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+ The Project Gutenberg eBook of Le mystère de la chambre jaune, by Gaston Leroux.
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+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13765 ***</div>
+
+<h1>LE MYSTÈRE DE LA CHAMBRE JAUNE</h1>
+
+<p class="c">(1907)</p>
+
+
+
+
+<h2>Table des matières</h2>
+
+
+<ul>
+<li><a href="#ch1">I</a>. Où l'on commence à ne pas comprendre.</li>
+<li><a href="#ch2">II</a>. Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille.</li>
+<li><a href="#ch3">III</a>. «Un homme a passé comme une ombre à travers les volets».</li>
+<li><a href="#ch4">IV</a>. «Au sein d'une nature sauvage».</li>
+<li><a href="#ch5">V</a>. Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui
+produit son petit effet.</li>
+<li><a href="#ch6">VI</a>. Au fond de la chênaie.</li>
+<li><a href="#ch7">VII</a>. Où Rouletabille part en expédition sous le lit.</li>
+<li><a href="#ch8">VIII</a>. Le juge d'instruction interroge Mlle Stangerson.</li>
+<li><a href="#ch9">IX</a>. Reporter et policier.</li>
+<li><a href="#ch10">X</a>. «Maintenant, il va falloir manger du saignant».</li>
+<li><a href="#ch11">XI</a>. Où Frédéric Larsan explique comment l'assassin a pu sortir de
+la Chambre Jaune.</li>
+<li><a href="#ch12">XII</a>. La canne de Frédéric Larsan.</li>
+<li><a href="#ch13">XIII</a>. «Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de
+son éclat».</li>
+<li><a href="#ch14">XIV</a>. «J'attends l'assassin, ce soir».</li>
+<li><a href="#ch15">XV</a>. Traquenard.</li>
+<li><a href="#ch16">XVI</a>. Étrange phénomène de dissociation de la matière.</li>
+<li><a href="#ch17">XVII</a>. La galerie inexplicable.</li>
+<li><a href="#ch18">XVIII</a>. Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de
+son front.</li>
+<li><a href="#ch19">XIX</a>. Rouletabille m'offre à déjeuner à l'auberge du «Donjon».</li>
+<li><a href="#ch20">XX</a>. Un geste de Mlle Stangerson.</li>
+<li><a href="#ch21">XXI</a>. À l'affût.</li>
+<li><a href="#ch22">XXII</a>. Le cadavre incroyable.</li>
+<li><a href="#ch23">XXIII</a>. La double piste.</li>
+<li><a href="#ch24">XXIV</a>. Rouletabille connaît les deux moitiés de l'assassin.</li>
+<li><a href="#ch25">XXV</a>. Rouletabille part en voyage.</li>
+<li><a href="#ch26">XXVI</a>. Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu.</li>
+<li><a href="#ch27">XXVII</a>. Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire.</li>
+<li><a href="#ch28">XXVIII</a>. Où il est prouvé qu'on ne pense pas toujours à tout.</li>
+<li><a href="#ch29">XXIX</a>. Le mystère de Mlle Stangerson.</li>
+</ul>
+
+
+
+<h2 id="ch1">I<br />
+Où l'on commence à ne pas comprendre</h2>
+
+
+<p>Ce n'est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici
+les aventures extraordinaires de Joseph Rouletabille. Celui-ci, jusqu'à
+ce jour, s'y était si formellement opposé que j'avais fini par
+désespérer de ne publier jamais l'histoire policière la plus curieuse de
+ces quinze dernières années.</p>
+
+<p>J'imagine même que le public n'aurait jamais connu toute la vérité sur
+la prodigieuse affaire dite de la «Chambre Jaune», génératrice de tant
+de mystérieux et cruels et sensationnels drames, et à laquelle mon ami
+fut si intimement mêlé, si, à propos de la nomination récente de
+l'illustre Stangerson au grade de grand-croix de la Légion d'honneur, un
+journal du soir, dans un article misérable d'ignorance ou d'audacieuse
+perfidie, n'avait ressuscité une terrible aventure que Joseph
+Rouletabille eût voulu savoir, me disait-il, oubliée pour toujours.</p>
+
+<p>La «Chambre Jaune»! Qui donc se souvenait de cette affaire qui fit
+couler tant d'encre, il y a une quinzaine d'années? On oublie si vite à
+Paris.</p>
+
+<p>N'a-t-on pas oublié le nom même du procès de Nayves et la tragique
+histoire de la mort du petit Menaldo? Et cependant l'attention publique
+était à cette époque si tendue vers les débats, qu'une crise
+ministérielle, qui éclata sur ces entrefaites, passa complètement
+inaperçue. Or, le procès de la «Chambre Jaune», qui précéda l'affaire de
+Nayves de quelques années, eut plus de retentissement encore. Le monde
+entier fut penché pendant des mois sur ce problème obscur,&mdash;le plus
+obscur à ma connaissance qui ait jamais été proposé à la perspicacité de
+notre police, qui ait jamais été posé à la conscience de nos juges. La
+solution de ce problème affolant, chacun la chercha. Ce fut comme un
+dramatique rébus sur lequel s'acharnèrent la vieille Europe et la jeune
+Amérique.</p>
+
+<p>C'est qu'en vérité&mdash;il m'est permis de le dire «puisqu'il ne saurait y
+avoir en tout ceci aucun amour-propre d'auteur» et que je ne fais que
+transcrire des faits sur lesquels une documentation exceptionnelle me
+permet d'apporter une lumière nouvelle&mdash;c'est qu'en vérité, je ne sache
+pas que, dans le domaine de la réalité ou de l'imagination, même chez
+l'auteur du <i>double assassinat, rue morgue</i>, même dans les
+inventions des sous-Edgar Poe et des truculents Conan Doyle, on puisse
+retenir quelque chose de comparable, QUANT AU MYSTÈRE, «au naturel
+mystère de la Chambre Jaune».</p>
+
+<p>Ce que personne ne put découvrir, le jeune Joseph Rouletabille, âgé de
+dix-huit ans, alors petit reporter dans un grand journal, le trouva!
+Mais, lorsqu'en cour d'assises il apporta la clef de toute l'affaire, il
+ne dit pas toute la vérité. Il n'en laissa apparaître que ce qu'il
+fallait pour expliquer l'inexplicable et pour faire acquitter un
+innocent. Les raisons qu'il avait de se taire ont disparu aujourd'hui.
+Bien mieux, mon ami doit parler. Vous allez donc tout savoir; et, sans
+plus ample préambule, je vais poser devant vos yeux le problème de la
+«Chambre Jaune», tel qu'il le fut aux yeux du monde entier, au lendemain
+du drame du château du Glandier.</p>
+
+<p>Le 25 octobre 1892, la note suivante paraissait en dernière heure du
+<i>Temps</i>:</p>
+
+<p>«Un crime affreux vient d'être commis au Glandier, sur la lisière de la
+forêt de Sainte-Geneviève, au-dessus d'Épinay-sur-Orge, chez le
+professeur Stangerson. Cette nuit, pendant que le maître travaillait
+dans son laboratoire, on a tenté d'assassiner Mlle Stangerson, qui
+reposait dans une chambre attenante à ce laboratoire. Les médecins ne
+répondent pas de la vie de Mlle Stangerson.»</p>
+
+<p>Vous imaginez l'émotion qui s'empara de Paris. Déjà, à cette époque, le
+monde savant était extrêmement intéressé par les travaux du professeur
+Stangerson et de sa fille. Ces travaux, les premiers qui furent tentés
+sur la radiographie, devaient conduire plus tard M. et Mme Curie à la
+découverte du radium.</p>
+
+<p>On était, du reste, dans l'attente d'un mémoire sensationnel que le
+professeur Stangerson allait lire, à l'académie des sciences, sur sa
+nouvelle théorie: <i>La Dissociation de la Matière</i>. Théorie destinée
+à ébranler sur sa base toute la science officielle qui repose depuis si
+longtemps sur le principe: rien ne se perd, rien ne se crée.</p>
+
+<p>Le lendemain, les journaux du matin étaient pleins de ce drame. <i>Le
+matin</i>, entre autres, publiait l'article suivant, intitulé: «Un crime
+surnaturel»:</p>
+
+<p>«Voici les seuls détails&mdash;écrit le rédacteur anonyme du
+<i>matin</i>&mdash;que nous ayons pu obtenir sur le crime du château du
+Glandier. L'état de désespoir dans lequel se trouve le professeur
+Stangerson, l'impossibilité où l'on est de recueillir un renseignement
+quelconque de la bouche de la victime ont rendu nos investigations et
+celles de la justice tellement difficiles qu'on ne saurait, à cette
+heure, se faire la moindre idée de ce qui s'est passé dans la «Chambre
+Jaune», où l'on a trouvé Mlle Stangerson, en toilette de nuit, râlant
+sur le plancher. Nous avons pu, du moins, interviewer le père
+Jacques&mdash;comme on l'appelle dans le pays&mdash;un vieux serviteur de la
+famille Stangerson. Le père Jacques est entré dans la «Chambre Jaune» en
+même temps que le professeur. Cette chambre est attenante au
+laboratoire. Laboratoire et «Chambre Jaune» se trouvent dans un
+pavillon, au fond du parc, à trois cents mètres environ du château.</p>
+
+<p>«&mdash;Il était minuit et demi, nous a raconté ce brave homme (?), et je me
+trouvais dans le laboratoire où travaillait encore M. Stangerson quand
+l'affaire est arrivée. J'avais rangé, nettoyé des instruments toute la
+soirée, et j'attendais le départ de M. Stangerson pour aller me
+coucher. Mlle Mathilde avait travaillé avec son père jusqu'à minuit; les
+douze coups de minuit sonnés au coucou du laboratoire, elle s'était
+levée, avait embrassé M. Stangerson, lui souhaitant une bonne nuit. Elle
+m'avait dit: «Bonsoir, père Jacques!» et avait poussé la porte de la
+«Chambre Jaune». Nous l'avions entendue qui fermait la porte à clef et
+poussait le verrou, si bien que je n'avais pu m'empêcher d'en rire et
+que j'avais dit à monsieur: «Voilà mademoiselle qui s'enferme à double
+tour. Bien sûr qu'elle a peur de la «Bête du Bon Dieu»!» Monsieur ne
+m'avait même pas entendu tant il était absorbé. Mais un miaulement
+abominable me répondit au dehors et je reconnus justement le cri de la
+«Bête du Bon Dieu»!&hellip; que ça vous en donnait le frisson&hellip; «Est-ce
+qu'elle va encore nous empêcher de dormir, cette nuit?» pensai-je, car
+il faut que je vous dise, monsieur, que, jusqu'à fin octobre, j'habite
+dans le grenier du pavillon, au-dessus de la «Chambre Jaune», à seule
+fin que mademoiselle ne reste pas seule toute la nuit au fond du parc.
+C'est une idée de mademoiselle de passer la bonne saison dans le
+pavillon; elle le trouve sans doute plus gai que le château et, depuis
+quatre ans qu'il est construit, elle ne manque jamais de s'y installer
+dès le printemps. Quand revient l'hiver, mademoiselle retourne au
+château, car dans la «Chambre Jaune», il n'y a point de cheminée.</p>
+
+<p>«Nous étions donc restés, M. Stangerson et moi, dans le pavillon. Nous
+ne faisions aucun bruit. Il était, lui, à son bureau. Quant à moi, assis
+sur une chaise, ayant terminé ma besogne, je le regardais et je me
+disais: «Quel homme! Quelle intelligence! Quel savoir!» J'attache de
+l'importance à ceci que nous ne faisions aucun bruit, car «à cause de
+cela, l'assassin a cru certainement que nous étions partis». Et tout à
+coup, pendant que le coucou faisait entendre la demie passé minuit, une
+clameur désespérée partit de la «Chambre Jaune». C'était la voix de
+mademoiselle qui criait: «À l'assassin! À l'assassin! Au secours!»
+Aussitôt des coups de revolver retentirent et il y eut un grand bruit de
+tables, de meubles renversés, jetés par terre, comme au cours d'une
+lutte, et encore la voix de mademoiselle qui criait: «À l'assassin!&hellip;
+Au secours!&hellip; Papa! Papa!»</p>
+
+<p>«Vous pensez si nous avons bondi et si M. Stangerson et moi nous nous
+sommes rués sur la porte. Mais, hélas! Elle était fermée et bien fermée
+«à l'intérieur» par les soins de mademoiselle, comme je vous l'ai dit, à
+clef et au verrou. Nous essayâmes de l'ébranler, mais elle était solide.
+M. Stangerson était comme fou, et vraiment il y avait de quoi le
+devenir, car on entendait mademoiselle qui râlait: «Au secours!&hellip; Au
+secours!» Et M. Stangerson frappait des coups terribles contre la porte,
+et il pleurait de rage et il sanglotait de désespoir et d'impuissance.</p>
+
+<p>«C'est alors que j'ai eu une inspiration.» L'assassin se sera introduit
+par la fenêtre, m'écriai-je, je vais à la fenêtre!» Et je suis sorti du
+pavillon, courant comme un insensé!</p>
+
+<p>«Le malheur était que la fenêtre de la «Chambre Jaune» donne sur la
+campagne, de sorte que le mur du parc qui vient aboutir au pavillon
+m'empêchait de parvenir tout de suite à cette fenêtre. Pour y arriver,
+il fallait d'abord sortir du parc. Je courus du côté de la grille et, en
+route, je rencontrai Bernier et sa femme, les concierges, qui venaient,
+attirés par les détonations et par nos cris. Je les mis, en deux mots,
+au courant de la situation; je dis au concierge d'aller rejoindre tout
+de suite M. Stangerson et j'ordonnai à sa femme de venir avec moi pour
+m'ouvrir la grille du parc. Cinq minutes plus tard, nous étions, la
+concierge et moi, devant la fenêtre de la «Chambre Jaune». Il faisait un
+beau clair de lune et je vis bien qu'on n'avait pas touché à la fenêtre.
+Non seulement les barreaux étaient intacts, mais encore les volets,
+derrière les barreaux, étaient fermés, comme je les avais fermés
+moi-même, la veille au soir, comme tous les soirs, bien que
+mademoiselle, qui me savait très fatigué et surchargé de besogne, m'eût
+dit de ne point me déranger, qu'elle les fermerait elle-même; et ils
+étaient restés tels quels, assujettis, comme j'en avais pris le soin,
+par un loquet de fer, «à l'intérieur». L'assassin n'avait donc pas passé
+par là et ne pouvait se sauver par là; mais moi non plus, je ne pouvais
+entrer par là!</p>
+
+<p>«C'était le malheur! On aurait perdu la tête à moins. La porte de la
+chambre fermée à clef «à l'intérieur», les volets de l'unique fenêtre
+fermés, eux aussi, «à l'intérieur», et, par-dessus les volets, les
+barreaux intacts, des barreaux à travers lesquels vous n'auriez pas
+passé le bras&hellip; Et mademoiselle qui appelait au secours!&hellip; Ou plutôt
+non, on ne l'entendait plus&hellip; Elle était peut-être morte&hellip; Mais
+j'entendais encore, au fond du pavillon, monsieur qui essayait
+d'ébranler la porte&hellip;</p>
+
+<p>«Nous avons repris notre course, la concierge et moi, et nous sommes
+revenus au pavillon. La porte tenait toujours, malgré les coups furieux
+de M. Stangerson et de Bernier. Enfin elle céda sous nos efforts enragés
+et, alors, qu'est-ce que nous avons vu? Il faut vous dire que, derrière
+nous, la concierge tenait la lampe du laboratoire, une lampe puissante
+qui illuminait toute la chambre.</p>
+
+<p>«Il faut vous dire encore, monsieur, que la «Chambre Jaune» est toute
+petite. Mademoiselle l'avait meublée d'un lit en fer assez large, d'une
+petite table, d'une table de nuit, d'une toilette et de deux chaises.
+Aussi, à la clarté de la grande lampe que tenait la concierge, nous
+avons tout vu du premier coup d'&oelig;il. Mademoiselle, dans sa chemise de
+nuit, était par terre, au milieu d'un désordre incroyable. Tables et
+chaises avaient été renversées, montrant qu'il y avait eu là une sérieuse
+«batterie». On avait certainement arraché mademoiselle de son lit; elle
+était pleine de sang avec des marques d'ongles terribles au cou&mdash;la
+chair du cou avait été quasi arrachée par les ongles&mdash;et un trou à la
+tempe droite par lequel coulait un filet de sang qui avait fait une
+petite mare sur le plancher. Quand M. Stangerson aperçut sa fille dans
+un pareil état, il se précipita sur elle en poussant un cri de désespoir
+que ça faisait pitié à entendre. Il constata que la malheureuse
+respirait encore et ne s'occupa que d'elle. Quant à nous, nous
+cherchions l'assassin, le misérable qui avait voulu tuer notre
+maîtresse, et je vous jure, monsieur, que, si nous l'avions trouvé, nous
+lui aurions fait un mauvais parti. Mais comment expliquer qu'il n'était
+pas là, qu'il s'était déjà enfui?&hellip; Cela dépasse toute imagination.
+Personne sous le lit, personne derrière les meubles, personne! Nous
+n'avons retrouvé que ses traces; les marques ensanglantées d'une large
+main d'homme sur les murs et sur la porte, un grand mouchoir rouge de
+sang, sans aucune initiale, un vieux béret et la marque fraîche, sur le
+plancher, de nombreux pas d'homme. L'homme qui avait marché là avait un
+grand pied et les semelles laissaient derrière elles une espèce de suie
+noirâtre. Par où cet homme était-il passé? Par où s'était-il évanoui?
+N'oubliez pas, monsieur, qu'il n'y a pas de cheminée dans la «Chambre
+Jaune». Il ne pouvait s'être échappé par la porte, qui est très étroite
+et sur le seuil de laquelle la concierge est entrée avec sa lampe,
+tandis que le concierge et moi nous cherchions l'assassin dans ce petit
+carré de chambre où il est impossible de se cacher et où, du reste, nous
+ne trouvions personne. La porte défoncée et rabattue sur le mur ne
+pouvait rien dissimuler, et nous nous en sommes assurés. Par la fenêtre
+restée fermée avec ses volets clos et ses barreaux auxquels on n'avait
+pas touché, aucune fuite n'avait été possible. Alors? Alors&hellip; je
+commençais à croire au diable.</p>
+
+<p>«Mais voilà que nous avons découvert, par terre, «mon revolver». Oui,
+mon propre revolver&hellip; Ça, ça m'a ramené au sentiment de la réalité! Le
+diable n'aurait pas eu besoin de me voler mon revolver pour tuer
+mademoiselle. L'homme qui avait passé là était d'abord monté dans mon
+grenier, m'avait pris mon revolver dans mon tiroir et s'en était servi
+pour ses mauvais desseins. C'est alors que nous avons constaté, en
+examinant les cartouches, que l'assassin avait tiré deux coups de
+revolver. Tout de même, monsieur, j'ai eu de la veine, dans un pareil
+malheur, que M. Stangerson se soit trouvé là, dans son laboratoire,
+quand l'affaire est arrivée et qu'il ait constaté de ses propres yeux
+que je m'y trouvais moi aussi, car, avec cette histoire de revolver, je
+ne sais pas où nous serions allés; pour moi, je serais déjà sous les
+verrous. Il n'en faut pas davantage à la justice pour faire monter un
+homme sur l'échafaud!»</p>
+
+<p>Le rédacteur du <i>matin</i> fait suivre cette interview des lignes
+suivantes:</p>
+
+<p>«Nous avons laissé, sans l'interrompre, le père Jacques nous raconter
+grossièrement ce qu'il sait du crime de la «Chambre Jaune». Nous avons
+reproduit les termes mêmes dont il s'est servi; nous avons fait
+seulement grâce au lecteur des lamentations continuelles dont il
+émaillait sa narration. C'est entendu, père Jacques! C'est entendu, vous
+aimez bien vos maîtres! Vous avez besoin qu'on le sache, et vous ne
+cessez de le répéter, surtout depuis la découverte du revolver. C'est
+votre droit et nous n'y voyons aucun inconvénient! Nous aurions voulu
+poser bien des questions encore au père Jacques&mdash;Jacques-Louis
+Moustier&mdash;mais on est venu justement le chercher de la part du juge
+d'instruction qui poursuivait son enquête dans la grande salle du
+château. Il nous a été impossible de pénétrer au Glandier,&mdash;et, quant à
+la Chênaie, elle est gardée, dans un large cercle, par quelques
+policiers qui veillent jalousement sur toutes les traces qui peuvent
+conduire au pavillon et peut-être à la découverte de l'assassin.</p>
+
+<p>«Nous aurions voulu également interroger les concierges, mais ils sont
+invisibles. Enfin nous avons attendu dans une auberge, non loin de la
+grille du château, la sortie de M. de Marquet, le juge d'instruction de
+Corbeil. À cinq heures et demie, nous l'avons aperçu avec son greffier.
+Avant qu'il ne montât en voiture, nous avons pu lui poser la question
+suivante:</p>
+
+<p>«&mdash;Pouvez-vous, Monsieur De Marquet, nous donner quelque renseignement
+sur cette affaire, sans que cela gêne votre instruction?</p>
+
+<p>«&mdash;Il nous est impossible, nous répondit M. de Marquet, de dire quoi que
+ce soit. Du reste, c'est bien l'affaire la plus étrange que je
+connaisse. Plus nous croyons savoir quelque chose, plus nous ne savons
+rien!</p>
+
+<p>«Nous demandâmes à M. de Marquet de bien vouloir nous expliquer ces
+dernières paroles. Et voici ce qu'il nous dit, dont l'importance
+n'échappera à personne:</p>
+
+<p>«&mdash;Si rien ne vient s'ajouter aux constatations matérielles faites
+aujourd'hui par le parquet, je crains bien que le mystère qui entoure
+l'abominable attentat dont Mlle Stangerson a été victime ne soit pas
+près de s'éclaircir; mais il faut espérer, pour la raison humaine, que
+les sondages des murs, du plafond et du plancher de la «Chambre Jaune»,
+sondages auxquels je vais me livrer dès demain avec l'entrepreneur qui a
+construit le pavillon il y a quatre ans, nous apporteront la preuve
+qu'il ne faut jamais désespérer de la logique des choses. Car le
+problème est là: nous savons par où l'assassin s'est introduit,&mdash;il est
+entré par la porte et s'est caché sous le lit en attendant Mlle
+Stangerson; mais par où est-il sorti? Comment a-t-il pu s'enfuir? Si
+l'on ne trouve ni trappe, ni porte secrète, ni réduit, ni ouverture
+d'aucune sorte, si l'examen des murs et même leur démolition&mdash;car je
+suis décidé, et M. Stangerson est décidé à aller jusqu'à la démolition
+du pavillon&mdash;ne viennent révéler aucun passage praticable, <i>non
+seulement pour un être humain, mais encore pour un être quel
+qu'il soit</i>, si le plafond n'a pas de trou, si le plancher ne cache
+pas de souterrain, «il faudra bien croire au diable», comme dit le père
+Jacques!»</p>
+
+<p>Et le rédacteur anonyme fait remarquer, dans cet article&mdash;article que
+j'ai choisi comme étant le plus intéressant de tous ceux qui furent
+publiés ce jour-là sur la même affaire&mdash;que le juge d'instruction
+semblait mettre une certaine intention dans cette dernière phrase: il
+faudra bien croire au diable, comme dit le père Jacques.</p>
+
+<p>L'article se termine sur ces lignes: «nous avons voulu savoir ce que le
+père Jacques entendait par: «le cri de la Bête du Bon Dieu». On appelle
+ainsi le cri particulièrement sinistre, nous a expliqué le propriétaire
+de l'auberge du Donjon, que pousse, quelquefois, la nuit, le chat d'une
+vieille femme, la mère «Agenoux», comme on l'appelle dans le pays. La
+mère «Agenoux» est une sorte de sainte qui habite une cabane, au c&oelig;ur
+de la forêt, non loin de la «grotte de Sainte-Geneviève».</p>
+
+<p>«La «Chambre Jaune», la «Bête du Bon Dieu», la mère Agenoux, le diable,
+sainte Geneviève, le père Jacques, voilà un crime bien embrouillé, qu'un
+coup de pioche dans les murs nous débrouillera demain; espérons-le, du
+moins, pour la raison humaine, comme dit le juge d'instruction. En
+attendant, on croit que Mlle Stangerson, qui n'a cessé de délirer et qui
+ne prononce distinctement que ce mot: «Assassin! Assassin! Assassin!&hellip;»
+ne passera pas la nuit&hellip;»</p>
+
+<p>Enfin, en dernière heure, le même journal annonçait que le chef de la
+Sûreté avait télégraphié au fameux inspecteur Frédéric Larsan, qui avait
+été envoyé à Londres pour une affaire de titres volés, de revenir
+immédiatement à Paris.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch2">II<br />
+Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille</h2>
+
+
+<p>Je me souviens, comme si la chose s'était passée hier, de l'entrée du
+jeune Rouletabille, dans ma chambre, ce matin-là. Il était environ huit
+heures, et j'étais encore au lit, lisant l'article du <i>matin</i>,
+relatif au crime du Glandier.</p>
+
+<p>Mais, avant toute autre chose, le moment est venu de vous présenter mon
+ami.</p>
+
+<p>J'ai connu Joseph Rouletabille quand il était petit reporter. À cette
+époque, je débutais au barreau et j'avais souvent l'occasion de le
+rencontrer dans les couloirs des juges d'instruction, quand j'allais
+demander un «permis de communiquer» pour Mazas ou pour Saint-Lazare. Il
+avait, comme on dit, «une bonne balle». Sa tête était ronde comme un
+boulet, et c'est à cause de cela, pensai-je, que ses camarades de la
+presse lui avaient donné ce surnom qui devait lui rester et qu'il devait
+illustrer. «Rouletabille!»&mdash;As-tu vu Rouletabille?&mdash;Tiens! Voilà ce
+«sacré» Rouletabille!» Il était toujours rouge comme une tomate, tantôt
+gai comme un pinson, et tantôt sérieux comme un pape. Comment, si
+jeune&mdash;il avait, quand je le vis pour la première fois, seize ans et
+demi&mdash;gagnait-il déjà sa vie dans la presse? Voilà ce qu'on eût pu se
+demander si tous ceux qui l'approchaient n'avaient été au courant de ses
+débuts. Lors de l'affaire de la femme coupée en morceaux de la rue
+Oberkampf&mdash;encore une histoire bien oubliée&mdash;il avait apporté au
+rédacteur en chef de <i>l'Époque</i>, journal qui était alors en rivalité
+d'informations avec <i>Le Matin</i>, le pied gauche qui manquait dans le
+panier où furent découverts les lugubres débris. Ce pied gauche, la
+police le cherchait en vain depuis huit jours, et le jeune Rouletabille
+l'avait trouvé dans un égout où personne n'avait eu l'idée de l'y aller
+chercher. Il lui avait fallu, pour cela, s'engager dans une équipe
+d'égoutiers d'occasion que l'administration de la ville de Paris avait
+réquisitionnée à la suite des dégâts causés par une exceptionnelle crue
+de la Seine.</p>
+
+<p>Quand le rédacteur en chef fut en possession du précieux pied et qu'il
+eut compris par quelle suite d'intelligentes déductions un enfant avait
+été amené à le découvrir, il fut partagé entre l'admiration que lui
+causait tant d'astuce policière dans un cerveau de seize ans, et
+l'allégresse de pouvoir exhiber, à la «morgue-vitrine» du journal, «le
+pied gauche de la rue Oberkampf».</p>
+
+<p>«Avec ce pied, s'écria-t-il, je ferai un article de tête.»</p>
+
+<p>Puis, quand il eut confié le sinistre colis au médecin légiste attaché à
+la rédaction de <i>L'Époque</i>, il demanda à celui qui allait être
+bientôt Rouletabille ce qu'il voulait gagner pour faire partie, en
+qualité de petit reporter, du service des «faits divers».</p>
+
+<p>«Deux cents francs par mois», fit modestement le jeune homme, surpris
+jusqu'à la suffocation d'une pareille proposition.</p>
+
+<p>«Vous en aurez deux cent cinquante, repartit le rédacteur en chef;
+seulement vous déclarerez à tout le monde que vous faites partie de la
+rédaction depuis un mois. Qu'il soit bien entendu que ce n'est pas vous
+qui avez découvert «le pied gauche de la rue Oberkampf», mais le journal
+<i>L'Époque</i>. Ici, mon petit ami, l'individu n'est rien; le journal
+est tout!»</p>
+
+<p>Sur quoi il pria le nouveau rédacteur de se retirer. Sur le seuil de la
+porte, il le retint cependant pour lui demander son nom. L'autre
+répondit:</p>
+
+<p>«Joseph Joséphin.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pas un nom, ça, fit le rédacteur en chef, mais puisque vous
+ne signez pas, ça n'a pas d'importance&hellip;»</p>
+
+<p>Tout de suite, le rédacteur imberbe se fit beaucoup d'amis, car il était
+serviable et doué d'une bonne humeur qui enchantait les plus grognons,
+et désarma les plus jaloux. Au café du Barreau où les reporters de faits
+divers se réunissaient alors avant de monter au parquet ou à la
+préfecture chercher leur crime quotidien, il commença de se faire une
+réputation de débrouillard qui franchit bientôt les portes mêmes du
+cabinet du chef de la Sûreté! Quand une affaire en valait la peine et
+que Rouletabille&mdash;il était déjà en possession de son surnom&mdash;avait été
+lancé sur la piste de guerre par son rédacteur en chef, il lui arrivait
+souvent de «damer le pion» aux inspecteurs les plus renommés.</p>
+
+<p>C'est au café du Barreau que je fis avec lui plus ample connaissance.
+Avocats, criminels et journalistes ne sont point ennemis, les uns ayant
+besoin de réclame et les autres de renseignements. Nous causâmes et
+j'éprouvai tout de suite une grande sympathie pour ce brave petit
+bonhomme de Rouletabille. Il était d'une intelligence si éveillée et si
+originale! Et il avait une qualité de pensée que je n'ai jamais
+retrouvée ailleurs.</p>
+
+<p>À quelque temps de là, je fus chargé de la chronique judiciaire au
+<i>Cri du Boulevard</i>. Mon entrée dans le journalisme ne pouvait que
+resserrer les liens d'amitié qui, déjà, s'étaient noués entre
+Rouletabille et moi. Enfin, mon nouvel ami ayant eu l'idée d'une petite
+correspondance judiciaire qu'on lui faisait signer «<span lang="en" xml:lang="en">Business</span>» à son
+journal <i>L'Époque</i>, je fus à même de lui fournir souvent les
+renseignements de droit dont il avait besoin.</p>
+
+<p>Près de deux années se passèrent ainsi, et plus j'apprenais à le
+connaître, plus je l'aimais, car, sous ses dehors de joyeuse
+extravagance, je l'avais découvert extraordinairement sérieux pour son
+âge. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voir très gai et
+souvent trop gai, je le trouvai plongé dans une tristesse profonde. Je
+voulus le questionner sur la cause de ce changement d'humeur, mais
+chaque fois il se reprit à rire et ne répondit point. Un jour, l'ayant
+interrogé sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta,
+faisant celui qui ne m'avait pas entendu.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la «Chambre Jaune», qui
+devait non seulement le classer le premier des reporters, mais encore
+en faire le premier policier du monde, double qualité qu'on ne saurait
+s'étonner de trouver chez la même personne, attendu que la presse
+quotidienne commençait déjà à se transformer et à devenir ce qu'elle est
+à peu près aujourd'hui: la gazette du crime. Des esprits moroses
+pourront s'en plaindre; moi j'estime qu'il faut s'en féliciter. On
+n'aura jamais assez d'armes, publiques ou privées, contre le criminel. À
+quoi ces esprits moroses répliquent qu'à force de parler de crimes, la
+presse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, n'est-ce pas? Avec
+lesquels on n'a jamais raison&hellip;</p>
+
+<p>Voici donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là, 26 octobre 1892.
+Il était encore plus rouge que de coutume; les yeux lui sortaient de la
+tête, comme on dit, et il paraissait en proie à une sérieuse exaltation.
+Il agitait <i>Le Matin</i> d'une main fébrile. Il me cria:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon cher Sainclair&hellip; Vous avez lu?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Le crime du Glandier?</p>
+
+<p>&mdash;Oui; la «Chambre Jaune!» Qu'est-ce que vous en pensez?</p>
+
+<p>&mdash;Dame, je pense que c'est le «diable» ou la «Bête du Bon Dieu» qui a
+commis le crime.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup aux assassins qui
+s'enfuient à travers les murs. Le père Jacques, pour moi, a eu tort de
+laisser derrière lui l'arme du crime et, comme il habite au-dessus de la
+chambre de Mlle Stangerson, l'opération architecturale à laquelle le
+juge d'instruction doit se livrer aujourd'hui va nous donner la clef de
+l'énigme, et nous ne tarderons pas à savoir par quelle trappe naturelle
+ou par quelle porte secrète le bonhomme a pu se glisser pour revenir
+immédiatement dans le laboratoire, auprès de M. Stangerson qui ne se
+sera aperçu de rien. Que vous dirais-je? C'est une hypothèse!&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille s'assit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne le
+quittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sans doute
+de calmer cette fièvre qui, visiblement, le dominait, et puis il me
+méprisa:</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme! fit-il, sur un ton dont je n'essaierai point de rendre la
+regrettable ironie, jeune homme&hellip; vous êtes avocat, et je ne doute pas
+de votre talent à faire acquitter les coupables; mais, si vous êtes un
+jour magistrat instructeur, combien vous sera-t-il facile de faire
+condamner les innocents!&hellip; Vous êtes vraiment doué, jeune homme.»</p>
+
+<p>Sur quoi, il fuma avec énergie, et reprit:</p>
+
+<p>«On ne trouvera aucune trappe, et le mystère de la «Chambre Jaune»
+deviendra de plus en plus mystérieux. Voilà pourquoi il
+m'intéresse. Le juge d'instruction a raison: on n'aura jamais vu quelque
+chose de plus étrange que ce crime-là&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous quelque idée du chemin que l'assassin a pu prendre pour
+s'enfuir? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Aucune, me répondit Rouletabille, aucune pour le moment&hellip; Mais j'ai
+déjà mon idée faite sur le revolver, par exemple&hellip; Le revolver n'a pas
+servi à l'assassin&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et à qui donc a-t-il servi, mon Dieu?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mais&hellip; «à Mlle Stangerson&hellip;»</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends plus, fis-je&hellip; Ou mieux je n'ai jamais compris&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille haussa les épaules:</p>
+
+<p>«Rien ne vous a particulièrement frappé dans l'article du <i>Matin</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi non&hellip; j'ai trouvé tout ce qu'il raconte également bizarre&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mais&hellip; et la porte fermée à clef?</p>
+
+<p>&mdash;C'est la seule chose naturelle du récit&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment!&hellip; Et le verrou?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Le verrou?</p>
+
+<p>&mdash;Le verrou poussé à l'intérieur?&hellip; Voilà bien des précautions prises
+par Mlle Stangerson&hellip; «Mlle Stangerson, quant à moi, savait qu'elle
+avait à craindre quelqu'un; elle avait pris ses précautions; elle avait
+même pris le revolver du père Jacques», sans lui en parler. Sans doute,
+elle ne voulait effrayer personne; elle ne voulait surtout pas effrayer
+son père&hellip; «Ce que Mlle Stangerson redoutait est arrivé&hellip;» et elle
+s'est défendue, et il y a eu bataille et elle s'est servie assez
+adroitement de son revolver pour blesser l'assassin à la main&mdash;ainsi
+s'explique l'impression de la large main d'homme ensanglantée sur le mur
+et sur la porte, de l'homme qui cherchait presque à tâtons une issue
+pour fuir&mdash;mais elle n'a pas tiré assez vite pour échapper au coup
+terrible qui venait la frapper à la tempe droite.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est donc point le revolver qui a blessé Mlle Stangerson à la
+tempe?</p>
+
+<p>&mdash;Le journal ne le dit pas, et, quant à moi, je ne le pense pas;
+toujours parce qu'il m'apparaît logique que le revolver a servi à Mlle
+Stangerson contre l'assassin. Maintenant, quelle était l'arme de
+l'assassin? Ce coup à la tempe semblerait attester que l'assassin a
+voulu assommer Mlle Stangerson&hellip; Après avoir vainement essayé de
+l'étrangler&hellip; L'assassin devait savoir que le grenier était habité par
+le père Jacques, et c'est une des raisons pour lesquelles, je pense, il
+a voulu opérer avec une «arme de silence», une matraque peut-être, ou un
+marteau&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela ne nous explique pas, fis-je, comment notre assassin est
+sorti de la «Chambre Jaune»!</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, répondit Rouletabille en se levant, et, comme il faut
+l'expliquer, je vais au château du Glandier, et je viens vous chercher
+pour que vous y veniez avec moi&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Moi!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cher ami, j'ai besoin de vous. <i>L'Époque</i> m'a chargé
+définitivement de cette affaire, et il faut que je l'éclaircisse au plus
+vite.</p>
+
+<p>&mdash;Mais en quoi puis-je vous servir?</p>
+
+<p>&mdash;M. Robert Darzac est au château du Glandier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai&hellip; son désespoir doit être sans bornes!</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que je lui parle&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille prononça cette phrase sur un ton qui me surprit:</p>
+
+<p>«Est-ce que&hellip; Est-ce que vous croyez à quelque chose d'intéressant de
+ce côté?&hellip; demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.»</p>
+
+<p>Et il ne voulut pas en dire davantage. Il passa dans mon salon en me
+priant de hâter ma toilette.</p>
+
+<p>Je connaissais M. Robert Darzac pour lui avoir rendu un très gros
+service judiciaire dans un procès civil, alors que j'étais secrétaire
+de maître Barbet-Delatour. M. Robert Darzac, qui avait, à cette époque,
+une quarantaine d'années, était professeur de physique à la Sorbonne. Il
+était intimement lié avec les Stangerson, puisque après sept ans d'une
+cour assidue, il se trouvait enfin sur le point de se marier avec Mlle
+Stangerson, personne d'un certain âge (elle devait avoir dans les
+trente-cinq ans), mais encore remarquablement jolie.</p>
+
+<p>Pendant que je m'habillais, je criai à Rouletabille qui s'impatientait
+dans mon salon:</p>
+
+<p>«Est-ce que vous avez une idée sur la condition de l'assassin?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit-il, je le crois sinon un homme du monde, du moins d'une
+classe assez élevée&hellip; Ce n'est encore qu'une impression&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce qui vous la donne, cette impression?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mais, répliqua le jeune homme, le béret crasseux, le mouchoir
+vulgaire et les traces de la chaussure grossière sur le plancher&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, fis-je; on ne laisse pas tant de traces derrière soi,
+«quand elles sont l'expression de la vérité!»</p>
+
+<p>&mdash;On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair!» conclut
+Rouletabille.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch3">III <br />
+«Un homme a passé comme une ombre à travers les volets»</h2>
+
+
+<p>Une demi-heure plus tard, nous étions, Rouletabille et moi, sur le quai
+de la gare d'Orléans, attendant le départ du train qui allait nous
+déposer à Épinay-sur-Orge. Nous vîmes arriver le parquet de Corbeil,
+représenté par M. de Marquet et son greffier. M. de Marquet avait passé
+la nuit à Paris avec son greffier pour assister, à la Scala, à la
+répétition générale d'une revuette dont il était l'auteur masqué et
+qu'il avait signé simplement: «Castigat Ridendo.»</p>
+
+<p>M. de Marquet commençait d'être un noble vieillard. Il était, à
+l'ordinaire, plein de politesse et de «galantise», et n'avait eu, toute
+sa vie, qu'une passion: celle de l'art dramatique. Dans sa carrière de
+magistrat, il ne s'était véritablement intéressé qu'aux affaires
+susceptibles de lui fournir au moins la nature d'un acte. Bien que,
+décemment apparenté, il eût pu aspirer aux plus hautes situations
+judiciaires, il n'avait jamais travaillé, en réalité, que pour «arriver»
+à la romantique Porte Saint-Martin ou à l'Odéon pensif. Un tel idéal
+l'avait conduit, sur le tard, à être juge d'instruction à Corbeil, et à
+signer «Castigat Ridendo» un petit acte indécent à la Scala.</p>
+
+<p>L'affaire de la «Chambre Jaune», par son côté inexplicable, devait
+séduire un esprit aussi&hellip; littéraire. Elle l'intéressa prodigieusement;
+et M. de Marquet s'y jeta moins comme un magistrat avide de connaître la
+vérité que comme un amateur d'imbroglios
+dramatiques dont toutes les facultés sont tendues vers le mystère de
+l'intrigue, et qui ne redoute cependant rien tant que d'arriver à la fin
+du dernier acte, où tout s'explique.</p>
+
+<p>Ainsi, dans le moment que nous le rencontrâmes, j'entendis M. de Marquet
+dire avec un soupir à son greffier:</p>
+
+<p>«Pourvu, mon cher monsieur Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec
+sa pioche, ne nous démolisse pas un aussi beau mystère!</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez crainte, répondit M. Maleine, sa pioche démolira peut-être le
+pavillon, mais elle laissera notre affaire intacte. J'ai tâté les murs
+et étudié plafond et plancher, et je m'y connais. On ne me trompe pas.
+Nous pouvons être tranquilles. Nous ne saurons rien.</p>
+
+<p>Ayant ainsi rassuré son chef, M. Maleine nous désigna d'un mouvement de
+tête discret à M. de Marquet. La figure de celui-ci se renfrogna et,
+comme il vit venir à lui Rouletabille qui, déjà, se découvrait, il se
+précipita sur une portière et sauta dans le train en jetant à mi-voix à
+son greffier: «surtout, pas de journalistes!»</p>
+
+<p>M. Maleine répliqua: «Compris!», arrêta Rouletabille dans sa course et
+eut la prétention de l'empêcher de monter dans le compartiment du juge
+d'instruction.</p>
+
+<p>«Pardon, messieurs! Ce compartiment est réservé&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je suis journaliste, monsieur, rédacteur à <i>l'Époque</i>, fit mon
+jeune ami avec une grande dépense de salutations et de politesses, et
+j'ai un petit mot à dire à M. de Marquet.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Marquet est très occupé par son enquête&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Son enquête m'est absolument indifférente, veuillez le croire&hellip;
+Je ne suis pas, moi, un rédacteur de chiens écrasés, déclara le jeune
+Rouletabille dont la lèvre inférieure exprimait alors un mépris infini
+pour la littérature des «faits diversiers»; je suis courriériste des
+théâtres&hellip; Et comme je dois faire, ce soir, un petit compte rendu de la
+revue de la Scala&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Montez, monsieur, je vous en prie&hellip;», fit le greffier s'effaçant.</p>
+
+<p>Rouletabille était déjà dans le compartiment. Je l'y suivis. Je m'assis
+à ses côtés; le greffier monta et ferma la portière.</p>
+
+<p>M. de Marquet regardait son greffier.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Monsieur, débuta Rouletabille, n'en veuillez pas «à ce brave
+homme» si j'ai forcé la consigne; ce n'est pas à M. de Marquet que je
+veux avoir l'honneur de parler: c'est à M. «Castigat Ridendo»!&hellip;
+Permettez-moi de vous féliciter, en tant que courriériste théâtral à
+<i>l'Époque</i>&hellip;»</p>
+
+<p>Et Rouletabille, m'ayant présenté d'abord, se présenta ensuite.</p>
+
+<p>M. de Marquet, d'un geste inquiet, caressait sa barbe en pointe. Il
+exprima en quelques mots à Rouletabille qu'il était trop modeste auteur
+pour désirer que le voile de son pseudonyme fût publiquement levé, et il
+espérait bien que l'enthousiasme du journaliste pour l'&oelig;uvre du
+dramaturge n'irait point jusqu'à apprendre aux populations que M.
+«Castigat Ridendo» n'était autre que le juge d'instruction de Corbeil.</p>
+
+<p>«L'&oelig;uvre de l'auteur dramatique pourrait nuire, ajouta-t-il, après
+une légère hésitation, à l'&oelig;uvre du magistrat&hellip; surtout en province
+où l'on est resté un peu routinier&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Comptez sur ma discrétion!» s'écria Rouletabille en levant des
+mains qui attestaient le Ciel.</p>
+
+<p>Le train s'ébranlait alors&hellip;</p>
+
+<p>«Nous partons! fit le juge d'instruction, surpris de nous voir faire le
+voyage avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, la vérité se met en marche&hellip; dit en souriant
+aimablement le reporter&hellip; en marche vers le château du Glandier&hellip;
+Belle affaire, monsieur De Marquet, belle affaire!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Obscure affaire! Incroyable, insondable, inexplicable affaire&hellip; et
+je ne crains qu'une chose, monsieur Rouletabille&hellip; c'est que les
+journalistes se mêlent de la vouloir expliquer&hellip;»</p>
+
+<p>Mon ami sentit le coup droit.</p>
+
+<p>«Oui, fit-il simplement, il faut le craindre&hellip; Ils se mêlent de tout&hellip;
+Quant à moi, je ne vous parle que parce que le hasard, monsieur le juge
+d'instruction, le pur hasard, m'a mis sur votre chemin et presque dans
+votre compartiment.</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous donc, demanda M. de Marquet.</p>
+
+<p>&mdash;Au château du Glandier», fit sans broncher Rouletabille.</p>
+
+<p>M. de Marquet sursauta.</p>
+
+<p>«Vous n'y entrerez pas, monsieur Rouletabille!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous y opposerez? fit mon ami, déjà prêt à la bataille.</p>
+
+<p>&mdash;Que non pas! J'aime trop la presse et les journalistes pour leur être
+désagréable en quoi que ce soit, mais M. Stangerson a consigné sa porte
+à tout le monde. Et elle est bien gardée. Pas un journaliste, hier, n'a
+pu franchir la grille du Glandier.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux, répliqua Rouletabille, j'arrive bien.»</p>
+
+<p>M. de Marquet se pinça les lèvres et parut prêt à conserver un obstiné
+silence. Il ne se détendit un peu que lorsque Rouletabille ne lui eut
+pas laissé ignorer plus longtemps que nous nous rendions au Glandier
+pour y serrer la main «d'un vieil ami intime», déclara-t-il, en parlant
+de M. Robert Darzac, qu'il avait peut-être vu une fois dans sa vie.</p>
+
+<p>«Ce pauvre Robert! continua le jeune reporter&hellip; Ce pauvre Robert! il
+est capable d'en mourir&hellip; Il aimait tant Mlle Stangerson&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;La douleur de M. Robert Darzac fait, il est vrai, peine à voir&hellip;
+laissa échapper comme à regret M. de Marquet&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais il faut espérer que Mlle Stangerson sera sauvée&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Espérons-le&hellip; son père me disait hier que, si elle devait succomber,
+il ne tarderait point, quant à lui, à l'aller rejoindre dans la tombe&hellip;
+Quelle perte incalculable pour la science!</p>
+
+<p>&mdash;La blessure à la tempe est grave, n'est-ce pas?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment! Mais c'est une chance inouïe qu'elle n'ait pas été
+mortelle&hellip; Le coup a été donné avec une force!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est donc pas le revolver qui a blessé Mlle Stangerson», fit
+Rouletabille&hellip; en me jetant un regard de triomphe&hellip;</p>
+
+<p>M. de Marquet parut fort embarrassé.</p>
+
+<p>«Je n'ai rien dit, je ne veux rien dire, et je ne dirai rien!»</p>
+
+<p>Et il se tourna vers son greffier, comme s'il ne nous connaissait
+plus&hellip;</p>
+
+<p>Mais on ne se débarrassait pas ainsi de Rouletabille. Celui-ci
+s'approcha du juge d'instruction, et, montrant <i>le Matin</i>,
+qu'il tira de sa poche, il lui dit:</p>
+
+<p>«Il y a une chose, monsieur le juge d'instruction, que je puis vous
+demander sans commettre d'indiscrétion. Vous avez lu le récit du
+<i>Matin</i>? Il est absurde, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde, monsieur&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Eh quoi! La «Chambre Jaune» n'a qu'une fenêtre grillée «dont les
+barreaux n'ont pas été descellés, et une porte que l'on défonce&hellip;» et
+l'on n'y trouve pas l'assassin!</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi, monsieur! C'est ainsi!&hellip; C'est ainsi que la question se
+pose!&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille ne dit plus rien et partit pour des pensers inconnus&hellip; Un
+quart d'heure ainsi s'écoula.</p>
+
+<p>Quant il revint à nous, il dit, s'adressant encore au juge
+d'instruction:</p>
+
+<p>&mdash;Comment était, ce soir-là, la coiffure de Mlle Stangerson?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne saisis pas, fit M. de Marquet.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est de la dernière importance, répliqua Rouletabille. <i>Les
+cheveux en bandeaux, n'est-ce pas? Je suis sûr qu'elle portait ce
+soir-là, le soir du drame, les cheveux en bandeaux!</i></p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur Rouletabille, vous êtes dans l'erreur, répondit le
+juge d'instruction; Mlle Stangerson était coiffée, ce soir-là, les
+cheveux relevés entièrement en torsade sur la tête&hellip; Ce doit être sa
+coiffure habituelle&hellip; Le front entièrement découvert&hellip;, je puis vous
+l'affirmer, car nous avons examiné longuement la blessure. Il n'y avait
+pas de sang aux cheveux&hellip; et l'on n'avait pas touché à la coiffure
+depuis l'attentat.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes sûr! Vous êtes sûr que Mlle Stangerson, la nuit de
+l'attentat, n'avait pas «la coiffure en bandeaux»?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait certain, continua le juge en souriant&hellip; car, justement,
+j'entends encore le docteur me dire pendant que j'examinais la blessure:
+«C'est grand dommage que Mlle Stangerson ait l'habitude de se coiffer
+les cheveux relevés sur le front. Si elle avait porté la coiffure en
+bandeaux, le coup qu'elle a reçu à la tempe aurait été amorti.»
+Maintenant, je vous dirai qu'il est étrange que vous attachiez de
+l'importance&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Si elle n'avait pas les cheveux en bandeaux! gémit Rouletabille,
+où allons-nous? où allons-nous? Il faudra que je me renseigne.</p>
+
+<p>Et il eut un geste désolé.</p>
+
+<p>«Et la blessure à la tempe est terrible? demanda-t-il encore.</p>
+
+<p>&mdash;Terrible.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, par quelle arme a-t-elle été faite?</p>
+
+<p>&mdash;Ceci, monsieur, est le secret de l'instruction.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous retrouvé cette arme?»</p>
+
+<p>Le juge d'instruction ne répondit pas.</p>
+
+<p>«Et la blessure à la gorge?»</p>
+
+<p>Ici, le juge d'instruction voulut bien nous confier que la blessure à la
+gorge était telle que l'on pouvait affirmer, de l'avis même des
+médecins, que, «si l'assassin avait serré cette gorge quelques secondes
+de plus, Mlle Stangerson mourait étranglée».</p>
+
+<p>«L'affaire, telle que la rapporte <i>Le Matin</i>, reprit Rouletabille,
+acharné, me paraît de plus en plus inexplicable. Pouvez-vous me dire,
+monsieur le juge, quelles sont les ouvertures du pavillon, portes et
+fenêtres?</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a cinq, répondit M. de Marquet, après avoir toussé deux ou
+trois fois, mais ne résistant plus au désir qu'il avait d'étaler tout
+l'incroyable mystère de l'affaire qu'il instruisait. Il y en a cinq,
+dont la porte du vestibule qui est la seule porte d'entrée du pavillon,
+porte toujours automatiquement fermée, et ne pouvant s'ouvrir, soit de
+l'intérieur, soit de l'extérieur, que par deux clefs spéciales qui ne
+quittent jamais le père Jacques et M. Stangerson. Mlle Stangerson n'en a
+point besoin puisque le père Jacques est à demeure dans le pavillon et
+que, dans la journée, elle ne quitte point son père. Quand ils se sont
+précipités tous les quatre dans la «Chambre Jaune» dont ils avaient
+enfin défoncé la porte, la porte d'entrée du vestibule, elle, était
+restée fermée comme toujours, et les deux clefs de cette porte étaient
+l'une dans la poche de M. Stangerson, l'autre dans la poche du père
+Jacques. Quant aux fenêtres du pavillon, elles sont quatre: l'unique
+fenêtre de la «Chambre Jaune», les deux fenêtres du laboratoire et la
+fenêtre du vestibule. La fenêtre de la «Chambre Jaune» et celles du
+laboratoire donnent sur la campagne; seule la fenêtre du vestibule donne
+dans le parc.</p>
+
+<p>&mdash;<i>C'est par cette fenêtre-là qu'il s'est sauvé du pavillon!</i>
+s'écria Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Comment le savez-vous? fit M. de Marquet en fixant sur mon ami un
+étrange regard.</p>
+
+<p>&mdash;Nous verrons plus tard comment l'assassin s'est enfui de la «Chambre
+Jaune», répliqua Rouletabille, mais il a dû quitter le pavillon par la
+fenêtre du vestibule&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Encore une fois, comment le savez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mon Dieu! c'est bien simple. Du moment qu'«il» ne peut s'enfuir
+par la porte du pavillon, il faut bien qu'il passe par une fenêtre, et
+il faut qu'il y ait au moins, pour qu'il passe, une fenêtre qui ne soit
+pas grillée. La fenêtre de la «Chambre Jaune» est grillée, parce qu'elle
+donne sur la campagne; les deux fenêtres du laboratoire doivent l'être
+certainement pour la même raison. «Puisque l'assassin s'est enfui»,
+j'imagine qu'il a trouvé une fenêtre sans barreaux, et ce sera celle du
+vestibule qui donne sur le parc, c'est-à-dire à l'intérieur de la
+propriété. Cela n'est pas sorcier!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit M. de Marquet, mais ce que vous ne pourriez deviner, c'est
+que cette fenêtre du vestibule, qui est la seule, en effet, à n'avoir
+point de barreaux, possède de solides volets de fer. <i>Or, ces volets
+de fer sont restés fermés à l'intérieur par leur loquet de fer,
+et cependant nous avons la preuve que l'assassin s'est, en effet,
+enfui du pavillon par cette même fenêtre!</i> Des traces de sang sur
+le mur à l'intérieur et sur les volets et des pas sur la terre, des pas
+entièrement semblables à ceux dont j'ai relevé la mesure dans la
+«Chambre Jaune», attestent bien que l'assassin s'est enfui par là! Mais
+alors! Comment a-t-il fait, <i>puisque les volets sont restés fermés à
+l'intérieur?</i> Il a passé comme une ombre à travers les volets. Et,
+enfin, le plus affolant de tout, n'est-ce point la trace retrouvée de
+l'assassin au moment où il fuit du pavillon, quand il est impossible de
+se faire la moindre idée de la façon dont l'assassin est sorti de la
+«Chambre Jaune», <i>ni comment il a traversé forcément le laboratoire
+pour arriver au vestibule!</i> Ah! oui, monsieur Rouletabille,
+cette affaire est hallucinante&hellip; C'est une belle affaire, allez! Et
+dont on ne trouvera pas la clef d'ici longtemps, je l'espère bien!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous espérez quoi, monsieur le juge d'instruction?&hellip;»</p>
+
+<p>M. de Marquet rectifia:</p>
+
+<p>&mdash;«&hellip; Je ne l'espère pas&hellip; Je le crois&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;On aurait donc refermé la fenêtre, à l'intérieur, après la fuite de
+l'assassin? demanda Rouletabille&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, voilà ce qui me semble, pour le moment, naturel quoique
+inexplicable&hellip; car il faudrait un complice ou des complices&hellip; et je ne
+les vois pas&hellip;»</p>
+
+<p>Après un silence, il ajouta:</p>
+
+<p>«Ah! Si Mlle Stangerson pouvait aller assez bien aujourd'hui pour qu'on
+l'interrogeât&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille, poursuivant sa pensée, demanda:</p>
+
+<p>«Et le grenier? Il doit y avoir une ouverture au grenier?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je ne l'avais pas comptée, en effet; cela fait six ouvertures;
+il y a là-haut une petite fenêtre, plutôt une lucarne, et, comme elle
+donne sur l'extérieur de la propriété, M. Stangerson l'a fait également
+garnir de barreaux. À cette lucarne, comme aux fenêtres du
+rez-de-chaussée, les barreaux sont restés intacts et les volets, qui
+s'ouvrent naturellement en dedans, sont restés fermés en dedans. Du
+reste, nous n'avons rien découvert qui puisse nous faire soupçonner le
+passage de l'assassin dans le grenier.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, donc, il n'est point douteux, monsieur le juge
+d'instruction, que l'assassin s'est enfui&mdash;sans que l'on sache
+comment&mdash;par la fenêtre du vestibule!</p>
+
+<p>&mdash;Tout le prouve&hellip;</p>
+
+<p>Je le crois aussi», obtempéra gravement Rouletabille.</p>
+
+<p>Puis un silence, et il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous n'avez trouvé aucune trace de l'assassin dans le grenier,
+comme par exemple, ces pas noirâtres que l'on relève sur le parquet de
+la «Chambre Jaune», vous devez être amené à croire que ce n'est point
+lui qui a volé le revolver du père Jacques&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a de traces, au grenier, que celles du père Jacques», fit le
+juge avec un haussement de tête significatif&hellip;</p>
+
+<p>Et il se décida à compléter sa pensée:</p>
+
+<p>«Le père Jacques était avec M. Stangerson&hellip; C'est heureux pour lui&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Alors, <i>quid</i> du rôle du revolver du père Jacques dans le drame?
+Il semble bien démontré que cette arme a moins blessé Mlle Stangerson
+qu'elle n'a blessé l'assassin&hellip;»</p>
+
+<p>Sans répondre à cette question, qui sans doute l'embarrassait, M. de
+Marquet nous apprit qu'on avait retrouvé les deux balles dans la
+«Chambre Jaune», l'une dans un mur, le mur où s'étalait la main
+rouge&mdash;une main rouge d'homme&mdash;l'autre dans le plafond.</p>
+
+<p>«Oh! oh! dans le plafond! répéta à mi-voix Rouletabille&hellip; Vraiment&hellip;
+dans le plafond! Voilà qui est fort curieux&hellip; dans le plafond!&hellip;</p>
+
+<p>Il se mit à fumer en silence, s'entourant de tabagie. Quand nous
+arrivâmes à Épinay-sur-Orge, je dus lui donner un coup sur l'épaule pour
+le faire descendre de son rêve et sur le quai.</p>
+
+<p>Là, le magistrat et son greffier nous saluèrent, nous faisant comprendre
+qu'ils nous avaient assez vus; puis ils montèrent rapidement dans un
+cabriolet qui les attendait.</p>
+
+<p>«Combien de temps faut-il pour aller à pied d'ici au château du
+Glandier? demanda Rouletabille à un employé de chemin de fer.</p>
+
+<p>&mdash;Une heure et demie, une heure trois quarts, sans se presser»,
+répondit l'homme.</p>
+
+<p>Rouletabille regarda le ciel, le trouva à sa convenance et, sans doute,
+à la mienne, car il me prit sous le bras et me dit:</p>
+
+<p>«Allons!&hellip; J'ai besoin de marcher.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! lui demandai-je. Ça se débrouille?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit-il, oh! il n'y a rien de débrouillé du tout!&hellip; <i>C'est
+encore plus embrouillé qu'avant!</i> Il est vrai que j'ai une idée&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Dites-la.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Je ne peux rien dire pour le moment&hellip; Mon idée est une question
+de vie ou de mort pour deux personnes au moins&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous à des complices?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y crois pas&hellip;»</p>
+
+<p>Nous gardâmes un instant le silence, puis il reprit:</p>
+
+<p>«C'est une veine d'avoir rencontré ce juge d'instruction et son
+greffier&hellip; Hein! que vous avais-je dit pour le revolver?&hellip;</p>
+
+<p>Il avait le front penché vers la route, les mains dans les poches, et il
+sifflotait. Au bout d'un instant, je l'entendis murmurer:</p>
+
+<p>«Pauvre femme!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est Mlle Stangerson que vous plaignez?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est une très noble femme, et tout à fait digne de pitié!&hellip;
+C'est un très grand, un très grand caractère&hellip; j'imagine&hellip;
+j'imagine&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez donc Mlle Stangerson?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, pas du tout&hellip; Je ne l'ai vue qu'une fois&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi dites-vous: c'est un très grand caractère?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elle a su tenir tête à l'assassin, parce qu'elle s'est
+défendue avec courage, <i>et surtout, surtout, à cause de la
+balle dans le plafond</i>.»</p>
+
+<p>Je regardai Rouletabille, me demandant <i>in petto</i> s'il ne se
+moquait pas tout à fait de moi ou s'il n'était pas devenu subitement
+fou. Mais je vis bien que le jeune homme n'avait jamais eu moins envie
+de rire, et l'éclat intelligent de ses petits yeux ronds me rassura sur
+l'état de sa raison. Et puis, j'étais un peu habitué à ses propos
+rompus&hellip; rompus pour moi qui n'y trouvais souvent qu'incohérence et
+mystère jusqu'au moment où, en quelques phrases rapides et nettes, il me
+livrait le fil de sa pensée. Alors, tout s'éclairait soudain; les mots
+qu'il avait dits, et qui m'avaient paru vides de sens, se reliaient avec
+une facilité et une logique telles «que je ne pouvais comprendre comment
+je n'avais pas compris plus tôt».</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch4">IV<br />
+«Au sein d'une nature sauvage»</h2>
+
+
+<p>Le château du Glandier est un des plus vieux châteaux de ce pays
+d'Île-de-France, où se dressent encore tant d'illustres pierres de
+l'époque féodale. Bâti au c&oelig;ur des forêts, sous Philippe le Bel, il
+apparaît à quelques centaines de mètres de la route qui conduit du
+village de Sainte-Geneviève-des-Bois à Montlhéry. Amas de constructions
+disparates, il est dominé par un donjon. Quand le visiteur a gravi les
+marches branlantes de cet antique donjon et qu'il débouche sur la petite
+plate-forme où, au XVII<sup>e</sup> siècle, Georges-Philibert de Séquigny, seigneur
+du Glandier, Maisons-Neuves et autres lieux, a fait édifier la lanterne
+actuelle, d'un abominable style rococo, on aperçoit, à trois lieues de
+là, au-dessus de la vallée et de la plaine, l'orgueilleuse tour de
+Montlhéry. Donjon et tour se regardent encore, après tant de siècles, et
+semblent se raconter, au-dessus des forêts verdoyantes ou des bois
+morts, les plus vieilles légendes de l'histoire de France. On dit que le
+donjon du Glandier veille sur une ombre héroïque et sainte, celle de la
+bonne patronne de Paris, devant qui recula Attila. Sainte Geneviève dort
+là son dernier sommeil dans les vieilles douves du château. L'été, les
+amoureux, balançant d'une main distraite le panier des déjeuners sur
+l'herbe, viennent rêver ou échanger des serments devant la tombe de la
+sainte, pieusement fleurie de myosotis. Non loin de cette tombe est un
+puits qui contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissance des
+mères a élevé en cet endroit une statue à sainte Geneviève et suspendu
+sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets des enfants sauvés
+par cette onde sacrée.</p>
+
+<p>C'est dans ce lieu qui semblait devoir appartenir tout entier au passé
+que le professeur Stangerson et sa fille étaient venus s'installer pour
+préparer la science de l'avenir. Sa solitude au fond des bois leur avait
+plu tout de suite. Ils n'auraient là, comme témoins de leurs travaux et
+de leurs espoirs, que de vieilles pierres et de grands chênes. Le
+Glandier, autrefois «Glandierum», s'appelait ainsi du grand nombre de
+glands que, de tout temps, on avait recueillis en cet endroit. Cette
+terre, aujourd'hui tristement célèbre, avait reconquis, grâce à la
+négligence ou à l'abandon des propriétaires, l'aspect sauvage d'une
+nature primitive; seuls, les bâtiments qui s'y cachaient avaient
+conservé la trace d'étranges métamorphoses. Chaque siècle y avait laissé
+son empreinte: un morceau d'architecture auquel se reliait le souvenir
+de quelque événement terrible, de quelque rouge aventure; et, tel quel,
+ce château, où allait se réfugier la science, semblait tout désigné à
+servir de théâtre à des mystères d'épouvante et de mort.</p>
+
+<p>Ceci dit, je ne puis me défendre d'une réflexion. La voici:</p>
+
+<p>Si je me suis attardé quelque peu à cette triste peinture du Glandier,
+ce n'est point que j'aie trouvé ici l'occasion dramatique de «créer»
+l'atmosphère nécessaire aux drames qui vont se dérouler sous les yeux du
+lecteur et, en vérité, mon premier soin, dans toute cette affaire, sera
+d'être aussi simple que possible. Je n'ai point la prétention d'être un
+auteur. Qui dit: auteur, dit toujours un peu: romancier, et, Dieu merci!
+le mystère de la «Chambre Jaune» est assez plein de tragique horreur
+réelle pour se passer de littérature. Je ne suis et ne veux être qu'un
+fidèle «rapporteur». Je dois rapporter l'événement; je situe cet
+événement dans son cadre, voilà tout. Il est tout naturel que vous
+sachiez où les choses se passent.</p>
+
+<p>Je reviens à M. Stangerson. Quand il acheta le domaine, une quinzaine
+d'années environ avant le drame qui nous occupe, le Glandier n'était
+plus habité depuis longtemps. Un autre vieux château, dans les environs,
+construit au XIV<sup>e</sup> siècle par Jean de Belmont, était également abandonné,
+de telle sorte que le pays était à peu près inhabité. Quelques
+maisonnettes au bord de la route qui conduit à Corbeil, une auberge,
+l'auberge du «Donjon», qui offrait une passagère hospitalité aux
+rouliers; c'était là à peu près tout ce qui rappelait la civilisation
+dans cet endroit délaissé qu'on ne s'attendait guère à rencontrer à
+quelques lieues de la capitale. Mais ce parfait délaissement avait été
+la raison déterminante du choix de M. Stangerson et de sa fille. M.
+Stangerson était déjà célèbre; il revenait d'Amérique où ses travaux
+avaient eu un retentissement considérable. Le livre qu'il avait publié à
+Philadelphie sur la «Dissociation de la matière par les actions
+électriques» avait soulevé la protestation de tout le monde savant. M.
+Stangerson était français, mais d'origine américaine. De très
+importantes affaires d'héritage l'avaient fixé pendant plusieurs années
+aux États-Unis. Il avait continué, là-bas, une &oelig;uvre commencée en
+France, et il était revenu en France l'y achever, après avoir réalisé
+une grosse fortune, tous ses procès s'étant heureusement terminés soit
+par des jugements qui lui donnaient gain de cause, soit par des
+transactions. Cette fortune fut la bienvenue. M. Stangerson, qui eût pu,
+s'il l'avait voulu, gagner des millions de dollars en exploitant ou en
+faisant exploiter deux ou trois de ses découvertes chimiques relatives à
+de nouveaux procédés de teinture, avait toujours répugné à faire servir
+à son intérêt propre le don merveilleux d'«inventer» qu'il avait reçu de
+la nature; mais il ne pensait point que son génie lui appartînt. Il le
+devait aux hommes, et tout ce que son génie mettait au monde tombait, de
+par cette volonté philanthropique, dans le domaine public. S'il n'essaya
+point de dissimuler la satisfaction que lui causait la mise en
+possession de cette fortune inespérée qui allait lui permettre de se
+livrer jusqu'à sa dernière heure à sa passion pour la science pure, le
+professeur dut s'en réjouir également, «semblait-il», pour une autre
+cause. Mlle Stangerson avait, au moment où son père revint d'Amérique et
+acheta le Glandier, vingt ans. Elle était plus jolie qu'on ne saurait
+l'imaginer, tenant à la fois toute la grâce parisienne de sa mère, morte
+en lui donnant le jour, et toute la splendeur, toute la richesse du
+jeune sang américain de son grand-père paternel, William Stangerson.
+Celui-ci, citoyen de Philadelphie, avait dû se faire naturaliser
+français pour obéir à des exigences de famille, au moment de son mariage
+avec une française, celle qui devait être la mère de l'illustre
+Stangerson. Ainsi s'explique la nationalité française du professeur
+Stangerson.</p>
+
+<p>Vingt ans, adorablement blonde, des yeux bleus, un teint de lait,
+rayonnante, d'une santé divine, Mathilde Stangerson était l'une des plus
+belles filles à marier de l'ancien et du nouveau continent. Il était du
+devoir de son père, malgré la douleur prévue d'une inévitable
+séparation, de songer à ce mariage, et il ne dut pas être fâché de voir
+arriver la dot. Quoi qu'il en soit, il ne s'en enterra pas moins, avec
+son enfant, au Glandier, dans le moment où ses amis s'attendaient à ce
+qu'il produisît Mlle Mathilde dans le monde. Certains vinrent le voir et
+manifestèrent leur étonnement. Aux questions qui lui furent posées, le
+professeur répondit: «C'est la volonté de ma fille. Je ne sais rien lui
+refuser. C'est elle qui a choisi le Glandier.» Interrogé à son tour, la
+jeune fille répliqua avec sérénité: «Où aurions-nous mieux travaillé que
+dans cette solitude?» Car Mlle Mathilde Stangerson collaborait déjà à
+l'&oelig;uvre de son père, mais on ne pouvait imaginer alors que sa passion
+pour la science irait jusqu'à lui faire repousser tous les partis qui se
+présenteraient à elle, pendant plus de quinze ans. Si retirés
+vivaient-ils, le père et la fille durent se montrer dans quelques
+réceptions officielles, et, à certaines époques de l'année, dans deux ou
+trois salons amis où la gloire du professeur et la beauté de Mathilde
+firent sensation. L'extrême froideur de la jeune fille ne découragea pas
+tout d'abord les soupirants; mais, au bout de quelques années, ils se
+lassèrent. Un seul persista avec une douce ténacité et mérita ce nom
+«d'éternel fiancé», qu'il accepta avec mélancolie; c'était M. Robert
+Darzac. Maintenant Mlle Stangerson n'était plus jeune, et il semblait
+bien que, n'ayant point trouvé de raisons pour se marier, jusqu'à l'âge
+de trente-cinq ans, elle n'en découvrirait jamais. Un tel argument
+apparaissait sans valeur, évidemment, à M. Robert Darzac, puisque
+celui-ci ne cessait point sa cour, si tant est qu'on peut encore appeler
+«cour» les soins délicats et tendres dont on ne cesse d'entourer une
+femme de trente-cinq ans, restée fille et qui a déclaré qu'elle ne se
+marierait point.</p>
+
+<p>Soudain, quelques semaines avant les événements qui nous occupent, un
+bruit auquel on n'attacha pas d'abord d'importance&mdash;tant on le trouvait
+incroyable&mdash;se répandit dans Paris; Mlle Stangerson consentait enfin à
+«couronner l'inextinguible flamme de M. Robert Darzac!» Il fallut que M.
+Robert Darzac lui-même ne démentît point ces propos matrimoniaux pour
+qu'on se dît enfin qu'il pouvait y avoir un peu de vérité dans une
+rumeur aussi invraisemblable. Enfin M. Stangerson voulut bien annoncer,
+en sortant un jour de l'Académie des sciences, que le mariage de sa
+fille et de M. Robert Darzac serait célébré dans l'intimité, au château
+du Glandier, sitôt que sa fille et lui auraient mis la dernière main au
+rapport qui allait résumer tous leurs travaux sur la «Dissociation de la
+matière», c'est-à-dire sur le retour de la matière à l'éther. Le nouveau
+ménage s'installerait au Glandier et le gendre apporterait sa
+collaboration à l'&oelig;uvre à laquelle le père et la fille avaient
+consacré leur vie.</p>
+
+<p>Le monde scientifique n'avait pas encore eu le temps de se remettre de
+cette nouvelle que l'on apprenait l'assassinat de Mlle Stangerson dans
+les conditions fantastiques que nous avons énumérées et que notre visite
+au château va nous permettre de préciser davantage encore.</p>
+
+<p>Je n'ai point hésité à fournir au lecteur tous ces détails
+rétrospectifs que je connaissais par suite de mes rapports d'affaires
+avec M. Robert Darzac, pour qu'en franchissant le seuil de la «Chambre
+Jaune», il fût aussi documenté que moi.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch5">V <br />
+Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit
+son petit effet</h2>
+
+
+<p>Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi, le long
+d'un mur qui bordait la vaste propriété de M. Stangerson, et nous
+apercevions déjà la grille d'entrée, quand notre attention fut attirée
+par un personnage qui, à demi courbé sur la terre, semblait tellement
+préoccupé qu'il ne nous vit pas venir. Tantôt il se penchait, se
+couchait presque sur le sol, tantôt il se redressait et considérait
+attentivement le mur; tantôt il regardait dans le creux de sa main, puis
+faisait de grands pas, puis se mettait à courir et regardait encore dans
+le creux de sa main droite. Rouletabille m'avait arrêté d'un geste:</p>
+
+<p>«Chut! Frédéric Larsan qui travaille!&hellip; Ne le dérangeons pas!</p>
+
+<p>Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le célèbre
+policier. Je n'avais jamais vu, moi, Frédéric Larsan, mais je le
+connaissais beaucoup de réputation.</p>
+
+<p>L'affaire des lingots d'or de l'hôtel de la Monnaie, qu'il débrouilla
+quand tout le monde jetait sa langue aux chiens, et l'arrestation des
+forceurs de coffres-forts du Crédit universel avaient rendu son nom
+presque populaire. Il passait alors, à cette époque où Joseph
+Rouletabille n'avait pas encore donné les preuves admirables d'un talent
+unique, pour l'esprit le plus apte à démêler l'écheveau embrouillé des
+plus mystérieux et plus obscurs crimes. Sa réputation s'était étendue
+dans le monde entier et souvent les polices de Londres ou de Berlin, ou
+même d'Amérique l'appelaient à l'aide quand les inspecteurs et les
+détectives nationaux s'avouaient à bout d'imagination et de
+ressources. On ne s'étonnera donc point que, dès le début du mystère de
+la «Chambre Jaune», le chef de la Sûreté ait songé à télégraphier à son
+précieux subordonné, à Londres, où Frédéric Larsan avait été envoyé pour
+une grosse affaire de titres volés: «Revenez vite.» Frédéric, que l'on
+appelait, à la Sûreté, le grand Fred, avait fait diligence, sachant sans
+doute par expérience que, si on le dérangeait, c'est qu'on avait bien
+besoin de ses services, et, c'est ainsi que Rouletabille et moi, ce
+matin-là, nous le trouvions déjà à la besogne. Nous comprîmes bientôt en
+quoi elle consistait.</p>
+
+<p>Ce qu'il ne cessait de regarder dans le creux de sa main droite n'était
+autre chose que sa montre et il paraissait fort occupé à compter des
+minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une fois encore sa course, ne
+l'arrêta qu'à la grille du parc, reconsulta sa montre, la mit dans sa
+poche, haussa les épaules d'un geste découragé, poussa la grille,
+pénétra dans le parc, referma la grille à clef, leva la tête et, à
+travers les barreaux, nous aperçut. Rouletabille courut et je le suivis.
+Frédéric Larsan nous attendait.</p>
+
+<p>«Monsieur Fred», dit Rouletabille en se découvrant et en montrant les
+marques d'un profond respect basé sur la réelle admiration que le jeune
+reporter avait pour le célèbre policier, «pourriez-vous nous dire si M.
+Robert Darzac est au château en ce moment? Voici un de ses amis, du
+barreau de Paris, qui désirerait lui parler.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, monsieur Rouletabille, répliqua Fred en serrant la
+main de mon ami, car il avait eu l'occasion de le rencontrer plusieurs
+fois au cours de ses enquêtes les plus difficiles&hellip; Je ne l'ai pas vu.</p>
+
+<p>&mdash;Les concierges nous renseigneront sans doute? fit Rouletabille en
+désignant une maisonnette de briques dont porte et fenêtres étaient
+closes et qui devait inévitablement abriter ces fidèles gardiens de la
+propriété.</p>
+
+<p>«Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtés! s'écria Rouletabille&hellip; Ce sont eux les assassins!&hellip;</p>
+
+<p>Frédéric Larsan haussa les épaules.</p>
+
+<p>«Quand on ne peut pas, dit-il, d'un air de suprême ironie, arrêter
+l'assassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrir les
+complices!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous qui les avez fait arrêter, monsieur Fred?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non! par exemple! je ne les ai pas fait arrêter, d'abord parce que
+je suis à peu près sûr qu'ils ne sont pour rien dans l'affaire, et puis
+parce que&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Parce que quoi? interrogea anxieusement Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que&hellip; rien&hellip; fit Larsan en secouant la tête.</p>
+
+<p>&mdash;«Parce qu'il n'y a pas de complices!» souffla Rouletabille.</p>
+
+<p>Frédéric Larsan s'arrêta net, regardant le reporter avec intérêt.</p>
+
+<p>«Ah! Ah! Vous avez donc une idée sur l'affaire&hellip; Pourtant vous n'avez
+rien vu, jeune homme&hellip; vous n'avez pas encore pénétré ici&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;J'y pénétrerai.</p>
+
+<p>&mdash;J'en doute&hellip; la consigne est formelle.</p>
+
+<p>&mdash;J'y pénétrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac&hellip; Faites cela
+pour moi&hellip; Vous savez que nous sommes de vieux amis&hellip; Monsieur Fred&hellip;
+je vous en prie&hellip; Rappelez-vous le bel article que je vous ai fait à
+propos des «Lingots d'or». Un petit mot à M. Robert Darzac, s'il vous
+plaît?»</p>
+
+<p>La figure de Rouletabille était vraiment comique à voir en ce moment.
+Elle reflétait un désir si irrésistible de franchir ce seuil au-delà
+duquel il se passait quelque prodigieux mystère; elle suppliait avec une
+telle éloquence non seulement de la bouche et des yeux, mais encore de
+tous les traits, que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Frédéric
+Larsan, pas plus que moi, ne garda son sérieux.</p>
+
+<p>Cependant, derrière la grille, Frédéric Larsan remettait tranquillement
+la clef dans sa poche. Je l'examinai.</p>
+
+<p>C'était un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d'années. Sa tête
+était belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profil dur; le
+front était proéminent; le menton et les joues étaient rasés avec soin;
+la lèvre, sans moustache, était finement dessinée; les yeux, un peu
+petits et ronds, fixaient les gens bien en face d'un regard fouilleur
+qui étonnait et inquiétait. Il était de taille moyenne et bien prise;
+l'allure générale était élégante et sympathique. Rien du policier
+vulgaire. C'était un grand artiste en son genre, et il le savait, et
+l'on sentait qu'il avait une haute idée de lui-même. Le ton de sa
+conversation était d'un sceptique et d'un désabusé. Son étrange
+profession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vilenies qu'il
+eût été inexplicable qu'elle ne lui eût point un peu «durci les
+sentiments», selon la curieuse expression de Rouletabille.</p>
+
+<p>Larsan tourna la tête au bruit d'une voiture qui arrivait derrière lui.
+Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare d'Épinay, avait emporté le
+juge d'instruction et son greffier.</p>
+
+<p>«Tenez! fit Frédéric Larsan, vous vouliez parler à M. Robert Darzac; le
+voilà!»</p>
+
+<p>Le cabriolet était déjà à la grille et Robert Darzac priait Frédéric
+Larsan de lui ouvrir l'entrée du parc, lui disant qu'il était très
+pressé et qu'il n'avait que le temps d'arriver à Épinay pour prendre le
+prochain train pour Paris, quand il me reconnut. Pendant que Larsan
+ouvrait la grille, M. Darzac me demanda ce qui pouvait m'amener au
+Glandier dans un moment aussi tragique. Je remarquai alors qu'il était
+atrocement pâle et qu'une douleur infinie était peinte sur son visage.</p>
+
+<p>«Mlle Stangerson va-t-elle mieux? demandai-je immédiatement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit-il. On la sauvera peut-être. Il faut qu'on la sauve.»</p>
+
+<p>Il n'ajouta pas «ou j'en mourrai», mais on sentait trembler la fin de la
+phrase au bout de ses lèvres exsangues.</p>
+
+<p>Rouletabille intervint alors:</p>
+
+<p>«Monsieur, vous êtes pressé. Il faut cependant que je vous parle. J'ai
+quelque chose de la dernière importance à vous dire.»</p>
+
+<p>Frédéric Larsan interrompit:</p>
+
+<p>«Je peux vous laisser? demanda-t-il à Robert Darzac. Vous avez une clef
+ou voulez-vous que je vous donne celle-ci?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, merci, j'ai une clef. Je fermerai la grille.»</p>
+
+<p>Larsan s'éloigna rapidement dans la direction du château dont on
+apercevait, à quelques centaines de mètres, la masse imposante.</p>
+
+<p>Robert Darzac, le sourcil froncé, montrait déjà de l'impatience. Je
+présentai Rouletabille comme un excellent ami; mais, dès qu'il sut que
+ce jeune homme était journaliste, M. Darzac me regarda d'un air de grand
+reproche, s'excusa sur la nécessité où il était d'atteindre Épinay en
+vingt minutes, salua et fouetta son cheval. Mais déjà Rouletabille avait
+saisi, à ma profonde stupéfaction, la bride, arrêté le petit équipage
+d'un poing vigoureux, cependant qu'il prononçait cette phrase dépourvue
+pour moi du moindre sens:</p>
+
+<p>«<i>Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son
+éclat.</i>»</p>
+
+<p>Ces mots ne furent pas plutôt sortis de la bouche de Rouletabille que
+je vis Robert Darzac chanceler; si pâle qu'il fût, il pâlit encore; ses
+yeux fixèrent le jeune homme avec épouvante et il descendit
+immédiatement de sa voiture dans un désordre d'esprit inexprimable.</p>
+
+<p>«Allons! Allons!» dit-il en balbutiant.</p>
+
+<p>Et puis, tout à coup, il reprit avec une sorte de fureur:</p>
+
+<p>«Allons! monsieur! Allons!»</p>
+
+<p>Et il refit le chemin qui conduisait au château, sans plus dire un mot,
+cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours le cheval.
+J'adressai quelques paroles à M. Darzac&hellip; mais il ne me répondit pas.
+J'interrogeai de l'&oelig;il Rouletabille, qui ne me vit pas.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch6">VI<br />
+Au fond de la chênaie</h2>
+
+
+<p>Nous arrivâmes au château. Le vieux donjon se reliait à la partie du
+bâtiment entièrement refaite sous Louis XIV par un autre corps de
+bâtiment moderne, style Viollet-le-Duc, où se trouvait l'entrée
+principale. Je n'avais encore rien vu d'aussi original, ni peut-être
+d'aussi laid, ni surtout d'aussi étrange en architecture que cet
+assemblage bizarre de styles disparates. C'était monstrueux et
+captivant. En approchant, nous vîmes deux gendarmes qui se promenaient
+devant une petite porte ouvrant sur le rez-de-chaussée du donjon. Nous
+apprîmes bientôt que, dans ce rez-de-chaussée, qui était autrefois une
+prison et qui servait maintenant de chambre de débarras, on avait
+enfermé les concierges, M. et Mme Bernier.</p>
+
+<p>M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne du château par
+une vaste porte que protégeait une «marquise». Rouletabille, qui avait
+abandonné le cheval et le cabriolet aux soins d'un domestique, ne
+quittait pas des yeux M. Darzac; je suivis son regard, et je m'aperçus
+que celui-ci était uniquement dirigé vers les mains gantées du
+professeur à la Sorbonne. Quand nous fûmes dans un petit salonet garni
+de meubles vieillots, M. Darzac se tourna vers Rouletabille et assez
+brusquement lui demanda:</p>
+
+<p>«Parlez! Que me voulez-vous?»</p>
+
+<p>Le reporter répondit avec la même brusquerie:</p>
+
+<p>«Vous serrer la main!»</p>
+
+<p>Darzac se recula:</p>
+
+<p>«Que signifie?»</p>
+
+<p>Évidemment, il avait compris ce que je comprenais alors: que mon ami le
+soupçonnait de l'abominable attentat. La trace de la main ensanglantée
+sur les murs de la «Chambre Jaune» lui apparut&hellip; Je regardai cet homme
+à la physionomie si hautaine, au regard si droit d'ordinaire et qui se
+troublait en ce moment si étrangement. Il tendit sa main droite, et, me
+désignant:</p>
+
+<p>«Vous êtes l'ami de M. Sainclair qui m'a rendu un service inespéré dans
+une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoi je vous refuserais
+la main&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec une audace
+sans pareille:</p>
+
+<p>«Monsieur, j'ai vécu quelques années en Russie, d'où j'ai rapporté cet
+usage de ne jamais serrer la main à quiconque ne se dégante pas.»</p>
+
+<p>Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un libre cours à la
+fureur qui commençait à l'agiter, mais au contraire, d'un violent effort
+visible, il se calma, se déganta et présenta ses mains. Elles étaient
+nettes de toute cicatrice.</p>
+
+<p>«Êtes-vous satisfait?</p>
+
+<p>&mdash;Non! répliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en se tournant vers
+moi, je suis obligé de vous demander de nous laisser seuls un instant.»</p>
+
+<p>Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais de voir et
+d'entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n'eût point déjà
+jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux, mon stupide ami&hellip; Car,
+à cette minute, j'en voulais à Rouletabille de ses soupçons qui avaient
+abouti à cette scène inouïe des gants&hellip;</p>
+
+<p>Je me promenai environ vingt minutes devant le château, essayant de
+relier entre eux les différents événements de cette matinée, et n'y
+parvenant pas. Quelle était l'idée de Rouletabille? Était-il possible
+que M. Robert Darzac lui apparût comme l'assassin? Comment penser que
+cet homme, qui devait se marier dans quelques jours avec Mlle
+Stangerson, s'était introduit dans la «Chambre Jaune» pour assassiner sa
+fiancée? Enfin, rien n'était venu m'apprendre comment l'assassin avait
+pu sortir de la «Chambre Jaune»; et, tant que ce mystère qui me
+paraissait inexplicable ne me serait pas expliqué, j'estimais, moi,
+qu'il était du devoir de tous de ne soupçonner personne. Enfin, que
+signifiait cette phrase insensée qui sonnait encore à mes oreilles:
+<i>le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son
+éclat!</i> J'avais hâte de me retrouver seul avec Rouletabille pour
+le lui demander.</p>
+
+<p>À ce moment, le jeune homme sortit du château avec M. Robert Darzac.
+Chose extraordinaire, je vis au premier coup d'&oelig;il qu'ils étaient les
+meilleurs amis du monde.</p>
+
+<p>«Nous allons à la «Chambre Jaune», me dit Rouletabille, venez avec nous.
+Dites-donc, cher ami, vous savez que je vous garde toute la journée.
+Nous déjeunons ensemble dans le pays&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous déjeunerez avec moi, ici, messieurs&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, répliqua le jeune homme. Nous déjeunerons à l'auberge du
+«Donjon»&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous y serez très mal&hellip; Vous n'y trouverez rien.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous?&hellip; Moi j'espère y trouver quelque chose, répliqua
+Rouletabille. Après déjeuner, nous retravaillerons, je ferai mon
+article, vous serez assez aimable pour me le porter à la rédaction&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et vous? Vous ne revenez pas avec moi?</p>
+
+<p>&mdash;Non; je couche ici&hellip;»</p>
+
+<p>Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait sérieusement, et M. Robert
+Darzac ne parut nullement étonné&hellip;</p>
+
+<p>Nous passions alors devant le donjon et nous entendîmes des
+gémissements. Rouletabille demanda:</p>
+
+<p>«Pourquoi a-t-on arrêté ces gens-là?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un peu de ma faute, dit M. Darzac. J'ai fait remarquer hier au
+juge d'instruction qu'il est inexplicable que les concierges aient eu le
+temps d'entendre les coups de revolver, «de s'habiller», de parcourir
+l'espace assez grand qui sépare leur loge du pavillon, tout cela en deux
+minutes; car il ne s'est pas écoulé plus de deux minutes entre les coups
+de revolver et le moment où ils ont été rencontrés par le père Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, c'est louche, acquiesça Rouletabille&hellip; Et ils étaient
+habillés&hellip;?</p>
+
+<p>&mdash;Voilà ce qui est incroyable&hellip; ils étaient habillés&hellip; «entièrement»,
+solidement et chaudement&hellip; Il ne manquait aucune pièce à leur costume.
+La femme était en sabots, mais l'homme avait «ses souliers lacés». Or,
+ils ont déclaré s'être couchés comme tous les soirs à neuf heures. En
+arrivant, ce matin, le juge d'instruction, qui s'était muni, à Paris,
+d'un revolver de même calibre que celui du crime (car il ne veut pas
+toucher au revolver-pièce à conviction), a fait tirer deux coups de
+revolver par son greffier dans la «Chambre Jaune», fenêtre et porte
+fermées. Nous étions avec lui dans la loge des concierges; nous n'avons
+rien entendu&hellip; on ne peut rien entendre. Les concierges ont donc menti,
+cela ne fait point de doute&hellip; Ils étaient prêts; ils étaient déjà
+dehors non loin du pavillon; ils attendaient quelque chose. Certes, on
+ne les accuse point d'être les auteurs de l'attentat, mais leur
+complicité n'est pas improbable&hellip; M. de Marquet les a fait arrêter
+aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;S'ils avaient été complices, dit Rouletabille, <i>ils
+seraient arrivés débraillés</i>, ou plutôt ils ne seraient
+pas arrivés du tout. Quand on se précipite dans les bras de la justice,
+avec sur soi tant de preuves de complicité, c'est qu'on n'est pas
+complice. Je ne crois pas aux complices dans cette affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, pourquoi étaient-ils dehors à minuit? Qu'ils le disent!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont certainement un intérêt à se taire. Il s'agit de savoir
+lequel&hellip; Même s'ils ne sont pas complices, cela peut avoir quelque
+importance. <i>Tout est important de ce qui se passe dans une nuit
+pareille&hellip;</i>»</p>
+
+<p>Nous venions de traverser un vieux pont jeté sur la Douve et nous
+entrions dans cette partie du parc appelée «la Chênaie». Il y avait là
+des chênes centenaires. L'automne avait déjà recroquevillé leurs
+feuilles jaunies et leurs hautes branches noires et serpentines
+semblaient d'affreuses chevelures, des n&oelig;uds de reptiles géants
+entremêlés comme le sculpteur antique en a tordu sur sa tête de Méduse.
+Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait l'été parce qu'elle le trouvait
+gai, nous apparut, en cette saison, triste et funèbre. Le sol était
+noir, tout fangeux des pluies récentes et de la bourbe des feuilles
+mortes, les troncs des arbres étaient noirs, le ciel lui-même, au-dessus
+de nos têtes, était en deuil, charriait de gros nuages lourds. Et, dans
+cette retraite sombre et désolée, nous aperçûmes les murs blancs du
+pavillon. Étrange bâtisse, sans une fenêtre visible du point où elle
+nous apparaissait. Seule une petite porte en marquait l'entrée. On eût
+dit un tombeau, un vaste mausolée au fond d'une forêt abandonnée&hellip; À
+mesure que nous approchions, nous en devinions la disposition. Ce
+bâtiment prenait toute la lumière dont il avait besoin, au midi,
+c'est-à-dire de l'autre côté de la propriété, du côté de la campagne. La
+petite porte refermée sur le parc, M. et Mlle Stangerson devaient
+trouver là une prison idéale pour y vivre avec leurs travaux et leur
+rêve.</p>
+
+<p>Je vais donner tout de suite, du reste, le plan de ce pavillon. Il
+n'avait qu'un rez-de-chaussée, où l'on accédait par quelques marches, et
+un grenier assez élevé qui ne nous occupera en aucune façon». C'est donc
+le plan du rez-de-chaussée dans toute sa simplicité que je soumets au
+lecteur.</p>
+
+<p>Il a été tracé par Rouletabille lui-même, et j'ai constaté qu'il n'y
+manquait pas une ligne, pas une indication susceptible d'aider à la
+solution du problème qui se posait alors devant la justice. Avec la
+légende et le plan, les lecteurs en sauront tout autant, pour arriver à
+la vérité, qu'en savait Rouletabille quand il pénétra dans le pavillon
+pour la première fois et que chacun se demandait: «Par où l'assassin
+a-t-il pu fuir de la Chambre Jaune?»</p>
+
+<div class="c"><img src="images/illu1.png" alt="" /></div>
+<blockquote>
+<p>1. Chambre Jaune, avec son unique fenêtre grillée et son unique
+porte donnant sur le laboratoire.</p>
+
+<p>2. Laboratoire, avec ses deux grandes fenêtres grillées et ses
+portes; donnant l'une sur le vestibule, l'autre sur la Chambre Jaune.</p>
+
+<p>3. Vestibule, avec sa fenêtre non grillée et sa porte d'entrée
+donnant sur le parc.</p>
+
+<p>4. Lavatory.</p>
+
+<p>5. Escalier conduisant au grenier.</p>
+
+<p>6. Vaste et unique cheminée du pavillon servant aux expériences de
+laboratoire.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Avant de gravir les trois marches de la porte du pavillon, Rouletabille
+nous arrêta et demanda à brûle-pourpoint à M. Darzac:</p>
+
+<p>«Eh bien! Et le mobile du crime?</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi, monsieur, il n'y a aucun doute à avoir à ce sujet, fit le
+fiancé de Mlle Stangerson avec une grande tristesse. Les traces de
+doigts, les profondes écorchures sur la poitrine et au cou de Mlle
+Stangerson attestent que le misérable qui était là avait essayé un
+affreux attentat. Les médecins experts, qui ont examiné hier ces traces,
+affirment qu'elles ont été faites par la même main dont l'image
+ensanglantée est restée sur le mur; une main énorme, monsieur, et qui ne
+tiendrait point dans mon gant, ajouta-t-il avec un amer et
+indéfinissable sourire&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Cette main rouge, interrompis-je, ne pourrait donc pas être la trace
+des doigts ensanglantés de Mlle Stangerson, qui, au moment de s'abattre,
+aurait rencontré le mur et y aurait laissé, en glissant, une image
+élargie de sa main pleine de sang?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y avait pas une goutte de sang aux mains de Mlle Stangerson quand
+on l'a relevée, répondit M. Darzac.</p>
+
+<p>&mdash;On est donc sûr, maintenant, fis-je, que c'est bien Mlle Stangerson
+qui s'était armée du revolver du père Jacques, puisqu'elle a blessé la
+main de l'assassin. <i>Elle redoutait donc quelque chose ou quelqu'un?</i></p>
+
+<p>&mdash;C'est probable&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne soupçonnez personne?</p>
+
+<p>&mdash;Non&hellip;», répondit M. Darzac, en regardant Rouletabille.</p>
+
+<p>Rouletabille, alors, me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que vous sachiez, mon ami, que l'instruction est un peu plus
+avancée que n'a voulu nous le confier ce petit cachottier de M. de
+Marquet. Non seulement l'instruction sait maintenant que le revolver fut
+l'arme dont se servit, pour se défendre, Mlle Stangerson, mais elle
+connaît, mais elle a connu tout de suite l'arme qui a servi à attaquer,
+à frapper Mlle Stangerson. C'est, m'a dit M. Darzac, un «os de mouton».
+Pourquoi M. de Marquet entoure-t-il cet os de mouton de tant de mystère?
+Dans le dessein de faciliter les recherches des agents de la Sûreté?
+Sans doute. Il imagine peut-être qu'on va retrouver son propriétaire
+parmi ceux qui sont bien connus, dans la basse pègre de Paris, pour se
+servir de cet instrument de crime, le plus terrible que la nature ait
+inventé&hellip; Et puis, est-ce qu'on sait jamais ce qui peut se passer dans
+une cervelle de juge d'instruction?» ajouta Rouletabille avec une ironie
+méprisante.</p>
+
+<p>J'interrogeai:</p>
+
+<p>«On a donc trouvé un «os de mouton» dans la «Chambre Jaune»?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, fit Robert Darzac, au pied du lit; mais je vous en
+prie: n'en parlez point. M. de Marquet nous a demandé le secret. (Je fis
+un geste de protestation.) C'est un énorme os de mouton dont la tête,
+ou, pour mieux dire, dont l'articulation était encore toute rouge du
+sang de l'affreuse blessure qu'il avait faite à Mlle Stangerson. C'est
+un vieil os de mouton <i>qui a dû servir déjà à quelques
+crimes</i>, suivant les apparences. Ainsi pense M. de Marquet, qui l'a
+fait porter à Paris, au laboratoire municipal, pour qu'il fût analysé.
+Il croit, en effet, avoir relevé sur cet os non seulement le sang frais
+de la dernière victime, mais encore des traces roussâtres qui ne
+seraient autres que des taches de sang séché, témoignages de crimes
+antérieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Un os de mouton, dans la main d'un «assassin exercé», est une arme
+effroyable, dit Rouletabille, une arme «plus utile» et plus sûre qu'un
+lourd marteau.</p>
+
+<p>&mdash;«Le misérable» l'a d'ailleurs prouvé, fit douloureusement M. Robert
+Darzac. L'os de mouton a terriblement frappé Mlle Stangerson au front.
+L'articulation de l'os de mouton s'adapte parfaitement à la blessure.
+Pour moi, cette blessure eût été mortelle si l'assassin n'avait été à
+demi arrêté, dans le coup qu'il donnait, par le revolver de Mlle
+Stangerson. Blessé à la main, il lâchait son os de mouton et s'enfuyait.
+Malheureusement, le coup de l'os de mouton <i>était parti et était déjà
+arrivé</i>&hellip; et Mlle Stangerson était quasi assommée, après avoir
+failli être étranglée. Si Mlle Stangerson avait réussi à blesser l'homme
+de son premier coup de revolver, elle eût, sans doute, échappé à l'os de
+mouton&hellip; Mais elle a saisi certainement son revolver trop tard; puis,
+le premier coup, dans la lutte, a dévié, et la balle est allée se loger
+dans le plafond; ce n'est que le second coup qui a porté&hellip;»</p>
+
+<p>Ayant ainsi parlé, M. Darzac frappa à la porte du pavillon. Vous
+avouerai-je mon impatience de pénétrer dans le lieu même du crime? J'en
+tremblais, et, malgré tout l'immense intérêt que comportait l'histoire
+de l'os de mouton, je bouillais de voir que notre conversation se
+prolongeait et que la porte du pavillon ne s'ouvrait pas.</p>
+
+<p>Enfin, elle s'ouvrit.</p>
+
+<p>Un homme, que je reconnus pour être le père Jacques, était sur le seuil.</p>
+
+<p>Il me parut avoir la soixantaine bien sonnée. Une longue barbe blanche,
+des cheveux blancs sur lesquels il avait posé un béret basque, un
+complet de velours marron à côtes usé, des sabots; l'air bougon, une
+figure assez rébarbative qui s'éclaira cependant dès qu'il eut aperçu M.
+Robert Darzac.</p>
+
+<p>«Des amis, fit simplement notre guide. Il n'y a personne au pavillon,
+père Jacques?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dois laisser entrer personne, monsieur Robert, mais bien sûr la
+consigne n'est pas pour vous&hellip; Et pourquoi? Ils ont vu tout ce qu'il y
+avait à voir, ces messieurs de la justice. Ils en ont fait assez des
+dessins et des procès-verbaux&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur Jacques, une question avant toute autre chose, fit
+Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Dites, jeune homme, et, si je puis y répondre&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Votre maîtresse portait-elle, <i>ce soir-là</i>, les cheveux en
+bandeaux, vous savez bien, les cheveux en bandeaux sur le front?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon p'tit monsieur. Ma maîtresse n'a jamais porté les cheveux en
+bandeaux comme vous dites, ni ce soir-là, ni les autres jours. Elle
+avait, comme toujours, les cheveux relevés de façon à ce qu'on pouvait
+voir son beau front, pur comme celui de l'enfant qui vient de naître!&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille grogna, et se mit aussitôt à inspecter la porte. Il se
+rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que cette porte
+ne pouvait jamais rester ouverte et qu'il fallait une clef pour
+l'ouvrir. Puis nous entrâmes dans le vestibule, petite pièce assez
+claire, pavée de carreaux rouges.</p>
+
+<p>«Ah! voici la fenêtre, dit Rouletabille, par laquelle l'assassin s'est
+sauvé&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Qu'ils disent! monsieur, qu'ils disent! Mais, s'il s'était sauvé par
+là, nous l'aurions bien vu, pour sûr! Sommes pas aveugles! ni M.
+Stangerson, ni moi, ni les concierges qui-z-ont mis en prison! Pourquoi
+qui ne m'y mettent pas en prison, moi aussi, à cause de mon revolver?»</p>
+
+<p>Rouletabille avait déjà ouvert la fenêtre et examiné les volets.</p>
+
+<p>«Ils étaient fermés, à l'heure du crime?</p>
+
+<p>&mdash;Au loquet de fer, en dedans, fit le père Jacques&hellip; et moi j'suis bien
+sûr que l'assassin a passé au travers&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des taches de sang?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tenez, là, sur la pierre, en dehors&hellip; Mais du sang de quoi?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Rouletabille, on voit les pas&hellip; là, sur le chemin&hellip; la terre
+était très détrempée&hellip; nous examinerons cela tout à l'heure&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Des bêtises! interrompit le père Jacques&hellip; L'assassin n'a pas passé
+par là!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, par où?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je sais!&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille voyait tout, flairait tout. Il se mit à genoux et passa
+rapidement en revue les carreaux maculés du vestibule. Le père Jacques
+continuait:</p>
+
+<p>«Ah! vous ne trouverez rien, mon p'tit monsieur. Y n'ont rien trouvé&hellip;
+Et puis maintenant, c'est trop sale&hellip; Il est entré trop de gens! Ils
+veulent point que je lave le carreau&hellip; mais, le jour du crime, j'avais
+lavé tout ça à grande eau, moi, père Jacques&hellip; et, si l'assassin avait
+passé par là avec ses «ripatons», on l'aurait bien vu; il a assez laissé
+la marque de ses godillots dans la chambre de mademoiselle!&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille se releva et demanda:</p>
+
+<p>«Quand avez-vous lavé ces dalles pour la dernière fois?»</p>
+
+<p>Et il fixait le père Jacques d'un &oelig;il auquel rien n'échappe.</p>
+
+<p>«Mais dans la journée même du crime, j'vous dis! Vers les cinq heures et
+demie&hellip; pendant que mademoiselle et son père faisaient un tour de
+promenade avant de dîner ici même, car ils ont dîné dans le laboratoire.
+Le lendemain, quand le juge est venu, il a pu voir toutes les traces des
+pas par terre comme qui dirait de l'encre sur du papier blanc&hellip; Eh
+bien, ni dans le laboratoire, ni dans le vestibule qu'étaient propres
+comme un sou neuf, on n'a retrouvé ses pas&hellip; à l'homme!&hellip; Puisqu'on
+les retrouve auprès de la fenêtre, <i>dehors</i>, il faudrait donc qu'il
+ait troué le plafond de la «Chambre Jaune», qu'il ait passé par le
+grenier, qu'il ait troué le toit, et qu'il soit redescendu juste à la
+fenêtre du vestibule, en se laissant tomber&hellip; Eh bien, mais, y n'y a
+pas de trou au plafond de la «Chambre Jaune»&hellip; ni dans mon grenier,
+bien sûr!&hellip; Alors, vous voyez bien qu'on ne sait rien&hellip; mais rien de
+rien!&hellip; et qu'on ne saura, ma foi, jamais rien!&hellip; C'est un mystère
+du diable!</p>
+
+<p>Rouletabille se rejeta soudain à genoux, presque en face de la porte
+d'un petit lavatory qui s'ouvrait au fond du vestibule. Il resta dans
+cette position au moins une minute.</p>
+
+<p>«Eh bien? lui demandai-je quand il se releva.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! rien de bien important; une goutte de sang.</p>
+
+<p>Le jeune homme se retourna vers le père Jacques.</p>
+
+<p>«Quand vous vous êtes mis à laver le laboratoire et le vestibule, la
+fenêtre du vestibule était ouverte?</p>
+
+<p>&mdash;Je venais de l'ouvrir parce que j'avais allumé du charbon de bois pour
+monsieur, sur le fourneau du laboratoire; et, comme je l'avais allumé
+avec des journaux, il y a eu de la fumée; j'ai ouvert les fenêtres du
+laboratoire et celle du vestibule pour faire courant d'air; puis j'ai
+refermé celles du laboratoire et laissé ouverte celle du vestibule, et
+puis je suis sorti un instant pour aller chercher une lavette au château
+et c'est en rentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures et demie
+que je me suis mis à laver les dalles; après avoir lavé, je suis
+reparti, laissant toujours la fenêtre du vestibule ouverte. Enfin pour
+la dernière fois, quand je suis rentré au pavillon, <i>la fenêtre était
+fermée</i> et monsieur et mademoiselle travaillaient déjà dans le
+laboratoire.</p>
+
+<p>&mdash;M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute fermé la fenêtre en entrant?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne leur avez pas demandé?</p>
+
+<p>&mdash;Non!&hellip;»</p>
+
+<p>Après un coup d'&oelig;il assidu au petit lavatory et à la cage de
+l'escalier qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour qui nous
+semblions ne plus exister, pénétra dans le laboratoire. C'est, je
+l'avoue, avec une forte émotion que je l'y suivis. Robert Darzac ne
+perdait pas un geste de mon ami&hellip; Quant à moi, mes yeux allèrent tout
+de suite à la porte de la «Chambre Jaune». Elle était refermée, ou
+plutôt poussée sur le laboratoire, car je constatai immédiatement
+qu'elle était à moitié défoncée et hors d'usage&hellip; les efforts de ceux
+qui s'étaient rués sur elle, au moment du drame, l'avaient brisée&hellip;</p>
+
+<p>Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec méthode, considérait, sans
+dire un mot, la pièce dans laquelle nous nous trouvions&hellip; Elle était
+vaste et bien éclairée. Deux grandes fenêtres, presque des baies,
+garnies de barreaux, prenaient jour sur l'immense campagne. Une trouée
+dans la forêt; une vue merveilleuse sur toute la vallée, sur la plaine,
+jusqu'à la grande ville qui devait apparaître, là-bas, tout au bout, les
+jours de soleil. Mais, aujourd'hui, il n'y a que de la boue sur la
+terre, de la suie au ciel&hellip; et du sang dans cette chambre&hellip;</p>
+
+<p>Tout un côté du laboratoire était occupé par une vaste cheminée, par
+des creusets, par des fours propres à toutes expériences de chimie. Des
+cornues, des instruments de physique un peu partout; des tables
+surchargées de fioles, de papiers, de dossiers, une machine
+électrique&hellip; des piles&hellip; un appareil, me dit M. Robert Darzac, employé
+par le professeur Stangerson «pour démontrer la dissociation de la
+matière sous l'action de la lumière solaire», etc.</p>
+
+<p>Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines ou
+armoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, des appareils
+photographiques spéciaux, une quantité incroyable de cristaux&hellip;</p>
+
+<p>Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée. Du bout du doigt, il
+fouillait dans les creusets&hellip; Tout d'un coup, il se redressa, tenant un
+petit morceau de papier à moitié consumé&hellip; Il vint à nous qui causions
+auprès d'une fenêtre, et il dit:</p>
+
+<p>«Conservez-nous cela, Monsieur Darzac.»</p>
+
+<p>Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venait de
+prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls
+mots qui restaient lisibles:</p>
+
+<p class="c">presbytère &nbsp;&nbsp;&nbsp; rien perdu &nbsp;&nbsp;&nbsp; charme,<br />
+ni le jar &nbsp;&nbsp;&nbsp; de son éclat.</p>
+
+<p>Et, au-dessous: «23 octobre.»</p>
+
+<p>Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés venaient me frapper,
+et, pour la deuxième fois, je vis qu'ils produisaient sur le professeur
+en Sorbonne le même effet foudroyant. Le premier soin de M. Darzac fut
+de regarder du côté du père Jacques. Mais celui-ci ne nous avait pas
+vus, occupé qu'il était à l'autre fenêtre&hellip; Alors, le fiancé de Mlle
+Stangerson ouvrit son portefeuille en tremblant, y serra le papier, et
+soupira: «Mon Dieu!»</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Rouletabille était monté dans la cheminée;
+c'est-à-dire que, debout sur les briques d'un fourneau, il considérait
+attentivement cette cheminée qui allait se rétrécissant, et qui, à
+cinquante centimètres au-dessus de sa tête, se fermait entièrement par
+des plaques de fer scellées dans la brique, laissant passer trois tuyaux
+d'une quinzaine de centimètres de diamètre chacun.</p>
+
+<p>«Impossible de passer par là, énonça le jeune homme en sautant dans le
+laboratoire. Du reste, s'«il» l'avait même tenté, toute cette ferraille
+serait par terre. Non! Non! ce n'est pas de ce côté qu'il faut
+chercher&hellip;</p>
+
+<p>Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portes
+d'armoires. Puis, ce fut le tour des fenêtres qu'il déclara
+infranchissables et «infranchies». À la seconde fenêtre, il trouva le
+père Jacques en contemplation.</p>
+
+<p>«Eh bien, père Jacques, qu'est-ce que vous regardez par là?</p>
+
+<p>&mdash;Je r'garde l'homme de la police qui ne cesse point de faire le tour de
+l'étang&hellip; Encore un malin qui n'en verra pas plus long qu'les autres!</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas Frédéric Larsan, père Jacques! dit
+Rouletabille, en secouant la tête avec mélancolie, sans cela vous ne
+parleriez pas comme ça&hellip; S'il y en a un ici qui trouve l'assassin, ce
+sera lui, faut croire!»</p>
+
+<p>Et Rouletabille poussa un soupir.</p>
+
+<p>«Avant qu'on le retrouve, faudrait savoir comment on l'a perdu!&hellip;
+répliqua le père Jacques, têtu.</p>
+
+<p>Enfin, nous arrivâmes à la porte de la «Chambre Jaune».</p>
+
+<p>«Voilà la porte derrière laquelle il se passait quelque chose!» fit
+Rouletabille avec une solennité qui, en toute autre circonstance, eût
+été comique.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch7">VII<br />
+Où Rouletabille part en expédition sous le lit</h2>
+
+
+<p>Rouletabille ayant poussé la porte de la «Chambre Jaune» s'arrêta sur le
+seuil, disant avec une émotion que je ne devais comprendre que plus
+tard: «Oh! Le parfum de la dame en noir!» La chambre était obscure; le
+père Jacques voulut ouvrir les volets, mais Rouletabille l'arrêta:</p>
+
+<p>«Est-ce que, dit-il, le drame s'est passé en pleine obscurité?</p>
+
+<p>&mdash;Non, jeune homme, je ne pense point. Mam'zelle tenait beaucoup à avoir
+une veilleuse sur sa table, et c'est moi qui la lui allumais tous les
+soirs avant qu'elle aille se coucher&hellip; J'étais quasi sa femme de
+chambre, quoi! quand v'nait le soir! La vraie femme de chambre ne v'nait
+guère que le matin. Mam'zelle travaille si tard&hellip; la nuit!</p>
+
+<p>&mdash;Où était cette table qui supportait la veilleuse? Loin du lit?</p>
+
+<p>&mdash;Loin du lit.</p>
+
+<p>&mdash;Pouvez-vous, maintenant, allumer la veilleuse?</p>
+
+<p>&mdash;La veilleuse est brisée, et l'huile s'en est répandue quand la table
+est tombée. Du reste, tout est resté dans le même état. Je n'ai qu'à
+ouvrir les volets et vous allez voir&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Attendez!»</p>
+
+<p>Rouletabille rentrant dans le laboratoire, alla fermer les volets des
+deux fenêtres et la porte du vestibule. Quand nous fûmes dans la nuit
+noire, il alluma une allumette-bougie, la donna au père Jacques, dit à
+celui-ci de se diriger avec son allumette vers le milieu de la «Chambre
+Jaune», à l'endroit où brûlait, cette nuit-là, la veilleuse. Le père
+Jacques, qui était en chaussons (il laissait à l'ordinaire ses sabots
+dans le vestibule), entra dans la «Chambre Jaune» avec son bout
+d'allumette, et nous distinguâmes vaguement, mal éclairés par la petite
+flamme mourante, des objets renversés sur le carreau, un lit dans le
+coin, et, en face de nous, à gauche, le reflet d'une glace, pendue au
+mur, près du lit. Ce fut rapide.</p>
+
+<p>Rouletabille dit: «C'est assez! Vous pouvez ouvrir les volets.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout n'avancez pas, pria le père Jacques; vous pourriez faire des
+marques avec vos souliers&hellip; et il ne faut rien déranger&hellip; C'est une
+idée du juge, une idée comme ça, bien que son affaire soit déjà
+faite&hellip;»</p>
+
+<p>Et il poussa les volets. Le jour livide du dehors entra, éclairant un
+désordre sinistre, entre des murs de safran. Le plancher&mdash;car si le
+vestibule et le laboratoire étaient carrelés, la «Chambre Jaune» était
+planchéiée&mdash;était recouvert d'une natte jaune, d'un seul morceau, qui
+tenait presque toute la pièce, allant sous le lit et sous la
+table-toilette, seuls meubles qui, avec le lit, fussent encore sur leurs
+pieds. La table ronde du milieu, la table de nuit et deux chaises
+étaient renversées. Elles n'empêchaient point de voir, sur la natte, une
+large tache de sang qui provenait, nous dit le père Jacques, de la
+blessure au front de Mlle Stangerson. En outre, des gouttelettes de sang
+étaient répandues un peu partout et suivaient, en quelque sorte, la
+trace très visible des pas, des larges pas noirs, de l'assassin. Tout
+faisait présumer que ces gouttes de sang venaient de la blessure de
+l'homme qui avait, un moment, imprimé sa main rouge sur le mur. Il y
+avait d'autres traces de cette main sur le mur, mais beaucoup moins
+distinctes. C'est bien là la trace d'une rude main d'homme ensanglantée.</p>
+
+<p>Je ne pus m'empêcher de m'écrier:</p>
+
+<p>«Voyez!&hellip; voyez ce sang sur le mur&hellip; L'homme qui a appliqué si
+fermement sa main ici était alors dans l'obscurité et croyait
+certainement tenir une porte. Il croyait la pousser! C'est pourquoi il a
+fortement appuyé, laissant sur le papier jaune un dessin terriblement
+accusateur, car je ne sache point qu'il y ait beaucoup de mains au monde
+de cette sorte-là. Elle est grande et forte, et les doigts sont presque
+aussi longs les uns que les autres! Quant au pouce, il manque! Nous
+n'avons que la marque de la paume. Et si nous suivons la «trace» de
+cette main, continuai-je, nous la voyons, qui, après s'être appuyée au
+mur, le tâte, cherche la porte, la trouve, cherche la serrure&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, interrompit Rouletabille en ricanant, <i>mais il
+n'y a pas de sang à la serrure, ni au verrou!&hellip;</i></p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela prouve? Répliquai-je avec un bon sens dont j'étais
+fier, «il» aura ouvert serrure et verrou de la main gauche, ce qui est
+tout naturel puisque la main droite est blessée&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a rien ouvert du tout! s'exclama encore le père Jacques. Nous ne
+sommes pas fous, peut-être! Et nous étions quatre quand nous avons fait
+sauter la porte!»</p>
+
+<p>Je repris:</p>
+
+<p>«Quelle drôle de main! Regardez-moi cette drôle de main!</p>
+
+<p>&mdash;C'est une main fort naturelle, répliqua Rouletabille, dont le dessin a
+été déformé <i>par le glissement sur le mur</i>. L'homme
+<i>a essuyé sa main blessée sur le mur!
+Cet homme doit mesurer un mètre quatre-vingt.</i></p>
+
+<p>&mdash;À quoi voyez-vous cela?</p>
+
+<p>&mdash;À la hauteur de la main sur le mur&hellip;»</p>
+
+<p>Mon ami s'occupa ensuite de la trace de la balle dans le mur. Cette
+trace était un trou rond.</p>
+
+<p>«La balle, dit Rouletabille, est arrivée de face: ni d'en haut, par
+conséquent, ni d'en bas.</p>
+
+<p>Et il nous fit observer encore qu'elle était de quelques centimètres
+plus bas sur le mur que le stigmate laissé par la main.</p>
+
+<p>Rouletabille, retournant à la porte, avait le nez, maintenant, sur la
+serrure et le verrou. Il constata qu'on avait bien fait sauter la
+porte, du dehors, serrure et verrou étant encore, sur cette porte
+défoncée, l'une fermée, l'autre poussé, et, sur le mur, les deux gâches
+étant quasi arrachées, pendantes, retenues encore par une vis.</p>
+
+<p>Le jeune rédacteur de <i>L'Époque</i> les considéra avec attention,
+reprit la porte, la regarda des deux côtés, s'assura qu'il n'y avait
+aucune possibilité de fermeture ou d'ouverture du verrou «de
+l'extérieur», et s'assura qu'on avait retrouvé la clef dans la serrure,
+«à l'intérieur». Il s'assura encore qu'une fois la clef dans la serrure
+à l'intérieur, on ne pouvait ouvrir cette serrure de l'intérieur avec
+une autre clef. Enfin, ayant constaté qu'il n'y avait, à cette porte,
+«aucune fermeture automatique, bref, qu'elle était la plus naturelle de
+toutes les portes, munie d'une serrure et d'un verrou très solides qui
+étaient restés fermés», il laissa tomber ces mots: «ça va mieux!» Puis,
+s'asseyant par terre, il se déchaussa hâtivement.</p>
+
+<p>Et, sur ses chaussettes, il s'avança dans la chambre. La première chose
+qu'il fit fut de se pencher sur les meubles renversés et de les examiner
+avec un soin extrême. Nous le regardions en silence. Le père Jacques lui
+disait, de plus en plus ironique:</p>
+
+<p>«Oh! mon p'tit! Oh! mon p'tit! Vous vous donnez bien du mal!&hellip;»</p>
+
+<p>Mais Rouletabille redressa la tête:</p>
+
+<p>«Vous avez dit la pure vérité, père Jacques, votre maîtresse n'avait
+pas, ce soir-là, ses cheveux en bandeaux; c'est moi qui étais une
+vieille bête de croire cela!&hellip;»</p>
+
+<p>Et, souple comme un serpent, il se glissa sous le lit.</p>
+
+<p>Et le père Jacques reprit:</p>
+
+<p>«Et dire, monsieur, et dire que l'assassin était caché là-dessous! Il y
+était quand je suis entré à dix heures, pour fermer les volets et
+allumer la veilleuse, puisque ni M. Stangerson, ni Mlle Mathilde, ni
+moi, n'avons plus quitté le laboratoire jusqu'au moment du crime.»</p>
+
+<p>On entendait la voix de Rouletabille, sous le lit:</p>
+
+<p>«À quelle heure, monsieur Jacques, M. et Mlle Stangerson sont-ils
+arrivés dans le laboratoire pour ne plus le quitter?</p>
+
+<p>&mdash;À six heures!»</p>
+
+<p>La voix de Rouletabille continuait:</p>
+
+<p>«Oui, il est venu là-dessous&hellip; c'est certain&hellip; Du reste, il n'y a que
+là qu'il pouvait se cacher&hellip; Quand vous êtes entrés, tous les quatre,
+vous avez regardé sous le lit?</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite&hellip; Nous avons même entièrement bousculé le lit avant de
+le remettre à sa place.</p>
+
+<p>&mdash;Et entre les matelas?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y avait, à ce lit, qu'un matelas sur lequel on a posé Mlle
+Mathilde. Et le concierge et M. Stangerson ont transporté ce matelas
+immédiatement dans le laboratoire. Sous le matelas, il n'y avait que le
+sommier métallique qui ne saurait dissimuler rien, ni personne. Enfin,
+monsieur, songez que nous étions quatre, et que rien ne pouvait nous
+échapper, la chambre étant si petite, dégarnie de meubles, et tout étant
+fermé derrière nous, dans le pavillon.»</p>
+
+<p>J'osai une hypothèse:</p>
+
+<p>«Il est peut-être sorti avec le matelas! Dans le matelas, peut-être&hellip;
+Tout est possible devant un pareil mystère! Dans leur trouble, M.
+Stangerson et le concierge ne se seront pas aperçus qu'ils
+transportaient double poids&hellip; <i>et puis, si le concierge est complice!&hellip;</i>
+Je vous donne cette hypothèse pour ce qu'elle vaut, mais voilà
+qui expliquerait bien des choses&hellip; et, particulièrement, le fait que le
+laboratoire et le vestibule sont restés vierges des traces de pas qui se
+trouvent dans la chambre. Quand on a transporté mademoiselle du
+laboratoire au château, le matelas, arrêté un instant près de la
+fenêtre, aurait pu permettre à l'homme de se sauver&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et puis quoi encore? Et puis quoi encore? Et puis quoi encore?» me
+lança Rouletabille, en riant délibérément, sous le lit&hellip;</p>
+
+<p>J'étais un peu vexé:</p>
+
+<p>«Vraiment on ne sait plus&hellip; Tout paraît possible&hellip;»</p>
+
+<p>Le père Jacques fit:</p>
+
+<p>«C'est une idée qu'a eue le juge d'instruction, monsieur, et il a fait
+examiner sérieusement le matelas. Il a été obligé de rire de son idée,
+monsieur, comme votre ami rit en ce moment, car ça n'était bien sûr pas
+un matelas à double fond!&hellip; Et puis, quoi! s'il y avait eu un homme
+dans le matelas on l'aurait vu!&hellip;»</p>
+
+<p>Je dus rire moi-même, et, en effet, j'eus la preuve, depuis, que j'avais
+dit quelque chose d'absurde. Mais où commençait, où finissait l'absurde
+dans une affaire pareille!</p>
+
+<p>Mon ami, seul, était capable de le dire, et encore!&hellip;</p>
+
+<p>«Dites donc! s'écria le reporter, toujours sous le lit, elle a été bien
+remuée, cette carpette-là?</p>
+
+<p>&mdash;Par nous, monsieur, expliqua le père Jacques. Quand nous n'avons pas
+trouvé l'assassin, nous nous sommes demandé s'il n'y avait pas un trou
+dans le plancher&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y en a pas, répondit Rouletabille. Avez-vous une cave?</p>
+
+<p>&mdash;Non, il n'y a pas de cave&hellip; Mais cela n'a pas arrêté nos recherches
+et ça n'a pas empêché M. le juge d'instruction, et surtout son greffier,
+d'étudier le plancher planche à planche, comme s'il y avait eu une cave
+dessous&hellip;»</p>
+
+<p>Le reporter, alors, réapparut. Ses yeux brillaient, ses narines
+palpitaient; on eût dit un jeune animal au retour d'un heureux affût&hellip;
+Il resta à quatre pattes. En vérité, je ne pouvais mieux le comparer
+dans ma pensée qu'à une admirable bête de chasse sur la piste de quelque
+surprenant gibier&hellip; Et il flaira les pas de l'homme, de l'homme qu'il
+s'était juré de rapporter à son maître, M. le directeur de
+<i>L'Époque</i>, car il ne faut pas oublier que notre Joseph
+Rouletabille était journaliste!</p>
+
+<p>Ainsi, à quatre pattes, il s'en fut aux quatre coins de la pièce,
+reniflant tout, faisant le tour de tout, de tout ce que nous voyions, ce
+qui était peu de chose, et de tout ce que nous ne voyions pas et qui
+était, paraît-il, immense.</p>
+
+<p>La table-toilette était une simple tablette sur quatre pieds; impossible
+de la transformer en une cachette passagère&hellip; Pas une armoire&hellip; Mlle
+Stangerson avait sa garde-robe au château.</p>
+
+<p>Le nez, les mains de Rouletabille montaient le long des murs, <i>qui
+étaient partout de brique épaisse</i>. Quand il eut fini avec les murs
+et passé ses doigts agiles sur toute la surface du papier jaune,
+atteignant ainsi le plafond auquel il put toucher, en montant sur une
+chaise qu'il avait placée sur la table-toilette, et en faisant glisser
+autour de la pièce cet ingénieux escabeau; quand il eut fini avec le
+plafond où il examina soigneusement la trace de l'autre balle, il
+s'approcha de la fenêtre et ce fut encore le tour des barreaux et celui
+des volets, tous bien solides et intacts. Enfin, il poussa un ouf! «de
+satisfaction» et déclara que, «maintenant, il était tranquille!»</p>
+
+<p>«Eh bien, croyez-vous qu'elle était enfermée, la pauvre chère
+mademoiselle quand on nous l'assassinait! Quand elle nous appelait à son
+secours!&hellip; gémit le père Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit le jeune reporter, en s'essuyant le front&hellip; la <i>Chambre
+Jaune était, ma foi, fermée comme un coffre-fort&hellip;</i></p>
+
+<p>&mdash;De fait, observai-je, voilà bien pourquoi ce mystère est le plus
+surprenant que je connaisse, <i>même dans le domaine de
+l'imagination</i>. Dans le <i>Double Assassinat de la rue Morgue</i>,
+Edgar Poe n'a rien inventé de semblable. Le lieu du crime était assez
+fermé pour ne pas laisser échapper un homme, mais il y avait encore
+cette fenêtre par laquelle pouvait se glisser l'auteur des assassinats
+qui était un singe!&hellip; Mais ici, il ne saurait être question d'aucune
+ouverture d'aucune sorte. La porte close et les volets fermés comme ils
+l'étaient, et la fenêtre fermée comme elle l'était, <i>une mouche ne
+pouvait entrer ni sortir!</i></p>
+
+<p>&mdash;En vérité! En vérité! acquiesça Rouletabille, qui s'épongeait toujours
+le front, semblant suer moins de son récent effort corporel que de
+l'agitation de ses pensées. En vérité! C'est un très grand et très beau
+et très curieux mystère!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;La «Bête du Bon Dieu», bougonna le père Jacques, la «Bête du Bon Dieu»
+elle-même, si elle avait commis le crime, n'aurait pas pu s'échapper&hellip;
+Écoutez!&hellip; L'entendez-vous?&hellip; Silence!&hellip;»</p>
+
+<p>Le père Jacques nous faisait signe de nous taire et, le bras tendu vers
+le mur, vers la prochaine forêt, écoutait quelque chose que nous
+n'entendions point.</p>
+
+<p>«Elle est partie, finit-il par dire. Il faudra que je la tue&hellip; Elle est
+trop sinistre, cette bête-là&hellip; mais c'est la «Bête du Bon Dieu»; elle
+va prier toutes les nuits sur la tombe de sainte Geneviève, et personne
+n'ose y toucher de peur que la mère Agenoux jette un mauvais sort&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Comment est-elle grosse, la «Bête du Bon Dieu»?</p>
+
+<p>&mdash;Quasiment comme un gros chien basset&hellip; c'est un monstre que je vous
+dis. Ah! Je me suis demandé plus d'une fois si ça n'était pas elle qui
+avait pris de ses griffes notre pauvre mademoiselle à la gorge&hellip; Mais
+«la Bête du Bon Dieu» ne porte pas des godillots, ne tire pas des coups
+de revolver, n'a pas une main pareille!&hellip; s'exclama le père Jacques en
+nous montrant encore la main rouge sur le mur. Et puis, on l'aurait vue
+aussi bien qu'un homme, et elle aurait été enfermée dans la chambre et
+dans le pavillon, aussi bien qu'un homme!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, fis-je. De loin, avant d'avoir vu la «Chambre Jaune», je
+m'étais, moi aussi, demandé si le chat de la mère Agenoux&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous aussi! s'écria Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Moi non, pas une minute&hellip; depuis que j'ai lu l'article du <i>Matin</i>,
+<i>je sais qu'il ne s'agit pas d'une bête!</i> Maintenant, je jure qu'il
+s'est passé là une tragédie effroyable&hellip; Mais vous ne parlez pas du
+béret retrouvé, ni du mouchoir, père Jacques?</p>
+
+<p>&mdash;Le magistrat les a pris, bien entendu», fit l'autre avec hésitation.</p>
+
+<p>Le reporter lui dit, très grave:</p>
+
+<p>«Je n'ai vu, moi, ni le mouchoir, ni le béret, mais je peux cependant
+vous dire comment ils sont faits.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes bien malin&hellip;», et le père Jacques toussa, embarrassé.</p>
+
+<p>«Le mouchoir est un gros mouchoir bleu à raies rouges, et le béret, est
+un vieux béret basque, comme celui-là, ajouta Rouletabille en montrant
+la coiffure de l'homme.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pourtant vrai&hellip; vous êtes sorcier&hellip;»</p>
+
+<p>Et le père Jacques essaya de rire, mais n'y parvint pas.</p>
+
+<p>«Comment qu'vous savez que le mouchoir est bleu à raies rouges?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, s'il n'avait pas été bleu à raies rouges, on n'aurait pas
+trouvé de mouchoir du tout!»</p>
+
+<p>Sans plus s'occuper du père Jacques, mon ami prit dans sa poche un
+morceau de papier blanc, ouvrit une paire de ciseaux, se pencha sur les
+traces de pas, appliqua son papier sur l'une des traces et commença à
+découper. Il eut ainsi une semelle de papier d'un contour très net, et
+me la donna en me priant de ne pas la perdre.</p>
+
+<p>Il se retourna ensuite vers la fenêtre et, montrant au père Jacques,
+Frédéric Larsan qui n'avait pas quitté les bords de l'étang, il
+s'inquiéta de savoir si le policier n'était point venu, lui aussi,
+«travailler dans la Chambre Jaune».</p>
+
+<p>«Non! répondit M. Robert Darzac, qui, depuis que Rouletabille lui avait
+passé le petit bout de papier roussi, n'avait pas prononcé un mot. Il
+prétend qu'il n'a point besoin de voir la «Chambre Jaune», que
+l'assassin est sorti de la «Chambre Jaune» d'une façon très naturelle,
+et qu'il s'en expliquera ce soir!</p>
+
+<p>En entendant M. Robert Darzac parler ainsi, Rouletabille&mdash;chose
+extraordinaire&mdash;pâlit.</p>
+
+<p>«Frédéric Larsan posséderait-il la vérité que je ne fais que pressentir!
+murmura-t-il. Frédéric Larsan est très fort&hellip; très fort&hellip; et je
+l'admire&hellip; Mais aujourd'hui, il s'agit de faire mieux qu'une &oelig;uvre
+de policier&hellip; <i>mieux que ce qu'enseigne l'expérience!&hellip; il s'agit
+d'être logique</i>, mais logique, entendez-moi bien, comme le bon Dieu
+a été logique quand il a dit: 2 + 2 = 4&hellip;! IL S'AGIT DE PRENDRE LA
+RAISON PAR LE BON BOUT!»</p>
+
+<p>Et le reporter se précipita dehors, éperdu à cette idée que le grand, le
+fameux Fred pouvait apporter avant lui la solution du problème de la
+«Chambre Jaune!»</p>
+
+<p>Je parvins à le rejoindre sur le seuil du pavillon.</p>
+
+<p>«Allons! lui dis-je, calmez-vous&hellip; vous n'êtes donc pas content?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, m'avoua-t-il avec un grand soupir. <i>Je suis très content</i>.
+J'ai découvert bien des choses&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;De l'ordre moral ou de l'ordre matériel?</p>
+
+<p>&mdash;Quelques-unes de l'ordre moral et une de l'ordre matériel. Tenez,
+ceci, par exemple.»</p>
+
+<p>Et, rapidement, il sortit de la poche de son gilet une feuille de papier
+qu'il avait dû y serrer pendant son expédition sous le lit, et dans le
+pli de laquelle il avait déposé <i>un cheveu blond de femme</i>.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch8">VIII<br />
+Le juge d'instruction interroge Mlle Stangerson</h2>
+
+
+<p>Cinq minutes plus tard, Joseph Rouletabille se penchait sur les
+empreintes de pas découvertes dans le parc, sous la fenêtre même du
+vestibule, quand un homme, qui devait être un serviteur du château, vint
+à nous à grandes enjambées, et cria à M. Robert Darzac qui descendait du
+pavillon:</p>
+
+<p>«Vous savez, monsieur Robert, que le juge d'instruction est en train
+d'interroger mademoiselle.»</p>
+
+<p>M. Robert Darzac nous jeta aussitôt une vague excuse et se prit à courir
+dans la direction du château; l'homme courut derrière lui.</p>
+
+<p>«Si le cadavre parle, fis-je, cela va devenir intéressant.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut savoir, dit mon ami. Allons au château.»</p>
+
+<p>Et il m'entraîna. Mais, au château, un gendarme placé dans le vestibule
+nous interdit l'accès de l'escalier du premier étage. Nous dûmes
+attendre.</p>
+
+<p>Pendant ce temps-là, voici ce qui se passait dans la chambre de la
+victime. Le médecin de la famille, trouvant que Mlle Stangerson allait
+beaucoup mieux, mais craignant une rechute fatale qui ne permettrait
+plus de l'interroger, avait cru de son devoir d'avertir le juge
+d'instruction&hellip; et celui-ci avait résolu de procéder immédiatement à un
+bref interrogatoire. À cet interrogatoire assistèrent M. de Marquet, le
+greffier, M. Stangerson, le médecin. Je me suis procuré plus tard, au
+moment du procès, le texte de cet interrogatoire. Le voici, dans toute
+sa sécheresse juridique:</p>
+
+<p>Demande.&mdash;Sans trop vous fatiguer, êtes-vous capable, mademoiselle, de
+nous donner quelques détails nécessaires sur l'affreux attentat dont
+vous avez été victime?</p>
+
+<p>Réponse.&mdash;Je me sens beaucoup mieux, monsieur, et je vais vous dire ce
+que je sais. Quand j'ai pénétré dans ma chambre, je ne me suis aperçue
+de rien d'anormal.</p>
+
+<p>D.&mdash;Pardon, mademoiselle, si vous me le permettez, je vais vous poser
+des questions et vous y répondrez. Cela vous fatiguera moins qu'un long
+récit.</p>
+
+<p>R.&mdash;Faites, monsieur.</p>
+
+<p>D.&mdash;Quel fut ce jour-là l'emploi de votre journée? Je le désirerais
+aussi précis, aussi méticuleux que possible. Je voudrais, mademoiselle,
+suivre tous vos gestes, ce jour-là, si ce n'est point trop vous
+demander.</p>
+
+<p>R.&mdash;Je me suis levée tard, à dix heures, car mon père et moi nous
+étions rentrés tard dans la nuit, ayant assisté au dîner et à la
+réception offerts par le président de la République, en l'honneur des
+délégués de l'académie des sciences de Philadelphie. Quand je suis
+sortie de ma chambre, à dix heures et demie, mon père était déjà au
+travail dans le laboratoire. Nous avons travaillé ensemble jusqu'à midi;
+nous avons fait une promenade d'une demi-heure dans le parc; nous avons
+déjeuné au château. Une demi-heure de promenade, jusqu'à une heure et
+demie, comme tous les jours. Puis, mon père et moi, nous retournons au
+laboratoire. Là, nous trouvons ma femme de chambre qui vient de faire ma
+chambre. J'entre dans la «Chambre Jaune» pour donner quelques ordres
+sans importance à cette domestique qui quitte le pavillon aussitôt et je
+me remets au travail avec mon père. À cinq heures, nous quittons le
+pavillon pour une nouvelle promenade et le thé.</p>
+
+<p>D.&mdash;Au moment de sortir, à cinq heures, êtes-vous entrée dans votre
+chambre?</p>
+
+<p>R.&mdash;Non, monsieur, c'est mon père qui est entré dans ma chambre, pour y
+chercher, sur ma prière, mon chapeau.</p>
+
+<p>D.&mdash;Et il n'y a rien vu de suspect?</p>
+
+<p>M. STANGERSON.&mdash;Évidemment non, monsieur.</p>
+
+<p>D.&mdash;Du reste, il est à peu près sûr que l'assassin n'était pas encore
+sous le lit, à ce moment-là. Quand vous êtes partie, la porte de la
+chambre n'avait pas été fermée à clef?</p>
+
+<p>Mlle STANGERSON.&mdash;Non. Nous n'avions aucune raison pour cela&hellip;</p>
+
+<p>D.&mdash;Vous avez été combien de temps partis du pavillon à ce moment-là, M.
+Stangerson et vous?</p>
+
+<p>R.&mdash;Une heure environ.</p>
+
+<p>D.&mdash;C'est pendant cette heure-là, sans doute, que l'assassin s'est
+introduit dans le pavillon. Mais comment? On ne le sait pas. On trouve
+bien, dans le parc, des traces de pas <i>qui s'en vont</i> de la
+fenêtre du vestibule, on n'en trouve point qui <i>y viennent</i>.
+Aviez-vous remarqué que la fenêtre du vestibule fût ouverte quand vous
+êtes sortie avec votre père?</p>
+
+<p>R.&mdash;Je ne m'en souviens pas.</p>
+
+<p>M. STANGERSON.&mdash;Elle était fermée.</p>
+
+<p>D.&mdash;Et quand vous êtes rentrés?</p>
+
+<p>Mlle STANGERSON.&mdash;Je n'ai pas fait attention.</p>
+
+<p>M. STANGERSON.&mdash;Elle était encore fermée&hellip;, je m'en souviens très
+bien, car, en rentrant, j'ai dit tout haut: «Vraiment, pendant notre
+absence, le père Jacques aurait pu ouvrir!&hellip;»</p>
+
+<p>D.&mdash;Étrange! Étrange! Rappelez-vous, monsieur Stangerson, que le père
+Jacques, en votre absence, et avant de sortir, l'avait ouverte. Vous
+êtes donc rentrés à six heures dans le laboratoire et vous vous êtes
+remis au travail?</p>
+
+<p>Mlle STANGERSON.&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>D.&mdash;Et vous n'avez plus quitté le laboratoire depuis cette heure-là
+jusqu'au moment où vous êtes entrée dans votre chambre?</p>
+
+<p>M. STANGERSON.&mdash;Ni ma fille, ni moi, monsieur. Nous avions un travail
+tellement pressé que nous ne perdions pas une minute. C'est à ce point
+que nous négligions toute autre chose.</p>
+
+<p>D.&mdash;Vous avez dîné dans le laboratoire?</p>
+
+<p>R.&mdash;Oui, pour la même raison.</p>
+
+<p>D.&mdash;Avez-vous coutume de dîner dans le laboratoire?</p>
+
+<p>R.&mdash;Nous y dînons rarement.</p>
+
+<p>D.&mdash;L'assassin ne pouvait pas savoir que vous dîneriez, ce soir-là, dans
+le laboratoire?</p>
+
+<p>M. STANGERSON.&mdash;Mon Dieu, monsieur, je ne pense pas&hellip; C'est dans le
+temps que nous revenions, vers six heures, au pavillon, que je pris
+cette résolution de dîner dans le laboratoire, ma fille et moi. À ce
+moment, je fus abordé par mon garde qui me retint un instant pour me
+demander de l'accompagner dans une tournée urgente du côté des bois dont
+j'avais décidé la coupe. Je ne le pouvais point et remis au lendemain
+cette besogne, et je priai alors le garde, puisqu'il passait par le
+château, d'avertir le maître d'hôtel que nous dînerions dans le
+laboratoire. Le garde me quitta, allant faire ma commission, et je
+rejoignis ma fille à laquelle j'avais remis la clef du pavillon et qui
+l'avait laissée sur la porte à l'extérieur. Ma fille était déjà au
+travail.</p>
+
+<p>D.&mdash;À quelle heure, mademoiselle, avez-vous pénétré dans votre chambre
+pendant que votre père continuait à travailler?</p>
+
+<p>Mlle STANGERSON.&mdash;À minuit.</p>
+
+<p>D.&mdash;Le père Jacques était entré dans le courant de la soirée dans la
+«Chambre Jaune»?</p>
+
+<p>R.&mdash;Pour fermer les volets et allumer la veilleuse, comme chaque soir&hellip;</p>
+
+<p>D.&mdash;Il n'a rien remarqué de suspect?</p>
+
+<p>R.&mdash;Il nous l'aurait dit. Le père Jacques est un brave homme qui m'aime
+beaucoup.</p>
+
+<p>D.&mdash;Vous affirmez, monsieur Stangerson, que le père Jacques, ensuite,
+n'a pas quitté le laboratoire? Qu'il est resté tout le temps avec vous?</p>
+
+<p>M. STANGERSON.&mdash;J'en suis sûr. Je n'ai aucun soupçon de ce côté.</p>
+
+<p>D.&mdash;Mademoiselle, quand vous avez pénétré dans votre chambre, vous avez
+immédiatement fermé votre porte à clef et au verrou?
+Voilà bien des précautions, sachant que votre père et votre serviteur
+sont là. Vous craigniez donc quelque chose?</p>
+
+<p>R.&mdash;Mon père n'allait pas tarder à rentrer au château, et le père
+Jacques, à aller se coucher. Et puis, en effet, je craignais quelque
+chose.</p>
+
+<p>D.&mdash;Vous craigniez si bien quelque chose que vous avez emprunté le
+revolver du père Jacques sans le lui dire?</p>
+
+<p>R.&mdash;C'est vrai, je ne voulais effrayer personne, d'autant plus que mes
+craintes pouvaient être tout à fait puériles.</p>
+
+<p>D.&mdash;Et que craigniez-vous donc?</p>
+
+<p>R.&mdash;Je ne saurais au juste vous le dire; depuis plusieurs nuits, il me
+semblait entendre dans le parc et hors du parc, autour du pavillon, des
+bruits insolites, quelquefois des pas, des craquements de branches. La
+nuit qui a précédé l'attentat, nuit où je ne me suis pas couchée avant
+trois heures du matin, à notre retour de l'Élysée, je suis restée un
+instant à ma fenêtre et j'ai bien cru voir des ombres&hellip;</p>
+
+<p>D.&mdash;Combien d'ombres?</p>
+
+<p>R.&mdash;Deux ombres qui tournaient autour de l'étang&hellip; puis la lune s'est
+cachée et je n'ai plus rien vu. À cette époque de la saison, tous les
+ans, j'ai déjà réintégré mon appartement du château où je reprends mes
+habitudes d'hiver; mais, cette année, je m'étais dit que je ne
+quitterais le pavillon que lorsque mon père aurait terminé, pour
+l'académie des sciences, le résumé de ses travaux sur «la Dissociation
+de la matière». Je ne voulais pas que cette &oelig;uvre considérable, qui
+allait être achevée dans quelques jours, fût troublée par un changement
+quelconque dans nos habitudes immédiates. Vous comprendrez que je n'aie
+point voulu parler à mon père de mes craintes enfantines et que je les
+aie tues au père Jacques qui n'aurait pu tenir sa langue. Quoi qu'il en
+soit, comme je savais que le père Jacques avait un revolver dans le
+tiroir de sa table de nuit, je profitai d'un moment où le bonhomme
+s'absenta dans la journée pour monter rapidement dans son grenier et
+emporter son arme que je glissai dans le tiroir de ma table de nuit, à
+moi.</p>
+
+<p>D.&mdash;Vous ne vous connaissez pas d'ennemis?</p>
+
+<p>R.&mdash;Aucun.</p>
+
+<p>D.&mdash;Vous comprendrez, mademoiselle, que ces précautions exceptionnelles
+sont faites pour surprendre.</p>
+
+<p>M. STANGERSON.&mdash;Évidemment, mon enfant, voilà des précautions bien
+surprenantes.</p>
+
+<p>R.&mdash;Non; je vous dis que, depuis deux nuits, je n'étais pas tranquille,
+mais pas tranquille du tout.</p>
+
+<p>M. STANGERSON.&mdash;Tu aurais dû me parler de cela. Tu es impardonnable.
+Nous aurions évité un malheur!</p>
+
+<p>D.&mdash;La porte de la «Chambre Jaune» fermée, mademoiselle, vous vous
+couchez?</p>
+
+<p>R.&mdash;Oui, et, très fatiguée, je dors tout de suite.</p>
+
+<p>D.&mdash;La veilleuse était restée allumée?</p>
+
+<p>R.&mdash;Oui; mais elle répand une très faible clarté&hellip;</p>
+
+<p>D.&mdash;Alors, mademoiselle, dites ce qui est arrivé?</p>
+
+<p>R.&mdash;Je ne sais s'il y avait longtemps que je dormais, mais soudain je me
+réveille&hellip; Je poussai un grand cri&hellip;</p>
+
+<p>M. STANGERSON.&mdash;Oui, un cri horrible&hellip; À l'assassin!&hellip; Je l'ai encore
+dans les oreilles&hellip;</p>
+
+<p>D.&mdash;Vous poussez un grand cri?</p>
+
+<p>R.&mdash;Un homme était dans ma chambre. Il se précipitait sur moi, me
+mettait la main à la gorge, essayait de m'étrangler. J'étouffais déjà;
+tout à coup, ma main, dans le tiroir entrouvert de ma table de nuit,
+parvint à saisir le revolver que j'y avais déposé et qui était prêt à
+tirer. À ce moment, l'homme me fit rouler à bas de mon lit et brandit
+sur ma tête une espèce de masse. Mais j'avais tiré. Aussitôt, je me
+sentis frappée par un grand coup, un coup terrible à la tête. Tout ceci,
+monsieur le juge, fut plus rapide que je ne le pourrais dire, et je ne
+sais plus rien.</p>
+
+<p>D.&mdash;Plus rien!&hellip; Vous n'avez pas une idée de la façon dont l'assassin
+a pu s'échapper de votre chambre?</p>
+
+<p>R.&mdash;Aucune idée&hellip; Je ne sais plus rien. On ne sait pas ce qui se passe
+autour de soi quand on est morte!</p>
+
+<p>D.&mdash;Cet homme était-il grand ou petit?</p>
+
+<p>R.&mdash;Je n'ai vu qu'une ombre qui m'a paru formidable&hellip;</p>
+
+<p>D.&mdash;Vous ne pouvez nous donner aucune indication?</p>
+
+<p>R.&mdash;Monsieur, je ne sais plus rien; un homme s'est rué sur moi, j'ai
+tiré sur lui&hellip; Je ne sais plus rien&hellip;</p>
+
+<p>Ici se termine l'interrogatoire de Mlle Stangerson. Joseph Rouletabille
+attendit patiemment M. Robert Darzac. Celui-ci ne tarda pas à
+apparaître.</p>
+
+<p>Dans une pièce voisine de la chambre de Mlle Stangerson, il avait écouté
+l'interrogatoire et venait le rapporter à notre ami avec une grande
+exactitude, une grande mémoire, et une docilité qui me surprit encore.
+Grâce aux notes hâtives qu'il avait prises au crayon, il put reproduire
+presque textuellement les demandes et les réponses.</p>
+
+<p>En vérité, M. Darzac avait l'air d'être le secrétaire de mon jeune ami
+et agissait en tout comme quelqu'un qui n'a rien à lui refuser; mieux
+encore, quelqu'un «qui aurait travaillé pour lui».</p>
+
+<p>Le fait de la «fenêtre fermée» frappa beaucoup le reporter comme il
+avait frappé le juge d'instruction. En outre, Rouletabille demanda à M.
+Darzac de lui répéter encore l'emploi du temps de M. et Mlle Stangerson
+le jour du drame, tel que Mlle Stangerson et M. Stangerson l'avaient
+établi devant le juge. La circonstance du dîner dans le laboratoire
+sembla l'intéresser au plus haut point et il se fit redire deux fois,
+pour en être plus sûr, que, seul, le garde savait que le professeur et
+sa fille dînaient dans le laboratoire, et de quelle sorte le garde
+l'avait su.</p>
+
+<p>Quand M. Darzac se fut tu, je dis:</p>
+
+<p>«Voilà un interrogatoire qui ne fait pas avancer beaucoup le problème.</p>
+
+<p>&mdash;Il le recule, obtempéra M. Darzac.</p>
+
+<p>&mdash;Il l'éclaire», fit, pensif, Rouletabille.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch9">IX<br />
+Reporter et policier</h2>
+
+
+<p>Nous retournâmes tous trois du côté du pavillon. À une centaine de
+mètres du bâtiment, le reporter nous arrêta, et, nous montrant un petit
+bosquet sur notre droite, il nous dit:</p>
+
+<p>«Voilà d'où est parti l'assassin pour entrer dans le pavillon.»</p>
+
+<p>Comme il y avait d'autres bosquets de cette sorte entre les grands
+chênes, je demandai pourquoi l'assassin avait choisi celui-ci plutôt
+que les autres; Rouletabille me répondit en me désignant le sentier qui
+passait tout près de ce bosquet et qui conduisait à la porte du
+pavillon.</p>
+
+<p>«Ce sentier est garni de graviers, comme vous voyez, fit-il. <i>Il
+faut</i> que l'homme ait passé par là pour aller au pavillon, puisqu'on
+ne trouve pas la trace de ses pas du <i>voyage aller</i>, sur la terre
+molle. Cet homme n'a point d'ailes. Il a marché; mais il a marché sur le
+gravier qui a roulé sous sa chaussure sans en conserver l'empreinte: ce
+gravier, en effet, a été roulé par beaucoup d'autres pieds puisque le
+sentier est le plus direct qui aille du pavillon au château. Quant au
+bosquet, formé de ces sortes de plantes qui ne meurent point pendant la
+mauvaise saison&mdash;lauriers et fusains&mdash;il a fourni à l'assassin un abri
+suffisant en attendant que le moment fût venu, pour celui-ci, de se
+diriger vers le pavillon. C'est, caché dans ce bosquet, que l'homme a vu
+sortir M. et Mlle Stangerson, puis le père Jacques. On a répandu du
+gravier jusqu'à la fenêtre&mdash;presque&mdash;du vestibule. Une empreinte des pas
+de l'homme, <i>parallèle</i> au mur, empreinte que nous remarquions tout
+à l'heure, et que j'ai déjà vue, prouve qu'«il» n'a eu à faire qu'une
+enjambée pour se trouver en face de la fenêtre du vestibule, laissée
+ouverte par le père Jacques. L'homme se hissa alors sur les poignets, et
+pénétra dans le vestibule.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, c'est bien possible! fis-je&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, quoi? après tout, quoi?&hellip; s'écria Rouletabille, soudain
+pris d'une colère que j'avais bien innocemment déchaînée&hellip; Pourquoi
+dites-vous: après tout, c'est bien possible!&hellip;»</p>
+
+<p>Je le suppliai de ne point se fâcher, mais il l'était déjà beaucoup
+trop pour m'écouter, et il déclara qu'il admirait le doute prudent avec
+lequel certaines gens (moi) abordaient de loin les problèmes les plus
+simples, ne se risquant jamais à dire: «ceci est» ou «ceci n'est pas»,
+de telle sorte que leur intelligence aboutissait tout juste au même
+résultat qui aurait été obtenu si la nature avait oublié de garnir leur
+boîte crânienne d'un peu de matière grise. Comme je paraissais vexé, mon
+jeune ami me prit par le bras et m'accorda «qu'il n'avait point dit cela
+pour moi, attendu qu'il m'avait en particulière estime».</p>
+
+<p>«Mais enfin! reprit-il, il est quelquefois criminel de ne point,
+<i>quand on le peut</i>, raisonner à coup sûr!&hellip; Si je ne raisonne
+point, comme je le fais, avec ce gravier, il me faudra raisonner avec un
+ballon! Mon cher, la science de l'aérostation dirigeable n'est point
+encore assez développée pour que je puisse faire entrer, dans le jeu de
+mes cogitations, l'assassin qui tombe du ciel! Ne dites donc point
+qu'une chose est possible, quand il est impossible qu'elle soit
+autrement. Nous savons, maintenant, comment l'homme est entré par la
+fenêtre, et nous savons aussi à quel moment il est entré. Il y est entré
+pendant la promenade de cinq heures. Le fait de la présence de la femme
+de chambre <i>qui vient de faire la Chambre Jaune</i>, dans le
+laboratoire, au moment du retour du professeur et de sa fille, à une
+heure et demie, nous permet d'affirmer qu'à une heure et demie,
+l'assassin n'était pas dans la chambre, sous le lit, à moins qu'il n'y
+ait complicité de la femme de chambre. Qu'en dites-vous, Monsieur Robert
+Darzac?»</p>
+
+<p>M. Darzac secoua la tête, déclara qu'il était sûr de la fidélité de la
+femme de chambre de Mlle Stangerson, et que c'était une fort honnête et
+fort dévouée domestique.</p>
+
+<p>«Et puis, à cinq heures, M. Stangerson est entré dans la chambre pour
+chercher le chapeau de sa fille! ajouta-t-il&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il y a encore cela! fit Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;L'homme est donc entré, dans le moment que vous dites, par cette
+fenêtre, fis-je, je l'admets, mais pourquoi a-t-il refermé la fenêtre,
+ce qui devait, nécessairement, attirer l'attention de ceux qui l'avaient
+ouverte?</p>
+
+<p>&mdash;il se peut que la fenêtre n'ait point été refermée «tout de suite», me
+répondit le jeune reporter. <i>Mais, s'il a refermé la
+fenêtre, il l'a refermée à cause du coude que fait le sentier garni
+de gravier, à vingt-cinq mètres du pavillon, et à cause des trois chênes
+qui s'élèvent à cet endroit.</i></p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?» demanda M. Robert Darzac qui nous avait suivis,
+et qui écoutait Rouletabille avec une attention presque haletante.</p>
+
+<p>«Je vous l'expliquerai plus tard, monsieur, quand j'en jugerai le moment
+venu; mais je ne crois pas avoir prononcé de paroles plus importantes
+sur cette affaire, <i>si mon hypothèse se justifie</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est votre hypothèse?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne la saurez jamais si elle ne se révèle point être la vérité.
+C'est une hypothèse beaucoup trop grave, voyez-vous, pour que je la
+livre tant qu'elle ne sera qu'hypothèse.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous, au moins, quelque idée de l'assassin?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, je ne sais pas qui est l'assassin, mais ne craignez
+rien, monsieur Robert Darzac, <i>je le saurai</i>.»</p>
+
+<p>Je dus constater que M. Robert Darzac était très ému; et je soupçonnai
+que l'affirmation de Rouletabille n'était point pour lui plaire. Alors,
+pourquoi, s'il craignait réellement qu'on découvrît l'assassin (je
+questionnais ici ma propre pensée), pourquoi aidait-il le reporter à le
+retrouver? Mon jeune ami sembla avoir reçu la même impression que moi,
+et il dit brutalement:</p>
+
+<p>«Cela ne vous déplaît pas, monsieur Robert Darzac, que je découvre
+l'assassin?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je voudrais le tuer de ma main! s'écria le fiancé de Mlle
+Stangerson, avec un élan qui me stupéfia.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous crois! fit gravement Rouletabille, mais vous n'avez pas
+répondu à ma question.»</p>
+
+<p>Nous passions près du bosquet, dont le jeune reporter nous avait parlé à
+l'instant; j'y entrai et lui montrai les traces évidentes du passage
+d'un homme qui s'était caché là. Rouletabille, une fois de plus, avait
+raison.</p>
+
+<p>«Mais oui! fit-il, mais oui!&hellip; Nous avons affaire à un individu en
+chair et en os, qui ne dispose pas d'autres moyens que les nôtres, et il
+faudra bien que tout s'arrange!»</p>
+
+<p>Ce disant, il me demanda la semelle de papier qu'il m'avait confiée et
+l'appliqua sur une empreinte très nette, derrière le bosquet. Puis il se
+releva en disant: «Parbleu!»</p>
+
+<p>Je croyais qu'il allait, maintenant, suivre à la piste «les pas de la
+fuite de l'assassin», depuis la fenêtre du vestibule, mais il nous
+entraîna assez loin vers la gauche, en nous déclarant que c'était
+inutile de se mettre le nez sur cette fange, et qu'il était sûr,
+maintenant, de tout le chemin de la fuite de l'assassin.</p>
+
+<p>«Il est allé jusqu'au bout du mur, à cinquante mètres de là, et puis il
+a sauté la haie et le fossé; tenez, juste en face ce petit sentier qui
+conduit à l'étang. C'est le chemin le plus rapide pour sortir de la
+propriété et aller à l'étang.</p>
+
+<p>&mdash;Comment savez-vous qu'il est allé à l'étang?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que Frédéric Larsan n'en a pas quitté les bords depuis ce matin.
+Il doit y avoir là de fort curieux indices.»</p>
+
+<p>Quelques minutes plus tard, nous étions près de l'étang.</p>
+
+<p>C'était une petite nappe d'eau marécageuse, entourée de roseaux, et sur
+laquelle flottaient encore quelques pauvres feuilles mortes de nénuphar.
+Le grand Fred nous vit peut-être venir, mais il est probable que nous
+l'intéressions peu, car il ne fit guère attention à nous et continua de
+remuer, du bout de sa canne, quelque chose que nous ne voyions pas&hellip;</p>
+
+<p>«Tenez, fit Rouletabille, voilà à nouveau <i>les pas de la fuite de
+l'homme</i>; ils tournent l'étang ici, reviennent et disparaissent
+enfin, près de l'étang, juste devant ce sentier qui conduit à la grande
+route d'Épinay. L'homme a continué sa fuite vers Paris&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous le fait croire, interrompis-je, puisqu'il n'y a plus les pas
+de l'homme sur le sentier?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui me le fait croire? Mais ces pas-là, ces pas que j'attendais!
+s'écria-t-il, en désignant l'empreinte très nette d'une «chaussure
+élégante»&hellip; Voyez!&hellip;»</p>
+
+<p>Et il interpella Frédéric Larsan.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Fred, cria-t-il&hellip; «ces pas élégants» sur la route sont bien
+là depuis la découverte du crime?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, jeune homme; oui, ils ont été relevés soigneusement, répondit
+Fred sans lever la tête. Vous voyez, il y a les pas qui viennent, et les
+pas qui repartent&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et cet homme avait une bicyclette!» s'écria le reporter&hellip;</p>
+
+<p>Ici, après avoir regardé les empreintes de la bicyclette qui suivaient,
+aller et retour, les pas élégants, je crus pouvoir intervenir.</p>
+
+<p>«La bicyclette explique la disparition des pas grossiers de l'assassin,
+fis-je. L'assassin, aux pas grossiers, est monté à bicyclette&hellip; Son
+complice, «l'homme aux pas élégants», était venu l'attendre au bord de
+l'étang, avec la bicyclette. On peut supposer que l'assassin agissait
+pour le compte de l'homme aux pas élégants?</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! répliqua Rouletabille avec un étrange sourire&hellip; J'attendais
+ces pas-là depuis le commencement de l'affaire. Je les ai, je ne vous
+les abandonne pas. Ce sont les pas de l'assassin!</p>
+
+<p>&mdash;Et les autres pas, les pas grossiers, qu'en faites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont encore les pas de l'assassin.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il y en a deux?</p>
+
+<p>&mdash;Non! Il n'y en a qu'un, et il n'a pas eu de complice&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Très fort! très fort! cria de sa place Frédéric Larsan.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, continua le jeune reporter, en nous montrant la terre remuée
+par des talons grossiers; l'homme s'est assis là et a enlevé les
+godillots qu'il avait mis pour tromper la justice, et puis, les
+emportant sans doute avec lui, <i>il s'est relevé avec ses pieds à
+lui</i> et, tranquillement, a regagné, au pas, la grande route, en
+tenant sa bicyclette à la main. Il ne pouvait se risquer, sur ce très
+mauvais sentier, à courir à bicyclette. Du reste, ce qui le prouve,
+c'est la marque légère et hésitante de la bécane sur le sentier, malgré
+la mollesse du sol. S'il y avait eu un homme sur cette bicyclette, les
+roues fussent entrées profondément dans le sol&hellip; Non, non, il n'y avait
+là qu'un seul homme: L'assassin, à pied!</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! Bravo!» fit encore le grand Fred&hellip;</p>
+
+<p>Et, tout à coup, celui-ci vint à nous, se planta devant M. Robert Darzac
+et lui dit:</p>
+
+<p>«Si nous avions une bicyclette ici&hellip; nous pourrions démontrer la
+justesse du raisonnement de ce jeune homme, monsieur Robert Darzac&hellip;
+<i>Vous ne savez pas</i> s'il s'en trouve une au château?</p>
+
+<p>&mdash;Non! répondit M. Darzac, il n'y en a pas; j'ai emporté la mienne, il y
+a quatre jours, à Paris, la dernière fois que je suis venu au château
+avant le crime.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dommage!» répliqua Fred sur le ton d'une extrême froideur.</p>
+
+<p>Et, se retournant vers Rouletabille:</p>
+
+<p>«Si cela continue, dit-il, vous verrez que nous aboutirons tous les deux
+aux mêmes conclusions. Avez-vous une idée sur la façon dont l'assassin
+est sorti de la «Chambre Jaune»?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit mon ami, une idée&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, continua Fred, et ce doit être la même. Il n'y a pas deux
+façons de raisonner dans cette affaire. J'attends, pour m'expliquer
+devant le juge, l'arrivée de mon chef.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Le chef de la Sûreté va venir?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cet après-midi, pour la confrontation dans le laboratoire,
+devant le juge d'instruction, de tous ceux qui ont joué ou pu jouer un
+rôle dans le drame. Ce sera très intéressant. Il est malheureux que vous
+ne puissiez y assister.</p>
+
+<p>&mdash;J'y assisterai, affirma Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment&hellip; vous êtes extraordinaire&hellip; pour votre âge! répliqua le
+policier sur un ton non dénué d'une certaine ironie&hellip; Vous feriez un
+merveilleux policier&hellip; si vous aviez un peu plus de méthode&hellip; Si vous
+obéissiez moins à votre instinct et aux bosses de votre front. C'est une
+chose que j'ai déjà observée plusieurs fois, monsieur Rouletabille: vous
+raisonnez trop&hellip; Vous ne vous laissez pas assez conduire par votre
+observation&hellip; Que dites-vous du mouchoir plein de sang et de la main
+rouge sur le mur? Vous avez vu, vous, la main rouge sur le mur; moi, je
+n'ai vu que le mouchoir&hellip; Dites&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit Rouletabille, un peu interloqué, <i>l'assassin a
+été blessé à la main</i> par le revolver de Mlle Stangerson!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! observation brutale, instinctive&hellip; Prenez garde, vous êtes trop
+«directement» logique, monsieur Rouletabille; la logique vous jouera un
+mauvais tour si vous la brutalisez ainsi. Il est de nombreuses
+circonstances dans lesquelles il faut la traiter en douceur, «la prendre
+de loin»&hellip; Monsieur Rouletabille, vous avez raison quand vous parlez du
+revolver de Mlle Stangerson. Il est certain que «la victime» a tiré.
+Mais vous avez tort quand vous dites qu'elle a blessé l'assassin à la
+main&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je suis sûr!» s'écria Rouletabille&hellip;</p>
+
+<p>Fred, imperturbable, l'interrompit:</p>
+
+<p>«Défaut d'observation!&hellip; défaut d'observation!&hellip;</p>
+
+<p>L'examen du mouchoir, les innombrables petites taches rondes, écarlates,
+impressions de gouttes que je retrouve sur la trace des pas, <i>au
+moment même où le pas pose à terre</i>, me prouvent que l'assassin n'a
+pas été blessé. <i>«L'assassin, monsieur Rouletabille, a saigné du nez!&hellip;»</i></p>
+
+<p>Le grand Fred était sérieux. Je ne pus retenir, cependant, une
+exclamation.</p>
+
+<p>Le reporter regardait Fred qui regardait sérieusement le reporter. Et
+Fred tira aussitôt une conclusion:</p>
+
+<p>«L'homme qui saignait du nez dans sa main et dans son mouchoir, a essuyé
+sa main sur le mur. La chose est fort importante, ajouta-t-il, <i>car
+l'assassin n'a pas besoin d'être blessé à la main pour être l'assassin!»</i></p>
+
+<p>Rouletabille sembla réfléchir profondément, et dit:</p>
+
+<p>«Il y a quelque chose, monsieur Frédéric Larsan, qui est beaucoup plus
+grave que le fait de brutaliser la logique, c'est cette disposition
+d'esprit propre à certains policiers qui leur fait, en toute bonne foi,
+«plier en douceur cette logique aux nécessités de leurs conceptions».
+Vous avez votre idée, déjà, sur l'assassin, monsieur Fred, ne le niez
+pas&hellip; et il ne faut pas que votre assassin ait été blessé à la main,
+sans quoi votre idée tomberait d'elle-même&hellip; Et vous avez cherché, et
+vous avez trouvé autre chose. C'est un système bien dangereux, monsieur
+Fred, bien dangereux, que celui qui consiste à partir de l'idée que l'on
+se fait de l'assassin pour arriver aux preuves dont on a besoin!&hellip;
+Cela pourrait vous mener loin&hellip; Prenez garde à l'erreur judiciaire,
+Monsieur Fred; elle vous guette!&hellip;»</p>
+
+<p>Et, ricanant un peu, les mains dans les poches, légèrement goguenard,
+Rouletabille, de ses petits yeux malins, fixa le grand Fred.</p>
+
+<p>Frédéric Larsan considéra en silence ce gamin qui prétendait être plus
+fort que lui; il haussa les épaules, nous salua, et s'en alla, à grandes
+enjambées, frappant la pierre du chemin <i>de sa grande
+canne.</i></p>
+
+<p>Rouletabille le regardait s'éloigner; puis le jeune reporter se retourna
+vers nous, la figure joyeuse et déjà triomphante:</p>
+
+<p>«Je le battrai! nous jeta-t-il&hellip; Je battrai le grand Fred, si fort
+soit-il; je les battrai tous&hellip; Rouletabille est plus fort qu'eux tous!&hellip;
+Et le grand Fred, l'illustre, le fameux, l'immense Fred&hellip; l'unique
+Fred raisonne comme une savate!&hellip; comme une savate!&hellip; comme une
+savate!»</p>
+
+<p>Et il esquissa un entrechat; mais il s'arrêta subitement dans sa
+chorégraphie&hellip; Mes yeux allèrent où allaient ses yeux; ils étaient
+attachés sur M. Robert Darzac qui, la face décomposée, regardait sur le
+sentier, la marque de ses pas, à côté de la marque «du pas élégant». IL
+N'Y AVAIT PAS DE DIFFÉRENCE!</p>
+
+<p>Nous crûmes qu'il allait défaillir; ses yeux, agrandis par l'épouvante,
+nous fuirent un instant, cependant que sa main droite tiraillait d'un
+mouvement spasmodique le collier de barbe qui entourait son honnête et
+douce et désespérée figure. Enfin, il se ressaisit, nous salua, nous dit
+d'une voix changée, qu'il était dans la nécessité de rentrer au château
+et partit.</p>
+
+<p>«Diable!» fit Rouletabille.</p>
+
+<p>Le reporter, lui aussi, avait l'air consterné. Il tira de son
+portefeuille un morceau de papier blanc, comme je le lui avais vu faire
+précédemment, et découpa avec ses ciseaux les contours de «pieds
+élégants» de l'assassin, dont le modèle était là, sur la terre. Et puis
+il transporta cette nouvelle semelle de papier sur les empreintes de la
+bottine de M. Darzac. L'adaptation était parfaite et Rouletabille se
+releva en répétant: «Diable»!</p>
+
+<p>Je n'osais pas prononcer une parole, tant j'imaginais que ce qui se
+passait, dans ce moment, dans les bosses de Rouletabille était grave.</p>
+
+<p>Il dit:</p>
+
+<p>«Je crois pourtant que M. Robert Darzac est un honnête homme&hellip;»</p>
+
+<p>Et il m'entraîna vers l'auberge du «Donjon», que nous apercevions à un
+kilomètre de là, sur la route, à côté d'un petit bouquet d'arbres.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch10">X<br />
+«Maintenant, il va falloir manger du saignant»</h2>
+
+
+<p>L'auberge du «Donjon» n'avait pas grande apparence; mais j'aime ces
+masures aux poutres noircies par le temps et la fumée de l'âtre, ces
+auberges de l'époque des diligences, bâtisses branlantes qui ne seront
+bientôt plus qu'un souvenir. Elles tiennent au passé, elles se
+rattachent à l'histoire, elles continuent quelque chose et elles font
+penser aux vieux contes de la Route, quand il y avait, sur la route, des
+aventures.</p>
+
+<p>Je vis tout de suite que l'auberge du «Donjon» avait bien ses deux
+siècles et même peut-être davantage. Pierraille et plâtras s'étaient
+détachés çà et là de la forte armature de bois dont les X et les V
+supportaient encore gaillardement le toit vétuste. Celui-ci avait glissé
+légèrement sur ses appuis, comme glisse la casquette sur le front d'un
+ivrogne. Au-dessus de la porte d'entrée, une enseigne de fer gémissait
+sous le vent d'automne. Un artiste de l'endroit y avait peint une sorte
+de tour surmontée d'un toit pointu et d'une lanterne comme on en voyait
+au donjon du château du Glandier. Sous cette enseigne, sur le seuil, un
+homme, de mine assez rébarbative, semblait plongé dans des pensées assez
+sombres, s'il fallait en croire les plis de son front et le méchant
+rapprochement de ses sourcils touffus.</p>
+
+<p>Quand nous fûmes tout près de lui, il daigna nous voir et nous demanda
+d'une façon peu engageante si nous avions besoin de quelque chose.
+C'était, à n'en pas douter, l'hôte peu aimable de cette charmante
+demeure. Comme nous manifestions l'espoir qu'il voudrait bien nous
+servir à déjeuner, il nous avoua qu'il n'avait aucune provision et qu'il
+serait fort embarrassé de nous satisfaire; et, ce disant, il nous
+regardait d'un &oelig;il dont je ne parvenais pas à m'expliquer la
+méfiance.</p>
+
+<p>«Vous pouvez nous faire accueil, lui dit Rouletabille, nous ne sommes
+pas de la police.</p>
+
+<p>&mdash;je ne crains pas la police, répondit l'homme; je ne crains personne.»</p>
+
+<p>Déjà je faisais comprendre par un signe à mon ami que nous serions bien
+inspirés de ne pas insister, mais mon ami, qui tenait évidemment à
+entrer dans cette auberge, se glissa sous l'épaule de l'homme et fut
+dans la salle.</p>
+
+<p>«Venez, dit-il, il fait très bon ici.»</p>
+
+<p>De fait, un grand feu de bois flambait dans la cheminée. Nous nous en
+approchâmes et tendîmes nos mains à la chaleur du foyer, car, ce
+matin-là, on sentait déjà venir l'hiver. La pièce était assez grande;
+deux épaisses tables de bois, quelques escabeaux, un comptoir, où
+s'alignaient des bouteilles de sirop et d'alcool, la garnissaient. Trois
+fenêtres donnaient sur la route. Une chromo-réclame, sur le mur,
+vantait, sous les traits d'une jeune Parisienne levant effrontément son
+verre, les vertus apéritives d'un nouveau vermouth. Sur la tablette de
+la haute cheminée, l'aubergiste avait disposé un grand nombre de pots et
+de cruches en grès et en faïence.</p>
+
+<p>«Voilà une belle cheminée pour faire rôtir un poulet, dit Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'avons point de poulet, fit l'hôte; pas même un méchant lapin.</p>
+
+<p>Je sais, répliqua mon ami, d'une voix goguenarde qui me surprit, <i>je
+sais que, maintenant, il va falloir manger du saignant</i>.»</p>
+
+<p>J'avoue que je ne comprenais rien à la phrase de Rouletabille. Pourquoi
+disait-il à cet homme: «Maintenant, il va falloir manger du
+saignant&hellip;?» Et pourquoi l'aubergiste, aussitôt qu'il eut entendu cette
+phrase, laissa-t-il échapper un juron qu'il étouffa aussitôt et se
+mit-il à notre disposition aussi docilement que M. Robert Darzac
+lui-même quand il eut entendu ces mots fatidiques: «Le presbytère n'a
+rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat&hellip;?» Décidément, mon
+ami avait le don de se faire comprendre des gens avec des phrases tout à
+fait incompréhensibles. Je lui en fis l'observation et il voulut bien
+sourire. J'eusse préféré qu'il daignât me donner quelque explication,
+mais il avait mis un doigt sur sa bouche, ce qui signifiait évidemment
+que non seulement il s'interdisait de parler, mais encore qu'il me
+recommandait le silence. Entre temps, l'homme, poussant une petite
+porte, avait crié qu'on lui apportât une demi-douzaine d'&oelig;ufs et «le
+morceau de faux filet». La commission fut bientôt faite par une jeune
+femme fort accorte, aux admirables cheveux blonds et dont les beaux
+grands yeux doux nous regardèrent avec curiosité.</p>
+
+<p>L'aubergiste lui dit d'une voix rude:</p>
+
+<p>«Va-t'en! Et si l'homme vert s'en vient, que je ne te voie pas!»</p>
+
+<p>Et elle disparut, Rouletabille s'empara des &oelig;ufs qu'on lui apporta
+dans un bol et de la viande qu'on lui servit sur un plat, plaça le tout
+précautionneusement à côté de lui, dans la cheminée, décrocha une poêle
+et un gril pendus dans l'âtre et commença de battre notre omelette en
+attendant qu'il fît griller notre bifteck. Il commanda encore à l'homme
+deux bonnes bouteilles de cidre et semblait s'occuper aussi peu de son
+hôte que son hôte s'occupait de lui. L'homme tantôt le couvait des yeux
+et tantôt me regardait avec un air d'anxiété qu'il essayait en vain de
+dissimuler. Il nous laissa faire notre cuisine et mit notre couvert
+auprès d'une fenêtre.</p>
+
+<p>Tout à coup je l'entendis qui murmurait:</p>
+
+<p>«Ah! le voilà!»</p>
+
+<p>Et, la figure changée, n'exprimant plus qu'une haine atroce, il alla se
+coller contre la fenêtre, regardant la route. Je n'eus point besoin
+d'avertir Rouletabille. Le jeune homme avait déjà lâché son omelette et
+rejoignait l'hôte à la fenêtre. J'y fus avec lui.</p>
+
+<p>Un homme, tout habillé de velours vert, la tête prise dans une casquette
+ronde de même couleur, s'avançait, à pas tranquilles sur la route, en
+fumant sa pipe. Il portait un fusil en bandoulière et montrait dans ses
+mouvements une aisance presque aristocratique. Cet homme pouvait avoir
+quarante-cinq ans. Les cheveux et la moustache étaient gris-sel. Il
+était remarquablement beau. Il portait binocle. Quand il passa près de
+l'auberge, il parut hésiter, se demandant s'il entrerait, jeta un regard
+de notre côté, lâcha quelques bouffées de sa pipe et d'un même pas
+nonchalant reprit sa promenade.</p>
+
+<p>Rouletabille et moi nous regardâmes l'hôte. Ses yeux fulgurants, ses
+poings fermés, sa bouche frémissante, nous renseignaient sur les
+sentiments tumultueux qui l'agitaient.</p>
+
+<p>«Il a bien fait de ne pas entrer aujourd'hui! siffla-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est cet homme? demanda Rouletabille, en retournant à son
+omelette.</p>
+
+<p>&mdash;«L'homme vert!» gronda l'aubergiste&hellip; Vous ne le connaissez pas?
+Tant mieux pour vous. C'est pas une connaissance à faire&hellip; Eh ben,
+c'est l'garde à M. Stangerson.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne paraissez pas l'aimer beaucoup? demanda le reporter en
+versant son omelette dans la poêle.</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne l'aime dans le pays, monsieur; et puis c'est un fier, qui
+a dû avoir de la fortune autrefois; et il ne pardonne à personne de
+s'être vu forcé, pour vivre, de devenir domestique. Car un garde, c'est
+un larbin comme un autre! n'est-ce pas? Ma parole! on dirait que c'est
+lui qui est le maître du Glandier, que toutes les terres et tous les
+bois lui appartiennent. Il ne permettrait pas à un pauvre de déjeuner
+d'un morceau de pain sur l'herbe, «sur son herbe»!</p>
+
+<p>&mdash;Il vient quelquefois ici?</p>
+
+<p>&mdash;Il vient trop. Mais je lui ferai bien comprendre que sa figure ne me
+revient pas. Il y a seulement un mois, il ne m'embêtait pas! L'auberge
+du «Donjon» n'avait jamais existé pour lui!&hellip; Il n'avait pas le temps!
+Fallait-il pas qu'il fasse sa cour à l'hôtesse des «Trois Lys», à
+Saint-Michel. Maintenant qu'il y a eu de la brouille dans les amours, il
+cherche à passer le temps ailleurs&hellip; Coureur de filles, trousseur de
+jupes, mauvais gars&hellip; Y a pas un honnête homme qui puisse le supporter,
+cet homme-là&hellip; Tenez, les concierges du château ne pouvaient pas le
+voir en peinture, «l'homme vert!&hellip;»</p>
+
+<p>&mdash;Les concierges du château sont donc d'honnêtes gens, monsieur
+l'aubergiste?</p>
+
+<p>&mdash;Appelez-moi donc père Mathieu; c'est mon nom&hellip; Eh ben, aussi vrai que
+je m'appelle Mathieu, oui m'sieur, j'les crois honnêtes.</p>
+
+<p>&mdash;On les a pourtant arrêtés.</p>
+
+<p>&mdash;Què-que ça prouve? Mais je ne veux pas me mêler des affaires du
+prochain&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce que vous pensez de l'assassinat?</p>
+
+<p>&mdash;De l'assassinat de cette pauvre mademoiselle? Une brave fille, allez,
+et qu'on aimait bien dans le pays. C'que j'en pense?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ce que vous en pensez.</p>
+
+<p>&mdash;Rien&hellip; et bien des choses&hellip; Mais ça ne regarde personne.</p>
+
+<p>&mdash;Pas même moi?» insista Rouletabille.</p>
+
+<p>L'aubergiste le regarda de côté, grogna, et dit:</p>
+
+<p>«Pas même vous&hellip;»</p>
+
+<p>L'omelette était prête; nous nous mîmes à table et nous mangions en
+silence, quand la porte d'entrée fut poussée et une vieille femme,
+habillée de haillons, appuyée sur un bâton, la tête branlante, les
+cheveux blancs qui pendaient en mèches folles sur le front encrassé, se
+montra sur le seuil.</p>
+
+<p>«Ah! vous v'là, la mère Agenoux! Y a longtemps qu'on ne vous a vue, fit
+notre hôte.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été bien malade, toute prête à mourir, dit la vieille. Si
+quelquefois vous aviez des restes pour la «Bête du Bon Dieu»&hellip;?</p>
+
+<p>Et elle pénétra dans l'auberge, suivie d'un chat si énorme que je ne
+soupçonnais pas qu'il pût en exister de cette taille. La bête nous
+regarda et fit entendre un miaulement si désespéré que je me sentis
+frissonner. Je n'avais jamais entendu un cri aussi lugubre.</p>
+
+<p>Comme s'il avait été attiré par ce cri, un homme entra, derrière la
+vieille. C'était «l'homme vert». Il nous salua d'un geste de la main à
+sa casquette et s'assit à la table voisine de la nôtre.</p>
+
+<p>«Donnez-moi un verre de cidre, père Mathieu.»</p>
+
+<p>Quand «l'homme vert» était entré, le père Mathieu avait eu un mouvement
+violent de tout son être vers le nouveau venu; mais, visiblement, il se
+dompta et répondit:</p>
+
+<p>«Y a plus de cidre, j'ai donné les dernières bouteilles à ces messieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Alors donnez-moi un verre de vin blanc, fit «l'homme vert» sans
+marquer le moindre étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Y a plus de vin blanc, y a plus rien!»</p>
+
+<p>Le père Mathieu répéta, d'une voix sourde:</p>
+
+<p>«Y a plus rien!</p>
+
+<p>&mdash;Comment va Mme Mathieu?»</p>
+
+<p>L'aubergiste, à cette question de «l'homme vert», serra les poings, se
+retourna vers lui, la figure si mauvaise que je crus qu'il allait
+frapper, et puis il dit:</p>
+
+<p>«Elle va bien, merci.»</p>
+
+<p>Ainsi, la jeune femme aux grands yeux doux que nous avions vue tout à
+l'heure était l'épouse de ce rustre répugnant et brutal, et dont tous
+les défauts physiques semblaient dominés par ce défaut moral: La
+jalousie.</p>
+
+<p>Claquant la porte, l'aubergiste quitta la pièce. La mère Agenoux était
+toujours là debout, appuyée sur son bâton et le chat au bas de ses
+jupes.</p>
+
+<p>«L'homme vert» lui demanda:</p>
+
+<p>«Vous avez été malade, mère Agenoux, qu'on ne vous a pas vue depuis
+bientôt huit jours?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, m'sieur l'garde. Je ne me suis levée que trois fois pour aller
+prier sainte Geneviève, notre bonne patronne, et l'reste du temps, j'ai
+été étendue sur mon grabat. Il n'y a eu pour me soigner que la «Bête du
+Bon Dieu!»</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne vous a pas quittée?</p>
+
+<p>&mdash;Ni jour ni nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous en êtes sûre?</p>
+
+<p>&mdash;Comme du paradis.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, comment ça se fait-il, mère Agenoux, qu'on n'ait entendu que le
+cri de la «Bête du Bon Dieu» toute la nuit du crime?»</p>
+
+<p>La mère Agenoux alla se planter face au garde, et frappa le plancher de
+son bâton:</p>
+
+<p>«Je n'en sais rien de rien. Mais, voulez-vous que j'vous dise? Il n'y a
+pas deux bêtes au monde qui ont ce cri-là&hellip; Eh bien, moi aussi, la nuit
+du crime, j'ai entendu, au dehors, le cri de la «Bête du Bon Dieu»; et
+pourtant elle était sur mes genoux, m'sieur le garde, et elle n'a pas
+miaulé une seule fois, je vous le jure. Je m'suis signée, quand j'ai
+entendu ça, comme si j'entendais l'diable!»</p>
+
+<p>Je regardais le garde pendant qu'il posait cette dernière question, et
+je me trompe fort si je n'ai pas surpris sur ses lèvres un mauvais
+sourire goguenard.</p>
+
+<p>À ce moment, le bruit d'une querelle aiguë parvint jusqu'à nous. Nous
+crûmes même percevoir des coups sourds, comme si l'on battait, comme si
+l'on assommait quelqu'un. «L'homme vert» se leva et courut résolument à
+la porte, à côté de l'âtre, mais celle-ci s'ouvrit et l'aubergiste,
+apparaissant, dit au garde:</p>
+
+<p>«Ne vous effrayez pas, m'sieur le garde; c'est ma femme qu'a mal aux
+dents!»</p>
+
+<p>Et il ricana.</p>
+
+<p>«Tenez, mère Agenoux, v'là du mou pour vot'chat.»</p>
+
+<p>Il tendit à la vieille un paquet; la vieille s'en empara avidement et
+sortit, toujours suivie de son chat.</p>
+
+<p>«L'homme vert» demanda:</p>
+
+<p>«Vous ne voulez rien me servir?»</p>
+
+<p>Le père Mathieu ne retint plus l'expression de sa haine:</p>
+
+<p>«Y a rien pour vous! Y a rien pour vous! Allez-vous-en!&hellip;»</p>
+
+<p>«L'homme vert», tranquillement, bourra sa pipe, l'alluma, nous salua et
+sortit. Il n'était pas plutôt sur le seuil que Mathieu lui claquait la
+porte dans le dos et, se retournant vers nous, les yeux injectés de
+sang, la bouche écumante, nous sifflait, le poing tendu vers cette porte
+qui venait de se fermer sur l'homme qu'il détestait:</p>
+
+<p>«Je ne sais pas qui vous êtes, vous qui venez me dire: «Maintenant va
+falloir manger du saignant.» Mais si ça vous intéresse: l'assassin, le
+v'là!»</p>
+
+<p>Aussitôt qu'il eût ainsi parlé, le père Mathieu nous quitta.
+Rouletabille retourna vers l'âtre, et dit:</p>
+
+<p>«Maintenant, nous allons griller notre bifteck. Comment trouvez-vous le
+cidre? Un peu dur, comme je l'aime.»</p>
+
+<p>Ce jour-là, nous ne revîmes plus Mathieu et un grand silence régnait
+dans l'auberge quand nous la quittâmes, après avoir laissé cinq francs
+sur notre table, en paiement de notre festin.</p>
+
+<p>Rouletabille me fit aussitôt faire près d'une lieue autour de la
+propriété du professeur Stangerson. Il s'arrêta dix minutes, au coin
+d'un petit chemin tout noir de suie, auprès des cabanes de charbonniers
+qui se trouvent dans la partie de la forêt de Sainte-Geneviève, qui
+touche à la route allant d'Épinay à Corbeil, et me confia que l'assassin
+avait certainement passé par là, «vu l'état des chaussures grossières»,
+avant de pénétrer dans la propriété et d'aller se cacher dans le
+bosquet.</p>
+
+<p>«Vous ne croyez donc pas que le garde a été dans l'affaire?
+interrompis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Nous verrons cela plus tard, me répondit-il. Pour le moment, ce que
+l'aubergiste a dit de cet homme ne m'occupe pas. Il en a parlé avec sa
+haine. Ce n'est pas pour l'«homme vert» que je vous ai emmené déjeuner
+au «Donjon».</p>
+
+<p>Ayant ainsi parlé, Rouletabille, avec de grandes précautions, se
+glissa&mdash;et je me glissai derrière lui&mdash;jusqu'à la bâtisse, qui, près de
+la grille, servait de logement aux concierges, arrêtés le matin même. Il
+s'introduisit, avec une acrobatie que j'admirai, dans la maisonnette,
+par une lucarne de derrière restée ouverte, et en ressortit dix minutes
+plus tard en disant ce mot qui signifiait, dans sa bouche, tant de
+choses: «Parbleu!»</p>
+
+<p>Dans le moment que nous allions reprendre le chemin du château, il y eut
+un grand mouvement à la grille. Une voiture arrivait, et, du château, on
+venait au-devant d'elle. Rouletabille me montra un homme qui en
+descendait:</p>
+
+<p>«Voici le chef de la Sûreté; nous allons voir ce que Frédéric Larsan a
+dans le ventre, et s'il est plus malin qu'un autre&hellip;»</p>
+
+<p>Derrière la voiture du chef de la Sûreté, trois autres voitures
+suivaient, remplies de reporters qui voulurent, eux aussi, entrer dans
+le parc. Mais on mit à la grille deux gendarmes, avec défense de laisser
+passer. Le chef de la Sûreté calma leur impatience en prenant
+l'engagement de donner, le soir même, à la presse, le plus de
+renseignements qu'il pourrait, sans gêner le cours de l'instruction.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch11">XI<br />
+Où Frédéric Larsan explique comment l'assassin a pu sortir de la Chambre
+Jaune.</h2>
+
+
+<p>Dans la masse de papiers, documents, mémoires, extraits de journaux,
+pièces de justice dont je dispose relativement au «Mystère de la Chambre
+Jaune», se trouve un morceau des plus intéressants. C'est la narration
+du fameux interrogatoire des intéressés qui eut lieu, cet après-midi-là,
+dans le laboratoire du professeur Stangerson, devant le chef de la
+Sûreté. Cette narration est due à la plume de M. Maleine, le greffier,
+qui, tout comme le juge d'instruction, faisait, à ses moments perdus, de
+la littérature. Ce morceau devait faire partie d'un livre qui n'a jamais
+paru et qui devait s'intituler: <i>Mes interrogatoires</i>. Il m'a été
+donné par le greffier lui-même, quelque temps après le «dénouement
+inouï» de ce procès unique dans les fastes juridiques.</p>
+
+<p>Le voici. Ce n'est plus une sèche transcription de demandes et de
+réponses. Le greffier y relate souvent ses impressions personnelles.</p>
+
+<p><i>La narration du greffier:</i></p>
+
+<p>Depuis une heure, raconte le greffier, le juge d'instruction et moi,
+nous nous trouvions dans la «Chambre Jaune», avec l'entrepreneur qui
+avait construit, sur les plans du professeur Stangerson, le pavillon.
+L'entrepreneur était venu avec un ouvrier. M. de Marquet avait fait
+nettoyer entièrement les murs, c'est-à-dire qu'il avait fait enlever par
+l'ouvrier tout le papier qui les décorait. Des coups de pioches et de
+pics, çà et là, nous avaient démontré l'inexistence d'une ouverture
+quelconque. Le plancher et le plafond avaient été longuement sondés.
+Nous n'avions rien découvert. Il n'y avait rien à découvrir. M. de
+Marquet paraissait enchanté et ne cessait de répéter:</p>
+
+<p>«Quelle affaire! monsieur l'entrepreneur, quelle affaire! Vous verrez
+que nous ne saurons jamais comment l'assassin a pu sortir de cette
+chambre-là!»</p>
+
+<p>Tout à coup, M. de Marquet, la figure rayonnante, parce qu'il ne
+comprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir était de chercher
+à comprendre, et il appela le brigadier de gendarmerie.</p>
+
+<p>«Brigadier, fit-il, allez donc au château et priez M. Stangerson et M.
+Robert Darzac de venir me rejoindre dans le laboratoire, ainsi que le
+père Jacques, et faites-moi amener aussi, par vos hommes, les deux
+concierges.»</p>
+
+<p>Cinq minutes plus tard, tout ce monde fut réuni dans le laboratoire. Le
+chef de la Sûreté, qui venait d'arriver au Glandier, nous rejoignit
+aussi dans ce moment. J'étais assis au bureau de M. Stangerson, prêt au
+travail, quand M. de Marquet nous tint ce petit discours, aussi original
+qu'inattendu:</p>
+
+<p>«Si vous le voulez, messieurs, disait-il, puisque les interrogatoires
+ne donnent rien, nous allons abandonner, pour une fois, le vieux système
+des interrogatoires. Je ne vous ferai point venir devant moi à tour de
+rôle; non. Nous resterons tous ici: M. Stangerson, M. Robert Darzac, le
+père Jacques, les deux concierges, M. le chef de la Sûreté, M. le
+greffier et moi! Et nous serons là, tous, «au même titre»; les
+concierges voudront bien oublier un instant qu'ils sont arrêtés. «Nous
+allons causer!» Je vous ai fait venir «pour causer». Nous sommes sur les
+lieux du crime; eh bien, de quoi causerions-nous si nous ne causions pas
+du crime? Parlons-en donc! Parlons-en! Avec abondance, avec
+intelligence, ou avec stupidité. Disons tout ce qui nous passera par la
+tête! Parlons sans méthode, puisque la méthode ne nous réussit point.
+J'adresse une fervente prière au dieu hasard, le hasard de nos
+conceptions! Commençons!&hellip;</p>
+
+<p>Sur quoi, en passant devant moi, il me dit, à voix basse:</p>
+
+<p>«Hein! croyez-vous, quelle scène! Auriez-vous imaginé ça, vous? J'en
+ferai un petit acte pour le Vaudeville.»</p>
+
+<p>Et il se frottait les mains avec jubilation.</p>
+
+<p>Je portai les yeux sur M. Stangerson. L'espoir que devait faire naître
+en lui le dernier bulletin des médecins qui avaient déclaré que Mlle
+Stangerson pourrait survivre à ses blessures, n'avait pas effacé de ce
+noble visage les marques de la plus grande douleur.</p>
+
+<p>Cet homme avait cru sa fille morte, et il en était encore tout ravagé.
+Ses yeux bleus si doux et si clairs étaient alors d'une infinie
+tristesse. J'avais eu l'occasion, plusieurs fois, dans des cérémonies
+publiques, de voir M. Stangerson. J'avais été, dès l'abord, frappé par
+son regard, si pur qu'il semblait celui d'un enfant: regard de rêve,
+regard sublime et immatériel de l'inventeur ou du fou.</p>
+
+<p>Dans ces cérémonies, derrière lui ou à ses côtés, on voyait toujours sa
+fille, car ils ne se quittaient jamais, disait-on, partageant les mêmes
+travaux depuis de longues années. Cette vierge, qui avait alors
+trente-cinq ans et qui en paraissait à peine trente, consacrée tout
+entière à la science, soulevait encore l'admiration par son impériale
+beauté, restée intacte, sans une ride, victorieuse du temps et de
+l'amour. Qui m'eût dit alors que je me trouverais, un jour prochain, au
+chevet de son lit, avec mes paperasses, et que je la verrais, presque
+expirante, nous raconter, avec effort, le plus monstrueux et le plus
+mystérieux attentat que j'ai ouï de ma carrière? Qui m'eût dit que je me
+trouverais, comme cet après-midi-là, en face d'un père désespéré
+cherchant en vain à s'expliquer comment l'assassin de sa fille avait pu
+lui échapper? À quoi sert donc le travail silencieux, au fond de la
+retraite obscure des bois, s'il ne vous garantit point de ces grandes
+catastrophes de la vie et de la mort, réservées d'ordinaire à ceux
+d'entre les hommes qui fréquentent les passions de la ville?</p>
+
+<p>«Voyons! monsieur Stangerson, fit M. de Marquet, avec un peu
+d'importance; placez-vous exactement à l'endroit où vous étiez quand
+Mlle Stangerson vous a quitté pour entrer dans sa chambre.»</p>
+
+<p>M. Stangerson se leva et, se plaçant à cinquante centimètres de la porte
+de la «Chambre Jaune», il dit d'une voix sans accent, sans couleur,
+d'une voix que je qualifierai de morte:</p>
+
+<p>«Je me trouvais ici. Vers onze heures, après avoir procédé, sur les
+fourneaux du laboratoire, à une courte expérience de chimie, j'avais
+fait glisser mon bureau jusqu'ici, car le père Jacques, qui passa la
+soirée à nettoyer quelques-uns de mes appareils, avait besoin de toute
+la place qui se trouvait derrière moi. Ma fille travaillait au même
+bureau que moi. Quand elle se leva, après m'avoir embrassé et souhaité
+le bonsoir au père Jacques, elle dut, pour entrer dans sa chambre, se
+glisser assez difficilement entre mon bureau et la porte. C'est vous
+dire que j'étais bien près du lieu où le crime allait se commettre.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce bureau? interrompis-je, obéissant, en me mêlant à cette
+«conversation», aux désirs exprimés par mon chef,&hellip; et ce bureau,
+aussitôt que vous eûtes, monsieur Stangerson, entendu crier: «À
+l'assassin!» et qu'eurent éclaté les coups de revolver&hellip; ce bureau,
+qu'est-il devenu?»</p>
+
+<p>Le père Jacques répondit:</p>
+
+<p>«Nous l'avons rejeté contre le mur, ici, à peu près où il est en ce
+moment, pour pouvoir nous précipiter à l'aise sur la porte, m'sieur le
+greffier&hellip;»</p>
+
+<p>Je suivis mon raisonnement, auquel, du reste, je n'attachais qu'une
+importance de faible hypothèse:</p>
+
+<p>«Le bureau était si près de la chambre qu'un homme, sortant, courbé, de
+la chambre et se glissant sous le bureau, aurait pu passer inaperçu?</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez toujours, interrompit M. Stangerson, avec lassitude, que
+ma fille avait fermé sa porte à clef et au verrou, <i>que la
+porte est restée fermée</i>, que nous sommes restés à lutter contre
+cette porte dès l'instant où l'assassinat commençait, <i>que nous étions
+déjà sur la porte alors que la lutte de l'assassin et de ma pauvre
+enfant continuait, que les bruits de cette lutte nous parvenaient encore
+et que nous entendions râler ma malheureuse fille sous l'étreinte des
+doigts dont son cou a conservé la marque sanglante</i>. Si rapide qu'ait
+été l'attaque, nous avons été aussi rapides qu'elle et nous nous sommes
+trouvés immédiatement derrière cette porte qui nous séparait du drame.»</p>
+
+<p>Je me levai et allai à la porte que j'examinai à nouveau avec le plus
+grand soin. Puis je me relevai et fis un geste de découragement.</p>
+
+<p>«Imaginez, dis-je, que le panneau inférieur de cette porte ait pu être
+ouvert <i>sans que la porte ait été dans la nécessité de s'ouvrir</i>,
+et le problème serait résolu! Mais, malheureusement, cette dernière
+hypothèse est inadmissible, après l'examen de la porte. C'est une solide
+et épaisse porte de chêne constituée de telle sorte qu'elle forme un
+bloc inséparable&hellip; C'est très visible, malgré les dégâts qui ont été
+causés par ceux qui l'ont enfoncée&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit le père Jacques&hellip; c'est une vieille et solide porte du
+château qu'on a transportée ici&hellip; une porte comme on n'en fait plus
+maintenant. Il nous a fallu cette barre de fer pour en avoir raison, à
+quatre&hellip; car la concierge s'y était mise aussi, comme une brave femme
+qu'elle est, m'sieur l'juge! C'est tout de même malheureux de les voir
+en prison, à c't'heure!»</p>
+
+<p>Le père Jacques n'eut pas plutôt prononcé cette phrase de pitié et de
+protestation que les pleurs et les jérémiades des deux concierges
+recommencèrent. Je n'ai jamais vu de prévenus aussi larmoyants. J'en
+étais profondément dégoûté. Même en admettant leur innocence, je ne
+comprenais pas que deux êtres pussent à ce point manquer de caractère
+devant le malheur. Une nette attitude, dans de pareils moments, vaut
+mieux que toutes les larmes et que tous les désespoirs, lesquels, le
+plus souvent, sont feints et hypocrites.</p>
+
+<p>«Eh! s'écria M. de Marquet, encore une fois, assez de piailler comme ça!
+et dites-nous, dans votre intérêt, ce que vous faisiez, à l'heure où
+l'on assassinait votre maîtresse, sous les fenêtres du pavillon! Car
+vous étiez tout près du pavillon quand le père Jacques vous a
+rencontrés&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Nous venions au secours!» gémirent-ils.</p>
+
+<p>Et la femme, entre deux hoquets, glapit:</p>
+
+<p>«Ah! si nous le tenions, l'assassin, nous lui ferions passer le goût du
+pain!&hellip;»</p>
+
+<p>Et nous ne pûmes, une fois de plus, leur tirer deux phrases sensées de
+suite. Ils continuèrent de nier avec acharnement, d'attester le bon Dieu
+et tous les saints qu'ils étaient dans leur lit quand ils avaient
+entendu un coup de revolver.</p>
+
+<p>«Ce n'est pas un, mais deux coups qui ont été tirés. Vous voyez bien que
+vous mentez. Si vous avez entendu l'un, vous devez avoir entendu
+l'autre!</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! m'sieur le juge, nous n'avons entendu que le second. Nous
+dormions encore bien sûr quand on a tiré le premier&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Pour ça, on en a tiré deux! fit le père Jacques. Je suis sûr, moi, que
+toutes les cartouches de mon revolver étaient intactes; nous avons
+retrouvé deux cartouches brûlées, deux balles, et nous avons entendu
+deux coups de revolver, derrière la porte. N'est-ce pas, monsieur
+Stangerson?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit le professeur, deux coups de revolver, un coup sourd d'abord,
+puis un coup éclatant.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi continuez-vous à mentir? s'écria M. de Marquet, se retournant
+vers les concierges. Croyez-vous la police aussi bête que vous! Tout
+prouve que vous étiez dehors, près du pavillon, au moment du drame. Qu'y
+faisiez-vous? Vous ne voulez pas le dire? Votre silence atteste votre
+complicité! Et, quant à moi, fit-il, en se tournant vers M.
+Stangerson&hellip; quant à moi, je ne puis m'expliquer la fuite de l'assassin
+que par l'aide apportée par ces deux complices. Aussitôt que la porte a
+été défoncée, pendant que vous, monsieur Stangerson, vous vous occupiez
+de votre malheureuse enfant, le concierge et sa femme facilitaient la
+fuite du misérable qui se glissait derrière eux, parvenait jusqu'à la
+fenêtre du vestibule et sautait dans le parc. Le concierge refermait la
+fenêtre et les volets derrière lui. <i>Car, enfin, ces volets ne se
+sont pas fermés tout seuls!</i> Voilà ce que j'ai trouvé&hellip;
+Si quelqu'un a imaginé autre chose, qu'il le dise!&hellip;</p>
+
+<p>M. Stangerson intervint:</p>
+
+<p>«C'est impossible! Je ne crois pas à la culpabilité ni à la complicité
+de mes concierges, bien que je ne comprenne pas ce qu'ils faisaient dans
+le parc à cette heure avancée de la nuit. Je dis: c'est impossible!
+parce que la concierge tenait la lampe et n'a pas bougé du seuil de la
+chambre; parce que, moi, sitôt la porte défoncée, je me mis à genoux
+près du corps de mon enfant, <i>et qu'il était impossible que l'on
+sortît ou que l'on entrât de cette chambre par cette porte sans enjamber
+le corps de ma fille et sans me bousculer, moi!</i> C'est
+impossible, parce que le père Jacques et le concierge n'ont eu qu'à
+jeter un regard dans cette chambre et sous le lit, comme je l'ai fait en
+entrant, pour voir qu'il n'y avait plus personne, dans la chambre, que
+ma fille à l'agonie.</p>
+
+<p>&mdash;Que pensez-vous, vous, monsieur Darzac, qui n'avez encore rien dit?»
+demanda le juge.</p>
+
+<p>M. Darzac répondit qu'il ne pensait rien.</p>
+
+<p>«Et vous, monsieur le chef de la Sûreté?»</p>
+
+<p>M. Dax, le chef de la Sûreté, avait jusqu'alors uniquement écouté et
+examiné les lieux. Il daigna enfin desserrer les dents:</p>
+
+<p>«Il faudrait, en attendant que l'on trouve le criminel, découvrir le
+mobile du crime. Cela nous avancerait un peu, fit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le chef de la Sûreté, le crime apparaît bassement passionnel,
+répliqua M. de Marquet. Les traces laissées par l'assassin, le mouchoir
+grossier et le béret ignoble nous portent à croire que l'assassin
+n'appartenait point à une classe de la société très élevée. Les
+concierges pourraient peut-être nous renseigner là dessus&hellip;»</p>
+
+<p>Le chef de la Sûreté continua, se tournant vers M. Stangerson et sur ce
+ton froid qui est la marque, selon moi, des solides intelligences et des
+caractères fortement trempés.</p>
+
+<p>«Mlle Stangerson ne devait-elle pas prochainement se marier?»</p>
+
+<p>Le professeur regarda douloureusement M. Robert Darzac.</p>
+
+<p>«Avec mon ami que j'eusse été heureux d'appeler mon fils&hellip; avec M.
+Robert Darzac&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mlle Stangerson va beaucoup mieux et se remettra rapidement de ses
+blessures. C'est un mariage simplement retardé, n'est-ce pas, monsieur?
+insista le chef de la Sûreté.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'espère.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! Vous n'en êtes pas sûr?»</p>
+
+<p>M. Stangerson se tut. M. Robert Darzac parut agité, ce que je vis à un
+tremblement de sa main sur sa chaîne de montre, car rien ne m'échappe.
+M. Dax toussotta comme faisait M. de Marquet quand il était embarrassé.</p>
+
+<p>«Vous comprendrez, monsieur Stangerson, dit-il, que, dans une affaire
+aussi embrouillée, nous ne pouvons rien négliger; que nous devons tout
+savoir, même la plus petite, la plus futile chose se rapportant à la
+victime&hellip; le renseignement, en apparence, le plus insignifiant&hellip;
+Qu'est-ce donc qui vous a fait croire que, dans la quasi-certitude, où
+nous sommes maintenant, que Mlle Stangerson vivra, ce mariage pourra ne
+pas avoir lieu? Vous avez dit: «j'espère.» Cette espérance m'apparaît
+comme un doute. Pourquoi doutez-vous?»</p>
+
+<p>M. Stangerson fit un visible effort sur lui-même:</p>
+
+<p>«Oui, monsieur, finit-il par dire. Vous avez raison. Il vaut mieux que
+vous sachiez une chose qui semblerait avoir de l'importance si je vous
+la cachais. M. Robert Darzac sera, du reste, de mon avis.»</p>
+
+<p>M. Darzac, dont la pâleur, à ce moment, me parut tout à fait anormale,
+fit signe qu'il était de l'avis du professeur. Pour moi, si M. Darzac ne
+répondait que par signe, c'est qu'il était incapable de prononcer un
+mot.</p>
+
+<p>«Sachez donc, monsieur le chef de la Sûreté, continua M. Stangerson, que
+ma fille avait juré de ne jamais me quitter et tenait son serment malgré
+toutes mes prières, car j'essayai plusieurs fois de la décider au
+mariage, comme c'était mon devoir. Nous connûmes M. Robert Darzac de
+longues années. M. Robert Darzac aime ma fille. Je pus croire, un
+moment, qu'il en était aimé, puisque j'eus la joie récente d'apprendre
+de la bouche même de ma fille qu'elle consentait enfin à un mariage que
+j'appelais de tous mes v&oelig;ux. Je suis d'un grand âge, monsieur, et ce
+fut une heure bénie que celle où je connus enfin qu'après moi Mlle
+Stangerson aurait à ses côtés, pour l'aimer et continuer nos travaux
+communs, un être que j'aime et que j'estime pour son grand c&oelig;ur et
+pour sa science. Or, monsieur le chef de la Sûreté, deux jours avant le
+crime, par je ne sais quel retour de sa volonté, ma fille m'a déclaré
+qu'elle n'épouserait pas M. Robert Darzac.»</p>
+
+<p>Il y eut ici un silence pesant. La minute était grave. M. Dax reprit:</p>
+
+<p>«Et Mlle Stangerson ne vous a donné aucune explication, ne vous a point
+dit pour quel motif?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'a dit qu'elle était trop vieille maintenant pour se marier&hellip;
+qu'elle avait attendu trop longtemps&hellip; qu'elle avait bien réfléchi&hellip;
+qu'elle estimait et même qu'elle aimait M. Robert Darzac&hellip; mais qu'il
+valait mieux que les choses en restassent là&hellip; que l'on continuerait le
+passé&hellip; qu'elle serait heureuse même de voir les liens de pure amitié
+qui nous attachaient à M. Robert Darzac nous unir d'une façon encore
+plus étroite, mais qu'il fût bien entendu qu'on ne lui parlerait jamais
+plus de mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est étrange! murmura M. Dax.</p>
+
+<p>&mdash;Étrange», répéta M. de Marquet.</p>
+
+<p>M. Stangerson, avec un pâle et glacé sourire, dit:</p>
+
+<p>«Ce n'est point de ce côté, monsieur, que vous trouverez le mobile du
+crime.»</p>
+
+<p>M. Dax:</p>
+
+<p>«En tout cas, fit-il d'une voix impatiente, le mobile n'est pas le vol!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! nous en sommes sûrs!», s'écria le juge d'instruction.</p>
+
+<p>À ce moment la porte du laboratoire s'ouvrit et le brigadier de
+gendarmerie apporta une carte au juge d'instruction. M. de Marquet lut
+et poussa une sourde exclamation; puis:</p>
+
+<p>«Ah! voilà qui est trop fort!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce? demanda le chef de la Sûreté.</p>
+
+<p>&mdash;La carte d'un petit reporter de <i>L'Époque</i>, M. Joseph
+Rouletabille, et ces mots: «L'un des mobiles du crime a été le vol!»</p>
+
+<p>Le chef de la Sûreté sourit:</p>
+
+<p>«Ah! Ah! le jeune Rouletabille&hellip; j'en ai déjà entendu parler&hellip; il
+passe pour ingénieux&hellip; Faites-le donc entrer, monsieur le juge
+d'instruction.»</p>
+
+<p>Et l'on fit entrer M. Joseph Rouletabille. J'avais fait sa connaissance
+dans le train qui nous avait amenés, ce matin-là, à Épinay-sur-Orge. Il
+s'était introduit, presque malgré moi, dans notre compartiment et j'aime
+mieux dire tout de suite que ses manières et sa désinvolture, et la
+prétention qu'il semblait avoir de comprendre quelque chose dans une
+affaire où la justice ne comprenait rien, me l'avaient fait prendre en
+grippe. Je n'aime point les journalistes. Ce sont des esprits brouillons
+et entreprenants qu'il faut fuir comme la peste. Cette sorte de gens se
+croit tout permis et ne respecte rien. Quand on a eu le malheur de leur
+accorder quoi que ce soit et de se laisser approcher par eux, on est
+tout de suite débordé et il n'est point d'ennuis que l'on ne doive
+redouter. Celui-ci paraissait une vingtaine d'années à peine, et le
+toupet avec lequel il avait osé nous interroger et discuter avec nous me
+l'avait rendu particulièrement odieux. Du reste, il avait une façon de
+s'exprimer qui attestait qu'il se moquait outrageusement de nous. Je
+sais bien que le journal <i>L'Époque</i> est un organe influent avec
+lequel il faut savoir «composer», mais encore ce journal ferait bien de
+ne point prendre ses rédacteurs à la mamelle.</p>
+
+<p>M. Joseph Rouletabille entra donc dans le laboratoire, nous salua et
+attendit que M. de Marquet lui demandât de s'expliquer.</p>
+
+<p>«Vous prétendez, monsieur, dit celui-ci, que vous connaissez le mobile
+du crime, et que ce mobile, contre toute évidence, serait le vol?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur le juge d'instruction, je n'ai point prétendu cela. Je
+ne dis pas que le mobile du crime a été le vol <i>et je ne le
+crois pas.</i></p>
+
+<p>&mdash;Alors, que signifie cette carte?</p>
+
+<p>&mdash;Elle signifie que <i>l'un des mobiles</i> du crime a été le vol.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui vous a renseigné?</p>
+
+<p>&mdash;Ceci! si vous voulez bien m'accompagner.»</p>
+
+<p>Et le jeune homme nous pria de le suivre dans le vestibule, ce que nous
+fîmes. Là, il se dirigea du côté du lavatory et pria M. le juge
+d'instruction de se mettre à genoux à côté de lui. Ce lavatory recevait
+du jour par sa porte vitrée et, quand la porte était ouverte, la lumière
+qui y pénétrait était suffisante pour l'éclairer parfaitement. M. de
+Marquet et M. Joseph Rouletabille s'agenouillèrent sur le seuil. Le jeune
+homme montrait un endroit de la dalle.</p>
+
+<p>«Les dalles du lavatory n'ont point été lavées par le père Jacques,
+fit-il, depuis un certain temps; cela se voit à la couche de poussière
+qui les recouvre. Or, voyez, à cet endroit, la marque de deux larges
+semelles et de cette cendre noire qui accompagne partout les pas de
+l'assassin. Cette cendre n'est point autre chose que la poussière de
+charbon qui couvre le sentier que l'on doit traverser pour venir
+directement, à travers la forêt, d'Épinay au Glandier. Vous savez qu'à
+cet endroit il y a un petit hameau de charbonniers et qu'on y fabrique
+du charbon de bois en grande quantité. Voilà ce qu'a dû faire
+l'assassin: il a pénétré ici l'après-midi quand il n'y eut plus personne
+au pavillon, et il a perpétré son vol.</p>
+
+<p>&mdash;Mais quel vol? Où voyez-vous le vol? Qui vous prouve le vol? nous
+écriâmes nous tous en même temps.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui m'a mis sur la trace du vol, continua le journaliste&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est ceci! interrompit M. de Marquet, toujours à genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment», fit M. Rouletabille.</p>
+
+<p>Et M. de Marquet expliqua qu'il y avait, en effet, sur la poussière des
+dalles, à côté de la trace des deux semelles, l'empreinte fraîche d'un
+lourd paquet rectangulaire, et qu'il était facile de distinguer la
+marque des ficelles qui l'enserraient&hellip;</p>
+
+<p>«Mais vous êtes donc venu ici, monsieur Rouletabille; j'avais pourtant
+ordonné au père Jacques de ne laisser entrer personne; il avait la garde
+du pavillon.</p>
+
+<p>&mdash;Ne grondez pas le père Jacques, je suis venu ici avec M. Robert
+Darzac.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment&hellip;» s'exclama M. de Marquet mécontent, et jetant un
+regard de côté à M. Darzac, lequel restait toujours silencieux.</p>
+
+<p>«Quand j'ai vu la trace du paquet à côté de l'empreinte des semelles, je
+n'ai plus douté du vol, reprit M. Rouletabille. Le voleur n'était pas
+venu avec un paquet&hellip; Il avait fait, ici, ce paquet, avec les objets
+volés sans doute, et il l'avait déposé dans ce coin, dans le dessein de
+l'y reprendre au moment de sa fuite; <i>il avait déposé
+aussi, à côté de son paquet, ses lourdes chaussures;</i> car, regardez,
+aucune trace de pas ne conduit à ces chaussures, et les semelles sont à
+côté l'une de l'autre, <i>comme des semelles au repos et vides de leurs
+pieds</i>. Ainsi comprendrait-on que l'assassin, quand il s'enfuit de la
+«Chambre Jaune», n'a laissé aucune trace de ses pas dans le laboratoire
+ni dans le vestibule. Après avoir pénétré <i>avec ses chaussures</i>
+dans la «Chambre Jaune», il les y a défaites, sans doute parce qu'elles
+le gênaient ou parce qu'il voulait faire le moins de bruit possible. La
+marque de son passage <i>aller</i> à travers le vestibule et le
+laboratoire a été effacée par le lavage subséquent du père Jacques, ce
+qui nous mène à faire entrer l'assassin dans le pavillon par la fenêtre
+ouverte du vestibule lors de la première absence du père Jacques, avant
+le lavage qui a eu lieu à cinq heure et demie!</p>
+
+<p>«L'assassin, après qu'il eut défait ses chaussures, qui, certainement
+le gênaient, les a portées à la main dans le lavatory et les y a
+déposées du seuil, car, sur la poussière du lavatory, il n'y a pas trace
+de pieds nus ou enfermés dans des chaussettes, <i>ou encore dans
+d'autres chaussures</i>. Il a donc déposé ses chaussures à côté de son
+paquet. Le vol était déjà, à ce moment, accompli. Puis l'homme retourne
+à la «Chambre Jaune» et s'y glisse alors sous le lit où la trace de son
+corps est parfaitement visible sur le plancher et même sur la natte qui
+a été, à cet endroit, légèrement roulée et très froissée. Des brins de
+paille même, fraîchement arrachés, témoignent également du passage de
+l'assassin sous le lit&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, cela nous le savons&hellip; dit M. de Marquet.</p>
+
+<p>&mdash;Ce retour sous le lit prouve que le vol, continua cet étonnant gamin
+de journaliste, <i>n'était point le seul mobile de la venue de
+l'homme</i>. Ne me dites point qu'il s'y serait aussitôt réfugié en
+apercevant, par la fenêtre du vestibule, soit le père Jacques, soit M.
+et Mlle Stangerson s'apprêtant à rentrer dans le pavillon. Il était
+beaucoup plus facile pour lui de grimper au grenier, et, caché,
+d'attendre une occasion de se sauver, <i>si son dessein
+n'avait été que de fuir</i>. Non! Non! <i>Il fallait que
+l'assassin fût dans la «Chambre Jaune»</i>&hellip;</p>
+
+<p>Ici, le chef de la Sûreté intervint:</p>
+
+<p>«Ça n'est pas mal du tout, cela, jeune homme! mes félicitations&hellip; et
+si nous ne savons pas encore comment l'assassin est parti, nous suivons
+déjà, pas à pas, son entrée ici, et nous voyons ce qu'il y a fait: il a
+volé. Mais qu'a-t-il donc volé?</p>
+
+<p>&mdash;Des choses extrêmement précieuses», répondit le reporter.</p>
+
+<p>À ce moment, nous entendîmes un cri qui partait du laboratoire. Nous
+nous y précipitâmes, et nous y trouvâmes M. Stangerson qui, les yeux
+hagards, les membres agités, nous montrait une sorte de
+meuble-bibliothèque qu'il venait d'ouvrir et qui nous apparut vide.</p>
+
+<p>Au même instant, il se laissa aller dans le grand fauteuil qui était
+poussé devant le bureau et gémit:</p>
+
+<p>«Encore une fois, je suis volé&hellip;»</p>
+
+<p>Et puis une larme, une lourde larme, coula sur sa joue:</p>
+
+<p>«Surtout, dit-il, qu'on ne dise pas un mot de ceci à ma fille&hellip; Elle
+serait encore plus peinée que moi&hellip;»</p>
+
+<p>Il poussa un profond soupir, et, sur le ton d'une douleur que je
+n'oublierai jamais:</p>
+
+<p>«Qu'importe, après tout&hellip; <i>pourvu qu'elle vive!&hellip;</i></p>
+
+<p>&mdash;Elle vivra! dit, d'une voix étrangement touchante, Robert Darzac.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous vous retrouverons les objets volés, fit M. Dax. Mais qu'y
+avait-il dans ce meuble?</p>
+
+<p>&mdash;Vingt ans de ma vie, répondit sourdement l'illustre professeur, ou
+plutôt de notre vie, à ma fille et à moi. Oui, nos plus précieux
+documents, les relations les plus secrètes sur nos expériences et sur
+nos travaux, depuis vingt ans, étaient enfermés là. C'était une
+véritable sélection parmi tant de documents dont cette pièce est pleine.
+C'est une perte irréparable pour nous, et, j'ose dire, pour la science.
+Toutes les étapes par lesquelles j'ai dû passer pour arriver à la preuve
+décisive de l'anéantissement de la matière, avaient été, par nous,
+soigneusement énoncées, étiquetées, annotées, illustrées de
+photographies et de dessins. Tout cela était rangé là. Le plan de trois
+nouveaux appareils, l'un pour étudier la déperdition, sous l'influence
+de la lumière ultra-violette, des corps préalablement électrisés;
+l'autre qui devait rendre visible la déperdition électrique sous
+l'action des particules de matière dissociée contenue dans les gaz des
+flammes; un troisième, très ingénieux, nouvel électroscope condensateur
+différentiel; tout le recueil de nos courbes traduisant les propriétés
+fondamentales de la substance intermédiaire entre la matière pondérable
+et l'éther impondérable; vingt ans d'expériences sur la chimie
+intra-atomique et sur les équilibres ignorés de la matière; un manuscrit
+que je voulais faire paraître sous ce titre: <i>Les Métaux qui
+souffrent</i>. Est-ce que je sais? est-ce que je sais? L'homme qui est
+venu là m'aura tout pris&hellip; Ma fille et mon &oelig;uvre&hellip; mon c&oelig;ur et
+mon âme&hellip;</p>
+
+<p>Et le grand Stangerson se prit à pleurer comme un enfant.</p>
+
+<p>Nous l'entourions en silence, émus par cette immense détresse. M.
+Robert Darzac, accoudé au fauteuil où le professeur était écroulé,
+essayait en vain de dissimuler ses larmes, ce qui faillit un instant me
+le rendre sympathique, malgré l'instinctive répulsion que son attitude
+bizarre et son émoi souvent inexpliqué m'avaient inspirée pour son
+énigmatique personnage.</p>
+
+<p>M. Joseph Rouletabille, seul, comme si son précieux temps et sa mission
+sur la terre ne lui permettaient point de s'appesantir sur la misère
+humaine, s'était rapproché, fort calme, du meuble vide et, le montrant
+au chef de la Sûreté, rompait bientôt le religieux silence dont nous
+honorions le désespoir du grand Stangerson. Il nous donna quelques
+explications, dont nous n'avions que faire, sur la façon dont il avait
+été amené à croire à un vol, par la découverte simultanée qu'il avait
+faite des traces dont j'ai parlé plus haut dans le lavatory, et de la
+vacuité de ce meuble précieux dans le laboratoire. Il n'avait fait, nous
+disait-il, que passer dans le laboratoire; mais la première chose qui
+l'avait frappé avait été la forme étrange du meuble, sa solidité, sa
+construction en fer qui le mettait à l'abri d'un accident par la flamme,
+et le fait qu'un meuble comme celui-ci, destiné à conserver des objets
+auxquels on devait tenir par-dessus tout, avait, sur sa porte de fer,
+«sa clef». «On n'a point d'ordinaire un coffre-fort pour le laisser
+ouvert&hellip;» Enfin, cette petite clef, à tête de cuivre, des plus
+compliquées, avait attiré, paraît-il, l'attention de M. Joseph
+Rouletabille, alors qu'elle avait endormi la nôtre. Pour nous autres,
+qui ne sommes point des enfants, la présence d'une clef sur un meuble
+éveille plutôt une idée de sécurité, mais pour M. Joseph Rouletabille,
+qui est évidemment un génie&mdash;comme dit José Dupuy dans <i>Les cinq cents
+millions de Gladiator</i>. «Quel génie! Quel dentiste!»&mdash;la présence
+d'une clef sur une serrure éveille l'idée du vol. Nous en sûmes bientôt
+la raison.</p>
+
+<p>Mais, auparavant que de vous la faire connaître, je dois rapporter que
+M. de Marquet me parut fort perplexe, ne sachant s'il devait se réjouir
+du pas nouveau que le petit reporter avait fait faire à l'instruction ou
+s'il devait se désoler de ce que ce pas n'eût pas été fait par lui.
+Notre profession comporte de ces déboires, mais nous n'avons point le
+droit d'être pusillanime et nous devons fouler aux pieds notre
+amour-propre quand il s'agit du bien général. Aussi M. de Marquet
+triompha-t-il de lui-même et trouva-t-il bon de mêler enfin ses
+compliments à ceux de M. Dax, qui, lui, ne les ménageait pas à M.
+Rouletabille. Le gamin haussa les épaules, disant: «il n'y a pas de
+quoi!» Je lui aurais flanqué une gifle avec satisfaction, surtout dans
+le moment qu'il ajouta:</p>
+
+<p>«Vous feriez bien, monsieur, de demander à M. Stangerson qui avait la
+garde ordinaire de cette clef?</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, répondit M. Stangerson. Et cette clef ne la quittait jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais voilà qui change l'aspect des choses et qui ne correspond
+plus avec la conception de M. Rouletabille, s'écria M. de Marquet. Si
+cette clef ne quittait jamais Mlle Stangerson, l'assassin aurait donc
+attendu Mlle Stangerson cette nuit-là, dans sa chambre, pour lui voler
+cette clef, et le vol n'aurait eu lieu qu'<i>après l'assassinat!</i>
+Mais, après l'assassinat, il y avait quatre personnes dans le
+laboratoire!&hellip; Décidément, je n'y comprends plus rien!&hellip;»</p>
+
+<p>Et M. de Marquet répéta, avec une rage désespérée, qui devait être pour
+lui le comble de l'ivresse, car je ne sais si j'ai déjà dit qu'il
+n'était jamais aussi heureux que lorsqu'il ne comprenait pas:</p>
+
+<p>«&hellip; plus rien!</p>
+
+<p>&mdash;Le vol, répliqua le reporter, ne peut avoir eu lieu qu'<i>avant
+l'assassinat.</i> C'est indubitable pour la raison que vous croyez
+<i>et pour d'autres raisons que je crois. Et, quand l'assassin a
+pénétré dans le pavillon, il était déjà en possession de la
+clef à tête de cuivre.</i></p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pas possible! fit doucement M. Stangerson.</p>
+
+<p>&mdash;C'est si bien possible, monsieur, qu'en voici la preuve.»</p>
+
+<p>Ce diable de petit bonhomme sortit alors de sa poche un numéro de
+<i>L'Époque</i> daté du 21 octobre (je rappelle que le crime a eu lieu
+dans la nuit du 24 au 25), et, nous montrant une annonce, lut:</p>
+
+<p>«&mdash;Il a été perdu hier un réticule de satin noir dans les grands
+magasins de la Louve. Ce réticule contenait divers objets dont une
+petite clef à tête de cuivre. Il sera donné une forte récompense à la
+personne qui l'aura trouvée. Cette personne devra écrire, poste
+restante, au bureau 40, à cette adresse: M.A.T.H.S.N.» Ces lettres ne
+désignent-elles point, continua le reporter, Mlle Stangerson? Cette clef
+à tête de cuivre n'est-elle point cette clef-ci?&hellip; Je lis toujours les
+annonces. Dans mon métier, comme dans le vôtre, monsieur le juge
+d'instruction, il faut toujours lire les petites annonces
+personnelles&hellip; Ce qu'on y découvre d'intrigues!&hellip; et de clefs
+d'intrigues! Qui ne sont pas toujours à tête de cuivre, et qui n'en sont
+pas moins intéressantes. Cette annonce, particulièrement, par la sorte
+de mystère dont la femme qui avait perdu une clef, objet peu
+compromettant, s'entourait, m'avait frappé. Comme elle tenait à cette
+clef! Comme elle promettait une forte récompense! Et je songeai à ces
+six lettres: M.A.T.H.S.N. Les quatre premières m'indiquaient tout de
+suite un prénom. «Évidemment, faisais-je, «Math, Mathilde&hellip;» la
+personne qui a perdu la clef à tête de cuivre, dans un réticule,
+s'appelle Mathilde!&hellip;» Mais je ne pus rien faire des deux dernières
+lettres. Aussi, rejetant le journal, je m'occupai d'autre chose&hellip;
+Lorsque, quatre jours plus tard, les journaux du soir parurent avec
+d'énormes manchettes annonçant l'assassinat de Mlle MATHILDE STANGERSON,
+ce nom de Mathilde me rappela, sans que je fisse aucun effort pour cela,
+machinalement, les lettres de l'annonce. Intrigué un peu, je demandai le
+numéro de ce jour-là à l'administration. J'avais oublié les deux
+dernières lettres: S.N. Quand je les revis, je ne pus retenir un cri
+«Stangerson!&hellip;» Je sautai dans un fiacre et me précipitai au bureau
+40. Je demandai: «Avez-vous une lettre avec cette adresse: M.A.T.H.S.N!»
+L'employé me répondit: «Non!» Et comme j'insistais, le priant, le
+suppliant de chercher encore, il me dit: «Ah! çà, monsieur, c'est une
+plaisanterie!&hellip; Oui, j'ai eu une lettre aux initiales M.A.T.H.S.N.;
+mais je l'ai donnée, il y a trois jours, à une dame qui me l'a réclamée.
+Vous venez aujourd'hui me réclamer cette lettre à votre tour. Or,
+avant-hier, un monsieur, avec la même insistance désobligeante, me la
+demandait encore!&hellip; J'en ai assez de cette fumisterie&hellip;» Je voulus
+questionner l'employé sur les deux personnages qui avaient déjà réclamé
+la lettre, mais, soit qu'il voulût se retrancher derrière le secret
+professionnel&mdash;il estimait, sans doute, à part lui, en avoir déjà trop
+dit&mdash;soit qu'il fût vraiment excédé d'une plaisanterie possible, il ne
+me répondit plus&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille se tut. Nous nous taisions tous. Chacun tirait les
+conclusions qu'il pouvait de cette bizarre histoire de lettre poste
+restante. De fait, il semblait maintenant qu'on tenait un fil solide par
+lequel on allait pouvoir suivre cette affaire «insaisissable».</p>
+
+<p>M. Stangerson dit:</p>
+
+<p>«Il est donc à peu près certain que ma fille aura perdu cette clef,
+qu'elle n'a point voulu m'en parler pour m'éviter toute inquiétude et
+qu'elle aura prié celui ou celle qui aurait pu l'avoir trouvée d'écrire
+poste restante. Elle craignait évidemment que, donnant notre adresse, ce
+fait occasionnât des démarches qui m'auraient appris la perte de la
+clef. C'est très logique et très naturel. <i>Car j'ai déjà été volé,
+monsieur!</i></p>
+
+<p>&mdash;Où cela? Et quand? demanda le directeur de la Sûreté.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Il y a de nombreuses années, en Amérique, à Philadelphie. On m'a
+volé dans mon laboratoire le secret de deux inventions qui eussent pu
+faire la fortune d'un peuple&hellip; Non seulement je n'ai jamais su qui
+était le voleur, mais je n'ai jamais entendu parler de l'objet du «vol»
+sans doute parce que, pour déjouer les calculs de celui qui m'avait
+ainsi pillé, j'ai lancé moi-même dans le domaine public ces deux
+inventions, rendant inutile le larcin. C'est depuis cette époque que je
+suis très soupçonneux, que je m'enferme hermétiquement quand je
+travaille. Tous les barreaux de ces fenêtres, l'isolement de ce
+pavillon, ce meuble que j'ai fait construire moi-même, cette serrure
+spéciale, cette clef unique, tout cela est le résultat de mes craintes
+inspirées par une triste expérience.»</p>
+
+<p>M. Dax déclara: «Très intéressant!» et M. Joseph Rouletabille demanda
+des nouvelles du réticule. Ni M. Stangerson, ni le père Jacques
+n'avaient, depuis quelques jours, vu le réticule de Mlle Stangerson.
+Nous devions apprendre, quelques heures plus tard, de la bouche même de
+Mlle Stangerson, que ce réticule lui avait été volé ou qu'elle l'avait
+perdu, et que les choses s'étaient passées de la sorte que nous les
+avaient expliquées son père; qu'elle était allée, le 23 octobre, au
+bureau de poste 40, et qu'on lui avait remis une lettre qui n'était,
+affirma-t-elle, que celle d'un mauvais plaisant. Elle l'avait
+immédiatement brûlée.</p>
+
+<p>Pour en revenir à notre interrogatoire, ou plutôt à notre
+«conversation», je dois signaler que le chef de la Sûreté, ayant demandé
+à M. Stangerson dans quelles conditions sa fille était allée à Paris le
+20 octobre, jour de la perte du réticule, nous apprîmes ainsi qu'elle
+s'était rendue dans la capitale, «accompagnée de M. Robert Darzac, que
+l'on n'avait pas revu au château depuis cet instant jusqu'au lendemain
+du crime». Le fait que M. Robert Darzac était aux côtés de Mlle
+Stangerson, dans les grands magasins de la Louve quand le réticule avait
+disparu, ne pouvait passer inaperçu et retint, il faut le dire, assez
+fortement notre attention.</p>
+
+<p>Cette conversation entre magistrats, prévenus, victime, témoins et
+journaliste allait prendre fin quand se produisit un véritable coup de
+théâtre; ce qui n'est jamais pour déplaire à M. de Marquet. Le brigadier
+de gendarmerie vint nous annoncer que Frédéric Larsan demandait à être
+introduit, ce qui lui fut immédiatement accordé. Il tenait à la main une
+grossière paire de chaussures vaseuses qu'il jeta dans le laboratoire.</p>
+
+<p>«Voilà, dit-il, les souliers que chaussait l'assassin! Les
+reconnaissez-vous, père Jacques?</p>
+
+<p>Le père Jacques se pencha sur ce cuir infect et, tout stupéfait,
+reconnut de vieilles chaussures à lui qu'il avait jetées il y avait déjà
+un certain temps au rebut, dans un coin du grenier; il était tellement
+troublé qu'il dut se moucher pour dissimuler son émotion.</p>
+
+<p>Alors, montrant le mouchoir dont se servait le père Jacques, Frédéric
+Larsan dit:</p>
+
+<p>«Voilà un mouchoir qui ressemble étonnamment à celui qu'on a trouvé dans
+la «Chambre Jaune».</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je l'sais ben, fit le père Jacques en tremblant; ils sont
+quasiment pareils.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, continua Frédéric Larsan, le vieux béret basque trouvé
+également dans la «Chambre Jaune» aurait pu autrefois coiffer le chef du
+père Jacques. Tout ceci, monsieur le chef de la Sûreté et monsieur le
+juge d'instruction, prouve, selon moi&mdash;remettez-vous, bonhomme! fit-il
+au père Jacques qui défaillait&mdash;tout ceci prouve, selon moi, que
+l'assassin a voulu déguiser sa véritable personnalité. Il l'a fait d'une
+façon assez grossière ou du moins qui nous apparaît telle, <i>parce que
+nous sommes sûrs que l'assassin n'est pas le père Jacques, qui n'a pas
+quitté M. Stangerson</i>. Mais imaginez que M. Stangerson, ce soir-là,
+n'ait pas prolongé sa veille; qu'après avoir quitté sa fille il ait
+regagné le château; que Mlle Stangerson ait été assassinée alors qu'il
+n'y avait plus personne dans le laboratoire et que le père Jacques
+dormait dans son grenier: <i>il n'aurait fait de doute pour
+personne que le père Jacques était l'assassin!</i> Celui-ci
+ne doit son salut qu'à ce que le drame a éclaté trop tôt, l'assassin
+ayant cru, sans doute, à cause du silence qui régnait à côté, que le
+laboratoire était vide et que le moment d'agir était venu. L'homme qui a
+pu s'introduire si mystérieusement ici et prendre de telles précautions
+contre le père Jacques était, à n'en pas douter, un familier de la
+maison. À quelle heure exactement s'est-il introduit ici? Dans
+l'après-midi? Dans la soirée? Je ne saurais dire&hellip;
+<i>Un être aussi familier des choses et des gens de
+ce pavillon a dû pénétrer dans la «Chambre Jaune», à son heure.</i></p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pu cependant y entrer quand il y avait du monde dans le
+laboratoire? s'écria M. de Marquet.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en savons-nous, je vous prie! répliqua Larsan&hellip; Il y a eu le dîner
+dans le laboratoire, le va-et-vient du service&hellip; il y a eu une
+expérience de chimie qui a pu tenir, entre dix et onze heures, M.
+Stangerson, sa fille et le père Jacques autour des fourneaux&hellip; dans ce
+coin de la haute cheminée&hellip; Qui me dit que l'assassin&hellip; un familier!
+un familier!&hellip; n'a pas profité de ce moment pour se glisser dans la
+«Chambre Jaune», après avoir, dans le lavatory, retiré ses souliers?</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien improbable! fit M. Stangerson.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mais ce n'est pas impossible&hellip; Aussi je n'affirme rien.
+Quant à sa sortie, c'est autre chose! Comment a-t-il pu s'enfuir? <i>Le
+plus naturellement du monde!»</i></p>
+
+<p>Un instant, Frédéric Larsan se tut. Cet instant nous parut bien long.
+Nous attendions qu'il parlât avec une fièvre bien compréhensible.</p>
+
+<p>«Je ne suis pas entré dans la «Chambre Jaune», reprit Frédéric Larsan,
+mais j'imagine que vous avez acquis la preuve qu'on ne pouvait en sortir
+<i>que par la porte</i>. C'est par la porte que l'assassin est sorti.
+Or, puisqu'il est impossible qu'il en soit autrement, c'est que cela
+est! Il a commis le crime et il est sorti par la porte! À quel moment!
+Au moment où cela lui a été le plus facile, <i>au moment où cela devient
+le plus explicable,</i> tellement explicable qu'il ne saurait y avoir
+d'autre explication. Examinons donc les «moments» qui ont suivi le
+crime. Il y a le premier moment, pendant lequel se trouvent, devant la
+porte, prêts à lui barrer le chemin, M. Stangerson et le père Jacques.
+Il y a le second moment, pendant lequel, le père Jacques étant un
+instant absent, M. Stangerson se trouve tout seul devant la porte. Il y
+a le troisième moment, pendant lequel M. Stangerson est rejoint par le
+concierge. Il y a le quatrième moment, pendant lequel se trouvent devant
+la porte M. Stangerson, le concierge, sa femme et le père Jacques. Il y
+a le cinquième moment, pendant lequel la porte est défoncée et la
+«Chambre Jaune» envahie. <i>Le moment où la
+fuite est le plus explicable est le moment même où il y a le moins de
+personnes devant la porte. Il y a un moment où il n'y en a
+plus qu'une: c'est celui où M. Stangerson reste seul devant la
+porte.</i> À moins d'admettre la complicité de silence du père
+Jacques, et je n'y crois pas, car le père Jacques ne serait pas sorti du
+pavillon pour aller examiner la fenêtre de la «Chambre Jaune», s'il
+avait vu s'ouvrir la porte et sortir l'assassin. <i>La porte
+ne s'est donc ouverte que devant M. Stangerson seul, et l'homme
+est sorti.</i> Ici, nous devons admettre que M. Stangerson avait de
+puissantes raisons pour ne pas arrêter ou pour ne pas faire arrêter
+l'assassin, puisqu'il l'a laissé gagner la fenêtre du vestibule et qu'il
+a refermé cette fenêtre derrière lui!&hellip; Ceci fait, comme le père
+Jacques allait rentrer <i>et qu'il fallait qu'il retrouvât les
+choses en l'état</i>, Mlle Stangerson, horriblement blessée,
+a trouvé encore la force, sans doute sur les objurgations de son père,
+de refermer à nouveau la porte de la «Chambre Jaune» à clef et au verrou
+avant de s'écrouler, mourante, sur le plancher&hellip; Nous ne savons qui a
+commis le crime; nous ne savons de quel misérable M. et Mlle Stangerson
+sont les victimes; mais il n'y a point de doute qu'ils le savent, eux!
+Ce secret doit être terrible pour que le père n'ait pas hésité à laisser
+sa fille agonisante derrière cette porte qu'elle refermait sur elle,
+terrible pour qu'il ait laissé échapper l'assassin&hellip; Mais il n'y a
+point d'autre façon au monde d'expliquer la fuite de l'assassin de la
+«Chambre Jaune!»</p>
+
+<p>Le silence qui suivit cette explication dramatique et lumineuse avait
+quelque chose d'affreux. Nous souffrions tous pour l'illustre
+professeur, acculé ainsi par l'impitoyable logique de Frédéric Larsan à
+nous avouer la vérité de son martyre ou à se taire, aveu plus terrible
+encore. Nous le vîmes se lever, cet homme, véritable statue de la
+douleur, et étendre la main d'un geste si solennel que nous en courbâmes
+la tête comme à l'aspect d'une chose sacrée. Il prononça alors ces
+paroles d'une voix éclatante qui sembla épuiser toutes ses forces:</p>
+
+<p>«Je jure, sur la tête de ma fille à l'agonie, que je n'ai point quitté
+cette porte, de l'instant où j'ai entendu l'appel désespéré de mon
+enfant, que cette porte ne s'est point ouverte pendant que j'étais seul
+dans mon laboratoire, et qu'enfin, quand nous pénétrâmes dans la
+«Chambre Jaune», mes trois domestiques et moi, l'assassin n'y était
+plus! Je jure que je ne connais pas l'assassin!»</p>
+
+<p>Faut-il que je dise que, malgré la solennité d'un pareil serment, nous
+ne crûmes guère à la parole de M. Stangerson? Frédéric Larsan venait de
+nous faire entrevoir la vérité: ce n'était point pour la perdre de si
+tôt.</p>
+
+<p>Comme M. de Marquet nous annonçait que la «conversation» était terminée
+et que nous nous apprêtions à quitter le laboratoire, le jeune reporter,
+ce gamin de Joseph Rouletabille, s'approcha de M. Stangerson, lui prit
+la main avec le plus grand respect et je l'entendis qui disait:</p>
+
+<p>«Moi, je vous crois, monsieur!»</p>
+
+<p>J'arrête ici la citation que j'ai cru devoir faire de la narration de M.
+Maleine, greffier au tribunal de Corbeil. Je n'ai point besoin de dire
+au lecteur que tout ce qui venait de se passer dans le laboratoire me
+fut fidèlement et aussitôt rapporté par Rouletabille lui-même.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch12">XII<br />
+La canne de Frédéric Larsan</h2>
+
+
+<p>Je ne me disposai à quitter le château que vers six heures du soir,
+emportant l'article que mon ami avait écrit à la hâte dans le petit
+salon que M. Robert Darzac avait fait mettre à notre disposition. Le
+reporter devait coucher au château, usant de cette inexplicable
+hospitalité que lui avait offerte M. Robert Darzac, sur qui M.
+Stangerson, en ces tristes moments, se reposait de tous les tracas
+domestiques. Néanmoins il voulut m'accompagner jusqu'à la gare d'Épinay.
+En traversant le parc, il me dit:</p>
+
+<p>«Frédéric Larsan est réellement très fort et n'a pas volé sa réputation.
+Vous savez comment il est arrivé à retrouver les souliers du père
+Jacques! Près de l'endroit où nous avons remarqué les traces des «pas
+élégants» et la disparition des empreintes des gros souliers, un creux
+rectangulaire dans la terre fraîche attestait qu'il y avait eu là,
+récemment, une pierre. Larsan rechercha cette pierre sans la trouver et
+imagina tout de suite qu'elle avait servi à l'assassin à maintenir au
+fond de l'étang les souliers dont l'homme voulait se débarrasser. Le
+calcul de Fred était excellent et le succès de ses recherches l'a
+prouvé. Ceci m'avait échappé; mais il est juste de dire que mon esprit
+était déjà parti par ailleurs, car, <i>par le trop grand nombre de
+faux témoignages de son passage laissé par l'assassin</i> et
+par la mesure des pas noirs correspondant à la mesure des pas du père
+Jacques, que j'ai établie sans qu'il s'en doutât sur le plancher de la
+«Chambre Jaune», la preuve était déjà faite, à mes yeux, que l'assassin
+avait voulu détourner le soupçon du côté de ce vieux serviteur. C'est ce
+qui m'a permis de dire à celui-ci, si vous vous le rappelez, que,
+puisque l'on avait trouvé un béret dans cette chambre fatale, il devait
+ressembler au sien, et de lui faire une description du mouchoir en tous
+points semblable à celui dont je l'avais vu se servir. Larsan et moi,
+nous sommes d'accord jusque-là, mais nous ne le sommes plus à partir de
+là, ET CELA VA ÊTRE TERRIBLE, car il marche de bonne foi à une erreur
+qu'il va me falloir combattre avec rien!»</p>
+
+<p>Je fus surpris de l'accent profondément grave dont mon jeune ami
+prononça ces dernières paroles.</p>
+
+<p>Il répéta encore:</p>
+
+<p>«OUI, TERRIBLE, TERRIBLE!&hellip; Mais est-ce vraiment ne combattre avec
+rien, que de combattre «avec l'idée»!</p>
+
+<p>À ce moment nous passions derrière le château. La nuit était tombée. Une
+fenêtre au premier étage était entrouverte. Une faible lueur en venait,
+ainsi que quelques bruits qui fixèrent notre attention. Nous avançâmes
+jusqu'à ce que nous ayons atteint l'encoignure d'une porte qui se
+trouvait sous la fenêtre. Rouletabille me fit comprendre d'un mot
+prononcé à voix basse que cette fenêtre donnait sur la chambre de Mlle
+Stangerson. Les bruits qui nous avaient arrêtés se turent, puis
+reprirent un instant. C'étaient des gémissements étouffés&hellip; nous ne
+pouvions saisir que trois mots qui nous arrivaient distinctement: «Mon
+pauvre Robert!» Rouletabille me mit la main sur l'épaule, se pencha à
+mon oreille:</p>
+
+<p>«Si nous pouvions savoir, me dit-il, ce qui se dit dans cette chambre,
+mon enquête serait vite terminée&hellip;»</p>
+
+<p>Il regarda autour de lui; l'ombre du soir nous enveloppait; nous ne
+voyions guère plus loin que l'étroite pelouse bordée d'arbres qui
+s'étendait derrière le château. Les gémissements s'étaient tus à
+nouveau.</p>
+
+<p>«Puisqu'on ne peut pas entendre, continua Rouletabille, on va au moins
+essayer de voir&hellip;»</p>
+
+<p>Et il m'entraîna, en me faisant signe d'étouffer le bruit de mes pas, au
+delà de la pelouse jusqu'au tronc pâle d'un fort bouleau dont on
+apercevait la ligne blanche dans les ténèbres. Ce bouleau s'élevait
+juste en face de la fenêtre qui nous intéressait et ses premières
+branches étaient à peu près à hauteur du premier étage du château. Du
+haut de ces branches on pouvait certainement voir ce qui se passait dans
+la chambre de Mlle Stangerson; et telle était bien la pensée de
+Rouletabille, car, m'ayant ordonné de me tenir coi, il embrassa le tronc
+de ses jeunes bras vigoureux et grimpa. Il se perdit bientôt dans les
+branches, puis il y eut un grand silence.</p>
+
+<p>Là-bas, en face de moi, la fenêtre entrouverte était toujours éclairée.
+Je ne vis passer sur cette lueur aucune ombre. L'arbre, au-dessus de
+moi, restait silencieux; j'attendais; tout à coup mon oreille perçut,
+dans l'arbre, ces mots:</p>
+
+<p>«Après vous!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Après vous, je vous en prie!»</p>
+
+<p>On dialoguait, là-haut, au-dessus de ma tête&hellip; on se faisait des
+politesses, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir apparaître, sur
+la colonne lisse de l'arbre, deux formes humaines qui bientôt touchèrent
+le sol! Rouletabille était monté là tout seul et redescendait «deux!»</p>
+
+<p>«Bonjour, monsieur Sainclair!»</p>
+
+<p>C'était Frédéric Larsan&hellip; Le policier occupait déjà le poste
+d'observation quand mon jeune ami croyait y arriver solitaire&hellip; Ni l'un
+ni l'autre, du reste, ne s'occupèrent de mon étonnement. Je crus
+comprendre qu'ils avaient assisté du haut de leur observatoire à une
+scène pleine de tendresse et de désespoir entre Mlle Stangerson, étendue
+dans son lit, et M. Darzac à genoux à son chevet. Et déjà chacun
+semblait en tirer fort prudemment des conclusions différentes. Il était
+facile de deviner que cette scène avait produit un gros effet dans
+l'esprit de Rouletabille, «en faveur de M. Robert Darzac», cependant
+que, dans celui de Larsan, elle n'attestait qu'une parfaite hypocrisie
+servie par un art supérieur chez le fiancé de Mlle Stangerson&hellip;</p>
+
+<p>Comme nous arrivions à la grille du parc, Larsan nous arrêta:</p>
+
+<p>«Ma canne! s'écria-t-il&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez oublié votre canne? demanda Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit le policier&hellip; Je l'ai laissée là-bas, auprès de
+l'arbre&hellip;»</p>
+
+<p>Et il nous quitta, disant qu'il allait nous rejoindre tout de suite&hellip;</p>
+
+<p>«Avez-vous remarqué la canne de Frédéric Larsan? me demanda le reporter
+quand nous fûmes seuls. C'est une canne toute neuve&hellip; que je ne lui ai
+jamais vue&hellip; Il a l'air d'y tenir beaucoup&hellip; il ne la quitte pas&hellip; On
+dirait qu'il a peur qu'elle ne soit tombée dans des mains étrangères&hellip;
+Avant ce jour, <i>je n'ai jamais vu de canne à Frédéric
+Larsan&hellip;</i> Où a-t-il trouvé cette canne-là? <i>Ça n'est pas naturel
+qu'un homme qui ne porte jamais de canne ne fasse plus un pas
+sans canne, au lendemain du crime du Glandier&hellip;</i> Le jour de
+notre arrivée au château, quand il nous eut aperçus, il remit sa montre
+dans sa poche et ramassa par terre sa canne, geste auquel j'eus
+peut-être tort de n'attacher aucune importance!»</p>
+
+<p>Nous étions maintenant hors du parc; Rouletabille ne disait rien&hellip; Sa
+pensée, certainement, n'avait pas quitté la canne de Frédéric Larsan.
+J'en eus la preuve quand, en descendant la côte d'Épinay, il me dit:</p>
+
+<p>«Frédéric Larsan est arrivé au Glandier avant moi; il a commencé son
+enquête avant moi; il a eu le temps de savoir des choses que je ne sais
+pas et a pu trouver des choses que je ne sais pas&hellip; Où a-t-il trouvé
+cette canne-là?&hellip;</p>
+
+<p>Et il ajouta:</p>
+
+<p>«Il est probable que son soupçon&mdash;plus que son soupçon, son
+raisonnement&mdash;qui va aussi directement à Robert Darzac, doit être servi
+par quelque chose de palpable qu'il palpe, «lui», et que je ne palpe
+pas, moi&hellip; Serait-ce cette canne?&hellip; Où diable a-t-il pu trouver cette
+canne-là?&hellip;»</p>
+
+<p>À Épinay, il fallut attendre le train vingt minutes; nous entrâmes dans
+un cabaret. Presque aussitôt, derrière nous, la porte se rouvrait et
+Frédéric Larsan faisait son apparition, brandissant la fameuse canne&hellip;</p>
+
+<p>«Je l'ai retrouvée!» nous fit-il en riant.</p>
+
+<p>Tous trois nous nous assîmes à une table. Rouletabille ne quittait pas
+des yeux la canne; il était si absorbé qu'il ne vit pas un signe
+d'intelligence que Larsan adressait à un employé du chemin de fer, un
+tout jeune homme dont le menton s'ornait d'une petite barbiche blonde
+mal peignée. L'employé se leva, paya sa consommation, salua et sortit.
+Je n'aurais moi-même attaché aucune importance à ce signe s'il ne
+m'était revenu à la mémoire quelques mois plus tard, lors de la
+réapparition de la barbiche blonde à l'une des minutes les plus
+tragiques de ce récit. J'appris alors que la barbiche blonde était un
+agent de Larsan, chargé par lui de surveiller les allées et venues des
+voyageurs en gare d'Épinay-sur-Orge, car Larsan ne négligeait rien de ce
+qu'il croyait pouvoir lui être utile.</p>
+
+<p>Je reportai les yeux sur Rouletabille.</p>
+
+<p>«Ah ça! monsieur Fred! disait-il, depuis quand avez-vous donc une canne?&hellip;
+Je vous ai toujours vu vous promener, moi, les mains dans les
+poches!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est un cadeau qu'on m'a fait, répondit le policier&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas longtemps, insista Rouletabille&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Non, on me l'a offerte à Londres&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, vous revenez de Londres, monsieur Fred&hellip; On peut la voir,
+votre canne?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais, comment donc?&hellip;»</p>
+
+<p>Fred passa la canne à Rouletabille. C'était une grande canne bambou
+jaune à bec de corbin, ornée d'une bague d'or.</p>
+
+<p>Rouletabille l'examinait minutieusement.</p>
+
+<p>«Eh bien, fit-il, en relevant une tête gouailleuse, on vous a offert à
+Londres une canne de France!</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible, fit Fred, imperturbable&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Lisez la marque ici en lettres minuscules: «Cassette, 6 bis, opéra&hellip;»</p>
+
+<p>&mdash;On fait bien blanchir son linge à Londres, dit Fred&hellip; les anglais
+peuvent bien acheter leurs cannes à Paris&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille rendit la canne. Quand il m'eut mis dans mon compartiment,
+il me dit:</p>
+
+<p>«Vous avez retenu l'adresse?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, «Cassette, 6 bis, Opéra&hellip;» Comptez sur moi, vous recevrez un mot
+demain matin.»</p>
+
+<p>Le soir même, en effet, à Paris, je voyais M. Cassette, marchand de
+cannes et de parapluies, et j'écrivais à mon ami:</p>
+
+<p>«Un homme répondant à s'y méprendre au signalement de M. Robert Darzac,
+même taille, légèrement voûté, même collier de barbe, pardessus mastic,
+chapeau melon, est venu acheter une canne pareille à celle qui nous
+intéresse le soir même du crime, vers huit heures.</p>
+
+<p>M. Cassette n'en a point vendu de semblable depuis deux ans. La canne de
+Fred est neuve. Il s'agit donc bien de celle qu'il a entre les mains. Ce
+n'est pas lui qui l'a achetée puisqu'il se trouvait alors à Londres.
+Comme vous, je pense «qu'il l'a trouvée quelque part autour de M. Robert
+Darzac&hellip;» Mais alors, si, comme vous le prétendez, l'assassin était
+dans la «Chambre Jaune» depuis cinq heures, ou même six heures, comme le
+drame n'a eu lieu que vers minuit, l'achat de cette canne procure un
+alibi irréfutable à M. Robert Darzac.»</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch13">XIII<br />
+«Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat»</h2>
+
+
+<p>Huit jours après les événements que je viens de raconter, exactement le
+2 novembre, je recevais à mon domicile, à Paris, un télégramme ainsi
+libellé: «Venez au Glandier, par premier train. Apportez revolvers.
+Amitiés. Rouletabille.»</p>
+
+<p>Je vous ai déjà dit, je crois, qu'à cette époque, jeune avocat stagiaire
+et à peu près dépourvu de causes, je fréquentais le Palais, plutôt pour
+me familiariser avec mes devoirs professionnels, que pour défendre la
+veuve et l'orphelin. Je ne pouvais donc m'étonner que Rouletabille
+disposât ainsi de mon temps; et il savait du reste combien je
+m'intéressais à ses aventures journalistiques en général et surtout à
+l'affaire du Glandier. Je n'avais eu de nouvelles de celle-ci, depuis
+huit jours, que par les innombrables racontars des journaux et par
+quelques notes très brèves, de Rouletabille dans <i>L'Époque.</i> Ces
+notes avaient divulgué le coup de «l'os de mouton» et nous avaient
+appris qu'à l'analyse les marques laissées sur l'os de mouton s'étaient
+révélées «de sang humain»; il y avait là les traces fraîches «du sang de
+Mlle Stangerson»; les traces anciennes provenaient d'autres crimes
+pouvant remonter à plusieurs années&hellip;</p>
+
+<p>Vous pensez si l'affaire défrayait la presse du monde entier. Jamais
+illustre crime n'avait intrigué davantage les esprits. Il me semblait
+bien cependant que l'instruction n'avançait guère; aussi eussé-je été
+très heureux de l'invitation que me faisait mon ami de le venir
+rejoindre au Glandier, si la dépêche n'avait contenu ces mots: «Apportez
+revolvers.»</p>
+
+<p>Voilà qui m'intriguait fort. Si Rouletabille me télégraphiait d'apporter
+des revolvers, c'est qu'il prévoyait qu'on aurait l'occasion de s'en
+servir. Or, je l'avoue sans honte: je ne suis point un héros. Mais quoi!
+il s'agissait, ce jour-là, d'un ami sûrement dans l'embarras qui
+m'appelait, sans doute, à son aide; je n'hésitai guère; et, après avoir
+constaté que le seul revolver que je possédais était bien armé, je me
+dirigeai vers la gare d'Orléans. En route, je pensai qu'un revolver ne
+faisait qu'une arme et que la dépêche de Rouletabille réclamait
+revolvers au pluriel; j'entrai chez un armurier et achetai une petite
+arme excellente, que je me faisais une joie d'offrir à mon ami.</p>
+
+<p>J'espérais trouver Rouletabille à la gare d'Épinay, mais il n'y était
+point. Cependant un cabriolet m'attendait et je fus bientôt au Glandier.
+Personne à la grille. Ce n'est que sur le seuil même du château que
+j'aperçus le jeune homme. Il me saluait d'un geste amical et me recevait
+aussitôt dans ses bras en me demandant, avec effusion, des nouvelles de
+ma santé.</p>
+
+<p>Quand nous fûmes dans le petit vieux salon dont j'ai parlé, Rouletabille
+me fit asseoir et me dit tout de suite:</p>
+
+<p>&mdash;Ça va mal!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui va mal?</p>
+
+<p>&mdash;Tout!»</p>
+
+<p>Il se rapprocha de moi, et me confia à l'oreille:</p>
+
+<p>«Frédéric Larsan marche à fond contre M. Robert Darzac.»</p>
+
+<p>Ceci n'était point pour m'étonner, depuis que j'avais vu le fiancé de
+Mlle Stangerson pâlir devant la trace de ses pas.</p>
+
+<p>Cependant, j'observai tout de suite:</p>
+
+<p>«Eh bien! Et la canne?</p>
+
+<p>&mdash;La canne! Elle est toujours entre les mains de Frédéric Larsan <i>qui
+ne la quitte pas&hellip;</i></p>
+
+<p>&mdash;Mais&hellip; ne fournit-elle pas un alibi à M. Robert Darzac?</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde. M. Darzac, interrogé par moi en douceur, nie
+avoir acheté ce soir-là, ni aucun autre soir, une canne chez Cassette&hellip;
+Quoi qu'il en soit, fit Rouletabille, «je ne jurerais de rien», car M.
+Darzac <i>a de si étranges silences</i> qu'on ne sait exactement ce
+qu'il faut penser de ce qu'il dit!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Dans l'esprit de Frédéric Larsan, cette canne doit être une bien
+précieuse canne, une canne à conviction&hellip; Mais de quelle façon? Car,
+toujours à cause de l'heure de l'achat, elle ne pouvait se trouver entre
+les mains de l'assassin&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;L'heure ne gênera pas Larsan&hellip; Il n'est pas forcé d'adopter mon
+système qui commence par introduire l'assassin dans la «Chambre Jaune»,
+entre cinq et six; qu'est-ce qui l'empêche, lui, de l'y faire pénétrer
+entre dix heures et onze heures du soir? À ce moment, justement, M. et
+Mlle Stangerson, aidés du père Jacques, ont procédé à une intéressante
+expérience de chimie dans cette partie du laboratoire occupée par les
+fourneaux. Larsan dira que l'assassin s'est glissé derrière eux, tout
+invraisemblable que cela paraisse&hellip; Il l'a déjà fait entendre au juge
+d'instruction&hellip; Quand on le considère de près, ce raisonnement est
+absurde, attendu que le familier&mdash;<i>si familier il y a</i>&mdash;devait
+savoir que le professeur allait bientôt quitter le pavillon; et
+il y allait de sa sécurité, à lui familier, de remettre ses opérations
+après ce départ&hellip; Pourquoi aurait-il risqué de traverser le laboratoire
+pendant que le professeur s'y trouvait? Et puis, quand le familier se
+serait-il introduit dans le pavillon?&hellip; Autant de points à élucider
+avant d'admettre <i>l'imagination de Larsan</i>. Je n'y perdrai pas
+mon temps, quant à moi,
+<i>car j'ai un système irréfutable</i> qui ne me permet
+point de me préoccuper de cette imagination-là! Seulement, comme je suis
+obligé momentanément de me taire et que Larsan, quelquefois, parle&hellip; il
+se pourrait que tout finît par s'expliquer contre M. Darzac&hellip; si je
+n'étais pas là! ajouta le jeune homme avec orgueil. Car il y a contre ce
+M. Darzac d'autres «signes extérieurs» autrement terribles que cette
+histoire de canne, qui reste pour moi incompréhensible, d'autant plus
+incompréhensible que Larsan ne se gêne pas pour se montrer devant M.
+Darzac avec cette canne qui aurait appartenu à M. Darzac lui-même! Je
+comprends beaucoup de choses dans le système de Larsan, mais je ne
+comprends pas encore la canne.</p>
+
+<p>&mdash;Frédéric Larsan est toujours au château?</p>
+
+<p>&mdash;Oui; il ne l'a guère quitté! Il y couche, comme moi, sur la prière de
+M. Stangerson. M. Stangerson a fait pour lui ce que M. Robert Darzac a
+fait pour moi. Accusé par Frédéric Larsan de connaître l'assassin et
+d'avoir permis sa fuite, M. Stangerson a tenu à faciliter à son
+accusateur tous les moyens d'arriver à la découverte de la vérité. Ainsi
+M. Robert Darzac agit-il envers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous êtes, vous, persuadé de l'innocence de M. Robert Darzac?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai cru un instant à la possibilité de sa culpabilité. Ce fut à
+l'heure même où nous arrivions ici pour la première fois. Le moment est
+venu de vous raconter ce qui s'est passé entre M. Darzac et moi.»</p>
+
+<p>Ici, Rouletabille s'interrompit et me demanda si j'avais apporté les
+armes. Je lui montrai les deux revolvers. Il les examina, dit: «C'est
+parfait!» et me les rendit.</p>
+
+<p>«En aurons-nous besoin? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute ce soir; nous passons la nuit ici; cela ne vous ennuie pas?</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, fis-je avec une grimace qui entraîna le rire de
+Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! allons! reprit-il, ce n'est pas le moment de rire. Parlons
+sérieusement. Vous vous rappelez cette phrase qui a été le: «Sésame,
+ouvre-toi!» de ce château plein de mystère?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fis-je, parfaitement: <i>le presbytère n'a rien perdu
+de son charme, ni le jardin de son éclat</i>. C'est encore
+cette phrase-là, à moitié roussie, que vous avez retrouvée sur un
+papier dans les charbons du laboratoire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et, en bas de ce papier, la flamme avait respecté cette date: «23
+octobre.» Souvenez-vous de cette date qui est très importante. Je vais
+vous dire maintenant ce qu'il en est de cette phrase saugrenue. Je ne
+sais si vous savez que, l'avant-veille du crime, c'est-à-dire le 23, M.
+et Mlle Stangerson sont allés à une réception à l'Élysée. Ils ont même
+assisté au dîner, je crois bien. Toujours est-il qu'ils sont restés à la
+réception, «puisque je les y ai vus». J'y étais, moi, par devoir
+professionnel. Je devais interviewer un de ces savants de l'Académie de
+Philadelphie que l'on fêtait ce jour-là. Jusqu'à ce jour, je n'avais
+jamais vu ni M. ni Mlle Stangerson. J'étais assis dans le salon qui
+précède le salon des Ambassadeurs, et, las d'avoir été bousculé par tant
+de nobles personnages, je me laissais aller à une vague rêverie,
+<i>quand je sentis passer le parfum de la dame en
+noir</i>. Vous me demanderez: «qu'est-ce que le parfum de la dame en
+noir?» Qu'il vous suffise de savoir que c'est un parfum que j'ai
+beaucoup aimé, parce qu'il était celui d'une dame, toujours habillée de
+noir, qui m'a marqué quelque maternelle bonté dans ma première jeunesse.
+La dame qui, ce jour-là, était discrètement imprégnée du «parfum de la
+dame en noir» était habillée de blanc. Elle était merveilleusement
+belle. Je ne pus m'empêcher de me lever et de la suivre, elle et son
+parfum. Un homme, un vieillard, donnait le bras à cette beauté. Chacun
+se détournait sur leur passage, et j'entendis que l'on murmurait: «C'est
+le professeur Stangerson et sa fille!» C'est ainsi que j'appris qui je
+suivais. Ils rencontrèrent M. Robert Darzac que je connaissais de vue.
+Le professeur Stangerson, abordé par l'un des savants américains,
+Arthur-William Rance, s'assit dans un fauteuil de la grande galerie, et
+M. Robert Darzac entraîna Mlle Stangerson dans les serres. Je suivais
+toujours. Il faisait, ce soir-là, un temps très doux; les portes sur le
+jardin étaient ouvertes. Mlle Stangerson jeta un fichu léger sur ses
+épaules et je vis bien que c'était elle qui priait M. Darzac de pénétrer
+avec elle dans la quasi-solitude du jardin. Je suivis encore, intéressé
+par l'agitation que marquait alors M. Robert Darzac. Ils se glissaient
+maintenant, à pas lents, le long du mur qui longe l'avenue Marigny. Je
+pris par l'allée centrale. Je marchais parallèlement à mes deux
+personnages. Et puis, je «coupai» à travers la pelouse pour les croiser.
+La nuit était obscure, l'herbe étouffait mes pas. Ils étaient arrêtés
+dans la clarté vacillante d'un bec de gaz et semblaient, penchés tous
+les deux sur un papier que tenait Mlle Stangerson, lire quelque chose
+qui les intéressait fort. Je m'arrêtai, moi aussi. J'étais entouré
+d'ombre et de silence. Ils ne m'aperçurent point, et j'entendis
+distinctement Mlle Stangerson qui répétait, en repliant le papier:
+<i>«le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de
+son éclat!»</i> Et ce fut dit sur un ton à la fois si railleur
+et si désespéré, et fut suivi d'un éclat de rire si nerveux, que je
+crois bien que cette phrase me restera toujours dans l'oreille. Mais une
+autre phrase encore fut prononcée, celle-ci par M. Robert Darzac: <i>Me
+faudra-t-il donc, pour vous avoir, commettre un crime?</i> M. Robert
+Darzac était dans une agitation extraordinaire; il prit la main de Mlle
+Stangerson, la porta longuement à ses lèvres et je pensai, au mouvement
+de ses épaules, qu'il pleurait. Puis, ils s'éloignèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Quand j'arrivai dans la grande galerie, continua Rouletabille, je ne
+vis plus M. Robert Darzac, et je ne devais plus le revoir qu'au
+Glandier, après le crime, mais j'aperçus Mlle Stangerson, M. Stangerson
+et les délégués de Philadelphie. Mlle Stangerson était près d'Arthur
+Rance. Celui-ci lui parlait avec animation et les yeux de l'Américain,
+pendant cette conversation, brillaient d'un singulier éclat. Je crois
+bien que Mlle Stangerson n'écoutait même pas ce que lui disait Arthur
+Rance, et son visage exprimait une indifférence parfaite. Arthur-William
+Rance est un homme sanguin, au visage couperosé; il doit aimer le gin.
+Quand M. et Mlle Stangerson furent partis, il se dirigea vers le buffet
+et ne le quitta plus. Je l'y rejoignis et lui rendis quelques services,
+dans cette cohue. Il me remercia et m'apprit qu'il repartait pour
+l'Amérique, trois jours plus tard, c'est-à-dire le 26 (le lendemain du
+crime). Je lui parlai de Philadelphie; il me dit qu'il habitait cette
+ville depuis vingt-cinq ans, et que c'est là qu'il avait connu
+l'illustre professeur Stangerson et sa fille. Là-dessus, il reprit du
+champagne et je crus qu'il ne s'arrêterait jamais de boire. Je le
+quittai quand il fut à peu près ivre.</p>
+
+<p>«Telle a été ma soirée, mon cher ami. Je ne sais par quelle sorte de
+précision la double image de M. Robert Darzac et de Mlle Stangerson ne
+me quitta point de la nuit, et je vous laisse à penser l'effet que me
+produisit la nouvelle de l'assassinat de Mlle Stangerson. Comment ne pas
+me souvenir de ces mots: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un
+crime?» Ce n'est cependant point cette phrase que je dis à M. Robert
+Darzac quand nous le rencontrâmes au Glandier. Celle où il est question
+du presbytère et du jardin éclatant, que Mlle Stangerson semblait avoir
+lue sur le papier qu'elle tenait à la main, suffit pour nous faire
+ouvrir toutes grandes les portes du château. Croyais-je, à ce moment,
+que M. Robert Darzac était l'assassin? Non! Je ne pense pas l'avoir tout
+à fait cru. À ce moment-là, je ne pensais sérieusement «rien». J'étais
+si peu documenté. «Mais j'avais besoin» qu'il me prouvât tout de suite
+qu'il n'était pas blessé à la main. Quand nous fûmes seuls, tous les
+deux, je lui contai ce que le hasard m'avait fait surprendre de sa
+conversation dans les jardins de l'Élysée avec Mlle Stangerson; et,
+quand je lui eus dit que j'avais entendu ces mots: «Me faudra-t-il, pour
+vous avoir, commettre un crime?» il fut tout à fait troublé, mais
+beaucoup moins, certainement, qu'il ne l'avait été par la phrase du
+«presbytère». Ce qui le jeta dans une véritable consternation, ce fut
+d'apprendre, de ma bouche, que, le jour où il allait se rencontrer à
+l'Élysée avec Mlle Stangerson, celle-ci était allée, dans l'après-midi,
+au bureau de poste 40, chercher une lettre qui était peut-être celle
+qu'ils avaient lue tous les deux dans les jardins de l'Élysée et qui se
+terminait par ces mots: «Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni
+le jardin de son éclat!» cette hypothèse me fut confirmée du reste,
+depuis, par la découverte que je fis, vous vous en souvenez, dans les
+charbons du laboratoire, d'un morceau de cette lettre qui portait la
+date du 23 octobre. La lettre avait été écrite et retirée du bureau le
+même jour. Il ne fait point de doute qu'en rentrant de l'Élysée, la nuit
+même, Mlle Stangerson a voulu brûler ce papier compromettant. C'est en
+vain que M. Robert Darzac nia que cette lettre eût un rapport quelconque
+avec le crime. Je lui dis que, dans une affaire aussi mystérieuse, il
+n'avait pas le droit de cacher à la justice l'incident de la lettre; que
+j'étais persuadé, moi, que celle-ci avait une importance considérable;
+que le ton désespéré avec lequel Mlle Stangerson avait prononcé la
+phrase fatidique, que ses pleurs, à lui, Robert Darzac, et que cette
+menace d'un crime qu'il avait proférée à la suite de la lecture de la
+lettre, ne me permettaient pas d'en douter. Robert Darzac était de plus
+en plus agité. Je résolus de profiter de mon avantage.</p>
+
+<p>«&mdash;Vous deviez vous marier, monsieur», fis-je négligemment, sans plus
+regarder mon interlocuteur, et tout d'un coup ce mariage <i>devient
+impossible à cause de l'auteur de cette lettre</i>, puisque, aussitôt la
+lecture de la lettre, vous parlez d'un crime nécessaire pour avoir Mlle
+Stangerson. IL Y A DONC QUELQU'UN ENTRE VOUS ET MLLE STANGERSON,
+QUELQU'UN QUI LUI DÉFEND DE SE MARIER, QUELQU'UN QUI LA TUE AVANT
+QU'ELLE NE SE MARIE!»</p>
+
+<p>«Et je terminai ce petit discours par ces mots:</p>
+
+<p>«&mdash;Maintenant, monsieur, vous n'avez plus qu'à me confier le nom de
+l'assassin!»</p>
+
+<p>«J'avais dû, sans m'en douter, dire des choses formidables. Quand je
+relevai les yeux sur Robert Darzac, je vis un visage décomposé, un front
+en sueur, des yeux d'effroi.</p>
+
+<p>«&mdash;Monsieur, me dit-il, je vais vous demander une chose, qui va
+peut-être vous paraître insensée, mais en échange de quoi <i>je
+donnerais ma vie</i>: il ne faut pas parler devant les magistrats de
+ce que vous avez vu et entendu dans les jardins de l'Élysée,&hellip; ni
+devant les magistrats, ni devant personne au monde. Je vous jure que je
+suis innocent et je sais, et je sens, que vous me croyez, mais
+j'aimerais mieux passer pour coupable que de voir les soupçons de la
+justice s'égarer sur cette phrase: «le presbytère n'a rien perdu de son
+charme, ni le jardin de son éclat.» Il faut que la justice ignore cette
+phrase. Toute cette affaire vous appartient, monsieur, je vous la donne,
+<i>mais oubliez la soirée de l'Élysée</i>. Il y aura pour vous cent
+autres chemins que celui-là qui vous conduiront à la découverte du
+criminel; je vous les ouvrirai, je vous aiderai. Voulez-vous vous
+installer ici? Parler ici en maître? Manger, dormir ici? Surveiller mes
+actes et les actes de tous? Vous serez au Glandier comme si vous en
+étiez le maître, monsieur, <i>mais oubliez la soirée de l'Élysée</i>.»</p>
+
+<p>Rouletabille, ici, s'arrêta pour souffler un peu. Je comprenais
+maintenant l'attitude inexplicable de M. Robert Darzac vis-à-vis de mon
+ami, et la facilité avec laquelle celui-ci avait pu s'installer sur les
+lieux du crime. Tout ce que je venais d'apprendre ne pouvait qu'exciter
+ma curiosité. Je demandai à Rouletabille de la satisfaire encore. Que
+s'était-il passé au Glandier depuis huit jours? Mon ami ne m'avait-il
+pas dit qu'il y avait maintenant contre M. Darzac des signes extérieurs
+autrement terribles que celui de la canne trouvée par Larsan?</p>
+
+<p>«Tout semble se tourner contre lui, me répondit mon ami, et la situation
+devient extrêmement grave. M. Robert Darzac semble ne point s'en
+préoccuper outre mesure; il a tort; mais rien ne l'intéresse que la
+santé de Mlle Stangerson qui allait s'améliorant tous les jours quand
+est survenu un événement plus mystérieux encore que le mystère de la
+«Chambre Jaune»!</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pas possible! m'écriai-je, et quel événement peut être plus
+mystérieux que le mystère de la «Chambre Jaune»?</p>
+
+<p>&mdash;Revenons d'abord à M. Robert Darzac, fit Rouletabille en me calmant.
+Je vous disais que tout se tourne contre lui. «Les pas élégants» relevés
+par Frédéric Larsan paraissent bien être «les pas du fiancé de Mlle
+Stangerson». L'empreinte de la bicyclette peut être l'empreinte de «sa»
+bicyclette; la chose a été contrôlée. Depuis qu'il avait cette
+bicyclette, il la laissait toujours au château. Pourquoi l'avoir
+emportée à Paris justement à ce moment-là? Est-ce qu'il ne devait plus
+revenir au château? Est-ce que la rupture de son mariage devait
+entraîner la rupture de ses relations avec les Stangerson? Chacun des
+intéressés affirme que ces relations devaient continuer. Alors? Frédéric
+Larsan, lui, croit que «tout était rompu». Depuis le jour où Robert
+Darzac a accompagné Mlle Stangerson aux grands magasins de la Louve,
+jusqu'au lendemain du crime, l'ex-fiancé n'est point revenu au Glandier.
+Se souvenir que Mlle Stangerson a perdu son réticule et la clef à tête
+de cuivre quand elle était en compagnie de M. Robert Darzac. Depuis ce
+jour jusqu'à la soirée de l'Élysée, le professeur en Sorbonne et Mlle
+Stangerson ne se sont point vus. Mais ils se sont peut-être écrit. Mlle
+Stangerson est allée chercher une lettre poste restante au bureau 40,
+lettre que Frédéric Larsan croit de Robert Darzac, car Frédéric Larsan,
+qui ne sait rien naturellement de ce qui s'est passé à l'Élysée, est
+amené à penser que c'est Robert Darzac lui-même qui a volé le réticule
+et la clef, dans le dessein de forcer la volonté de Mlle Stangerson en
+s'appropriant les papiers les plus précieux du père, papiers qu'il
+aurait restitués sous condition de mariage. Tout cela serait d'une
+hypothèse bien douteuse et presque absurde, comme me le disait le grand
+Fred lui-même, s'il n'y avait pas encore autre chose, et autre chose de
+beaucoup plus grave. D'abord, chose bizarre, et que je ne parviens pas à
+m'expliquer: ce serait M. Darzac en personne qui, le 24, serait allé
+demander la lettre au bureau de poste, lettre qui avait été déjà retirée
+la veille par Mlle Stangerson; <i>la description de l'homme qui s'est
+présenté au guichet répond point par point au signalement de M. Robert
+Darzac</i>. Celui-ci, aux questions qui lui furent posées, à titre de
+simple renseignement, par le juge d'instruction, nie qu'il soit allé au
+bureau de poste; et moi, je crois M. Robert Darzac, car, en admettant
+même que la lettre ait été écrite par lui&mdash;ce que je ne pense pas&mdash;il
+savait que Mlle Stangerson l'avait retirée, puisqu'il la lui avait vue,
+cette lettre, entre les mains, dans les jardins de l'Élysée. Ce n'est
+donc pas lui qui s'est présenté, le lendemain 24, au bureau 40, pour
+demander une lettre qu'il savait n'être plus là. Pour moi, c'est
+quelqu'un qui lui ressemblait étrangement, et c'est bien le voleur du
+réticule qui dans cette lettre devait demander quelque chose à la
+propriétaire du réticule, à Mlle Stangerson,&mdash;«quelque chose qu'il ne
+vit pas venir». Il dut en être stupéfait, et fut amené à se demander si
+la lettre qu'il avait expédiée avec cette inscription sur l'enveloppe:
+M.A.T.H.S.N. avait été retirée. D'où sa démarche au bureau de poste et
+l'insistance avec laquelle il réclame la lettre. Puis il s'en va,
+furieux. La lettre a été retirée, et pourtant ce qu'il demandait ne lui
+a pas été accordé! Que demandait-il? Nul ne le sait que Mlle Stangerson.
+Toujours est-il que, le lendemain, on apprenait que Mlle Stangerson
+avait été quasi assassinée dans la nuit, et que je découvrais, le
+surlendemain, moi, que le professeur avait été volé du même coup, grâce
+à cette clef, objet de la lettre poste restante. Ainsi, il semble bien
+que l'homme qui est venu au bureau de poste doive être l'assassin; et
+tout ce raisonnement, des plus logiques en somme, sur les raisons de la
+démarche de l'homme au bureau de poste, Frédéric Larsan se l'est tenu,
+mais, en l'appliquant à Robert Darzac. Vous pensez bien que le juge
+d'instruction, et que Larsan, et que moi-même nous avons tout fait pour
+avoir, au bureau de poste, des détails précis sur le singulier
+personnage du 24 octobre. Mais on n'a pu savoir d'où il venait ni où il
+s'en est allé! En dehors de cette description qui le fait ressembler à
+M. Robert Darzac, rien! J'ai fait annoncer dans les plus grands
+journaux: «Une forte récompense est promise au cocher qui a conduit un
+client au bureau de poste 40, dans la matinée du 24 octobre, vers les
+dix heures. S'adresser à la rédaction de <i>L'Époque</i>, et demander M.
+R.» Ça n'a rien donné. En somme, cet homme est peut-être venu à pied;
+mais, puisqu'il était pressé, c'était une chance à courir qu'il fût venu
+en voiture. Je n'ai pas, dans ma note aux journaux, donné la description
+de l'homme pour que tous les cochers qui pouvaient avoir, vers cette
+heure-là, conduit un client au bureau 40, vinssent à moi. Il n'en est
+pas venu un seul. Et je me suis demandé nuit et jour: «Quel est donc cet
+homme qui ressemble aussi étrangement à M. Robert Darzac et que je
+retrouve achetant la canne tombée entre les mains de Frédéric Larsan? Le
+plus grave de tout est que M. Darzac, <i>qui avait à faire, à la même
+heure, à l'heure où son sosie se présentait au bureau de
+poste, un cours à la Sorbonne, ne l'a pas fait.</i> Un de ses
+amis le remplaçait. Et, quand on l'interroge sur l'emploi de son temps,
+il répond qu'il est allé se promener au bois de Boulogne.
+Qu'est-ce que vous pensez de ce professeur qui se fait remplacer à
+son cours pour aller se promener au bois de Boulogne? Enfin, il faut que
+vous sachiez que, si M. Robert Darzac avoue s'être allé promener au bois
+de Boulogne dans la matinée du 24, <i>il ne peut plus donner du tout
+l'emploi de son temps dans la nuit du 24 au 25!&hellip;</i> Il a
+répondu fort paisiblement à Frédéric Larsan qui lui demandait ce
+renseignement que ce qu'il faisait de son temps, à Paris, ne regardait
+que lui&hellip; Sur quoi, Frédéric Larsan a juré tout haut qu'il découvrirait
+bien, lui, sans l'aide de personne, l'emploi de ce temps. Tout cela
+semble donner quelque corps aux hypothèses du grand Fred; d'autant plus
+que le fait de Robert Darzac se trouvant dans la «Chambre Jaune»
+pourrait venir corroborer l'explication du policier sur la façon dont
+l'assassin se serait enfui: M. Stangerson l'aurait laissé passer pour
+éviter un effroyable scandale! C'est, du reste, cette hypothèse, que je
+crois fausse, qui égarera Frédéric Larsan, et ceci ne serait point pour
+me déplaire, s'il n'y avait pas un innocent en cause! <i>Maintenant,
+cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan? Voilà! Voilà!
+Voilà!</i></p>
+
+<p>&mdash;Eh! Frédéric Larsan a peut-être raison! m'écriai-je, interrompant
+Rouletabille&hellip; Êtes-vous sûr que M. Darzac soit innocent? Il me semble
+que voilà bien des fâcheuses coïncidences&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Les coïncidences, me répondit mon ami, sont les pires ennemies de la
+vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en pense aujourd'hui le juge d'instruction?</p>
+
+<p>&mdash;M. de Marquet, le juge d'instruction, hésite à découvrir M. Robert
+Darzac sans aucune preuve certaine. Non seulement, il aurait contre lui
+toute l'opinion publique, sans compter la Sorbonne, mais encore M.
+Stangerson et Mlle Stangerson. Celle-ci adore M. Robert Darzac. Si peu
+qu'elle ait vu l'assassin, on ferait croire difficilement au public
+qu'elle n'eût point reconnu M. Robert Darzac, si M. Robert Darzac avait
+été l'agresseur. La «Chambre Jaune» était obscure, sans doute, mais une
+petite veilleuse tout de même l'éclairait, ne l'oubliez pas. Voici, mon
+ami, où en étaient les choses quand, il y a trois jours, ou plutôt trois
+nuits, survint cet événement inouï dont je vous parlais tout à l'heure.»</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch14">XIV<br />
+«J'attends l'assassin, ce soir»</h2>
+
+
+<p>«Il faut, me dit Rouletabille, que je vous conduise sur les lieux pour
+que vous puissiez comprendre ou plutôt pour que vous soyez persuadé
+qu'il est impossible de comprendre. Je crois, quant à moi, avoir trouvé
+ce que tout le monde cherche encore: la façon dont l'assassin est sorti
+de la «Chambre Jaune»&hellip; sans complicité d'aucune sorte et sans que M.
+Stangerson y soit pour quelque chose. Tant que je ne serai point sûr de
+la personnalité de l'assassin, je ne saurais dire quelle est mon
+hypothèse, mais je crois cette hypothèse juste et, dans tous les cas,
+elle est tout à fait naturelle, je veux dire tout à fait simple. Quant à
+ce qui s'est passé il y a trois nuits, ici, dans le château même, cela
+m'a semblé pendant vingt-quatre heures dépasser toute faculté
+d'imagination. Et encore l'hypothèse qui, maintenant, s'élève du fond de
+mon moi est-elle si absurde, celle-là, que je préfère presque les
+ténèbres de l'inexplicable.</p>
+
+<p>Sur quoi, le jeune reporter m'invita à sortir; il me fit faire le tour
+du château. Sous nos pieds craquaient les feuilles mortes; c'est le seul
+bruit que j'entendais. On eût dit que le château était abandonné. Ces
+vieilles pierres, cette eau stagnante dans les fossés qui entouraient le
+donjon, cette terre désolée recouverte de la dépouille du dernier été,
+le squelette noir des arbres, tout concourait à donner à ce triste
+endroit, hanté par un mystère farouche, l'aspect le plus funèbre. Comme
+nous contournions le donjon, nous rencontrâmes «l'homme vert», le garde,
+qui ne nous salua point et qui passa près de nous, comme si nous
+n'existions pas. Il était tel que je l'avais vu pour la première fois, à
+travers les vitres de l'auberge du père Mathieu; il avait toujours son
+fusil en bandoulière, sa pipe à la bouche et son binocle sur le nez.</p>
+
+<p>«Drôle d'oiseau! me dit tout bas Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Lui avez-vous parlé? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais il n'y a rien à en tirer&hellip; il répond par grognements,
+hausse les épaules et s'en va. Il habite à l'ordinaire au premier étage
+du donjon, une vaste pièce qui servait autrefois d'oratoire. Il vit là
+en ours, ne sort qu'avec son fusil. Il n'est aimable qu'avec les filles.
+Sous prétexte de courir après les braconniers, il se relève souvent la
+nuit; mais je le soupçonne d'avoir des rendez-vous galants. La femme de
+chambre de Mlle Stangerson, Sylvie, est sa maîtresse. En ce moment, il
+est très amoureux de la femme du père Mathieu, l'aubergiste; mais le
+père Mathieu surveille de près son épouse, et je crois bien que c'est la
+presque impossibilité où «l'homme vert» se trouve d'approcher Mme
+Mathieu qui le rend encore plus sombre et taciturne. C'est un beau gars,
+bien soigné de sa personne, presque élégant&hellip; les femmes, à quatre
+lieues à la ronde, en raffolent.»</p>
+
+<p>Après avoir dépassé le donjon qui se trouve à l'extrémité de l'aile
+gauche, nous passâmes sur les derrières du château. Rouletabille me dit
+en me montrant une fenêtre que je reconnus pour être l'une de celles qui
+donnent sur les appartements de Mlle Stangerson.</p>
+
+<p>«Si vous étiez passé par ici il y a deux nuits, à une heure du matin,
+vous auriez vu votre serviteur au haut d'une échelle s'apprêtant à
+pénétrer dans le château, par cette fenêtre!»</p>
+
+<p>Comme j'exprimais quelque stupéfaction de cette gymnastique nocturne,
+il me pria de montrer beaucoup d'attention à la disposition extérieure
+du château, après quoi nous revînmes dans le bâtiment.</p>
+
+<p>«Il faut maintenant, dit mon ami, que je vous fasse visiter le premier
+étage, aile droite. C'est là que j'habite.</p>
+
+<p>Pour bien faire comprendre l'économie des lieux, je mets sous les yeux
+du lecteurs un plan du premier étage de cette aile droite, plan dessiné
+par Rouletabille au lendemain de l'extraordinaire phénomène que vous
+allez connaître dans tous ses détails:</p>
+
+<div class="c"><img src="images/illu2.png" alt="" /></div>
+<blockquote>
+<p>1. Endroit où Rouletabille plaça Frédéric Larsan.</p>
+
+<p>2. Endroit où Rouletabille plaça le père Jacques.</p>
+
+<p>3. Endroit où Rouletabille plaça M. Stangerson.</p>
+
+<p>4. Fenêtre par laquelle entra Rouletabille.</p>
+
+<p>5. Fenêtre trouvée ouverte par Rouletabille quand il sort de sa
+chambre. Il la referme. Toutes les autres fenêtres et portes sont
+fermées.</p>
+
+<p>6. Terrasse surmontant une pièce en encorbellement au
+rez-de-chaussée.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Rouletabille me fit signe de monter derrière lui l'escalier monumental
+double qui, à la hauteur du premier étage, formait palier. De ce palier
+on se rendait directement dans l'aile droite ou dans l'aile gauche du
+château par une galerie qui y venait aboutir. La galerie, haute et
+large, s'étendait sur toute la longueur du bâtiment et prenait jour sur
+la façade du château exposée au nord. Les chambres dont les fenêtres
+donnaient sur le midi avaient leurs portes sur cette galerie. Le
+professeur Stangerson habitait l'aile gauche du château. Mlle Stangerson
+avait son appartement dans l'aile droite. Nous entrâmes dans la galerie,
+aile droite. Un tapis étroit, jeté sur le parquet ciré, qui luisait
+comme une glace, étouffait le bruit de nos pas. Rouletabille me disait à
+voix basse, de marcher avec précaution parce que nous passions devant la
+chambre de Mlle Stangerson. Il m'expliqua que l'appartement de Mlle
+Stangerson se composait de sa chambre, d'une antichambre, d'une petite
+salle de bain, d'un boudoir et d'un salon. On pouvait, naturellement,
+passer de l'une de ces pièces dans l'autre sans qu'il fût nécessaire de
+passer par la galerie. Le salon et l'antichambre étaient les seules
+pièces de l'appartement qui eussent une porte sur la galerie. La galerie
+se continuait, toute droite, jusqu'à l'extrémité est du bâtiment où elle
+avait jour sur l'extérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan).
+Vers les deux tiers de sa longueur, cette galerie se rencontrait à angle
+droit avec une autre galerie qui tournait avec l'aile droite du château.</p>
+
+<p>Pour la clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui va de
+l'escalier jusqu'à la fenêtre à l'est, «la galerie droite» et le bout de
+galerie qui tourne avec l'aile droite et qui vient aboutir à la galerie
+droite, à angle droit, «la galerie tournante». C'est au carrefour de ces
+deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille, touchant à
+celle de Frédéric Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur
+la galerie tournante, tandis que les portes de l'appartement de Mlle
+Stangerson donnaient sur la galerie droite (voir le plan).</p>
+
+<p>Rouletabille poussa la porte de sa chambre, me fit entrer et referma la
+porte sur nous, poussant le verrou. Je n'avais pas encore eu le temps de
+jeter un coup d'&oelig;il sur son installation qu'il poussait un cri de
+surprise en me montrant, sur un guéridon, <i>un binocle.</i></p>
+
+<p>«Qu'est-ce que c'est que cela? se demandait-il; qu'est-ce que ce binocle
+est venu faire sur mon guéridon?»</p>
+
+<p>J'aurais été bien en peine de lui répondre.</p>
+
+<p>«À moins que, fit-il, à moins que&hellip; à moins que&hellip; à moins que ce
+binocle ne soit «ce que je cherche»&hellip; et que&hellip; et que&hellip; <i>et que ce
+soit un binocle de presbyte!&hellip;</i>»</p>
+
+<p>Il se jetait littéralement sur le binocle; ses doigts caressaient la
+convexité des verres&hellip; et alors il me regarda d'une façon effrayante.</p>
+
+<p>«Oh!&hellip; oh!»</p>
+
+<p>Et il répétait: Oh!&hellip; oh! comme si sa pensée l'avait tout à coup rendu
+fou&hellip;</p>
+
+<p>Il se leva, me mit la main sur l'épaule, ricana comme un insensé et me
+dit:</p>
+
+<p>«Ce binocle me rendra fou! car la chose est possible, voyez-vous,
+«mathématiquement parlant»; mais «humainement parlant» elle est
+impossible&hellip; ou alors&hellip; ou alors&hellip; ou alors&hellip;»</p>
+
+<p>On frappa deux petits coups à la porte de la chambre, Rouletabille
+entrouvrit la porte; une figure passa. Je reconnus la concierge que
+j'avais vue passer devant moi quand on l'avait amenée au pavillon pour
+l'interrogatoire et j'en fus étonné, car je croyais toujours cette femme
+sous les verrous. Cette femme dit à voix très basse:</p>
+
+<p>«Dans la rainure du parquet!»</p>
+
+<p>Rouletabille répondit: «Merci!» et la figure s'en alla. Il se retourna
+vers moi après avoir soigneusement refermé la porte. Et il prononça des
+mots incompréhensibles avec un air hagard.</p>
+
+<p>«Puisque la chose est «mathématiquement» possible, pourquoi ne la
+serait-elle pas «humainement!&hellip; Mais si la chose est «humainement»
+possible, l'affaire est formidable!»</p>
+
+<p>J'interrompis Rouletabille dans son soliloque:</p>
+
+<p>«Les concierges sont donc en liberté, maintenant? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, me répondit Rouletabille, je les ai fait remettre en liberté.
+J'ai besoin de gens sûrs. La femme m'est tout à fait dévouée et le
+concierge se ferait tuer pour moi&hellip; Et, puisque le binocle a des verres
+pour presbyte, je vais certainement avoir besoin de gens dévoués qui se
+feraient tuer pour moi!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fis-je, vous ne souriez pas, mon ami&hellip; Et quand faudra-t-il
+se faire tuer?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ce soir! car il faut que je vous dise, mon cher, <i>j'attends
+l'assassin ce soir!</i></p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! oh! oh!&hellip; Vous attendez l'assassin ce soir&hellip; Vraiment,
+vraiment, vous attendez l'assassin ce soir&hellip; mais vous connaissez donc
+l'assassin?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! oh! <i>Maintenant, il se peut que je le connaisse.</i> Je
+serais un fou d'affirmer catégoriquement que je le connais, car l'idée
+mathématique que j'ai de l'assassin donne des résultats si effrayants,
+si monstrueux, <i>que j'espère qu'il est encore possible que je me
+trompe! Oh! Je l'espère de toutes mes forces&hellip;</i></p>
+
+<p>&mdash;Comment, puisque vous ne connaissiez pas, il y a cinq minutes,
+l'assassin, pouvez-vous dire que vous attendez l'assassin ce soir?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Parce que je sais qu'il doit venir.</i>»</p>
+
+<p>Rouletabille bourra une pipe, lentement, lentement et
+l'alluma.</p>
+
+<p>Ceci me présageait un récit des plus captivants. À ce moment quelqu'un
+marcha dans le couloir, passant devant notre porte. Rouletabille écouta.
+Les pas s'éloignèrent.</p>
+
+<p>«Est-ce que Frédéric Larsan est dans sa chambre? Fis-je, en montrant la
+cloison.</p>
+
+<p>&mdash;Non, me répondit mon ami, il n'est pas là; il a dû partir ce matin
+pour Paris; il est toujours sur la piste de Darzac!&hellip; M. Darzac est
+parti lui aussi ce matin pour Paris. Tout cela se terminera très mal&hellip;
+Je prévois l'arrestation de M. Darzac avant huit jours. Le pire est que
+tout semble se liguer contre le malheureux: les événements, les choses,
+les gens&hellip; Il n'est pas une heure qui s'écoule qui n'apporte contre M.
+Darzac une accusation nouvelle&hellip; Le juge d'instruction en est accablé
+et aveuglé&hellip; Du reste, je comprends que l'on soit aveuglé!&hellip; On le
+serait à moins&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Frédéric Larsan n'est pourtant pas un novice.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai cru, fit Rouletabille avec une moue légèrement méprisante, que
+Fred était beaucoup plus fort que cela&hellip; Évidemment, ce n'est pas le
+premier venu&hellip; J'ai même eu beaucoup d'admiration pour lui quand je ne
+connaissais pas sa méthode de travail. Elle est déplorable&hellip; Il doit sa
+réputation uniquement à son habileté; mais il manque de philosophie; la
+mathématique de ses conceptions est bien pauvre&hellip;»</p>
+
+<p>Je regardai Rouletabille et ne pus m'empêcher de sourire en entendant ce
+gamin de dix-huit ans traiter d'enfant un garçon d'une cinquantaine
+d'années qui avait fait ses preuves comme le plus fin limier de la
+police d'Europe&hellip;</p>
+
+<p>«Vous souriez, me fit Rouletabille&hellip; Vous avez tort!&hellip; Je vous jure
+que je le roulerai&hellip; et d'une façon retentissante&hellip; mais il faut que
+je me presse, car il a une avance colossale sur moi, avance que lui a
+donnée M. Robert Darzac et que M. Robert Darzac va augmenter encore ce
+soir&hellip; Songez donc: <i>chaque fois que l'assassin vient
+au château</i>, M. Robert Darzac, par une fatalité étrange, s'absente et
+se refuse à donner l'emploi de son temps!</p>
+
+<p>&mdash;Chaque fois que l'assassin vient au château! m'écriai-je&hellip; Il y est
+donc revenu&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pendant cette fameuse nuit où s'est produit le phénomène&hellip;»</p>
+
+<p>J'allais donc connaître ce fameux phénomène auquel Rouletabille faisait
+allusion depuis une demi-heure sans me l'expliquer. Mais j'avais appris
+à ne jamais presser Rouletabille dans ses narrations&hellip; Il parlait quand
+la fantaisie lui en prenait ou quand il le jugeait utile, et se
+préoccupait beaucoup moins de ma curiosité que de faire un résumé
+complet pour lui-même d'un événement capital qui l'intéressait.</p>
+
+<p>Enfin, par petites phrases rapides, il m'apprit des choses qui me
+plongèrent dans un état voisin de l'abrutissement, car, en vérité, les
+phénomènes de cette science encore inconnue qu'est l'hypnotisme, par
+exemple, ne sont point plus inexplicables que <i>cette disparition de la
+matière de l'assassin au moment où ils étaient quatre à la toucher</i>.
+Je parle de l'hypnotisme comme je parlerais de l'électricité dont
+nous ignorons la nature, et dont nous connaissons si peu les lois, parce
+que, dans le moment, l'affaire me parut ne pouvoir s'expliquer que par
+de l'inexplicable, c'est-à-dire par un événement en dehors des lois
+naturelles connues. Et cependant, si j'avais eu la cervelle de
+Rouletabille, j'aurais eu, comme lui, «le pressentiment de l'explication
+naturelle»: car le plus curieux dans tous les mystères du Glandier a
+bien été «la façon naturelle dont Rouletabille les expliqua».
+Mais qui donc eût pu et pourrait encore se vanter d'avoir la
+cervelle de Rouletabille? Les bosses originales et inharmoniques de son
+front, je ne les ai jamais rencontrées sur aucun autre front, si ce
+n'est&mdash;mais bien moins apparentes&mdash;sur le front de Frédéric Larsan, et
+encore fallait-il bien regarder le front du célèbre policier pour en
+deviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient&mdash;si
+j'ose me servir de cette expression un peu forte&mdash;sautaient aux yeux.</p>
+
+<p>J'ai, parmi les papiers qui me furent remis par le jeune homme après
+l'affaire, un carnet où j'ai trouvé un compte rendu complet du
+«phénomène de la disparition de la matière de l'assassin», et des
+réflexions qu'il inspira à mon ami. Il est préférable, je crois, de
+vous soumettre ce compte rendu que de continuer à reproduire ma
+conversation avec Rouletabille, car j'aurais peur, dans une pareille
+histoire, d'ajouter un mot qui ne fût point l'expression de la plus
+stricte vérité.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch15">XV<br />
+Traquenard</h2>
+
+<p class="c"><i>Extrait du carnet de Joseph Rouletabille.</i></p>
+
+
+<p>La nuit dernière, nuit du 29 au 30 octobre, écrit Joseph Rouletabille,
+je me réveille vers une heure du matin. Insomnie ou bruit du dehors? Le
+cri de la «Bête du Bon Dieu» retentit avec une résonance sinistre, au
+fond du parc. Je me lève; j'ouvre ma fenêtre. Vent froid et pluie;
+ténèbres opaques, silence. Je referme ma fenêtre. La nuit est encore
+déchirée par la bizarre clameur. Je passe rapidement un pantalon, un
+veston. Il fait un temps à ne pas mettre un chat dehors; qui donc, cette
+nuit, imite, si près du château, le miaulement du chat de la mère
+Agenoux? Je prends un gros gourdin, la seule arme dont je dispose, et,
+sans faire aucun bruit, j'ouvre ma porte.</p>
+
+<p>Me voici dans la galerie; une lampe à réflecteur l'éclaire parfaitement;
+la flamme de cette lampe vacille comme sous l'action d'un courant d'air.
+Je sens le courant d'air. Je me retourne. Derrière moi, une fenêtre est
+ouverte, celle qui se trouve à l'extrémité de ce bout de galerie sur
+laquelle donnent nos chambres, à Frédéric Larsan et à moi, galerie que
+j'appellerai «galerie tournante» pour la distinguer de la «galerie
+droite», sur laquelle donne l'appartement de Mlle Stangerson. Ces deux
+galeries se croisent à angle droit. Qui donc a laissé cette fenêtre
+ouverte, ou qui vient de l'ouvrir? Je vais à la fenêtre; je me penche au
+dehors. À un mètre environ sous cette fenêtre, il y a une terrasse qui
+sert de toit à une petite pièce en encorbellement qui se trouve au
+rez-de-chaussée. On peut, au besoin, sauter de la fenêtre sur la
+terrasse, et de là, se laisser glisser dans la cour d'honneur du
+château. Celui qui aurait suivi ce chemin ne devait évidemment pas avoir
+sur lui la clef de la porte du vestibule. Mais pourquoi m'imaginer cette
+scène de gymnastique nocturne? À cause d'une fenêtre ouverte? Il n'y a
+peut-être là que la négligence d'un domestique. Je referme la fenêtre en
+souriant de la facilité avec laquelle je bâtis des drames avec une
+fenêtre ouverte. Nouveau cri de la «Bête du Bon Dieu» dans la nuit. Et
+puis, le silence; la pluie a cessé de frapper les vitres. Tout dort dans
+le château. Je marche avec des précautions infinies sur le tapis de la
+galerie. Arrivé au coin de la galerie droite, j'avance la tête et y
+jette un prudent regard. Dans cette galerie, une autre lampe à
+réflecteur donne une lumière éclairant parfaitement les quelques objets
+qui s'y trouvent, trois fauteuils et quelques tableaux pendus aux murs.
+Qu'est-ce que je fais là? Jamais le château n'a été aussi calme. Tout y
+repose. Quel est cet instinct qui me pousse vers la chambre de Mlle
+Stangerson? Qu'est-ce qui me conduit vers la chambre de Mlle Stangerson?
+Pourquoi cette voix qui crie au fond de mon être: «Va jusqu'à la chambre
+de Mlle Stangerson!» Je baisse les yeux sur le tapis que je foule et «je
+vois que mes pas, vers la chambre de Mlle Stangerson, sont conduits par
+des pas qui y sont déjà allés». Oui, sur ce tapis, des traces de pas ont
+apporté la boue du dehors et je suis ces pas qui me conduisent à la
+chambre de Mlle Stangerson. Horreur! Horreur! Ce sont «les pas élégants»
+que je reconnais, «les pas de l'assassin!» Il est venu du dehors, par
+cette nuit abominable. Si l'on peut descendre de la galerie par la
+fenêtre, grâce à la terrasse, on peut aussi y entrer.</p>
+
+<p>L'assassin est là, dans le château, car les pas ne sont pas revenus.
+Il s'est introduit dans le château par cette fenêtre ouverte à
+l'extrémité de la galerie tournante; il est passé devant la chambre de
+Frédéric Larsan, devant la mienne, a tourné à droite, dans la galerie
+droite, <i>et est entré dans la chambre de Mlle Stangerson</i>.
+Je suis devant la porte de l'appartement de Mlle Stangerson, devant la
+porte de l'antichambre: elle est entrouverte, je la pousse sans faire
+entendre le moindre bruit. Je me trouve dans l'antichambre et là, sous
+la porte de la chambre même, je vois une barre de lumière. J'écoute.
+Rien! Aucun bruit, pas même celui d'une respiration. Ah! savoir ce qui
+se passe dans le silence qui est derrière cette porte! Mes yeux sur la
+serrure m'apprennent que cette serrure est fermée à clef, et la clef est
+en dedans. Et dire que l'assassin est peut-être là! Qu'il doit être là!
+S'échappera-t-il encore, cette fois? Tout dépend de moi! Du sang-froid
+et, surtout, pas une fausse man&oelig;uvre! «Il faut voir dans cette
+chambre.» Y entrerai-je par le salon de Mlle Stangerson? il me faudrait
+ensuite traverser le boudoir, et l'assassin se sauverait alors par la
+porte de la galerie, la porte devant laquelle je suis en ce moment.</p>
+
+<p>«Pour moi, ce soir, il n'y a pas encore eu crime», car rien
+n'expliquerait le silence du boudoir! Dans le boudoir, deux
+gardes-malades sont installées pour passer la nuit, jusqu'à la complète
+guérison de Mlle Stangerson.</p>
+
+<p>Puisque je suis à peu près sûr que l'assassin est là, pourquoi ne pas
+donner l'éveil tout de suite? L'assassin se sauvera peut-être, mais
+peut-être aurai-je sauvé Mlle Stangerson? Et si, par hasard, l'assassin,
+ce soir, n'était pas un assassin?» La porte a été ouverte pour lui
+livrer passage: par qui?&mdash;et a été refermée: par qui? Il est entré,
+cette nuit, dans cette chambre dont la porte était certainement fermée à
+clef à l'intérieur, «car Mlle Stangerson, tous les soirs, s'enferme avec
+ses gardes dans son appartement». Qui a tourné cette clef de la chambre
+pour laisser entrer l'assassin? Les gardes? Deux domestiques fidèles, la
+vieille femme de chambre et sa fille Sylvie? C'est bien improbable. Du
+reste, elles couchent dans le boudoir, et Mlle Stangerson, très
+inquiète, très prudente, m'a dit Robert Darzac, veille elle-même à sa
+sûreté depuis qu'elle est assez bien portante pour faire quelques pas
+dans son appartement&mdash;dont je ne l'ai pas encore vue sortir. Cette
+inquiétude et cette prudence soudaines chez Mlle Stangerson, qui avaient
+frappé M. Darzac, m'avaient également laissé à réfléchir. Lors du crime
+de la «Chambre Jaune», il ne fait point de doute que la malheureuse
+<i>attendait l'assassin</i>. L'attendait-elle encore ce soir? Mais qui
+donc a tourné cette clef pour ouvrir «à l'assassin qui est là»? Si
+c'était Mlle Stangerson «elle-même»? Car enfin elle peut redouter, elle
+doit redouter la venue de l'assassin et avoir des raisons pour lui
+ouvrir la porte, «pour être forcée de lui ouvrir la porte!» Quel
+terrible rendez-vous est donc celui-ci? Rendez-vous de crime? À coup
+sûr, pas rendez-vous d'amour, car Mlle Stangerson adore M. Darzac, je le
+sais. Toutes ces réflexions traversent mon cerveau comme un éclair qui
+n'illuminerait que des ténèbres. Ah! Savoir&hellip;</p>
+
+<p>S'il y a tant de silence, derrière cette porte, c'est sans doute qu'on y
+a besoin de silence! Mon intervention peut être la cause de plus de mal
+que de bien? Est-ce que je sais? Qui me dit que mon intervention ne
+déterminerait pas, dans la minute, un crime? Ah! voir et savoir, sans
+troubler le silence!</p>
+
+<p>Je sors de l'antichambre. Je vais à l'escalier central, je le descends;
+me voici dans le vestibule; je cours le plus silencieusement possible
+vers la petite chambre au rez-de-chaussée, où couche, depuis l'attentat
+du pavillon, le père Jacques.</p>
+
+<p>«Je le trouve habillé», les yeux grands ouverts, presque hagards. Il ne
+semble point étonné de me voir; il me dit qu'il s'est levé parce qu'il a
+entendu le cri de «la Bête du Bon Dieu», et qu'il a entendu des pas,
+dans le parc, des pas qui glissaient devant sa fenêtre. Alors, il a
+regardé à la fenêtre «et il a vu passer, tout à l'heure, un fantôme
+noir». Je lui demande s'il a une arme. Non, il n'a plus d'arme, depuis
+que le juge d'instruction lui a pris son revolver. Je l'entraîne. Nous
+sortons dans le parc par une petite porte de derrière. Nous glissons le
+long du château jusqu'au point qui est juste au-dessous de la chambre de
+Mlle Stangerson. Là, je colle le père Jacques contre le mur, lui défends
+de bouger, et moi, profitant d'un nuage qui recouvre en ce moment la
+lune, je m'avance en face de la fenêtre, mais en dehors du carré de
+lumière qui en vient; «car la fenêtre est entrouverte». Par précaution?
+Pour pouvoir sortir plus vite par la fenêtre, si quelqu'un venait à
+entrer par une porte? Oh! oh! celui qui sautera par cette fenêtre aurait
+bien des chances de se rompre le cou! Qui me dit que l'assassin n'a pas
+une corde? Il a dû tout prévoir&hellip; Ah! savoir ce qui se passe dans cette
+chambre!&hellip; connaître le silence de cette chambre!&hellip; Je retourne au
+père Jacques et je prononce un mot, à son oreille: «Échelle». Dès
+l'abord, j'ai bien pensé à l'arbre qui, huit jours auparavant m'a déjà
+servi d'observatoire, mais j'ai aussitôt constaté que la fenêtre est
+entrouverte de telle sorte que je ne puis rien voir, cette fois-ci, en
+montant dans l'arbre, de ce qui se passe dans la chambre. Et puis non
+seulement je veux voir, mais pouvoir entendre et&hellip; agir&hellip;</p>
+
+<p>Le père Jacques, très agité, presque tremblant, disparaît un instant et
+revient, sans échelle, me faisant, de loin, de grands signes avec ses
+bras pour que je le rejoigne au plus tôt. Quand je suis près de lui:
+«Venez!» me souffle-t-il.</p>
+
+<p>Il me fait faire le tour du château par le donjon. Arrivé là, il me dit:</p>
+
+<p>«J'étais allé chercher mon échelle dans la salle basse du donjon, qui
+nous sert de débarras, au jardinier et à moi; la porte du donjon était
+ouverte et l'échelle n'y était plus. En sortant, sous le clair de lune,
+voilà où je l'ai aperçue!»</p>
+
+<p>Et il me montrait, à l'autre extrémité du château, une échelle appuyée
+contre les «corbeaux» qui soutenaient la terrasse, au-dessous de la
+fenêtre que j'avais trouvée ouverte. La terrasse m'avait empêché de voir
+l'échelle&hellip; grâce à cette échelle, il était extrêmement facile de
+pénétrer dans la galerie tournante du premier étage, et je ne doutai
+plus que ce fût là le chemin pris par l'inconnu.</p>
+
+<p>Nous courons à l'échelle; mais, au moment de nous en emparer, le père
+Jacques me montre la porte entrouverte de la petite pièce du
+rez-de-chaussée qui est placée en encorbellement à l'extrémité de cette
+aile droite du château, et qui a pour plafond cette terrasse dont j'ai
+parlé. Le père Jacques pousse un peu la porte, regarde à l'intérieur, et
+me dit, dans un souffle.</p>
+
+<p>«Il n'est pas là!&mdash;Qui?&mdash;le garde!»</p>
+
+<p>La bouche encore une fois à mon oreille: «Vous savez bien que le garde
+couche dans cette pièce, depuis qu'on fait des réparations au donjon!&hellip;»
+et, du même geste significatif, il me montre la porte entrouverte,
+l'échelle, la terrasse et la fenêtre, que j'ai tout à l'heure refermée,
+de la galerie tournante.</p>
+
+<p>Quelles furent mes pensées alors? Avais-je le temps d'avoir des pensées?
+Je «sentais», plus que je ne pensais&hellip;</p>
+
+<p>Évidemment, sentais-je, «si le garde est là-haut dans la chambre» (je
+dis: «si», car je n'ai, en ce moment, en dehors de cette échelle, et de
+cette chambre du garde déserte, aucun indice qui me permette même de
+soupçonner le garde), s'il y est, il a été obligé de passer par cette
+échelle et par cette fenêtre, car les pièces qui se trouvent derrière sa
+nouvelle chambre, étant occupées par le ménage du maître d'hôtel et de
+la cuisinière, et par les cuisines, lui ferment le chemin du vestibule
+et de l'escalier, à l'intérieur du château&hellip; «si c'est le garde qui a
+passé par là», il lui aura été facile, sous quelque prétexte, hier soir,
+d'aller dans la galerie et de veiller à ce que cette fenêtre soit
+simplement poussée à l'intérieur, les panneaux joints, de telle sorte
+qu'il n'ait plus, de l'extérieur, qu'à appuyer dessus pour que la
+fenêtre s'ouvre et qu'il puisse sauter dans la galerie. Cette nécessité
+de la fenêtre non fermée à l'intérieur restreint singulièrement le champ
+des recherches sur la personnalité de l'assassin. Il faut que l'assassin
+«soit de la maison»; à moins qu'il n'ait un complice, auquel je ne crois
+pas&hellip;; à moins&hellip; à moins que Mlle Stangerson «elle-même» ait veillé à
+ce que cette fenêtre ne soit point fermée de l'intérieur&hellip;</p>
+
+<p>«Mais quel serait donc ce secret effroyable qui ferait que Mlle
+Stangerson serait dans la nécessité de supprimer les obstacles qui la
+séparent de son assassin?»</p>
+
+<p>J'empoigne l'échelle et nous voici repartis sur les derrières du
+château. La fenêtre de la chambre est toujours entrouverte; les rideaux
+sont tirés, mais ne se rejoignent point; ils laissent passer un grand
+rai de lumière, qui vient s'allonger sur la pelouse à mes pieds. Sous la
+fenêtre de la chambre j'applique mon échelle. Je suis à peu près sûr de
+n'avoir fait aucun bruit. «Et, pendant que le père Jacques reste au pied
+de l'échelle», je gravis l'échelle, moi, tout doucement, tout doucement,
+avec mon gourdin. Je retiens ma respiration; je lève et pose les pieds
+avec des précautions infinies. Soudain, un gros nuage, et une nouvelle
+averse. Chance. Mais, tout à coup, le cri sinistre de la «Bête du Bon
+Dieu» m'arrête au milieu de mon ascension. Il me semble que ce cri vient
+d'être poussé derrière moi, à quelques mètres. Si ce cri était un
+signal! Si quelque complice de l'homme m'avait vu, sur mon échelle. Ce
+cri appelle peut-être l'homme à la fenêtre! Peut-être!&hellip; Malheur,
+«l'homme est à la fenêtre! Je sens sa tête au-dessus de moi; j'entends
+son souffle. Et moi, je ne puis le regarder; le plus petit mouvement de
+ma tête, et je suis perdu! Va-t-il me voir? Va-t-il, dans la nuit,
+baisser la tête? Non!&hellip; il s'en va&hellip; il n'a rien vu&hellip; je le sens,
+plus que je ne l'entends, marcher, à pas de loup, dans la chambre; et je
+gravis encore quelques échelons. Ma tête est à la hauteur de la pierre
+d'appui de la fenêtre; mon front dépasse cette pierre; mes yeux, entre
+les rideaux, voient.</p>
+
+<p>L'homme est là, assis au petit bureau de Mlle Stangerson, <i>et il
+écrit.</i> Il me tourne le dos. Il a une bougie devant lui; mais,
+comme il est penché sur la flamme de cette bougie, la lumière projette
+des ombres qui me le déforment. Je ne vois qu'un dos monstrueux, courbé.</p>
+
+<p>Chose stupéfiante: Mlle Stangerson n'est pas là! Son lit n'est pas
+défait. Où donc couche-t-elle, cette nuit? Sans doute dans la chambre à
+côté, avec ses femmes. Hypothèse. Joie de trouver l'homme seul.
+Tranquillité d'esprit pour préparer le traquenard.</p>
+
+<p>Mais qui est donc cet homme qui écrit là, sous mes yeux, installé à ce
+bureau comme s'il était chez lui? S'il n'y avait point «les pas de
+l'assassin» sur le tapis de la galerie, s'il n'y avait pas eu la fenêtre
+ouverte, s'il n'y avait pas eu, sous cette fenêtre, l'échelle, je
+pourrais être amené à penser que cet homme a le droit d'être là et qu'il
+s'y trouve normalement à la suite de causes normales que je ne connais
+pas encore. Mais il ne fait point de doute que cet inconnu mystérieux
+est l'homme de la «Chambre Jaune», celui dont Mlle Stangerson est
+obligée, sans le dénoncer, de subir les coups assassins. Ah! voir sa
+figure! Le surprendre! Le prendre!</p>
+
+<p>Si je saute dans la chambre en ce moment, «il» s'enfuit ou par
+l'antichambre ou par la porte à droite qui donne sur le boudoir. Par
+là, traversant le salon, il arrive à la galerie et je le perds. Or, je
+le tiens; encore cinq minutes, et je le tiens, mieux que si je l'avais
+dans une cage&hellip; Qu'est-ce qu'il fait là, solitaire, dans la chambre de
+Mlle Stangerson? Qu'écrit-il? À qui écrit-il?&hellip; Descente. L'échelle
+par terre. Le père Jacques me suit. Rentrons au château. J'envoie le
+père Jacques éveiller M. Stangerson. Il doit m'attendre chez M.
+Stangerson, et ne lui rien dire de précis avant mon arrivée. Moi, je
+vais aller éveiller Frédéric Larsan. Gros ennui pour moi. J'aurais voulu
+travailler seul et avoir toute l'aubaine de l'affaire, au nez de Larsan
+endormi. Mais le père Jacques et M. Stangerson sont des vieillards et
+moi, je ne suis peut-être pas assez développé. Je manquerais peut-être
+de force&hellip; Larsan, lui, a l'habitude de l'homme que l'on terrasse, que
+l'on jette par terre, que l'on relève, menottes aux poignets. Larsan
+m'ouvre, ahuri, les yeux gonflés de sommeil, prêt à m'envoyer promener,
+ne croyant nullement à mes imaginations de petit reporter. Il faut que
+je lui affirme que «l'homme est là!»</p>
+
+<p>«C'est bizarre, dit-il, <i>je croyais l'avoir quitté cet après-midi, à
+Paris!</i>»</p>
+
+<p>Il se vêt hâtivement et s'arme d'un revolver. Nous nous glissons dans la
+galerie.</p>
+
+<p>Larsan me demande:</p>
+
+<p>«Où est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Dans la chambre de Mlle Stangerson.</p>
+
+<p>&mdash;Et Mlle Stangerson?</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'est pas dans sa chambre!</p>
+
+<p>&mdash;Allons-y!</p>
+
+<p>&mdash;N'y allez pas! L'homme, à la première alerte, se sauvera&hellip; il a trois
+chemins pour cela&hellip; la porte, la fenêtre, le boudoir où se trouvent les
+femmes&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je tirerai dessus&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et si vous le manquez? Si vous ne faites que le blesser? Il
+s'échappera encore&hellip; Sans compter que, lui aussi, est certainement
+armé&hellip; Non, laissez-moi diriger l'expérience, et je réponds de tout&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voudrez», me dit-il avec assez de bonne grâce.</p>
+
+<p>Alors, après m'être assuré que toutes les fenêtres des deux galeries
+sont hermétiquement closes, je place Frédéric Larsan à l'extrémité de la
+galerie tournante, devant cette fenêtre que j'ai trouvée ouverte et que
+j'ai refermée. Je dis à Fred:</p>
+
+<p>«Pour rien au monde, vous ne devez quitter ce poste, jusqu'au moment où
+je vous appellerai&hellip; Il y a cent chances sur cent pour que l'homme
+revienne à cette fenêtre et essaye de se sauver par là, quand il sera
+poursuivi, car c'est par là qu'il est venu et par là qu'il a préparé sa
+fuite. Vous avez un poste dangereux&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Quel sera le vôtre? demanda Fred.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je sauterai dans la chambre, et je vous rabattrai l'homme!</p>
+
+<p>&mdash;Prenez mon revolver, dit Fred, je prendrai votre bâton.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, fis-je, vous êtes un brave homme»</p>
+
+<p>Et j'ai pris le revolver de Fred. J'allais être seul avec l'homme,
+là-bas, qui écrivait dans la chambre, et vraiment ce revolver me faisait
+plaisir.</p>
+
+<p>Je quittai donc Fred, l'ayant posté à la fenêtre 5 sur le plan, et je me
+dirigeai, toujours avec la plus grande précaution, vers l'appartement de
+M. Stangerson, dans l'aile gauche du château. Je trouvai M. Stangerson
+avec le père Jacques, qui avait observé la consigne, se bornant à dire à
+son maître qu'il lui fallait s'habiller au plus vite. Je mis alors M.
+Stangerson, en quelques mots, au courant de ce qui se passait. Il
+s'arma, lui aussi, d'un revolver, me suivit et nous fûmes aussitôt dans
+la galerie tous trois. Tout ce qui vient de se passer, depuis que
+j'avais vu l'assassin assis devant le bureau, avait à peine duré dix
+minutes. M. Stangerson voulait se précipiter immédiatement sur
+l'assassin et le tuer: c'était bien simple. Je lui fis entendre qu'avant
+tout il ne fallait pas risquer, «en voulant le tuer, de le manquer
+vivant».</p>
+
+<p>Quand je lui eus juré que sa fille n'était pas dans la chambre et
+qu'elle ne courait aucun danger, il voulut bien calmer son impatience et
+me laisser la direction de l'événement. Je dis encore au père Jacques et
+à M. Stangerson qu'ils ne devaient venir à moi que lorsque je les
+appellerais ou lorsque je tirerais un coup de revolver «et j'envoyai le
+père Jacques se placer» devant la fenêtre située à l'extrémité de la
+galerie droite. (La fenêtre est marquée du chiffre 2 sur mon plan.)
+J'avais choisi ce poste pour le père Jacques parce que j'imaginais que
+l'assassin, traqué à sa sortie de la chambre, se sauvant à travers la
+galerie pour rejoindre la fenêtre qu'il avait laissée ouverte, et
+voyant, tout à coup, en arrivant au carrefour des galeries, devant cette
+dernière fenêtre, Larsan gardant la galerie tournante, continuerait son
+chemin dans la galerie droite. Là, il rencontrerait le père Jacques, qui
+l'empêcherait de sauter dans le parc par la fenêtre qui ouvrait à
+l'extrémité de la galerie droite. C'est ainsi, certainement, qu'en une
+telle occurrence devait agir l'assassin s'il connaissait les lieux (et
+cette hypothèse ne faisait point de doute pour moi). Sous cette fenêtre,
+en effet, se trouvait extérieurement une sorte de contrefort. Toutes les
+autres fenêtres des galeries donnaient à une telle hauteur sur des
+fossés qu'il était à peu près impossible de sauter par là sans se rompre
+le cou. Portes et fenêtres étaient bien et solidement fermées, y compris
+la porte de la chambre de débarras, à l'extrémité de la galerie droite:
+Je m'en étais rapidement assuré.</p>
+
+<p>Donc, après avoir indiqué comme je l'ai dit, son poste au père Jacques
+«et l'y avoir vu», je plaçai M. Stangerson devant le palier de
+l'escalier, non loin de la porte de l'antichambre de sa fille. Tout
+faisait prévoir que, dès lors que je traquais l'assassin dans la
+chambre, celui-ci se sauverait par l'antichambre plutôt que par le
+boudoir où se trouvaient les femmes et dont la porte avait dû être
+fermée par Mlle Stangerson elle-même, si, comme je le pensais, elle
+s'était réfugiée dans ce boudoir «pour ne pas voir l'assassin qui allait
+venir chez elle!» Quoi qu'il en fût, il retombait toujours dans la
+galerie «où mon monde l'attendait à toutes les issues possibles».</p>
+
+<p>Arrivé là, il voit à sa gauche, presque sur lui, M. Stangerson; il se
+sauve alors à droite, vers la galerie tournante, «ce qui est le chemin,
+du reste, de sa fuite préparée». À l'intersection des deux galeries il
+aperçoit à la fois, comme je l'explique plus haut, à sa gauche, Frédéric
+Larsan au bout de la galerie tournante, et en face le père Jacques, au
+bout de la galerie droite. M. Stangerson et moi, nous arrivons par
+derrière. Il est à nous! Il ne peut plus nous échapper!&hellip; Ce plan me
+paraissait le plus sage, le plus sûr «et le plus simple». Si nous avions
+pu directement placer quelqu'un de nous derrière la porte du boudoir de
+Mlle Stangerson qui ouvrait sur la chambre à coucher, peut-être eût-il
+paru plus simple «à certains qui ne réfléchissent pas» d'assiéger
+directement les deux portes de la pièce où se trouvait l'homme, celle du
+boudoir et celle de l'antichambre; mais nous ne pouvions pénétrer dans
+le boudoir que par le salon, dont la porte avait été fermée à
+l'intérieur par les soins inquiets de Mlle Stangerson. Et ainsi, ce
+plan, qui serait venu à l'intellect d'un sergent de ville quelconque, se
+trouvait impraticable. Mais moi, qui suis obligé de réfléchir, je dirai
+que, même si j'avais eu la libre disposition du boudoir, j'aurais
+maintenu mon plan tel que je viens de l'exposer; car tout autre plan
+d'attaque direct par chacune des portes de la chambre «nous séparait les
+uns des autres au moment de la lutte avec l'homme», tandis que mon plan
+«réunissait tout le monde pour l'attaque», à un endroit que j'avais
+déterminé avec une précision quasi mathématique. Cet endroit était
+l'intersection des deux galeries.</p>
+
+<p>Ayant ainsi placé mon monde, je ressortis du château, courus à mon
+échelle, la réappliquai contre le mur et, le revolver au poing, je
+grimpai.</p>
+
+<p>Que si quelques-uns sourient de tant de précautions préalables, je les
+renverrai au mystère de la «Chambre Jaune» et à toutes les preuves que
+nous avions de la fantastique astuce de l'assassin; et aussi, que si
+quelques-uns trouvent bien méticuleuses toutes mes observations dans un
+moment où l'on doit être entièrement pris par la rapidité du mouvement,
+de la décision et de l'action, je leur répliquerai que j'ai voulu
+longuement et complètement rapporter ici toutes les dispositions d'un
+plan d'attaque conçu et exécuté aussi rapidement qu'il est lent à se
+dérouler sous ma plume. J'ai voulu cette lenteur et cette précision pour
+être certain de ne rien omettre des conditions dans lesquelles se
+produisit l'étrange phénomène qui, jusqu'à nouvel ordre et naturelle
+explication, me semble devoir prouver mieux que toutes les théories du
+professeur Stangerson, «la dissociation de la matière», je dirai même la
+dissociation «instantanée» de la matière.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch16">XVI<br />
+Étrange phénomène de dissociation de la matière</h2>
+
+<p class="c"><i>Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite).</i></p>
+
+
+<p>Me voici de nouveau à la pierre de la fenêtre, continue Rouletabille,
+et de nouveau ma tête dépasse cette pierre; entre les rideaux dont la
+disposition n'a pas bougé, je m'apprête à regarder, anxieux de savoir
+dans quelle attitude je vais trouver l'assassin. S'il pouvait me tourner
+le dos! S'il pouvait être encore à cette table, en train d'écrire&hellip;
+Mais peut-être&hellip; peut-être n'est-il plus là!&hellip; Et comment se
+serait-il enfui?&hellip; Est-ce que je n'ai pas son échelle»?&hellip; Je fais
+appel à tout mon sang-froid. J'avance encore la tête. Je regarde: il est
+là; je revois son dos monstrueux, déformé par les ombres projetées par
+la bougie. Seulement, «il» n'écrit plus et la bougie n'est plus sur le
+petit bureau. La bougie est sur le parquet devant l'homme courbé
+au-dessus d'elle. Position bizarre, mais qui me sert. Je retrouve ma
+respiration. Je monte encore. Je suis aux derniers échelons; ma main
+gauche saisit l'appui de la fenêtre; au moment de réussir je sens mon
+c&oelig;ur battre à coups précipités. Je mets mon revolver entre mes dents.
+Ma main droite maintenant tient aussi l'appui de la fenêtre. Un
+mouvement nécessairement un peu brusque, un rétablissement sur les
+poignets et je vais être sur la fenêtre&hellip; Pourvu que l'échelle!&hellip;
+C'est ce qui arrive&hellip; je suis dans la nécessité de prendre un point
+d'appui un peu fort sur l'échelle et mon pied n'a point plutôt quitté
+celle-ci que je sens qu'elle bascule. Elle racle le mur et s'abat&hellip;
+Mais déjà mes genoux touchent la pierre&hellip; Avec une rapidité que je
+crois sans égale, je me dresse debout sur la pierre&hellip; Mais plus rapide
+que moi a été l'assassin&hellip; Il a entendu le raclement de l'échelle
+contre le mur et j'ai vu tout à coup le dos monstrueux se soulever,
+l'homme se dresser, se retourner&hellip; J'ai vu sa tête&hellip; ai-je bien vu sa
+tête?&hellip; La bougie était sur le parquet et n'éclairait suffisamment que
+ses jambes. À partir de la hauteur de la table, il n'y avait guère dans
+la chambre que des ombres, que de la nuit&hellip; J'ai vu une tête chevelue,
+barbue&hellip; Des yeux de fou; une face pâle qu'encadraient deux larges
+favoris; la couleur, autant que je pouvais dans cette seconde obscure
+distinguer, la couleur&hellip; en était rousse&hellip; à ce qu'il m'est apparu&hellip;
+à ce que j'ai pensé&hellip; Je ne connaissais point cette figure. Ce fut, en
+somme, la sensation principale que je reçus de cette image entrevue dans
+des ténèbres vacillantes&hellip; Je ne connaissais pas cette figure «ou, tout
+au moins, je ne la reconnaissais pas»!</p>
+
+<p>Ah! Maintenant, il fallait faire vite!&hellip; il fallait être le vent! la
+tempête!&hellip; la foudre! Mais hélas&hellip; hélas! «il y avait des mouvements
+nécessaires&hellip;» Pendant que je faisais les mouvements nécessaires de
+rétablissement sur les poignets, du genou sur la pierre, de mes pieds
+sur la pierre&hellip; l'homme qui m'avait aperçu à la fenêtre avait bondi,
+s'était précipité comme je l'avais prévu sur la porte de l'antichambre,
+avait eu le temps de l'ouvrir et fuyait. Mais déjà j'étais derrière lui
+revolver au poing. Je hurlai: «À moi!»</p>
+
+<p>Comme une flèche j'avais traversé la chambre et cependant j'avais pu
+voir qu'«il y avait une lettre sur la table». Je rattrapai presque
+l'homme dans l'antichambre, car le temps qu'il lui avait fallu pour
+ouvrir la porte lui avait au moins pris une seconde. Je le touchai
+presque; il me colla sur le nez la porte qui donne de l'antichambre sur
+la galerie&hellip; Mais j'avais des ailes, je fus dans la galerie à trois
+mètres de lui&hellip; M. Stangerson et moi le poursuivîmes à la même
+hauteur. L'homme avait pris, toujours comme je l'avais prévu, la galerie
+à sa droite, c'est-à-dire le chemin préparé de sa fuite&hellip; «À moi,
+Jacques! À moi, Larsan!» m'écriai-je. Il ne pouvait plus nous échapper!
+Je poussai une clameur de joie, de victoire sauvage&hellip; L'homme parvint à
+l'intersection des deux galeries à peine deux secondes avant nous et la
+rencontre que j'avais décidée, le choc fatal qui devait inévitablement
+se produire, eut lieu! Nous nous heurtâmes tous à ce carrefour: M.
+Stangerson et moi venant d'un bout de la galerie droite, le père Jacques
+venant de l'autre bout de cette même galerie et Frédéric Larsan venant
+de la galerie tournante. Nous nous heurtâmes jusqu'à tomber&hellip;</p>
+
+<p>«Mais l'homme n'était pas là!»</p>
+
+<p>Nous nous regardions avec des yeux stupides, des yeux d'épouvante,
+devant cet «irréel»: «l'homme n'était pas là!»</p>
+
+<p>Où est-il? Où est-il? Où est-il?&hellip; Tout notre être demandait: «Où
+est-il?»</p>
+
+<p>«Il est impossible qu'il se soit enfui! m'écriai-je dans une colère plus
+grande que mon épouvante!</p>
+
+<p>&mdash;Je le touchais, s'exclama Frédéric Larsan.</p>
+
+<p>&mdash;Il était là, j'ai senti son souffle dans la figure! faisait le père
+Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Nous le touchions!» répétâmes-nous, M. Stangerson et moi.</p>
+
+<p>Où est-il? Où est-il? Où est-il?&hellip;</p>
+
+<p>Nous courûmes comme des fous dans les deux galeries; nous visitâmes
+portes et fenêtres; elles étaient closes, hermétiquement closes&hellip; On
+n'avait pas pu les ouvrir, puisque nous les trouvions fermées&hellip; Et
+puis, est-ce que cette ouverture d'une porte ou d'une fenêtre par cet
+homme, ainsi traqué, sans que nous ayons pu apercevoir son geste, n'eût
+pas été plus inexplicable encore que la disparition de l'homme lui-même?</p>
+
+<p>Où est-il? Où est-il?&hellip; Il n'a pu passer par une porte, ni par une
+fenêtre, ni par rien. Il n'a pu passer à travers nos corps!&hellip;</p>
+
+<p>J'avoue que, dans le moment, je fus anéanti. Car, enfin, il faisait
+clair dans la galerie, et dans cette galerie il n'y avait ni trappe, ni
+porte secrète dans les murs, ni rien où l'on pût se cacher. Nous
+remuâmes les fauteuils et soulevâmes les tableaux. Rien! Rien! Nous
+aurions regardé dans une potiche, s'il y avait eu une potiche!</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch17">XVII<br />
+La galerie inexplicable</h2>
+
+
+<p>Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre,
+continue toujours le carnet de Rouletabille. Nous étions presque à sa
+porte, dans cette galerie où venait de se passer l'incroyable phénomène.
+Il y a des moments où l'on sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une
+balle dans la tête, un crâne qui éclate, le siège de la logique
+assassiné, la raison en morceaux&hellip; tout cela était sans doute
+comparable à la sensation, qui m'épuisait, «qui me vidait», du
+déséquilibre de tout, de la fin de mon moi pensant, pensant avec ma
+pensée d'homme! La ruine morale d'un édifice rationnel, doublé de la
+ruine réelle de la vision physiologique, alors que les yeux voient
+toujours clair, quel coup affreux sur le crâne!</p>
+
+<p>Heureusement, Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son
+antichambre. Je la vis; et ce fut une diversion à ma pensée en chaos&hellip;
+Je la respirai&hellip; «je respirai son parfum de la dame en noir&hellip; Chère
+dame en noir, chère dame en noir» que je ne reverrai jamais plus! Mon
+Dieu! dix ans de ma vie, la moitié de ma vie pour revoir la dame en
+noir! Mais, hélas! Je ne rencontre plus, de temps en temps, et encore!&hellip;
+et encore!&hellip; que le parfum, à peu près le parfum dont je venais
+respirer la trace, sensible pour moi seul, dans le parloir de ma
+jeunesse!&hellip; c'est cette réminiscence aiguë de ton cher parfum, dame en
+noir, qui me fit aller vers celle-ci que voilà tout en blanc, et si
+pâle, si pâle, et si belle sur le seuil de la «galerie inexplicable»!
+Ses beaux cheveux dorés relevés sur la nuque laissent voir l'étoile
+rouge de sa tempe, la blessure dont elle faillit mourir&hellip; Quand je
+commençais seulement à prendre ma raison par le bon bout, dans cette
+affaire, j'imaginais que, la nuit du mystère de la «Chambre Jaune», Mlle
+Stangerson portait les cheveux en bandeaux&hellip; «Mais, avant mon entrée
+dans la «Chambre Jaune», comment aurais-je raisonné sans la chevelure
+aux bandeaux»?</p>
+
+<p>Et maintenant, je ne raisonne plus du tout, depuis le fait de la
+«galerie inexplicable»; je suis là, stupide, devant l'apparition de Mlle
+Stangerson, pâle et si belle. Elle est vêtue d'un peignoir d'une
+blancheur de rêve. On dirait une apparition, un doux fantôme. Son père
+la prend dans ses bras, l'embrasse avec passion, semble la reconquérir
+une fois de plus, puisqu'une fois de plus elle eût pu, pour lui, être
+perdue! Il n'ose l'interroger&hellip; Il l'entraîne dans sa chambre où nous
+les suivons&hellip; car, enfin, il faut savoir!&hellip; La porte du boudoir est
+ouverte&hellip; Les deux visages épouvantés des gardes-malades sont penchés
+vers nous&hellip; «Mlle Stangerson demande ce que signifie tout ce bruit.»
+«Voilà, dit-elle, c'est bien simple!&hellip;»&mdash;Comme c'est simple! comme
+c'est simple!&mdash;&hellip; Elle a eu l'idée de ne pas dormir cette nuit dans sa
+chambre, de se coucher dans la même pièce que les gardes-malades, dans
+le boudoir&hellip; Et elle a fermé, sur elles trois, la porte du boudoir&hellip;
+Elle a, depuis la nuit criminelle, des craintes, des peurs soudaines
+fort compréhensibles, n'est-ce pas?&hellip; Qui comprendra pourquoi, cette
+nuit justement «où il devait revenir», elle s'est enfermée par un
+«hasard» très heureux avec ses femmes? Qui comprendra pourquoi elle
+repousse la volonté de M. Stangerson de coucher dans le salon de sa
+fille, puisque sa fille a peur? Qui comprendra pourquoi la lettre, qui
+était tout à l'heure sur la table de la chambre, «n'y est plus»!&hellip;
+Celui qui comprendra cela dira: Mlle Stangerson savait que l'assassin
+devait revenir&hellip; elle ne pouvait l'empêcher de revenir&hellip; elle n'a
+prévenu personne parce qu'il faut que l'assassin reste inconnu&hellip;
+inconnu de son père, inconnu de tous&hellip; excepté de Robert Darzac. Car M.
+Darzac doit le connaître maintenant&hellip; Il le connaissait peut-être
+avant! Se rappeler la phrase du jardin de l'Élysée: «Me faudra-t-il,
+pour vous avoir, commettre un crime?» Contre qui, le crime, sinon
+«contre l'obstacle», contre l'assassin? Se rappeler encore cette phrase
+de M. Darzac en réponse à ma question: «Cela ne vous déplairait-il point
+que je découvre l'assassin?&mdash;Ah! Je voudrais le tuer de ma main!» Et je
+lui ai répliqué: «Vous n'avez pas répondu à ma question!» Ce qui était
+vrai. En vérité, en vérité, M. Darzac connaît si bien l'assassin qu'il a
+peur que je le découvre, «tout en voulant le tuer». Il n'a facilité mon
+enquête que pour deux raisons: d'abord parce que je l'y ai forcé;
+ensuite, pour mieux veiller sur elle&hellip;</p>
+
+<p>Je suis dans la chambre&hellip; dans sa chambre&hellip; je la regarde, elle&hellip; et
+je regarde aussi la place où était la lettre tout à l'heure&hellip; Mlle
+Stangerson s'est emparée de la lettre; cette lettre était pour elle,
+évidemment&hellip; évidemment&hellip; Ah! comme la malheureuse tremble&hellip; Elle
+tremble au récit fantastique que son père lui fait de la présence de
+l'assassin dans sa chambre et de la poursuite dont il a été l'objet&hellip;
+Mais il est visible&hellip; il est visible qu'elle n'est tout à fait rassurée
+que lorsqu'on lui affirme que l'assassin, par un sortilège inouï, a pu
+nous échapper.</p>
+
+<p>Et puis il y a un silence&hellip; Quel silence!&hellip; Nous sommes tous là, à
+«la» regarder&hellip; Son père, Larsan, le père Jacques et moi&hellip; Quelles
+pensées roulent dans ce silence autour d'elle?&hellip; Après l'événement de
+ce soir, après le mystère de la «galerie inexplicable», après cette
+réalité prodigieuse de l'installation de l'assassin dans sa chambre, à
+elle, il me semble que toutes les pensées, toutes, depuis celles qui se
+traînent sous le crâne du père Jacques, jusqu'à celles qui «naissent»
+sous le crâne de M. Stangerson, toutes pourraient se traduire par ces
+mots qu'on lui adresserait, à elle: «Oh! toi qui connais le mystère,
+explique-le-nous, et nous te sauverons peut-être!» Ah! comme je
+voudrais la sauver&hellip; d'elle-même, et de l'autre!&hellip; J'en pleure&hellip;
+Oui, je sens mes yeux se remplir de larmes devant tant de misère si
+horriblement cachée.</p>
+
+<p>Elle est là, celle qui a le parfum de «la dame en noir»&hellip; je la vois
+enfin, chez elle, dans sa chambre, dans cette chambre où elle n'a pas
+voulu me recevoir&hellip; dans cette chambre «où elle se tait», où elle
+continue de se taire. Depuis l'heure fatale de la «Chambre Jaune», nous
+tournons autour de cette femme invisible et muette pour savoir ce
+qu'elle sait. Notre désir, notre volonté de savoir doivent lui être un
+supplice de plus. Qui nous dit que, si «nous apprenons», la connaissance
+de «son» mystère ne sera pas le signal d'un drame plus épouvantable que
+ceux qui se sont déjà déroulés ici? Qui nous dit qu'elle n'en mourra
+pas? Et cependant, elle a failli mourir&hellip; et nous ne savons rien&hellip; Ou
+plutôt il y en a qui ne savent rien&hellip; mais moi&hellip; si je savais «qui»,
+je saurais tout&hellip; Qui? qui? qui?&hellip; et ne sachant pas qui, je dois me
+taire, par pitié pour elle, car il ne fait point de doute qu'elle sait,
+elle, comment «il» s'est enfui, lui, de la «Chambre Jaune», et cependant
+elle se tait. Pourquoi parlerais-je? Quand je saurai qui, «je lui
+parlerai, à lui!»</p>
+
+<p>Elle nous regarde maintenant&hellip; mais de loin&hellip; comme si nous n'étions
+pas dans sa chambre&hellip; M. Stangerson rompt le silence. M. Stangerson
+déclare que, désormais, il ne quittera plus l'appartement de sa fille.
+C'est en vain que celle-ci veut s'opposer à cette volonté formelle, M.
+Stangerson tient bon. Il s'y installera dès cette nuit même, dit-il. Sur
+quoi, uniquement occupé de la santé de sa fille, il lui reproche de
+s'être levée&hellip; puis il lui tient soudain de petits discours
+enfantins&hellip; Il lui sourit&hellip; il ne sait plus beaucoup ni ce qu'il dit,
+ni ce qu'il fait&hellip; L'illustre professeur perd la tête&hellip; Il répète des
+mots sans suite qui attestent le désarroi de son esprit&hellip; celui du
+nôtre n'est guère moindre. Mlle Stangerson dit alors, avec une voix si
+douloureuse, ces simples mots: «Mon père! mon père!» que celui-ci éclate
+en sanglots. Le père Jacques se mouche et Frédéric Larsan, lui-même, est
+obligé de se détourner pour cacher son émotion. Moi, je n'en peux
+plus&hellip; je ne pense plus, je ne sens plus, je suis au-dessous du
+végétal. Je me dégoûte.</p>
+
+<p>C'est la première fois que Frédéric Larsan se trouve, comme moi, en face
+de Mlle Stangerson, depuis l'attentat de la «Chambre Jaune». Comme moi,
+il avait insisté pour pouvoir interroger la malheureuse; mais, pas plus
+que moi, il n'avait été reçu. À lui comme à moi, on avait toujours fait
+la même réponse: Mlle Stangerson était trop faible pour nous recevoir,
+les interrogatoires du juge d'instruction la fatiguaient suffisamment,
+etc&hellip; Il y avait là une mauvaise volonté évidente à nous aider dans nos
+recherches qui, «moi», ne me surprenait pas, mais qui étonnait toujours
+Frédéric Larsan. Il est vrai que Frédéric Larsan et moi avons une
+conception du crime tout à fait différente&hellip;</p>
+
+<p>&hellip; Ils pleurent&hellip; Et je me surprends encore à répéter au fond de moi:
+La sauver!&hellip; la sauver malgré elle! la sauver sans la compromettre! La
+sauver sans qu'«il» parle! Qui: «il?»&mdash;«Il», l'assassin&hellip; Le prendre
+et lui fermer la bouche!&hellip; Mais M. Darzac l'a fait entendre: «pour lui
+fermer la bouche, il faut le tuer!» Conclusion logique des phrases
+échappées à M. Darzac. Ai-je le droit de tuer l'assassin de Mlle
+Stangerson? Non!&hellip; Mais qu'il m'en donne seulement l'occasion.
+Histoire de voir s'il est bien, réellement, en chair et en os! Histoire
+de voir son cadavre, puisqu'on ne peut saisir son corps vivant!</p>
+
+<p>Ah! comment faire comprendre à cette femme, qui ne nous regarde même
+pas, qui est toute à son effroi et à la douleur de son père, que je suis
+capable de tout pour la sauver&hellip; Oui&hellip; oui&hellip; je recommencerai à
+prendre ma raison par le bon bout et j'accomplirai des prodiges&hellip;</p>
+
+<p>Je m'avance vers elle&hellip; je veux parler, je veux la supplier d'avoir
+confiance en moi&hellip; je voudrais lui faire entendre par quelques mots,
+compris d'elle seule et de moi, que je sais comment son assassin est
+sorti de la «Chambre Jaune», que j'ai deviné la moitié de son secret&hellip;
+et que je la plains, elle, de tout mon c&oelig;ur&hellip; Mais déjà son geste
+nous prie de la laisser seule, exprime la lassitude, le besoin de repos
+immédiat&hellip; M. Stangerson nous demande de regagner nos chambres, nous
+remercie, nous renvoie&hellip; Frédéric Larsan et moi saluons, et, suivis du
+père Jacques, nous regagnons la galerie. J'entends Frédéric Larsan qui
+murmure: «Bizarre! bizarre!&hellip;» Il me fait signe d'entrer dans sa
+chambre. Sur le seuil, il se retourne vers le père Jacques. Il lui
+demande:</p>
+
+<p>«Vous l'avez bien vu, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Qui?</p>
+
+<p>&mdash;L'homme!</p>
+
+<p>&mdash;Si je l'ai vu!&hellip; Il avait une large barbe rousse, des cheveux
+roux&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi qu'il m'est apparu, à moi, fis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Et à moi aussi», dit Frédéric Larsan.</p>
+
+<p>Le grand Fred et moi nous sommes seuls, maintenant, à parler de la
+chose, dans sa chambre. Nous en parlons une heure, retournant l'affaire
+dans tous les sens. Il est clair que Fred, aux questions qu'il me pose,
+aux explications qu'il me donne, est persuadé&mdash;malgré ses yeux, malgré
+mes yeux, malgré tous les yeux&mdash;que l'homme a disparu par quelque
+passage secret de ce château qu'il connaissait.</p>
+
+<p>«Car il connaît le château, me dit-il; il le connaît bien&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est un homme de taille plutôt grande, bien découplé&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il a la taille qu'il faut&hellip; murmure Fred&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends, dis-je&hellip; mais comment expliquez-vous la barbe
+rousse, les cheveux roux?</p>
+
+<p>&mdash;Trop de barbe, trop de cheveux&hellip; Des postiches, indique Frédéric
+Larsan.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bientôt dit&hellip; Vous êtes toujours occupé par la pensée de Robert
+Darzac&hellip; Vous ne pourrez donc vous en débarrasser jamais?&hellip; Je suis
+sûr, moi, qu'il est innocent&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux! Je le souhaite&hellip; mais vraiment tout le condamne&hellip; Vous
+avez remarqué les pas sur le tapis?&hellip; Venez les voir&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai vus&hellip; Ce sont «les pas élégants» du bord de l'étang.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont les pas de Robert Darzac; le nierez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, on peut s'y méprendre&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous remarqué que la trace de ces pas «ne revient pas»? Quand
+l'homme est sorti de la chambre, poursuivi par nous tous, ses pas n'ont
+point laissé de traces&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;L'homme était peut-être dans la chambre «depuis des heures». La boue
+de ses bottines a séché et il glissait avec une telle rapidité sur la
+pointe de ses bottines&hellip; On le voyait fuir, l'homme&hellip; on ne
+l'entendait pas&hellip;»</p>
+
+<p>Soudain, j'interromps ces propos sans suite, sans logique, indignes de
+nous. Je fais signe à Larsan d'écouter:</p>
+
+<p>«Là, en bas&hellip; on ferme une porte&hellip;»</p>
+
+<p>Je me lève; Larsan me suit; nous descendons au rez-de-chaussée du
+château; nous sortons du château. Je conduis Larsan à la petite pièce en
+encorbellement dont la terrasse donne sous la fenêtre de la galerie
+tournante. Mon doigt désigne cette porte fermée maintenant, ouverte tout
+à l'heure, sous laquelle filtre de la lumière.</p>
+
+<p>«Le garde! dit Fred.</p>
+
+<p>&mdash;Allons-y!» lui soufflai-je&hellip;</p>
+
+<p>Et, décidé, mais décidé à quoi, le savais-je? décidé à croire que le
+garde est le coupable? l'affirmerais-je? je m'avance contre la porte, et
+je frappe un coup brusque.</p>
+
+<p>Certains penseront que ce retour à la porte du garde est bien tardif&hellip;
+et que notre premier devoir à tous, après avoir constaté que l'assassin
+nous avait échappé dans la galerie, était de le rechercher partout
+ailleurs, autour du château, dans le parc&hellip; Partout&hellip;</p>
+
+<p>Si l'on nous fait une telle objection, nous n'avons pour y répondre que
+ceci: c'est que l'assassin était disparu de telle sorte de la galerie
+«que nous avons réellement pensé qu'il n'était plus nulle part»! Il nous
+avait échappé quand nous avions tous la main dessus, quand nous le
+touchions presque&hellip; nous n'avions plus aucun ressort pour nous imaginer
+que nous pourrions maintenant le découvrir dans le mystère de la nuit et
+du parc. Enfin, je vous ai dit de quel coup cette disparition m'avait
+choqué le crâne!</p>
+
+<p>&hellip; Aussitôt que j'eus frappé, la porte s'ouvrit; le garde nous demanda
+d'une voix calme ce que nous voulions. Il était en chemise «et il allait
+se mettre au lit»; le lit n'était pas encore défait&hellip;</p>
+
+<p>Nous entrâmes; je m'étonnai.</p>
+
+<p>«Tiens! vous n'êtes pas encore couché?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Non! répondit-il d'une voix rude&hellip; J'ai été faire une tournée dans le
+parc et dans les bois&hellip; J'en reviens&hellip; Maintenant, j'ai sommeil&hellip;
+bonsoir!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, fis-je&hellip; Il y avait tout à l'heure, auprès de votre fenêtre,
+une échelle&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Quelle échelle? Je n'ai pas vu d'échelle!&hellip; Bonsoir!»</p>
+
+<p>Et il nous mit à la porte tout simplement.</p>
+
+<p>Dehors, je regardai Larsan. Il était impénétrable.</p>
+
+<p>«Eh bien? fis-je&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? répéta Larsan&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne vous ouvre-t-il point des horizons?»</p>
+
+<p>Sa mauvaise humeur était certaine. En rentrant au château, je l'entendis
+qui bougonnait:</p>
+
+<p>«Il serait tout à fait, mais tout à fait étrange que je me fusse trompé
+à ce point!&hellip;»</p>
+
+<p>Et, cette phrase, il me semblait qu'il l'avait plutôt prononcée à mon
+adresse qu'il ne se la disait à lui-même.</p>
+
+<p>Il ajouta:</p>
+
+<p>«Dans tous les cas, nous serons bientôt fixés&hellip; Ce matin il fera jour.»</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch18">XVIII<br />
+Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de son front</h2>
+
+<p class="c"><i>Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite).</i></p>
+
+
+<p>Nous nous quittâmes sur le seuil de nos chambres après une mélancolique
+poignée de mains. J'étais heureux d'avoir fait naître quelque soupçon de
+son erreur dans cette cervelle originale, extrêmement intelligente, mais
+antiméthodique. Je ne me couchai point. J'attendis le petit jour et je
+descendis devant le château. J'en fis le tour en examinant toutes les
+traces qui pouvaient en venir ou y aboutir. Mais elles étaient si mêlées
+et si confuses que je ne pus rien en tirer. Du reste, je tiens ici à
+faire remarquer que je n'ai point coutume d'attacher une importance
+exagérée aux signes extérieurs que laisse le passage d'un crime. Cette
+méthode, qui consiste à conclure au criminel d'après les traces de pas,
+est tout à fait primitive. Il y a beaucoup de traces de pas qui sont
+identiques, et c'est tout juste s'il faut leur demander une première
+indication qu'on ne saurait, en aucun cas, considérer comme une preuve.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, dans le grand désarroi de mon esprit, je m'en étais
+donc allé dans la cour d'honneur et m'étais penché sur les traces, sur
+toutes les traces qui étaient là, leur demandant cette première
+indication dont j'avais tant besoin pour m'accrocher à quelque chose de
+«raisonnable», à quelque chose qui me permît de «raisonner» sur les
+événements de la «galerie inexplicable». Comment raisonner?&hellip; Comment
+raisonner?</p>
+
+<p>&hellip; Ah! raisonner par le bon bout! Je m'assieds, désespéré, sur une
+pierre de la cour d'honneur déserte&hellip; Qu'est-ce que je fais, depuis
+plus d'une heure, sinon la plus basse besogne du plus ordinaire
+policier&hellip; Je vais quérir l'erreur comme le premier inspecteur venu,
+sur la trace de quelques pas «qui me feront dire ce qu'ils voudront»!</p>
+
+<p>Je me trouve plus abject, plus bas dans l'échelle des intelligences que
+ces agents de la Sûreté imaginés par les romanciers modernes, agents qui
+ont acquis leur méthode dans la lecture des romans d'Edgar Poe ou de
+Conan Doyle. Ah! Agents littéraires&hellip; qui bâtissez des montagnes de
+stupidité avec un pas sur le sable, avec le dessin d'une main sur le
+mur! «À toi, Frédéric Larsan, à toi, l'agent littéraire!&hellip; Tu as trop
+lu Conan Doyle, mon vieux!&hellip; Sherlock Holmes te fera faire des
+bêtises, des bêtises de raisonnement plus énormes que celles qu'on lit
+dans les livres&hellip; Elles te feront arrêter un innocent&hellip; Avec ta
+méthode à la Conan Doyle, tu as su convaincre le juge d'instruction, le
+chef de la Sûreté&hellip; tout le monde&hellip; Tu attends une dernière preuve&hellip;
+une dernière!&hellip; Dis donc une première, malheureux!&hellip; «Tout ce que
+vous offrent les sens ne saurait être une preuve&hellip;» Moi aussi, je me
+suis penché sur «les traces sensibles», mais pour leur demander
+uniquement <i>d'entrer dans le cercle qu'avait dessiné ma
+raison</i>. Ah! bien des fois, le cercle fut si étroit, si étroit&hellip;
+Mais si étroit était-il, il était immense, «puisqu'il ne contenait que
+de la vérité»!&hellip; Oui, oui, je le jure, les traces sensibles n'ont
+jamais été que mes servantes&hellip; elles n'ont point été mes maîtresses&hellip;
+Elles n'ont point fait de moi cette chose monstrueuse, plus terrible
+qu'un homme sans yeux: un homme qui voit mal! Et voilà pourquoi je
+triompherai de ton erreur et de ta cogitation animale, ô Frédéric
+Larsan!»</p>
+
+<p>Eh quoi! eh quoi! parce que, pour la première fois, cette nuit, dans la
+galerie inexplicable, il s'est produit un événement qui «semble» ne
+point rentrer dans le cercle tracé par ma raison, voilà que je divague,
+voilà que je me penche, le nez sur la terre, comme un porc qui cherche,
+au hasard, dans la fange, l'ordure qui le nourrira&hellip; Allons!
+Rouletabille, mon ami, relève la tête&hellip; il est impossible que
+l'événement de la galerie inexplicable soit sorti du cercle tracé par ta
+raison&hellip; Tu le sais! Tu le sais! Alors, relève la tête&hellip; presse de tes
+deux mains les bosses de ton front, et rappelle-toi que, lorsque tu as
+tracé le cercle, tu as pris, pour le dessiner dans ton cerveau comme on
+trace sur le papier une figure géométrique, <i>tu as pris ta raison par
+le bon bout!</i></p>
+
+<p>Eh bien, marche maintenant&hellip; et remonte dans la «galerie inexplicable
+en t'appuyant sur le bon bout de ta raison» comme Frédéric Larsan
+s'appuie sur sa canne, et tu auras vite prouvé que le grand Fred n'est
+qu'un sot.</p>
+
+<p class="sign">Joseph ROULETABILLE</p>
+
+<p class="sign">30 octobre, midi.</p>
+
+<p>Ainsi ai-je pensé&hellip; ainsi ai-je agi&hellip; la tête en feu, je suis remonté
+dans la galerie et voilà que, sans y avoir rien trouvé de plus que ce
+que j'y ai vu cette nuit, le bon bout de ma raison m'a montré une chose
+si formidable que j'ai besoin de «me retenir à lui» pour ne pas tomber.</p>
+
+<p>Ah! Il va me falloir de la force, cependant, pour découvrir maintenant
+les traces sensibles qui vont entrer, qui doivent entrer dans le cercle
+plus large que j'ai dessiné là, entre les deux bosses de mon front!</p>
+
+<p class="sign">Joseph ROULETABILLE</p>
+
+<p class="sign">30 octobre, minuit.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch19">XIX<br />
+Rouletabille m'offre à déjeuner à l'auberge du «Donjon»</h2>
+
+
+<p>Ce n'est que plus tard que Rouletabille me remit ce carnet où l'histoire
+du phénomène de la «galerie inexplicable» avait été retracée tout au
+long, par lui, le matin même qui suivit cette nuit énigmatique. Le jour
+où je le rejoignis au Glandier dans sa chambre, il me raconta, par le
+plus grand détail, tout ce que vous connaissez maintenant, y compris
+l'emploi de son temps pendant les quelques heures qu'il était allé
+passer, cette semaine-là, à Paris, où, du reste, il ne devait rien
+apprendre qui le servît.</p>
+
+<p>L'événement de la «galerie inexplicable» était survenu dans la nuit du
+29 au 30 octobre, c'est-à-dire trois jours avant mon retour au château,
+puisque nous étions le 2 novembre. «C'est donc le 2 novembre» que je
+reviens au Glandier, appelé par la dépêche de mon ami et apportant les
+revolvers.</p>
+
+<p>Je suis dans la chambre de Rouletabille; il vient de terminer son récit.</p>
+
+<p>Pendant qu'il parlait, il n'avait point cessé de caresser la convexité
+des verres du binocle qu'il avait trouvé sur le guéridon et je
+comprenais, à la joie qu'il prenait à manipuler ces verres de presbyte,
+que ceux-ci devaient constituer une de ces «marques sensibles destinées
+à entrer dans le cercle tracé par le bon bout de sa raison». Cette façon
+bizarre, unique, qu'il avait de s'exprimer en usant de termes
+merveilleusement adéquats à sa pensée ne me surprenait plus; mais
+souvent il fallait connaître sa pensée pour comprendre les termes et ce
+n'était point toujours facile que de pénétrer la pensée de Joseph
+Rouletabille. La pensée de cet enfant était une des choses les plus
+curieuses que j'avais jamais eu à observer. Rouletabille se promenait
+dans la vie avec cette pensée sans se douter de l'étonnement&mdash;disons le
+mot&mdash;de l'ahurissement qu'il rencontrait sur son chemin. Les gens
+tournaient la tête vers cette pensée, la regardaient passer, s'éloigner,
+comme on s'arrête pour considérer plus longtemps une silhouette
+originale que l'on a croisée sur sa route. Et comme on se dit: «D'où
+vient-il, celui-là! Où va-t-il?» on se disait: «D'où vient la pensée de
+Joseph Rouletabille et où va-t-elle?» J'ai avoué qu'il ne se doutait
+point de la couleur originale de sa pensée; aussi ne la gênait-elle
+nullement pour se promener, comme tout le monde, dans la vie. De même,
+un individu qui ne se doute point de sa mise excentrique est-il tout à
+fait à son aise, quel que soit le milieu qu'il traverse. C'est donc avec
+une simplicité naturelle que cet enfant, irresponsable de son cerveau
+supernaturel, exprimait des choses formidables «par leur logique
+raccourcie», tellement raccourcie que nous n'en pouvions, nous autres,
+comprendre la forme qu'autant qu'à nos yeux émerveillés il voulait bien
+la détendre et la présenter de face dans sa position normale.</p>
+
+<p>Joseph Rouletabille me demanda ce que je pensais du récit qu'il venait
+de me faire. Je lui répondis que sa question m'embarrassait fort, à quoi
+il me répliqua d'essayer, à mon tour, de prendre ma raison par le bon
+bout.</p>
+
+<p>«Eh bien, fis-je, il me semble que le point de départ de mon
+raisonnement doit être celui-ci: il ne fait point de doute que
+l'assassin que vous poursuiviez a été à un moment de cette poursuite
+dans la galerie.»</p>
+
+<p>Et je m'arrêtai&hellip;</p>
+
+<p>«En partant si bien, s'exclama-t-il, vous ne devriez point être arrêté
+si tôt. Voyons, un petit effort.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais essayer. Du moment où il était dans la galerie et où il en a
+disparu, alors qu'il n'a pu passer ni par une porte ni par une fenêtre,
+il faut qu'il se soit échappé par une autre ouverture.»</p>
+
+<p>Joseph Rouletabille me considéra avec pitié, sourit négligemment et
+n'hésita pas plus longtemps à me confier que je raisonnais toujours
+«comme une savate».</p>
+
+<p>«Que dis-je? comme une savate! Vous raisonnez comme Frédéric Larsan!»</p>
+
+<p>Car Joseph Rouletabille passait par des périodes alternatives
+d'admiration et de dédain pour Frédéric Larsan; tantôt il s'écriait: «Il
+est vraiment fort!»; tantôt il gémissait: «Quelle brute!», selon que&mdash;et
+je l'avais bien remarqué&mdash;selon que les découvertes de Frédéric Larsan
+venaient corroborer son raisonnement à lui ou qu'elles le
+contredisaient. C'était un des petits côtés du noble caractère de cet
+enfant étrange.</p>
+
+<p>Nous nous étions levés et il m'entraîna dans le parc. Comme nous nous
+trouvions dans la cour d'honneur, nous dirigeant vers la sortie, un
+bruit de volets rejetés contre le mur nous fit tourner la tête, et nous
+vîmes au premier étage de l'aile gauche du château, à la fenêtre, une
+figure écarlate et entièrement rasée que je ne connaissais point.</p>
+
+<p>«Tiens! murmura Rouletabille, Arthur Rance!»</p>
+
+<p>Il baissa la tête, hâta sa marche et je l'entendis qui disait entre ses
+dents:</p>
+
+<p>«Il était donc cette nuit au château?&hellip; Qu'est-il venu y faire?»</p>
+
+<p>Quand nous fûmes assez éloignés du château, je lui demandai qui était
+cet Arthur Rance et comment il l'avait connu. Alors il me rappela son
+récit du matin même, me faisant souvenir que M. Arthur-W. Rance était
+cet américain de Philadelphie avec qui il avait si copieusement trinqué
+à la réception de l'Élysée.</p>
+
+<p>«Mais ne devait-il point quitter la France presque immédiatement?
+demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; aussi vous me voyez tout étonné de le trouver encore, non
+seulement en France, mais encore, mais surtout au Glandier. Il n'est
+point arrivé ce matin; il n'est point arrivé cette nuit; il sera donc
+arrivé avant dîner et je ne l'ai point vu. Comment se fait-il que les
+concierges ne m'aient point averti?»</p>
+
+<p>Je fis remarquer à mon ami qu'à propos des concierges, il ne m'avait
+point encore dit comment il s'y était pris pour les faire remettre en
+liberté.</p>
+
+<p>Nous approchions justement de la loge; le père et la mère Bernier nous
+regardaient venir. Un bon sourire éclairait leur face prospère. Ils
+semblaient n'avoir gardé aucun mauvais souvenir de leur détention
+préventive. Mon jeune ami leur demanda à quelle heure était arrivé
+Arthur Rance. Ils lui répondirent qu'ils ignoraient que M. Arthur Rance
+fût au château. Il avait dû s'y présenter dans la soirée de la veille,
+mais ils n'avaient pas eu à lui ouvrir la grille, attendu que M. Arthur
+Rance, qui était, paraît-il, un grand marcheur et qui ne voulait point
+qu'on allât le chercher en voiture, avait coutume de descendre à la gare
+du petit bourg de Saint-Michel; de là, il s'acheminait à travers la
+forêt jusqu'au château. Il arrivait au parc par la grotte de
+Sainte-Geneviève, descendait dans cette grotte, enjambait un petit
+grillage et se trouvait dans le parc.</p>
+
+<p>À mesure que les concierges parlaient, je voyais le visage de
+Rouletabille s'assombrir, manifester un certain mécontentement et, à
+n'en point douter, un mécontentement contre lui-même. Évidemment, il
+était un peu vexé que, ayant tant travaillé sur place, ayant étudié les
+êtres et les choses du Glandier avec un soin méticuleux, il en fût
+encore à apprendre «qu'Arthur Rance avait coutume de venir au château».</p>
+
+<p>Morose, il demanda des explications.</p>
+
+<p>«Vous dites que M. Arthur Rance a coutume de venir au château&hellip; Mais,
+quand y est-il donc venu pour la dernière fois?</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne saurions vous dire exactement, répondit M. Bernier&mdash;c'était le
+nom du concierge&mdash;attendu que nous ne pouvions rien savoir pendant qu'on
+nous tenait en prison, et puis parce que, si ce monsieur, quand il vient
+au château, ne passe pas par notre grille, il n'y passe pas non plus
+quand il le quitte&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, savez-vous quand il y est venu <i>pour la première fois?</i></p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, monsieur&hellip; il y a neuf ans!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il est donc venu en France, il y a neuf ans, répondit Rouletabille;
+et, cette fois-ci, à votre connaissance, combien de fois est-il venu au
+Glandier?</p>
+
+<p>&mdash;Trois fois.</p>
+
+<p>&mdash;Quand est-il venu au Glandier pour la dernière fois, à «votre
+connaissance», avant aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Une huitaine de jours avant l'attentat de la «Chambre Jaune».</p>
+
+<p>Rouletabille demanda encore, cette fois-ci, particulièrement à la femme:</p>
+
+<p>«<i>Dans la rainure du parquet?</i></p>
+
+<p>&mdash;Dans la rainure du parquet, répondit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, fit Rouletabille, et préparez-vous pour ce soir.»</p>
+
+<p>Il prononça cette dernière phrase, un doigt sur la bouche, pour
+recommander le silence et la discrétion.</p>
+
+<p>Nous sortîmes du parc et nous dirigeâmes vers l'auberge du «Donjon».</p>
+
+<p>«Vous allez quelquefois manger à cette auberge?</p>
+
+<p>&mdash;Quelquefois.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous prenez aussi vos repas au château?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Larsan et moi nous nous faisons servir tantôt dans l'une de nos
+chambres, tantôt dans l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;M. Stangerson ne vous a jamais invité à sa table?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Votre présence chez lui ne le lasse pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, mais en tout cas il fait comme si nous ne le
+gênions pas.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne vous interroge jamais?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais! Il est resté dans cet état d'esprit du monsieur qui était
+derrière la porte de la «Chambre Jaune», pendant qu'on assassinait sa
+fille, qui a défoncé la porte et qui n'a point trouvé l'assassin. Il est
+persuadé que, du moment qu'il n'a pu, «sur le fait», rien découvrir,
+nous ne pourrons à plus forte raison rien découvrir non plus, nous
+autres&hellip; Mais il s'est fait un devoir, «depuis l'hypothèse de Larsan»,
+de ne point contrarier nos illusions.»</p>
+
+<p>Rouletabille se replongea dans ses réflexions. Il en sortit enfin pour
+m'apprendre comment il avait libéré les deux concierges.</p>
+
+<p>«Je suis allé, dernièrement, trouver M. Stangerson avec une feuille de
+papier. Je lui ai dit d'écrire sur cette feuille ces mots: «Je m'engage,
+quoi qu'ils puissent dire, à garder à mon service mes deux fidèles
+serviteurs, Bernier et sa femme», et de signer. Je lui expliquai qu'avec
+cette phrase je serais en mesure de faire parler le concierge et sa
+femme et je lui affirmai que j'étais sûr qu'ils n'étaient pour rien dans
+le crime. Ce fut, d'ailleurs, toujours mon opinion. Le juge
+d'instruction présenta cette feuille signée aux Bernier qui, alors,
+parlèrent. Ils dirent ce que j'étais certain qu'ils diraient, dès qu'on
+leur enlèverait la crainte de perdre leur place. Ils racontèrent qu'ils
+braconnaient sur les propriétés de M. Stangerson et que c'était par un
+soir de braconnage qu'ils se trouvèrent non loin du pavillon au moment
+du drame. Les quelques lapins qu'ils acquéraient ainsi, au détriment de
+M. Stangerson, étaient vendus par eux au patron de l'auberge du «Donjon»
+qui s'en servait pour sa clientèle ou qui les écoulait sur Paris.
+C'était la vérité, je l'avais devinée dès le premier jour. Souvenez-vous
+de cette phrase avec laquelle j'entrai dans l'auberge du «Donjon»: «Il
+va falloir manger du saignant maintenant!» Cette phrase, je l'avais
+entendue le matin même, quand nous arrivâmes devant la grille du parc,
+et vous l'aviez entendue, vous aussi, mais vous n'y aviez point attaché
+d'importance. Vous savez qu'au moment où nous allions atteindre cette
+grille, nous nous sommes arrêtés à regarder un instant un homme qui,
+devant le mur du parc, faisait les cent pas en consultant, à chaque
+instant, sa montre. Cet homme, c'était Frédéric Larsan qui, déjà,
+travaillait. Or, derrière nous, le patron de l'auberge sur son seuil
+disait à quelqu'un qui se trouvait à l'intérieur de l'auberge:
+«Maintenant, il va falloir manger du saignant!»</p>
+
+<p>«Pourquoi ce «maintenant»? Quand on est comme moi à la recherche de la
+plus mystérieuse vérité, on ne laisse rien échapper, ni de ce que l'on
+voit, ni de ce que l'on entend. Il faut, à toutes choses, trouver un
+sens. Nous arrivions dans un petit pays qui venait d'être bouleversé par
+un crime. La logique me conduisait à soupçonner toute phrase prononcée
+comme pouvant se rapporter à l'événement du jour. «Maintenant», pour
+moi, signifiait: «Depuis l'attentat.» Dès le début de mon enquête, je
+cherchai donc à trouver une corrélation entre cette phrase et le drame.
+Nous allâmes déjeuner au «Donjon». Je répétai tout de go la phrase et je
+vis, à la surprise et à l'ennui du père Mathieu, que je n'avais pas,
+quant à lui, exagéré l'importance de cette phrase. J'avais appris, à ce
+moment, l'arrestation des concierges. Le père Mathieu nous parla de ces
+gens comme on parle de vrais amis&hellip; Que l'on regrette&hellip; Liaison fatale
+des idées&hellip; je me dis: «Maintenant que les concierges sont arrêtés, «il
+va falloir manger du saignant.» Plus de concierges, plus de gibier!
+Comment ai-je été conduit à cette idée précise de «gibier»! La haine
+exprimée par le père Mathieu pour le garde de M. Stangerson, haine,
+prétendait-il, partagée par les concierges, me mena tout doucement à
+l'idée de braconnage&hellip; Or, comme, de toute évidence, les concierges ne
+pouvaient être dans leur lit au moment du drame, pourquoi étaient-ils
+dehors cette nuit-là? Pour le drame? Je n'étais point disposé à le
+croire, car déjà je pensais, pour des raisons que je vous dirai plus
+tard, que l'assassin n'avait pas de complice et que tout ce drame
+cachait un mystère entre Mlle Stangerson et l'assassin, mystère dans
+lequel les concierges n'avaient que faire. L'histoire du braconnage
+expliquait tout, <i>relativement aux concierges</i>. Je l'admis en
+principe et je recherchai une preuve chez eux, dans leur loge. Je
+pénétrai dans leur maisonnette, comme vous le savez, et découvris sous
+leur lit des lacets et du fil de laiton. «Parbleu! pensai-je, parbleu!
+voilà bien pourquoi ils étaient, la nuit, dans le parc.» Je ne m'étonnai
+point qu'ils se fussent tus devant le juge et que, sous le coup d'une
+aussi grave accusation que celle d'une complicité dans le crime, ils
+n'aient point répondu tout de suite en avouant le braconnage. Le
+braconnage les sauvait de la cour d'assisses, mais les faisait mettre à
+la porte du château, et, comme ils étaient parfaitement sûrs de leur
+innocence sur le fait crime, ils espéraient bien que celle-ci serait
+vite découverte et que l'on continuerait à ignorer le fait braconnage.
+Il leur serait toujours loisible de parler à temps! Je leur ai fait
+hâter leur confession par l'engagement signé de M. Stangerson, que je
+leur apportais. Ils donnèrent toutes preuves nécessaires, furent mis en
+liberté et conçurent pour moi une vive reconnaissance. Pourquoi ne les
+avais-je point fait délivrer plus tôt? Parce que je n'étais point sûr
+alors qu'il n'y avait dans leur cas que du braconnage. Je voulais les
+laisser venir, et étudier le terrain. Ma conviction ne devint que plus
+certaine, à mesure que les jours s'écoulaient. Au lendemain de la
+«galerie inexplicable», comme j'avais besoin de gens dévoués ici, je
+résolus de me les attacher immédiatement en faisant cesser leur
+captivité. Et voilà!»</p>
+
+<p>Ainsi s'exprima Joseph Rouletabille, et je ne pus que m'étonner encore
+de la simplicité de raisonnement qui l'avait conduit à la vérité dans
+cette affaire de la complicité des concierges. Certes, l'affaire était
+minime, mais je pensai à part moi que le jeune homme, un de ces jours,
+ne manquerait point de nous expliquer, avec la même simplicité, la
+formidable nuit de la «Chambre Jaune» et celle de la «galerie
+inexplicable».</p>
+
+<p>Nous étions arrivés à l'auberge du «Donjon». Nous entrâmes.</p>
+
+<p>Cette fois, nous ne vîmes point l'hôte, mais ce fut l'hôtesse qui nous
+accueillit avec un bon sourire heureux. J'ai déjà décrit la salle où
+nous nous trouvions, et j'ai donné un aperçu de la charmante femme
+blonde aux yeux doux qui se mit immédiatement à notre disposition pour
+le déjeuner.</p>
+
+<p>«Comment va le père Mathieu? demanda Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Guère mieux, monsieur, guère mieux; il est toujours au lit.</p>
+
+<p>&mdash;Ses rhumatismes ne le quittent donc pas?</p>
+
+<p>&mdash;Eh non! J'ai encore été obligée, la nuit dernière, de lui faire une
+piqûre de morphine. Il n'y a que cette drogue-là qui calme ses
+douleurs.»</p>
+
+<p>Elle parlait d'une voix douce; tout, en elle, exprimait la douceur.
+C'était vraiment une belle femme, un peu indolente, aux grands yeux
+cernés, des yeux d'amoureuse. Le père Mathieu, quand il n'avait pas de
+rhumatismes, devait être un heureux gaillard. Mais elle, était-elle
+heureuse avec ce rhumatisant bourru? La scène à laquelle nous avions
+précédemment assisté ne pouvait nous le faire croire, et cependant, il y
+avait, dans toute l'attitude de cette femme, quelque chose qui ne
+dénotait point le désespoir. Elle disparut dans sa cuisine pour préparer
+notre repas, nous laissant sur la table une bouteille d'excellent cidre.
+Rouletabille nous en versa dans des bols, bourra sa pipe, l'alluma, et,
+tranquillement, m'expliqua enfin la raison qui l'avait déterminé à me
+faire venir au Glandier avec des revolvers.</p>
+
+<p>«Oui, dit-il, en suivant d'un &oelig;il contemplatif les volutes de la
+fumée qu'il tirait de sa bouffarde, oui, cher ami, j'attends, ce soir,
+l'assassin.»</p>
+
+<p>Il y eut un petit silence que je n'eus garde d'interrompre, et il
+reprit:</p>
+
+<p>«Hier soir, au moment où j'allais me mettre au lit, M. Robert Darzac
+frappa à la porte de ma chambre. Je lui ouvris, et il me confia qu'il
+était dans la nécessité de se rendre, le lendemain matin, c'est-à-dire
+ce matin même, à Paris. La raison qui le déterminait à ce voyage était
+à la fois péremptoire et mystérieuse, péremptoire puisqu'il lui était
+impossible de ne pas faire ce voyage, et mystérieuse puisqu'il lui était
+aussi impossible de m'en dévoiler le but. «Je pars, et cependant,
+ajouta-t-il, je donnerais la moitié de ma vie pour ne pas quitter en ce
+moment Mlle Stangerson.» Il ne me cacha point qu'il la croyait encore
+une fois en danger. «Il surviendrait quelque chose la nuit prochaine que
+je ne m'en étonnerais guère, avoua-t-il, et cependant il faut que je
+m'absente. Je ne pourrai être de retour au Glandier qu'après-demain
+matin.»</p>
+
+<p>«Je lui demandai des explications, et voici tout ce qu'il m'expliqua.
+Cette idée d'un danger pressant lui venait uniquement de la coïncidence
+qui existait entre ses absences et les attentats dont Mlle Stangerson
+était l'objet. La nuit de la «galerie inexplicable», il avait dû quitter
+le Glandier; la nuit de la «Chambre Jaune», il n'aurait pu être au
+Glandier et, de fait, nous savons qu'il n'y était pas. Du moins nous le
+savons officiellement, d'après ses déclarations. Pour que, chargé d'une
+idée pareille, il s'absentât à nouveau aujourd'hui, <i>il fallait
+qu'il obéît à une volonté plus forte que la sienne</i>. C'est
+ce que je pensais et c'est ce que je lui dis. Il me répondit:
+«Peut-être!» Je demandai si cette volonté plus forte que la sienne était
+celle de Mlle Stangerson; il me jura que non et que la décision de son
+départ avait été prise par lui, en dehors de toute instruction de Mlle
+Stangerson. Bref, il me répéta qu'il ne croyait à la possibilité d'un
+nouvel attentat qu'à cause de cette extraordinaire coïncidence qu'il
+avait remarquée «et que le juge d'instruction, du reste, lui avait fait
+remarquer». «S'il arrivait quelque chose à Mlle Stangerson, dit-il, ce
+serait terrible et pour elle et pour moi; pour elle, qui sera une fois
+de plus entre la vie et la mort; pour moi, qui ne pourrai la défendre en
+cas d'attaque et qui serai ensuite dans la nécessité de ne point dire
+<i>où j'ai passé la nuit</i>. Or, je me rends parfaitement compte des
+soupçons qui pèsent sur moi. Le juge d'instruction et M. Frédéric
+Larsan&mdash;ce dernier m'a suivi à la piste, la dernière fois que je me suis
+rendu à Paris, et j'ai eu toutes les peines du monde à m'en
+débarrasser&mdash;ne sont pas loin de me croire coupable.&mdash;Que ne dites-vous,
+m'écriai-je tout à coup, le nom de l'assassin, puisque vous le
+connaissez?» M. Darzac parut extrêmement troublé de mon exclamation. Il
+me répliqua, d'une voix hésitante: «Moi! Je connais le nom de
+l'assassin? Qui me l'aurait appris?» Je repartis aussitôt: «Mlle
+Stangerson!» Alors, il devint tellement pâle que je crus qu'il allait se
+trouver mal, et je vis que j'avais frappé juste: <i>Mlle
+Stangerson et lui savent le nom de l'assassin!</i> Quand il
+fut un peu remis, il me dit: «Je vais vous quitter, monsieur. Depuis que
+vous êtes ici, j'ai pu apprécier votre exceptionnelle intelligence et
+votre ingéniosité sans égale. Voici le service que je réclame de vous.
+Peut-être ai-je tort de craindre un attentat la nuit prochaine; mais,
+comme il faut tout prévoir, je compte sur vous pour rendre cet attentat
+impossible&hellip; Prenez toutes dispositions qu'il faudra pour isoler, pour
+garder Mlle Stangerson. Faites qu'on ne puisse entrer dans la chambre de
+Mlle Stangerson. Veillez autour de cette chambre comme un bon chien de
+garde. Ne dormez pas. Ne vous accordez point une seconde de repos.
+L'homme que nous redoutons est d'une astuce prodigieuse, qui n'a
+peut-être encore jamais été égalée au monde. Cette astuce même <i>la
+sauvera si vous veillez</i>; car il est impossible qu'il ne sache point
+que vous veillez, à cause de cette astuce même; et, s'il sait que vous
+veillez, il ne tentera rien.&mdash;Avez-vous parlé de ces choses à M.
+Stangerson?&mdash;Non!&mdash;Pourquoi?&mdash;Parce que je ne veux point, monsieur,
+que M. Stangerson me dise ce que vous m'avez dit tout à l'heure: Vous
+connaissez le nom de l'assassin!» Si, vous, vous êtes étonné de ce que
+je viens vous dire: «L'assassin va peut-être venir demain!», quel serait
+l'étonnement de M. Stangerson, si je lui répétais la même chose! Il
+n'admettra peut-être point que mon sinistre pronostic ne soit basé que
+sur des coïncidences qu'il finirait, sans doute, lui aussi, par trouver
+étranges&hellip; Je vous dis tout cela, monsieur Rouletabille, parce que j'ai
+une grande&hellip; une grande confiance en vous&hellip; Je sais que, <i>vous</i>,
+vous ne me soupçonnez pas!&hellip;»</p>
+
+<p>«Le pauvre homme, continua Rouletabille, me répondait comme il pouvait,
+à hue et à dia. Il souffrait. J'eus pitié de lui, d'autant plus que je
+me rendais parfaitement compte qu'il se ferait tuer plutôt que de me
+dire qui était l'assassin comme Mlle Stangerson se fera plutôt
+assassiner que de dénoncer l'homme de la «Chambre Jaune» et de la
+«galerie inexplicable». L'homme doit la tenir, ou doit les tenir tous
+deux, d'une manière terrible, «et ils ne doivent rien tant redouter que
+de voir M. Stangerson apprendre que sa fille est «tenue «par son
+assassin.» Je fis comprendre à M. Darzac qu'il s'était suffisamment
+expliqué et qu'il pouvait se taire puisqu'il ne pouvait plus rien
+m'apprendre. Je lui promis de veiller et de ne me point coucher de la
+nuit. Il insista pour que j'organisasse une véritable barrière
+infranchissable autour de la chambre de Mlle Stangerson, autour du
+boudoir où couchaient les deux gardes et autour du salon où couchait,
+depuis la «galerie inexplicable», M. Stangerson; bref, autour de tout
+l'appartement. Non seulement je compris, à cette insistance, que M.
+Darzac me demandait de rendre impossible l'arrivée à la chambre de Mlle
+Stangerson, mais encore de rendre cette arrivée si «visiblement»
+impossible, que l'homme fût rebuté tout de suite et disparût sans
+laisser de trace. C'est ainsi que j'expliquai, à part moi, la phrase
+finale dont il me salua: «Quand je serai parti, vous pourrez parler de
+«vos» soupçons pour cette nuit à M. Stangerson, au père Jacques, à
+Frédéric Larsan, à tout le monde au château et organiser ainsi, jusqu'à
+mon retour, une surveillance dont, aux yeux de tous, vous aurez eu seul
+l'idée.»</p>
+
+<p>«Il s'en alla, le pauvre, le pauvre homme, ne sachant plus guère ce
+qu'il disait, devant mon silence et mes yeux qui lui «criaient» que
+j'avais deviné les trois quarts de son secret. Oui, oui, vraiment, il
+devait être tout à fait désemparé pour être venu à moi dans un moment
+pareil et pour abandonner Mlle Stangerson, quand il avait dans la tête
+cette idée terrible de la «coïncidence&hellip;»</p>
+
+<p>«Quand il fut parti, je réfléchis. Je réfléchis à ceci, qu'il fallait
+être plus astucieux que l'astuce même, de telle sorte que l'homme, s'il
+devait aller, cette nuit, dans la chambre de Mlle Stangerson, ne se
+doutât point une seconde qu'on pouvait soupçonner sa venue. Certes!
+l'empêcher de pénétrer, même par la mort, mais le laisser avancer
+suffisamment pour que, <i>mort ou vivant, on pût voir nettement
+sa figure!</i> Car il fallait en finir, il <i>fallait libérer Mlle
+Stangerson de cet assassinat latent!</i></p>
+
+<p>«Oui, mon ami, déclara Rouletabille, après avoir posé sa pipe sur la
+table et vidé son verre, il faut que je voie, d'une façon bien
+distincte, sa figure, <i>histoire d'être sûr qu'elle entre dans le
+cercle que j'ai tracé avec le bon bout de ma raison</i>.»</p>
+
+<p>À ce moment, apportant l'omelette au lard traditionnelle, l'hôtesse fit
+sa réapparition. Rouletabille lutina un peu Mme Mathieu et celle-ci se
+montra de l'humeur la plus charmante.</p>
+
+<p>«Elle est beaucoup plus gaie, me dit-il, quand le père Mathieu est cloué
+au lit par ses rhumatismes que lorsque le père Mathieu est ingambe!»</p>
+
+<p>Mais je n'étais ni aux jeux de Rouletabille, ni aux sourires de
+l'hôtesse; j'étais tout entier aux dernières paroles de mon jeune ami et
+à l'étrange démarche de M. Robert Darzac.</p>
+
+<p>Quand il eut fini son omelette et que nous fûmes seuls à nouveau,
+Rouletabille reprit le cours de ses confidences:</p>
+
+<p>«Quand je vous ai envoyé ma dépêche ce matin, à la première heure, j'en
+étais resté, me dit-il, à la parole de M. Darzac: «L'assassin viendra
+«peut-être» la nuit prochaine.» Maintenant, je peux vous dire qu'il
+viendra «sûrement». Oui, je l'attends.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce qui vous a donné cette certitude? Ne serait-ce point par
+hasard&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, m'interrompit en souriant Rouletabille, taisez-vous,
+vous allez dire une bêtise. Je suis sûr que l'assassin viendra
+<i>depuis ce matin, dix heures et demie</i>, c'est-à-dire avant
+votre arrivée, et par conséquent <i>avant que nous n'ayons aperçu Arthur
+Rance à la fenêtre de la cour d'honneur&hellip;</i></p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fis-je&hellip; vraiment&hellip; mais encore, pourquoi en étiez-vous sûr
+dès dix heures et demie?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, à dix heures et demie, j'ai eu la preuve que Mlle
+Stangerson faisait autant d'efforts pour permettre à l'assassin de
+pénétrer dans sa chambre, cette nuit, que M. Robert Darzac avait pris,
+en s'adressant à moi, de précautions pour qu'il n'y entrât pas&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! m'écriai-je, est-ce bien possible!&hellip;»</p>
+
+<p>Et plus bas:</p>
+
+<p>«Ne m'avez-vous pas dit que Mlle Stangerson adorait M. Robert Darzac?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'ai dit parce que c'est la vérité!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous ne trouvez pas bizarre&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Tout est bizarre, dans cette affaire, mon ami, mais croyez bien que le
+bizarre que vous, vous connaissez n'est rien à côté du bizarre qui vous
+attend!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait admettre, dis-je encore, que Mlle Stangerson «et son
+assassin» aient entre eux des relations au moins épistolaires?</p>
+
+<p>&mdash;Admettez-le! mon ami, admettez-le!&hellip; Vous ne risquez rien!&hellip; Je
+vous ai rapporté l'histoire de la lettre sur la table de Mlle
+Stangerson, lettre laissée par l'assassin la nuit de la «galerie
+inexplicable», lettre disparue&hellip; dans la poche de Mlle Stangerson&hellip;
+Qui pourrait prétendre que, «dans cette lettre, l'assassin ne sommait
+pas Mlle Stangerson de lui donner un prochain rendez-vous effectif», et
+enfin qu'il n'a pas fait savoir à Mlle Stangerson, «aussitôt qu'il a été
+sûr du départ de M. Darzac», que ce rendez-vous devait être pour la nuit
+qui vient?»</p>
+
+<p>Et mon ami ricana silencieusement. Il y avait des moments où je me
+demandais s'il ne se payait point ma tête.</p>
+
+<p>La porte de l'auberge s'ouvrit. Rouletabille fut debout, si subitement,
+qu'on eût pu croire qu'il venait de subir sur son siège une décharge
+électrique.</p>
+
+<p>«Mr Arthur Rance!» s'écria-t-il.</p>
+
+<p>M. Arthur Rance était devant nous, et, flegmatiquement, saluait.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch20">XX<br />
+Un geste de Mlle Stangerson</h2>
+
+
+<p>«Vous me reconnaissez, monsieur? demanda Rouletabille au gentleman.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, répondit Arthur Rance. J'ai reconnu en vous le petit
+garçon du buffet. (Visage cramoisi de colère de Rouletabille à ce titre
+de petit garçon.) Et je suis descendu de ma chambre pour venir vous
+serrer la main. Vous êtes un joyeux petit garçon.»</p>
+
+<p>Main tendue de l'américain; Rouletabille se déride, serre la main en
+riant, me présente, présente Mr Arthur-William Rance, l'invite à
+partager notre repas.</p>
+
+<p>«Non, merci. Je déjeune avec M. Stangerson.»</p>
+
+<p>Arthur Rance parle parfaitement notre langue, presque sans accent.</p>
+
+<p>«Je croyais, monsieur, ne plus avoir le plaisir de vous revoir; ne
+deviez-vous pas quitter notre pays le lendemain ou le surlendemain de la
+réception à l'Élysée?»</p>
+
+<p>Rouletabille et moi, en apparence indifférents à cette conversation de
+rencontre, prêtons une oreille fort attentive à chaque parole de
+l'Américain.</p>
+
+<p>La face rose violacée de l'homme, ses paupières lourdes, certains tics
+nerveux, tout démontre, tout prouve l'alcoolique. Comment ce triste
+individu est-il le commensal de M. Stangerson? Comment peut-il être
+intime avec l'illustre professeur?</p>
+
+<p>Je devais apprendre, quelques jours plus tard, de Frédéric
+Larsan&mdash;lequel avait, comme nous, été surpris et intrigué par la
+présence de l'Américain au château, et s'était documenté&mdash;que M. Rance
+n'était devenu alcoolique que depuis une quinzaine d'années,
+c'est-à-dire depuis le départ de Philadelphie du professeur et de sa
+fille. À l'époque où les Stangerson habitaient l'Amérique, ils avaient
+connu et beaucoup fréquenté Arthur Rance, qui était un des phrénologues
+les plus distingués du Nouveau Monde. Il avait su, grâce à des
+expériences nouvelles et ingénieuses, faire franchir un pas immense à la
+science de Gall et de Lavater. Enfin, il faut retenir à l'actif d'Arthur
+Rance et pour l'explication de cette intimité avec laquelle il était
+reçu au Glandier, que le savant américain avait rendu un jour un grand
+service à Mlle Stangerson, en arrêtant, au péril de sa vie, les chevaux
+emballés de sa voiture. Il était même probable qu'à la suite de cet
+événement une certaine amitié avait lié momentanément Arthur Rance et la
+fille du professeur; mais rien ne faisait supposer, dans tout ceci, la
+moindre histoire d'amour.</p>
+
+<p>Où Frédéric Larsan avait-il puisé ses renseignements? Il ne me le dit
+point; mais il paraissait à peu près sûr de ce qu'il avançait.</p>
+
+<p>Si, au moment où Arthur Rance nous vint rejoindre à l'auberge du
+«Donjon», nous avions connu ces détails, il est probable que sa présence
+au château nous eût moins intrigués, mais ils n'auraient fait, en tout
+cas, «qu'augmenter l'intérêt» que nous portions à ce nouveau personnage.
+L'américain devait avoir dans les quarante-cinq ans. Il répondit d'une
+façon très naturelle à la question de Rouletabille:</p>
+
+<p>«Quand j'ai appris l'attentat, j'ai retardé mon retour en Amérique; je
+voulais m'assurer, avant de partir, que Mlle Stangerson n'était point
+mortellement atteinte, et je ne m'en irai que lorsqu'elle sera tout à
+fait rétablie.»</p>
+
+<p>Arthur Rance prit alors la direction de la conversation, évitant de
+répondre à certaines questions de Rouletabille, nous faisant part, sans
+que nous l'y invitions, de ses idées personnelles sur le drame, idées
+qui n'étaient point éloignées, à ce que j'ai pu comprendre, des idées de
+Frédéric Larsan lui-même, c'est-à-dire que l'Américain pensait, lui
+aussi, que M. Robert Darzac «devait être pour quelque chose dans
+l'affaire». Il ne le nomma point, mais il ne fallait point être grand
+clerc pour saisir ce qui était au fond de son argumentation. Il nous dit
+qu'il connaissait les efforts faits par le jeune Rouletabille pour
+arriver à démêler l'écheveau embrouillé du drame de la «Chambre Jaune».
+Il nous rapporta que M. Stangerson l'avait mis au courant des événements
+qui s'étaient déroulés dans la «galerie inexplicable». On devinait, en
+écoutant Arthur Rance, qu'il expliquait tout par Robert Darzac. À
+plusieurs reprises, il regretta que M. Darzac fût «justement absent du
+château» quand il s'y passait d'aussi mystérieux drames, et nous sûmes
+ce que parler veut dire. Enfin, il émit cette opinion que M. Darzac
+avait été «très bien inspiré, très habile», en installant lui-même sur
+les lieux M. Joseph Rouletabille, qui ne manquerait point&mdash;un jour ou
+l'autre&mdash;de découvrir l'assassin. Il prononça cette dernière phrase avec
+une ironie visible, se leva, nous salua, et sortit.</p>
+
+<p>Rouletabille, à travers la fenêtre, le regarda s'éloigner et dit:</p>
+
+<p>«Drôle de corps!»</p>
+
+<p>Je lui demandai:</p>
+
+<p>«Croyez-vous qu'il passera la nuit au Glandier?»</p>
+
+<p>À ma stupéfaction, le jeune reporter répondit «que cela lui était tout à
+fait indifférent».</p>
+
+<p>Je passerai sur l'emploi de notre après-midi. Qu'il vous suffise de
+savoir que nous allâmes nous promener dans les bois, que Rouletabille me
+conduisit à la grotte de Sainte-Geneviève et que, tout ce temps, mon ami
+affecta de me parler de toute autre chose que de ce qui le préoccupait.
+Ainsi le soir arriva. J'étais tout étonné de voir le reporter ne prendre
+aucune de ces dispositions auxquelles je m'attendais. Je lui en fis la
+remarque, quand, la nuit venue, nous nous trouvâmes dans sa chambre. Il
+me répondit que toutes ses dispositions étaient déjà prises et que
+l'assassin ne pouvait, cette fois, lui échapper. Comme j'émettais
+quelque doute, lui rappelant la disparition de l'homme dans la galerie,
+et faisant entendre que le même fait pourrait se renouveler, il
+répliqua: «Qu'il l'espérait bien, et que c'est tout ce qu'il désirait
+cette nuit-là.» Je n'insistai point, sachant par expérience combien mon
+insistance eût été vaine et déplacée. Il me confia que, depuis le
+commencement du jour, par son soin et ceux des concierges, le château
+était surveillé de telle sorte que personne ne pût en approcher sans
+qu'il en fût averti; et que, dans le cas où personne ne viendrait du
+dehors, il était bien tranquille sur tout ce qui pouvait concerner «ceux
+du dedans».</p>
+
+<p>Il était alors six heures et demie, à la montre qu'il tira de son
+gousset; il se leva, me fit signe de le suivre et, sans prendre aucune
+précaution, sans essayer même d'atténuer le bruit de ses pas, sans me
+recommander le silence, il me conduisit à travers la galerie; nous
+atteignîmes la galerie droite, et nous la suivîmes jusqu'au palier de
+l'escalier que nous traversâmes. Nous avons alors continué notre marche
+dans la galerie, «aile gauche», passant devant l'appartement du
+professeur Stangerson. À l'extrémité de cette galerie, avant d'arriver
+au donjon, se trouvait une pièce qui était la chambre occupée par Arthur
+Rance. Nous savions cela parce que nous avions vu, à midi, l'Américain à
+la fenêtre de cette chambre qui donnait sur la cour d'honneur. La porte
+de cette chambre était dans le travers de la galerie, puisque la chambre
+barrait et terminait la galerie de ce côté. En somme, la porte de cette
+chambre était juste en face de la fenêtre «est» qui se trouvait à
+l'extrémité de l'autre galerie droite, aile droite, là où, précédemment,
+Rouletabille avait placé le père Jacques. Quand on tournait le dos à
+cette porte, c'est-à-dire quand on sortait de cette chambre, «on voyait
+toute la galerie» en enfilade: aile gauche, palier et aile droite. Il
+n'y avait, naturellement, que la galerie tournante de l'aile droite que
+l'on ne voyait point.</p>
+
+<p>«Cette galerie tournante, dit Rouletabille, je me la réserve. Vous,
+quand je vous en prierai, vous viendrez vous installer ici.»</p>
+
+<p>Et il me fit entrer dans un petit cabinet noir triangulaire, pris sur la
+galerie et situé de biais à gauche de la porte de la chambre d'Arthur
+Rance. De ce recoin, je pouvais voir tout ce qui se passait dans la
+galerie aussi facilement que si j'avais été devant la porte d'Arthur
+Rance et je pouvais également surveiller la porte même de l'Américain.
+La porte de ce cabinet, qui devait être mon lieu d'observation, était
+garnie de carreaux non dépolis. Il faisait clair dans la galerie où
+toutes les lampes étaient allumées; il faisait noir dans le cabinet.
+C'était là un poste de choix pour un espion.</p>
+
+<p>Car que faisais-je, là, sinon un métier d'espion? de bas policier? J'y
+répugnais certainement; et, outre mes instincts naturels, n'y avait-il
+pas la dignité de ma profession qui s'opposait à un pareil avatar? En
+vérité, si mon bâtonnier me voyait! si l'on apprenait ma conduite, au
+Palais, que dirait le Conseil de l'Ordre? Rouletabille, lui, ne
+soupçonnait même pas qu'il pouvait me venir à l'idée de lui refuser le
+service qu'il me demandait, et, de fait, je ne le lui refusai point:
+d'abord parce que j'eusse craint de passer à ses yeux pour un lâche;
+ensuite parce que je réfléchis que je pouvais toujours prétendre qu'il
+m'était loisible de chercher partout la vérité en amateur; enfin, parce
+qu'il était trop tard pour me tirer de là. Que n'avais-je eu ces
+scrupules plus tôt? Pourquoi ne les avais-je pas eus? Parce que ma
+curiosité était plus forte que tout. Encore, je pouvais dire que
+j'allais contribuer à sauver la vie d'une femme; et il n'est point de
+règlements professionnels qui puissent interdire un aussi généreux
+dessein.</p>
+
+<p>Nous revînmes à travers la galerie. Comme nous arrivions en face de
+l'appartement de Mlle Stangerson, la porte du salon s'ouvrit, poussée
+par le maître d'hôtel qui faisait le service du dîner (M. Stangerson
+dînait avec sa fille dans le salon du premier étage, depuis trois
+jours), et, comme la porte était restée entrouverte, nous vîmes
+parfaitement Mlle Stangerson qui, profitant de l'absence du domestique
+et de ce que son père était baissé, ramassant un objet qu'elle venait de
+faire tomber, «versait hâtivement le contenu d'une fiole dans le verre
+de M. Stangerson».</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch21">XXI<br />
+À l'affût</h2>
+
+
+<p>Ce geste, qui me bouleversa, ne parut point émouvoir extrêmement
+Rouletabille. Nous nous retrouvâmes dans sa chambre, et, ne me parlant
+même point de la scène que nous venions de surprendre, il me donna ses
+dernières instructions pour la nuit. Nous allions d'abord dîner. Après
+dîner, je devais entrer dans le cabinet noir et, là, j'attendrais tout
+le temps qu'il faudrait «pour voir quelque chose».</p>
+
+<p>«Si vous «voyez» avant moi, m'expliqua mon ami, il faudra m'avertir.
+Vous verrez avant moi si l'homme arrive dans la galerie droite par tout
+autre chemin que la galerie tournante, puisque vous découvrez toute la
+galerie droite et que moi je ne puis voir que la galerie tournante. Pour
+m'avertir, vous n'aurez qu'à dénouer l'embrasse du rideau de la fenêtre
+de la galerie droite qui se trouve la plus proche du cabinet noir. Le
+rideau tombera de lui-même, voilant la fenêtre et faisant immédiatement
+un carré d'ombre là où il y avait un carré de lumière, puisque la
+galerie est éclairée. Pour faire ce geste, vous n'avez qu'à allonger la
+main hors du cabinet noir. Moi, dans la galerie tournante qui fait angle
+droit avec la galerie droite, j'aperçois, par les fenêtres de la galerie
+tournante, tous les carrés de lumière que font les fenêtres de la
+galerie droite. Quand le carré lumineux qui nous occupe deviendra
+obscur, je saurai ce que cela veut dire.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors?</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous me verrez apparaître au coin de la galerie tournante.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce que je ferai?</p>
+
+<p>&mdash;Vous marcherez aussitôt vers moi, derrière l'homme, mais je serai déjà
+sur <i>l'homme et j'aurai vu si sa figure entre dans mon cercle&hellip;</i></p>
+
+<p>&mdash;Celui qui est «tracé par le bon bout de la raison», terminai-je en
+esquissant un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi souriez-vous? C'est bien inutile&hellip; Enfin, profitez, pour
+vous réjouir, des quelques instants qui vous restent, car je vous jure
+que tout à l'heure vous n'en aurez plus l'occasion.</p>
+
+<p>&mdash;Et si l'homme échappe?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Tant mieux!</i> fit flegmatiquement Rouletabille. Je ne tiens pas à
+le prendre; il pourra s'échapper en dégringolant l'escalier et par le
+vestibule du rez-de-chaussée&hellip; et cela avant que vous n'ayez atteint le
+palier, puisque vous êtes au fond de la galerie. Moi, je le laisserai
+partir <i>après avoir vu sa figure</i>. C'est tout ce qu'il me faut:
+voir sa figure. Je saurai bien m'arranger ensuite pour qu'il soit mort
+pour Mlle Stangerson, <i>même s'il reste vivant</i>. Si je le prends
+vivant, Mlle Stangerson et M. Robert Darzac ne me le pardonneront
+peut-être jamais! Et je tiens à leur estime; ce sont de braves gens.
+Quand je vois Mlle Stangerson verser un narcotique dans le verre de son
+père, pour que son père, cette nuit, ne soit pas réveillé par la
+conversation qu'elle doit <i>avoir avec son assassin</i>, vous
+devez comprendre que sa reconnaissance pour moi aurait des limites si
+j'amenais à son père, <i>les poings liés et la bouche
+ouverte</i>, l'homme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie
+inexplicable»! C'est peut-être un grand bonheur que, la nuit de la
+«galerie inexplicable», l'homme se soit évanoui comme par enchantement!
+Je l'ai compris cette nuit-là à la physionomie soudain rayonnante de
+Mlle Stangerson quand elle eut appris <i>qu'il avait échappé</i>. Et
+j'ai compris que, pour sauver la malheureuse, il fallait moins prendre
+l'homme que le rendre muet, de quelque façon que ce fut. Mais tuer un
+homme! tuer un homme! ce n'est pas une petite affaire. Et puis, ça ne me
+regarde pas&hellip; à moins qu'il ne m'en donne l'occasion!&hellip; D'un autre
+côté, le rendre muet sans que la dame me fasse de confidences&hellip; c'est
+une besogne qui consiste d'abord à deviner tout avec rien!&hellip;
+Heureusement, mon ami, j'ai deviné&hellip; ou plutôt non, j'ai raisonné&hellip; et
+je ne demande à l'homme de ce soir de ne m'apporter que la figure
+sensible qui doit entrer&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Dans le cercle&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, et sa figure ne me surprendra pas!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mais je croyais que vous aviez déjà vu sa figure, le soir où vous avez
+sauté dans la chambre&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Mal&hellip; la bougie était par terre&hellip; et puis, toute cette barbe&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir, il n'en aura donc plus?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois pouvoir affirmer qu'il en aura&hellip; Mais la galerie est claire,
+et puis, maintenant, je sais&hellip; ou du moins mon cerveau sait&hellip; alors
+mes yeux verront&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;S'il ne s'agit que de le voir et de le laisser échapper&hellip; pourquoi
+nous être armés?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, mon cher, <i>si l'homme de la «Chambre Jaune» et de la
+«galerie inexplicable» sait que je sais, il est capable de tout!</i>
+Alors, il faudra nous défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous êtes sûr qu'il viendra ce soir?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Aussi sûr que vous êtes là!&hellip; Mlle Stangerson, à dix heures et
+demie, ce matin, le plus habilement du monde, s'est arrangée pour être
+sans gardes-malades cette nuit; elle leur a donné congé pour
+vingt-quatre heures, sous des prétextes plausibles, et n'a voulu, pour
+veiller auprès d'elle, pendant leur absence, que son cher père, qui
+couchera dans le boudoir de sa fille et qui accepte cette nouvelle
+fonction avec une joie reconnaissante. La coïncidence du départ de M.
+Darzac (après les paroles qu'il m'a dites) et des précautions
+exceptionnelles de Mlle Stangerson, pour faire autour d'elle de la
+solitude, ne permet aucun doute. La venue de l'assassin, que Darzac
+redoute, <i>Mlle Stangerson la prépare!</i></p>
+
+<p>&mdash;C'est effroyable!</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et le geste que nous lui avons vu faire, c'est le geste qui va
+endormir son père?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;En somme, pour l'affaire de cette nuit, nous ne sommes que deux?</p>
+
+<p>&mdash;Quatre; le concierge et sa femme veillent à tout hasard&hellip; Je crois
+leur veille inutile, «avant»&hellip; Mais le concierge pourra m'être utile
+«après, si on tue»!</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez donc qu'on va tuer?</p>
+
+<p>&mdash;<i>On tuera s'il le veut!</i></p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'avoir pas averti le père Jacques? Vous ne vous servez plus
+de lui, aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Non», me répondit Rouletabille d'un ton brusque.</p>
+
+<p>Je gardai quelque temps le silence; puis, désireux de connaître le fond
+de la pensée de Rouletabille, je lui demandai à brûle-pourpoint:</p>
+
+<p>«Pourquoi ne pas avertir Arthur Rance? Il pourrait nous être d'un grand
+secours&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça! fit Rouletabille avec méchante humeur&hellip; Vous voulez donc
+mettre tout le monde dans les secrets de Mlle Stangerson!&hellip; Allons
+dîner&hellip; c'est l'heure&hellip; Ce soir nous dînons chez Frédéric Larsan&hellip; à
+moins qu'il ne soit encore pendu aux trousses de Robert Darzac&hellip; Il ne
+le lâche pas d'une semelle. Mais, bah! s'il n'est pas là en ce moment,
+je suis bien sûr qu'il sera là cette nuit!&hellip; En voilà un que je vais
+rouler!»</p>
+
+<p>À ce moment, nous entendîmes du bruit dans la chambre à côté.</p>
+
+<p>«Ce doit être lui, dit Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;J'oubliais de vous demander, fis-je: quand nous serons devant le
+policier, pas une allusion à l'expédition de cette nuit, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment; nous opérons seuls, <i>pour notre compte personnel</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et toute la gloire sera pour nous?»</p>
+
+<p>Rouletabille, ricanant, ajouta:</p>
+
+<p>«Tu l'as dit, bouffi!»</p>
+
+<p>Nous dînâmes avec Frédéric Larsan, dans sa chambre. Nous le trouvâmes
+chez lui&hellip; Il nous dit qu'il venait d'arriver et nous invita à nous
+mettre à table. Le dîner se passa dans la meilleure humeur du monde, et
+je n'eus point de peine à comprendre qu'il fallait l'attribuer à la
+quasi-certitude où Rouletabille et Frédéric Larsan, l'un et l'autre, et
+chacun de son côté, étaient de tenir enfin la vérité. Rouletabille
+confia au grand Fred que j'étais venu le voir de mon propre mouvement et
+qu'il m'avait retenu pour que je l'aidasse dans un grand travail qu'il
+devait livrer, cette nuit même, à <i>L'Époque</i>. Je devais repartir,
+dit-il, pour Paris, par le train d'onze heures, emportant sa «copie»,
+qui était une sorte de feuilleton où le jeune reporter retraçait les
+principaux épisodes des mystères du Glandier. Larsan sourit à cette
+explication comme un homme qui n'en est point dupe, mais qui se garde,
+par politesse, d'émettre la moindre réflexion sur des choses qui ne le
+regardent pas. Avec mille précautions dans le langage et jusque dans les
+intonations, Larsan et Rouletabille s'entretinrent assez longtemps de la
+présence au château de M. Arthur-W. Rance, de son passé en Amérique
+qu'ils eussent voulu connaître mieux, du moins quant aux relations qu'il
+avait eues avec les Stangerson. À un moment, Larsan, qui me parut
+soudain souffrant, dit avec effort:</p>
+
+<p>«Je crois, monsieur Rouletabille, que nous n'avons plus grand'chose à
+faire au Glandier, et m'est avis que nous n'y coucherons plus de
+nombreux soirs.</p>
+
+<p>&mdash;C'est aussi mon avis, monsieur Fred.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez donc, mon ami, que <i>l'affaire est finie?</i></p>
+
+<p>&mdash;Je crois, en effet, qu'elle est finie et qu'elle n'a plus rien à nous
+apprendre, répliqua Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous un coupable? demanda Larsan.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, dit Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Serait-ce le même?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas, <i>si vous n'avez pas changé d'idée</i>», dit le
+jeune reporter.</p>
+
+<p>Et il ajouta avec force:</p>
+
+<p>«M. Darzac est un honnête homme!</p>
+
+<p>&mdash;Vous en êtes sûr? demanda Larsan. Eh bien, moi, je suis sûr du
+contraire&hellip; C'est donc la bataille?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, la bataille. Et je vous battrai, monsieur Frédéric Larsan.</p>
+
+<p>&mdash;La jeunesse ne doute de rien», termina le grand Fred en riant et en me
+serrant la main.</p>
+
+<p>Rouletabille répondit comme un écho:</p>
+
+<p>«De rien!»</p>
+
+<p>Mais soudain, Larsan, qui s'était levé pour nous souhaiter le bonsoir,
+porta les deux mains à sa poitrine et trébucha. Il dut s'appuyer à
+Rouletabille pour ne pas tomber. Il était devenu extrêmement pâle.</p>
+
+<p>«Oh! oh! fit-il, qu'est-ce que j'ai là? Est-ce que je serais
+empoisonné?»</p>
+
+<p>Et il nous regardait d'un &oelig;il hagard&hellip; En vain, nous l'interrogions,
+il ne nous répondait plus&hellip; Il s'était affaissé dans un fauteuil et
+nous ne pûmes en tirer un mot. Nous étions extrêmement inquiets, et
+pour lui, et pour nous, car nous avions mangé de tous les plats auxquels
+avait touché Frédéric Larsan. Nous nous empressions autour de lui.
+Maintenant, il ne semblait plus souffrir, mais sa tête lourde avait
+roulé sur son épaule et ses paupières appesanties nous cachaient son
+regard. Rouletabille se pencha sur sa poitrine et ausculta son
+c&oelig;ur&hellip;</p>
+
+<p>Quand il se releva, mon ami avait une figure aussi calme que je la lui
+avais vue tout à l'heure bouleversée. Il me dit:</p>
+
+<p>«Il dort!»</p>
+
+<p>Et il m'entraîna dans sa chambre, après avoir refermé la porte de la
+chambre de Larsan.</p>
+
+<p>«Le narcotique? demandai-je&hellip; Mlle Stangerson veut donc endormir tout
+le monde, ce soir?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être&hellip; me répondit Rouletabille en songeant à autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous!&hellip; nous! exclamai-je. Qui me dit que nous n'avons pas
+avalé un pareil narcotique?</p>
+
+<p>&mdash;Vous sentez-vous indisposé? me demanda Rouletabille avec sang-froid.</p>
+
+<p>&mdash;Non, aucunement!</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous envie de dormir?</p>
+
+<p>&mdash;En aucune façon&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon ami, fumez cet excellent cigare.»</p>
+
+<p>Et il me passa un havane de premier choix que M. Darzac lui avait
+offert; quant à lui, il alluma sa bouffarde, son éternelle bouffarde.</p>
+
+<p>Nous restâmes ainsi dans cette chambre jusqu'à dix heures, sans qu'un
+mot fût prononcé. Plongé dans un fauteuil, Rouletabille fumait sans
+discontinuer, le front soucieux et le regard lointain. À dix heures, il
+se déchaussa, me fit un signe et je compris que je devais, comme lui,
+retirer mes chaussures. Quand nous fûmes sur nos chaussettes,
+Rouletabille dit, si bas que je devinai plutôt le mot que je ne
+l'entendis:</p>
+
+<p>«Revolver!»</p>
+
+<p>Je sortis mon revolver de la poche de mon veston.</p>
+
+<p>«Armez! fit-il encore.</p>
+
+<p>J'armai.</p>
+
+<p>Alors il se dirigea vers la porte de sa chambre, l'ouvrit avec des
+précautions infinies; la porte ne cria pas. Nous fûmes dans la galerie
+tournante. Rouletabille me fit un nouveau signe. Je compris que je
+devais prendre mon poste dans le cabinet noir. Comme je m'éloignais déjà
+de lui, Rouletabille me rejoignit «et m'embrassa», et puis je vis
+qu'avec les mêmes précautions il retournait dans sa chambre. Étonné de
+ce baiser et un peu inquiet, j'arrivai dans la galerie droite que je
+longeai sans encombre; je traversai le palier et continuai mon chemin
+dans la galerie, aile gauche, jusqu'au cabinet noir. Avant d'entrer dans
+le cabinet noir, je regardai de près l'embrasse du rideau de la
+fenêtre&hellip; Je n'avais, en effet, qu'à la toucher du doigt pour que le
+lourd rideau retombât d'un seul coup, «cachant à Rouletabille le carré
+de lumière»: signal convenu. Le bruit d'un pas m'arrêta devant la porte
+d'Arthur Rance. «Il n'était donc pas encore couché!» Mais comment
+était-il encore au château, n'ayant pas dîné avec M. Stangerson et sa
+fille? Du moins, je ne l'avais pas vu à table, dans le moment que nous
+avions saisi le geste de Mlle Stangerson.</p>
+
+<p>Je me retirai dans mon cabinet noir. Je m'y trouvais parfaitement. Je
+voyais toute la galerie en enfilade, galerie éclairée comme en plein
+jour. Évidemment, rien de ce qui allait s'y passer ne pouvait
+m'échapper. Mais qu'est-ce qui allait s'y passer? Peut-être quelque
+chose de très grave. Nouveau souvenir inquiétant du baiser de
+Rouletabille. On n'embrasse ainsi ses amis que dans les grandes
+occasions ou quand ils vont courir un danger! Je courais donc un danger?</p>
+
+<p>Mon poing se crispa sur la crosse de mon revolver, et j'attendis. Je ne
+suis pas un héros, mais je ne suis pas un lâche.</p>
+
+<p>J'attendis une heure environ; pendant cette heure je ne remarquai rien
+d'anormal. Dehors, la pluie, qui s'était mise à tomber violemment vers
+neuf heures du soir, avait cessé.</p>
+
+<p>Mon ami m'avait dit que rien ne se passerait probablement avant minuit
+ou une heure du matin. Cependant il n'était pas plus d'onze heures et
+demie quand la porte de la chambre d'Arthur Rance s'ouvrit. J'en
+entendis le faible grincement sur ses gonds. On eût dit qu'elle était
+poussée de l'intérieur avec la plus grande précaution. La porte resta
+ouverte un instant qui me parut très long. Comme cette porte était
+ouverte, dans la galerie, c'est-à-dire poussée hors la chambre, je ne
+pus voir, ni ce qui se passait dans la chambre, ni ce qui se passait
+derrière la porte. À ce moment, je remarquai un bruit bizarre qui se
+répétait pour la troisième fois, qui venait du parc, et auquel je
+n'avais pas attaché plus d'importance qu'on n'a coutume d'en attacher au
+miaulement des chats qui errent, la nuit, sur les gouttières. Mais,
+cette troisième fois, le miaulement était si pur et si «spécial» que je
+me rappelai ce que j'avais entendu raconter du cri de la «Bête du Bon
+Dieu». Comme ce cri avait accompagné, jusqu'à ce jour, tous les drames
+qui s'étaient déroulés au Glandier, je ne pus m'empêcher, à cette
+réflexion, d'avoir un frisson. Aussitôt je vis apparaître, au delà de la
+porte, et refermant la porte, un homme. Je ne pus d'abord le
+reconnaître, car il me tournait le dos et il était penché sur un ballot
+assez volumineux. L'homme, ayant refermé la porte, et portant le ballot,
+se retourna vers le cabinet noir, et alors je vis qui il était. Celui
+qui sortait, à cette heure, de la chambre d'Arthur Rance «était le
+garde». C'était «l'homme vert». Il avait ce costume que je lui avais vu
+sur la route, en face de l'auberge du «Donjon», le premier jour où
+j'étais venu au Glandier, et qu'il portait encore le matin même quand,
+sortant du château, nous l'avions rencontré, Rouletabille et moi. Aucun
+doute, c'était le garde. Je le vis fort distinctement. Il avait une
+figure qui me parut exprimer une certaine anxiété. Comme le cri de la
+«Bête du Bon Dieu» retentissait au dehors pour la quatrième fois, il
+déposa son ballot dans la galerie et s'approcha de la seconde fenêtre,
+en comptant les fenêtres à partir du cabinet noir. Je ne risquai aucun
+mouvement, car je craignais de trahir ma présence.</p>
+
+<p>Quand il fut à cette fenêtre, il colla son front contre les vitraux
+dépolis, et regarda la nuit du parc. Il resta là une demi-minute. La
+nuit était claire, par intermittences, illuminée par une lune éclatante
+qui, soudain, disparaissait sous un gros nuage. «L'homme vert» leva le
+bras à deux reprises, fit des signes que je ne comprenais point; puis,
+s'éloignant de la fenêtre, reprit son ballot et se dirigea, suivant la
+galerie, vers le palier.</p>
+
+<p>Rouletabille m'avait dit: «Quand vous verrez quelque chose, dénouez
+l'embrasse.» Je voyais quelque chose. Était-ce cette chose que
+Rouletabille attendait? Ceci n'était point mon affaire et je n'avais
+qu'à exécuter la consigne qui m'avait été donnée. Je dénouai l'embrasse.
+Mon c&oelig;ur battait à se rompre. L'homme atteignit le palier, mais à ma
+grande stupéfaction, comme je m'attendais à le voir continuer son chemin
+dans la galerie, aile droite, je l'aperçus qui descendait l'escalier
+conduisant au vestibule.</p>
+
+<p>Que faire? Stupidement, je regardais le lourd rideau qui était retombé
+sur la fenêtre. Le signal avait été donné, et je ne voyais pas
+apparaître Rouletabille au coin de la galerie tournante. Rien ne vint;
+personne n'apparut. J'étais perplexe. Une demi-heure s'écoula qui me
+parut un siècle. «Que faire maintenant, même si je voyais autre chose?»
+Le signal avait été donné, je ne pouvais le donner une seconde fois&hellip;
+D'un autre côté, m'aventurer dans la galerie en ce moment pouvait
+déranger tous les plans de Rouletabille. Après tout, je n'avais rien à
+me reprocher, et, s'il s'était passé quelque chose que n'attendait point
+mon ami, celui-ci n'avait qu'à s'en prendre à lui-même. Ne pouvant plus
+être d'aucun réel secours d'avertissement pour lui, je risquai le tout
+pour le tout: je sortis du cabinet, et, toujours sur mes chaussettes,
+mesurant mes pas et écoutant le silence, je m'en fus vers la galerie
+tournante.</p>
+
+<p>Personne dans la galerie tournante. J'allai à la porte de la chambre de
+Rouletabille. J'écoutai. Rien. Je frappai bien doucement. Rien. Je
+tournai le bouton, la porte s'ouvrit. J'étais dans la chambre.
+Rouletabille était étendu, tout de son long, sur le parquet.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch22">XXII<br />
+Le cadavre incroyable</h2>
+
+
+<p>Je me penchai, avec une anxiété inexprimable, sur le corps du reporter,
+et j'eus la joie de constater qu'il dormait! Il dormait de ce sommeil
+profond et maladif dont j'avais vu s'endormir Frédéric Larsan. Lui aussi
+était victime du narcotique que l'on avait versé dans nos aliments.
+Comment, moi-même, n'avais-je point subi le même sort! Je réfléchis
+alors que le narcotique avait dû être versé dans notre vin ou dans notre
+eau, car ainsi tout s'expliquait: «je ne bois pas en mangeant.» Doué par
+la nature d'une rotondité prématurée, je suis au régime sec, comme on
+dit. Je secouai avec force Rouletabille, mais je ne parvenais point à
+lui faire ouvrir les yeux. Ce sommeil devait être, à n'en point douter,
+le fait de Mlle Stangerson.</p>
+
+<p>Celle-ci avait certainement pensé que, plus que son père encore, elle
+avait à craindre la veille de ce jeune homme qui prévoyait tout, qui
+savait tout! Je me rappelai que le maître d'hôtel nous avait recommandé,
+en nous servant, un excellent Chablis qui, sans doute, avait passé sur
+la table du professeur et de sa fille.</p>
+
+<p>Plus d'un quart d'heure s'écoula ainsi. Je me résolus, en ces
+circonstances extrêmes, où nous avions tant besoin d'être éveillés, à
+des moyens robustes. Je lançai à la tête de Rouletabille un broc d'eau.
+Il ouvrit les yeux, enfin! de pauvres yeux mornes, sans vie et ni
+regard. Mais n'était-ce pas là une première victoire? Je voulus la
+compléter; j'administrai une paire de gifles sur les joues de
+Rouletabille, et le soulevai. Bonheur! je sentis qu'il se raidissait
+entre mes bras, et je l'entendis qui murmurait: «Continuez, mais ne
+faites pas tant de bruit!&hellip;» Continuer à lui donner des gifles sans
+faire de bruit me parut une entreprise impossible. Je me repris à le
+pincer et à le secouer, et il put tenir sur ses jambes. Nous étions
+sauvés!&hellip;</p>
+
+<p>«On m'a endormi, fit-il&hellip; Ah! J'ai passé un quart d'heure abominable
+avant de céder au sommeil&hellip; Mais maintenant, c'est passé! Ne me quittez
+pas!&hellip;»</p>
+
+<p>Il n'avait pas plus tôt terminé cette phrase que nous eûmes les oreilles
+déchirées par un cri affreux qui retentissait dans le château, un
+véritable cri de la mort&hellip;</p>
+
+<p>«Malheur! hurla Rouletabille&hellip; nous arrivons trop tard!&hellip;»</p>
+
+<p>Et il voulut se précipiter vers la porte; mais il était tout étourdi et
+roula contre la muraille. Moi, j'étais déjà dans la galerie, le revolver
+au poing, courant comme un fou du côté de la chambre de Mlle Stangerson.
+Au moment même où j'arrivais à l'intersection de la galerie tournante et
+de la galerie droite, je vis un individu qui s'échappait de
+l'appartement de Mlle Stangerson et qui, en quelques bonds, atteignit le
+palier.</p>
+
+<p>Je ne fus pas maître de mon geste: je tirai&hellip; le coup de revolver
+retentit dans la galerie avec un fracas assourdissant; mais l'homme,
+continuant ses bonds insensés, dégringolait déjà l'escalier. Je courus
+derrière lui, en criant: «Arrête! arrête! ou je te tue!&hellip;» Comme je me
+précipitais à mon tour dans l'escalier, je vis en face de moi, arrivant
+du fond de la galerie, aile gauche du château, Arthur Rance qui hurlait:
+«Qu'y a-t-il?&hellip; Qu'y a-t-il?&hellip;» Nous arrivâmes presque en même temps
+au bas de l'escalier, Arthur Rance et moi; la fenêtre du vestibule était
+ouverte; nous vîmes distinctement la forme de l'homme qui fuyait;
+instinctivement, nous déchargeâmes nos revolvers dans sa direction;
+l'homme n'était pas à plus de dix mètres devant nous; il trébucha et
+nous crûmes qu'il allait tomber; déjà nous sautions par la fenêtre; mais
+l'homme se reprit à courir avec une vigueur nouvelle; j'étais en
+chaussettes, l'Américain était pieds nus; nous ne pouvions espérer
+l'atteindre «si nos revolvers ne l'atteignaient pas»! Nous tirâmes nos
+dernières cartouches sur lui; il fuyait toujours&hellip; Mais il fuyait du
+côté droit de la cour d'honneur vers l'extrémité de l'aile droite du
+château, dans ce coin entouré de fossés et de hautes grilles d'où il
+allait lui être impossible de s'échapper, dans ce coin qui n'avait
+d'autre issue, «devant nous», que la porte de la petite chambre en
+encorbellement occupée maintenant par le garde.</p>
+
+<p>L'homme, bien qu'il fût inévitablement blessé par nos balles, avait
+maintenant une vingtaine de mètres d'avance. Soudain, derrière nous,
+au-dessus de nos têtes, une fenêtre de la galerie s'ouvrit et nous
+entendîmes la voix de Rouletabille qui clamait, désespérée:</p>
+
+<p>«Tirez, Bernier! Tirez!»</p>
+
+<p>Et la nuit claire, en ce moment, la nuit lunaire, fut encore striée d'un
+éclair.</p>
+
+<p>À la lueur de cet éclair, nous vîmes le père Bernier, debout avec son
+fusil, à la porte du donjon.</p>
+
+<p>Il avait bien visé. «L'ombre tomba.» Mais, comme elle était arrivée à
+l'extrémité de l'aile droite du château, elle tomba de l'autre côté de
+l'angle de la bâtisse; c'est-à-dire que nous vîmes qu'elle tombait, mais
+elle ne s'allongea définitivement par terre que de cet autre côté du mur
+que nous ne pouvions pas voir. Bernier, Arthur Rance et moi, nous
+arrivions de cet autre côté du mur, vingt secondes plus tard. «L'ombre
+était morte à nos pieds.»</p>
+
+<p>Réveillé évidemment de son sommeil léthargique par les clameurs et les
+détonations, Larsan venait d'ouvrir la fenêtre de sa chambre et nous
+criait, comme avait crié Arthur Rance: «Qu'y a-t-il?&hellip; Qu'y a-t-il?&hellip;»</p>
+
+<p>Et nous, nous étions penchés sur l'ombre, sur la mystérieuse ombre morte
+de l'assassin. Rouletabille, tout à fait réveillé maintenant, nous
+rejoignit dans le moment, et je lui criai:</p>
+
+<p>«Il est mort! Il est mort!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux, fit-il&hellip; Apportez-le dans le vestibule du château&hellip;</p>
+
+<p>Mais il se reprit:</p>
+
+<p>«Non! non! Déposons-le dans la chambre du garde!&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille frappa à la porte de la chambre du garde&hellip; Personne ne
+répondit de l'intérieur&hellip; ce qui ne m'étonna point, naturellement.</p>
+
+<p>«Évidemment, il n'est pas là, fit le reporter, sans quoi il serait déjà
+sorti!&hellip; Portons donc ce corps dans le vestibule&hellip;»</p>
+
+<p>Depuis que nous étions arrivés sur «l'ombre morte», la nuit s'était
+faite si noire, par suite du passage d'un gros nuage sur la lune, que
+nous ne pouvions que toucher cette ombre sans en distinguer les lignes.
+Et cependant, nos yeux avaient hâte de savoir! Le père Jacques, qui
+arrivait, nous aida à transporter le cadavre jusque dans le vestibule du
+château. Là, nous le déposâmes sur la première marche de l'escalier.
+J'avais senti, sur mes mains, pendant ce trajet, le sang chaud qui
+coulait des blessures&hellip;</p>
+
+<p>Le père Jacques courut aux cuisines et en revint avec une lanterne. Il
+se pencha sur le visage de «l'ombre morte», et nous reconnûmes le garde,
+celui que le patron de l'auberge du «Donjon» appelait «l'homme vert» et
+que, une heure auparavant, j'avais vu sortir de la chambre d'Arthur
+Rance, chargé d'un ballot. Mais, ce que j'avais vu, je ne pouvais le
+rapporter qu'à Rouletabille seul, ce que je fis du reste quelques
+instants plus tard.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Je ne saurais passer sous silence l'immense stupéfaction&mdash;je dirai même
+le cruel désappointement&mdash;dont firent preuve Joseph Rouletabille et
+Frédéric Larsan, lequel nous avait rejoint dans le vestibule. Ils
+tâtaient le cadavre&hellip; ils regardaient cette figure morte, ce costume
+vert du garde&hellip; et ils répétaient, l'un et l'autre: «Impossible!&hellip;
+c'est impossible!»</p>
+
+<p>Rouletabille s'écria même:</p>
+
+<p>«C'est à jeter sa tête aux chiens!»</p>
+
+<p>Le père Jacques montrait une douleur stupide accompagnée de lamentations
+ridicules. Il affirmait qu'on s'était trompé et que le garde ne pouvait
+être l'assassin de sa maîtresse. Nous dûmes le faire taire. On aurait
+assassiné son fils qu'il n'eût point gémi davantage, et j'expliquai
+cette exagération de bons sentiments par la peur dont il devait être
+hanté que l'on crût qu'il se réjouissait de ce décès dramatique; chacun
+savait, en effet, que le père Jacques détestait le garde. Je constatai
+que seul, de nous tous qui étions fort débraillés ou pieds nus ou en
+chaussettes, le père Jacques était entièrement habillé.</p>
+
+<p>Mais Rouletabille n'avait pas lâché le cadavre; à genoux sur les dalles
+du vestibule, éclairé par la lanterne du père Jacques, il déshabillait
+le corps du garde!&hellip; Il lui mit la poitrine à nu. Elle était
+sanglante.</p>
+
+<p>Et, soudain, prenant, des mains du père Jacques, la lanterne, il en
+projeta les rayons, de tout près, sur la blessure béante. Alors, il se
+releva et dit sur un ton extraordinaire, sur un ton d'une ironie
+sauvage:</p>
+
+<p>«Cet homme que vous croyez avoir tué à coups de revolver et de
+chevrotines est mort d'un coup de couteau au c&oelig;ur!»</p>
+
+<p>Je crus, une fois de plus, que Rouletabille était devenu fou et je me
+penchai à mon tour sur le cadavre. Alors je pus constater qu'en effet le
+corps du garde ne portait aucune blessure provenant d'un projectile, et
+que, seule, la région cardiaque avait été entaillée par une lame aiguë.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch23">XXIII<br />
+La double piste</h2>
+
+
+<p>Je n'étais pas encore revenu de la stupeur que me causait une pareille
+découverte quand mon jeune ami me frappa sur l'épaule et me dit:</p>
+
+<p>«Suivez-moi!</p>
+
+<p>&mdash;Où, lui demandai-je?</p>
+
+<p>&mdash;Dans ma chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'allons-nous y faire?</p>
+
+<p>&mdash;Réfléchir.»</p>
+
+<p>J'avouai, quant à moi, que j'étais dans l'impossibilité totale, non
+seulement de réfléchir, mais encore de penser; et, dans cette nuit
+tragique, après des événements dont l'horreur n'était égalée que par
+leur incohérence, je m'expliquais difficilement comment, entre le
+cadavre du garde et Mlle Stangerson peut-être à l'agonie, Joseph
+Rouletabille pouvait avoir la prétention de «réfléchir». C'est ce qu'il
+fit cependant, avec le sang-froid des grands capitaines au milieu des
+batailles. Il poussa sur nous la porte de sa chambre, m'indiqua un
+fauteuil, s'assit posément en face de moi, et, naturellement, alluma sa
+pipe. Je le regardais réfléchir&hellip; et je m'endormis. Quand je me
+réveillai, il faisait jour. Ma montre marquait huit heures. Rouletabille
+n'était plus là. Son fauteuil, en face de moi, était vide. Je me levai
+et commençai de m'étirer les membres quand la porte s'ouvrit et mon ami
+rentra. Je vis tout de suite à sa physionomie que, pendant que je
+dormais, il n'avait point perdu son temps.</p>
+
+<p>«Mlle Stangerson? demandai-je tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Son état, très alarmant, n'est pas désespéré.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a longtemps que vous avez quitté cette chambre?</p>
+
+<p>&mdash;Au premier rayon de l'aube.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez travaillé?</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Découvert quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Une double empreinte de pas très remarquable «et qui aurait pu me
+gêner&hellip;»</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne vous gêne plus?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Vous explique-t-elle quelque chose?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Relativement au «cadavre incroyable» du garde?</p>
+
+<p>&mdash;Oui; ce cadavre est tout à fait «croyable», maintenant. J'ai découvert
+ce matin, en me promenant autour du château, deux sortes de pas
+distinctes dont les empreintes avaient été faites cette nuit en même
+temps, côte à côte. Je dis: «en même temps»; et, en vérité, il ne
+pouvait guère en être autrement, car, si l'une de ces empreintes était
+venue après l'autre, suivant le même chemin, elle eût souvent «empiété
+sur l'autre», ce qui n'arrivait jamais. Les pas de celui-ci ne
+marchaient point sur les pas de celui-là. Non, c'étaient des pas «qui
+semblaient causer entre eux». Cette double empreinte quittait toutes les
+autres empreintes, vers le milieu de la cour d'honneur, pour sortir de
+cette cour et se diriger vers la chênaie. Je quittais la cour d'honneur,
+les yeux fixés vers ma piste, quand je fus rejoint par Frédéric Larsan.
+Immédiatement, il s'intéressa beaucoup à mon travail, car cette double
+empreinte méritait vraiment qu'on s'y attachât. On retrouvait là la
+double empreinte des pas de l'affaire de la «Chambre Jaune»: les pas
+grossiers et les pas élégants; mais, tandis que, lors de l'affaire de la
+«Chambre Jaune», les pas grossiers ne faisaient que joindre au bord de
+l'étang les pas élégants, pour disparaître ensuite&mdash;dont nous avions
+conclu, Larsan et moi, que ces deux sortes de pas appartenaient au même
+individu qui n'avait fait que changer de chaussures&mdash;ici, pas grossiers
+et pas élégants voyageaient de compagnie. Une pareille constatation
+était bien faite pour me troubler dans mes certitudes antérieures.
+Larsan semblait penser comme moi; aussi, restions-nous penchés sur ces
+empreintes, reniflant ces pas comme des chiens à l'affût.</p>
+
+<p>«Je sortis de mon portefeuille mes semelles de papier. La première
+semelle, qui était celle que j'avais découpée sur l'empreinte des
+souliers du père Jacques retrouvés par Larsan, c'est-à-dire sur
+l'empreinte des pas grossiers, cette première semelle, dis-je,
+s'appliqua parfaitement à l'une des traces que nous avions sous les
+yeux, et la seconde semelle, qui était le dessin des «pas élégants»,
+s'appliqua également sur l'empreinte correspondante, mais avec une
+légère différence à la pointe. En somme, cette trace nouvelle du pas
+élégant ne différait de la trace du bord de l'étang que par la pointe de
+la bottine. Nous ne pouvions en tirer cette conclusion que cette trace
+appartenait au même personnage, mais nous ne pouvions non plus affirmer
+qu'elle ne lui appartenait pas. L'inconnu pouvait ne plus porter les
+mêmes bottines.</p>
+
+<p>«Suivant toujours cette double empreinte, Larsan et moi, nous fûmes
+conduits à sortir bientôt de la chênaie et nous nous trouvâmes sur les
+mêmes bords de l'étang qui nous avaient vus lors de notre première
+enquête. Mais, cette fois, aucune des traces ne s'y arrêtait et toutes
+deux, prenant le petit sentier, allaient rejoindre la grande route
+d'Épinay. Là, nous tombâmes sur un macadam récent qui ne nous montra
+plus rien; et nous revînmes au château, sans nous dire un mot.</p>
+
+<p>«Arrivés dans la cour d'honneur, nous nous sommes séparés; mais, par
+suite du même chemin qu'avait pris notre pensée, nous nous sommes
+rencontrés à nouveau devant la porte de la chambre du père Jacques. Nous
+avons trouvé le vieux serviteur au lit et constaté tout de suite que les
+effets qu'il avait jetés sur une chaise étaient dans un état lamentable,
+et que ses chaussures, des souliers tout à fait pareils à ceux que nous
+connaissions, étaient extraordinairement boueux. Ce n'était certainement
+point en aidant à transporter le cadavre du garde, du bout de cour au
+vestibule, et en allant chercher une lanterne aux cuisines, que le père
+Jacques avait arrangé de la sorte ses chaussures et trempé ses habits,
+puisque alors il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avant ce moment-là
+et il avait plu après.</p>
+
+<p>«Quant à la figure du bonhomme, elle n'était pas belle à voir. Elle
+semblait refléter une fatigue extrême, et ses yeux clignotants nous
+regardèrent, dès l'abord, avec effroi.</p>
+
+<p>«Nous l'avons interrogé. Il nous a répondu d'abord qu'il s'était couché
+immédiatement après l'arrivée au château du médecin que le maître
+d'hôtel était allé quérir; mais nous l'avons si bien poussé, nous lui
+avons si bien prouvé qu'il mentait, qu'il a fini par nous avouer qu'il
+était, en effet, sorti du château. Nous lui en avons, naturellement,
+demandé la raison; il nous a répondu qu'il s'était senti mal à la tête,
+et qu'il avait eu besoin de prendre l'air, mais qu'il n'était pas allé
+plus loin que la chênaie. Nous lui avons alors décrit tout le chemin
+qu'il avait fait, <i>aussi bien que si nous l'avions vu
+marcher</i>. Le vieillard se dressa sur son séant et se prit à trembler.</p>
+
+<p>«&mdash;Vous n'étiez pas seul!» s'écria Larsan.</p>
+
+<p>«Alors, le père Jacques:</p>
+
+<p>«&mdash;Vous l'avez donc vu?</p>
+
+<p>«&mdash;Qui? demandai-je.</p>
+
+<p>«&mdash;Mais le fantôme noir!»</p>
+
+<p>«Sur quoi, le père Jacques nous conta que, depuis quelques nuits, il
+voyait le fantôme noir. Il apparaissait dans le parc sur le coup de
+minuit et glissait contre les arbres avec une souplesse incroyable. Il
+paraissait «traverser» le tronc des arbres; deux fois, le père Jacques,
+qui avait aperçu le fantôme à travers sa fenêtre, à la clarté de la
+lune, s'était levé et, résolument, était parti à la chasse de cette
+étrange apparition. L'avant-veille, il avait failli la rejoindre, mais
+elle s'était évanouie au coin du donjon; enfin, cette nuit, étant en
+effet sorti du château, travaillé par l'idée du nouveau crime qui venait
+de se commettre, il avait vu tout à coup, surgir au milieu de la cour
+d'honneur, le fantôme noir. Il l'avait suivi d'abord prudemment, puis de
+plus près&hellip; ainsi il avait tourné la chênaie, l'étang, et était arrivé
+au bord de la route d'Épinay. «Là, le fantôme avait soudain disparu.»</p>
+
+<p>«&mdash;Vous n'avez pas vu sa figure? demanda Larsan.</p>
+
+<p>«&mdash;Non! Je n'ai vu que des voiles noirs&hellip;</p>
+
+<p>«&mdash;Et, après ce qui s'est passé dans la galerie, vous n'avez pas sauté
+dessus?</p>
+
+<p>«&mdash;Je ne le pouvais pas! Je me sentais terrifié&hellip; C'est à peine si
+j'avais la force de le suivre&hellip;</p>
+
+<p>«&mdash;Vous ne l'avez pas suivi, fis-je, père Jacques,&mdash;et ma voix était
+menaçante&mdash;vous êtes allé avec le fantôme jusqu'à la route d'Épinay
+«bras dessus, bras dessous»!</p>
+
+<p>«&mdash;Non! cria-t-il&hellip; il s'est mis à tomber des trombes d'eau&hellip; Je suis
+rentré!&hellip; Je ne sais pas ce que le fantôme noir est devenu&hellip;»</p>
+
+<p>«Mais ses yeux se détournèrent de moi.</p>
+
+<p>«Nous le quittâmes.</p>
+
+<p>«Quand nous fûmes dehors:</p>
+
+<p>«&mdash;Complice? interrogeai-je, sur un singulier ton, en regardant Larsan
+bien en face pour surprendre le fond de sa pensée.</p>
+
+<p>«Larsan leva les bras au ciel.</p>
+
+<p>«&mdash;Est-ce qu'on sait?&hellip; Est-ce qu'on sait, dans une affaire pareille?&hellip;
+Il y a vingt-quatre heures, j'aurais juré qu'il n'y avait pas de
+complice!&hellip;»</p>
+
+<p>«Et il me laissa en m'annonçant qu'il quittait le château sur-le-champ
+pour se rendre à Épinay.»</p>
+
+<p>Rouletabille avait fini son récit. Je lui demandai:</p>
+
+<p>«Eh bien? Que conclure de tout cela?&hellip; Quant à moi, je ne vois pas!&hellip;
+je ne saisis pas!&hellip; Enfin! Que savez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Tout!</i> s'exclama-t-il&hellip; <i>Tout!</i>»</p>
+
+<p>Et je ne lui avais jamais vu figure plus rayonnante. Il s'était levé et
+me serrait la main avec force&hellip;</p>
+
+<p>«Alors, expliquez-moi, priai-je&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Allons demander des nouvelles de Mlle Stangerson», me répondit-il
+brusquement.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch24">XXIV<br />
+Rouletabille connaît les deux moitiés de l'assassin</h2>
+
+
+<p>Mlle Stangerson avait failli être assassinée pour la seconde fois. Le
+malheur fut qu'elle s'en porta beaucoup plus mal la seconde que la
+première. Les trois coups de couteau que l'homme lui avait portés dans
+la poitrine, en cette nouvelle nuit tragique, la mirent longtemps entre
+la vie et la mort, et quand, enfin, la vie fut plus forte et qu'on pût
+espérer que la malheureuse femme, cette fois encore, échapperait à son
+sanglant destin, on s'aperçut que, si elle reprenait chaque jour l'usage
+de ses sens, elle ne recouvrait point celui de sa raison. La moindre
+allusion à l'horrible tragédie la faisait délirer, et il n'est point non
+plus, je crois bien, exagéré de dire que l'arrestation de M. Robert
+Darzac, qui eut lieu au château du Glandier, le lendemain de la
+découverte du cadavre du garde, creusa encore l'abîme moral où nous
+vîmes disparaître cette belle intelligence.</p>
+
+<p>M. Robert Darzac arriva au château vers neuf heures et demie. Je le vis
+accourir à travers le parc, les cheveux et les habits en désordre,
+crotté, boueux, dans un état lamentable. Son visage était d'une pâleur
+mortelle. Rouletabille et moi, nous étions accoudés à une fenêtre de la
+galerie. Il nous aperçut; il poussa vers nous un cri désespéré:</p>
+
+<p>«J'arrive trop tard!&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille lui cria:</p>
+
+<p>«Elle vit!&hellip;»</p>
+
+<p>Une minute après, M. Darzac entrait dans la chambre de Mlle Stangerson,
+et, à travers la porte, nous entendîmes ses sanglots.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>«Fatalité! gémissait à côté de moi, Rouletabille. Quels Dieux infernaux
+veillent donc sur le malheur de cette famille! Si l'on ne m'avait pas
+endormi, j'aurais sauvé Mlle Stangerson de l'homme, et je l'aurais rendu
+muet pour toujours&hellip; <i>et le garde ne serait pas mort!</i>»</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>M. Darzac vint nous retrouver. Il était tout en larmes. Rouletabille
+lui raconta tout: et comment il avait tout préparé pour leur salut, à
+Mlle Stangerson et à lui; et comment il y serait parvenu en éloignant
+l'homme pour toujours «après avoir vu sa figure»; et comment son plan
+s'était effondré dans le sang, à cause du narcotique.</p>
+
+<p>«Ah! si vous aviez eu réellement confiance en moi, fit tout bas le jeune
+homme, si vous aviez dit à Mlle Stangerson d'avoir confiance en moi!&hellip;
+Mais ici chacun se défie de tous&hellip; la fille se défie du père&hellip; et la
+fiancée se défie du fiancé&hellip; Pendant que vous me disiez de tout faire
+pour empêcher l'arrivée de l'assassin, <i>elle préparait tout
+pour se faire assassiner!</i>&hellip; Et je suis arrivé trop tard&hellip; à demi
+endormi&hellip; me traînant presque, dans cette chambre où la vue de la
+malheureuse, baignant dans son sang, me réveilla tout à fait&hellip;»</p>
+
+<p>Sur la demande de M. Darzac, Rouletabille raconta la scène. S'appuyant
+aux murs pour ne pas tomber, pendant que, dans le vestibule et dans la
+cour d'honneur, nous poursuivions l'assassin, il s'était dirigé vers la
+chambre de la victime&hellip; Les portes de l'antichambre sont ouvertes; il
+entre; Mlle Stangerson gît, inanimée, à moitié renversée sur le bureau,
+les yeux clos; son peignoir est rouge du sang qui coule à flots de sa
+poitrine. Il semble à Rouletabille, encore sous l'influence du
+narcotique, qu'il se promène dans quelque affreux cauchemar.
+Automatiquement, il revient dans la galerie, ouvre une fenêtre, nous
+clame le crime, nous ordonne de tuer, et retourne dans la chambre.
+Aussitôt, il traverse le boudoir désert, entre dans le salon dont la
+porte est restée entrouverte, secoue M. Stangerson sur le canapé où il
+s'est étendu et le réveille comme je l'ai réveillé, lui, tout à
+l'heure&hellip; M. Stangerson se dresse avec des yeux hagards, se laisse
+traîner par Rouletabille jusque dans la chambre, aperçoit sa fille,
+pousse un cri déchirant&hellip; Ah! il est réveillé! il est réveillé!&hellip;
+Tous les deux, maintenant, réunissant leurs forces chancelantes,
+transportent la victime sur son lit&hellip;</p>
+
+<p>Puis Rouletabille veut nous rejoindre, pour savoir&hellip; «pour savoir&hellip;»
+mais, avant de quitter la chambre, il s'arrête près du bureau&hellip; Il y a
+là, par terre, un paquet&hellip; énorme&hellip; un ballot&hellip; Qu'est-ce que ce
+paquet fait là, auprès du bureau?&hellip; L'enveloppe de serge qui l'entoure
+est dénouée&hellip; Rouletabille se penche&hellip; Des papiers&hellip; des papiers&hellip;
+des photographies&hellip; Il lit: «Nouvel électroscope condensateur
+différentiel&hellip; Propriétés fondamentales de la substance intermédiaire
+entre la matière pondérable et l'éther impondérable.»&hellip; Vraiment,
+vraiment, quel est ce mystère et cette formidable ironie du sort qui
+veulent qu'à l'heure où «on» lui assassine sa fille, «on» vienne
+restituer au professeur Stangerson toutes ces paperasses inutiles,
+«qu'il jettera au feu!&hellip; au feu!&hellip; au feu!&hellip; le lendemain».</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Dans la matinée qui suivit cette horrible nuit, nous avons vu
+réapparaître M. de Marquet, son greffier, les gendarmes. Nous avons tous
+été interrogés, excepté naturellement Mlle Stangerson qui était dans un
+état voisin du coma. Rouletabille et moi, après nous être concertés,
+n'avons dit que ce que nous avons bien voulu dire. J'eus garde de rien
+rapporter de ma station dans le cabinet noir ni des histoires de
+narcotique. Bref, nous tûmes tout ce qui pouvait faire soupçonner que
+nous nous attendions à quelque chose, et aussi tout ce qui pouvait faire
+croire que Mlle Stangerson «attendait l'assassin». La malheureuse allait
+peut-être payer de sa vie le mystère dont elle entourait son assassin&hellip;
+Il ne nous appartenait point de rendre un pareil sacrifice inutile&hellip;
+Arthur Rance raconta à tout le monde, fort naturellement&mdash;si
+naturellement que j'en fus stupéfait&mdash;qu'il avait vu le garde pour la
+dernière fois vers onze heures du soir. Celui-ci était venu dans sa
+chambre, dit-il, pour y prendre sa valise qu'il devait transporter le
+lendemain matin à la première heure à la gare de Saint-Michel «et
+s'était attardé à causer longuement chasse et braconnage avec lui»!
+Arthur-William Rance, en effet, devait quitter le Glandier dans la
+matinée et se rendre à pied, selon son habitude, à Saint-Michel; aussi
+avait-il profité d'un voyage matinal du garde dans le petit bourg pour
+se débarrasser de son bagage.</p>
+
+<p>Du moins je fus conduit à le penser car M. Stangerson confirma ses
+dires; il ajouta qu'il n'avait pas eu le plaisir, la veille au soir,
+d'avoir à sa table son ami Arthur Rance parce que celui-ci avait pris,
+vers les cinq heures, un congé définitif de sa fille et de lui. M.
+Arthur Rance s'était fait servir simplement un thé dans sa chambre, se
+disant légèrement indisposé.</p>
+
+<p>Bernier, le concierge, sur les indications de Rouletabille, rapporta
+qu'il avait été requis par le garde lui-même, cette nuit-là, pour faire
+la chasse aux braconniers (le garde ne pouvait plus le contredire),
+qu'ils s'étaient donné rendez-vous tous deux non loin de la chênaie et
+que, voyant que le garde ne venait point, il était allé, lui, Bernier,
+au-devant du garde&hellip; Il était arrivé à hauteur du donjon, ayant passé
+la petite porte de la cour d'honneur, quand il aperçut un individu qui
+fuyait à toutes jambes du côté opposé, vers l'extrémité de l'aile droite
+du château; des coups de revolver retentirent dans le même moment
+derrière le fuyard; Rouletabille était apparu à la fenêtre de la
+galerie; il l'avait aperçu, lui Bernier, l'avait reconnu, l'avait vu
+avec son fusil et lui avait crié de tirer. Alors, Bernier avait lâché
+son coup de fusil qu'il tenait tout prêt&hellip; et il était persuadé qu'il
+avait mis à mal le fuyard; il avait cru même qu'il l'avait tué, et cette
+croyance avait duré jusqu'au moment où Rouletabille, dépouillant le
+corps qui était tombé sous le coup de fusil, lui avait appris que ce
+corps «avait été tué d'un coup de couteau»; que, du reste, il restait ne
+rien comprendre à une pareille fantasmagorie, attendu que, si le cadavre
+trouvé n'était point celui du fuyard sur lequel nous avions tous tiré,
+il fallait bien que ce fuyard fût quelque part. Or, dans ce petit coin
+de cour où nous nous étions tous rejoints autour du cadavre, «il n'y
+avait pas de place pour un autre mort ou pour un vivant» sans que nous
+le vissions!</p>
+
+<p>Ainsi parla le père Bernier. Mais le juge d'instruction lui répondit
+que, pendant que nous étions dans ce petit bout de cour, la nuit était
+bien noire, puisque nous n'avions pu distinguer le visage du garde, et
+que, pour le reconnaître, il nous avait fallu le transporter dans le
+vestibule&hellip; À quoi le père Bernier répliqua que, si l'on n'avait pas vu
+«l'autre corps, mort ou vivant», on aurait au moins marché dessus, tant
+ce bout de cour est étroit. Enfin, nous étions, sans compter le cadavre,
+cinq dans ce bout de cour et il eût été vraiment étrange que l'autre
+corps nous échappât&hellip; La seule porte qui donnait dans ce bout de cour
+était celle de la chambre du garde, et la porte en était fermée. On en
+avait retrouvé la clef dans la poche du garde&hellip;</p>
+
+<p>Tout de même, comme ce raisonnement de Bernier, qui à première vue
+paraissait logique, conduisait à dire qu'on avait tué à coups d'armes à
+feu un homme mort d'un coup de couteau, le juge d'instruction ne s'y
+arrêta pas longtemps. Et il fut évident pour tous, dès midi, que ce
+magistrat était persuadé que nous avions raté «le fuyard» et que nous
+avions trouvé là un cadavre qui n'avait rien à voir avec «notre
+affaire». Pour lui, le cadavre du garde était une autre affaire. Il
+voulut le prouver sans plus tarder, et il est probable que «cette
+nouvelle affaire» correspondait avec des idées qu'il avait depuis
+quelques jours sur les m&oelig;urs du garde, sur ses fréquentations, sur la
+récente intrigue qu'il entretenait avec la femme du propriétaire de
+l'auberge du «Donjon», et corroborait également les rapports qu'on avait
+dû lui faire relativement aux menaces de mort proférées par le père
+Mathieu à l'adresse du garde, car à une heure après-midi le père
+Mathieu, malgré ses gémissements de rhumatisant et les protestations de
+sa femme, était arrêté et conduit sous bonne escorte à Corbeil. On
+n'avait cependant rien découvert chez lui de compromettant; mais des
+propos tenus, encore la veille, à des rouliers qui les répétèrent, le
+compromirent plus que si l'on avait trouvé dans sa paillasse le couteau
+qui avait tué «l'homme vert».</p>
+
+<p>Nous en étions là, ahuris de tant d'événements aussi terribles
+qu'inexplicables, quand, pour mettre le comble à la stupéfaction de
+tous, nous vîmes arriver au château Frédéric Larsan, qui en était parti
+aussitôt après avoir vu le juge d'instruction et qui en revenait,
+accompagné d'un employé du chemin de fer.</p>
+
+<p>Nous étions alors dans le vestibule avec Arthur Rance, discutant de la
+culpabilité et de l'innocence du père Mathieu (du moins Arthur Rance et
+moi étions seuls à discuter, car Rouletabille semblait parti pour
+quelque rêve lointain et ne s'occupait en aucune façon de ce que nous
+disions). Le juge d'instruction et son greffier se trouvaient dans le
+petit salon vert où Robert Darzac nous avait introduits quand nous
+étions arrivés pour la première fois au Glandier. Le père Jacques, mandé
+par le juge, venait d'entrer dans le petit salon; M. Robert Darzac était
+en haut, dans la chambre de Mlle Stangerson, avec M. Stangerson et les
+médecins. Frédéric Larsan entra dans le vestibule avec l'employé de
+chemin de fer. Rouletabille et moi reconnûmes aussitôt cet employé à sa
+petite barbiche blonde: «Tiens! L'employé d'Épinay-sur-Orge!»
+m'écriai-je, et je regardai Frédéric Larsan qui répliqua en souriant:
+«Oui, oui, vous avez raison, c'est l'employé d'Épinay-sur-Orge.» Sur
+quoi Fred se fit annoncer au juge d'instruction par le gendarme qui
+était à la porte du salon. Aussitôt, le père Jacques sortit, et Frédéric
+Larsan et l'employé furent introduits. Quelques instants s'écoulèrent,
+dix minutes peut-être. Rouletabille était fort impatient. La porte du
+salon se rouvrit; le gendarme, appelé par le juge d'instruction, entra
+dans le salon, en ressortit, gravit l'escalier et le redescendit.
+Rouvrant alors la porte du salon et ne la refermant pas, il dit au juge
+d'instruction:</p>
+
+<p>«Monsieur le juge, M. Robert Darzac ne veut pas descendre!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! Il ne veut pas!&hellip; s'écria M. de Marquet.</p>
+
+<p>&mdash;Non! il dit qu'il ne peut quitter Mlle Stangerson dans l'état où elle
+se trouve&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, fit M. de Marquet; puisqu'il ne vient pas à nous, nous
+irons à lui&hellip;»</p>
+
+<p>M. de Marquet et le gendarme montèrent; le juge d'instruction fit signe
+à Frédéric Larsan et à l'employé de chemin de fer de les suivre.
+Rouletabille et moi fermions la marche.</p>
+
+<p>On arriva ainsi, dans la galerie, devant la porte de l'antichambre de
+Mlle Stangerson. M. de Marquet frappa à la porte. Une femme de chambre
+apparut. C'était Sylvie, une petite bonniche dont les cheveux d'un blond
+fadasse retombaient en désordre sur un visage consterné.</p>
+
+<p>«M. Stangerson est là? demanda le juge d'instruction.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-lui que je désire lui parler.»</p>
+
+<p>Sylvie alla chercher M. Stangerson.</p>
+
+<p>Le savant vint à nous; il pleurait; il faisait peine à voir.</p>
+
+<p>«Que me voulez-vous encore? demanda celui-ci au juge. Ne pourrait-on
+pas, monsieur, dans un moment pareil, me laisser un peu tranquille!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, fit le juge, il faut absolument que j'aie, sur-le-champ, un
+entretien avec M. Robert Darzac. Ne pourriez-vous le décider à quitter
+la chambre de Mlle Stangerson? Sans quoi, je me verrais dans la
+nécessité d'en franchir le seuil avec tout l'appareil de la justice.»</p>
+
+<p>Le professeur ne répondit pas; il regarda le juge, le gendarme et tous
+ceux qui les accompagnaient comme une victime regarde ses bourreaux, et
+il rentra dans la chambre.</p>
+
+<p>Aussitôt M. Robert Darzac en sortit. Il était bien pâle et bien défait;
+mais, quand le malheureux aperçut, derrière Frédéric Larsan, l'employé
+de chemin de fer, son visage se décomposa encore; ses yeux devinrent
+hagards et il ne put retenir un sourd gémissement.</p>
+
+<p>Nous avions tous saisi le tragique mouvement de cette physionomie
+douloureuse. Nous ne pûmes nous empêcher de laisser échapper une
+exclamation de pitié. Nous sentîmes qu'il se passait alors quelque chose
+de définitif qui décidait de la perte de M. Robert Darzac. Seul,
+Frédéric Larsan avait une figure rayonnante et montrait la joie d'un
+chien de chasse qui s'est enfin emparé de sa proie.</p>
+
+<p>M. de Marquet dit, montrant à M. Darzac le jeune employé à la barbiche
+blonde:</p>
+
+<p>«Vous reconnaissez monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Je le reconnais, fit Robert Darzac d'une voix qu'il essayait en vain
+de rendre ferme. C'est un employé de l'Orléans à la station
+d'Épinay-sur-Orge.</p>
+
+<p>&mdash;Ce jeune homme, continua M. de Marquet, affirme qu'il vous a vu
+descendre de chemin de fer, à Épinay&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Cette nuit, termina M. Darzac, à dix heures et demie&hellip; c'est vrai!&hellip;»</p>
+
+<p>Il y eut un silence&hellip;</p>
+
+<p>«Monsieur Darzac, reprit le juge d'instruction sur un ton qui était
+empreint d'une poignante émotion&hellip; Monsieur Darzac, que veniez-vous
+faire cette nuit à Épinay-sur-Orge, à quelques kilomètres de l'endroit
+où l'on assassinait Mlle Stangerson?&hellip;»</p>
+
+<p>M. Darzac se tut. Il ne baissa pas la tête, mais il ferma les yeux, soit
+qu'il voulût dissimuler sa douleur, soit qu'il craignît qu'on pût lire
+dans son regard quelque chose de son secret.</p>
+
+<p>«Monsieur Darzac, insista M. de Marquet&hellip; pouvez-vous me donner
+l'emploi de votre temps, cette nuit?»</p>
+
+<p>M. Darzac rouvrit les yeux. Il semblait avoir reconquis toute sa
+puissance sur lui-même.</p>
+
+<p>«Non, monsieur!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Réfléchissez, monsieur! car je vais être dans la nécessité, si vous
+persistez dans votre étrange refus, de vous garder à ma disposition.</p>
+
+<p>&mdash;Je refuse&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Darzac! Au nom de la loi, je vous arrête!&hellip;»</p>
+
+<p>Le juge n'avait pas plutôt prononcé ces mots que je vis Rouletabille
+faire un mouvement brusque vers M. Darzac. Il allait certainement
+parler, mais celui-ci d'un geste lui ferma la bouche&hellip; Du reste, le
+gendarme s'approchait déjà de son prisonnier&hellip; À ce moment un appel
+désespéré retentit:</p>
+
+<p>«Robert!&hellip; Robert!&hellip;»</p>
+
+<p>Nous reconnûmes la voix de Mlle Stangerson, et, à cet accent de douleur,
+pas un de nous qui ne frissonnât. Larsan lui-même, cette fois, en pâlit.
+Quant à M. Darzac, répondant à l'appel, il s'était déjà précipité dans
+la chambre&hellip;</p>
+
+<p>Le juge, le gendarme, Larsan s'y réunirent derrière lui; Rouletabille et
+moi restâmes sur le pas de la porte. Spectacle déchirant: Mlle
+Stangerson, dont le visage avait la pâleur de la mort, s'était soulevée
+sur sa couche, malgré les deux médecins et son père&hellip; Elle tendait des
+bras tremblants vers Robert Darzac sur qui Larsan et le gendarme avaient
+mis la main&hellip; Ses yeux étaient grands ouverts&hellip; elle voyait&hellip; elle
+comprenait&hellip; Sa bouche sembla murmurer un mot&hellip; un mot qui expira sur
+ses lèvres exsangues&hellip; un mot que personne n'entendit&hellip; et elle se
+renversa, évanouie&hellip; On emmena rapidement Darzac hors de la chambre&hellip;
+En attendant une voiture que Larsan était allé chercher, nous nous
+arrêtâmes dans le vestibule. Notre émotion à tous était extrême. M. de
+Marquet avait la larme à l'&oelig;il. Rouletabille profita de ce moment
+d'attendrissement général pour dire à M. Darzac:</p>
+
+<p>«Vous ne vous défendrez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non! répliqua le prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je vous défendrai, monsieur&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne le pouvez pas, affirma le malheureux avec un pauvre sourire&hellip;
+Ce que nous n'avons pu faire, Mlle Stangerson et moi, vous ne le ferez
+pas!</p>
+
+<p>&mdash;Si, je le ferai.»</p>
+
+<p>Et la voix de Rouletabille était étrangement calme et confiante. Il
+continua:</p>
+
+<p>«Je le ferai, monsieur Robert Darzac, parce que moi, <i>j'en sais plus
+long que vous!</i></p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! murmura Darzac presque avec colère.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! soyez tranquille, je ne saurai que ce qu'il sera utile de savoir
+<i>pour vous sauver!</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Il ne faut rien savoir</i>, jeune homme&hellip; si vous voulez avoir
+droit à ma reconnaissance.»</p>
+
+<p>Rouletabille secoua la tête. Il s'approcha tout près, tout près de
+Darzac:</p>
+
+<p>«Écoutez ce que je vais vous dire, fit-il à voix basse&hellip; et que cela
+vous donne confiance! Vous, vous ne savez que le nom de l'assassin; Mlle
+Stangerson, elle, <i>connaît seulement la moitié de l'assassin; mais
+moi, je connais ses deux moitiés; je connais l'assassin tout entier,
+moi!&hellip;</i>»</p>
+
+<p>Robert Darzac ouvrit des yeux qui attestaient qu'il ne comprenait pas
+un mot de ce que venait de lui dire Rouletabille. La voiture, sur ces
+entrefaites, arriva, conduite par Frédéric Larsan. On y fit monter
+Darzac et le gendarme. Larsan resta sur le siège. On emmenait le
+prisonnier à Corbeil.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch25">XXV<br />
+Rouletabille part en voyage</h2>
+
+
+<p>Le soir même nous quittions le Glandier, Rouletabille et moi. Nous en
+étions fort heureux: cet endroit n'avait rien qui pût encore nous
+retenir. Je déclarai que je renonçais à percer tant de mystères, et
+Rouletabille, en me donnant une tape amicale sur l'épaule, me confia
+qu'il n'avait plus rien à apprendre au Glandier, parce que le Glandier
+lui avait tout appris. Nous arrivâmes à Paris vers huit heures. Nous
+dînâmes rapidement, puis, fatigués, nous nous séparâmes en nous donnant
+rendez-vous le lendemain matin chez moi.</p>
+
+<p>À l'heure dite, Rouletabille entrait dans ma chambre. Il était vêtu d'un
+complet à carreaux en drap anglais, avait un ulster sur le bras, une
+casquette sur la tête et un sac à la main. Il m'apprit qu'il partait en
+voyage.</p>
+
+<p>«Combien de temps serez-vous parti? lui demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Un mois ou deux, fit-il, cela dépend&hellip;»</p>
+
+<p>Je n'osai l'interroger&hellip;</p>
+
+<p>«Savez-vous, me dit-il, quel est le mot que Mlle Stangerson a prononcé
+hier avant de s'évanouir&hellip; en regardant M. Robert Darzac?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Non, personne ne l'a entendu&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Si! répliqua Rouletabille, moi! Elle lui disait: «parle!»</p>
+
+<p>&mdash;Et M. Darzac parlera?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais!»</p>
+
+<p>J'aurais voulu prolonger l'entretien, mais il me serra fortement la
+main et me souhaita une bonne santé, je n'eus que le temps de lui
+demander:</p>
+
+<p>«Vous ne craignez point que, pendant votre absence, il se commette de
+nouveaux attentats?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crains plus rien de ce genre, dit-il, depuis que M. Darzac est
+en prison.»</p>
+
+<p>Sur cette parole bizarre, il me quitta. Je ne devais plus le revoir
+qu'en cour d'assises, au moment du procès Darzac, lorsqu'il vint à la
+barre «expliquer l'inexplicable».</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch26">XXVI<br />
+Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu</h2>
+
+
+<p>Le 15 janvier suivant, c'est-à-dire deux mois et demi après les
+tragiques événements que je viens de rapporter, <i>L'Époque</i>
+publiait, en première colonne, première page, le sensationnel article
+suivant:</p>
+
+<p>«Le jury de Seine-et-Oise est appelé aujourd'hui, à juger l'une des plus
+mystérieuses affaires qui soient dans les annales judiciaires. Jamais
+procès n'aura présenté tant de points obscurs, incompréhensibles,
+inexplicables. Et cependant l'accusation n'a point hésité à faire
+asseoir sur le banc des assises un homme respecté, estimé, aimé de tous
+ceux qui le connaissent, un jeune savant, espoir de la science
+française, dont toute l'existence fut de travail et de probité. Quand
+Paris apprit l'arrestation de M. Robert Darzac, un cri unanime de
+protestation s'éleva de toutes parts. La Sorbonne tout entière,
+déshonorée par le geste inouï du juge d'instruction, proclama sa foi
+dans l'innocence du fiancé de Mlle Stangerson. M. Stangerson lui-même
+attesta hautement l'erreur où s'était fourvoyée la justice, et il ne
+fait de doute pour personne que, si la victime pouvait parler, elle
+viendrait réclamer aux douze jurés de Seine-et-Oise l'homme dont elle
+voulait faire son époux et que l'accusation veut envoyer à l'échafaud.
+Il faut espérer qu'un jour prochain Mlle Stangerson recouvrera sa raison
+qui a momentanément sombré dans l'horrible mystère du Glandier.
+Voulez-vous qu'elle la reperde lorsqu'elle apprendra que l'homme qu'elle
+aime est mort de la main du bourreau? Cette question s'adresse au jury
+«auquel nous nous proposons d'avoir affaire, aujourd'hui même».</p>
+
+<p>«Nous sommes décidés, en effet, à ne point laisser douze braves gens
+commettre une abominable erreur judiciaire. Certes, des coïncidences
+terribles, des traces accusatrices, un silence inexplicable de la part
+de l'accusé, un emploi du temps énigmatique, l'absence de tout alibi,
+ont pu entraîner la conviction du parquet qui, «ayant vainement cherché
+la vérité ailleurs», s'est résolu à la trouver là. Les charges sont, en
+apparence, si accablantes pour M. Robert Darzac, qu'il faut même excuser
+un policier aussi averti, aussi intelligent, et généralement aussi
+heureux que M. Frédéric Larsan de s'être laissé aveugler par elles.
+Jusqu'alors, tout est venu accuser M. Robert Darzac, devant
+l'instruction; aujourd'hui, nous allons, nous, le défendre devant le
+jury; et nous apporterons à la barre une lumière telle que tout le
+mystère du Glandier en sera illuminé. «Car nous possédons la vérité.»</p>
+
+<p>«Si nous n'avons point parlé plus tôt, c'est que l'intérêt même de la
+cause que nous voulons défendre l'exigeait sans doute. Nos lecteurs
+n'ont pas oublié ces sensationnelles enquêtes anonymes que nous avons
+publiées sur le «Pied gauche de la rue Oberkampf», sur le fameux vol du
+«Crédit universel» et sur l'affaire des «Lingots d'or de la Monnaie».
+Elles nous faisaient prévoir la vérité, avant même que l'admirable
+ingéniosité d'un Frédéric Larsan ne l'eût dévoilée tout entière. Ces
+enquêtes étaient conduites par notre plus jeune rédacteur, un enfant de
+dix-huit ans, Joseph Rouletabille, qui sera illustre demain. Quand
+l'affaire du Glandier éclata, notre petit reporter se rendit sur les
+lieux, força toutes les portes et s'installa dans le château d'où tous
+les représentants de la presse avaient été chassés. À côté de Frédéric
+Larsan, il chercha la vérité; il vit avec épouvante l'erreur où
+s'abîmait tout le génie du célèbre policier; en vain essaya-t-il de le
+rejeter hors de la mauvaise piste où il s'était engagé: le grand Fred ne
+voulut point consentir à recevoir des leçons de ce petit journaliste.
+Nous savons où cela a conduit M. Robert Darzac.</p>
+
+<p>«Or, il faut que la France sache, il faut que le monde sache que, le
+soir même de l'arrestation de M. Robert Darzac, le jeune Joseph
+Rouletabille pénétrait dans le bureau de notre directeur et lui disait:
+«Je pars en voyage. Combien de temps serai-je parti, je ne pourrais vous
+le dire; peut-être un mois, deux mois, trois mois&hellip; peut-être ne
+reviendrai-je jamais&hellip; Voici une lettre&hellip; Si je ne suis pas revenu le
+jour où M. Darzac comparaîtra devant les assises, vous ouvrirez cette
+lettre en cour d'assises, après le défilé des témoins. Entendez-vous
+pour cela avec l'avocat de M. Robert Darzac. M. Robert Darzac est
+innocent. <i>Dans cette lettre il y a le nom de
+l'assassin</i>, et, je ne dirai point: les preuves, car, les
+preuves, je vais les chercher, mais <i>l'explication irréfutable de
+sa culpabilité</i>.» Et notre rédacteur partit. Nous sommes
+restés longtemps sans nouvelles mais un inconnu est venu trouver notre
+directeur, il y a huit jours, pour lui dire: «Agissez suivant les
+instructions de Joseph Rouletabille, <i>si la chose devient
+nécessaire</i>. Il y a la vérité dans cette lettre.» Cet homme n'a
+point voulu nous dire son nom.</p>
+
+<p>«Aujourd'hui, 15 janvier, nous voici au grand jour des assises; Joseph
+Rouletabille n'est pas de retour; peut-être ne le reverrons-nous jamais.
+La presse, elle aussi, compte ses héros, victimes du devoir: le devoir
+professionnel, le premier de tous les devoirs. Peut-être, à cette heure,
+y a-t-il succombé! Nous saurons le venger. Notre directeur, cet
+après-midi, sera à la cour d'assises de Versailles, avec la lettre:
+<i>la lettre qui contient le nom de l'assassin!</i>»</p>
+
+<p>En tête de l'article, on avait mis le portrait de Rouletabille.</p>
+
+<p>Les parisiens qui se rendirent ce jour-là à Versailles pour le procès
+dit du «Mystère de la Chambre Jaune» n'ont certainement pas oublié
+l'incroyable cohue qui se bousculait à la gare Saint-Lazare. On ne
+trouvait plus de place dans les trains et l'on dut improviser des
+convois supplémentaires. L'article de <i>L'Époque</i> avait bouleversé
+tout le monde, excité toutes les curiosités, poussé jusqu'à
+l'exaspération la passion des discussions. Des coups de poing furent
+échangés entre les partisans de Joseph Rouletabille et les fanatiques de
+Frédéric Larsan, car, chose bizarre, la fièvre de ces gens venait moins
+de ce qu'on allait peut-être condamner un innocent que de l'intérêt
+qu'ils portaient à leur propre compréhension du «mystère de la Chambre
+Jaune». Chacun avait son explication et la tenait pour bonne. Tous ceux
+qui expliquaient le crime comme Frédéric Larsan n'admettaient point
+qu'on pût mettre en doute la perspicacité de ce policier populaire; et
+tous les autres, qui avaient une explication autre que celle de Frédéric
+Larsan, prétendaient naturellement qu'elle devait être celle de Joseph
+Rouletabille qu'ils ne connaissaient pas encore. Le numéro de
+<i>L'Époque</i> à la main, les «Larsan «et les «Rouletabille «se
+disputèrent, se chamaillèrent, jusque sur les marches du palais de
+justice de Versailles, jusque dans le prétoire. Un service d'ordre
+extraordinaire avait été commandé. L'innombrable foule qui ne put
+pénétrer dans le palais resta jusqu'au soir aux alentours du monument,
+maintenue difficilement par la troupe et la police, avide de nouvelles,
+accueillant les rumeurs les plus fantastiques. Un moment, le bruit
+circula qu'on venait d'arrêter, en pleine audience, M. Stangerson
+lui-même, qui s'était avoué l'assassin de sa fille&hellip; C'était de la
+folie. L'énervement était à son comble. Et l'on attendait toujours
+Rouletabille. Des gens prétendaient le connaître et le reconnaître; et,
+quand un jeune homme, muni d'un laissez-passer, traversait la place
+libre qui séparait la foule du palais de justice, des bousculades se
+produisaient. On s'écrasait. On criait: «Rouletabille! Voici
+Rouletabille!» Des témoins, qui ressemblaient plus ou moins vaguement au
+portrait publié par <i>L'Époque</i>, furent aussi acclamés. L'arrivée du
+directeur de <i>L'Époque</i> fut encore le signal de quelques
+manifestations. Les uns applaudirent, les autres sifflèrent. Il y avait
+beaucoup de femmes dans la foule.</p>
+
+<p>Dans la salle des assises, le procès se déroulait sous la présidence de
+M. De Rocoux, un magistrat imbu de tous les préjugés des gens de robe,
+mais foncièrement honnête. On avait fait l'appel des témoins. J'en
+étais, naturellement, ainsi que tous ceux qui, de près ou de loin,
+avaient touché les mystères du Glandier: M. Stangerson, vieilli de dix
+ans, méconnaissable, Larsan, M. Arthur W. Rance, la figure toujours
+enluminée, le père Jacques, le père Mathieu, qui fut amené, menottes aux
+mains, entre deux gendarmes, Mme Mathieu, toute en larmes, les Bernier,
+les deux gardes-malades, le maître d'hôtel, tous les domestiques du
+château, l'employé de poste du bureau 40, l'employé du chemin de fer
+d'Épinay, quelques amis de M. et de Mlle Stangerson, et tous les témoins
+à décharge de M. Robert Darzac. J'eus la chance d'être entendu parmi les
+premiers témoins, ce qui me permit d'assister à presque tout le procès.</p>
+
+<p>Je n'ai point besoin de vous dire que l'on s'écrasait dans le prétoire.
+Des avocats étaient assis jusque sur les marches de «la cour»; et,
+derrière les magistrats en robe rouge, tous les parquets des environs
+étaient représentés. M. Robert Darzac apparut au banc des accusés, entre
+les gendarmes, si calme, si grand et si beau, qu'un murmure d'admiration
+plus que de compassion l'accueillit. Il se pencha aussitôt vers son
+avocat, maître Henri-Robert, qui, assisté de son premier secrétaire,
+maître André Hesse, alors débutant, avait déjà commencé à feuilleter son
+dossier.</p>
+
+<p>Beaucoup s'attendaient à ce que M. Stangerson allât serrer la main de
+l'accusé; mais l'appel des témoins eut lieu et ceux-ci quittèrent tous
+la salle sans que cette démonstration sensationnelle se fût produite.
+Au moment où les jurés prirent place, on remarqua qu'ils avaient eu
+l'air de s'intéresser beaucoup à un rapide entretien que maître
+Henri-Robert avait eu avec le directeur de <i>L'Époque</i>. Celui-ci
+s'en fut ensuite prendre place au premier rang de public. Quelques-uns
+s'étonnèrent qu'il ne suivît point les témoins dans la salle qui leur
+était réservée.</p>
+
+<p>La lecture de l'acte d'accusation s'accomplit comme presque toujours,
+sans incident. Je ne relaterai pas ici le long interrogatoire que subit
+M. Darzac. Il répondit à la fois de la façon la plus naturelle et la plus
+mystérieuse. «Tout ce qu'il pouvait dire» parut naturel, tout ce qu'il
+tut parut terrible pour lui, même aux yeux de ceux qui «sentaient» son
+innocence. Son silence sur les points que nous connaissons se dressa
+contre lui et il semblait bien que ce silence dût fatalement l'écraser.
+Il résista aux objurgations du président des assises et du ministère
+public. On lui dit que se taire, en une pareille circonstance,
+équivalait à la mort.</p>
+
+<p>«C'est bien, dit-il, je la subirai donc; mais je suis innocent!»</p>
+
+<p>Avec cette habileté prodigieuse qui a fait sa renommée, et profitant de
+l'incident, maître Henri-Robert essaya de grandir le caractère de son
+client, par le fait même de son silence, en faisant allusion à des
+devoirs moraux que seules des âmes héroïques sont susceptibles de
+s'imposer. L'éminent avocat ne parvint qu'à convaincre tout à fait ceux
+qui connaissaient M. Darzac, mais les autres restèrent hésitants. Il y
+eut une suspension d'audience, puis le défilé des témoins commença et
+Rouletabille n'arrivait toujours point. Chaque fois qu'une porte
+s'ouvrait, tous les yeux allaient à cette porte, puis se reportaient sur
+le directeur de <i>L'Époque</i> qui restait, impassible, à sa place. On
+le vit enfin qui fouillait dans sa poche et qui «en tirait une lettre».
+Une grosse rumeur suivit ce geste.</p>
+
+<p>Mon intention n'est point de retracer ici tous les incidents de ce
+procès. J'ai assez longuement rappelé toutes les étapes de l'affaire
+pour ne point imposer aux lecteurs le défilé nouveau des événements
+entourés de leur mystère. J'ai hâte d'arriver au moment vraiment
+dramatique de cette journée inoubliable. Il survint, comme maître
+Henri-Robert posait quelques questions au père Mathieu, qui, à la barre
+des témoins, se défendait, entre ses deux gendarmes, d'avoir assassiné
+«l'homme vert». Sa femme fut appelée et confrontée avec lui. Elle avoua,
+en éclatant en sanglots, qu'elle avait été «l'amie» du garde, que son
+mari s'en était douté; mais elle affirma encore que celui-ci n'était
+pour rien dans l'assassinat de son «ami». Maître Henri-Robert demanda
+alors à la cour de bien vouloir entendre immédiatement, sur ce point,
+Frédéric Larsan.</p>
+
+<p>«Dans une courte conversation que je viens d'avoir avec Frédéric Larsan,
+pendant la suspension d'audience, déclara l'avocat, celui-ci m'a fait
+comprendre que l'on pouvait expliquer la mort du garde autrement que par
+l'intervention du père Mathieu. Il serait intéressant de connaître
+l'hypothèse de Frédéric Larsan.»</p>
+
+<p>Frédéric Larsan fut introduit. Il s'expliqua fort nettement.</p>
+
+<p>«Je ne vois point, dit-il, la nécessité de faire intervenir le père
+Mathieu en tout ceci. Je l'ai dit à M. de Marquet, mais les propos
+meurtriers de cet homme lui ont évidemment nui dans l'esprit de M. le
+juge d'instruction. Pour moi, l'assassinat de Mlle Stangerson et
+l'assassinat du garde «sont la même affaire». On a tiré sur l'assassin
+de Mlle Stangerson, fuyant dans la cour d'honneur; on a pu croire
+l'avoir atteint, on a pu croire l'avoir tué; à la vérité il n'a fait que
+trébucher au moment où il disparaissait derrière l'aile droite du
+château. Là, l'assassin a rencontré le garde qui voulut sans doute
+s'opposer à sa fuite. L'assassin avait encore à la main le couteau dont
+il venait de frapper Mlle Stangerson, il en frappa le garde au c&oelig;ur,
+et le garde en est mort.</p>
+
+<p>Cette explication si simple parut d'autant plus plausible que, déjà,
+beaucoup de ceux qui s'intéressaient aux mystères du Glandier l'avaient
+trouvée. Un murmure d'approbation se fit entendre.</p>
+
+<p>«Et l'assassin, qu'est-il devenu, dans tout cela? demanda le président.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'est évidemment caché, monsieur le président, dans un coin obscur
+de ce bout de cour et, après le départ des gens du château qui
+emportaient le corps, il a pu tranquillement s'enfuir.»</p>
+
+<p>À ce moment, du fond du «public debout», une voix juvénile s'éleva. Au
+milieu de la stupeur de tous, elle disait:</p>
+
+<p>«Je suis de l'avis de Frédéric Larsan pour le coup de couteau au
+c&oelig;ur. Mais je ne suis plus de son avis sur la manière dont l'assassin
+s'est enfui du bout de cour!»</p>
+
+<p>Tout le monde se retourna; les huissiers se précipitèrent, ordonnant le
+silence. Le président demanda avec irritation qui avait élevé la voix et
+ordonna l'expulsion immédiate de l'intrus; mais on réentendit la même
+voix claire qui criait:</p>
+
+<p>«C'est moi, monsieur le président, c'est moi, Joseph Rouletabille!»</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch27">XXVII<br />
+Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire</h2>
+
+
+<p>Il y eut un remous terrible. On entendit des cris de femmes qui se
+trouvaient mal. On n'eut plus aucun égard pour «la majesté de la
+justice». Ce fut une bousculade insensée. Tout le monde voulait voir
+Joseph Rouletabille. Le président cria qu'il allait faire évacuer la
+salle, mais personne ne l'entendit. Pendant ce temps, Rouletabille
+sautait par-dessus la balustrade qui le séparait du public assis, se
+faisait un chemin à grands coups de coude, arrivait auprès de son
+directeur qui l'embrassait avec effusion, lui prit «sa» lettre d'entre
+les mains, la glissa dans sa poche, pénétra dans la partie réservée du
+prétoire et parvint ainsi jusqu'à la barre des témoins, bousculé,
+bousculant, le visage souriant, heureux, boule écarlate qu'illuminait
+encore l'éclair intelligent de ses deux grands yeux ronds. Il avait ce
+costume anglais que je lui avais vu le matin de son départ&mdash;mais dans
+quel état, mon Dieu!&mdash;l'ulster sur son bras et la casquette de voyage à
+la main. Et il dit:</p>
+
+<p>«Je demande pardon, monsieur le président, le transatlantique a eu du
+retard! J'arrive d'Amérique. Je suis Joseph Rouletabille!&hellip;»</p>
+
+<p>On éclata de rire. Tout le monde était heureux de l'arrivée de ce gamin.
+Il semblait à toutes ces consciences qu'un immense poids venait de leur
+être enlevé. On respirait. On avait la certitude qu'il apportait
+réellement la vérité&hellip; qu'il allait faire connaître la vérité&hellip;</p>
+
+<p>Mais le président était furieux:</p>
+
+<p>«Ah! vous êtes Joseph Rouletabille, reprit le président&hellip; eh bien, je
+vous apprendrai, jeune homme, à vous moquer de la justice&hellip; En
+attendant que la cour délibère sur votre cas, je vous retiens à la
+disposition de la justice&hellip; en vertu de mon pouvoir discrétionnaire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur le président, je ne demande que cela: être à la
+disposition de la justice&hellip; je suis venu m'y mettre, à la disposition
+de la justice&hellip; Si mon entrée a fait un peu de tapage, j'en demande
+bien pardon à la cour&hellip; Croyez bien, monsieur le président, que nul,
+plus que moi, n'a le respect de la justice&hellip; Mais je suis entré comme
+j'ai pu&hellip;»</p>
+
+<p>Et il se mit à rire. Et tout le monde rit.</p>
+
+<p>«Emmenez-le!» commanda le président.</p>
+
+<p>Mais maître Henri-Robert intervint. Il commença par excuser le jeune
+homme, il le montra animé des meilleurs sentiments, il fit comprendre au
+président qu'on pouvait difficilement se passer de la déposition d'un
+témoin qui avait couché au Glandier pendant toute la semaine
+mystérieuse, d'un témoin surtout qui prétendait prouver l'innocence de
+l'accusé et apporter le nom de l'assassin.</p>
+
+<p>«Vous allez nous dire le nom de l'assassin? demanda le président,
+ébranlé mais sceptique.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon président, je ne suis venu que pour ça! fit Rouletabille.</p>
+
+<p>On faillit applaudir dans le prétoire, mais les chut! énergiques des
+huissiers rétablirent le silence.</p>
+
+<p>«Joseph Rouletabille, dit maître Henri-Robert, n'est pas cité
+régulièrement comme témoin, mais j'espère qu'en vertu de son pouvoir
+discrétionnaire, monsieur le président voudra bien l'interroger.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! fit le président, nous l'interrogerons. Mais finissons-en
+d'abord&hellip;»</p>
+
+<p>L'avocat général se leva:</p>
+
+<p>«Il vaudrait peut-être mieux, fit remarquer le représentant du ministère
+public, que ce jeune homme nous dise tout de suite le nom de celui qu'il
+dénonce comme étant l'assassin.»</p>
+
+<p>Le président acquiesça avec une ironique réserve:</p>
+
+<p>«Si monsieur l'avocat général attache quelque importance à la déposition
+de M. Joseph Rouletabille, je ne vois point d'inconvénient à ce que le
+témoin nous dise tout de suite le nom de «son» assassin!»</p>
+
+<p>On eût entendu voler une mouche.</p>
+
+<p>Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. Robert Darzac, qui,
+lui, pour la première fois, depuis le commencement du débat, montrait un
+visage agité et plein d'angoisse.</p>
+
+<p>«Eh bien, répéta le président, on vous écoute, monsieur Joseph
+Rouletabille. Nous attendons le nom de l'assassin.»</p>
+
+<p>Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de son gousset, en
+tira un énorme oignon, y regarda l'heure, et dit:</p>
+
+<p>«Monsieur le président, je ne pourrai vous dire le nom de l'assassin
+qu'à six heures et demie! <i>Nous avons encore quatre bonnes heures
+devant nous!</i>»</p>
+
+<p>La salle fit entendre des murmures étonnés et désappointés. Quelques
+avocats dirent à haute voix:</p>
+
+<p>«Il se moque de nous!»</p>
+
+<p>Le président avait l'air enchanté; maîtres Henri-Robert et André Hesse
+étaient ennuyés.</p>
+
+<p>Le président dit:</p>
+
+<p>«Cette plaisanterie a assez duré. Vous pouvez vous retirer, monsieur,
+dans la salle des témoins. Je vous garde à notre disposition.»</p>
+
+<p>Rouletabille protesta:</p>
+
+<p>«Je vous affirme, monsieur le président, s'écria-t-il, de sa voix aiguë
+et claironnante, je vous affirme que, lorsque je vous aurai dit le nom
+de l'assassin, <i>vous comprendrez que je ne pouvais vous le dire qu'à
+six heures et demie!</i> Parole d'honnête homme! Foi de Rouletabille!&hellip;
+Mais, en attendant, je peux toujours vous donner quelques
+explications sur l'assassinat du garde&hellip; M. Frédéric Larsan qui m'a vu
+«travailler» au Glandier pourrait vous dire avec quel soin j'ai étudié
+toute cette affaire. J'ai beau être d'un avis contraire au sien et
+prétendre qu'en faisant arrêter M. Robert Darzac, il a fait arrêter un
+innocent, il ne doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de l'importance
+qu'il faut attacher à mes découvertes, qui ont souvent corroboré les
+siennes!»</p>
+
+<p>Frédéric Larsan dit:</p>
+
+<p>«Monsieur le président, il serait intéressant d'entendre M. Joseph
+Rouletabille; d'autant plus intéressant qu'il n'est pas de mon avis.»</p>
+
+<p>Un murmure d'approbation accueillit cette parole du policier. Il
+acceptait le duel en beau joueur. La joute promettait d'être curieuse
+entre ces deux intelligences qui s'étaient acharnées au même tragique
+problème et qui étaient arrivées à deux solutions différentes.</p>
+
+<p>Comme le président se taisait, Frédéric Larsan continua:</p>
+
+<p>«Ainsi nous sommes d'accord pour le coup de couteau au c&oelig;ur qui a été
+donné au garde par l'assassin de Mlle Stangerson; mais, puisque nous ne
+sommes plus d'accord sur la question de la fuite de l'assassin, «dans le
+bout de cour», il serait curieux de savoir comment M. Rouletabille
+explique cette fuite.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, fit mon ami, ce serait curieux!»</p>
+
+<p>Toute la salle partit encore à rire. Le président déclara aussitôt que,
+si un pareil fait se renouvelait, il n'hésiterait pas à mettre à
+exécution sa menace de faire évacuer la salle.</p>
+
+<p>«Vraiment, termina le président, dans une affaire comme celle-là, je ne
+vois pas ce qui peut prêter à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Moi non plus!» dit Rouletabille.</p>
+
+<p>Des gens, devant moi, s'enfoncèrent leur mouchoir dans la bouche pour ne
+pas éclater&hellip;</p>
+
+<p>«Allons, fit le président, vous avez entendu, jeune homme, ce que vient
+de dire M. Frédéric Larsan. Comment, selon vous, l'assassin s'est-il
+enfui du «bout de cour»?</p>
+
+<p>Rouletabille regarda Mme Mathieu, qui lui sourit tristement.</p>
+
+<p>«Puisque Mme Mathieu, dit-il, a bien voulu avouer tout l'intérêt qu'elle
+portait au garde&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;la coquine! s'écria le père Mathieu.</p>
+
+<p>&mdash;Faites sortir le père Mathieu!» ordonna le président.</p>
+
+<p>On emmena le père Mathieu.</p>
+
+<p>Rouletabille reprit:</p>
+
+<p>«&hellip; Puisqu'elle a fait cet aveu, je puis bien vous dire qu'elle avait
+souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier étage du
+donjon, dans la chambre qui fut autrefois un oratoire. Ces
+conversations furent surtout fréquentes dans les derniers temps, quand
+le père Mathieu était cloué au lit par ses rhumatismes.</p>
+
+<p>«Une piqûre de morphine, administrée à propos, donnait au père Mathieu
+le calme et le repos, et tranquillisait son épouse pour les quelques
+heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité de s'absenter.
+Mme Mathieu venait au château, la nuit, enveloppée dans un grand châle
+noir qui lui servait autant que possible à dissimuler sa personnalité et
+la faisait ressembler à un sombre fantôme qui, parfois, troubla les
+nuits du père Jacques. Pour prévenir son ami de sa présence, Mme Mathieu
+avait emprunté au chat de la mère Agenoux, une vieille sorcière de
+Sainte-Geneviève-des-Bois, son miaulement sinistre; aussitôt, le garde
+descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne à sa
+maîtresse. Quand les réparations du donjon furent récemment entreprises,
+les rendez-vous n'en eurent pas moins lieu dans l'ancienne chambre du
+garde, au donjon même, la nouvelle chambre, qu'on avait momentanément
+abandonnée à ce malheureux serviteur, à l'extrémité de l'aile droite du
+château, n'étant séparée du ménage du maître d'hôtel et de la cuisinière
+que par une trop mince cloison.</p>
+
+<p>«Mme Mathieu venait de quitter le garde en parfaite santé, quand le
+drame du «petit bout de cour» survint. Mme Mathieu et le garde, n'ayant
+plus rien à se dire, étaient sortis du donjon ensemble&hellip; Je n'ai appris
+ces détails, monsieur le président, que par l'examen auquel je me livrai
+des traces de pas dans la cour d'honneur, le lendemain matin&hellip; Bernier,
+le concierge, que j'avais placé, avec son fusil, en observation derrière
+le donjon, <i>ainsi que je lui permettrai de vous
+l'expliquer lui-même</i>, ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour
+d'honneur. Il n'y arriva un peu plus tard qu'attiré par les coups de
+revolver, et tira à son tour. Voici donc le garde et Mme Mathieu, dans
+la nuit et le silence de la cour d'honneur. Ils se souhaitent le
+bonsoir; Mme Mathieu se dirige vers la grille ouverte de cette cour, et
+lui s'en retourne se coucher dans sa petite pièce en encorbellement, à
+l'extrémité de l'aile droite du château.</p>
+
+<p>«Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolver retentissent; il
+se retourne; anxieux, il revient sur ses pas; il va atteindre l'angle de
+l'aile droite du château quand une ombre bondit sur lui et le frappe. Il
+meurt. Son cadavre est ramassé tout de suite par des gens qui croient
+tenir l'assassin et qui n'emportent que l'assassiné. Pendant ce temps,
+que fait Mme Mathieu? Surprise par les détonations et par
+l'envahissement de la cour, elle se fait la plus petite qu'elle peut
+dans la nuit et dans la cour d'honneur. La cour est vaste, et, se
+trouvant près de la grille, Mme Mathieu pouvait passer inaperçue. Mais
+elle ne «passa» pas. Elle resta et vit emporter le cadavre. Le c&oelig;ur
+serré d'une angoisse bien compréhensible et poussée par un tragique
+pressentiment, elle vint jusqu'au vestibule du château, jeta un regard
+sur l'escalier éclairé par le lumignon du père Jacques, l'escalier où
+l'on avait étendu le corps de son ami; elle «vit» et s'enfuit.
+Avait-elle éveillé l'attention du père Jacques? Toujours est-il que
+celui-ci rejoignit le fantôme noir, qui déjà lui avait fait passer
+quelques nuits blanches.</p>
+
+<p>«Cette nuit même, avant le crime, il avait été réveillé par les cris de
+la «Bête du Bon Dieu» et avait aperçu, par sa fenêtre, le fantôme
+noir&hellip; Il s'était hâtivement vêtu et c'est ainsi que l'on s'explique
+qu'il arriva dans le vestibule, tout habillé, quand nous apportâmes le
+cadavre du garde. Donc, cette nuit-là, dans la cour d'honneur, il a
+voulu sans doute, une fois pour toutes, regarder de tout près la figure
+du fantôme. Il la reconnut. Le père Jacques est un vieil ami de Mme
+Mathieu. Elle dut lui avouer ses nocturnes entretiens, et le supplier de
+la sauver de ce moment difficile! L'état de Mme Mathieu, qui venait de
+voir son ami mort, devait être pitoyable. Le père Jacques eut pitié et
+accompagna Mme Mathieu, à travers la chênaie, et hors du parc, par delà
+même les bords de l'étang, jusqu'à la route d'Épinay. Là, elle n'avait
+plus que quelques mètres à faire pour rentrer chez elle. Le père Jacques
+revint au château, et, se rendant compte de l'importance judiciaire
+qu'il y aurait pour la maîtresse du garde à ce qu'on ignorât sa présence
+au château, cette nuit-là, essaya autant que possible de nous cacher cet
+épisode dramatique d'une nuit qui, déjà, en comptait tant! Je n'ai nul
+besoin, ajouta Rouletabille, de demander à Mme Mathieu et au père
+Jacques de corroborer ce récit. «Je sais» que les choses se sont passées
+ainsi! Je ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsan qui, lui,
+comprend déjà comment j'ai tout appris, car il m'a vu, le lendemain
+matin, penché sur une double piste où l'on rencontrait voyageant de
+compagnie, l'empreinte des pas du père Jacques et de ceux de madame.»</p>
+
+<p>Ici, Rouletabille se tourna vers Mme Mathieu qui était restée à la
+barre, et lui fit un salut galant.</p>
+
+<p>«Les empreintes des pieds de madame, expliqua Rouletabille, ont une
+ressemblance étrange avec les traces des «pieds élégants» de
+l'assassin&hellip;»</p>
+
+<p>Mme Mathieu tressaillit et fixa avec une curiosité farouche le jeune
+reporter. Qu'osait-il dire? Que voulait-il dire?</p>
+
+<p>«Madame a le pied élégant, long et plutôt un peu grand pour une femme.
+C'est, au bout pointu de la bottine près, le pied de l'assassin&hellip;»</p>
+
+<p>Il y eut quelques mouvements dans l'auditoire. Rouletabille, d'un geste,
+les fit cesser. On eût dit vraiment que c'était lui, maintenant, qui
+commandait la police de l'audience.</p>
+
+<p>«Je m'empresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie pas grand'chose et
+qu'un policier qui bâtirait un système sur des marques extérieures
+semblables, <i>sans mettre une idée générale autour</i>, irait
+tout de go à l'erreur judiciaire! M. Robert Darzac, lui aussi, a les
+pieds de l'assassin, et cependant, <i>il n'est pas l'assassin!</i>»</p>
+
+<p>Nouveaux mouvements.</p>
+
+<p>Le président demanda à Mme Mathieu:</p>
+
+<p>«C'est bien ainsi que, ce soir-là, les choses se sont passées pour vous,
+madame?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le président, répondit-elle. C'est à croire que M.
+Rouletabille était derrière nous.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donc vu fuir l'assassin jusqu'à l'extrémité de l'aile
+droite, madame?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, comme j'ai vu emporter, une minute plus tard, le cadavre du
+garde.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'assassin, qu'est-il devenu? Vous étiez restée seule dans la cour
+d'honneur, il serait tout naturel que vous l'ayez aperçu alors&hellip; Il
+ignorait votre présence et le moment était venu pour lui de
+s'échapper&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien vu, monsieur le président, gémit Mme Mathieu. À ce moment
+la nuit était devenue très noire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc, fit le président, M. Rouletabille qui nous expliquera
+comment l'assassin s'est enfui.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment!» répliqua aussitôt le jeune homme avec une telle assurance
+que le président lui-même ne put s'empêcher de sourire.</p>
+
+<p>Et Rouletabille reprit la parole:</p>
+
+<p>«Il était impossible à l'assassin de s'enfuir normalement du bout de
+cour dans lequel il était entré sans que nous le vissions! Si nous ne
+l'avions pas vu, nous l'eussions touché! C'est un pauvre petit bout de
+cour de rien du tout, un carré entouré de fossés et de hautes grilles.
+L'assassin eût marché sur nous ou nous eussions marché sur lui! Ce carré
+était aussi quasi-matériellement fermé par les fossés, les grilles et
+<i>par nous-mêmes</i>, que la «Chambre Jaune!»</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dites-nous donc, puisque l'homme est entré dans ce carré,
+dites-nous donc comment il se fait que vous ne l'ayez point trouvé!&hellip;
+Voilà une demi-heure que je ne vous demande que cela!&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille ressortit une fois encore l'oignon qui garnissait la poche
+de son gilet; il y jeta un regard calme, et dit:</p>
+
+<p>«Monsieur le président, vous pouvez me demander cela encore pendant
+trois heures trente, je ne pourrai vous répondre sur ce point qu'à six
+heures et demie!»</p>
+
+<p>Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, ni désappointés. On
+commençait à avoir confiance en Rouletabille. «On lui faisait
+confiance.» Et l'on s'amusait de cette prétention qu'il avait de fixer
+une heure au président comme il eût fixé un rendez-vous à un camarade.</p>
+
+<p>Quant au président, après s'être demandé s'il devait se fâcher, il prit
+son parti de s'amuser de ce gamin comme tout le monde. Rouletabille
+dégageait de la sympathie, et le président en était déjà tout imprégné.
+Enfin, il avait si nettement défini le rôle de Mme Mathieu dans
+l'affaire, et si bien expliqué chacun de ses gestes, «cette nuit-là»,
+que M. De Rocoux se voyait obligé de le prendre presque au sérieux.</p>
+
+<p>«Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, c'est comme vous voudrez! Mais
+que je ne vous revoie plus avant six heures et demie!»</p>
+
+<p>Rouletabille salua le président, et, dodelinant de sa grosse tête, se
+dirigea vers la porte des témoins.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Son regard me cherchait. Il ne me vit point. Alors, je me dégageai tout
+doucement de la foule qui m'enserrait et je sortis de la salle
+d'audience, presque en même temps que Rouletabille. Cet excellent ami
+m'accueillit avec effusion. Il était heureux et loquace. Il me secouait
+les mains avec jubilation. Je lui dis:</p>
+
+<p>«Je ne vous demanderai point, mon cher ami, ce que vous êtes allé faire
+en Amérique. Vous me répliqueriez sans doute, comme au président, que
+vous ne pouvez me répondre qu'à six heures et demie&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair! Je vais vous dire
+tout de suite ce que je suis allé faire en Amérique, parce que vous,
+vous êtes un ami: je suis allé chercher <i>le nom de la seconde moitié
+de l'assassin!</i></p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, vraiment, le nom de la seconde moitié&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement. Quand nous avons quitté le Glandier pour la dernière
+fois, je connaissais les deux moitiés de l'assassin et le nom de l'une
+de ces moitiés. C'est le nom de l'autre moitié que je suis allé chercher
+en Amérique&hellip;»</p>
+
+<p>Nous entrions, à ce moment, dans la salle des témoins. Ils vinrent tous
+à Rouletabille avec force démonstrations. Le reporter fut très aimable,
+si ce n'est avec Arthur Rance auquel il montra une froideur marquée.
+Frédéric Larsan entrant alors dans la salle, Rouletabille alla à lui,
+lui administra une de ces poignées de main dont il avait le douloureux
+secret, et dont on revient avec les phalanges brisées. Pour lui montrer
+tant de sympathie, Rouletabille devait être bien sûr de l'avoir roulé.
+Larsan souriait, sûr de lui-même et lui demandant, à son tour, ce qu'il
+était allé faire en Amérique. Alors, Rouletabille, très aimable, le prit
+par le bras et lui conta dix anecdotes de son voyage. À un moment, ils
+s'éloignèrent, s'entretenant de choses plus sérieuses, et, par
+discrétion, je les quittai. Du reste, j'étais fort curieux de rentrer
+dans la salle d'audience où l'interrogatoire des témoins continuait. Je
+retournai à ma place et je pus constater tout de suite que le public
+n'attachait qu'une importance relative à ce qui se passait alors, et
+qu'il attendait impatiemment six heures et demie.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Ces six heures et demie sonnèrent et Joseph Rouletabille fut à nouveau
+introduit. Décrire l'émotion avec laquelle la foule le suivit des yeux à
+la barre serait impossible. On ne respirait plus. M. Robert Darzac
+s'était levé à son banc. Il était «pâle comme un mort».</p>
+
+<p>Le président dit avec gravité:</p>
+
+<p>«Je ne vous fais pas prêter serment, monsieur! Vous n'avez pas été cité
+régulièrement. Mais j'espère qu'il n'est pas besoin de vous expliquer
+toute l'importance des paroles que vous allez prononcer ici&hellip;»</p>
+
+<p>Et il ajouta, menaçant:</p>
+
+<p>«Toute l'importance de ces paroles&hellip; <i>pour vous</i>, sinon pour les
+autres!&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille, nullement ému, le regardait. Il dit:</p>
+
+<p>«Oui, m'sieur!</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, fit le président. Nous parlions tout à l'heure de ce petit
+bout de cour qui avait servi de refuge à l'assassin, et vous nous
+promettiez de nous dire, à six heures et demie, comment l'assassin s'est
+enfui de ce bout de cour et aussi le nom de l'assassin. Il est six
+heures trente-cinq, monsieur Rouletabille, et nous ne savons encore
+rien!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, m'sieur! commença mon ami au milieu d'un silence si solennel
+que je ne me rappelle pas en avoir «vu» de semblable, je vous ai dit que
+ce bout de cour était fermé et qu'il était impossible pour l'assassin de
+s'échapper de ce carré sans que ceux qui étaient à sa recherche s'en
+aperçussent. C'est l'exacte vérité. <i>Quand nous étions là, dans le
+carré de bout de cour, l'assassin s'y trouvait encore avec nous!</i></p>
+
+<p>&mdash;Et vous ne l'avez pas vu!&hellip; c'est bien ce que l'accusation
+prétend&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et nous l'avons tous vu! monsieur le président, s'écria Rouletabille.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous ne l'avez pas arrêté!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y avait que moi qui sût qu'il était l'assassin. Et j'avais besoin
+que l'assassin ne fût pas arrêté tout de suite! Et puis, je n'avais
+d'autre preuve, à ce moment, que «ma raison»! Oui, seule, ma raison me
+prouvait que l'assassin était là et que nous le voyions! J'ai pris mon
+temps pour apporter, aujourd'hui, en cour d'assises, <i>une preuve
+irréfutable, et qui, je m'y engage, contentera tout le monde</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mais parlez! parlez, monsieur! Dites-nous quel est le nom de
+l'assassin, fit le président&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous le trouverez parmi les noms de ceux qui étaient dans le bout de
+cour», répliqua Rouletabille, qui, lui, ne semblait pas pressé&hellip;</p>
+
+<p>On commençait à s'impatienter dans la salle&hellip;</p>
+
+<p>«Le nom! Le nom! murmurait-on&hellip;</p>
+
+<p>Rouletabille, sur un ton qui méritait des gifles, dit:</p>
+
+<p>«Je laisse un peu traîner cette déposition, la mienne, m'sieur le
+président, parce que j'ai des raisons pour cela!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Le nom! Le nom! répétait la foule.</p>
+
+<p>&mdash;Silence!» glapit l'huissier.</p>
+
+<p>Le président dit:</p>
+
+<p>«Il faut tout de suite nous dire le nom, monsieur!&hellip; Ceux qui se
+trouvaient dans le bout de cour étaient: le garde, mort. Est-ce lui,
+l'assassin?</p>
+
+<p>&mdash;Non, m'sieur.</p>
+
+<p>&mdash;Le père Jacques?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Non m'sieur.</p>
+
+<p>&mdash;Le concierge, Bernier?</p>
+
+<p>&mdash;Non, m'sieur&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;M. Sainclair?</p>
+
+<p>&mdash;Non m'sieur&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;M. Arthur William Rance, alors? Il ne reste que M. Arthur Rance et
+vous! Vous n'êtes pas l'assassin, non?</p>
+
+<p>&mdash;Non, m'sieur!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous accusez M. Arthur Rance?</p>
+
+<p>&mdash;Non, m'sieur!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends plus!&hellip; Où voulez-vous en venir?&hellip; il n'y avait
+plus personne dans le bout de cour.</p>
+
+<p>&mdash;Si, m'sieur!&hellip; <i>il n'y avait personne dans le bout de cour, ni
+au-dessous, mais il y avait quelqu'un au-dessus, quelqu'un penché à sa
+fenêtre, sur le bout de cour&hellip;</i></p>
+
+<p>&mdash;Frédéric Larsan! s'écria le président.</p>
+
+<p>&mdash;Frédéric Larsan!» répondit d'une voix éclatante Rouletabille.</p>
+
+<p>Et, se retournant vers le public qui faisait entendre déjà des
+protestations, il lui lança ces mots avec une force dont je ne le
+croyais pas capable:</p>
+
+<p>«Frédéric Larsan, l'assassin!»</p>
+
+<p>Une clameur où s'exprimaient l'ahurissement, la consternation,
+l'indignation, l'incrédulité, et, chez certains, l'enthousiasme pour le
+petit bonhomme assez audacieux pour oser une pareille accusation,
+remplit la salle. Le président n'essaya même pas de la calmer; quand
+elle fut tombée d'elle-même, sous les chut! énergiques de ceux qui
+voulaient tout de suite en savoir davantage, on entendit distinctement
+Robert Darzac, qui, se laissant retomber sur son banc, disait:</p>
+
+<p>«C'est impossible! Il est fou!&hellip;»</p>
+
+<p>Le président:</p>
+
+<p>«Vous osez, monsieur, accuser Frédéric Larsan! Voyez l'effet d'une
+pareille accusation&hellip; M. Robert Darzac lui-même vous traite de fou!&hellip;
+Si vous ne l'êtes pas, vous devez avoir des preuves&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Des preuves, m'sieur! Vous voulez des preuves! Ah! je vais vous en
+donner une, de preuve&hellip; fit la voix aiguë de Rouletabille&hellip; Qu'on
+fasse venir Frédéric Larsan!&hellip;»</p>
+
+<p>Le président:</p>
+
+<p>«Huissier, appelez Frédéric Larsan.»</p>
+
+<p>L'huissier courut à la petite porte, l'ouvrit, disparut&hellip; La petite
+porte était restée ouverte&hellip; Tous les yeux étaient sur cette petite
+porte. L'huissier réapparut. Il s'avança au milieu du prétoire et dit:</p>
+
+<p>«Monsieur le président, Frédéric Larsan n'est pas là. Il est parti vers
+quatre heures et on ne l'a plus revu.»</p>
+
+<p>Rouletabille clama, triomphant:</p>
+
+<p>«Ma preuve, la voilà!</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous&hellip; Quelle preuve? demanda le président.</p>
+
+<p>&mdash;Ma preuve irréfutable, fit le jeune reporter, ne voyez-vous pas que
+c'est la fuite de Larsan. Je vous jure qu'il ne reviendra pas, allez!&hellip;
+vous ne reverrez plus Frédéric Larsan&hellip;»</p>
+
+<p>Rumeurs au fond de la salle.</p>
+
+<p>«Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi, monsieur,
+n'avez-vous pas profité de ce que Larsan était avec vous, à cette barre,
+pour l'accuser en face? Au moins, il aurait pu vous répondre!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Quelle réponse eût été plus complète que celle-ci, monsieur le
+président?&hellip; <i>il ne me répond pas! Il ne me répondra jamais!</i>
+J'accuse Larsan d'être l'assassin <i>et il se sauve!</i> Vous trouvez
+que ce n'est pas une réponse, ça!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point que Larsan, comme
+vous dites, «se soit sauvé»&hellip; Comment se serait-il sauvé? Il ne savait
+pas que vous alliez l'accuser?</p>
+
+<p>&mdash;Si, m'sieur, il le savait, puisque je le lui ai appris moi-même, tout
+à l'heure&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez fait cela!&hellip; Vous croyez que Larsan est l'assassin et vous
+lui donnez les moyens de fuir!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oui, m'sieur le président, j'ai fait cela, répliqua Rouletabille avec
+orgueil&hellip; Je ne suis pas de la «justice», moi; je ne suis pas de la
+«police», moi; je suis un humble journaliste, et mon métier n'est point
+de faire arrêter les gens! Je sers la vérité comme je veux&hellip; c'est mon
+affaire&hellip; Préservez, vous autres, la société, comme vous pouvez, c'est
+la vôtre&hellip; Mais ce n'est pas moi qui apporterai une tête au bourreau!&hellip;
+Si vous êtes juste, monsieur le président&mdash;et vous l'êtes&mdash;vous
+trouverez que j'ai raison!&hellip; Ne vous ai-je pas dit, tout à l'heure,
+«que vous comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de l'assassin
+avant six heures et demie». J'avais calculé que ce temps était
+nécessaire pour avertir Frédéric Larsan, lui permettre de prendre le
+train de 4 heures 17, pour Paris, où il saurait se mettre en sûreté&hellip;
+Une heure pour arriver à Paris, une heure et quart pour qu'il pût faire
+disparaître toute trace de son passage&hellip; Cela nous amenait à six heures
+et demie&hellip; Vous ne retrouverez pas Frédéric Larsan, déclara
+Rouletabille en fixant M. Robert Darzac&hellip; il est trop malin&hellip; <i>C'est
+un homme qui vous a toujours échappé&hellip;</i> et que vous avez longtemps
+et vainement poursuivi&hellip; S'il est moins fort que moi, ajouta
+Rouletabille, en riant de bon c&oelig;ur et en riant tout seul, car
+personne n'avait plus envie de rire&hellip; il est plus fort que toutes les
+polices de la terre. Cet homme, qui, depuis quatre ans, s'est introduit
+à la Sûreté, et y est devenu célèbre sous le nom de Frédéric Larsan, est
+autrement célèbre sous un autre nom que vous connaissez bien. Frédéric
+Larsan, m'sieur le président, <i>c'est Ballmeyer!</i></p>
+
+<p>&mdash;Ballmeyer! s'écria le président.</p>
+
+<p>&mdash;Ballmeyer! fit Robert Darzac, en se soulevant&hellip; Ballmeyer!&hellip;
+C'était donc vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! m'sieur Darzac, vous ne croyez plus que je suis fou,
+maintenant!&hellip;»</p>
+
+<p>Ballmeyer! Ballmeyer! Ballmeyer! On n'entendait plus que ce nom dans la
+salle. Le président suspendit l'audience.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Vous pensez si cette suspension d'audience fut mouvementée. Le public
+avait de quoi s'occuper. Ballmeyer! On trouvait, décidément, le gamin
+«épatant»! Ballmeyer! Mais le bruit de sa mort avait couru, il y avait,
+de cela, quelques semaines. Ballmeyer avait donc échappé à la mort
+comme, toute sa vie, il avait échappé aux gendarmes. Est-il nécessaire
+que je rappelle ici les hauts faits de Ballmeyer? Ils ont, pendant vingt
+ans, défrayé la chronique judiciaire et la rubrique des faits divers;
+et, si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublier l'affaire de la
+«Chambre Jaune», ce nom de Ballmeyer n'est certainement pas sorti de
+leur mémoire. Ballmeyer fut le type même de l'escroc du grand monde; il
+n'était point de gentleman plus gentleman que lui; il n'était point de
+prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui; il n'était point
+d'«apache», comme on dit aujourd'hui, plus audacieux et plus terrible que
+lui. Reçu dans la meilleure société, inscrit dans les cercles les plus
+fermés, il avait volé l'honneur des familles et l'argent des pontes avec
+une maestria qui ne fut jamais dépassée. Dans certaines occasions
+difficiles, il n'avait pas hésité à faire le coup de couteau ou le coup
+de l'os de mouton. Du reste, il n'hésitait jamais, et aucune entreprise
+n'était au-dessus de ses forces. Étant tombé une fois entre les mains de
+la justice, il s'échappa, le matin de son procès, en jetant du poivre
+dans les yeux des gardes qui le conduisaient à la cour d'assises. On sut
+plus tard que, le jour de sa fuite, pendant que les plus fins limiers de
+la Sûreté étaient à ses trousses, il assistait, tranquillement,
+nullement maquillé, à une «première» du Théâtre-Français. Il avait
+ensuite quitté la France pour travailler en Amérique, et la police de
+l'état d'Ohio avait, un beau jour, mis la main sur l'exceptionnel
+bandit; mais, le lendemain, il s'échappait encore&hellip; Ballmeyer, il
+faudrait un volume pour parler ici de Ballmeyer, et c'est cet homme qui
+était devenu Frédéric Larsan!&hellip; Et c'est ce petit gamin de
+Rouletabille qui avait découvert cela!&hellip; Et c'est lui aussi, ce
+moutard, qui, connaissant le passé d'un Ballmeyer, lui permettait, une
+fois de plus, de faire la nique à la société, en lui fournissant le
+moyen de s'échapper! À ce dernier point de vue, je ne pouvais qu'admirer
+Rouletabille, car je savais que son dessein était de servir jusqu'au
+bout M. Robert Darzac et Mlle Stangerson en les débarrassant du bandit
+<i>sans qu'il parlât</i>.</p>
+
+<p>On n'était pas encore remis d'une pareille révélation, et j'entendais
+déjà les plus pressés s'écrier: «En admettant que l'assassin soit
+Frédéric Larsan, cela ne nous explique pas comment il est sorti de la
+Chambre Jaune!&hellip;» quand l'audience fut reprise.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Rouletabille fut appelé immédiatement à la barre et son interrogatoire,
+car il s'agissait là plutôt d'un interrogatoire que d'une déposition,
+reprit.</p>
+
+<p>Le président:</p>
+
+<p>«Vous nous avez dit tout à l'heure, monsieur, qu'il était impossible de
+s'enfuir du bout de cour. J'admets, avec vous, je veux bien admettre
+que, puisque Frédéric Larsan se trouvait penché à sa fenêtre, au-dessus
+de vous, il fût encore dans ce bout de cour; mais, pour se trouver à sa
+fenêtre, il lui avait fallu quitter ce bout de cour. Il s'était donc
+enfui! Et comment?»</p>
+
+<p>Rouletabille:</p>
+
+<p>«J'ai dit qu'il n'avait pu s'enfuir «normalement&hellip;» Il s'est donc enfui
+«anormalement»! Car le bout de cour, je l'ai dit aussi, n'était que
+«quasi» fermé tandis que la «Chambre Jaune» l'était tout à fait. On
+pouvait grimper au mur, chose impossible dans la «Chambre Jaune», se
+jeter sur la terrasse et de là, pendant que nous étions penchés sur le
+cadavre du garde, pénétrer de la terrasse dans la galerie par la fenêtre
+qui donne juste au-dessus. Larsan n'avait plus qu'un pas à faire pour
+être dans sa chambre, ouvrir sa fenêtre et nous parler. Ceci n'était
+qu'un jeu d'enfant pour un acrobate de la force de Ballmeyer. Et,
+monsieur le président, voici la preuve de ce que j'avance.»</p>
+
+<p>Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston, un petit paquet qu'il
+ouvrit, et dont il tira une cheville.</p>
+
+<p>«Tenez, monsieur le président, voici une cheville qui s'adapte
+parfaitement dans un trou que l'on trouve encore dans le «corbeau» de
+droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan, qui
+prévoyait tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour de sa
+chambre&mdash;chose nécessaire quand on joue son jeu&mdash;avait enfoncé
+préalablement cette cheville dans ce «corbeau». Un pied sur la borne qui
+est au coin du château, un autre pied sur la cheville, une main à la
+corniche de la porte du garde, l'autre main à la terrasse, et Frédéric
+Larsan disparaît dans les airs&hellip; d'autant mieux qu'il est fort ingambe
+et que, ce soir-là, il n'était nullement endormi par un narcotique,
+comme il avait voulu nous le faire croire. Nous avions dîné avec lui,
+monsieur le président, et, au dessert, il nous joua le coup du monsieur
+qui tombe de sommeil, car il avait besoin d'être, lui aussi, endormi,
+pour que, le lendemain, on ne s'étonnât point que moi, Joseph
+Rouletabille, j'aie été victime d'un narcotique en dînant avec Larsan.
+Du moment que nous avions subi le même sort, les soupçons ne
+l'atteignaient point et s'égaraient ailleurs. Car, moi, monsieur le
+président, moi, j'ai été bel et bien endormi, et par Larsan lui-même, et
+comment!&hellip; Si je n'avais pas été dans ce triste état, jamais Larsan ne
+se serait introduit dans la chambre de Mlle Stangerson ce soir-là, et le
+malheur ne serait pas arrivé!&hellip;»</p>
+
+<p>On entendit un gémissement. C'était M. Darzac qui n'avait pu retenir sa
+douloureuse plainte&hellip;</p>
+
+<p>«Vous comprenez, ajouta Rouletabille, que, couchant à côté de lui, je
+gênais particulièrement Larsan, cette nuit-là, car il savait ou du moins
+il pouvait se douter «que, cette nuit-là, je veillais»! Naturellement il
+ne pouvait pas croire une seconde que je le soupçonnais, lui! Mais je
+pouvais le découvrir au moment où il sortait de sa chambre pour se
+rendre dans celle de Mlle Stangerson. Il attendit, cette nuit-là, pour
+pénétrer chez Mlle Stangerson, que je fusse endormi et que mon ami
+Sainclair fût occupé dans ma propre chambre à me réveiller. Dix minutes
+plus tard Mlle Stangerson criait à la mort!</p>
+
+<p>&mdash;Comment étiez-vous arrivé à soupçonner, alors, Frédéric Larsan?
+demanda le président.</p>
+
+<p>&mdash;«Le bon bout de ma raison» me l'avait indiqué, m'sieur le président;
+aussi j'avais l'&oelig;il sur lui; mais c'est un homme terriblement fort,
+et je n'avais pas prévu le coup du narcotique. Oui, oui, le bon bout de
+ma raison me l'avait montré! Mais il me fallait une preuve palpable;
+comme qui dirait: «Le voir au bout de mes yeux après l'avoir vu au bout
+de ma raison!»</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous entendez par «le bon bout de votre raison»?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! m'sieur le président, la raison a deux bouts: le bon et le
+mauvais. Il n'y en a qu'un sur lequel vous puissiez vous appuyer avec
+solidité: c'est le bon! On le reconnaît à ce que rien ne peut le faire
+craquer, ce bout-là, quoi que vous fassiez! quoi que vous disiez! Au
+lendemain de la «galerie inexplicable», alors que j'étais comme le
+dernier des derniers des misérables hommes qui ne savent point se servir
+de leur raison parce qu'ils ne savent par où la prendre, que j'étais
+courbé sur la terre et sur les fallacieuses traces sensibles, je me suis
+relevé soudain, en m'appuyant sur le bon bout de ma raison et je suis
+monté dans la galerie.</p>
+
+<p>«Là, je me suis rendu compte que l'assassin que nous avions poursuivi
+n'avait pu, cette fois, «ni normalement, ni anormalement» quitter la
+galerie. Alors, avec le bon bout de ma raison, j'ai tracé un cercle dans
+lequel j'ai enfermé le problème, et autour du cercle, j'ai déposé
+mentalement ces lettres flamboyantes: «Puisque l'assassin ne peut être
+en dehors du cercle, <i>il est dedans!</i>» Qui vois-je donc, dans ce
+cercle? Le bon bout de ma raison me montre, outre l'assassin qui doit
+nécessairement s'y trouver: le père Jacques, M. Stangerson, Frédéric
+Larsan et moi! Cela devait donc faire, avec l'assassin, cinq
+personnages. Or, quand je cherche dans le cercle, ou si vous préférez,
+dans la galerie, pour parler «matériellement», je ne trouve que quatre
+personnages. Et il est démontré que le cinquième n'a pu s'enfuir, n'a pu
+sortir du cercle! <i>Donc, j'ai, dans le cercle, un personnage qui est
+deux, c'est-à-dire qui est, outre son personnage, le personnage de
+l'assassin!&hellip;</i> Pourquoi ne m'en étais-je pas aperçu déjà? Tout
+simplement parce que le phénomène du doublement du personnage ne
+s'était pas passé sous mes yeux. Avec qui, des quatre personnes
+enfermées dans le cercle, l'assassin a-t-il pu se doubler sans que je
+l'aperçoive? Certainement pas avec les personnes qui me sont apparues à
+un moment, <i>dédoublées de l'assassin</i>. Ainsi ai-je vu, <i>en même
+temps</i>, dans la galerie, M. Stangerson et l'assassin, le père Jacques
+et l'assassin, moi et l'assassin. L'assassin ne saurait donc être
+ni M. Stangerson, ni le père Jacques, ni moi! Et puis, si c'était moi
+l'assassin, je le saurais bien, n'est-ce pas, m'sieur le président?&hellip;
+Avais-je vu, en même temps, Frédéric Larsan et l'assassin? Non!&hellip;
+Non! Il s'était passé <i>deux secondes</i> pendant lesquelles
+j'avais perdu de vue l'assassin, car celui-ci était arrivé, comme je
+l'ai du reste noté dans mes papiers, <i>deux secondes</i> avant M.
+Stangerson, le père Jacques et moi, au carrefour des deux galeries. Cela
+avait suffi à Larsan pour enfiler la galerie tournante, enlever sa
+fausse barbe d'un tour de main, se retourner et se heurter à nous, comme
+s'il poursuivait l'assassin!&hellip; Ballmeyer en a fait bien
+d'autres! et vous pensez bien que ce n'était qu'un jeu pour lui de se
+grimer de telle sorte qu'il apparût tantôt avec sa barbe rouge à Mlle
+Stangerson, tantôt à un employé de poste avec un collier de barbe
+châtain qui le faisait ressembler à M. Darzac, dont il avait juré la
+perte! Oui, le bon bout de ma raison me rapprochait ces deux
+personnages, ou plutôt ces deux moitiés de personnage que je n'avais pas
+vues <i>en même temps</i>: Frédéric Larsan et l'inconnu que je
+poursuivais&hellip; pour en faire l'être mystérieux et formidable que je
+cherchais: «l'assassin».</p>
+
+<p>«Cette révélation me bouleversa. J'essayai de me ressaisir en m'occupant
+un peu des traces sensibles, des signes extérieurs qui m'avaient,
+jusqu'alors, égaré, et qu'il fallait, normalement, «faire entrer dans le
+cercle tracé par le bon bout de ma raison!»</p>
+
+<p>«Quels étaient, tout d'abord, les principaux signes extérieurs, cette
+nuit-là, qui m'avaient éloigné de l'idée d'un Frédéric Larsan assassin:</p>
+
+<p>«1<sup>o</sup> J'avais vu l'inconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, et, courant
+à la chambre de Frédéric Larsan, j'y avais trouvé Frédéric Larsan,
+bouffi de sommeil.</p>
+
+<p>«2<sup>o</sup> L'échelle;</p>
+
+<p>«3<sup>o</sup> J'avais placé Frédéric Larsan au bout de la galerie tournante en lui
+disant que j'allais sauter dans la chambre de Mlle Stangerson pour
+essayer de prendre l'assassin. Or, j'étais retourné dans la chambre de
+Mlle Stangerson où j'avais retrouvé mon inconnu.</p>
+
+<p>«Le premier signe extérieur ne m'embarrassa guère. Il est probable que,
+lorsque je descendis de mon échelle, après avoir vu l'inconnu dans la
+chambre de Mlle Stangerson, celui-ci avait déjà fini ce qu'il avait à y
+faire. Alors, pendant que je rentrais dans le château, il rentrait, lui,
+dans la chambre de Frédéric Larsan, se déshabillait en deux temps, trois
+mouvements, et, quand je venais frapper à sa porte, montrait un visage
+de Frédéric Larsan ensommeillé à plaisir&hellip;</p>
+
+<p>«Le second signe: l'échelle, ne m'embarrassa pas davantage. Il était
+évident que, si l'assassin était Larsan, il n'avait pas besoin d'échelle
+pour s'introduire dans le château, puisque Larsan couchait à côté de
+moi; mais cette échelle devait faire croire à la venue de l'assassin,
+«de l'extérieur», chose nécessaire au système de Larsan puisque, cette
+nuit-là, M. Darzac n'était pas au château. Enfin, cette échelle, en tout
+état de cause, pouvait faciliter la fuite de Larsan.</p>
+
+<p>«Mais le troisième signe extérieur me déroutait tout à fait. Ayant placé
+Larsan au bout de la galerie tournante, je ne pouvais expliquer qu'il
+eût profité du moment où j'allais dans l'aile gauche du château trouver
+M. Stangerson et le père Jacques, <i>pour retourner dans la
+chambre de Mlle Stangerson!</i> C'était là un geste bien dangereux! Il
+risquait de se faire prendre&hellip; Et il le savait!&hellip; Et il a failli se
+faire prendre&hellip; n'ayant pas eu le temps de regagner son poste, comme il
+l'avait certainement espéré&hellip; Il fallait qu'il eût, pour retourner dans
+la chambre, une raison bien nécessaire qui lui fût apparue tout à coup,
+après mon départ, car il n'aurait pas sans cela prêté son revolver!
+Quant à moi, quand «j'envoyai» le père Jacques au bout de la galerie
+droite, je croyais naturellement que Larsan était toujours à son poste
+au bout de la galerie tournante et le père Jacques lui-même, à qui, du
+reste, je n'avais point donné de détails, en se rendant à son poste, ne
+regarda pas, lorsqu'il passa à l'intersection des deux galeries, si
+Larsan était au sien. Le père Jacques ne songeait alors qu'à exécuter
+mes ordres rapidement. Quelle était donc cette raison imprévue qui avait
+pu conduire Larsan une seconde fois dans la chambre? Quelle était-elle?&hellip;
+Je pensai que ce ne pouvait être qu'une marque sensible de son
+passage qui le dénonçait! Il avait oublié quelque chose de très
+important dans la chambre! Quoi?&hellip; Avait-il retrouvé cette chose?&hellip;
+Je me rappelai la bougie sur le parquet et l'homme courbé&hellip; Je priai
+Mme Bernier, qui faisait la chambre, de chercher&hellip; et elle trouva un
+binocle&hellip; Ce binocle, m'sieur le président!»</p>
+
+<p>Et Rouletabille sortit de son petit paquet le binocle que nous
+connaissons déjà&hellip;</p>
+
+<p>«Quand je vis ce binocle, je fus épouvanté&hellip; Je n'avais jamais vu de
+binocle à Larsan&hellip; S'il n'en mettait pas, c'est donc qu'il n'en avait
+pas besoin&hellip; Il en avait moins besoin encore alors dans un moment où la
+liberté de ses mouvements lui était chose si précieuse&hellip; Que signifiait
+ce binocle?&hellip; Il n'entrait point dans mon cercle. <i>À moins qu'il ne
+fût celui d'un presbyte,</i> m'exclamai-je, tout à coup!&hellip; En effet,
+je n'avais jamais vu écrire Larsan, je ne l'avais jamais vu lire. Il
+«pouvait» donc être presbyte! On savait certainement à la Sûreté qu'il
+était presbyte, «s'il l'était&hellip;» on connaissait sans doute son
+binocle&hellip; Le binocle du «presbyte Larsan» trouvé dans la chambre de
+Mlle Stangerson, après le mystère de la galerie inexplicable, cela
+devenait terrible pour Larsan! Ainsi s'expliquait le retour de Larsan
+dans la chambre!&hellip; Et, en effet, Larsan-Ballmeyer est bien presbyte,
+et ce binocle, que l'on reconnaîtra «peut-être» à la Sûreté, est bien le
+sien&hellip;</p>
+
+<p>«Vous voyez, monsieur, quel est mon système, continua Rouletabille; je
+ne demande pas aux signes extérieurs de m'apprendre la vérité; je leur
+demande simplement de ne pas aller contre la vérité que m'a désignée le
+bon bout de ma raison!&hellip;</p>
+
+<p>«Pour être tout à fait sûr de la vérité sur Larsan, car Larsan assassin
+était une exception qui méritait que l'on s'entourât de quelque
+garantie, j'eus le tort de vouloir voir sa «figure». J'en ai été bien
+puni! Je crois que c'est le bon bout de ma raison qui s'est vengé de ce
+que, depuis la galerie inexplicable, je ne me sois pas appuyé
+solidement, définitivement et en toute confiance, sur lui&hellip; négligeant
+magnifiquement de trouver d'autres preuves de la culpabilité de Larsan
+que celle de ma raison! Alors, Mlle Stangerson a été frappée&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille s'arrêta&hellip; se mouche&hellip; vivement ému.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>«Mais qu'est-ce que Larsan, demanda le président, venait faire dans
+cette chambre? Pourquoi a-t-il tenté d'assassiner à deux reprises Mlle
+Stangerson?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il l'adorait, m'sieur le président&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Voilà évidemment une raison&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Oui, m'sieur, une raison péremptoire. Il était amoureux fou&hellip; et à
+cause de cela, et de bien d'autres choses aussi, capable de tous les
+crimes.</p>
+
+<p>&mdash;Mlle Stangerson le savait?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, m'sieur, mais elle ignorait, naturellement, que l'individu qui la
+poursuivait ainsi fût Frédéric Larsan&hellip; sans quoi Frédéric Larsan ne
+serait pas venu s'installer au château, et n'aurait pas, la nuit de la
+galerie inexplicable, pénétré avec nous auprès de Mlle Stangerson,
+«après l'affaire». J'ai remarqué du reste qu'il s'était tenu dans
+l'ombre et qu'il avait continuellement la face baissée&hellip; ses yeux
+devaient chercher le binocle perdu&hellip; Mlle Stangerson a eu à subir les
+poursuites et les attaques de Larsan sous un nom et sous un déguisement
+que nous ignorions mais qu'elle pouvait connaître déjà.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, monsieur Darzac! demanda le président&hellip; vous avez peut-être,
+à ce propos, reçu les confidences de Mlle Stangerson&hellip; Comment se
+fait-il que Mlle Stangerson n'ait parlé de cela à personne?&hellip; Cela
+aurait pu mettre la justice sur les traces de l'assassin&hellip; et si vous
+êtes innocent, vous aurait épargné la douleur d'être accusé!</p>
+
+<p>&mdash;Mlle Stangerson ne m'a rien dit, fit M. Darzac.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que dit le jeune homme vous paraît-il possible?» demanda encore le
+président.</p>
+
+<p>Imperturbablement, M. Robert Darzac répondit:</p>
+
+<p>«Mlle Stangerson ne m'a rien dit&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Comment expliquez-vous que, la nuit de l'assassinat du garde, reprit
+le président, en se tournant vers Rouletabille, l'assassin ait rapporté
+les papiers volés à M. Stangerson?&hellip; Comment expliquez-vous que
+l'assassin se soit introduit dans la chambre fermée de Mlle Stangerson?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quant à cette dernière question, il est facile, je crois, d'y
+répondre. Un homme comme Larsan-Ballmeyer devait se procurer ou faire
+faire facilement les clefs qui lui étaient nécessaires&hellip; Quant au vol
+des documents, «je crois» que Larsan n'y avait pas d'abord songé.
+Espionnant partout Mlle Stangerson, bien décidé à empêcher son mariage
+avec M. Robert Darzac, il suit un jour Mlle Stangerson et M. Robert
+Darzac dans les grands magasins de la Louve, s'empare du réticule de
+Mlle Stangerson, que celle-ci perd ou se laisse prendre. Dans ce
+réticule, il y a une clef à tête de cuivre. Il ne sait pas l'importance
+qu'a cette clef. Elle lui est révélée par la note que fait paraître Mlle
+Stangerson dans les journaux. Il écrit à Mlle Stangerson poste restante,
+comme la note l'en prie. Il demande sans doute un rendez-vous en faisant
+savoir que celui qui a le réticule et la clef est celui qui la poursuit,
+depuis quelque temps, de son amour. Il ne reçoit pas de réponse. Il va
+constater au bureau 40 que la lettre n'est plus là. Il y va, ayant pris
+déjà l'allure et autant que possible l'habit de M. Darzac, car, décidé à
+tout pour avoir Mlle Stangerson, il a tout préparé, pour que, <i>quoi
+qu'il arrive, M. Darzac, aimé de Mlle Stangerson, M. Darzac qu'il
+déteste et dont il veut la perte, passe pour le coupable</i>.</p>
+
+<p>«Je dis: quoi qu'il arrive, mais je pense que Larsan ne pensait pas
+encore qu'il en serait réduit à l'assassinat. Dans tous les cas, ses
+précautions sont prises pour compromettre Mlle Stangerson sous le
+déguisement Darzac. Larsan a, du reste, à peu près la taille de Darzac
+et quasi le même pied. Il ne lui serait pas difficile, s'il est
+nécessaire, après avoir dessiné l'empreinte du pied de M. Darzac, de se
+faire faire, sur ce dessin, des chaussures qu'il chaussera. Ce sont là
+trucs enfantins pour Larsan-Ballmeyer.</p>
+
+<p>«Donc, pas de réponse à sa lettre, pas de rendez-vous, et il a toujours
+la petite clef précieuse dans sa poche. Eh bien, puisque Mlle Stangerson
+ne vient pas à lui, il ira à elle! Depuis longtemps son plan est fait.
+Il s'est documenté sur le Glandier et sur le pavillon. Un après-midi,
+alors que M. et Mlle Stangerson viennent de sortir pour la promenade et
+que le père Jacques lui-même est parti, il s'introduit dans le pavillon
+par la fenêtre du vestibule. Il est seul, pour le moment, il a des
+loisirs&hellip; il regarde les meubles&hellip; l'un d'eux, fort curieux, et
+ressemblant à un coffre-fort, a une toute petite serrure&hellip; Tiens!
+Tiens! Cela l'intéresse&hellip; Comme il a sur lui la petite clef de
+cuivre&hellip; il y pense&hellip; liaison d'idées. Il essaye la clef dans la
+serrure; la porte s'ouvre&hellip; Des papiers! Il faut que ces papiers soient
+bien précieux pour qu'on les ait enfermés dans un meuble aussi
+particulier&hellip; pour qu'on tienne tant à la clef qui ouvre ce meuble&hellip;
+Eh! Eh! cela peut toujours servir&hellip; à un petit chantage&hellip; cela
+l'aidera peut-être dans ses desseins amoureux&hellip; Vite, il fait un paquet
+de ces paperasses et va le déposer dans le lavatory du vestibule. Entre
+l'expédition du pavillon et la nuit de l'assassinat du garde, Larsan a
+eu le temps de voir ce qu'étaient ces papiers. Qu'en ferait-il? Ils sont
+plutôt compromettants&hellip; Cette nuit-là, il les rapporta au château&hellip;
+Peut-être a-t-il espéré du retour de ces papiers, qui représentaient
+vingt ans de travaux, une reconnaissance quelconque de Mlle
+Stangerson&hellip; Tout est possible, dans un cerveau comme celui-là!&hellip;
+Enfin, quelle qu'en soit la raison, il a rapporté les papiers <i>et il
+en était bien débarrassé!</i></p>
+
+<p>Rouletabille toussa et je compris ce que signifiait cette toux. Il était
+évidemment embarrassé, à ce point de ses explications, par la volonté
+qu'il avait de ne point donner le véritable motif de l'attitude
+effroyable de Larsan vis-à-vis de Mlle Stangerson. Son raisonnement
+était trop incomplet pour satisfaire tout le monde, et le président lui
+en eut certainement fait l'observation, si, malin comme un singe,
+Rouletabille ne s'était écrié: «Maintenant, nous arrivons à
+l'explication du mystère de la Chambre Jaune!»</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il y eut, dans la salle, des remuements de chaises, de légères
+bousculades, des «chut!» énergiques. La curiosité était poussée à son
+comble.</p>
+
+<p>«Mais, fit le président, il me semble, d'après votre hypothèse, monsieur
+Rouletabille, que le mystère de la «Chambre Jaune» est tout expliqué. Et
+c'est Frédéric Larsan qui nous l'a expliqué lui-même en se contentant de
+tromper sur le personnage, en mettant M. Robert Darzac à sa propre
+place. Il est évident que la porte de la «Chambre Jaune» s'est ouverte
+quand M. Stangerson était seul, et que le professeur a laissé passer
+l'homme qui sortait de la chambre de sa fille, sans l'arrêter, peut-être
+même <i>sur la prière de sa fille</i>, pour éviter tout scandale!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Non, m'sieur le président, protesta avec force le jeune homme. Vous
+oubliez que Mlle Stangerson, assommée, ne pouvait plus faire de prière,
+qu'elle ne pouvait plus refermer sur elle ni le verrou ni la serrure&hellip;
+Vous oubliez aussi que M. Stangerson a juré sur la tête de sa fille à
+l'agonie <i>que la porte ne s'était pas ouverte!</i></p>
+
+<p>&mdash;C'est pourtant, monsieur, la seule façon d'expliquer les choses! <i>La
+Chambre Jaune était close comme un coffre-fort.</i> Pour me servir de
+vos expressions, il était impossible à l'assassin de s'en échapper
+«normalement ou anormalement». Quand on pénètre dans la chambre, on ne
+le trouve pas! Il faut bien pourtant qu'il s'échappe!&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout à fait inutile, m'sieur le président&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'avait pas besoin de s'échapper, <i>s'il n'y était pas!</i>»</p>
+
+<p>Rumeurs dans la salle&hellip;</p>
+
+<p>«Comment, il n'y était pas?</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment non! <i>Puisqu'il ne pouvait pas y être, c'est
+qu'il n'y était pas!</i> Il faut toujours, m'sieur
+l'président, s'appuyer sur le bon bout de sa raison!</p>
+
+<p>&mdash;Mais toutes les traces de son passage! protesta le président.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, m'sieur le président, c'est le mauvais bout de la raison!&hellip; Le
+bon bout nous indique ceci: depuis le moment où Mlle Stangerson s'est
+enfermée dans sa chambre jusqu'au moment où l'on a défoncé la porte, il
+est impossible que l'assassin se soit échappé de cette chambre; et,
+comme on ne l'y trouve pas, c'est que, depuis le moment de la fermeture
+de la porte jusqu'au moment où on la défonce, <i>l'assassin n'était pas
+dans la chambre!</i></p>
+
+<p>&mdash;Mais les traces?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! m'sieur le président&hellip; Ça, c'est les marques sensibles, encore
+une fois&hellip; les marques sensibles avec lesquelles on commet tant
+d'erreurs judiciaires <i>parce qu'elles vous font dire ce
+qu'elles veulent!</i> Il ne faut point, je vous le répète, s'en
+servir pour raisonner! Il faut raisonner d'abord! Et voir ensuite si les
+marques sensibles peuvent entrer dans le cercle de votre raisonnement&hellip;
+J'ai un tout petit cercle de vérité incontestable: <i>l'assassin n'était
+point dans la Chambre Jaune!</i> Pourquoi a-t-on cru qu'il y était? À
+cause des marques de son passage! Mais il peut être passé <i>avant!</i>
+Que dis-je: il «doit» être passé avant. La raison me dit qu'il faut
+qu'il soit passé là, <i>avant!</i> Examinons les marques et ce que nous
+savons de l'affaire, et voyons si ces marques vont à l'encontre de ce
+<i>passage avant&hellip; avant que Mlle Stangerson s'enferme dans sa chambre,
+devant son père et le père Jacques!</i></p>
+
+<p>«Après la publication de l'article du <i>Matin</i> et une conversation
+que j'eus dans le trajet de Paris à Épinay-sur-Orge avec le juge
+d'instruction, la preuve me parut faite que la «Chambre Jaune» était
+mathématiquement close et que, par conséquent, l'assassin en avait
+disparu avant l'entrée de Mlle Stangerson dans sa chambre, à minuit.</p>
+
+<p>«Les marques extérieures se trouvaient alors être terriblement «contre
+ma raison». Mlle Stangerson ne s'était pas assassinée toute seule, et
+ces marques attestaient qu'il n'y avait pas eu suicide. L'assassin était
+donc venu <i>avant!</i> Mais comment Mlle Stangerson n'avait-elle été
+assassinée qu'après? ou plutôt «ne paraissait-elle» avoir été assassinée
+qu'après? Il me fallait naturellement reconstituer l'affaire en deux
+phases, deux phases bien distinctes l'une de l'autre de quelques heures:
+la première phase pendant laquelle on avait réellement tenté
+d'assassiner Mlle Stangerson, tentative qu'elle avait dissimulée; la
+seconde phase pendant laquelle, à la suite d'un cauchemar qu'elle avait
+eu, ceux qui étaient dans le laboratoire avaient cru qu'on
+l'assassinait!</p>
+
+<p>«Je n'avais pas encore, alors, pénétré dans la «Chambre Jaune». Quelles
+étaient les blessures de Mlle Stangerson? Des marques de strangulation
+et un coup formidable à la tempe&hellip; Les marques de strangulation ne me
+gênaient pas. Elles pouvaient avoir été faites «avant» et Mlle
+Stangerson les avait dissimulées sous une collerette, un boa, n'importe
+quoi! Car, du moment que je créais, que j'étais obligé de diviser
+l'affaire en deux phases, j'étais acculé à la nécessité de me dire que
+<i>Mlle Stangerson avait caché tous les événements de la première
+phase</i>; elle avait des raisons, sans doute, assez puissantes pour
+cela, puisqu'elle n'avait rien dit à son père et qu'elle dut raconter
+naturellement au juge d'instruction l'agression de l'assassin <i>dont
+elle ne pouvait nier le passage</i>, comme si cette agression
+avait eu lieu la nuit, pendant la seconde phase! Elle y était forcée,
+sans quoi son père lui eût dit: «Que nous as-tu caché là? Que signifie
+ton silence après une pareille agression»?»</p>
+
+<p>«Elle avait donc dissimulé les marques de la main de l'homme à son cou.
+Mais il y avait le coup formidable de la tempe! Ça, je ne le comprenais
+pas! Surtout quand j'appris que l'on avait trouvé dans la chambre un os
+de mouton, arme du crime&hellip; Elle ne pouvait avoir dissimulé qu'on
+l'avait assommée, et cependant cette blessure apparaissait évidemment
+comme ayant dû être faite pendant la première phase puisqu'elle
+nécessitait la présence de l'assassin! J'imaginai que cette blessure
+était beaucoup moins forte qu'on ne le disait&mdash;en quoi j'avais tort&mdash;et
+je pensai que Mlle Stangerson avait caché la blessure de la tempe
+<i>sous une coiffure en bandeaux!</i></p>
+
+<p>«Quant à la marque, sur le mur, de la main de l'assassin blessée par le
+revolver de Mlle Stangerson, cette marque avait été faite évidemment
+«avant» et l'assassin avait été nécessairement blessé pendant la
+première phase, c'est-à-dire <i>pendant qu'il était là!</i>
+Toutes les traces du passage de l'assassin avaient été naturellement
+laissées pendant la première phase: L'os de mouton, les pas noirs, le
+béret, le mouchoir, le sang sur le mur, sur la porte et par terre&hellip; De
+toute évidence, si ces traces étaient encore là, c'est que Mlle
+Stangerson, qui désirait qu'on ne sût rien et qui agissait pour qu'on ne
+sût rien de cette affaire, n'avait pas encore eu le temps de les faire
+disparaître! Ce qui me conduisait à chercher la première phase de
+l'affaire dans <i>un temps très rapproché de la seconde</i>. Si,
+après la première phase, c'est-à-dire après que l'assassin se fût
+échappé, après qu'elle-même eût en hâte regagné le laboratoire où son
+père la retrouvait, travaillant,&mdash;si elle avait pu pénétrer à nouveau
+un instant dans la chambre, elle aurait au moins fait disparaître, tout
+de suite, l'os de mouton, le béret et le mouchoir qui traînaient par
+terre. Mais elle ne le tenta pas, son père ne l'ayant pas quittée.
+Après, donc, cette première phase, elle n'est entrée dans sa chambre
+qu'à minuit. Quelqu'un y était entré à dix heures: le père Jacques, qui
+fit sa besogne de tous les soirs, ferma les volets et alluma la
+veilleuse. Dans son anéantissement sur le bureau du laboratoire où elle
+feignait de travailler, Mlle Stangerson avait sans doute oublié que le
+père Jacques allait entrer dans sa chambre! Aussi elle a un mouvement:
+elle prie le père Jacques de ne pas se déranger! De ne pas pénétrer dans
+la chambre! Ceci est en toutes lettres dans l'article du <i>Matin</i>.
+Le père Jacques entre tout de même et ne s'aperçoit de rien, tant la
+«Chambre Jaune» est obscure!&hellip; Mlle Stangerson a dû vivre là deux
+minutes affreuses! Cependant, je crois qu'elle ignorait qu'il y avait
+tant de marques du passage de l'assassin dans sa chambre! Elle n'avait
+sans doute, après la première phase, eu le temps que de dissimuler les
+traces des doigts de l'homme à son cou et de sortir de sa chambre!&hellip;
+Si elle avait su que l'os, le béret et le mouchoir fussent sur le
+parquet, elle les aurait également ramassés quand elle est rentrée à
+minuit dans sa chambre&hellip; Elle ne les a pas vus, elle s'est déshabillée
+à la clarté douteuse de la veilleuse&hellip; Elle s'est couchée, brisée par
+tant d'émotions, et par la terreur, la terreur qui ne l'avait fait
+regagner cette chambre que le plus tard possible&hellip;</p>
+
+<p>«Ainsi étais-je <i>obligé</i> d'arriver de la sorte à la seconde phase
+du drame, <i>avec Mlle Stangerson seule dans la chambre, du moment qu'on
+n'avait pas trouvé l'assassin dans la chambre&hellip;</i> Ainsi devais-je
+naturellement faire entrer dans le cercle de mon raisonnement les
+marques extérieures.</p>
+
+<p>«Mais il y avait d'autres marques extérieures à expliquer. Des coups de
+revolver avaient été tirés, pendant la seconde phase. Des cris: «Au
+secours! À l'assassin!» avaient été proférés!&hellip; Que pouvait me
+désigner, en une telle occurrence, le bon bout de ma raison? Quant aux
+cris, d'abord: du moment où il n'y a pas d'assassin dans la chambre,
+<i>il y avait forcément cauchemar dans la chambre!</i></p>
+
+<p>«On entend un grand bruit de meubles renversés. J'imagine&hellip; je suis
+obligé d'imaginer ceci: Mlle Stangerson s'est endormie, hantée par
+l'abominable scène de l'après-midi&hellip; elle rêve&hellip; le cauchemar précise
+ses images rouges&hellip; elle revoit l'assassin qui se précipite sur elle,
+elle crie: «À l'assassin! Au secours!» et son geste désordonné va
+chercher le revolver qu'elle a posé, avant de se coucher, sur sa table
+de nuit. Mais cette main heurte la table de nuit avec une telle force
+qu'elle la renverse. Le revolver roule par terre, un coup part et va se
+loger dans le plafond&hellip; Cette balle dans le plafond me parut, dès
+l'abord, devoir être la balle de l'accident&hellip; Elle révélait la
+possibilité de l'accident et arrivait si bien avec mon hypothèse de
+cauchemar qu'elle fut une des raisons pour lesquelles je commençai à ne
+plus douter que le crime avait eu lieu <i>avant</i>, et que Mlle
+Stangerson, douée d'un caractère d'une énergie peu commune, l'avait
+caché&hellip; Cauchemar, coup de revolver&hellip; Mlle Stangerson, dans un état
+moral affreux, est réveillée; elle essaye de se lever; elle roule par
+terre, sans force, renversant les meubles, râlant même&hellip; «À l'assassin!
+Au secours!» et s'évanouit&hellip;</p>
+
+<p>«Cependant, on parlait de deux coups de revolver, la nuit, lors de la
+seconde phase. À moi aussi, pour ma thèse&mdash;ce n'était plus, déjà, une
+hypothèse&mdash;il en fallait deux; mais «un» dans chacune des phases et non
+pas deux dans la dernière&hellip; un coup pour blesser l'assassin,
+<i>avant</i>, et un coup lors du cauchemar, <i>après!</i> Or,
+était-il bien sûr que, la nuit, deux coups de revolver eussent été
+tirés? Le revolver s'était fait entendre au milieu du fracas de meubles
+renversés. Dans un interrogatoire, M. Stangerson parle d'un coup sourd
+d'abord, d'un coup éclatant ensuite! Si le coup sourd avait été produit
+par la chute de la table de nuit en marbre sur le plancher? Il est
+<i>nécessaire</i> que cette explication soit la bonne. Je fus certain
+qu'elle était la bonne, quand je sus que les concierges, Bernier et sa
+femme, n'avaient entendu, eux qui étaient tout près du pavillon,
+<i>qu'un seul coup de revolver.</i> Ils l'ont déclaré au juge
+d'instruction.</p>
+
+<p>«Ainsi, j'avais presque reconstitué les deux phases du drame quand je
+pénétrai, pour la première fois, dans la «Chambre Jaune». Cependant la
+gravité de la blessure à la tempe n'entrait pas dans le cercle de mon
+raisonnement. Cette blessure n'avait donc pas été faite par l'assassin
+avec l'os de mouton, lors de la première phase, parce qu'elle était trop
+grave, que Mlle Stangerson n'aurait pu la dissimuler et qu'elle ne
+l'avait pas dissimulée sous une coiffure en bandeaux! Alors, cette
+blessure avait été «nécessairement» faite lors de la seconde phase, au
+moment du cauchemar? C'est ce que je suis allé demander à la «Chambre
+Jaune» et la «Chambre Jaune» m'a répondu!»</p>
+
+<p>Rouletabille tira, toujours de son petit paquet, un morceau de papier
+blanc plié en quatre, et, de ce morceau de papier blanc, sortit un objet
+invisible, qu'il tint entre le pouce et l'index et qu'il porta au
+président:</p>
+
+<p>«Ceci, monsieur le président, est un cheveu, un cheveu blond maculé de
+sang, un cheveu de Mlle Stangerson&hellip; Je l'ai trouvé collé à l'un des
+coins de marbre de la table de nuit renversée&hellip; Ce coin de marbre était
+lui-même maculé de sang. Oh! un petit carré rouge de rien du tout! mais
+fort important! car il m'apprenait, ce petit carré de sang, qu'en se
+levant, affolée, de son lit, Mlle Stangerson était tombée de tout son
+haut et fort brutalement sur ce coin de marbre qui l'avait blessée à la
+tempe, et qui avait retenu ce cheveu, ce cheveu que Mlle Stangerson
+devait avoir sur le front, bien qu'elle ne portât pas la coiffure en
+bandeaux! Les médecins avaient déclaré que Mlle Stangerson avait été
+assommée avec un objet <i>contondant</i> et, comme l'os de mouton était
+là, le juge d'instruction avait immédiatement accusé l'os de mouton
+<i>mais le coin d'une table de nuit en marbre est aussi un objet
+contondant auquel ni les médecins ni le juge d'instruction n'avaient
+songé, et que je n'eusse peut-être point découvert moi-même si le bon
+bout de ma raison ne me l'avait indiqué, ne me l'avait fait pressentir</i>.»</p>
+
+<p>La salle faillit partir, une fois de plus, en applaudissements; mais,
+comme Rouletabille reprenait tout de suite sa déposition, le silence se
+rétablit sur-le-champ.</p>
+
+<p>«Il me restait à savoir, en dehors du nom de l'assassin que je ne devais
+connaître que quelques jours plus tard, à quel moment avait eu lieu la
+première phase du drame. L'interrogatoire de Mlle Stangerson, bien
+qu'arrangé pour tromper le juge d'instruction, et celui de M.
+Stangerson, devaient me le révéler. Mlle Stangerson a donné exactement
+l'emploi de son temps, ce jour-là. Nous avons établi que l'assassin
+s'est introduit entre cinq et six dans le pavillon; mettons qu'il fût
+six heures et quart quand le professeur et sa fille se sont remis au
+travail. C'est donc entre cinq heures et six heures et quart qu'il faut
+chercher. Que dis-je, cinq heures! mais le professeur est alors avec sa
+fille&hellip; Le drame ne pourra s'être passé que loin du professeur! Il me
+faut donc, dans ce court espace de temps, chercher le moment où le
+professeur et sa fille seront séparés!&hellip; Eh bien, ce moment, je le
+trouve dans l'interrogatoire qui eut lieu dans la chambre de Mlle
+Stangerson, en présence de M. Stangerson. Il y est marqué que le
+professeur et sa fille rentrent vers six heures au laboratoire. M.
+Stangerson dit: «À ce moment, je fus abordé par mon garde qui <i>me
+retint un instant</i>.» il y a donc conversation avec le garde.
+Le garde parle à M. Stangerson de coupe de bois ou de braconnage; Mlle
+Stangerson n'est plus là; elle a déjà regagné le laboratoire puisque le
+professeur dit encore: «Je quittai le garde et je rejoignis ma fille qui
+était déjà au travail!»</p>
+
+<p>«C'est donc dans ces courtes minutes que le drame se déroula. C'est
+nécessaire! Je vois très bien Mlle Stangerson rentrer dans le pavillon,
+pénétrer dans sa chambre pour poser son chapeau et se trouver en face
+du bandit qui la poursuit. Le bandit était là, dans le pavillon, depuis
+un certain temps. Il devait avoir arrangé son affaire pour que tout se
+passât la nuit. Il avait alors déchaussé les chaussures du père Jacques
+qui le gênaient, dans les conditions que j'ai dites au juge
+d'instruction, il avait opéré la rafle des papiers, comme je vous l'ai
+dit tout à l'heure, et il s'était ensuite glissé sous le lit quand le
+père Jacques était revenu laver le vestibule et le laboratoire&hellip; Le
+temps lui avait paru long&hellip; il s'était relevé, après le départ du père
+Jacques, avait à nouveau erré dans le laboratoire, était venu dans le
+vestibule, avait regardé dans le jardin, et avait vu venir, vers le
+pavillon&mdash;car, à ce moment-là, la nuit qui commençait était très
+claire&mdash;<i>Mlle Stangerson, toute seule!</i> Jamais il n'eût osé
+l'attaquer à cette heure-là s'il n'avait cru être certain que Mlle
+Stangerson était seule! Et, pour qu'elle lui apparût seule, il fallait
+que la conversation entre M. Stangerson et le garde qui le retenait eût
+lieu à un coin détourné du sentier, <i>coin où se trouve un bouquet
+d'arbres qui les cachait aux yeux du misérable</i>. Alors, son plan est
+fait. Il va être plus tranquille, seul avec Mlle Stangerson dans ce
+pavillon, qu'il ne l'aurait été, en pleine nuit, avec le père Jacques
+dormant dans son grenier. <i>Et il dut fermer la fenêtre du
+vestibule!</i> ce qui explique aussi que ni M. Stangerson, ni le
+garde, du reste assez éloignés encore du pavillon, n'ont entendu le coup
+de revolver.</p>
+
+<p>«Puis il regagna la «Chambre Jaune». Mlle Stangerson arrive. Ce qui
+s'est passé a dû être rapide comme l'éclair!&hellip; Mlle Stangerson a dû
+crier&hellip; ou plutôt a voulu crier son effroi; l'homme l'a saisie à la
+gorge&hellip; Peut-être va-t-il l'étouffer, l'étrangler&hellip; Mais la main
+tâtonnante de Mlle Stangerson a saisi, dans le tiroir de la table de
+nuit, le revolver qu'elle y a caché depuis qu'elle redoute les menaces
+de l'homme. L'assassin brandit déjà, sur la tête de la malheureuse,
+cette arme terrible dans les mains de Larsan-Ballmeyer, un os de
+mouton&hellip; Mais elle tire&hellip; le coup part, blesse la main qui abandonne
+l'arme. L'os de mouton roule par terre, <i>ensanglanté par la
+blessure de l'assassin&hellip;</i> l'assassin chancelle, va
+s'appuyer à la muraille, y imprime ses doigts rouges, craint une autre
+balle et s'enfuit&hellip;</p>
+
+<p>«Elle le voit traverser le laboratoire&hellip; Elle écoute&hellip; Que fait-il
+dans le vestibule?&hellip; Il est bien long à sauter par cette fenêtre&hellip;
+Enfin, il saute! Elle court à la fenêtre et la referme!&hellip; Et
+maintenant, est-ce que son père a vu? a entendu? Maintenant que le
+danger a disparu, toute sa pensée va à son père&hellip; douée d'une énergie
+surhumaine, elle lui cachera tout, s'il en est temps encore!&hellip; Et,
+quand M. Stangerson reviendra, il trouvera la porte de la «Chambre
+Jaune» fermée, et sa fille, dans le laboratoire, penchée sur son bureau,
+attentive, <i>au travail, déjà!</i>»</p>
+
+<p>Rouletabille se tourne alors vers M. Darzac:</p>
+
+<p>«Vous savez la vérité, s'écria-t-il, dites-nous donc si la chose ne
+s'est pas passée ainsi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais rien, répond M. Darzac.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un héros! fait Rouletabille, en se croisant les bras&hellip; Mais
+si Mlle Stangerson était, hélas! en état de savoir que vous êtes accusé,
+elle vous relèverait de votre parole&hellip; elle vous prierait de dire tout
+ce qu'elle vous a confié&hellip; que dis-je, elle viendrait vous défendre
+elle-même!&hellip;»</p>
+
+<p>M. Darzac ne fit pas un mouvement, ne prononça pas un mot. Il regarda
+tristement Rouletabille.</p>
+
+<p>«Enfin, fit celui-ci, puisque Mlle Stangerson n'est pas là,
+<i>il faut bien que j'y sois, moi!</i> Mais, croyez-moi,
+monsieur Darzac, le meilleur moyen, le seul, de sauver Mlle Stangerson
+et de lui rendre la raison, c'est encore de vous faire acquitter!»</p>
+
+<p>Un tonnerre d'applaudissements accueillit cette dernière phrase. Le
+président n'essaya même pas de réfréner l'enthousiasme de la salle.
+Robert Darzac était sauvé. Il n'y avait qu'à regarder les jurés pour en
+être certain! Leur attitude manifestait hautement leur conviction.</p>
+
+<p>Le président s'écria alors:</p>
+
+<p>«Mais enfin, quel est ce mystère qui fait que Mlle Stangerson, que l'on
+tente d'assassiner, dissimule un pareil crime à son père?</p>
+
+<p>&mdash;Ça, m'sieur, fit Rouletabille, j'sais pas!&hellip; Ça ne me regarde pas!&hellip;»</p>
+
+<p>Le président fit un nouvel effort auprès de M. Robert Darzac.</p>
+
+<p>«Vous refusez toujours de nous dire, monsieur, quel a été l'emploi de
+votre temps pendant qu'«on» attentait à la vie de Mlle Stangerson?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux rien vous dire, monsieur&hellip;»</p>
+
+<p>Le président implora du regard une explication de Rouletabille:</p>
+
+<p>«On a le droit de penser, m'sieur le président, que les absences de M.
+Robert Darzac étaient étroitement liées au secret de Mlle Stangerson&hellip;
+Aussi M. Darzac se croit-il tenu à garder le silence!&hellip; Imaginez que
+Larsan, qui a, lors de ses trois tentatives, tout mis en train pour
+détourner les soupçons sur M. Darzac, ait fixé, justement, ces trois
+fois-là, des rendez-vous à M. Darzac dans un endroit compromettant,
+rendez-vous où il devait être traité du mystère&hellip; M. Darzac se fera
+plutôt condamner que d'avouer quoi que ce soit, que d'expliquer quoi que
+ce soit qui touche au mystère de Mlle Stangerson. Larsan est assez malin
+pour avoir fait encore cette «combinaise-là!&hellip;»</p>
+
+<p>Le président, ébranlé, mais curieux, répartit encore:</p>
+
+<p>«Mais quel peut bien être ce mystère-là?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! m'sieur, j'pourrais pas vous dire! fit Rouletabille en saluant le
+président; seulement, je crois que vous en savez assez maintenant pour
+acquitter M. Robert Darzac!&hellip; À moins que Larsan ne revienne! mais
+j'crois pas!» fit-il en riant d'un gros rire heureux.</p>
+
+<p>Tout le monde rit avec lui.</p>
+
+<p>«Encore une question, monsieur, fit le président. Nous comprenons,
+toujours en admettant votre thèse, que Larsan ait voulu détourner les
+soupçons sur M. Robert Darzac, mais quel intérêt avait-il à les
+détourner aussi sur le père Jacques?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;«L'intérêt du policier!» m'sieur! L'intérêt de se montrer débrouillard
+en annihilant lui-même ces preuves qu'il avait accumulées. C'est très
+fort, ça! C'est un truc qui lui a souvent servi à détourner les soupçons
+qui eussent pu s'arrêter sur lui-même! Il prouvait l'innocence de l'un,
+avant d'accuser l'autre. Songez, monsieur le président, qu'une affaire
+comme celle-là devait avoir été longuement «mijotée» à l'avance par
+Larsan. Je vous dis qu'il avait tout étudié et qu'il connaissait les
+êtres et tout. Si vous avez la curiosité de savoir comment il s'était
+documenté, vous apprendrez qu'il s'était fait un moment le
+commissionnaire entre «le laboratoire de la Sûreté» et M. Stangerson, à
+qui on demandait des «expériences». Ainsi, il a pu, avant le crime,
+pénétrer deux fois dans le pavillon. Il était grimé de telle sorte que
+le père Jacques, depuis, ne l'a pas reconnu; mais il a trouvé, lui,
+Larsan, l'occasion de chiper au père Jacques une vieille paire de
+godillots et un béret hors d'usage, que le vieux serviteur de M.
+Stangerson avait noués dans un mouchoir pour les porter sans doute à un
+de ses amis, charbonnier sur la route d'Épinay! Quand le crime fut
+découvert, le père Jacques, reconnaissant les objets à part lui, n'eut
+garde de les reconnaître immédiatement! Ils étaient trop compromettants,
+et c'est ce qui vous explique son trouble, à cette époque, quand nous
+lui en parlions. Tout cela est simple comme bonjour et j'ai acculé
+Larsan à me l'avouer. Il l'a du reste fait avec plaisir, car, si c'est
+un bandit&mdash;ce qui ne fait plus, j'ose l'espérer, de doute pour
+personne&mdash;c'est aussi un artiste!&hellip; C'est sa manière de faire, à cet
+homme, sa manière à lui&hellip; Il a agi de même lors de l'affaire du «Crédit
+universel» et des «Lingots de la Monnaie!» Des affaires qu'il faudra
+réviser, m'sieur le président, car il y a quelques innocents dans les
+prisons depuis que Ballmeyer-Larsan appartient à la Sûreté!»</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch28">XXVIII<br />
+Où il est prouvé qu'on ne pense pas toujours à tout</h2>
+
+
+<p>Gros émoi, murmures, bravos! Maître Henri-Robert déposa des conclusions
+tendant à ce que l'affaire fût renvoyée à une autre session pour
+supplément d'instruction; le ministère public lui-même s'y associa.
+L'affaire fut renvoyée. Le lendemain, M. Robert Darzac était remis en
+liberté provisoire, et le père Mathieu bénéficiait «d'un non-lieu»
+immédiat. On chercha vainement Frédéric Larsan. La preuve de l'innocence
+était faite. M. Darzac échappa enfin à l'affreuse calamité qui l'avait,
+un instant, menacé, et il put espérer, après une visite à Mlle
+Stangerson, que celle-ci recouvrerait un jour, à force de soins assidus,
+la raison.</p>
+
+<p>Quant à ce gamin de Rouletabille, il fut, naturellement, «l'homme du
+jour»! À sa sortie du palais de Versailles, la foule l'avait porté en
+triomphe. Les journaux du monde entier publièrent ses exploits et sa
+photographie; et lui, qui avait tant interviewé d'illustres personnages,
+fut illustre et interviewé à son tour! Je dois dire qu'il ne s'en montra
+pas plus fier pour ça!</p>
+
+<p>Nous revînmes de Versailles ensemble, après avoir dîné fort gaiement au
+«Chien qui fume». Dans le train, je commençai à lui poser un tas de
+questions qui, pendant le repas, s'étaient pressées déjà sur mes lèvres
+et que j'avais tues toutefois parce que je savais que Rouletabille
+n'aimait pas travailler en mangeant.</p>
+
+<p>«Mon ami, fis-je, cette affaire de Larsan est tout à fait sublime et
+digne de votre cerveau héroïque.»</p>
+
+<p>Ici il m'arrêta, m'invitant à parler plus simplement et prétendant
+qu'il ne se consolerait jamais de voir qu'une aussi belle intelligence
+que la mienne était prête à tomber dans le gouffre hideux de la
+stupidité, et cela simplement à cause de l'admiration que j'avais pour
+lui&hellip;</p>
+
+<p>«Je viens au fait, fis-je, un peu vexé. Tout ce qui vient de se passer
+ne m'apprend point du tout ce que vous êtes allé faire en Amérique. Si
+je vous ai bien compris: quand vous êtes parti la dernière fois du
+Glandier, vous aviez tout deviné de Frédéric Larsan?&hellip; Vous saviez que
+Larsan était l'assassin et vous n'ignoriez plus rien de la façon dont il
+avait tenté d'assassiner?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement. Et vous, fit-il, en détournant la conversation, vous ne
+vous doutiez de rien?</p>
+
+<p>&mdash;De rien!</p>
+
+<p>&mdash;C'est incroyable.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon ami&hellip; vous avez eu bien soin de me dissimuler votre pensée
+et je ne vois point comment je l'aurais pénétrée&hellip; Quand je suis arrivé
+au Glandier avec les revolvers, «à ce moment précis», vous soupçonniez
+déjà Larsan?</p>
+
+<p>&mdash;Oui! Je venais de tenir le raisonnement de la «galerie inexplicable!»
+mais le retour de Larsan dans la chambre de Mlle Stangerson ne m'avait
+pas encore été expliqué par la découverte du binocle de presbyte&hellip;
+Enfin, mon soupçon n'était que mathématique, et l'idée de Larsan
+assassin m'apparaissait si formidable que j'étais résolu à attendre des
+«traces sensibles» avant d'oser m'y arrêter davantage. Tout de même
+cette idée me tracassait, et j'avais parfois une façon de vous parler du
+policier qui eût dû vous mettre en éveil. D'abord je ne mettais plus du
+tout en avant «sa bonne foi» et je ne vous disais plus «qu'il se
+trompait». Je vous entretenais de son système comme d'un misérable
+système, et le mépris que j'en marquais, qui s'adressait dans votre
+esprit au policier, s'adressait en réalité, dans le mien, moins au
+policier qu'au bandit que je le soupçonnais d'être!&hellip; Rappelez-vous&hellip;
+quand je vous énumérais toutes les preuves qui s'accumulaient contre M.
+Darzac, je vous disais: «Tout cela semble donner quelque corps à
+l'hypothèse du grand Fred. C'est, du reste, cette hypothèse, que je
+crois fausse, qui l'égarera&hellip;» et j'ajoutais sur un ton qui eût dû vous
+stupéfier: «Maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric
+Larsan? Voilà! Voilà! Voilà!&hellip;»</p>
+
+<p>Ces «voilà!» eussent dû vous donner à réfléchir; il y avait tout mon
+soupçon dans ces «Voilà!» Et que signifiait: «égare-t-elle réellement?»
+sinon qu'elle pouvait ne pas l'égarer, lui, mais qu'elle était
+<i>destinée à nous égarer, nous!</i> Je vous regardais à ce moment et
+vous n'avez pas tressailli, vous n'avez pas compris&hellip; J'en ai été
+enchanté, car, jusqu'à la découverte du binocle, je ne pouvais
+considérer le crime de Larsan que comme une absurde hypothèse&hellip; Mais,
+après la découverte du binocle qui m'expliquait le retour de Larsan dans
+la chambre de Mlle Stangerson&hellip; voyez ma joie, mes transports&hellip; Oh! Je
+me souviens très bien! Je courais comme un fou dans ma chambre et je
+vous criais: «Je roulerai le grand Fred! je le roulerai d'une façon
+retentissante!» Ces paroles s'adressaient alors au bandit. Et, le soir
+même, quand, chargé par M. Darzac de surveiller la chambre de Mlle
+Stangerson, je me bornai jusqu'à dix heures du soir à dîner avec Larsan
+sans prendre aucune mesure autre, <i>tranquille parce qu'il
+était là</i>, en face de moi! à ce moment encore, cher ami, vous
+auriez pu soupçonner que c'était seulement cet homme-là que je
+redoutais&hellip; Et quand je vous disais, au moment où nous parlions de
+l'arrivée prochaine de l'assassin: «Oh! je suis bien sûr que Frédéric
+Larsan sera là cette nuit!&hellip;»</p>
+
+<p>«Mais il y a une chose capitale qui eût pu, qui eût dû nous éclairer
+tout à fait et tout de suite sur le criminel, une chose qui nous
+dénonçait Frédéric Larsan et que nous avons laissée échapper, <i>vous et
+moi!&hellip;</i></p>
+
+<p>«Auriez-vous donc oublié l'histoire de la canne?</p>
+
+<p>«Oui, en dehors du raisonnement qui, pour tout «esprit logique»,
+dénonçait Larsan, il y avait l'«histoire de la canne» qui le dénonçait
+à tout «esprit observateur».</p>
+
+<p>«J'ai été tout à fait étonné&mdash;apprenez-le donc&mdash;qu'à l'instruction,
+Larsan ne se fût pas servi de la canne contre M. Darzac. Est-ce que
+cette canne n'avait pas été achetée le soir du crime par un homme dont
+le signalement répondait à celui de M. Darzac? Eh bien, tout à l'heure,
+j'ai demandé à Larsan lui-même, avant qu'il prît le train pour
+disparaître, je lui ai demandé pourquoi il n'avait pas usé de la canne.
+Il m'a répondu qu'il n'en avait jamais eu l'intention; que, dans sa
+pensée, il n'avait jamais rien imaginé contre M. Darzac avec cette canne
+et que nous l'avions fort embarrassé, le soir du cabaret d'Épinay, <i>en
+lui prouvant qu'il nous mentait!</i> Vous savez qu'il disait
+qu'il avait eu cette canne à Londres; or, la marque attestait qu'elle
+était de Paris! Pourquoi, à ce moment, au lieu de penser: «Fred ment; il
+était à Londres; il n'a pas pu avoir cette canne de Paris, à Londres?»;
+Pourquoi ne nous sommes-nous pas dit: «Fred ment. Il n'était pas à
+Londres, puisqu'il a acheté cette canne à Paris!» Fred menteur, Fred à
+Paris, au moment du crime! C'est un point de départ de soupçon, cela! Et
+quand, après votre enquête chez Cassette, vous nous apprenez que cette
+canne a été achetée par un homme qui est habillé comme M. Darzac, alors
+que nous sommes sûrs, d'après la parole de M. Darzac lui-même, que ce
+n'est pas lui qui a acheté cette canne, alors que nous sommes sûrs,
+grâce à l'histoire du bureau de poste 40, <i>qu'il y a à Paris un
+homme qui prend la silhouette Darzac</i>, alors que nous nous demandons
+quel est donc cet homme qui, déguisé en Darzac, se présente le soir du
+crime chez Cassette pour acheter une canne que nous retrouvons entre les
+mains de Fred, comment? comment? comment ne nous sommes-nous pas dit un
+instant: «Mais&hellip; mais&hellip; mais&hellip; cet inconnu déguisé en Darzac qui
+achète une canne que Fred a entre les mains,&hellip; si c'était&hellip; si
+c'était&hellip; Fred lui-même?&hellip;» Certes, sa qualité d'agent de la Sûreté
+n'était point propice à une pareille hypothèse; mais, quand nous avions
+constaté l'acharnement avec lequel Fred accumulait les preuves contre
+Darzac, la rage avec laquelle il poursuivait le malheureux&hellip; nous
+aurions pu être frappés par un mensonge de Fred aussi important que
+celui qui le faisait entrer en possession, à Paris, d'une canne <i>qu'il
+ne pouvait avoir eue à Londres</i>. Même, s'il l'avait trouvée à Paris,
+le mensonge de Londres n'en existait pas moins. Tout le monde le croyait
+à Londres, même ses chefs et il achetait une canne à Paris! Maintenant,
+comment se faisait-il que, pas une seconde, il n'en usa comme d'une
+canne trouvée <i>autour de M. Darzac!</i> C'est bien simple! C'est
+tellement simple que nous n'y avons pas pensé&hellip; Larsan l'avait achetée,
+après avoir été blessé légèrement à la main par la balle de Mlle
+Stangerson, <i>uniquement pour avoir un maintien, pour avoir toujours la
+main refermée, pour n'être point tenté d'ouvrir la main et de montrer sa
+blessure intérieure!</i> Comprenez-vous?&hellip; Voilà ce qu'il m'a dit,
+Larsan, et je me rappelle vous avoir répété souvent combien je trouvais
+bizarre «que sa main ne quittât pas cette canne». À table, quand je
+dînais avec lui, il n'avait pas plutôt quitté cette canne qu'il
+s'emparait d'un couteau dont sa main droite ne se séparait plus. Tous
+ces détails me sont revenus quand mon idée se fut arrêtée sur Larsan,
+c'est-à-dire trop tard pour qu'ils me fussent d'un quelconque secours.
+C'est ainsi que, le soir où Larsan a simulé devant nous le sommeil, je
+me suis penché sur lui et, très habilement, j'ai pu voir, sans qu'il
+s'en doutât, dans sa main. Il ne s'y trouvait plus qu'une bande légère
+de taffetas qui dissimulait ce qui restait d'une blessure légère. Je
+constatai qu'il eût pu prétendre à ce moment que cette blessure lui
+avait été faite par toute autre chose qu'une balle de revolver. Tout de
+même, pour moi, à cette heure-là, c'était un nouveau signe extérieur qui
+entrait dans le cercle de mon raisonnement. La balle, m'a dit tout à
+l'heure Larsan, n'avait fait que lui effleurer la paume et avait
+déterminé une assez abondante hémorragie.</p>
+
+<p>«Si nous avions été plus perspicaces, au moment du mensonge de Larsan,
+et plus&hellip; dangereux&hellip; il est certain que celui-ci eût sorti, pour
+détourner les soupçons, <i>l'histoire que nous avions
+imaginée pour lui</i>, l'histoire de la découverte de la canne autour de
+Darzac; mais les événements se sont tellement précipités que nous
+n'avons plus pensé à la canne! Tout de même nous l'avons fort ennuyé,
+Larsan-Ballmeyer, sans que nous nous en doutions!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, interrompis-je, s'il n'avait aucune intention, en achetant la
+canne, contre Darzac, pourquoi avait-il alors la silhouette Darzac? Le
+pardessus mastic? Le melon? Etc.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il arrivait du crime et qu'aussitôt le crime commis, il avait
+repris le déguisement Darzac qui l'a toujours accompagné dans son
+&oelig;uvre criminelle dans l'intention que vous savez!</p>
+
+<p>«Mais déjà, vous pensez bien, <i>sa main blessée l'ennuyait</i> et il
+eut, en passant avenue de l'Opéra, l'idée d'acheter une canne, idée
+qu'il réalisa sur-le-champ!&hellip; Il était huit heures! Un homme, avec la
+silhouette Darzac, qui achète une canne que je trouve dans les mains de
+Larsan!&hellip; Et moi, moi qui avais deviné que <i>le drame avait
+déjà eu lieu</i> à cette heure-là, <i>qu'il venait d'avoir lieu</i>, qui
+étais à peu près persuadé de l'innocence de Darzac je ne soupçonne pas
+Larsan!&hellip; il y a des moments&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des moments, fis-je, où les plus vastes intelligences&hellip;»</p>
+
+<p>Rouletabille me ferma la bouche&hellip; Et comme je l'interrogeais encore, je
+m'aperçus qu'il ne m'écoutait plus&hellip; Rouletabille dormait. J'eus toutes
+les peines du monde à le tirer de son sommeil quand nous arrivâmes à
+Paris.</p>
+
+
+
+
+<h2 id="ch29">XXIX <br />
+Le mystère de Mlle Stangerson</h2>
+
+
+<p>Les jours suivants, j'eus l'occasion de lui demander encore ce qu'il
+était allé faire en Amérique. Il ne me répondit guère d'une façon plus
+précise qu'il ne l'avait fait dans le train de Versailles, et il
+détourna la conversation sur d'autres points de l'affaire.</p>
+
+<p>Il finit, un jour, par me dire:</p>
+
+<p>«Mais comprenez donc que j'avais besoin de connaître la véritable
+personnalité de Larsan!</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, fis-je, mais pourquoi alliez-vous la chercher en Amérique?&hellip;»</p>
+
+<p>Il fuma sa pipe et me tourna le dos. Évidemment, je touchais au «mystère
+de Mlle Stangerson». Rouletabille avait pensé que ce mystère, qui liait
+d'une façon si terrible Larsan à Mlle Stangerson, mystère dont il ne
+trouvait, lui, Rouletabille, aucune explication dans la vie de Mlle
+Stangerson, «en France», il avait pensé, dis-je, que ce mystère «devait
+avoir son origine dans la vie de Mlle Stangerson, en Amérique». Et il
+avait pris le bateau! Là-bas, il apprendrait qui était ce Larsan, il
+acquerrait les matériaux nécessaires à lui fermer la bouche&hellip; Et il
+était parti pour Philadelphie!</p>
+
+<p>Et maintenant, quel était ce mystère qui avait «commandé le silence» à
+Mlle Stangerson et à M. Robert Darzac? Au bout de tant d'années, après
+certaines publications de la presse à scandale, maintenant que M.
+Stangerson sait tout et a tout pardonné, on peut tout dire. C'est, du
+reste, très court, et cela remettra les choses au point, car il s'est
+trouvé de tristes esprits pour accuser Mlle Stangerson qui, en toute
+cette sinistre affaire, fut toujours victime, «depuis le commencement».</p>
+
+<p>Le commencement remontait à une époque lointaine où, jeune fille, elle
+habitait avec son père à Philadelphie. Là, elle fit la connaissance,
+dans une soirée, chez un ami de son père, d'un compatriote, un Français
+qui sut la séduire par ses manières, son esprit, sa douceur et son
+amour. On le disait riche. Il demanda la main de Mlle Stangerson au
+célèbre professeur. Celui-ci prit des renseignements sur M. Jean
+Roussel, et, dès l'abord, il vit qu'il avait affaire à un chevalier
+d'industrie. Or, M. Jean Roussel, vous l'avez deviné, n'était autre
+qu'une des nombreuses transformations du fameux Ballmeyer, poursuivi en
+France, réfugié en Amérique. Mais M. Stangerson n'en savait rien; sa
+fille non plus. Celle-ci ne devait l'apprendre que dans les
+circonstances suivantes: M. Stangerson avait, non seulement refusé la
+main de sa fille à M. Roussel, mais encore il lui avait interdit l'accès
+de sa demeure. La jeune Mathilde, dont le c&oelig;ur s'ouvrait à l'amour,
+et qui ne voyait rien au monde de plus beau ni de meilleur que son Jean,
+en fut outrée. Elle ne cacha point son mécontentement à son père qui
+l'envoya se calmer sur les bords de l'Ohio, chez une vieille tante qui
+habitait Cincinnati. Jean rejoignit Mathilde là-bas et, malgré la grande
+vénération qu'elle avait pour son père, Mlle Stangerson résolut de
+tromper la surveillance de la vieille tante, et de s'enfuir avec Jean
+Roussel, bien décidés qu'ils étaient tous les deux à profiter des
+facilités des lois américaines pour se marier au plus tôt. Ainsi fut
+fait. Ils fuirent donc, pas loin, jusqu'à Louisville. Là, un matin, on
+vint frapper à leur porte. C'était la police qui désirait arrêter M.
+Jean Roussel, ce qu'elle fit, malgré ses protestations et les cris de la
+fille du professeur Stangerson. En même temps, la police apprenait à
+Mathilde que «son mari» n'était autre que le trop fameux Ballmeyer!&hellip;</p>
+
+<p>Désespérée, après une vaine tentative de suicide, Mathilde rejoignit sa
+tante à Cincinnati. Celle-ci faillit mourir de joie de la revoir. Elle
+n'avait cessé, depuis huit jours, de faire rechercher Mathilde partout,
+et n'avait pas encore osé avertir le père. Mathilde fit jurer à sa
+tante que M. Stangerson ne saurait jamais rien! C'est bien ainsi que
+l'entendait la tante, qui se trouvait coupable de légèreté dans cette si
+grave circonstance. Mlle Mathilde Stangerson, un mois plus tard,
+revenait auprès de son père, repentante, le c&oelig;ur mort à l'amour, et
+ne demandant qu'une chose: ne plus jamais entendre parler de son mari,
+le terrible Ballmeyer&mdash;arriver à se pardonner sa faute à elle-même, et
+se relever devant sa propre conscience par une vie de travail sans borne
+et de dévouement à son père!</p>
+
+<p>Elle s'est tenue parole. Cependant, dans le moment où, après avoir tout
+avoué à M. Robert Darzac, alors qu'elle croyait Ballmeyer défunt, car le
+bruit de sa mort avait courut, elle s'était accordée la joie suprême,
+après avoir tant expié, de s'unir à un ami sûr, le destin lui avait
+ressuscité Jean Roussel, le Ballmeyer de sa jeunesse! Celui-ci lui avait
+fait savoir qu'il ne permettrait jamais son mariage avec M. Robert
+Darzac et qu'«il l'aimait toujours!» ce qui, hélas! était vrai.</p>
+
+<p>Mlle Stangerson n'hésita pas à se confier à M. Robert Darzac; elle lui
+montra cette lettre où Jean Roussel-Frédéric Larsan-Ballmeyer lui
+rappelait les premières heures de leur union dans ce petit et charmant
+presbytère qu'ils avaient loué à Louisville: «&hellip; Le presbytère n'a
+rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.» Le misérable se
+disait riche et émettait la prétention «de la ramener là-bas»! Mlle
+Stangerson avait déclaré à M. Darzac que, si son père arrivait à
+soupçonner un pareil déshonneur, «elle se tuerait»! M. Darzac s'était
+juré qu'il ferait taire cet Américain, soit par la terreur, soit par la
+force, dût-il commettre un crime! Mais M. Darzac n'était pas de force,
+et il aurait succombé sans ce brave petit bonhomme de Rouletabille.</p>
+
+<p>Quant à Mlle Stangerson, que vouliez-vous qu'elle fît, en face du
+monstre? Une première fois, quand, après des menaces préalables qui
+l'avaient mise sur ses gardes, il se dressa devant elle, dans la
+«Chambre Jaune», elle essaya de le tuer. Pour son malheur, elle n'y
+réussit pas. Dès lors, elle était la victime assurée de cet être
+invisible «qui pouvait la faire chanter jusqu'à la mort», qui habitait
+chez elle, à ses côtés, sans qu'elle le sût, qui exigeait des
+rendez-vous «au nom de leur amour». La première fois, elle lui avait
+«refusé» ce rendez-vous, «réclamé dans la lettre du bureau 40»; il en
+était résulté le drame de la «Chambre Jaune». La seconde fois, avertie
+par une nouvelle lettre de lui, lettre arrivée par la poste, et qui
+était venue la trouver normalement dans sa chambre de convalescente,
+«elle avait fui le rendez-vous», en s'enfermant dans son boudoir avec
+ses femmes. Dans cette lettre, le misérable l'avait prévenue, que,
+puisqu'elle ne pouvait se déranger, «vu son état», il irait chez elle,
+et serait dans sa chambre telle nuit, à telle heure&hellip; qu'elle eût à
+prendre toute disposition pour éviter le scandale&hellip; Mathilde
+Stangerson, sachant qu'elle avait tout à redouter de l'audace de
+Ballmeyer, «lui avait abandonné sa chambre»&hellip; Ce fut l'épisode de la
+«galerie inexplicable». La troisième fois, elle avait «préparé le
+rendez-vous». C'est qu'avant de quitter la chambre vide de Mlle
+Stangerson, la nuit de la «galerie inexplicable», Larsan lui avait
+écrit, comme nous devons nous le rappeler, une dernière lettre, dans sa
+chambre même, et l'avait laissée sur le bureau de sa victime; cette
+lettre exigeait un rendez-vous «effectif» dont il fixa ensuite la date
+et l'heure, «lui promettant de lui rapporter les papiers de son père, et
+la menaçant de les brûler si elle se dérobait encore». Elle ne doutait
+point que le misérable n'eût en sa possession ces papiers précieux; il
+ne faisait là sans doute que renouveler un célèbre larcin, car elle le
+soupçonnait depuis longtemps d'avoir, «avec sa complicité inconsciente»,
+volé lui-même, autrefois, les fameux papiers de Philadelphie, dans les
+tiroirs de son père!&hellip; Et elle le connaissait assez pour imaginer que
+si elle ne se pliait point à sa volonté, tant de travaux, tant
+d'efforts, et tant de scientifiques espoirs ne seraient bientôt plus que
+de la cendre!&hellip; Elle résolut de le revoir une fois encore, face à
+face, cet homme qui avait été son époux&hellip; et de tenter de le fléchir&hellip;
+puisqu'elle ne pouvait l'éviter!&hellip; On devine ce qui s'y passa&hellip; Les
+supplications de Mathilde, la brutalité de Larsan&hellip; Il exige qu'elle
+renonce à Darzac&hellip; Elle proclame son amour&hellip; Et il la frappe&hellip; «avec
+la pensée arrêtée de faire monter l'autre sur l'échafaud!» car il est
+habile, lui, et le masque Larsan qu'il va se reposer sur la figure, le
+sauvera&hellip; pense-t-il&hellip; tandis que l'autre&hellip; l'autre ne pourra pas,
+cette fois encore, donner l'emploi de son temps&hellip; De ce côté, les
+précautions de Ballmeyer sont bien prises&hellip; et l'inspiration en a été
+des plus simples, ainsi que l'avait deviné le jeune Rouletabille&hellip;</p>
+
+<p>Larsan fait chanter Darzac comme il fait chanter Mathilde&hellip; avec les
+mêmes armes, avec le même mystère&hellip; Dans des lettres, pressantes comme
+des ordres, il se déclare prêt à traiter, à livrer toute la
+correspondance amoureuse d'autrefois et surtout «à disparaître&hellip;» si on
+veut y mettre le prix&hellip; Darzac doit aller aux rendez-vous qu'il lui
+fixe, sous menace de divulgation dès le lendemain, comme Mathilde doit
+subir les rendez-vous qu'il lui donne&hellip; Et, dans l'heure même que
+Ballmeyer agit en assassin auprès de Mathilde, Robert débarque à Épinay,
+où un complice de Larsan, un être bizarre, «une créature d'un autre
+monde», que nous retrouverons un jour, le retient de force, et «lui fait
+perdre son temps, en attendant que cette coïncidence, dont l'accusé de
+demain ne pourra se résoudre à donner la raison, lui fasse perdre la
+tête&hellip;»</p>
+
+<p>Seulement, Ballmeyer avait compté sans notre Joseph Rouletabille!</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Ce n'est pas à cette heure que voilà expliqué «le mystère de la Chambre
+Jaune», que nous suivrons pas à pas Rouletabille en Amérique. Nous
+connaissons le jeune reporter, nous savons de quels moyens puissants
+d'information, logés dans les deux bosses de son front, il disposait
+«pour remonter toute l'aventure de Mlle Stangerson et de Jean Roussel».
+À Philadelphie, il fut renseigné tout de suite en ce qui concernait
+Arthur-William Rance; il apprit son acte de dévouement, mais aussi le
+prix dont il avait gardé la prétention de se le faire payer. Le bruit de
+son mariage avec Mlle Stangerson avait couru autrefois les salons de
+Philadelphie&hellip; Le peu de discrétion du jeune savant, la poursuite
+inlassable dont il n'avait cessé de fatiguer Mlle Stangerson, même en
+Europe, la vie désordonnée qu'il menait sous prétexte de «noyer ses
+chagrins», tout cela n'était point fait pour rendre Arthur Rance
+sympathique à Rouletabille, et ainsi s'explique la froideur avec
+laquelle il l'accueillit dans la salle des témoins. Tout de suite il
+avait du reste jugé que l'affaire Rance n'entrait point dans l'affaire
+Larsan-Stangerson. Et il avait découvert le flirt formidable
+Roussel-Mlle Stangerson. Qui était ce Jean Roussel? Il alla de
+Philadelphie à Cincinnati, refaisant le voyage de Mathilde. À
+Cincinnati, il trouva la vieille tante et sut la faire parler:
+l'histoire de l'arrestation de Ballmeyer lui fut une lueur qui éclaira
+tout. Il put visiter, à Louisville, le «presbytère»&mdash;une modeste et
+jolie demeure dans le vieux style colonial&mdash;qui n'avait en effet «rien
+perdu de son charme». Puis, abandonnant la piste de Mlle Stangerson, il
+remonta la piste Ballmeyer, de prison en prison, de bagne en bagne, de
+crime en crime; enfin, quand il reprenait le bateau pour l'Europe sur
+les quais de New-York, Rouletabille savait que, sur ces quais mêmes,
+Ballmeyer s'était embarqué cinq ans auparavant, ayant en poche les
+papiers d'un certain Larsan, honorable commerçant de la
+Nouvelle-Orléans, qu'il venait d'assassiner&hellip;</p>
+
+<p>Et maintenant, connaissez-vous tout le mystère de Mlle Stangerson? Non,
+pas encore. <i>Mlle Stangerson avait eu de son mari Jean
+Roussel un enfant, un garçon.</i> Cet enfant était né chez la vieille
+tante qui s'était si bien arrangée que nul n'en sut jamais rien en
+Amérique. Qu'était devenu ce garçon? Ceci est une autre histoire que je
+vous conterai un jour.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Deux mois environ après ces événements, je rencontrai Rouletabille assis
+mélancoliquement sur un banc du palais de justice.</p>
+
+<p>«Eh bien! lui dis-je, à quoi songez-vous, mon cher ami? Vous avez l'air
+bien triste. Comment vont vos amis?</p>
+
+<p>&mdash;En dehors de vous, me dit-il, ai-je vraiment des amis?</p>
+
+<p>&mdash;Mais j'espère que M. Darzac&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Et que Mlle Stangerson&hellip; Comment va-t-elle, Mlle Stangerson?&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup mieux&hellip; mieux&hellip; beaucoup mieux&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Alors il ne faut pas être triste&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;Je suis triste, fit-il, parce que je songe au <i>parfum de la dame en
+noir</i>&hellip;</p>
+
+<p>&mdash;<i>Le parfum de la dame en noir!</i> Je vous en entends toujours
+parler! M'expliquerez-vous, enfin, pourquoi il vous poursuit avec cette
+assiduité?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, un jour&hellip; un jour, peut-être&hellip;» fit Rouletabille.</p>
+
+<p>Et il poussa un gros soupir.</p>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13765 ***</div>
+</body>
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