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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:42:53 -0700 |
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Où l'on commence à ne pas comprendre.</li> +<li><a href="#ch2">II</a>. Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille.</li> +<li><a href="#ch3">III</a>. «Un homme a passé comme une ombre à travers les volets».</li> +<li><a href="#ch4">IV</a>. «Au sein d'une nature sauvage».</li> +<li><a href="#ch5">V</a>. Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui +produit son petit effet.</li> +<li><a href="#ch6">VI</a>. Au fond de la chênaie.</li> +<li><a href="#ch7">VII</a>. Où Rouletabille part en expédition sous le lit.</li> +<li><a href="#ch8">VIII</a>. Le juge d'instruction interroge Mlle Stangerson.</li> +<li><a href="#ch9">IX</a>. Reporter et policier.</li> +<li><a href="#ch10">X</a>. «Maintenant, il va falloir manger du saignant».</li> +<li><a href="#ch11">XI</a>. Où Frédéric Larsan explique comment l'assassin a pu sortir de +la Chambre Jaune.</li> +<li><a href="#ch12">XII</a>. La canne de Frédéric Larsan.</li> +<li><a href="#ch13">XIII</a>. «Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de +son éclat».</li> +<li><a href="#ch14">XIV</a>. «J'attends l'assassin, ce soir».</li> +<li><a href="#ch15">XV</a>. Traquenard.</li> +<li><a href="#ch16">XVI</a>. Étrange phénomène de dissociation de la matière.</li> +<li><a href="#ch17">XVII</a>. La galerie inexplicable.</li> +<li><a href="#ch18">XVIII</a>. Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de +son front.</li> +<li><a href="#ch19">XIX</a>. Rouletabille m'offre à déjeuner à l'auberge du «Donjon».</li> +<li><a href="#ch20">XX</a>. Un geste de Mlle Stangerson.</li> +<li><a href="#ch21">XXI</a>. À l'affût.</li> +<li><a href="#ch22">XXII</a>. Le cadavre incroyable.</li> +<li><a href="#ch23">XXIII</a>. La double piste.</li> +<li><a href="#ch24">XXIV</a>. Rouletabille connaît les deux moitiés de l'assassin.</li> +<li><a href="#ch25">XXV</a>. Rouletabille part en voyage.</li> +<li><a href="#ch26">XXVI</a>. Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu.</li> +<li><a href="#ch27">XXVII</a>. Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire.</li> +<li><a href="#ch28">XXVIII</a>. Où il est prouvé qu'on ne pense pas toujours à tout.</li> +<li><a href="#ch29">XXIX</a>. Le mystère de Mlle Stangerson.</li> +</ul> + + + +<h2 id="ch1">I<br /> +Où l'on commence à ne pas comprendre</h2> + + +<p>Ce n'est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici +les aventures extraordinaires de Joseph Rouletabille. Celui-ci, jusqu'à +ce jour, s'y était si formellement opposé que j'avais fini par +désespérer de ne publier jamais l'histoire policière la plus curieuse de +ces quinze dernières années.</p> + +<p>J'imagine même que le public n'aurait jamais connu toute la vérité sur +la prodigieuse affaire dite de la «Chambre Jaune», génératrice de tant +de mystérieux et cruels et sensationnels drames, et à laquelle mon ami +fut si intimement mêlé, si, à propos de la nomination récente de +l'illustre Stangerson au grade de grand-croix de la Légion d'honneur, un +journal du soir, dans un article misérable d'ignorance ou d'audacieuse +perfidie, n'avait ressuscité une terrible aventure que Joseph +Rouletabille eût voulu savoir, me disait-il, oubliée pour toujours.</p> + +<p>La «Chambre Jaune»! Qui donc se souvenait de cette affaire qui fit +couler tant d'encre, il y a une quinzaine d'années? On oublie si vite à +Paris.</p> + +<p>N'a-t-on pas oublié le nom même du procès de Nayves et la tragique +histoire de la mort du petit Menaldo? Et cependant l'attention publique +était à cette époque si tendue vers les débats, qu'une crise +ministérielle, qui éclata sur ces entrefaites, passa complètement +inaperçue. Or, le procès de la «Chambre Jaune», qui précéda l'affaire de +Nayves de quelques années, eut plus de retentissement encore. Le monde +entier fut penché pendant des mois sur ce problème obscur,—le plus +obscur à ma connaissance qui ait jamais été proposé à la perspicacité de +notre police, qui ait jamais été posé à la conscience de nos juges. La +solution de ce problème affolant, chacun la chercha. Ce fut comme un +dramatique rébus sur lequel s'acharnèrent la vieille Europe et la jeune +Amérique.</p> + +<p>C'est qu'en vérité—il m'est permis de le dire «puisqu'il ne saurait y +avoir en tout ceci aucun amour-propre d'auteur» et que je ne fais que +transcrire des faits sur lesquels une documentation exceptionnelle me +permet d'apporter une lumière nouvelle—c'est qu'en vérité, je ne sache +pas que, dans le domaine de la réalité ou de l'imagination, même chez +l'auteur du <i>double assassinat, rue morgue</i>, même dans les +inventions des sous-Edgar Poe et des truculents Conan Doyle, on puisse +retenir quelque chose de comparable, QUANT AU MYSTÈRE, «au naturel +mystère de la Chambre Jaune».</p> + +<p>Ce que personne ne put découvrir, le jeune Joseph Rouletabille, âgé de +dix-huit ans, alors petit reporter dans un grand journal, le trouva! +Mais, lorsqu'en cour d'assises il apporta la clef de toute l'affaire, il +ne dit pas toute la vérité. Il n'en laissa apparaître que ce qu'il +fallait pour expliquer l'inexplicable et pour faire acquitter un +innocent. Les raisons qu'il avait de se taire ont disparu aujourd'hui. +Bien mieux, mon ami doit parler. Vous allez donc tout savoir; et, sans +plus ample préambule, je vais poser devant vos yeux le problème de la +«Chambre Jaune», tel qu'il le fut aux yeux du monde entier, au lendemain +du drame du château du Glandier.</p> + +<p>Le 25 octobre 1892, la note suivante paraissait en dernière heure du +<i>Temps</i>:</p> + +<p>«Un crime affreux vient d'être commis au Glandier, sur la lisière de la +forêt de Sainte-Geneviève, au-dessus d'Épinay-sur-Orge, chez le +professeur Stangerson. Cette nuit, pendant que le maître travaillait +dans son laboratoire, on a tenté d'assassiner Mlle Stangerson, qui +reposait dans une chambre attenante à ce laboratoire. Les médecins ne +répondent pas de la vie de Mlle Stangerson.»</p> + +<p>Vous imaginez l'émotion qui s'empara de Paris. Déjà, à cette époque, le +monde savant était extrêmement intéressé par les travaux du professeur +Stangerson et de sa fille. Ces travaux, les premiers qui furent tentés +sur la radiographie, devaient conduire plus tard M. et Mme Curie à la +découverte du radium.</p> + +<p>On était, du reste, dans l'attente d'un mémoire sensationnel que le +professeur Stangerson allait lire, à l'académie des sciences, sur sa +nouvelle théorie: <i>La Dissociation de la Matière</i>. Théorie destinée +à ébranler sur sa base toute la science officielle qui repose depuis si +longtemps sur le principe: rien ne se perd, rien ne se crée.</p> + +<p>Le lendemain, les journaux du matin étaient pleins de ce drame. <i>Le +matin</i>, entre autres, publiait l'article suivant, intitulé: «Un crime +surnaturel»:</p> + +<p>«Voici les seuls détails—écrit le rédacteur anonyme du +<i>matin</i>—que nous ayons pu obtenir sur le crime du château du +Glandier. L'état de désespoir dans lequel se trouve le professeur +Stangerson, l'impossibilité où l'on est de recueillir un renseignement +quelconque de la bouche de la victime ont rendu nos investigations et +celles de la justice tellement difficiles qu'on ne saurait, à cette +heure, se faire la moindre idée de ce qui s'est passé dans la «Chambre +Jaune», où l'on a trouvé Mlle Stangerson, en toilette de nuit, râlant +sur le plancher. Nous avons pu, du moins, interviewer le père +Jacques—comme on l'appelle dans le pays—un vieux serviteur de la +famille Stangerson. Le père Jacques est entré dans la «Chambre Jaune» en +même temps que le professeur. Cette chambre est attenante au +laboratoire. Laboratoire et «Chambre Jaune» se trouvent dans un +pavillon, au fond du parc, à trois cents mètres environ du château.</p> + +<p>«—Il était minuit et demi, nous a raconté ce brave homme (?), et je me +trouvais dans le laboratoire où travaillait encore M. Stangerson quand +l'affaire est arrivée. J'avais rangé, nettoyé des instruments toute la +soirée, et j'attendais le départ de M. Stangerson pour aller me +coucher. Mlle Mathilde avait travaillé avec son père jusqu'à minuit; les +douze coups de minuit sonnés au coucou du laboratoire, elle s'était +levée, avait embrassé M. Stangerson, lui souhaitant une bonne nuit. Elle +m'avait dit: «Bonsoir, père Jacques!» et avait poussé la porte de la +«Chambre Jaune». Nous l'avions entendue qui fermait la porte à clef et +poussait le verrou, si bien que je n'avais pu m'empêcher d'en rire et +que j'avais dit à monsieur: «Voilà mademoiselle qui s'enferme à double +tour. Bien sûr qu'elle a peur de la «Bête du Bon Dieu»!» Monsieur ne +m'avait même pas entendu tant il était absorbé. Mais un miaulement +abominable me répondit au dehors et je reconnus justement le cri de la +«Bête du Bon Dieu»!… que ça vous en donnait le frisson… «Est-ce +qu'elle va encore nous empêcher de dormir, cette nuit?» pensai-je, car +il faut que je vous dise, monsieur, que, jusqu'à fin octobre, j'habite +dans le grenier du pavillon, au-dessus de la «Chambre Jaune», à seule +fin que mademoiselle ne reste pas seule toute la nuit au fond du parc. +C'est une idée de mademoiselle de passer la bonne saison dans le +pavillon; elle le trouve sans doute plus gai que le château et, depuis +quatre ans qu'il est construit, elle ne manque jamais de s'y installer +dès le printemps. Quand revient l'hiver, mademoiselle retourne au +château, car dans la «Chambre Jaune», il n'y a point de cheminée.</p> + +<p>«Nous étions donc restés, M. Stangerson et moi, dans le pavillon. Nous +ne faisions aucun bruit. Il était, lui, à son bureau. Quant à moi, assis +sur une chaise, ayant terminé ma besogne, je le regardais et je me +disais: «Quel homme! Quelle intelligence! Quel savoir!» J'attache de +l'importance à ceci que nous ne faisions aucun bruit, car «à cause de +cela, l'assassin a cru certainement que nous étions partis». Et tout à +coup, pendant que le coucou faisait entendre la demie passé minuit, une +clameur désespérée partit de la «Chambre Jaune». C'était la voix de +mademoiselle qui criait: «À l'assassin! À l'assassin! Au secours!» +Aussitôt des coups de revolver retentirent et il y eut un grand bruit de +tables, de meubles renversés, jetés par terre, comme au cours d'une +lutte, et encore la voix de mademoiselle qui criait: «À l'assassin!… +Au secours!… Papa! Papa!»</p> + +<p>«Vous pensez si nous avons bondi et si M. Stangerson et moi nous nous +sommes rués sur la porte. Mais, hélas! Elle était fermée et bien fermée +«à l'intérieur» par les soins de mademoiselle, comme je vous l'ai dit, à +clef et au verrou. Nous essayâmes de l'ébranler, mais elle était solide. +M. Stangerson était comme fou, et vraiment il y avait de quoi le +devenir, car on entendait mademoiselle qui râlait: «Au secours!… Au +secours!» Et M. Stangerson frappait des coups terribles contre la porte, +et il pleurait de rage et il sanglotait de désespoir et d'impuissance.</p> + +<p>«C'est alors que j'ai eu une inspiration.» L'assassin se sera introduit +par la fenêtre, m'écriai-je, je vais à la fenêtre!» Et je suis sorti du +pavillon, courant comme un insensé!</p> + +<p>«Le malheur était que la fenêtre de la «Chambre Jaune» donne sur la +campagne, de sorte que le mur du parc qui vient aboutir au pavillon +m'empêchait de parvenir tout de suite à cette fenêtre. Pour y arriver, +il fallait d'abord sortir du parc. Je courus du côté de la grille et, en +route, je rencontrai Bernier et sa femme, les concierges, qui venaient, +attirés par les détonations et par nos cris. Je les mis, en deux mots, +au courant de la situation; je dis au concierge d'aller rejoindre tout +de suite M. Stangerson et j'ordonnai à sa femme de venir avec moi pour +m'ouvrir la grille du parc. Cinq minutes plus tard, nous étions, la +concierge et moi, devant la fenêtre de la «Chambre Jaune». Il faisait un +beau clair de lune et je vis bien qu'on n'avait pas touché à la fenêtre. +Non seulement les barreaux étaient intacts, mais encore les volets, +derrière les barreaux, étaient fermés, comme je les avais fermés +moi-même, la veille au soir, comme tous les soirs, bien que +mademoiselle, qui me savait très fatigué et surchargé de besogne, m'eût +dit de ne point me déranger, qu'elle les fermerait elle-même; et ils +étaient restés tels quels, assujettis, comme j'en avais pris le soin, +par un loquet de fer, «à l'intérieur». L'assassin n'avait donc pas passé +par là et ne pouvait se sauver par là; mais moi non plus, je ne pouvais +entrer par là!</p> + +<p>«C'était le malheur! On aurait perdu la tête à moins. La porte de la +chambre fermée à clef «à l'intérieur», les volets de l'unique fenêtre +fermés, eux aussi, «à l'intérieur», et, par-dessus les volets, les +barreaux intacts, des barreaux à travers lesquels vous n'auriez pas +passé le bras… Et mademoiselle qui appelait au secours!… Ou plutôt +non, on ne l'entendait plus… Elle était peut-être morte… Mais +j'entendais encore, au fond du pavillon, monsieur qui essayait +d'ébranler la porte…</p> + +<p>«Nous avons repris notre course, la concierge et moi, et nous sommes +revenus au pavillon. La porte tenait toujours, malgré les coups furieux +de M. Stangerson et de Bernier. Enfin elle céda sous nos efforts enragés +et, alors, qu'est-ce que nous avons vu? Il faut vous dire que, derrière +nous, la concierge tenait la lampe du laboratoire, une lampe puissante +qui illuminait toute la chambre.</p> + +<p>«Il faut vous dire encore, monsieur, que la «Chambre Jaune» est toute +petite. Mademoiselle l'avait meublée d'un lit en fer assez large, d'une +petite table, d'une table de nuit, d'une toilette et de deux chaises. +Aussi, à la clarté de la grande lampe que tenait la concierge, nous +avons tout vu du premier coup d'œil. Mademoiselle, dans sa chemise de +nuit, était par terre, au milieu d'un désordre incroyable. Tables et +chaises avaient été renversées, montrant qu'il y avait eu là une sérieuse +«batterie». On avait certainement arraché mademoiselle de son lit; elle +était pleine de sang avec des marques d'ongles terribles au cou—la +chair du cou avait été quasi arrachée par les ongles—et un trou à la +tempe droite par lequel coulait un filet de sang qui avait fait une +petite mare sur le plancher. Quand M. Stangerson aperçut sa fille dans +un pareil état, il se précipita sur elle en poussant un cri de désespoir +que ça faisait pitié à entendre. Il constata que la malheureuse +respirait encore et ne s'occupa que d'elle. Quant à nous, nous +cherchions l'assassin, le misérable qui avait voulu tuer notre +maîtresse, et je vous jure, monsieur, que, si nous l'avions trouvé, nous +lui aurions fait un mauvais parti. Mais comment expliquer qu'il n'était +pas là, qu'il s'était déjà enfui?… Cela dépasse toute imagination. +Personne sous le lit, personne derrière les meubles, personne! Nous +n'avons retrouvé que ses traces; les marques ensanglantées d'une large +main d'homme sur les murs et sur la porte, un grand mouchoir rouge de +sang, sans aucune initiale, un vieux béret et la marque fraîche, sur le +plancher, de nombreux pas d'homme. L'homme qui avait marché là avait un +grand pied et les semelles laissaient derrière elles une espèce de suie +noirâtre. Par où cet homme était-il passé? Par où s'était-il évanoui? +N'oubliez pas, monsieur, qu'il n'y a pas de cheminée dans la «Chambre +Jaune». Il ne pouvait s'être échappé par la porte, qui est très étroite +et sur le seuil de laquelle la concierge est entrée avec sa lampe, +tandis que le concierge et moi nous cherchions l'assassin dans ce petit +carré de chambre où il est impossible de se cacher et où, du reste, nous +ne trouvions personne. La porte défoncée et rabattue sur le mur ne +pouvait rien dissimuler, et nous nous en sommes assurés. Par la fenêtre +restée fermée avec ses volets clos et ses barreaux auxquels on n'avait +pas touché, aucune fuite n'avait été possible. Alors? Alors… je +commençais à croire au diable.</p> + +<p>«Mais voilà que nous avons découvert, par terre, «mon revolver». Oui, +mon propre revolver… Ça, ça m'a ramené au sentiment de la réalité! Le +diable n'aurait pas eu besoin de me voler mon revolver pour tuer +mademoiselle. L'homme qui avait passé là était d'abord monté dans mon +grenier, m'avait pris mon revolver dans mon tiroir et s'en était servi +pour ses mauvais desseins. C'est alors que nous avons constaté, en +examinant les cartouches, que l'assassin avait tiré deux coups de +revolver. Tout de même, monsieur, j'ai eu de la veine, dans un pareil +malheur, que M. Stangerson se soit trouvé là, dans son laboratoire, +quand l'affaire est arrivée et qu'il ait constaté de ses propres yeux +que je m'y trouvais moi aussi, car, avec cette histoire de revolver, je +ne sais pas où nous serions allés; pour moi, je serais déjà sous les +verrous. Il n'en faut pas davantage à la justice pour faire monter un +homme sur l'échafaud!»</p> + +<p>Le rédacteur du <i>matin</i> fait suivre cette interview des lignes +suivantes:</p> + +<p>«Nous avons laissé, sans l'interrompre, le père Jacques nous raconter +grossièrement ce qu'il sait du crime de la «Chambre Jaune». Nous avons +reproduit les termes mêmes dont il s'est servi; nous avons fait +seulement grâce au lecteur des lamentations continuelles dont il +émaillait sa narration. C'est entendu, père Jacques! C'est entendu, vous +aimez bien vos maîtres! Vous avez besoin qu'on le sache, et vous ne +cessez de le répéter, surtout depuis la découverte du revolver. C'est +votre droit et nous n'y voyons aucun inconvénient! Nous aurions voulu +poser bien des questions encore au père Jacques—Jacques-Louis +Moustier—mais on est venu justement le chercher de la part du juge +d'instruction qui poursuivait son enquête dans la grande salle du +château. Il nous a été impossible de pénétrer au Glandier,—et, quant à +la Chênaie, elle est gardée, dans un large cercle, par quelques +policiers qui veillent jalousement sur toutes les traces qui peuvent +conduire au pavillon et peut-être à la découverte de l'assassin.</p> + +<p>«Nous aurions voulu également interroger les concierges, mais ils sont +invisibles. Enfin nous avons attendu dans une auberge, non loin de la +grille du château, la sortie de M. de Marquet, le juge d'instruction de +Corbeil. À cinq heures et demie, nous l'avons aperçu avec son greffier. +Avant qu'il ne montât en voiture, nous avons pu lui poser la question +suivante:</p> + +<p>«—Pouvez-vous, Monsieur De Marquet, nous donner quelque renseignement +sur cette affaire, sans que cela gêne votre instruction?</p> + +<p>«—Il nous est impossible, nous répondit M. de Marquet, de dire quoi que +ce soit. Du reste, c'est bien l'affaire la plus étrange que je +connaisse. Plus nous croyons savoir quelque chose, plus nous ne savons +rien!</p> + +<p>«Nous demandâmes à M. de Marquet de bien vouloir nous expliquer ces +dernières paroles. Et voici ce qu'il nous dit, dont l'importance +n'échappera à personne:</p> + +<p>«—Si rien ne vient s'ajouter aux constatations matérielles faites +aujourd'hui par le parquet, je crains bien que le mystère qui entoure +l'abominable attentat dont Mlle Stangerson a été victime ne soit pas +près de s'éclaircir; mais il faut espérer, pour la raison humaine, que +les sondages des murs, du plafond et du plancher de la «Chambre Jaune», +sondages auxquels je vais me livrer dès demain avec l'entrepreneur qui a +construit le pavillon il y a quatre ans, nous apporteront la preuve +qu'il ne faut jamais désespérer de la logique des choses. Car le +problème est là: nous savons par où l'assassin s'est introduit,—il est +entré par la porte et s'est caché sous le lit en attendant Mlle +Stangerson; mais par où est-il sorti? Comment a-t-il pu s'enfuir? Si +l'on ne trouve ni trappe, ni porte secrète, ni réduit, ni ouverture +d'aucune sorte, si l'examen des murs et même leur démolition—car je +suis décidé, et M. Stangerson est décidé à aller jusqu'à la démolition +du pavillon—ne viennent révéler aucun passage praticable, <i>non +seulement pour un être humain, mais encore pour un être quel +qu'il soit</i>, si le plafond n'a pas de trou, si le plancher ne cache +pas de souterrain, «il faudra bien croire au diable», comme dit le père +Jacques!»</p> + +<p>Et le rédacteur anonyme fait remarquer, dans cet article—article que +j'ai choisi comme étant le plus intéressant de tous ceux qui furent +publiés ce jour-là sur la même affaire—que le juge d'instruction +semblait mettre une certaine intention dans cette dernière phrase: il +faudra bien croire au diable, comme dit le père Jacques.</p> + +<p>L'article se termine sur ces lignes: «nous avons voulu savoir ce que le +père Jacques entendait par: «le cri de la Bête du Bon Dieu». On appelle +ainsi le cri particulièrement sinistre, nous a expliqué le propriétaire +de l'auberge du Donjon, que pousse, quelquefois, la nuit, le chat d'une +vieille femme, la mère «Agenoux», comme on l'appelle dans le pays. La +mère «Agenoux» est une sorte de sainte qui habite une cabane, au cœur +de la forêt, non loin de la «grotte de Sainte-Geneviève».</p> + +<p>«La «Chambre Jaune», la «Bête du Bon Dieu», la mère Agenoux, le diable, +sainte Geneviève, le père Jacques, voilà un crime bien embrouillé, qu'un +coup de pioche dans les murs nous débrouillera demain; espérons-le, du +moins, pour la raison humaine, comme dit le juge d'instruction. En +attendant, on croit que Mlle Stangerson, qui n'a cessé de délirer et qui +ne prononce distinctement que ce mot: «Assassin! Assassin! Assassin!…» +ne passera pas la nuit…»</p> + +<p>Enfin, en dernière heure, le même journal annonçait que le chef de la +Sûreté avait télégraphié au fameux inspecteur Frédéric Larsan, qui avait +été envoyé à Londres pour une affaire de titres volés, de revenir +immédiatement à Paris.</p> + + + + +<h2 id="ch2">II<br /> +Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille</h2> + + +<p>Je me souviens, comme si la chose s'était passée hier, de l'entrée du +jeune Rouletabille, dans ma chambre, ce matin-là. Il était environ huit +heures, et j'étais encore au lit, lisant l'article du <i>matin</i>, +relatif au crime du Glandier.</p> + +<p>Mais, avant toute autre chose, le moment est venu de vous présenter mon +ami.</p> + +<p>J'ai connu Joseph Rouletabille quand il était petit reporter. À cette +époque, je débutais au barreau et j'avais souvent l'occasion de le +rencontrer dans les couloirs des juges d'instruction, quand j'allais +demander un «permis de communiquer» pour Mazas ou pour Saint-Lazare. Il +avait, comme on dit, «une bonne balle». Sa tête était ronde comme un +boulet, et c'est à cause de cela, pensai-je, que ses camarades de la +presse lui avaient donné ce surnom qui devait lui rester et qu'il devait +illustrer. «Rouletabille!»—As-tu vu Rouletabille?—Tiens! Voilà ce +«sacré» Rouletabille!» Il était toujours rouge comme une tomate, tantôt +gai comme un pinson, et tantôt sérieux comme un pape. Comment, si +jeune—il avait, quand je le vis pour la première fois, seize ans et +demi—gagnait-il déjà sa vie dans la presse? Voilà ce qu'on eût pu se +demander si tous ceux qui l'approchaient n'avaient été au courant de ses +débuts. Lors de l'affaire de la femme coupée en morceaux de la rue +Oberkampf—encore une histoire bien oubliée—il avait apporté au +rédacteur en chef de <i>l'Époque</i>, journal qui était alors en rivalité +d'informations avec <i>Le Matin</i>, le pied gauche qui manquait dans le +panier où furent découverts les lugubres débris. Ce pied gauche, la +police le cherchait en vain depuis huit jours, et le jeune Rouletabille +l'avait trouvé dans un égout où personne n'avait eu l'idée de l'y aller +chercher. Il lui avait fallu, pour cela, s'engager dans une équipe +d'égoutiers d'occasion que l'administration de la ville de Paris avait +réquisitionnée à la suite des dégâts causés par une exceptionnelle crue +de la Seine.</p> + +<p>Quand le rédacteur en chef fut en possession du précieux pied et qu'il +eut compris par quelle suite d'intelligentes déductions un enfant avait +été amené à le découvrir, il fut partagé entre l'admiration que lui +causait tant d'astuce policière dans un cerveau de seize ans, et +l'allégresse de pouvoir exhiber, à la «morgue-vitrine» du journal, «le +pied gauche de la rue Oberkampf».</p> + +<p>«Avec ce pied, s'écria-t-il, je ferai un article de tête.»</p> + +<p>Puis, quand il eut confié le sinistre colis au médecin légiste attaché à +la rédaction de <i>L'Époque</i>, il demanda à celui qui allait être +bientôt Rouletabille ce qu'il voulait gagner pour faire partie, en +qualité de petit reporter, du service des «faits divers».</p> + +<p>«Deux cents francs par mois», fit modestement le jeune homme, surpris +jusqu'à la suffocation d'une pareille proposition.</p> + +<p>«Vous en aurez deux cent cinquante, repartit le rédacteur en chef; +seulement vous déclarerez à tout le monde que vous faites partie de la +rédaction depuis un mois. Qu'il soit bien entendu que ce n'est pas vous +qui avez découvert «le pied gauche de la rue Oberkampf», mais le journal +<i>L'Époque</i>. Ici, mon petit ami, l'individu n'est rien; le journal +est tout!»</p> + +<p>Sur quoi il pria le nouveau rédacteur de se retirer. Sur le seuil de la +porte, il le retint cependant pour lui demander son nom. L'autre +répondit:</p> + +<p>«Joseph Joséphin.</p> + +<p>—Ça n'est pas un nom, ça, fit le rédacteur en chef, mais puisque vous +ne signez pas, ça n'a pas d'importance…»</p> + +<p>Tout de suite, le rédacteur imberbe se fit beaucoup d'amis, car il était +serviable et doué d'une bonne humeur qui enchantait les plus grognons, +et désarma les plus jaloux. Au café du Barreau où les reporters de faits +divers se réunissaient alors avant de monter au parquet ou à la +préfecture chercher leur crime quotidien, il commença de se faire une +réputation de débrouillard qui franchit bientôt les portes mêmes du +cabinet du chef de la Sûreté! Quand une affaire en valait la peine et +que Rouletabille—il était déjà en possession de son surnom—avait été +lancé sur la piste de guerre par son rédacteur en chef, il lui arrivait +souvent de «damer le pion» aux inspecteurs les plus renommés.</p> + +<p>C'est au café du Barreau que je fis avec lui plus ample connaissance. +Avocats, criminels et journalistes ne sont point ennemis, les uns ayant +besoin de réclame et les autres de renseignements. Nous causâmes et +j'éprouvai tout de suite une grande sympathie pour ce brave petit +bonhomme de Rouletabille. Il était d'une intelligence si éveillée et si +originale! Et il avait une qualité de pensée que je n'ai jamais +retrouvée ailleurs.</p> + +<p>À quelque temps de là, je fus chargé de la chronique judiciaire au +<i>Cri du Boulevard</i>. Mon entrée dans le journalisme ne pouvait que +resserrer les liens d'amitié qui, déjà, s'étaient noués entre +Rouletabille et moi. Enfin, mon nouvel ami ayant eu l'idée d'une petite +correspondance judiciaire qu'on lui faisait signer «<span lang="en" xml:lang="en">Business</span>» à son +journal <i>L'Époque</i>, je fus à même de lui fournir souvent les +renseignements de droit dont il avait besoin.</p> + +<p>Près de deux années se passèrent ainsi, et plus j'apprenais à le +connaître, plus je l'aimais, car, sous ses dehors de joyeuse +extravagance, je l'avais découvert extraordinairement sérieux pour son +âge. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voir très gai et +souvent trop gai, je le trouvai plongé dans une tristesse profonde. Je +voulus le questionner sur la cause de ce changement d'humeur, mais +chaque fois il se reprit à rire et ne répondit point. Un jour, l'ayant +interrogé sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta, +faisant celui qui ne m'avait pas entendu.</p> + +<p>Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la «Chambre Jaune», qui +devait non seulement le classer le premier des reporters, mais encore +en faire le premier policier du monde, double qualité qu'on ne saurait +s'étonner de trouver chez la même personne, attendu que la presse +quotidienne commençait déjà à se transformer et à devenir ce qu'elle est +à peu près aujourd'hui: la gazette du crime. Des esprits moroses +pourront s'en plaindre; moi j'estime qu'il faut s'en féliciter. On +n'aura jamais assez d'armes, publiques ou privées, contre le criminel. À +quoi ces esprits moroses répliquent qu'à force de parler de crimes, la +presse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, n'est-ce pas? Avec +lesquels on n'a jamais raison…</p> + +<p>Voici donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là, 26 octobre 1892. +Il était encore plus rouge que de coutume; les yeux lui sortaient de la +tête, comme on dit, et il paraissait en proie à une sérieuse exaltation. +Il agitait <i>Le Matin</i> d'une main fébrile. Il me cria:</p> + +<p>—Eh bien, mon cher Sainclair… Vous avez lu?…</p> + +<p>—Le crime du Glandier?</p> + +<p>—Oui; la «Chambre Jaune!» Qu'est-ce que vous en pensez?</p> + +<p>—Dame, je pense que c'est le «diable» ou la «Bête du Bon Dieu» qui a +commis le crime.</p> + +<p>—Soyez sérieux.</p> + +<p>—Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup aux assassins qui +s'enfuient à travers les murs. Le père Jacques, pour moi, a eu tort de +laisser derrière lui l'arme du crime et, comme il habite au-dessus de la +chambre de Mlle Stangerson, l'opération architecturale à laquelle le +juge d'instruction doit se livrer aujourd'hui va nous donner la clef de +l'énigme, et nous ne tarderons pas à savoir par quelle trappe naturelle +ou par quelle porte secrète le bonhomme a pu se glisser pour revenir +immédiatement dans le laboratoire, auprès de M. Stangerson qui ne se +sera aperçu de rien. Que vous dirais-je? C'est une hypothèse!…»</p> + +<p>Rouletabille s'assit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne le +quittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sans doute +de calmer cette fièvre qui, visiblement, le dominait, et puis il me +méprisa:</p> + +<p>—Jeune homme! fit-il, sur un ton dont je n'essaierai point de rendre la +regrettable ironie, jeune homme… vous êtes avocat, et je ne doute pas +de votre talent à faire acquitter les coupables; mais, si vous êtes un +jour magistrat instructeur, combien vous sera-t-il facile de faire +condamner les innocents!… Vous êtes vraiment doué, jeune homme.»</p> + +<p>Sur quoi, il fuma avec énergie, et reprit:</p> + +<p>«On ne trouvera aucune trappe, et le mystère de la «Chambre Jaune» +deviendra de plus en plus mystérieux. Voilà pourquoi il +m'intéresse. Le juge d'instruction a raison: on n'aura jamais vu quelque +chose de plus étrange que ce crime-là…</p> + +<p>—Avez-vous quelque idée du chemin que l'assassin a pu prendre pour +s'enfuir? demandai-je.</p> + +<p>—Aucune, me répondit Rouletabille, aucune pour le moment… Mais j'ai +déjà mon idée faite sur le revolver, par exemple… Le revolver n'a pas +servi à l'assassin…</p> + +<p>—Et à qui donc a-t-il servi, mon Dieu?…</p> + +<p>—Eh bien, mais… «à Mlle Stangerson…»</p> + +<p>—Je ne comprends plus, fis-je… Ou mieux je n'ai jamais compris…»</p> + +<p>Rouletabille haussa les épaules:</p> + +<p>«Rien ne vous a particulièrement frappé dans l'article du <i>Matin</i>?</p> + +<p>—Ma foi non… j'ai trouvé tout ce qu'il raconte également bizarre…</p> + +<p>—Eh bien, mais… et la porte fermée à clef?</p> + +<p>—C'est la seule chose naturelle du récit…</p> + +<p>—Vraiment!… Et le verrou?…</p> + +<p>—Le verrou?</p> + +<p>—Le verrou poussé à l'intérieur?… Voilà bien des précautions prises +par Mlle Stangerson… «Mlle Stangerson, quant à moi, savait qu'elle +avait à craindre quelqu'un; elle avait pris ses précautions; elle avait +même pris le revolver du père Jacques», sans lui en parler. Sans doute, +elle ne voulait effrayer personne; elle ne voulait surtout pas effrayer +son père… «Ce que Mlle Stangerson redoutait est arrivé…» et elle +s'est défendue, et il y a eu bataille et elle s'est servie assez +adroitement de son revolver pour blesser l'assassin à la main—ainsi +s'explique l'impression de la large main d'homme ensanglantée sur le mur +et sur la porte, de l'homme qui cherchait presque à tâtons une issue +pour fuir—mais elle n'a pas tiré assez vite pour échapper au coup +terrible qui venait la frapper à la tempe droite.</p> + +<p>—Ce n'est donc point le revolver qui a blessé Mlle Stangerson à la +tempe?</p> + +<p>—Le journal ne le dit pas, et, quant à moi, je ne le pense pas; +toujours parce qu'il m'apparaît logique que le revolver a servi à Mlle +Stangerson contre l'assassin. Maintenant, quelle était l'arme de +l'assassin? Ce coup à la tempe semblerait attester que l'assassin a +voulu assommer Mlle Stangerson… Après avoir vainement essayé de +l'étrangler… L'assassin devait savoir que le grenier était habité par +le père Jacques, et c'est une des raisons pour lesquelles, je pense, il +a voulu opérer avec une «arme de silence», une matraque peut-être, ou un +marteau…</p> + +<p>—Tout cela ne nous explique pas, fis-je, comment notre assassin est +sorti de la «Chambre Jaune»!</p> + +<p>—Évidemment, répondit Rouletabille en se levant, et, comme il faut +l'expliquer, je vais au château du Glandier, et je viens vous chercher +pour que vous y veniez avec moi…</p> + +<p>—Moi!</p> + +<p>—Oui, cher ami, j'ai besoin de vous. <i>L'Époque</i> m'a chargé +définitivement de cette affaire, et il faut que je l'éclaircisse au plus +vite.</p> + +<p>—Mais en quoi puis-je vous servir?</p> + +<p>—M. Robert Darzac est au château du Glandier.</p> + +<p>—C'est vrai… son désespoir doit être sans bornes!</p> + +<p>—Il faut que je lui parle…»</p> + +<p>Rouletabille prononça cette phrase sur un ton qui me surprit:</p> + +<p>«Est-ce que… Est-ce que vous croyez à quelque chose d'intéressant de +ce côté?… demandai-je.</p> + +<p>—Oui.»</p> + +<p>Et il ne voulut pas en dire davantage. Il passa dans mon salon en me +priant de hâter ma toilette.</p> + +<p>Je connaissais M. Robert Darzac pour lui avoir rendu un très gros +service judiciaire dans un procès civil, alors que j'étais secrétaire +de maître Barbet-Delatour. M. Robert Darzac, qui avait, à cette époque, +une quarantaine d'années, était professeur de physique à la Sorbonne. Il +était intimement lié avec les Stangerson, puisque après sept ans d'une +cour assidue, il se trouvait enfin sur le point de se marier avec Mlle +Stangerson, personne d'un certain âge (elle devait avoir dans les +trente-cinq ans), mais encore remarquablement jolie.</p> + +<p>Pendant que je m'habillais, je criai à Rouletabille qui s'impatientait +dans mon salon:</p> + +<p>«Est-ce que vous avez une idée sur la condition de l'assassin?</p> + +<p>—Oui, répondit-il, je le crois sinon un homme du monde, du moins d'une +classe assez élevée… Ce n'est encore qu'une impression…</p> + +<p>—Et qu'est-ce qui vous la donne, cette impression?</p> + +<p>—Eh bien, mais, répliqua le jeune homme, le béret crasseux, le mouchoir +vulgaire et les traces de la chaussure grossière sur le plancher…</p> + +<p>—Je comprends, fis-je; on ne laisse pas tant de traces derrière soi, +«quand elles sont l'expression de la vérité!»</p> + +<p>—On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair!» conclut +Rouletabille.</p> + + + + +<h2 id="ch3">III <br /> +«Un homme a passé comme une ombre à travers les volets»</h2> + + +<p>Une demi-heure plus tard, nous étions, Rouletabille et moi, sur le quai +de la gare d'Orléans, attendant le départ du train qui allait nous +déposer à Épinay-sur-Orge. Nous vîmes arriver le parquet de Corbeil, +représenté par M. de Marquet et son greffier. M. de Marquet avait passé +la nuit à Paris avec son greffier pour assister, à la Scala, à la +répétition générale d'une revuette dont il était l'auteur masqué et +qu'il avait signé simplement: «Castigat Ridendo.»</p> + +<p>M. de Marquet commençait d'être un noble vieillard. Il était, à +l'ordinaire, plein de politesse et de «galantise», et n'avait eu, toute +sa vie, qu'une passion: celle de l'art dramatique. Dans sa carrière de +magistrat, il ne s'était véritablement intéressé qu'aux affaires +susceptibles de lui fournir au moins la nature d'un acte. Bien que, +décemment apparenté, il eût pu aspirer aux plus hautes situations +judiciaires, il n'avait jamais travaillé, en réalité, que pour «arriver» +à la romantique Porte Saint-Martin ou à l'Odéon pensif. Un tel idéal +l'avait conduit, sur le tard, à être juge d'instruction à Corbeil, et à +signer «Castigat Ridendo» un petit acte indécent à la Scala.</p> + +<p>L'affaire de la «Chambre Jaune», par son côté inexplicable, devait +séduire un esprit aussi… littéraire. Elle l'intéressa prodigieusement; +et M. de Marquet s'y jeta moins comme un magistrat avide de connaître la +vérité que comme un amateur d'imbroglios +dramatiques dont toutes les facultés sont tendues vers le mystère de +l'intrigue, et qui ne redoute cependant rien tant que d'arriver à la fin +du dernier acte, où tout s'explique.</p> + +<p>Ainsi, dans le moment que nous le rencontrâmes, j'entendis M. de Marquet +dire avec un soupir à son greffier:</p> + +<p>«Pourvu, mon cher monsieur Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec +sa pioche, ne nous démolisse pas un aussi beau mystère!</p> + +<p>—N'ayez crainte, répondit M. Maleine, sa pioche démolira peut-être le +pavillon, mais elle laissera notre affaire intacte. J'ai tâté les murs +et étudié plafond et plancher, et je m'y connais. On ne me trompe pas. +Nous pouvons être tranquilles. Nous ne saurons rien.</p> + +<p>Ayant ainsi rassuré son chef, M. Maleine nous désigna d'un mouvement de +tête discret à M. de Marquet. La figure de celui-ci se renfrogna et, +comme il vit venir à lui Rouletabille qui, déjà, se découvrait, il se +précipita sur une portière et sauta dans le train en jetant à mi-voix à +son greffier: «surtout, pas de journalistes!»</p> + +<p>M. Maleine répliqua: «Compris!», arrêta Rouletabille dans sa course et +eut la prétention de l'empêcher de monter dans le compartiment du juge +d'instruction.</p> + +<p>«Pardon, messieurs! Ce compartiment est réservé…</p> + +<p>—Je suis journaliste, monsieur, rédacteur à <i>l'Époque</i>, fit mon +jeune ami avec une grande dépense de salutations et de politesses, et +j'ai un petit mot à dire à M. de Marquet.</p> + +<p>—M. de Marquet est très occupé par son enquête…</p> + +<p>—Oh! Son enquête m'est absolument indifférente, veuillez le croire… +Je ne suis pas, moi, un rédacteur de chiens écrasés, déclara le jeune +Rouletabille dont la lèvre inférieure exprimait alors un mépris infini +pour la littérature des «faits diversiers»; je suis courriériste des +théâtres… Et comme je dois faire, ce soir, un petit compte rendu de la +revue de la Scala…</p> + +<p>—Montez, monsieur, je vous en prie…», fit le greffier s'effaçant.</p> + +<p>Rouletabille était déjà dans le compartiment. Je l'y suivis. Je m'assis +à ses côtés; le greffier monta et ferma la portière.</p> + +<p>M. de Marquet regardait son greffier.</p> + +<p>—Oh! Monsieur, débuta Rouletabille, n'en veuillez pas «à ce brave +homme» si j'ai forcé la consigne; ce n'est pas à M. de Marquet que je +veux avoir l'honneur de parler: c'est à M. «Castigat Ridendo»!… +Permettez-moi de vous féliciter, en tant que courriériste théâtral à +<i>l'Époque</i>…»</p> + +<p>Et Rouletabille, m'ayant présenté d'abord, se présenta ensuite.</p> + +<p>M. de Marquet, d'un geste inquiet, caressait sa barbe en pointe. Il +exprima en quelques mots à Rouletabille qu'il était trop modeste auteur +pour désirer que le voile de son pseudonyme fût publiquement levé, et il +espérait bien que l'enthousiasme du journaliste pour l'œuvre du +dramaturge n'irait point jusqu'à apprendre aux populations que M. +«Castigat Ridendo» n'était autre que le juge d'instruction de Corbeil.</p> + +<p>«L'œuvre de l'auteur dramatique pourrait nuire, ajouta-t-il, après +une légère hésitation, à l'œuvre du magistrat… surtout en province +où l'on est resté un peu routinier…</p> + +<p>—Oh! Comptez sur ma discrétion!» s'écria Rouletabille en levant des +mains qui attestaient le Ciel.</p> + +<p>Le train s'ébranlait alors…</p> + +<p>«Nous partons! fit le juge d'instruction, surpris de nous voir faire le +voyage avec lui.</p> + +<p>—Oui, monsieur, la vérité se met en marche… dit en souriant +aimablement le reporter… en marche vers le château du Glandier… +Belle affaire, monsieur De Marquet, belle affaire!…</p> + +<p>—Obscure affaire! Incroyable, insondable, inexplicable affaire… et +je ne crains qu'une chose, monsieur Rouletabille… c'est que les +journalistes se mêlent de la vouloir expliquer…»</p> + +<p>Mon ami sentit le coup droit.</p> + +<p>«Oui, fit-il simplement, il faut le craindre… Ils se mêlent de tout… +Quant à moi, je ne vous parle que parce que le hasard, monsieur le juge +d'instruction, le pur hasard, m'a mis sur votre chemin et presque dans +votre compartiment.</p> + +<p>—Où allez-vous donc, demanda M. de Marquet.</p> + +<p>—Au château du Glandier», fit sans broncher Rouletabille.</p> + +<p>M. de Marquet sursauta.</p> + +<p>«Vous n'y entrerez pas, monsieur Rouletabille!…</p> + +<p>—Vous vous y opposerez? fit mon ami, déjà prêt à la bataille.</p> + +<p>—Que non pas! J'aime trop la presse et les journalistes pour leur être +désagréable en quoi que ce soit, mais M. Stangerson a consigné sa porte +à tout le monde. Et elle est bien gardée. Pas un journaliste, hier, n'a +pu franchir la grille du Glandier.</p> + +<p>—Tant mieux, répliqua Rouletabille, j'arrive bien.»</p> + +<p>M. de Marquet se pinça les lèvres et parut prêt à conserver un obstiné +silence. Il ne se détendit un peu que lorsque Rouletabille ne lui eut +pas laissé ignorer plus longtemps que nous nous rendions au Glandier +pour y serrer la main «d'un vieil ami intime», déclara-t-il, en parlant +de M. Robert Darzac, qu'il avait peut-être vu une fois dans sa vie.</p> + +<p>«Ce pauvre Robert! continua le jeune reporter… Ce pauvre Robert! il +est capable d'en mourir… Il aimait tant Mlle Stangerson…</p> + +<p>—La douleur de M. Robert Darzac fait, il est vrai, peine à voir… +laissa échapper comme à regret M. de Marquet…</p> + +<p>—Mais il faut espérer que Mlle Stangerson sera sauvée…</p> + +<p>—Espérons-le… son père me disait hier que, si elle devait succomber, +il ne tarderait point, quant à lui, à l'aller rejoindre dans la tombe… +Quelle perte incalculable pour la science!</p> + +<p>—La blessure à la tempe est grave, n'est-ce pas?…</p> + +<p>—Évidemment! Mais c'est une chance inouïe qu'elle n'ait pas été +mortelle… Le coup a été donné avec une force!…</p> + +<p>—Ce n'est donc pas le revolver qui a blessé Mlle Stangerson», fit +Rouletabille… en me jetant un regard de triomphe…</p> + +<p>M. de Marquet parut fort embarrassé.</p> + +<p>«Je n'ai rien dit, je ne veux rien dire, et je ne dirai rien!»</p> + +<p>Et il se tourna vers son greffier, comme s'il ne nous connaissait +plus…</p> + +<p>Mais on ne se débarrassait pas ainsi de Rouletabille. Celui-ci +s'approcha du juge d'instruction, et, montrant <i>le Matin</i>, +qu'il tira de sa poche, il lui dit:</p> + +<p>«Il y a une chose, monsieur le juge d'instruction, que je puis vous +demander sans commettre d'indiscrétion. Vous avez lu le récit du +<i>Matin</i>? Il est absurde, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Pas le moins du monde, monsieur…</p> + +<p>—Eh quoi! La «Chambre Jaune» n'a qu'une fenêtre grillée «dont les +barreaux n'ont pas été descellés, et une porte que l'on défonce…» et +l'on n'y trouve pas l'assassin!</p> + +<p>—C'est ainsi, monsieur! C'est ainsi!… C'est ainsi que la question se +pose!…»</p> + +<p>Rouletabille ne dit plus rien et partit pour des pensers inconnus… Un +quart d'heure ainsi s'écoula.</p> + +<p>Quant il revint à nous, il dit, s'adressant encore au juge +d'instruction:</p> + +<p>—Comment était, ce soir-là, la coiffure de Mlle Stangerson?</p> + +<p>—Je ne saisis pas, fit M. de Marquet.</p> + +<p>—Ceci est de la dernière importance, répliqua Rouletabille. <i>Les +cheveux en bandeaux, n'est-ce pas? Je suis sûr qu'elle portait ce +soir-là, le soir du drame, les cheveux en bandeaux!</i></p> + +<p>—Eh bien, monsieur Rouletabille, vous êtes dans l'erreur, répondit le +juge d'instruction; Mlle Stangerson était coiffée, ce soir-là, les +cheveux relevés entièrement en torsade sur la tête… Ce doit être sa +coiffure habituelle… Le front entièrement découvert…, je puis vous +l'affirmer, car nous avons examiné longuement la blessure. Il n'y avait +pas de sang aux cheveux… et l'on n'avait pas touché à la coiffure +depuis l'attentat.</p> + +<p>—Vous êtes sûr! Vous êtes sûr que Mlle Stangerson, la nuit de +l'attentat, n'avait pas «la coiffure en bandeaux»?…</p> + +<p>—Tout à fait certain, continua le juge en souriant… car, justement, +j'entends encore le docteur me dire pendant que j'examinais la blessure: +«C'est grand dommage que Mlle Stangerson ait l'habitude de se coiffer +les cheveux relevés sur le front. Si elle avait porté la coiffure en +bandeaux, le coup qu'elle a reçu à la tempe aurait été amorti.» +Maintenant, je vous dirai qu'il est étrange que vous attachiez de +l'importance…</p> + +<p>—Oh! Si elle n'avait pas les cheveux en bandeaux! gémit Rouletabille, +où allons-nous? où allons-nous? Il faudra que je me renseigne.</p> + +<p>Et il eut un geste désolé.</p> + +<p>«Et la blessure à la tempe est terrible? demanda-t-il encore.</p> + +<p>—Terrible.</p> + +<p>—Enfin, par quelle arme a-t-elle été faite?</p> + +<p>—Ceci, monsieur, est le secret de l'instruction.</p> + +<p>—Avez-vous retrouvé cette arme?»</p> + +<p>Le juge d'instruction ne répondit pas.</p> + +<p>«Et la blessure à la gorge?»</p> + +<p>Ici, le juge d'instruction voulut bien nous confier que la blessure à la +gorge était telle que l'on pouvait affirmer, de l'avis même des +médecins, que, «si l'assassin avait serré cette gorge quelques secondes +de plus, Mlle Stangerson mourait étranglée».</p> + +<p>«L'affaire, telle que la rapporte <i>Le Matin</i>, reprit Rouletabille, +acharné, me paraît de plus en plus inexplicable. Pouvez-vous me dire, +monsieur le juge, quelles sont les ouvertures du pavillon, portes et +fenêtres?</p> + +<p>—Il y en a cinq, répondit M. de Marquet, après avoir toussé deux ou +trois fois, mais ne résistant plus au désir qu'il avait d'étaler tout +l'incroyable mystère de l'affaire qu'il instruisait. Il y en a cinq, +dont la porte du vestibule qui est la seule porte d'entrée du pavillon, +porte toujours automatiquement fermée, et ne pouvant s'ouvrir, soit de +l'intérieur, soit de l'extérieur, que par deux clefs spéciales qui ne +quittent jamais le père Jacques et M. Stangerson. Mlle Stangerson n'en a +point besoin puisque le père Jacques est à demeure dans le pavillon et +que, dans la journée, elle ne quitte point son père. Quand ils se sont +précipités tous les quatre dans la «Chambre Jaune» dont ils avaient +enfin défoncé la porte, la porte d'entrée du vestibule, elle, était +restée fermée comme toujours, et les deux clefs de cette porte étaient +l'une dans la poche de M. Stangerson, l'autre dans la poche du père +Jacques. Quant aux fenêtres du pavillon, elles sont quatre: l'unique +fenêtre de la «Chambre Jaune», les deux fenêtres du laboratoire et la +fenêtre du vestibule. La fenêtre de la «Chambre Jaune» et celles du +laboratoire donnent sur la campagne; seule la fenêtre du vestibule donne +dans le parc.</p> + +<p>—<i>C'est par cette fenêtre-là qu'il s'est sauvé du pavillon!</i> +s'écria Rouletabille.</p> + +<p>—Comment le savez-vous? fit M. de Marquet en fixant sur mon ami un +étrange regard.</p> + +<p>—Nous verrons plus tard comment l'assassin s'est enfui de la «Chambre +Jaune», répliqua Rouletabille, mais il a dû quitter le pavillon par la +fenêtre du vestibule…</p> + +<p>—Encore une fois, comment le savez-vous?</p> + +<p>—Eh! mon Dieu! c'est bien simple. Du moment qu'«il» ne peut s'enfuir +par la porte du pavillon, il faut bien qu'il passe par une fenêtre, et +il faut qu'il y ait au moins, pour qu'il passe, une fenêtre qui ne soit +pas grillée. La fenêtre de la «Chambre Jaune» est grillée, parce qu'elle +donne sur la campagne; les deux fenêtres du laboratoire doivent l'être +certainement pour la même raison. «Puisque l'assassin s'est enfui», +j'imagine qu'il a trouvé une fenêtre sans barreaux, et ce sera celle du +vestibule qui donne sur le parc, c'est-à-dire à l'intérieur de la +propriété. Cela n'est pas sorcier!…</p> + +<p>—Oui, fit M. de Marquet, mais ce que vous ne pourriez deviner, c'est +que cette fenêtre du vestibule, qui est la seule, en effet, à n'avoir +point de barreaux, possède de solides volets de fer. <i>Or, ces volets +de fer sont restés fermés à l'intérieur par leur loquet de fer, +et cependant nous avons la preuve que l'assassin s'est, en effet, +enfui du pavillon par cette même fenêtre!</i> Des traces de sang sur +le mur à l'intérieur et sur les volets et des pas sur la terre, des pas +entièrement semblables à ceux dont j'ai relevé la mesure dans la +«Chambre Jaune», attestent bien que l'assassin s'est enfui par là! Mais +alors! Comment a-t-il fait, <i>puisque les volets sont restés fermés à +l'intérieur?</i> Il a passé comme une ombre à travers les volets. Et, +enfin, le plus affolant de tout, n'est-ce point la trace retrouvée de +l'assassin au moment où il fuit du pavillon, quand il est impossible de +se faire la moindre idée de la façon dont l'assassin est sorti de la +«Chambre Jaune», <i>ni comment il a traversé forcément le laboratoire +pour arriver au vestibule!</i> Ah! oui, monsieur Rouletabille, +cette affaire est hallucinante… C'est une belle affaire, allez! Et +dont on ne trouvera pas la clef d'ici longtemps, je l'espère bien!…</p> + +<p>—Vous espérez quoi, monsieur le juge d'instruction?…»</p> + +<p>M. de Marquet rectifia:</p> + +<p>—«… Je ne l'espère pas… Je le crois…</p> + +<p>—On aurait donc refermé la fenêtre, à l'intérieur, après la fuite de +l'assassin? demanda Rouletabille…</p> + +<p>—Évidemment, voilà ce qui me semble, pour le moment, naturel quoique +inexplicable… car il faudrait un complice ou des complices… et je ne +les vois pas…»</p> + +<p>Après un silence, il ajouta:</p> + +<p>«Ah! Si Mlle Stangerson pouvait aller assez bien aujourd'hui pour qu'on +l'interrogeât…»</p> + +<p>Rouletabille, poursuivant sa pensée, demanda:</p> + +<p>«Et le grenier? Il doit y avoir une ouverture au grenier?</p> + +<p>—Oui, je ne l'avais pas comptée, en effet; cela fait six ouvertures; +il y a là-haut une petite fenêtre, plutôt une lucarne, et, comme elle +donne sur l'extérieur de la propriété, M. Stangerson l'a fait également +garnir de barreaux. À cette lucarne, comme aux fenêtres du +rez-de-chaussée, les barreaux sont restés intacts et les volets, qui +s'ouvrent naturellement en dedans, sont restés fermés en dedans. Du +reste, nous n'avons rien découvert qui puisse nous faire soupçonner le +passage de l'assassin dans le grenier.</p> + +<p>—Pour vous, donc, il n'est point douteux, monsieur le juge +d'instruction, que l'assassin s'est enfui—sans que l'on sache +comment—par la fenêtre du vestibule!</p> + +<p>—Tout le prouve…</p> + +<p>Je le crois aussi», obtempéra gravement Rouletabille.</p> + +<p>Puis un silence, et il reprit:</p> + +<p>—Si vous n'avez trouvé aucune trace de l'assassin dans le grenier, +comme par exemple, ces pas noirâtres que l'on relève sur le parquet de +la «Chambre Jaune», vous devez être amené à croire que ce n'est point +lui qui a volé le revolver du père Jacques…</p> + +<p>—Il n'y a de traces, au grenier, que celles du père Jacques», fit le +juge avec un haussement de tête significatif…</p> + +<p>Et il se décida à compléter sa pensée:</p> + +<p>«Le père Jacques était avec M. Stangerson… C'est heureux pour lui…</p> + +<p>—Alors, <i>quid</i> du rôle du revolver du père Jacques dans le drame? +Il semble bien démontré que cette arme a moins blessé Mlle Stangerson +qu'elle n'a blessé l'assassin…»</p> + +<p>Sans répondre à cette question, qui sans doute l'embarrassait, M. de +Marquet nous apprit qu'on avait retrouvé les deux balles dans la +«Chambre Jaune», l'une dans un mur, le mur où s'étalait la main +rouge—une main rouge d'homme—l'autre dans le plafond.</p> + +<p>«Oh! oh! dans le plafond! répéta à mi-voix Rouletabille… Vraiment… +dans le plafond! Voilà qui est fort curieux… dans le plafond!…</p> + +<p>Il se mit à fumer en silence, s'entourant de tabagie. Quand nous +arrivâmes à Épinay-sur-Orge, je dus lui donner un coup sur l'épaule pour +le faire descendre de son rêve et sur le quai.</p> + +<p>Là, le magistrat et son greffier nous saluèrent, nous faisant comprendre +qu'ils nous avaient assez vus; puis ils montèrent rapidement dans un +cabriolet qui les attendait.</p> + +<p>«Combien de temps faut-il pour aller à pied d'ici au château du +Glandier? demanda Rouletabille à un employé de chemin de fer.</p> + +<p>—Une heure et demie, une heure trois quarts, sans se presser», +répondit l'homme.</p> + +<p>Rouletabille regarda le ciel, le trouva à sa convenance et, sans doute, +à la mienne, car il me prit sous le bras et me dit:</p> + +<p>«Allons!… J'ai besoin de marcher.</p> + +<p>—Eh bien! lui demandai-je. Ça se débrouille?…</p> + +<p>—Oh! fit-il, oh! il n'y a rien de débrouillé du tout!… <i>C'est +encore plus embrouillé qu'avant!</i> Il est vrai que j'ai une idée…</p> + +<p>—Dites-la.</p> + +<p>—Oh! Je ne peux rien dire pour le moment… Mon idée est une question +de vie ou de mort pour deux personnes au moins…</p> + +<p>—Croyez-vous à des complices?</p> + +<p>—Je n'y crois pas…»</p> + +<p>Nous gardâmes un instant le silence, puis il reprit:</p> + +<p>«C'est une veine d'avoir rencontré ce juge d'instruction et son +greffier… Hein! que vous avais-je dit pour le revolver?…</p> + +<p>Il avait le front penché vers la route, les mains dans les poches, et il +sifflotait. Au bout d'un instant, je l'entendis murmurer:</p> + +<p>«Pauvre femme!…</p> + +<p>—C'est Mlle Stangerson que vous plaignez?…</p> + +<p>—Oui, c'est une très noble femme, et tout à fait digne de pitié!… +C'est un très grand, un très grand caractère… j'imagine… +j'imagine…</p> + +<p>—Vous connaissez donc Mlle Stangerson?</p> + +<p>—Moi, pas du tout… Je ne l'ai vue qu'une fois…</p> + +<p>—Pourquoi dites-vous: c'est un très grand caractère?…</p> + +<p>—Parce qu'elle a su tenir tête à l'assassin, parce qu'elle s'est +défendue avec courage, <i>et surtout, surtout, à cause de la +balle dans le plafond</i>.»</p> + +<p>Je regardai Rouletabille, me demandant <i>in petto</i> s'il ne se +moquait pas tout à fait de moi ou s'il n'était pas devenu subitement +fou. Mais je vis bien que le jeune homme n'avait jamais eu moins envie +de rire, et l'éclat intelligent de ses petits yeux ronds me rassura sur +l'état de sa raison. Et puis, j'étais un peu habitué à ses propos +rompus… rompus pour moi qui n'y trouvais souvent qu'incohérence et +mystère jusqu'au moment où, en quelques phrases rapides et nettes, il me +livrait le fil de sa pensée. Alors, tout s'éclairait soudain; les mots +qu'il avait dits, et qui m'avaient paru vides de sens, se reliaient avec +une facilité et une logique telles «que je ne pouvais comprendre comment +je n'avais pas compris plus tôt».</p> + + + + +<h2 id="ch4">IV<br /> +«Au sein d'une nature sauvage»</h2> + + +<p>Le château du Glandier est un des plus vieux châteaux de ce pays +d'Île-de-France, où se dressent encore tant d'illustres pierres de +l'époque féodale. Bâti au cœur des forêts, sous Philippe le Bel, il +apparaît à quelques centaines de mètres de la route qui conduit du +village de Sainte-Geneviève-des-Bois à Montlhéry. Amas de constructions +disparates, il est dominé par un donjon. Quand le visiteur a gravi les +marches branlantes de cet antique donjon et qu'il débouche sur la petite +plate-forme où, au XVII<sup>e</sup> siècle, Georges-Philibert de Séquigny, seigneur +du Glandier, Maisons-Neuves et autres lieux, a fait édifier la lanterne +actuelle, d'un abominable style rococo, on aperçoit, à trois lieues de +là, au-dessus de la vallée et de la plaine, l'orgueilleuse tour de +Montlhéry. Donjon et tour se regardent encore, après tant de siècles, et +semblent se raconter, au-dessus des forêts verdoyantes ou des bois +morts, les plus vieilles légendes de l'histoire de France. On dit que le +donjon du Glandier veille sur une ombre héroïque et sainte, celle de la +bonne patronne de Paris, devant qui recula Attila. Sainte Geneviève dort +là son dernier sommeil dans les vieilles douves du château. L'été, les +amoureux, balançant d'une main distraite le panier des déjeuners sur +l'herbe, viennent rêver ou échanger des serments devant la tombe de la +sainte, pieusement fleurie de myosotis. Non loin de cette tombe est un +puits qui contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissance des +mères a élevé en cet endroit une statue à sainte Geneviève et suspendu +sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets des enfants sauvés +par cette onde sacrée.</p> + +<p>C'est dans ce lieu qui semblait devoir appartenir tout entier au passé +que le professeur Stangerson et sa fille étaient venus s'installer pour +préparer la science de l'avenir. Sa solitude au fond des bois leur avait +plu tout de suite. Ils n'auraient là, comme témoins de leurs travaux et +de leurs espoirs, que de vieilles pierres et de grands chênes. Le +Glandier, autrefois «Glandierum», s'appelait ainsi du grand nombre de +glands que, de tout temps, on avait recueillis en cet endroit. Cette +terre, aujourd'hui tristement célèbre, avait reconquis, grâce à la +négligence ou à l'abandon des propriétaires, l'aspect sauvage d'une +nature primitive; seuls, les bâtiments qui s'y cachaient avaient +conservé la trace d'étranges métamorphoses. Chaque siècle y avait laissé +son empreinte: un morceau d'architecture auquel se reliait le souvenir +de quelque événement terrible, de quelque rouge aventure; et, tel quel, +ce château, où allait se réfugier la science, semblait tout désigné à +servir de théâtre à des mystères d'épouvante et de mort.</p> + +<p>Ceci dit, je ne puis me défendre d'une réflexion. La voici:</p> + +<p>Si je me suis attardé quelque peu à cette triste peinture du Glandier, +ce n'est point que j'aie trouvé ici l'occasion dramatique de «créer» +l'atmosphère nécessaire aux drames qui vont se dérouler sous les yeux du +lecteur et, en vérité, mon premier soin, dans toute cette affaire, sera +d'être aussi simple que possible. Je n'ai point la prétention d'être un +auteur. Qui dit: auteur, dit toujours un peu: romancier, et, Dieu merci! +le mystère de la «Chambre Jaune» est assez plein de tragique horreur +réelle pour se passer de littérature. Je ne suis et ne veux être qu'un +fidèle «rapporteur». Je dois rapporter l'événement; je situe cet +événement dans son cadre, voilà tout. Il est tout naturel que vous +sachiez où les choses se passent.</p> + +<p>Je reviens à M. Stangerson. Quand il acheta le domaine, une quinzaine +d'années environ avant le drame qui nous occupe, le Glandier n'était +plus habité depuis longtemps. Un autre vieux château, dans les environs, +construit au XIV<sup>e</sup> siècle par Jean de Belmont, était également abandonné, +de telle sorte que le pays était à peu près inhabité. Quelques +maisonnettes au bord de la route qui conduit à Corbeil, une auberge, +l'auberge du «Donjon», qui offrait une passagère hospitalité aux +rouliers; c'était là à peu près tout ce qui rappelait la civilisation +dans cet endroit délaissé qu'on ne s'attendait guère à rencontrer à +quelques lieues de la capitale. Mais ce parfait délaissement avait été +la raison déterminante du choix de M. Stangerson et de sa fille. M. +Stangerson était déjà célèbre; il revenait d'Amérique où ses travaux +avaient eu un retentissement considérable. Le livre qu'il avait publié à +Philadelphie sur la «Dissociation de la matière par les actions +électriques» avait soulevé la protestation de tout le monde savant. M. +Stangerson était français, mais d'origine américaine. De très +importantes affaires d'héritage l'avaient fixé pendant plusieurs années +aux États-Unis. Il avait continué, là-bas, une œuvre commencée en +France, et il était revenu en France l'y achever, après avoir réalisé +une grosse fortune, tous ses procès s'étant heureusement terminés soit +par des jugements qui lui donnaient gain de cause, soit par des +transactions. Cette fortune fut la bienvenue. M. Stangerson, qui eût pu, +s'il l'avait voulu, gagner des millions de dollars en exploitant ou en +faisant exploiter deux ou trois de ses découvertes chimiques relatives à +de nouveaux procédés de teinture, avait toujours répugné à faire servir +à son intérêt propre le don merveilleux d'«inventer» qu'il avait reçu de +la nature; mais il ne pensait point que son génie lui appartînt. Il le +devait aux hommes, et tout ce que son génie mettait au monde tombait, de +par cette volonté philanthropique, dans le domaine public. S'il n'essaya +point de dissimuler la satisfaction que lui causait la mise en +possession de cette fortune inespérée qui allait lui permettre de se +livrer jusqu'à sa dernière heure à sa passion pour la science pure, le +professeur dut s'en réjouir également, «semblait-il», pour une autre +cause. Mlle Stangerson avait, au moment où son père revint d'Amérique et +acheta le Glandier, vingt ans. Elle était plus jolie qu'on ne saurait +l'imaginer, tenant à la fois toute la grâce parisienne de sa mère, morte +en lui donnant le jour, et toute la splendeur, toute la richesse du +jeune sang américain de son grand-père paternel, William Stangerson. +Celui-ci, citoyen de Philadelphie, avait dû se faire naturaliser +français pour obéir à des exigences de famille, au moment de son mariage +avec une française, celle qui devait être la mère de l'illustre +Stangerson. Ainsi s'explique la nationalité française du professeur +Stangerson.</p> + +<p>Vingt ans, adorablement blonde, des yeux bleus, un teint de lait, +rayonnante, d'une santé divine, Mathilde Stangerson était l'une des plus +belles filles à marier de l'ancien et du nouveau continent. Il était du +devoir de son père, malgré la douleur prévue d'une inévitable +séparation, de songer à ce mariage, et il ne dut pas être fâché de voir +arriver la dot. Quoi qu'il en soit, il ne s'en enterra pas moins, avec +son enfant, au Glandier, dans le moment où ses amis s'attendaient à ce +qu'il produisît Mlle Mathilde dans le monde. Certains vinrent le voir et +manifestèrent leur étonnement. Aux questions qui lui furent posées, le +professeur répondit: «C'est la volonté de ma fille. Je ne sais rien lui +refuser. C'est elle qui a choisi le Glandier.» Interrogé à son tour, la +jeune fille répliqua avec sérénité: «Où aurions-nous mieux travaillé que +dans cette solitude?» Car Mlle Mathilde Stangerson collaborait déjà à +l'œuvre de son père, mais on ne pouvait imaginer alors que sa passion +pour la science irait jusqu'à lui faire repousser tous les partis qui se +présenteraient à elle, pendant plus de quinze ans. Si retirés +vivaient-ils, le père et la fille durent se montrer dans quelques +réceptions officielles, et, à certaines époques de l'année, dans deux ou +trois salons amis où la gloire du professeur et la beauté de Mathilde +firent sensation. L'extrême froideur de la jeune fille ne découragea pas +tout d'abord les soupirants; mais, au bout de quelques années, ils se +lassèrent. Un seul persista avec une douce ténacité et mérita ce nom +«d'éternel fiancé», qu'il accepta avec mélancolie; c'était M. Robert +Darzac. Maintenant Mlle Stangerson n'était plus jeune, et il semblait +bien que, n'ayant point trouvé de raisons pour se marier, jusqu'à l'âge +de trente-cinq ans, elle n'en découvrirait jamais. Un tel argument +apparaissait sans valeur, évidemment, à M. Robert Darzac, puisque +celui-ci ne cessait point sa cour, si tant est qu'on peut encore appeler +«cour» les soins délicats et tendres dont on ne cesse d'entourer une +femme de trente-cinq ans, restée fille et qui a déclaré qu'elle ne se +marierait point.</p> + +<p>Soudain, quelques semaines avant les événements qui nous occupent, un +bruit auquel on n'attacha pas d'abord d'importance—tant on le trouvait +incroyable—se répandit dans Paris; Mlle Stangerson consentait enfin à +«couronner l'inextinguible flamme de M. Robert Darzac!» Il fallut que M. +Robert Darzac lui-même ne démentît point ces propos matrimoniaux pour +qu'on se dît enfin qu'il pouvait y avoir un peu de vérité dans une +rumeur aussi invraisemblable. Enfin M. Stangerson voulut bien annoncer, +en sortant un jour de l'Académie des sciences, que le mariage de sa +fille et de M. Robert Darzac serait célébré dans l'intimité, au château +du Glandier, sitôt que sa fille et lui auraient mis la dernière main au +rapport qui allait résumer tous leurs travaux sur la «Dissociation de la +matière», c'est-à-dire sur le retour de la matière à l'éther. Le nouveau +ménage s'installerait au Glandier et le gendre apporterait sa +collaboration à l'œuvre à laquelle le père et la fille avaient +consacré leur vie.</p> + +<p>Le monde scientifique n'avait pas encore eu le temps de se remettre de +cette nouvelle que l'on apprenait l'assassinat de Mlle Stangerson dans +les conditions fantastiques que nous avons énumérées et que notre visite +au château va nous permettre de préciser davantage encore.</p> + +<p>Je n'ai point hésité à fournir au lecteur tous ces détails +rétrospectifs que je connaissais par suite de mes rapports d'affaires +avec M. Robert Darzac, pour qu'en franchissant le seuil de la «Chambre +Jaune», il fût aussi documenté que moi.</p> + + + + +<h2 id="ch5">V <br /> +Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit +son petit effet</h2> + + +<p>Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi, le long +d'un mur qui bordait la vaste propriété de M. Stangerson, et nous +apercevions déjà la grille d'entrée, quand notre attention fut attirée +par un personnage qui, à demi courbé sur la terre, semblait tellement +préoccupé qu'il ne nous vit pas venir. Tantôt il se penchait, se +couchait presque sur le sol, tantôt il se redressait et considérait +attentivement le mur; tantôt il regardait dans le creux de sa main, puis +faisait de grands pas, puis se mettait à courir et regardait encore dans +le creux de sa main droite. Rouletabille m'avait arrêté d'un geste:</p> + +<p>«Chut! Frédéric Larsan qui travaille!… Ne le dérangeons pas!</p> + +<p>Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le célèbre +policier. Je n'avais jamais vu, moi, Frédéric Larsan, mais je le +connaissais beaucoup de réputation.</p> + +<p>L'affaire des lingots d'or de l'hôtel de la Monnaie, qu'il débrouilla +quand tout le monde jetait sa langue aux chiens, et l'arrestation des +forceurs de coffres-forts du Crédit universel avaient rendu son nom +presque populaire. Il passait alors, à cette époque où Joseph +Rouletabille n'avait pas encore donné les preuves admirables d'un talent +unique, pour l'esprit le plus apte à démêler l'écheveau embrouillé des +plus mystérieux et plus obscurs crimes. Sa réputation s'était étendue +dans le monde entier et souvent les polices de Londres ou de Berlin, ou +même d'Amérique l'appelaient à l'aide quand les inspecteurs et les +détectives nationaux s'avouaient à bout d'imagination et de +ressources. On ne s'étonnera donc point que, dès le début du mystère de +la «Chambre Jaune», le chef de la Sûreté ait songé à télégraphier à son +précieux subordonné, à Londres, où Frédéric Larsan avait été envoyé pour +une grosse affaire de titres volés: «Revenez vite.» Frédéric, que l'on +appelait, à la Sûreté, le grand Fred, avait fait diligence, sachant sans +doute par expérience que, si on le dérangeait, c'est qu'on avait bien +besoin de ses services, et, c'est ainsi que Rouletabille et moi, ce +matin-là, nous le trouvions déjà à la besogne. Nous comprîmes bientôt en +quoi elle consistait.</p> + +<p>Ce qu'il ne cessait de regarder dans le creux de sa main droite n'était +autre chose que sa montre et il paraissait fort occupé à compter des +minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une fois encore sa course, ne +l'arrêta qu'à la grille du parc, reconsulta sa montre, la mit dans sa +poche, haussa les épaules d'un geste découragé, poussa la grille, +pénétra dans le parc, referma la grille à clef, leva la tête et, à +travers les barreaux, nous aperçut. Rouletabille courut et je le suivis. +Frédéric Larsan nous attendait.</p> + +<p>«Monsieur Fred», dit Rouletabille en se découvrant et en montrant les +marques d'un profond respect basé sur la réelle admiration que le jeune +reporter avait pour le célèbre policier, «pourriez-vous nous dire si M. +Robert Darzac est au château en ce moment? Voici un de ses amis, du +barreau de Paris, qui désirerait lui parler.</p> + +<p>—Je n'en sais rien, monsieur Rouletabille, répliqua Fred en serrant la +main de mon ami, car il avait eu l'occasion de le rencontrer plusieurs +fois au cours de ses enquêtes les plus difficiles… Je ne l'ai pas vu.</p> + +<p>—Les concierges nous renseigneront sans doute? fit Rouletabille en +désignant une maisonnette de briques dont porte et fenêtres étaient +closes et qui devait inévitablement abriter ces fidèles gardiens de la +propriété.</p> + +<p>«Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur Rouletabille.</p> + +<p>—Et pourquoi donc?</p> + +<p>—Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés!…</p> + +<p>—Arrêtés! s'écria Rouletabille… Ce sont eux les assassins!…</p> + +<p>Frédéric Larsan haussa les épaules.</p> + +<p>«Quand on ne peut pas, dit-il, d'un air de suprême ironie, arrêter +l'assassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrir les +complices!</p> + +<p>—C'est vous qui les avez fait arrêter, monsieur Fred?</p> + +<p>—Ah! non! par exemple! je ne les ai pas fait arrêter, d'abord parce que +je suis à peu près sûr qu'ils ne sont pour rien dans l'affaire, et puis +parce que…</p> + +<p>—Parce que quoi? interrogea anxieusement Rouletabille.</p> + +<p>—Parce que… rien… fit Larsan en secouant la tête.</p> + +<p>—«Parce qu'il n'y a pas de complices!» souffla Rouletabille.</p> + +<p>Frédéric Larsan s'arrêta net, regardant le reporter avec intérêt.</p> + +<p>«Ah! Ah! Vous avez donc une idée sur l'affaire… Pourtant vous n'avez +rien vu, jeune homme… vous n'avez pas encore pénétré ici…</p> + +<p>—J'y pénétrerai.</p> + +<p>—J'en doute… la consigne est formelle.</p> + +<p>—J'y pénétrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac… Faites cela +pour moi… Vous savez que nous sommes de vieux amis… Monsieur Fred… +je vous en prie… Rappelez-vous le bel article que je vous ai fait à +propos des «Lingots d'or». Un petit mot à M. Robert Darzac, s'il vous +plaît?»</p> + +<p>La figure de Rouletabille était vraiment comique à voir en ce moment. +Elle reflétait un désir si irrésistible de franchir ce seuil au-delà +duquel il se passait quelque prodigieux mystère; elle suppliait avec une +telle éloquence non seulement de la bouche et des yeux, mais encore de +tous les traits, que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Frédéric +Larsan, pas plus que moi, ne garda son sérieux.</p> + +<p>Cependant, derrière la grille, Frédéric Larsan remettait tranquillement +la clef dans sa poche. Je l'examinai.</p> + +<p>C'était un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d'années. Sa tête +était belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profil dur; le +front était proéminent; le menton et les joues étaient rasés avec soin; +la lèvre, sans moustache, était finement dessinée; les yeux, un peu +petits et ronds, fixaient les gens bien en face d'un regard fouilleur +qui étonnait et inquiétait. Il était de taille moyenne et bien prise; +l'allure générale était élégante et sympathique. Rien du policier +vulgaire. C'était un grand artiste en son genre, et il le savait, et +l'on sentait qu'il avait une haute idée de lui-même. Le ton de sa +conversation était d'un sceptique et d'un désabusé. Son étrange +profession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vilenies qu'il +eût été inexplicable qu'elle ne lui eût point un peu «durci les +sentiments», selon la curieuse expression de Rouletabille.</p> + +<p>Larsan tourna la tête au bruit d'une voiture qui arrivait derrière lui. +Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare d'Épinay, avait emporté le +juge d'instruction et son greffier.</p> + +<p>«Tenez! fit Frédéric Larsan, vous vouliez parler à M. Robert Darzac; le +voilà!»</p> + +<p>Le cabriolet était déjà à la grille et Robert Darzac priait Frédéric +Larsan de lui ouvrir l'entrée du parc, lui disant qu'il était très +pressé et qu'il n'avait que le temps d'arriver à Épinay pour prendre le +prochain train pour Paris, quand il me reconnut. Pendant que Larsan +ouvrait la grille, M. Darzac me demanda ce qui pouvait m'amener au +Glandier dans un moment aussi tragique. Je remarquai alors qu'il était +atrocement pâle et qu'une douleur infinie était peinte sur son visage.</p> + +<p>«Mlle Stangerson va-t-elle mieux? demandai-je immédiatement.</p> + +<p>—Oui, fit-il. On la sauvera peut-être. Il faut qu'on la sauve.»</p> + +<p>Il n'ajouta pas «ou j'en mourrai», mais on sentait trembler la fin de la +phrase au bout de ses lèvres exsangues.</p> + +<p>Rouletabille intervint alors:</p> + +<p>«Monsieur, vous êtes pressé. Il faut cependant que je vous parle. J'ai +quelque chose de la dernière importance à vous dire.»</p> + +<p>Frédéric Larsan interrompit:</p> + +<p>«Je peux vous laisser? demanda-t-il à Robert Darzac. Vous avez une clef +ou voulez-vous que je vous donne celle-ci?</p> + +<p>—Oui, merci, j'ai une clef. Je fermerai la grille.»</p> + +<p>Larsan s'éloigna rapidement dans la direction du château dont on +apercevait, à quelques centaines de mètres, la masse imposante.</p> + +<p>Robert Darzac, le sourcil froncé, montrait déjà de l'impatience. Je +présentai Rouletabille comme un excellent ami; mais, dès qu'il sut que +ce jeune homme était journaliste, M. Darzac me regarda d'un air de grand +reproche, s'excusa sur la nécessité où il était d'atteindre Épinay en +vingt minutes, salua et fouetta son cheval. Mais déjà Rouletabille avait +saisi, à ma profonde stupéfaction, la bride, arrêté le petit équipage +d'un poing vigoureux, cependant qu'il prononçait cette phrase dépourvue +pour moi du moindre sens:</p> + +<p>«<i>Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son +éclat.</i>»</p> + +<p>Ces mots ne furent pas plutôt sortis de la bouche de Rouletabille que +je vis Robert Darzac chanceler; si pâle qu'il fût, il pâlit encore; ses +yeux fixèrent le jeune homme avec épouvante et il descendit +immédiatement de sa voiture dans un désordre d'esprit inexprimable.</p> + +<p>«Allons! Allons!» dit-il en balbutiant.</p> + +<p>Et puis, tout à coup, il reprit avec une sorte de fureur:</p> + +<p>«Allons! monsieur! Allons!»</p> + +<p>Et il refit le chemin qui conduisait au château, sans plus dire un mot, +cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours le cheval. +J'adressai quelques paroles à M. Darzac… mais il ne me répondit pas. +J'interrogeai de l'œil Rouletabille, qui ne me vit pas.</p> + + + + +<h2 id="ch6">VI<br /> +Au fond de la chênaie</h2> + + +<p>Nous arrivâmes au château. Le vieux donjon se reliait à la partie du +bâtiment entièrement refaite sous Louis XIV par un autre corps de +bâtiment moderne, style Viollet-le-Duc, où se trouvait l'entrée +principale. Je n'avais encore rien vu d'aussi original, ni peut-être +d'aussi laid, ni surtout d'aussi étrange en architecture que cet +assemblage bizarre de styles disparates. C'était monstrueux et +captivant. En approchant, nous vîmes deux gendarmes qui se promenaient +devant une petite porte ouvrant sur le rez-de-chaussée du donjon. Nous +apprîmes bientôt que, dans ce rez-de-chaussée, qui était autrefois une +prison et qui servait maintenant de chambre de débarras, on avait +enfermé les concierges, M. et Mme Bernier.</p> + +<p>M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne du château par +une vaste porte que protégeait une «marquise». Rouletabille, qui avait +abandonné le cheval et le cabriolet aux soins d'un domestique, ne +quittait pas des yeux M. Darzac; je suivis son regard, et je m'aperçus +que celui-ci était uniquement dirigé vers les mains gantées du +professeur à la Sorbonne. Quand nous fûmes dans un petit salonet garni +de meubles vieillots, M. Darzac se tourna vers Rouletabille et assez +brusquement lui demanda:</p> + +<p>«Parlez! Que me voulez-vous?»</p> + +<p>Le reporter répondit avec la même brusquerie:</p> + +<p>«Vous serrer la main!»</p> + +<p>Darzac se recula:</p> + +<p>«Que signifie?»</p> + +<p>Évidemment, il avait compris ce que je comprenais alors: que mon ami le +soupçonnait de l'abominable attentat. La trace de la main ensanglantée +sur les murs de la «Chambre Jaune» lui apparut… Je regardai cet homme +à la physionomie si hautaine, au regard si droit d'ordinaire et qui se +troublait en ce moment si étrangement. Il tendit sa main droite, et, me +désignant:</p> + +<p>«Vous êtes l'ami de M. Sainclair qui m'a rendu un service inespéré dans +une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoi je vous refuserais +la main…»</p> + +<p>Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec une audace +sans pareille:</p> + +<p>«Monsieur, j'ai vécu quelques années en Russie, d'où j'ai rapporté cet +usage de ne jamais serrer la main à quiconque ne se dégante pas.»</p> + +<p>Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un libre cours à la +fureur qui commençait à l'agiter, mais au contraire, d'un violent effort +visible, il se calma, se déganta et présenta ses mains. Elles étaient +nettes de toute cicatrice.</p> + +<p>«Êtes-vous satisfait?</p> + +<p>—Non! répliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en se tournant vers +moi, je suis obligé de vous demander de nous laisser seuls un instant.»</p> + +<p>Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais de voir et +d'entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n'eût point déjà +jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux, mon stupide ami… Car, +à cette minute, j'en voulais à Rouletabille de ses soupçons qui avaient +abouti à cette scène inouïe des gants…</p> + +<p>Je me promenai environ vingt minutes devant le château, essayant de +relier entre eux les différents événements de cette matinée, et n'y +parvenant pas. Quelle était l'idée de Rouletabille? Était-il possible +que M. Robert Darzac lui apparût comme l'assassin? Comment penser que +cet homme, qui devait se marier dans quelques jours avec Mlle +Stangerson, s'était introduit dans la «Chambre Jaune» pour assassiner sa +fiancée? Enfin, rien n'était venu m'apprendre comment l'assassin avait +pu sortir de la «Chambre Jaune»; et, tant que ce mystère qui me +paraissait inexplicable ne me serait pas expliqué, j'estimais, moi, +qu'il était du devoir de tous de ne soupçonner personne. Enfin, que +signifiait cette phrase insensée qui sonnait encore à mes oreilles: +<i>le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son +éclat!</i> J'avais hâte de me retrouver seul avec Rouletabille pour +le lui demander.</p> + +<p>À ce moment, le jeune homme sortit du château avec M. Robert Darzac. +Chose extraordinaire, je vis au premier coup d'œil qu'ils étaient les +meilleurs amis du monde.</p> + +<p>«Nous allons à la «Chambre Jaune», me dit Rouletabille, venez avec nous. +Dites-donc, cher ami, vous savez que je vous garde toute la journée. +Nous déjeunons ensemble dans le pays…</p> + +<p>—Vous déjeunerez avec moi, ici, messieurs…</p> + +<p>—Non, merci, répliqua le jeune homme. Nous déjeunerons à l'auberge du +«Donjon»…</p> + +<p>—Vous y serez très mal… Vous n'y trouverez rien.</p> + +<p>—Croyez-vous?… Moi j'espère y trouver quelque chose, répliqua +Rouletabille. Après déjeuner, nous retravaillerons, je ferai mon +article, vous serez assez aimable pour me le porter à la rédaction…</p> + +<p>—Et vous? Vous ne revenez pas avec moi?</p> + +<p>—Non; je couche ici…»</p> + +<p>Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait sérieusement, et M. Robert +Darzac ne parut nullement étonné…</p> + +<p>Nous passions alors devant le donjon et nous entendîmes des +gémissements. Rouletabille demanda:</p> + +<p>«Pourquoi a-t-on arrêté ces gens-là?</p> + +<p>—C'est un peu de ma faute, dit M. Darzac. J'ai fait remarquer hier au +juge d'instruction qu'il est inexplicable que les concierges aient eu le +temps d'entendre les coups de revolver, «de s'habiller», de parcourir +l'espace assez grand qui sépare leur loge du pavillon, tout cela en deux +minutes; car il ne s'est pas écoulé plus de deux minutes entre les coups +de revolver et le moment où ils ont été rencontrés par le père Jacques.</p> + +<p>—Évidemment, c'est louche, acquiesça Rouletabille… Et ils étaient +habillés…?</p> + +<p>—Voilà ce qui est incroyable… ils étaient habillés… «entièrement», +solidement et chaudement… Il ne manquait aucune pièce à leur costume. +La femme était en sabots, mais l'homme avait «ses souliers lacés». Or, +ils ont déclaré s'être couchés comme tous les soirs à neuf heures. En +arrivant, ce matin, le juge d'instruction, qui s'était muni, à Paris, +d'un revolver de même calibre que celui du crime (car il ne veut pas +toucher au revolver-pièce à conviction), a fait tirer deux coups de +revolver par son greffier dans la «Chambre Jaune», fenêtre et porte +fermées. Nous étions avec lui dans la loge des concierges; nous n'avons +rien entendu… on ne peut rien entendre. Les concierges ont donc menti, +cela ne fait point de doute… Ils étaient prêts; ils étaient déjà +dehors non loin du pavillon; ils attendaient quelque chose. Certes, on +ne les accuse point d'être les auteurs de l'attentat, mais leur +complicité n'est pas improbable… M. de Marquet les a fait arrêter +aussitôt.</p> + +<p>—S'ils avaient été complices, dit Rouletabille, <i>ils +seraient arrivés débraillés</i>, ou plutôt ils ne seraient +pas arrivés du tout. Quand on se précipite dans les bras de la justice, +avec sur soi tant de preuves de complicité, c'est qu'on n'est pas +complice. Je ne crois pas aux complices dans cette affaire.</p> + +<p>—Alors, pourquoi étaient-ils dehors à minuit? Qu'ils le disent!…</p> + +<p>—Ils ont certainement un intérêt à se taire. Il s'agit de savoir +lequel… Même s'ils ne sont pas complices, cela peut avoir quelque +importance. <i>Tout est important de ce qui se passe dans une nuit +pareille…</i>»</p> + +<p>Nous venions de traverser un vieux pont jeté sur la Douve et nous +entrions dans cette partie du parc appelée «la Chênaie». Il y avait là +des chênes centenaires. L'automne avait déjà recroquevillé leurs +feuilles jaunies et leurs hautes branches noires et serpentines +semblaient d'affreuses chevelures, des nœuds de reptiles géants +entremêlés comme le sculpteur antique en a tordu sur sa tête de Méduse. +Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait l'été parce qu'elle le trouvait +gai, nous apparut, en cette saison, triste et funèbre. Le sol était +noir, tout fangeux des pluies récentes et de la bourbe des feuilles +mortes, les troncs des arbres étaient noirs, le ciel lui-même, au-dessus +de nos têtes, était en deuil, charriait de gros nuages lourds. Et, dans +cette retraite sombre et désolée, nous aperçûmes les murs blancs du +pavillon. Étrange bâtisse, sans une fenêtre visible du point où elle +nous apparaissait. Seule une petite porte en marquait l'entrée. On eût +dit un tombeau, un vaste mausolée au fond d'une forêt abandonnée… À +mesure que nous approchions, nous en devinions la disposition. Ce +bâtiment prenait toute la lumière dont il avait besoin, au midi, +c'est-à-dire de l'autre côté de la propriété, du côté de la campagne. La +petite porte refermée sur le parc, M. et Mlle Stangerson devaient +trouver là une prison idéale pour y vivre avec leurs travaux et leur +rêve.</p> + +<p>Je vais donner tout de suite, du reste, le plan de ce pavillon. Il +n'avait qu'un rez-de-chaussée, où l'on accédait par quelques marches, et +un grenier assez élevé qui ne nous occupera en aucune façon». C'est donc +le plan du rez-de-chaussée dans toute sa simplicité que je soumets au +lecteur.</p> + +<p>Il a été tracé par Rouletabille lui-même, et j'ai constaté qu'il n'y +manquait pas une ligne, pas une indication susceptible d'aider à la +solution du problème qui se posait alors devant la justice. Avec la +légende et le plan, les lecteurs en sauront tout autant, pour arriver à +la vérité, qu'en savait Rouletabille quand il pénétra dans le pavillon +pour la première fois et que chacun se demandait: «Par où l'assassin +a-t-il pu fuir de la Chambre Jaune?»</p> + +<div class="c"><img src="images/illu1.png" alt="" /></div> +<blockquote> +<p>1. Chambre Jaune, avec son unique fenêtre grillée et son unique +porte donnant sur le laboratoire.</p> + +<p>2. Laboratoire, avec ses deux grandes fenêtres grillées et ses +portes; donnant l'une sur le vestibule, l'autre sur la Chambre Jaune.</p> + +<p>3. Vestibule, avec sa fenêtre non grillée et sa porte d'entrée +donnant sur le parc.</p> + +<p>4. Lavatory.</p> + +<p>5. Escalier conduisant au grenier.</p> + +<p>6. Vaste et unique cheminée du pavillon servant aux expériences de +laboratoire.</p> +</blockquote> + +<p>Avant de gravir les trois marches de la porte du pavillon, Rouletabille +nous arrêta et demanda à brûle-pourpoint à M. Darzac:</p> + +<p>«Eh bien! Et le mobile du crime?</p> + +<p>—Pour moi, monsieur, il n'y a aucun doute à avoir à ce sujet, fit le +fiancé de Mlle Stangerson avec une grande tristesse. Les traces de +doigts, les profondes écorchures sur la poitrine et au cou de Mlle +Stangerson attestent que le misérable qui était là avait essayé un +affreux attentat. Les médecins experts, qui ont examiné hier ces traces, +affirment qu'elles ont été faites par la même main dont l'image +ensanglantée est restée sur le mur; une main énorme, monsieur, et qui ne +tiendrait point dans mon gant, ajouta-t-il avec un amer et +indéfinissable sourire…</p> + +<p>—Cette main rouge, interrompis-je, ne pourrait donc pas être la trace +des doigts ensanglantés de Mlle Stangerson, qui, au moment de s'abattre, +aurait rencontré le mur et y aurait laissé, en glissant, une image +élargie de sa main pleine de sang?</p> + +<p>—Il n'y avait pas une goutte de sang aux mains de Mlle Stangerson quand +on l'a relevée, répondit M. Darzac.</p> + +<p>—On est donc sûr, maintenant, fis-je, que c'est bien Mlle Stangerson +qui s'était armée du revolver du père Jacques, puisqu'elle a blessé la +main de l'assassin. <i>Elle redoutait donc quelque chose ou quelqu'un?</i></p> + +<p>—C'est probable…</p> + +<p>—Vous ne soupçonnez personne?</p> + +<p>—Non…», répondit M. Darzac, en regardant Rouletabille.</p> + +<p>Rouletabille, alors, me dit:</p> + +<p>—Il faut que vous sachiez, mon ami, que l'instruction est un peu plus +avancée que n'a voulu nous le confier ce petit cachottier de M. de +Marquet. Non seulement l'instruction sait maintenant que le revolver fut +l'arme dont se servit, pour se défendre, Mlle Stangerson, mais elle +connaît, mais elle a connu tout de suite l'arme qui a servi à attaquer, +à frapper Mlle Stangerson. C'est, m'a dit M. Darzac, un «os de mouton». +Pourquoi M. de Marquet entoure-t-il cet os de mouton de tant de mystère? +Dans le dessein de faciliter les recherches des agents de la Sûreté? +Sans doute. Il imagine peut-être qu'on va retrouver son propriétaire +parmi ceux qui sont bien connus, dans la basse pègre de Paris, pour se +servir de cet instrument de crime, le plus terrible que la nature ait +inventé… Et puis, est-ce qu'on sait jamais ce qui peut se passer dans +une cervelle de juge d'instruction?» ajouta Rouletabille avec une ironie +méprisante.</p> + +<p>J'interrogeai:</p> + +<p>«On a donc trouvé un «os de mouton» dans la «Chambre Jaune»?</p> + +<p>—Oui, monsieur, fit Robert Darzac, au pied du lit; mais je vous en +prie: n'en parlez point. M. de Marquet nous a demandé le secret. (Je fis +un geste de protestation.) C'est un énorme os de mouton dont la tête, +ou, pour mieux dire, dont l'articulation était encore toute rouge du +sang de l'affreuse blessure qu'il avait faite à Mlle Stangerson. C'est +un vieil os de mouton <i>qui a dû servir déjà à quelques +crimes</i>, suivant les apparences. Ainsi pense M. de Marquet, qui l'a +fait porter à Paris, au laboratoire municipal, pour qu'il fût analysé. +Il croit, en effet, avoir relevé sur cet os non seulement le sang frais +de la dernière victime, mais encore des traces roussâtres qui ne +seraient autres que des taches de sang séché, témoignages de crimes +antérieurs.</p> + +<p>—Un os de mouton, dans la main d'un «assassin exercé», est une arme +effroyable, dit Rouletabille, une arme «plus utile» et plus sûre qu'un +lourd marteau.</p> + +<p>—«Le misérable» l'a d'ailleurs prouvé, fit douloureusement M. Robert +Darzac. L'os de mouton a terriblement frappé Mlle Stangerson au front. +L'articulation de l'os de mouton s'adapte parfaitement à la blessure. +Pour moi, cette blessure eût été mortelle si l'assassin n'avait été à +demi arrêté, dans le coup qu'il donnait, par le revolver de Mlle +Stangerson. Blessé à la main, il lâchait son os de mouton et s'enfuyait. +Malheureusement, le coup de l'os de mouton <i>était parti et était déjà +arrivé</i>… et Mlle Stangerson était quasi assommée, après avoir +failli être étranglée. Si Mlle Stangerson avait réussi à blesser l'homme +de son premier coup de revolver, elle eût, sans doute, échappé à l'os de +mouton… Mais elle a saisi certainement son revolver trop tard; puis, +le premier coup, dans la lutte, a dévié, et la balle est allée se loger +dans le plafond; ce n'est que le second coup qui a porté…»</p> + +<p>Ayant ainsi parlé, M. Darzac frappa à la porte du pavillon. Vous +avouerai-je mon impatience de pénétrer dans le lieu même du crime? J'en +tremblais, et, malgré tout l'immense intérêt que comportait l'histoire +de l'os de mouton, je bouillais de voir que notre conversation se +prolongeait et que la porte du pavillon ne s'ouvrait pas.</p> + +<p>Enfin, elle s'ouvrit.</p> + +<p>Un homme, que je reconnus pour être le père Jacques, était sur le seuil.</p> + +<p>Il me parut avoir la soixantaine bien sonnée. Une longue barbe blanche, +des cheveux blancs sur lesquels il avait posé un béret basque, un +complet de velours marron à côtes usé, des sabots; l'air bougon, une +figure assez rébarbative qui s'éclaira cependant dès qu'il eut aperçu M. +Robert Darzac.</p> + +<p>«Des amis, fit simplement notre guide. Il n'y a personne au pavillon, +père Jacques?</p> + +<p>—Je ne dois laisser entrer personne, monsieur Robert, mais bien sûr la +consigne n'est pas pour vous… Et pourquoi? Ils ont vu tout ce qu'il y +avait à voir, ces messieurs de la justice. Ils en ont fait assez des +dessins et des procès-verbaux…</p> + +<p>—Pardon, monsieur Jacques, une question avant toute autre chose, fit +Rouletabille.</p> + +<p>—Dites, jeune homme, et, si je puis y répondre…</p> + +<p>—Votre maîtresse portait-elle, <i>ce soir-là</i>, les cheveux en +bandeaux, vous savez bien, les cheveux en bandeaux sur le front?</p> + +<p>—Non, mon p'tit monsieur. Ma maîtresse n'a jamais porté les cheveux en +bandeaux comme vous dites, ni ce soir-là, ni les autres jours. Elle +avait, comme toujours, les cheveux relevés de façon à ce qu'on pouvait +voir son beau front, pur comme celui de l'enfant qui vient de naître!…»</p> + +<p>Rouletabille grogna, et se mit aussitôt à inspecter la porte. Il se +rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que cette porte +ne pouvait jamais rester ouverte et qu'il fallait une clef pour +l'ouvrir. Puis nous entrâmes dans le vestibule, petite pièce assez +claire, pavée de carreaux rouges.</p> + +<p>«Ah! voici la fenêtre, dit Rouletabille, par laquelle l'assassin s'est +sauvé…</p> + +<p>—Qu'ils disent! monsieur, qu'ils disent! Mais, s'il s'était sauvé par +là, nous l'aurions bien vu, pour sûr! Sommes pas aveugles! ni M. +Stangerson, ni moi, ni les concierges qui-z-ont mis en prison! Pourquoi +qui ne m'y mettent pas en prison, moi aussi, à cause de mon revolver?»</p> + +<p>Rouletabille avait déjà ouvert la fenêtre et examiné les volets.</p> + +<p>«Ils étaient fermés, à l'heure du crime?</p> + +<p>—Au loquet de fer, en dedans, fit le père Jacques… et moi j'suis bien +sûr que l'assassin a passé au travers…</p> + +<p>—Il y a des taches de sang?…</p> + +<p>—Oui, tenez, là, sur la pierre, en dehors… Mais du sang de quoi?…</p> + +<p>—Ah! fit Rouletabille, on voit les pas… là, sur le chemin… la terre +était très détrempée… nous examinerons cela tout à l'heure…</p> + +<p>—Des bêtises! interrompit le père Jacques… L'assassin n'a pas passé +par là!…</p> + +<p>—Eh bien, par où?…</p> + +<p>—Est-ce que je sais!…»</p> + +<p>Rouletabille voyait tout, flairait tout. Il se mit à genoux et passa +rapidement en revue les carreaux maculés du vestibule. Le père Jacques +continuait:</p> + +<p>«Ah! vous ne trouverez rien, mon p'tit monsieur. Y n'ont rien trouvé… +Et puis maintenant, c'est trop sale… Il est entré trop de gens! Ils +veulent point que je lave le carreau… mais, le jour du crime, j'avais +lavé tout ça à grande eau, moi, père Jacques… et, si l'assassin avait +passé par là avec ses «ripatons», on l'aurait bien vu; il a assez laissé +la marque de ses godillots dans la chambre de mademoiselle!…»</p> + +<p>Rouletabille se releva et demanda:</p> + +<p>«Quand avez-vous lavé ces dalles pour la dernière fois?»</p> + +<p>Et il fixait le père Jacques d'un œil auquel rien n'échappe.</p> + +<p>«Mais dans la journée même du crime, j'vous dis! Vers les cinq heures et +demie… pendant que mademoiselle et son père faisaient un tour de +promenade avant de dîner ici même, car ils ont dîné dans le laboratoire. +Le lendemain, quand le juge est venu, il a pu voir toutes les traces des +pas par terre comme qui dirait de l'encre sur du papier blanc… Eh +bien, ni dans le laboratoire, ni dans le vestibule qu'étaient propres +comme un sou neuf, on n'a retrouvé ses pas… à l'homme!… Puisqu'on +les retrouve auprès de la fenêtre, <i>dehors</i>, il faudrait donc qu'il +ait troué le plafond de la «Chambre Jaune», qu'il ait passé par le +grenier, qu'il ait troué le toit, et qu'il soit redescendu juste à la +fenêtre du vestibule, en se laissant tomber… Eh bien, mais, y n'y a +pas de trou au plafond de la «Chambre Jaune»… ni dans mon grenier, +bien sûr!… Alors, vous voyez bien qu'on ne sait rien… mais rien de +rien!… et qu'on ne saura, ma foi, jamais rien!… C'est un mystère +du diable!</p> + +<p>Rouletabille se rejeta soudain à genoux, presque en face de la porte +d'un petit lavatory qui s'ouvrait au fond du vestibule. Il resta dans +cette position au moins une minute.</p> + +<p>«Eh bien? lui demandai-je quand il se releva.</p> + +<p>—Oh! rien de bien important; une goutte de sang.</p> + +<p>Le jeune homme se retourna vers le père Jacques.</p> + +<p>«Quand vous vous êtes mis à laver le laboratoire et le vestibule, la +fenêtre du vestibule était ouverte?</p> + +<p>—Je venais de l'ouvrir parce que j'avais allumé du charbon de bois pour +monsieur, sur le fourneau du laboratoire; et, comme je l'avais allumé +avec des journaux, il y a eu de la fumée; j'ai ouvert les fenêtres du +laboratoire et celle du vestibule pour faire courant d'air; puis j'ai +refermé celles du laboratoire et laissé ouverte celle du vestibule, et +puis je suis sorti un instant pour aller chercher une lavette au château +et c'est en rentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures et demie +que je me suis mis à laver les dalles; après avoir lavé, je suis +reparti, laissant toujours la fenêtre du vestibule ouverte. Enfin pour +la dernière fois, quand je suis rentré au pavillon, <i>la fenêtre était +fermée</i> et monsieur et mademoiselle travaillaient déjà dans le +laboratoire.</p> + +<p>—M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute fermé la fenêtre en entrant?</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Vous ne leur avez pas demandé?</p> + +<p>—Non!…»</p> + +<p>Après un coup d'œil assidu au petit lavatory et à la cage de +l'escalier qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour qui nous +semblions ne plus exister, pénétra dans le laboratoire. C'est, je +l'avoue, avec une forte émotion que je l'y suivis. Robert Darzac ne +perdait pas un geste de mon ami… Quant à moi, mes yeux allèrent tout +de suite à la porte de la «Chambre Jaune». Elle était refermée, ou +plutôt poussée sur le laboratoire, car je constatai immédiatement +qu'elle était à moitié défoncée et hors d'usage… les efforts de ceux +qui s'étaient rués sur elle, au moment du drame, l'avaient brisée…</p> + +<p>Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec méthode, considérait, sans +dire un mot, la pièce dans laquelle nous nous trouvions… Elle était +vaste et bien éclairée. Deux grandes fenêtres, presque des baies, +garnies de barreaux, prenaient jour sur l'immense campagne. Une trouée +dans la forêt; une vue merveilleuse sur toute la vallée, sur la plaine, +jusqu'à la grande ville qui devait apparaître, là-bas, tout au bout, les +jours de soleil. Mais, aujourd'hui, il n'y a que de la boue sur la +terre, de la suie au ciel… et du sang dans cette chambre…</p> + +<p>Tout un côté du laboratoire était occupé par une vaste cheminée, par +des creusets, par des fours propres à toutes expériences de chimie. Des +cornues, des instruments de physique un peu partout; des tables +surchargées de fioles, de papiers, de dossiers, une machine +électrique… des piles… un appareil, me dit M. Robert Darzac, employé +par le professeur Stangerson «pour démontrer la dissociation de la +matière sous l'action de la lumière solaire», etc.</p> + +<p>Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines ou +armoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, des appareils +photographiques spéciaux, une quantité incroyable de cristaux…</p> + +<p>Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée. Du bout du doigt, il +fouillait dans les creusets… Tout d'un coup, il se redressa, tenant un +petit morceau de papier à moitié consumé… Il vint à nous qui causions +auprès d'une fenêtre, et il dit:</p> + +<p>«Conservez-nous cela, Monsieur Darzac.»</p> + +<p>Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venait de +prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls +mots qui restaient lisibles:</p> + +<p class="c">presbytère rien perdu charme,<br /> +ni le jar de son éclat.</p> + +<p>Et, au-dessous: «23 octobre.»</p> + +<p>Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés venaient me frapper, +et, pour la deuxième fois, je vis qu'ils produisaient sur le professeur +en Sorbonne le même effet foudroyant. Le premier soin de M. Darzac fut +de regarder du côté du père Jacques. Mais celui-ci ne nous avait pas +vus, occupé qu'il était à l'autre fenêtre… Alors, le fiancé de Mlle +Stangerson ouvrit son portefeuille en tremblant, y serra le papier, et +soupira: «Mon Dieu!»</p> + +<p>Pendant ce temps, Rouletabille était monté dans la cheminée; +c'est-à-dire que, debout sur les briques d'un fourneau, il considérait +attentivement cette cheminée qui allait se rétrécissant, et qui, à +cinquante centimètres au-dessus de sa tête, se fermait entièrement par +des plaques de fer scellées dans la brique, laissant passer trois tuyaux +d'une quinzaine de centimètres de diamètre chacun.</p> + +<p>«Impossible de passer par là, énonça le jeune homme en sautant dans le +laboratoire. Du reste, s'«il» l'avait même tenté, toute cette ferraille +serait par terre. Non! Non! ce n'est pas de ce côté qu'il faut +chercher…</p> + +<p>Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portes +d'armoires. Puis, ce fut le tour des fenêtres qu'il déclara +infranchissables et «infranchies». À la seconde fenêtre, il trouva le +père Jacques en contemplation.</p> + +<p>«Eh bien, père Jacques, qu'est-ce que vous regardez par là?</p> + +<p>—Je r'garde l'homme de la police qui ne cesse point de faire le tour de +l'étang… Encore un malin qui n'en verra pas plus long qu'les autres!</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas Frédéric Larsan, père Jacques! dit +Rouletabille, en secouant la tête avec mélancolie, sans cela vous ne +parleriez pas comme ça… S'il y en a un ici qui trouve l'assassin, ce +sera lui, faut croire!»</p> + +<p>Et Rouletabille poussa un soupir.</p> + +<p>«Avant qu'on le retrouve, faudrait savoir comment on l'a perdu!… +répliqua le père Jacques, têtu.</p> + +<p>Enfin, nous arrivâmes à la porte de la «Chambre Jaune».</p> + +<p>«Voilà la porte derrière laquelle il se passait quelque chose!» fit +Rouletabille avec une solennité qui, en toute autre circonstance, eût +été comique.</p> + + + + +<h2 id="ch7">VII<br /> +Où Rouletabille part en expédition sous le lit</h2> + + +<p>Rouletabille ayant poussé la porte de la «Chambre Jaune» s'arrêta sur le +seuil, disant avec une émotion que je ne devais comprendre que plus +tard: «Oh! Le parfum de la dame en noir!» La chambre était obscure; le +père Jacques voulut ouvrir les volets, mais Rouletabille l'arrêta:</p> + +<p>«Est-ce que, dit-il, le drame s'est passé en pleine obscurité?</p> + +<p>—Non, jeune homme, je ne pense point. Mam'zelle tenait beaucoup à avoir +une veilleuse sur sa table, et c'est moi qui la lui allumais tous les +soirs avant qu'elle aille se coucher… J'étais quasi sa femme de +chambre, quoi! quand v'nait le soir! La vraie femme de chambre ne v'nait +guère que le matin. Mam'zelle travaille si tard… la nuit!</p> + +<p>—Où était cette table qui supportait la veilleuse? Loin du lit?</p> + +<p>—Loin du lit.</p> + +<p>—Pouvez-vous, maintenant, allumer la veilleuse?</p> + +<p>—La veilleuse est brisée, et l'huile s'en est répandue quand la table +est tombée. Du reste, tout est resté dans le même état. Je n'ai qu'à +ouvrir les volets et vous allez voir…</p> + +<p>—Attendez!»</p> + +<p>Rouletabille rentrant dans le laboratoire, alla fermer les volets des +deux fenêtres et la porte du vestibule. Quand nous fûmes dans la nuit +noire, il alluma une allumette-bougie, la donna au père Jacques, dit à +celui-ci de se diriger avec son allumette vers le milieu de la «Chambre +Jaune», à l'endroit où brûlait, cette nuit-là, la veilleuse. Le père +Jacques, qui était en chaussons (il laissait à l'ordinaire ses sabots +dans le vestibule), entra dans la «Chambre Jaune» avec son bout +d'allumette, et nous distinguâmes vaguement, mal éclairés par la petite +flamme mourante, des objets renversés sur le carreau, un lit dans le +coin, et, en face de nous, à gauche, le reflet d'une glace, pendue au +mur, près du lit. Ce fut rapide.</p> + +<p>Rouletabille dit: «C'est assez! Vous pouvez ouvrir les volets.</p> + +<p>—Surtout n'avancez pas, pria le père Jacques; vous pourriez faire des +marques avec vos souliers… et il ne faut rien déranger… C'est une +idée du juge, une idée comme ça, bien que son affaire soit déjà +faite…»</p> + +<p>Et il poussa les volets. Le jour livide du dehors entra, éclairant un +désordre sinistre, entre des murs de safran. Le plancher—car si le +vestibule et le laboratoire étaient carrelés, la «Chambre Jaune» était +planchéiée—était recouvert d'une natte jaune, d'un seul morceau, qui +tenait presque toute la pièce, allant sous le lit et sous la +table-toilette, seuls meubles qui, avec le lit, fussent encore sur leurs +pieds. La table ronde du milieu, la table de nuit et deux chaises +étaient renversées. Elles n'empêchaient point de voir, sur la natte, une +large tache de sang qui provenait, nous dit le père Jacques, de la +blessure au front de Mlle Stangerson. En outre, des gouttelettes de sang +étaient répandues un peu partout et suivaient, en quelque sorte, la +trace très visible des pas, des larges pas noirs, de l'assassin. Tout +faisait présumer que ces gouttes de sang venaient de la blessure de +l'homme qui avait, un moment, imprimé sa main rouge sur le mur. Il y +avait d'autres traces de cette main sur le mur, mais beaucoup moins +distinctes. C'est bien là la trace d'une rude main d'homme ensanglantée.</p> + +<p>Je ne pus m'empêcher de m'écrier:</p> + +<p>«Voyez!… voyez ce sang sur le mur… L'homme qui a appliqué si +fermement sa main ici était alors dans l'obscurité et croyait +certainement tenir une porte. Il croyait la pousser! C'est pourquoi il a +fortement appuyé, laissant sur le papier jaune un dessin terriblement +accusateur, car je ne sache point qu'il y ait beaucoup de mains au monde +de cette sorte-là. Elle est grande et forte, et les doigts sont presque +aussi longs les uns que les autres! Quant au pouce, il manque! Nous +n'avons que la marque de la paume. Et si nous suivons la «trace» de +cette main, continuai-je, nous la voyons, qui, après s'être appuyée au +mur, le tâte, cherche la porte, la trouve, cherche la serrure…</p> + +<p>—Sans doute, interrompit Rouletabille en ricanant, <i>mais il +n'y a pas de sang à la serrure, ni au verrou!…</i></p> + +<p>—Qu'est-ce que cela prouve? Répliquai-je avec un bon sens dont j'étais +fier, «il» aura ouvert serrure et verrou de la main gauche, ce qui est +tout naturel puisque la main droite est blessée…</p> + +<p>—Il n'a rien ouvert du tout! s'exclama encore le père Jacques. Nous ne +sommes pas fous, peut-être! Et nous étions quatre quand nous avons fait +sauter la porte!»</p> + +<p>Je repris:</p> + +<p>«Quelle drôle de main! Regardez-moi cette drôle de main!</p> + +<p>—C'est une main fort naturelle, répliqua Rouletabille, dont le dessin a +été déformé <i>par le glissement sur le mur</i>. L'homme +<i>a essuyé sa main blessée sur le mur! +Cet homme doit mesurer un mètre quatre-vingt.</i></p> + +<p>—À quoi voyez-vous cela?</p> + +<p>—À la hauteur de la main sur le mur…»</p> + +<p>Mon ami s'occupa ensuite de la trace de la balle dans le mur. Cette +trace était un trou rond.</p> + +<p>«La balle, dit Rouletabille, est arrivée de face: ni d'en haut, par +conséquent, ni d'en bas.</p> + +<p>Et il nous fit observer encore qu'elle était de quelques centimètres +plus bas sur le mur que le stigmate laissé par la main.</p> + +<p>Rouletabille, retournant à la porte, avait le nez, maintenant, sur la +serrure et le verrou. Il constata qu'on avait bien fait sauter la +porte, du dehors, serrure et verrou étant encore, sur cette porte +défoncée, l'une fermée, l'autre poussé, et, sur le mur, les deux gâches +étant quasi arrachées, pendantes, retenues encore par une vis.</p> + +<p>Le jeune rédacteur de <i>L'Époque</i> les considéra avec attention, +reprit la porte, la regarda des deux côtés, s'assura qu'il n'y avait +aucune possibilité de fermeture ou d'ouverture du verrou «de +l'extérieur», et s'assura qu'on avait retrouvé la clef dans la serrure, +«à l'intérieur». Il s'assura encore qu'une fois la clef dans la serrure +à l'intérieur, on ne pouvait ouvrir cette serrure de l'intérieur avec +une autre clef. Enfin, ayant constaté qu'il n'y avait, à cette porte, +«aucune fermeture automatique, bref, qu'elle était la plus naturelle de +toutes les portes, munie d'une serrure et d'un verrou très solides qui +étaient restés fermés», il laissa tomber ces mots: «ça va mieux!» Puis, +s'asseyant par terre, il se déchaussa hâtivement.</p> + +<p>Et, sur ses chaussettes, il s'avança dans la chambre. La première chose +qu'il fit fut de se pencher sur les meubles renversés et de les examiner +avec un soin extrême. Nous le regardions en silence. Le père Jacques lui +disait, de plus en plus ironique:</p> + +<p>«Oh! mon p'tit! Oh! mon p'tit! Vous vous donnez bien du mal!…»</p> + +<p>Mais Rouletabille redressa la tête:</p> + +<p>«Vous avez dit la pure vérité, père Jacques, votre maîtresse n'avait +pas, ce soir-là, ses cheveux en bandeaux; c'est moi qui étais une +vieille bête de croire cela!…»</p> + +<p>Et, souple comme un serpent, il se glissa sous le lit.</p> + +<p>Et le père Jacques reprit:</p> + +<p>«Et dire, monsieur, et dire que l'assassin était caché là-dessous! Il y +était quand je suis entré à dix heures, pour fermer les volets et +allumer la veilleuse, puisque ni M. Stangerson, ni Mlle Mathilde, ni +moi, n'avons plus quitté le laboratoire jusqu'au moment du crime.»</p> + +<p>On entendait la voix de Rouletabille, sous le lit:</p> + +<p>«À quelle heure, monsieur Jacques, M. et Mlle Stangerson sont-ils +arrivés dans le laboratoire pour ne plus le quitter?</p> + +<p>—À six heures!»</p> + +<p>La voix de Rouletabille continuait:</p> + +<p>«Oui, il est venu là-dessous… c'est certain… Du reste, il n'y a que +là qu'il pouvait se cacher… Quand vous êtes entrés, tous les quatre, +vous avez regardé sous le lit?</p> + +<p>—Tout de suite… Nous avons même entièrement bousculé le lit avant de +le remettre à sa place.</p> + +<p>—Et entre les matelas?</p> + +<p>—Il n'y avait, à ce lit, qu'un matelas sur lequel on a posé Mlle +Mathilde. Et le concierge et M. Stangerson ont transporté ce matelas +immédiatement dans le laboratoire. Sous le matelas, il n'y avait que le +sommier métallique qui ne saurait dissimuler rien, ni personne. Enfin, +monsieur, songez que nous étions quatre, et que rien ne pouvait nous +échapper, la chambre étant si petite, dégarnie de meubles, et tout étant +fermé derrière nous, dans le pavillon.»</p> + +<p>J'osai une hypothèse:</p> + +<p>«Il est peut-être sorti avec le matelas! Dans le matelas, peut-être… +Tout est possible devant un pareil mystère! Dans leur trouble, M. +Stangerson et le concierge ne se seront pas aperçus qu'ils +transportaient double poids… <i>et puis, si le concierge est complice!…</i> +Je vous donne cette hypothèse pour ce qu'elle vaut, mais voilà +qui expliquerait bien des choses… et, particulièrement, le fait que le +laboratoire et le vestibule sont restés vierges des traces de pas qui se +trouvent dans la chambre. Quand on a transporté mademoiselle du +laboratoire au château, le matelas, arrêté un instant près de la +fenêtre, aurait pu permettre à l'homme de se sauver…</p> + +<p>—Et puis quoi encore? Et puis quoi encore? Et puis quoi encore?» me +lança Rouletabille, en riant délibérément, sous le lit…</p> + +<p>J'étais un peu vexé:</p> + +<p>«Vraiment on ne sait plus… Tout paraît possible…»</p> + +<p>Le père Jacques fit:</p> + +<p>«C'est une idée qu'a eue le juge d'instruction, monsieur, et il a fait +examiner sérieusement le matelas. Il a été obligé de rire de son idée, +monsieur, comme votre ami rit en ce moment, car ça n'était bien sûr pas +un matelas à double fond!… Et puis, quoi! s'il y avait eu un homme +dans le matelas on l'aurait vu!…»</p> + +<p>Je dus rire moi-même, et, en effet, j'eus la preuve, depuis, que j'avais +dit quelque chose d'absurde. Mais où commençait, où finissait l'absurde +dans une affaire pareille!</p> + +<p>Mon ami, seul, était capable de le dire, et encore!…</p> + +<p>«Dites donc! s'écria le reporter, toujours sous le lit, elle a été bien +remuée, cette carpette-là?</p> + +<p>—Par nous, monsieur, expliqua le père Jacques. Quand nous n'avons pas +trouvé l'assassin, nous nous sommes demandé s'il n'y avait pas un trou +dans le plancher…</p> + +<p>—Il n'y en a pas, répondit Rouletabille. Avez-vous une cave?</p> + +<p>—Non, il n'y a pas de cave… Mais cela n'a pas arrêté nos recherches +et ça n'a pas empêché M. le juge d'instruction, et surtout son greffier, +d'étudier le plancher planche à planche, comme s'il y avait eu une cave +dessous…»</p> + +<p>Le reporter, alors, réapparut. Ses yeux brillaient, ses narines +palpitaient; on eût dit un jeune animal au retour d'un heureux affût… +Il resta à quatre pattes. En vérité, je ne pouvais mieux le comparer +dans ma pensée qu'à une admirable bête de chasse sur la piste de quelque +surprenant gibier… Et il flaira les pas de l'homme, de l'homme qu'il +s'était juré de rapporter à son maître, M. le directeur de +<i>L'Époque</i>, car il ne faut pas oublier que notre Joseph +Rouletabille était journaliste!</p> + +<p>Ainsi, à quatre pattes, il s'en fut aux quatre coins de la pièce, +reniflant tout, faisant le tour de tout, de tout ce que nous voyions, ce +qui était peu de chose, et de tout ce que nous ne voyions pas et qui +était, paraît-il, immense.</p> + +<p>La table-toilette était une simple tablette sur quatre pieds; impossible +de la transformer en une cachette passagère… Pas une armoire… Mlle +Stangerson avait sa garde-robe au château.</p> + +<p>Le nez, les mains de Rouletabille montaient le long des murs, <i>qui +étaient partout de brique épaisse</i>. Quand il eut fini avec les murs +et passé ses doigts agiles sur toute la surface du papier jaune, +atteignant ainsi le plafond auquel il put toucher, en montant sur une +chaise qu'il avait placée sur la table-toilette, et en faisant glisser +autour de la pièce cet ingénieux escabeau; quand il eut fini avec le +plafond où il examina soigneusement la trace de l'autre balle, il +s'approcha de la fenêtre et ce fut encore le tour des barreaux et celui +des volets, tous bien solides et intacts. Enfin, il poussa un ouf! «de +satisfaction» et déclara que, «maintenant, il était tranquille!»</p> + +<p>«Eh bien, croyez-vous qu'elle était enfermée, la pauvre chère +mademoiselle quand on nous l'assassinait! Quand elle nous appelait à son +secours!… gémit le père Jacques.</p> + +<p>—Oui, fit le jeune reporter, en s'essuyant le front… la <i>Chambre +Jaune était, ma foi, fermée comme un coffre-fort…</i></p> + +<p>—De fait, observai-je, voilà bien pourquoi ce mystère est le plus +surprenant que je connaisse, <i>même dans le domaine de +l'imagination</i>. Dans le <i>Double Assassinat de la rue Morgue</i>, +Edgar Poe n'a rien inventé de semblable. Le lieu du crime était assez +fermé pour ne pas laisser échapper un homme, mais il y avait encore +cette fenêtre par laquelle pouvait se glisser l'auteur des assassinats +qui était un singe!… Mais ici, il ne saurait être question d'aucune +ouverture d'aucune sorte. La porte close et les volets fermés comme ils +l'étaient, et la fenêtre fermée comme elle l'était, <i>une mouche ne +pouvait entrer ni sortir!</i></p> + +<p>—En vérité! En vérité! acquiesça Rouletabille, qui s'épongeait toujours +le front, semblant suer moins de son récent effort corporel que de +l'agitation de ses pensées. En vérité! C'est un très grand et très beau +et très curieux mystère!…</p> + +<p>—La «Bête du Bon Dieu», bougonna le père Jacques, la «Bête du Bon Dieu» +elle-même, si elle avait commis le crime, n'aurait pas pu s'échapper… +Écoutez!… L'entendez-vous?… Silence!…»</p> + +<p>Le père Jacques nous faisait signe de nous taire et, le bras tendu vers +le mur, vers la prochaine forêt, écoutait quelque chose que nous +n'entendions point.</p> + +<p>«Elle est partie, finit-il par dire. Il faudra que je la tue… Elle est +trop sinistre, cette bête-là… mais c'est la «Bête du Bon Dieu»; elle +va prier toutes les nuits sur la tombe de sainte Geneviève, et personne +n'ose y toucher de peur que la mère Agenoux jette un mauvais sort…</p> + +<p>—Comment est-elle grosse, la «Bête du Bon Dieu»?</p> + +<p>—Quasiment comme un gros chien basset… c'est un monstre que je vous +dis. Ah! Je me suis demandé plus d'une fois si ça n'était pas elle qui +avait pris de ses griffes notre pauvre mademoiselle à la gorge… Mais +«la Bête du Bon Dieu» ne porte pas des godillots, ne tire pas des coups +de revolver, n'a pas une main pareille!… s'exclama le père Jacques en +nous montrant encore la main rouge sur le mur. Et puis, on l'aurait vue +aussi bien qu'un homme, et elle aurait été enfermée dans la chambre et +dans le pavillon, aussi bien qu'un homme!…</p> + +<p>—Évidemment, fis-je. De loin, avant d'avoir vu la «Chambre Jaune», je +m'étais, moi aussi, demandé si le chat de la mère Agenoux…</p> + +<p>—Vous aussi! s'écria Rouletabille.</p> + +<p>—Et vous? demandai-je.</p> + +<p>—Moi non, pas une minute… depuis que j'ai lu l'article du <i>Matin</i>, +<i>je sais qu'il ne s'agit pas d'une bête!</i> Maintenant, je jure qu'il +s'est passé là une tragédie effroyable… Mais vous ne parlez pas du +béret retrouvé, ni du mouchoir, père Jacques?</p> + +<p>—Le magistrat les a pris, bien entendu», fit l'autre avec hésitation.</p> + +<p>Le reporter lui dit, très grave:</p> + +<p>«Je n'ai vu, moi, ni le mouchoir, ni le béret, mais je peux cependant +vous dire comment ils sont faits.</p> + +<p>—Ah! vous êtes bien malin…», et le père Jacques toussa, embarrassé.</p> + +<p>«Le mouchoir est un gros mouchoir bleu à raies rouges, et le béret, est +un vieux béret basque, comme celui-là, ajouta Rouletabille en montrant +la coiffure de l'homme.</p> + +<p>—C'est pourtant vrai… vous êtes sorcier…»</p> + +<p>Et le père Jacques essaya de rire, mais n'y parvint pas.</p> + +<p>«Comment qu'vous savez que le mouchoir est bleu à raies rouges?</p> + +<p>—Parce que, s'il n'avait pas été bleu à raies rouges, on n'aurait pas +trouvé de mouchoir du tout!»</p> + +<p>Sans plus s'occuper du père Jacques, mon ami prit dans sa poche un +morceau de papier blanc, ouvrit une paire de ciseaux, se pencha sur les +traces de pas, appliqua son papier sur l'une des traces et commença à +découper. Il eut ainsi une semelle de papier d'un contour très net, et +me la donna en me priant de ne pas la perdre.</p> + +<p>Il se retourna ensuite vers la fenêtre et, montrant au père Jacques, +Frédéric Larsan qui n'avait pas quitté les bords de l'étang, il +s'inquiéta de savoir si le policier n'était point venu, lui aussi, +«travailler dans la Chambre Jaune».</p> + +<p>«Non! répondit M. Robert Darzac, qui, depuis que Rouletabille lui avait +passé le petit bout de papier roussi, n'avait pas prononcé un mot. Il +prétend qu'il n'a point besoin de voir la «Chambre Jaune», que +l'assassin est sorti de la «Chambre Jaune» d'une façon très naturelle, +et qu'il s'en expliquera ce soir!</p> + +<p>En entendant M. Robert Darzac parler ainsi, Rouletabille—chose +extraordinaire—pâlit.</p> + +<p>«Frédéric Larsan posséderait-il la vérité que je ne fais que pressentir! +murmura-t-il. Frédéric Larsan est très fort… très fort… et je +l'admire… Mais aujourd'hui, il s'agit de faire mieux qu'une œuvre +de policier… <i>mieux que ce qu'enseigne l'expérience!… il s'agit +d'être logique</i>, mais logique, entendez-moi bien, comme le bon Dieu +a été logique quand il a dit: 2 + 2 = 4…! IL S'AGIT DE PRENDRE LA +RAISON PAR LE BON BOUT!»</p> + +<p>Et le reporter se précipita dehors, éperdu à cette idée que le grand, le +fameux Fred pouvait apporter avant lui la solution du problème de la +«Chambre Jaune!»</p> + +<p>Je parvins à le rejoindre sur le seuil du pavillon.</p> + +<p>«Allons! lui dis-je, calmez-vous… vous n'êtes donc pas content?</p> + +<p>—Oui, m'avoua-t-il avec un grand soupir. <i>Je suis très content</i>. +J'ai découvert bien des choses…</p> + +<p>—De l'ordre moral ou de l'ordre matériel?</p> + +<p>—Quelques-unes de l'ordre moral et une de l'ordre matériel. Tenez, +ceci, par exemple.»</p> + +<p>Et, rapidement, il sortit de la poche de son gilet une feuille de papier +qu'il avait dû y serrer pendant son expédition sous le lit, et dans le +pli de laquelle il avait déposé <i>un cheveu blond de femme</i>.</p> + + + + +<h2 id="ch8">VIII<br /> +Le juge d'instruction interroge Mlle Stangerson</h2> + + +<p>Cinq minutes plus tard, Joseph Rouletabille se penchait sur les +empreintes de pas découvertes dans le parc, sous la fenêtre même du +vestibule, quand un homme, qui devait être un serviteur du château, vint +à nous à grandes enjambées, et cria à M. Robert Darzac qui descendait du +pavillon:</p> + +<p>«Vous savez, monsieur Robert, que le juge d'instruction est en train +d'interroger mademoiselle.»</p> + +<p>M. Robert Darzac nous jeta aussitôt une vague excuse et se prit à courir +dans la direction du château; l'homme courut derrière lui.</p> + +<p>«Si le cadavre parle, fis-je, cela va devenir intéressant.</p> + +<p>—Il faut savoir, dit mon ami. Allons au château.»</p> + +<p>Et il m'entraîna. Mais, au château, un gendarme placé dans le vestibule +nous interdit l'accès de l'escalier du premier étage. Nous dûmes +attendre.</p> + +<p>Pendant ce temps-là, voici ce qui se passait dans la chambre de la +victime. Le médecin de la famille, trouvant que Mlle Stangerson allait +beaucoup mieux, mais craignant une rechute fatale qui ne permettrait +plus de l'interroger, avait cru de son devoir d'avertir le juge +d'instruction… et celui-ci avait résolu de procéder immédiatement à un +bref interrogatoire. À cet interrogatoire assistèrent M. de Marquet, le +greffier, M. Stangerson, le médecin. Je me suis procuré plus tard, au +moment du procès, le texte de cet interrogatoire. Le voici, dans toute +sa sécheresse juridique:</p> + +<p>Demande.—Sans trop vous fatiguer, êtes-vous capable, mademoiselle, de +nous donner quelques détails nécessaires sur l'affreux attentat dont +vous avez été victime?</p> + +<p>Réponse.—Je me sens beaucoup mieux, monsieur, et je vais vous dire ce +que je sais. Quand j'ai pénétré dans ma chambre, je ne me suis aperçue +de rien d'anormal.</p> + +<p>D.—Pardon, mademoiselle, si vous me le permettez, je vais vous poser +des questions et vous y répondrez. Cela vous fatiguera moins qu'un long +récit.</p> + +<p>R.—Faites, monsieur.</p> + +<p>D.—Quel fut ce jour-là l'emploi de votre journée? Je le désirerais +aussi précis, aussi méticuleux que possible. Je voudrais, mademoiselle, +suivre tous vos gestes, ce jour-là, si ce n'est point trop vous +demander.</p> + +<p>R.—Je me suis levée tard, à dix heures, car mon père et moi nous +étions rentrés tard dans la nuit, ayant assisté au dîner et à la +réception offerts par le président de la République, en l'honneur des +délégués de l'académie des sciences de Philadelphie. Quand je suis +sortie de ma chambre, à dix heures et demie, mon père était déjà au +travail dans le laboratoire. Nous avons travaillé ensemble jusqu'à midi; +nous avons fait une promenade d'une demi-heure dans le parc; nous avons +déjeuné au château. Une demi-heure de promenade, jusqu'à une heure et +demie, comme tous les jours. Puis, mon père et moi, nous retournons au +laboratoire. Là, nous trouvons ma femme de chambre qui vient de faire ma +chambre. J'entre dans la «Chambre Jaune» pour donner quelques ordres +sans importance à cette domestique qui quitte le pavillon aussitôt et je +me remets au travail avec mon père. À cinq heures, nous quittons le +pavillon pour une nouvelle promenade et le thé.</p> + +<p>D.—Au moment de sortir, à cinq heures, êtes-vous entrée dans votre +chambre?</p> + +<p>R.—Non, monsieur, c'est mon père qui est entré dans ma chambre, pour y +chercher, sur ma prière, mon chapeau.</p> + +<p>D.—Et il n'y a rien vu de suspect?</p> + +<p>M. STANGERSON.—Évidemment non, monsieur.</p> + +<p>D.—Du reste, il est à peu près sûr que l'assassin n'était pas encore +sous le lit, à ce moment-là. Quand vous êtes partie, la porte de la +chambre n'avait pas été fermée à clef?</p> + +<p>Mlle STANGERSON.—Non. Nous n'avions aucune raison pour cela…</p> + +<p>D.—Vous avez été combien de temps partis du pavillon à ce moment-là, M. +Stangerson et vous?</p> + +<p>R.—Une heure environ.</p> + +<p>D.—C'est pendant cette heure-là, sans doute, que l'assassin s'est +introduit dans le pavillon. Mais comment? On ne le sait pas. On trouve +bien, dans le parc, des traces de pas <i>qui s'en vont</i> de la +fenêtre du vestibule, on n'en trouve point qui <i>y viennent</i>. +Aviez-vous remarqué que la fenêtre du vestibule fût ouverte quand vous +êtes sortie avec votre père?</p> + +<p>R.—Je ne m'en souviens pas.</p> + +<p>M. STANGERSON.—Elle était fermée.</p> + +<p>D.—Et quand vous êtes rentrés?</p> + +<p>Mlle STANGERSON.—Je n'ai pas fait attention.</p> + +<p>M. STANGERSON.—Elle était encore fermée…, je m'en souviens très +bien, car, en rentrant, j'ai dit tout haut: «Vraiment, pendant notre +absence, le père Jacques aurait pu ouvrir!…»</p> + +<p>D.—Étrange! Étrange! Rappelez-vous, monsieur Stangerson, que le père +Jacques, en votre absence, et avant de sortir, l'avait ouverte. Vous +êtes donc rentrés à six heures dans le laboratoire et vous vous êtes +remis au travail?</p> + +<p>Mlle STANGERSON.—Oui, monsieur.</p> + +<p>D.—Et vous n'avez plus quitté le laboratoire depuis cette heure-là +jusqu'au moment où vous êtes entrée dans votre chambre?</p> + +<p>M. STANGERSON.—Ni ma fille, ni moi, monsieur. Nous avions un travail +tellement pressé que nous ne perdions pas une minute. C'est à ce point +que nous négligions toute autre chose.</p> + +<p>D.—Vous avez dîné dans le laboratoire?</p> + +<p>R.—Oui, pour la même raison.</p> + +<p>D.—Avez-vous coutume de dîner dans le laboratoire?</p> + +<p>R.—Nous y dînons rarement.</p> + +<p>D.—L'assassin ne pouvait pas savoir que vous dîneriez, ce soir-là, dans +le laboratoire?</p> + +<p>M. STANGERSON.—Mon Dieu, monsieur, je ne pense pas… C'est dans le +temps que nous revenions, vers six heures, au pavillon, que je pris +cette résolution de dîner dans le laboratoire, ma fille et moi. À ce +moment, je fus abordé par mon garde qui me retint un instant pour me +demander de l'accompagner dans une tournée urgente du côté des bois dont +j'avais décidé la coupe. Je ne le pouvais point et remis au lendemain +cette besogne, et je priai alors le garde, puisqu'il passait par le +château, d'avertir le maître d'hôtel que nous dînerions dans le +laboratoire. Le garde me quitta, allant faire ma commission, et je +rejoignis ma fille à laquelle j'avais remis la clef du pavillon et qui +l'avait laissée sur la porte à l'extérieur. Ma fille était déjà au +travail.</p> + +<p>D.—À quelle heure, mademoiselle, avez-vous pénétré dans votre chambre +pendant que votre père continuait à travailler?</p> + +<p>Mlle STANGERSON.—À minuit.</p> + +<p>D.—Le père Jacques était entré dans le courant de la soirée dans la +«Chambre Jaune»?</p> + +<p>R.—Pour fermer les volets et allumer la veilleuse, comme chaque soir…</p> + +<p>D.—Il n'a rien remarqué de suspect?</p> + +<p>R.—Il nous l'aurait dit. Le père Jacques est un brave homme qui m'aime +beaucoup.</p> + +<p>D.—Vous affirmez, monsieur Stangerson, que le père Jacques, ensuite, +n'a pas quitté le laboratoire? Qu'il est resté tout le temps avec vous?</p> + +<p>M. STANGERSON.—J'en suis sûr. Je n'ai aucun soupçon de ce côté.</p> + +<p>D.—Mademoiselle, quand vous avez pénétré dans votre chambre, vous avez +immédiatement fermé votre porte à clef et au verrou? +Voilà bien des précautions, sachant que votre père et votre serviteur +sont là. Vous craigniez donc quelque chose?</p> + +<p>R.—Mon père n'allait pas tarder à rentrer au château, et le père +Jacques, à aller se coucher. Et puis, en effet, je craignais quelque +chose.</p> + +<p>D.—Vous craigniez si bien quelque chose que vous avez emprunté le +revolver du père Jacques sans le lui dire?</p> + +<p>R.—C'est vrai, je ne voulais effrayer personne, d'autant plus que mes +craintes pouvaient être tout à fait puériles.</p> + +<p>D.—Et que craigniez-vous donc?</p> + +<p>R.—Je ne saurais au juste vous le dire; depuis plusieurs nuits, il me +semblait entendre dans le parc et hors du parc, autour du pavillon, des +bruits insolites, quelquefois des pas, des craquements de branches. La +nuit qui a précédé l'attentat, nuit où je ne me suis pas couchée avant +trois heures du matin, à notre retour de l'Élysée, je suis restée un +instant à ma fenêtre et j'ai bien cru voir des ombres…</p> + +<p>D.—Combien d'ombres?</p> + +<p>R.—Deux ombres qui tournaient autour de l'étang… puis la lune s'est +cachée et je n'ai plus rien vu. À cette époque de la saison, tous les +ans, j'ai déjà réintégré mon appartement du château où je reprends mes +habitudes d'hiver; mais, cette année, je m'étais dit que je ne +quitterais le pavillon que lorsque mon père aurait terminé, pour +l'académie des sciences, le résumé de ses travaux sur «la Dissociation +de la matière». Je ne voulais pas que cette œuvre considérable, qui +allait être achevée dans quelques jours, fût troublée par un changement +quelconque dans nos habitudes immédiates. Vous comprendrez que je n'aie +point voulu parler à mon père de mes craintes enfantines et que je les +aie tues au père Jacques qui n'aurait pu tenir sa langue. Quoi qu'il en +soit, comme je savais que le père Jacques avait un revolver dans le +tiroir de sa table de nuit, je profitai d'un moment où le bonhomme +s'absenta dans la journée pour monter rapidement dans son grenier et +emporter son arme que je glissai dans le tiroir de ma table de nuit, à +moi.</p> + +<p>D.—Vous ne vous connaissez pas d'ennemis?</p> + +<p>R.—Aucun.</p> + +<p>D.—Vous comprendrez, mademoiselle, que ces précautions exceptionnelles +sont faites pour surprendre.</p> + +<p>M. STANGERSON.—Évidemment, mon enfant, voilà des précautions bien +surprenantes.</p> + +<p>R.—Non; je vous dis que, depuis deux nuits, je n'étais pas tranquille, +mais pas tranquille du tout.</p> + +<p>M. STANGERSON.—Tu aurais dû me parler de cela. Tu es impardonnable. +Nous aurions évité un malheur!</p> + +<p>D.—La porte de la «Chambre Jaune» fermée, mademoiselle, vous vous +couchez?</p> + +<p>R.—Oui, et, très fatiguée, je dors tout de suite.</p> + +<p>D.—La veilleuse était restée allumée?</p> + +<p>R.—Oui; mais elle répand une très faible clarté…</p> + +<p>D.—Alors, mademoiselle, dites ce qui est arrivé?</p> + +<p>R.—Je ne sais s'il y avait longtemps que je dormais, mais soudain je me +réveille… Je poussai un grand cri…</p> + +<p>M. STANGERSON.—Oui, un cri horrible… À l'assassin!… Je l'ai encore +dans les oreilles…</p> + +<p>D.—Vous poussez un grand cri?</p> + +<p>R.—Un homme était dans ma chambre. Il se précipitait sur moi, me +mettait la main à la gorge, essayait de m'étrangler. J'étouffais déjà; +tout à coup, ma main, dans le tiroir entrouvert de ma table de nuit, +parvint à saisir le revolver que j'y avais déposé et qui était prêt à +tirer. À ce moment, l'homme me fit rouler à bas de mon lit et brandit +sur ma tête une espèce de masse. Mais j'avais tiré. Aussitôt, je me +sentis frappée par un grand coup, un coup terrible à la tête. Tout ceci, +monsieur le juge, fut plus rapide que je ne le pourrais dire, et je ne +sais plus rien.</p> + +<p>D.—Plus rien!… Vous n'avez pas une idée de la façon dont l'assassin +a pu s'échapper de votre chambre?</p> + +<p>R.—Aucune idée… Je ne sais plus rien. On ne sait pas ce qui se passe +autour de soi quand on est morte!</p> + +<p>D.—Cet homme était-il grand ou petit?</p> + +<p>R.—Je n'ai vu qu'une ombre qui m'a paru formidable…</p> + +<p>D.—Vous ne pouvez nous donner aucune indication?</p> + +<p>R.—Monsieur, je ne sais plus rien; un homme s'est rué sur moi, j'ai +tiré sur lui… Je ne sais plus rien…</p> + +<p>Ici se termine l'interrogatoire de Mlle Stangerson. Joseph Rouletabille +attendit patiemment M. Robert Darzac. Celui-ci ne tarda pas à +apparaître.</p> + +<p>Dans une pièce voisine de la chambre de Mlle Stangerson, il avait écouté +l'interrogatoire et venait le rapporter à notre ami avec une grande +exactitude, une grande mémoire, et une docilité qui me surprit encore. +Grâce aux notes hâtives qu'il avait prises au crayon, il put reproduire +presque textuellement les demandes et les réponses.</p> + +<p>En vérité, M. Darzac avait l'air d'être le secrétaire de mon jeune ami +et agissait en tout comme quelqu'un qui n'a rien à lui refuser; mieux +encore, quelqu'un «qui aurait travaillé pour lui».</p> + +<p>Le fait de la «fenêtre fermée» frappa beaucoup le reporter comme il +avait frappé le juge d'instruction. En outre, Rouletabille demanda à M. +Darzac de lui répéter encore l'emploi du temps de M. et Mlle Stangerson +le jour du drame, tel que Mlle Stangerson et M. Stangerson l'avaient +établi devant le juge. La circonstance du dîner dans le laboratoire +sembla l'intéresser au plus haut point et il se fit redire deux fois, +pour en être plus sûr, que, seul, le garde savait que le professeur et +sa fille dînaient dans le laboratoire, et de quelle sorte le garde +l'avait su.</p> + +<p>Quand M. Darzac se fut tu, je dis:</p> + +<p>«Voilà un interrogatoire qui ne fait pas avancer beaucoup le problème.</p> + +<p>—Il le recule, obtempéra M. Darzac.</p> + +<p>—Il l'éclaire», fit, pensif, Rouletabille.</p> + + + + +<h2 id="ch9">IX<br /> +Reporter et policier</h2> + + +<p>Nous retournâmes tous trois du côté du pavillon. À une centaine de +mètres du bâtiment, le reporter nous arrêta, et, nous montrant un petit +bosquet sur notre droite, il nous dit:</p> + +<p>«Voilà d'où est parti l'assassin pour entrer dans le pavillon.»</p> + +<p>Comme il y avait d'autres bosquets de cette sorte entre les grands +chênes, je demandai pourquoi l'assassin avait choisi celui-ci plutôt +que les autres; Rouletabille me répondit en me désignant le sentier qui +passait tout près de ce bosquet et qui conduisait à la porte du +pavillon.</p> + +<p>«Ce sentier est garni de graviers, comme vous voyez, fit-il. <i>Il +faut</i> que l'homme ait passé par là pour aller au pavillon, puisqu'on +ne trouve pas la trace de ses pas du <i>voyage aller</i>, sur la terre +molle. Cet homme n'a point d'ailes. Il a marché; mais il a marché sur le +gravier qui a roulé sous sa chaussure sans en conserver l'empreinte: ce +gravier, en effet, a été roulé par beaucoup d'autres pieds puisque le +sentier est le plus direct qui aille du pavillon au château. Quant au +bosquet, formé de ces sortes de plantes qui ne meurent point pendant la +mauvaise saison—lauriers et fusains—il a fourni à l'assassin un abri +suffisant en attendant que le moment fût venu, pour celui-ci, de se +diriger vers le pavillon. C'est, caché dans ce bosquet, que l'homme a vu +sortir M. et Mlle Stangerson, puis le père Jacques. On a répandu du +gravier jusqu'à la fenêtre—presque—du vestibule. Une empreinte des pas +de l'homme, <i>parallèle</i> au mur, empreinte que nous remarquions tout +à l'heure, et que j'ai déjà vue, prouve qu'«il» n'a eu à faire qu'une +enjambée pour se trouver en face de la fenêtre du vestibule, laissée +ouverte par le père Jacques. L'homme se hissa alors sur les poignets, et +pénétra dans le vestibule.</p> + +<p>—Après tout, c'est bien possible! fis-je…</p> + +<p>—Après tout, quoi? après tout, quoi?… s'écria Rouletabille, soudain +pris d'une colère que j'avais bien innocemment déchaînée… Pourquoi +dites-vous: après tout, c'est bien possible!…»</p> + +<p>Je le suppliai de ne point se fâcher, mais il l'était déjà beaucoup +trop pour m'écouter, et il déclara qu'il admirait le doute prudent avec +lequel certaines gens (moi) abordaient de loin les problèmes les plus +simples, ne se risquant jamais à dire: «ceci est» ou «ceci n'est pas», +de telle sorte que leur intelligence aboutissait tout juste au même +résultat qui aurait été obtenu si la nature avait oublié de garnir leur +boîte crânienne d'un peu de matière grise. Comme je paraissais vexé, mon +jeune ami me prit par le bras et m'accorda «qu'il n'avait point dit cela +pour moi, attendu qu'il m'avait en particulière estime».</p> + +<p>«Mais enfin! reprit-il, il est quelquefois criminel de ne point, +<i>quand on le peut</i>, raisonner à coup sûr!… Si je ne raisonne +point, comme je le fais, avec ce gravier, il me faudra raisonner avec un +ballon! Mon cher, la science de l'aérostation dirigeable n'est point +encore assez développée pour que je puisse faire entrer, dans le jeu de +mes cogitations, l'assassin qui tombe du ciel! Ne dites donc point +qu'une chose est possible, quand il est impossible qu'elle soit +autrement. Nous savons, maintenant, comment l'homme est entré par la +fenêtre, et nous savons aussi à quel moment il est entré. Il y est entré +pendant la promenade de cinq heures. Le fait de la présence de la femme +de chambre <i>qui vient de faire la Chambre Jaune</i>, dans le +laboratoire, au moment du retour du professeur et de sa fille, à une +heure et demie, nous permet d'affirmer qu'à une heure et demie, +l'assassin n'était pas dans la chambre, sous le lit, à moins qu'il n'y +ait complicité de la femme de chambre. Qu'en dites-vous, Monsieur Robert +Darzac?»</p> + +<p>M. Darzac secoua la tête, déclara qu'il était sûr de la fidélité de la +femme de chambre de Mlle Stangerson, et que c'était une fort honnête et +fort dévouée domestique.</p> + +<p>«Et puis, à cinq heures, M. Stangerson est entré dans la chambre pour +chercher le chapeau de sa fille! ajouta-t-il…</p> + +<p>—Il y a encore cela! fit Rouletabille.</p> + +<p>—L'homme est donc entré, dans le moment que vous dites, par cette +fenêtre, fis-je, je l'admets, mais pourquoi a-t-il refermé la fenêtre, +ce qui devait, nécessairement, attirer l'attention de ceux qui l'avaient +ouverte?</p> + +<p>—il se peut que la fenêtre n'ait point été refermée «tout de suite», me +répondit le jeune reporter. <i>Mais, s'il a refermé la +fenêtre, il l'a refermée à cause du coude que fait le sentier garni +de gravier, à vingt-cinq mètres du pavillon, et à cause des trois chênes +qui s'élèvent à cet endroit.</i></p> + +<p>—Que voulez-vous dire?» demanda M. Robert Darzac qui nous avait suivis, +et qui écoutait Rouletabille avec une attention presque haletante.</p> + +<p>«Je vous l'expliquerai plus tard, monsieur, quand j'en jugerai le moment +venu; mais je ne crois pas avoir prononcé de paroles plus importantes +sur cette affaire, <i>si mon hypothèse se justifie</i>.</p> + +<p>—Et quelle est votre hypothèse?</p> + +<p>—Vous ne la saurez jamais si elle ne se révèle point être la vérité. +C'est une hypothèse beaucoup trop grave, voyez-vous, pour que je la +livre tant qu'elle ne sera qu'hypothèse.</p> + +<p>—Avez-vous, au moins, quelque idée de l'assassin?</p> + +<p>—Non, monsieur, je ne sais pas qui est l'assassin, mais ne craignez +rien, monsieur Robert Darzac, <i>je le saurai</i>.»</p> + +<p>Je dus constater que M. Robert Darzac était très ému; et je soupçonnai +que l'affirmation de Rouletabille n'était point pour lui plaire. Alors, +pourquoi, s'il craignait réellement qu'on découvrît l'assassin (je +questionnais ici ma propre pensée), pourquoi aidait-il le reporter à le +retrouver? Mon jeune ami sembla avoir reçu la même impression que moi, +et il dit brutalement:</p> + +<p>«Cela ne vous déplaît pas, monsieur Robert Darzac, que je découvre +l'assassin?</p> + +<p>—Ah! je voudrais le tuer de ma main! s'écria le fiancé de Mlle +Stangerson, avec un élan qui me stupéfia.</p> + +<p>—Je vous crois! fit gravement Rouletabille, mais vous n'avez pas +répondu à ma question.»</p> + +<p>Nous passions près du bosquet, dont le jeune reporter nous avait parlé à +l'instant; j'y entrai et lui montrai les traces évidentes du passage +d'un homme qui s'était caché là. Rouletabille, une fois de plus, avait +raison.</p> + +<p>«Mais oui! fit-il, mais oui!… Nous avons affaire à un individu en +chair et en os, qui ne dispose pas d'autres moyens que les nôtres, et il +faudra bien que tout s'arrange!»</p> + +<p>Ce disant, il me demanda la semelle de papier qu'il m'avait confiée et +l'appliqua sur une empreinte très nette, derrière le bosquet. Puis il se +releva en disant: «Parbleu!»</p> + +<p>Je croyais qu'il allait, maintenant, suivre à la piste «les pas de la +fuite de l'assassin», depuis la fenêtre du vestibule, mais il nous +entraîna assez loin vers la gauche, en nous déclarant que c'était +inutile de se mettre le nez sur cette fange, et qu'il était sûr, +maintenant, de tout le chemin de la fuite de l'assassin.</p> + +<p>«Il est allé jusqu'au bout du mur, à cinquante mètres de là, et puis il +a sauté la haie et le fossé; tenez, juste en face ce petit sentier qui +conduit à l'étang. C'est le chemin le plus rapide pour sortir de la +propriété et aller à l'étang.</p> + +<p>—Comment savez-vous qu'il est allé à l'étang?</p> + +<p>—Parce que Frédéric Larsan n'en a pas quitté les bords depuis ce matin. +Il doit y avoir là de fort curieux indices.»</p> + +<p>Quelques minutes plus tard, nous étions près de l'étang.</p> + +<p>C'était une petite nappe d'eau marécageuse, entourée de roseaux, et sur +laquelle flottaient encore quelques pauvres feuilles mortes de nénuphar. +Le grand Fred nous vit peut-être venir, mais il est probable que nous +l'intéressions peu, car il ne fit guère attention à nous et continua de +remuer, du bout de sa canne, quelque chose que nous ne voyions pas…</p> + +<p>«Tenez, fit Rouletabille, voilà à nouveau <i>les pas de la fuite de +l'homme</i>; ils tournent l'étang ici, reviennent et disparaissent +enfin, près de l'étang, juste devant ce sentier qui conduit à la grande +route d'Épinay. L'homme a continué sa fuite vers Paris…</p> + +<p>—Qui vous le fait croire, interrompis-je, puisqu'il n'y a plus les pas +de l'homme sur le sentier?…</p> + +<p>—Ce qui me le fait croire? Mais ces pas-là, ces pas que j'attendais! +s'écria-t-il, en désignant l'empreinte très nette d'une «chaussure +élégante»… Voyez!…»</p> + +<p>Et il interpella Frédéric Larsan.</p> + +<p>—Monsieur Fred, cria-t-il… «ces pas élégants» sur la route sont bien +là depuis la découverte du crime?</p> + +<p>—Oui, jeune homme; oui, ils ont été relevés soigneusement, répondit +Fred sans lever la tête. Vous voyez, il y a les pas qui viennent, et les +pas qui repartent…</p> + +<p>—Et cet homme avait une bicyclette!» s'écria le reporter…</p> + +<p>Ici, après avoir regardé les empreintes de la bicyclette qui suivaient, +aller et retour, les pas élégants, je crus pouvoir intervenir.</p> + +<p>«La bicyclette explique la disparition des pas grossiers de l'assassin, +fis-je. L'assassin, aux pas grossiers, est monté à bicyclette… Son +complice, «l'homme aux pas élégants», était venu l'attendre au bord de +l'étang, avec la bicyclette. On peut supposer que l'assassin agissait +pour le compte de l'homme aux pas élégants?</p> + +<p>—Non! non! répliqua Rouletabille avec un étrange sourire… J'attendais +ces pas-là depuis le commencement de l'affaire. Je les ai, je ne vous +les abandonne pas. Ce sont les pas de l'assassin!</p> + +<p>—Et les autres pas, les pas grossiers, qu'en faites-vous?</p> + +<p>—Ce sont encore les pas de l'assassin.</p> + +<p>—Alors, il y en a deux?</p> + +<p>—Non! Il n'y en a qu'un, et il n'a pas eu de complice…</p> + +<p>—Très fort! très fort! cria de sa place Frédéric Larsan.</p> + +<p>—Tenez, continua le jeune reporter, en nous montrant la terre remuée +par des talons grossiers; l'homme s'est assis là et a enlevé les +godillots qu'il avait mis pour tromper la justice, et puis, les +emportant sans doute avec lui, <i>il s'est relevé avec ses pieds à +lui</i> et, tranquillement, a regagné, au pas, la grande route, en +tenant sa bicyclette à la main. Il ne pouvait se risquer, sur ce très +mauvais sentier, à courir à bicyclette. Du reste, ce qui le prouve, +c'est la marque légère et hésitante de la bécane sur le sentier, malgré +la mollesse du sol. S'il y avait eu un homme sur cette bicyclette, les +roues fussent entrées profondément dans le sol… Non, non, il n'y avait +là qu'un seul homme: L'assassin, à pied!</p> + +<p>—Bravo! Bravo!» fit encore le grand Fred…</p> + +<p>Et, tout à coup, celui-ci vint à nous, se planta devant M. Robert Darzac +et lui dit:</p> + +<p>«Si nous avions une bicyclette ici… nous pourrions démontrer la +justesse du raisonnement de ce jeune homme, monsieur Robert Darzac… +<i>Vous ne savez pas</i> s'il s'en trouve une au château?</p> + +<p>—Non! répondit M. Darzac, il n'y en a pas; j'ai emporté la mienne, il y +a quatre jours, à Paris, la dernière fois que je suis venu au château +avant le crime.</p> + +<p>—C'est dommage!» répliqua Fred sur le ton d'une extrême froideur.</p> + +<p>Et, se retournant vers Rouletabille:</p> + +<p>«Si cela continue, dit-il, vous verrez que nous aboutirons tous les deux +aux mêmes conclusions. Avez-vous une idée sur la façon dont l'assassin +est sorti de la «Chambre Jaune»?</p> + +<p>—Oui, fit mon ami, une idée…</p> + +<p>—Moi aussi, continua Fred, et ce doit être la même. Il n'y a pas deux +façons de raisonner dans cette affaire. J'attends, pour m'expliquer +devant le juge, l'arrivée de mon chef.</p> + +<p>—Ah! Le chef de la Sûreté va venir?</p> + +<p>—Oui, cet après-midi, pour la confrontation dans le laboratoire, +devant le juge d'instruction, de tous ceux qui ont joué ou pu jouer un +rôle dans le drame. Ce sera très intéressant. Il est malheureux que vous +ne puissiez y assister.</p> + +<p>—J'y assisterai, affirma Rouletabille.</p> + +<p>—Vraiment… vous êtes extraordinaire… pour votre âge! répliqua le +policier sur un ton non dénué d'une certaine ironie… Vous feriez un +merveilleux policier… si vous aviez un peu plus de méthode… Si vous +obéissiez moins à votre instinct et aux bosses de votre front. C'est une +chose que j'ai déjà observée plusieurs fois, monsieur Rouletabille: vous +raisonnez trop… Vous ne vous laissez pas assez conduire par votre +observation… Que dites-vous du mouchoir plein de sang et de la main +rouge sur le mur? Vous avez vu, vous, la main rouge sur le mur; moi, je +n'ai vu que le mouchoir… Dites…</p> + +<p>—Bah! fit Rouletabille, un peu interloqué, <i>l'assassin a +été blessé à la main</i> par le revolver de Mlle Stangerson!</p> + +<p>—Ah! observation brutale, instinctive… Prenez garde, vous êtes trop +«directement» logique, monsieur Rouletabille; la logique vous jouera un +mauvais tour si vous la brutalisez ainsi. Il est de nombreuses +circonstances dans lesquelles il faut la traiter en douceur, «la prendre +de loin»… Monsieur Rouletabille, vous avez raison quand vous parlez du +revolver de Mlle Stangerson. Il est certain que «la victime» a tiré. +Mais vous avez tort quand vous dites qu'elle a blessé l'assassin à la +main…</p> + +<p>—Je suis sûr!» s'écria Rouletabille…</p> + +<p>Fred, imperturbable, l'interrompit:</p> + +<p>«Défaut d'observation!… défaut d'observation!…</p> + +<p>L'examen du mouchoir, les innombrables petites taches rondes, écarlates, +impressions de gouttes que je retrouve sur la trace des pas, <i>au +moment même où le pas pose à terre</i>, me prouvent que l'assassin n'a +pas été blessé. <i>«L'assassin, monsieur Rouletabille, a saigné du nez!…»</i></p> + +<p>Le grand Fred était sérieux. Je ne pus retenir, cependant, une +exclamation.</p> + +<p>Le reporter regardait Fred qui regardait sérieusement le reporter. Et +Fred tira aussitôt une conclusion:</p> + +<p>«L'homme qui saignait du nez dans sa main et dans son mouchoir, a essuyé +sa main sur le mur. La chose est fort importante, ajouta-t-il, <i>car +l'assassin n'a pas besoin d'être blessé à la main pour être l'assassin!»</i></p> + +<p>Rouletabille sembla réfléchir profondément, et dit:</p> + +<p>«Il y a quelque chose, monsieur Frédéric Larsan, qui est beaucoup plus +grave que le fait de brutaliser la logique, c'est cette disposition +d'esprit propre à certains policiers qui leur fait, en toute bonne foi, +«plier en douceur cette logique aux nécessités de leurs conceptions». +Vous avez votre idée, déjà, sur l'assassin, monsieur Fred, ne le niez +pas… et il ne faut pas que votre assassin ait été blessé à la main, +sans quoi votre idée tomberait d'elle-même… Et vous avez cherché, et +vous avez trouvé autre chose. C'est un système bien dangereux, monsieur +Fred, bien dangereux, que celui qui consiste à partir de l'idée que l'on +se fait de l'assassin pour arriver aux preuves dont on a besoin!… +Cela pourrait vous mener loin… Prenez garde à l'erreur judiciaire, +Monsieur Fred; elle vous guette!…»</p> + +<p>Et, ricanant un peu, les mains dans les poches, légèrement goguenard, +Rouletabille, de ses petits yeux malins, fixa le grand Fred.</p> + +<p>Frédéric Larsan considéra en silence ce gamin qui prétendait être plus +fort que lui; il haussa les épaules, nous salua, et s'en alla, à grandes +enjambées, frappant la pierre du chemin <i>de sa grande +canne.</i></p> + +<p>Rouletabille le regardait s'éloigner; puis le jeune reporter se retourna +vers nous, la figure joyeuse et déjà triomphante:</p> + +<p>«Je le battrai! nous jeta-t-il… Je battrai le grand Fred, si fort +soit-il; je les battrai tous… Rouletabille est plus fort qu'eux tous!… +Et le grand Fred, l'illustre, le fameux, l'immense Fred… l'unique +Fred raisonne comme une savate!… comme une savate!… comme une +savate!»</p> + +<p>Et il esquissa un entrechat; mais il s'arrêta subitement dans sa +chorégraphie… Mes yeux allèrent où allaient ses yeux; ils étaient +attachés sur M. Robert Darzac qui, la face décomposée, regardait sur le +sentier, la marque de ses pas, à côté de la marque «du pas élégant». IL +N'Y AVAIT PAS DE DIFFÉRENCE!</p> + +<p>Nous crûmes qu'il allait défaillir; ses yeux, agrandis par l'épouvante, +nous fuirent un instant, cependant que sa main droite tiraillait d'un +mouvement spasmodique le collier de barbe qui entourait son honnête et +douce et désespérée figure. Enfin, il se ressaisit, nous salua, nous dit +d'une voix changée, qu'il était dans la nécessité de rentrer au château +et partit.</p> + +<p>«Diable!» fit Rouletabille.</p> + +<p>Le reporter, lui aussi, avait l'air consterné. Il tira de son +portefeuille un morceau de papier blanc, comme je le lui avais vu faire +précédemment, et découpa avec ses ciseaux les contours de «pieds +élégants» de l'assassin, dont le modèle était là, sur la terre. Et puis +il transporta cette nouvelle semelle de papier sur les empreintes de la +bottine de M. Darzac. L'adaptation était parfaite et Rouletabille se +releva en répétant: «Diable»!</p> + +<p>Je n'osais pas prononcer une parole, tant j'imaginais que ce qui se +passait, dans ce moment, dans les bosses de Rouletabille était grave.</p> + +<p>Il dit:</p> + +<p>«Je crois pourtant que M. Robert Darzac est un honnête homme…»</p> + +<p>Et il m'entraîna vers l'auberge du «Donjon», que nous apercevions à un +kilomètre de là, sur la route, à côté d'un petit bouquet d'arbres.</p> + + + + +<h2 id="ch10">X<br /> +«Maintenant, il va falloir manger du saignant»</h2> + + +<p>L'auberge du «Donjon» n'avait pas grande apparence; mais j'aime ces +masures aux poutres noircies par le temps et la fumée de l'âtre, ces +auberges de l'époque des diligences, bâtisses branlantes qui ne seront +bientôt plus qu'un souvenir. Elles tiennent au passé, elles se +rattachent à l'histoire, elles continuent quelque chose et elles font +penser aux vieux contes de la Route, quand il y avait, sur la route, des +aventures.</p> + +<p>Je vis tout de suite que l'auberge du «Donjon» avait bien ses deux +siècles et même peut-être davantage. Pierraille et plâtras s'étaient +détachés çà et là de la forte armature de bois dont les X et les V +supportaient encore gaillardement le toit vétuste. Celui-ci avait glissé +légèrement sur ses appuis, comme glisse la casquette sur le front d'un +ivrogne. Au-dessus de la porte d'entrée, une enseigne de fer gémissait +sous le vent d'automne. Un artiste de l'endroit y avait peint une sorte +de tour surmontée d'un toit pointu et d'une lanterne comme on en voyait +au donjon du château du Glandier. Sous cette enseigne, sur le seuil, un +homme, de mine assez rébarbative, semblait plongé dans des pensées assez +sombres, s'il fallait en croire les plis de son front et le méchant +rapprochement de ses sourcils touffus.</p> + +<p>Quand nous fûmes tout près de lui, il daigna nous voir et nous demanda +d'une façon peu engageante si nous avions besoin de quelque chose. +C'était, à n'en pas douter, l'hôte peu aimable de cette charmante +demeure. Comme nous manifestions l'espoir qu'il voudrait bien nous +servir à déjeuner, il nous avoua qu'il n'avait aucune provision et qu'il +serait fort embarrassé de nous satisfaire; et, ce disant, il nous +regardait d'un œil dont je ne parvenais pas à m'expliquer la +méfiance.</p> + +<p>«Vous pouvez nous faire accueil, lui dit Rouletabille, nous ne sommes +pas de la police.</p> + +<p>—je ne crains pas la police, répondit l'homme; je ne crains personne.»</p> + +<p>Déjà je faisais comprendre par un signe à mon ami que nous serions bien +inspirés de ne pas insister, mais mon ami, qui tenait évidemment à +entrer dans cette auberge, se glissa sous l'épaule de l'homme et fut +dans la salle.</p> + +<p>«Venez, dit-il, il fait très bon ici.»</p> + +<p>De fait, un grand feu de bois flambait dans la cheminée. Nous nous en +approchâmes et tendîmes nos mains à la chaleur du foyer, car, ce +matin-là, on sentait déjà venir l'hiver. La pièce était assez grande; +deux épaisses tables de bois, quelques escabeaux, un comptoir, où +s'alignaient des bouteilles de sirop et d'alcool, la garnissaient. Trois +fenêtres donnaient sur la route. Une chromo-réclame, sur le mur, +vantait, sous les traits d'une jeune Parisienne levant effrontément son +verre, les vertus apéritives d'un nouveau vermouth. Sur la tablette de +la haute cheminée, l'aubergiste avait disposé un grand nombre de pots et +de cruches en grès et en faïence.</p> + +<p>«Voilà une belle cheminée pour faire rôtir un poulet, dit Rouletabille.</p> + +<p>—Nous n'avons point de poulet, fit l'hôte; pas même un méchant lapin.</p> + +<p>Je sais, répliqua mon ami, d'une voix goguenarde qui me surprit, <i>je +sais que, maintenant, il va falloir manger du saignant</i>.»</p> + +<p>J'avoue que je ne comprenais rien à la phrase de Rouletabille. Pourquoi +disait-il à cet homme: «Maintenant, il va falloir manger du +saignant…?» Et pourquoi l'aubergiste, aussitôt qu'il eut entendu cette +phrase, laissa-t-il échapper un juron qu'il étouffa aussitôt et se +mit-il à notre disposition aussi docilement que M. Robert Darzac +lui-même quand il eut entendu ces mots fatidiques: «Le presbytère n'a +rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat…?» Décidément, mon +ami avait le don de se faire comprendre des gens avec des phrases tout à +fait incompréhensibles. Je lui en fis l'observation et il voulut bien +sourire. J'eusse préféré qu'il daignât me donner quelque explication, +mais il avait mis un doigt sur sa bouche, ce qui signifiait évidemment +que non seulement il s'interdisait de parler, mais encore qu'il me +recommandait le silence. Entre temps, l'homme, poussant une petite +porte, avait crié qu'on lui apportât une demi-douzaine d'œufs et «le +morceau de faux filet». La commission fut bientôt faite par une jeune +femme fort accorte, aux admirables cheveux blonds et dont les beaux +grands yeux doux nous regardèrent avec curiosité.</p> + +<p>L'aubergiste lui dit d'une voix rude:</p> + +<p>«Va-t'en! Et si l'homme vert s'en vient, que je ne te voie pas!»</p> + +<p>Et elle disparut, Rouletabille s'empara des œufs qu'on lui apporta +dans un bol et de la viande qu'on lui servit sur un plat, plaça le tout +précautionneusement à côté de lui, dans la cheminée, décrocha une poêle +et un gril pendus dans l'âtre et commença de battre notre omelette en +attendant qu'il fît griller notre bifteck. Il commanda encore à l'homme +deux bonnes bouteilles de cidre et semblait s'occuper aussi peu de son +hôte que son hôte s'occupait de lui. L'homme tantôt le couvait des yeux +et tantôt me regardait avec un air d'anxiété qu'il essayait en vain de +dissimuler. Il nous laissa faire notre cuisine et mit notre couvert +auprès d'une fenêtre.</p> + +<p>Tout à coup je l'entendis qui murmurait:</p> + +<p>«Ah! le voilà!»</p> + +<p>Et, la figure changée, n'exprimant plus qu'une haine atroce, il alla se +coller contre la fenêtre, regardant la route. Je n'eus point besoin +d'avertir Rouletabille. Le jeune homme avait déjà lâché son omelette et +rejoignait l'hôte à la fenêtre. J'y fus avec lui.</p> + +<p>Un homme, tout habillé de velours vert, la tête prise dans une casquette +ronde de même couleur, s'avançait, à pas tranquilles sur la route, en +fumant sa pipe. Il portait un fusil en bandoulière et montrait dans ses +mouvements une aisance presque aristocratique. Cet homme pouvait avoir +quarante-cinq ans. Les cheveux et la moustache étaient gris-sel. Il +était remarquablement beau. Il portait binocle. Quand il passa près de +l'auberge, il parut hésiter, se demandant s'il entrerait, jeta un regard +de notre côté, lâcha quelques bouffées de sa pipe et d'un même pas +nonchalant reprit sa promenade.</p> + +<p>Rouletabille et moi nous regardâmes l'hôte. Ses yeux fulgurants, ses +poings fermés, sa bouche frémissante, nous renseignaient sur les +sentiments tumultueux qui l'agitaient.</p> + +<p>«Il a bien fait de ne pas entrer aujourd'hui! siffla-t-il.</p> + +<p>—Quel est cet homme? demanda Rouletabille, en retournant à son +omelette.</p> + +<p>—«L'homme vert!» gronda l'aubergiste… Vous ne le connaissez pas? +Tant mieux pour vous. C'est pas une connaissance à faire… Eh ben, +c'est l'garde à M. Stangerson.</p> + +<p>—Vous ne paraissez pas l'aimer beaucoup? demanda le reporter en +versant son omelette dans la poêle.</p> + +<p>—Personne ne l'aime dans le pays, monsieur; et puis c'est un fier, qui +a dû avoir de la fortune autrefois; et il ne pardonne à personne de +s'être vu forcé, pour vivre, de devenir domestique. Car un garde, c'est +un larbin comme un autre! n'est-ce pas? Ma parole! on dirait que c'est +lui qui est le maître du Glandier, que toutes les terres et tous les +bois lui appartiennent. Il ne permettrait pas à un pauvre de déjeuner +d'un morceau de pain sur l'herbe, «sur son herbe»!</p> + +<p>—Il vient quelquefois ici?</p> + +<p>—Il vient trop. Mais je lui ferai bien comprendre que sa figure ne me +revient pas. Il y a seulement un mois, il ne m'embêtait pas! L'auberge +du «Donjon» n'avait jamais existé pour lui!… Il n'avait pas le temps! +Fallait-il pas qu'il fasse sa cour à l'hôtesse des «Trois Lys», à +Saint-Michel. Maintenant qu'il y a eu de la brouille dans les amours, il +cherche à passer le temps ailleurs… Coureur de filles, trousseur de +jupes, mauvais gars… Y a pas un honnête homme qui puisse le supporter, +cet homme-là… Tenez, les concierges du château ne pouvaient pas le +voir en peinture, «l'homme vert!…»</p> + +<p>—Les concierges du château sont donc d'honnêtes gens, monsieur +l'aubergiste?</p> + +<p>—Appelez-moi donc père Mathieu; c'est mon nom… Eh ben, aussi vrai que +je m'appelle Mathieu, oui m'sieur, j'les crois honnêtes.</p> + +<p>—On les a pourtant arrêtés.</p> + +<p>—Què-que ça prouve? Mais je ne veux pas me mêler des affaires du +prochain…</p> + +<p>—Et qu'est-ce que vous pensez de l'assassinat?</p> + +<p>—De l'assassinat de cette pauvre mademoiselle? Une brave fille, allez, +et qu'on aimait bien dans le pays. C'que j'en pense?</p> + +<p>—Oui, ce que vous en pensez.</p> + +<p>—Rien… et bien des choses… Mais ça ne regarde personne.</p> + +<p>—Pas même moi?» insista Rouletabille.</p> + +<p>L'aubergiste le regarda de côté, grogna, et dit:</p> + +<p>«Pas même vous…»</p> + +<p>L'omelette était prête; nous nous mîmes à table et nous mangions en +silence, quand la porte d'entrée fut poussée et une vieille femme, +habillée de haillons, appuyée sur un bâton, la tête branlante, les +cheveux blancs qui pendaient en mèches folles sur le front encrassé, se +montra sur le seuil.</p> + +<p>«Ah! vous v'là, la mère Agenoux! Y a longtemps qu'on ne vous a vue, fit +notre hôte.</p> + +<p>—J'ai été bien malade, toute prête à mourir, dit la vieille. Si +quelquefois vous aviez des restes pour la «Bête du Bon Dieu»…?</p> + +<p>Et elle pénétra dans l'auberge, suivie d'un chat si énorme que je ne +soupçonnais pas qu'il pût en exister de cette taille. La bête nous +regarda et fit entendre un miaulement si désespéré que je me sentis +frissonner. Je n'avais jamais entendu un cri aussi lugubre.</p> + +<p>Comme s'il avait été attiré par ce cri, un homme entra, derrière la +vieille. C'était «l'homme vert». Il nous salua d'un geste de la main à +sa casquette et s'assit à la table voisine de la nôtre.</p> + +<p>«Donnez-moi un verre de cidre, père Mathieu.»</p> + +<p>Quand «l'homme vert» était entré, le père Mathieu avait eu un mouvement +violent de tout son être vers le nouveau venu; mais, visiblement, il se +dompta et répondit:</p> + +<p>«Y a plus de cidre, j'ai donné les dernières bouteilles à ces messieurs.</p> + +<p>—Alors donnez-moi un verre de vin blanc, fit «l'homme vert» sans +marquer le moindre étonnement.</p> + +<p>—Y a plus de vin blanc, y a plus rien!»</p> + +<p>Le père Mathieu répéta, d'une voix sourde:</p> + +<p>«Y a plus rien!</p> + +<p>—Comment va Mme Mathieu?»</p> + +<p>L'aubergiste, à cette question de «l'homme vert», serra les poings, se +retourna vers lui, la figure si mauvaise que je crus qu'il allait +frapper, et puis il dit:</p> + +<p>«Elle va bien, merci.»</p> + +<p>Ainsi, la jeune femme aux grands yeux doux que nous avions vue tout à +l'heure était l'épouse de ce rustre répugnant et brutal, et dont tous +les défauts physiques semblaient dominés par ce défaut moral: La +jalousie.</p> + +<p>Claquant la porte, l'aubergiste quitta la pièce. La mère Agenoux était +toujours là debout, appuyée sur son bâton et le chat au bas de ses +jupes.</p> + +<p>«L'homme vert» lui demanda:</p> + +<p>«Vous avez été malade, mère Agenoux, qu'on ne vous a pas vue depuis +bientôt huit jours?</p> + +<p>—Oui, m'sieur l'garde. Je ne me suis levée que trois fois pour aller +prier sainte Geneviève, notre bonne patronne, et l'reste du temps, j'ai +été étendue sur mon grabat. Il n'y a eu pour me soigner que la «Bête du +Bon Dieu!»</p> + +<p>—Elle ne vous a pas quittée?</p> + +<p>—Ni jour ni nuit.</p> + +<p>—Vous en êtes sûre?</p> + +<p>—Comme du paradis.</p> + +<p>—Alors, comment ça se fait-il, mère Agenoux, qu'on n'ait entendu que le +cri de la «Bête du Bon Dieu» toute la nuit du crime?»</p> + +<p>La mère Agenoux alla se planter face au garde, et frappa le plancher de +son bâton:</p> + +<p>«Je n'en sais rien de rien. Mais, voulez-vous que j'vous dise? Il n'y a +pas deux bêtes au monde qui ont ce cri-là… Eh bien, moi aussi, la nuit +du crime, j'ai entendu, au dehors, le cri de la «Bête du Bon Dieu»; et +pourtant elle était sur mes genoux, m'sieur le garde, et elle n'a pas +miaulé une seule fois, je vous le jure. Je m'suis signée, quand j'ai +entendu ça, comme si j'entendais l'diable!»</p> + +<p>Je regardais le garde pendant qu'il posait cette dernière question, et +je me trompe fort si je n'ai pas surpris sur ses lèvres un mauvais +sourire goguenard.</p> + +<p>À ce moment, le bruit d'une querelle aiguë parvint jusqu'à nous. Nous +crûmes même percevoir des coups sourds, comme si l'on battait, comme si +l'on assommait quelqu'un. «L'homme vert» se leva et courut résolument à +la porte, à côté de l'âtre, mais celle-ci s'ouvrit et l'aubergiste, +apparaissant, dit au garde:</p> + +<p>«Ne vous effrayez pas, m'sieur le garde; c'est ma femme qu'a mal aux +dents!»</p> + +<p>Et il ricana.</p> + +<p>«Tenez, mère Agenoux, v'là du mou pour vot'chat.»</p> + +<p>Il tendit à la vieille un paquet; la vieille s'en empara avidement et +sortit, toujours suivie de son chat.</p> + +<p>«L'homme vert» demanda:</p> + +<p>«Vous ne voulez rien me servir?»</p> + +<p>Le père Mathieu ne retint plus l'expression de sa haine:</p> + +<p>«Y a rien pour vous! Y a rien pour vous! Allez-vous-en!…»</p> + +<p>«L'homme vert», tranquillement, bourra sa pipe, l'alluma, nous salua et +sortit. Il n'était pas plutôt sur le seuil que Mathieu lui claquait la +porte dans le dos et, se retournant vers nous, les yeux injectés de +sang, la bouche écumante, nous sifflait, le poing tendu vers cette porte +qui venait de se fermer sur l'homme qu'il détestait:</p> + +<p>«Je ne sais pas qui vous êtes, vous qui venez me dire: «Maintenant va +falloir manger du saignant.» Mais si ça vous intéresse: l'assassin, le +v'là!»</p> + +<p>Aussitôt qu'il eût ainsi parlé, le père Mathieu nous quitta. +Rouletabille retourna vers l'âtre, et dit:</p> + +<p>«Maintenant, nous allons griller notre bifteck. Comment trouvez-vous le +cidre? Un peu dur, comme je l'aime.»</p> + +<p>Ce jour-là, nous ne revîmes plus Mathieu et un grand silence régnait +dans l'auberge quand nous la quittâmes, après avoir laissé cinq francs +sur notre table, en paiement de notre festin.</p> + +<p>Rouletabille me fit aussitôt faire près d'une lieue autour de la +propriété du professeur Stangerson. Il s'arrêta dix minutes, au coin +d'un petit chemin tout noir de suie, auprès des cabanes de charbonniers +qui se trouvent dans la partie de la forêt de Sainte-Geneviève, qui +touche à la route allant d'Épinay à Corbeil, et me confia que l'assassin +avait certainement passé par là, «vu l'état des chaussures grossières», +avant de pénétrer dans la propriété et d'aller se cacher dans le +bosquet.</p> + +<p>«Vous ne croyez donc pas que le garde a été dans l'affaire? +interrompis-je.</p> + +<p>—Nous verrons cela plus tard, me répondit-il. Pour le moment, ce que +l'aubergiste a dit de cet homme ne m'occupe pas. Il en a parlé avec sa +haine. Ce n'est pas pour l'«homme vert» que je vous ai emmené déjeuner +au «Donjon».</p> + +<p>Ayant ainsi parlé, Rouletabille, avec de grandes précautions, se +glissa—et je me glissai derrière lui—jusqu'à la bâtisse, qui, près de +la grille, servait de logement aux concierges, arrêtés le matin même. Il +s'introduisit, avec une acrobatie que j'admirai, dans la maisonnette, +par une lucarne de derrière restée ouverte, et en ressortit dix minutes +plus tard en disant ce mot qui signifiait, dans sa bouche, tant de +choses: «Parbleu!»</p> + +<p>Dans le moment que nous allions reprendre le chemin du château, il y eut +un grand mouvement à la grille. Une voiture arrivait, et, du château, on +venait au-devant d'elle. Rouletabille me montra un homme qui en +descendait:</p> + +<p>«Voici le chef de la Sûreté; nous allons voir ce que Frédéric Larsan a +dans le ventre, et s'il est plus malin qu'un autre…»</p> + +<p>Derrière la voiture du chef de la Sûreté, trois autres voitures +suivaient, remplies de reporters qui voulurent, eux aussi, entrer dans +le parc. Mais on mit à la grille deux gendarmes, avec défense de laisser +passer. Le chef de la Sûreté calma leur impatience en prenant +l'engagement de donner, le soir même, à la presse, le plus de +renseignements qu'il pourrait, sans gêner le cours de l'instruction.</p> + + + + +<h2 id="ch11">XI<br /> +Où Frédéric Larsan explique comment l'assassin a pu sortir de la Chambre +Jaune.</h2> + + +<p>Dans la masse de papiers, documents, mémoires, extraits de journaux, +pièces de justice dont je dispose relativement au «Mystère de la Chambre +Jaune», se trouve un morceau des plus intéressants. C'est la narration +du fameux interrogatoire des intéressés qui eut lieu, cet après-midi-là, +dans le laboratoire du professeur Stangerson, devant le chef de la +Sûreté. Cette narration est due à la plume de M. Maleine, le greffier, +qui, tout comme le juge d'instruction, faisait, à ses moments perdus, de +la littérature. Ce morceau devait faire partie d'un livre qui n'a jamais +paru et qui devait s'intituler: <i>Mes interrogatoires</i>. Il m'a été +donné par le greffier lui-même, quelque temps après le «dénouement +inouï» de ce procès unique dans les fastes juridiques.</p> + +<p>Le voici. Ce n'est plus une sèche transcription de demandes et de +réponses. Le greffier y relate souvent ses impressions personnelles.</p> + +<p><i>La narration du greffier:</i></p> + +<p>Depuis une heure, raconte le greffier, le juge d'instruction et moi, +nous nous trouvions dans la «Chambre Jaune», avec l'entrepreneur qui +avait construit, sur les plans du professeur Stangerson, le pavillon. +L'entrepreneur était venu avec un ouvrier. M. de Marquet avait fait +nettoyer entièrement les murs, c'est-à-dire qu'il avait fait enlever par +l'ouvrier tout le papier qui les décorait. Des coups de pioches et de +pics, çà et là, nous avaient démontré l'inexistence d'une ouverture +quelconque. Le plancher et le plafond avaient été longuement sondés. +Nous n'avions rien découvert. Il n'y avait rien à découvrir. M. de +Marquet paraissait enchanté et ne cessait de répéter:</p> + +<p>«Quelle affaire! monsieur l'entrepreneur, quelle affaire! Vous verrez +que nous ne saurons jamais comment l'assassin a pu sortir de cette +chambre-là!»</p> + +<p>Tout à coup, M. de Marquet, la figure rayonnante, parce qu'il ne +comprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir était de chercher +à comprendre, et il appela le brigadier de gendarmerie.</p> + +<p>«Brigadier, fit-il, allez donc au château et priez M. Stangerson et M. +Robert Darzac de venir me rejoindre dans le laboratoire, ainsi que le +père Jacques, et faites-moi amener aussi, par vos hommes, les deux +concierges.»</p> + +<p>Cinq minutes plus tard, tout ce monde fut réuni dans le laboratoire. Le +chef de la Sûreté, qui venait d'arriver au Glandier, nous rejoignit +aussi dans ce moment. J'étais assis au bureau de M. Stangerson, prêt au +travail, quand M. de Marquet nous tint ce petit discours, aussi original +qu'inattendu:</p> + +<p>«Si vous le voulez, messieurs, disait-il, puisque les interrogatoires +ne donnent rien, nous allons abandonner, pour une fois, le vieux système +des interrogatoires. Je ne vous ferai point venir devant moi à tour de +rôle; non. Nous resterons tous ici: M. Stangerson, M. Robert Darzac, le +père Jacques, les deux concierges, M. le chef de la Sûreté, M. le +greffier et moi! Et nous serons là, tous, «au même titre»; les +concierges voudront bien oublier un instant qu'ils sont arrêtés. «Nous +allons causer!» Je vous ai fait venir «pour causer». Nous sommes sur les +lieux du crime; eh bien, de quoi causerions-nous si nous ne causions pas +du crime? Parlons-en donc! Parlons-en! Avec abondance, avec +intelligence, ou avec stupidité. Disons tout ce qui nous passera par la +tête! Parlons sans méthode, puisque la méthode ne nous réussit point. +J'adresse une fervente prière au dieu hasard, le hasard de nos +conceptions! Commençons!…</p> + +<p>Sur quoi, en passant devant moi, il me dit, à voix basse:</p> + +<p>«Hein! croyez-vous, quelle scène! Auriez-vous imaginé ça, vous? J'en +ferai un petit acte pour le Vaudeville.»</p> + +<p>Et il se frottait les mains avec jubilation.</p> + +<p>Je portai les yeux sur M. Stangerson. L'espoir que devait faire naître +en lui le dernier bulletin des médecins qui avaient déclaré que Mlle +Stangerson pourrait survivre à ses blessures, n'avait pas effacé de ce +noble visage les marques de la plus grande douleur.</p> + +<p>Cet homme avait cru sa fille morte, et il en était encore tout ravagé. +Ses yeux bleus si doux et si clairs étaient alors d'une infinie +tristesse. J'avais eu l'occasion, plusieurs fois, dans des cérémonies +publiques, de voir M. Stangerson. J'avais été, dès l'abord, frappé par +son regard, si pur qu'il semblait celui d'un enfant: regard de rêve, +regard sublime et immatériel de l'inventeur ou du fou.</p> + +<p>Dans ces cérémonies, derrière lui ou à ses côtés, on voyait toujours sa +fille, car ils ne se quittaient jamais, disait-on, partageant les mêmes +travaux depuis de longues années. Cette vierge, qui avait alors +trente-cinq ans et qui en paraissait à peine trente, consacrée tout +entière à la science, soulevait encore l'admiration par son impériale +beauté, restée intacte, sans une ride, victorieuse du temps et de +l'amour. Qui m'eût dit alors que je me trouverais, un jour prochain, au +chevet de son lit, avec mes paperasses, et que je la verrais, presque +expirante, nous raconter, avec effort, le plus monstrueux et le plus +mystérieux attentat que j'ai ouï de ma carrière? Qui m'eût dit que je me +trouverais, comme cet après-midi-là, en face d'un père désespéré +cherchant en vain à s'expliquer comment l'assassin de sa fille avait pu +lui échapper? À quoi sert donc le travail silencieux, au fond de la +retraite obscure des bois, s'il ne vous garantit point de ces grandes +catastrophes de la vie et de la mort, réservées d'ordinaire à ceux +d'entre les hommes qui fréquentent les passions de la ville?</p> + +<p>«Voyons! monsieur Stangerson, fit M. de Marquet, avec un peu +d'importance; placez-vous exactement à l'endroit où vous étiez quand +Mlle Stangerson vous a quitté pour entrer dans sa chambre.»</p> + +<p>M. Stangerson se leva et, se plaçant à cinquante centimètres de la porte +de la «Chambre Jaune», il dit d'une voix sans accent, sans couleur, +d'une voix que je qualifierai de morte:</p> + +<p>«Je me trouvais ici. Vers onze heures, après avoir procédé, sur les +fourneaux du laboratoire, à une courte expérience de chimie, j'avais +fait glisser mon bureau jusqu'ici, car le père Jacques, qui passa la +soirée à nettoyer quelques-uns de mes appareils, avait besoin de toute +la place qui se trouvait derrière moi. Ma fille travaillait au même +bureau que moi. Quand elle se leva, après m'avoir embrassé et souhaité +le bonsoir au père Jacques, elle dut, pour entrer dans sa chambre, se +glisser assez difficilement entre mon bureau et la porte. C'est vous +dire que j'étais bien près du lieu où le crime allait se commettre.</p> + +<p>—Et ce bureau? interrompis-je, obéissant, en me mêlant à cette +«conversation», aux désirs exprimés par mon chef,… et ce bureau, +aussitôt que vous eûtes, monsieur Stangerson, entendu crier: «À +l'assassin!» et qu'eurent éclaté les coups de revolver… ce bureau, +qu'est-il devenu?»</p> + +<p>Le père Jacques répondit:</p> + +<p>«Nous l'avons rejeté contre le mur, ici, à peu près où il est en ce +moment, pour pouvoir nous précipiter à l'aise sur la porte, m'sieur le +greffier…»</p> + +<p>Je suivis mon raisonnement, auquel, du reste, je n'attachais qu'une +importance de faible hypothèse:</p> + +<p>«Le bureau était si près de la chambre qu'un homme, sortant, courbé, de +la chambre et se glissant sous le bureau, aurait pu passer inaperçu?</p> + +<p>—Vous oubliez toujours, interrompit M. Stangerson, avec lassitude, que +ma fille avait fermé sa porte à clef et au verrou, <i>que la +porte est restée fermée</i>, que nous sommes restés à lutter contre +cette porte dès l'instant où l'assassinat commençait, <i>que nous étions +déjà sur la porte alors que la lutte de l'assassin et de ma pauvre +enfant continuait, que les bruits de cette lutte nous parvenaient encore +et que nous entendions râler ma malheureuse fille sous l'étreinte des +doigts dont son cou a conservé la marque sanglante</i>. Si rapide qu'ait +été l'attaque, nous avons été aussi rapides qu'elle et nous nous sommes +trouvés immédiatement derrière cette porte qui nous séparait du drame.»</p> + +<p>Je me levai et allai à la porte que j'examinai à nouveau avec le plus +grand soin. Puis je me relevai et fis un geste de découragement.</p> + +<p>«Imaginez, dis-je, que le panneau inférieur de cette porte ait pu être +ouvert <i>sans que la porte ait été dans la nécessité de s'ouvrir</i>, +et le problème serait résolu! Mais, malheureusement, cette dernière +hypothèse est inadmissible, après l'examen de la porte. C'est une solide +et épaisse porte de chêne constituée de telle sorte qu'elle forme un +bloc inséparable… C'est très visible, malgré les dégâts qui ont été +causés par ceux qui l'ont enfoncée…</p> + +<p>—Oh! fit le père Jacques… c'est une vieille et solide porte du +château qu'on a transportée ici… une porte comme on n'en fait plus +maintenant. Il nous a fallu cette barre de fer pour en avoir raison, à +quatre… car la concierge s'y était mise aussi, comme une brave femme +qu'elle est, m'sieur l'juge! C'est tout de même malheureux de les voir +en prison, à c't'heure!»</p> + +<p>Le père Jacques n'eut pas plutôt prononcé cette phrase de pitié et de +protestation que les pleurs et les jérémiades des deux concierges +recommencèrent. Je n'ai jamais vu de prévenus aussi larmoyants. J'en +étais profondément dégoûté. Même en admettant leur innocence, je ne +comprenais pas que deux êtres pussent à ce point manquer de caractère +devant le malheur. Une nette attitude, dans de pareils moments, vaut +mieux que toutes les larmes et que tous les désespoirs, lesquels, le +plus souvent, sont feints et hypocrites.</p> + +<p>«Eh! s'écria M. de Marquet, encore une fois, assez de piailler comme ça! +et dites-nous, dans votre intérêt, ce que vous faisiez, à l'heure où +l'on assassinait votre maîtresse, sous les fenêtres du pavillon! Car +vous étiez tout près du pavillon quand le père Jacques vous a +rencontrés…</p> + +<p>—Nous venions au secours!» gémirent-ils.</p> + +<p>Et la femme, entre deux hoquets, glapit:</p> + +<p>«Ah! si nous le tenions, l'assassin, nous lui ferions passer le goût du +pain!…»</p> + +<p>Et nous ne pûmes, une fois de plus, leur tirer deux phrases sensées de +suite. Ils continuèrent de nier avec acharnement, d'attester le bon Dieu +et tous les saints qu'ils étaient dans leur lit quand ils avaient +entendu un coup de revolver.</p> + +<p>«Ce n'est pas un, mais deux coups qui ont été tirés. Vous voyez bien que +vous mentez. Si vous avez entendu l'un, vous devez avoir entendu +l'autre!</p> + +<p>—Mon Dieu! m'sieur le juge, nous n'avons entendu que le second. Nous +dormions encore bien sûr quand on a tiré le premier…</p> + +<p>—Pour ça, on en a tiré deux! fit le père Jacques. Je suis sûr, moi, que +toutes les cartouches de mon revolver étaient intactes; nous avons +retrouvé deux cartouches brûlées, deux balles, et nous avons entendu +deux coups de revolver, derrière la porte. N'est-ce pas, monsieur +Stangerson?</p> + +<p>—Oui, fit le professeur, deux coups de revolver, un coup sourd d'abord, +puis un coup éclatant.</p> + +<p>—Pourquoi continuez-vous à mentir? s'écria M. de Marquet, se retournant +vers les concierges. Croyez-vous la police aussi bête que vous! Tout +prouve que vous étiez dehors, près du pavillon, au moment du drame. Qu'y +faisiez-vous? Vous ne voulez pas le dire? Votre silence atteste votre +complicité! Et, quant à moi, fit-il, en se tournant vers M. +Stangerson… quant à moi, je ne puis m'expliquer la fuite de l'assassin +que par l'aide apportée par ces deux complices. Aussitôt que la porte a +été défoncée, pendant que vous, monsieur Stangerson, vous vous occupiez +de votre malheureuse enfant, le concierge et sa femme facilitaient la +fuite du misérable qui se glissait derrière eux, parvenait jusqu'à la +fenêtre du vestibule et sautait dans le parc. Le concierge refermait la +fenêtre et les volets derrière lui. <i>Car, enfin, ces volets ne se +sont pas fermés tout seuls!</i> Voilà ce que j'ai trouvé… +Si quelqu'un a imaginé autre chose, qu'il le dise!…</p> + +<p>M. Stangerson intervint:</p> + +<p>«C'est impossible! Je ne crois pas à la culpabilité ni à la complicité +de mes concierges, bien que je ne comprenne pas ce qu'ils faisaient dans +le parc à cette heure avancée de la nuit. Je dis: c'est impossible! +parce que la concierge tenait la lampe et n'a pas bougé du seuil de la +chambre; parce que, moi, sitôt la porte défoncée, je me mis à genoux +près du corps de mon enfant, <i>et qu'il était impossible que l'on +sortît ou que l'on entrât de cette chambre par cette porte sans enjamber +le corps de ma fille et sans me bousculer, moi!</i> C'est +impossible, parce que le père Jacques et le concierge n'ont eu qu'à +jeter un regard dans cette chambre et sous le lit, comme je l'ai fait en +entrant, pour voir qu'il n'y avait plus personne, dans la chambre, que +ma fille à l'agonie.</p> + +<p>—Que pensez-vous, vous, monsieur Darzac, qui n'avez encore rien dit?» +demanda le juge.</p> + +<p>M. Darzac répondit qu'il ne pensait rien.</p> + +<p>«Et vous, monsieur le chef de la Sûreté?»</p> + +<p>M. Dax, le chef de la Sûreté, avait jusqu'alors uniquement écouté et +examiné les lieux. Il daigna enfin desserrer les dents:</p> + +<p>«Il faudrait, en attendant que l'on trouve le criminel, découvrir le +mobile du crime. Cela nous avancerait un peu, fit-il.</p> + +<p>—Monsieur le chef de la Sûreté, le crime apparaît bassement passionnel, +répliqua M. de Marquet. Les traces laissées par l'assassin, le mouchoir +grossier et le béret ignoble nous portent à croire que l'assassin +n'appartenait point à une classe de la société très élevée. Les +concierges pourraient peut-être nous renseigner là dessus…»</p> + +<p>Le chef de la Sûreté continua, se tournant vers M. Stangerson et sur ce +ton froid qui est la marque, selon moi, des solides intelligences et des +caractères fortement trempés.</p> + +<p>«Mlle Stangerson ne devait-elle pas prochainement se marier?»</p> + +<p>Le professeur regarda douloureusement M. Robert Darzac.</p> + +<p>«Avec mon ami que j'eusse été heureux d'appeler mon fils… avec M. +Robert Darzac…</p> + +<p>—Mlle Stangerson va beaucoup mieux et se remettra rapidement de ses +blessures. C'est un mariage simplement retardé, n'est-ce pas, monsieur? +insista le chef de la Sûreté.</p> + +<p>—Je l'espère.</p> + +<p>—Comment! Vous n'en êtes pas sûr?»</p> + +<p>M. Stangerson se tut. M. Robert Darzac parut agité, ce que je vis à un +tremblement de sa main sur sa chaîne de montre, car rien ne m'échappe. +M. Dax toussotta comme faisait M. de Marquet quand il était embarrassé.</p> + +<p>«Vous comprendrez, monsieur Stangerson, dit-il, que, dans une affaire +aussi embrouillée, nous ne pouvons rien négliger; que nous devons tout +savoir, même la plus petite, la plus futile chose se rapportant à la +victime… le renseignement, en apparence, le plus insignifiant… +Qu'est-ce donc qui vous a fait croire que, dans la quasi-certitude, où +nous sommes maintenant, que Mlle Stangerson vivra, ce mariage pourra ne +pas avoir lieu? Vous avez dit: «j'espère.» Cette espérance m'apparaît +comme un doute. Pourquoi doutez-vous?»</p> + +<p>M. Stangerson fit un visible effort sur lui-même:</p> + +<p>«Oui, monsieur, finit-il par dire. Vous avez raison. Il vaut mieux que +vous sachiez une chose qui semblerait avoir de l'importance si je vous +la cachais. M. Robert Darzac sera, du reste, de mon avis.»</p> + +<p>M. Darzac, dont la pâleur, à ce moment, me parut tout à fait anormale, +fit signe qu'il était de l'avis du professeur. Pour moi, si M. Darzac ne +répondait que par signe, c'est qu'il était incapable de prononcer un +mot.</p> + +<p>«Sachez donc, monsieur le chef de la Sûreté, continua M. Stangerson, que +ma fille avait juré de ne jamais me quitter et tenait son serment malgré +toutes mes prières, car j'essayai plusieurs fois de la décider au +mariage, comme c'était mon devoir. Nous connûmes M. Robert Darzac de +longues années. M. Robert Darzac aime ma fille. Je pus croire, un +moment, qu'il en était aimé, puisque j'eus la joie récente d'apprendre +de la bouche même de ma fille qu'elle consentait enfin à un mariage que +j'appelais de tous mes vœux. Je suis d'un grand âge, monsieur, et ce +fut une heure bénie que celle où je connus enfin qu'après moi Mlle +Stangerson aurait à ses côtés, pour l'aimer et continuer nos travaux +communs, un être que j'aime et que j'estime pour son grand cœur et +pour sa science. Or, monsieur le chef de la Sûreté, deux jours avant le +crime, par je ne sais quel retour de sa volonté, ma fille m'a déclaré +qu'elle n'épouserait pas M. Robert Darzac.»</p> + +<p>Il y eut ici un silence pesant. La minute était grave. M. Dax reprit:</p> + +<p>«Et Mlle Stangerson ne vous a donné aucune explication, ne vous a point +dit pour quel motif?…</p> + +<p>—Elle m'a dit qu'elle était trop vieille maintenant pour se marier… +qu'elle avait attendu trop longtemps… qu'elle avait bien réfléchi… +qu'elle estimait et même qu'elle aimait M. Robert Darzac… mais qu'il +valait mieux que les choses en restassent là… que l'on continuerait le +passé… qu'elle serait heureuse même de voir les liens de pure amitié +qui nous attachaient à M. Robert Darzac nous unir d'une façon encore +plus étroite, mais qu'il fût bien entendu qu'on ne lui parlerait jamais +plus de mariage.</p> + +<p>—Voilà qui est étrange! murmura M. Dax.</p> + +<p>—Étrange», répéta M. de Marquet.</p> + +<p>M. Stangerson, avec un pâle et glacé sourire, dit:</p> + +<p>«Ce n'est point de ce côté, monsieur, que vous trouverez le mobile du +crime.»</p> + +<p>M. Dax:</p> + +<p>«En tout cas, fit-il d'une voix impatiente, le mobile n'est pas le vol!</p> + +<p>—Oh! nous en sommes sûrs!», s'écria le juge d'instruction.</p> + +<p>À ce moment la porte du laboratoire s'ouvrit et le brigadier de +gendarmerie apporta une carte au juge d'instruction. M. de Marquet lut +et poussa une sourde exclamation; puis:</p> + +<p>«Ah! voilà qui est trop fort!</p> + +<p>—Qu'est-ce? demanda le chef de la Sûreté.</p> + +<p>—La carte d'un petit reporter de <i>L'Époque</i>, M. Joseph +Rouletabille, et ces mots: «L'un des mobiles du crime a été le vol!»</p> + +<p>Le chef de la Sûreté sourit:</p> + +<p>«Ah! Ah! le jeune Rouletabille… j'en ai déjà entendu parler… il +passe pour ingénieux… Faites-le donc entrer, monsieur le juge +d'instruction.»</p> + +<p>Et l'on fit entrer M. Joseph Rouletabille. J'avais fait sa connaissance +dans le train qui nous avait amenés, ce matin-là, à Épinay-sur-Orge. Il +s'était introduit, presque malgré moi, dans notre compartiment et j'aime +mieux dire tout de suite que ses manières et sa désinvolture, et la +prétention qu'il semblait avoir de comprendre quelque chose dans une +affaire où la justice ne comprenait rien, me l'avaient fait prendre en +grippe. Je n'aime point les journalistes. Ce sont des esprits brouillons +et entreprenants qu'il faut fuir comme la peste. Cette sorte de gens se +croit tout permis et ne respecte rien. Quand on a eu le malheur de leur +accorder quoi que ce soit et de se laisser approcher par eux, on est +tout de suite débordé et il n'est point d'ennuis que l'on ne doive +redouter. Celui-ci paraissait une vingtaine d'années à peine, et le +toupet avec lequel il avait osé nous interroger et discuter avec nous me +l'avait rendu particulièrement odieux. Du reste, il avait une façon de +s'exprimer qui attestait qu'il se moquait outrageusement de nous. Je +sais bien que le journal <i>L'Époque</i> est un organe influent avec +lequel il faut savoir «composer», mais encore ce journal ferait bien de +ne point prendre ses rédacteurs à la mamelle.</p> + +<p>M. Joseph Rouletabille entra donc dans le laboratoire, nous salua et +attendit que M. de Marquet lui demandât de s'expliquer.</p> + +<p>«Vous prétendez, monsieur, dit celui-ci, que vous connaissez le mobile +du crime, et que ce mobile, contre toute évidence, serait le vol?</p> + +<p>—Non, monsieur le juge d'instruction, je n'ai point prétendu cela. Je +ne dis pas que le mobile du crime a été le vol <i>et je ne le +crois pas.</i></p> + +<p>—Alors, que signifie cette carte?</p> + +<p>—Elle signifie que <i>l'un des mobiles</i> du crime a été le vol.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui vous a renseigné?</p> + +<p>—Ceci! si vous voulez bien m'accompagner.»</p> + +<p>Et le jeune homme nous pria de le suivre dans le vestibule, ce que nous +fîmes. Là, il se dirigea du côté du lavatory et pria M. le juge +d'instruction de se mettre à genoux à côté de lui. Ce lavatory recevait +du jour par sa porte vitrée et, quand la porte était ouverte, la lumière +qui y pénétrait était suffisante pour l'éclairer parfaitement. M. de +Marquet et M. Joseph Rouletabille s'agenouillèrent sur le seuil. Le jeune +homme montrait un endroit de la dalle.</p> + +<p>«Les dalles du lavatory n'ont point été lavées par le père Jacques, +fit-il, depuis un certain temps; cela se voit à la couche de poussière +qui les recouvre. Or, voyez, à cet endroit, la marque de deux larges +semelles et de cette cendre noire qui accompagne partout les pas de +l'assassin. Cette cendre n'est point autre chose que la poussière de +charbon qui couvre le sentier que l'on doit traverser pour venir +directement, à travers la forêt, d'Épinay au Glandier. Vous savez qu'à +cet endroit il y a un petit hameau de charbonniers et qu'on y fabrique +du charbon de bois en grande quantité. Voilà ce qu'a dû faire +l'assassin: il a pénétré ici l'après-midi quand il n'y eut plus personne +au pavillon, et il a perpétré son vol.</p> + +<p>—Mais quel vol? Où voyez-vous le vol? Qui vous prouve le vol? nous +écriâmes nous tous en même temps.</p> + +<p>—Ce qui m'a mis sur la trace du vol, continua le journaliste…</p> + +<p>—C'est ceci! interrompit M. de Marquet, toujours à genoux.</p> + +<p>—Évidemment», fit M. Rouletabille.</p> + +<p>Et M. de Marquet expliqua qu'il y avait, en effet, sur la poussière des +dalles, à côté de la trace des deux semelles, l'empreinte fraîche d'un +lourd paquet rectangulaire, et qu'il était facile de distinguer la +marque des ficelles qui l'enserraient…</p> + +<p>«Mais vous êtes donc venu ici, monsieur Rouletabille; j'avais pourtant +ordonné au père Jacques de ne laisser entrer personne; il avait la garde +du pavillon.</p> + +<p>—Ne grondez pas le père Jacques, je suis venu ici avec M. Robert +Darzac.</p> + +<p>—Ah! vraiment…» s'exclama M. de Marquet mécontent, et jetant un +regard de côté à M. Darzac, lequel restait toujours silencieux.</p> + +<p>«Quand j'ai vu la trace du paquet à côté de l'empreinte des semelles, je +n'ai plus douté du vol, reprit M. Rouletabille. Le voleur n'était pas +venu avec un paquet… Il avait fait, ici, ce paquet, avec les objets +volés sans doute, et il l'avait déposé dans ce coin, dans le dessein de +l'y reprendre au moment de sa fuite; <i>il avait déposé +aussi, à côté de son paquet, ses lourdes chaussures;</i> car, regardez, +aucune trace de pas ne conduit à ces chaussures, et les semelles sont à +côté l'une de l'autre, <i>comme des semelles au repos et vides de leurs +pieds</i>. Ainsi comprendrait-on que l'assassin, quand il s'enfuit de la +«Chambre Jaune», n'a laissé aucune trace de ses pas dans le laboratoire +ni dans le vestibule. Après avoir pénétré <i>avec ses chaussures</i> +dans la «Chambre Jaune», il les y a défaites, sans doute parce qu'elles +le gênaient ou parce qu'il voulait faire le moins de bruit possible. La +marque de son passage <i>aller</i> à travers le vestibule et le +laboratoire a été effacée par le lavage subséquent du père Jacques, ce +qui nous mène à faire entrer l'assassin dans le pavillon par la fenêtre +ouverte du vestibule lors de la première absence du père Jacques, avant +le lavage qui a eu lieu à cinq heure et demie!</p> + +<p>«L'assassin, après qu'il eut défait ses chaussures, qui, certainement +le gênaient, les a portées à la main dans le lavatory et les y a +déposées du seuil, car, sur la poussière du lavatory, il n'y a pas trace +de pieds nus ou enfermés dans des chaussettes, <i>ou encore dans +d'autres chaussures</i>. Il a donc déposé ses chaussures à côté de son +paquet. Le vol était déjà, à ce moment, accompli. Puis l'homme retourne +à la «Chambre Jaune» et s'y glisse alors sous le lit où la trace de son +corps est parfaitement visible sur le plancher et même sur la natte qui +a été, à cet endroit, légèrement roulée et très froissée. Des brins de +paille même, fraîchement arrachés, témoignent également du passage de +l'assassin sous le lit…</p> + +<p>—Oui, oui, cela nous le savons… dit M. de Marquet.</p> + +<p>—Ce retour sous le lit prouve que le vol, continua cet étonnant gamin +de journaliste, <i>n'était point le seul mobile de la venue de +l'homme</i>. Ne me dites point qu'il s'y serait aussitôt réfugié en +apercevant, par la fenêtre du vestibule, soit le père Jacques, soit M. +et Mlle Stangerson s'apprêtant à rentrer dans le pavillon. Il était +beaucoup plus facile pour lui de grimper au grenier, et, caché, +d'attendre une occasion de se sauver, <i>si son dessein +n'avait été que de fuir</i>. Non! Non! <i>Il fallait que +l'assassin fût dans la «Chambre Jaune»</i>…</p> + +<p>Ici, le chef de la Sûreté intervint:</p> + +<p>«Ça n'est pas mal du tout, cela, jeune homme! mes félicitations… et +si nous ne savons pas encore comment l'assassin est parti, nous suivons +déjà, pas à pas, son entrée ici, et nous voyons ce qu'il y a fait: il a +volé. Mais qu'a-t-il donc volé?</p> + +<p>—Des choses extrêmement précieuses», répondit le reporter.</p> + +<p>À ce moment, nous entendîmes un cri qui partait du laboratoire. Nous +nous y précipitâmes, et nous y trouvâmes M. Stangerson qui, les yeux +hagards, les membres agités, nous montrait une sorte de +meuble-bibliothèque qu'il venait d'ouvrir et qui nous apparut vide.</p> + +<p>Au même instant, il se laissa aller dans le grand fauteuil qui était +poussé devant le bureau et gémit:</p> + +<p>«Encore une fois, je suis volé…»</p> + +<p>Et puis une larme, une lourde larme, coula sur sa joue:</p> + +<p>«Surtout, dit-il, qu'on ne dise pas un mot de ceci à ma fille… Elle +serait encore plus peinée que moi…»</p> + +<p>Il poussa un profond soupir, et, sur le ton d'une douleur que je +n'oublierai jamais:</p> + +<p>«Qu'importe, après tout… <i>pourvu qu'elle vive!…</i></p> + +<p>—Elle vivra! dit, d'une voix étrangement touchante, Robert Darzac.</p> + +<p>—Et nous vous retrouverons les objets volés, fit M. Dax. Mais qu'y +avait-il dans ce meuble?</p> + +<p>—Vingt ans de ma vie, répondit sourdement l'illustre professeur, ou +plutôt de notre vie, à ma fille et à moi. Oui, nos plus précieux +documents, les relations les plus secrètes sur nos expériences et sur +nos travaux, depuis vingt ans, étaient enfermés là. C'était une +véritable sélection parmi tant de documents dont cette pièce est pleine. +C'est une perte irréparable pour nous, et, j'ose dire, pour la science. +Toutes les étapes par lesquelles j'ai dû passer pour arriver à la preuve +décisive de l'anéantissement de la matière, avaient été, par nous, +soigneusement énoncées, étiquetées, annotées, illustrées de +photographies et de dessins. Tout cela était rangé là. Le plan de trois +nouveaux appareils, l'un pour étudier la déperdition, sous l'influence +de la lumière ultra-violette, des corps préalablement électrisés; +l'autre qui devait rendre visible la déperdition électrique sous +l'action des particules de matière dissociée contenue dans les gaz des +flammes; un troisième, très ingénieux, nouvel électroscope condensateur +différentiel; tout le recueil de nos courbes traduisant les propriétés +fondamentales de la substance intermédiaire entre la matière pondérable +et l'éther impondérable; vingt ans d'expériences sur la chimie +intra-atomique et sur les équilibres ignorés de la matière; un manuscrit +que je voulais faire paraître sous ce titre: <i>Les Métaux qui +souffrent</i>. Est-ce que je sais? est-ce que je sais? L'homme qui est +venu là m'aura tout pris… Ma fille et mon œuvre… mon cœur et +mon âme…</p> + +<p>Et le grand Stangerson se prit à pleurer comme un enfant.</p> + +<p>Nous l'entourions en silence, émus par cette immense détresse. M. +Robert Darzac, accoudé au fauteuil où le professeur était écroulé, +essayait en vain de dissimuler ses larmes, ce qui faillit un instant me +le rendre sympathique, malgré l'instinctive répulsion que son attitude +bizarre et son émoi souvent inexpliqué m'avaient inspirée pour son +énigmatique personnage.</p> + +<p>M. Joseph Rouletabille, seul, comme si son précieux temps et sa mission +sur la terre ne lui permettaient point de s'appesantir sur la misère +humaine, s'était rapproché, fort calme, du meuble vide et, le montrant +au chef de la Sûreté, rompait bientôt le religieux silence dont nous +honorions le désespoir du grand Stangerson. Il nous donna quelques +explications, dont nous n'avions que faire, sur la façon dont il avait +été amené à croire à un vol, par la découverte simultanée qu'il avait +faite des traces dont j'ai parlé plus haut dans le lavatory, et de la +vacuité de ce meuble précieux dans le laboratoire. Il n'avait fait, nous +disait-il, que passer dans le laboratoire; mais la première chose qui +l'avait frappé avait été la forme étrange du meuble, sa solidité, sa +construction en fer qui le mettait à l'abri d'un accident par la flamme, +et le fait qu'un meuble comme celui-ci, destiné à conserver des objets +auxquels on devait tenir par-dessus tout, avait, sur sa porte de fer, +«sa clef». «On n'a point d'ordinaire un coffre-fort pour le laisser +ouvert…» Enfin, cette petite clef, à tête de cuivre, des plus +compliquées, avait attiré, paraît-il, l'attention de M. Joseph +Rouletabille, alors qu'elle avait endormi la nôtre. Pour nous autres, +qui ne sommes point des enfants, la présence d'une clef sur un meuble +éveille plutôt une idée de sécurité, mais pour M. Joseph Rouletabille, +qui est évidemment un génie—comme dit José Dupuy dans <i>Les cinq cents +millions de Gladiator</i>. «Quel génie! Quel dentiste!»—la présence +d'une clef sur une serrure éveille l'idée du vol. Nous en sûmes bientôt +la raison.</p> + +<p>Mais, auparavant que de vous la faire connaître, je dois rapporter que +M. de Marquet me parut fort perplexe, ne sachant s'il devait se réjouir +du pas nouveau que le petit reporter avait fait faire à l'instruction ou +s'il devait se désoler de ce que ce pas n'eût pas été fait par lui. +Notre profession comporte de ces déboires, mais nous n'avons point le +droit d'être pusillanime et nous devons fouler aux pieds notre +amour-propre quand il s'agit du bien général. Aussi M. de Marquet +triompha-t-il de lui-même et trouva-t-il bon de mêler enfin ses +compliments à ceux de M. Dax, qui, lui, ne les ménageait pas à M. +Rouletabille. Le gamin haussa les épaules, disant: «il n'y a pas de +quoi!» Je lui aurais flanqué une gifle avec satisfaction, surtout dans +le moment qu'il ajouta:</p> + +<p>«Vous feriez bien, monsieur, de demander à M. Stangerson qui avait la +garde ordinaire de cette clef?</p> + +<p>—Ma fille, répondit M. Stangerson. Et cette clef ne la quittait jamais.</p> + +<p>—Ah! mais voilà qui change l'aspect des choses et qui ne correspond +plus avec la conception de M. Rouletabille, s'écria M. de Marquet. Si +cette clef ne quittait jamais Mlle Stangerson, l'assassin aurait donc +attendu Mlle Stangerson cette nuit-là, dans sa chambre, pour lui voler +cette clef, et le vol n'aurait eu lieu qu'<i>après l'assassinat!</i> +Mais, après l'assassinat, il y avait quatre personnes dans le +laboratoire!… Décidément, je n'y comprends plus rien!…»</p> + +<p>Et M. de Marquet répéta, avec une rage désespérée, qui devait être pour +lui le comble de l'ivresse, car je ne sais si j'ai déjà dit qu'il +n'était jamais aussi heureux que lorsqu'il ne comprenait pas:</p> + +<p>«… plus rien!</p> + +<p>—Le vol, répliqua le reporter, ne peut avoir eu lieu qu'<i>avant +l'assassinat.</i> C'est indubitable pour la raison que vous croyez +<i>et pour d'autres raisons que je crois. Et, quand l'assassin a +pénétré dans le pavillon, il était déjà en possession de la +clef à tête de cuivre.</i></p> + +<p>—Ça n'est pas possible! fit doucement M. Stangerson.</p> + +<p>—C'est si bien possible, monsieur, qu'en voici la preuve.»</p> + +<p>Ce diable de petit bonhomme sortit alors de sa poche un numéro de +<i>L'Époque</i> daté du 21 octobre (je rappelle que le crime a eu lieu +dans la nuit du 24 au 25), et, nous montrant une annonce, lut:</p> + +<p>«—Il a été perdu hier un réticule de satin noir dans les grands +magasins de la Louve. Ce réticule contenait divers objets dont une +petite clef à tête de cuivre. Il sera donné une forte récompense à la +personne qui l'aura trouvée. Cette personne devra écrire, poste +restante, au bureau 40, à cette adresse: M.A.T.H.S.N.» Ces lettres ne +désignent-elles point, continua le reporter, Mlle Stangerson? Cette clef +à tête de cuivre n'est-elle point cette clef-ci?… Je lis toujours les +annonces. Dans mon métier, comme dans le vôtre, monsieur le juge +d'instruction, il faut toujours lire les petites annonces +personnelles… Ce qu'on y découvre d'intrigues!… et de clefs +d'intrigues! Qui ne sont pas toujours à tête de cuivre, et qui n'en sont +pas moins intéressantes. Cette annonce, particulièrement, par la sorte +de mystère dont la femme qui avait perdu une clef, objet peu +compromettant, s'entourait, m'avait frappé. Comme elle tenait à cette +clef! Comme elle promettait une forte récompense! Et je songeai à ces +six lettres: M.A.T.H.S.N. Les quatre premières m'indiquaient tout de +suite un prénom. «Évidemment, faisais-je, «Math, Mathilde…» la +personne qui a perdu la clef à tête de cuivre, dans un réticule, +s'appelle Mathilde!…» Mais je ne pus rien faire des deux dernières +lettres. Aussi, rejetant le journal, je m'occupai d'autre chose… +Lorsque, quatre jours plus tard, les journaux du soir parurent avec +d'énormes manchettes annonçant l'assassinat de Mlle MATHILDE STANGERSON, +ce nom de Mathilde me rappela, sans que je fisse aucun effort pour cela, +machinalement, les lettres de l'annonce. Intrigué un peu, je demandai le +numéro de ce jour-là à l'administration. J'avais oublié les deux +dernières lettres: S.N. Quand je les revis, je ne pus retenir un cri +«Stangerson!…» Je sautai dans un fiacre et me précipitai au bureau +40. Je demandai: «Avez-vous une lettre avec cette adresse: M.A.T.H.S.N!» +L'employé me répondit: «Non!» Et comme j'insistais, le priant, le +suppliant de chercher encore, il me dit: «Ah! çà, monsieur, c'est une +plaisanterie!… Oui, j'ai eu une lettre aux initiales M.A.T.H.S.N.; +mais je l'ai donnée, il y a trois jours, à une dame qui me l'a réclamée. +Vous venez aujourd'hui me réclamer cette lettre à votre tour. Or, +avant-hier, un monsieur, avec la même insistance désobligeante, me la +demandait encore!… J'en ai assez de cette fumisterie…» Je voulus +questionner l'employé sur les deux personnages qui avaient déjà réclamé +la lettre, mais, soit qu'il voulût se retrancher derrière le secret +professionnel—il estimait, sans doute, à part lui, en avoir déjà trop +dit—soit qu'il fût vraiment excédé d'une plaisanterie possible, il ne +me répondit plus…»</p> + +<p>Rouletabille se tut. Nous nous taisions tous. Chacun tirait les +conclusions qu'il pouvait de cette bizarre histoire de lettre poste +restante. De fait, il semblait maintenant qu'on tenait un fil solide par +lequel on allait pouvoir suivre cette affaire «insaisissable».</p> + +<p>M. Stangerson dit:</p> + +<p>«Il est donc à peu près certain que ma fille aura perdu cette clef, +qu'elle n'a point voulu m'en parler pour m'éviter toute inquiétude et +qu'elle aura prié celui ou celle qui aurait pu l'avoir trouvée d'écrire +poste restante. Elle craignait évidemment que, donnant notre adresse, ce +fait occasionnât des démarches qui m'auraient appris la perte de la +clef. C'est très logique et très naturel. <i>Car j'ai déjà été volé, +monsieur!</i></p> + +<p>—Où cela? Et quand? demanda le directeur de la Sûreté.</p> + +<p>—Oh! Il y a de nombreuses années, en Amérique, à Philadelphie. On m'a +volé dans mon laboratoire le secret de deux inventions qui eussent pu +faire la fortune d'un peuple… Non seulement je n'ai jamais su qui +était le voleur, mais je n'ai jamais entendu parler de l'objet du «vol» +sans doute parce que, pour déjouer les calculs de celui qui m'avait +ainsi pillé, j'ai lancé moi-même dans le domaine public ces deux +inventions, rendant inutile le larcin. C'est depuis cette époque que je +suis très soupçonneux, que je m'enferme hermétiquement quand je +travaille. Tous les barreaux de ces fenêtres, l'isolement de ce +pavillon, ce meuble que j'ai fait construire moi-même, cette serrure +spéciale, cette clef unique, tout cela est le résultat de mes craintes +inspirées par une triste expérience.»</p> + +<p>M. Dax déclara: «Très intéressant!» et M. Joseph Rouletabille demanda +des nouvelles du réticule. Ni M. Stangerson, ni le père Jacques +n'avaient, depuis quelques jours, vu le réticule de Mlle Stangerson. +Nous devions apprendre, quelques heures plus tard, de la bouche même de +Mlle Stangerson, que ce réticule lui avait été volé ou qu'elle l'avait +perdu, et que les choses s'étaient passées de la sorte que nous les +avaient expliquées son père; qu'elle était allée, le 23 octobre, au +bureau de poste 40, et qu'on lui avait remis une lettre qui n'était, +affirma-t-elle, que celle d'un mauvais plaisant. Elle l'avait +immédiatement brûlée.</p> + +<p>Pour en revenir à notre interrogatoire, ou plutôt à notre +«conversation», je dois signaler que le chef de la Sûreté, ayant demandé +à M. Stangerson dans quelles conditions sa fille était allée à Paris le +20 octobre, jour de la perte du réticule, nous apprîmes ainsi qu'elle +s'était rendue dans la capitale, «accompagnée de M. Robert Darzac, que +l'on n'avait pas revu au château depuis cet instant jusqu'au lendemain +du crime». Le fait que M. Robert Darzac était aux côtés de Mlle +Stangerson, dans les grands magasins de la Louve quand le réticule avait +disparu, ne pouvait passer inaperçu et retint, il faut le dire, assez +fortement notre attention.</p> + +<p>Cette conversation entre magistrats, prévenus, victime, témoins et +journaliste allait prendre fin quand se produisit un véritable coup de +théâtre; ce qui n'est jamais pour déplaire à M. de Marquet. Le brigadier +de gendarmerie vint nous annoncer que Frédéric Larsan demandait à être +introduit, ce qui lui fut immédiatement accordé. Il tenait à la main une +grossière paire de chaussures vaseuses qu'il jeta dans le laboratoire.</p> + +<p>«Voilà, dit-il, les souliers que chaussait l'assassin! Les +reconnaissez-vous, père Jacques?</p> + +<p>Le père Jacques se pencha sur ce cuir infect et, tout stupéfait, +reconnut de vieilles chaussures à lui qu'il avait jetées il y avait déjà +un certain temps au rebut, dans un coin du grenier; il était tellement +troublé qu'il dut se moucher pour dissimuler son émotion.</p> + +<p>Alors, montrant le mouchoir dont se servait le père Jacques, Frédéric +Larsan dit:</p> + +<p>«Voilà un mouchoir qui ressemble étonnamment à celui qu'on a trouvé dans +la «Chambre Jaune».</p> + +<p>—Ah! je l'sais ben, fit le père Jacques en tremblant; ils sont +quasiment pareils.</p> + +<p>—Enfin, continua Frédéric Larsan, le vieux béret basque trouvé +également dans la «Chambre Jaune» aurait pu autrefois coiffer le chef du +père Jacques. Tout ceci, monsieur le chef de la Sûreté et monsieur le +juge d'instruction, prouve, selon moi—remettez-vous, bonhomme! fit-il +au père Jacques qui défaillait—tout ceci prouve, selon moi, que +l'assassin a voulu déguiser sa véritable personnalité. Il l'a fait d'une +façon assez grossière ou du moins qui nous apparaît telle, <i>parce que +nous sommes sûrs que l'assassin n'est pas le père Jacques, qui n'a pas +quitté M. Stangerson</i>. Mais imaginez que M. Stangerson, ce soir-là, +n'ait pas prolongé sa veille; qu'après avoir quitté sa fille il ait +regagné le château; que Mlle Stangerson ait été assassinée alors qu'il +n'y avait plus personne dans le laboratoire et que le père Jacques +dormait dans son grenier: <i>il n'aurait fait de doute pour +personne que le père Jacques était l'assassin!</i> Celui-ci +ne doit son salut qu'à ce que le drame a éclaté trop tôt, l'assassin +ayant cru, sans doute, à cause du silence qui régnait à côté, que le +laboratoire était vide et que le moment d'agir était venu. L'homme qui a +pu s'introduire si mystérieusement ici et prendre de telles précautions +contre le père Jacques était, à n'en pas douter, un familier de la +maison. À quelle heure exactement s'est-il introduit ici? Dans +l'après-midi? Dans la soirée? Je ne saurais dire… +<i>Un être aussi familier des choses et des gens de +ce pavillon a dû pénétrer dans la «Chambre Jaune», à son heure.</i></p> + +<p>—Il n'a pu cependant y entrer quand il y avait du monde dans le +laboratoire? s'écria M. de Marquet.</p> + +<p>—Qu'en savons-nous, je vous prie! répliqua Larsan… Il y a eu le dîner +dans le laboratoire, le va-et-vient du service… il y a eu une +expérience de chimie qui a pu tenir, entre dix et onze heures, M. +Stangerson, sa fille et le père Jacques autour des fourneaux… dans ce +coin de la haute cheminée… Qui me dit que l'assassin… un familier! +un familier!… n'a pas profité de ce moment pour se glisser dans la +«Chambre Jaune», après avoir, dans le lavatory, retiré ses souliers?</p> + +<p>—C'est bien improbable! fit M. Stangerson.</p> + +<p>—Sans doute, mais ce n'est pas impossible… Aussi je n'affirme rien. +Quant à sa sortie, c'est autre chose! Comment a-t-il pu s'enfuir? <i>Le +plus naturellement du monde!»</i></p> + +<p>Un instant, Frédéric Larsan se tut. Cet instant nous parut bien long. +Nous attendions qu'il parlât avec une fièvre bien compréhensible.</p> + +<p>«Je ne suis pas entré dans la «Chambre Jaune», reprit Frédéric Larsan, +mais j'imagine que vous avez acquis la preuve qu'on ne pouvait en sortir +<i>que par la porte</i>. C'est par la porte que l'assassin est sorti. +Or, puisqu'il est impossible qu'il en soit autrement, c'est que cela +est! Il a commis le crime et il est sorti par la porte! À quel moment! +Au moment où cela lui a été le plus facile, <i>au moment où cela devient +le plus explicable,</i> tellement explicable qu'il ne saurait y avoir +d'autre explication. Examinons donc les «moments» qui ont suivi le +crime. Il y a le premier moment, pendant lequel se trouvent, devant la +porte, prêts à lui barrer le chemin, M. Stangerson et le père Jacques. +Il y a le second moment, pendant lequel, le père Jacques étant un +instant absent, M. Stangerson se trouve tout seul devant la porte. Il y +a le troisième moment, pendant lequel M. Stangerson est rejoint par le +concierge. Il y a le quatrième moment, pendant lequel se trouvent devant +la porte M. Stangerson, le concierge, sa femme et le père Jacques. Il y +a le cinquième moment, pendant lequel la porte est défoncée et la +«Chambre Jaune» envahie. <i>Le moment où la +fuite est le plus explicable est le moment même où il y a le moins de +personnes devant la porte. Il y a un moment où il n'y en a +plus qu'une: c'est celui où M. Stangerson reste seul devant la +porte.</i> À moins d'admettre la complicité de silence du père +Jacques, et je n'y crois pas, car le père Jacques ne serait pas sorti du +pavillon pour aller examiner la fenêtre de la «Chambre Jaune», s'il +avait vu s'ouvrir la porte et sortir l'assassin. <i>La porte +ne s'est donc ouverte que devant M. Stangerson seul, et l'homme +est sorti.</i> Ici, nous devons admettre que M. Stangerson avait de +puissantes raisons pour ne pas arrêter ou pour ne pas faire arrêter +l'assassin, puisqu'il l'a laissé gagner la fenêtre du vestibule et qu'il +a refermé cette fenêtre derrière lui!… Ceci fait, comme le père +Jacques allait rentrer <i>et qu'il fallait qu'il retrouvât les +choses en l'état</i>, Mlle Stangerson, horriblement blessée, +a trouvé encore la force, sans doute sur les objurgations de son père, +de refermer à nouveau la porte de la «Chambre Jaune» à clef et au verrou +avant de s'écrouler, mourante, sur le plancher… Nous ne savons qui a +commis le crime; nous ne savons de quel misérable M. et Mlle Stangerson +sont les victimes; mais il n'y a point de doute qu'ils le savent, eux! +Ce secret doit être terrible pour que le père n'ait pas hésité à laisser +sa fille agonisante derrière cette porte qu'elle refermait sur elle, +terrible pour qu'il ait laissé échapper l'assassin… Mais il n'y a +point d'autre façon au monde d'expliquer la fuite de l'assassin de la +«Chambre Jaune!»</p> + +<p>Le silence qui suivit cette explication dramatique et lumineuse avait +quelque chose d'affreux. Nous souffrions tous pour l'illustre +professeur, acculé ainsi par l'impitoyable logique de Frédéric Larsan à +nous avouer la vérité de son martyre ou à se taire, aveu plus terrible +encore. Nous le vîmes se lever, cet homme, véritable statue de la +douleur, et étendre la main d'un geste si solennel que nous en courbâmes +la tête comme à l'aspect d'une chose sacrée. Il prononça alors ces +paroles d'une voix éclatante qui sembla épuiser toutes ses forces:</p> + +<p>«Je jure, sur la tête de ma fille à l'agonie, que je n'ai point quitté +cette porte, de l'instant où j'ai entendu l'appel désespéré de mon +enfant, que cette porte ne s'est point ouverte pendant que j'étais seul +dans mon laboratoire, et qu'enfin, quand nous pénétrâmes dans la +«Chambre Jaune», mes trois domestiques et moi, l'assassin n'y était +plus! Je jure que je ne connais pas l'assassin!»</p> + +<p>Faut-il que je dise que, malgré la solennité d'un pareil serment, nous +ne crûmes guère à la parole de M. Stangerson? Frédéric Larsan venait de +nous faire entrevoir la vérité: ce n'était point pour la perdre de si +tôt.</p> + +<p>Comme M. de Marquet nous annonçait que la «conversation» était terminée +et que nous nous apprêtions à quitter le laboratoire, le jeune reporter, +ce gamin de Joseph Rouletabille, s'approcha de M. Stangerson, lui prit +la main avec le plus grand respect et je l'entendis qui disait:</p> + +<p>«Moi, je vous crois, monsieur!»</p> + +<p>J'arrête ici la citation que j'ai cru devoir faire de la narration de M. +Maleine, greffier au tribunal de Corbeil. Je n'ai point besoin de dire +au lecteur que tout ce qui venait de se passer dans le laboratoire me +fut fidèlement et aussitôt rapporté par Rouletabille lui-même.</p> + + + + +<h2 id="ch12">XII<br /> +La canne de Frédéric Larsan</h2> + + +<p>Je ne me disposai à quitter le château que vers six heures du soir, +emportant l'article que mon ami avait écrit à la hâte dans le petit +salon que M. Robert Darzac avait fait mettre à notre disposition. Le +reporter devait coucher au château, usant de cette inexplicable +hospitalité que lui avait offerte M. Robert Darzac, sur qui M. +Stangerson, en ces tristes moments, se reposait de tous les tracas +domestiques. Néanmoins il voulut m'accompagner jusqu'à la gare d'Épinay. +En traversant le parc, il me dit:</p> + +<p>«Frédéric Larsan est réellement très fort et n'a pas volé sa réputation. +Vous savez comment il est arrivé à retrouver les souliers du père +Jacques! Près de l'endroit où nous avons remarqué les traces des «pas +élégants» et la disparition des empreintes des gros souliers, un creux +rectangulaire dans la terre fraîche attestait qu'il y avait eu là, +récemment, une pierre. Larsan rechercha cette pierre sans la trouver et +imagina tout de suite qu'elle avait servi à l'assassin à maintenir au +fond de l'étang les souliers dont l'homme voulait se débarrasser. Le +calcul de Fred était excellent et le succès de ses recherches l'a +prouvé. Ceci m'avait échappé; mais il est juste de dire que mon esprit +était déjà parti par ailleurs, car, <i>par le trop grand nombre de +faux témoignages de son passage laissé par l'assassin</i> et +par la mesure des pas noirs correspondant à la mesure des pas du père +Jacques, que j'ai établie sans qu'il s'en doutât sur le plancher de la +«Chambre Jaune», la preuve était déjà faite, à mes yeux, que l'assassin +avait voulu détourner le soupçon du côté de ce vieux serviteur. C'est ce +qui m'a permis de dire à celui-ci, si vous vous le rappelez, que, +puisque l'on avait trouvé un béret dans cette chambre fatale, il devait +ressembler au sien, et de lui faire une description du mouchoir en tous +points semblable à celui dont je l'avais vu se servir. Larsan et moi, +nous sommes d'accord jusque-là, mais nous ne le sommes plus à partir de +là, ET CELA VA ÊTRE TERRIBLE, car il marche de bonne foi à une erreur +qu'il va me falloir combattre avec rien!»</p> + +<p>Je fus surpris de l'accent profondément grave dont mon jeune ami +prononça ces dernières paroles.</p> + +<p>Il répéta encore:</p> + +<p>«OUI, TERRIBLE, TERRIBLE!… Mais est-ce vraiment ne combattre avec +rien, que de combattre «avec l'idée»!</p> + +<p>À ce moment nous passions derrière le château. La nuit était tombée. Une +fenêtre au premier étage était entrouverte. Une faible lueur en venait, +ainsi que quelques bruits qui fixèrent notre attention. Nous avançâmes +jusqu'à ce que nous ayons atteint l'encoignure d'une porte qui se +trouvait sous la fenêtre. Rouletabille me fit comprendre d'un mot +prononcé à voix basse que cette fenêtre donnait sur la chambre de Mlle +Stangerson. Les bruits qui nous avaient arrêtés se turent, puis +reprirent un instant. C'étaient des gémissements étouffés… nous ne +pouvions saisir que trois mots qui nous arrivaient distinctement: «Mon +pauvre Robert!» Rouletabille me mit la main sur l'épaule, se pencha à +mon oreille:</p> + +<p>«Si nous pouvions savoir, me dit-il, ce qui se dit dans cette chambre, +mon enquête serait vite terminée…»</p> + +<p>Il regarda autour de lui; l'ombre du soir nous enveloppait; nous ne +voyions guère plus loin que l'étroite pelouse bordée d'arbres qui +s'étendait derrière le château. Les gémissements s'étaient tus à +nouveau.</p> + +<p>«Puisqu'on ne peut pas entendre, continua Rouletabille, on va au moins +essayer de voir…»</p> + +<p>Et il m'entraîna, en me faisant signe d'étouffer le bruit de mes pas, au +delà de la pelouse jusqu'au tronc pâle d'un fort bouleau dont on +apercevait la ligne blanche dans les ténèbres. Ce bouleau s'élevait +juste en face de la fenêtre qui nous intéressait et ses premières +branches étaient à peu près à hauteur du premier étage du château. Du +haut de ces branches on pouvait certainement voir ce qui se passait dans +la chambre de Mlle Stangerson; et telle était bien la pensée de +Rouletabille, car, m'ayant ordonné de me tenir coi, il embrassa le tronc +de ses jeunes bras vigoureux et grimpa. Il se perdit bientôt dans les +branches, puis il y eut un grand silence.</p> + +<p>Là-bas, en face de moi, la fenêtre entrouverte était toujours éclairée. +Je ne vis passer sur cette lueur aucune ombre. L'arbre, au-dessus de +moi, restait silencieux; j'attendais; tout à coup mon oreille perçut, +dans l'arbre, ces mots:</p> + +<p>«Après vous!…</p> + +<p>—Après vous, je vous en prie!»</p> + +<p>On dialoguait, là-haut, au-dessus de ma tête… on se faisait des +politesses, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir apparaître, sur +la colonne lisse de l'arbre, deux formes humaines qui bientôt touchèrent +le sol! Rouletabille était monté là tout seul et redescendait «deux!»</p> + +<p>«Bonjour, monsieur Sainclair!»</p> + +<p>C'était Frédéric Larsan… Le policier occupait déjà le poste +d'observation quand mon jeune ami croyait y arriver solitaire… Ni l'un +ni l'autre, du reste, ne s'occupèrent de mon étonnement. Je crus +comprendre qu'ils avaient assisté du haut de leur observatoire à une +scène pleine de tendresse et de désespoir entre Mlle Stangerson, étendue +dans son lit, et M. Darzac à genoux à son chevet. Et déjà chacun +semblait en tirer fort prudemment des conclusions différentes. Il était +facile de deviner que cette scène avait produit un gros effet dans +l'esprit de Rouletabille, «en faveur de M. Robert Darzac», cependant +que, dans celui de Larsan, elle n'attestait qu'une parfaite hypocrisie +servie par un art supérieur chez le fiancé de Mlle Stangerson…</p> + +<p>Comme nous arrivions à la grille du parc, Larsan nous arrêta:</p> + +<p>«Ma canne! s'écria-t-il…</p> + +<p>—Vous avez oublié votre canne? demanda Rouletabille.</p> + +<p>—Oui, répondit le policier… Je l'ai laissée là-bas, auprès de +l'arbre…»</p> + +<p>Et il nous quitta, disant qu'il allait nous rejoindre tout de suite…</p> + +<p>«Avez-vous remarqué la canne de Frédéric Larsan? me demanda le reporter +quand nous fûmes seuls. C'est une canne toute neuve… que je ne lui ai +jamais vue… Il a l'air d'y tenir beaucoup… il ne la quitte pas… On +dirait qu'il a peur qu'elle ne soit tombée dans des mains étrangères… +Avant ce jour, <i>je n'ai jamais vu de canne à Frédéric +Larsan…</i> Où a-t-il trouvé cette canne-là? <i>Ça n'est pas naturel +qu'un homme qui ne porte jamais de canne ne fasse plus un pas +sans canne, au lendemain du crime du Glandier…</i> Le jour de +notre arrivée au château, quand il nous eut aperçus, il remit sa montre +dans sa poche et ramassa par terre sa canne, geste auquel j'eus +peut-être tort de n'attacher aucune importance!»</p> + +<p>Nous étions maintenant hors du parc; Rouletabille ne disait rien… Sa +pensée, certainement, n'avait pas quitté la canne de Frédéric Larsan. +J'en eus la preuve quand, en descendant la côte d'Épinay, il me dit:</p> + +<p>«Frédéric Larsan est arrivé au Glandier avant moi; il a commencé son +enquête avant moi; il a eu le temps de savoir des choses que je ne sais +pas et a pu trouver des choses que je ne sais pas… Où a-t-il trouvé +cette canne-là?…</p> + +<p>Et il ajouta:</p> + +<p>«Il est probable que son soupçon—plus que son soupçon, son +raisonnement—qui va aussi directement à Robert Darzac, doit être servi +par quelque chose de palpable qu'il palpe, «lui», et que je ne palpe +pas, moi… Serait-ce cette canne?… Où diable a-t-il pu trouver cette +canne-là?…»</p> + +<p>À Épinay, il fallut attendre le train vingt minutes; nous entrâmes dans +un cabaret. Presque aussitôt, derrière nous, la porte se rouvrait et +Frédéric Larsan faisait son apparition, brandissant la fameuse canne…</p> + +<p>«Je l'ai retrouvée!» nous fit-il en riant.</p> + +<p>Tous trois nous nous assîmes à une table. Rouletabille ne quittait pas +des yeux la canne; il était si absorbé qu'il ne vit pas un signe +d'intelligence que Larsan adressait à un employé du chemin de fer, un +tout jeune homme dont le menton s'ornait d'une petite barbiche blonde +mal peignée. L'employé se leva, paya sa consommation, salua et sortit. +Je n'aurais moi-même attaché aucune importance à ce signe s'il ne +m'était revenu à la mémoire quelques mois plus tard, lors de la +réapparition de la barbiche blonde à l'une des minutes les plus +tragiques de ce récit. J'appris alors que la barbiche blonde était un +agent de Larsan, chargé par lui de surveiller les allées et venues des +voyageurs en gare d'Épinay-sur-Orge, car Larsan ne négligeait rien de ce +qu'il croyait pouvoir lui être utile.</p> + +<p>Je reportai les yeux sur Rouletabille.</p> + +<p>«Ah ça! monsieur Fred! disait-il, depuis quand avez-vous donc une canne?… +Je vous ai toujours vu vous promener, moi, les mains dans les +poches!…</p> + +<p>—C'est un cadeau qu'on m'a fait, répondit le policier…</p> + +<p>—Il n'y a pas longtemps, insista Rouletabille…</p> + +<p>—Non, on me l'a offerte à Londres…</p> + +<p>—C'est vrai, vous revenez de Londres, monsieur Fred… On peut la voir, +votre canne?…</p> + +<p>—Mais, comment donc?…»</p> + +<p>Fred passa la canne à Rouletabille. C'était une grande canne bambou +jaune à bec de corbin, ornée d'une bague d'or.</p> + +<p>Rouletabille l'examinait minutieusement.</p> + +<p>«Eh bien, fit-il, en relevant une tête gouailleuse, on vous a offert à +Londres une canne de France!</p> + +<p>—C'est possible, fit Fred, imperturbable…</p> + +<p>—Lisez la marque ici en lettres minuscules: «Cassette, 6 bis, opéra…»</p> + +<p>—On fait bien blanchir son linge à Londres, dit Fred… les anglais +peuvent bien acheter leurs cannes à Paris…»</p> + +<p>Rouletabille rendit la canne. Quand il m'eut mis dans mon compartiment, +il me dit:</p> + +<p>«Vous avez retenu l'adresse?</p> + +<p>—Oui, «Cassette, 6 bis, Opéra…» Comptez sur moi, vous recevrez un mot +demain matin.»</p> + +<p>Le soir même, en effet, à Paris, je voyais M. Cassette, marchand de +cannes et de parapluies, et j'écrivais à mon ami:</p> + +<p>«Un homme répondant à s'y méprendre au signalement de M. Robert Darzac, +même taille, légèrement voûté, même collier de barbe, pardessus mastic, +chapeau melon, est venu acheter une canne pareille à celle qui nous +intéresse le soir même du crime, vers huit heures.</p> + +<p>M. Cassette n'en a point vendu de semblable depuis deux ans. La canne de +Fred est neuve. Il s'agit donc bien de celle qu'il a entre les mains. Ce +n'est pas lui qui l'a achetée puisqu'il se trouvait alors à Londres. +Comme vous, je pense «qu'il l'a trouvée quelque part autour de M. Robert +Darzac…» Mais alors, si, comme vous le prétendez, l'assassin était +dans la «Chambre Jaune» depuis cinq heures, ou même six heures, comme le +drame n'a eu lieu que vers minuit, l'achat de cette canne procure un +alibi irréfutable à M. Robert Darzac.»</p> + + + + +<h2 id="ch13">XIII<br /> +«Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat»</h2> + + +<p>Huit jours après les événements que je viens de raconter, exactement le +2 novembre, je recevais à mon domicile, à Paris, un télégramme ainsi +libellé: «Venez au Glandier, par premier train. Apportez revolvers. +Amitiés. Rouletabille.»</p> + +<p>Je vous ai déjà dit, je crois, qu'à cette époque, jeune avocat stagiaire +et à peu près dépourvu de causes, je fréquentais le Palais, plutôt pour +me familiariser avec mes devoirs professionnels, que pour défendre la +veuve et l'orphelin. Je ne pouvais donc m'étonner que Rouletabille +disposât ainsi de mon temps; et il savait du reste combien je +m'intéressais à ses aventures journalistiques en général et surtout à +l'affaire du Glandier. Je n'avais eu de nouvelles de celle-ci, depuis +huit jours, que par les innombrables racontars des journaux et par +quelques notes très brèves, de Rouletabille dans <i>L'Époque.</i> Ces +notes avaient divulgué le coup de «l'os de mouton» et nous avaient +appris qu'à l'analyse les marques laissées sur l'os de mouton s'étaient +révélées «de sang humain»; il y avait là les traces fraîches «du sang de +Mlle Stangerson»; les traces anciennes provenaient d'autres crimes +pouvant remonter à plusieurs années…</p> + +<p>Vous pensez si l'affaire défrayait la presse du monde entier. Jamais +illustre crime n'avait intrigué davantage les esprits. Il me semblait +bien cependant que l'instruction n'avançait guère; aussi eussé-je été +très heureux de l'invitation que me faisait mon ami de le venir +rejoindre au Glandier, si la dépêche n'avait contenu ces mots: «Apportez +revolvers.»</p> + +<p>Voilà qui m'intriguait fort. Si Rouletabille me télégraphiait d'apporter +des revolvers, c'est qu'il prévoyait qu'on aurait l'occasion de s'en +servir. Or, je l'avoue sans honte: je ne suis point un héros. Mais quoi! +il s'agissait, ce jour-là, d'un ami sûrement dans l'embarras qui +m'appelait, sans doute, à son aide; je n'hésitai guère; et, après avoir +constaté que le seul revolver que je possédais était bien armé, je me +dirigeai vers la gare d'Orléans. En route, je pensai qu'un revolver ne +faisait qu'une arme et que la dépêche de Rouletabille réclamait +revolvers au pluriel; j'entrai chez un armurier et achetai une petite +arme excellente, que je me faisais une joie d'offrir à mon ami.</p> + +<p>J'espérais trouver Rouletabille à la gare d'Épinay, mais il n'y était +point. Cependant un cabriolet m'attendait et je fus bientôt au Glandier. +Personne à la grille. Ce n'est que sur le seuil même du château que +j'aperçus le jeune homme. Il me saluait d'un geste amical et me recevait +aussitôt dans ses bras en me demandant, avec effusion, des nouvelles de +ma santé.</p> + +<p>Quand nous fûmes dans le petit vieux salon dont j'ai parlé, Rouletabille +me fit asseoir et me dit tout de suite:</p> + +<p>—Ça va mal!</p> + +<p>—Qu'est-ce qui va mal?</p> + +<p>—Tout!»</p> + +<p>Il se rapprocha de moi, et me confia à l'oreille:</p> + +<p>«Frédéric Larsan marche à fond contre M. Robert Darzac.»</p> + +<p>Ceci n'était point pour m'étonner, depuis que j'avais vu le fiancé de +Mlle Stangerson pâlir devant la trace de ses pas.</p> + +<p>Cependant, j'observai tout de suite:</p> + +<p>«Eh bien! Et la canne?</p> + +<p>—La canne! Elle est toujours entre les mains de Frédéric Larsan <i>qui +ne la quitte pas…</i></p> + +<p>—Mais… ne fournit-elle pas un alibi à M. Robert Darzac?</p> + +<p>—Pas le moins du monde. M. Darzac, interrogé par moi en douceur, nie +avoir acheté ce soir-là, ni aucun autre soir, une canne chez Cassette… +Quoi qu'il en soit, fit Rouletabille, «je ne jurerais de rien», car M. +Darzac <i>a de si étranges silences</i> qu'on ne sait exactement ce +qu'il faut penser de ce qu'il dit!…</p> + +<p>—Dans l'esprit de Frédéric Larsan, cette canne doit être une bien +précieuse canne, une canne à conviction… Mais de quelle façon? Car, +toujours à cause de l'heure de l'achat, elle ne pouvait se trouver entre +les mains de l'assassin…</p> + +<p>—L'heure ne gênera pas Larsan… Il n'est pas forcé d'adopter mon +système qui commence par introduire l'assassin dans la «Chambre Jaune», +entre cinq et six; qu'est-ce qui l'empêche, lui, de l'y faire pénétrer +entre dix heures et onze heures du soir? À ce moment, justement, M. et +Mlle Stangerson, aidés du père Jacques, ont procédé à une intéressante +expérience de chimie dans cette partie du laboratoire occupée par les +fourneaux. Larsan dira que l'assassin s'est glissé derrière eux, tout +invraisemblable que cela paraisse… Il l'a déjà fait entendre au juge +d'instruction… Quand on le considère de près, ce raisonnement est +absurde, attendu que le familier—<i>si familier il y a</i>—devait +savoir que le professeur allait bientôt quitter le pavillon; et +il y allait de sa sécurité, à lui familier, de remettre ses opérations +après ce départ… Pourquoi aurait-il risqué de traverser le laboratoire +pendant que le professeur s'y trouvait? Et puis, quand le familier se +serait-il introduit dans le pavillon?… Autant de points à élucider +avant d'admettre <i>l'imagination de Larsan</i>. Je n'y perdrai pas +mon temps, quant à moi, +<i>car j'ai un système irréfutable</i> qui ne me permet +point de me préoccuper de cette imagination-là! Seulement, comme je suis +obligé momentanément de me taire et que Larsan, quelquefois, parle… il +se pourrait que tout finît par s'expliquer contre M. Darzac… si je +n'étais pas là! ajouta le jeune homme avec orgueil. Car il y a contre ce +M. Darzac d'autres «signes extérieurs» autrement terribles que cette +histoire de canne, qui reste pour moi incompréhensible, d'autant plus +incompréhensible que Larsan ne se gêne pas pour se montrer devant M. +Darzac avec cette canne qui aurait appartenu à M. Darzac lui-même! Je +comprends beaucoup de choses dans le système de Larsan, mais je ne +comprends pas encore la canne.</p> + +<p>—Frédéric Larsan est toujours au château?</p> + +<p>—Oui; il ne l'a guère quitté! Il y couche, comme moi, sur la prière de +M. Stangerson. M. Stangerson a fait pour lui ce que M. Robert Darzac a +fait pour moi. Accusé par Frédéric Larsan de connaître l'assassin et +d'avoir permis sa fuite, M. Stangerson a tenu à faciliter à son +accusateur tous les moyens d'arriver à la découverte de la vérité. Ainsi +M. Robert Darzac agit-il envers moi.</p> + +<p>—Mais vous êtes, vous, persuadé de l'innocence de M. Robert Darzac?</p> + +<p>—J'ai cru un instant à la possibilité de sa culpabilité. Ce fut à +l'heure même où nous arrivions ici pour la première fois. Le moment est +venu de vous raconter ce qui s'est passé entre M. Darzac et moi.»</p> + +<p>Ici, Rouletabille s'interrompit et me demanda si j'avais apporté les +armes. Je lui montrai les deux revolvers. Il les examina, dit: «C'est +parfait!» et me les rendit.</p> + +<p>«En aurons-nous besoin? demandai-je.</p> + +<p>—Sans doute ce soir; nous passons la nuit ici; cela ne vous ennuie pas?</p> + +<p>—Au contraire, fis-je avec une grimace qui entraîna le rire de +Rouletabille.</p> + +<p>—Allons! allons! reprit-il, ce n'est pas le moment de rire. Parlons +sérieusement. Vous vous rappelez cette phrase qui a été le: «Sésame, +ouvre-toi!» de ce château plein de mystère?</p> + +<p>—Oui, fis-je, parfaitement: <i>le presbytère n'a rien perdu +de son charme, ni le jardin de son éclat</i>. C'est encore +cette phrase-là, à moitié roussie, que vous avez retrouvée sur un +papier dans les charbons du laboratoire.</p> + +<p>—Oui, et, en bas de ce papier, la flamme avait respecté cette date: «23 +octobre.» Souvenez-vous de cette date qui est très importante. Je vais +vous dire maintenant ce qu'il en est de cette phrase saugrenue. Je ne +sais si vous savez que, l'avant-veille du crime, c'est-à-dire le 23, M. +et Mlle Stangerson sont allés à une réception à l'Élysée. Ils ont même +assisté au dîner, je crois bien. Toujours est-il qu'ils sont restés à la +réception, «puisque je les y ai vus». J'y étais, moi, par devoir +professionnel. Je devais interviewer un de ces savants de l'Académie de +Philadelphie que l'on fêtait ce jour-là. Jusqu'à ce jour, je n'avais +jamais vu ni M. ni Mlle Stangerson. J'étais assis dans le salon qui +précède le salon des Ambassadeurs, et, las d'avoir été bousculé par tant +de nobles personnages, je me laissais aller à une vague rêverie, +<i>quand je sentis passer le parfum de la dame en +noir</i>. Vous me demanderez: «qu'est-ce que le parfum de la dame en +noir?» Qu'il vous suffise de savoir que c'est un parfum que j'ai +beaucoup aimé, parce qu'il était celui d'une dame, toujours habillée de +noir, qui m'a marqué quelque maternelle bonté dans ma première jeunesse. +La dame qui, ce jour-là, était discrètement imprégnée du «parfum de la +dame en noir» était habillée de blanc. Elle était merveilleusement +belle. Je ne pus m'empêcher de me lever et de la suivre, elle et son +parfum. Un homme, un vieillard, donnait le bras à cette beauté. Chacun +se détournait sur leur passage, et j'entendis que l'on murmurait: «C'est +le professeur Stangerson et sa fille!» C'est ainsi que j'appris qui je +suivais. Ils rencontrèrent M. Robert Darzac que je connaissais de vue. +Le professeur Stangerson, abordé par l'un des savants américains, +Arthur-William Rance, s'assit dans un fauteuil de la grande galerie, et +M. Robert Darzac entraîna Mlle Stangerson dans les serres. Je suivais +toujours. Il faisait, ce soir-là, un temps très doux; les portes sur le +jardin étaient ouvertes. Mlle Stangerson jeta un fichu léger sur ses +épaules et je vis bien que c'était elle qui priait M. Darzac de pénétrer +avec elle dans la quasi-solitude du jardin. Je suivis encore, intéressé +par l'agitation que marquait alors M. Robert Darzac. Ils se glissaient +maintenant, à pas lents, le long du mur qui longe l'avenue Marigny. Je +pris par l'allée centrale. Je marchais parallèlement à mes deux +personnages. Et puis, je «coupai» à travers la pelouse pour les croiser. +La nuit était obscure, l'herbe étouffait mes pas. Ils étaient arrêtés +dans la clarté vacillante d'un bec de gaz et semblaient, penchés tous +les deux sur un papier que tenait Mlle Stangerson, lire quelque chose +qui les intéressait fort. Je m'arrêtai, moi aussi. J'étais entouré +d'ombre et de silence. Ils ne m'aperçurent point, et j'entendis +distinctement Mlle Stangerson qui répétait, en repliant le papier: +<i>«le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de +son éclat!»</i> Et ce fut dit sur un ton à la fois si railleur +et si désespéré, et fut suivi d'un éclat de rire si nerveux, que je +crois bien que cette phrase me restera toujours dans l'oreille. Mais une +autre phrase encore fut prononcée, celle-ci par M. Robert Darzac: <i>Me +faudra-t-il donc, pour vous avoir, commettre un crime?</i> M. Robert +Darzac était dans une agitation extraordinaire; il prit la main de Mlle +Stangerson, la porta longuement à ses lèvres et je pensai, au mouvement +de ses épaules, qu'il pleurait. Puis, ils s'éloignèrent.</p> + +<p>—Quand j'arrivai dans la grande galerie, continua Rouletabille, je ne +vis plus M. Robert Darzac, et je ne devais plus le revoir qu'au +Glandier, après le crime, mais j'aperçus Mlle Stangerson, M. Stangerson +et les délégués de Philadelphie. Mlle Stangerson était près d'Arthur +Rance. Celui-ci lui parlait avec animation et les yeux de l'Américain, +pendant cette conversation, brillaient d'un singulier éclat. Je crois +bien que Mlle Stangerson n'écoutait même pas ce que lui disait Arthur +Rance, et son visage exprimait une indifférence parfaite. Arthur-William +Rance est un homme sanguin, au visage couperosé; il doit aimer le gin. +Quand M. et Mlle Stangerson furent partis, il se dirigea vers le buffet +et ne le quitta plus. Je l'y rejoignis et lui rendis quelques services, +dans cette cohue. Il me remercia et m'apprit qu'il repartait pour +l'Amérique, trois jours plus tard, c'est-à-dire le 26 (le lendemain du +crime). Je lui parlai de Philadelphie; il me dit qu'il habitait cette +ville depuis vingt-cinq ans, et que c'est là qu'il avait connu +l'illustre professeur Stangerson et sa fille. Là-dessus, il reprit du +champagne et je crus qu'il ne s'arrêterait jamais de boire. Je le +quittai quand il fut à peu près ivre.</p> + +<p>«Telle a été ma soirée, mon cher ami. Je ne sais par quelle sorte de +précision la double image de M. Robert Darzac et de Mlle Stangerson ne +me quitta point de la nuit, et je vous laisse à penser l'effet que me +produisit la nouvelle de l'assassinat de Mlle Stangerson. Comment ne pas +me souvenir de ces mots: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un +crime?» Ce n'est cependant point cette phrase que je dis à M. Robert +Darzac quand nous le rencontrâmes au Glandier. Celle où il est question +du presbytère et du jardin éclatant, que Mlle Stangerson semblait avoir +lue sur le papier qu'elle tenait à la main, suffit pour nous faire +ouvrir toutes grandes les portes du château. Croyais-je, à ce moment, +que M. Robert Darzac était l'assassin? Non! Je ne pense pas l'avoir tout +à fait cru. À ce moment-là, je ne pensais sérieusement «rien». J'étais +si peu documenté. «Mais j'avais besoin» qu'il me prouvât tout de suite +qu'il n'était pas blessé à la main. Quand nous fûmes seuls, tous les +deux, je lui contai ce que le hasard m'avait fait surprendre de sa +conversation dans les jardins de l'Élysée avec Mlle Stangerson; et, +quand je lui eus dit que j'avais entendu ces mots: «Me faudra-t-il, pour +vous avoir, commettre un crime?» il fut tout à fait troublé, mais +beaucoup moins, certainement, qu'il ne l'avait été par la phrase du +«presbytère». Ce qui le jeta dans une véritable consternation, ce fut +d'apprendre, de ma bouche, que, le jour où il allait se rencontrer à +l'Élysée avec Mlle Stangerson, celle-ci était allée, dans l'après-midi, +au bureau de poste 40, chercher une lettre qui était peut-être celle +qu'ils avaient lue tous les deux dans les jardins de l'Élysée et qui se +terminait par ces mots: «Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni +le jardin de son éclat!» cette hypothèse me fut confirmée du reste, +depuis, par la découverte que je fis, vous vous en souvenez, dans les +charbons du laboratoire, d'un morceau de cette lettre qui portait la +date du 23 octobre. La lettre avait été écrite et retirée du bureau le +même jour. Il ne fait point de doute qu'en rentrant de l'Élysée, la nuit +même, Mlle Stangerson a voulu brûler ce papier compromettant. C'est en +vain que M. Robert Darzac nia que cette lettre eût un rapport quelconque +avec le crime. Je lui dis que, dans une affaire aussi mystérieuse, il +n'avait pas le droit de cacher à la justice l'incident de la lettre; que +j'étais persuadé, moi, que celle-ci avait une importance considérable; +que le ton désespéré avec lequel Mlle Stangerson avait prononcé la +phrase fatidique, que ses pleurs, à lui, Robert Darzac, et que cette +menace d'un crime qu'il avait proférée à la suite de la lecture de la +lettre, ne me permettaient pas d'en douter. Robert Darzac était de plus +en plus agité. Je résolus de profiter de mon avantage.</p> + +<p>«—Vous deviez vous marier, monsieur», fis-je négligemment, sans plus +regarder mon interlocuteur, et tout d'un coup ce mariage <i>devient +impossible à cause de l'auteur de cette lettre</i>, puisque, aussitôt la +lecture de la lettre, vous parlez d'un crime nécessaire pour avoir Mlle +Stangerson. IL Y A DONC QUELQU'UN ENTRE VOUS ET MLLE STANGERSON, +QUELQU'UN QUI LUI DÉFEND DE SE MARIER, QUELQU'UN QUI LA TUE AVANT +QU'ELLE NE SE MARIE!»</p> + +<p>«Et je terminai ce petit discours par ces mots:</p> + +<p>«—Maintenant, monsieur, vous n'avez plus qu'à me confier le nom de +l'assassin!»</p> + +<p>«J'avais dû, sans m'en douter, dire des choses formidables. Quand je +relevai les yeux sur Robert Darzac, je vis un visage décomposé, un front +en sueur, des yeux d'effroi.</p> + +<p>«—Monsieur, me dit-il, je vais vous demander une chose, qui va +peut-être vous paraître insensée, mais en échange de quoi <i>je +donnerais ma vie</i>: il ne faut pas parler devant les magistrats de +ce que vous avez vu et entendu dans les jardins de l'Élysée,… ni +devant les magistrats, ni devant personne au monde. Je vous jure que je +suis innocent et je sais, et je sens, que vous me croyez, mais +j'aimerais mieux passer pour coupable que de voir les soupçons de la +justice s'égarer sur cette phrase: «le presbytère n'a rien perdu de son +charme, ni le jardin de son éclat.» Il faut que la justice ignore cette +phrase. Toute cette affaire vous appartient, monsieur, je vous la donne, +<i>mais oubliez la soirée de l'Élysée</i>. Il y aura pour vous cent +autres chemins que celui-là qui vous conduiront à la découverte du +criminel; je vous les ouvrirai, je vous aiderai. Voulez-vous vous +installer ici? Parler ici en maître? Manger, dormir ici? Surveiller mes +actes et les actes de tous? Vous serez au Glandier comme si vous en +étiez le maître, monsieur, <i>mais oubliez la soirée de l'Élysée</i>.»</p> + +<p>Rouletabille, ici, s'arrêta pour souffler un peu. Je comprenais +maintenant l'attitude inexplicable de M. Robert Darzac vis-à-vis de mon +ami, et la facilité avec laquelle celui-ci avait pu s'installer sur les +lieux du crime. Tout ce que je venais d'apprendre ne pouvait qu'exciter +ma curiosité. Je demandai à Rouletabille de la satisfaire encore. Que +s'était-il passé au Glandier depuis huit jours? Mon ami ne m'avait-il +pas dit qu'il y avait maintenant contre M. Darzac des signes extérieurs +autrement terribles que celui de la canne trouvée par Larsan?</p> + +<p>«Tout semble se tourner contre lui, me répondit mon ami, et la situation +devient extrêmement grave. M. Robert Darzac semble ne point s'en +préoccuper outre mesure; il a tort; mais rien ne l'intéresse que la +santé de Mlle Stangerson qui allait s'améliorant tous les jours quand +est survenu un événement plus mystérieux encore que le mystère de la +«Chambre Jaune»!</p> + +<p>—Ça n'est pas possible! m'écriai-je, et quel événement peut être plus +mystérieux que le mystère de la «Chambre Jaune»?</p> + +<p>—Revenons d'abord à M. Robert Darzac, fit Rouletabille en me calmant. +Je vous disais que tout se tourne contre lui. «Les pas élégants» relevés +par Frédéric Larsan paraissent bien être «les pas du fiancé de Mlle +Stangerson». L'empreinte de la bicyclette peut être l'empreinte de «sa» +bicyclette; la chose a été contrôlée. Depuis qu'il avait cette +bicyclette, il la laissait toujours au château. Pourquoi l'avoir +emportée à Paris justement à ce moment-là? Est-ce qu'il ne devait plus +revenir au château? Est-ce que la rupture de son mariage devait +entraîner la rupture de ses relations avec les Stangerson? Chacun des +intéressés affirme que ces relations devaient continuer. Alors? Frédéric +Larsan, lui, croit que «tout était rompu». Depuis le jour où Robert +Darzac a accompagné Mlle Stangerson aux grands magasins de la Louve, +jusqu'au lendemain du crime, l'ex-fiancé n'est point revenu au Glandier. +Se souvenir que Mlle Stangerson a perdu son réticule et la clef à tête +de cuivre quand elle était en compagnie de M. Robert Darzac. Depuis ce +jour jusqu'à la soirée de l'Élysée, le professeur en Sorbonne et Mlle +Stangerson ne se sont point vus. Mais ils se sont peut-être écrit. Mlle +Stangerson est allée chercher une lettre poste restante au bureau 40, +lettre que Frédéric Larsan croit de Robert Darzac, car Frédéric Larsan, +qui ne sait rien naturellement de ce qui s'est passé à l'Élysée, est +amené à penser que c'est Robert Darzac lui-même qui a volé le réticule +et la clef, dans le dessein de forcer la volonté de Mlle Stangerson en +s'appropriant les papiers les plus précieux du père, papiers qu'il +aurait restitués sous condition de mariage. Tout cela serait d'une +hypothèse bien douteuse et presque absurde, comme me le disait le grand +Fred lui-même, s'il n'y avait pas encore autre chose, et autre chose de +beaucoup plus grave. D'abord, chose bizarre, et que je ne parviens pas à +m'expliquer: ce serait M. Darzac en personne qui, le 24, serait allé +demander la lettre au bureau de poste, lettre qui avait été déjà retirée +la veille par Mlle Stangerson; <i>la description de l'homme qui s'est +présenté au guichet répond point par point au signalement de M. Robert +Darzac</i>. Celui-ci, aux questions qui lui furent posées, à titre de +simple renseignement, par le juge d'instruction, nie qu'il soit allé au +bureau de poste; et moi, je crois M. Robert Darzac, car, en admettant +même que la lettre ait été écrite par lui—ce que je ne pense pas—il +savait que Mlle Stangerson l'avait retirée, puisqu'il la lui avait vue, +cette lettre, entre les mains, dans les jardins de l'Élysée. Ce n'est +donc pas lui qui s'est présenté, le lendemain 24, au bureau 40, pour +demander une lettre qu'il savait n'être plus là. Pour moi, c'est +quelqu'un qui lui ressemblait étrangement, et c'est bien le voleur du +réticule qui dans cette lettre devait demander quelque chose à la +propriétaire du réticule, à Mlle Stangerson,—«quelque chose qu'il ne +vit pas venir». Il dut en être stupéfait, et fut amené à se demander si +la lettre qu'il avait expédiée avec cette inscription sur l'enveloppe: +M.A.T.H.S.N. avait été retirée. D'où sa démarche au bureau de poste et +l'insistance avec laquelle il réclame la lettre. Puis il s'en va, +furieux. La lettre a été retirée, et pourtant ce qu'il demandait ne lui +a pas été accordé! Que demandait-il? Nul ne le sait que Mlle Stangerson. +Toujours est-il que, le lendemain, on apprenait que Mlle Stangerson +avait été quasi assassinée dans la nuit, et que je découvrais, le +surlendemain, moi, que le professeur avait été volé du même coup, grâce +à cette clef, objet de la lettre poste restante. Ainsi, il semble bien +que l'homme qui est venu au bureau de poste doive être l'assassin; et +tout ce raisonnement, des plus logiques en somme, sur les raisons de la +démarche de l'homme au bureau de poste, Frédéric Larsan se l'est tenu, +mais, en l'appliquant à Robert Darzac. Vous pensez bien que le juge +d'instruction, et que Larsan, et que moi-même nous avons tout fait pour +avoir, au bureau de poste, des détails précis sur le singulier +personnage du 24 octobre. Mais on n'a pu savoir d'où il venait ni où il +s'en est allé! En dehors de cette description qui le fait ressembler à +M. Robert Darzac, rien! J'ai fait annoncer dans les plus grands +journaux: «Une forte récompense est promise au cocher qui a conduit un +client au bureau de poste 40, dans la matinée du 24 octobre, vers les +dix heures. S'adresser à la rédaction de <i>L'Époque</i>, et demander M. +R.» Ça n'a rien donné. En somme, cet homme est peut-être venu à pied; +mais, puisqu'il était pressé, c'était une chance à courir qu'il fût venu +en voiture. Je n'ai pas, dans ma note aux journaux, donné la description +de l'homme pour que tous les cochers qui pouvaient avoir, vers cette +heure-là, conduit un client au bureau 40, vinssent à moi. Il n'en est +pas venu un seul. Et je me suis demandé nuit et jour: «Quel est donc cet +homme qui ressemble aussi étrangement à M. Robert Darzac et que je +retrouve achetant la canne tombée entre les mains de Frédéric Larsan? Le +plus grave de tout est que M. Darzac, <i>qui avait à faire, à la même +heure, à l'heure où son sosie se présentait au bureau de +poste, un cours à la Sorbonne, ne l'a pas fait.</i> Un de ses +amis le remplaçait. Et, quand on l'interroge sur l'emploi de son temps, +il répond qu'il est allé se promener au bois de Boulogne. +Qu'est-ce que vous pensez de ce professeur qui se fait remplacer à +son cours pour aller se promener au bois de Boulogne? Enfin, il faut que +vous sachiez que, si M. Robert Darzac avoue s'être allé promener au bois +de Boulogne dans la matinée du 24, <i>il ne peut plus donner du tout +l'emploi de son temps dans la nuit du 24 au 25!…</i> Il a +répondu fort paisiblement à Frédéric Larsan qui lui demandait ce +renseignement que ce qu'il faisait de son temps, à Paris, ne regardait +que lui… Sur quoi, Frédéric Larsan a juré tout haut qu'il découvrirait +bien, lui, sans l'aide de personne, l'emploi de ce temps. Tout cela +semble donner quelque corps aux hypothèses du grand Fred; d'autant plus +que le fait de Robert Darzac se trouvant dans la «Chambre Jaune» +pourrait venir corroborer l'explication du policier sur la façon dont +l'assassin se serait enfui: M. Stangerson l'aurait laissé passer pour +éviter un effroyable scandale! C'est, du reste, cette hypothèse, que je +crois fausse, qui égarera Frédéric Larsan, et ceci ne serait point pour +me déplaire, s'il n'y avait pas un innocent en cause! <i>Maintenant, +cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan? Voilà! Voilà! +Voilà!</i></p> + +<p>—Eh! Frédéric Larsan a peut-être raison! m'écriai-je, interrompant +Rouletabille… Êtes-vous sûr que M. Darzac soit innocent? Il me semble +que voilà bien des fâcheuses coïncidences…</p> + +<p>—Les coïncidences, me répondit mon ami, sont les pires ennemies de la +vérité.</p> + +<p>—Qu'en pense aujourd'hui le juge d'instruction?</p> + +<p>—M. de Marquet, le juge d'instruction, hésite à découvrir M. Robert +Darzac sans aucune preuve certaine. Non seulement, il aurait contre lui +toute l'opinion publique, sans compter la Sorbonne, mais encore M. +Stangerson et Mlle Stangerson. Celle-ci adore M. Robert Darzac. Si peu +qu'elle ait vu l'assassin, on ferait croire difficilement au public +qu'elle n'eût point reconnu M. Robert Darzac, si M. Robert Darzac avait +été l'agresseur. La «Chambre Jaune» était obscure, sans doute, mais une +petite veilleuse tout de même l'éclairait, ne l'oubliez pas. Voici, mon +ami, où en étaient les choses quand, il y a trois jours, ou plutôt trois +nuits, survint cet événement inouï dont je vous parlais tout à l'heure.»</p> + + + + +<h2 id="ch14">XIV<br /> +«J'attends l'assassin, ce soir»</h2> + + +<p>«Il faut, me dit Rouletabille, que je vous conduise sur les lieux pour +que vous puissiez comprendre ou plutôt pour que vous soyez persuadé +qu'il est impossible de comprendre. Je crois, quant à moi, avoir trouvé +ce que tout le monde cherche encore: la façon dont l'assassin est sorti +de la «Chambre Jaune»… sans complicité d'aucune sorte et sans que M. +Stangerson y soit pour quelque chose. Tant que je ne serai point sûr de +la personnalité de l'assassin, je ne saurais dire quelle est mon +hypothèse, mais je crois cette hypothèse juste et, dans tous les cas, +elle est tout à fait naturelle, je veux dire tout à fait simple. Quant à +ce qui s'est passé il y a trois nuits, ici, dans le château même, cela +m'a semblé pendant vingt-quatre heures dépasser toute faculté +d'imagination. Et encore l'hypothèse qui, maintenant, s'élève du fond de +mon moi est-elle si absurde, celle-là, que je préfère presque les +ténèbres de l'inexplicable.</p> + +<p>Sur quoi, le jeune reporter m'invita à sortir; il me fit faire le tour +du château. Sous nos pieds craquaient les feuilles mortes; c'est le seul +bruit que j'entendais. On eût dit que le château était abandonné. Ces +vieilles pierres, cette eau stagnante dans les fossés qui entouraient le +donjon, cette terre désolée recouverte de la dépouille du dernier été, +le squelette noir des arbres, tout concourait à donner à ce triste +endroit, hanté par un mystère farouche, l'aspect le plus funèbre. Comme +nous contournions le donjon, nous rencontrâmes «l'homme vert», le garde, +qui ne nous salua point et qui passa près de nous, comme si nous +n'existions pas. Il était tel que je l'avais vu pour la première fois, à +travers les vitres de l'auberge du père Mathieu; il avait toujours son +fusil en bandoulière, sa pipe à la bouche et son binocle sur le nez.</p> + +<p>«Drôle d'oiseau! me dit tout bas Rouletabille.</p> + +<p>—Lui avez-vous parlé? demandai-je.</p> + +<p>—Oui, mais il n'y a rien à en tirer… il répond par grognements, +hausse les épaules et s'en va. Il habite à l'ordinaire au premier étage +du donjon, une vaste pièce qui servait autrefois d'oratoire. Il vit là +en ours, ne sort qu'avec son fusil. Il n'est aimable qu'avec les filles. +Sous prétexte de courir après les braconniers, il se relève souvent la +nuit; mais je le soupçonne d'avoir des rendez-vous galants. La femme de +chambre de Mlle Stangerson, Sylvie, est sa maîtresse. En ce moment, il +est très amoureux de la femme du père Mathieu, l'aubergiste; mais le +père Mathieu surveille de près son épouse, et je crois bien que c'est la +presque impossibilité où «l'homme vert» se trouve d'approcher Mme +Mathieu qui le rend encore plus sombre et taciturne. C'est un beau gars, +bien soigné de sa personne, presque élégant… les femmes, à quatre +lieues à la ronde, en raffolent.»</p> + +<p>Après avoir dépassé le donjon qui se trouve à l'extrémité de l'aile +gauche, nous passâmes sur les derrières du château. Rouletabille me dit +en me montrant une fenêtre que je reconnus pour être l'une de celles qui +donnent sur les appartements de Mlle Stangerson.</p> + +<p>«Si vous étiez passé par ici il y a deux nuits, à une heure du matin, +vous auriez vu votre serviteur au haut d'une échelle s'apprêtant à +pénétrer dans le château, par cette fenêtre!»</p> + +<p>Comme j'exprimais quelque stupéfaction de cette gymnastique nocturne, +il me pria de montrer beaucoup d'attention à la disposition extérieure +du château, après quoi nous revînmes dans le bâtiment.</p> + +<p>«Il faut maintenant, dit mon ami, que je vous fasse visiter le premier +étage, aile droite. C'est là que j'habite.</p> + +<p>Pour bien faire comprendre l'économie des lieux, je mets sous les yeux +du lecteurs un plan du premier étage de cette aile droite, plan dessiné +par Rouletabille au lendemain de l'extraordinaire phénomène que vous +allez connaître dans tous ses détails:</p> + +<div class="c"><img src="images/illu2.png" alt="" /></div> +<blockquote> +<p>1. Endroit où Rouletabille plaça Frédéric Larsan.</p> + +<p>2. Endroit où Rouletabille plaça le père Jacques.</p> + +<p>3. Endroit où Rouletabille plaça M. Stangerson.</p> + +<p>4. Fenêtre par laquelle entra Rouletabille.</p> + +<p>5. Fenêtre trouvée ouverte par Rouletabille quand il sort de sa +chambre. Il la referme. Toutes les autres fenêtres et portes sont +fermées.</p> + +<p>6. Terrasse surmontant une pièce en encorbellement au +rez-de-chaussée.</p> +</blockquote> + +<p>Rouletabille me fit signe de monter derrière lui l'escalier monumental +double qui, à la hauteur du premier étage, formait palier. De ce palier +on se rendait directement dans l'aile droite ou dans l'aile gauche du +château par une galerie qui y venait aboutir. La galerie, haute et +large, s'étendait sur toute la longueur du bâtiment et prenait jour sur +la façade du château exposée au nord. Les chambres dont les fenêtres +donnaient sur le midi avaient leurs portes sur cette galerie. Le +professeur Stangerson habitait l'aile gauche du château. Mlle Stangerson +avait son appartement dans l'aile droite. Nous entrâmes dans la galerie, +aile droite. Un tapis étroit, jeté sur le parquet ciré, qui luisait +comme une glace, étouffait le bruit de nos pas. Rouletabille me disait à +voix basse, de marcher avec précaution parce que nous passions devant la +chambre de Mlle Stangerson. Il m'expliqua que l'appartement de Mlle +Stangerson se composait de sa chambre, d'une antichambre, d'une petite +salle de bain, d'un boudoir et d'un salon. On pouvait, naturellement, +passer de l'une de ces pièces dans l'autre sans qu'il fût nécessaire de +passer par la galerie. Le salon et l'antichambre étaient les seules +pièces de l'appartement qui eussent une porte sur la galerie. La galerie +se continuait, toute droite, jusqu'à l'extrémité est du bâtiment où elle +avait jour sur l'extérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan). +Vers les deux tiers de sa longueur, cette galerie se rencontrait à angle +droit avec une autre galerie qui tournait avec l'aile droite du château.</p> + +<p>Pour la clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui va de +l'escalier jusqu'à la fenêtre à l'est, «la galerie droite» et le bout de +galerie qui tourne avec l'aile droite et qui vient aboutir à la galerie +droite, à angle droit, «la galerie tournante». C'est au carrefour de ces +deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille, touchant à +celle de Frédéric Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur +la galerie tournante, tandis que les portes de l'appartement de Mlle +Stangerson donnaient sur la galerie droite (voir le plan).</p> + +<p>Rouletabille poussa la porte de sa chambre, me fit entrer et referma la +porte sur nous, poussant le verrou. Je n'avais pas encore eu le temps de +jeter un coup d'œil sur son installation qu'il poussait un cri de +surprise en me montrant, sur un guéridon, <i>un binocle.</i></p> + +<p>«Qu'est-ce que c'est que cela? se demandait-il; qu'est-ce que ce binocle +est venu faire sur mon guéridon?»</p> + +<p>J'aurais été bien en peine de lui répondre.</p> + +<p>«À moins que, fit-il, à moins que… à moins que… à moins que ce +binocle ne soit «ce que je cherche»… et que… et que… <i>et que ce +soit un binocle de presbyte!…</i>»</p> + +<p>Il se jetait littéralement sur le binocle; ses doigts caressaient la +convexité des verres… et alors il me regarda d'une façon effrayante.</p> + +<p>«Oh!… oh!»</p> + +<p>Et il répétait: Oh!… oh! comme si sa pensée l'avait tout à coup rendu +fou…</p> + +<p>Il se leva, me mit la main sur l'épaule, ricana comme un insensé et me +dit:</p> + +<p>«Ce binocle me rendra fou! car la chose est possible, voyez-vous, +«mathématiquement parlant»; mais «humainement parlant» elle est +impossible… ou alors… ou alors… ou alors…»</p> + +<p>On frappa deux petits coups à la porte de la chambre, Rouletabille +entrouvrit la porte; une figure passa. Je reconnus la concierge que +j'avais vue passer devant moi quand on l'avait amenée au pavillon pour +l'interrogatoire et j'en fus étonné, car je croyais toujours cette femme +sous les verrous. Cette femme dit à voix très basse:</p> + +<p>«Dans la rainure du parquet!»</p> + +<p>Rouletabille répondit: «Merci!» et la figure s'en alla. Il se retourna +vers moi après avoir soigneusement refermé la porte. Et il prononça des +mots incompréhensibles avec un air hagard.</p> + +<p>«Puisque la chose est «mathématiquement» possible, pourquoi ne la +serait-elle pas «humainement!… Mais si la chose est «humainement» +possible, l'affaire est formidable!»</p> + +<p>J'interrompis Rouletabille dans son soliloque:</p> + +<p>«Les concierges sont donc en liberté, maintenant? demandai-je.</p> + +<p>—Oui, me répondit Rouletabille, je les ai fait remettre en liberté. +J'ai besoin de gens sûrs. La femme m'est tout à fait dévouée et le +concierge se ferait tuer pour moi… Et, puisque le binocle a des verres +pour presbyte, je vais certainement avoir besoin de gens dévoués qui se +feraient tuer pour moi!</p> + +<p>—Oh! oh! fis-je, vous ne souriez pas, mon ami… Et quand faudra-t-il +se faire tuer?</p> + +<p>—Mais, ce soir! car il faut que je vous dise, mon cher, <i>j'attends +l'assassin ce soir!</i></p> + +<p>—Oh! oh! oh! oh!… Vous attendez l'assassin ce soir… Vraiment, +vraiment, vous attendez l'assassin ce soir… mais vous connaissez donc +l'assassin?</p> + +<p>—Oh! oh! oh! <i>Maintenant, il se peut que je le connaisse.</i> Je +serais un fou d'affirmer catégoriquement que je le connais, car l'idée +mathématique que j'ai de l'assassin donne des résultats si effrayants, +si monstrueux, <i>que j'espère qu'il est encore possible que je me +trompe! Oh! Je l'espère de toutes mes forces…</i></p> + +<p>—Comment, puisque vous ne connaissiez pas, il y a cinq minutes, +l'assassin, pouvez-vous dire que vous attendez l'assassin ce soir?</p> + +<p>—<i>Parce que je sais qu'il doit venir.</i>»</p> + +<p>Rouletabille bourra une pipe, lentement, lentement et +l'alluma.</p> + +<p>Ceci me présageait un récit des plus captivants. À ce moment quelqu'un +marcha dans le couloir, passant devant notre porte. Rouletabille écouta. +Les pas s'éloignèrent.</p> + +<p>«Est-ce que Frédéric Larsan est dans sa chambre? Fis-je, en montrant la +cloison.</p> + +<p>—Non, me répondit mon ami, il n'est pas là; il a dû partir ce matin +pour Paris; il est toujours sur la piste de Darzac!… M. Darzac est +parti lui aussi ce matin pour Paris. Tout cela se terminera très mal… +Je prévois l'arrestation de M. Darzac avant huit jours. Le pire est que +tout semble se liguer contre le malheureux: les événements, les choses, +les gens… Il n'est pas une heure qui s'écoule qui n'apporte contre M. +Darzac une accusation nouvelle… Le juge d'instruction en est accablé +et aveuglé… Du reste, je comprends que l'on soit aveuglé!… On le +serait à moins…</p> + +<p>—Frédéric Larsan n'est pourtant pas un novice.</p> + +<p>—J'ai cru, fit Rouletabille avec une moue légèrement méprisante, que +Fred était beaucoup plus fort que cela… Évidemment, ce n'est pas le +premier venu… J'ai même eu beaucoup d'admiration pour lui quand je ne +connaissais pas sa méthode de travail. Elle est déplorable… Il doit sa +réputation uniquement à son habileté; mais il manque de philosophie; la +mathématique de ses conceptions est bien pauvre…»</p> + +<p>Je regardai Rouletabille et ne pus m'empêcher de sourire en entendant ce +gamin de dix-huit ans traiter d'enfant un garçon d'une cinquantaine +d'années qui avait fait ses preuves comme le plus fin limier de la +police d'Europe…</p> + +<p>«Vous souriez, me fit Rouletabille… Vous avez tort!… Je vous jure +que je le roulerai… et d'une façon retentissante… mais il faut que +je me presse, car il a une avance colossale sur moi, avance que lui a +donnée M. Robert Darzac et que M. Robert Darzac va augmenter encore ce +soir… Songez donc: <i>chaque fois que l'assassin vient +au château</i>, M. Robert Darzac, par une fatalité étrange, s'absente et +se refuse à donner l'emploi de son temps!</p> + +<p>—Chaque fois que l'assassin vient au château! m'écriai-je… Il y est +donc revenu…</p> + +<p>—Oui, pendant cette fameuse nuit où s'est produit le phénomène…»</p> + +<p>J'allais donc connaître ce fameux phénomène auquel Rouletabille faisait +allusion depuis une demi-heure sans me l'expliquer. Mais j'avais appris +à ne jamais presser Rouletabille dans ses narrations… Il parlait quand +la fantaisie lui en prenait ou quand il le jugeait utile, et se +préoccupait beaucoup moins de ma curiosité que de faire un résumé +complet pour lui-même d'un événement capital qui l'intéressait.</p> + +<p>Enfin, par petites phrases rapides, il m'apprit des choses qui me +plongèrent dans un état voisin de l'abrutissement, car, en vérité, les +phénomènes de cette science encore inconnue qu'est l'hypnotisme, par +exemple, ne sont point plus inexplicables que <i>cette disparition de la +matière de l'assassin au moment où ils étaient quatre à la toucher</i>. +Je parle de l'hypnotisme comme je parlerais de l'électricité dont +nous ignorons la nature, et dont nous connaissons si peu les lois, parce +que, dans le moment, l'affaire me parut ne pouvoir s'expliquer que par +de l'inexplicable, c'est-à-dire par un événement en dehors des lois +naturelles connues. Et cependant, si j'avais eu la cervelle de +Rouletabille, j'aurais eu, comme lui, «le pressentiment de l'explication +naturelle»: car le plus curieux dans tous les mystères du Glandier a +bien été «la façon naturelle dont Rouletabille les expliqua». +Mais qui donc eût pu et pourrait encore se vanter d'avoir la +cervelle de Rouletabille? Les bosses originales et inharmoniques de son +front, je ne les ai jamais rencontrées sur aucun autre front, si ce +n'est—mais bien moins apparentes—sur le front de Frédéric Larsan, et +encore fallait-il bien regarder le front du célèbre policier pour en +deviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient—si +j'ose me servir de cette expression un peu forte—sautaient aux yeux.</p> + +<p>J'ai, parmi les papiers qui me furent remis par le jeune homme après +l'affaire, un carnet où j'ai trouvé un compte rendu complet du +«phénomène de la disparition de la matière de l'assassin», et des +réflexions qu'il inspira à mon ami. Il est préférable, je crois, de +vous soumettre ce compte rendu que de continuer à reproduire ma +conversation avec Rouletabille, car j'aurais peur, dans une pareille +histoire, d'ajouter un mot qui ne fût point l'expression de la plus +stricte vérité.</p> + + + + +<h2 id="ch15">XV<br /> +Traquenard</h2> + +<p class="c"><i>Extrait du carnet de Joseph Rouletabille.</i></p> + + +<p>La nuit dernière, nuit du 29 au 30 octobre, écrit Joseph Rouletabille, +je me réveille vers une heure du matin. Insomnie ou bruit du dehors? Le +cri de la «Bête du Bon Dieu» retentit avec une résonance sinistre, au +fond du parc. Je me lève; j'ouvre ma fenêtre. Vent froid et pluie; +ténèbres opaques, silence. Je referme ma fenêtre. La nuit est encore +déchirée par la bizarre clameur. Je passe rapidement un pantalon, un +veston. Il fait un temps à ne pas mettre un chat dehors; qui donc, cette +nuit, imite, si près du château, le miaulement du chat de la mère +Agenoux? Je prends un gros gourdin, la seule arme dont je dispose, et, +sans faire aucun bruit, j'ouvre ma porte.</p> + +<p>Me voici dans la galerie; une lampe à réflecteur l'éclaire parfaitement; +la flamme de cette lampe vacille comme sous l'action d'un courant d'air. +Je sens le courant d'air. Je me retourne. Derrière moi, une fenêtre est +ouverte, celle qui se trouve à l'extrémité de ce bout de galerie sur +laquelle donnent nos chambres, à Frédéric Larsan et à moi, galerie que +j'appellerai «galerie tournante» pour la distinguer de la «galerie +droite», sur laquelle donne l'appartement de Mlle Stangerson. Ces deux +galeries se croisent à angle droit. Qui donc a laissé cette fenêtre +ouverte, ou qui vient de l'ouvrir? Je vais à la fenêtre; je me penche au +dehors. À un mètre environ sous cette fenêtre, il y a une terrasse qui +sert de toit à une petite pièce en encorbellement qui se trouve au +rez-de-chaussée. On peut, au besoin, sauter de la fenêtre sur la +terrasse, et de là, se laisser glisser dans la cour d'honneur du +château. Celui qui aurait suivi ce chemin ne devait évidemment pas avoir +sur lui la clef de la porte du vestibule. Mais pourquoi m'imaginer cette +scène de gymnastique nocturne? À cause d'une fenêtre ouverte? Il n'y a +peut-être là que la négligence d'un domestique. Je referme la fenêtre en +souriant de la facilité avec laquelle je bâtis des drames avec une +fenêtre ouverte. Nouveau cri de la «Bête du Bon Dieu» dans la nuit. Et +puis, le silence; la pluie a cessé de frapper les vitres. Tout dort dans +le château. Je marche avec des précautions infinies sur le tapis de la +galerie. Arrivé au coin de la galerie droite, j'avance la tête et y +jette un prudent regard. Dans cette galerie, une autre lampe à +réflecteur donne une lumière éclairant parfaitement les quelques objets +qui s'y trouvent, trois fauteuils et quelques tableaux pendus aux murs. +Qu'est-ce que je fais là? Jamais le château n'a été aussi calme. Tout y +repose. Quel est cet instinct qui me pousse vers la chambre de Mlle +Stangerson? Qu'est-ce qui me conduit vers la chambre de Mlle Stangerson? +Pourquoi cette voix qui crie au fond de mon être: «Va jusqu'à la chambre +de Mlle Stangerson!» Je baisse les yeux sur le tapis que je foule et «je +vois que mes pas, vers la chambre de Mlle Stangerson, sont conduits par +des pas qui y sont déjà allés». Oui, sur ce tapis, des traces de pas ont +apporté la boue du dehors et je suis ces pas qui me conduisent à la +chambre de Mlle Stangerson. Horreur! Horreur! Ce sont «les pas élégants» +que je reconnais, «les pas de l'assassin!» Il est venu du dehors, par +cette nuit abominable. Si l'on peut descendre de la galerie par la +fenêtre, grâce à la terrasse, on peut aussi y entrer.</p> + +<p>L'assassin est là, dans le château, car les pas ne sont pas revenus. +Il s'est introduit dans le château par cette fenêtre ouverte à +l'extrémité de la galerie tournante; il est passé devant la chambre de +Frédéric Larsan, devant la mienne, a tourné à droite, dans la galerie +droite, <i>et est entré dans la chambre de Mlle Stangerson</i>. +Je suis devant la porte de l'appartement de Mlle Stangerson, devant la +porte de l'antichambre: elle est entrouverte, je la pousse sans faire +entendre le moindre bruit. Je me trouve dans l'antichambre et là, sous +la porte de la chambre même, je vois une barre de lumière. J'écoute. +Rien! Aucun bruit, pas même celui d'une respiration. Ah! savoir ce qui +se passe dans le silence qui est derrière cette porte! Mes yeux sur la +serrure m'apprennent que cette serrure est fermée à clef, et la clef est +en dedans. Et dire que l'assassin est peut-être là! Qu'il doit être là! +S'échappera-t-il encore, cette fois? Tout dépend de moi! Du sang-froid +et, surtout, pas une fausse manœuvre! «Il faut voir dans cette +chambre.» Y entrerai-je par le salon de Mlle Stangerson? il me faudrait +ensuite traverser le boudoir, et l'assassin se sauverait alors par la +porte de la galerie, la porte devant laquelle je suis en ce moment.</p> + +<p>«Pour moi, ce soir, il n'y a pas encore eu crime», car rien +n'expliquerait le silence du boudoir! Dans le boudoir, deux +gardes-malades sont installées pour passer la nuit, jusqu'à la complète +guérison de Mlle Stangerson.</p> + +<p>Puisque je suis à peu près sûr que l'assassin est là, pourquoi ne pas +donner l'éveil tout de suite? L'assassin se sauvera peut-être, mais +peut-être aurai-je sauvé Mlle Stangerson? Et si, par hasard, l'assassin, +ce soir, n'était pas un assassin?» La porte a été ouverte pour lui +livrer passage: par qui?—et a été refermée: par qui? Il est entré, +cette nuit, dans cette chambre dont la porte était certainement fermée à +clef à l'intérieur, «car Mlle Stangerson, tous les soirs, s'enferme avec +ses gardes dans son appartement». Qui a tourné cette clef de la chambre +pour laisser entrer l'assassin? Les gardes? Deux domestiques fidèles, la +vieille femme de chambre et sa fille Sylvie? C'est bien improbable. Du +reste, elles couchent dans le boudoir, et Mlle Stangerson, très +inquiète, très prudente, m'a dit Robert Darzac, veille elle-même à sa +sûreté depuis qu'elle est assez bien portante pour faire quelques pas +dans son appartement—dont je ne l'ai pas encore vue sortir. Cette +inquiétude et cette prudence soudaines chez Mlle Stangerson, qui avaient +frappé M. Darzac, m'avaient également laissé à réfléchir. Lors du crime +de la «Chambre Jaune», il ne fait point de doute que la malheureuse +<i>attendait l'assassin</i>. L'attendait-elle encore ce soir? Mais qui +donc a tourné cette clef pour ouvrir «à l'assassin qui est là»? Si +c'était Mlle Stangerson «elle-même»? Car enfin elle peut redouter, elle +doit redouter la venue de l'assassin et avoir des raisons pour lui +ouvrir la porte, «pour être forcée de lui ouvrir la porte!» Quel +terrible rendez-vous est donc celui-ci? Rendez-vous de crime? À coup +sûr, pas rendez-vous d'amour, car Mlle Stangerson adore M. Darzac, je le +sais. Toutes ces réflexions traversent mon cerveau comme un éclair qui +n'illuminerait que des ténèbres. Ah! Savoir…</p> + +<p>S'il y a tant de silence, derrière cette porte, c'est sans doute qu'on y +a besoin de silence! Mon intervention peut être la cause de plus de mal +que de bien? Est-ce que je sais? Qui me dit que mon intervention ne +déterminerait pas, dans la minute, un crime? Ah! voir et savoir, sans +troubler le silence!</p> + +<p>Je sors de l'antichambre. Je vais à l'escalier central, je le descends; +me voici dans le vestibule; je cours le plus silencieusement possible +vers la petite chambre au rez-de-chaussée, où couche, depuis l'attentat +du pavillon, le père Jacques.</p> + +<p>«Je le trouve habillé», les yeux grands ouverts, presque hagards. Il ne +semble point étonné de me voir; il me dit qu'il s'est levé parce qu'il a +entendu le cri de «la Bête du Bon Dieu», et qu'il a entendu des pas, +dans le parc, des pas qui glissaient devant sa fenêtre. Alors, il a +regardé à la fenêtre «et il a vu passer, tout à l'heure, un fantôme +noir». Je lui demande s'il a une arme. Non, il n'a plus d'arme, depuis +que le juge d'instruction lui a pris son revolver. Je l'entraîne. Nous +sortons dans le parc par une petite porte de derrière. Nous glissons le +long du château jusqu'au point qui est juste au-dessous de la chambre de +Mlle Stangerson. Là, je colle le père Jacques contre le mur, lui défends +de bouger, et moi, profitant d'un nuage qui recouvre en ce moment la +lune, je m'avance en face de la fenêtre, mais en dehors du carré de +lumière qui en vient; «car la fenêtre est entrouverte». Par précaution? +Pour pouvoir sortir plus vite par la fenêtre, si quelqu'un venait à +entrer par une porte? Oh! oh! celui qui sautera par cette fenêtre aurait +bien des chances de se rompre le cou! Qui me dit que l'assassin n'a pas +une corde? Il a dû tout prévoir… Ah! savoir ce qui se passe dans cette +chambre!… connaître le silence de cette chambre!… Je retourne au +père Jacques et je prononce un mot, à son oreille: «Échelle». Dès +l'abord, j'ai bien pensé à l'arbre qui, huit jours auparavant m'a déjà +servi d'observatoire, mais j'ai aussitôt constaté que la fenêtre est +entrouverte de telle sorte que je ne puis rien voir, cette fois-ci, en +montant dans l'arbre, de ce qui se passe dans la chambre. Et puis non +seulement je veux voir, mais pouvoir entendre et… agir…</p> + +<p>Le père Jacques, très agité, presque tremblant, disparaît un instant et +revient, sans échelle, me faisant, de loin, de grands signes avec ses +bras pour que je le rejoigne au plus tôt. Quand je suis près de lui: +«Venez!» me souffle-t-il.</p> + +<p>Il me fait faire le tour du château par le donjon. Arrivé là, il me dit:</p> + +<p>«J'étais allé chercher mon échelle dans la salle basse du donjon, qui +nous sert de débarras, au jardinier et à moi; la porte du donjon était +ouverte et l'échelle n'y était plus. En sortant, sous le clair de lune, +voilà où je l'ai aperçue!»</p> + +<p>Et il me montrait, à l'autre extrémité du château, une échelle appuyée +contre les «corbeaux» qui soutenaient la terrasse, au-dessous de la +fenêtre que j'avais trouvée ouverte. La terrasse m'avait empêché de voir +l'échelle… grâce à cette échelle, il était extrêmement facile de +pénétrer dans la galerie tournante du premier étage, et je ne doutai +plus que ce fût là le chemin pris par l'inconnu.</p> + +<p>Nous courons à l'échelle; mais, au moment de nous en emparer, le père +Jacques me montre la porte entrouverte de la petite pièce du +rez-de-chaussée qui est placée en encorbellement à l'extrémité de cette +aile droite du château, et qui a pour plafond cette terrasse dont j'ai +parlé. Le père Jacques pousse un peu la porte, regarde à l'intérieur, et +me dit, dans un souffle.</p> + +<p>«Il n'est pas là!—Qui?—le garde!»</p> + +<p>La bouche encore une fois à mon oreille: «Vous savez bien que le garde +couche dans cette pièce, depuis qu'on fait des réparations au donjon!…» +et, du même geste significatif, il me montre la porte entrouverte, +l'échelle, la terrasse et la fenêtre, que j'ai tout à l'heure refermée, +de la galerie tournante.</p> + +<p>Quelles furent mes pensées alors? Avais-je le temps d'avoir des pensées? +Je «sentais», plus que je ne pensais…</p> + +<p>Évidemment, sentais-je, «si le garde est là-haut dans la chambre» (je +dis: «si», car je n'ai, en ce moment, en dehors de cette échelle, et de +cette chambre du garde déserte, aucun indice qui me permette même de +soupçonner le garde), s'il y est, il a été obligé de passer par cette +échelle et par cette fenêtre, car les pièces qui se trouvent derrière sa +nouvelle chambre, étant occupées par le ménage du maître d'hôtel et de +la cuisinière, et par les cuisines, lui ferment le chemin du vestibule +et de l'escalier, à l'intérieur du château… «si c'est le garde qui a +passé par là», il lui aura été facile, sous quelque prétexte, hier soir, +d'aller dans la galerie et de veiller à ce que cette fenêtre soit +simplement poussée à l'intérieur, les panneaux joints, de telle sorte +qu'il n'ait plus, de l'extérieur, qu'à appuyer dessus pour que la +fenêtre s'ouvre et qu'il puisse sauter dans la galerie. Cette nécessité +de la fenêtre non fermée à l'intérieur restreint singulièrement le champ +des recherches sur la personnalité de l'assassin. Il faut que l'assassin +«soit de la maison»; à moins qu'il n'ait un complice, auquel je ne crois +pas…; à moins… à moins que Mlle Stangerson «elle-même» ait veillé à +ce que cette fenêtre ne soit point fermée de l'intérieur…</p> + +<p>«Mais quel serait donc ce secret effroyable qui ferait que Mlle +Stangerson serait dans la nécessité de supprimer les obstacles qui la +séparent de son assassin?»</p> + +<p>J'empoigne l'échelle et nous voici repartis sur les derrières du +château. La fenêtre de la chambre est toujours entrouverte; les rideaux +sont tirés, mais ne se rejoignent point; ils laissent passer un grand +rai de lumière, qui vient s'allonger sur la pelouse à mes pieds. Sous la +fenêtre de la chambre j'applique mon échelle. Je suis à peu près sûr de +n'avoir fait aucun bruit. «Et, pendant que le père Jacques reste au pied +de l'échelle», je gravis l'échelle, moi, tout doucement, tout doucement, +avec mon gourdin. Je retiens ma respiration; je lève et pose les pieds +avec des précautions infinies. Soudain, un gros nuage, et une nouvelle +averse. Chance. Mais, tout à coup, le cri sinistre de la «Bête du Bon +Dieu» m'arrête au milieu de mon ascension. Il me semble que ce cri vient +d'être poussé derrière moi, à quelques mètres. Si ce cri était un +signal! Si quelque complice de l'homme m'avait vu, sur mon échelle. Ce +cri appelle peut-être l'homme à la fenêtre! Peut-être!… Malheur, +«l'homme est à la fenêtre! Je sens sa tête au-dessus de moi; j'entends +son souffle. Et moi, je ne puis le regarder; le plus petit mouvement de +ma tête, et je suis perdu! Va-t-il me voir? Va-t-il, dans la nuit, +baisser la tête? Non!… il s'en va… il n'a rien vu… je le sens, +plus que je ne l'entends, marcher, à pas de loup, dans la chambre; et je +gravis encore quelques échelons. Ma tête est à la hauteur de la pierre +d'appui de la fenêtre; mon front dépasse cette pierre; mes yeux, entre +les rideaux, voient.</p> + +<p>L'homme est là, assis au petit bureau de Mlle Stangerson, <i>et il +écrit.</i> Il me tourne le dos. Il a une bougie devant lui; mais, +comme il est penché sur la flamme de cette bougie, la lumière projette +des ombres qui me le déforment. Je ne vois qu'un dos monstrueux, courbé.</p> + +<p>Chose stupéfiante: Mlle Stangerson n'est pas là! Son lit n'est pas +défait. Où donc couche-t-elle, cette nuit? Sans doute dans la chambre à +côté, avec ses femmes. Hypothèse. Joie de trouver l'homme seul. +Tranquillité d'esprit pour préparer le traquenard.</p> + +<p>Mais qui est donc cet homme qui écrit là, sous mes yeux, installé à ce +bureau comme s'il était chez lui? S'il n'y avait point «les pas de +l'assassin» sur le tapis de la galerie, s'il n'y avait pas eu la fenêtre +ouverte, s'il n'y avait pas eu, sous cette fenêtre, l'échelle, je +pourrais être amené à penser que cet homme a le droit d'être là et qu'il +s'y trouve normalement à la suite de causes normales que je ne connais +pas encore. Mais il ne fait point de doute que cet inconnu mystérieux +est l'homme de la «Chambre Jaune», celui dont Mlle Stangerson est +obligée, sans le dénoncer, de subir les coups assassins. Ah! voir sa +figure! Le surprendre! Le prendre!</p> + +<p>Si je saute dans la chambre en ce moment, «il» s'enfuit ou par +l'antichambre ou par la porte à droite qui donne sur le boudoir. Par +là, traversant le salon, il arrive à la galerie et je le perds. Or, je +le tiens; encore cinq minutes, et je le tiens, mieux que si je l'avais +dans une cage… Qu'est-ce qu'il fait là, solitaire, dans la chambre de +Mlle Stangerson? Qu'écrit-il? À qui écrit-il?… Descente. L'échelle +par terre. Le père Jacques me suit. Rentrons au château. J'envoie le +père Jacques éveiller M. Stangerson. Il doit m'attendre chez M. +Stangerson, et ne lui rien dire de précis avant mon arrivée. Moi, je +vais aller éveiller Frédéric Larsan. Gros ennui pour moi. J'aurais voulu +travailler seul et avoir toute l'aubaine de l'affaire, au nez de Larsan +endormi. Mais le père Jacques et M. Stangerson sont des vieillards et +moi, je ne suis peut-être pas assez développé. Je manquerais peut-être +de force… Larsan, lui, a l'habitude de l'homme que l'on terrasse, que +l'on jette par terre, que l'on relève, menottes aux poignets. Larsan +m'ouvre, ahuri, les yeux gonflés de sommeil, prêt à m'envoyer promener, +ne croyant nullement à mes imaginations de petit reporter. Il faut que +je lui affirme que «l'homme est là!»</p> + +<p>«C'est bizarre, dit-il, <i>je croyais l'avoir quitté cet après-midi, à +Paris!</i>»</p> + +<p>Il se vêt hâtivement et s'arme d'un revolver. Nous nous glissons dans la +galerie.</p> + +<p>Larsan me demande:</p> + +<p>«Où est-il?</p> + +<p>—Dans la chambre de Mlle Stangerson.</p> + +<p>—Et Mlle Stangerson?</p> + +<p>—Elle n'est pas dans sa chambre!</p> + +<p>—Allons-y!</p> + +<p>—N'y allez pas! L'homme, à la première alerte, se sauvera… il a trois +chemins pour cela… la porte, la fenêtre, le boudoir où se trouvent les +femmes…</p> + +<p>—Je tirerai dessus…</p> + +<p>—Et si vous le manquez? Si vous ne faites que le blesser? Il +s'échappera encore… Sans compter que, lui aussi, est certainement +armé… Non, laissez-moi diriger l'expérience, et je réponds de tout…</p> + +<p>—Comme vous voudrez», me dit-il avec assez de bonne grâce.</p> + +<p>Alors, après m'être assuré que toutes les fenêtres des deux galeries +sont hermétiquement closes, je place Frédéric Larsan à l'extrémité de la +galerie tournante, devant cette fenêtre que j'ai trouvée ouverte et que +j'ai refermée. Je dis à Fred:</p> + +<p>«Pour rien au monde, vous ne devez quitter ce poste, jusqu'au moment où +je vous appellerai… Il y a cent chances sur cent pour que l'homme +revienne à cette fenêtre et essaye de se sauver par là, quand il sera +poursuivi, car c'est par là qu'il est venu et par là qu'il a préparé sa +fuite. Vous avez un poste dangereux…</p> + +<p>—Quel sera le vôtre? demanda Fred.</p> + +<p>—Moi, je sauterai dans la chambre, et je vous rabattrai l'homme!</p> + +<p>—Prenez mon revolver, dit Fred, je prendrai votre bâton.</p> + +<p>—Merci, fis-je, vous êtes un brave homme»</p> + +<p>Et j'ai pris le revolver de Fred. J'allais être seul avec l'homme, +là-bas, qui écrivait dans la chambre, et vraiment ce revolver me faisait +plaisir.</p> + +<p>Je quittai donc Fred, l'ayant posté à la fenêtre 5 sur le plan, et je me +dirigeai, toujours avec la plus grande précaution, vers l'appartement de +M. Stangerson, dans l'aile gauche du château. Je trouvai M. Stangerson +avec le père Jacques, qui avait observé la consigne, se bornant à dire à +son maître qu'il lui fallait s'habiller au plus vite. Je mis alors M. +Stangerson, en quelques mots, au courant de ce qui se passait. Il +s'arma, lui aussi, d'un revolver, me suivit et nous fûmes aussitôt dans +la galerie tous trois. Tout ce qui vient de se passer, depuis que +j'avais vu l'assassin assis devant le bureau, avait à peine duré dix +minutes. M. Stangerson voulait se précipiter immédiatement sur +l'assassin et le tuer: c'était bien simple. Je lui fis entendre qu'avant +tout il ne fallait pas risquer, «en voulant le tuer, de le manquer +vivant».</p> + +<p>Quand je lui eus juré que sa fille n'était pas dans la chambre et +qu'elle ne courait aucun danger, il voulut bien calmer son impatience et +me laisser la direction de l'événement. Je dis encore au père Jacques et +à M. Stangerson qu'ils ne devaient venir à moi que lorsque je les +appellerais ou lorsque je tirerais un coup de revolver «et j'envoyai le +père Jacques se placer» devant la fenêtre située à l'extrémité de la +galerie droite. (La fenêtre est marquée du chiffre 2 sur mon plan.) +J'avais choisi ce poste pour le père Jacques parce que j'imaginais que +l'assassin, traqué à sa sortie de la chambre, se sauvant à travers la +galerie pour rejoindre la fenêtre qu'il avait laissée ouverte, et +voyant, tout à coup, en arrivant au carrefour des galeries, devant cette +dernière fenêtre, Larsan gardant la galerie tournante, continuerait son +chemin dans la galerie droite. Là, il rencontrerait le père Jacques, qui +l'empêcherait de sauter dans le parc par la fenêtre qui ouvrait à +l'extrémité de la galerie droite. C'est ainsi, certainement, qu'en une +telle occurrence devait agir l'assassin s'il connaissait les lieux (et +cette hypothèse ne faisait point de doute pour moi). Sous cette fenêtre, +en effet, se trouvait extérieurement une sorte de contrefort. Toutes les +autres fenêtres des galeries donnaient à une telle hauteur sur des +fossés qu'il était à peu près impossible de sauter par là sans se rompre +le cou. Portes et fenêtres étaient bien et solidement fermées, y compris +la porte de la chambre de débarras, à l'extrémité de la galerie droite: +Je m'en étais rapidement assuré.</p> + +<p>Donc, après avoir indiqué comme je l'ai dit, son poste au père Jacques +«et l'y avoir vu», je plaçai M. Stangerson devant le palier de +l'escalier, non loin de la porte de l'antichambre de sa fille. Tout +faisait prévoir que, dès lors que je traquais l'assassin dans la +chambre, celui-ci se sauverait par l'antichambre plutôt que par le +boudoir où se trouvaient les femmes et dont la porte avait dû être +fermée par Mlle Stangerson elle-même, si, comme je le pensais, elle +s'était réfugiée dans ce boudoir «pour ne pas voir l'assassin qui allait +venir chez elle!» Quoi qu'il en fût, il retombait toujours dans la +galerie «où mon monde l'attendait à toutes les issues possibles».</p> + +<p>Arrivé là, il voit à sa gauche, presque sur lui, M. Stangerson; il se +sauve alors à droite, vers la galerie tournante, «ce qui est le chemin, +du reste, de sa fuite préparée». À l'intersection des deux galeries il +aperçoit à la fois, comme je l'explique plus haut, à sa gauche, Frédéric +Larsan au bout de la galerie tournante, et en face le père Jacques, au +bout de la galerie droite. M. Stangerson et moi, nous arrivons par +derrière. Il est à nous! Il ne peut plus nous échapper!… Ce plan me +paraissait le plus sage, le plus sûr «et le plus simple». Si nous avions +pu directement placer quelqu'un de nous derrière la porte du boudoir de +Mlle Stangerson qui ouvrait sur la chambre à coucher, peut-être eût-il +paru plus simple «à certains qui ne réfléchissent pas» d'assiéger +directement les deux portes de la pièce où se trouvait l'homme, celle du +boudoir et celle de l'antichambre; mais nous ne pouvions pénétrer dans +le boudoir que par le salon, dont la porte avait été fermée à +l'intérieur par les soins inquiets de Mlle Stangerson. Et ainsi, ce +plan, qui serait venu à l'intellect d'un sergent de ville quelconque, se +trouvait impraticable. Mais moi, qui suis obligé de réfléchir, je dirai +que, même si j'avais eu la libre disposition du boudoir, j'aurais +maintenu mon plan tel que je viens de l'exposer; car tout autre plan +d'attaque direct par chacune des portes de la chambre «nous séparait les +uns des autres au moment de la lutte avec l'homme», tandis que mon plan +«réunissait tout le monde pour l'attaque», à un endroit que j'avais +déterminé avec une précision quasi mathématique. Cet endroit était +l'intersection des deux galeries.</p> + +<p>Ayant ainsi placé mon monde, je ressortis du château, courus à mon +échelle, la réappliquai contre le mur et, le revolver au poing, je +grimpai.</p> + +<p>Que si quelques-uns sourient de tant de précautions préalables, je les +renverrai au mystère de la «Chambre Jaune» et à toutes les preuves que +nous avions de la fantastique astuce de l'assassin; et aussi, que si +quelques-uns trouvent bien méticuleuses toutes mes observations dans un +moment où l'on doit être entièrement pris par la rapidité du mouvement, +de la décision et de l'action, je leur répliquerai que j'ai voulu +longuement et complètement rapporter ici toutes les dispositions d'un +plan d'attaque conçu et exécuté aussi rapidement qu'il est lent à se +dérouler sous ma plume. J'ai voulu cette lenteur et cette précision pour +être certain de ne rien omettre des conditions dans lesquelles se +produisit l'étrange phénomène qui, jusqu'à nouvel ordre et naturelle +explication, me semble devoir prouver mieux que toutes les théories du +professeur Stangerson, «la dissociation de la matière», je dirai même la +dissociation «instantanée» de la matière.</p> + + + + +<h2 id="ch16">XVI<br /> +Étrange phénomène de dissociation de la matière</h2> + +<p class="c"><i>Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite).</i></p> + + +<p>Me voici de nouveau à la pierre de la fenêtre, continue Rouletabille, +et de nouveau ma tête dépasse cette pierre; entre les rideaux dont la +disposition n'a pas bougé, je m'apprête à regarder, anxieux de savoir +dans quelle attitude je vais trouver l'assassin. S'il pouvait me tourner +le dos! S'il pouvait être encore à cette table, en train d'écrire… +Mais peut-être… peut-être n'est-il plus là!… Et comment se +serait-il enfui?… Est-ce que je n'ai pas son échelle»?… Je fais +appel à tout mon sang-froid. J'avance encore la tête. Je regarde: il est +là; je revois son dos monstrueux, déformé par les ombres projetées par +la bougie. Seulement, «il» n'écrit plus et la bougie n'est plus sur le +petit bureau. La bougie est sur le parquet devant l'homme courbé +au-dessus d'elle. Position bizarre, mais qui me sert. Je retrouve ma +respiration. Je monte encore. Je suis aux derniers échelons; ma main +gauche saisit l'appui de la fenêtre; au moment de réussir je sens mon +cœur battre à coups précipités. Je mets mon revolver entre mes dents. +Ma main droite maintenant tient aussi l'appui de la fenêtre. Un +mouvement nécessairement un peu brusque, un rétablissement sur les +poignets et je vais être sur la fenêtre… Pourvu que l'échelle!… +C'est ce qui arrive… je suis dans la nécessité de prendre un point +d'appui un peu fort sur l'échelle et mon pied n'a point plutôt quitté +celle-ci que je sens qu'elle bascule. Elle racle le mur et s'abat… +Mais déjà mes genoux touchent la pierre… Avec une rapidité que je +crois sans égale, je me dresse debout sur la pierre… Mais plus rapide +que moi a été l'assassin… Il a entendu le raclement de l'échelle +contre le mur et j'ai vu tout à coup le dos monstrueux se soulever, +l'homme se dresser, se retourner… J'ai vu sa tête… ai-je bien vu sa +tête?… La bougie était sur le parquet et n'éclairait suffisamment que +ses jambes. À partir de la hauteur de la table, il n'y avait guère dans +la chambre que des ombres, que de la nuit… J'ai vu une tête chevelue, +barbue… Des yeux de fou; une face pâle qu'encadraient deux larges +favoris; la couleur, autant que je pouvais dans cette seconde obscure +distinguer, la couleur… en était rousse… à ce qu'il m'est apparu… +à ce que j'ai pensé… Je ne connaissais point cette figure. Ce fut, en +somme, la sensation principale que je reçus de cette image entrevue dans +des ténèbres vacillantes… Je ne connaissais pas cette figure «ou, tout +au moins, je ne la reconnaissais pas»!</p> + +<p>Ah! Maintenant, il fallait faire vite!… il fallait être le vent! la +tempête!… la foudre! Mais hélas… hélas! «il y avait des mouvements +nécessaires…» Pendant que je faisais les mouvements nécessaires de +rétablissement sur les poignets, du genou sur la pierre, de mes pieds +sur la pierre… l'homme qui m'avait aperçu à la fenêtre avait bondi, +s'était précipité comme je l'avais prévu sur la porte de l'antichambre, +avait eu le temps de l'ouvrir et fuyait. Mais déjà j'étais derrière lui +revolver au poing. Je hurlai: «À moi!»</p> + +<p>Comme une flèche j'avais traversé la chambre et cependant j'avais pu +voir qu'«il y avait une lettre sur la table». Je rattrapai presque +l'homme dans l'antichambre, car le temps qu'il lui avait fallu pour +ouvrir la porte lui avait au moins pris une seconde. Je le touchai +presque; il me colla sur le nez la porte qui donne de l'antichambre sur +la galerie… Mais j'avais des ailes, je fus dans la galerie à trois +mètres de lui… M. Stangerson et moi le poursuivîmes à la même +hauteur. L'homme avait pris, toujours comme je l'avais prévu, la galerie +à sa droite, c'est-à-dire le chemin préparé de sa fuite… «À moi, +Jacques! À moi, Larsan!» m'écriai-je. Il ne pouvait plus nous échapper! +Je poussai une clameur de joie, de victoire sauvage… L'homme parvint à +l'intersection des deux galeries à peine deux secondes avant nous et la +rencontre que j'avais décidée, le choc fatal qui devait inévitablement +se produire, eut lieu! Nous nous heurtâmes tous à ce carrefour: M. +Stangerson et moi venant d'un bout de la galerie droite, le père Jacques +venant de l'autre bout de cette même galerie et Frédéric Larsan venant +de la galerie tournante. Nous nous heurtâmes jusqu'à tomber…</p> + +<p>«Mais l'homme n'était pas là!»</p> + +<p>Nous nous regardions avec des yeux stupides, des yeux d'épouvante, +devant cet «irréel»: «l'homme n'était pas là!»</p> + +<p>Où est-il? Où est-il? Où est-il?… Tout notre être demandait: «Où +est-il?»</p> + +<p>«Il est impossible qu'il se soit enfui! m'écriai-je dans une colère plus +grande que mon épouvante!</p> + +<p>—Je le touchais, s'exclama Frédéric Larsan.</p> + +<p>—Il était là, j'ai senti son souffle dans la figure! faisait le père +Jacques.</p> + +<p>—Nous le touchions!» répétâmes-nous, M. Stangerson et moi.</p> + +<p>Où est-il? Où est-il? Où est-il?…</p> + +<p>Nous courûmes comme des fous dans les deux galeries; nous visitâmes +portes et fenêtres; elles étaient closes, hermétiquement closes… On +n'avait pas pu les ouvrir, puisque nous les trouvions fermées… Et +puis, est-ce que cette ouverture d'une porte ou d'une fenêtre par cet +homme, ainsi traqué, sans que nous ayons pu apercevoir son geste, n'eût +pas été plus inexplicable encore que la disparition de l'homme lui-même?</p> + +<p>Où est-il? Où est-il?… Il n'a pu passer par une porte, ni par une +fenêtre, ni par rien. Il n'a pu passer à travers nos corps!…</p> + +<p>J'avoue que, dans le moment, je fus anéanti. Car, enfin, il faisait +clair dans la galerie, et dans cette galerie il n'y avait ni trappe, ni +porte secrète dans les murs, ni rien où l'on pût se cacher. Nous +remuâmes les fauteuils et soulevâmes les tableaux. Rien! Rien! Nous +aurions regardé dans une potiche, s'il y avait eu une potiche!</p> + + + + +<h2 id="ch17">XVII<br /> +La galerie inexplicable</h2> + + +<p>Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre, +continue toujours le carnet de Rouletabille. Nous étions presque à sa +porte, dans cette galerie où venait de se passer l'incroyable phénomène. +Il y a des moments où l'on sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une +balle dans la tête, un crâne qui éclate, le siège de la logique +assassiné, la raison en morceaux… tout cela était sans doute +comparable à la sensation, qui m'épuisait, «qui me vidait», du +déséquilibre de tout, de la fin de mon moi pensant, pensant avec ma +pensée d'homme! La ruine morale d'un édifice rationnel, doublé de la +ruine réelle de la vision physiologique, alors que les yeux voient +toujours clair, quel coup affreux sur le crâne!</p> + +<p>Heureusement, Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son +antichambre. Je la vis; et ce fut une diversion à ma pensée en chaos… +Je la respirai… «je respirai son parfum de la dame en noir… Chère +dame en noir, chère dame en noir» que je ne reverrai jamais plus! Mon +Dieu! dix ans de ma vie, la moitié de ma vie pour revoir la dame en +noir! Mais, hélas! Je ne rencontre plus, de temps en temps, et encore!… +et encore!… que le parfum, à peu près le parfum dont je venais +respirer la trace, sensible pour moi seul, dans le parloir de ma +jeunesse!… c'est cette réminiscence aiguë de ton cher parfum, dame en +noir, qui me fit aller vers celle-ci que voilà tout en blanc, et si +pâle, si pâle, et si belle sur le seuil de la «galerie inexplicable»! +Ses beaux cheveux dorés relevés sur la nuque laissent voir l'étoile +rouge de sa tempe, la blessure dont elle faillit mourir… Quand je +commençais seulement à prendre ma raison par le bon bout, dans cette +affaire, j'imaginais que, la nuit du mystère de la «Chambre Jaune», Mlle +Stangerson portait les cheveux en bandeaux… «Mais, avant mon entrée +dans la «Chambre Jaune», comment aurais-je raisonné sans la chevelure +aux bandeaux»?</p> + +<p>Et maintenant, je ne raisonne plus du tout, depuis le fait de la +«galerie inexplicable»; je suis là, stupide, devant l'apparition de Mlle +Stangerson, pâle et si belle. Elle est vêtue d'un peignoir d'une +blancheur de rêve. On dirait une apparition, un doux fantôme. Son père +la prend dans ses bras, l'embrasse avec passion, semble la reconquérir +une fois de plus, puisqu'une fois de plus elle eût pu, pour lui, être +perdue! Il n'ose l'interroger… Il l'entraîne dans sa chambre où nous +les suivons… car, enfin, il faut savoir!… La porte du boudoir est +ouverte… Les deux visages épouvantés des gardes-malades sont penchés +vers nous… «Mlle Stangerson demande ce que signifie tout ce bruit.» +«Voilà, dit-elle, c'est bien simple!…»—Comme c'est simple! comme +c'est simple!—… Elle a eu l'idée de ne pas dormir cette nuit dans sa +chambre, de se coucher dans la même pièce que les gardes-malades, dans +le boudoir… Et elle a fermé, sur elles trois, la porte du boudoir… +Elle a, depuis la nuit criminelle, des craintes, des peurs soudaines +fort compréhensibles, n'est-ce pas?… Qui comprendra pourquoi, cette +nuit justement «où il devait revenir», elle s'est enfermée par un +«hasard» très heureux avec ses femmes? Qui comprendra pourquoi elle +repousse la volonté de M. Stangerson de coucher dans le salon de sa +fille, puisque sa fille a peur? Qui comprendra pourquoi la lettre, qui +était tout à l'heure sur la table de la chambre, «n'y est plus»!… +Celui qui comprendra cela dira: Mlle Stangerson savait que l'assassin +devait revenir… elle ne pouvait l'empêcher de revenir… elle n'a +prévenu personne parce qu'il faut que l'assassin reste inconnu… +inconnu de son père, inconnu de tous… excepté de Robert Darzac. Car M. +Darzac doit le connaître maintenant… Il le connaissait peut-être +avant! Se rappeler la phrase du jardin de l'Élysée: «Me faudra-t-il, +pour vous avoir, commettre un crime?» Contre qui, le crime, sinon +«contre l'obstacle», contre l'assassin? Se rappeler encore cette phrase +de M. Darzac en réponse à ma question: «Cela ne vous déplairait-il point +que je découvre l'assassin?—Ah! Je voudrais le tuer de ma main!» Et je +lui ai répliqué: «Vous n'avez pas répondu à ma question!» Ce qui était +vrai. En vérité, en vérité, M. Darzac connaît si bien l'assassin qu'il a +peur que je le découvre, «tout en voulant le tuer». Il n'a facilité mon +enquête que pour deux raisons: d'abord parce que je l'y ai forcé; +ensuite, pour mieux veiller sur elle…</p> + +<p>Je suis dans la chambre… dans sa chambre… je la regarde, elle… et +je regarde aussi la place où était la lettre tout à l'heure… Mlle +Stangerson s'est emparée de la lettre; cette lettre était pour elle, +évidemment… évidemment… Ah! comme la malheureuse tremble… Elle +tremble au récit fantastique que son père lui fait de la présence de +l'assassin dans sa chambre et de la poursuite dont il a été l'objet… +Mais il est visible… il est visible qu'elle n'est tout à fait rassurée +que lorsqu'on lui affirme que l'assassin, par un sortilège inouï, a pu +nous échapper.</p> + +<p>Et puis il y a un silence… Quel silence!… Nous sommes tous là, à +«la» regarder… Son père, Larsan, le père Jacques et moi… Quelles +pensées roulent dans ce silence autour d'elle?… Après l'événement de +ce soir, après le mystère de la «galerie inexplicable», après cette +réalité prodigieuse de l'installation de l'assassin dans sa chambre, à +elle, il me semble que toutes les pensées, toutes, depuis celles qui se +traînent sous le crâne du père Jacques, jusqu'à celles qui «naissent» +sous le crâne de M. Stangerson, toutes pourraient se traduire par ces +mots qu'on lui adresserait, à elle: «Oh! toi qui connais le mystère, +explique-le-nous, et nous te sauverons peut-être!» Ah! comme je +voudrais la sauver… d'elle-même, et de l'autre!… J'en pleure… +Oui, je sens mes yeux se remplir de larmes devant tant de misère si +horriblement cachée.</p> + +<p>Elle est là, celle qui a le parfum de «la dame en noir»… je la vois +enfin, chez elle, dans sa chambre, dans cette chambre où elle n'a pas +voulu me recevoir… dans cette chambre «où elle se tait», où elle +continue de se taire. Depuis l'heure fatale de la «Chambre Jaune», nous +tournons autour de cette femme invisible et muette pour savoir ce +qu'elle sait. Notre désir, notre volonté de savoir doivent lui être un +supplice de plus. Qui nous dit que, si «nous apprenons», la connaissance +de «son» mystère ne sera pas le signal d'un drame plus épouvantable que +ceux qui se sont déjà déroulés ici? Qui nous dit qu'elle n'en mourra +pas? Et cependant, elle a failli mourir… et nous ne savons rien… Ou +plutôt il y en a qui ne savent rien… mais moi… si je savais «qui», +je saurais tout… Qui? qui? qui?… et ne sachant pas qui, je dois me +taire, par pitié pour elle, car il ne fait point de doute qu'elle sait, +elle, comment «il» s'est enfui, lui, de la «Chambre Jaune», et cependant +elle se tait. Pourquoi parlerais-je? Quand je saurai qui, «je lui +parlerai, à lui!»</p> + +<p>Elle nous regarde maintenant… mais de loin… comme si nous n'étions +pas dans sa chambre… M. Stangerson rompt le silence. M. Stangerson +déclare que, désormais, il ne quittera plus l'appartement de sa fille. +C'est en vain que celle-ci veut s'opposer à cette volonté formelle, M. +Stangerson tient bon. Il s'y installera dès cette nuit même, dit-il. Sur +quoi, uniquement occupé de la santé de sa fille, il lui reproche de +s'être levée… puis il lui tient soudain de petits discours +enfantins… Il lui sourit… il ne sait plus beaucoup ni ce qu'il dit, +ni ce qu'il fait… L'illustre professeur perd la tête… Il répète des +mots sans suite qui attestent le désarroi de son esprit… celui du +nôtre n'est guère moindre. Mlle Stangerson dit alors, avec une voix si +douloureuse, ces simples mots: «Mon père! mon père!» que celui-ci éclate +en sanglots. Le père Jacques se mouche et Frédéric Larsan, lui-même, est +obligé de se détourner pour cacher son émotion. Moi, je n'en peux +plus… je ne pense plus, je ne sens plus, je suis au-dessous du +végétal. Je me dégoûte.</p> + +<p>C'est la première fois que Frédéric Larsan se trouve, comme moi, en face +de Mlle Stangerson, depuis l'attentat de la «Chambre Jaune». Comme moi, +il avait insisté pour pouvoir interroger la malheureuse; mais, pas plus +que moi, il n'avait été reçu. À lui comme à moi, on avait toujours fait +la même réponse: Mlle Stangerson était trop faible pour nous recevoir, +les interrogatoires du juge d'instruction la fatiguaient suffisamment, +etc… Il y avait là une mauvaise volonté évidente à nous aider dans nos +recherches qui, «moi», ne me surprenait pas, mais qui étonnait toujours +Frédéric Larsan. Il est vrai que Frédéric Larsan et moi avons une +conception du crime tout à fait différente…</p> + +<p>… Ils pleurent… Et je me surprends encore à répéter au fond de moi: +La sauver!… la sauver malgré elle! la sauver sans la compromettre! La +sauver sans qu'«il» parle! Qui: «il?»—«Il», l'assassin… Le prendre +et lui fermer la bouche!… Mais M. Darzac l'a fait entendre: «pour lui +fermer la bouche, il faut le tuer!» Conclusion logique des phrases +échappées à M. Darzac. Ai-je le droit de tuer l'assassin de Mlle +Stangerson? Non!… Mais qu'il m'en donne seulement l'occasion. +Histoire de voir s'il est bien, réellement, en chair et en os! Histoire +de voir son cadavre, puisqu'on ne peut saisir son corps vivant!</p> + +<p>Ah! comment faire comprendre à cette femme, qui ne nous regarde même +pas, qui est toute à son effroi et à la douleur de son père, que je suis +capable de tout pour la sauver… Oui… oui… je recommencerai à +prendre ma raison par le bon bout et j'accomplirai des prodiges…</p> + +<p>Je m'avance vers elle… je veux parler, je veux la supplier d'avoir +confiance en moi… je voudrais lui faire entendre par quelques mots, +compris d'elle seule et de moi, que je sais comment son assassin est +sorti de la «Chambre Jaune», que j'ai deviné la moitié de son secret… +et que je la plains, elle, de tout mon cœur… Mais déjà son geste +nous prie de la laisser seule, exprime la lassitude, le besoin de repos +immédiat… M. Stangerson nous demande de regagner nos chambres, nous +remercie, nous renvoie… Frédéric Larsan et moi saluons, et, suivis du +père Jacques, nous regagnons la galerie. J'entends Frédéric Larsan qui +murmure: «Bizarre! bizarre!…» Il me fait signe d'entrer dans sa +chambre. Sur le seuil, il se retourne vers le père Jacques. Il lui +demande:</p> + +<p>«Vous l'avez bien vu, vous?</p> + +<p>—Qui?</p> + +<p>—L'homme!</p> + +<p>—Si je l'ai vu!… Il avait une large barbe rousse, des cheveux +roux…</p> + +<p>—C'est ainsi qu'il m'est apparu, à moi, fis-je.</p> + +<p>—Et à moi aussi», dit Frédéric Larsan.</p> + +<p>Le grand Fred et moi nous sommes seuls, maintenant, à parler de la +chose, dans sa chambre. Nous en parlons une heure, retournant l'affaire +dans tous les sens. Il est clair que Fred, aux questions qu'il me pose, +aux explications qu'il me donne, est persuadé—malgré ses yeux, malgré +mes yeux, malgré tous les yeux—que l'homme a disparu par quelque +passage secret de ce château qu'il connaissait.</p> + +<p>«Car il connaît le château, me dit-il; il le connaît bien…</p> + +<p>—C'est un homme de taille plutôt grande, bien découplé…</p> + +<p>—Il a la taille qu'il faut… murmure Fred…</p> + +<p>—Je vous comprends, dis-je… mais comment expliquez-vous la barbe +rousse, les cheveux roux?</p> + +<p>—Trop de barbe, trop de cheveux… Des postiches, indique Frédéric +Larsan.</p> + +<p>—C'est bientôt dit… Vous êtes toujours occupé par la pensée de Robert +Darzac… Vous ne pourrez donc vous en débarrasser jamais?… Je suis +sûr, moi, qu'il est innocent…</p> + +<p>—Tant mieux! Je le souhaite… mais vraiment tout le condamne… Vous +avez remarqué les pas sur le tapis?… Venez les voir…</p> + +<p>—Je les ai vus… Ce sont «les pas élégants» du bord de l'étang.</p> + +<p>—Ce sont les pas de Robert Darzac; le nierez-vous?</p> + +<p>—Évidemment, on peut s'y méprendre…</p> + +<p>—Avez-vous remarqué que la trace de ces pas «ne revient pas»? Quand +l'homme est sorti de la chambre, poursuivi par nous tous, ses pas n'ont +point laissé de traces…</p> + +<p>—L'homme était peut-être dans la chambre «depuis des heures». La boue +de ses bottines a séché et il glissait avec une telle rapidité sur la +pointe de ses bottines… On le voyait fuir, l'homme… on ne +l'entendait pas…»</p> + +<p>Soudain, j'interromps ces propos sans suite, sans logique, indignes de +nous. Je fais signe à Larsan d'écouter:</p> + +<p>«Là, en bas… on ferme une porte…»</p> + +<p>Je me lève; Larsan me suit; nous descendons au rez-de-chaussée du +château; nous sortons du château. Je conduis Larsan à la petite pièce en +encorbellement dont la terrasse donne sous la fenêtre de la galerie +tournante. Mon doigt désigne cette porte fermée maintenant, ouverte tout +à l'heure, sous laquelle filtre de la lumière.</p> + +<p>«Le garde! dit Fred.</p> + +<p>—Allons-y!» lui soufflai-je…</p> + +<p>Et, décidé, mais décidé à quoi, le savais-je? décidé à croire que le +garde est le coupable? l'affirmerais-je? je m'avance contre la porte, et +je frappe un coup brusque.</p> + +<p>Certains penseront que ce retour à la porte du garde est bien tardif… +et que notre premier devoir à tous, après avoir constaté que l'assassin +nous avait échappé dans la galerie, était de le rechercher partout +ailleurs, autour du château, dans le parc… Partout…</p> + +<p>Si l'on nous fait une telle objection, nous n'avons pour y répondre que +ceci: c'est que l'assassin était disparu de telle sorte de la galerie +«que nous avons réellement pensé qu'il n'était plus nulle part»! Il nous +avait échappé quand nous avions tous la main dessus, quand nous le +touchions presque… nous n'avions plus aucun ressort pour nous imaginer +que nous pourrions maintenant le découvrir dans le mystère de la nuit et +du parc. Enfin, je vous ai dit de quel coup cette disparition m'avait +choqué le crâne!</p> + +<p>… Aussitôt que j'eus frappé, la porte s'ouvrit; le garde nous demanda +d'une voix calme ce que nous voulions. Il était en chemise «et il allait +se mettre au lit»; le lit n'était pas encore défait…</p> + +<p>Nous entrâmes; je m'étonnai.</p> + +<p>«Tiens! vous n'êtes pas encore couché?…</p> + +<p>—Non! répondit-il d'une voix rude… J'ai été faire une tournée dans le +parc et dans les bois… J'en reviens… Maintenant, j'ai sommeil… +bonsoir!…</p> + +<p>—Écoutez, fis-je… Il y avait tout à l'heure, auprès de votre fenêtre, +une échelle…</p> + +<p>—Quelle échelle? Je n'ai pas vu d'échelle!… Bonsoir!»</p> + +<p>Et il nous mit à la porte tout simplement.</p> + +<p>Dehors, je regardai Larsan. Il était impénétrable.</p> + +<p>«Eh bien? fis-je…</p> + +<p>—Eh bien? répéta Larsan…</p> + +<p>—Cela ne vous ouvre-t-il point des horizons?»</p> + +<p>Sa mauvaise humeur était certaine. En rentrant au château, je l'entendis +qui bougonnait:</p> + +<p>«Il serait tout à fait, mais tout à fait étrange que je me fusse trompé +à ce point!…»</p> + +<p>Et, cette phrase, il me semblait qu'il l'avait plutôt prononcée à mon +adresse qu'il ne se la disait à lui-même.</p> + +<p>Il ajouta:</p> + +<p>«Dans tous les cas, nous serons bientôt fixés… Ce matin il fera jour.»</p> + + + + +<h2 id="ch18">XVIII<br /> +Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de son front</h2> + +<p class="c"><i>Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite).</i></p> + + +<p>Nous nous quittâmes sur le seuil de nos chambres après une mélancolique +poignée de mains. J'étais heureux d'avoir fait naître quelque soupçon de +son erreur dans cette cervelle originale, extrêmement intelligente, mais +antiméthodique. Je ne me couchai point. J'attendis le petit jour et je +descendis devant le château. J'en fis le tour en examinant toutes les +traces qui pouvaient en venir ou y aboutir. Mais elles étaient si mêlées +et si confuses que je ne pus rien en tirer. Du reste, je tiens ici à +faire remarquer que je n'ai point coutume d'attacher une importance +exagérée aux signes extérieurs que laisse le passage d'un crime. Cette +méthode, qui consiste à conclure au criminel d'après les traces de pas, +est tout à fait primitive. Il y a beaucoup de traces de pas qui sont +identiques, et c'est tout juste s'il faut leur demander une première +indication qu'on ne saurait, en aucun cas, considérer comme une preuve.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, dans le grand désarroi de mon esprit, je m'en étais +donc allé dans la cour d'honneur et m'étais penché sur les traces, sur +toutes les traces qui étaient là, leur demandant cette première +indication dont j'avais tant besoin pour m'accrocher à quelque chose de +«raisonnable», à quelque chose qui me permît de «raisonner» sur les +événements de la «galerie inexplicable». Comment raisonner?… Comment +raisonner?</p> + +<p>… Ah! raisonner par le bon bout! Je m'assieds, désespéré, sur une +pierre de la cour d'honneur déserte… Qu'est-ce que je fais, depuis +plus d'une heure, sinon la plus basse besogne du plus ordinaire +policier… Je vais quérir l'erreur comme le premier inspecteur venu, +sur la trace de quelques pas «qui me feront dire ce qu'ils voudront»!</p> + +<p>Je me trouve plus abject, plus bas dans l'échelle des intelligences que +ces agents de la Sûreté imaginés par les romanciers modernes, agents qui +ont acquis leur méthode dans la lecture des romans d'Edgar Poe ou de +Conan Doyle. Ah! Agents littéraires… qui bâtissez des montagnes de +stupidité avec un pas sur le sable, avec le dessin d'une main sur le +mur! «À toi, Frédéric Larsan, à toi, l'agent littéraire!… Tu as trop +lu Conan Doyle, mon vieux!… Sherlock Holmes te fera faire des +bêtises, des bêtises de raisonnement plus énormes que celles qu'on lit +dans les livres… Elles te feront arrêter un innocent… Avec ta +méthode à la Conan Doyle, tu as su convaincre le juge d'instruction, le +chef de la Sûreté… tout le monde… Tu attends une dernière preuve… +une dernière!… Dis donc une première, malheureux!… «Tout ce que +vous offrent les sens ne saurait être une preuve…» Moi aussi, je me +suis penché sur «les traces sensibles», mais pour leur demander +uniquement <i>d'entrer dans le cercle qu'avait dessiné ma +raison</i>. Ah! bien des fois, le cercle fut si étroit, si étroit… +Mais si étroit était-il, il était immense, «puisqu'il ne contenait que +de la vérité»!… Oui, oui, je le jure, les traces sensibles n'ont +jamais été que mes servantes… elles n'ont point été mes maîtresses… +Elles n'ont point fait de moi cette chose monstrueuse, plus terrible +qu'un homme sans yeux: un homme qui voit mal! Et voilà pourquoi je +triompherai de ton erreur et de ta cogitation animale, ô Frédéric +Larsan!»</p> + +<p>Eh quoi! eh quoi! parce que, pour la première fois, cette nuit, dans la +galerie inexplicable, il s'est produit un événement qui «semble» ne +point rentrer dans le cercle tracé par ma raison, voilà que je divague, +voilà que je me penche, le nez sur la terre, comme un porc qui cherche, +au hasard, dans la fange, l'ordure qui le nourrira… Allons! +Rouletabille, mon ami, relève la tête… il est impossible que +l'événement de la galerie inexplicable soit sorti du cercle tracé par ta +raison… Tu le sais! Tu le sais! Alors, relève la tête… presse de tes +deux mains les bosses de ton front, et rappelle-toi que, lorsque tu as +tracé le cercle, tu as pris, pour le dessiner dans ton cerveau comme on +trace sur le papier une figure géométrique, <i>tu as pris ta raison par +le bon bout!</i></p> + +<p>Eh bien, marche maintenant… et remonte dans la «galerie inexplicable +en t'appuyant sur le bon bout de ta raison» comme Frédéric Larsan +s'appuie sur sa canne, et tu auras vite prouvé que le grand Fred n'est +qu'un sot.</p> + +<p class="sign">Joseph ROULETABILLE</p> + +<p class="sign">30 octobre, midi.</p> + +<p>Ainsi ai-je pensé… ainsi ai-je agi… la tête en feu, je suis remonté +dans la galerie et voilà que, sans y avoir rien trouvé de plus que ce +que j'y ai vu cette nuit, le bon bout de ma raison m'a montré une chose +si formidable que j'ai besoin de «me retenir à lui» pour ne pas tomber.</p> + +<p>Ah! Il va me falloir de la force, cependant, pour découvrir maintenant +les traces sensibles qui vont entrer, qui doivent entrer dans le cercle +plus large que j'ai dessiné là, entre les deux bosses de mon front!</p> + +<p class="sign">Joseph ROULETABILLE</p> + +<p class="sign">30 octobre, minuit.</p> + + + + +<h2 id="ch19">XIX<br /> +Rouletabille m'offre à déjeuner à l'auberge du «Donjon»</h2> + + +<p>Ce n'est que plus tard que Rouletabille me remit ce carnet où l'histoire +du phénomène de la «galerie inexplicable» avait été retracée tout au +long, par lui, le matin même qui suivit cette nuit énigmatique. Le jour +où je le rejoignis au Glandier dans sa chambre, il me raconta, par le +plus grand détail, tout ce que vous connaissez maintenant, y compris +l'emploi de son temps pendant les quelques heures qu'il était allé +passer, cette semaine-là, à Paris, où, du reste, il ne devait rien +apprendre qui le servît.</p> + +<p>L'événement de la «galerie inexplicable» était survenu dans la nuit du +29 au 30 octobre, c'est-à-dire trois jours avant mon retour au château, +puisque nous étions le 2 novembre. «C'est donc le 2 novembre» que je +reviens au Glandier, appelé par la dépêche de mon ami et apportant les +revolvers.</p> + +<p>Je suis dans la chambre de Rouletabille; il vient de terminer son récit.</p> + +<p>Pendant qu'il parlait, il n'avait point cessé de caresser la convexité +des verres du binocle qu'il avait trouvé sur le guéridon et je +comprenais, à la joie qu'il prenait à manipuler ces verres de presbyte, +que ceux-ci devaient constituer une de ces «marques sensibles destinées +à entrer dans le cercle tracé par le bon bout de sa raison». Cette façon +bizarre, unique, qu'il avait de s'exprimer en usant de termes +merveilleusement adéquats à sa pensée ne me surprenait plus; mais +souvent il fallait connaître sa pensée pour comprendre les termes et ce +n'était point toujours facile que de pénétrer la pensée de Joseph +Rouletabille. La pensée de cet enfant était une des choses les plus +curieuses que j'avais jamais eu à observer. Rouletabille se promenait +dans la vie avec cette pensée sans se douter de l'étonnement—disons le +mot—de l'ahurissement qu'il rencontrait sur son chemin. Les gens +tournaient la tête vers cette pensée, la regardaient passer, s'éloigner, +comme on s'arrête pour considérer plus longtemps une silhouette +originale que l'on a croisée sur sa route. Et comme on se dit: «D'où +vient-il, celui-là! Où va-t-il?» on se disait: «D'où vient la pensée de +Joseph Rouletabille et où va-t-elle?» J'ai avoué qu'il ne se doutait +point de la couleur originale de sa pensée; aussi ne la gênait-elle +nullement pour se promener, comme tout le monde, dans la vie. De même, +un individu qui ne se doute point de sa mise excentrique est-il tout à +fait à son aise, quel que soit le milieu qu'il traverse. C'est donc avec +une simplicité naturelle que cet enfant, irresponsable de son cerveau +supernaturel, exprimait des choses formidables «par leur logique +raccourcie», tellement raccourcie que nous n'en pouvions, nous autres, +comprendre la forme qu'autant qu'à nos yeux émerveillés il voulait bien +la détendre et la présenter de face dans sa position normale.</p> + +<p>Joseph Rouletabille me demanda ce que je pensais du récit qu'il venait +de me faire. Je lui répondis que sa question m'embarrassait fort, à quoi +il me répliqua d'essayer, à mon tour, de prendre ma raison par le bon +bout.</p> + +<p>«Eh bien, fis-je, il me semble que le point de départ de mon +raisonnement doit être celui-ci: il ne fait point de doute que +l'assassin que vous poursuiviez a été à un moment de cette poursuite +dans la galerie.»</p> + +<p>Et je m'arrêtai…</p> + +<p>«En partant si bien, s'exclama-t-il, vous ne devriez point être arrêté +si tôt. Voyons, un petit effort.</p> + +<p>—Je vais essayer. Du moment où il était dans la galerie et où il en a +disparu, alors qu'il n'a pu passer ni par une porte ni par une fenêtre, +il faut qu'il se soit échappé par une autre ouverture.»</p> + +<p>Joseph Rouletabille me considéra avec pitié, sourit négligemment et +n'hésita pas plus longtemps à me confier que je raisonnais toujours +«comme une savate».</p> + +<p>«Que dis-je? comme une savate! Vous raisonnez comme Frédéric Larsan!»</p> + +<p>Car Joseph Rouletabille passait par des périodes alternatives +d'admiration et de dédain pour Frédéric Larsan; tantôt il s'écriait: «Il +est vraiment fort!»; tantôt il gémissait: «Quelle brute!», selon que—et +je l'avais bien remarqué—selon que les découvertes de Frédéric Larsan +venaient corroborer son raisonnement à lui ou qu'elles le +contredisaient. C'était un des petits côtés du noble caractère de cet +enfant étrange.</p> + +<p>Nous nous étions levés et il m'entraîna dans le parc. Comme nous nous +trouvions dans la cour d'honneur, nous dirigeant vers la sortie, un +bruit de volets rejetés contre le mur nous fit tourner la tête, et nous +vîmes au premier étage de l'aile gauche du château, à la fenêtre, une +figure écarlate et entièrement rasée que je ne connaissais point.</p> + +<p>«Tiens! murmura Rouletabille, Arthur Rance!»</p> + +<p>Il baissa la tête, hâta sa marche et je l'entendis qui disait entre ses +dents:</p> + +<p>«Il était donc cette nuit au château?… Qu'est-il venu y faire?»</p> + +<p>Quand nous fûmes assez éloignés du château, je lui demandai qui était +cet Arthur Rance et comment il l'avait connu. Alors il me rappela son +récit du matin même, me faisant souvenir que M. Arthur-W. Rance était +cet américain de Philadelphie avec qui il avait si copieusement trinqué +à la réception de l'Élysée.</p> + +<p>«Mais ne devait-il point quitter la France presque immédiatement? +demandai-je.</p> + +<p>—Sans doute; aussi vous me voyez tout étonné de le trouver encore, non +seulement en France, mais encore, mais surtout au Glandier. Il n'est +point arrivé ce matin; il n'est point arrivé cette nuit; il sera donc +arrivé avant dîner et je ne l'ai point vu. Comment se fait-il que les +concierges ne m'aient point averti?»</p> + +<p>Je fis remarquer à mon ami qu'à propos des concierges, il ne m'avait +point encore dit comment il s'y était pris pour les faire remettre en +liberté.</p> + +<p>Nous approchions justement de la loge; le père et la mère Bernier nous +regardaient venir. Un bon sourire éclairait leur face prospère. Ils +semblaient n'avoir gardé aucun mauvais souvenir de leur détention +préventive. Mon jeune ami leur demanda à quelle heure était arrivé +Arthur Rance. Ils lui répondirent qu'ils ignoraient que M. Arthur Rance +fût au château. Il avait dû s'y présenter dans la soirée de la veille, +mais ils n'avaient pas eu à lui ouvrir la grille, attendu que M. Arthur +Rance, qui était, paraît-il, un grand marcheur et qui ne voulait point +qu'on allât le chercher en voiture, avait coutume de descendre à la gare +du petit bourg de Saint-Michel; de là, il s'acheminait à travers la +forêt jusqu'au château. Il arrivait au parc par la grotte de +Sainte-Geneviève, descendait dans cette grotte, enjambait un petit +grillage et se trouvait dans le parc.</p> + +<p>À mesure que les concierges parlaient, je voyais le visage de +Rouletabille s'assombrir, manifester un certain mécontentement et, à +n'en point douter, un mécontentement contre lui-même. Évidemment, il +était un peu vexé que, ayant tant travaillé sur place, ayant étudié les +êtres et les choses du Glandier avec un soin méticuleux, il en fût +encore à apprendre «qu'Arthur Rance avait coutume de venir au château».</p> + +<p>Morose, il demanda des explications.</p> + +<p>«Vous dites que M. Arthur Rance a coutume de venir au château… Mais, +quand y est-il donc venu pour la dernière fois?</p> + +<p>—Nous ne saurions vous dire exactement, répondit M. Bernier—c'était le +nom du concierge—attendu que nous ne pouvions rien savoir pendant qu'on +nous tenait en prison, et puis parce que, si ce monsieur, quand il vient +au château, ne passe pas par notre grille, il n'y passe pas non plus +quand il le quitte…</p> + +<p>—Enfin, savez-vous quand il y est venu <i>pour la première fois?</i></p> + +<p>—Oh! oui, monsieur… il y a neuf ans!…</p> + +<p>—Il est donc venu en France, il y a neuf ans, répondit Rouletabille; +et, cette fois-ci, à votre connaissance, combien de fois est-il venu au +Glandier?</p> + +<p>—Trois fois.</p> + +<p>—Quand est-il venu au Glandier pour la dernière fois, à «votre +connaissance», avant aujourd'hui.</p> + +<p>—Une huitaine de jours avant l'attentat de la «Chambre Jaune».</p> + +<p>Rouletabille demanda encore, cette fois-ci, particulièrement à la femme:</p> + +<p>«<i>Dans la rainure du parquet?</i></p> + +<p>—Dans la rainure du parquet, répondit-elle.</p> + +<p>—Merci, fit Rouletabille, et préparez-vous pour ce soir.»</p> + +<p>Il prononça cette dernière phrase, un doigt sur la bouche, pour +recommander le silence et la discrétion.</p> + +<p>Nous sortîmes du parc et nous dirigeâmes vers l'auberge du «Donjon».</p> + +<p>«Vous allez quelquefois manger à cette auberge?</p> + +<p>—Quelquefois.</p> + +<p>—Mais vous prenez aussi vos repas au château?</p> + +<p>—Oui, Larsan et moi nous nous faisons servir tantôt dans l'une de nos +chambres, tantôt dans l'autre.</p> + +<p>—M. Stangerson ne vous a jamais invité à sa table?</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p>—Votre présence chez lui ne le lasse pas?</p> + +<p>—Je n'en sais rien, mais en tout cas il fait comme si nous ne le +gênions pas.</p> + +<p>—Il ne vous interroge jamais?</p> + +<p>—Jamais! Il est resté dans cet état d'esprit du monsieur qui était +derrière la porte de la «Chambre Jaune», pendant qu'on assassinait sa +fille, qui a défoncé la porte et qui n'a point trouvé l'assassin. Il est +persuadé que, du moment qu'il n'a pu, «sur le fait», rien découvrir, +nous ne pourrons à plus forte raison rien découvrir non plus, nous +autres… Mais il s'est fait un devoir, «depuis l'hypothèse de Larsan», +de ne point contrarier nos illusions.»</p> + +<p>Rouletabille se replongea dans ses réflexions. Il en sortit enfin pour +m'apprendre comment il avait libéré les deux concierges.</p> + +<p>«Je suis allé, dernièrement, trouver M. Stangerson avec une feuille de +papier. Je lui ai dit d'écrire sur cette feuille ces mots: «Je m'engage, +quoi qu'ils puissent dire, à garder à mon service mes deux fidèles +serviteurs, Bernier et sa femme», et de signer. Je lui expliquai qu'avec +cette phrase je serais en mesure de faire parler le concierge et sa +femme et je lui affirmai que j'étais sûr qu'ils n'étaient pour rien dans +le crime. Ce fut, d'ailleurs, toujours mon opinion. Le juge +d'instruction présenta cette feuille signée aux Bernier qui, alors, +parlèrent. Ils dirent ce que j'étais certain qu'ils diraient, dès qu'on +leur enlèverait la crainte de perdre leur place. Ils racontèrent qu'ils +braconnaient sur les propriétés de M. Stangerson et que c'était par un +soir de braconnage qu'ils se trouvèrent non loin du pavillon au moment +du drame. Les quelques lapins qu'ils acquéraient ainsi, au détriment de +M. Stangerson, étaient vendus par eux au patron de l'auberge du «Donjon» +qui s'en servait pour sa clientèle ou qui les écoulait sur Paris. +C'était la vérité, je l'avais devinée dès le premier jour. Souvenez-vous +de cette phrase avec laquelle j'entrai dans l'auberge du «Donjon»: «Il +va falloir manger du saignant maintenant!» Cette phrase, je l'avais +entendue le matin même, quand nous arrivâmes devant la grille du parc, +et vous l'aviez entendue, vous aussi, mais vous n'y aviez point attaché +d'importance. Vous savez qu'au moment où nous allions atteindre cette +grille, nous nous sommes arrêtés à regarder un instant un homme qui, +devant le mur du parc, faisait les cent pas en consultant, à chaque +instant, sa montre. Cet homme, c'était Frédéric Larsan qui, déjà, +travaillait. Or, derrière nous, le patron de l'auberge sur son seuil +disait à quelqu'un qui se trouvait à l'intérieur de l'auberge: +«Maintenant, il va falloir manger du saignant!»</p> + +<p>«Pourquoi ce «maintenant»? Quand on est comme moi à la recherche de la +plus mystérieuse vérité, on ne laisse rien échapper, ni de ce que l'on +voit, ni de ce que l'on entend. Il faut, à toutes choses, trouver un +sens. Nous arrivions dans un petit pays qui venait d'être bouleversé par +un crime. La logique me conduisait à soupçonner toute phrase prononcée +comme pouvant se rapporter à l'événement du jour. «Maintenant», pour +moi, signifiait: «Depuis l'attentat.» Dès le début de mon enquête, je +cherchai donc à trouver une corrélation entre cette phrase et le drame. +Nous allâmes déjeuner au «Donjon». Je répétai tout de go la phrase et je +vis, à la surprise et à l'ennui du père Mathieu, que je n'avais pas, +quant à lui, exagéré l'importance de cette phrase. J'avais appris, à ce +moment, l'arrestation des concierges. Le père Mathieu nous parla de ces +gens comme on parle de vrais amis… Que l'on regrette… Liaison fatale +des idées… je me dis: «Maintenant que les concierges sont arrêtés, «il +va falloir manger du saignant.» Plus de concierges, plus de gibier! +Comment ai-je été conduit à cette idée précise de «gibier»! La haine +exprimée par le père Mathieu pour le garde de M. Stangerson, haine, +prétendait-il, partagée par les concierges, me mena tout doucement à +l'idée de braconnage… Or, comme, de toute évidence, les concierges ne +pouvaient être dans leur lit au moment du drame, pourquoi étaient-ils +dehors cette nuit-là? Pour le drame? Je n'étais point disposé à le +croire, car déjà je pensais, pour des raisons que je vous dirai plus +tard, que l'assassin n'avait pas de complice et que tout ce drame +cachait un mystère entre Mlle Stangerson et l'assassin, mystère dans +lequel les concierges n'avaient que faire. L'histoire du braconnage +expliquait tout, <i>relativement aux concierges</i>. Je l'admis en +principe et je recherchai une preuve chez eux, dans leur loge. Je +pénétrai dans leur maisonnette, comme vous le savez, et découvris sous +leur lit des lacets et du fil de laiton. «Parbleu! pensai-je, parbleu! +voilà bien pourquoi ils étaient, la nuit, dans le parc.» Je ne m'étonnai +point qu'ils se fussent tus devant le juge et que, sous le coup d'une +aussi grave accusation que celle d'une complicité dans le crime, ils +n'aient point répondu tout de suite en avouant le braconnage. Le +braconnage les sauvait de la cour d'assisses, mais les faisait mettre à +la porte du château, et, comme ils étaient parfaitement sûrs de leur +innocence sur le fait crime, ils espéraient bien que celle-ci serait +vite découverte et que l'on continuerait à ignorer le fait braconnage. +Il leur serait toujours loisible de parler à temps! Je leur ai fait +hâter leur confession par l'engagement signé de M. Stangerson, que je +leur apportais. Ils donnèrent toutes preuves nécessaires, furent mis en +liberté et conçurent pour moi une vive reconnaissance. Pourquoi ne les +avais-je point fait délivrer plus tôt? Parce que je n'étais point sûr +alors qu'il n'y avait dans leur cas que du braconnage. Je voulais les +laisser venir, et étudier le terrain. Ma conviction ne devint que plus +certaine, à mesure que les jours s'écoulaient. Au lendemain de la +«galerie inexplicable», comme j'avais besoin de gens dévoués ici, je +résolus de me les attacher immédiatement en faisant cesser leur +captivité. Et voilà!»</p> + +<p>Ainsi s'exprima Joseph Rouletabille, et je ne pus que m'étonner encore +de la simplicité de raisonnement qui l'avait conduit à la vérité dans +cette affaire de la complicité des concierges. Certes, l'affaire était +minime, mais je pensai à part moi que le jeune homme, un de ces jours, +ne manquerait point de nous expliquer, avec la même simplicité, la +formidable nuit de la «Chambre Jaune» et celle de la «galerie +inexplicable».</p> + +<p>Nous étions arrivés à l'auberge du «Donjon». Nous entrâmes.</p> + +<p>Cette fois, nous ne vîmes point l'hôte, mais ce fut l'hôtesse qui nous +accueillit avec un bon sourire heureux. J'ai déjà décrit la salle où +nous nous trouvions, et j'ai donné un aperçu de la charmante femme +blonde aux yeux doux qui se mit immédiatement à notre disposition pour +le déjeuner.</p> + +<p>«Comment va le père Mathieu? demanda Rouletabille.</p> + +<p>—Guère mieux, monsieur, guère mieux; il est toujours au lit.</p> + +<p>—Ses rhumatismes ne le quittent donc pas?</p> + +<p>—Eh non! J'ai encore été obligée, la nuit dernière, de lui faire une +piqûre de morphine. Il n'y a que cette drogue-là qui calme ses +douleurs.»</p> + +<p>Elle parlait d'une voix douce; tout, en elle, exprimait la douceur. +C'était vraiment une belle femme, un peu indolente, aux grands yeux +cernés, des yeux d'amoureuse. Le père Mathieu, quand il n'avait pas de +rhumatismes, devait être un heureux gaillard. Mais elle, était-elle +heureuse avec ce rhumatisant bourru? La scène à laquelle nous avions +précédemment assisté ne pouvait nous le faire croire, et cependant, il y +avait, dans toute l'attitude de cette femme, quelque chose qui ne +dénotait point le désespoir. Elle disparut dans sa cuisine pour préparer +notre repas, nous laissant sur la table une bouteille d'excellent cidre. +Rouletabille nous en versa dans des bols, bourra sa pipe, l'alluma, et, +tranquillement, m'expliqua enfin la raison qui l'avait déterminé à me +faire venir au Glandier avec des revolvers.</p> + +<p>«Oui, dit-il, en suivant d'un œil contemplatif les volutes de la +fumée qu'il tirait de sa bouffarde, oui, cher ami, j'attends, ce soir, +l'assassin.»</p> + +<p>Il y eut un petit silence que je n'eus garde d'interrompre, et il +reprit:</p> + +<p>«Hier soir, au moment où j'allais me mettre au lit, M. Robert Darzac +frappa à la porte de ma chambre. Je lui ouvris, et il me confia qu'il +était dans la nécessité de se rendre, le lendemain matin, c'est-à-dire +ce matin même, à Paris. La raison qui le déterminait à ce voyage était +à la fois péremptoire et mystérieuse, péremptoire puisqu'il lui était +impossible de ne pas faire ce voyage, et mystérieuse puisqu'il lui était +aussi impossible de m'en dévoiler le but. «Je pars, et cependant, +ajouta-t-il, je donnerais la moitié de ma vie pour ne pas quitter en ce +moment Mlle Stangerson.» Il ne me cacha point qu'il la croyait encore +une fois en danger. «Il surviendrait quelque chose la nuit prochaine que +je ne m'en étonnerais guère, avoua-t-il, et cependant il faut que je +m'absente. Je ne pourrai être de retour au Glandier qu'après-demain +matin.»</p> + +<p>«Je lui demandai des explications, et voici tout ce qu'il m'expliqua. +Cette idée d'un danger pressant lui venait uniquement de la coïncidence +qui existait entre ses absences et les attentats dont Mlle Stangerson +était l'objet. La nuit de la «galerie inexplicable», il avait dû quitter +le Glandier; la nuit de la «Chambre Jaune», il n'aurait pu être au +Glandier et, de fait, nous savons qu'il n'y était pas. Du moins nous le +savons officiellement, d'après ses déclarations. Pour que, chargé d'une +idée pareille, il s'absentât à nouveau aujourd'hui, <i>il fallait +qu'il obéît à une volonté plus forte que la sienne</i>. C'est +ce que je pensais et c'est ce que je lui dis. Il me répondit: +«Peut-être!» Je demandai si cette volonté plus forte que la sienne était +celle de Mlle Stangerson; il me jura que non et que la décision de son +départ avait été prise par lui, en dehors de toute instruction de Mlle +Stangerson. Bref, il me répéta qu'il ne croyait à la possibilité d'un +nouvel attentat qu'à cause de cette extraordinaire coïncidence qu'il +avait remarquée «et que le juge d'instruction, du reste, lui avait fait +remarquer». «S'il arrivait quelque chose à Mlle Stangerson, dit-il, ce +serait terrible et pour elle et pour moi; pour elle, qui sera une fois +de plus entre la vie et la mort; pour moi, qui ne pourrai la défendre en +cas d'attaque et qui serai ensuite dans la nécessité de ne point dire +<i>où j'ai passé la nuit</i>. Or, je me rends parfaitement compte des +soupçons qui pèsent sur moi. Le juge d'instruction et M. Frédéric +Larsan—ce dernier m'a suivi à la piste, la dernière fois que je me suis +rendu à Paris, et j'ai eu toutes les peines du monde à m'en +débarrasser—ne sont pas loin de me croire coupable.—Que ne dites-vous, +m'écriai-je tout à coup, le nom de l'assassin, puisque vous le +connaissez?» M. Darzac parut extrêmement troublé de mon exclamation. Il +me répliqua, d'une voix hésitante: «Moi! Je connais le nom de +l'assassin? Qui me l'aurait appris?» Je repartis aussitôt: «Mlle +Stangerson!» Alors, il devint tellement pâle que je crus qu'il allait se +trouver mal, et je vis que j'avais frappé juste: <i>Mlle +Stangerson et lui savent le nom de l'assassin!</i> Quand il +fut un peu remis, il me dit: «Je vais vous quitter, monsieur. Depuis que +vous êtes ici, j'ai pu apprécier votre exceptionnelle intelligence et +votre ingéniosité sans égale. Voici le service que je réclame de vous. +Peut-être ai-je tort de craindre un attentat la nuit prochaine; mais, +comme il faut tout prévoir, je compte sur vous pour rendre cet attentat +impossible… Prenez toutes dispositions qu'il faudra pour isoler, pour +garder Mlle Stangerson. Faites qu'on ne puisse entrer dans la chambre de +Mlle Stangerson. Veillez autour de cette chambre comme un bon chien de +garde. Ne dormez pas. Ne vous accordez point une seconde de repos. +L'homme que nous redoutons est d'une astuce prodigieuse, qui n'a +peut-être encore jamais été égalée au monde. Cette astuce même <i>la +sauvera si vous veillez</i>; car il est impossible qu'il ne sache point +que vous veillez, à cause de cette astuce même; et, s'il sait que vous +veillez, il ne tentera rien.—Avez-vous parlé de ces choses à M. +Stangerson?—Non!—Pourquoi?—Parce que je ne veux point, monsieur, +que M. Stangerson me dise ce que vous m'avez dit tout à l'heure: Vous +connaissez le nom de l'assassin!» Si, vous, vous êtes étonné de ce que +je viens vous dire: «L'assassin va peut-être venir demain!», quel serait +l'étonnement de M. Stangerson, si je lui répétais la même chose! Il +n'admettra peut-être point que mon sinistre pronostic ne soit basé que +sur des coïncidences qu'il finirait, sans doute, lui aussi, par trouver +étranges… Je vous dis tout cela, monsieur Rouletabille, parce que j'ai +une grande… une grande confiance en vous… Je sais que, <i>vous</i>, +vous ne me soupçonnez pas!…»</p> + +<p>«Le pauvre homme, continua Rouletabille, me répondait comme il pouvait, +à hue et à dia. Il souffrait. J'eus pitié de lui, d'autant plus que je +me rendais parfaitement compte qu'il se ferait tuer plutôt que de me +dire qui était l'assassin comme Mlle Stangerson se fera plutôt +assassiner que de dénoncer l'homme de la «Chambre Jaune» et de la +«galerie inexplicable». L'homme doit la tenir, ou doit les tenir tous +deux, d'une manière terrible, «et ils ne doivent rien tant redouter que +de voir M. Stangerson apprendre que sa fille est «tenue «par son +assassin.» Je fis comprendre à M. Darzac qu'il s'était suffisamment +expliqué et qu'il pouvait se taire puisqu'il ne pouvait plus rien +m'apprendre. Je lui promis de veiller et de ne me point coucher de la +nuit. Il insista pour que j'organisasse une véritable barrière +infranchissable autour de la chambre de Mlle Stangerson, autour du +boudoir où couchaient les deux gardes et autour du salon où couchait, +depuis la «galerie inexplicable», M. Stangerson; bref, autour de tout +l'appartement. Non seulement je compris, à cette insistance, que M. +Darzac me demandait de rendre impossible l'arrivée à la chambre de Mlle +Stangerson, mais encore de rendre cette arrivée si «visiblement» +impossible, que l'homme fût rebuté tout de suite et disparût sans +laisser de trace. C'est ainsi que j'expliquai, à part moi, la phrase +finale dont il me salua: «Quand je serai parti, vous pourrez parler de +«vos» soupçons pour cette nuit à M. Stangerson, au père Jacques, à +Frédéric Larsan, à tout le monde au château et organiser ainsi, jusqu'à +mon retour, une surveillance dont, aux yeux de tous, vous aurez eu seul +l'idée.»</p> + +<p>«Il s'en alla, le pauvre, le pauvre homme, ne sachant plus guère ce +qu'il disait, devant mon silence et mes yeux qui lui «criaient» que +j'avais deviné les trois quarts de son secret. Oui, oui, vraiment, il +devait être tout à fait désemparé pour être venu à moi dans un moment +pareil et pour abandonner Mlle Stangerson, quand il avait dans la tête +cette idée terrible de la «coïncidence…»</p> + +<p>«Quand il fut parti, je réfléchis. Je réfléchis à ceci, qu'il fallait +être plus astucieux que l'astuce même, de telle sorte que l'homme, s'il +devait aller, cette nuit, dans la chambre de Mlle Stangerson, ne se +doutât point une seconde qu'on pouvait soupçonner sa venue. Certes! +l'empêcher de pénétrer, même par la mort, mais le laisser avancer +suffisamment pour que, <i>mort ou vivant, on pût voir nettement +sa figure!</i> Car il fallait en finir, il <i>fallait libérer Mlle +Stangerson de cet assassinat latent!</i></p> + +<p>«Oui, mon ami, déclara Rouletabille, après avoir posé sa pipe sur la +table et vidé son verre, il faut que je voie, d'une façon bien +distincte, sa figure, <i>histoire d'être sûr qu'elle entre dans le +cercle que j'ai tracé avec le bon bout de ma raison</i>.»</p> + +<p>À ce moment, apportant l'omelette au lard traditionnelle, l'hôtesse fit +sa réapparition. Rouletabille lutina un peu Mme Mathieu et celle-ci se +montra de l'humeur la plus charmante.</p> + +<p>«Elle est beaucoup plus gaie, me dit-il, quand le père Mathieu est cloué +au lit par ses rhumatismes que lorsque le père Mathieu est ingambe!»</p> + +<p>Mais je n'étais ni aux jeux de Rouletabille, ni aux sourires de +l'hôtesse; j'étais tout entier aux dernières paroles de mon jeune ami et +à l'étrange démarche de M. Robert Darzac.</p> + +<p>Quand il eut fini son omelette et que nous fûmes seuls à nouveau, +Rouletabille reprit le cours de ses confidences:</p> + +<p>«Quand je vous ai envoyé ma dépêche ce matin, à la première heure, j'en +étais resté, me dit-il, à la parole de M. Darzac: «L'assassin viendra +«peut-être» la nuit prochaine.» Maintenant, je peux vous dire qu'il +viendra «sûrement». Oui, je l'attends.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qui vous a donné cette certitude? Ne serait-ce point par +hasard…</p> + +<p>—Taisez-vous, m'interrompit en souriant Rouletabille, taisez-vous, +vous allez dire une bêtise. Je suis sûr que l'assassin viendra +<i>depuis ce matin, dix heures et demie</i>, c'est-à-dire avant +votre arrivée, et par conséquent <i>avant que nous n'ayons aperçu Arthur +Rance à la fenêtre de la cour d'honneur…</i></p> + +<p>—Ah! ah! fis-je… vraiment… mais encore, pourquoi en étiez-vous sûr +dès dix heures et demie?</p> + +<p>—Parce que, à dix heures et demie, j'ai eu la preuve que Mlle +Stangerson faisait autant d'efforts pour permettre à l'assassin de +pénétrer dans sa chambre, cette nuit, que M. Robert Darzac avait pris, +en s'adressant à moi, de précautions pour qu'il n'y entrât pas…</p> + +<p>—Oh! oh! m'écriai-je, est-ce bien possible!…»</p> + +<p>Et plus bas:</p> + +<p>«Ne m'avez-vous pas dit que Mlle Stangerson adorait M. Robert Darzac?</p> + +<p>—Je vous l'ai dit parce que c'est la vérité!</p> + +<p>—Alors, vous ne trouvez pas bizarre…</p> + +<p>—Tout est bizarre, dans cette affaire, mon ami, mais croyez bien que le +bizarre que vous, vous connaissez n'est rien à côté du bizarre qui vous +attend!…</p> + +<p>—Il faudrait admettre, dis-je encore, que Mlle Stangerson «et son +assassin» aient entre eux des relations au moins épistolaires?</p> + +<p>—Admettez-le! mon ami, admettez-le!… Vous ne risquez rien!… Je +vous ai rapporté l'histoire de la lettre sur la table de Mlle +Stangerson, lettre laissée par l'assassin la nuit de la «galerie +inexplicable», lettre disparue… dans la poche de Mlle Stangerson… +Qui pourrait prétendre que, «dans cette lettre, l'assassin ne sommait +pas Mlle Stangerson de lui donner un prochain rendez-vous effectif», et +enfin qu'il n'a pas fait savoir à Mlle Stangerson, «aussitôt qu'il a été +sûr du départ de M. Darzac», que ce rendez-vous devait être pour la nuit +qui vient?»</p> + +<p>Et mon ami ricana silencieusement. Il y avait des moments où je me +demandais s'il ne se payait point ma tête.</p> + +<p>La porte de l'auberge s'ouvrit. Rouletabille fut debout, si subitement, +qu'on eût pu croire qu'il venait de subir sur son siège une décharge +électrique.</p> + +<p>«Mr Arthur Rance!» s'écria-t-il.</p> + +<p>M. Arthur Rance était devant nous, et, flegmatiquement, saluait.</p> + + + + +<h2 id="ch20">XX<br /> +Un geste de Mlle Stangerson</h2> + + +<p>«Vous me reconnaissez, monsieur? demanda Rouletabille au gentleman.</p> + +<p>—Parfaitement, répondit Arthur Rance. J'ai reconnu en vous le petit +garçon du buffet. (Visage cramoisi de colère de Rouletabille à ce titre +de petit garçon.) Et je suis descendu de ma chambre pour venir vous +serrer la main. Vous êtes un joyeux petit garçon.»</p> + +<p>Main tendue de l'américain; Rouletabille se déride, serre la main en +riant, me présente, présente Mr Arthur-William Rance, l'invite à +partager notre repas.</p> + +<p>«Non, merci. Je déjeune avec M. Stangerson.»</p> + +<p>Arthur Rance parle parfaitement notre langue, presque sans accent.</p> + +<p>«Je croyais, monsieur, ne plus avoir le plaisir de vous revoir; ne +deviez-vous pas quitter notre pays le lendemain ou le surlendemain de la +réception à l'Élysée?»</p> + +<p>Rouletabille et moi, en apparence indifférents à cette conversation de +rencontre, prêtons une oreille fort attentive à chaque parole de +l'Américain.</p> + +<p>La face rose violacée de l'homme, ses paupières lourdes, certains tics +nerveux, tout démontre, tout prouve l'alcoolique. Comment ce triste +individu est-il le commensal de M. Stangerson? Comment peut-il être +intime avec l'illustre professeur?</p> + +<p>Je devais apprendre, quelques jours plus tard, de Frédéric +Larsan—lequel avait, comme nous, été surpris et intrigué par la +présence de l'Américain au château, et s'était documenté—que M. Rance +n'était devenu alcoolique que depuis une quinzaine d'années, +c'est-à-dire depuis le départ de Philadelphie du professeur et de sa +fille. À l'époque où les Stangerson habitaient l'Amérique, ils avaient +connu et beaucoup fréquenté Arthur Rance, qui était un des phrénologues +les plus distingués du Nouveau Monde. Il avait su, grâce à des +expériences nouvelles et ingénieuses, faire franchir un pas immense à la +science de Gall et de Lavater. Enfin, il faut retenir à l'actif d'Arthur +Rance et pour l'explication de cette intimité avec laquelle il était +reçu au Glandier, que le savant américain avait rendu un jour un grand +service à Mlle Stangerson, en arrêtant, au péril de sa vie, les chevaux +emballés de sa voiture. Il était même probable qu'à la suite de cet +événement une certaine amitié avait lié momentanément Arthur Rance et la +fille du professeur; mais rien ne faisait supposer, dans tout ceci, la +moindre histoire d'amour.</p> + +<p>Où Frédéric Larsan avait-il puisé ses renseignements? Il ne me le dit +point; mais il paraissait à peu près sûr de ce qu'il avançait.</p> + +<p>Si, au moment où Arthur Rance nous vint rejoindre à l'auberge du +«Donjon», nous avions connu ces détails, il est probable que sa présence +au château nous eût moins intrigués, mais ils n'auraient fait, en tout +cas, «qu'augmenter l'intérêt» que nous portions à ce nouveau personnage. +L'américain devait avoir dans les quarante-cinq ans. Il répondit d'une +façon très naturelle à la question de Rouletabille:</p> + +<p>«Quand j'ai appris l'attentat, j'ai retardé mon retour en Amérique; je +voulais m'assurer, avant de partir, que Mlle Stangerson n'était point +mortellement atteinte, et je ne m'en irai que lorsqu'elle sera tout à +fait rétablie.»</p> + +<p>Arthur Rance prit alors la direction de la conversation, évitant de +répondre à certaines questions de Rouletabille, nous faisant part, sans +que nous l'y invitions, de ses idées personnelles sur le drame, idées +qui n'étaient point éloignées, à ce que j'ai pu comprendre, des idées de +Frédéric Larsan lui-même, c'est-à-dire que l'Américain pensait, lui +aussi, que M. Robert Darzac «devait être pour quelque chose dans +l'affaire». Il ne le nomma point, mais il ne fallait point être grand +clerc pour saisir ce qui était au fond de son argumentation. Il nous dit +qu'il connaissait les efforts faits par le jeune Rouletabille pour +arriver à démêler l'écheveau embrouillé du drame de la «Chambre Jaune». +Il nous rapporta que M. Stangerson l'avait mis au courant des événements +qui s'étaient déroulés dans la «galerie inexplicable». On devinait, en +écoutant Arthur Rance, qu'il expliquait tout par Robert Darzac. À +plusieurs reprises, il regretta que M. Darzac fût «justement absent du +château» quand il s'y passait d'aussi mystérieux drames, et nous sûmes +ce que parler veut dire. Enfin, il émit cette opinion que M. Darzac +avait été «très bien inspiré, très habile», en installant lui-même sur +les lieux M. Joseph Rouletabille, qui ne manquerait point—un jour ou +l'autre—de découvrir l'assassin. Il prononça cette dernière phrase avec +une ironie visible, se leva, nous salua, et sortit.</p> + +<p>Rouletabille, à travers la fenêtre, le regarda s'éloigner et dit:</p> + +<p>«Drôle de corps!»</p> + +<p>Je lui demandai:</p> + +<p>«Croyez-vous qu'il passera la nuit au Glandier?»</p> + +<p>À ma stupéfaction, le jeune reporter répondit «que cela lui était tout à +fait indifférent».</p> + +<p>Je passerai sur l'emploi de notre après-midi. Qu'il vous suffise de +savoir que nous allâmes nous promener dans les bois, que Rouletabille me +conduisit à la grotte de Sainte-Geneviève et que, tout ce temps, mon ami +affecta de me parler de toute autre chose que de ce qui le préoccupait. +Ainsi le soir arriva. J'étais tout étonné de voir le reporter ne prendre +aucune de ces dispositions auxquelles je m'attendais. Je lui en fis la +remarque, quand, la nuit venue, nous nous trouvâmes dans sa chambre. Il +me répondit que toutes ses dispositions étaient déjà prises et que +l'assassin ne pouvait, cette fois, lui échapper. Comme j'émettais +quelque doute, lui rappelant la disparition de l'homme dans la galerie, +et faisant entendre que le même fait pourrait se renouveler, il +répliqua: «Qu'il l'espérait bien, et que c'est tout ce qu'il désirait +cette nuit-là.» Je n'insistai point, sachant par expérience combien mon +insistance eût été vaine et déplacée. Il me confia que, depuis le +commencement du jour, par son soin et ceux des concierges, le château +était surveillé de telle sorte que personne ne pût en approcher sans +qu'il en fût averti; et que, dans le cas où personne ne viendrait du +dehors, il était bien tranquille sur tout ce qui pouvait concerner «ceux +du dedans».</p> + +<p>Il était alors six heures et demie, à la montre qu'il tira de son +gousset; il se leva, me fit signe de le suivre et, sans prendre aucune +précaution, sans essayer même d'atténuer le bruit de ses pas, sans me +recommander le silence, il me conduisit à travers la galerie; nous +atteignîmes la galerie droite, et nous la suivîmes jusqu'au palier de +l'escalier que nous traversâmes. Nous avons alors continué notre marche +dans la galerie, «aile gauche», passant devant l'appartement du +professeur Stangerson. À l'extrémité de cette galerie, avant d'arriver +au donjon, se trouvait une pièce qui était la chambre occupée par Arthur +Rance. Nous savions cela parce que nous avions vu, à midi, l'Américain à +la fenêtre de cette chambre qui donnait sur la cour d'honneur. La porte +de cette chambre était dans le travers de la galerie, puisque la chambre +barrait et terminait la galerie de ce côté. En somme, la porte de cette +chambre était juste en face de la fenêtre «est» qui se trouvait à +l'extrémité de l'autre galerie droite, aile droite, là où, précédemment, +Rouletabille avait placé le père Jacques. Quand on tournait le dos à +cette porte, c'est-à-dire quand on sortait de cette chambre, «on voyait +toute la galerie» en enfilade: aile gauche, palier et aile droite. Il +n'y avait, naturellement, que la galerie tournante de l'aile droite que +l'on ne voyait point.</p> + +<p>«Cette galerie tournante, dit Rouletabille, je me la réserve. Vous, +quand je vous en prierai, vous viendrez vous installer ici.»</p> + +<p>Et il me fit entrer dans un petit cabinet noir triangulaire, pris sur la +galerie et situé de biais à gauche de la porte de la chambre d'Arthur +Rance. De ce recoin, je pouvais voir tout ce qui se passait dans la +galerie aussi facilement que si j'avais été devant la porte d'Arthur +Rance et je pouvais également surveiller la porte même de l'Américain. +La porte de ce cabinet, qui devait être mon lieu d'observation, était +garnie de carreaux non dépolis. Il faisait clair dans la galerie où +toutes les lampes étaient allumées; il faisait noir dans le cabinet. +C'était là un poste de choix pour un espion.</p> + +<p>Car que faisais-je, là, sinon un métier d'espion? de bas policier? J'y +répugnais certainement; et, outre mes instincts naturels, n'y avait-il +pas la dignité de ma profession qui s'opposait à un pareil avatar? En +vérité, si mon bâtonnier me voyait! si l'on apprenait ma conduite, au +Palais, que dirait le Conseil de l'Ordre? Rouletabille, lui, ne +soupçonnait même pas qu'il pouvait me venir à l'idée de lui refuser le +service qu'il me demandait, et, de fait, je ne le lui refusai point: +d'abord parce que j'eusse craint de passer à ses yeux pour un lâche; +ensuite parce que je réfléchis que je pouvais toujours prétendre qu'il +m'était loisible de chercher partout la vérité en amateur; enfin, parce +qu'il était trop tard pour me tirer de là. Que n'avais-je eu ces +scrupules plus tôt? Pourquoi ne les avais-je pas eus? Parce que ma +curiosité était plus forte que tout. Encore, je pouvais dire que +j'allais contribuer à sauver la vie d'une femme; et il n'est point de +règlements professionnels qui puissent interdire un aussi généreux +dessein.</p> + +<p>Nous revînmes à travers la galerie. Comme nous arrivions en face de +l'appartement de Mlle Stangerson, la porte du salon s'ouvrit, poussée +par le maître d'hôtel qui faisait le service du dîner (M. Stangerson +dînait avec sa fille dans le salon du premier étage, depuis trois +jours), et, comme la porte était restée entrouverte, nous vîmes +parfaitement Mlle Stangerson qui, profitant de l'absence du domestique +et de ce que son père était baissé, ramassant un objet qu'elle venait de +faire tomber, «versait hâtivement le contenu d'une fiole dans le verre +de M. Stangerson».</p> + + + + +<h2 id="ch21">XXI<br /> +À l'affût</h2> + + +<p>Ce geste, qui me bouleversa, ne parut point émouvoir extrêmement +Rouletabille. Nous nous retrouvâmes dans sa chambre, et, ne me parlant +même point de la scène que nous venions de surprendre, il me donna ses +dernières instructions pour la nuit. Nous allions d'abord dîner. Après +dîner, je devais entrer dans le cabinet noir et, là, j'attendrais tout +le temps qu'il faudrait «pour voir quelque chose».</p> + +<p>«Si vous «voyez» avant moi, m'expliqua mon ami, il faudra m'avertir. +Vous verrez avant moi si l'homme arrive dans la galerie droite par tout +autre chemin que la galerie tournante, puisque vous découvrez toute la +galerie droite et que moi je ne puis voir que la galerie tournante. Pour +m'avertir, vous n'aurez qu'à dénouer l'embrasse du rideau de la fenêtre +de la galerie droite qui se trouve la plus proche du cabinet noir. Le +rideau tombera de lui-même, voilant la fenêtre et faisant immédiatement +un carré d'ombre là où il y avait un carré de lumière, puisque la +galerie est éclairée. Pour faire ce geste, vous n'avez qu'à allonger la +main hors du cabinet noir. Moi, dans la galerie tournante qui fait angle +droit avec la galerie droite, j'aperçois, par les fenêtres de la galerie +tournante, tous les carrés de lumière que font les fenêtres de la +galerie droite. Quand le carré lumineux qui nous occupe deviendra +obscur, je saurai ce que cela veut dire.</p> + +<p>—Et alors?</p> + +<p>—Alors, vous me verrez apparaître au coin de la galerie tournante.</p> + +<p>—Et qu'est-ce que je ferai?</p> + +<p>—Vous marcherez aussitôt vers moi, derrière l'homme, mais je serai déjà +sur <i>l'homme et j'aurai vu si sa figure entre dans mon cercle…</i></p> + +<p>—Celui qui est «tracé par le bon bout de la raison», terminai-je en +esquissant un sourire.</p> + +<p>—Pourquoi souriez-vous? C'est bien inutile… Enfin, profitez, pour +vous réjouir, des quelques instants qui vous restent, car je vous jure +que tout à l'heure vous n'en aurez plus l'occasion.</p> + +<p>—Et si l'homme échappe?</p> + +<p>—<i>Tant mieux!</i> fit flegmatiquement Rouletabille. Je ne tiens pas à +le prendre; il pourra s'échapper en dégringolant l'escalier et par le +vestibule du rez-de-chaussée… et cela avant que vous n'ayez atteint le +palier, puisque vous êtes au fond de la galerie. Moi, je le laisserai +partir <i>après avoir vu sa figure</i>. C'est tout ce qu'il me faut: +voir sa figure. Je saurai bien m'arranger ensuite pour qu'il soit mort +pour Mlle Stangerson, <i>même s'il reste vivant</i>. Si je le prends +vivant, Mlle Stangerson et M. Robert Darzac ne me le pardonneront +peut-être jamais! Et je tiens à leur estime; ce sont de braves gens. +Quand je vois Mlle Stangerson verser un narcotique dans le verre de son +père, pour que son père, cette nuit, ne soit pas réveillé par la +conversation qu'elle doit <i>avoir avec son assassin</i>, vous +devez comprendre que sa reconnaissance pour moi aurait des limites si +j'amenais à son père, <i>les poings liés et la bouche +ouverte</i>, l'homme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie +inexplicable»! C'est peut-être un grand bonheur que, la nuit de la +«galerie inexplicable», l'homme se soit évanoui comme par enchantement! +Je l'ai compris cette nuit-là à la physionomie soudain rayonnante de +Mlle Stangerson quand elle eut appris <i>qu'il avait échappé</i>. Et +j'ai compris que, pour sauver la malheureuse, il fallait moins prendre +l'homme que le rendre muet, de quelque façon que ce fut. Mais tuer un +homme! tuer un homme! ce n'est pas une petite affaire. Et puis, ça ne me +regarde pas… à moins qu'il ne m'en donne l'occasion!… D'un autre +côté, le rendre muet sans que la dame me fasse de confidences… c'est +une besogne qui consiste d'abord à deviner tout avec rien!… +Heureusement, mon ami, j'ai deviné… ou plutôt non, j'ai raisonné… et +je ne demande à l'homme de ce soir de ne m'apporter que la figure +sensible qui doit entrer…</p> + +<p>—Dans le cercle…</p> + +<p>—Parfaitement, et sa figure ne me surprendra pas!…</p> + +<p>—Mais je croyais que vous aviez déjà vu sa figure, le soir où vous avez +sauté dans la chambre…</p> + +<p>—Mal… la bougie était par terre… et puis, toute cette barbe…</p> + +<p>—Ce soir, il n'en aura donc plus?</p> + +<p>—Je crois pouvoir affirmer qu'il en aura… Mais la galerie est claire, +et puis, maintenant, je sais… ou du moins mon cerveau sait… alors +mes yeux verront…</p> + +<p>—S'il ne s'agit que de le voir et de le laisser échapper… pourquoi +nous être armés?</p> + +<p>—Parce que, mon cher, <i>si l'homme de la «Chambre Jaune» et de la +«galerie inexplicable» sait que je sais, il est capable de tout!</i> +Alors, il faudra nous défendre.</p> + +<p>—Et vous êtes sûr qu'il viendra ce soir?…</p> + +<p>—Aussi sûr que vous êtes là!… Mlle Stangerson, à dix heures et +demie, ce matin, le plus habilement du monde, s'est arrangée pour être +sans gardes-malades cette nuit; elle leur a donné congé pour +vingt-quatre heures, sous des prétextes plausibles, et n'a voulu, pour +veiller auprès d'elle, pendant leur absence, que son cher père, qui +couchera dans le boudoir de sa fille et qui accepte cette nouvelle +fonction avec une joie reconnaissante. La coïncidence du départ de M. +Darzac (après les paroles qu'il m'a dites) et des précautions +exceptionnelles de Mlle Stangerson, pour faire autour d'elle de la +solitude, ne permet aucun doute. La venue de l'assassin, que Darzac +redoute, <i>Mlle Stangerson la prépare!</i></p> + +<p>—C'est effroyable!</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et le geste que nous lui avons vu faire, c'est le geste qui va +endormir son père?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—En somme, pour l'affaire de cette nuit, nous ne sommes que deux?</p> + +<p>—Quatre; le concierge et sa femme veillent à tout hasard… Je crois +leur veille inutile, «avant»… Mais le concierge pourra m'être utile +«après, si on tue»!</p> + +<p>—Vous croyez donc qu'on va tuer?</p> + +<p>—<i>On tuera s'il le veut!</i></p> + +<p>—Pourquoi n'avoir pas averti le père Jacques? Vous ne vous servez plus +de lui, aujourd'hui?</p> + +<p>—Non», me répondit Rouletabille d'un ton brusque.</p> + +<p>Je gardai quelque temps le silence; puis, désireux de connaître le fond +de la pensée de Rouletabille, je lui demandai à brûle-pourpoint:</p> + +<p>«Pourquoi ne pas avertir Arthur Rance? Il pourrait nous être d'un grand +secours…</p> + +<p>—Ah ça! fit Rouletabille avec méchante humeur… Vous voulez donc +mettre tout le monde dans les secrets de Mlle Stangerson!… Allons +dîner… c'est l'heure… Ce soir nous dînons chez Frédéric Larsan… à +moins qu'il ne soit encore pendu aux trousses de Robert Darzac… Il ne +le lâche pas d'une semelle. Mais, bah! s'il n'est pas là en ce moment, +je suis bien sûr qu'il sera là cette nuit!… En voilà un que je vais +rouler!»</p> + +<p>À ce moment, nous entendîmes du bruit dans la chambre à côté.</p> + +<p>«Ce doit être lui, dit Rouletabille.</p> + +<p>—J'oubliais de vous demander, fis-je: quand nous serons devant le +policier, pas une allusion à l'expédition de cette nuit, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Évidemment; nous opérons seuls, <i>pour notre compte personnel</i>.</p> + +<p>—Et toute la gloire sera pour nous?»</p> + +<p>Rouletabille, ricanant, ajouta:</p> + +<p>«Tu l'as dit, bouffi!»</p> + +<p>Nous dînâmes avec Frédéric Larsan, dans sa chambre. Nous le trouvâmes +chez lui… Il nous dit qu'il venait d'arriver et nous invita à nous +mettre à table. Le dîner se passa dans la meilleure humeur du monde, et +je n'eus point de peine à comprendre qu'il fallait l'attribuer à la +quasi-certitude où Rouletabille et Frédéric Larsan, l'un et l'autre, et +chacun de son côté, étaient de tenir enfin la vérité. Rouletabille +confia au grand Fred que j'étais venu le voir de mon propre mouvement et +qu'il m'avait retenu pour que je l'aidasse dans un grand travail qu'il +devait livrer, cette nuit même, à <i>L'Époque</i>. Je devais repartir, +dit-il, pour Paris, par le train d'onze heures, emportant sa «copie», +qui était une sorte de feuilleton où le jeune reporter retraçait les +principaux épisodes des mystères du Glandier. Larsan sourit à cette +explication comme un homme qui n'en est point dupe, mais qui se garde, +par politesse, d'émettre la moindre réflexion sur des choses qui ne le +regardent pas. Avec mille précautions dans le langage et jusque dans les +intonations, Larsan et Rouletabille s'entretinrent assez longtemps de la +présence au château de M. Arthur-W. Rance, de son passé en Amérique +qu'ils eussent voulu connaître mieux, du moins quant aux relations qu'il +avait eues avec les Stangerson. À un moment, Larsan, qui me parut +soudain souffrant, dit avec effort:</p> + +<p>«Je crois, monsieur Rouletabille, que nous n'avons plus grand'chose à +faire au Glandier, et m'est avis que nous n'y coucherons plus de +nombreux soirs.</p> + +<p>—C'est aussi mon avis, monsieur Fred.</p> + +<p>—Vous croyez donc, mon ami, que <i>l'affaire est finie?</i></p> + +<p>—Je crois, en effet, qu'elle est finie et qu'elle n'a plus rien à nous +apprendre, répliqua Rouletabille.</p> + +<p>—Avez-vous un coupable? demanda Larsan.</p> + +<p>—Et vous?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Moi aussi, dit Rouletabille.</p> + +<p>—Serait-ce le même?</p> + +<p>—Je ne crois pas, <i>si vous n'avez pas changé d'idée</i>», dit le +jeune reporter.</p> + +<p>Et il ajouta avec force:</p> + +<p>«M. Darzac est un honnête homme!</p> + +<p>—Vous en êtes sûr? demanda Larsan. Eh bien, moi, je suis sûr du +contraire… C'est donc la bataille?</p> + +<p>—Oui, la bataille. Et je vous battrai, monsieur Frédéric Larsan.</p> + +<p>—La jeunesse ne doute de rien», termina le grand Fred en riant et en me +serrant la main.</p> + +<p>Rouletabille répondit comme un écho:</p> + +<p>«De rien!»</p> + +<p>Mais soudain, Larsan, qui s'était levé pour nous souhaiter le bonsoir, +porta les deux mains à sa poitrine et trébucha. Il dut s'appuyer à +Rouletabille pour ne pas tomber. Il était devenu extrêmement pâle.</p> + +<p>«Oh! oh! fit-il, qu'est-ce que j'ai là? Est-ce que je serais +empoisonné?»</p> + +<p>Et il nous regardait d'un œil hagard… En vain, nous l'interrogions, +il ne nous répondait plus… Il s'était affaissé dans un fauteuil et +nous ne pûmes en tirer un mot. Nous étions extrêmement inquiets, et +pour lui, et pour nous, car nous avions mangé de tous les plats auxquels +avait touché Frédéric Larsan. Nous nous empressions autour de lui. +Maintenant, il ne semblait plus souffrir, mais sa tête lourde avait +roulé sur son épaule et ses paupières appesanties nous cachaient son +regard. Rouletabille se pencha sur sa poitrine et ausculta son +cœur…</p> + +<p>Quand il se releva, mon ami avait une figure aussi calme que je la lui +avais vue tout à l'heure bouleversée. Il me dit:</p> + +<p>«Il dort!»</p> + +<p>Et il m'entraîna dans sa chambre, après avoir refermé la porte de la +chambre de Larsan.</p> + +<p>«Le narcotique? demandai-je… Mlle Stangerson veut donc endormir tout +le monde, ce soir?…</p> + +<p>—Peut-être… me répondit Rouletabille en songeant à autre chose.</p> + +<p>—Mais nous!… nous! exclamai-je. Qui me dit que nous n'avons pas +avalé un pareil narcotique?</p> + +<p>—Vous sentez-vous indisposé? me demanda Rouletabille avec sang-froid.</p> + +<p>—Non, aucunement!</p> + +<p>—Avez-vous envie de dormir?</p> + +<p>—En aucune façon…</p> + +<p>—Eh bien, mon ami, fumez cet excellent cigare.»</p> + +<p>Et il me passa un havane de premier choix que M. Darzac lui avait +offert; quant à lui, il alluma sa bouffarde, son éternelle bouffarde.</p> + +<p>Nous restâmes ainsi dans cette chambre jusqu'à dix heures, sans qu'un +mot fût prononcé. Plongé dans un fauteuil, Rouletabille fumait sans +discontinuer, le front soucieux et le regard lointain. À dix heures, il +se déchaussa, me fit un signe et je compris que je devais, comme lui, +retirer mes chaussures. Quand nous fûmes sur nos chaussettes, +Rouletabille dit, si bas que je devinai plutôt le mot que je ne +l'entendis:</p> + +<p>«Revolver!»</p> + +<p>Je sortis mon revolver de la poche de mon veston.</p> + +<p>«Armez! fit-il encore.</p> + +<p>J'armai.</p> + +<p>Alors il se dirigea vers la porte de sa chambre, l'ouvrit avec des +précautions infinies; la porte ne cria pas. Nous fûmes dans la galerie +tournante. Rouletabille me fit un nouveau signe. Je compris que je +devais prendre mon poste dans le cabinet noir. Comme je m'éloignais déjà +de lui, Rouletabille me rejoignit «et m'embrassa», et puis je vis +qu'avec les mêmes précautions il retournait dans sa chambre. Étonné de +ce baiser et un peu inquiet, j'arrivai dans la galerie droite que je +longeai sans encombre; je traversai le palier et continuai mon chemin +dans la galerie, aile gauche, jusqu'au cabinet noir. Avant d'entrer dans +le cabinet noir, je regardai de près l'embrasse du rideau de la +fenêtre… Je n'avais, en effet, qu'à la toucher du doigt pour que le +lourd rideau retombât d'un seul coup, «cachant à Rouletabille le carré +de lumière»: signal convenu. Le bruit d'un pas m'arrêta devant la porte +d'Arthur Rance. «Il n'était donc pas encore couché!» Mais comment +était-il encore au château, n'ayant pas dîné avec M. Stangerson et sa +fille? Du moins, je ne l'avais pas vu à table, dans le moment que nous +avions saisi le geste de Mlle Stangerson.</p> + +<p>Je me retirai dans mon cabinet noir. Je m'y trouvais parfaitement. Je +voyais toute la galerie en enfilade, galerie éclairée comme en plein +jour. Évidemment, rien de ce qui allait s'y passer ne pouvait +m'échapper. Mais qu'est-ce qui allait s'y passer? Peut-être quelque +chose de très grave. Nouveau souvenir inquiétant du baiser de +Rouletabille. On n'embrasse ainsi ses amis que dans les grandes +occasions ou quand ils vont courir un danger! Je courais donc un danger?</p> + +<p>Mon poing se crispa sur la crosse de mon revolver, et j'attendis. Je ne +suis pas un héros, mais je ne suis pas un lâche.</p> + +<p>J'attendis une heure environ; pendant cette heure je ne remarquai rien +d'anormal. Dehors, la pluie, qui s'était mise à tomber violemment vers +neuf heures du soir, avait cessé.</p> + +<p>Mon ami m'avait dit que rien ne se passerait probablement avant minuit +ou une heure du matin. Cependant il n'était pas plus d'onze heures et +demie quand la porte de la chambre d'Arthur Rance s'ouvrit. J'en +entendis le faible grincement sur ses gonds. On eût dit qu'elle était +poussée de l'intérieur avec la plus grande précaution. La porte resta +ouverte un instant qui me parut très long. Comme cette porte était +ouverte, dans la galerie, c'est-à-dire poussée hors la chambre, je ne +pus voir, ni ce qui se passait dans la chambre, ni ce qui se passait +derrière la porte. À ce moment, je remarquai un bruit bizarre qui se +répétait pour la troisième fois, qui venait du parc, et auquel je +n'avais pas attaché plus d'importance qu'on n'a coutume d'en attacher au +miaulement des chats qui errent, la nuit, sur les gouttières. Mais, +cette troisième fois, le miaulement était si pur et si «spécial» que je +me rappelai ce que j'avais entendu raconter du cri de la «Bête du Bon +Dieu». Comme ce cri avait accompagné, jusqu'à ce jour, tous les drames +qui s'étaient déroulés au Glandier, je ne pus m'empêcher, à cette +réflexion, d'avoir un frisson. Aussitôt je vis apparaître, au delà de la +porte, et refermant la porte, un homme. Je ne pus d'abord le +reconnaître, car il me tournait le dos et il était penché sur un ballot +assez volumineux. L'homme, ayant refermé la porte, et portant le ballot, +se retourna vers le cabinet noir, et alors je vis qui il était. Celui +qui sortait, à cette heure, de la chambre d'Arthur Rance «était le +garde». C'était «l'homme vert». Il avait ce costume que je lui avais vu +sur la route, en face de l'auberge du «Donjon», le premier jour où +j'étais venu au Glandier, et qu'il portait encore le matin même quand, +sortant du château, nous l'avions rencontré, Rouletabille et moi. Aucun +doute, c'était le garde. Je le vis fort distinctement. Il avait une +figure qui me parut exprimer une certaine anxiété. Comme le cri de la +«Bête du Bon Dieu» retentissait au dehors pour la quatrième fois, il +déposa son ballot dans la galerie et s'approcha de la seconde fenêtre, +en comptant les fenêtres à partir du cabinet noir. Je ne risquai aucun +mouvement, car je craignais de trahir ma présence.</p> + +<p>Quand il fut à cette fenêtre, il colla son front contre les vitraux +dépolis, et regarda la nuit du parc. Il resta là une demi-minute. La +nuit était claire, par intermittences, illuminée par une lune éclatante +qui, soudain, disparaissait sous un gros nuage. «L'homme vert» leva le +bras à deux reprises, fit des signes que je ne comprenais point; puis, +s'éloignant de la fenêtre, reprit son ballot et se dirigea, suivant la +galerie, vers le palier.</p> + +<p>Rouletabille m'avait dit: «Quand vous verrez quelque chose, dénouez +l'embrasse.» Je voyais quelque chose. Était-ce cette chose que +Rouletabille attendait? Ceci n'était point mon affaire et je n'avais +qu'à exécuter la consigne qui m'avait été donnée. Je dénouai l'embrasse. +Mon cœur battait à se rompre. L'homme atteignit le palier, mais à ma +grande stupéfaction, comme je m'attendais à le voir continuer son chemin +dans la galerie, aile droite, je l'aperçus qui descendait l'escalier +conduisant au vestibule.</p> + +<p>Que faire? Stupidement, je regardais le lourd rideau qui était retombé +sur la fenêtre. Le signal avait été donné, et je ne voyais pas +apparaître Rouletabille au coin de la galerie tournante. Rien ne vint; +personne n'apparut. J'étais perplexe. Une demi-heure s'écoula qui me +parut un siècle. «Que faire maintenant, même si je voyais autre chose?» +Le signal avait été donné, je ne pouvais le donner une seconde fois… +D'un autre côté, m'aventurer dans la galerie en ce moment pouvait +déranger tous les plans de Rouletabille. Après tout, je n'avais rien à +me reprocher, et, s'il s'était passé quelque chose que n'attendait point +mon ami, celui-ci n'avait qu'à s'en prendre à lui-même. Ne pouvant plus +être d'aucun réel secours d'avertissement pour lui, je risquai le tout +pour le tout: je sortis du cabinet, et, toujours sur mes chaussettes, +mesurant mes pas et écoutant le silence, je m'en fus vers la galerie +tournante.</p> + +<p>Personne dans la galerie tournante. J'allai à la porte de la chambre de +Rouletabille. J'écoutai. Rien. Je frappai bien doucement. Rien. Je +tournai le bouton, la porte s'ouvrit. J'étais dans la chambre. +Rouletabille était étendu, tout de son long, sur le parquet.</p> + + + + +<h2 id="ch22">XXII<br /> +Le cadavre incroyable</h2> + + +<p>Je me penchai, avec une anxiété inexprimable, sur le corps du reporter, +et j'eus la joie de constater qu'il dormait! Il dormait de ce sommeil +profond et maladif dont j'avais vu s'endormir Frédéric Larsan. Lui aussi +était victime du narcotique que l'on avait versé dans nos aliments. +Comment, moi-même, n'avais-je point subi le même sort! Je réfléchis +alors que le narcotique avait dû être versé dans notre vin ou dans notre +eau, car ainsi tout s'expliquait: «je ne bois pas en mangeant.» Doué par +la nature d'une rotondité prématurée, je suis au régime sec, comme on +dit. Je secouai avec force Rouletabille, mais je ne parvenais point à +lui faire ouvrir les yeux. Ce sommeil devait être, à n'en point douter, +le fait de Mlle Stangerson.</p> + +<p>Celle-ci avait certainement pensé que, plus que son père encore, elle +avait à craindre la veille de ce jeune homme qui prévoyait tout, qui +savait tout! Je me rappelai que le maître d'hôtel nous avait recommandé, +en nous servant, un excellent Chablis qui, sans doute, avait passé sur +la table du professeur et de sa fille.</p> + +<p>Plus d'un quart d'heure s'écoula ainsi. Je me résolus, en ces +circonstances extrêmes, où nous avions tant besoin d'être éveillés, à +des moyens robustes. Je lançai à la tête de Rouletabille un broc d'eau. +Il ouvrit les yeux, enfin! de pauvres yeux mornes, sans vie et ni +regard. Mais n'était-ce pas là une première victoire? Je voulus la +compléter; j'administrai une paire de gifles sur les joues de +Rouletabille, et le soulevai. Bonheur! je sentis qu'il se raidissait +entre mes bras, et je l'entendis qui murmurait: «Continuez, mais ne +faites pas tant de bruit!…» Continuer à lui donner des gifles sans +faire de bruit me parut une entreprise impossible. Je me repris à le +pincer et à le secouer, et il put tenir sur ses jambes. Nous étions +sauvés!…</p> + +<p>«On m'a endormi, fit-il… Ah! J'ai passé un quart d'heure abominable +avant de céder au sommeil… Mais maintenant, c'est passé! Ne me quittez +pas!…»</p> + +<p>Il n'avait pas plus tôt terminé cette phrase que nous eûmes les oreilles +déchirées par un cri affreux qui retentissait dans le château, un +véritable cri de la mort…</p> + +<p>«Malheur! hurla Rouletabille… nous arrivons trop tard!…»</p> + +<p>Et il voulut se précipiter vers la porte; mais il était tout étourdi et +roula contre la muraille. Moi, j'étais déjà dans la galerie, le revolver +au poing, courant comme un fou du côté de la chambre de Mlle Stangerson. +Au moment même où j'arrivais à l'intersection de la galerie tournante et +de la galerie droite, je vis un individu qui s'échappait de +l'appartement de Mlle Stangerson et qui, en quelques bonds, atteignit le +palier.</p> + +<p>Je ne fus pas maître de mon geste: je tirai… le coup de revolver +retentit dans la galerie avec un fracas assourdissant; mais l'homme, +continuant ses bonds insensés, dégringolait déjà l'escalier. Je courus +derrière lui, en criant: «Arrête! arrête! ou je te tue!…» Comme je me +précipitais à mon tour dans l'escalier, je vis en face de moi, arrivant +du fond de la galerie, aile gauche du château, Arthur Rance qui hurlait: +«Qu'y a-t-il?… Qu'y a-t-il?…» Nous arrivâmes presque en même temps +au bas de l'escalier, Arthur Rance et moi; la fenêtre du vestibule était +ouverte; nous vîmes distinctement la forme de l'homme qui fuyait; +instinctivement, nous déchargeâmes nos revolvers dans sa direction; +l'homme n'était pas à plus de dix mètres devant nous; il trébucha et +nous crûmes qu'il allait tomber; déjà nous sautions par la fenêtre; mais +l'homme se reprit à courir avec une vigueur nouvelle; j'étais en +chaussettes, l'Américain était pieds nus; nous ne pouvions espérer +l'atteindre «si nos revolvers ne l'atteignaient pas»! Nous tirâmes nos +dernières cartouches sur lui; il fuyait toujours… Mais il fuyait du +côté droit de la cour d'honneur vers l'extrémité de l'aile droite du +château, dans ce coin entouré de fossés et de hautes grilles d'où il +allait lui être impossible de s'échapper, dans ce coin qui n'avait +d'autre issue, «devant nous», que la porte de la petite chambre en +encorbellement occupée maintenant par le garde.</p> + +<p>L'homme, bien qu'il fût inévitablement blessé par nos balles, avait +maintenant une vingtaine de mètres d'avance. Soudain, derrière nous, +au-dessus de nos têtes, une fenêtre de la galerie s'ouvrit et nous +entendîmes la voix de Rouletabille qui clamait, désespérée:</p> + +<p>«Tirez, Bernier! Tirez!»</p> + +<p>Et la nuit claire, en ce moment, la nuit lunaire, fut encore striée d'un +éclair.</p> + +<p>À la lueur de cet éclair, nous vîmes le père Bernier, debout avec son +fusil, à la porte du donjon.</p> + +<p>Il avait bien visé. «L'ombre tomba.» Mais, comme elle était arrivée à +l'extrémité de l'aile droite du château, elle tomba de l'autre côté de +l'angle de la bâtisse; c'est-à-dire que nous vîmes qu'elle tombait, mais +elle ne s'allongea définitivement par terre que de cet autre côté du mur +que nous ne pouvions pas voir. Bernier, Arthur Rance et moi, nous +arrivions de cet autre côté du mur, vingt secondes plus tard. «L'ombre +était morte à nos pieds.»</p> + +<p>Réveillé évidemment de son sommeil léthargique par les clameurs et les +détonations, Larsan venait d'ouvrir la fenêtre de sa chambre et nous +criait, comme avait crié Arthur Rance: «Qu'y a-t-il?… Qu'y a-t-il?…»</p> + +<p>Et nous, nous étions penchés sur l'ombre, sur la mystérieuse ombre morte +de l'assassin. Rouletabille, tout à fait réveillé maintenant, nous +rejoignit dans le moment, et je lui criai:</p> + +<p>«Il est mort! Il est mort!…</p> + +<p>—Tant mieux, fit-il… Apportez-le dans le vestibule du château…</p> + +<p>Mais il se reprit:</p> + +<p>«Non! non! Déposons-le dans la chambre du garde!…»</p> + +<p>Rouletabille frappa à la porte de la chambre du garde… Personne ne +répondit de l'intérieur… ce qui ne m'étonna point, naturellement.</p> + +<p>«Évidemment, il n'est pas là, fit le reporter, sans quoi il serait déjà +sorti!… Portons donc ce corps dans le vestibule…»</p> + +<p>Depuis que nous étions arrivés sur «l'ombre morte», la nuit s'était +faite si noire, par suite du passage d'un gros nuage sur la lune, que +nous ne pouvions que toucher cette ombre sans en distinguer les lignes. +Et cependant, nos yeux avaient hâte de savoir! Le père Jacques, qui +arrivait, nous aida à transporter le cadavre jusque dans le vestibule du +château. Là, nous le déposâmes sur la première marche de l'escalier. +J'avais senti, sur mes mains, pendant ce trajet, le sang chaud qui +coulait des blessures…</p> + +<p>Le père Jacques courut aux cuisines et en revint avec une lanterne. Il +se pencha sur le visage de «l'ombre morte», et nous reconnûmes le garde, +celui que le patron de l'auberge du «Donjon» appelait «l'homme vert» et +que, une heure auparavant, j'avais vu sortir de la chambre d'Arthur +Rance, chargé d'un ballot. Mais, ce que j'avais vu, je ne pouvais le +rapporter qu'à Rouletabille seul, ce que je fis du reste quelques +instants plus tard.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Je ne saurais passer sous silence l'immense stupéfaction—je dirai même +le cruel désappointement—dont firent preuve Joseph Rouletabille et +Frédéric Larsan, lequel nous avait rejoint dans le vestibule. Ils +tâtaient le cadavre… ils regardaient cette figure morte, ce costume +vert du garde… et ils répétaient, l'un et l'autre: «Impossible!… +c'est impossible!»</p> + +<p>Rouletabille s'écria même:</p> + +<p>«C'est à jeter sa tête aux chiens!»</p> + +<p>Le père Jacques montrait une douleur stupide accompagnée de lamentations +ridicules. Il affirmait qu'on s'était trompé et que le garde ne pouvait +être l'assassin de sa maîtresse. Nous dûmes le faire taire. On aurait +assassiné son fils qu'il n'eût point gémi davantage, et j'expliquai +cette exagération de bons sentiments par la peur dont il devait être +hanté que l'on crût qu'il se réjouissait de ce décès dramatique; chacun +savait, en effet, que le père Jacques détestait le garde. Je constatai +que seul, de nous tous qui étions fort débraillés ou pieds nus ou en +chaussettes, le père Jacques était entièrement habillé.</p> + +<p>Mais Rouletabille n'avait pas lâché le cadavre; à genoux sur les dalles +du vestibule, éclairé par la lanterne du père Jacques, il déshabillait +le corps du garde!… Il lui mit la poitrine à nu. Elle était +sanglante.</p> + +<p>Et, soudain, prenant, des mains du père Jacques, la lanterne, il en +projeta les rayons, de tout près, sur la blessure béante. Alors, il se +releva et dit sur un ton extraordinaire, sur un ton d'une ironie +sauvage:</p> + +<p>«Cet homme que vous croyez avoir tué à coups de revolver et de +chevrotines est mort d'un coup de couteau au cœur!»</p> + +<p>Je crus, une fois de plus, que Rouletabille était devenu fou et je me +penchai à mon tour sur le cadavre. Alors je pus constater qu'en effet le +corps du garde ne portait aucune blessure provenant d'un projectile, et +que, seule, la région cardiaque avait été entaillée par une lame aiguë.</p> + + + + +<h2 id="ch23">XXIII<br /> +La double piste</h2> + + +<p>Je n'étais pas encore revenu de la stupeur que me causait une pareille +découverte quand mon jeune ami me frappa sur l'épaule et me dit:</p> + +<p>«Suivez-moi!</p> + +<p>—Où, lui demandai-je?</p> + +<p>—Dans ma chambre.</p> + +<p>—Qu'allons-nous y faire?</p> + +<p>—Réfléchir.»</p> + +<p>J'avouai, quant à moi, que j'étais dans l'impossibilité totale, non +seulement de réfléchir, mais encore de penser; et, dans cette nuit +tragique, après des événements dont l'horreur n'était égalée que par +leur incohérence, je m'expliquais difficilement comment, entre le +cadavre du garde et Mlle Stangerson peut-être à l'agonie, Joseph +Rouletabille pouvait avoir la prétention de «réfléchir». C'est ce qu'il +fit cependant, avec le sang-froid des grands capitaines au milieu des +batailles. Il poussa sur nous la porte de sa chambre, m'indiqua un +fauteuil, s'assit posément en face de moi, et, naturellement, alluma sa +pipe. Je le regardais réfléchir… et je m'endormis. Quand je me +réveillai, il faisait jour. Ma montre marquait huit heures. Rouletabille +n'était plus là. Son fauteuil, en face de moi, était vide. Je me levai +et commençai de m'étirer les membres quand la porte s'ouvrit et mon ami +rentra. Je vis tout de suite à sa physionomie que, pendant que je +dormais, il n'avait point perdu son temps.</p> + +<p>«Mlle Stangerson? demandai-je tout de suite.</p> + +<p>—Son état, très alarmant, n'est pas désespéré.</p> + +<p>—Il y a longtemps que vous avez quitté cette chambre?</p> + +<p>—Au premier rayon de l'aube.</p> + +<p>—Vous avez travaillé?</p> + +<p>—Beaucoup.</p> + +<p>—Découvert quoi?</p> + +<p>—Une double empreinte de pas très remarquable «et qui aurait pu me +gêner…»</p> + +<p>—Elle ne vous gêne plus?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Vous explique-t-elle quelque chose?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Relativement au «cadavre incroyable» du garde?</p> + +<p>—Oui; ce cadavre est tout à fait «croyable», maintenant. J'ai découvert +ce matin, en me promenant autour du château, deux sortes de pas +distinctes dont les empreintes avaient été faites cette nuit en même +temps, côte à côte. Je dis: «en même temps»; et, en vérité, il ne +pouvait guère en être autrement, car, si l'une de ces empreintes était +venue après l'autre, suivant le même chemin, elle eût souvent «empiété +sur l'autre», ce qui n'arrivait jamais. Les pas de celui-ci ne +marchaient point sur les pas de celui-là. Non, c'étaient des pas «qui +semblaient causer entre eux». Cette double empreinte quittait toutes les +autres empreintes, vers le milieu de la cour d'honneur, pour sortir de +cette cour et se diriger vers la chênaie. Je quittais la cour d'honneur, +les yeux fixés vers ma piste, quand je fus rejoint par Frédéric Larsan. +Immédiatement, il s'intéressa beaucoup à mon travail, car cette double +empreinte méritait vraiment qu'on s'y attachât. On retrouvait là la +double empreinte des pas de l'affaire de la «Chambre Jaune»: les pas +grossiers et les pas élégants; mais, tandis que, lors de l'affaire de la +«Chambre Jaune», les pas grossiers ne faisaient que joindre au bord de +l'étang les pas élégants, pour disparaître ensuite—dont nous avions +conclu, Larsan et moi, que ces deux sortes de pas appartenaient au même +individu qui n'avait fait que changer de chaussures—ici, pas grossiers +et pas élégants voyageaient de compagnie. Une pareille constatation +était bien faite pour me troubler dans mes certitudes antérieures. +Larsan semblait penser comme moi; aussi, restions-nous penchés sur ces +empreintes, reniflant ces pas comme des chiens à l'affût.</p> + +<p>«Je sortis de mon portefeuille mes semelles de papier. La première +semelle, qui était celle que j'avais découpée sur l'empreinte des +souliers du père Jacques retrouvés par Larsan, c'est-à-dire sur +l'empreinte des pas grossiers, cette première semelle, dis-je, +s'appliqua parfaitement à l'une des traces que nous avions sous les +yeux, et la seconde semelle, qui était le dessin des «pas élégants», +s'appliqua également sur l'empreinte correspondante, mais avec une +légère différence à la pointe. En somme, cette trace nouvelle du pas +élégant ne différait de la trace du bord de l'étang que par la pointe de +la bottine. Nous ne pouvions en tirer cette conclusion que cette trace +appartenait au même personnage, mais nous ne pouvions non plus affirmer +qu'elle ne lui appartenait pas. L'inconnu pouvait ne plus porter les +mêmes bottines.</p> + +<p>«Suivant toujours cette double empreinte, Larsan et moi, nous fûmes +conduits à sortir bientôt de la chênaie et nous nous trouvâmes sur les +mêmes bords de l'étang qui nous avaient vus lors de notre première +enquête. Mais, cette fois, aucune des traces ne s'y arrêtait et toutes +deux, prenant le petit sentier, allaient rejoindre la grande route +d'Épinay. Là, nous tombâmes sur un macadam récent qui ne nous montra +plus rien; et nous revînmes au château, sans nous dire un mot.</p> + +<p>«Arrivés dans la cour d'honneur, nous nous sommes séparés; mais, par +suite du même chemin qu'avait pris notre pensée, nous nous sommes +rencontrés à nouveau devant la porte de la chambre du père Jacques. Nous +avons trouvé le vieux serviteur au lit et constaté tout de suite que les +effets qu'il avait jetés sur une chaise étaient dans un état lamentable, +et que ses chaussures, des souliers tout à fait pareils à ceux que nous +connaissions, étaient extraordinairement boueux. Ce n'était certainement +point en aidant à transporter le cadavre du garde, du bout de cour au +vestibule, et en allant chercher une lanterne aux cuisines, que le père +Jacques avait arrangé de la sorte ses chaussures et trempé ses habits, +puisque alors il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avant ce moment-là +et il avait plu après.</p> + +<p>«Quant à la figure du bonhomme, elle n'était pas belle à voir. Elle +semblait refléter une fatigue extrême, et ses yeux clignotants nous +regardèrent, dès l'abord, avec effroi.</p> + +<p>«Nous l'avons interrogé. Il nous a répondu d'abord qu'il s'était couché +immédiatement après l'arrivée au château du médecin que le maître +d'hôtel était allé quérir; mais nous l'avons si bien poussé, nous lui +avons si bien prouvé qu'il mentait, qu'il a fini par nous avouer qu'il +était, en effet, sorti du château. Nous lui en avons, naturellement, +demandé la raison; il nous a répondu qu'il s'était senti mal à la tête, +et qu'il avait eu besoin de prendre l'air, mais qu'il n'était pas allé +plus loin que la chênaie. Nous lui avons alors décrit tout le chemin +qu'il avait fait, <i>aussi bien que si nous l'avions vu +marcher</i>. Le vieillard se dressa sur son séant et se prit à trembler.</p> + +<p>«—Vous n'étiez pas seul!» s'écria Larsan.</p> + +<p>«Alors, le père Jacques:</p> + +<p>«—Vous l'avez donc vu?</p> + +<p>«—Qui? demandai-je.</p> + +<p>«—Mais le fantôme noir!»</p> + +<p>«Sur quoi, le père Jacques nous conta que, depuis quelques nuits, il +voyait le fantôme noir. Il apparaissait dans le parc sur le coup de +minuit et glissait contre les arbres avec une souplesse incroyable. Il +paraissait «traverser» le tronc des arbres; deux fois, le père Jacques, +qui avait aperçu le fantôme à travers sa fenêtre, à la clarté de la +lune, s'était levé et, résolument, était parti à la chasse de cette +étrange apparition. L'avant-veille, il avait failli la rejoindre, mais +elle s'était évanouie au coin du donjon; enfin, cette nuit, étant en +effet sorti du château, travaillé par l'idée du nouveau crime qui venait +de se commettre, il avait vu tout à coup, surgir au milieu de la cour +d'honneur, le fantôme noir. Il l'avait suivi d'abord prudemment, puis de +plus près… ainsi il avait tourné la chênaie, l'étang, et était arrivé +au bord de la route d'Épinay. «Là, le fantôme avait soudain disparu.»</p> + +<p>«—Vous n'avez pas vu sa figure? demanda Larsan.</p> + +<p>«—Non! Je n'ai vu que des voiles noirs…</p> + +<p>«—Et, après ce qui s'est passé dans la galerie, vous n'avez pas sauté +dessus?</p> + +<p>«—Je ne le pouvais pas! Je me sentais terrifié… C'est à peine si +j'avais la force de le suivre…</p> + +<p>«—Vous ne l'avez pas suivi, fis-je, père Jacques,—et ma voix était +menaçante—vous êtes allé avec le fantôme jusqu'à la route d'Épinay +«bras dessus, bras dessous»!</p> + +<p>«—Non! cria-t-il… il s'est mis à tomber des trombes d'eau… Je suis +rentré!… Je ne sais pas ce que le fantôme noir est devenu…»</p> + +<p>«Mais ses yeux se détournèrent de moi.</p> + +<p>«Nous le quittâmes.</p> + +<p>«Quand nous fûmes dehors:</p> + +<p>«—Complice? interrogeai-je, sur un singulier ton, en regardant Larsan +bien en face pour surprendre le fond de sa pensée.</p> + +<p>«Larsan leva les bras au ciel.</p> + +<p>«—Est-ce qu'on sait?… Est-ce qu'on sait, dans une affaire pareille?… +Il y a vingt-quatre heures, j'aurais juré qu'il n'y avait pas de +complice!…»</p> + +<p>«Et il me laissa en m'annonçant qu'il quittait le château sur-le-champ +pour se rendre à Épinay.»</p> + +<p>Rouletabille avait fini son récit. Je lui demandai:</p> + +<p>«Eh bien? Que conclure de tout cela?… Quant à moi, je ne vois pas!… +je ne saisis pas!… Enfin! Que savez-vous?</p> + +<p>—<i>Tout!</i> s'exclama-t-il… <i>Tout!</i>»</p> + +<p>Et je ne lui avais jamais vu figure plus rayonnante. Il s'était levé et +me serrait la main avec force…</p> + +<p>«Alors, expliquez-moi, priai-je…</p> + +<p>—Allons demander des nouvelles de Mlle Stangerson», me répondit-il +brusquement.</p> + + + + +<h2 id="ch24">XXIV<br /> +Rouletabille connaît les deux moitiés de l'assassin</h2> + + +<p>Mlle Stangerson avait failli être assassinée pour la seconde fois. Le +malheur fut qu'elle s'en porta beaucoup plus mal la seconde que la +première. Les trois coups de couteau que l'homme lui avait portés dans +la poitrine, en cette nouvelle nuit tragique, la mirent longtemps entre +la vie et la mort, et quand, enfin, la vie fut plus forte et qu'on pût +espérer que la malheureuse femme, cette fois encore, échapperait à son +sanglant destin, on s'aperçut que, si elle reprenait chaque jour l'usage +de ses sens, elle ne recouvrait point celui de sa raison. La moindre +allusion à l'horrible tragédie la faisait délirer, et il n'est point non +plus, je crois bien, exagéré de dire que l'arrestation de M. Robert +Darzac, qui eut lieu au château du Glandier, le lendemain de la +découverte du cadavre du garde, creusa encore l'abîme moral où nous +vîmes disparaître cette belle intelligence.</p> + +<p>M. Robert Darzac arriva au château vers neuf heures et demie. Je le vis +accourir à travers le parc, les cheveux et les habits en désordre, +crotté, boueux, dans un état lamentable. Son visage était d'une pâleur +mortelle. Rouletabille et moi, nous étions accoudés à une fenêtre de la +galerie. Il nous aperçut; il poussa vers nous un cri désespéré:</p> + +<p>«J'arrive trop tard!…»</p> + +<p>Rouletabille lui cria:</p> + +<p>«Elle vit!…»</p> + +<p>Une minute après, M. Darzac entrait dans la chambre de Mlle Stangerson, +et, à travers la porte, nous entendîmes ses sanglots.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>«Fatalité! gémissait à côté de moi, Rouletabille. Quels Dieux infernaux +veillent donc sur le malheur de cette famille! Si l'on ne m'avait pas +endormi, j'aurais sauvé Mlle Stangerson de l'homme, et je l'aurais rendu +muet pour toujours… <i>et le garde ne serait pas mort!</i>»</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>M. Darzac vint nous retrouver. Il était tout en larmes. Rouletabille +lui raconta tout: et comment il avait tout préparé pour leur salut, à +Mlle Stangerson et à lui; et comment il y serait parvenu en éloignant +l'homme pour toujours «après avoir vu sa figure»; et comment son plan +s'était effondré dans le sang, à cause du narcotique.</p> + +<p>«Ah! si vous aviez eu réellement confiance en moi, fit tout bas le jeune +homme, si vous aviez dit à Mlle Stangerson d'avoir confiance en moi!… +Mais ici chacun se défie de tous… la fille se défie du père… et la +fiancée se défie du fiancé… Pendant que vous me disiez de tout faire +pour empêcher l'arrivée de l'assassin, <i>elle préparait tout +pour se faire assassiner!</i>… Et je suis arrivé trop tard… à demi +endormi… me traînant presque, dans cette chambre où la vue de la +malheureuse, baignant dans son sang, me réveilla tout à fait…»</p> + +<p>Sur la demande de M. Darzac, Rouletabille raconta la scène. S'appuyant +aux murs pour ne pas tomber, pendant que, dans le vestibule et dans la +cour d'honneur, nous poursuivions l'assassin, il s'était dirigé vers la +chambre de la victime… Les portes de l'antichambre sont ouvertes; il +entre; Mlle Stangerson gît, inanimée, à moitié renversée sur le bureau, +les yeux clos; son peignoir est rouge du sang qui coule à flots de sa +poitrine. Il semble à Rouletabille, encore sous l'influence du +narcotique, qu'il se promène dans quelque affreux cauchemar. +Automatiquement, il revient dans la galerie, ouvre une fenêtre, nous +clame le crime, nous ordonne de tuer, et retourne dans la chambre. +Aussitôt, il traverse le boudoir désert, entre dans le salon dont la +porte est restée entrouverte, secoue M. Stangerson sur le canapé où il +s'est étendu et le réveille comme je l'ai réveillé, lui, tout à +l'heure… M. Stangerson se dresse avec des yeux hagards, se laisse +traîner par Rouletabille jusque dans la chambre, aperçoit sa fille, +pousse un cri déchirant… Ah! il est réveillé! il est réveillé!… +Tous les deux, maintenant, réunissant leurs forces chancelantes, +transportent la victime sur son lit…</p> + +<p>Puis Rouletabille veut nous rejoindre, pour savoir… «pour savoir…» +mais, avant de quitter la chambre, il s'arrête près du bureau… Il y a +là, par terre, un paquet… énorme… un ballot… Qu'est-ce que ce +paquet fait là, auprès du bureau?… L'enveloppe de serge qui l'entoure +est dénouée… Rouletabille se penche… Des papiers… des papiers… +des photographies… Il lit: «Nouvel électroscope condensateur +différentiel… Propriétés fondamentales de la substance intermédiaire +entre la matière pondérable et l'éther impondérable.»… Vraiment, +vraiment, quel est ce mystère et cette formidable ironie du sort qui +veulent qu'à l'heure où «on» lui assassine sa fille, «on» vienne +restituer au professeur Stangerson toutes ces paperasses inutiles, +«qu'il jettera au feu!… au feu!… au feu!… le lendemain».</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Dans la matinée qui suivit cette horrible nuit, nous avons vu +réapparaître M. de Marquet, son greffier, les gendarmes. Nous avons tous +été interrogés, excepté naturellement Mlle Stangerson qui était dans un +état voisin du coma. Rouletabille et moi, après nous être concertés, +n'avons dit que ce que nous avons bien voulu dire. J'eus garde de rien +rapporter de ma station dans le cabinet noir ni des histoires de +narcotique. Bref, nous tûmes tout ce qui pouvait faire soupçonner que +nous nous attendions à quelque chose, et aussi tout ce qui pouvait faire +croire que Mlle Stangerson «attendait l'assassin». La malheureuse allait +peut-être payer de sa vie le mystère dont elle entourait son assassin… +Il ne nous appartenait point de rendre un pareil sacrifice inutile… +Arthur Rance raconta à tout le monde, fort naturellement—si +naturellement que j'en fus stupéfait—qu'il avait vu le garde pour la +dernière fois vers onze heures du soir. Celui-ci était venu dans sa +chambre, dit-il, pour y prendre sa valise qu'il devait transporter le +lendemain matin à la première heure à la gare de Saint-Michel «et +s'était attardé à causer longuement chasse et braconnage avec lui»! +Arthur-William Rance, en effet, devait quitter le Glandier dans la +matinée et se rendre à pied, selon son habitude, à Saint-Michel; aussi +avait-il profité d'un voyage matinal du garde dans le petit bourg pour +se débarrasser de son bagage.</p> + +<p>Du moins je fus conduit à le penser car M. Stangerson confirma ses +dires; il ajouta qu'il n'avait pas eu le plaisir, la veille au soir, +d'avoir à sa table son ami Arthur Rance parce que celui-ci avait pris, +vers les cinq heures, un congé définitif de sa fille et de lui. M. +Arthur Rance s'était fait servir simplement un thé dans sa chambre, se +disant légèrement indisposé.</p> + +<p>Bernier, le concierge, sur les indications de Rouletabille, rapporta +qu'il avait été requis par le garde lui-même, cette nuit-là, pour faire +la chasse aux braconniers (le garde ne pouvait plus le contredire), +qu'ils s'étaient donné rendez-vous tous deux non loin de la chênaie et +que, voyant que le garde ne venait point, il était allé, lui, Bernier, +au-devant du garde… Il était arrivé à hauteur du donjon, ayant passé +la petite porte de la cour d'honneur, quand il aperçut un individu qui +fuyait à toutes jambes du côté opposé, vers l'extrémité de l'aile droite +du château; des coups de revolver retentirent dans le même moment +derrière le fuyard; Rouletabille était apparu à la fenêtre de la +galerie; il l'avait aperçu, lui Bernier, l'avait reconnu, l'avait vu +avec son fusil et lui avait crié de tirer. Alors, Bernier avait lâché +son coup de fusil qu'il tenait tout prêt… et il était persuadé qu'il +avait mis à mal le fuyard; il avait cru même qu'il l'avait tué, et cette +croyance avait duré jusqu'au moment où Rouletabille, dépouillant le +corps qui était tombé sous le coup de fusil, lui avait appris que ce +corps «avait été tué d'un coup de couteau»; que, du reste, il restait ne +rien comprendre à une pareille fantasmagorie, attendu que, si le cadavre +trouvé n'était point celui du fuyard sur lequel nous avions tous tiré, +il fallait bien que ce fuyard fût quelque part. Or, dans ce petit coin +de cour où nous nous étions tous rejoints autour du cadavre, «il n'y +avait pas de place pour un autre mort ou pour un vivant» sans que nous +le vissions!</p> + +<p>Ainsi parla le père Bernier. Mais le juge d'instruction lui répondit +que, pendant que nous étions dans ce petit bout de cour, la nuit était +bien noire, puisque nous n'avions pu distinguer le visage du garde, et +que, pour le reconnaître, il nous avait fallu le transporter dans le +vestibule… À quoi le père Bernier répliqua que, si l'on n'avait pas vu +«l'autre corps, mort ou vivant», on aurait au moins marché dessus, tant +ce bout de cour est étroit. Enfin, nous étions, sans compter le cadavre, +cinq dans ce bout de cour et il eût été vraiment étrange que l'autre +corps nous échappât… La seule porte qui donnait dans ce bout de cour +était celle de la chambre du garde, et la porte en était fermée. On en +avait retrouvé la clef dans la poche du garde…</p> + +<p>Tout de même, comme ce raisonnement de Bernier, qui à première vue +paraissait logique, conduisait à dire qu'on avait tué à coups d'armes à +feu un homme mort d'un coup de couteau, le juge d'instruction ne s'y +arrêta pas longtemps. Et il fut évident pour tous, dès midi, que ce +magistrat était persuadé que nous avions raté «le fuyard» et que nous +avions trouvé là un cadavre qui n'avait rien à voir avec «notre +affaire». Pour lui, le cadavre du garde était une autre affaire. Il +voulut le prouver sans plus tarder, et il est probable que «cette +nouvelle affaire» correspondait avec des idées qu'il avait depuis +quelques jours sur les mœurs du garde, sur ses fréquentations, sur la +récente intrigue qu'il entretenait avec la femme du propriétaire de +l'auberge du «Donjon», et corroborait également les rapports qu'on avait +dû lui faire relativement aux menaces de mort proférées par le père +Mathieu à l'adresse du garde, car à une heure après-midi le père +Mathieu, malgré ses gémissements de rhumatisant et les protestations de +sa femme, était arrêté et conduit sous bonne escorte à Corbeil. On +n'avait cependant rien découvert chez lui de compromettant; mais des +propos tenus, encore la veille, à des rouliers qui les répétèrent, le +compromirent plus que si l'on avait trouvé dans sa paillasse le couteau +qui avait tué «l'homme vert».</p> + +<p>Nous en étions là, ahuris de tant d'événements aussi terribles +qu'inexplicables, quand, pour mettre le comble à la stupéfaction de +tous, nous vîmes arriver au château Frédéric Larsan, qui en était parti +aussitôt après avoir vu le juge d'instruction et qui en revenait, +accompagné d'un employé du chemin de fer.</p> + +<p>Nous étions alors dans le vestibule avec Arthur Rance, discutant de la +culpabilité et de l'innocence du père Mathieu (du moins Arthur Rance et +moi étions seuls à discuter, car Rouletabille semblait parti pour +quelque rêve lointain et ne s'occupait en aucune façon de ce que nous +disions). Le juge d'instruction et son greffier se trouvaient dans le +petit salon vert où Robert Darzac nous avait introduits quand nous +étions arrivés pour la première fois au Glandier. Le père Jacques, mandé +par le juge, venait d'entrer dans le petit salon; M. Robert Darzac était +en haut, dans la chambre de Mlle Stangerson, avec M. Stangerson et les +médecins. Frédéric Larsan entra dans le vestibule avec l'employé de +chemin de fer. Rouletabille et moi reconnûmes aussitôt cet employé à sa +petite barbiche blonde: «Tiens! L'employé d'Épinay-sur-Orge!» +m'écriai-je, et je regardai Frédéric Larsan qui répliqua en souriant: +«Oui, oui, vous avez raison, c'est l'employé d'Épinay-sur-Orge.» Sur +quoi Fred se fit annoncer au juge d'instruction par le gendarme qui +était à la porte du salon. Aussitôt, le père Jacques sortit, et Frédéric +Larsan et l'employé furent introduits. Quelques instants s'écoulèrent, +dix minutes peut-être. Rouletabille était fort impatient. La porte du +salon se rouvrit; le gendarme, appelé par le juge d'instruction, entra +dans le salon, en ressortit, gravit l'escalier et le redescendit. +Rouvrant alors la porte du salon et ne la refermant pas, il dit au juge +d'instruction:</p> + +<p>«Monsieur le juge, M. Robert Darzac ne veut pas descendre!</p> + +<p>—Comment! Il ne veut pas!… s'écria M. de Marquet.</p> + +<p>—Non! il dit qu'il ne peut quitter Mlle Stangerson dans l'état où elle +se trouve…</p> + +<p>—C'est bien, fit M. de Marquet; puisqu'il ne vient pas à nous, nous +irons à lui…»</p> + +<p>M. de Marquet et le gendarme montèrent; le juge d'instruction fit signe +à Frédéric Larsan et à l'employé de chemin de fer de les suivre. +Rouletabille et moi fermions la marche.</p> + +<p>On arriva ainsi, dans la galerie, devant la porte de l'antichambre de +Mlle Stangerson. M. de Marquet frappa à la porte. Une femme de chambre +apparut. C'était Sylvie, une petite bonniche dont les cheveux d'un blond +fadasse retombaient en désordre sur un visage consterné.</p> + +<p>«M. Stangerson est là? demanda le juge d'instruction.</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Dites-lui que je désire lui parler.»</p> + +<p>Sylvie alla chercher M. Stangerson.</p> + +<p>Le savant vint à nous; il pleurait; il faisait peine à voir.</p> + +<p>«Que me voulez-vous encore? demanda celui-ci au juge. Ne pourrait-on +pas, monsieur, dans un moment pareil, me laisser un peu tranquille!</p> + +<p>—Monsieur, fit le juge, il faut absolument que j'aie, sur-le-champ, un +entretien avec M. Robert Darzac. Ne pourriez-vous le décider à quitter +la chambre de Mlle Stangerson? Sans quoi, je me verrais dans la +nécessité d'en franchir le seuil avec tout l'appareil de la justice.»</p> + +<p>Le professeur ne répondit pas; il regarda le juge, le gendarme et tous +ceux qui les accompagnaient comme une victime regarde ses bourreaux, et +il rentra dans la chambre.</p> + +<p>Aussitôt M. Robert Darzac en sortit. Il était bien pâle et bien défait; +mais, quand le malheureux aperçut, derrière Frédéric Larsan, l'employé +de chemin de fer, son visage se décomposa encore; ses yeux devinrent +hagards et il ne put retenir un sourd gémissement.</p> + +<p>Nous avions tous saisi le tragique mouvement de cette physionomie +douloureuse. Nous ne pûmes nous empêcher de laisser échapper une +exclamation de pitié. Nous sentîmes qu'il se passait alors quelque chose +de définitif qui décidait de la perte de M. Robert Darzac. Seul, +Frédéric Larsan avait une figure rayonnante et montrait la joie d'un +chien de chasse qui s'est enfin emparé de sa proie.</p> + +<p>M. de Marquet dit, montrant à M. Darzac le jeune employé à la barbiche +blonde:</p> + +<p>«Vous reconnaissez monsieur?</p> + +<p>—Je le reconnais, fit Robert Darzac d'une voix qu'il essayait en vain +de rendre ferme. C'est un employé de l'Orléans à la station +d'Épinay-sur-Orge.</p> + +<p>—Ce jeune homme, continua M. de Marquet, affirme qu'il vous a vu +descendre de chemin de fer, à Épinay…</p> + +<p>—Cette nuit, termina M. Darzac, à dix heures et demie… c'est vrai!…»</p> + +<p>Il y eut un silence…</p> + +<p>«Monsieur Darzac, reprit le juge d'instruction sur un ton qui était +empreint d'une poignante émotion… Monsieur Darzac, que veniez-vous +faire cette nuit à Épinay-sur-Orge, à quelques kilomètres de l'endroit +où l'on assassinait Mlle Stangerson?…»</p> + +<p>M. Darzac se tut. Il ne baissa pas la tête, mais il ferma les yeux, soit +qu'il voulût dissimuler sa douleur, soit qu'il craignît qu'on pût lire +dans son regard quelque chose de son secret.</p> + +<p>«Monsieur Darzac, insista M. de Marquet… pouvez-vous me donner +l'emploi de votre temps, cette nuit?»</p> + +<p>M. Darzac rouvrit les yeux. Il semblait avoir reconquis toute sa +puissance sur lui-même.</p> + +<p>«Non, monsieur!…</p> + +<p>—Réfléchissez, monsieur! car je vais être dans la nécessité, si vous +persistez dans votre étrange refus, de vous garder à ma disposition.</p> + +<p>—Je refuse…</p> + +<p>—Monsieur Darzac! Au nom de la loi, je vous arrête!…»</p> + +<p>Le juge n'avait pas plutôt prononcé ces mots que je vis Rouletabille +faire un mouvement brusque vers M. Darzac. Il allait certainement +parler, mais celui-ci d'un geste lui ferma la bouche… Du reste, le +gendarme s'approchait déjà de son prisonnier… À ce moment un appel +désespéré retentit:</p> + +<p>«Robert!… Robert!…»</p> + +<p>Nous reconnûmes la voix de Mlle Stangerson, et, à cet accent de douleur, +pas un de nous qui ne frissonnât. Larsan lui-même, cette fois, en pâlit. +Quant à M. Darzac, répondant à l'appel, il s'était déjà précipité dans +la chambre…</p> + +<p>Le juge, le gendarme, Larsan s'y réunirent derrière lui; Rouletabille et +moi restâmes sur le pas de la porte. Spectacle déchirant: Mlle +Stangerson, dont le visage avait la pâleur de la mort, s'était soulevée +sur sa couche, malgré les deux médecins et son père… Elle tendait des +bras tremblants vers Robert Darzac sur qui Larsan et le gendarme avaient +mis la main… Ses yeux étaient grands ouverts… elle voyait… elle +comprenait… Sa bouche sembla murmurer un mot… un mot qui expira sur +ses lèvres exsangues… un mot que personne n'entendit… et elle se +renversa, évanouie… On emmena rapidement Darzac hors de la chambre… +En attendant une voiture que Larsan était allé chercher, nous nous +arrêtâmes dans le vestibule. Notre émotion à tous était extrême. M. de +Marquet avait la larme à l'œil. Rouletabille profita de ce moment +d'attendrissement général pour dire à M. Darzac:</p> + +<p>«Vous ne vous défendrez pas?</p> + +<p>—Non! répliqua le prisonnier.</p> + +<p>—Moi, je vous défendrai, monsieur…</p> + +<p>—Vous ne le pouvez pas, affirma le malheureux avec un pauvre sourire… +Ce que nous n'avons pu faire, Mlle Stangerson et moi, vous ne le ferez +pas!</p> + +<p>—Si, je le ferai.»</p> + +<p>Et la voix de Rouletabille était étrangement calme et confiante. Il +continua:</p> + +<p>«Je le ferai, monsieur Robert Darzac, parce que moi, <i>j'en sais plus +long que vous!</i></p> + +<p>—Allons donc! murmura Darzac presque avec colère.</p> + +<p>—Oh! soyez tranquille, je ne saurai que ce qu'il sera utile de savoir +<i>pour vous sauver!</i></p> + +<p>—<i>Il ne faut rien savoir</i>, jeune homme… si vous voulez avoir +droit à ma reconnaissance.»</p> + +<p>Rouletabille secoua la tête. Il s'approcha tout près, tout près de +Darzac:</p> + +<p>«Écoutez ce que je vais vous dire, fit-il à voix basse… et que cela +vous donne confiance! Vous, vous ne savez que le nom de l'assassin; Mlle +Stangerson, elle, <i>connaît seulement la moitié de l'assassin; mais +moi, je connais ses deux moitiés; je connais l'assassin tout entier, +moi!…</i>»</p> + +<p>Robert Darzac ouvrit des yeux qui attestaient qu'il ne comprenait pas +un mot de ce que venait de lui dire Rouletabille. La voiture, sur ces +entrefaites, arriva, conduite par Frédéric Larsan. On y fit monter +Darzac et le gendarme. Larsan resta sur le siège. On emmenait le +prisonnier à Corbeil.</p> + + + + +<h2 id="ch25">XXV<br /> +Rouletabille part en voyage</h2> + + +<p>Le soir même nous quittions le Glandier, Rouletabille et moi. Nous en +étions fort heureux: cet endroit n'avait rien qui pût encore nous +retenir. Je déclarai que je renonçais à percer tant de mystères, et +Rouletabille, en me donnant une tape amicale sur l'épaule, me confia +qu'il n'avait plus rien à apprendre au Glandier, parce que le Glandier +lui avait tout appris. Nous arrivâmes à Paris vers huit heures. Nous +dînâmes rapidement, puis, fatigués, nous nous séparâmes en nous donnant +rendez-vous le lendemain matin chez moi.</p> + +<p>À l'heure dite, Rouletabille entrait dans ma chambre. Il était vêtu d'un +complet à carreaux en drap anglais, avait un ulster sur le bras, une +casquette sur la tête et un sac à la main. Il m'apprit qu'il partait en +voyage.</p> + +<p>«Combien de temps serez-vous parti? lui demandai-je.</p> + +<p>—Un mois ou deux, fit-il, cela dépend…»</p> + +<p>Je n'osai l'interroger…</p> + +<p>«Savez-vous, me dit-il, quel est le mot que Mlle Stangerson a prononcé +hier avant de s'évanouir… en regardant M. Robert Darzac?…</p> + +<p>—Non, personne ne l'a entendu…</p> + +<p>—Si! répliqua Rouletabille, moi! Elle lui disait: «parle!»</p> + +<p>—Et M. Darzac parlera?</p> + +<p>—Jamais!»</p> + +<p>J'aurais voulu prolonger l'entretien, mais il me serra fortement la +main et me souhaita une bonne santé, je n'eus que le temps de lui +demander:</p> + +<p>«Vous ne craignez point que, pendant votre absence, il se commette de +nouveaux attentats?…</p> + +<p>—Je ne crains plus rien de ce genre, dit-il, depuis que M. Darzac est +en prison.»</p> + +<p>Sur cette parole bizarre, il me quitta. Je ne devais plus le revoir +qu'en cour d'assises, au moment du procès Darzac, lorsqu'il vint à la +barre «expliquer l'inexplicable».</p> + + + + +<h2 id="ch26">XXVI<br /> +Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu</h2> + + +<p>Le 15 janvier suivant, c'est-à-dire deux mois et demi après les +tragiques événements que je viens de rapporter, <i>L'Époque</i> +publiait, en première colonne, première page, le sensationnel article +suivant:</p> + +<p>«Le jury de Seine-et-Oise est appelé aujourd'hui, à juger l'une des plus +mystérieuses affaires qui soient dans les annales judiciaires. Jamais +procès n'aura présenté tant de points obscurs, incompréhensibles, +inexplicables. Et cependant l'accusation n'a point hésité à faire +asseoir sur le banc des assises un homme respecté, estimé, aimé de tous +ceux qui le connaissent, un jeune savant, espoir de la science +française, dont toute l'existence fut de travail et de probité. Quand +Paris apprit l'arrestation de M. Robert Darzac, un cri unanime de +protestation s'éleva de toutes parts. La Sorbonne tout entière, +déshonorée par le geste inouï du juge d'instruction, proclama sa foi +dans l'innocence du fiancé de Mlle Stangerson. M. Stangerson lui-même +attesta hautement l'erreur où s'était fourvoyée la justice, et il ne +fait de doute pour personne que, si la victime pouvait parler, elle +viendrait réclamer aux douze jurés de Seine-et-Oise l'homme dont elle +voulait faire son époux et que l'accusation veut envoyer à l'échafaud. +Il faut espérer qu'un jour prochain Mlle Stangerson recouvrera sa raison +qui a momentanément sombré dans l'horrible mystère du Glandier. +Voulez-vous qu'elle la reperde lorsqu'elle apprendra que l'homme qu'elle +aime est mort de la main du bourreau? Cette question s'adresse au jury +«auquel nous nous proposons d'avoir affaire, aujourd'hui même».</p> + +<p>«Nous sommes décidés, en effet, à ne point laisser douze braves gens +commettre une abominable erreur judiciaire. Certes, des coïncidences +terribles, des traces accusatrices, un silence inexplicable de la part +de l'accusé, un emploi du temps énigmatique, l'absence de tout alibi, +ont pu entraîner la conviction du parquet qui, «ayant vainement cherché +la vérité ailleurs», s'est résolu à la trouver là. Les charges sont, en +apparence, si accablantes pour M. Robert Darzac, qu'il faut même excuser +un policier aussi averti, aussi intelligent, et généralement aussi +heureux que M. Frédéric Larsan de s'être laissé aveugler par elles. +Jusqu'alors, tout est venu accuser M. Robert Darzac, devant +l'instruction; aujourd'hui, nous allons, nous, le défendre devant le +jury; et nous apporterons à la barre une lumière telle que tout le +mystère du Glandier en sera illuminé. «Car nous possédons la vérité.»</p> + +<p>«Si nous n'avons point parlé plus tôt, c'est que l'intérêt même de la +cause que nous voulons défendre l'exigeait sans doute. Nos lecteurs +n'ont pas oublié ces sensationnelles enquêtes anonymes que nous avons +publiées sur le «Pied gauche de la rue Oberkampf», sur le fameux vol du +«Crédit universel» et sur l'affaire des «Lingots d'or de la Monnaie». +Elles nous faisaient prévoir la vérité, avant même que l'admirable +ingéniosité d'un Frédéric Larsan ne l'eût dévoilée tout entière. Ces +enquêtes étaient conduites par notre plus jeune rédacteur, un enfant de +dix-huit ans, Joseph Rouletabille, qui sera illustre demain. Quand +l'affaire du Glandier éclata, notre petit reporter se rendit sur les +lieux, força toutes les portes et s'installa dans le château d'où tous +les représentants de la presse avaient été chassés. À côté de Frédéric +Larsan, il chercha la vérité; il vit avec épouvante l'erreur où +s'abîmait tout le génie du célèbre policier; en vain essaya-t-il de le +rejeter hors de la mauvaise piste où il s'était engagé: le grand Fred ne +voulut point consentir à recevoir des leçons de ce petit journaliste. +Nous savons où cela a conduit M. Robert Darzac.</p> + +<p>«Or, il faut que la France sache, il faut que le monde sache que, le +soir même de l'arrestation de M. Robert Darzac, le jeune Joseph +Rouletabille pénétrait dans le bureau de notre directeur et lui disait: +«Je pars en voyage. Combien de temps serai-je parti, je ne pourrais vous +le dire; peut-être un mois, deux mois, trois mois… peut-être ne +reviendrai-je jamais… Voici une lettre… Si je ne suis pas revenu le +jour où M. Darzac comparaîtra devant les assises, vous ouvrirez cette +lettre en cour d'assises, après le défilé des témoins. Entendez-vous +pour cela avec l'avocat de M. Robert Darzac. M. Robert Darzac est +innocent. <i>Dans cette lettre il y a le nom de +l'assassin</i>, et, je ne dirai point: les preuves, car, les +preuves, je vais les chercher, mais <i>l'explication irréfutable de +sa culpabilité</i>.» Et notre rédacteur partit. Nous sommes +restés longtemps sans nouvelles mais un inconnu est venu trouver notre +directeur, il y a huit jours, pour lui dire: «Agissez suivant les +instructions de Joseph Rouletabille, <i>si la chose devient +nécessaire</i>. Il y a la vérité dans cette lettre.» Cet homme n'a +point voulu nous dire son nom.</p> + +<p>«Aujourd'hui, 15 janvier, nous voici au grand jour des assises; Joseph +Rouletabille n'est pas de retour; peut-être ne le reverrons-nous jamais. +La presse, elle aussi, compte ses héros, victimes du devoir: le devoir +professionnel, le premier de tous les devoirs. Peut-être, à cette heure, +y a-t-il succombé! Nous saurons le venger. Notre directeur, cet +après-midi, sera à la cour d'assises de Versailles, avec la lettre: +<i>la lettre qui contient le nom de l'assassin!</i>»</p> + +<p>En tête de l'article, on avait mis le portrait de Rouletabille.</p> + +<p>Les parisiens qui se rendirent ce jour-là à Versailles pour le procès +dit du «Mystère de la Chambre Jaune» n'ont certainement pas oublié +l'incroyable cohue qui se bousculait à la gare Saint-Lazare. On ne +trouvait plus de place dans les trains et l'on dut improviser des +convois supplémentaires. L'article de <i>L'Époque</i> avait bouleversé +tout le monde, excité toutes les curiosités, poussé jusqu'à +l'exaspération la passion des discussions. Des coups de poing furent +échangés entre les partisans de Joseph Rouletabille et les fanatiques de +Frédéric Larsan, car, chose bizarre, la fièvre de ces gens venait moins +de ce qu'on allait peut-être condamner un innocent que de l'intérêt +qu'ils portaient à leur propre compréhension du «mystère de la Chambre +Jaune». Chacun avait son explication et la tenait pour bonne. Tous ceux +qui expliquaient le crime comme Frédéric Larsan n'admettaient point +qu'on pût mettre en doute la perspicacité de ce policier populaire; et +tous les autres, qui avaient une explication autre que celle de Frédéric +Larsan, prétendaient naturellement qu'elle devait être celle de Joseph +Rouletabille qu'ils ne connaissaient pas encore. Le numéro de +<i>L'Époque</i> à la main, les «Larsan «et les «Rouletabille «se +disputèrent, se chamaillèrent, jusque sur les marches du palais de +justice de Versailles, jusque dans le prétoire. Un service d'ordre +extraordinaire avait été commandé. L'innombrable foule qui ne put +pénétrer dans le palais resta jusqu'au soir aux alentours du monument, +maintenue difficilement par la troupe et la police, avide de nouvelles, +accueillant les rumeurs les plus fantastiques. Un moment, le bruit +circula qu'on venait d'arrêter, en pleine audience, M. Stangerson +lui-même, qui s'était avoué l'assassin de sa fille… C'était de la +folie. L'énervement était à son comble. Et l'on attendait toujours +Rouletabille. Des gens prétendaient le connaître et le reconnaître; et, +quand un jeune homme, muni d'un laissez-passer, traversait la place +libre qui séparait la foule du palais de justice, des bousculades se +produisaient. On s'écrasait. On criait: «Rouletabille! Voici +Rouletabille!» Des témoins, qui ressemblaient plus ou moins vaguement au +portrait publié par <i>L'Époque</i>, furent aussi acclamés. L'arrivée du +directeur de <i>L'Époque</i> fut encore le signal de quelques +manifestations. Les uns applaudirent, les autres sifflèrent. Il y avait +beaucoup de femmes dans la foule.</p> + +<p>Dans la salle des assises, le procès se déroulait sous la présidence de +M. De Rocoux, un magistrat imbu de tous les préjugés des gens de robe, +mais foncièrement honnête. On avait fait l'appel des témoins. J'en +étais, naturellement, ainsi que tous ceux qui, de près ou de loin, +avaient touché les mystères du Glandier: M. Stangerson, vieilli de dix +ans, méconnaissable, Larsan, M. Arthur W. Rance, la figure toujours +enluminée, le père Jacques, le père Mathieu, qui fut amené, menottes aux +mains, entre deux gendarmes, Mme Mathieu, toute en larmes, les Bernier, +les deux gardes-malades, le maître d'hôtel, tous les domestiques du +château, l'employé de poste du bureau 40, l'employé du chemin de fer +d'Épinay, quelques amis de M. et de Mlle Stangerson, et tous les témoins +à décharge de M. Robert Darzac. J'eus la chance d'être entendu parmi les +premiers témoins, ce qui me permit d'assister à presque tout le procès.</p> + +<p>Je n'ai point besoin de vous dire que l'on s'écrasait dans le prétoire. +Des avocats étaient assis jusque sur les marches de «la cour»; et, +derrière les magistrats en robe rouge, tous les parquets des environs +étaient représentés. M. Robert Darzac apparut au banc des accusés, entre +les gendarmes, si calme, si grand et si beau, qu'un murmure d'admiration +plus que de compassion l'accueillit. Il se pencha aussitôt vers son +avocat, maître Henri-Robert, qui, assisté de son premier secrétaire, +maître André Hesse, alors débutant, avait déjà commencé à feuilleter son +dossier.</p> + +<p>Beaucoup s'attendaient à ce que M. Stangerson allât serrer la main de +l'accusé; mais l'appel des témoins eut lieu et ceux-ci quittèrent tous +la salle sans que cette démonstration sensationnelle se fût produite. +Au moment où les jurés prirent place, on remarqua qu'ils avaient eu +l'air de s'intéresser beaucoup à un rapide entretien que maître +Henri-Robert avait eu avec le directeur de <i>L'Époque</i>. Celui-ci +s'en fut ensuite prendre place au premier rang de public. Quelques-uns +s'étonnèrent qu'il ne suivît point les témoins dans la salle qui leur +était réservée.</p> + +<p>La lecture de l'acte d'accusation s'accomplit comme presque toujours, +sans incident. Je ne relaterai pas ici le long interrogatoire que subit +M. Darzac. Il répondit à la fois de la façon la plus naturelle et la plus +mystérieuse. «Tout ce qu'il pouvait dire» parut naturel, tout ce qu'il +tut parut terrible pour lui, même aux yeux de ceux qui «sentaient» son +innocence. Son silence sur les points que nous connaissons se dressa +contre lui et il semblait bien que ce silence dût fatalement l'écraser. +Il résista aux objurgations du président des assises et du ministère +public. On lui dit que se taire, en une pareille circonstance, +équivalait à la mort.</p> + +<p>«C'est bien, dit-il, je la subirai donc; mais je suis innocent!»</p> + +<p>Avec cette habileté prodigieuse qui a fait sa renommée, et profitant de +l'incident, maître Henri-Robert essaya de grandir le caractère de son +client, par le fait même de son silence, en faisant allusion à des +devoirs moraux que seules des âmes héroïques sont susceptibles de +s'imposer. L'éminent avocat ne parvint qu'à convaincre tout à fait ceux +qui connaissaient M. Darzac, mais les autres restèrent hésitants. Il y +eut une suspension d'audience, puis le défilé des témoins commença et +Rouletabille n'arrivait toujours point. Chaque fois qu'une porte +s'ouvrait, tous les yeux allaient à cette porte, puis se reportaient sur +le directeur de <i>L'Époque</i> qui restait, impassible, à sa place. On +le vit enfin qui fouillait dans sa poche et qui «en tirait une lettre». +Une grosse rumeur suivit ce geste.</p> + +<p>Mon intention n'est point de retracer ici tous les incidents de ce +procès. J'ai assez longuement rappelé toutes les étapes de l'affaire +pour ne point imposer aux lecteurs le défilé nouveau des événements +entourés de leur mystère. J'ai hâte d'arriver au moment vraiment +dramatique de cette journée inoubliable. Il survint, comme maître +Henri-Robert posait quelques questions au père Mathieu, qui, à la barre +des témoins, se défendait, entre ses deux gendarmes, d'avoir assassiné +«l'homme vert». Sa femme fut appelée et confrontée avec lui. Elle avoua, +en éclatant en sanglots, qu'elle avait été «l'amie» du garde, que son +mari s'en était douté; mais elle affirma encore que celui-ci n'était +pour rien dans l'assassinat de son «ami». Maître Henri-Robert demanda +alors à la cour de bien vouloir entendre immédiatement, sur ce point, +Frédéric Larsan.</p> + +<p>«Dans une courte conversation que je viens d'avoir avec Frédéric Larsan, +pendant la suspension d'audience, déclara l'avocat, celui-ci m'a fait +comprendre que l'on pouvait expliquer la mort du garde autrement que par +l'intervention du père Mathieu. Il serait intéressant de connaître +l'hypothèse de Frédéric Larsan.»</p> + +<p>Frédéric Larsan fut introduit. Il s'expliqua fort nettement.</p> + +<p>«Je ne vois point, dit-il, la nécessité de faire intervenir le père +Mathieu en tout ceci. Je l'ai dit à M. de Marquet, mais les propos +meurtriers de cet homme lui ont évidemment nui dans l'esprit de M. le +juge d'instruction. Pour moi, l'assassinat de Mlle Stangerson et +l'assassinat du garde «sont la même affaire». On a tiré sur l'assassin +de Mlle Stangerson, fuyant dans la cour d'honneur; on a pu croire +l'avoir atteint, on a pu croire l'avoir tué; à la vérité il n'a fait que +trébucher au moment où il disparaissait derrière l'aile droite du +château. Là, l'assassin a rencontré le garde qui voulut sans doute +s'opposer à sa fuite. L'assassin avait encore à la main le couteau dont +il venait de frapper Mlle Stangerson, il en frappa le garde au cœur, +et le garde en est mort.</p> + +<p>Cette explication si simple parut d'autant plus plausible que, déjà, +beaucoup de ceux qui s'intéressaient aux mystères du Glandier l'avaient +trouvée. Un murmure d'approbation se fit entendre.</p> + +<p>«Et l'assassin, qu'est-il devenu, dans tout cela? demanda le président.</p> + +<p>—Il s'est évidemment caché, monsieur le président, dans un coin obscur +de ce bout de cour et, après le départ des gens du château qui +emportaient le corps, il a pu tranquillement s'enfuir.»</p> + +<p>À ce moment, du fond du «public debout», une voix juvénile s'éleva. Au +milieu de la stupeur de tous, elle disait:</p> + +<p>«Je suis de l'avis de Frédéric Larsan pour le coup de couteau au +cœur. Mais je ne suis plus de son avis sur la manière dont l'assassin +s'est enfui du bout de cour!»</p> + +<p>Tout le monde se retourna; les huissiers se précipitèrent, ordonnant le +silence. Le président demanda avec irritation qui avait élevé la voix et +ordonna l'expulsion immédiate de l'intrus; mais on réentendit la même +voix claire qui criait:</p> + +<p>«C'est moi, monsieur le président, c'est moi, Joseph Rouletabille!»</p> + + + + +<h2 id="ch27">XXVII<br /> +Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire</h2> + + +<p>Il y eut un remous terrible. On entendit des cris de femmes qui se +trouvaient mal. On n'eut plus aucun égard pour «la majesté de la +justice». Ce fut une bousculade insensée. Tout le monde voulait voir +Joseph Rouletabille. Le président cria qu'il allait faire évacuer la +salle, mais personne ne l'entendit. Pendant ce temps, Rouletabille +sautait par-dessus la balustrade qui le séparait du public assis, se +faisait un chemin à grands coups de coude, arrivait auprès de son +directeur qui l'embrassait avec effusion, lui prit «sa» lettre d'entre +les mains, la glissa dans sa poche, pénétra dans la partie réservée du +prétoire et parvint ainsi jusqu'à la barre des témoins, bousculé, +bousculant, le visage souriant, heureux, boule écarlate qu'illuminait +encore l'éclair intelligent de ses deux grands yeux ronds. Il avait ce +costume anglais que je lui avais vu le matin de son départ—mais dans +quel état, mon Dieu!—l'ulster sur son bras et la casquette de voyage à +la main. Et il dit:</p> + +<p>«Je demande pardon, monsieur le président, le transatlantique a eu du +retard! J'arrive d'Amérique. Je suis Joseph Rouletabille!…»</p> + +<p>On éclata de rire. Tout le monde était heureux de l'arrivée de ce gamin. +Il semblait à toutes ces consciences qu'un immense poids venait de leur +être enlevé. On respirait. On avait la certitude qu'il apportait +réellement la vérité… qu'il allait faire connaître la vérité…</p> + +<p>Mais le président était furieux:</p> + +<p>«Ah! vous êtes Joseph Rouletabille, reprit le président… eh bien, je +vous apprendrai, jeune homme, à vous moquer de la justice… En +attendant que la cour délibère sur votre cas, je vous retiens à la +disposition de la justice… en vertu de mon pouvoir discrétionnaire.</p> + +<p>—Mais, monsieur le président, je ne demande que cela: être à la +disposition de la justice… je suis venu m'y mettre, à la disposition +de la justice… Si mon entrée a fait un peu de tapage, j'en demande +bien pardon à la cour… Croyez bien, monsieur le président, que nul, +plus que moi, n'a le respect de la justice… Mais je suis entré comme +j'ai pu…»</p> + +<p>Et il se mit à rire. Et tout le monde rit.</p> + +<p>«Emmenez-le!» commanda le président.</p> + +<p>Mais maître Henri-Robert intervint. Il commença par excuser le jeune +homme, il le montra animé des meilleurs sentiments, il fit comprendre au +président qu'on pouvait difficilement se passer de la déposition d'un +témoin qui avait couché au Glandier pendant toute la semaine +mystérieuse, d'un témoin surtout qui prétendait prouver l'innocence de +l'accusé et apporter le nom de l'assassin.</p> + +<p>«Vous allez nous dire le nom de l'assassin? demanda le président, +ébranlé mais sceptique.</p> + +<p>—Mais, mon président, je ne suis venu que pour ça! fit Rouletabille.</p> + +<p>On faillit applaudir dans le prétoire, mais les chut! énergiques des +huissiers rétablirent le silence.</p> + +<p>«Joseph Rouletabille, dit maître Henri-Robert, n'est pas cité +régulièrement comme témoin, mais j'espère qu'en vertu de son pouvoir +discrétionnaire, monsieur le président voudra bien l'interroger.</p> + +<p>—C'est bien! fit le président, nous l'interrogerons. Mais finissons-en +d'abord…»</p> + +<p>L'avocat général se leva:</p> + +<p>«Il vaudrait peut-être mieux, fit remarquer le représentant du ministère +public, que ce jeune homme nous dise tout de suite le nom de celui qu'il +dénonce comme étant l'assassin.»</p> + +<p>Le président acquiesça avec une ironique réserve:</p> + +<p>«Si monsieur l'avocat général attache quelque importance à la déposition +de M. Joseph Rouletabille, je ne vois point d'inconvénient à ce que le +témoin nous dise tout de suite le nom de «son» assassin!»</p> + +<p>On eût entendu voler une mouche.</p> + +<p>Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. Robert Darzac, qui, +lui, pour la première fois, depuis le commencement du débat, montrait un +visage agité et plein d'angoisse.</p> + +<p>«Eh bien, répéta le président, on vous écoute, monsieur Joseph +Rouletabille. Nous attendons le nom de l'assassin.»</p> + +<p>Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de son gousset, en +tira un énorme oignon, y regarda l'heure, et dit:</p> + +<p>«Monsieur le président, je ne pourrai vous dire le nom de l'assassin +qu'à six heures et demie! <i>Nous avons encore quatre bonnes heures +devant nous!</i>»</p> + +<p>La salle fit entendre des murmures étonnés et désappointés. Quelques +avocats dirent à haute voix:</p> + +<p>«Il se moque de nous!»</p> + +<p>Le président avait l'air enchanté; maîtres Henri-Robert et André Hesse +étaient ennuyés.</p> + +<p>Le président dit:</p> + +<p>«Cette plaisanterie a assez duré. Vous pouvez vous retirer, monsieur, +dans la salle des témoins. Je vous garde à notre disposition.»</p> + +<p>Rouletabille protesta:</p> + +<p>«Je vous affirme, monsieur le président, s'écria-t-il, de sa voix aiguë +et claironnante, je vous affirme que, lorsque je vous aurai dit le nom +de l'assassin, <i>vous comprendrez que je ne pouvais vous le dire qu'à +six heures et demie!</i> Parole d'honnête homme! Foi de Rouletabille!… +Mais, en attendant, je peux toujours vous donner quelques +explications sur l'assassinat du garde… M. Frédéric Larsan qui m'a vu +«travailler» au Glandier pourrait vous dire avec quel soin j'ai étudié +toute cette affaire. J'ai beau être d'un avis contraire au sien et +prétendre qu'en faisant arrêter M. Robert Darzac, il a fait arrêter un +innocent, il ne doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de l'importance +qu'il faut attacher à mes découvertes, qui ont souvent corroboré les +siennes!»</p> + +<p>Frédéric Larsan dit:</p> + +<p>«Monsieur le président, il serait intéressant d'entendre M. Joseph +Rouletabille; d'autant plus intéressant qu'il n'est pas de mon avis.»</p> + +<p>Un murmure d'approbation accueillit cette parole du policier. Il +acceptait le duel en beau joueur. La joute promettait d'être curieuse +entre ces deux intelligences qui s'étaient acharnées au même tragique +problème et qui étaient arrivées à deux solutions différentes.</p> + +<p>Comme le président se taisait, Frédéric Larsan continua:</p> + +<p>«Ainsi nous sommes d'accord pour le coup de couteau au cœur qui a été +donné au garde par l'assassin de Mlle Stangerson; mais, puisque nous ne +sommes plus d'accord sur la question de la fuite de l'assassin, «dans le +bout de cour», il serait curieux de savoir comment M. Rouletabille +explique cette fuite.</p> + +<p>—Évidemment, fit mon ami, ce serait curieux!»</p> + +<p>Toute la salle partit encore à rire. Le président déclara aussitôt que, +si un pareil fait se renouvelait, il n'hésiterait pas à mettre à +exécution sa menace de faire évacuer la salle.</p> + +<p>«Vraiment, termina le président, dans une affaire comme celle-là, je ne +vois pas ce qui peut prêter à rire.</p> + +<p>—Moi non plus!» dit Rouletabille.</p> + +<p>Des gens, devant moi, s'enfoncèrent leur mouchoir dans la bouche pour ne +pas éclater…</p> + +<p>«Allons, fit le président, vous avez entendu, jeune homme, ce que vient +de dire M. Frédéric Larsan. Comment, selon vous, l'assassin s'est-il +enfui du «bout de cour»?</p> + +<p>Rouletabille regarda Mme Mathieu, qui lui sourit tristement.</p> + +<p>«Puisque Mme Mathieu, dit-il, a bien voulu avouer tout l'intérêt qu'elle +portait au garde…</p> + +<p>—la coquine! s'écria le père Mathieu.</p> + +<p>—Faites sortir le père Mathieu!» ordonna le président.</p> + +<p>On emmena le père Mathieu.</p> + +<p>Rouletabille reprit:</p> + +<p>«… Puisqu'elle a fait cet aveu, je puis bien vous dire qu'elle avait +souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier étage du +donjon, dans la chambre qui fut autrefois un oratoire. Ces +conversations furent surtout fréquentes dans les derniers temps, quand +le père Mathieu était cloué au lit par ses rhumatismes.</p> + +<p>«Une piqûre de morphine, administrée à propos, donnait au père Mathieu +le calme et le repos, et tranquillisait son épouse pour les quelques +heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité de s'absenter. +Mme Mathieu venait au château, la nuit, enveloppée dans un grand châle +noir qui lui servait autant que possible à dissimuler sa personnalité et +la faisait ressembler à un sombre fantôme qui, parfois, troubla les +nuits du père Jacques. Pour prévenir son ami de sa présence, Mme Mathieu +avait emprunté au chat de la mère Agenoux, une vieille sorcière de +Sainte-Geneviève-des-Bois, son miaulement sinistre; aussitôt, le garde +descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne à sa +maîtresse. Quand les réparations du donjon furent récemment entreprises, +les rendez-vous n'en eurent pas moins lieu dans l'ancienne chambre du +garde, au donjon même, la nouvelle chambre, qu'on avait momentanément +abandonnée à ce malheureux serviteur, à l'extrémité de l'aile droite du +château, n'étant séparée du ménage du maître d'hôtel et de la cuisinière +que par une trop mince cloison.</p> + +<p>«Mme Mathieu venait de quitter le garde en parfaite santé, quand le +drame du «petit bout de cour» survint. Mme Mathieu et le garde, n'ayant +plus rien à se dire, étaient sortis du donjon ensemble… Je n'ai appris +ces détails, monsieur le président, que par l'examen auquel je me livrai +des traces de pas dans la cour d'honneur, le lendemain matin… Bernier, +le concierge, que j'avais placé, avec son fusil, en observation derrière +le donjon, <i>ainsi que je lui permettrai de vous +l'expliquer lui-même</i>, ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour +d'honneur. Il n'y arriva un peu plus tard qu'attiré par les coups de +revolver, et tira à son tour. Voici donc le garde et Mme Mathieu, dans +la nuit et le silence de la cour d'honneur. Ils se souhaitent le +bonsoir; Mme Mathieu se dirige vers la grille ouverte de cette cour, et +lui s'en retourne se coucher dans sa petite pièce en encorbellement, à +l'extrémité de l'aile droite du château.</p> + +<p>«Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolver retentissent; il +se retourne; anxieux, il revient sur ses pas; il va atteindre l'angle de +l'aile droite du château quand une ombre bondit sur lui et le frappe. Il +meurt. Son cadavre est ramassé tout de suite par des gens qui croient +tenir l'assassin et qui n'emportent que l'assassiné. Pendant ce temps, +que fait Mme Mathieu? Surprise par les détonations et par +l'envahissement de la cour, elle se fait la plus petite qu'elle peut +dans la nuit et dans la cour d'honneur. La cour est vaste, et, se +trouvant près de la grille, Mme Mathieu pouvait passer inaperçue. Mais +elle ne «passa» pas. Elle resta et vit emporter le cadavre. Le cœur +serré d'une angoisse bien compréhensible et poussée par un tragique +pressentiment, elle vint jusqu'au vestibule du château, jeta un regard +sur l'escalier éclairé par le lumignon du père Jacques, l'escalier où +l'on avait étendu le corps de son ami; elle «vit» et s'enfuit. +Avait-elle éveillé l'attention du père Jacques? Toujours est-il que +celui-ci rejoignit le fantôme noir, qui déjà lui avait fait passer +quelques nuits blanches.</p> + +<p>«Cette nuit même, avant le crime, il avait été réveillé par les cris de +la «Bête du Bon Dieu» et avait aperçu, par sa fenêtre, le fantôme +noir… Il s'était hâtivement vêtu et c'est ainsi que l'on s'explique +qu'il arriva dans le vestibule, tout habillé, quand nous apportâmes le +cadavre du garde. Donc, cette nuit-là, dans la cour d'honneur, il a +voulu sans doute, une fois pour toutes, regarder de tout près la figure +du fantôme. Il la reconnut. Le père Jacques est un vieil ami de Mme +Mathieu. Elle dut lui avouer ses nocturnes entretiens, et le supplier de +la sauver de ce moment difficile! L'état de Mme Mathieu, qui venait de +voir son ami mort, devait être pitoyable. Le père Jacques eut pitié et +accompagna Mme Mathieu, à travers la chênaie, et hors du parc, par delà +même les bords de l'étang, jusqu'à la route d'Épinay. Là, elle n'avait +plus que quelques mètres à faire pour rentrer chez elle. Le père Jacques +revint au château, et, se rendant compte de l'importance judiciaire +qu'il y aurait pour la maîtresse du garde à ce qu'on ignorât sa présence +au château, cette nuit-là, essaya autant que possible de nous cacher cet +épisode dramatique d'une nuit qui, déjà, en comptait tant! Je n'ai nul +besoin, ajouta Rouletabille, de demander à Mme Mathieu et au père +Jacques de corroborer ce récit. «Je sais» que les choses se sont passées +ainsi! Je ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsan qui, lui, +comprend déjà comment j'ai tout appris, car il m'a vu, le lendemain +matin, penché sur une double piste où l'on rencontrait voyageant de +compagnie, l'empreinte des pas du père Jacques et de ceux de madame.»</p> + +<p>Ici, Rouletabille se tourna vers Mme Mathieu qui était restée à la +barre, et lui fit un salut galant.</p> + +<p>«Les empreintes des pieds de madame, expliqua Rouletabille, ont une +ressemblance étrange avec les traces des «pieds élégants» de +l'assassin…»</p> + +<p>Mme Mathieu tressaillit et fixa avec une curiosité farouche le jeune +reporter. Qu'osait-il dire? Que voulait-il dire?</p> + +<p>«Madame a le pied élégant, long et plutôt un peu grand pour une femme. +C'est, au bout pointu de la bottine près, le pied de l'assassin…»</p> + +<p>Il y eut quelques mouvements dans l'auditoire. Rouletabille, d'un geste, +les fit cesser. On eût dit vraiment que c'était lui, maintenant, qui +commandait la police de l'audience.</p> + +<p>«Je m'empresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie pas grand'chose et +qu'un policier qui bâtirait un système sur des marques extérieures +semblables, <i>sans mettre une idée générale autour</i>, irait +tout de go à l'erreur judiciaire! M. Robert Darzac, lui aussi, a les +pieds de l'assassin, et cependant, <i>il n'est pas l'assassin!</i>»</p> + +<p>Nouveaux mouvements.</p> + +<p>Le président demanda à Mme Mathieu:</p> + +<p>«C'est bien ainsi que, ce soir-là, les choses se sont passées pour vous, +madame?</p> + +<p>—Oui, monsieur le président, répondit-elle. C'est à croire que M. +Rouletabille était derrière nous.</p> + +<p>—Vous avez donc vu fuir l'assassin jusqu'à l'extrémité de l'aile +droite, madame?</p> + +<p>—Oui, comme j'ai vu emporter, une minute plus tard, le cadavre du +garde.</p> + +<p>—Et l'assassin, qu'est-il devenu? Vous étiez restée seule dans la cour +d'honneur, il serait tout naturel que vous l'ayez aperçu alors… Il +ignorait votre présence et le moment était venu pour lui de +s'échapper…</p> + +<p>—Je n'ai rien vu, monsieur le président, gémit Mme Mathieu. À ce moment +la nuit était devenue très noire.</p> + +<p>—C'est donc, fit le président, M. Rouletabille qui nous expliquera +comment l'assassin s'est enfui.</p> + +<p>—Évidemment!» répliqua aussitôt le jeune homme avec une telle assurance +que le président lui-même ne put s'empêcher de sourire.</p> + +<p>Et Rouletabille reprit la parole:</p> + +<p>«Il était impossible à l'assassin de s'enfuir normalement du bout de +cour dans lequel il était entré sans que nous le vissions! Si nous ne +l'avions pas vu, nous l'eussions touché! C'est un pauvre petit bout de +cour de rien du tout, un carré entouré de fossés et de hautes grilles. +L'assassin eût marché sur nous ou nous eussions marché sur lui! Ce carré +était aussi quasi-matériellement fermé par les fossés, les grilles et +<i>par nous-mêmes</i>, que la «Chambre Jaune!»</p> + +<p>—Alors, dites-nous donc, puisque l'homme est entré dans ce carré, +dites-nous donc comment il se fait que vous ne l'ayez point trouvé!… +Voilà une demi-heure que je ne vous demande que cela!…»</p> + +<p>Rouletabille ressortit une fois encore l'oignon qui garnissait la poche +de son gilet; il y jeta un regard calme, et dit:</p> + +<p>«Monsieur le président, vous pouvez me demander cela encore pendant +trois heures trente, je ne pourrai vous répondre sur ce point qu'à six +heures et demie!»</p> + +<p>Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, ni désappointés. On +commençait à avoir confiance en Rouletabille. «On lui faisait +confiance.» Et l'on s'amusait de cette prétention qu'il avait de fixer +une heure au président comme il eût fixé un rendez-vous à un camarade.</p> + +<p>Quant au président, après s'être demandé s'il devait se fâcher, il prit +son parti de s'amuser de ce gamin comme tout le monde. Rouletabille +dégageait de la sympathie, et le président en était déjà tout imprégné. +Enfin, il avait si nettement défini le rôle de Mme Mathieu dans +l'affaire, et si bien expliqué chacun de ses gestes, «cette nuit-là», +que M. De Rocoux se voyait obligé de le prendre presque au sérieux.</p> + +<p>«Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, c'est comme vous voudrez! Mais +que je ne vous revoie plus avant six heures et demie!»</p> + +<p>Rouletabille salua le président, et, dodelinant de sa grosse tête, se +dirigea vers la porte des témoins.</p> + +<hr /> + + +<p>Son regard me cherchait. Il ne me vit point. Alors, je me dégageai tout +doucement de la foule qui m'enserrait et je sortis de la salle +d'audience, presque en même temps que Rouletabille. Cet excellent ami +m'accueillit avec effusion. Il était heureux et loquace. Il me secouait +les mains avec jubilation. Je lui dis:</p> + +<p>«Je ne vous demanderai point, mon cher ami, ce que vous êtes allé faire +en Amérique. Vous me répliqueriez sans doute, comme au président, que +vous ne pouvez me répondre qu'à six heures et demie…</p> + +<p>—Non, mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair! Je vais vous dire +tout de suite ce que je suis allé faire en Amérique, parce que vous, +vous êtes un ami: je suis allé chercher <i>le nom de la seconde moitié +de l'assassin!</i></p> + +<p>—Vraiment, vraiment, le nom de la seconde moitié…</p> + +<p>—Parfaitement. Quand nous avons quitté le Glandier pour la dernière +fois, je connaissais les deux moitiés de l'assassin et le nom de l'une +de ces moitiés. C'est le nom de l'autre moitié que je suis allé chercher +en Amérique…»</p> + +<p>Nous entrions, à ce moment, dans la salle des témoins. Ils vinrent tous +à Rouletabille avec force démonstrations. Le reporter fut très aimable, +si ce n'est avec Arthur Rance auquel il montra une froideur marquée. +Frédéric Larsan entrant alors dans la salle, Rouletabille alla à lui, +lui administra une de ces poignées de main dont il avait le douloureux +secret, et dont on revient avec les phalanges brisées. Pour lui montrer +tant de sympathie, Rouletabille devait être bien sûr de l'avoir roulé. +Larsan souriait, sûr de lui-même et lui demandant, à son tour, ce qu'il +était allé faire en Amérique. Alors, Rouletabille, très aimable, le prit +par le bras et lui conta dix anecdotes de son voyage. À un moment, ils +s'éloignèrent, s'entretenant de choses plus sérieuses, et, par +discrétion, je les quittai. Du reste, j'étais fort curieux de rentrer +dans la salle d'audience où l'interrogatoire des témoins continuait. Je +retournai à ma place et je pus constater tout de suite que le public +n'attachait qu'une importance relative à ce qui se passait alors, et +qu'il attendait impatiemment six heures et demie.</p> + +<hr /> + + +<p>Ces six heures et demie sonnèrent et Joseph Rouletabille fut à nouveau +introduit. Décrire l'émotion avec laquelle la foule le suivit des yeux à +la barre serait impossible. On ne respirait plus. M. Robert Darzac +s'était levé à son banc. Il était «pâle comme un mort».</p> + +<p>Le président dit avec gravité:</p> + +<p>«Je ne vous fais pas prêter serment, monsieur! Vous n'avez pas été cité +régulièrement. Mais j'espère qu'il n'est pas besoin de vous expliquer +toute l'importance des paroles que vous allez prononcer ici…»</p> + +<p>Et il ajouta, menaçant:</p> + +<p>«Toute l'importance de ces paroles… <i>pour vous</i>, sinon pour les +autres!…»</p> + +<p>Rouletabille, nullement ému, le regardait. Il dit:</p> + +<p>«Oui, m'sieur!</p> + +<p>—Voyons, fit le président. Nous parlions tout à l'heure de ce petit +bout de cour qui avait servi de refuge à l'assassin, et vous nous +promettiez de nous dire, à six heures et demie, comment l'assassin s'est +enfui de ce bout de cour et aussi le nom de l'assassin. Il est six +heures trente-cinq, monsieur Rouletabille, et nous ne savons encore +rien!</p> + +<p>—Voilà, m'sieur! commença mon ami au milieu d'un silence si solennel +que je ne me rappelle pas en avoir «vu» de semblable, je vous ai dit que +ce bout de cour était fermé et qu'il était impossible pour l'assassin de +s'échapper de ce carré sans que ceux qui étaient à sa recherche s'en +aperçussent. C'est l'exacte vérité. <i>Quand nous étions là, dans le +carré de bout de cour, l'assassin s'y trouvait encore avec nous!</i></p> + +<p>—Et vous ne l'avez pas vu!… c'est bien ce que l'accusation +prétend…</p> + +<p>—Et nous l'avons tous vu! monsieur le président, s'écria Rouletabille.</p> + +<p>—Et vous ne l'avez pas arrêté!…</p> + +<p>—Il n'y avait que moi qui sût qu'il était l'assassin. Et j'avais besoin +que l'assassin ne fût pas arrêté tout de suite! Et puis, je n'avais +d'autre preuve, à ce moment, que «ma raison»! Oui, seule, ma raison me +prouvait que l'assassin était là et que nous le voyions! J'ai pris mon +temps pour apporter, aujourd'hui, en cour d'assises, <i>une preuve +irréfutable, et qui, je m'y engage, contentera tout le monde</i>.</p> + +<p>—Mais parlez! parlez, monsieur! Dites-nous quel est le nom de +l'assassin, fit le président…</p> + +<p>—Vous le trouverez parmi les noms de ceux qui étaient dans le bout de +cour», répliqua Rouletabille, qui, lui, ne semblait pas pressé…</p> + +<p>On commençait à s'impatienter dans la salle…</p> + +<p>«Le nom! Le nom! murmurait-on…</p> + +<p>Rouletabille, sur un ton qui méritait des gifles, dit:</p> + +<p>«Je laisse un peu traîner cette déposition, la mienne, m'sieur le +président, parce que j'ai des raisons pour cela!…</p> + +<p>—Le nom! Le nom! répétait la foule.</p> + +<p>—Silence!» glapit l'huissier.</p> + +<p>Le président dit:</p> + +<p>«Il faut tout de suite nous dire le nom, monsieur!… Ceux qui se +trouvaient dans le bout de cour étaient: le garde, mort. Est-ce lui, +l'assassin?</p> + +<p>—Non, m'sieur.</p> + +<p>—Le père Jacques?…</p> + +<p>—Non m'sieur.</p> + +<p>—Le concierge, Bernier?</p> + +<p>—Non, m'sieur…</p> + +<p>—M. Sainclair?</p> + +<p>—Non m'sieur…</p> + +<p>—M. Arthur William Rance, alors? Il ne reste que M. Arthur Rance et +vous! Vous n'êtes pas l'assassin, non?</p> + +<p>—Non, m'sieur!</p> + +<p>—Alors, vous accusez M. Arthur Rance?</p> + +<p>—Non, m'sieur!</p> + +<p>—Je ne comprends plus!… Où voulez-vous en venir?… il n'y avait +plus personne dans le bout de cour.</p> + +<p>—Si, m'sieur!… <i>il n'y avait personne dans le bout de cour, ni +au-dessous, mais il y avait quelqu'un au-dessus, quelqu'un penché à sa +fenêtre, sur le bout de cour…</i></p> + +<p>—Frédéric Larsan! s'écria le président.</p> + +<p>—Frédéric Larsan!» répondit d'une voix éclatante Rouletabille.</p> + +<p>Et, se retournant vers le public qui faisait entendre déjà des +protestations, il lui lança ces mots avec une force dont je ne le +croyais pas capable:</p> + +<p>«Frédéric Larsan, l'assassin!»</p> + +<p>Une clameur où s'exprimaient l'ahurissement, la consternation, +l'indignation, l'incrédulité, et, chez certains, l'enthousiasme pour le +petit bonhomme assez audacieux pour oser une pareille accusation, +remplit la salle. Le président n'essaya même pas de la calmer; quand +elle fut tombée d'elle-même, sous les chut! énergiques de ceux qui +voulaient tout de suite en savoir davantage, on entendit distinctement +Robert Darzac, qui, se laissant retomber sur son banc, disait:</p> + +<p>«C'est impossible! Il est fou!…»</p> + +<p>Le président:</p> + +<p>«Vous osez, monsieur, accuser Frédéric Larsan! Voyez l'effet d'une +pareille accusation… M. Robert Darzac lui-même vous traite de fou!… +Si vous ne l'êtes pas, vous devez avoir des preuves…</p> + +<p>—Des preuves, m'sieur! Vous voulez des preuves! Ah! je vais vous en +donner une, de preuve… fit la voix aiguë de Rouletabille… Qu'on +fasse venir Frédéric Larsan!…»</p> + +<p>Le président:</p> + +<p>«Huissier, appelez Frédéric Larsan.»</p> + +<p>L'huissier courut à la petite porte, l'ouvrit, disparut… La petite +porte était restée ouverte… Tous les yeux étaient sur cette petite +porte. L'huissier réapparut. Il s'avança au milieu du prétoire et dit:</p> + +<p>«Monsieur le président, Frédéric Larsan n'est pas là. Il est parti vers +quatre heures et on ne l'a plus revu.»</p> + +<p>Rouletabille clama, triomphant:</p> + +<p>«Ma preuve, la voilà!</p> + +<p>—Expliquez-vous… Quelle preuve? demanda le président.</p> + +<p>—Ma preuve irréfutable, fit le jeune reporter, ne voyez-vous pas que +c'est la fuite de Larsan. Je vous jure qu'il ne reviendra pas, allez!… +vous ne reverrez plus Frédéric Larsan…»</p> + +<p>Rumeurs au fond de la salle.</p> + +<p>«Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi, monsieur, +n'avez-vous pas profité de ce que Larsan était avec vous, à cette barre, +pour l'accuser en face? Au moins, il aurait pu vous répondre!…</p> + +<p>—Quelle réponse eût été plus complète que celle-ci, monsieur le +président?… <i>il ne me répond pas! Il ne me répondra jamais!</i> +J'accuse Larsan d'être l'assassin <i>et il se sauve!</i> Vous trouvez +que ce n'est pas une réponse, ça!…</p> + +<p>—Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point que Larsan, comme +vous dites, «se soit sauvé»… Comment se serait-il sauvé? Il ne savait +pas que vous alliez l'accuser?</p> + +<p>—Si, m'sieur, il le savait, puisque je le lui ai appris moi-même, tout +à l'heure…</p> + +<p>—Vous avez fait cela!… Vous croyez que Larsan est l'assassin et vous +lui donnez les moyens de fuir!…</p> + +<p>—Oui, m'sieur le président, j'ai fait cela, répliqua Rouletabille avec +orgueil… Je ne suis pas de la «justice», moi; je ne suis pas de la +«police», moi; je suis un humble journaliste, et mon métier n'est point +de faire arrêter les gens! Je sers la vérité comme je veux… c'est mon +affaire… Préservez, vous autres, la société, comme vous pouvez, c'est +la vôtre… Mais ce n'est pas moi qui apporterai une tête au bourreau!… +Si vous êtes juste, monsieur le président—et vous l'êtes—vous +trouverez que j'ai raison!… Ne vous ai-je pas dit, tout à l'heure, +«que vous comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de l'assassin +avant six heures et demie». J'avais calculé que ce temps était +nécessaire pour avertir Frédéric Larsan, lui permettre de prendre le +train de 4 heures 17, pour Paris, où il saurait se mettre en sûreté… +Une heure pour arriver à Paris, une heure et quart pour qu'il pût faire +disparaître toute trace de son passage… Cela nous amenait à six heures +et demie… Vous ne retrouverez pas Frédéric Larsan, déclara +Rouletabille en fixant M. Robert Darzac… il est trop malin… <i>C'est +un homme qui vous a toujours échappé…</i> et que vous avez longtemps +et vainement poursuivi… S'il est moins fort que moi, ajouta +Rouletabille, en riant de bon cœur et en riant tout seul, car +personne n'avait plus envie de rire… il est plus fort que toutes les +polices de la terre. Cet homme, qui, depuis quatre ans, s'est introduit +à la Sûreté, et y est devenu célèbre sous le nom de Frédéric Larsan, est +autrement célèbre sous un autre nom que vous connaissez bien. Frédéric +Larsan, m'sieur le président, <i>c'est Ballmeyer!</i></p> + +<p>—Ballmeyer! s'écria le président.</p> + +<p>—Ballmeyer! fit Robert Darzac, en se soulevant… Ballmeyer!… +C'était donc vrai!</p> + +<p>—Ah! ah! m'sieur Darzac, vous ne croyez plus que je suis fou, +maintenant!…»</p> + +<p>Ballmeyer! Ballmeyer! Ballmeyer! On n'entendait plus que ce nom dans la +salle. Le président suspendit l'audience.</p> + +<hr /> + + +<p>Vous pensez si cette suspension d'audience fut mouvementée. Le public +avait de quoi s'occuper. Ballmeyer! On trouvait, décidément, le gamin +«épatant»! Ballmeyer! Mais le bruit de sa mort avait couru, il y avait, +de cela, quelques semaines. Ballmeyer avait donc échappé à la mort +comme, toute sa vie, il avait échappé aux gendarmes. Est-il nécessaire +que je rappelle ici les hauts faits de Ballmeyer? Ils ont, pendant vingt +ans, défrayé la chronique judiciaire et la rubrique des faits divers; +et, si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublier l'affaire de la +«Chambre Jaune», ce nom de Ballmeyer n'est certainement pas sorti de +leur mémoire. Ballmeyer fut le type même de l'escroc du grand monde; il +n'était point de gentleman plus gentleman que lui; il n'était point de +prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui; il n'était point +d'«apache», comme on dit aujourd'hui, plus audacieux et plus terrible que +lui. Reçu dans la meilleure société, inscrit dans les cercles les plus +fermés, il avait volé l'honneur des familles et l'argent des pontes avec +une maestria qui ne fut jamais dépassée. Dans certaines occasions +difficiles, il n'avait pas hésité à faire le coup de couteau ou le coup +de l'os de mouton. Du reste, il n'hésitait jamais, et aucune entreprise +n'était au-dessus de ses forces. Étant tombé une fois entre les mains de +la justice, il s'échappa, le matin de son procès, en jetant du poivre +dans les yeux des gardes qui le conduisaient à la cour d'assises. On sut +plus tard que, le jour de sa fuite, pendant que les plus fins limiers de +la Sûreté étaient à ses trousses, il assistait, tranquillement, +nullement maquillé, à une «première» du Théâtre-Français. Il avait +ensuite quitté la France pour travailler en Amérique, et la police de +l'état d'Ohio avait, un beau jour, mis la main sur l'exceptionnel +bandit; mais, le lendemain, il s'échappait encore… Ballmeyer, il +faudrait un volume pour parler ici de Ballmeyer, et c'est cet homme qui +était devenu Frédéric Larsan!… Et c'est ce petit gamin de +Rouletabille qui avait découvert cela!… Et c'est lui aussi, ce +moutard, qui, connaissant le passé d'un Ballmeyer, lui permettait, une +fois de plus, de faire la nique à la société, en lui fournissant le +moyen de s'échapper! À ce dernier point de vue, je ne pouvais qu'admirer +Rouletabille, car je savais que son dessein était de servir jusqu'au +bout M. Robert Darzac et Mlle Stangerson en les débarrassant du bandit +<i>sans qu'il parlât</i>.</p> + +<p>On n'était pas encore remis d'une pareille révélation, et j'entendais +déjà les plus pressés s'écrier: «En admettant que l'assassin soit +Frédéric Larsan, cela ne nous explique pas comment il est sorti de la +Chambre Jaune!…» quand l'audience fut reprise.</p> + +<hr /> + + +<p>Rouletabille fut appelé immédiatement à la barre et son interrogatoire, +car il s'agissait là plutôt d'un interrogatoire que d'une déposition, +reprit.</p> + +<p>Le président:</p> + +<p>«Vous nous avez dit tout à l'heure, monsieur, qu'il était impossible de +s'enfuir du bout de cour. J'admets, avec vous, je veux bien admettre +que, puisque Frédéric Larsan se trouvait penché à sa fenêtre, au-dessus +de vous, il fût encore dans ce bout de cour; mais, pour se trouver à sa +fenêtre, il lui avait fallu quitter ce bout de cour. Il s'était donc +enfui! Et comment?»</p> + +<p>Rouletabille:</p> + +<p>«J'ai dit qu'il n'avait pu s'enfuir «normalement…» Il s'est donc enfui +«anormalement»! Car le bout de cour, je l'ai dit aussi, n'était que +«quasi» fermé tandis que la «Chambre Jaune» l'était tout à fait. On +pouvait grimper au mur, chose impossible dans la «Chambre Jaune», se +jeter sur la terrasse et de là, pendant que nous étions penchés sur le +cadavre du garde, pénétrer de la terrasse dans la galerie par la fenêtre +qui donne juste au-dessus. Larsan n'avait plus qu'un pas à faire pour +être dans sa chambre, ouvrir sa fenêtre et nous parler. Ceci n'était +qu'un jeu d'enfant pour un acrobate de la force de Ballmeyer. Et, +monsieur le président, voici la preuve de ce que j'avance.»</p> + +<p>Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston, un petit paquet qu'il +ouvrit, et dont il tira une cheville.</p> + +<p>«Tenez, monsieur le président, voici une cheville qui s'adapte +parfaitement dans un trou que l'on trouve encore dans le «corbeau» de +droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan, qui +prévoyait tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour de sa +chambre—chose nécessaire quand on joue son jeu—avait enfoncé +préalablement cette cheville dans ce «corbeau». Un pied sur la borne qui +est au coin du château, un autre pied sur la cheville, une main à la +corniche de la porte du garde, l'autre main à la terrasse, et Frédéric +Larsan disparaît dans les airs… d'autant mieux qu'il est fort ingambe +et que, ce soir-là, il n'était nullement endormi par un narcotique, +comme il avait voulu nous le faire croire. Nous avions dîné avec lui, +monsieur le président, et, au dessert, il nous joua le coup du monsieur +qui tombe de sommeil, car il avait besoin d'être, lui aussi, endormi, +pour que, le lendemain, on ne s'étonnât point que moi, Joseph +Rouletabille, j'aie été victime d'un narcotique en dînant avec Larsan. +Du moment que nous avions subi le même sort, les soupçons ne +l'atteignaient point et s'égaraient ailleurs. Car, moi, monsieur le +président, moi, j'ai été bel et bien endormi, et par Larsan lui-même, et +comment!… Si je n'avais pas été dans ce triste état, jamais Larsan ne +se serait introduit dans la chambre de Mlle Stangerson ce soir-là, et le +malheur ne serait pas arrivé!…»</p> + +<p>On entendit un gémissement. C'était M. Darzac qui n'avait pu retenir sa +douloureuse plainte…</p> + +<p>«Vous comprenez, ajouta Rouletabille, que, couchant à côté de lui, je +gênais particulièrement Larsan, cette nuit-là, car il savait ou du moins +il pouvait se douter «que, cette nuit-là, je veillais»! Naturellement il +ne pouvait pas croire une seconde que je le soupçonnais, lui! Mais je +pouvais le découvrir au moment où il sortait de sa chambre pour se +rendre dans celle de Mlle Stangerson. Il attendit, cette nuit-là, pour +pénétrer chez Mlle Stangerson, que je fusse endormi et que mon ami +Sainclair fût occupé dans ma propre chambre à me réveiller. Dix minutes +plus tard Mlle Stangerson criait à la mort!</p> + +<p>—Comment étiez-vous arrivé à soupçonner, alors, Frédéric Larsan? +demanda le président.</p> + +<p>—«Le bon bout de ma raison» me l'avait indiqué, m'sieur le président; +aussi j'avais l'œil sur lui; mais c'est un homme terriblement fort, +et je n'avais pas prévu le coup du narcotique. Oui, oui, le bon bout de +ma raison me l'avait montré! Mais il me fallait une preuve palpable; +comme qui dirait: «Le voir au bout de mes yeux après l'avoir vu au bout +de ma raison!»</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous entendez par «le bon bout de votre raison»?</p> + +<p>—Eh! m'sieur le président, la raison a deux bouts: le bon et le +mauvais. Il n'y en a qu'un sur lequel vous puissiez vous appuyer avec +solidité: c'est le bon! On le reconnaît à ce que rien ne peut le faire +craquer, ce bout-là, quoi que vous fassiez! quoi que vous disiez! Au +lendemain de la «galerie inexplicable», alors que j'étais comme le +dernier des derniers des misérables hommes qui ne savent point se servir +de leur raison parce qu'ils ne savent par où la prendre, que j'étais +courbé sur la terre et sur les fallacieuses traces sensibles, je me suis +relevé soudain, en m'appuyant sur le bon bout de ma raison et je suis +monté dans la galerie.</p> + +<p>«Là, je me suis rendu compte que l'assassin que nous avions poursuivi +n'avait pu, cette fois, «ni normalement, ni anormalement» quitter la +galerie. Alors, avec le bon bout de ma raison, j'ai tracé un cercle dans +lequel j'ai enfermé le problème, et autour du cercle, j'ai déposé +mentalement ces lettres flamboyantes: «Puisque l'assassin ne peut être +en dehors du cercle, <i>il est dedans!</i>» Qui vois-je donc, dans ce +cercle? Le bon bout de ma raison me montre, outre l'assassin qui doit +nécessairement s'y trouver: le père Jacques, M. Stangerson, Frédéric +Larsan et moi! Cela devait donc faire, avec l'assassin, cinq +personnages. Or, quand je cherche dans le cercle, ou si vous préférez, +dans la galerie, pour parler «matériellement», je ne trouve que quatre +personnages. Et il est démontré que le cinquième n'a pu s'enfuir, n'a pu +sortir du cercle! <i>Donc, j'ai, dans le cercle, un personnage qui est +deux, c'est-à-dire qui est, outre son personnage, le personnage de +l'assassin!…</i> Pourquoi ne m'en étais-je pas aperçu déjà? Tout +simplement parce que le phénomène du doublement du personnage ne +s'était pas passé sous mes yeux. Avec qui, des quatre personnes +enfermées dans le cercle, l'assassin a-t-il pu se doubler sans que je +l'aperçoive? Certainement pas avec les personnes qui me sont apparues à +un moment, <i>dédoublées de l'assassin</i>. Ainsi ai-je vu, <i>en même +temps</i>, dans la galerie, M. Stangerson et l'assassin, le père Jacques +et l'assassin, moi et l'assassin. L'assassin ne saurait donc être +ni M. Stangerson, ni le père Jacques, ni moi! Et puis, si c'était moi +l'assassin, je le saurais bien, n'est-ce pas, m'sieur le président?… +Avais-je vu, en même temps, Frédéric Larsan et l'assassin? Non!… +Non! Il s'était passé <i>deux secondes</i> pendant lesquelles +j'avais perdu de vue l'assassin, car celui-ci était arrivé, comme je +l'ai du reste noté dans mes papiers, <i>deux secondes</i> avant M. +Stangerson, le père Jacques et moi, au carrefour des deux galeries. Cela +avait suffi à Larsan pour enfiler la galerie tournante, enlever sa +fausse barbe d'un tour de main, se retourner et se heurter à nous, comme +s'il poursuivait l'assassin!… Ballmeyer en a fait bien +d'autres! et vous pensez bien que ce n'était qu'un jeu pour lui de se +grimer de telle sorte qu'il apparût tantôt avec sa barbe rouge à Mlle +Stangerson, tantôt à un employé de poste avec un collier de barbe +châtain qui le faisait ressembler à M. Darzac, dont il avait juré la +perte! Oui, le bon bout de ma raison me rapprochait ces deux +personnages, ou plutôt ces deux moitiés de personnage que je n'avais pas +vues <i>en même temps</i>: Frédéric Larsan et l'inconnu que je +poursuivais… pour en faire l'être mystérieux et formidable que je +cherchais: «l'assassin».</p> + +<p>«Cette révélation me bouleversa. J'essayai de me ressaisir en m'occupant +un peu des traces sensibles, des signes extérieurs qui m'avaient, +jusqu'alors, égaré, et qu'il fallait, normalement, «faire entrer dans le +cercle tracé par le bon bout de ma raison!»</p> + +<p>«Quels étaient, tout d'abord, les principaux signes extérieurs, cette +nuit-là, qui m'avaient éloigné de l'idée d'un Frédéric Larsan assassin:</p> + +<p>«1<sup>o</sup> J'avais vu l'inconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, et, courant +à la chambre de Frédéric Larsan, j'y avais trouvé Frédéric Larsan, +bouffi de sommeil.</p> + +<p>«2<sup>o</sup> L'échelle;</p> + +<p>«3<sup>o</sup> J'avais placé Frédéric Larsan au bout de la galerie tournante en lui +disant que j'allais sauter dans la chambre de Mlle Stangerson pour +essayer de prendre l'assassin. Or, j'étais retourné dans la chambre de +Mlle Stangerson où j'avais retrouvé mon inconnu.</p> + +<p>«Le premier signe extérieur ne m'embarrassa guère. Il est probable que, +lorsque je descendis de mon échelle, après avoir vu l'inconnu dans la +chambre de Mlle Stangerson, celui-ci avait déjà fini ce qu'il avait à y +faire. Alors, pendant que je rentrais dans le château, il rentrait, lui, +dans la chambre de Frédéric Larsan, se déshabillait en deux temps, trois +mouvements, et, quand je venais frapper à sa porte, montrait un visage +de Frédéric Larsan ensommeillé à plaisir…</p> + +<p>«Le second signe: l'échelle, ne m'embarrassa pas davantage. Il était +évident que, si l'assassin était Larsan, il n'avait pas besoin d'échelle +pour s'introduire dans le château, puisque Larsan couchait à côté de +moi; mais cette échelle devait faire croire à la venue de l'assassin, +«de l'extérieur», chose nécessaire au système de Larsan puisque, cette +nuit-là, M. Darzac n'était pas au château. Enfin, cette échelle, en tout +état de cause, pouvait faciliter la fuite de Larsan.</p> + +<p>«Mais le troisième signe extérieur me déroutait tout à fait. Ayant placé +Larsan au bout de la galerie tournante, je ne pouvais expliquer qu'il +eût profité du moment où j'allais dans l'aile gauche du château trouver +M. Stangerson et le père Jacques, <i>pour retourner dans la +chambre de Mlle Stangerson!</i> C'était là un geste bien dangereux! Il +risquait de se faire prendre… Et il le savait!… Et il a failli se +faire prendre… n'ayant pas eu le temps de regagner son poste, comme il +l'avait certainement espéré… Il fallait qu'il eût, pour retourner dans +la chambre, une raison bien nécessaire qui lui fût apparue tout à coup, +après mon départ, car il n'aurait pas sans cela prêté son revolver! +Quant à moi, quand «j'envoyai» le père Jacques au bout de la galerie +droite, je croyais naturellement que Larsan était toujours à son poste +au bout de la galerie tournante et le père Jacques lui-même, à qui, du +reste, je n'avais point donné de détails, en se rendant à son poste, ne +regarda pas, lorsqu'il passa à l'intersection des deux galeries, si +Larsan était au sien. Le père Jacques ne songeait alors qu'à exécuter +mes ordres rapidement. Quelle était donc cette raison imprévue qui avait +pu conduire Larsan une seconde fois dans la chambre? Quelle était-elle?… +Je pensai que ce ne pouvait être qu'une marque sensible de son +passage qui le dénonçait! Il avait oublié quelque chose de très +important dans la chambre! Quoi?… Avait-il retrouvé cette chose?… +Je me rappelai la bougie sur le parquet et l'homme courbé… Je priai +Mme Bernier, qui faisait la chambre, de chercher… et elle trouva un +binocle… Ce binocle, m'sieur le président!»</p> + +<p>Et Rouletabille sortit de son petit paquet le binocle que nous +connaissons déjà…</p> + +<p>«Quand je vis ce binocle, je fus épouvanté… Je n'avais jamais vu de +binocle à Larsan… S'il n'en mettait pas, c'est donc qu'il n'en avait +pas besoin… Il en avait moins besoin encore alors dans un moment où la +liberté de ses mouvements lui était chose si précieuse… Que signifiait +ce binocle?… Il n'entrait point dans mon cercle. <i>À moins qu'il ne +fût celui d'un presbyte,</i> m'exclamai-je, tout à coup!… En effet, +je n'avais jamais vu écrire Larsan, je ne l'avais jamais vu lire. Il +«pouvait» donc être presbyte! On savait certainement à la Sûreté qu'il +était presbyte, «s'il l'était…» on connaissait sans doute son +binocle… Le binocle du «presbyte Larsan» trouvé dans la chambre de +Mlle Stangerson, après le mystère de la galerie inexplicable, cela +devenait terrible pour Larsan! Ainsi s'expliquait le retour de Larsan +dans la chambre!… Et, en effet, Larsan-Ballmeyer est bien presbyte, +et ce binocle, que l'on reconnaîtra «peut-être» à la Sûreté, est bien le +sien…</p> + +<p>«Vous voyez, monsieur, quel est mon système, continua Rouletabille; je +ne demande pas aux signes extérieurs de m'apprendre la vérité; je leur +demande simplement de ne pas aller contre la vérité que m'a désignée le +bon bout de ma raison!…</p> + +<p>«Pour être tout à fait sûr de la vérité sur Larsan, car Larsan assassin +était une exception qui méritait que l'on s'entourât de quelque +garantie, j'eus le tort de vouloir voir sa «figure». J'en ai été bien +puni! Je crois que c'est le bon bout de ma raison qui s'est vengé de ce +que, depuis la galerie inexplicable, je ne me sois pas appuyé +solidement, définitivement et en toute confiance, sur lui… négligeant +magnifiquement de trouver d'autres preuves de la culpabilité de Larsan +que celle de ma raison! Alors, Mlle Stangerson a été frappée…»</p> + +<p>Rouletabille s'arrêta… se mouche… vivement ému.</p> + +<hr /> + + +<p>«Mais qu'est-ce que Larsan, demanda le président, venait faire dans +cette chambre? Pourquoi a-t-il tenté d'assassiner à deux reprises Mlle +Stangerson?</p> + +<p>—Parce qu'il l'adorait, m'sieur le président…</p> + +<p>—Voilà évidemment une raison…</p> + +<p>—Oui, m'sieur, une raison péremptoire. Il était amoureux fou… et à +cause de cela, et de bien d'autres choses aussi, capable de tous les +crimes.</p> + +<p>—Mlle Stangerson le savait?</p> + +<p>—Oui, m'sieur, mais elle ignorait, naturellement, que l'individu qui la +poursuivait ainsi fût Frédéric Larsan… sans quoi Frédéric Larsan ne +serait pas venu s'installer au château, et n'aurait pas, la nuit de la +galerie inexplicable, pénétré avec nous auprès de Mlle Stangerson, +«après l'affaire». J'ai remarqué du reste qu'il s'était tenu dans +l'ombre et qu'il avait continuellement la face baissée… ses yeux +devaient chercher le binocle perdu… Mlle Stangerson a eu à subir les +poursuites et les attaques de Larsan sous un nom et sous un déguisement +que nous ignorions mais qu'elle pouvait connaître déjà.</p> + +<p>—Et vous, monsieur Darzac! demanda le président… vous avez peut-être, +à ce propos, reçu les confidences de Mlle Stangerson… Comment se +fait-il que Mlle Stangerson n'ait parlé de cela à personne?… Cela +aurait pu mettre la justice sur les traces de l'assassin… et si vous +êtes innocent, vous aurait épargné la douleur d'être accusé!</p> + +<p>—Mlle Stangerson ne m'a rien dit, fit M. Darzac.</p> + +<p>—Ce que dit le jeune homme vous paraît-il possible?» demanda encore le +président.</p> + +<p>Imperturbablement, M. Robert Darzac répondit:</p> + +<p>«Mlle Stangerson ne m'a rien dit…</p> + +<p>—Comment expliquez-vous que, la nuit de l'assassinat du garde, reprit +le président, en se tournant vers Rouletabille, l'assassin ait rapporté +les papiers volés à M. Stangerson?… Comment expliquez-vous que +l'assassin se soit introduit dans la chambre fermée de Mlle Stangerson?</p> + +<p>—Oh! quant à cette dernière question, il est facile, je crois, d'y +répondre. Un homme comme Larsan-Ballmeyer devait se procurer ou faire +faire facilement les clefs qui lui étaient nécessaires… Quant au vol +des documents, «je crois» que Larsan n'y avait pas d'abord songé. +Espionnant partout Mlle Stangerson, bien décidé à empêcher son mariage +avec M. Robert Darzac, il suit un jour Mlle Stangerson et M. Robert +Darzac dans les grands magasins de la Louve, s'empare du réticule de +Mlle Stangerson, que celle-ci perd ou se laisse prendre. Dans ce +réticule, il y a une clef à tête de cuivre. Il ne sait pas l'importance +qu'a cette clef. Elle lui est révélée par la note que fait paraître Mlle +Stangerson dans les journaux. Il écrit à Mlle Stangerson poste restante, +comme la note l'en prie. Il demande sans doute un rendez-vous en faisant +savoir que celui qui a le réticule et la clef est celui qui la poursuit, +depuis quelque temps, de son amour. Il ne reçoit pas de réponse. Il va +constater au bureau 40 que la lettre n'est plus là. Il y va, ayant pris +déjà l'allure et autant que possible l'habit de M. Darzac, car, décidé à +tout pour avoir Mlle Stangerson, il a tout préparé, pour que, <i>quoi +qu'il arrive, M. Darzac, aimé de Mlle Stangerson, M. Darzac qu'il +déteste et dont il veut la perte, passe pour le coupable</i>.</p> + +<p>«Je dis: quoi qu'il arrive, mais je pense que Larsan ne pensait pas +encore qu'il en serait réduit à l'assassinat. Dans tous les cas, ses +précautions sont prises pour compromettre Mlle Stangerson sous le +déguisement Darzac. Larsan a, du reste, à peu près la taille de Darzac +et quasi le même pied. Il ne lui serait pas difficile, s'il est +nécessaire, après avoir dessiné l'empreinte du pied de M. Darzac, de se +faire faire, sur ce dessin, des chaussures qu'il chaussera. Ce sont là +trucs enfantins pour Larsan-Ballmeyer.</p> + +<p>«Donc, pas de réponse à sa lettre, pas de rendez-vous, et il a toujours +la petite clef précieuse dans sa poche. Eh bien, puisque Mlle Stangerson +ne vient pas à lui, il ira à elle! Depuis longtemps son plan est fait. +Il s'est documenté sur le Glandier et sur le pavillon. Un après-midi, +alors que M. et Mlle Stangerson viennent de sortir pour la promenade et +que le père Jacques lui-même est parti, il s'introduit dans le pavillon +par la fenêtre du vestibule. Il est seul, pour le moment, il a des +loisirs… il regarde les meubles… l'un d'eux, fort curieux, et +ressemblant à un coffre-fort, a une toute petite serrure… Tiens! +Tiens! Cela l'intéresse… Comme il a sur lui la petite clef de +cuivre… il y pense… liaison d'idées. Il essaye la clef dans la +serrure; la porte s'ouvre… Des papiers! Il faut que ces papiers soient +bien précieux pour qu'on les ait enfermés dans un meuble aussi +particulier… pour qu'on tienne tant à la clef qui ouvre ce meuble… +Eh! Eh! cela peut toujours servir… à un petit chantage… cela +l'aidera peut-être dans ses desseins amoureux… Vite, il fait un paquet +de ces paperasses et va le déposer dans le lavatory du vestibule. Entre +l'expédition du pavillon et la nuit de l'assassinat du garde, Larsan a +eu le temps de voir ce qu'étaient ces papiers. Qu'en ferait-il? Ils sont +plutôt compromettants… Cette nuit-là, il les rapporta au château… +Peut-être a-t-il espéré du retour de ces papiers, qui représentaient +vingt ans de travaux, une reconnaissance quelconque de Mlle +Stangerson… Tout est possible, dans un cerveau comme celui-là!… +Enfin, quelle qu'en soit la raison, il a rapporté les papiers <i>et il +en était bien débarrassé!</i></p> + +<p>Rouletabille toussa et je compris ce que signifiait cette toux. Il était +évidemment embarrassé, à ce point de ses explications, par la volonté +qu'il avait de ne point donner le véritable motif de l'attitude +effroyable de Larsan vis-à-vis de Mlle Stangerson. Son raisonnement +était trop incomplet pour satisfaire tout le monde, et le président lui +en eut certainement fait l'observation, si, malin comme un singe, +Rouletabille ne s'était écrié: «Maintenant, nous arrivons à +l'explication du mystère de la Chambre Jaune!»</p> + +<hr /> + + +<p>Il y eut, dans la salle, des remuements de chaises, de légères +bousculades, des «chut!» énergiques. La curiosité était poussée à son +comble.</p> + +<p>«Mais, fit le président, il me semble, d'après votre hypothèse, monsieur +Rouletabille, que le mystère de la «Chambre Jaune» est tout expliqué. Et +c'est Frédéric Larsan qui nous l'a expliqué lui-même en se contentant de +tromper sur le personnage, en mettant M. Robert Darzac à sa propre +place. Il est évident que la porte de la «Chambre Jaune» s'est ouverte +quand M. Stangerson était seul, et que le professeur a laissé passer +l'homme qui sortait de la chambre de sa fille, sans l'arrêter, peut-être +même <i>sur la prière de sa fille</i>, pour éviter tout scandale!…</p> + +<p>—Non, m'sieur le président, protesta avec force le jeune homme. Vous +oubliez que Mlle Stangerson, assommée, ne pouvait plus faire de prière, +qu'elle ne pouvait plus refermer sur elle ni le verrou ni la serrure… +Vous oubliez aussi que M. Stangerson a juré sur la tête de sa fille à +l'agonie <i>que la porte ne s'était pas ouverte!</i></p> + +<p>—C'est pourtant, monsieur, la seule façon d'expliquer les choses! <i>La +Chambre Jaune était close comme un coffre-fort.</i> Pour me servir de +vos expressions, il était impossible à l'assassin de s'en échapper +«normalement ou anormalement». Quand on pénètre dans la chambre, on ne +le trouve pas! Il faut bien pourtant qu'il s'échappe!…</p> + +<p>—C'est tout à fait inutile, m'sieur le président…</p> + +<p>—Comment cela?</p> + +<p>—Il n'avait pas besoin de s'échapper, <i>s'il n'y était pas!</i>»</p> + +<p>Rumeurs dans la salle…</p> + +<p>«Comment, il n'y était pas?</p> + +<p>—Évidemment non! <i>Puisqu'il ne pouvait pas y être, c'est +qu'il n'y était pas!</i> Il faut toujours, m'sieur +l'président, s'appuyer sur le bon bout de sa raison!</p> + +<p>—Mais toutes les traces de son passage! protesta le président.</p> + +<p>—Ça, m'sieur le président, c'est le mauvais bout de la raison!… Le +bon bout nous indique ceci: depuis le moment où Mlle Stangerson s'est +enfermée dans sa chambre jusqu'au moment où l'on a défoncé la porte, il +est impossible que l'assassin se soit échappé de cette chambre; et, +comme on ne l'y trouve pas, c'est que, depuis le moment de la fermeture +de la porte jusqu'au moment où on la défonce, <i>l'assassin n'était pas +dans la chambre!</i></p> + +<p>—Mais les traces?</p> + +<p>—Eh! m'sieur le président… Ça, c'est les marques sensibles, encore +une fois… les marques sensibles avec lesquelles on commet tant +d'erreurs judiciaires <i>parce qu'elles vous font dire ce +qu'elles veulent!</i> Il ne faut point, je vous le répète, s'en +servir pour raisonner! Il faut raisonner d'abord! Et voir ensuite si les +marques sensibles peuvent entrer dans le cercle de votre raisonnement… +J'ai un tout petit cercle de vérité incontestable: <i>l'assassin n'était +point dans la Chambre Jaune!</i> Pourquoi a-t-on cru qu'il y était? À +cause des marques de son passage! Mais il peut être passé <i>avant!</i> +Que dis-je: il «doit» être passé avant. La raison me dit qu'il faut +qu'il soit passé là, <i>avant!</i> Examinons les marques et ce que nous +savons de l'affaire, et voyons si ces marques vont à l'encontre de ce +<i>passage avant… avant que Mlle Stangerson s'enferme dans sa chambre, +devant son père et le père Jacques!</i></p> + +<p>«Après la publication de l'article du <i>Matin</i> et une conversation +que j'eus dans le trajet de Paris à Épinay-sur-Orge avec le juge +d'instruction, la preuve me parut faite que la «Chambre Jaune» était +mathématiquement close et que, par conséquent, l'assassin en avait +disparu avant l'entrée de Mlle Stangerson dans sa chambre, à minuit.</p> + +<p>«Les marques extérieures se trouvaient alors être terriblement «contre +ma raison». Mlle Stangerson ne s'était pas assassinée toute seule, et +ces marques attestaient qu'il n'y avait pas eu suicide. L'assassin était +donc venu <i>avant!</i> Mais comment Mlle Stangerson n'avait-elle été +assassinée qu'après? ou plutôt «ne paraissait-elle» avoir été assassinée +qu'après? Il me fallait naturellement reconstituer l'affaire en deux +phases, deux phases bien distinctes l'une de l'autre de quelques heures: +la première phase pendant laquelle on avait réellement tenté +d'assassiner Mlle Stangerson, tentative qu'elle avait dissimulée; la +seconde phase pendant laquelle, à la suite d'un cauchemar qu'elle avait +eu, ceux qui étaient dans le laboratoire avaient cru qu'on +l'assassinait!</p> + +<p>«Je n'avais pas encore, alors, pénétré dans la «Chambre Jaune». Quelles +étaient les blessures de Mlle Stangerson? Des marques de strangulation +et un coup formidable à la tempe… Les marques de strangulation ne me +gênaient pas. Elles pouvaient avoir été faites «avant» et Mlle +Stangerson les avait dissimulées sous une collerette, un boa, n'importe +quoi! Car, du moment que je créais, que j'étais obligé de diviser +l'affaire en deux phases, j'étais acculé à la nécessité de me dire que +<i>Mlle Stangerson avait caché tous les événements de la première +phase</i>; elle avait des raisons, sans doute, assez puissantes pour +cela, puisqu'elle n'avait rien dit à son père et qu'elle dut raconter +naturellement au juge d'instruction l'agression de l'assassin <i>dont +elle ne pouvait nier le passage</i>, comme si cette agression +avait eu lieu la nuit, pendant la seconde phase! Elle y était forcée, +sans quoi son père lui eût dit: «Que nous as-tu caché là? Que signifie +ton silence après une pareille agression»?»</p> + +<p>«Elle avait donc dissimulé les marques de la main de l'homme à son cou. +Mais il y avait le coup formidable de la tempe! Ça, je ne le comprenais +pas! Surtout quand j'appris que l'on avait trouvé dans la chambre un os +de mouton, arme du crime… Elle ne pouvait avoir dissimulé qu'on +l'avait assommée, et cependant cette blessure apparaissait évidemment +comme ayant dû être faite pendant la première phase puisqu'elle +nécessitait la présence de l'assassin! J'imaginai que cette blessure +était beaucoup moins forte qu'on ne le disait—en quoi j'avais tort—et +je pensai que Mlle Stangerson avait caché la blessure de la tempe +<i>sous une coiffure en bandeaux!</i></p> + +<p>«Quant à la marque, sur le mur, de la main de l'assassin blessée par le +revolver de Mlle Stangerson, cette marque avait été faite évidemment +«avant» et l'assassin avait été nécessairement blessé pendant la +première phase, c'est-à-dire <i>pendant qu'il était là!</i> +Toutes les traces du passage de l'assassin avaient été naturellement +laissées pendant la première phase: L'os de mouton, les pas noirs, le +béret, le mouchoir, le sang sur le mur, sur la porte et par terre… De +toute évidence, si ces traces étaient encore là, c'est que Mlle +Stangerson, qui désirait qu'on ne sût rien et qui agissait pour qu'on ne +sût rien de cette affaire, n'avait pas encore eu le temps de les faire +disparaître! Ce qui me conduisait à chercher la première phase de +l'affaire dans <i>un temps très rapproché de la seconde</i>. Si, +après la première phase, c'est-à-dire après que l'assassin se fût +échappé, après qu'elle-même eût en hâte regagné le laboratoire où son +père la retrouvait, travaillant,—si elle avait pu pénétrer à nouveau +un instant dans la chambre, elle aurait au moins fait disparaître, tout +de suite, l'os de mouton, le béret et le mouchoir qui traînaient par +terre. Mais elle ne le tenta pas, son père ne l'ayant pas quittée. +Après, donc, cette première phase, elle n'est entrée dans sa chambre +qu'à minuit. Quelqu'un y était entré à dix heures: le père Jacques, qui +fit sa besogne de tous les soirs, ferma les volets et alluma la +veilleuse. Dans son anéantissement sur le bureau du laboratoire où elle +feignait de travailler, Mlle Stangerson avait sans doute oublié que le +père Jacques allait entrer dans sa chambre! Aussi elle a un mouvement: +elle prie le père Jacques de ne pas se déranger! De ne pas pénétrer dans +la chambre! Ceci est en toutes lettres dans l'article du <i>Matin</i>. +Le père Jacques entre tout de même et ne s'aperçoit de rien, tant la +«Chambre Jaune» est obscure!… Mlle Stangerson a dû vivre là deux +minutes affreuses! Cependant, je crois qu'elle ignorait qu'il y avait +tant de marques du passage de l'assassin dans sa chambre! Elle n'avait +sans doute, après la première phase, eu le temps que de dissimuler les +traces des doigts de l'homme à son cou et de sortir de sa chambre!… +Si elle avait su que l'os, le béret et le mouchoir fussent sur le +parquet, elle les aurait également ramassés quand elle est rentrée à +minuit dans sa chambre… Elle ne les a pas vus, elle s'est déshabillée +à la clarté douteuse de la veilleuse… Elle s'est couchée, brisée par +tant d'émotions, et par la terreur, la terreur qui ne l'avait fait +regagner cette chambre que le plus tard possible…</p> + +<p>«Ainsi étais-je <i>obligé</i> d'arriver de la sorte à la seconde phase +du drame, <i>avec Mlle Stangerson seule dans la chambre, du moment qu'on +n'avait pas trouvé l'assassin dans la chambre…</i> Ainsi devais-je +naturellement faire entrer dans le cercle de mon raisonnement les +marques extérieures.</p> + +<p>«Mais il y avait d'autres marques extérieures à expliquer. Des coups de +revolver avaient été tirés, pendant la seconde phase. Des cris: «Au +secours! À l'assassin!» avaient été proférés!… Que pouvait me +désigner, en une telle occurrence, le bon bout de ma raison? Quant aux +cris, d'abord: du moment où il n'y a pas d'assassin dans la chambre, +<i>il y avait forcément cauchemar dans la chambre!</i></p> + +<p>«On entend un grand bruit de meubles renversés. J'imagine… je suis +obligé d'imaginer ceci: Mlle Stangerson s'est endormie, hantée par +l'abominable scène de l'après-midi… elle rêve… le cauchemar précise +ses images rouges… elle revoit l'assassin qui se précipite sur elle, +elle crie: «À l'assassin! Au secours!» et son geste désordonné va +chercher le revolver qu'elle a posé, avant de se coucher, sur sa table +de nuit. Mais cette main heurte la table de nuit avec une telle force +qu'elle la renverse. Le revolver roule par terre, un coup part et va se +loger dans le plafond… Cette balle dans le plafond me parut, dès +l'abord, devoir être la balle de l'accident… Elle révélait la +possibilité de l'accident et arrivait si bien avec mon hypothèse de +cauchemar qu'elle fut une des raisons pour lesquelles je commençai à ne +plus douter que le crime avait eu lieu <i>avant</i>, et que Mlle +Stangerson, douée d'un caractère d'une énergie peu commune, l'avait +caché… Cauchemar, coup de revolver… Mlle Stangerson, dans un état +moral affreux, est réveillée; elle essaye de se lever; elle roule par +terre, sans force, renversant les meubles, râlant même… «À l'assassin! +Au secours!» et s'évanouit…</p> + +<p>«Cependant, on parlait de deux coups de revolver, la nuit, lors de la +seconde phase. À moi aussi, pour ma thèse—ce n'était plus, déjà, une +hypothèse—il en fallait deux; mais «un» dans chacune des phases et non +pas deux dans la dernière… un coup pour blesser l'assassin, +<i>avant</i>, et un coup lors du cauchemar, <i>après!</i> Or, +était-il bien sûr que, la nuit, deux coups de revolver eussent été +tirés? Le revolver s'était fait entendre au milieu du fracas de meubles +renversés. Dans un interrogatoire, M. Stangerson parle d'un coup sourd +d'abord, d'un coup éclatant ensuite! Si le coup sourd avait été produit +par la chute de la table de nuit en marbre sur le plancher? Il est +<i>nécessaire</i> que cette explication soit la bonne. Je fus certain +qu'elle était la bonne, quand je sus que les concierges, Bernier et sa +femme, n'avaient entendu, eux qui étaient tout près du pavillon, +<i>qu'un seul coup de revolver.</i> Ils l'ont déclaré au juge +d'instruction.</p> + +<p>«Ainsi, j'avais presque reconstitué les deux phases du drame quand je +pénétrai, pour la première fois, dans la «Chambre Jaune». Cependant la +gravité de la blessure à la tempe n'entrait pas dans le cercle de mon +raisonnement. Cette blessure n'avait donc pas été faite par l'assassin +avec l'os de mouton, lors de la première phase, parce qu'elle était trop +grave, que Mlle Stangerson n'aurait pu la dissimuler et qu'elle ne +l'avait pas dissimulée sous une coiffure en bandeaux! Alors, cette +blessure avait été «nécessairement» faite lors de la seconde phase, au +moment du cauchemar? C'est ce que je suis allé demander à la «Chambre +Jaune» et la «Chambre Jaune» m'a répondu!»</p> + +<p>Rouletabille tira, toujours de son petit paquet, un morceau de papier +blanc plié en quatre, et, de ce morceau de papier blanc, sortit un objet +invisible, qu'il tint entre le pouce et l'index et qu'il porta au +président:</p> + +<p>«Ceci, monsieur le président, est un cheveu, un cheveu blond maculé de +sang, un cheveu de Mlle Stangerson… Je l'ai trouvé collé à l'un des +coins de marbre de la table de nuit renversée… Ce coin de marbre était +lui-même maculé de sang. Oh! un petit carré rouge de rien du tout! mais +fort important! car il m'apprenait, ce petit carré de sang, qu'en se +levant, affolée, de son lit, Mlle Stangerson était tombée de tout son +haut et fort brutalement sur ce coin de marbre qui l'avait blessée à la +tempe, et qui avait retenu ce cheveu, ce cheveu que Mlle Stangerson +devait avoir sur le front, bien qu'elle ne portât pas la coiffure en +bandeaux! Les médecins avaient déclaré que Mlle Stangerson avait été +assommée avec un objet <i>contondant</i> et, comme l'os de mouton était +là, le juge d'instruction avait immédiatement accusé l'os de mouton +<i>mais le coin d'une table de nuit en marbre est aussi un objet +contondant auquel ni les médecins ni le juge d'instruction n'avaient +songé, et que je n'eusse peut-être point découvert moi-même si le bon +bout de ma raison ne me l'avait indiqué, ne me l'avait fait pressentir</i>.»</p> + +<p>La salle faillit partir, une fois de plus, en applaudissements; mais, +comme Rouletabille reprenait tout de suite sa déposition, le silence se +rétablit sur-le-champ.</p> + +<p>«Il me restait à savoir, en dehors du nom de l'assassin que je ne devais +connaître que quelques jours plus tard, à quel moment avait eu lieu la +première phase du drame. L'interrogatoire de Mlle Stangerson, bien +qu'arrangé pour tromper le juge d'instruction, et celui de M. +Stangerson, devaient me le révéler. Mlle Stangerson a donné exactement +l'emploi de son temps, ce jour-là. Nous avons établi que l'assassin +s'est introduit entre cinq et six dans le pavillon; mettons qu'il fût +six heures et quart quand le professeur et sa fille se sont remis au +travail. C'est donc entre cinq heures et six heures et quart qu'il faut +chercher. Que dis-je, cinq heures! mais le professeur est alors avec sa +fille… Le drame ne pourra s'être passé que loin du professeur! Il me +faut donc, dans ce court espace de temps, chercher le moment où le +professeur et sa fille seront séparés!… Eh bien, ce moment, je le +trouve dans l'interrogatoire qui eut lieu dans la chambre de Mlle +Stangerson, en présence de M. Stangerson. Il y est marqué que le +professeur et sa fille rentrent vers six heures au laboratoire. M. +Stangerson dit: «À ce moment, je fus abordé par mon garde qui <i>me +retint un instant</i>.» il y a donc conversation avec le garde. +Le garde parle à M. Stangerson de coupe de bois ou de braconnage; Mlle +Stangerson n'est plus là; elle a déjà regagné le laboratoire puisque le +professeur dit encore: «Je quittai le garde et je rejoignis ma fille qui +était déjà au travail!»</p> + +<p>«C'est donc dans ces courtes minutes que le drame se déroula. C'est +nécessaire! Je vois très bien Mlle Stangerson rentrer dans le pavillon, +pénétrer dans sa chambre pour poser son chapeau et se trouver en face +du bandit qui la poursuit. Le bandit était là, dans le pavillon, depuis +un certain temps. Il devait avoir arrangé son affaire pour que tout se +passât la nuit. Il avait alors déchaussé les chaussures du père Jacques +qui le gênaient, dans les conditions que j'ai dites au juge +d'instruction, il avait opéré la rafle des papiers, comme je vous l'ai +dit tout à l'heure, et il s'était ensuite glissé sous le lit quand le +père Jacques était revenu laver le vestibule et le laboratoire… Le +temps lui avait paru long… il s'était relevé, après le départ du père +Jacques, avait à nouveau erré dans le laboratoire, était venu dans le +vestibule, avait regardé dans le jardin, et avait vu venir, vers le +pavillon—car, à ce moment-là, la nuit qui commençait était très +claire—<i>Mlle Stangerson, toute seule!</i> Jamais il n'eût osé +l'attaquer à cette heure-là s'il n'avait cru être certain que Mlle +Stangerson était seule! Et, pour qu'elle lui apparût seule, il fallait +que la conversation entre M. Stangerson et le garde qui le retenait eût +lieu à un coin détourné du sentier, <i>coin où se trouve un bouquet +d'arbres qui les cachait aux yeux du misérable</i>. Alors, son plan est +fait. Il va être plus tranquille, seul avec Mlle Stangerson dans ce +pavillon, qu'il ne l'aurait été, en pleine nuit, avec le père Jacques +dormant dans son grenier. <i>Et il dut fermer la fenêtre du +vestibule!</i> ce qui explique aussi que ni M. Stangerson, ni le +garde, du reste assez éloignés encore du pavillon, n'ont entendu le coup +de revolver.</p> + +<p>«Puis il regagna la «Chambre Jaune». Mlle Stangerson arrive. Ce qui +s'est passé a dû être rapide comme l'éclair!… Mlle Stangerson a dû +crier… ou plutôt a voulu crier son effroi; l'homme l'a saisie à la +gorge… Peut-être va-t-il l'étouffer, l'étrangler… Mais la main +tâtonnante de Mlle Stangerson a saisi, dans le tiroir de la table de +nuit, le revolver qu'elle y a caché depuis qu'elle redoute les menaces +de l'homme. L'assassin brandit déjà, sur la tête de la malheureuse, +cette arme terrible dans les mains de Larsan-Ballmeyer, un os de +mouton… Mais elle tire… le coup part, blesse la main qui abandonne +l'arme. L'os de mouton roule par terre, <i>ensanglanté par la +blessure de l'assassin…</i> l'assassin chancelle, va +s'appuyer à la muraille, y imprime ses doigts rouges, craint une autre +balle et s'enfuit…</p> + +<p>«Elle le voit traverser le laboratoire… Elle écoute… Que fait-il +dans le vestibule?… Il est bien long à sauter par cette fenêtre… +Enfin, il saute! Elle court à la fenêtre et la referme!… Et +maintenant, est-ce que son père a vu? a entendu? Maintenant que le +danger a disparu, toute sa pensée va à son père… douée d'une énergie +surhumaine, elle lui cachera tout, s'il en est temps encore!… Et, +quand M. Stangerson reviendra, il trouvera la porte de la «Chambre +Jaune» fermée, et sa fille, dans le laboratoire, penchée sur son bureau, +attentive, <i>au travail, déjà!</i>»</p> + +<p>Rouletabille se tourne alors vers M. Darzac:</p> + +<p>«Vous savez la vérité, s'écria-t-il, dites-nous donc si la chose ne +s'est pas passée ainsi?</p> + +<p>—Je ne sais rien, répond M. Darzac.</p> + +<p>—Vous êtes un héros! fait Rouletabille, en se croisant les bras… Mais +si Mlle Stangerson était, hélas! en état de savoir que vous êtes accusé, +elle vous relèverait de votre parole… elle vous prierait de dire tout +ce qu'elle vous a confié… que dis-je, elle viendrait vous défendre +elle-même!…»</p> + +<p>M. Darzac ne fit pas un mouvement, ne prononça pas un mot. Il regarda +tristement Rouletabille.</p> + +<p>«Enfin, fit celui-ci, puisque Mlle Stangerson n'est pas là, +<i>il faut bien que j'y sois, moi!</i> Mais, croyez-moi, +monsieur Darzac, le meilleur moyen, le seul, de sauver Mlle Stangerson +et de lui rendre la raison, c'est encore de vous faire acquitter!»</p> + +<p>Un tonnerre d'applaudissements accueillit cette dernière phrase. Le +président n'essaya même pas de réfréner l'enthousiasme de la salle. +Robert Darzac était sauvé. Il n'y avait qu'à regarder les jurés pour en +être certain! Leur attitude manifestait hautement leur conviction.</p> + +<p>Le président s'écria alors:</p> + +<p>«Mais enfin, quel est ce mystère qui fait que Mlle Stangerson, que l'on +tente d'assassiner, dissimule un pareil crime à son père?</p> + +<p>—Ça, m'sieur, fit Rouletabille, j'sais pas!… Ça ne me regarde pas!…»</p> + +<p>Le président fit un nouvel effort auprès de M. Robert Darzac.</p> + +<p>«Vous refusez toujours de nous dire, monsieur, quel a été l'emploi de +votre temps pendant qu'«on» attentait à la vie de Mlle Stangerson?</p> + +<p>—Je ne peux rien vous dire, monsieur…»</p> + +<p>Le président implora du regard une explication de Rouletabille:</p> + +<p>«On a le droit de penser, m'sieur le président, que les absences de M. +Robert Darzac étaient étroitement liées au secret de Mlle Stangerson… +Aussi M. Darzac se croit-il tenu à garder le silence!… Imaginez que +Larsan, qui a, lors de ses trois tentatives, tout mis en train pour +détourner les soupçons sur M. Darzac, ait fixé, justement, ces trois +fois-là, des rendez-vous à M. Darzac dans un endroit compromettant, +rendez-vous où il devait être traité du mystère… M. Darzac se fera +plutôt condamner que d'avouer quoi que ce soit, que d'expliquer quoi que +ce soit qui touche au mystère de Mlle Stangerson. Larsan est assez malin +pour avoir fait encore cette «combinaise-là!…»</p> + +<p>Le président, ébranlé, mais curieux, répartit encore:</p> + +<p>«Mais quel peut bien être ce mystère-là?</p> + +<p>—Ah! m'sieur, j'pourrais pas vous dire! fit Rouletabille en saluant le +président; seulement, je crois que vous en savez assez maintenant pour +acquitter M. Robert Darzac!… À moins que Larsan ne revienne! mais +j'crois pas!» fit-il en riant d'un gros rire heureux.</p> + +<p>Tout le monde rit avec lui.</p> + +<p>«Encore une question, monsieur, fit le président. Nous comprenons, +toujours en admettant votre thèse, que Larsan ait voulu détourner les +soupçons sur M. Robert Darzac, mais quel intérêt avait-il à les +détourner aussi sur le père Jacques?…</p> + +<p>—«L'intérêt du policier!» m'sieur! L'intérêt de se montrer débrouillard +en annihilant lui-même ces preuves qu'il avait accumulées. C'est très +fort, ça! C'est un truc qui lui a souvent servi à détourner les soupçons +qui eussent pu s'arrêter sur lui-même! Il prouvait l'innocence de l'un, +avant d'accuser l'autre. Songez, monsieur le président, qu'une affaire +comme celle-là devait avoir été longuement «mijotée» à l'avance par +Larsan. Je vous dis qu'il avait tout étudié et qu'il connaissait les +êtres et tout. Si vous avez la curiosité de savoir comment il s'était +documenté, vous apprendrez qu'il s'était fait un moment le +commissionnaire entre «le laboratoire de la Sûreté» et M. Stangerson, à +qui on demandait des «expériences». Ainsi, il a pu, avant le crime, +pénétrer deux fois dans le pavillon. Il était grimé de telle sorte que +le père Jacques, depuis, ne l'a pas reconnu; mais il a trouvé, lui, +Larsan, l'occasion de chiper au père Jacques une vieille paire de +godillots et un béret hors d'usage, que le vieux serviteur de M. +Stangerson avait noués dans un mouchoir pour les porter sans doute à un +de ses amis, charbonnier sur la route d'Épinay! Quand le crime fut +découvert, le père Jacques, reconnaissant les objets à part lui, n'eut +garde de les reconnaître immédiatement! Ils étaient trop compromettants, +et c'est ce qui vous explique son trouble, à cette époque, quand nous +lui en parlions. Tout cela est simple comme bonjour et j'ai acculé +Larsan à me l'avouer. Il l'a du reste fait avec plaisir, car, si c'est +un bandit—ce qui ne fait plus, j'ose l'espérer, de doute pour +personne—c'est aussi un artiste!… C'est sa manière de faire, à cet +homme, sa manière à lui… Il a agi de même lors de l'affaire du «Crédit +universel» et des «Lingots de la Monnaie!» Des affaires qu'il faudra +réviser, m'sieur le président, car il y a quelques innocents dans les +prisons depuis que Ballmeyer-Larsan appartient à la Sûreté!»</p> + + + + +<h2 id="ch28">XXVIII<br /> +Où il est prouvé qu'on ne pense pas toujours à tout</h2> + + +<p>Gros émoi, murmures, bravos! Maître Henri-Robert déposa des conclusions +tendant à ce que l'affaire fût renvoyée à une autre session pour +supplément d'instruction; le ministère public lui-même s'y associa. +L'affaire fut renvoyée. Le lendemain, M. Robert Darzac était remis en +liberté provisoire, et le père Mathieu bénéficiait «d'un non-lieu» +immédiat. On chercha vainement Frédéric Larsan. La preuve de l'innocence +était faite. M. Darzac échappa enfin à l'affreuse calamité qui l'avait, +un instant, menacé, et il put espérer, après une visite à Mlle +Stangerson, que celle-ci recouvrerait un jour, à force de soins assidus, +la raison.</p> + +<p>Quant à ce gamin de Rouletabille, il fut, naturellement, «l'homme du +jour»! À sa sortie du palais de Versailles, la foule l'avait porté en +triomphe. Les journaux du monde entier publièrent ses exploits et sa +photographie; et lui, qui avait tant interviewé d'illustres personnages, +fut illustre et interviewé à son tour! Je dois dire qu'il ne s'en montra +pas plus fier pour ça!</p> + +<p>Nous revînmes de Versailles ensemble, après avoir dîné fort gaiement au +«Chien qui fume». Dans le train, je commençai à lui poser un tas de +questions qui, pendant le repas, s'étaient pressées déjà sur mes lèvres +et que j'avais tues toutefois parce que je savais que Rouletabille +n'aimait pas travailler en mangeant.</p> + +<p>«Mon ami, fis-je, cette affaire de Larsan est tout à fait sublime et +digne de votre cerveau héroïque.»</p> + +<p>Ici il m'arrêta, m'invitant à parler plus simplement et prétendant +qu'il ne se consolerait jamais de voir qu'une aussi belle intelligence +que la mienne était prête à tomber dans le gouffre hideux de la +stupidité, et cela simplement à cause de l'admiration que j'avais pour +lui…</p> + +<p>«Je viens au fait, fis-je, un peu vexé. Tout ce qui vient de se passer +ne m'apprend point du tout ce que vous êtes allé faire en Amérique. Si +je vous ai bien compris: quand vous êtes parti la dernière fois du +Glandier, vous aviez tout deviné de Frédéric Larsan?… Vous saviez que +Larsan était l'assassin et vous n'ignoriez plus rien de la façon dont il +avait tenté d'assassiner?</p> + +<p>—Parfaitement. Et vous, fit-il, en détournant la conversation, vous ne +vous doutiez de rien?</p> + +<p>—De rien!</p> + +<p>—C'est incroyable.</p> + +<p>—Mais, mon ami… vous avez eu bien soin de me dissimuler votre pensée +et je ne vois point comment je l'aurais pénétrée… Quand je suis arrivé +au Glandier avec les revolvers, «à ce moment précis», vous soupçonniez +déjà Larsan?</p> + +<p>—Oui! Je venais de tenir le raisonnement de la «galerie inexplicable!» +mais le retour de Larsan dans la chambre de Mlle Stangerson ne m'avait +pas encore été expliqué par la découverte du binocle de presbyte… +Enfin, mon soupçon n'était que mathématique, et l'idée de Larsan +assassin m'apparaissait si formidable que j'étais résolu à attendre des +«traces sensibles» avant d'oser m'y arrêter davantage. Tout de même +cette idée me tracassait, et j'avais parfois une façon de vous parler du +policier qui eût dû vous mettre en éveil. D'abord je ne mettais plus du +tout en avant «sa bonne foi» et je ne vous disais plus «qu'il se +trompait». Je vous entretenais de son système comme d'un misérable +système, et le mépris que j'en marquais, qui s'adressait dans votre +esprit au policier, s'adressait en réalité, dans le mien, moins au +policier qu'au bandit que je le soupçonnais d'être!… Rappelez-vous… +quand je vous énumérais toutes les preuves qui s'accumulaient contre M. +Darzac, je vous disais: «Tout cela semble donner quelque corps à +l'hypothèse du grand Fred. C'est, du reste, cette hypothèse, que je +crois fausse, qui l'égarera…» et j'ajoutais sur un ton qui eût dû vous +stupéfier: «Maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric +Larsan? Voilà! Voilà! Voilà!…»</p> + +<p>Ces «voilà!» eussent dû vous donner à réfléchir; il y avait tout mon +soupçon dans ces «Voilà!» Et que signifiait: «égare-t-elle réellement?» +sinon qu'elle pouvait ne pas l'égarer, lui, mais qu'elle était +<i>destinée à nous égarer, nous!</i> Je vous regardais à ce moment et +vous n'avez pas tressailli, vous n'avez pas compris… J'en ai été +enchanté, car, jusqu'à la découverte du binocle, je ne pouvais +considérer le crime de Larsan que comme une absurde hypothèse… Mais, +après la découverte du binocle qui m'expliquait le retour de Larsan dans +la chambre de Mlle Stangerson… voyez ma joie, mes transports… Oh! Je +me souviens très bien! Je courais comme un fou dans ma chambre et je +vous criais: «Je roulerai le grand Fred! je le roulerai d'une façon +retentissante!» Ces paroles s'adressaient alors au bandit. Et, le soir +même, quand, chargé par M. Darzac de surveiller la chambre de Mlle +Stangerson, je me bornai jusqu'à dix heures du soir à dîner avec Larsan +sans prendre aucune mesure autre, <i>tranquille parce qu'il +était là</i>, en face de moi! à ce moment encore, cher ami, vous +auriez pu soupçonner que c'était seulement cet homme-là que je +redoutais… Et quand je vous disais, au moment où nous parlions de +l'arrivée prochaine de l'assassin: «Oh! je suis bien sûr que Frédéric +Larsan sera là cette nuit!…»</p> + +<p>«Mais il y a une chose capitale qui eût pu, qui eût dû nous éclairer +tout à fait et tout de suite sur le criminel, une chose qui nous +dénonçait Frédéric Larsan et que nous avons laissée échapper, <i>vous et +moi!…</i></p> + +<p>«Auriez-vous donc oublié l'histoire de la canne?</p> + +<p>«Oui, en dehors du raisonnement qui, pour tout «esprit logique», +dénonçait Larsan, il y avait l'«histoire de la canne» qui le dénonçait +à tout «esprit observateur».</p> + +<p>«J'ai été tout à fait étonné—apprenez-le donc—qu'à l'instruction, +Larsan ne se fût pas servi de la canne contre M. Darzac. Est-ce que +cette canne n'avait pas été achetée le soir du crime par un homme dont +le signalement répondait à celui de M. Darzac? Eh bien, tout à l'heure, +j'ai demandé à Larsan lui-même, avant qu'il prît le train pour +disparaître, je lui ai demandé pourquoi il n'avait pas usé de la canne. +Il m'a répondu qu'il n'en avait jamais eu l'intention; que, dans sa +pensée, il n'avait jamais rien imaginé contre M. Darzac avec cette canne +et que nous l'avions fort embarrassé, le soir du cabaret d'Épinay, <i>en +lui prouvant qu'il nous mentait!</i> Vous savez qu'il disait +qu'il avait eu cette canne à Londres; or, la marque attestait qu'elle +était de Paris! Pourquoi, à ce moment, au lieu de penser: «Fred ment; il +était à Londres; il n'a pas pu avoir cette canne de Paris, à Londres?»; +Pourquoi ne nous sommes-nous pas dit: «Fred ment. Il n'était pas à +Londres, puisqu'il a acheté cette canne à Paris!» Fred menteur, Fred à +Paris, au moment du crime! C'est un point de départ de soupçon, cela! Et +quand, après votre enquête chez Cassette, vous nous apprenez que cette +canne a été achetée par un homme qui est habillé comme M. Darzac, alors +que nous sommes sûrs, d'après la parole de M. Darzac lui-même, que ce +n'est pas lui qui a acheté cette canne, alors que nous sommes sûrs, +grâce à l'histoire du bureau de poste 40, <i>qu'il y a à Paris un +homme qui prend la silhouette Darzac</i>, alors que nous nous demandons +quel est donc cet homme qui, déguisé en Darzac, se présente le soir du +crime chez Cassette pour acheter une canne que nous retrouvons entre les +mains de Fred, comment? comment? comment ne nous sommes-nous pas dit un +instant: «Mais… mais… mais… cet inconnu déguisé en Darzac qui +achète une canne que Fred a entre les mains,… si c'était… si +c'était… Fred lui-même?…» Certes, sa qualité d'agent de la Sûreté +n'était point propice à une pareille hypothèse; mais, quand nous avions +constaté l'acharnement avec lequel Fred accumulait les preuves contre +Darzac, la rage avec laquelle il poursuivait le malheureux… nous +aurions pu être frappés par un mensonge de Fred aussi important que +celui qui le faisait entrer en possession, à Paris, d'une canne <i>qu'il +ne pouvait avoir eue à Londres</i>. Même, s'il l'avait trouvée à Paris, +le mensonge de Londres n'en existait pas moins. Tout le monde le croyait +à Londres, même ses chefs et il achetait une canne à Paris! Maintenant, +comment se faisait-il que, pas une seconde, il n'en usa comme d'une +canne trouvée <i>autour de M. Darzac!</i> C'est bien simple! C'est +tellement simple que nous n'y avons pas pensé… Larsan l'avait achetée, +après avoir été blessé légèrement à la main par la balle de Mlle +Stangerson, <i>uniquement pour avoir un maintien, pour avoir toujours la +main refermée, pour n'être point tenté d'ouvrir la main et de montrer sa +blessure intérieure!</i> Comprenez-vous?… Voilà ce qu'il m'a dit, +Larsan, et je me rappelle vous avoir répété souvent combien je trouvais +bizarre «que sa main ne quittât pas cette canne». À table, quand je +dînais avec lui, il n'avait pas plutôt quitté cette canne qu'il +s'emparait d'un couteau dont sa main droite ne se séparait plus. Tous +ces détails me sont revenus quand mon idée se fut arrêtée sur Larsan, +c'est-à-dire trop tard pour qu'ils me fussent d'un quelconque secours. +C'est ainsi que, le soir où Larsan a simulé devant nous le sommeil, je +me suis penché sur lui et, très habilement, j'ai pu voir, sans qu'il +s'en doutât, dans sa main. Il ne s'y trouvait plus qu'une bande légère +de taffetas qui dissimulait ce qui restait d'une blessure légère. Je +constatai qu'il eût pu prétendre à ce moment que cette blessure lui +avait été faite par toute autre chose qu'une balle de revolver. Tout de +même, pour moi, à cette heure-là, c'était un nouveau signe extérieur qui +entrait dans le cercle de mon raisonnement. La balle, m'a dit tout à +l'heure Larsan, n'avait fait que lui effleurer la paume et avait +déterminé une assez abondante hémorragie.</p> + +<p>«Si nous avions été plus perspicaces, au moment du mensonge de Larsan, +et plus… dangereux… il est certain que celui-ci eût sorti, pour +détourner les soupçons, <i>l'histoire que nous avions +imaginée pour lui</i>, l'histoire de la découverte de la canne autour de +Darzac; mais les événements se sont tellement précipités que nous +n'avons plus pensé à la canne! Tout de même nous l'avons fort ennuyé, +Larsan-Ballmeyer, sans que nous nous en doutions!</p> + +<p>—Mais, interrompis-je, s'il n'avait aucune intention, en achetant la +canne, contre Darzac, pourquoi avait-il alors la silhouette Darzac? Le +pardessus mastic? Le melon? Etc.</p> + +<p>—Parce qu'il arrivait du crime et qu'aussitôt le crime commis, il avait +repris le déguisement Darzac qui l'a toujours accompagné dans son +œuvre criminelle dans l'intention que vous savez!</p> + +<p>«Mais déjà, vous pensez bien, <i>sa main blessée l'ennuyait</i> et il +eut, en passant avenue de l'Opéra, l'idée d'acheter une canne, idée +qu'il réalisa sur-le-champ!… Il était huit heures! Un homme, avec la +silhouette Darzac, qui achète une canne que je trouve dans les mains de +Larsan!… Et moi, moi qui avais deviné que <i>le drame avait +déjà eu lieu</i> à cette heure-là, <i>qu'il venait d'avoir lieu</i>, qui +étais à peu près persuadé de l'innocence de Darzac je ne soupçonne pas +Larsan!… il y a des moments…</p> + +<p>—Il y a des moments, fis-je, où les plus vastes intelligences…»</p> + +<p>Rouletabille me ferma la bouche… Et comme je l'interrogeais encore, je +m'aperçus qu'il ne m'écoutait plus… Rouletabille dormait. J'eus toutes +les peines du monde à le tirer de son sommeil quand nous arrivâmes à +Paris.</p> + + + + +<h2 id="ch29">XXIX <br /> +Le mystère de Mlle Stangerson</h2> + + +<p>Les jours suivants, j'eus l'occasion de lui demander encore ce qu'il +était allé faire en Amérique. Il ne me répondit guère d'une façon plus +précise qu'il ne l'avait fait dans le train de Versailles, et il +détourna la conversation sur d'autres points de l'affaire.</p> + +<p>Il finit, un jour, par me dire:</p> + +<p>«Mais comprenez donc que j'avais besoin de connaître la véritable +personnalité de Larsan!</p> + +<p>—Sans doute, fis-je, mais pourquoi alliez-vous la chercher en Amérique?…»</p> + +<p>Il fuma sa pipe et me tourna le dos. Évidemment, je touchais au «mystère +de Mlle Stangerson». Rouletabille avait pensé que ce mystère, qui liait +d'une façon si terrible Larsan à Mlle Stangerson, mystère dont il ne +trouvait, lui, Rouletabille, aucune explication dans la vie de Mlle +Stangerson, «en France», il avait pensé, dis-je, que ce mystère «devait +avoir son origine dans la vie de Mlle Stangerson, en Amérique». Et il +avait pris le bateau! Là-bas, il apprendrait qui était ce Larsan, il +acquerrait les matériaux nécessaires à lui fermer la bouche… Et il +était parti pour Philadelphie!</p> + +<p>Et maintenant, quel était ce mystère qui avait «commandé le silence» à +Mlle Stangerson et à M. Robert Darzac? Au bout de tant d'années, après +certaines publications de la presse à scandale, maintenant que M. +Stangerson sait tout et a tout pardonné, on peut tout dire. C'est, du +reste, très court, et cela remettra les choses au point, car il s'est +trouvé de tristes esprits pour accuser Mlle Stangerson qui, en toute +cette sinistre affaire, fut toujours victime, «depuis le commencement».</p> + +<p>Le commencement remontait à une époque lointaine où, jeune fille, elle +habitait avec son père à Philadelphie. Là, elle fit la connaissance, +dans une soirée, chez un ami de son père, d'un compatriote, un Français +qui sut la séduire par ses manières, son esprit, sa douceur et son +amour. On le disait riche. Il demanda la main de Mlle Stangerson au +célèbre professeur. Celui-ci prit des renseignements sur M. Jean +Roussel, et, dès l'abord, il vit qu'il avait affaire à un chevalier +d'industrie. Or, M. Jean Roussel, vous l'avez deviné, n'était autre +qu'une des nombreuses transformations du fameux Ballmeyer, poursuivi en +France, réfugié en Amérique. Mais M. Stangerson n'en savait rien; sa +fille non plus. Celle-ci ne devait l'apprendre que dans les +circonstances suivantes: M. Stangerson avait, non seulement refusé la +main de sa fille à M. Roussel, mais encore il lui avait interdit l'accès +de sa demeure. La jeune Mathilde, dont le cœur s'ouvrait à l'amour, +et qui ne voyait rien au monde de plus beau ni de meilleur que son Jean, +en fut outrée. Elle ne cacha point son mécontentement à son père qui +l'envoya se calmer sur les bords de l'Ohio, chez une vieille tante qui +habitait Cincinnati. Jean rejoignit Mathilde là-bas et, malgré la grande +vénération qu'elle avait pour son père, Mlle Stangerson résolut de +tromper la surveillance de la vieille tante, et de s'enfuir avec Jean +Roussel, bien décidés qu'ils étaient tous les deux à profiter des +facilités des lois américaines pour se marier au plus tôt. Ainsi fut +fait. Ils fuirent donc, pas loin, jusqu'à Louisville. Là, un matin, on +vint frapper à leur porte. C'était la police qui désirait arrêter M. +Jean Roussel, ce qu'elle fit, malgré ses protestations et les cris de la +fille du professeur Stangerson. En même temps, la police apprenait à +Mathilde que «son mari» n'était autre que le trop fameux Ballmeyer!…</p> + +<p>Désespérée, après une vaine tentative de suicide, Mathilde rejoignit sa +tante à Cincinnati. Celle-ci faillit mourir de joie de la revoir. Elle +n'avait cessé, depuis huit jours, de faire rechercher Mathilde partout, +et n'avait pas encore osé avertir le père. Mathilde fit jurer à sa +tante que M. Stangerson ne saurait jamais rien! C'est bien ainsi que +l'entendait la tante, qui se trouvait coupable de légèreté dans cette si +grave circonstance. Mlle Mathilde Stangerson, un mois plus tard, +revenait auprès de son père, repentante, le cœur mort à l'amour, et +ne demandant qu'une chose: ne plus jamais entendre parler de son mari, +le terrible Ballmeyer—arriver à se pardonner sa faute à elle-même, et +se relever devant sa propre conscience par une vie de travail sans borne +et de dévouement à son père!</p> + +<p>Elle s'est tenue parole. Cependant, dans le moment où, après avoir tout +avoué à M. Robert Darzac, alors qu'elle croyait Ballmeyer défunt, car le +bruit de sa mort avait courut, elle s'était accordée la joie suprême, +après avoir tant expié, de s'unir à un ami sûr, le destin lui avait +ressuscité Jean Roussel, le Ballmeyer de sa jeunesse! Celui-ci lui avait +fait savoir qu'il ne permettrait jamais son mariage avec M. Robert +Darzac et qu'«il l'aimait toujours!» ce qui, hélas! était vrai.</p> + +<p>Mlle Stangerson n'hésita pas à se confier à M. Robert Darzac; elle lui +montra cette lettre où Jean Roussel-Frédéric Larsan-Ballmeyer lui +rappelait les premières heures de leur union dans ce petit et charmant +presbytère qu'ils avaient loué à Louisville: «… Le presbytère n'a +rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.» Le misérable se +disait riche et émettait la prétention «de la ramener là-bas»! Mlle +Stangerson avait déclaré à M. Darzac que, si son père arrivait à +soupçonner un pareil déshonneur, «elle se tuerait»! M. Darzac s'était +juré qu'il ferait taire cet Américain, soit par la terreur, soit par la +force, dût-il commettre un crime! Mais M. Darzac n'était pas de force, +et il aurait succombé sans ce brave petit bonhomme de Rouletabille.</p> + +<p>Quant à Mlle Stangerson, que vouliez-vous qu'elle fît, en face du +monstre? Une première fois, quand, après des menaces préalables qui +l'avaient mise sur ses gardes, il se dressa devant elle, dans la +«Chambre Jaune», elle essaya de le tuer. Pour son malheur, elle n'y +réussit pas. Dès lors, elle était la victime assurée de cet être +invisible «qui pouvait la faire chanter jusqu'à la mort», qui habitait +chez elle, à ses côtés, sans qu'elle le sût, qui exigeait des +rendez-vous «au nom de leur amour». La première fois, elle lui avait +«refusé» ce rendez-vous, «réclamé dans la lettre du bureau 40»; il en +était résulté le drame de la «Chambre Jaune». La seconde fois, avertie +par une nouvelle lettre de lui, lettre arrivée par la poste, et qui +était venue la trouver normalement dans sa chambre de convalescente, +«elle avait fui le rendez-vous», en s'enfermant dans son boudoir avec +ses femmes. Dans cette lettre, le misérable l'avait prévenue, que, +puisqu'elle ne pouvait se déranger, «vu son état», il irait chez elle, +et serait dans sa chambre telle nuit, à telle heure… qu'elle eût à +prendre toute disposition pour éviter le scandale… Mathilde +Stangerson, sachant qu'elle avait tout à redouter de l'audace de +Ballmeyer, «lui avait abandonné sa chambre»… Ce fut l'épisode de la +«galerie inexplicable». La troisième fois, elle avait «préparé le +rendez-vous». C'est qu'avant de quitter la chambre vide de Mlle +Stangerson, la nuit de la «galerie inexplicable», Larsan lui avait +écrit, comme nous devons nous le rappeler, une dernière lettre, dans sa +chambre même, et l'avait laissée sur le bureau de sa victime; cette +lettre exigeait un rendez-vous «effectif» dont il fixa ensuite la date +et l'heure, «lui promettant de lui rapporter les papiers de son père, et +la menaçant de les brûler si elle se dérobait encore». Elle ne doutait +point que le misérable n'eût en sa possession ces papiers précieux; il +ne faisait là sans doute que renouveler un célèbre larcin, car elle le +soupçonnait depuis longtemps d'avoir, «avec sa complicité inconsciente», +volé lui-même, autrefois, les fameux papiers de Philadelphie, dans les +tiroirs de son père!… Et elle le connaissait assez pour imaginer que +si elle ne se pliait point à sa volonté, tant de travaux, tant +d'efforts, et tant de scientifiques espoirs ne seraient bientôt plus que +de la cendre!… Elle résolut de le revoir une fois encore, face à +face, cet homme qui avait été son époux… et de tenter de le fléchir… +puisqu'elle ne pouvait l'éviter!… On devine ce qui s'y passa… Les +supplications de Mathilde, la brutalité de Larsan… Il exige qu'elle +renonce à Darzac… Elle proclame son amour… Et il la frappe… «avec +la pensée arrêtée de faire monter l'autre sur l'échafaud!» car il est +habile, lui, et le masque Larsan qu'il va se reposer sur la figure, le +sauvera… pense-t-il… tandis que l'autre… l'autre ne pourra pas, +cette fois encore, donner l'emploi de son temps… De ce côté, les +précautions de Ballmeyer sont bien prises… et l'inspiration en a été +des plus simples, ainsi que l'avait deviné le jeune Rouletabille…</p> + +<p>Larsan fait chanter Darzac comme il fait chanter Mathilde… avec les +mêmes armes, avec le même mystère… Dans des lettres, pressantes comme +des ordres, il se déclare prêt à traiter, à livrer toute la +correspondance amoureuse d'autrefois et surtout «à disparaître…» si on +veut y mettre le prix… Darzac doit aller aux rendez-vous qu'il lui +fixe, sous menace de divulgation dès le lendemain, comme Mathilde doit +subir les rendez-vous qu'il lui donne… Et, dans l'heure même que +Ballmeyer agit en assassin auprès de Mathilde, Robert débarque à Épinay, +où un complice de Larsan, un être bizarre, «une créature d'un autre +monde», que nous retrouverons un jour, le retient de force, et «lui fait +perdre son temps, en attendant que cette coïncidence, dont l'accusé de +demain ne pourra se résoudre à donner la raison, lui fasse perdre la +tête…»</p> + +<p>Seulement, Ballmeyer avait compté sans notre Joseph Rouletabille!</p> + +<hr /> + + +<p>Ce n'est pas à cette heure que voilà expliqué «le mystère de la Chambre +Jaune», que nous suivrons pas à pas Rouletabille en Amérique. Nous +connaissons le jeune reporter, nous savons de quels moyens puissants +d'information, logés dans les deux bosses de son front, il disposait +«pour remonter toute l'aventure de Mlle Stangerson et de Jean Roussel». +À Philadelphie, il fut renseigné tout de suite en ce qui concernait +Arthur-William Rance; il apprit son acte de dévouement, mais aussi le +prix dont il avait gardé la prétention de se le faire payer. Le bruit de +son mariage avec Mlle Stangerson avait couru autrefois les salons de +Philadelphie… Le peu de discrétion du jeune savant, la poursuite +inlassable dont il n'avait cessé de fatiguer Mlle Stangerson, même en +Europe, la vie désordonnée qu'il menait sous prétexte de «noyer ses +chagrins», tout cela n'était point fait pour rendre Arthur Rance +sympathique à Rouletabille, et ainsi s'explique la froideur avec +laquelle il l'accueillit dans la salle des témoins. Tout de suite il +avait du reste jugé que l'affaire Rance n'entrait point dans l'affaire +Larsan-Stangerson. Et il avait découvert le flirt formidable +Roussel-Mlle Stangerson. Qui était ce Jean Roussel? Il alla de +Philadelphie à Cincinnati, refaisant le voyage de Mathilde. À +Cincinnati, il trouva la vieille tante et sut la faire parler: +l'histoire de l'arrestation de Ballmeyer lui fut une lueur qui éclaira +tout. Il put visiter, à Louisville, le «presbytère»—une modeste et +jolie demeure dans le vieux style colonial—qui n'avait en effet «rien +perdu de son charme». Puis, abandonnant la piste de Mlle Stangerson, il +remonta la piste Ballmeyer, de prison en prison, de bagne en bagne, de +crime en crime; enfin, quand il reprenait le bateau pour l'Europe sur +les quais de New-York, Rouletabille savait que, sur ces quais mêmes, +Ballmeyer s'était embarqué cinq ans auparavant, ayant en poche les +papiers d'un certain Larsan, honorable commerçant de la +Nouvelle-Orléans, qu'il venait d'assassiner…</p> + +<p>Et maintenant, connaissez-vous tout le mystère de Mlle Stangerson? Non, +pas encore. <i>Mlle Stangerson avait eu de son mari Jean +Roussel un enfant, un garçon.</i> Cet enfant était né chez la vieille +tante qui s'était si bien arrangée que nul n'en sut jamais rien en +Amérique. Qu'était devenu ce garçon? Ceci est une autre histoire que je +vous conterai un jour.</p> + +<hr /> + + +<p>Deux mois environ après ces événements, je rencontrai Rouletabille assis +mélancoliquement sur un banc du palais de justice.</p> + +<p>«Eh bien! lui dis-je, à quoi songez-vous, mon cher ami? Vous avez l'air +bien triste. Comment vont vos amis?</p> + +<p>—En dehors de vous, me dit-il, ai-je vraiment des amis?</p> + +<p>—Mais j'espère que M. Darzac…</p> + +<p>—Sans doute…</p> + +<p>—Et que Mlle Stangerson… Comment va-t-elle, Mlle Stangerson?…</p> + +<p>—Beaucoup mieux… mieux… beaucoup mieux…</p> + +<p>—Alors il ne faut pas être triste…</p> + +<p>—Je suis triste, fit-il, parce que je songe au <i>parfum de la dame en +noir</i>…</p> + +<p>—<i>Le parfum de la dame en noir!</i> Je vous en entends toujours +parler! M'expliquerez-vous, enfin, pourquoi il vous poursuit avec cette +assiduité?</p> + +<p>—Peut-être, un jour… un jour, peut-être…» fit Rouletabille.</p> + +<p>Et il poussa un gros soupir.</p> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13765 ***</div> +</body> diff --git a/13765-h/images/illu1.png b/13765-h/images/illu1.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4458b4f --- /dev/null +++ b/13765-h/images/illu1.png diff --git a/13765-h/images/illu2.png b/13765-h/images/illu2.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..c3667f0 --- /dev/null +++ b/13765-h/images/illu2.png |
