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This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) +at http://gallica.bnf.fr. + + + + + +GEORGE SAND ET SES AMIS + +par + +ALBERT LE ROY + + + + +1903 + + +SOCIETE D'EDITIONS LITTERAIRES ET ARTISTIQUES, Librairie Paul Ollendorff, +50, CHAUSSEE D'ANTIN, PARIS, Tous droits reserves. + + + + +A M. OCTAVE GREARD, de l'Academie Francaise, Vice-Recteur Honoraire de +l'Academie de Paris + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LES ORIGINES + + +George Sand a voulu resumer sa personne litteraire et morale dans +l'epigraphe qu'elle inscrivit en tete de l'_Histoire de ma Vie_: "Charite +envers les autres, dignite envers soi-meme, sincerite devant Dieu." +Fut-elle toujours fidele, et dans ses livres et dans ses actes, a cette +noble devise? C'est l'etude qu'il sera loisible d'entreprendre, en +retracant les vicissitudes de sa destinee, en analysant son oeuvre, en +instituant une enquete sur les hommes de son temps et les evenements +auxquels elle fut melee. + +A l'image de Jean-Jacques Rousseau, son maitre, elle nous a legue un +ouvrage autobiographique, compose non pas au declin, mais au milieu meme +d'une existence diverse et contradictoire. La premiere partie de +l'_Histoire de ma Vie_ a ete redigee en 1847, alors que George Sand etait +dans tout l'eclat de sa renommee. Elle explique nettement l'objet qu'elle +se propose et le plan qu'elle a concu: "Je ne pense pas qu'il y ait de +l'orgueil et de l'impertinence a ecrire l'histoire de sa propre vie, +encore moins a choisir, dans les souvenirs que cette vie a laisses en nous, +ceux qui nous paraissent valoir la peine d'etre conserves. Pour ma part, +je crois accomplir un devoir, assez penible meme, car je ne connais rien +de plus malaise que de se definir... Une insurmontable paresse (c'est la +maladie des esprits trop occupes et celle de la jeunesse par consequent) +m'a fait differer jusqu'a ce jour d'accomplir cette tache; et, coupable +peut-etre envers moi-meme, j'ai laisse publier sur mon compte un assez +grand nombre de biographies pleines d'erreurs, dans la louange comme dans +le blame." Ce sont, a dire vrai, ces erreurs de detail que George Sand +s'est surtout complu a redresser en racontant les annees de sa jeunesse, +voire meme les origines de sa maison, avec une singuliere prolixite. Sur +les quatre gros volumes de l'_Histoire de ma Vie_, le premier est consacre +presque entierement a nous decrire "l'Histoire d'une famille de Fontenoy a +Marengo." Elle remonte a Fontenoy pour rappeler que Maurice de Saxe fut +son bisaieul. Quelque democrate qu'elle soit devenue, elle tire vanite +d'etre par le sang arriere-petite-fille de l'illustre marechal, de meme +qu'elle est par l'esprit de la lignee de Jean-Jacques; puis elle formule +ainsi son etat civil: "Je suis nee l'annee du couronnement de Napoleon, +l'an XII de la Republique francaise (1804). Mon nom n'est pas Marie-Aurore +de Saxe, marquise de Dudevant, comme plusieurs de mes biographes l'ont +decouvert, mais Amantine-Lucile-Aurore Dupin." + +Aussi bien, en se defendant de la manie aristocratique, n'est-elle pas +indifferente et veut-elle nous interesser a tous les souvenirs +genealogiques de sa famille. Elle s'etend longuement sur le marechal de +Saxe et sur cette noblesse de race qu'elle ramenera theoriquement a sa +juste valeur dans le _Piccinino_. Sa grand'mere, Aurore Dupin de Francueil, +avait vu Jean-Jacques une seule fois, mais en des conditions qu'elle +n'eut garde d'oublier. Voici comment elle relatait l'anecdote dans les +papiers dont George Sand herita: "Il vivait deja sauvage et retire, +atteint de cette misanthropie qui fut trop cruellement raillee par ses +amis paresseux ou frivoles. Depuis mon mariage, je ne cessais de +tourmenter M. de Francueil pour qu'il me le fit voir; et ce n'etait pas +bien aise. Il y alla plusieurs fois sans pouvoir etre recu. Enfin, un jour, +il le trouva jetant du pain sur sa fenetre a des moineaux. Sa tristesse +etait si grande qu'il lui dit en les voyant s'envoler: "Les voila repus. +Savez-vous ce qu'ils vont faire? Ils s'en vont au plus haut des toits pour +dire du mal de moi et que mon pain ne vaut rien." En digne aieule de +George Sand, madame Dupin de Francueil avait le culte de Jean-Jacques. +Lorsqu'il accepta de diner chez elle, sans doute pour faire honneur a son +hote elle lut tout d'une haleine la _Nouvelle Heloise_. Aux dernieres +pages elle sanglotait, et ce jour-la, du matin jusqu'au soir, elle ne fit +que pleurer. "J'en etais malade, dit-elle, j'en etais laide." Rousseau +arrive sur ces entrefaites, et M. de Francueil se garde de la prevenir. +"Je ne finissais pas de m'accommoder, ne me doutant point qu'il etait la, +l'ours sublime, dans mon salon. Il y etait entre d'un air demi-niais, +demi-bourru, et s'etait assis dans un coin, sans marquer d'autre +impatience que celle de diner, afin de s'en aller bien vite. Enfin, ma +toilette finie, et mes yeux toujours rouges et gonfles, je vais au salon; +j'apercois un petit homme assez mal vetu et comme renfrogne, qui se levait +lourdement, qui machonnait des mots confus. Je le regarde et je devine; je +crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques, etourdi de cet +accueil, veut me remercier et fond en larmes. Francueil veut nous remettre +l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous ne pumes nous rien +dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas une parole. On essaya +de diner pour couper court a tous ces sanglots. Mais je ne pus rien manger, +M. de Francueil ne put avoir de l'esprit, et Rousseau s'esquiva en +sortant de table, sans avoir dit un mot." Quant a George Sand, +quatre-vingts ans plus tard, elle est radieuse d'avoir eu une grand'mere +qui a pleure avec Jean-Jacques. + +La Revolution jeta en prison, pour quelques semaines, madame Dupin, tres +attachee aux hommes et aux choses de l'ancien regime. Son fils, Maurice, +le pere de George Sand, avait l'humeur plus liberale, et les lettres qu'il +ecrivit durant la Terreur, reproduites dans l'_Histoire de ma Vie_, sont +d'un style assez alerte. Il gardait, d'ailleurs, certains prejuges du +monde ou il avait grandi, celui par exemple d'imputer a Robespierre la +responsabilite de toutes les violences auxquelles la Republique fut +condamnee, pour se defendre contre ses adversaires du dehors et du dedans. +Plus equitable et mieux informee, George Sand s'applique a detruire cette +legende. "Voila, dit-elle, l'effet des calomnies de la reaction. De tous +les terroristes, Robespierre fut le plus humain, le plus ennemi par nature +et par conviction des apparentes necessites de la Terreur et du fatal +systeme de la peine de mort. Cela est assez prouve aujourd'hui, et l'on ne +peut pas recuser a cet egard le temoignage de M. de Lamartine. La reaction +thermidorienne est une des plus laches que l'histoire ait produites. Cela +est encore suffisamment prouve. A quelques exceptions pres, les +thermidoriens n'obeirent a aucune conviction, a aucun cri de la conscience +en immolant Robespierre. La plupart d'entre eux le trouvaient trop faible +et trop misericordieux la veille de sa mort, et le lendemain ils lui +attribuerent leurs propres forfaits pour se rendre populaires. Soyons +justes enfin, et ne craignons plus de le dire: Robespierre est le plus +grand homme de la Revolution et un des plus grands hommes de l'histoire." + +L'esprit revolutionnaire animera George Sand, dirigera sa pensee et +inspirera son oeuvre, encore qu'elle ait recu des traditions de famille et +une education qui devaient lui inculquer des sentiments contraires. Sa +grand'mere, madame Dupin, au sortir des prisons de la Terreur, eut des +proces qui entamerent sa fortune: c'etait double raison pour detester le +regime nouveau. On vivait, au fond du Berry, dans cette terre de Nohant +que George Sand a tant aimee. Elle y passa presque toute sa vie et elle +souhaitait de pouvoir y mourir: son voeu s'est realise. Voici la peinture +qu'elle a tracee de ce modeste domaine qu'il nous importe de connaitre. +C'est le cadre meme de son existence: + +"L'habitation est simple et commode. Le pays est sans beaute, bien que +situe au centre de la Vallee Noire, qui est un vaste et admirable site... +Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de +terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce ou de la Brie, +c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissants details que +nous trouvons en descendant jusqu'au lit cache de la riviere, a un quart +de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons +en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et +borne... Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout +ronds, ces petits chemins ombrages, ces buissons en desordre, ce cimetiere +plein d'herbe, ce petit clocher couvert en tuiles, ce porche de bois brut, +ces grands ormeaux delabres, ces maisonnettes de paysan entourees de leurs +jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevieres, +tout cela devient doux a la vue et cher a la pensee, quand on a vecu si +longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux." + +C'est la que madame Dupin traversera des annees de gene extreme, au +lendemain de la Terreur. Les revenus de Nohant ne s'elevaient pas a 4.000 +francs, payables en assignats, et il fallait rembourser des emprunts +onereux contractes en 1793. Durant plus d'un an, on vecut, parait-il, des +mediocres revenus du jardin, de la vente des legumes et des fruits qui +produisait au marche de 12 a 15 francs par semaine. Puis l'horizon +s'eclaircit, sans que jamais la fortune patrimoniale, apres la Revolution, +ait depasse 15.000 livres de rente. + +Le pere de George Sand, Maurice Dupin nous laisse l'impression d'un assez +mauvais sujet. Est-ce la faute de l'education qu'il recut ou des +commotions politiques et sociales? Du moins il manquait d'equilibre, +peut-etre meme de bon sens, et l'_Histoire de ma Vie_ essaie en vain de +colorer avantageusement ses defauts: "Ce pere que j'ai a peine connu, et +qui est reste dans ma memoire comme une brillante apparition, ce jeune +homme artiste et guerrier est reste tout entier vivant dans les elans de +mon ame, dans les fatalites de mon organisation, dans les traits de mon +visage." Il y a la quelque hyperbole et un exces d'adoration filiale. La +destinee de Maurice Dupin fut surtout hasardeuse, comme l'etait sa pensee. +A dix-neuf ans, il voulait etre musicien et jouait la comedie dans les +salons de La Chatre. L'annee suivante, la loi du 2 vendemiaire an VII +ayant institue le service militaire obligatoire, il lui fallut servir sous +les drapeaux de la Republique. Sa mere, toute royaliste qu'elle fut, avait +aliene ses diamants pour l'equiper. Il est protege par le citoyen La Tour +d'Auvergne Corret, capitaine d'infanterie, et rejoint son regiment a +Cologne; ensuite il passe en Italie. Entre temps, un incident etait +survenu a Nohant, que George Sand relate sans s'emouvoir, mais qui dut +troubler la quietude de madame Dupin: "Une jeune femme, attachee au +service de la maison, venait de donner le jour a un beau garcon, qui a ete +plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie +personne n'avait pas ete victime de la seduction. Elle avait cede, comme +mon pere, a l'entrainement de son age. Ma grand'mere l'eloigna sans +reproche, pourvut a son existence, garda l'enfant et l'eleva." George Sand +ajoute: "Elle avait lu et cheri Jean-Jacques; elle avait profite de ses +verites et de ses erreurs." Maurice Dupin, lui aussi, avait-il lu +Rousseau? En tous cas, il avait trouve une Therese dans le personnel +domestique de Nohant. + +La guerre lui reserve d'autres aventures. Il traverse le Saint-Bernard en +prairial an VIII et nous raconte comment il fut accueilli a Aoste par le +Premier Consul, qui venait de l'attacher a son etat-major: "Je fus a lui +pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon +compliment pour me demander qui j'etais.--Le petit-fils du marechal de +Saxe.--Ah oui! ah bon! Dans quel regiment etes-vous?--1er de +chasseurs.--Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous etes donc adjoint a +l'etat-major?--Oui, general.--C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de +vous voir.--Et il tourna le dos." + +Apres avoir pris part a la bataille de Marengo, voici en quels termes +Maurice Dupin relate ses impressions, dans une lettre a son oncle de +Beaumont, ou, comme dit la suscription, au citoyen Beaumont, a l'hotel de +Bouillon, quai Malaquais, Paris: + +"Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! en retraite, en +batterie! nous sommes perdus! victoire! sauve qui peut! Courez a droite, a +gauche, au milieu! revenez, restez, partez, depechons-nous! Gare l'obus! +au galop! Baisse la tete, voila un boulet qui ricoche!... Des morts, des +blesses, des jambes de moins, des bras emportes, des prisonniers, des +bagages, des chevaux, des mulets; des cris de rage, des cris de victoire, +des cris de douleur, une poussiere du diable, une chaleur d'enfer; un +charivari, une confusion, une bagarre magnifique; voila, mon bon et +aimable oncle, en deux mots, l'apercu clair et net de la bataille de +Marengo, dont votre neveu est revenu tres bien portant, apres avoir ete +culbute, lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et avoir ete +regale pendant quinze heures par les Autrichiens du feu de trente pieces +de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils." + +Ce qui vaut mieux que tout ce verbiage, c'est qu'il fut nomme par +Bonaparte lieutenant sur le champ de bataille. Mais il apprehende la fin +de la guerre et il s'ecrie avec une pointe de gasconnade: "Encore trois ou +quatre culbutes sur la poussiere, et j'etais general." Le sejour +enchanteur de Milan va tourner d'autre cote ses preoccupations. Il est +amoureux, non pas a la legere comme il lui est advenu sur les bords du +Rhin ou a Nohant, mais avec tout l'emportement d'une passion qui veut etre +durable. Et il s'en ouvre a sa mere, dans une lettre ecrite d'Asola, le 29 +frimaire an IX: "Qu'il est doux d'etre aime, d'avoir une bonne mere, de +bons amis, une belle maitresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des +ennemis a combattre!" La femme qui souleve tout cet enthousiasme--et qui +sera la mere de George Sand--s'appelait Sophie-Victoire-Antoinette +Delaborde. Elle avait ete en prison au couvent des Anglaises en meme temps +que madame Dupin, et pour lors elle usait de moyens d'existence assez +facheux. L'_Histoire de ma Vie_ recourt a des circonlocutions, a des +euphemismes, et finit par convenir que "sa jeunesse avait ete livree par +la force des choses a des hasards effrayants." Ces explications tres +embarrassees ont pour objet de ne pas confesser crument que Victoire +Delaborde accompagnait un general de l'armee d'Italie et avait trouve des +ressources dans les depouilles du pays conquis. George Sand ne s'arrete +pas a ces miseres. Elle veut excuser, sinon innocenter sa mere: "Un fait +subsiste devant Dieu, c'est qu'elle fut aimee de mon pere, et qu'elle le +merita apparemment, puisque son deuil, a elle, ne finit qu'avec sa vie." +Haussant encore le ton, elle s'ecrie sur le mode declamatoire: "Le grand +revolutionnaire Jesus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y +avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un pecheur que pour la +perseverance de cent justes." Redescendons des sommets de la morale +evangelique dans la realite: Maurice Dupin recevait de madame Delaborde +des prets d'argent, sans s'inquieter d'abord d'ou elle tirait ces +subsides. Ce n'est qu'a la reflexion qu'il doute de la delicatesse du +procede et discute avec ses scrupules: "Qu'as-tu fait? qu'ai-je fait +moi-meme en acceptant ce secours?... Si j'avais su que tu n'etais pas +mariee, que tout ce luxe ne t'appartenait pas!... Je me trompe, je ne sais +ce que je dis, il t'appartient, puisque l'amour te l'a donne: mais quand +je songe aux idees qui pourraient lui venir, a _lui_... Il ne les aurait +pas longtemps, je le tuerais! Enfin je suis fou, je t'aime et je suis au +desespoir. Tu es libre, tu peux le quitter quand tu voudras, tu n'es pas +heureuse avec lui, c'est moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux +perdre une position assuree et fortunee pour partager les hasards de ma +mince fortune." + +Maurice Dupin reussit a detacher madame Delaborde de son general, mais il +rencontra mille obstacles avant d'aboutir au mariage. Quatre annees +s'ecoulerent entre la rencontre d'Asola et la naissance de George Sand. +Elles furent singulierement agitees: maintes fois le jeune homme essaya de +sacrifier son amour a sa mere, qui avait l'humeur ombrageuse et jalouse. +Fait prisonnier par les Autrichiens en nivose an IX, il ne recouvra la +liberte, au bout de deux mois, que pour accourir a Nohant en floreal de la +meme annee. Victoire Delaborde vint le rejoindre a La Chatre, "ayant tout +quitte, tout sacrifie a un amour libre et desinteresse." On sut sa +presence dans la petite ville, et Maurice en parla a madame Dupin. Son +precepteur, un certain Deschartres, ci-devant abbe, voulut intervenir et +le fit tres maladroitement. Un beau matin, il se rend a La Chatre, a +l'auberge de la _Tete-Noire_, reveille la voyageuse, lui adresse des +reproches et des menaces, la somme de repartir le jour meme pour Paris. +Elle riposte, lui ferme la porte au nez. Il va querir le maire et les +gendarmes, qui penetrent dans la chambre de Victoire et trouvent "une +toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord +de son lit, les bras nus et les cheveux epars." + +Les _autorites constituees_ s'adoucissent. Elle leur raconte "qu'elle +avait rencontre Maurice en Italie, qu'elle l'avait aime, qu'elle avait +quitte pour lui une riche protection et qu'elle ne connaissait aucune loi +qui put lui faire un crime de sacrifier un general a un lieutenant et sa +fortune a son amour." A ce recit, les magistrats municipaux sont emus. Ils +prennent parti contre le pedagogue. Mais le coup etait porte, le scandale +produit, et madame Dupin, avertie par Deschartres, ne devait jamais +oublier cet esclandre. Maurice s'efforca de consoler sa mere par de +mensongeres promesses. Il lui ecrivit: "Enfin que crains-tu et +qu'imagines-tu? Que je vais epouser une femme qui me ferait _rougir un +jour?_... Ta crainte n'a pas le moindre fondement, Jamais l'idee du +mariage ne s'est encore presentee a moi; je suis beaucoup trop jeune pour +y songer, et la vie que je mene ne me permet guere d'avoir femme et +enfants. Victoire n'y pense pas plus que moi" Puis il entre dans des +details pour rassurer madame Dupin, et il va sans nul doute a l'encontre +de ses visees. Victoire est veuve, elle a une petite fille. Elle +travaillera pour vivre. Elle a deja ete modiste; elle tiendra de nouveau +un magasin de modes. Et il conclut: "Est-ce que je peux, est-ce que je +pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire a ta volonte et a tes +desirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille." + +L'orgueil de la chatelaine de Nohant devait etre exaspere, a la seule +pensee que cette modiste pourrait devenir sa bru et porter le nom presque +seigneurial des Dupin. Mais il y avait plus. Victoire, eloignee de La +Chatre, continuait d'ecrire a Maurice, et quelles lettres! En ce point, +elle etait la digne emule de Therese Levasseur. Et George Sand, qui nous +donne sur sa mere des renseignements qu'elle aurait pu et du taire, +souligne son manque d'instruction: "C'est tout au plus si a cette epoque +elle savait ecrire assez pour se faire comprendre. Pour toute education, +elle avait recu en 1788 les lecons elementaires d'un vieux capucin qui +apprenait _gratis_ a lire et a reciter le catechisme a de pauvres +enfants... Il fallait les yeux d'un amant pour dechiffrer ce petit +grimoire et comprendre ces elans d'un sentiment passionne qui ne pouvait +trouver de forme pour s'exprimer." Cependant Maurice etait conquis et +subissait l'ascendant de cette nature inferieure. Il y a une histoire +assez louche et assez repugnante au sujet de l'argent qu'elle lui avait +prete et qui venait du general. La restitution fut effectuee, mais +peniblement, et Maurice est oblige de s'en expliquer avec sa mere: "Tous +les dons, dit-il, qu'elle lui avait _emportes pour en manger le profit +avec moi_ se reduisaient a _un_ diamant de peu de valeur qu'elle avait +conserve par megarde, et qui lui avait ete renvoye avant meme qu'elle +connut ses plaintes et ses calomnies." N'importe, il devait etre +infiniment douloureux pour madame Dupin que son fils fut reduit a lui +ecrire: "Je ne sais pas si je suis un des Grieux, mais il n'y a point ici +de Manon Lescaut." Devant la perspective d'une telle union, on ne peut que +comprendre et approuver les resistances de la mere. Il faudra pourtant +qu'elle finisse par ceder, par consentir a un mariage que George Sand +tache de justifier en recourant a de veritables paradoxes: "Il va epouser +une fille du peuple, c'est-a-dire qu'il va continuer et appliquer les +idees egalitaires de la Revolution dans le secret de sa propre vie. Il va +etre en lutte dans le sein de sa propre famille contre les principes +d'aristocratie, contre le monde du passe. Il brisera son propre coeur, +mais il aura accompli son reve." En verite, c'est employer de trop grands +mots pour expliquer des miseres. Et, dans ce conflit d'ordre sentimental, +nos sympathies iront plutot vers madame Dupin que vers Victoire Delaborde. + +Durant bien des mois les tiraillements se prolongerent. Maurice ecrivait a +sa mere, le 3 pluviose an X (fevrier 1802): "Je te jure _par tout ce qu'il +y a de plus sacre_ que V*** travaille et ne me coute rien... Ne parlons +pas d'elle, je t'en prie, ma bonne mere, nous ne nous entendrions pas; +sois sure seulement que j'aimerais mieux me bruler la cervelle que de +meriter de toi un reproche." Aussi bien toutes les mercuriales de madame +Dupin demeuraient impuissantes, et le pauvre Deschartres, charge du role +de Mentor, etait berne sans vergogne, alors qu'il s'appliquait a tenir son +ancien ecolier sous sa ferule. "Un matin, raconte George Sand, mon pere +s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin +du Palais-Royal, ou ils s'etaient donne rendez-vous pour dejeuner ensemble +chez un restaurateur. A peine se sont-ils retrouves, a peine Victoire +a-t-elle pris le bras de mon pere, que Deschartres, jouantle role de +Meduse, se presente au devant d'eux. Maurice paye d'audace, fait bonne +mine a son argus et lui propose de venir dejeuner en tiers. Deschartres +accepte. Il n'etait pas epicurien, pourtant il aimait les vins fins, et on +ne les lui epargna pas. Victoire prit le parti de le railler avec esprit +et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert; mais quand il +s'agit de se separer, mon pere voulant reconduire son amie chez elle, +Deschartres retomba dans ses idees noires et reprit tristement le chemin +de son hotel." + +Au printemps de 1802, Maurice va rejoindre son regiment a Charleville, et +Victoire l'accompagne. Aupres des camarades de la garnison et des gens de +la petite ville, ils passaient pour etre secretement maries. Il n'en etait +rien. Mais la naissance de plusieurs enfants vint resserrer etroitement +leurs liens. Ils ne pousserent pas l'imitation de Jean-Jacques jusqu'a les +livrer a la charite publique. Un seul survecut: ce devait etre George Sand, +qui ignore ou neglige de nous indiquer le nombre et le sexe des autres +enfants issus de cette union et emportes en bas age. + +On etait alors dans une periode d'accalmie politique et militaire. Le +gouvernement personnel s'etablissait sur les ruines de la Republique. +L'oeuvre de reaction debutait par une entente avec la Cour de Rome, aux +fins de briser l'Eglise constitutionnelle et nationale de 1789. L'armee, +en sa grande majorite, accueillait assez mal cette premiere etape sur la +route de Canossa. "Le Concordat, ecrit Maurice Dupin a sa mere, ne fait +pas ici le moindre effet. Le peuple y est indifferent. Les gens riches, +meme ceux qui se piquent de religion, ont grand'peur qu'on n'augmente les +impots pour payer les eveques. Les militaires, qui ne peuvent pas obtenir +un sou dans les bureaux de la guerre, jurent de voir le palais episcopal +meuble aux frais du gouvernement." Et le jeune homme, fervent voltairien, +raille la bulle du Pape, "ecrite dans le style de l'Apocalypse, et qui +menace les contrevenants de la colere de saint Pierre et de saint Paul." +Bref, conclut-il, "nous nous couvrons de ridicule." A la ceremonie de +Notre-Dame en l'honneur du Concordat, les generaux se rendirent a peu pres +comme des chiens qu'on fouette. Le legat etait en voiture, et sa croix +devant lui, dans une autre voiture. Ce fut la l'occasion de negociations +Pour lui, soldat de la Revolution, ayant grandi aupres d'une mere +royaliste mais philosophe, il voyait avec inquietude "des changements dans +les affaires publiques qui ne promettent rien de bon", et meme "un retour +complet a l'ancien regime". Democrate, il devait s'affilier a la +franc-maconnerie qui etait deja le foyer des idees liberales. Il nous a +malicieusement conte son initiation: "On m'a enferme dans tous les trous +possibles, nez a nez avec des squelettes; on m'a fait monter dans un +clocher au bas duquel on a fait mine de me precipiter... On m'a fait +descendre dans des puits, et, apres douze heures passees a subir toutes +ces gentillesses, on m'a cherche une mauvaise querelle sur ma bonne humeur +et mon ton goguenard, et on a decide que je devais subir le dernier +supplice. En consequence, on m'a cloue dans une biere, porte au milieu des +chants funebres dans une eglise, pendant la nuit, et, a la clarte des +flambeaux, descendu dans un caveau, mis dans une fosse et recouvert de +terre, au son des cloches et du _De profundis_. Apres quoi chacun s'est +retire. Au bout de quelques instants, j'ai senti une main qui venait me +tirer mes souliers, et, tout en l'invitant a respecter les morts, je lui +ai detache le plus beau coup de pied qui se puisse donner. Le voleur de +souliers a ete rendre compte de mon etat et constater que j'etais encore +en vie. Alors on est venu me chercher pour m'admettre aux grands secrets. +Comme avant l'enterrement on m'avait permis de faire mon testament, +j'avais legue le caveau dans lequel j'avais ete enferme au colonel de la +14e, afin qu'il en fit une salle de police; la corde avec laquelle on m'y +avait descendu, au colonel du 4e de cavalerie, pour qu'il s'en servit pour +se pendre, et les os dont j'etais entoure, a ronger a un certain frere +terrible, qui m'avait trimbale toute la journee dans les caves et +greniers." + +C'etaient la les menues distractions de la vie de garnison a Charleville. +Toutes les journees ne devaient pas y etre aussi plaisantes pour Maurice, +partage entre sa maitresse et sa mere. Celle-ci, exempte de prejuges +religieux, et qui n'acceptait guere que les doctrines du Vicaire savoyard +ou cette foi a l'Etre supreme que George Sand appelle le culte epure de +Robespierre et de Saint-Just, admettait fort bien que jeunesse se passe, +mais ne pouvait tolerer une mesalliance. C'est donc a son insu que le +mariage fut conclu, le 16 prairial an XII (1804), par devant le maire du +deuxieme arrondissement de Paris, entre Maurice Dupin et Victoire +Delaborde, qui desormais prendra le prenom de Sophie. Un mois plus tard, +le 12 messidor (1er juillet), George Sand vit le jour, dans la maison +portant le numero 15 de la rue Meslay. Ces deux evenements furent caches a +madame Dupin, qui, ulterieurement informee, courra a Paris et essayera +vainement de faire casser le mariage. Celui-ci avait ete celebre presque +clandestinement. Sophie etait allee a la mairie en modeste robe de basin, +n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or; car la gene du menage ne permit +d'acheter que quelques jours plus tard une veritable alliance de six +francs. En depit de ces circonstances mysterieuses, George Sand, enfant de +l'amour, naquit au milieu de la joie. La soeur de Sophie Delaborde allait +epouser un officier, ami intime de Maurice, et l'on avait organise une +petite sauterie. "Ma mere, lisons-nous dans l'_Histoire de ma Vie_, avait +une jolie robe couleur de rose, et mon pere jouait sur son fidele violon +de Cremone une contredanse de sa facon". Tout a coup souffrante, Sophie +passa dans la chambre voisine. Au milieu d'un _chassez-huit_, la tante +Lucie accourut en s'ecriant: "Venez, venez, Maurice, vous avez une fille." +Et elle ajouta: "Elle est nee en musique et dans le rose, elle aura du +bonheur." On l'appela Aurore, en souvenir de la grand'mere absente et que +l'on se garda bien d'informer. George Sand entrait dans le monde, l'an +dernier de la Republique, l'an premier de l'Empire. Sa vie devait etre +agitee, comme la Revolution politique, philosophique, religieuse et +sociale dont elle est issue et que refletera son oeuvre. + + + + +CHAPITRE II + +LES ANNEES D'ENFANCE + + +Pour fil conducteur a travers l'enfance et la jeunesse de George Sand, +nons avons encore l'_Histoire de ma Vie_, mais redigee sous une +inspiration sensiblement differente. Tous les premiers chapitres, relatifs +aux origines, avaient ete composes et publies sous la monarchie de +Juillet. L'ecrivain reprend la plume et continue son autobiographie, le +1er juin 1848, apres avoir participe aux evenements de la Revolution qui +renversa Louis-Philippe et avoir collabore, aupres de Ledru-Rollin, +fondateur du suffrage universel, aux circulaires du gouvernement +provisoire. Il en resulte une evolution de sa pensee, une volte-face +analogue a celle qu'on remarque, au regard de M. Thiers, dans les volumes +de l'_Histoire du Consulat et de l'Empire_ posterieurs au Deux Decembre. +"J'ai beaucoup appris, declare George Sand, beaucoup vecu, beaucoup +vieilli durant ce court intervalle... Si j'eusse fini mon livre avant +cette Revolution, c'eut ete un autre livre, celui d'un solitaire, d'un +enfant genereux, j'ose le dire, car je n'avais etudie l'humanite que sur +des individus souvent exceptionnels et toujours examines par moi a loisir. +Depuis j'ai fait, de l'oeil, une campagne dans le monde des faits, et je +n'en suis point revenue telle que j'y etais entree. J'y ai perdu les +illusions de la jeunesse, que par un privilege du a ma vie de retraite et +de contemplation, j'avais conservees plus tard que de raison." + +Ces illusions, nous les connaitrons mieux et pourrons en apprecier la +persistance, en repassant avec George Sand les peripeties de ses premieres +annees et les hasards d'une education ou se heurterent les influences +rivales de sa mere et de son aieule. + +Madame Dupin, en depit des frequents voyages que son fils faisait a Nohant, +n'avait appris de lui ni le mariage avec madame Delaborde ni la naissance +de l'enfant survenue le 12 messidor. C'est seulement vers la fin de +brumaire an XIII (novembre 1804) qu'elle concut des soupcons et voulut les +eclaircir. L'_Histoire de ma Vie_ rapporte les deux lettres qu'elle +adressa au maire du cinquieme arrondissement: "J'ai de fortes raisons, +ecrivait-elle, pour craindre que mon fils unique ne se soit recemment +marie a Paris sans mon consentement. Je suis veuve; il a vingt-six ans; il +sert, il s'appelle Maurice-Francois-Elisabeth Dupin. La personne avec +laquelle il a pu contracter mariage a porte differents noms; celui que je +crois le sien est Victoire Delaborde. Elle doit etre un peu plus agee que +mon fils--(elle avait effectivement trente ans),--tous deux demeurent +ensemble rue Meslay, n deg. 15... Cette fille ou cette femme, car je ne sais +de quel nom l'appeler, avant de s'etablir dans la rue Meslay, demeurait en +nivose dernier rue de la Monnaie, ou elle tenait une boutique de modes." + +Les lettres ni les demarches de madame Dupin ne purent aboutir a +l'annulation du mariage. Elle recueillit seulement, comme pour attiser sa +colere, des renseignements fort peu edifiants sur les origines de cette +bru qui entrait subrepticement dans sa famille, sur le pere, Claude +Delaborde, oiselier au quai de la Megisserie, sur le grand-pere maternel, +un certain Cloquart, qui portait encore, par dela la Revolution, un grand +habit rouge et un chapeau a cornes, son costume de noces sous le regne de +Louis XV. + +Cependant l'officier de l'etat civil, un maire a l'ame patriarcale, +tentait de calmer les inquietudes de madame Dupin. Il chargeait, selon ses +propres expressions, une personne intelligente et sure de penetrer, sous +un pretexte quelconque, dans l'interieur des jeunes epoux, et voici le +tableau qu'il en trace, d'apres ce temoin fidele: "On a trouve un local +extremement modeste, mais bien tenu, les deux jeunes gens ayant un +exterieur de decence et meme de distinction, la jeune mere au milieu de +ses enfants, allaitant elle-meme le dernier, et paraissant absorbee par +ces soins maternels; le jeune homme plein de politesse, de bienveillance +et de serenite... Enfin, quels qu'aient pu etre les antecedents de la +personne, antecedents que j'ignore entierement, sa vie est actuellement +des plus regulieres et denote meme une habitude d'ordre et de decence qui +n'aurait rien d'affecte. En outre, les deux epoux avaient entre eux le ton +d'intimite douce qui suppose la bonne harmonie, et, depuis des +renseignements ulterieurs, je me suis convaincu que _rien n'annonce_ que +votre fils ait a se repentir de l'union contractee." + +Le maire termine par quelques paroles de condoleance, en prevoyant qu'un +jour ou l'autre le jeune homme se repentira d'avoir brise le coeur de sa +mere. Mais c'est sa premiere, sa seule faute. Elle est reparable, elle +comporte le pardon, et, au demeurant, le _ton qu'on a vu chez lui_ ne +justifie nullement les douloureux presages que madame Dupin avait concus. +Comme beaucoup de belles-meres, elle esperait que son fils serait +malheureux et lui reviendrait. Il n'en etait rien. Maurice n'avait d'autre +souci immediat que de chercher les voies d'une reconciliation malaisee. Il +finit par les decouvrir, sous une forme assez romanesque qui fut couronnee +de succes. Madame Dupin etait venue secretement a Paris, afin de consulter +M. de Seze et deux autres avocats celebres sur la validite du mariage. Ils +declarerent l'affaire _neuve_, comme toutes celles du meme genre qui +decoulaient de la legislation civile recemment mise en vigueur; mais ils +estimerent que le mariage avait toutes chances d'etre reconnu valable par +les tribunaux, partant la naissance d'etre proclamee legitime. + +Sur ces entrefaites, Maurice, informe du voyage de sa mere, prit la petite +Aurore dans ses bras et chargea la portiere de monter avec l'enfant chez +madame Dupin, en lui disant: "Voyez donc, madame, la jolie petite fille +dont je suis grand'mere! Sa nourrice me l'a apportee aujourd'hui, et j'en +suis si heureuse que je ne peux pas m'en separer un instant." Tout en +bavardant, elle deposa le bebe sur les genoux de la vieille dame qui +cherchait sa bonbonniere. Soudain un soupcon traversa l'esprit de madame +Dupin. Elle s'ecria: "Vous me trompez, cette enfant n'est pas a vous; ce +n'est pas a vous qu'elle ressemble... Je sais, je sais ce que c'est." Et +elle repoussait la petite Aurore qui, effrayee, se mit a verser des +larmes. La portiere s'appretait a reprendre et a emporter l'enfant. La +grand'mere fut vaincue. Lorsqu'elle sut que son fils etait en bas, elle le +fit appeler. C'etait le pardon. Quand ils se retirerent, Aurore avait dans +la main une bague de rubis que madame Dupin envoyait a sa belle-fille: +George Sand a toujours porte cette bague. Quelques semaines plus tard, la +reconciliation fut complete. La chatelaine de Nohant consentit a recevoir +l'humble modiste qui s'etait introduite dans la famille; elle assista au +mariage religieux, ainsi qu'au repas qui suivit. Aussitot apres, elle +regagna son manoir berrichon. + +Le jeune menage s'etait installe dans un etroit appartement de la rue +Grange Bateliere. Bientot Maurice fut oblige de rejoindre son regiment +pour la campagne d'Ulm, et sa femme demeura a Paris avec ses deux enfants, +la petite Aurore et son ainee Caroline, qui n'etait pas la fille de +Maurice Dupin. Le train de vie etait des plus modestes, l'existence des +plus regulieres. Celle qui jadis avait suivi un general sur les grandes +routes de l'Italie, n'aspirait desormais qu'a la quietude. Elle n'avait +aucun gout pour le monde. "Les grands diners, ecrit George Sand, les +longues soirees, les visites banales, le bal meme, lui etaient odieux. +C'etait la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folatre." En +ce point, ses sentiments etaient tout a fait conformes a ceux de son mari. +"Ils ne se trouvaient heureux, ajoute l'_Histoire de ma Vie_, que dans +leur petit menage. Partout ailleurs ils etouffaient de melancoliques +baillements, et ils m'ont legue cette secrete sauvagerie qui m'a rendu +toujours le monde insupportable et le _home_ necessaire." + +Nous n'avons que de rares lettres de Maurice Dupin a sa femme et nous n'en +possedons point qui aient ete adressees a sa mere, durant la campagne de +1805. On sait toutefois qu'il participa a la serie d'operations militaires +qui devaient se terminer par l'occupation de Vienne. Mais il n'est pas +certain qu'il ait assiste a la bataille d'Austerlitz. Son avancement +s'effectuait avec lenteur. Depuis Marengo, il marquait le pas au grade de +lieutenant. Il s'en plaint dans sa correspondance. De la cette phrase de +l'_Histoire de ma Vie_, sans qu'on voie bien exactement s'il faut +l'attribuer a George Sand ou a son pere: "Chacun sous l'Empire songe a soi; +sous la Republique, c'etait a qui s'oublierait." + +Nomme enfin capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 decembre +1805) et chevalier de la Legion d'honneur a la meme epoque, Maurice Dupin +revint passer quelques semaines a Paris. Entre temps, la petite Aurore +avait ete mise en sevrage a Chaillot, chez la tante Lucie, soeur de sa +mere, qui avait epouse M. Marechal, officier retraite. Elle jouait avec sa +cousine Clotilde, leur fille, qui etait du meme age et qui fut la +meilleure amie de ses jeunes annees. On louait, pour promener les enfants, +l'ane d'un jardinier voisin, et on les placait sur du foin dans les +paniers qui servaient a porter les fruits, les legumes ou le lait au +marche, Caroline dans l'un, Clotilde et Aurore dans l'autre. + +Voila le plus lointain souvenir qu'ait garde George Sand, ainsi que celui +d'un accident qui vers deux ans lui arriva. La bonne qui la tenait dans +ses bras la laissa tomber sur l'angle d'une cheminee. Ce fut pour l'enfant +comme un eveil de la sensibilite. La venue du medecin, les sangsues, le +depart de la bonne, sont restes graves dans sa memoire. A quatre ans, elle +savait lire et elle recitait sans broncher ses prieres, n'y comprenant +rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: "_Mon Dieu, je vous donne +mon coeur._" C'etait, assure-t-elle a distance, le seul endroit ou elle +eut une idee de Dieu et d'elle-meme. Le _Pater_, le _Credo_ et l'_Ave +Maria_, qu'elle disait en francais, lui etaient aussi inintelligibles que +si elle les eut appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles +lui etaient pareillement lettre close. A la reflexion, elle les juge trop +fortes et trop profondes pour le premier age. + +Sa douceur n'etait pas exempte d'un certain entetement ingenu. Un jour, +par exemple, au cours de la lecon d'alphabet, elle repondit a sa mere: "Je +sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B." Et, comme elle epelait +toutes les lettres excepte la seconde, elle donna pour unique raison de +cette resistance opiniatre: "C'est que je ne connais pas le B." Le +veritable fond de son caractere etait une propension a la reverie. +"L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant." Elle +proteste contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'_Emile_, veut +supprimer le merveilleux, sous pretexte de mensonge. Pour elle, +l'impression fut tres douloureuse, la premiere annee ou s'insinua dans son +esprit un doute sur la realite du pere Noel. "J'avais, ecrit-elle, cinq ou +six ans, et il me sembla que ce devait etre ma mere qui mettait le gateau +dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres +fois, et j'eprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au +petit homme a barbe blanche." + +Elle eut une affection tres vive, tres persistante pour ses poupees, et de +l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costume, mais qui +lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage. Plus tard +un gout analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes. Elle leur +elevera un theatre a Nohant et composera pour elles, en collaboration avec +son fils, de veritables comedies. Des son plus jeune age, elle aimait se +raconter a elle-meme de longues et fantastiques histoires. Sa soeur +Caroline avait ete mise en pension, sa mere etait tres occupee par les +soins du menage. Aussi, pour qu'elle prit un peu l'air, la placait-on +volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu desquelles il y +avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret. Aurore, ainsi +emprisonnee, employait ses loisirs a degarnir avec ses ongles la paille +des chaises, et grimpee sur la chaufferette, tandis que ses mains etaient +occupees, elle laissait errer son imagination. A haute voix elle debitait +les contes improvises que sa mere appelait des romans. + +A de longs intervalles, son pere revenait entre deux campagnes. La maison +s'emplissait de bruit et de gaite. L'enfant entendait prononcer le nom et +raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, a la promenade, elle +l'apercut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa mere +s'ecria, toute joyeuse: "Il t'a regardee, souviens-toi de ca; ca te +portera bonheur!" Et George Sand ajoute dans l'_Histoire de ma Vie_: "Je +crois que l'Empereur entendit ces paroles naives, car il me regarda tout a +fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage +pale, dont la severite froide m'avait effrayee d'abord. Je n'oublierai +donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun +portrait n'a pu rendre. Il etait a cette epoque assez gras et bleme. Il +avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle +etait grise; il avait son chapeau a la main au moment ou je le vis, et je +fus comme magnetisee un instant par ce regard clair, si dur au premier +moment, et tout a coup si bienveillant et si doux." Elle vit egalement le +Roi de Rome dans les bras de sa nourrice, a une fenetre des Tuileries d'ou +il riait aux passants. En apercevant Aurore, dont la physionomie lui plut +sans doute, il se mit a rire davantage et jeta de son cote un gros bonbon. +Malgre les signes de la gouvernante du Roi, le factionnaire qui etait au +pied de la fenetre ne voulut pas que le bonbon fut ramasse. + +De ces temps eloignes George Sand avait conserve des souvenirs tres +precis. Elle revoyait les jeux de son pere qui, a table, pour la +desappointer, feignait de vouloir manger tout le plat de vermicelle cuit +dans du lait sucre, ou qui avec sa serviette faisait des figures de moine, +de lapin ou de pantin,--distraction familiere aux mess de sous-officiers. +Cependant le bien-etre et l'aisance ne regnaient pas a la maison. Maurice +Dupin, aide de camp de Murat, en depit de ses appointements et des dons de +sa mere, se laissait endetter. On a accuse sa femme d'avoir ete +desordonnee et depensiere. L'_Histoire de ma Vie_ proteste contre ce +reproche: "Ma mere faisait elle-meme son lit, balayait l'appartement, +raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'etait une femme d'une +activite et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie, elle s'est levee +avec le jour et couchee a une heure du matin." + +Le grand ami d'Aurore, en ces premieres annees d'enfance, fut un certain +Pierret, d'origine champenoise, dont George Sand s'est complu a evoquer la +physionomie. Il occupait au Tresor un emploi des plus modestes, et il +etait la seule personne que madame Maurice Dupin recut dans l'intimite, en +l'absence de son mari. Ce Pierret avait pour la fillette "la tendresse +d'un pere et les soins d'une mere". Le surplus de ses loisirs s'ecoulait +dans un estaminet du faubourg Poissonniere, a l'enseigne du _Cheval blanc_; +car il aimait le vin, la biere, la pipe, le billard et le domino. Il +aimait surtout Aurore. C'etait un disgracie, a l'ame tendre, aux effusions +sentimentales. "Le plus laid des hommes, dit George Sand, mais cette +laideur etait si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amitie. Il avait +un gros nez epate, une bouche epaisse et de tres petits yeux; ses cheveux +blonds frisaient obstinement, et sa peau etait si blanche et si rose qu'il +parut toujours jeune. A quarante ans, il se mit fort en colere, parce +qu'un commis de la mairie, ou il servait de temoin au mariage de ma soeur, +lui demanda de tres bonne foi s'il avait atteint l'age de majorite." Grand +et gros, la figure contractee par des tics nerveux, Pierret etait le +meilleur des hommes. Une annee ou Aurore ne cessait de troubler le sommeil +de sa mere, il prit l'enfant, l'emporta chez lui, passa une vingtaine de +nuits aupres du berceau, administrant le lait et preparant l'eau, sucree +avec la vigilance d'une nourrice. Le matin, il ramenait Aurore en allant a +son bureau, et le soir il la reprenait en sortant du _Cheval blanc_. + +Il fallut pourtant quitter l'ami Pierret. Madame Maurice Dupin, depuis +longtemps eloignee de son mari et un peu jalouse, voulut le rejoindre a +Madrid. Elle etait enceinte, et ce voyage semblait assez imprudent. Elle +resolut neanmoins de l'entreprendre, laissa Caroline en pension et partit +avec Aurore. Comme Victor Hugo, George Sand etait vouee, tout enfant, a +visiter l'Espagne: Elle en a rapporte des impressions qui meritent d'etre +recueillies. D'abord son imagination fut emue par les hautes montagnes des +Asturies, puis elle admira la vegetation avec cet instinctif enthousiasme +qui devait faire d'elle l'eleve et l'imitatrice de Jean-Jacques: "Je vis, +dit-elle, pour la premiere fois, sur les marges du chemin, du liseron en +fleur. Ces clochettes roses, delicatement rayees de blanc, me frapperent +beaucoup." Sa mere attira son attention: "Respire-les, cela sent le bon +miel, et ne les oublie pas!" George Sand conserva, en effet, cette +premiere sensation de l'odorat, et depuis lors elle ne put respirer des +fleurs de liseron-vrille sans se rappeler le bord du chemin espagnol. Le +liseron etait pour elle comme pour Rousseau la pervenche des _Confessions_. + +Une autre rencontre marqua le voyage avant l'arrivee a Madrid. C'etait par +une nuit assez claire. Tout a coup le postillon modera l'allure de son +attelage et cria au jockey: "Dites a ces dames de ne pas avoir peur, j'ai +de bons chevaux." Trois enormes silhouettes, d'aspect ramasse, se +projetaient sur les bords de la route. Madame Dupin les prit pour des +voleurs. C'etaient de grands ours de montagne. + +Certaine nuit, il fallut coucher dans une chambre d'auberge ou le plancher +avait une large tache de sang. La mere d'Aurore, tremblante de peur, +voulut aller a la decouverte. Elle etait persuadee qu'un pauvre soldat +francais avait ete assassine par les Espagnols. En ouvrant une porte, elle +finit par decouvrir les cadavres de trois porcs. Et cette anecdote +rappelle celle de Paul-Louis Courier, au fin fond des Calabres. + +Nous voici a Madrid. Maurice Dupin etait loge au troisieme etage du palais +du prince de la Paix, "le plus riche, dit George Sand, et le plus +confortable de Madrid, car il avait protege les amours de la reine et de +son favori (Godoy), et il y regnait plus de luxe que dans la maison du roi +legitime." Elle nous depeint un appartement immense, tout tendu en damas +de soie cramoisi. "Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, +tout etait dore et me parut en or massif, comme dans les contes de fees. +Il y avait d'enormes tableaux qui me faisaient peur." Si le palais etait +somptueux, il etait egalement malpropre. Les animaux domestiques y +pullulaient, notamment des lapins qui circulaient en liberte a travers les +corridors, les chambres et les salons. La petite Aurore se prit d'une +particuliere affection pour l'un d'eux, tout blanc, avec des yeux de +rubis. Il egratignait les inconnus, mais avec elle il etait tres familier, +dormant sur ses genoux ou sur sa robe, tandis qu'elle racontait des +histoires. + +Le palais du prince de la Paix avait pour hote principal Joachim Murat, a +l'etat-major duquel Maurice Dupin etait attache. Murat a laisse dans +l'imagination de George Sand un souvenir eblouissant. Il avait pris en +grande amitie cette enfant qu'on lui presenta revetue d'un uniforme +militaire, semblable a quelque deguisement de carnaval, mais que +l'_Histoire de ma Vie_ nous retrace avec complaisance: "Cet uniforme etait +une merveille. Il consistait en un dolman de Casimir blanc tout galonne et +boutonne d'or fin, une pelisse pareille garnie de fourrure noire et jetee +sur l'epaule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornements et +broderies d'or a la hongroise. J'avais aussi les bottes de maroquin rouge +a eperons dores, le sabre, le ceinturon de ganses de soie cramoisi a +canons et aiguillettes d'or emailles, la sabretache avec un aigle brode en +perles fines, rien n'y manquait. En me voyant equipee absolument comme mon +pere, soit qu'il me prit pour un garcon, soit qu'il voulut bien faire +semblant de s'y tromper, Murat, sensible a cette petite flatterie de ma +mere, me presenta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son +aide de camp, et nous admit dans son intimite." + +Aurore etait genee par ce bel uniforme tres lourd et tres serre. Aussi se +lassa-t-elle bien vite de trainer son sabre et d'arborer sa pelisse. +Volontiers elle quittait la fourrure et les galons pour le joli costume +espagnol de l'epoque, robe de soie noire tres courte avec une frange qui +tombait sur la cheville, mantille de crepe noir a large bande de velours. +Murat, si redoutable a la guerre, si heroique sur le champ de bataille, +etait le plus douillet des hommes devant la maladie. George Sand se +souvient de l'avoir entendu rugir comme si on l'assassinait, au milieu de +la nuit, pour une simple inflammation qui ne mettait pas sa vie en danger. +Elle se rappelle l'emoi qu'elle ressentit et ce cri qu'elle poussait au +milieu des sanglots: _On tue mon prince Fanfarinet_. C'est le nom que dans +ses contes elle donnait au beau Murat. Il etait, d'ailleurs, plein de +sollicitude et meme de tendresse pour elle. Un jour, en s'eveillant, elle +trouva a ses cotes, la tete sur le meme oreiller, un jeune faon, couche en +rond, les pattes repliees. Elle le tenait enlace entre ses bras. C'etait +un cadeau que Murat lui avait apporte nuitamment, au retour de la chasse, +et il venait, de bon matin, contempler le tableau. Certains foudres de +guerre ont de ces recoins idylliques dans l'ame. + +Madame Dupin avait mis au monde a Madrid un enfant chetif et aveugle; puis +il fallut abandonner le palais du prince de la Paix. L'armee francaise +etait obligee de battre en retraite. Nos troupes, deguenillees et rongees +par la gale, se repliaient sur les Pyrenees, tandis que Murat allait +occuper le trone de Naples. On traversait des villages incendies, on +suivait des routes encombrees de cadavres. On avait soif, et dans l'eau +des fosses on trouvait des caillots de sang. On avait faim, et l'on +manquait de vivres. Un soir, dans un campement francais, Aurore partagea +la gamelle du soldat, un bouillon tres gras ou le pain se melait a +quelques meches noircies: c'etait une soupe faite avec des bouts de +chandelles. + +Apres maintes souffrances, la famille arriva a Nohant, chez la +grand'mere, et George Sand la revoit, telle qu'elle lui apparut, sur le +seuil de la demeure: "Une figure blanche et rosee, un air imposant, un +invariable costume compose d'une robe de soie brune a taille longue et a +manches plates, une perruque blonde et crepee en touffe sur le front, un +petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu." C'etait la +premiere fois que Maurice amenait sa femme et ses enfants, et +sur-le-champ il fut necessaire de les soigner tous pour l'affreuse +maladie eruptive qu'ils avaient rapportee d'Espagne. Aurore, au bout de +quelques jours de traitement, fut guerie. Elle eut vite lie connaissance +avec Hippolyte, un gros garcon de neuf ans que Maurice avait eu avant +son mariage, et aussi avec Deschartres, qui, pour recevoir les nouveaux +hotes, avait revetu son plus beau costume: culottes courtes, bas blancs, +guetres de nankin, habit noisette, casquette a soufflet. Il semblait +qu'apres toutes les peripeties du voyage en Espagne ce dut etre le repos +et le bonheur. Bien au contraire, le petit aveugle mourut, consume par +la fievre, et ce fut pour madame Maurice Dupin une telle douleur qu'elle +eprouva une veritable hallucination. Elle s'imagina qu'on l'avait inhume +vivant, et elle persuada a son mari d'aller rouvrir la tombe. George +Sand a relate l'evenement dans une des pages les plus tragiques de +l'_Histoire de ma Vie_. Il y passe un frisson d'epouvante: + +"Mon pere se leve, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une +beche et court au cimetiere, qui touche a notre maison et qu'un mur separe +du jardin; il approche de la terre fraichement remuee et commence a +creuser... Il ne put voir assez clair pour distinguer la biere qu'il +decouvrait, et ce ne fut que quand il l'eut debarrassee en entier, etonne +de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour etre +celle de l'enfant. C'etait celle d'un homme de notre village qui etait +mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser a cote, et la, en effet, +il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant a le retirer, il +appuya fortement le pied sur la biere du pauvre paysan, et cette biere, +entrainee par le vide plus profond qu'il avait fait a cote, se dressa +devant lui, le frappa a l'epaule et le fit tomber dans le fosse." + +Surmontant l'emotion qui l'agitait et lui mettait la sueur aux tempes, il +rapporta le cercueil de son enfant. La mere dut se rendre compte que +l'oeuvre de la mort etait accomplie. Elle voulut pourtant garder le petit +cadavre un jour et une nuit encore; puis ils allerent le confier a la +terre dans un coin du jardin, au pied d'un vieux poirier. Une semaine plus +tard, Maurice, en rentrant de La Chatre ou il avait dine chez des amis, +etait desarconne par un cheval ombrageux qu'il avait ramene d'Espagne. Il +tomba sur un tas de pierres et se brisa les vertebres du cou. La mort dut +etre instantanee. + +Ce fut un deuil cruel; qui laissait face a face une mere affolee de +douleur, une veuve desesperee. Les larmes auraient pu, semble-t-il, les +reconcilier, effacer les souvenirs amers. Tout au rebours, leur tendresse +jalouse et egoiste va se disputer la direction et l'affection de l'enfant. +Sur tous les points essentiels de l'education elles seront en desaccord. +La mere d'Aurore lisait et lui conseillait de lire des contes, des recits +fantastiques, les romans de madame de Genlis, alors que la vieille madame +Dupin, ferue de principes voltairiens, eut souhaite un autre commerce +intellectuel. Quoi qu'il en soit, George Sand contracta des le premier age +ce gout passionne de la lecture qu'elle a delicieusement analyse dans la +septieme des _Lettres d'un Voyageur_, adressee a Franz Liszt: + +"Un livre a toujours ete pour moi un ami, un conseil, un consolateur +eloquent et calme, dont je ne voulais pas epuiser vite les ressources, et +que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui +ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a devores ou +savoures! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les +rayons d'une armoire oubliee, ne vous a-t-elle jamais retrace les gracieux +tableaux de vos jeunes annees? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous +la grande prairie baignee des rouges clartes du soir, lorsque vous le +lutes pour la premiere fois, le vieil ormeau et la haie qui vous +abriterent, et le fosse dont le revers vous servit de lit de repos et de +table de travail, tandis que la grive chantait la retraite a ses compagnes +et que le pipeau du vacher se perdait dans l'eloignement? Oh! que la nuit +tombait vite sur ces pages divines! que le crepuscule faisait cruellement +flotter les caracteres sur la feuille palissante! C'en est fait, les +agneaux belent, les brebis sont arrivees a l'etable, le grillon prend +possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans +le vague de l'air, comme tout a l'heure les caracteres sur le livre. Il +faut partir; le chemin est pierreux, l'ecluse est etroite et glissante, la +cote est rude; vous etes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire, +vous arriverez trop tard, le souper sera commence. C'est en vain que le +vieux domestique qui vous aime aura retarde le coup de cloche autant que +possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mere, +inexorable sur l'etiquette, meme au fond de ses terres, vous fera, d'une +voix douce et triste, un reproche bien leger, bien tendre, qui vous sera +plus sensible qu'un chatiment severe. Mais quand elle vous demandera, le +soir, la confession de votre journee, et que vous aurez avoue, en +rougissant, que vous vous etes oublie a lire dans un pre, et que vous +aurez ete somme de montrer le livre, apres quelque hesitation et une +grande crainte de le voir confisque sans l'avoir fini, vous tirerez en +tremblant de votre poche, quoi? _Estelle et Nemorin_ ou _Robinson Crusoe!_ +Oh! alors la grand'mere sourit. Rassurez-vous, votre tresor vous sera +rendu: mais il ne faudra pas desormais oublier l'heure du souper. Heureux +temps! o ma Vallee Noire! o Corinne! o Bernardin de Saint-Pierre! o +l'Iliade! o Millevoye! o Atala! o les saules de la riviere! o ma jeunesse +ecoulee! o mon vieux chien, qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui +repondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de +regret et de gourmandise!". + +Tels sont les souvenirs que George Sand avait gardes de l'age d'or, ou +elle eut comme compagne de jeu Ursule, niece de la femme de chambre de +madame Dupin, et qui restera pour elle, a travers la vie, une amie fidele, +malgre la difference des conditions. Quand il etait question pour Aurore +de choisir entre sa grand'mere et sa mere, de sacrifier celle-ci au profit +de celle-la, Ursulette disait, en toute petite paysanne deja attachee a +l'argent: "C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand +jardin comme ca pour se promener, et des voitures, et des robes, et des +bonnes choses a manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout ca? C'est +le _richement_. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta +bonne maman, toujours de l'_age d'or_ et toujours du _richement_." +L'enfant developpait le mot qu'elle avait entendu sa tante Julie dire un +jour a Aurore: "Vous voulez donc retourner dans votre petit grenier manger +des haricots?" + +George Sand convient que sa mere avait un caractere assez difficile a +manier. Elle etait brusque, emportee, vaniteuse en meme temps, au point de +se faire adresser son courrier au nom de madame de Nohant-Dupin. +L'_Histoire de ma Vie_ lui prete des opinions democratiques qu'elle n'eut +jamais. Elle etait grisette dans l'ame et cherchait a inculquer a sa fille +des habitudes de frivolite et de coquetterie. Ne passait-elle pas des +heures a la coiffer a la chinoise? "C'etait bien, dit George Sand, la plus +affreuse coiffure que l'on put imaginer, et elle a ete certainement +inventee par les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les +cheveux en les peignant a contre-sens jusqu'a ce qu'ils eussent pris une +attitude perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au +sommet du crane, de maniere a faire de la tete une boule allongee +surmontee d'une petite houle de cheveux. On ressemblait ainsi a une +brioche ou a une gourde de pelerin. Ajoutez a cette laideur le supplice +d'avoir les cheveux plantes a contre-poil; il fallait huit jours d'atroces +douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli force, et on les +serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre qu'on avait la peau +du front tiree et le coin des yeux, releve comme les figures d'eventail +chinois." La grand'mere, qui trouvait ridicules toutes ces futilites et +qui n'avait pour les gouts vulgaires et plebeiens de sa bru aucune +indulgence, s'evertua et reussit a prendre en mains l'education d'Aurore. +Les deux femmes, vers la fin de 1810, rompirent la vie commune. L'enfant +passa presque toute l'annee a Nohant, sauf un court sejour a Paris en +hiver. Sophie, au contraire, domiciliee a Paris avec sa fille Caroline et +jouissant d'une pension que lui servait sa belle-mere, allait seulement a +Nohant pour la saison des vacances. Ce train d'existence dura jusqu'a la +fin de 1814. + +Outre Ursule, Aurore avait un grand ami a la campagne: c'etait un ane, +tres vieux et tres bon, qui ne connaissait ni la corde ni le ratelier. On +le laissait errer en liberte. "Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer +dans la maison, dans la salle a manger et meme dans l'appartement de ma +grand'mere, qui le trouva un jour installe dans son cabinet de toilette, +le nez sur une boite de poudre d'iris qu'il respirait d'un air serieux et +recueilli. Il avait meme appris a ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au +loquet... Il lui etait indifferent de faire rire; superieur aux sarcasmes, +il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'a lui. Sa seule +faiblesse etait le desoeuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la +consequence. Une nuit, ayant trouve la porte du lavoir ouverte, il monta +un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, +souleva le loquet de deux ou trois pieces et arriva a la porte de la +chambre a coucher de ma grand'mere; mais trouvant la un verrou, il se mit +a gratter du pied pour avertir de sa presence. Ne comprenant rien a ce +bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma +grand'mere sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumiere, vint a la +porte, et tomba sur l'ane en jetant les hauts cris." + +Chez madame Dupin, dans la solitude de Nohant, il y avait, a cote des +heures de distraction, bien des journees moroses pour une enfant aussi +exuberante que l'etait instinctivement Aurore. Depuis l'arrangement--ou +meme l'engagement--signe par Sophie, et qui laissait a la grand'mere toute +liberte et pleins pouvoirs pour l'education de la fillette, celle-ci etait +livree sans contrepoids a une direction solennelle, ceremonieuse et +guindee. La vieille madame Dupin, fuyant la familiarite, exigeait le +respect, et semblait eviter de caresser sa petite-fille; elle lui donnait +des baisers a titre de recompense. Aussi Aurore regrettait-elle l'humeur +mobile, parfois brutale, mais affectueuse de sa mere, et souffrait-elle de +l'exces de tenue qu'on lui imposait. Il etait interdit de se rouler par +terre, de rire bruyamment, de parler berrichon. Sa grand'mere lui disait +_vous_, l'obligeait a porter des gants, a parler bas et a faire la +reverence aux personnes qui venaient en visite. Defense d'aller a la +cuisine et de tutoyer les domestiques. Avec madame Dupin Aurore devait +meme employer la troisieme personne: _Ma bonne maman veut-elle me +permettre d'aller au jardin?_ + +Les voyages a Paris etaient comme une oasis pour cette enfant qui avait +soif de tendresse. On mettait trois ou quatre jours, car madame Dupin, +quoique circulant en poste, refusait de passer la nuit en voiture. De +Chateauroux a Orleans, le paysage etait monotone: on traversait la +Sologne. En revanche, la foret d'Orleans, avec ses grands arbres, avait +une reputation tragique; les diligences y etaient assez souvent arretees. +Avant la Revolution, on s'armait jusqu'aux dents, lorsqu'il s'agissait de +s'aventurer dans ce coupe-gorge. La marechaussee avait d'ailleurs une +singuliere facon de rassurer les voyageurs: "Quand les brigands etaient +pris, juges et condamnes, on les pendait aux arbres de la route, a +l'endroit meme ou ils avaient commis le crime; si bien qu'on voyait de +chaque cote du chemin, et a des distances tres rapprochees, des cadavres +accroches aux branches et que le vent balancait sur votre tete." D'annee +en annee, on comptait les nouveaux pendus, autour desquels volaient des +corbeaux rapaces, et c'etait tout ensemble un spectacle lugubre et une +odeur repugnante. + +Le sejour de Paris raviva chaque fois la tendresse d'Aurore pour sa mere +dont on chercha vainement a la detacher. Madame Dupin, imbue de rancunes +et de prejuges aristocratiques, ne voulait pas que sa petite-fille, qui +descendait du marechal de Saxe et d'un roi de Pologne, frayat avec cette +soeur ainee, Caroline Delaborde, nee de pere inconnu. Ce fut la source de +querelles ou la grand'mere finit par ceder. Il y avait, en effet, nous dit +George Sand, deux camps dans la maison: "_le parti de ma mere_, represente +par Rose, Ursule et moi; _le parti de ma grand'mere_, represente par +Deschartres et par Julie." + +Quand Aurore eut la rougeole, comme sa mere ne venait pas la voir ou +s'arretait au seuil de sa chambre, cette conduite fut, dans la domesticite, +l'objet d'appreciations contradictoires. Pour les uns, madame Sophie +Dupin craignait de contracter la maladie et s'abstenait d'approcher son +enfant. Pour les autres--et cette version est plus vraisemblable--elle +apprehendait d'apporter la rougeole a Caroline. + +Chez sa bonne maman, Aurore avait coutume de voir en visite un certain +nombre de personnes de qualite: son grand-oncle M. de Beaumont, madame de +la Marliere, madame Junot, plus tard duchesse d'Abrantes, madame de +Pardaillan, "petite bonne vieille qui avait ete fort jolie, qui etait +encore proprette, mignonne et fraiche sous les rides," et donnait a la +jeune Aurore ce conseil en forme d'horoscope: "Soyez toujours bonne, ma +pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde." Il y avait +encore deux _vieilles comtesses_, comme disait dedaigneusement Sophie +Dupin: madame de Ferrieres qui, ayant de _beaux restes_ a montrer, avait +toujours les bras nus dans son manchon des le matin; "mais ces beaux bras +de soixante ans, relate George Sand, etaient si flasques qu'ils devenaient +tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une +sorte de degout." + +L'autre etait madame de Beranger, dont le mari pretendait descendre de +Beranger, roi d'Italie au temps des Goths. La Revolution les avait ruines. +N'importe, ils demeuraient haut perches sur leur orgueil, + + Et comme du fumier regardaient tout le monde. + +Madame de Beranger avait des pretentions a la sveltesse de la taille. Il +fallait deux femmes de chambre pour serrer son corset en appuyant les +genoux sur la cambrure du dos. A soixante ans, elle avait le ridicule de +porter une perruque blonde frisee a l'enfant, qui contrastait avec la +rudesse de ses traits et la teinte bilieuse de sa peau. Apres diner, en +jouant aux cartes, elle otait frequemment cette perruque qui la genait, et, +en petit serre-tete noir, elle ressemblait a un vieux cure. S'il +survenait une visite, elle cherchait precipitamment sa perruque, qui etait +a terre ou dans sa poche, ou sur laquelle elle etait assise, et elle la +remettait de cote ou a l'envers, ce qui lui donnait l'aspect le plus +comique. + +Aurore etait parfois enfant terrible. A une madame de Maleteste qui +frequentait chez sa grand'mere, elle demanda un jour comment elle +s'appelait pour de bon, en ajoutant: "Mal de tete, mal a la tete, mal tete, +ce n'est pas un nom. Vous devriez vous facher quand on vous appelle comme +ca." Et a l'abbe d'Andrezel qui portait des _spencers_ sur ses habits, qui +allait au spectacle et mangeait de la poularde le vendredi saint, Aurore +posa une fois cette question embarrassante: "Si tu n'es pas cure, ou donc +est ta femme? Et, si tu es cure, ou donc est ta messe?" + +Il y avait egalement la famille de Villeneuve, alliee aux Dupin de +Francueil, qui vivait de facon patriarcale dans une maison de la rue de +Grammont ou les quatre generations etaient reunies. A telles enseignes que +la bisaieule, madame de Courcelles, pouvait dire a madame de Guibert: "Ma +fille, va-t'en dire a ta fille que la fille de sa fille crie." C'etaient +la, pour Aurore, les relations mondaines et elegantes qu'elle devait a sa +grand'mere: elle en parle avec complaisance. Celles de sa mere etaient +plus humbles: elle n'y fait meme pas allusion. Mais, comme elle a +contracte depuis 1835 des sentiments democratiques, George Sand leur donne +dans l'_Histoire de ma Vie_ un caractere retrospectif. A l'en croire, +fillette de dix ans, elle dedaignait les gens de qualite et elle avait +coutume de dire: "Je voudrais etre un boeuf ou un ane; on me laisserait +marcher a ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut +faire de moi un chien savant, m'apprendre a marcher sur les pieds de +derriere et a donner la patte." Elle atteste qu'il lui semblerait plus +enviable d'etre une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise fleurant +le musc ou le benjoin. Il y a peut-etre la quelque exageration +systematique. A l'epoque ou George Sand faisait ces declarations, elle +etait ferue de socialisme, voire meme de communisme; car le mot de +collectivisme n'etait pas encore a la mode. Et elle ecrivait: "L'idee +communiste a beaucoup de grandeur, parce qu'elle a beaucoup de verite." + +A Nohant et a Paris, vers 1814, Aurore entendait, tantot sa mere faire +l'eloge de l'Empereur--et madame Sand a toujours conserve des sympathies +napoleoniennes,--tantot sa grand'mere, les _vieilles comtesses_ et +Deschartres raconter sur lui les anecdotes les plus invraisemblables. Il +avait battu l'imperatrice, arrache la barbe du Saint-Pere, crache a la +figure de M. Cambaceres. Le fils de Marie-Louise etait mort en venant au +monde, et on lui avait substitue l'enfant d'un boulanger. Voila de quelles +billevesees se repaissaient les habitues des salons royalistes. + +La premiere communion de son frere Hippolyte frappa l'imagination +d'Aurore. La ceremonie eut lieu a la paroisse voisine de Saint-Chartier, +celle de Nohant etant supprimee. Le cure de Saint-Chartier etait bien le +pretre le plus etrange et le plus paysan qui se put concevoir. Bonhomme et +terre a terre, il se souciait beaucoup moins de l'Evangile que des +interets temporels de ses ouailles et des profits de son ministere. Entre +beaucoup, George Sand nous a transmis l'un de ses sermons: "Mes chers amis, +voila que je recois un mandement de l'archeveque qui nous prescrit encore +une procession. Monseigneur en parle bien a son aise! Il a un beau +carrosse pour porter sa Grandeur, et un tas de personnages pour se donner +du mal a sa place; mais moi, me voila vieux, et ce n'est pas une petite +besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous +n'entendent ni a _hue_ ni a _dia_. Vous vous poussez, vous vous marchez +sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou pour sortir de l'eglise, +et j'ai beau me mettre en colere, jurer apres vous, vous ne m'ecoutez +point, et vous vous comportez comme des veaux dans une etable. Il faut que +je sois a tout dans ma paroisse et dans mon eglise. C'est moi qui suis +oblige de faire toute la police, de gronder les enfants et de chasser les +chiens. Or je suis las de toutes ces processions qui ne servent a rien du +tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins +sont gates, et si Monseigneur etait oblige de patauger comme nous deux +heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand +de ceremonies. Ma foi, je n'ai pas envie de me deranger pour celle-la, et, +si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous... Oui-da, j'entends +le pere _un tel_ qui me blame, et voila ma servante qui ne m'approuve +point. Ecoutez, que ceux qui ne sont pas contents aillent... _se +promener_. Vous en ferez ce que vous voudrez; mais, quant a moi, je ne +compte pas sortir dans les champs. Je vous ferai votre procession autour +de l'eglise. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu. +Finissons cette messe, qui n'a dure que trop longtemps." + + +Avec de tels prones, les offices a Saint-Chartier ne devaient pas manquer +d'imprevu, d'autant que le banc des marguilliers etait occupe par la femme +du maire, ci-devant religieuse qui avait escalade les murailles de son +couvent pour rejoindre un garde-francaise. Pendant le sermon, elle +baillait avec ostentation ou bien elle interpellait le cure: "Quelle +diable de messe! ce gredin n'en finira pas!--Allez au diable, repliquait +le cure a mi-voix en benissant les fideles. _Dominus vobiscum!_" + +On juge que les ceremonies du culte ainsi pratiquees n'etaient pas fort +edifiantes pour Aurore, qui respirait l'atmosphere voltairienne. Aussi, au +retour de la premiere messe a laquelle elle assista, interrogee par sa +grand'mere sur ses impressions, elle repondit: "J'ai vu le cure qui +dejeunait tout debout devant une grande table et qui de temps en temps se +retournait pour nous dire des sottises." + +George Sand raconte tres plaisamment les circonstances qui accompagnerent +la premiere communion de son frere Hippolyte. Pour ce grand jour, le brave +cure avait invite a dejeuner le jeune communiant qui lui apportait, a +titre de cadeau, douze bouteilles de vin muscat de la part de madame +Dupin. On en deboucha une. "Ma foi, dit l'abbe, voila un petit vin blanc +qui se laisse boire et qui ne doit pas porter a la tete comme le vin du +cru; c'est doux, c'est gentil, ca ne peut pas faire de mal. Buvez, mon +garcon, mettez-vous la. Manette, appelez le sacristain, et nous gouterons +la seconde bouteille quand la premiere sera finie." + +La servante et le sacristain, Hippolyte et le cure declarerent, d'un +commun accord, que ce vin ne portait pas l'eau. On passa, comme disait +l'abbe, au troisieme et au quatrieme feuillet du breviaire--figure par les +bouteilles du panier. Enfin les convives se separerent peniblement. +Hippolyte voyait danser les buissons et se reveilla sous un arbre. Alors, +conclut George Sand, "il put revenir a la maison, ou il nous edifia tous +par sa gravite et sa sobriete le reste de la journee." + +Le presbytere de Saint-Chartier etait une maison joyeuse. Manette etait +sourde, le cure de meme. Il disait d'elle: "Elle n'entend pas la grosse +cloche." Et il ne l'entendait pas davantage. Elle avait sauve la vie de +son maitre pendant la Revolution et elle le faisait marcher comme un petit +garcon, depuis cinquante-sept ans. C'etait un pretre, d'un modele rare, +jurant comme un dragon, buvant comme un templier. "Je ne suis point un +cagot, moi, disait-il sous la Restauration. Je ne suis pas un de ces +hypocrites qui ont change de manieres depuis que le gouvernement nous +protege; je suis le meme qu'auparavant et n'exige pas que mes paroissiens +me saluent plus bas ni qu'ils se privent du cabaret et de la danse, comme +si ce qui etait permis hier ne devait plus l'etre aujourd'hui." Il se +targuait d'etre un vieux de la vieille roche, n'aimait pas la loi du +sacrilege, non plus que de mettre de l'eau dans son vin. "Si l'archeveque +n'est pas content, qu'il le dise, je lui repondrai, moi! Et je me moquerai +bien de tous les archeveques du monde." Le prelat en fit l'experience. + +Etant venu pour la confirmation a Saint-Chartier et dejeunant au +presbytere, il dit au cure, par maniere de badinage episcopal: "Vous avez +quatre-vingt-deux ans, monsieur le cure, c'est un bel age.--Oui-da, +Monseigneur, repliqua l'abbe en son libre langage, vous avez beau z'etre +archeveque, vous n'y viendrez peut-etre point!" Et, au dessert, impatiente +de la longueur du repas, il grommela entre haut et bas: "Ah! ca, +emmenez-le donc et debarrassez-moi de tous ces grands messieurs-la, qui me +font une depense de tous les diables et qui mettent ma maison sens dessus +dessous. J'en ai _prou_, et grandement plus qu'il ne faut pour savoir +qu'ils mangent mes perdrix et mes poulets tout en se gaussant de moi." Et +l'archeveque et son vicaire general de rire aux eclats. + +Ayant une fois ete vole, le cure de Saint-Chartier se conduisit, au vrai, +a peu pres comme M. Myriel dans les _Miserables_: il refusa de denoncer le +coupable. Voila le brave homme de pretre qui forma la conscience +religieuse de George Sand. "L'Aurore, avait-il coutume de dire, est une +enfant que j'ai toujours aimee." Il ecrira a M. Dudevant: "Ma foi, +monsieur, prenez-le comme vous voudrez, mais j'aime tendrement votre +femme." Il frequentait chez les Dupin, ramenait parfois madame Dudevant en +croupe; car il montait a cheval, s'endormait, et l'animal s'arretait pour +brouter. Apres diner, le cure ronflait dans le salon du chateau, puis +demandait un petit air d'epinette. Sa religion etait tolerante, placide et +bourgeoise. Il ne fut pour rien dans la crise de mysticisme qui guettait +George Sand, vers la seizieme annee. + + + + +CHAPITRE III + +AU COUVENT + + +L'education d'Aurore par les soins de sa grand'mere avait donne de +mediocres resultats: l'enfant souffrait d'etre separee de sa mere. +Deschartres, ci-devant precepteur de Maurice Dupin, n'etait pas beaucoup +plus heureux dans son enseignement. Il avait des bourrasques, des rages de +vieux pedagogue, et la main leste. Un jour, comme la fillette etait +distraite au cours de la lecon, il lui jeta a la tete un gros dictionnaire +latin. "Je crois, ecrit-elle, qu'il m'aurait tuee si je n'eusse lestement +evite le boulet en me baissant a propos. Je ne dis rien du tout, je +rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et +j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fini ma +version: "Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux +plus." Deschartres ne revint jamais sur ce sujet, et le latin fut +abandonne. On ne s'avisa que plus tard qu'il fallait completer cette +instruction faite a batons rompus. En attendant, Aurore tout enfant avait +deja ce culte de la nature qui hantera l'imagination de George Sand et +inspirera exquisement la meilleure part de ses oeuvres. Elle nous vante, +dans l'_Histoire de ma Vie_, l'automne et l'hiver, qui etaient ses saisons +les plus gaies, et proteste contre l'habitude mondaine qui "fait de Paris +le sejour des fetes dans la saison de l'annee la plus ennemie des bals, +des toilettes et de la dissipation." Elle loue les riches Anglais de +passer l'hiver dans leurs chateaux, en goutant les delices du coin du feu +et de la vie de famille. Cette passion pour la campagne s'epanche en une +jolie page de poesie descriptive: + +"On s'imagine a Paris que la nature est morte pendant six mois, et +pourtant les bles poussent des l'automne, et le _pale soleil_ des hivers, +on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le plus +brillant de l'annee. Quand il dissipe les brumes, quand il se couche dans +la pourpre etincelante des soirs de grande gelee, on a peine a soutenir +l'eclat de ses rayons. Meme dans nos contrees froides, et fort mal nommees +_temperees_, la creation ne se depouille jamais d'un air de vie et de +parure. Les grandes plaines fromentales se couvrent de ces tapis courts et +frais, sur lesquels le soleil, bas a l'horizon, jette de grandes flammes +d'emeraude. Les pres se revetent de mousses magnifiques, luxe tout gratuit +de l'hiver. Le lierre, ce pampre inutile mais somptueux, se marbre de tons +d'ecarlate et d'or. Les jardins memes ne sont pas sans richesse. La +primevere, la violette et la rose de Bengale rient sous la neige. +Certaines autres fleurs, grace a un accident de terrain, a une disposition +fortuite, survivent a la gelee et vous causent a chaque instant une +agreable surprise. Si le rossignol est absent, combien d'oiseaux de +passage, hotes bruyants et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur +le faite des grands arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus +beau que la neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamants, ou +lorsque la gelee se suspend aux arbres en fantastiques arcades, en +indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir n'est-ce +pas de se sentir en famille, aupres d'un bon feu, dans ces longues soirees +de campagne ou l'on s'appartient si bien les uns aux autres, ou le temps +meme semble nous appartenir, ou la vie devient toute morale et toute +intellectuelle en se retirant en nous-memes?" + +Voila bien l'aimable tour de style qui fera le charme et le succes de +George Sand, en donnant a la peinture d'un paysage certain reflet de +psychologie! Elle ecrira, par malheur, des pages moins soignees, sous le +coup de l'improvisation hasardeuse; ainsi cette phrase d'_Isidora_: +"Lorsqu'une main plus hardie cherche a soulever un coin du voile, elle +apercoit, non pas seulement l'ignorance, la corruption de la societe, mais +encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine." Cette main +qui, en soulevant un voile, apercoit..., evoque le souvenir d'une +metaphore fameuse de roman-feuilleton: "Sa main etait froide comme celle +d'un serpent." + +A douze ans, Aurore fait sa premiere communion, non a la paroisse de +Saint-Chartier comme son demi-frere Hippolyte, mais a La Chatre, sous la +direction d'un vieux cure qui avait du tact et lui epargna les questions +inutiles et messeantes de la confession. Cette ceremonie accomplie--et la +voltairienne madame Dupin disait volontiers: cette affaire +baclee--l'enfant etait en regle avec l'Eglise. Sa grand'mere, qui +n'entrait jamais dans un lieu de culte, tremblait qu'elle ne devint +devote. "Il n'en fut rien, raconte George Sand. On me fit faire une +seconde communion huit jours apres, et puis on ne me reparla plus de +religion." + +Pourtant la crise mystique allait atteindre cette jeune imagination, +eclose et developpee dans une atmosphere d'incredulite philosophique. +Elevee un peu a l'aventure, entre sa grand'mere, Deschartres et des +domestiques, Aurore devenait fantasque et presque revoltee. Elle refusait +de travailler et demandait obstinement a rejoindre sa mere. Madame Dupin +essaya des moyens de rigueur; l'enfant dut prendre ses repas seule, sans +que personne lui adressat la parole. Enfin la grand'mere, pour briser +cette resistance, usa d'un moyen detestable. Comme Aurore venait +s'agenouiller et implorer son pardon, elle lui dit avec secheresse: +"Restez a genoux et m'ecoutez avec attention; car ce que je vais vous dire, +vous ne l'avez jamais entendu et jamais plus vous ne l'entendrez de ma +bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu'une fois dans la vie, parce +qu'elles ne s'oublient pas; mais, faute de les connaitre, quand par +malheur elles existent, on perd sa vie, on se perd soi-meme." Et la +cruelle, l'impitoyable aieule etala sous les yeux de cette fillette de +treize ans les secrets de la famille; elle lui raconta le passe de son +pere, de sa mere, leur mariage tardif, sa naissance hative. Elle laissa +meme planer des doutes sur la conduite actuelle de sa bru. Et George Sand, +qui a garde de cette epouvantable confession un odieux souvenir, resume +ainsi, quarante ans apres, ses impressions ineffacables: + +"Ma pauvre bonne maman, epuisee par ce long recit, hors d'elle-meme, la +voix etouffee, les yeux humides et irrites, lacha le grand mot, l'affreux +mot: ma mere etait une femme perdue, et moi un enfant aveugle qui voulait +s'elancer dans un abime." + +Une telle revelation produisit sur Aurore une secousse dont elle nous a +transmis la description precise: "Ce fut pour moi comme un cauchemar; +j'avais la gorge serree; chaque parole me faisait mourir, je sentais la +sueur me couler du front, je voulais interrompre, je voulais me lever, +m'en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence; je ne +pouvais pas, j'etais clouee sur mes genoux, la tete brisee et courbee par +cette voix qui planait sur moi et me dessechait comme un vent d'orage. Mes +mains glacees ne tenaient plus les mains brulantes de ma grand'mere, je +crois que machinalement je les avais repoussees de mes levres avec +terreur." + +Des lors, le sejour de Nohant devint odieux a Aurore. Il y avait un lien +d'affection, ou brise ou detendu, entre elle et sa grand'mere. Elle se +comporta en enfant terrible, rebelle au travail, s'evadant de la maison +pour courir les chemins, les buissons, les pacages, et ne revenir qu'a +nuit close avec des vetements dechires. Madame Dupin decida de la mettre +au couvent a Paris. Aurore accueillit avec joie cette nouvelle; du moins +elle verrait sa mere. + +Au debut de l'hiver 1817-1818, madame Dupin conduisit sa petite-fille, +alors dans sa quatorzieme annee, au couvent des Anglaises, institue par la +veuve de Charles Ier pour les religieuses catholiques emigrees sous le +protectorat de Cromwell. George Sand devait y passer trois ans, jusqu'au +printemps de 1820. Elle a raconte avec d'amples details son sejour dans +cette communaute, ou les eleves, assez indisciplinees, semble-t-il, se +divisaient en trois categories: les _diables_, les _sages_ et les +_betes_. Ces dernieres, il va sans dire, etaient les plus nombreuses, et +l'_Histoire de ma Vie_ relate avec une complaisante prolixite maintes +anecdotes de couvent qui ne sauraient nous inspirer le meme interet qu'a +madame Sand, lorsqu'elle se retournait vers les annees de pension ou son +esprit recut la profonde commotion du mysticisme. + +La communaute des Anglaises consistait en "un assemblage de constructions, +de cours et de jardins qui en faisait une sorte de village plutot qu'une +maison particuliere." C'etait un dedale de couloirs, d'escaliers, de +galeries, d'ouvertures, de paliers; des chambres qui ouvraient a la file +sur des corridors interminables, et puis, ajoute George Sand, "de ces +recoins sans nom ou les vieilles filles, et les nonnes surtout, entassent +mysterieusement une foule d'objets fort etonnes de se trouver ensemble, +des debris d'ornements d'eglise avec des oignons, des chaises brisees avec +des bouteilles vides, des cloches felees avec des guenilles, etc., etc." +Des salles d'etude, et particulierement de la petite classe ou etaient +entassees une trentaine de fillettes, George Sand a garde un deplaisant +souvenir. Elle revoit et nous montre "les murs revetus d'un vilain papier +jaune d'oeuf, le plafond sale et degrade, des bancs, des tables et des +tabourets malpropres, un vilain poele qui fumait, une odeur de poulailler +melee a celle du charbon, un vilain crucifix de platre, un plancher tout +brise; c'etait la que nous devions passer les deux tiers de la journee, +les trois quarts en hiver." Et de cette laideur des locaux scolaires de +son temps, elle tire argument pour expliquer la mediocrite ou l'absence +des aspirations esthetiques, alors qu'un simple paysan vit dans une +atmosphere et a sous les yeux des spectacles de beaute. A tres bon droit, +elle demande qu'on elargisse et qu'on embellisse l'horizon intellectuel +des proletaires francais. Elle veut qu'on leur revele les tresors et les +splendeurs de l'art. + +Des religieuses et des maitresses de la communaute George Sand a esquisse +des portraits qui nous offrent, sous les aspects les plus divers, le +personnel d'une congregation enseignante. C'etait, d'abord, la maitresse +de la petite classe, mademoiselle D..., "grasse, sale, voutee, bigote, +bornee, irascible, dure jusqu'a la cruaute, sournoise, vindicative; elle +avait de la joie a punir, de la volupte a gronder, et, dans sa bouche, +gronder c'etait insulter et outrager." Il parait qu'elle ecoutait aux +portes, qu'elle obligeait les eleves, en maniere de punition, a baiser la +terre. Et si, d'aventure, elles faisaient le simulacre et baisaient leur +main en se baissant vers le carreau, la farouche mademoiselle D... leur +poussait la figure dans la poussiere. C'est qu'elle appartenait a l'espece +des maitresses seculieres, des _pions_ femelles--selon l'expression de +George Sand--qui sont la plaie des couvents. + +Tout au rebours, il y avait la mere Alippe, "une petite nonne ronde et +rosee comme une pomme d'api trop mure qui commence a se rider." Chargee de +l'instruction religieuse, elle demanda a Aurore, le jour de son arrivee, +ou languissaient les ames des enfants morts sans bapteme. La petite-fille +de madame Dupin etait peu ferree sur le catechisme. Une de ses compagnes, +qui avait un fort accent anglais, lui souffla: "_Dans les limbes_." Aurore +entendit et repeta: "_Dans l'Olympe_" Toute la classe eclata de rire, +d'autant que la nouvelle venue ne savait pas faire le signe de la croix. +Rose, la femme de chambre, lui avait appris a porter la main a l'epaule +droite avant l'epaule gauche. C'etait une heresie, et le brave cure jovial +de Saint-Chartier ne s'en etait pas apercu. On crut qu'une paienne etait +entree dans la communaute. Elle mettait l'Olympe dans le catechisme, se +signait de travers, et disait "mon Dieu"--presque un juron--hors de ses +prieres, dans la conversation courante. + +Ses camarades essayerent de la tourner en derision. Mary G..., qui etait +le grand chef des _diables_ et la terreur des _betes_, l'aborda en ces +termes: "Mademoiselle s'appelle _Du pain? some bread?_ elle s'appelle +Aurore? _rising-sun?_ lever du soleil? les jolis noms! et la belle figure! +Elle a la tete d'un cheval sur le dos d'une poule. Lever du soleil, je me +prosterne devant vous; je veux etre le tournesol qui saluera vos premiers +rayons. Il parait que nous prenons les limbes pour l'Olympe; jolie +education, ma foi, et qui nous promet de l'amusement." + +Aurore eut vite desarme la malveillance et conquis les sympathies de ses +compagnes. Elle s'associa aux excursions de la _diablerie_ qui, imitant le +miaulement des chats, courait par les corridors et grimpait sur les toits, +au risque de briser des vitres avec un fracas epouvantable. La punition, +quand on etait surprise, consistait a revetir le _bonnet de nuit_; au +debut, ce fut pour Aurore la coiffure habituelle. On composait aussi, pour +se distraire, et l'on se passait de main en main des modeles de confession +ou d'examen de conscience, destines aux petites et adresses a l'abbe de +Villele, confesseur d'une partie de la communaute. Voici l'un de ces +scenarios assez irrespectueux: + +"Helas! mon petit pere Villele, il m'est arrive bien souvent de me +barbouiller d'encre, de moucher la chandelle avec mes doigts, de me donner +des indigestions d'_haricots_, comme on dit dans le grand monde ou j'ai +ete z'elevee; j'ai scandalise les jeunes _ladies_ de la classe par ma +malproprete; j'ai eu l'air bete, et j'ai oublie de penser a quoi que ce +soit, plus de deux cents fois par jour. J'ai dormi au catechisme et j'ai +ronfle a la messe; j'ai dit que vous n'etiez pas beau; j'ai fait egoutter +_mon rat_ sur le voile de la mere Alippe, et je l'ai fait expres. J'ai +fait cette semaine au moins quinze pataques en francais et trente en +anglais, j'ai brule mes souliers au poele et j'ai infecte la classe. C'est +ma faute, c'est ma faute, c'est ma tres grande faute, etc." + +Le samedi soir particulierement, ou la veille des fetes, on s'evertuait a +mettre en colere la D..., qui donnait des gifles a tour de bras et tout a +coup s'ecriait lamentablement: "J'ai perdu mon absolution." Ou bien on +racontait gravement aux nouvelles arrivees que l'une des doyennes de la +communaute, madame Anne-Augustine, ne digerait qu'au moyen d'un ventre +d'argent et que, lorsqu'elle marchait, on entendait le cliquetis de ce +ventre de metal. Les pires escapades de ces fillettes etaient de +rassembler des victuailles, des fruits, des gateaux, des pates, et de se +concerter pour aller les devorer de nuit, dans un coin de la maison. +"Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures ou +l'on ne devait pas manger, c'etait une fete, une partie fine et des rires +inextinguibles, et des saletes de l'autre monde, comme de lancer au +plafond la croute d'une tarte aux confitures et de la voir s'y coller avec +grace, de cacher des os de poulet au fond d'un piano, de semer des pelures +de fruits dans les escaliers sombres pour faire tomber les personnes +graves. Tout cela paraissait enormement spirituel, et l'on se grisait a +force de rire; car en fait de boisson nous n'avions que de l'eau ou de la +limonade." + +Soudain la plus invraisemblable des revolutions se produisit chez cette +espiegle d'Aurore, adonnee a la _diablerie_. Elle devint devote. Elle +avait quinze ans. L'eveil de son coeur fut une crise de mysticisme. Elle +avait besoin d'aimer hors d'elle-meme. Elle aima Dieu. Voici comment la +metamorphose s'opera. L'ordinaire religieux des pensionnaires etait la +messe tous les matins, a sept heures, puis dans l'apres-midi une +meditation d'une demi-heure a la chapelle. Celles qui meditaient +peniblement avaient le droit de faire une lecture pieuse. Plusieurs +baillaient, chuchotaient ou sommeillaient: Aurore etait du nombre. Un jour, +par ennui, elle ouvrit un abrege de la _Vie des Saints_, lut la legende +de Simeon le Stylite, y prit interet, rouvrit le volume le lendemain et +les jours suivants. Un tableau du Titien, place au fond du choeur, et qui +representait Jesus au Jardin des Olives, lui sembla s'illuminer et reveler +le sens profond de l'agonie du Christ. Elle eut la vague curiosite de +poursuivre ses lectures, d'aborder la vie de saint Augustin, celle de +saint Paul, d'evoquer le peu de latin qu'elle avait su pour comprendre et +admirer les psaumes. Elle ouvrit l'Evangile, s'en penetra, s'y complut, et +elle retourna au pied de l'autel, non seulement aux heures obligatoires, +mais pendant les recreations. A la pale clarte de la lampe du sanctuaire, +elle priait, suivait son reve mystique. Et le spectacle de cette chapelle, +ou son ame se renouvelle et s'epure, est demeure grave en sa memoire: "La +flamme blanche se repetait dans les marbres polis du pave, comme une +etoile dans une eau immobile. Son reflet detachait quelques pales +etincelles sur les angles des cadres dores, sur les flambeaux ciseles et +sur les lames d'or du tabernacle. La porte placee au fond de +l'arriere-choeur etait ouverte a cause de la chaleur, ainsi qu'une des +grandes croisees qui donnaient sur le cimetiere. Les parfums du +chevrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes d'une fraiche brise. +Une etoile perdue dans l'immensite etait comme encadree par le vitrage et +semblait me regarder attentivement. Les oiseaux chantaient; c'etait un +calme, un charme, un recueillement, un mystere, dont je n'avais jamais eu +l'idee." + +Peu a peu la chapelle se vida, la derniere religieuse, apres avoir, selon +la coutume de la communaute, non seulement plie le genou, mais baise le +sol devant l'autel, alluma sa bougie a la lampe symbolique. Aurore resta +seule, et le grand ebranlement nerveux des conversions et des extases se +produisit en elle. La grace operait avec la soudainete de son efficace. + +"L'heure s'avancait, la priere etait sonnee, on allait fermer l'eglise. +J'avais tout oublie. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une +atmosphere d'une suavite indicible, et je la respirais par l'ame plus +encore que par les sens. Tout a coup un vertige passe devant mes yeux, +comme une lueur blanche dont je me sens enveloppee. Je crois entendre une +voix murmurer a mon oreille: _Tolle, lege_." + +C'en etait fait. Elle aimait Dieu. Tout son etre lui appartenait. Un voile +venait de se dechirer devant ses regards. Elle entrevoyait une Terre +promise et voulait y penetrer. Ses appels, ses prieres allaient a la +divinite inconnue qu'elle adorait. Et les sanglots qui secouaient sa gorge, +les larmes qui inondaient ses joues, attestaient la ferveur de son +exaltation. De sens rassis, longtemps apres, elle nous en donne une preuve +decisive: "J'etais tombee derriere mon banc. J'arrosais litteralement le +pave de mes pleurs." + +Des lors sa devotion prit une forme passionnee et fougueuse. Les +resistances de sa raison, les fantaisies de son humeur, les singularites +de son caractere eurent tot fait de capituler devant l'explosion +victorieuse et triomphante de la foi. Ce zele fut contenu par le tact d'un +confesseur habile homme, l'abbe de Premord, jesuite, ou, comme on disait +alors, _Pere de la foi_. Il ecouta avec bienveillance la confession +generale d'Aurore, c'est-a-dire le recit de sa vie passee qui dura trois +heures. Quand elle eut termine, il refusa d'entendre sa confession--elle +s'etait confessee en se racontant--et il lui donna sur-le-champ +l'absolution: "Allez en paix, vous pouvez communier demain. Soyez calme et +joyeuse, ne vous embarrassez pas l'esprit de vains remords, remerciez Dieu +d'avoir touche votre coeur; soyez toute a l'ivresse d'une sainte union de +votre ame avec le Sauveur." Elle communia le lendemain, fete de +l'Assomption. Elle avait quinze ans. Ce fut, a l'en croire, 1e veritable +jour de sa premiere communion. Dans l'intervalle, elle ne s'etait pas +approchee du sacrement. Pour reparer cette negligence, durant plusieurs +mois, elle communia tous les dimanches, et meme deux jours de suite. "J'en +suis revenue, dit-elle dans l'_Histoire de ma Vie_, a trouver fabuleuse et +inouie l'idee materialisee de manger la chair et de boire le sang d'un +Dieu; mais que m'importait alors?... Je brulais litteralement comme sainte +Therese; je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans +m'apercevoir du mouvement de mon corps; je me condamnais a des austerites +qui etaient sans merite, puisque je n'avais plus rien a immoler, a changer +ou a detruire en moi. Je ne sentais pas la langueur du jeune. Je portais +autour du cou un chapelet de filigrane qui m'ecorchait, en guise de +cilice. Je sentais la fraicheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une +douleur c'etait une sensation agreable. Enfin je vivais dans l'extase, mon +corps etait insensible, il n'existait plus." Bref, le mysticisme s'etait +empare d'elle, annihilait son corps et emportait sa pensee vers des songes +paradisiaques. + +Par esprit sans doute de mortification, elle se plaisait au commerce des +soeurs converses chargees des basses besognes de la communaute, et +specialement de la soeur Helene, une pauvre ecossaise vouee a la phtisie, +qui s'arretait au milieu d'un couloir ou au bas d'un escalier, incapable +de porter les seaux d'eau sale qu'elle devait descendre du dortoir. Cette +malheureuse creature etait laide, vulgaire, marquee de taches de rousseur; +mais elle avait des dents merveilleuses et sur le visage une expression de +souffrance d'une infinie melancolie. Aurore voulut la seconder dans son +gros travail, l'aida a enlever ses seaux, a balayer, a frotter le parquet +de la chapelle, a epousseter et brosser les stalles des nonnes, voire meme +a faire les lits au dortoir. Qu'eut pense madame Dupin si elle avait su +que sa petite-fille se livrait a d'aussi viles occupations? En retour, +Aurore apprenait a soeur Helene les elements de la langue francaise, et +c'etait la un touchant echange de services. A l'image de son eleve, la +future chatelaine de Nohant voulait entrer en religion, et non pas comme +dame du choeur, mais comme simple converse, servante volontaire, par pur +amour de Dieu, dans quelque communaute. + +La superieure des Anglaises et l'abbe de Premord se garderont d'encourager +une vocation qui leur semblait factice et sans avenir. Ce fut, de leur +part, tres avise. Ils exigerent meme qu'Aurore renoncat aux exagerations +de son mysticisme, qu'elle jouat et courut avec ses compagnes, au lieu de +passer a la chapelle les heures de recreation. L'ordre etait formel: "Vous +sauterez a la corde, vous jouerez aux barres." Elle dut se soumettre a la +proscription, tout en continuant a communier le dimanche, et vite elle +recouvra son equilibre physique et moral. De la sorte elle eut plusieurs +mois de beatitude. "Ils sont, dit-elle, restes dans ma memoire comme un +reve, et je ne demande qu'a les retrouver dans l'eternite pour ma part de +paradis. Mon esprit etait tranquille. Toutes mes idees etaient riantes. Il +ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguere herisse de rochers et +d'epines. Je voyais a toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et +les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'etait +indifferent. L'empyree m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne +sentais plus en moi un grain de poussiere qui put ralentir le vol de mes +ailes. La terre etait un lieu d'attente ou tout m'aidait et m'invitait a +faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophete, +pour empecher que, dans la nuit, mon pied ne heurtat la pierre du chemin." + +Ce retour a la gaiete--une gaiete pieuse et pratiquante--fut marque par un +gout tres vif pour les charades d'abord, puis pour de petites comedies +qu'Aurore organisait avec cinq ou six de la grande classe. On elaborait +des _scenarios_ sur lesquels on dialoguait d'abondance, a l'improvisade. +Les travestissements etaient un peu bien primitifs, ceux surtout des roles +masculins. C'etait une maniere de costume Louis XIII, ou les +hauts-de-chausses consistaient en un retroussis des jupes froncees jusqu'a +mi-jambe. Avec des tabliers cousus on faisait des manteaux; avec du papier +frise on simulait des plumes. Il y eut meme des bottes, des epees et des +feutres fournis par les parents. Madame la superieure daigna assister a +l'une des representations avec toute la communaute, et l'on eut ce soir-la +permission de minuit. Aurore, qui etait l'impresario de la troupe, +retrouva dans sa memoire quelques scenes du _Malade imaginaire_ qu'elle +ajusta, et les religieuses, sans s'en douter, applaudirent une vague +paraphrase de Moliere proscrit au couvent. Elles prirent plaisir aux +pratiques de monsieur Purgon, avec des intermedes renouveles de _Monsieur +de Pourceaugnac_. On avait decouvert, dans le materiel de l'infirmerie, +les instruments classiques. Le latin de Moliere fut apprecie par les +Anglaises qui avaient l'habitude de lire ou de psalmodier les offices en +latin. + +Cette representation marqua l'apotheose d'Aurore. Peu de temps apres, au +lendemain de l'assassinat du duc de Berry qui interrompit les +rejouissances theatrales preparees au couvent pour le carnaval, avec un +programme de violons, de bal et de souper, madame Dupin s'avisa de ramener +sa petite-fille a Nohant. Elle avait appris ses projets d'entrer en +religion, qui d'ailleurs subsistaient a travers les distractions +dramatiques, et elle ne se souciait pas qu'Aurore devint nonne ou beguine. +Il fallut quitter le couvent. O desespoir! C'etait le paradis sur la +terre. L'idee de revoir le monde, la perspective d'etre mariee, +epouvantaient cette imagination de seize ans. Par bonheur la mere et la +grand'mere ne devaient pas s'entendre pour choisir un pretendant. On +accorda quelque repit a Aurore. Elle esperait du moins qu'un rapprochement +pourrait survenir entre les deux influences qui s'etaient dispute son +affection. Mais, lorsqu'elle aborda ce sujet, sa mere lui repliqua +violemment: "Non certes! Je ne retournerai a Nohant que quand ma +belle-mere sera morte." Et elle ajoutait avec son humeur emportee et +aigrie: "Va-t'en sans te desoler, nous nous retrouverons, et peut-etre +plus tot que l'on ne croit!" Au debut du printemps de 1820, Aurore rentra +a Nohant avec sa grand'mere dans la grosse caleche bleue, et le lendemain +matin, quand elle s'eveilla, ce fut une sensation neuve et troublante: +"Les arbres etaient en fleur, les rossignols chantaient, et j'entendais au +loin la classique et solennelle cantilene des laboureurs." Le couvent +allait bientot s'effacer et disparaitre dans les brumes du passe. + + + + +CHAPITRE IV + +LE MARIAGE + + +Le retour a Nohant fut pour Aurore un changement douloureux. Elle se +sentit d'abord depaysee et pleura. Sans doute elle etait libre, elle +pouvait dormir la grasse matinee et n'avait pas a craindre d'etre +reveillee par la cloche du couvent et la voix criarde de soeur +Marie-Josephe. Elle sortait de tutelle et disposait de son temps, de ses +pensees en toute independance: mais elle n'y trouvait aucun agrement. La +regle habituelle manquait a son accoutumance. Les gens de la maison, ceux +des alentours ne l'avaient pas reconnue, tant elle etait grandie, et la +traitaient avec un respect ceremonieux. Deschartres l'appelait +"mademoiselle". Seuls les grands chiens, ses vieux amis, apres quelques +instants de surprise, l'accablerent de caresses. Il y avait des +domestiques nouveaux, notamment un certain Cadet promu aux fonctions +d'aide-valet de chambre, qui, lorsqu'on lui reprochait de briser les +carafes, repondait avec un grand serieux: "Je n'en ai casse que sept la +semaine derniere." Il semblait a Aurore qu'elle fut dans un monde inconnu. +Elle regrettait la placidite routiniere de la communaute. Elle s'ennuyait, +elle avait "le mal du couvent". + +Madame Dupin n'etait pas faite pour egayer cette solitude et dissiper la +melancolie de sa petite-fille. Elle luttait contre la surdite, la +somnolence, la lassitude intellectuelle. "Aux repas, dit George Sand, elle +se montrait avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles, +la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensee;" puis, +cet effort accompli, elle se retirait dans son boudoir, persiennes closes. +Pour la distraire, on jouait la comedie comme au couvent: c'etait le +passe-temps favori d'Aurore. Les representations ne devaient pas se +prolonger trop avant dans la soiree; vers dix heures, on procedait au +coucher de madame Dupin, et cette importante operation durait souvent +jusqu'a minuit. L'_Histoire de ma Vie_ nous en decrit le ceremonial: "Des +camisoles de satin pique, des bonnets a dentelles, des cocardes de rubans, +des parfums, des bagues particulieres pour la nuit, une certaine tabatiere, +enfin tout un edifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et +il fallait l'arranger de maniere qu'elle se reveillat sans avoir fait un +mouvement." + +Apres diner, elle aimait qu'Aurore lui fit la lecture. On commenca, en +fevrier 1821, le _Genie du Christianisme_, qui ne s'harmonisait guere avec +les gouts litteraires non plus qu'avec les doctrines philosophiques de +l'inveteree voltairienne, et elle formulait sur le fond et la forme de +l'oeuvre les appreciations les plus judicieuses. Soudain, un soir, elle +interrompit la lectrice au milieu d'une riante description des savanes et +dit d'un air egare: "Arrete-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si etrange +que j'ai peur d'etre malade et d'entendre autre chose que ce que j'ecoute. +Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu +composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idees noires dans +l'esprit." Cet acces de delire fut vite dissipe. Madame Dupin reclama des +cartes pour jouer au grabuge; puis, abordant un sujet qu'elle n'avait +jamais effleure, elle fit part a Aurore d'une demande en mariage formee +par "un homme immensement riche, mais cinquante ans et un grand coup de +sabre a travers la figure." C'etait un general de l'Empire qui ne tenait +pas a la dot. Il est vrai qu'il mettait pour premiere condition +qu'aussitot mariee elle cesserait de voir sa mere. Malgre toute +l'antipathie qu'elle eprouvait pour sa bru, la vieille madame Dupin avait +eu le bon sens de refuser et d'econduire le pretendant plus que +quinquagenaire. Elle prononca meme dans cet entretien quelques paroles +conciliantes envers celle qui avait ete l'epouse de son fils. + +Le lendemain matin, pour Aurore le reveil fut lugubre. Deschartres vint +lui annoncer que sa grand'mere avait eu une attaque d'apoplexie. Elle +s'etait levee durant la nuit, etait tombee et n'avait pu se relever. Elle +resta paralysee, avec un cote mort depuis l'epaule jusqu'au talon. +C'etaient des divagations presque continuelles, un lamentable etat +d'enfance. Elle voulait qu'on lui lut le journal et ne pouvait fixer son +attention. Elle demandait des cartes, n'avait pas la force de les tenir et +se plaignait qu'on ne voulut pas la soulager en lui faisant une +application de la dame de pique sur le bras. Et cette degenerescence des +facultes dura tout le printemps, tout l'ete, tout l'automne, avec quelques +rares heures de lucidite. + +Autour du fauteuil, aupres du lit ou s'eteignait cette belle intelligence +comme une lampe privee d'huile, Aurore passa neuf grands mois hantes par +de melancoliques meditations. Elle dut prendre la direction de la maison. +Deschartres, fort avise, exigea qu'elle fit chaque jour une sortie a +cheval, qu'elle respirat l'air du matin, apres etre demeuree des +apres-midi ou des soirees entieres dans la chambre de la malade, absorbant +du tabac a priser, du cafe noir sans sucre et meme de l'eau-de-vie pour ne +pas succomber au sommeil. Il advenait souvent que la pauvre paralysee +prenait la nuit pour le jour, exigeait qu'on ouvrit les volets et se +croyait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil. + +Par une singuliere volte-face de la pensee, Aurore, au chevet de sa +grand'mere, allait insensiblement se detacher des croyances et des +habitudes religieuses qu'elle avait contractees au couvent. La lecture du +_Genie du Christianisme_ et de l'_Imitation_, loin de la confirmer dans la +certitude de sa foi, lui apporta des scrupules et des doutes. Elle +trouvait une contradiction irreductible entre la doctrine de Gerson et +celle de Chateaubriand, et elle etait incapable d'opter. "Il me fallait, +dit-elle, faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne +d'ascetisme dont je m'etais a moitie nourrie etait un aliment pernicieux +dont il fallait a tout jamais me debarrasser, ou bien le livre (de +l'_Imitation_) avait raison, je devais repousser l'art et la science, et +la poesie, et le raisonnement, et l'amitie et la famille; passer les jours +et les nuits en extase et en prieres aupres de ma moribonde, et, de la, +divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne +jamais redescendre dans le commerce de l'humanite." Il en resultait pour +Aurore d'insurmontables perplexites et des points de vue differents, selon +qu'elle etait en pleine campagne, a cheval, ou dans sa chambre, +agenouillee sur son prie-Dieu. "Au galop de Folette, j'etais tout +Chateaubriand. A la clarte de ma lampe, j'etais tout Gerson et me +reprochais le soir mes pensees du matin." Entre temps, elle se tourmentait +de l'idee que sa grand'mere pouvait mourir sans sacrements, et elle +n'osait aborder avec la malade cette redoutable question. Elle en refera a +son confesseur, l'abbe de Premord, qui, dans une lettre d'ailleurs fort +sage, l'approuva d'avoir garde le silence. "Cet homme, dit George Sand, +etait un saint, un vrai chretien, dirai-je _quoique_ jesuite, ou _parce +que_ jesuite?" Et elle saisit cette occasion, dans l'_Histoire de ma Vie_, +pour nous donner son opinion--celle d'apres 1850--sur la Compagnie de +Jesus. "Soyons equitables, ecrit-elle. Au point de vue politique, en tant +que republicains, nous haissons ou redoutons cette secte eprise de pouvoir +et jalouse de domination. Je dis _secte_ en parlant des disciples de +Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante +modification a l'orthodoxie romaine. C'est une heresie bien conditionnee. +Elle ne s'est jamais declaree telle, voila tout. Elle a sape et conquis la +papaute sans lui faire une guerre apparente; mais elle s'est ri de son +infaillibilite, tout en la declarant souveraine. Bien plus habile en cela +que toutes les autres heresies, et, partant, plus puissante et plus +durable. Oui, l'abbe de Premord etait plus chretien que l'Eglise +intolerante, et il etait heretique parce, qu'il etait jesuite. La doctrine +de Loyola est la boite de Pandore." + +Sa declaration de principe une fois formulee, George Sand va plaider les +circonstances attenuantes pour la Compagnie de Jesus. Il sera impossible +de souscrire a cette conclusion, pour peu que l'on ait devant les yeux et +dans la memoire les enseignements de l'histoire, l'oeuvre execrable de +l'Inquisition, les censures de l'Assemblee du Clerge de France, les +protestations de Bossuet et de Port-Royal, les arrets des Parlements et la +condamnation meme prononcee par le pape Clement XIV qui, en 1773, +dissolvait l'ordre des Jesuites, sans parler des debats engages en +Sorbonne autour du grand Arnauld a propos de l'_Augustinus_, non plus que +de l'echo, qui ne saurait s'affaiblir, des immortelles et vengeresses +_Provinciales_. En depit de son indulgence, George Sand est obligee de +repudier la morale, ou plutot l'immoralite jesuitique. "Dirai-je, +ecrit-elle, pourquoi Pascal eut raison de fletrir Escobar et sa sequelle? +C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une +doctrine qui eut pu etre si genereuse et si bienfaisante est devenue, +entre les mains de certains hommes, l'atheisme et la perfidie." Voila les +deux mots auxquels il faut se tenir, et qui resument l'integrale verite +sur la doctrine du _perinde ac cadaver_. + +Se tournant derechef vers l'abbe de Premord, Aurore lui demanda de +departager son esprit entre les sollicitations contraires de l'_Imitation_ +et du _Genie du Christianisme_. Il repondit par le simple conseil--ce qui +est assez surprenant de la part d'un confesseur--de multiplier ses +lectures et de profiter de la latitude que lui avait laissee sa grand'mere +en la chargeant des clefs de la bibliotheque. Madame Dupin lui avait +montre le rayon des ouvrages qu'elle ne devait pas ouvrir. Pour le surplus, +c'etait la liberte absolue, et le jesuite se range a cet avis: "Lisez les +poetes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes. Tous sont +impuissants contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'eleve dans +votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de +l'Evangile, et vous vous sentirez docteur a tous ces docteurs." + +Elle suivit le conseil et lut tour a tour Mably, Locke, Condillac, +Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne--"dont +ma grand'mere, dit-elle, m'avait marque les chapitres et les feuillets a +passer,"--puis La Bruyere, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare, bref +une veritable encyclopedie, et elle absorba le tout pele-mele. Enfin +Rousseau arriva, celui qui devait la conquerir et la posseder sans +conteste, "Rousseau, ecrit-elle, l'homme de passion et de sentiment par +excellence, et je fus entamee." La sensibilite de Jean-Jacques allait +triompher de ses inclinations religieuses et des pratiques formalistes de +son catholicisme. Elle marque cette etape: "L'esprit de l'Eglise n'etait +plus en moi; il n'y avait peut-etre jamais ete." + +C'etait l'epoque ou l'Italie et la Grece se soulevaient pour leur +affranchissement. Or la monarchie et l'Eglise n'hesitaient pas a se +prononcer en faveur du Grand-Turc contre les chretiens justement revoltes. +Aurore, avec lord Byron comme guide, avait embrasse la cause hellenique. +Deschartres soutenait le sultan, representant de l'autorite. Et c'etaient +d'interminables discussions au cours de leurs promenades. Un jour, le +pedagogue distrait tomba sur le gazon, tout en ayant soin d'achever sa +phrase. "Apres quoi, relate George Sand, il dit fort gravement en +s'essuyant les genoux: "Je crois vraiment que je suis tombe?--Ainsi +tombera l'empire ottoman," repliqua Aurore, que son precepteur traitait de +jacobine, de regicide, de philhellene et de bonapartiste. + +Cependant les inquietudes d'Aurore pour le salut de l'ame de sa grand'mere +subsistaient et survivaient meme a l'ebranlement de sa foi religieuse. +Degoutee du culte tel qu'on le pratiquait a Saint-Chartier ou a La Chatre, +elle s'abstenait d'aller a la messe pour entendre les beuglements des +chantres, leurs calembours involontaires en latin, le ronflement des +bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet, les bavardages de la +bonne societe, les disputes des sacristains et des enfants de choeur, et +le bruit des gros sous qu'on recolte et qu'on compte. Elle preferait lire +sa messe dans sa chambre; mais elle aurait voulu--et en cela son +catholicisme persistait--reconcilier sa grand'mere avec l'Eglise. Cet +evenement si souhaite se produisit par les soins de l'archeveque d'Arles, +Lomenie de Brienne, qui etait pour la malade une maniere de beau-fils, car +il etait issu des fameuses amours de son mari Francueil et de madame +d'Epinay. Ce prelat, que madame Dupin avait entoure naguere de sollicitude +presque maternelle, etait d'une balourdise et d'une stupidite d'autant +plus deconcertantes que son pere et sa mere auraient du lui leguer quelque +trait de leur remarquable intelligence. Physiquement, il ressemblait a +madame d'Epinay qui, de l'aveu unanime des contemporains et d'apres son +propre temoignage, fut laide. Au surplus, George Sand nous a trace le +portrait de l'archeveque: "Il n'avait pas plus d'expression qu'une +grenouille qui digere. Il etait, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou +plutot goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il +n'avait pas; tres vif, tres rond de manieres, insupportablement gai, +quelque chagrin qu'on eut autour de lui; intolerant en paroles, debonnaire +en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales; +vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses +privileges; cynique dans son besoin de bien-etre; bruyant, colere, evapore, +bonasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de +rire pour se desennuyer, enfin le chretien le plus sincere a coup sur, +mais le plus impropre au proselytisme que l'on puisse imaginer." + +C'est ce prelat qui, en arrivant a Nohant, devait surmonter la resistance +voltairienne de madame Dupin. Il lui fit une grotesque homelie debutant +par cet exorde: "Chere maman, je ne vous ai pas prise en traitre et n'irai +pas par quatre chemins. Je veux sauver votre ame." Il continuait en la +priant d'etre bien gentille et bien complaisante pour son gros enfant, +refusait de discuter avec elle et ses beaux esprits relies en veau, et +terminait ainsi sa fantaisiste allocution: "Il ne s'agit pas de ca; il +s'agit de me donner une grande marque d'amitie, et me voila tout pret a +vous la demander a genoux. Seulement, comme mon ventre me generait fort, +voila votre petite qui va s'y mettre a ma place." Avec de tels arguments, +renforces par les regards suppliants d'Aurore, il eut cause gagnee. +"Allons, s'ecria-t-il en se frottant les mains et en se frappant sur la +bedaine, voila qui est enleve! Il faut battre le fer pendant qu'il est +chaud. Demain matin, votre vieux cure viendra vous confesser et vous +administrer. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez +plus." Il passa le reste de la journee a rire, a jouer avec les chiens en +leur disant qu'ils pouvaient bien regarder un eveque. Et il taquinait +Aurore, lui reprochait d'avoir failli tout faire manquer et les mettre +dans de beaux draps. Elle etait stupefaite de ce langage, de cette +familiarite, de cette facon, ecrit-elle, de _fourrer_ les sacrements. Par +bonheur le cure eut un peu plus de tact que le prelat. Devant Aurore qui +assistait a la ceremonie, il resuma ainsi la doctrine de l'Eglise: "Ma +chere soeur, je serons tous pardonnes, parce que le bon Dieu nous aime et +sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons." En aparte +madame Dupin dit a Aurore: "Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le +pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je reconnais que Dieu a ce +pouvoir, et j'espere qu'il a exauce nos bonnes intentions a tous trois." +Au regard du monde elle etait en regle avec la divinite. + +L'archeveque, pique de proselytisme, essaya de chapitrer la petite-fille +apres la grand'mere, en se promenant ou, nous dit George Sand, en roulant +comme une toupie a travers le jardin. Il eut moins de succes. "Fais ton +examen de conscience pour demain. Je parie que j'aurai a te laver la +tete." Elle refusa. Et lui de reprendre: "Qu'est-ce a dire, oison bride? +Mais voila l'heure du diner. J'ai une faim de chien. Depechons-nous de +rentrer." Enfin, comme la sottise n'excluait pas chez lui le fanatisme, il +se rendit a la bibliotheque la veille de son depart, brula et lacera des +livres heterodoxes. Deschartres l'arreta dans cette besogne. + +Le spectacle de la confession de sa grand'mere avait attriste Aurore. +Elle-meme ne devait plus solliciter l'absolution, a la suite d'une +question indiscrete du cure de La Chatre qui, sur des bavardages de petite +ville, lui demanda si elle avait un commencement d'amour pour un jeune +homme. Elle quitta le confessionnal, et ne voulut pas davantage s'adresser +au vieux cure de Saint-Chartier qui, lorsqu'on s'attardait a enumerer des +peches, avait coutume de grommeler: "Tres bien, tres bien. Allons, est-ce +bientot fini?" + +Pour occuper ses loisirs et detendre son imagination, elle s'adonna a +l'osteologie, a l'anatomie, avec Deschartres et un camarade qu'elle +appelle Claudius et qui leur apportait des tetes, des bras, des jambes, +voire un squelette entier de petite fille qu'elle garda longtemps sur sa +commode et qui lui causait des cauchemars. Alors elle mettait le squelette +a la porte de sa chambre, et s'endormait paisiblement. Il va sans dire +qu'a La Chatre on jasait de cette jeune fille qui etudiait des os de mort, +tirait au pistolet, chassait, et s'habillait en garcon. On pretendit +qu'elle profanait les hosties et qu'elle entrait a cheval dans l'eglise, +caracolant autour du maitre-autel, ou encore que la nuit elle deterrait +les cadavres. + +Le 22 decembre 1821, madame Dupin succomba. Depuis le mois de fevrier ses +facultes s'etaient obscurcies, mais elle eut, a l'instant supreme, un +retour de lucidite et dit a sa petite-fille: "Tu perds ta meilleure amie." +Deschartres, que cette mort avait affole, reveilla Aurore vers une heure +du matin et par le verglas la conduisit au cimetiere. Il avait ouvert le +cercueil de Maurice Dupin, souleva la tete qui se detacha d'elle-meme, et +dit a Aurore: "Demain cette fosse sera fermee. Il faut y descendre, il +faut baiser cette relique. Ce sera un souvenir pour toute votre vie." Etla +jeune fille, s'associant a l'exaltation du precepteur, accomplit, apres +lui, cet acte, faut-il dire de devotion ou de profanation? Il referma +ensuite le cercueil, et ajouta en sortant du cimetiere: "Ne parlons de +cela a personne. On croirait que nous sommes fous, et pourtant nous ne le +sommes pas." + +Aurore passait sous la direction de sa mere qui n'avait pas assiste aux +funerailles, mais qui arriva pour l'ouverture du testament. Les +dispositions prises par l'aieule confiaient sa petite-fille a son cousin +paternel Rene de Villeneuve, mais elles ne furent pas respectees. Il y eut +des scenes violentes: madame Maurice Dupin s'abandonna a des +recriminations injurieuses contre la defunte. Aurore fut revoltee. Elle +aurait voulu rentrer au couvent. Il ne s'y trouvait pas de chambre +vacante. Elle dut suivre sa mere a Paris. Cette periode de sa vie lui +laissa une impression d'amertume et de rancoeur. Entre la mere et la fille, +il se produisit une serie de froissements inoubliables qui attestaient +une veritable incompatibilite d'humeur. Madame Maurice Dupin alla jusqu'a +exhiber a Aurore des lettres de La Chatre ou de Nohant, des delations de +domestiques, qui incriminaient la conduite de la jeune fille et +cherchaient a la salir. Ce fut le comble, un debordement de desespoir et +de nausee. + +De vrai, madame Maurice Dupin etait folle, ou peu s'en faut. Ses nerfs +malades la dominaient et lui faisaient commettre des insanites. Si elle +voyait Aurore lire, elle lui arrachait le volume des mains, incapable +qu'elle etait elle-meme de se livrer a une lecture serieuse. Elle ne +songeait qu'a s'attifer, a changer de toilette, a remuer; elle avait des +perruques, tour a tour blond, chatain clair, cendre et noir roux. Parfois, +elle entamait avec sa fille le chapitre de son passe et lui faisait des +confidences a tout le moins superflues. + +Aussi, lorsque l'occasion s'offrit pour Aurore d'aller passer quelques +jours a la campagne, pres de Melun, chez des amis de l'oncle de Beaumont, +M. et madame Roettiers du Plessis, elle ne demanda qu'a y demeurer +plusieurs semaines, et sa mere consentit avec empressement. La famille +etait charmante et la maison tres agreable. Aurore s'y plut et s'y attarda, +entouree d'affection et de tendresse par madame Roettiers du Plessis. +Parmi les jeunes gens qui venaient en visite dans ce milieu tres +bonapartiste et dont le chef James, ancien ami de Maurice Dupin, a inspire +certains passages du roman de _Jacques_, figurait le fils naturel du baron +Dudevant, colonel en retraite. Casimir Dudevant avait vingt-sept ans; il +faisait son droit, apres avoir servi comme sous-lieutenant dans l'armee. +Il etait--dit George Sand a trente ans d'intervalle--"mince, assez elegant, +d'une figure gaie et d'une allure militaire" Au Plessis, il s'associait a +tous les jeux des enfants, colin-maillard, cache-cache, parties de barres +et d'escarpolette. Avec madame Angele Roettiers il etait affectueusement +familier, et, comme elle appelait Aurore "sa fille", il observa +malicieusement un jour: "Alors c'est ma femme? Vous savez que vous m'avez +promis la main de votre fille ainee." Ce badinage devait devenir une +realite. + +La plaisanterie fut reprise par les uns, par les autres. Casimir disait a +madame Angele: "Votre fille est un bon garcon." Et Aurore de repliquer: +"Votre gendre est un bon enfant." Apres plusieurs sejours au Plessis qui +se rapprochaient et se prolongeaient, le jeune Dudevant declara ses +sentiments a mademoiselle Dupin, en s'excusant de ne pas agir selon les +usages, mais il voulait avoir son acquiescement et etre assure de sa +sympathie avant qu'une demarche fut tentee aupres de sa mere. Aurore +desira reflechir. Casimir etait tres estime par M. et madame Roettiers du +Plessis; il n'affectait pas une grande passion, restait silencieux sur le +chapitre de l'amour, parlait d'amitie, de bonheur domestique. Elle +appreciait cette reserve. Et, de vrai, il tenait un langage singulierement +calme, que d'autres jeunes filles, celles qui ont l'instinct et +l'enthousiasme de leur age, auraient juge refrigerant: "Je veux vous +avouer, disait-il, que j'ai ete frappe, a la premiere vue, de votre air +bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvee ni belle ni jolie... Mais, quand +je me suis mis a rire et a jouer avec vous, il m'a semble que je vous +connaissais depuis longtemps et que nous etions deux vieux amis." On ne +saurait alleguer qu'il ait cherche a exciter l'imagination d'Aurore. +C'etait un pretendant respectueux, comme les meres en souhaitent a leurs +filles, qui les revent plus effervescents. + +Une entrevue fut menagee, au Plessis, entre madame Dupin et le colonel. +Celui-ci, avec sa chevelure d'argent, sa decoration et son air respectable, +plut a la veuve qui, on le sait, avait toujours eu beaucoup de gout pour +les militaires. Le fils lui etait moins sympathique. "Il n'est pas beau, +disait-elle. J'aurais aime un beau gendre pour lui donner le bras." Cette +ci-devant modiste, a l'ame de grisette, avait les memes instincts que la +Grande-Duchesse de Gerolstein fredonnant a Fritz ces couplets qui portent +la signature de deux academiciens: + + Voici le sabre de mon pere! + Tu vas le mettre a ton cote! + Ton bras est fort, ton ame est fiere, + Ce glaive sera bien porte! + +Ou encore: + + Dites-lui qu'on l'a remarque, + Distingue; + Dites-lui qu'on le trouve aimable. + +Madame Dupin accepta en principe l'idee du mariage, exprima le desir qu'on +arretat les conditions pecuniaires, quitta le Plessis en y laissant sa +fille, puis elle revint au bout de quelques jours, toute bouleversee. Elle +avait decouvert des choses monstrueuses: Casimir avait ete garcon de cafe! +On rit, elle se facha, elle emmena Aurore a l'ecart, pour lui dire que +dans cette maison on mariait les heritieres avec des aventuriers, moyennant +pot-de-vin. + +C'etait la une calomnie gratuite a l'adresse des Roettiers, mais +l'ecervelee avait vu clair dans le jeu de Casimir. Celui-ci, ferocement +cupide--nous le decouvrirons plus tard--se souciait surtout et meme +uniquement de faire un riche mariage. Aurore etait un beau parti; elle +avait presque un demi-million, et il ne devait apporter, en fin de compte, +apres avoir jete beaucoup de poudre aux yeux, qu'une soixantaine de mille +francs. Comment madame Dupin se laissa-t-elle persuader? Elle recut la +visite de madame Dudevant, qui la seduisit par une rare distinction +mondaine et sut la flatter. Avec des eloges on trouvait aisement le chemin +de son coeur et les avenues de sa pensee. Aurore elle-meme jugea charmante +la belle-mere de Casimir. Le mariage fut decide, abandonne, repris. Madame +Dupin ne pouvait accepter la perspective d'avoir "ce garcon de cafe" pour +gendre. Son nez lui deplaisait. Elle allait si loin dans ses diatribes +qu'elle produisit sur sa fille un effet contraire a ses desseins. Enfin +elle exigea le regime dotal et qu'une rente annuelle de 3.000 francs fut +attribuee a Aurore pour ses besoins personnels. En cela fit-elle acte de +malveillance ou preuve de perspicacite? Il semble qu'elle avait devine la +rapacite de Casimir, et elle rendit a sa fille un signale service. Ces +3.000 francs seront un jour pour George Sand le moyen de conquerir +l'independance. Mais, dans ses illusions de fiancee, elle n'y vit qu'une +precaution injurieuse. Elle aimait peut-etre Casimir Dudevant; a coup sur, +elle avait confiance en lui. + +Le mariage fut celebre le 10 septembre 1822 a Paris, et quelques jours +apres les jeunes epoux partirent pour Nohant ou Deschartres les accueillit +avec joie. La vie conjugale reserve a Aurore des desillusions rapides, +vite accrues, et qui la pousseront aux resolutions extremes. + + + + +CHAPITRE V + +LA CRISE CONJUGALE + + +Apres s'etre etendue avec complaisance et prolixite sur les origines de sa +famille et les evenements de sa prime jeunesse, George Sand ne consacre, +dans l'_Histoire de ma Vie_, qu'un petit nombre de pages aux annees qui +suivirent son mariage. De lune de miel il n'est pas question. Si elle +s'efforca d'aimer son mari, elle ne trouva en lui aucune ressource +d'affection ni de sensibilite. Tout aussitot elle se tourna vers les +esperances, puis vers les joies de la maternite. Sa sante fut assez +eprouvee par l'hiver tres rude de 1822-1823, et Aurore connut les longues +journees solitaires et silencieuses. Casimir Dudevant etant a la chasse de +l'aube au crepuscule, elle occupait ses loisirs par le travail de la +layette. "Je n'avais, dit-elle, jamais cousu de ma vie; mais, quand cela +eut pour but d'habiller le petit etre que je voyais dans tous mes songes, +je m'y jetai avec une sorte de passion." Vite elle apprit le _surjet_ et +le _rabattu_. Depuis lors elle declare avoir toujours aime le travail a +l'aiguille, veritable recreation et detente pour l'esprit. Son opinion a +cet egard merite d'etre retenue; c'est l'apologie de la couture formulee +par une femme qui fut, entre toutes, adonnee au labeur intellectuel: "J'ai +souvent entendu dire que les travaux du menage, et ceux de l'aiguille +particulierement, etaient abrutissants, insipides, et faisaient partie de +l'esclavage auquel on a condamne notre sexe. Je n'ai pas de gout pour la +theorie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une +consequence. Il m'a toujours semble qu'ils avaient pour nous un attrait +naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti a toutes les epoques de ma +vie, et qu'ils ont calme parfois en moi de grandes agitations d'esprit." +Elle acquit ainsi "la _maestria_ du coup de ciseaux" dont elle sera, sur +le tard, presque aussi fiere que de son talent litteraire. + +Deschartres, qui faisait office de medecin consultant, entoura de mille +precautions la grossesse d'Aurore. Il exigea qu'elle demeurat six semaines +couchee. C'etait a l'epoque des grandes neiges. Pour la distraire, on +apporta sur son lit de petits oiseaux qui, affames et grelottants, se +laissaient prendre a la main. Au baldaquin elle fit suspendre des branches +de sapin et elle passa ces longues journees d'inaction dans une veritable +voliere, parmi les pinsons, les rouges-gorges, les verdiers, les moineaux +apprivoises, a qui elle donnait la becquee et qui venaient se rechauffer +sur ses couvertures. Des que la temperature fut plus clemente et qu'on +ouvrit les fenetres, tous ces oiseaux--est-ce ingratitude ou amour de la +liberte?--s'envolerent a tire-d'aile. "Un seul rouge-gorge, dit George +Sand, s'obstina a demeurer avec moi. La fenetre fut ouverte vingt fois, +vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes a +l'air libre, fit comme une pirouette de graces et rentra, avec la figure +expressive d'un personnage raisonnable qui reste ou il se trouve bien. Il +resta ainsi jusqu'a la moitie du printemps, meme avec les fenetres +ouvertes pendant des journees entieres. C'etait l'hote le plus spirituel +et le plus aimable que ce petit oiseau. Il etait d'une petulance, d'une +audace et d'une gaiete inouies. Penche sur la tete d'un chenet, dans les +jours froids, ou sur le bout de mon pied etendu devant le feu, il lui +prenait, a la vue de la flamme brillante, de veritables acces de folie. Il +s'elancait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait +prendre sa place sans avoir une seule plume grillee... Il avait des gouts +aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il +s'indigerait de bougie et de pate d'amandes. En un mot, la domesticite +volontaire l'avait transforme au point qu'il eut beaucoup de peine a +s'habituer a la vie rustique, quand, apres avoir cede au magnetisme du +soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le vimes +longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me +promenais jamais sans qu'il vint crier et voltiger pres de moi." + +Avec le printemps, la sante d'Aurore s'ameliora. Il fut decide qu'elle +ferait ses couches a Paris, et le 30 juin 1823, dans un petit appartement +garni de l'hotel de Florence, rue Neuve des Mathurins, elle mit au monde +un fils qui fut nomme Maurice. On sait quelle affection elle lui voua et +quelle intimite d'existence, de pensee, quelle communion de tendresse il y +eut entre eux durant plus d'un demi-siecle. La _Correspondance_ de George +Sand en est l'eclatant temoignage. Des le premier vagissement, elle +eprouva l'emoi d'un coeur que Casimir Dudevant n'avait pas su toucher. "Ce +fut, dit-elle, le plus beau moment de ma vie que celui ou, apres une heure +de profond sommeil qui succeda aux douleurs terribles de cette crise, je +vis en m'eveillant ce petit etre endormi sur mon oreiller." Est-il besoin +de noter qu'en fidele disciple de Jean-Jacques elle allaita Maurice? Elle +se plaint seulement d'avoir garde le lit beaucoup plus longtemps qu'il +n'etait necessaire. Apres la naissance de sa fille, elle se vante de +s'etre levee le second jour et de s'en etre trouvee bien. C'etait une +precipitation un peu chanceuse. + +Il fallut retourner a Nohant. Deschartres, qui etait venu a Paris pour le +bapteme de Maurice et qui l'avait consciencieusement demaillote afin de +s'assurer s'il etait bien conforme, ne voulait pas continuer +l'administration du domaine. Casimir Dudevant dut s'en charger, et +l'installation du menage a la campagne parut, sinon definitive, du moins a +long terme. Elle fut prejudiciable a l'un et a l'autre des epoux. Aurore, +au printemps de 1824, ressentit les atteintes d'un spleen profond. Son +mari, qui avait l'esprit terre a terre et de la vulgarite dans les gouts, +contracta les habitudes oisives et peu relevees du gentilhomme campagnard. +Chacun d'eux s'ennuyait de son cote, et ils s'ennuyaient d'etre ensemble. +Un sejour d'ete au Plessis vint rompre la monotonie de cette existence; +puis ils passerent l'hiver dans la banlieue de Paris, a Ormesson. "Nous +aimions la campagne, dit George Sand, mais nous avions peur de Nohant; +peur probablement de nous retrouver vis-a-vis l'un de l'autre, avec des +instincts differents et des caracteres qui ne se penetraient pas +mutuellement." Aussi bien Casimir, avec la fatuite du sot, traitait-il sa +femme du haut de son dedain. Il la jugeait idiote, l'accablait de la +superiorite de sa toute-puissance masculine. Elle courbait la tete, +"ecrasee et comme hebetee devant le monde." La premiere scene de violence +publique s'etait produite durant leur sejour au Plessis: George Sand n'en +fait pas mention dans l'_Histoire de ma Vie_, mais l'incident fut relate +au cours du proces en separation et figure dans deux lettres adressees par +elle, l'une a son amie Felicie Saint-Agnan, l'autre a son avoue. Vers la +fin de juillet, tandis qu'on prenait le cafe apres diner, les jeunes gens +et quelques nouvelles mariees, parmi lesquelles Aurore, se mirent a se +poursuivre sur la terrasse. Ils se jeterent du sable, dont quelques grains +tomberent dans la tasse de M. James Roettiers. On les invita a cesser ce +jeu ridicule. Comme Aurore continuait, Casimir s'elanca sur elle, +l'insulta grossierement et lui administra un soufflet. Il faut croire que, +de sa part, c'etait un acte d'apres boire, mais particulierement facheux +dans ce milieu ou ils s'etaient connus et fiances. En verite, Casimir +etait trop flegmatique comme pretendant et trop petulant comme mari. +D'abord il avait le coeur sec, et ensuite la main leste. Aurore, a tres +bon droit, ne pardonna jamais ce procede brutal, qui devait se renouveler. + +Henri Heine, ayant plus tard rencontre M. Dudevant chez sa femme alors +qu'ils etaient deja separes de fait, nous a laisse un pittoresque portrait +du personnage: "Il avait une de ces physionomies de philistin qui ne +disent rien, et il ne semblait etre ni mechant, ni grossier, mais je +compris facilement que cette _quotidiennete_ humidement froide, ces yeux +de porcelaine, ces mouvements monotones de pagode chinoise auraient pu +amuser une commere banale, mais devaient, a la longue, donner le frisson a +une femme d'ame plus profonde et lui inspirer, avec l'horreur, l'envie de +s'enfuir." L'heure n'etait pas encore venue ou la coupe d'amertume, trop +pleine, deborderait; mais ni a Nohant, ni a Ormesson, ni a Paris dans un +logement meuble du faubourg Saint-Honore, Aurore ne trouva la quietude. +Elle alla consulter son vieux confesseur l'abbe de Premord, elle fit une +retraite a son couvent; car Casimir, qui etait libre-penseur, voulait une +religion pour les femmes. C'etait, a son estime, un paratonnerre a l'usage +des maris contre certains accidents conjugaux qui n'epargnent meme pas les +tetes couronnees. Il y a la une egalite, de tous les temps et de tous les +pays, anterieure a la Revolution francaise et a la Declaration des droits +de l'homme. George Dandin a des confreres dans toutes les conditions +sociales; la _Petite Paroisse_ d'Alphonse Daudet est une grande confrerie. + + Et la garde qui veille aux barrieres du Louvre + N'en defend pas les rois. + +Pour Aurore le couvent meme fut inefficace. On y avait cependant admis +Maurice, a condition qu'il passat par le tour; il y passa. Entre temps, +survint un gros chagrin, la mort subite et vraisemblablement le suicide de +Deschartres, qui s'etait ruine dans des speculations malheureuses sur +l'huile de navette et de colza. Le sejour de Paris ne convenait guere ni a +Aurore ni a Casimir. Ils y voyaient assez frequemment le baron Dudevant +qui sympathisait avec sa bru; mais sa femme etait plus reche. Elle ne +consentait a recevoir le petit Maurice que sous serment qu'on aurait pris +toutes les precautions desirables et que ses parquets seraient indemnes. +"C'etait fort difficile, dit George Sand, Maurice n'ayant pas encore bien +compris la religion du serment. Il avait dix-huit mois." + +Au printemps de 1825, M. et madame Dudevant regagnerent Nohant, ou Casimir +vivait en grande intimite de table et de cabaret avec le demi-frere +d'Aurore, Hippolyte Chatiron, marie a une demoiselle Emilie de Villeneuve, +et qui etait le plus incorrigible des buveurs et le meilleur des garcons a +jeun. M. Dudevant, en prenant sur lui modele, fut non moins ivrogne, mais +il eut le vin hargneux et mechant. A eux deux, ils symbolisaient l'un et +l'autre aspect du genre: le bon et le mauvais pochard. Et Aurore etait +obligee de supporter leurs interminables et bruyantes "beuveries" qui se +prolongeaient parfois jusqu'a l'aube. + +La sante de la jeune femme etant assez precaire, les medecins +conseillerent une cure a Cauterets. "J'avais, dit-elle, une toux opiniatre, +des battements de coeur frequents et quelques symptomes de phtisie." Elle +murmurait en partant: "Allons, adieu, Nohant, je ne te reverrai peut-etre +plus." Ce voyage aux Pyrenees est longuement relate dans l'_Histoire de ma +Vie_, sous forme de journal, et inspira quelques lettres descriptives +adressees a madame Dupin: ce sont les premiers essais litteraires de +George Sand. M. et madame Dudevant avaient quitte Nohant le 5 juillet 1825; +ils s'arreterent a Bordeaux, et Aurore entra en relations avec l'avocat +general Aurelien de Seze, fils du defenseur de Louis XVI, qui lui-meme +devait sieger a la Constituante et a la Legislative, sur les bancs de +l'extreme droite legitimiste. Ce fut pour Aurore l'objet d'un premier +amour, essentiellement platonique. De vrai, l'homme etait charmant et le +paraissait encore davantage, par contraste avec Casimir Dudevant. C'est a +celui-ci que fait allusion un passage du journal: "Monsieur*** chasse avec +passion. Il tue des chamois et des aigles. Il se leve a deux heures du +matin et rentre a la nuit. Sa femme s'en plaint. Il n'a pas l'air de +prevoir qu'un temps peut venir ou elle s'en rejouira." Suivent des +observations de psychologie ou de physiologie conjugale, qui renferment la +substance des premiers romans ou s'epanchera la rancoeur de George Sand +contre la tyrannie du menage. "Le mariage est beau pour les amants et +utile pour les saints. En dehors des saints et des amants, il y a une +foule d'esprits ordinaires et de coeurs paisibles qui ne connaissent pas +l'amour et qui ne peuvent atteindre a la saintete. La mariage est le but +supreme de l'amour. Quand l'amour n'y est plus ou n'y est pas, reste le +sacrifice." Aurore commencait a se trouver sacrifiee et s'en ouvrait a +Aurelien de Seze, leur compagnon de voyage. + +On faisait des excursions aux environs de Cauterets. La promenade +traditionnelle a Luz, Saint-Sauveur et Gavarnie amene sous la plume de +madame Dudevant des descriptions solennelles et des croquis humoristiques. +Celles-la sont sans interet, ceux-ci ont un tour assez piquant. Voici la +caravane devant le Marbore: "Mon mari est des plus intrepides. Il va +partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me +_singularise_. Je veux etre pendue si j'y songe. Je me retourne, et je +vois Zoe qui me suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se fache +parce que Zoe rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et +on s'y defache vite. Les uns ont peur, les autres ont froid. Un monsieur +qui est dans le commerce compare la vallee coupee par petits enclos +cultives a une _carte d'echantillons_. Une tres jolie Bordelaise, tres +elegante, s'ecrie tout a coup avec une voix flutee et un accent renforce: +_Oh! la tripe me jappe!_ Ca signifie qu'elle a faim." Passons sur les +propos du mari qui sont encore plus prosaiques. + +Le retour de M. et madame Dudevant s'effectua par Bagneres de Bigorre, +Lourdes et Nerac. Il fallut se separer d'Aurelien de Seze, et Aurore avoue +n'avoir garde aucun souvenir de la suite du voyage: "Il en est ainsi, +dit-elle, de beaucoup de pays que j'ai traverses sous l'empire de quelque +preoccupation interieure: je ne les ai pas vus. Les Pyrenees--(etait-ce +bien les Pyrenees?)--m'avaient exaltee et enivree comme un reve qui devait +me suivre et me charmer pendant des annees." Bref, elle emportait un +viatique sentimental. + +Un sejour chez son beau-pere, a Guillery, semble avoir laisse a Aurore une +impression favorable. Elle aimait ce vieillard, qui la traitait avec une +pointe de galanterie respectueuse, et dont elle resume ainsi le caractere, +"enjoue et bienveillant, colere, mais tendre, sensible et juste." Elle +loue les Gascons, qu'elle ne trouve pas plus menteurs ni plus vantards que +les autres provinciaux, qui le sont tous un peu", mais elle n'aime pas +leur cuisine a la graisse, en depit de la plantureuse chere que l'on +faisait a Guillery. Elle enumere les pieces de resistance qui composaient +des menus pantagrueliques: jambons, poulardes farcies, oies grasses, +canards obeses, truffes, gibier, gateaux de millet et de mais. Nul ne +sejournait en cette abbaye de Theleme, sans s'apercevoir, dit Aurore, +d'une notable augmentation de poids dans sa personne. Seule elle derogeait +a la regle et maigrissait a vue d'oeil. Comment expliquer ce +deperissement? Etait-ce le fait de la cuisine a la graisse ou de +l'eloignement d'Aurelien? Un voyage a Bordeaux les remit en presence. Dans +une longue conversation a la Brede, ils prirent la resolution +definitive--malgre lui, malgre elle, comme Titus et Berenice--de n'etre +jamais qu'amis. "J'eus la, ecrit-elle, un tres violent chagrin, un moment +de desesperance absolue." Mais le calme revint dans son esprit et elle +trouva un equilibre provisoire. + +Le baron Dudevant mourut pendant l'hiver 1825-1826. Aurore etait absente +de Guillery. Son mari lui annonca brusquement la nouvelle: "Il est mort." +Immediatement elle songea a son fils Maurice et tomba sur les genoux, +aneantie. Quand elle sut qu'il s'agissait de son beau-pere, elle eut un +eclair de joie--"les entrailles maternelles sont feroces"--puis elle se +mit a pleurer, car elle aimait le vieux Dudevant. La veuve lui inspira +bientot des sentiments tout autres. Sous des formes affables, c'etait une +nature de glace, profondement egoiste. George Sand nous a trace d'elle une +amusante silhouette: "Elle avait une jolie figure douce sur un corps plat, +osseux, carre et large d'epaules. Cette figure donnait confiance, mais en +regardant ses mains seches et dures, ses doigts noueux et ses grands pieds, +on sentait une nature sans charme, sans nuances, sans elans ni retours de +tendresse. Elle etait maladive et entretenait la maladie par un regime de +petits soins dont le resultat etait l'etiolement. Elle etait vetue en +hiver de quatorze jupons qui ne reussissaient pas a arrondir sa personne. +Elle prenait mille petites drogues." + +Au cours de l'ete, M. et madame Dudevant retournerent a Nohant, et durant +les cinq annees suivantes Aurore ne devait guere s'en absenter. Sa sante, +chaque hiver, etait tres eprouvee par les rhumatismes qui l'obligeaient a +se couvrir de flanelle. "Je suis, mandait-elle a sa mere le 9 octobre 1826, +comme un capucin (a la salete pres) sous un cilice. Je commence a m'en +trouver bien et a ne plus sentir ce froid qui me glacait les os et me +rendait toute triste." En realite, elle souffre de la meme maladie morale +que Saint-Preux et Julie, Rene, Werther, Obermann. Elle a des crises de +melancolie causees par l'incompatibilite d'humeur--comme disent les gens +de basoche--et aggravees par l'inquietude d'un temperament litteraire. +Son unique consolation, c'est son fils Maurice, doue d'une sante robuste. +"Il est grand, ecrit-elle, gros et frais comme une pomme. Il est tres bon, +tres petulant, assez volontaire quoique peu gate, mais sans rancune, sans +memoire pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractere +sera sensible et aimant, mais que ses gouts seront inconstants; un fonds +d'heureuse insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout +assez promptement." + +En depit de la tristesse et de la mauvaise sante, plusieurs des lettres +d'Aurore, datees de cette epoque, sont d'un tour assez leste, notamment +celle qui est adressee a sa mere le 17 juillet 1827. Elle la plaint d'etre +malheureuse dans le choix de ses servantes, mais lui demande si elle ne +les prend pas trop jeunes, a l'age de la coquetterie et de la legerete. +Elle lui conseille une femme d'un age mur, "quoiqu'il y ait souvent +l'inconvenient de l'humeur reveche et rabacheuse." Tout aussitot elle lui +offre le specimen de Marie Guillard, une des domestiques de Nohant, veuve +apres vingt ans de mariage avec un vieillard borgne: "C'est la plus drole +de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse, propre et fidele, mais +grognon au dela de ce qu'on peut imaginer. Elle grogne le jour, et je +crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en faisant du beurre, elle +grogne en faisant manger ses poules, elle grogne en mangeant meme. Elle +grogne les autres, et, quand elle est seule, elle se grogne. Je ne la +rencontre jamais sans lui demander comment va la grognerie, et elle ne +grogne que de plus belle." Voila bien, sous la plume d'Aurore, un des +modeles du parfait domestique, attache a la maison et devoue a ses +maitres! + +L'ete de 1827 fut en partie occupe par une saison thermale au Mont-Dore, +avec des excursions a Clermont-Ferrand, a Pontgibaud, a Aubusson. Madame +Dudevant en a fait le recit dans un _Voyage en Auvergne_ destine a son +amie Zoe Leroy, le premier ouvrage lime et cisele qui soit sorti de sa +plume. Il s'y trouve des lenteurs, de la redondance et de la declamation; +c'est compose comme devant une glace. En rentrant a Nohant, on eut affaire +a d'autres preoccupations. Les elections legislatives, par haine du +ministere Villele, avaient amene un accord entre les republicains et les +bonapartistes. Casimir Dudevant, qui etait de ce dernier parti, contribua +a faire nommer, dans le college de La Chatre, M. Doris-Dufresne, +beau-frere du general Bertrand et republicain de vieille roche. Aurore lui +consacre un chaleureux eloge: "C'etait un homme d'une droiture antique, +d'une grande simplicite de coeur, d'un esprit aimable et bienveillant. +J'aimais ce type d'un autre temps, encore empreint de l'elegance du +Directoire, avec des idees et des moeurs plus laconiennes. Sa petite +perruque rase et ses boucles d'oreilles donnaient de l'originalite a sa +physionomie vive et fine. Ses manieres avaient une distinction extreme. +C'etait un _jacobin_ fort sociable." + +Une campagne electorale, ou la sobriete n'est pas de rigueur et ou le +candidat et son escorte sont voues a boire chez tous les personnages +influents, devait agreer a Casimir Dudevant. Les elections passerent; +l'habitude persista, inveteree et accrue. Le seigneur de Nohant etait sans +cesse en parties et en fetes. "Vous savez, ecrivait Aurore le 1er avril +1828 a un vieil ami de Paris M. Caron, comme il est paresseux de l'esprit +et enrage des jambes. Le froid, la boue ne l'empechent pas d'etre toujours +dehors, et, quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler." Il est vrai +que, dans une autre lettre du 4 aout de la meme annee, elle ecrit a sa +mere, qu'elle voulut tenir le plus longtemps possible dans l'ignorance de +ses tristesses conjugales: "Le cher pere est tres occupe de sa moisson. Il +a adopte une maniere de faire battre le ble qui termine en trois semaines +les travaux de cinq a six mois. Ainsi il sue sang et eau. Il est en blouse, +le rateau a la main, des le point du jour." Par malheur, si Casimir avait +du gout pour les occupations champetres, il en avait egalement pour les +filles de ferme et pour les femmes de chambre. Aurore sera contrainte de +s'en apercevoir. + +En septembre 1828, elle mit au monde son second enfant, Solange. Le +medecin arriva quand la mere s'etait deja endormie et que le nouveau-ne +etait tout pomponne: Solange avait devance l'epoque a laquelle on +l'attendait. Aurelien de Seze, qui venait quelques jours auparavant rendre +une visite sentimentale a Aurore, fut surpris de la trouver, sans avoir +ete prevenu, ornee d'un respectable embonpoint et travaillant a une +layette. "Que faites-vous donc la? dit-il.--Ma foi, vous le voyez, je me +depeche pour quelqu'un qui arrive plus tot que je ne pensais." Devant +cette layette et cette rotondite, l'affection platonique de "l'ami de +Bordeaux"--comme l'appelle l'_Histoire de ma Vie_--dut choir du septieme +ciel dans une prosaique realite. + +Aurore ne se reveilla quelques heures apres l'evenement que pour assister +a un assez pitoyable spectacle. Son frere Hippolyte, qui etait alle +chercher le medecin et qui, ravi sans doute d'avoir une niece, avait fait +le repas le plus plantureux et le plus arrose, entra dans la chambre de +l'accouchee en un tel etat d'ivresse que, croyant s'asseoir au pied du lit, +il tomba comme une masse sur le plancher. Incapable de se relever, il +grommelait, avec l'idee fixe du pochard: "Eh bien! je suis gris, voila +tout. Que veux-tu? j'ai ete tres emu, tres inquiet, ce matin; ensuite j'ai +ete tres content, tres heureux, c'est la joie qui m'a grise; ce n'est pas +le vin, je te le jure, c'est l'amitie que j'ai pour toi qui m'empeche de +me tenir sur mes jambes." Aurore, pour cette fois, rit du raisonnement de +l'ivrogne; mais de telles scenes, ou son mari tenait un role, devenaient +helas! presque quotidiennes. C'etaient de miserables orgies: les hobereaux +des environs avaient des moeurs et un langage de valetaille. "Tant que +l'_on_--c'est-a-dire Casimir--se bornait a etre radoteur, fatigant, +bruyant, malade meme et fort degoutant, je tachais de rire, et je m'etais +meme habituee a supporter un ton de plaisanterie qui, dans le principe, +m'avait revoltee." Mais quand les nerfs se mettaient de la partie, quand +on devenait obscene et grossier, il fallait bien qu'Aurore se refugiat +dans sa chambre. Or le tapage et les libations continuaient jusqu'a six ou +sept heures du matin. Ajoutez que de son lit madame Dudevant, le lendemain +de la naissance de Solange, entendit son mari lutinant et poursuivant une +chambriere. C'etait tantot l'espagnole Pepita, "sale et paresseuse comme +une veritable castillane," tantot la berrichonne Claire, sans prejudice de +la plus ignoble liaison a Bordeaux et du scandale public cause par une de +ces creatures qui reclamait une pension alimentaire pour son enfant. Et +Aurore, afin de rester fidele a ses devoirs, avait ecarte la tendresse si +loyale et si profonde d'Aurelien de Seze! + +Des lors, toute intimite conjugale fut supprimee. Une irreductible +melancolie s'empare d'Aurore, qui par esprit d'abnegation envers ses +enfants essaie de demeurer a Nohant, comme la chevre attachee a son +piquet. De ci, de la, on trouve quelques fugitives eclaircies de belle +humour dans sa correspondance, quand elle est a Bordeaux. Elle ecrit a son +ami Duteil, avocat a La Chatre: "Loin de la patrie, le ciel est d'airain, +les pommes de terre sont mal cuites, le cafe est trop brule. Les rues, +c'est de la separation de pierres; cette riviere, c'est de la separation +d'eau; ces hommes, de la separation en chair et en os! Voyez Victor Hugo." +Ou a son vieux Caron, le 4 juin 1829: "Comment traitez-vous ou plutot +comment vous traite la goutte, le catarrhe, la crachomanie, la prisomanie, +la mouchomanie, en un mot le cortege innombrable des maux qui vous +assiegent depuis tantot _quarante-cinq ans_ que j'ai le bonheur de vous +connaitre? Fasse le ciel, o digne vieillard, que vous conserviez le peu de +cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous +conserverez, jusqu'a la mort, le sentiment et le devouement de tous ceux +qui vous entourent!" + +Pour remedier aux deboires de son existence, Aurore avait la consolation +de beaucoup lire--elle faisait venir de Paris les nouveautes--et de +soigner les malades de Nohant et des alentours. Elle etait mediocre +menagere, depensant 14.000 francs en une annee, quand son mari lui avait +assigne le maximum de 10.000. Dans les lettres a Jules Boucoiran, +precepteur de Maurice, ou a sa mere, elle n'a qu'une pensee dominante: la +sollicitude pour ses enfants. Le reste lui importe peu. Le spectacle de la +vie lui a donne un degout premature. Elle parle de sa sciatique, de ses +douleurs, a la facon d'une sexagenaire, et elle ajoute sous couleur de +badinage: "Je suis un peu dans les pommes cuites." Nohant, c'etait pour +elle la "stagnation permanente." Elle avait comme compagnon de ses +reveries un cricri, qui venait manger ses pains a cacheter, que d'ailleurs +elle choisissait blancs, de peur qu'il ne s'empoisonnat. Il se promenait +sur son papier, voulait gouter a l'encre, et perit ecrase par une servante +qui fermait une fenetre. "Je ne trouvai, dit Aurore, de mon ami que les +deux pattes de derriere, entre la croisee et la boiserie. Il ne m'avait +pas dit qu'il avait l'habitude de sortir... J'ensevelis ses tristes restes +dans une feuille de datura que je gardai longtemps comme une relique." + +La mort de ce grillon, ainsi qu'elle l'observe avec delicatesse, va +marquer de facon symbolique la fin de son sejour a Nohant. Elle ecrivait +beaucoup, a l'aventure, d'abord par pure distraction, puis avec +l'arriere-pensee de trouver un gagne-pain et l'independance. Elle les +aurait demandes, tres volontiers, a la peinture ou a la broderie, mais ni +l'une ni l'autre n'etait remuneratrice. Or elle voulait etre libre. M. +Dudevant la traitait en enfant, lui apportant par exemple une procuration +a signer sans lui permettre de la lire. Une vocation litteraire s'eveilla +en elle, ou plutot le desir de vivre de sa prose. Vers douze ans, elle +avait commence un vague roman, _Corambe_; en 1827, elle composait le +_Voyage en Auvergne_; en 1829, la _Marraine_, qui ne fut pas publiee. "Je +reconnus, dit-elle, que j'ecrivais vite, facilement, longtemps, sans +fatigue; que mes idees, engourdies dans mon cerveau, s'eveillaient et +s'enchainaient par la deduction, au courant de la plume." Elle avait +secoue l'attachement platonique qui, durant de longues annees, avait lie +son ame a celle d'Aurelien de Seze. Ses enfants meme ne parvenaient pas a +la retenir a Nohant: la repulsion pour cette vie vulgaire et plate aupres +de M. Dudevant etait trop forte. "Ma petite chambre, s'ecrie-t-elle, ne +voulait plus de moi." + +La Revolution de 1830, qu'elle accueillit avec enthousiasme, vint encore +accroitre son desir d'etre a Paris, parmi la fermentation des idees +nouvelles, d'y retrouver ses compatriotes, Duvernet, Fleury et Jules +Sandeau. Puis ce fut, au mois de septembre, un acces de fievre cerebrale +qui mit ses jours en danger. "Pendant quarante-huit heures, ecrit-elle a +sa mere, j'ai ete je ne sais ou. Mon corps etait bien au lit sous +l'apparence du sommeil, mais mon ame galopait dans je ne sais quelle +planete." Enfin un incident favorisa son evasion, lui inspira la +resolution definitive. Le 3 decembre 1830, elle ecrit a Jules Boucoiran: +"Sachez qu'en depit de mon inertie et de mon insouciance, de ma legerete a +m'etourdir, de ma facilite a pardonner, a oublier les chagrins et les +injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Vous connaissez +mon interieur, vous savez s'il est tolerable. Vous avez ete etonne vingt +fois de me voir relever la tete le lendemain, quand la veille on me +l'avait brisee. Il y a un terme a tout." Et elle donne dans cette lettre +une explication que l'_Histoire de ma Vie_ passe sous silence. Elle a +trouve--etait-ce par hasard?--dans le secretaire de son mari un paquet a +son adresse, avec cette suscription: "Ne l'ouvrez qu'apres ma mort." +Naturellement elle l'a ouvert, n'ayant pas, dit-elle, la patience +d'attendre d'etre veuve. C'etait un testament, rempli pour elle de +maledictions et d'injures. Sur-le-champ son parti fut pris. Elle se +rappela la pension de 3.000 francs stipulee dans le contrat de mariage et +dont elle n'avait jamais use. Le jour meme de la decouverte, elle dit a +son mari: "Je veux cette pension, j'irai a Paris, mes enfants resteront a +Nohant." Ne s'eloignait-elle pas d'eux un peu bien aisement? Elle assure +que c'etait une menace, qu'elle comptait les emmener. Toujours est-il +qu'elle eut gain de cause. Apres huit ans d'humiliation, eclatait la +revolte. Il fut convenu qu'elle passerait six mois a Nohant, six mois a +Paris. Des qu'elle eut la certitude que Jules Boucoiran reviendrait +occuper sa place de precepteur aupres de Maurice, elle se prepara au +depart. Malgre son frere, malgre ses amis de La Chatre, elle prenait le 4 +janvier 1831 le chemin de Paris. C'etait la route de la litterature. + + + + +CHAPITRE VI + +LES DEBUTS LITTERAIRES + + +L'arrivee d'Aurore Dudevant a Paris, au commencement de janvier 1831, a +ete l'objet des recits les plus contradictoires et les plus bizarres. +Arsene Houssaye, dans ses _Confessions_ et ses _Souvenirs de Jeunesse_, +donne carriere a une imagination exuberante et conteuse. Felix Pyat a +publie, dans la _Grande Revue de Paris et de Petersbourg_, un article +intitule: _Comment j'ai connu George Sand_, qui est purement fantaisiste. +Il pretend etre alle, en compagnie de Jules Sandeau, son compatriote +berrichon, recevoir au bureau des diligences une dame qui n'etait autre +que la baronne Dudevant. Elle descendit de l'imperiale sous le costume +d'un jeune bachelier, en vetement de velours, avec un beret. Cette +anecdote est de tous points controuvee. La voyageuse n'avait pas pris la +diligence, comme en temoigne la lettre que sur-le-champ elle ecrivit a son +fils: "La chaise de poste ne fermait pas, j'etais glacee. Je ne suis +arrivee a Paris qu'a minuit. J'etais bien embarrassee de ma voiture, parce +qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et que je ne pouvais +pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je l'ai fourree a l'hotel +de Narbonne." Elle promet a Maurice d'etre de retour a Nohant dans huit +jours au plus. Il n'en sera rien, et elle le sait elle-meme, en faisant ce +mensonge maternel. Elle a l'intention de passer au moins trois mois hors +de sa famille. + +Ou descendit-elle des l'abord a Paris? Ce point est obscur. En tous cas, +ce ne fut pas chez son frere Hippolyte, car elle ecrit a Maurice dans sa +premiere lettre: "Je n'ai pas encore eu le temps de voir ton oncle. Je +pense que je le verrai aujourd'hui." Elle n'alla donc pas directement 31 +rue de Seine, ou etait l'appartement de M. Chatiron; mais on ignore si +elle se rendit rue Racine, chez Jules Sandeau, comme l'affirme M. Henri +Amic, ou 4 rue des Cordiers, proche la Sorbonne, en cet hotel Jean-Jacques +Rousseau, ainsi denomme parce que le philosophe genevois y avait rencontre +et aime Therese. + +George Sand ne se soucie pas de nous fournir a cet egard des +renseignements precis. Elle imprime meme a l'_Histoire de ma Vie_ une tout +autre allure, a dater du depart de Nohant, et elle s'en explique, non sans +quelque embarras, au debut du treizieme chapitre de la quatrieme partie: +"Comme je ne pretends pas donner le change sur quoi que ce soit en +racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je +veux _taire_ et non _arranger_ ni _deguiser_ plusieurs circonstances de ma +vie. Mais, vis-a-vis du public, je ne m'attribue pas le droit de disposer +du passe de toutes les personnes dont l'existence a cotoye la mienne. Mon +silence sera indulgence ou respect, oubli ou deference, je n'ai pas a +m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement, +et je declare qu'on ne doit rien prejuger pour ou contre les personnes +dont je parlerai peu ou point. Toutes mes affections ont ete serieuses, et +pourtant j'en ai brise plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de +mon entourage, j'ai agi trop tot ou trop tard, j'ai eu tort ou raison, +selon qu'on a plus ou moins bien connu les causes de mes resolutions... +Tout le monde sait de reste que dans toute querelle, qu'elle soit soit de +famille ou d'opinion, d'interet ou de coeur, de sentiments ou de principes, +d'amour ou d'amitie, il y a des torts reciproques et qu'on ne peut +expliquer et motiver les uns que par les autres. Il est des personnes que +j'ai vues a travers un prisme d'enthousiasme et vis-a-vis desquelles j'ai +eu le grand tort de recouvrer la lucidite de mon jugement. Tout ce +qu'elles avaient a demander, c'etaient de bons procedes, et je defie qui +que ce soit de dire que j'aie manque a ce fait. Pourtant leur irritation a +ete vive, et je le comprends tres bien. On est dispose, dans le premier +moment d'une rupture, a prendre le desenchantement pour un outrage. Le +calme se fait, on devient plus juste. Quoi qu'il en soit de ces personnes, +je ne veux pas avoir a les peindre; je n'ai pas le droit de livrer leurs +traits a la curiosite ou a l'indifference des passants." + +Observera-t-elle toujours la regle qu'elle edicte? Non pas, puisqu'elle +publiera ce roman si transparent, _Elle et Lui_, bien peu de mois apres la +mort d'Alfred de Musset. La theorie exposee dans l'_Histoire de ma Vie_ +n'est qu'un pretexte commode pour eviter des explications difficiles ou +des justifications incompletes. N'oublions pas qu'elle a cinquante ans et +qu'elle est entree dans la periode de calme relatif, quand elle redige son +autobiographie. Il ne lui est donc pas malaise de prendre une attitude de +supreme bienveillance et d'excuser tout a la fois les torts qu'on a eus +envers elle et ceux qu'elle a eus envers autrui. + +"Moi, je pardonne, s'ecrie-t-elle, et si des ames tres coupables devant +moi se rehabilitent sous d'autres influences, je suis prete a benir. Le +public n'agit pas ainsi; il condamne et lapide. Je ne veux donc pas livrer +mes ennemis (si je peux me servir d'un mot qui n'a pas beaucoup de sens +pour moi) a des juges sans entrailles ou sans lumieres, et aux arrets +d'une opinion que ne dirige pas la moindre pensee religieuse, que +n'eclaire pas le moindre principe de charite. Je ne suis pas une sainte: +j'ai du avoir, je le repete, et j'ai eu certainement ma part de torts, +serieux aussi, dans la lutte qui s'est engagee entre moi et plusieurs +individualites. J'ai du etre injuste, violente de resolutions, comme le +sont les organisations lentes a se decider, et subir des preventions +cruelles, comme l'imagination en cree aux sensibilites surexcitees." + +Ainsi formulees, les excuses de George Sand peuvent a la rigueur etre +accueillies. Il lui sera beaucoup pardonne, comme a la Madeleine, parce +qu'elle a beaucoup aime, avec une successivite un peu rapide, parfois meme +avec une simultaneite qui semble avoir ete sincere en partie double. +Peut-etre, se rendant a Paris, obeissait-elle plus aux suggestions de son +esprit et a la passion de l'independance qu'aux curiosites de son +imagination et au vagabondage de son coeur. Le 13 janvier 1831, elle ecrit +a Jules Boucoirau: "Je m'embarque sur la mer orageuse de la litterature. +Il faut vivre." Cinq jours plus tard, elle est moins explicite ou moins +franche dans une lettre a sa mere: "Vous me demandez ce que je viens faire +a Paris. Ce que tout le monde y vient faire, je pense: me distraire, +m'occuper des arts que l'on ne trouve que la dans tout leur eclat. Je +cours les musees, je prends des lecons de dessin; cela m'occupe tellement +que je ne vois presque personne." Elle ne parle pas de ses ambitions +litteraires, elle ne fait aucunement allusion aux compatriotes qu'elle +frequente assidument, les trois hugolatres, Alphonse Fleury, Felix Pyat, +Jules Sandeau. Ce dernier, ne a Aubusson le 19 fevrier 1811, devait etre +son initiateur, a tout le moins dans le monde des lettres. Il avait connu +M. et madame Dudevant, vers la fin de 1829, pres de La Chatre, dans une +maison amie, chez les Duvernet. C'est a Charles Duvernet precisement +qu'Aurore adressait, le 1er decembre 1830, une epitre romantique ou elle +manifeste tout son enthousiasme pour la libre existence parisienne et +profile quelques malicieuses silhouettes. D'abord celle de son +correspondant: "O blond Charles, jeune homme aux reveries sentimentales, +au caractere sombre comme un jour d'orage... L'hote solitaire des forets +desertes, le promeneur melancolique des sentiers ecartes et ombreux +n'etant plus la pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots +et tristes comme la nature, veuve de toi, o jeune homme!" Puis c'est le +gigantesque Alphonse Fleury: "Homme aux pattes immenses, a la barbe +effrayante, au regard terrible; homme des premiers siecles, des siecles de +fer, homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal, +homme anterieur a la civilisation, anterieur au deluge." Et, donnant +cours a cette humeur de grosse bouffonnerie que le romantisme encourageait +et qui s'epanouira en Victor Hugo, elle le plaisante sur sa poitrine +volcanique, sur le refroidissement de la contree depuis qu'il ne la +rechauffe plus de son souffle, sur le dechainement des _vents_ que +n'emprisonnent plus ses poumons athletiques. "Depuis ton depart, +ecrit-elle, toutes les maisons de La Chatre ont ete ebranlees dans leurs +fondements, le moulin a vent a tourne pour la premiere fois, quoique +n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M. de la Genetiere a +ete emportee par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame +Saint-O... a ete relevee a une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot +assure avoir vu sa jarretiere." + +Ce sont la, semble-t-il, badinages de rapins, comme Henri Murger nous en +offrira a profusion dans la _Vie de Boheme_. Mais, pour esquisser le +troisieme portrait, le crayon de madame Dudevant devient plus delicat. La +caricature s'attenue. Sous les apparences de la blague, l'ironie se nuance +d'emotion ou tout au moins de discrete sympathie: "Et toi, petit Sandeau! +aimable et leger comme le colibri des savanes parfumees! gracieux et +piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de +Chateaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidite d'un chamois, +les mains dans les poches, la petite place, les dames de la ville ne se +levent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du +soleil; elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre a la +fenetre, et les papillotes ont pris racine a leurs cheveux. La coiffure +languit, le cheveu deperit, le fer a friser dort inutile sur les tisons +refroidis. L'usage des peignes commence a se perdre, la brosse tombe en +desuetude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton depart nous +a apporte une plaie d'Egypte bien connue." + +Tandis que ses amis goutaient les delices de la vie parisienne, Aurore +n'aspirait qu'a les rejoindre. Elle se plaignait d'avoir la fievre et un +_bon_ rhumatisme, d'etre "empaquetee de flanelles et fraiche comme une +momie dans ses bandelettes." A l'en croire, elle fait a grand'peine en un +jour le voyage de son cabinet au salon, et l'une de ses jambes est aupres +de la cheminee du dit appartement que l'autre est encore dans la salle a +manger. Elle parle de s'acheter une de ces brouettes qui servent a +voiturer les culs-de-jatte. Mais, le mois suivant,--est-ce l'effet du +sejour de Paris ou du traitement de Jules Sandeau?--la guerison s'opere +comme par miracle. Elle mene la vie de l'etudiant enthousiaste et +exuberant, avide tout ensemble de travail et de plaisir. + +A La Chatre, il va sans dire que cette existence, dont on exagerait les +singularites, faisait scandale. Madame Dudevant s'etait mise au ban de la +societe, et les cancans allaient leur train. "Ceux qui ne m'aiment guere, +ecrivait-elle a Jules Boucoiran, disent que j'_aime_ Sandot (vous +comprenez la portee du mot); ceux qui ne m'aiment pas du tout disent, que +j'_aime_ Sandot et Fleury a la fois; ceux qui me detestent, que Duvernet +et vous, par dessus le marche, ne me font pas peur. Ainsi j'ai quatre +amants a la fois. Ce n'est pas trop quand on a comme moi les passions +vives." A dire vrai, sur les quatre il fallait en eliminer trois et garder +le seul Jules Sandeau. Elle affirme lui avoir resiste pendant trois mois a +Paris; mais deja l'intrigue avait pris naissance dans un petit bois, aux +environs de Nohant. La litterature les rapprocha. Ils collaborerent et +cohabiterent. "J'ai resolu, ecrit-elle a Charles Duvernet le 19 janvier +1831, de l'associer a mes travaux ou de m'associer aux siens, comme vous +voudrez. Tant y a qu'il me prete son nom, car je ne veux pas paraitre, et +je lui preterai mon aide, quand il en aura besoin. Gardez-nous le secret +sur cette association litteraire." Ce fut bientot le secret de +Polichinelle, a La Chatre et a Paris; mais l'associee de Jules Sandeau +n'en avait cure. Elle ne se souciait que de l'opinion de ses amis et des +profits que pouvait rapporter ce labeur en commun. "Pour moi, dit-elle, +ame epaisse et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de +l'argent plus que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette a +avoir de l'ordre. Or, ce dernier point est si difficile qu'il ne faut meme +pas y songer." + +Jules Sandeau, qui pretait ainsi a Aurore Dudevant la moitie de son nom et +de son appartement, etait plus jeune qu'elle de sept ans--elle n'a jamais +aime les hommes tres murs--et ni l'un ni l'autre ne possedait de notoriete +dans le monde des lettres. Elle dut donc chercher des appuis pour aborder +une carriere, de tout temps, mais alors surtout, difficilement accessible +aux femmes. Sa pension de 3.000 francs ne pouvait lui suffire. "Vous savez, +mande-t-elle a Jules Boucoiran, que c'est peu pour moi qui aime a donner +et qui n'aime pas a compter. Je songe donc uniquement a augmenter mon +bien-etre. Comme je n'ai nulle ambition d'etre connue, je ne le serai +point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne." Le premier +litterateur avec qui elle entra en relations fut Henri de Latouche, un +compatriote, ne en 1785 a La Chatre, qui s'exerca dans le journalisme, la +poesie, le roman et le theatre. Il edita Andre Chenier et fonda le Figaro. +Elle s'adressa egalement a M. Doris-Dufresne, le depute republicain; il la +mit en rapport avec son collegue a la Chambre, M. de Keratry, romancier a +ses heures, qui avait ecrit le _Dernier des Beaumanoir_. L'_Histoire de ma +Vie_ raconte assez plaisamment la facon dont elle se presenta chez lui, a +huit heures du matin: + +"M. de Keratry me parut plus age qu'il ne l'etait. Sa figure, encadree de +cheveux blancs, etait fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie +chambre ou je vis, couchee sous un couvre-pied de soie rose tres galant, +une charmante petite femme qui jeta un regard de pitie languissante sur ma +robe de stoff et sur mes souliers crottes, et qui ne crut pas devoir +m'inviter a m'asseoir. Je me passai de la permission et demandai a mon +nouveau patron, en me fourrant dans la cheminee, si mademoiselle sa fille +etait malade. Je debutais par une insigne betise. Le vieillard me repondit, +d'un air tout gonfle d'orgueil armoricain, que c'etait la madame de +Keratry, sa femme. "Tres bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment; +mais elle est malade, et je la derange. Donc je me chauffe et je m'en +vas.--Un instant, reprit le protecteur; M. Duris-Dufresne m'a dit que vous +vouliez ecrire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet; mais +tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas ecrire.--Si +c'est votre opinion, nous n'avons point a causer, repris-je. Ce n'etait +pas la peine de nous eveiller si matin, madame de Keratry et moi, pour +entendre ce precepte." + +Le plus joli mot de tout l'entretien fut celui de l'escalier ou plutot de +l'antichambre, alors que l'auteur du _Dernier des Beaumanoir_ parachevait +sa theorie sur l'inferiorite intellectuelle de la femme. Il eut, au seuil +de l'appartement, un trait superbe, a la Napoleon: "Croyez-moi, ne faites +pas de livres, faites des enfants." Il y a deux versions de la reponse de +George Sand. Voici la sienne: "Ma foi, monsieur, gardez le precepte pour +vous-meme, si bon vous semble." Henri de Latouche y apporta cette +variante: "Faites-en vous-meme, si vous pouvez." + +Les lettres de George Sand, publiees par le vicomte de Spoelberch de +Lovenjoul dans la _Veritable Histoire de Elle et Lui_, presentent d'autre +sorte ses premieres relations avec Keratry. "Il m'a recue, ecrit-elle, +d'une maniere paternelle, et j'ai bonne esperance maintenant." De meme +elle mande, le 12 fevrier, a Jules Boucoiran: "Je vais chez Keratry le +matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconte comme nous avions +pleure en lisant le _Dernier des Beaumanoir_. Il m'a dit qu'il etait plus +sensible a ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des salons. C'est +un digne homme. J'espere beaucoup de sa protection pour vendre mon petit +roman. Je vais paraitre dans la _Revue de Paris_." + +Entre temps, elle fait de la copie, a sept francs la colonne, pour le +_Figaro_, dirige par Henri de Latouche. "C'est, dit-elle, le dernier des +metiers." Et dans une lettre a l'avocat Duteil: "J'essaye de fourrer des +articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines infinies et +une perseverance de chien. Si j'avais prevu la moitie des difficultes +que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carriere. Eh bien, plus +j'en rencontre, plus j'ai la resolution d'avancer." Elle est, en effet, +envahie par une passion violente, irresistible, la passion d'ecrire. A +ce prix, elle supporte mainte privation et tout d'abord de peiner chaque +jour au _Figaro_, de neuf heures du matin a cinq heures, en qualite de +manoeuvre, "ouvrier-journaliste, garcon-redacteur." Puis elle ajoute: +"Le _journalisme_ est un postulat par lequel il faut passer." + +Le soir, elle va assez frequemment au theatre; mais par esprit +d'economie--et en suivant, ecrit-elle a Boucoiran, certain conseil que +vous m'avez donne--elle s'habille en homme. Ainsi elle evite de renouveler +sa garde-robe, et c'est en costume d'etudiant qu'elle occupe, avec Jules +Sandeau et d'autres amis, les loges qu'Henri de Latouche lui donne presque +tous les soirs. Le bruit en est arrive jusqu'a sa mere, qui exprime son +etonnement de cette singularite. George Sand lui repond, pendant un de ses +sejours a Nohant, en feignant de prendre le change: "On vous a dit que je +portais culotte, on vous a bien trompee. En revanche, je ne veux point +qu'un mari porte mes jupes. Chacun son vetement, chacun sa liberte." + +Parmi les relations litteraires que se crea George Sand a ses debuts, il +faut au premier rang placer Balzac. C'etait la rencontre des deux +ecrivains qui, dans le roman, allaient personnifier les tendances +contraires de l'idealisme et du realisme. Balzac n'avait pas encore +produit ses chefs-d'oeuvre, mais deja il manifestait cette humeur inquiete +et fastueuse qui devait sans cesse courir a la poursuite de la fortune, de +decouvertes merveilleuses et des fantaisies du luxe. L'_Histoire de ma +Vie_ raconte plaisamment qu'il avait amenage son petit appartement de la +rue de Cassini en boudoirs de marquise, tendus de soie et de dentelle. +Boheme a sa facon, il eprouvait le besoin du superflu et se privait de +soupe et de cafe plutot que d'argenterie et de porcelaine de Chine. Au +surplus, il avait des bizarreries et des caprices d'enfant, dont George +Sand relate un specimen tres caracteristique: + +"Un soir que nous avions dine chez Balzac d'une maniere etrange, je crois +que cela se composait de boeuf bouilli, d'un melon et de champagne frappe, +il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la +montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costume, un +bougeoir a la main, pour nous reconduire jusqu'a la grille du Luxembourg. +Il etait tard, l'endroit desert, et je lui observais qu'il se ferait +assassiner en rentrant chez lui. "Du tout, me dit-il; si je rencontre des +voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour +uu prince, et ils me respecteront." Il faisait une belle nuit calme. Il +nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumee dans un joli flambeau de +vermeil cisele, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore, +qu'il aurait bientot, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement +avoir pendant quelque temps. Il nous eut reconduits jusqu'a l'autre bout +de Paris, si nous l'avions laisse faire." + +Entre Balzac et George Sand il y avait antinomie de conception. Non +qu'elle eut une theorie preconcue lorsqu'elle commenca a ecrire; mais son +tour d'esprit devait la porter a idealiser les sentiments de ses +personnages, alors que Balzac suivait une impulsion toute contraire et +qu'il a definie a merveille dans un entretien avec madame Sand: "Vous +cherchez l'homme tel qu'il devrait etre; moi, je le prends tel qu'il est. +Croyez-moi, nous avons raison tous deux." Et, apres avoir indique son +propre procede qui consiste a grandir ses personnages dans leur laideur ou +leur betise, a donner a leurs difformites des proportions effrayantes ou +grotesques, il conclut en disant a sa rivale: "Idealisez dans le joli et +dans le beau, c'est un ouvrage de femme." + +Certes le premier roman de George Sand ne laisse rien prevoir du +developpement ulterieur de son genie. _Rose et Blanche, ou la Comedienne +et la Religieuse_, qu'elle composa en collaboration avec Jules Sandeau et +qui parut en fevrier 1832 sous le pseudonyme commun de J. Sand, porte la +marque de cette gaminerie blagueuse qui etait a la mode parmi les +neophytes du romantisme. C'est l'oeuvre d'un etudiant qui s'amuse et qui +ecrit a la hate sur un coin de table, etre enigmatique au sexe indecis, +avec des cheveux tombant sur les epaules et une de ces longues redingotes +a la proprietaire, descendant jusqu'aux talons, dont Hippolyte Chatiron a +precise la coupe: "Le tailleur prend mesure sur une guerite, et ca va a +tout un regiment." + +George Sand aussi travaillait sur commande, pour satisfaire au gout du +jour. Sans compter des articles et des fantaisies dans le _Figaro_, elle +publiait dans la _Revue de Paris_ une nouvelle, la _Prima Donna_, et, dans +la _Mode_ du 15 mars, la _Fille d'Albano_. Ce sont des bluettes. + +Apres deux sejours a Nohant au milieu et a la fin de 1831, elle revient a +Paris en avril 1832, amene Solange et s'installe quai Saint-Michel, au +cinquieme etage d'une grande maison d'ou elle a une vue superbe sur +Notre-Dame, Saint-Jacques la Boucherie et la Sainte-Chapelle. "J'avais, +ecrit-elle, du ciel, de l'eau, de l'air, des hirondelles, de la verdure +sur les toits." Disons plus exactement: trois petites pieces avec balcon +pour trois cents francs par an. Mais les etages etaient rudes a monter, +d'autant qu'il fallait porter Solange deja tres lourde. La portiere +faisait le menage pour quinze francs par mois; un gargotier du voisinage +apportait la nourriture, moyennant deux francs par jour. George Sand +savonnait, repassait son linge fin. Et elle etait plus heureuse que dans +le bien-etre materiel de Nohant. Elle avait emprunte quelque argent a +Henri de Latouche pour s'acheter des meubles, somme qui fut remboursee par +M. Dudevant. Dans cette existence etroite et presque miserable, elle +goutait les joies de la liberte et celles de la tendresse. "Vivre, +mandait-elle a Charles Duvernet, que c'est doux! que c'est bon! malgre les +chagrins, les maris, l'ennui, les dettes, les parents, les cancans, malgre +les poignantes douleurs et les fastidieuses tracasseries. Vivre, c'est +enivrant! Aimer, etre aime, c'est le bonheur, c'est le ciel!" Ici George +Sand laisse transparaitre l'enthousiasme de son premier amour vraiment +complet, autrement fougueux que les expansions d'antan avec Aurelien de +Seze. Elle confesse, en sa correspondance, l'ardeur qui circule dans ses +veines, qui bouillonne dans son sein. Nous sommes sous le premier consulat, +celui de Jules Sandeau. + +Il en resulta ce roman longuet, _Rose et Blanche_, ou il est malaise de +faire la part des deux collaborateurs. C'est un parallelisme assez factice +entre les destinees de Blanche la novice et de Rose la comedienne. La +lecture de ces cinq petits volumes laisse une impression monotone et +maussade. On se contente, a l'ordinaire, de parcourir le premier chapitre, +intitule "la Diligence," qui est un peu bien naturaliste. Jamais ce ton +faubourien ne se retrouvera dans l'oeuvre de George Sand. Il n'est meme +pas possible de transcrire certains passages plus que lestes. Il faut se +borner a reproduire le portrait de la soeur Olympie, qui grimpe sur +l'imperiale de la diligence et s'assied a cote d'un vieux dragon: "Le +militaire, c'etait son element. En avait-elle vu, des militaires, en +avait-elle vu! A Limoges, elle avait gueri de la gale le 35e d'infanterie +de ligne; a Lyon, tout le 12e de chasseurs lui avait passe par les mains +pour une colique contagieuse; aux frontieres, pendant la campagne de +Russie, elle avait recu des envois de blesses, des cargaisons de geles, +des convois d'amputes. Elle avait explore le hussard, cultive le canonnier, +analyse le tambour-maitre et monopolise le cuirassier. Le voltigeur +l'avait benie, le lancier l'avait adoree; et, dans une effusion de +reconnaissance, plus d'un l'avait embrassee, en depit de ses grosses +verrues et de sa joue profondement sillonnee par la petite verole; car +elle etait si laide qu'elle pouvait se passer de pudeur... Apres cinquante +ans d'une semblable existence, apres une vie d'emplatres, d'infections et +d'ordures, la soeur Olympie, rude et grossiere comme la charite active, +n'avait plus de sexe: ce n'etait ni un homme, ni une femme, ni un soldat, +ni une vierge; c'etait la force, le devouement, le courage incarne, +c'etait le bienfait personnifie, la providence habillee d'une robe noire +et d'une guimpe blanche." Aussi, quand le dragon lui offre une prise, +"Sensible! s'ecrie-t-elle, en enfoncant ses longs doigts osseux dans la +tabatiere et en portant a son nez une prise de tabac dont la moitie tomba +sur un rudiment de moustache grise qui couronnait sa levre superieure." + +De meme provenance gouailleuse est le recit des infortunes intimes d'un +_soprano_ masculin, ainsi que l'enumeration des professions de M. +Robolanti, "homme universel, industriel encyclopediste, voyageur europeen, +physicien, organiste, chef d'orchestre, instructeur de chiens, de serins +et de lievres, fabricant de the suisse, d'eau de Cologne, de pommade, +d'onguent odontalgique, de faux rateliers et de semelles impermeables." + +Pour reconnaitre la marque de George Sand, il faut s'arreter a certains +episodes: par exemple, au tome II, l'arrivee de l'archeveque qui rappelle +de tous points la visite du prelat a Nohant, au chevet de madame Dupin. +Dans _Rose et Blanche_ il a ete croque sur le vif: "Un homme court et gras, +a figure ronde et bourgeoise, taille pour faire un epicier, un voltigeur +de la garde nationale ou un adjoint de village. Sa robe violette, costume +si noble et si beau sur un homme pale et elance, ressemblait sur lui au +premier fourreau d'un gros marmot; sa ceinture de moire etait perdue sons +l'empietement du ventre sur la poitrine, et sa croix d'or, cherchant en +vain sa place entre un cou qui n'existait pas et un estomac qui n'existait +plus, occupait tout l'espace intermediaire entre le menton et l'ombilic." + +Quelques autres pages attestent encore la forme litteraire qui sera celle +de George Sand. Ainsi la description des Landes, au chapitre 5 du tome II, +mais surtout la peinture du couvent des Augustines, dirige par madame de +Lancastre, et ou d'innombrables details proviennent du sejour d'Aurore a +la communaute des Anglaises. De l'intrigue meme de _Rose et Blanche_ il +n'y a rien a retenir. Horace et Laorens sont deux jeunes hommes sans grand +relief. L'un aime la comedienne Rose, qui devient religieuse. L'autre, +apres avoir commis envers Blanche, alors idiote, le pire mefait qui se +puisse imaginer, la retrouve le jour ou elle va prononcer ses voeux, fait +scandale dans la chapelle, la contraint au mariage et la voit mourir au +sortir de la benediction nuptiale. Ce n'est ni du roman psychologique, ni +du roman feuilleton qui tienne la curiosite en haleine. Aussi bien George +Sand discernait-elle nettement les defauts de son oeuvre: "Je suis fort +aise, ecrit-elle a sa mere le 22 fevrier 1832, que mon livre vous amuse. +Je me rends de tout mon coeur a vos critiques. Si vous trouvez la soeur +Olympie trop troupiere, c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai +beaucoup connue, et je vous assure que, malgre ses jurons, c'etait la +meilleure et la plus digne des femmes... En somme, je vous ai dit que je +n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y a beaucoup de farces que je +desapprouve: je ne les ai tolerees que pour satisfaire mon editeur, qui +voulait quelque chose d'un peu _egrillard_. Vous pouvez repondre cela pour +me justifier aux yeux de Caroline, si la verdeur des mots la scandalise. +Je n'aime pas non plus les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans +le livre que j'ecris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes +collaborateurs que le nom, le mien n'etant pas destine a entrer jamais +dans le commerce du bel esprit." En effet, lorsqu'elle rompt avec Jules +Sandeau cette courte association intellectuelle, elle garde de lui une +partie de son nom pour en faire George Sand. Desormais elle a trouve sa +voie, son style, sa doctrine sociale, sa conception romanesque. C'est +_Indiana_ qu'elle compose durant l'hiver de 1831-1832. _Valentine_ va +suivre, puis _Lelia_: toute une serie d'oeuvres spontanees et hardies, +revelatrices d'un art nouveau et d'une pensee qui se libere. + + + + +CHAPITRE VII + +LE ROMAN FEMINISTE: _INDIANA_ ET _VALENTINE_ + + +Si, dans un bagage aussi complexe que celui de George Sand, toute +classification n'est pas fatalement artificielle et etroite, il semble +qu'on puisse diviser ses romans en quatre periodes ou categories: le roman +feministe, le roman socialiste, le roman champetre, et, durant les +dernieres annees, le roman purement sentimental et romanesque. Sa premiere +maniere est une revendication eclatante des droits de la femme. Dans la +douzieme des _Lettres d'un Voyageur_, elle discute le reproche, qui lui +est adresse par Desire Nisard, d'avoir voulu rehabiliter l'egoisme des +sens, d'avoir fait la metaphysique de la matiere et poursuivi un but +antisocial. Elle oppose une denegation formelle: "Vous dites, monsieur, +que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en +excepter quatre ou cinq, entre autres _Lelia_, que vous mettez au nombre +de mes plaidoyers contre l'institution sociale, et ou je ne sache pas +qu'il en soit dit un mot... _Indiana_ ne m'a pas semble non plus, lorsque +je l'ecrivais, pouvoir etre une apologie de l'adultere. Je crois que dans +ce roman (ou il n'y a pas d'adultere commis, s'il m'en souvient bien), +_l'amant (ce roi de mes livres)_, comme vous l'appelez spirituellement a +un pire role que le mari. _Le Secretaire intime_ a pour sujet (si je ne me +trompe pas absolument sur mes intentions) les douceurs de la fidelite +conjugale. _Andre_ n'est ni _contre_ le mariage, ni _pour_ l'amour +adultere, _Simon_ se termine par l'hymenee, ni plus ni moins qu'un conte +de Perrault ou de madame d'Aulnoy; et enfin dans _Valentine_, dont le +denoument n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalite +intervient pour empecher la femme adultere de jouir, par un second mariage, +d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre." Mais la critique de Desire +Nisard va plus loin et revet un caractere de grief personnel: "Il serait +peut-etre, ecrivait-il, plus heroique a qui n'a pas eu le bon lot, de ne +pas scandaliser le monde avec son malheur en faisant d'un cas prive une +question sociale." Pour completer cet argument _ad hominem_--ou plutot _ad +feminam_--Nisard ajoute: "La ruine des maris, ou tout au moins leur +impopularite, tel a ete le but des ouvrages de George Sand." Voici sa +replique: "Oui, monsieur, la ruine des _maris_, tel eut ete l'objet de mon +ambition, si je me fusse senti la force d'etre un _reformateur_." A quoi +se bornait donc son dessein? A attaquer les abus, les ridicules, les +prejuges et les vices du temps. Si elle a incrimine les _lois sociales_, +elle n'y a apporte aucune arriere-pensee subversive: "Qui pouvait me +supposer l'intention de refaire les lois du pays?" Et, quand des +saint-simoniens, philanthropes consciencieux, a la recherche de la verite, +lui ont demande ce qu'elle mettrait a la place des maris, "je leur ai +repondu naivement, dit-elle, que c'etait le _mariage_, de meme qu'a la +place des pretres, qui ont tant compromis la religion, je crois que c'est +la religion qu'il faut mettre." Enfin, pour excuser ses defaillances et +justifier ses aspirations, elle se place sous l'invocation de la _justice_, +"eternel reve des coeurs simples." + +_Indiana_ parut le 19 mai 1832. Dans l'_Histoire de ma Vie_, George Sand +affirme que ce roman, compose a Nohant, fut commence sans projet et sans +espoir, voire meme sans aucun plan, mais surtout sans aucune des visees +sociales que la critique affecta d'y decouvrir. "On n'a pas manque, +poursuit-elle, de dire qu'_Indiana_ etait ma personne et mon histoire. Il +n'en est rien." Admettons la veracite de cette declaration. C'est a l'insu +de l'ecrivain que sont venus sous sa plume, a la faveur de la fiction, les +souvenirs de ses tristesses conjugales. Les malheurs d'Indiana ressemblent +a ceux d'Aurore; il y a une parente intellectuelle et morale, assez +facheuse d'ailleurs, entre le colonel Delmare, "vieille bravoure en +demi-solde," et Casimir Dudevant, officier demissionnaire. + +Aussi bien, pour decouvrir l'idee maitresse et directrice d'_Indiana_, il +ne suffit pas de suivre les peripeties du roman, il convient encore de +comparer les deux prefaces, celle de 1832 et celle de 1842. La premiere +est modeste et plaide presque les circonstances attenuantes pour les +audaces de l'ouvrage: "Si quelques pages de ce livre encouraient le grave +reproche de tendance vers des croyances nouvelles, si des juges rigides +trouvaient leur allure imprudente et dangereuse, il faudrait repondre a la +critique qu'elle fait beaucoup trop d'honneur a une oeuvre sans +importance... Le narrateur n'a point la pretention de cacher un +enseignement grave sous la forme d'un conte; il ne vient pas donner _son +coup de main_ a l'edifice qu'un douteux avenir nous prepare, _son coup de +pied_ a celui du passe qui s'ecroule. Il sait trop que nous vivons dans un +temps de ruine morale, ou la raison humaine a besoin de rideaux pour +attenuer le trop grand jour qui l'eblouit. S'il s'etait senti assez docte +pour faire un livre vraiment utile, il aurait adouci la verite, au lieu de +la presenter avec ses teintes crues et ses effets tranchants. Ce livre-la +eut fait l'office des lunettes bleues pour les yeux malades." + +De ce meme style qui n'est pas exempt de mauvais gout, le romancier se +defend de "prendre des conclusions sur le grand proces entre l'avenir et +le passe" et de "s'affubler de la robe du philosophe." Il n'aura garde de +"porter la main sur les grandes plaies de la civilisation agonisante--il +faut etre si sur de pouvoir les guerir, quand on se risque a les sonder!" +Apres nous avoir atteste qu'il n'emploiera pas son talent, "s'il en avait, +a foudroyer les autels renverses," il aboutit a cette conclusion ampoulee: +"Vous verrez que, s'il n'a pas effeuille des roses sur le sol ou la loi +parque nos volontes comme des appetits de mouton, il a jete des orties sur +les chemins qui nous en eloignent." Nous apprenons qu'Indiana, c'est un +type d'etre faible qui represente les passions comprimees ou supprimees +par les lois. Car George Sand, disciple de Jean-Jacques, estime que +l'oeuvre de l'Etre supreme est pervertie par notre pretendue civilisation. +De la les protestations qu'elle formule contre les iniquites sociales, +tout en declarant, dans une langue singuliere, n'avoir pas pour son livre +"le naif amour paternel qui emmaillote les productions rachitiques de ces +jours d'avortements litteraires." + +En 1842, la pensee et les metaphores de George Sand sont mieux +equilibrees. Dans cette seconde preface, elle proclame qu'_Indiana_ et la +plupart de ses premiers romans sont bases sur une meme donnee: le rapport +mal etabli entre les sexes, par le fait de la societe. Dix annees de +reflexion ou plutot de noviciat, le spectacle des miseres humaines, le +commerce, dit-elle, de "quelques vastes intelligences religieusement +interrogees"--c'est-a-dire de Lamennais, de Pierre Leroux, de Michel (de +Bourges)--ont elargi son horizon. Elle confirme et accentue la these +d'_Indiana_, en paraphrasant le vers de Polyeucte: + + Je le ferais encor si j'avais a le faire. + +Elle a conscience de s'etre acquittee d'une tache utile et necessaire. +"J'ai cede, dit-elle, a un instinct puissant de plainte et de reproche que +Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d'inutile, pas meme les plus +chetifs etres." Aussi bien la cause qu'elle defendait etait celle de la +moitie du genre humain, et s'elevait bien au-dessus de la poursuite d'un +profit particulier ou de l'apologie d'un interet personnel. C'est alors +qu'elle formule une theorie qui recele en substance les revendications +actuelles du feminisme: "J'ai ecrit _Indiana_ avec le sentiment non +raisonne, il est vrai, mais profond et legitime, de l'injustice et de la +barbarie des lois qui regissent encore l'existence de la femme dans le +mariage, la famille et la societe... La guerre sera longue et rude; mais +je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d'une si +belle cause, et je la defendrai tant qu'il me restera un souffle de vie." +Apotre des droits de la femme dans cette preface, George Sand oublie sans +nul doute qu'elle s'est inflige a elle-meme un dementi, en ecrivant a la +page 235 d'_Indiana_: "La femme est imbecile par nature." + +Si les theses proposees sont discutables et captieuses, le roman en soi +est attachant. L'intrigue n'offre aucune complication. Indiana, ame +sentimentale et romanesque, souffre aupres du colonel Delmare. Ce rude +personnage a jure de tuer quiconque braconne sur ses terres. Il atteint +ainsi, mais d'un coup de fusil charge de gros sel, un jeune voisin, Raymon +de Ramiere, qui escaladait son mur pour rendre visite a Noun, une creole, +soubrette d'Indiana. Assez vite, d'ailleurs, le Don Juan provincial est +las de la femme de chambre en tablier blanc et en madras. Il ne +demanderait qu'a passer de l'escalier de service au grand escalier. Noun +s'en apercoit et se jette dans la riviere prochaine. Indiana n'a-t-elle +rien devine ou ne s'alarme-t-elle pas de succeder a sa cameriste? Du moins +elle s'eprend de Raymon de Ramiere, malgre les adjurations de sir Ralph +Brown qui tient aupres d'elle l'emploi de soupirant volontairement +platonique. Elle suit son mari a l'ile Bourbon, mais sans pouvoir oublier +l'amour qui la possede. Dans un acces d'exaltation, elle s'embarque pour +la France, afin de rejoindre Raymon. Elle le trouve marie. Crise de +desesperance. Ralph la soigne, la guerit, et tous deux vont terminer leurs +jours dans quelque chaumiere indienne, renouvelee de Bernardin de +Saint-Pierre. Ainsi se manifeste l'apophtegme de George Sand: "L'amour est +un contrat aussi bien que le mariage." La demonstration semble assez +sinueuse. + +Il est deplaisant que les rendez-vous de Raymon et de Noun aient lieu dans +la chambre meme d'Indiana absente, "ou des orangers en fleurs repandaient +leurs suaves emanations, des bougies diaphanes brulaient dans les +candelabres." Noun a pris soin d'effeuiller sur le parquet des roses du +Bengale et de semer le divan de violettes. Elle a prepare un souper fin, +et pourtant les regards de Raymon ne se dirigent pas vers les fruits et +les flacons du gueridon, mais vers ce qui lui rappelle Indiana: ses livres, +son metier, sa harpe, les gravures de l'ile Bourbon, et "surtout ce petit +lit a demi cache sous les rideaux de mousseline, ce lit blanc et pudique +comme celui d'une vierge, orne au chevet, en guise de rameau benit, d'une +palme enlevee peut-etre, le jour du depart, a quelque arbre de la patrie." +Accueilli par la cameriste, c'est a la maitresse qu'il va songer. Noun +cependant a fait des frais de toilette, avec la garde-robe de madame +Delmare, mais toute cette elegance est visiblement empruntee. Elle a force +le decolletage. Voici comment George Sand nous l'explique: "Indiana eut +ete plus cachee, son sein modeste ne se fut trahi que sous la triple gaze +de son corsage; elle eut peut-etre orne ses cheveux de camelias naturels, +mais ce n'est pas dans ce desordre excitant qu'ils se fussent joues sur sa +tete; elle eut pu emprisonner ses pieds dans des souliers de satin, mais +sa chaste robe n'eut pas ainsi trahi les mysteres de sa jambe mignonne." +Bref, Raymon est sature des amours ancillaires. Il demande a monter en +grade, c'est-a-dire a descendre de la mansarde a l'appartement. + +Pour traduire ces fluctuations d'un amour qui va de l'office au boudoir, +George Sand use assez volontiers du style hyperbolique et fleuri, a la +mode de 1830. Ce sont des exclamations: "Pauvre enfant! si jeune et si +belle, avoir deja tant souffert!" Ou bien de singulieres manifestations de +tendresse: "Je vous aurais portee dans mes bras pour empecher vos pieds de +se blesser; je les aurais rechauffes de mon haleine." Comment madame +Delmare accueille-t-elle ces declarations adressees a ses pieds? Avec +quelque complaisance, ce semble. "Si l'on mourait de bonheur, Indiana +serait morte en ce moment." Il est vrai que Raymon hausse le ton et secoue +furieusement les cordes de sa lyre: "Tu es la femme que j'avais revee, la +purete que j'adorais, la chimere qui m'avait toujours fui, l'etoile +brillante qui luisait devant moi pour me dire: "Marche encore dans cette +vie de misere, et le ciel t'enverra un de ses anges pour t'accompagner. De +tout temps, tu m'etais destinee, ton ame etait fiancee a la mienne!... +Vois-tu, Indiana, tu m'appartiens, tu es la moitie de mon ame, qui +cherchait depuis longtemps a rejoindre l'autre... Ne me reconnais-tu pas? +ne te semble-t-il pas qu'il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus? Ne +t'ai-je pas reconnue, ange, lorsque tu etanchais mon sang avec ton voile, +lorsque tu placais ta main sur mon coeur eteint pour y ramener la chaleur +et la vie?" Et des pages entieres se deroulent ainsi sur le mode +declamatoire. Raymon s'y abandonne avec une particuliere volubilite. Au +matin, quand il se retrouve dans cet appartement, ou, suivant l'etrange +expression de George Sand, Noun s'etait endormie souveraine et reveillee +femme de chambre, il se jette a genoux, "la face tournee contre ce lit +foule et meurtri qui le faisait rougir," et il profere une invocation: "O +Indiana! s'ecrie-t-il en se tordant les mains, t'ai-je assez outragee!... +Repousse-moi, foule-moi aux pieds, moi qui n'ai pas respecte l'asile de ta +pudeur sacree; moi qui me suis enivre de tes vins comme un laquais, cote a +cote avec ta suivante; moi qui ai souille ta robe de mon haleine maudite +et ta ceinture pudique de mes infames baisers sur le sein d'une autre; moi +qui n'ai pas craint d'empoisonner le repos de tes nuits solitaires, et de +verser jusque sur ce lit que respectait ton epoux lui-meme les influences +de la seduction et de l'adultere! Quelle securite trouveras-tu desormais +derriere ces rideaux dont je n'ai pas craint de profaner le mystere? Quels +songes impurs, quelles pensees acres et devorantes ne viendront pas +s'attacher a ton cerveau pour le dessecher? Quels fantomes de vice et +d'insolence ne viendront pas ramper sur le lin virginal de ta couche? Et +ton sommeil, pur comme celui d'un enfant, quelle divinite chaste voudra le +proteger maintenant? N'ai-je pas mis en fuite l'ange qui gardait ton +chevet? N'ai-je pas ouvert au demon de la luxure l'entree de ton alcove? +Ne lui ai-je pas vendu ton ame? et l'ardeur insensee qui consume les +flancs de cette creole lascive ne viendra-t-elle pas, comme la robe de +Dejanire, s'attacher aux tiens pour les ronger? Oh! malheureux! coupable +et malheureux que je suis! que ne puis-je laver de mon sang la honte que +j'ai laissee sur cette couche!" + +Raymon de Ramiere pourrait continuer longtemps sur ce ton, si Noun +n'arrivait avec son madras et son tablier, et ne s'etonnait de le voir +agenouille, baisant et arrosant de ses larmes le lit d'Indiana. Elle crut +qu'il faisait sa priere. Et George Sand ajoute: "Elle ignorait que les +gens du monde n'en font pas." Noun etait naive, Indiana pareillement. Le +romancier se charge de nous en faire part: "Femmes de France, vous ne +savez pas ce que c'est qu'une creole." Desormais c'est suffisamment +explique. + +Par bonheur, et pour effacer l'impression de ce pathos, il est des pages +charmantes dans la partie descriptive. Voici, notamment, un paysage +nocturne, qui encadre un rendez-vous d'amour: "Il fallait traverser la +riviere pour entrer dans le parterre, et le seul passage en cet endroit +etait un petit pont de bois jete d'une rive a l'autre; le brouillard +devenait plus epais encore sur le lit de la riviere, et Raymon se +cramponna a la rampe pour ne pas s'egarer dans les roseaux qui croissaient +autour de ses marges. La lune se levait alors, et, cherchant a percer les +vapeurs, jetait des reflets incertains sur ces plantes agitees par le vent +et par le mouvement de l'eau. Il y avait, dans la brise qui glissait sur +les feuilles et frissonnait parmi les remous legers, comme des plaintes, +comme des paroles humaines entrecoupees. Un faible sanglot partit a cote +de Raymon, et un mouvement soudain ebranla les roseaux; c'etait un courlis +qui s'envolait a son approche." Ne trouvez-vous pas dans cette peinture +des touches delicates qui rappellent le procede de Jean-Jacques et +evoquent la vision d'une toile de Corot? + +Entre les divers jugements, presque tous elogieux, que provoqua _Indiana_, +nous retiendrons seulement celui d'Alfred de Musset, sans ajouter creance +a une anecdote de Paul de Musset: il pretend que son frere avait rature +sur les premieres pages du roman tous les adjectifs inutiles et que +l'exemplaire tomba sous les yeux de George Sand, cruellement atteinte dans +son amour-propre litteraire. Ce recit ne concorde guere avec la lettre et +les vers, si enthousiastes, qu'Alfred de Musset adressa, le 24 juin 1833, +a l'auteur d'_Indiana_: + +"Madame, + +"Je prends la liberte de vous envoyer quelques vers que je viens d'ecrire +en relisant un chapitre d'_Indiana_, celui ou Noun recoit Raymon dans la +chambre de sa maitresse. Leur peu de valeur m'avait fait hesiter a les +mettre sous vos yeux, s'ils n'etaient pour moi une occasion de vous +exprimer le sentiment d'admiration sincere et profonde qui les a inspires. + +"Agreez, Madame, l'assurance de mon respect. Alfred de MUSSET." + + Sand, quand tu l'ecrivais, ou donc l'avais-tu vue, + Cette scene terrible ou Noun, a demi-nue, + Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymon? + Qui donc te la dictait, cette page brulante + Ou l'amour cherche en vain, d'une main palpitante, + Le fantome adore de son illusion? + En as-tu dans le coeur la triste experience? + Ce qu'eprouve Raymond, te le rappelais-tu? + Et tous ces sentiments d'une vague souffrance + Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d'un vide immense, + As-tu reve cela, George, ou t'en souviens-tu? + N'est-ce pas le reel dans toute sa tristesse, + Que cette pauvre Noun, les yeux baignes de pleurs, + Versant a son ami le vin de sa maitresse, + Croyant que le bonheur, c'est une nuit d'ivresse, + Et que la volupte, c'est le parfum des fleurs? + Et cet etre divin, cette femme angelique, + Que dans l'air embaume Raymon voit voltiger, + Cette frele Indiana, dont la forme magique + Erre sur les miroirs comme un spectre leger, + O George! n'est-ce pas la pale fiancee + Dont l'Ange du desir est l'immortel amant? + N'est-ce pas l'Ideal, cette amour insensee + Qui sur tous les amours plane eternellement? + Ah! malheur a celui qui lui livre son ame, + Qui couvre de baisers sur le corps d'une femme + Le fantome d'une autre, et qui sur la beaute + Veut boire l'Ideal dans la realite! + Malheur a l'imprudent qui, lorsque Noun l'embrasse, + Peut penser autre chose, en entrant dans son lit, + Sinon que Noun est belle et que le temps qui passe + A compte sur ses doigts les heures de la nuit! + + Demain viendra le jour; demain, desabusee, + Noun, la fidele Noun, par la douleur brisee, + Rejoindra sous les eaux l'ombre d'Ophelia; + Elle abandonnera celui qui la meprise, + Et le coeur orgueilleux qui ne l'a pas comprise + Aimera l'autre en vain,--n'est-ce pas, Lelia? + +_Valentine_, qui parut trois mois apres _Indiana_, avait ete composee a +Nohant et achevee pendant les journees caniculaires de l'ete de 1832. Le 6 +aout de cette annee, George Sand mandait a sa mere: "Je ne puis mieux +faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de travailler a _Valentine_." +Ce second roman est d'une contexture superieure au premier. Les campagnes +du Berry ou il se deroule ont inspire fort heureusement l'ecrivain, a qui +elles etaient familieres. "Cette _Vallee Noire_, si inconnue, lisons-nous +dans la preface, ce paysage sans grandeur, sans eclat, qu'il faut chercher +pour le trouver, et cherir pour l'admirer, c'etait le sanctuaire de mes +premieres, de mes longues, de mes continuelles reveries. Il y avait +vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutiles, dans ces chemins +raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont +les rives ne sont praticables qu'aux enfants et aux troupeaux." La these +de _Valentine_ est la meme que celle d'_Indiana_. George Sand a voulu +montrer les dangers et les douleurs des unions mal assorties. "Il parait, +ajoute-t-elle, que, croyant faire de la prose, j'avais fait du +Saint-Simonisme sans le savoir." + +Elle pretend n'avoir ni vu si loin ni vise si haut. Elle demandait a la +litterature le pain quotidien: "J'etais obligee d'ecrire et j'ecrivais." + +L'intrigue de ce nouveau roman est assez attachante. Valentine, mariee a +un gentilhomme egoiste et cupide, M. de Lansac, aime un simple campagnard, +Benedict, qui, comme la plupart des heros de George Sand, n'a pas de +profession. C'est le fils de la nature, en face de ce Lansac, produit +d'une civilisation factice. Il sera aime de reste, le seduisant Benedict, +par toutes celles qui l'approchent, par la riche Athenais, fille du gros +fermier Lhery, par Louise, soeur ainee de Valentine, qui a du quitter le +toit familial a la suite d'une faute de jeunesse. Entre les trois d'abord +son coeur balance, puis s'arrete definitivement a Valentine. Sa tendresse +sera payee de retour. Cette fille noble aimera ce virtuose de l'amour, a +la fois poete et laboureur. "J'etais nee, dit-elle, pour etre fermiere." +Et elle ressentira la premiere commotion en jouant a cache-cache et a +colin-maillard, a la nuit tombante, dans les pres du pere Lhery, apres un +plantureux repas arrose de champagne. Benedict, guide, ce semble, par +l'instinct de l'amour--ou peut-etre en regardant sous le +bandeau--atteignait toujours Valentine, la saisissait et, feignant de ne +pas la reconnaitre, la gardait dans ses bras un peu plus longtemps qu'il +n'etait necessaire. "Ces jeux-la, observe George Sand, sont la plus +dangereuse chose du monde." + +En quoi consistait le charme de Benedict, si irresistible qu'il s'emparait +de la chaste Valentine, qu'on nous depeint comme la plus belle oeuvre de +la creation et qui s'amourache d'un paysan? Voici les passages ou le +romancier trace le portrait de son heros. Benedict, doue d'une voix +harmonieuse, chante non loin du chateau. Valentine s'approche de la +fenetre, l'ecoute et le regarde, tandis qu'il descend le sentier: +"Benedict n'etait pas beau; mais sa taille etait remarquablement elegante. +Son costume rustique, qu'il portait un peu theatralement, sa marche legere +et assuree sur les bords du ravin, son grand chien blanc tachete qui +bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur et assez +puissant pour suppleer chez lui a la beaute du visage, toute cette +apparition dans une scene champetre qui, par les soins de l'art, +spoliateur de la nature, ressemblait assez a un decor d'opera, c'etait de +quoi emouvoir un jeune cerveau." Et ailleurs: "Benedict n'etait pas +absolument depourvu de beaute. Son teint etait d'une paleur bilieuse, ses +yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front etait vaste et d'une +extreme purete." Or, Valentine le trouve autrement attrayant que son +correct et flegmatique fiance, M. de Lansac, secretaire d'ambassade. Il +est vrai que celui-ci ne songeait pas a se pencher au-dessus d'un ruisseau +pour y contempler, comme dans un miroir, l'image gracieuse de Valentine. +Benedict avait de ces attentions romanesques. D'ou son charme victorieux. +"Benedict, pale, fatigue, pensif, les cheveux eu desordre; Benedict, vetu +d'habits grossiers et couvert de vase, le cou nu et hale; Benedict, assis +negligemment au milieu de cette belle verdure, au-dessus de ces belles +eaux; Benedict, qui regardait Valentine a l'insu de Valentine, et qui +souriait de bonheur et d'admiration, Benedict alors etait un homme; un +homme des champs et de la nature, un homme dont la male poitrine pouvait +palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant lui-meme dans la +contemplation de ce que Dieu a cree de plus beau. Je ne sais quelles +emanations magnetiques nageaient dans l'air embrase autour de lui; je ne +sais quelles emotions mysterieuses, indefinies, involontaires, firent tout +d'un coup battre le coeur ignorant et pur de la jeune comtesse." + +Toujours est-il que le magnetisme opere, et nous l'entrevoyons a travers +des descriptions qui meriteraient d'etre confrontees avec certaines pages +de _Madame Bovary_. La melancolie, "ce mal terrible qui avait envahi la +destinee de Benedict dans sa fleur", a une influence si communicative que +Valentine cede au sortilege. La veille de son mariage, elle accorde, au +fond du parc, une entrevue a Benedict, qui se montre "le plus timide des +amants et le plus heureux des hommes." Meme scene, a huis clos, la nuit +des noces. Benedict pleurait beaucoup; c'etait un preservatif. Et M. de +Lansac lui laissait le champ libre, ayant accepte une migraine opportune +invoquee par Valentine. De la une scene assez pathetique d'hallucination +ou de somnambulisme, a laquelle Benedict assiste avec emotion et qui lui +revele un amour partage. Puis, a deux heures du matin, au pied du lit de +Valentine, il lui ecrit une lettre d'adieu, avant de s'evader par la +fenetre. Cette lettre est un beau morceau de prose. En voici la +peroraison: "Je viens de m'approcher de vous, vous dormez, vous etes +calme. Oh! si vous saviez comme vous etes belle! oh! jamais, jamais une +poitrine d'homme ne renfermera sans se briser tout l'amour que j'avais +pour vous. Si l'ame n'est pas un vain souffle que le vent disperse, la +mienne habitera toujours pres de vous. Le soir, quand vous irez au bout de +la prairie, pensez a moi si la brise souleve vos cheveux, et si, dans ses +froides caresses, vous sentez courir tout a coup une haleine embrasee: la +nuit, dans vos songes, si un baiser mysterieux vous effleure, +souvenez-vous de Benedict." + +Une situation aussi tendue ne saurait se denouer que de facon tragique. M. +de Lansac a ete tue en duel. Valentine va donc pouvoir epouser Benedict. +Deja il entonne l'epithalame: "Tu seras suzeraine dans la chaumiere du +ravin; tu courras parmi les taillis avec ta chevre blanche. Tu cultiveras +tes fleurs toi-meme; tu dormiras sans crainte et sans souci sur le sein +d'un paysan. Chere Valentine, que tu seras belle sous le chapeau de paille +des faneuses!" Eh bien! non, Benedict meurt sous la fourche d'un paysan +jaloux qui le soupconnait de courtiser sa femme, alors qu'elle favorisait +les rendez-vous de Valentine. Et celle-ci succombe au desespoir. Le +denouement pessimiste de _Valentine_ succede au denouement florianesque et +mystique d'_Indiana_. + + + + +CHAPITRE VIII + +_LELIA_ + + +_Lelia_ parut au mois d'aout 1833. George Sand, en l'ecrivant, etait dans +la periode desesperee, desemparee, qui va de la fin de Jules Sandeau au +commencement d'Alfred de Musset, et ou nous verrons passer un jour, un +seul jour, et fuir a la hate--plus prestement que Galatee vers les +saules--la silhouette de Prosper Merimee. Le succes litteraire etait venu +avec _Indiana_, avec _Valentine_, sans satisfaire l'ame inquiete de la +femme a qui Jules Sandeau avait laisse un morceau de son nom et qui etait +en train d'illustrer celui de George Sand. Du moins ces deux ouvrages, +avantageusement vendus a un editeur, avaient procure a la romanciere un +capital de trois mille francs qui lui permit de regler son arriere, +d'avoir une servante et de s'accorder un peu plus d'aisance. En meme temps, +elle recut des propositions de collaboration reguliere a la _Revue de +Paris_ et a la _Revue des Deux Mondes_. Elle donna la preference a +celle-ci, dont Francois Buloz avait pris la direction en groupant autour +de lui les plus eminents litterateurs. A George Sand il assurait par +contrat une rente annuelle de quatre mille francs, en echange de +trente-deux pages d'ecriture toutes les six semaines. Vers cette epoque, a +la faveur du bien-etre qui arrivait, l'auteur d'_Indiana_ quitta le petit +logement au cinquieme du quai Saint-Michel, pour aller s'installer 19 quai +Malaquais. Le bonheur ne l'y suivit pas. Le 12 decembre 1832, elle ecrit a +Maurice: "Nous avons un appartement chaud comme une etuve; nous voyons de +grands jardins et nous n'entendons pas le moindre bruit du dehors. Le soir, +c'est silencieux et tranquille comme Nohant: c'est tres commode pour +travailler. Aussi je travaille beaucoup." Dans l'_Histoire de ma Vie_, +elle fournit quelques details complementaires: "Les grands arbres des +jardins environnants faisaient un epais rideau de verdure ou chantaient +les merles et ou babillaient les moineaux avec autant de laisser-aller +qu'en pleine campagne. Je me croyais donc en possession d'une retraite et +d'une vie conformes a mes gouts et a mes besoins. Helas! bientot je devais +soupirer, la comme partout, apres le repos, et bientot courir en vain, +comme Jean-Jacques, a la recherche d'une solitude." C'est, en effet, au +quai Malaquais que survint la rupture avec Jules Sandeau, qui avait ete +l'hote fort apprecie de la mansarde du quai Saint-Michel. La crise fut +soudaine. Au debut de 1833, George Sand eut l'idee de faire une aimable +surprise a Sandeau et de revenir de Nohant sans l'avertir. En arrivant au +logis, elle le trouva dans l'intime compagnie d'une blanchisseuse, Indiana +etait suppleee par Noun! Il se conduisait comme un simple Dudevant. +L'amour libre ne valait donc pas mieux que le mariage? Ce fut pour George +Sand un effondrement. Vainement celui qu'elle avait congedie essaya de +s'excuser et de rentrer en grace. Elle fut, a bon droit, inexorable. Et +voici comment elle econduisit ses supplications, le 15 avril 1833: + +"Je veux croire votre lettre sincere, et, dans ce cas, l'absence pourra +seule vous guerir. Si, apres cette reponse, vous persistiez dans des +pretentions que je ne pourrais plus attribuer a la folie, j'aurais pour +vous fermer ma porte des motifs plus imperieux et plus decisifs encore. +Aussi, quelle que soit l'explication que vous preferiez pour la lettre +inexplicable que vous m'avez envoyee, je vous prie absolument, +litteralement et definitivement, de ne plus vous presenter chez moi." + +On sent en elle la brisure d'ame. Elle s'ouvre a celui qui fut l'ami +sincere et desinteresse de toute sa vie, l'avocat Francois Rollinat, de +Chateauroux: "Je ne t'ai pas donne signe de souvenir et de vie depuis bien +des mois. C'est que j'ai vecu des siecles; c'est que j'ai subi un enfer +depuis ce temps-la. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma +position est exterieurement calme, independante, avantageuse. Mais, pour +arriver la, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai traverses... Cette +independance si cherement achetee, il faudrait savoir en jouir, et je n'en +suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans, et rien dans la vie +ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de passions profondes, plus de +joies vives. Tout est dit. J'ai double le cap." + +Si, en se separant de Sandeau, elle avait tranche dans le vif, avec la +rudesse d'amputation chirurgicale qui lui etait familiere, elle souffrit +neanmoins, et tres cruellement, dans son amour et dans son amour-propre. +Sa vie et celle de son compagnon etaient si etroitement enchevetrees qu'il +y eut une liquidation difficile. Chacun dut reprendre sa part de mobilier, +mais le plus gros lot revenait a George Sand qui fournissait a peu pres +tout l'argent du menage. Sandeau en convient implicitement dans son roman +_Marianna_, ou certain Henry accepte volontiers les subsides de sa +maitresse, puisqu'ils ont tout mis en commun. Sur cette pente, on risque +de glisser jusqu'a Des Grieux. + +George Sand, qui avait la bourse aussi liberalement ouverte que le coeur, +paya tout ce qu'il fallait pour reconquerir sa pleine liberte. Temoin +cette lettre, du mois de juin 1833, a un jeune medecin, Emile Regnault, +qui l'avait soignee et qui etait le grand ami de Jules Sandeau: + +"Je viens d'ecrire a M. Desgranges pour lui donner conge de l'appartement +de Jules et lui demander quittance des deux termes echus que je veux payer; +l'appartement sera donc a ma charge jusqu'au mois de janvier 1834... Je +reprends chez moi le reste de mes meubles. Je ferai un paquet de quelques +hardes de Jules, restees dans les armoires, et je les ferai porter chez +vous, car je desire n'avoir aucune entrevue, aucune relation avec lui a +son retour, qui, d'apres les derniers mots de sa lettre, que vous m'avez +montree, me parait devoir ou pouvoir etre prochain. J'ai ete trop +profondement blessee des decouvertes que j'ai faites sur sa conduite, pour +lui conserver aucun autre sentiment qu'une compassion affectueuse. +Faites-lui comprendre, tant qu'il en sera besoin, que rien dans l'avenir +ne peut nous rapprocher. Si cette dure commission n'est pas necessaire, +c'est-a-dire si Jules comprend de lui-meme qu'il doit en etre ainsi, +epargnez-lui le chagrin d'apprendre qu'il a tout perdu, meme mon estime. +Il a sans doute perdu la sienne propre. Il est assez puni." + +Elle avait fait d'ailleurs, pour le tenir a distance, tous les sacrifices +utiles. C'est avec l'argent qu'elle lui transmit qu'il put effectuer un +voyage en Italie, cette meme annee 1833. George Sand, en lui fermant sa +porte, en lui retirant le souper, le gite et le reste, lui laissait du +moins un viatique. Elle le congediait en l'indemnisant. C'est le principe +de la loi sur les accidents du travail. + +Un philosophe a dit: "Une femme peut n'avoir qu'un amant, mais elle ne +peut pas n'en avoir que deux." Quand la serie est commencee, il faut +poursuivre. George Sand continua. _Alea jacta est_. Instituons donc une +chronologie. Le second fut encore un homme de lettres, mais qui ne fit que +passer, comme l'ombre sur la muraille dont parle Platon. Prosper Merimee +et George Sand n'avaient rien de ce qui importait, ni pour se complaire ni +meme pour se comprendre. Ce fut une deplorable experience, sans lendemain. +Sainte-Beuve y joua-t-il le role facheux de truchement et d'intermediaire? +Lui ecrivit-elle apres coup: "Vous me l'avez prete, je vous le rends?" En +tous cas, il exerca en cette occurrence l'emploi de confident. Elle lui +explique comment, "deja tres vieille et encore un peu jeune", elle commit +cette grossiere erreur, sans enthousiasme, par nonchalance et +desoeuvrement. Elle avait des pensees de suicide. Prete a s'aller noyer, +elle se raccrocha a une branche qui manquait de solidite: + +"Un de ces jours d'ennui et de desespoir, je rencontrai un homme qui ne +doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien a ma +nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina +entierement; pendant huit jours je crus qu'il avait le secret du bonheur, +qu'il me l'apprendrait, que sa dedaigneuse insouciance me guerirait de mes +pueriles susceptibilites. Je croyais qu'il avait souffert comme moi, et +qu'il avait triomphe de sa sensibilite anterieure. Je ne sais pas encore +si je me suis trompee, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa +pauvrete." + +Apres bien des digressions, elle poursuit sa confession en ces termes: +"Enfin je me conduisis a trente ans, comme une fille de quinze ne l'eut +pas fait... L'experience manqua completement. Je pleurai de souffrance, +de degout, de decouragement. Au lieu de trouver une affection capable de +me plaindre et de me dedommager, je ne trouvai qu'une raillerie amere et +frivole. Si Prosper Merimee m'avait comprise, il m'eut peut-etre aimee, et +s'il m'eut aimee, il m'eut soumise, et si j'avais pu me soumettre a un +homme, je serais sauvee, car la liberte me ronge et me tue. Mais il ne me +connut pas assez, et au lieu de lui en donner le temps, je me decourageai +tout de suite." + +Et voici la conclusion du melancolique episode: "Apres cette _anerie_, +je fus plus consternee que jamais, et vous m'avez vue en humeur de suicide +tres reelle." + +De l'aventure et de la lettre ou elle est resumee avec toute la sincerite +d'un _mea culpa_, il sied de retenir cette phrase decisive: "Je ne me +convainquis pas assez d'une chose, c'est que j'etais absolument et +completement Lelia." Elle l'ecrit un mois avant la publication du roman, +mais deja elle en avait lu les principaux passages a Sainte-Beuve qui, au +lendemain de la lecture, le 10 mars 1833, lui adressait ses felicitations +et ses remerciements enthousiastes. Ce morceau d'intime critique +litteraire a ete publie par M. de Spoelberch de Lovenjoul, dans la +_Veritable Histoire de "Elle et Lui_." C'est la consecration du talent ou +plutot du genie de George Sand par le juge le plus avise: + +"Madame, je ne veux pas tarder a vous dire combien la soiree d'hier et ce +que j'y ai entendu m'a deja fait penser depuis, et combien _Lelia_ m'a +continue et pousse plus loin encore dans mon admiration serieuse et mon +amitie sentie pour vous... Ce sera votre livre de philosophie, votre vue +generale sur le monde et la vie. Tous vos romans suivants en seront +eclaires d'en haut et y gagneront une autorite grave qui ne leur serait +venue que plus lentement... Je ne vous dirai jamais assez combien j'ai ete +saisi de tant de fermete, de suite et d'abondance, a travers des regions +si generales, si profondes, si habitees a chaque pas par l'effroi et le +vertige. Etre femme, avoir moins de trente ans, et qu'il n'y paraisse en +rien au dehors quand on a sonde ces abimes; porter cette science, qui, a +nous, nous devasterait les tempes et nous blanchirait les cheveux, la +porter avec legerete, aisance, sobriete de discours,--voila ce que +j'admire avant tout. C'est _Lelia_ en vous-meme, dans la substance de +votre ame, dans ce que vous avez longuement senti et raisonne, dans ce que +vous en exprimez si puissamment quand vous voulez le peindre, et aussi +dans ce que vous savez en derober aux yeux sous le simple exterieur et +l'habitude ordinaire. Allez, madame, vous etes une nature bien rare et +forte. Quelque corrosive qu'ait ete la liqueur dans le calice, le metal du +calice est vierge et n'a pas ete altere." + +Si hardie que fut la metaphore, et quoique ce _metal vierge_ dut un peu +deconcerter George Sand, elle pretait aux flatteries et aux louanges de +Sainte-Beuve une oreille attentive. C'est lui qui la determina, si nous en +croyons l'_Histoire de ma Vie_, a publier _Lelia_. Elle affirme avoir +compose d'abord des fragments epars, puis les avoir relies par le fil +d'une donnee romanesque. Toutefois elle mandait a Francois Rollinat, le 26 +mai 1833: "Je t'enverrai un livre que j'ai fait depuis que nous nous +sommes quittes. C'est une eternelle causerie entre nous deux. Nous en +sommes les plus graves personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras a +ta fantaisie. Tu iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon ame et +jusqu'au fond de la tienne." + +Lelia, c'est donc bien--comme elle se complaisait a le confesser a +Sainte-Beuve--George Sand elle-meme. L'ouvrage a ete concu et ecrit dans +l'abattement, dans la desesperance, alors qu'elle s'isolait en sa reverie +pour tracer la synthese du doute, de la souffrance, et la maladive +inquietude d'une ame errante, incapable de se fixer au rivage d'aucune +certitude. "C'est, dit-elle, un livre qui n'a pas le sens commun au point +de vue de l'art, mais qui n'en a ete que plus remarque par les artistes, +comme une chose d'inspiration spontanee." + +Dans _Lelia_, de meme que dans la _Nouvelle Heloise_--et il existe entre +ces deux oeuvres des traits de ressemblance caracteristiques--ce n'est +point a l'intrigue qu'il faut s'attacher, mais bien au developpement +prestigieux de la pensee, a l'art de la forme et a l'ampleur du style. +Aimee par le jeune poete Stenio, Lelia ne peut l'aimer d'amour. Elle +appartient toute a la melancolie, a la desesperance, qui se sont emparees +de son imagination et de son coeur, en tuant chez elle le don de la +tendresse. A Stenio elle ne saurait accorder que la sollicitude +affectueuse d'une mere ou d'une soeur. Il a d'autres visees. Ce qu'il +demande n'est pas ce qu'elle offre. Tout le roman roulera sur ce mecompte, +qui n'est pas d'ordre purement metaphysique. Sa confiance, Lelia l'a +octroyee a Trenmor, un ancien libertin qui a tue sa maitresse dans une +orgie, est devenu forcat, et au bagne s'est metamorphose en parangon de +vertu, comme plus tard le Jean Valjean des _Miserables_. Cependant, pour +fuir Stenio, elle s'est retiree dans les ruines d'une abbaye qui +s'ecroulent en une nuit de tempete. Elle est arrachee a la mort par le +moine Magnus, une maniere de disciple de saint Antoine, mais moins +refractaire a la tentation, et qui est harcele par tous les aiguillons du +desir. C'est un devancier, moins realiste, de frere Archangias, dans la +_Faute de l'abbe Mouret_. Lelia se desinteresse des troubles de Magnus, +mais elle voudrait apaiser ceux du triste et beau Stenio. De ce soin elle +charge sa soeur Pulcherie, qu'elle retrouve apres bien des annees de +separation et qui, au lieu de s'adonner a la metaphysique, prodigue aux +hommes des consolations momentanees et mercenaires. Entre les deux soeurs +George Sand a menage une antithese qui se peut ainsi resumer: Pulcherie, +c'est la courtisane du corps; Lelia, la courtisane de l'ame. Et l'on +retrouve la l'echo des controverses de l'auteur avec son amie, l'actrice +Marie Dorval. + +A la faveur de la nuit, une substitution s'opere, dans une fete de la +villa Bambucci. Stenio, qui a passe des heures delicieuses a philosopher +avec Lelia, s'aventure dans des appartements sombres et ne reconnait qu'a +l'aube Pulcherie. Desespoir du poete, detresse de Lelia. Seule Pulcherie +ne se plaint pas. Desormais Stenio est voue a la debauche, et Lelia au +cloitre. Elle s'enferme et devient abbesse au couvent des Camaldules, pour +regenerer la regle d'observance et faire regner le christianisme integral, +avec la purete des ages primitifs. Elle pense ramener dans les sentiers de +la vertu un cardinal pervers, qui s'interesse passionnement a la +communaute et a la reverende mere abbesse: nous sommes dans une atmosphere +moins ascetique que celle de Port-Royal. Stenio, dont l'amour s'est +transforme en jalousie et en haine, se deguise en religieuse et vient +participer a une conference contradictoire d'edification, ou l'orthodoxie +de Lelia triomphe de son diabolique adversaire. Faute de mieux, il essaie +d'enlever une des novices, la princesse Claudia. Mais Lelia, vengeresse de +l'honneur du couvent, surgit comme un fantome et entrave ses desseins. Que +reste-t-il au poete, sans abbesse, sans novice, sinon de se noyer dans le +lac prochain? Il met ce projet a execution, et il est temps, car le roman +est deja tres long, debordant de digressions fastueuses, de descriptions +variees et de tirades eloquentes. Lelia, qui n'a pas voulu partager la vie +de Stenio, tient a le rejoindre dans la mort. C'est une femme d'un +caractere complique et contradictoire. Mais l'au dela, parait-il, ne +comporte pas de solutions definitives; car Trenmor, voyant sur le lac, non +loin des tombes de Lelia et de Stenio, voltiger deux feux follets qui +tantot se rapprochent, tantot s'eloignent, se demande si les infortunes +ont reussi, dans un effort posthume, a accrocher leurs atomes. Et ce +Trenmor, qui est en meme temps un grand reformateur, le mysterieux +carbonaro et franc-macon Valmarina, reprend son baton pour aller soulager +d'autres douleurs humaines. La route sera longue. + +George Sand, se commentant elle-meme, a essaye d'expliquer, dans un +morceau adresse a Francois Rollinat, que les divers personnages de _Lelia_ +sont comme les reflets et les modalites de son etre, les formes +successives de sa pensee et de sa vie: "Magnus, c'est mon enfance, Stenio +ma jeunesse, Lelia est mon age mur. Trenmor sera ma vieillesse peut-etre." +Plus veridique nous apparait l'interpretation donnee dans la seconde +preface du livre, celle de l'edition revue de 1836, d'apres laquelle les +personnages representent les divers elements de synthese philosophique du +dix-neuvieme siecle: "Pulcherie, l'epicureisme heritier des sophismes du +siecle dernier; Stenio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps ou +l'intelligence monte tres haut, entrainee par l'imagination, et tombe tres +bas, ecrasee par une realite sans poesie et sans grandeur; Magnus, le +debris d'un clerge corrompu et abruti." Quant a Lelia, c'est, au dire de +George Sand, "la personnification encore plus que l'avocat du +spiritualisme de ces temps-ci; spiritualisme qui n'est plus chez l'homme a +l'etat de vertu, puisqu'il a cesse de croire au dogme qui le lui +prescrivait, mais qui reste et restera a jamais, chez les nations +eclairees, a l'etat de besoin et d'aspiration sublime, puisqu'il est +l'essence meme des intelligences elevees." + +La substance des caracteres ainsi determinee, cherchons a preciser les +lineaments de ces physionomies. Lelia d'abord. Stenio lui ecrit du style +le plus tendu et avec des sentiments presque surhumains, a tout le moins +suraigus: "J'aurais voulu m'agenouiller devant vous et baiser la _trace +embaumee_ de vos pas." Ceci donne le ton et comme le parfum du livre, ou +toutes les sensations analysees ont une acuite extreme. Le vrai portrait +de Lelia nous est offert au cours d'un bal costume chez le riche musicien +Spuela. Elle a "le vetement austere et pourtant recherche, la paleur, la +gravite, le regard profond d'un jeune poete d'autrefois." Et Stenio, qui +la contemple avec extase, s'ecrie amoureusement: "Regardez Lelia, regardez +cette grande taille grecque sous ces habits de l'Italie devote et +passionnee, cette beaute antique dont la statuaire a perdu le moule, avec +l'expression de reverie profonde des siecles philosophiques; ces formes et +ces traits si riches; ce luxe d'organisation exterieure dont un soleil +homerique a seul pu creer les types maintenant oublies... Regardez! C'est +le marbre sans tache de Galatee avec le regard celeste du Tasse, avec le +sourire sombre d'Alighieri. C'est l'attitude aisee et chevaleresque des +jeunes heros de Shakespeare; c'est Romeo, le poetique amoureux; c'est +Hamlet, le pale et ascetique visionnaire; c'est Juliette, Juliette +demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d'un amour +brise." Puis l'enumeration continue, avec Raphael, avec Corinne au +Capitole, avec le page silencieux de Lara. Et tous ces hommes, et toutes +ces femmes, toutes ces idealites, c'est Lelia! + +Elle nous apparait aussi dans le cadre prestigieux de la nature, et c'est +sous le pinceau de George Sand un paysage d'une magie transcendante et +d'une perspective infinie: "Hier, a l'heure ou le soleil descendait +derriere le glacier, noye dans des vapeurs d'un rose bleuatre, alors que +l'air tiede d'un beau soir d'hiver glissait dans vos cheveux, et que la +cloche de l'eglise jetait ses notes melancoliques aux echos de la vallee; +alors, Lelia, je vous le dis, vous etiez vraiment la fille du ciel. Les +molles clartes du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient +d'un reflet magique. Vos yeux leves vers la voute bleue ou se montraient a +peine quelques etoiles timides, brillaient d'un feu sacre. Moi, poete des +bois et des vallees, j'ecoutais le murmure mysterieux des eaux, je +regardais les molles ondulations des pins faiblement agites, je respirais +le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiede qui se +presente, au premier rayon de soleil pale qui les convie, ouvrent leurs +calices d'azur sous la mousse dessechee. Mais vous, vous ne songiez point +a tout cela; ni les fleurs, ni les forets, ni le torrent, n'appelaient vos +regards. Nul objet sur la terre n'eveillait vos sensations, vous etiez +toute au ciel. Et quand je vous montrai le spectacle enchante qui +s'etendait sous nos pieds, vous me dites, en elevant la main vers la voute +etheree: "_Regardez cela!_" O Lelia! vous soupiriez apres votre patrie, +n'est-ce pas? vous demandiez a Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps +parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter +a lui?" + +Trenmor, l'ex-forcat devenu presque prophete, est a l'unisson de la +tenebreuse Lelia. Il inquiete, il effraie Stenio, qui interroge sa +decevante amie: "Quel est donc cet homme pale que je vois maintenant +apparaitre comme une vision sinistre dans tous les lieux ou vous etes?... +Quand il m'approche, j'ai froid; si son vetement effleure le mien, +j'eprouve comme une commotion electrique." Et il ajoute: "Avec lui, vous +n'etes jamais gaie. Voyez si j'ai sujet d'etre jaloux!" + +Quelle est l'origine de cet homme? Lelia l'apprend a Stenio. Il avait des +tresors gagnes par l'abjection de ses parents; son pere avait ete le +favori d'une reine galante, sa mere etait la servante de sa rivale. Et il +en rougissait. Jugez a quel point! "Ses larmes tombaient au fond de sa +coupe dans un festin, comme une pluie d'orage dans un jour brulant." De +son palais il est alle en un cachot, son genie devoye l'a conduit au +bagne. "On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu +de ses orgies, et les jeter par les fenetres au peuple ameute. On le vit +souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que +de s'en debarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange, et +jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnees de +fleurs." Pourquoi n'avait-il pas d'amour? Lelia repond: "Parce qu'il +n'avait pas de Dieu." Au bagne, "il versait avec ses larmes une goutte de +baume celeste dans des coupes a jamais abreuvees de fiel." Et voila +l'homme avec qui, en compagnie de Lelia, Stenio n'hesite pas a monter en +barque sur le lac endormi! Trenmor, enveloppe d'un manteau sombre, tient +la barre du gouvernail, Stenio manie les rames. Un grand calme descend. +"La brise tombe tout a coup, comme l'haleine epuisee d'un sein fatigue de +souffrir." Lelia reve, en regardant le sillage de la barque ou palpitent +des etoiles. Et Trenmor soupire, en distinguant les arbres du rivage +prochain: "Vous ramez trop vite, Stenio, vous etes bien presse de nous +ramener parmi les hommes." + +Stenio, au gre de certains critiques, c'est Alfred de Musset; mais ils +oublient que _Lelia_, fut composee entre l'ete de 1832 et la fin du +printemps de 1833, que l'oeuvre etait terminee, deja lue a Sainte-Beuve et +livree a l'imprimeur, lorsque le poete et la femme de lettres se +rencontrerent au mois de juin 1833. Tout au plus Alfred de Musset a-t-il +pu fournir l'_Inno ebrioso_, l'hymne bachique qu'entonne Stenio au cours +d'un souper, et dont voici les premieres et les dernieres strophes, +empreintes d'un romantisme eperdu et delirant: + + Que le chypre embrase circule dans mes veines! + Effacons de mon coeur les esperances vaines, + Et jusqu'au souvenir + Des jours evanouis dontl'importune image, + Comme au fond d'un lac pur un tenebreux nuage, + Troublerait l'avenir! + + Oublions, oublions! La supreme sagesse + Est d'ignorer les jours epargnes par l'ivresse, + Et de ne pas savoir + Si la veille etait sobre, ou si de nos annees + Les plus belles deja disparaissaient, fanees + Avant l'heure du soir. + + Qu'on m'apporte un flacon, que ma coupe remplie + Deborde, et que ma levre, en plongeant dans la lie + De ce flot radieux, + S'altere, se desseche et redemande encore + Une chaleur nouvelle a ce vin qui devore + Et qui m'egale aux Dieux! + + Sur mes yeux eblouis qu'un voile epais descende! + Que ce flambeau confus palisse et que j'entende, + Au milieu de la nuit, + Le choc retentissant de vos coupes heurtees, + Comme sur l'Ocean les vagues agitees + Par le vent qui s'enfuit! + + Et si Dieu me refuse une mort fortunee, + De gloire et de bonheur a la fois couronnee, + Si je sens mes desirs. + D'une rage impuissante immortelle agonie, + Comme un pale reflet d'une lampe ternie, + Survivre a mes plaisirs, + + De mon maitre jaloux insultant le caprice, + Que ce vin genereux abrege le supplice + Du corps qui s'engourdit, + Dans un baiser d'adieu que nos levres s'etreignent, + Qu'en un sommeil glace tous mes desirs s'eteignent, + Et que Dieu soit maudit! + +En admettant que, dans l'edition remaniee et amplifiee de 1836, Alfred de +Musset ait inspire a George Sand certains traits complementaires, il n'est +pas le Stenio de 1833, l'enfant pur et suave, ainsi depeint par Trenmor: +"Je n'ai point vu de physionomie d'un calme plus angelique, ni de bleu +dans le plus beau ciel qui fut plus limpide et plus celeste que le bleu de +ses yeux. Je n'ai pas entendu de voix plus harmonieuse et plus douce que +la sienne; les paroles qu'il dit sont comme les notes faibles et veloutees +que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis sa demarche lente, ses +attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps +frele et souple, ses cheveux d'un ton si doux et d'une mollesse si soyeuse, +son teint changeant comme le ciel d'automne, ce carmin eclatant qu'un +regard de vous, Lelia, repand sur ses joues, cette paleur bleuatre qu'un +mot de vous imprime a ses levres, tout cela, c'est un poete, c'est un +jeune homme vierge, c'est une ame que Dieu envoie souffrir ici-bas pour +l'eprouver avant d'en faire un ange." + +Que deviendra Stenio au contact de Lelia, de Lelia qui definit en ces +termes l'amour immaterialise: "Ce n'est pas une violente aspiration de +toutes les facultes vers un etre cree, c'est l'aspiration sainte de la +partie la plus etheree de notre ame vers l'inconnu?" Il lui repond, avec +des reminiscences d'Hamlet: "Doute de Dieu, doute des hommes, doute de +moi-meme, si tu veux, mais ne doute pas de l'amour, ne doute pas de ton +coeur, Lelia!" Ou bien elle murmure melancoliquement: "Pauvres hommes, que +savons-nous?" Et il lui replique, avec une precoce sagesse: "Nous savons +seulement que nous ne pouvons pas savoir." Du moins il revait de connaitre +le ciel, et Lelia lui revele l'enfer. Bien seche, en effet, pour cette +candeur d'adolescent, est la doctrinaire du desenchantement qui, plus +encore que Pulcherie, derriere l'amour voit le degout, la tristesse, la +haine, et semble uniquement susceptible d'aimer, comme la Samaritaine, +"celui qui, ne parmi les hommes, vecut sans faiblesse et sans peche, celui +qui dicta l'Evangile et transforma la morale humaine pour une longue suite +de siecles, et dont on peut dire qu'il est vraiment le fils de Dieu." + +Ici-bas, Lelia--et sans doute George Sand--sait ou se prendre, mais non +pas ou se fixer. "Je fus, dit-elle, infidele en imagination, non seulement +a l'homme que j'aimais, mais chaque lendemain me vit infidele a celui que +j'avais aime la veille." Encore que ce soit un peu precipite, Lelia avoue +ses engouements successifs pour le musicien, le philosophe, le comedien, +le poete, le peintre, le sculpteur. "J'embrassai, s'ecrie-t-elle, +plusieurs fantomes a la fois." Entendez-vous, o Alfred de Musset, o Chopin, +o Michel de Bourges, et vous tous qui formez une longue theorie amoureuse +derriere la Muse de _Lelia?_ + +A Stenio cependant elle ne peut offrir qu'une tendresse epuree, de +platoniques embrassements, "l'amour qu'on connait au sejour des anges, la +ou les ames seules brulent du feu des saints desirs." Et le jeune homme, +decu dans ses esperances et ses convoitises, lui jette cet anatheme: +"Adieu, tu m'as bien instruit, bien eclaire, je te dois la science; +maudite sois-tu, Lelia!" + +Elle a bu, selon le mot de Trenmor, "les larmes brulantes des enfants dans +la coupe glacee de l'orgueil;" puis, en la solitude du couvent, elle vide +son calice parmi le secret de ses nuits melancoliques. L'homme qu'elle +pourrait aimer n'est pas ne, et ne naitra peut-etre, dit-elle, que +plusieurs siecles apres sa mort. Auparavant, il faut que de grandes +revolutions s'accomplissent, et d'abord que le catholicisme disparaisse; +car, tant qu'il subsistera, "il n'y aura ni foi, ni culte, ni progres chez +les hommes." Elle a meconnu Stenio et ne commence a en avoir conscience +que lorsqu'elle voit, "au bord de l'eau tranquille, sur un tapis de lotus +d'un vert tendre et veloute, dormir pale et paisible le jeune homme aux +yeux bleus." Alors elle assigne a celui qui n'est plus rendez-vous dans +l'eternite. Lelia prenait des echeances plus lointaines que George Sand. +Celle-la n'offrait a Stenio que des attendrissements apres deces. Celle-ci +accueillera moins fierement Alfred de Musset et lui fera meme escorte sur +la route de Venise. La dame de Nohant n'etait pas abbesse des Camaldules. + + + + +CHAPITRE IX + +ALFRED DE MUSSET ET LE VOYAGE A VENISE + + +Le succes de _Lelia_ fut prodigieux. Ce roman symbolique, ou se retrouve +la phraseologie du romantisme, obtint l'adhesion et emporta les eloges des +critiques les plus severes, notamment Sainte-Beuve et Gustave Planche. +Celui-ci, qui epancha dans la _Revue des Deux Mondes_ son admiration de +classique impenitent, semble n'avoir ete pour George Sand qu'un ami +litteraire des plus devoues. Elle s'en explique, sans ambages, au cours +des lettres ecrites a Sainte-Beuve, en juillet et aout 1833: "On le +regarde comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas ete et +ne le sera pas." Le pauvre Gustave Planche avait les charges de l'emploi, +sans en recueillir les benefices. Il poussait l'obligeance jusqu'a faire +sortir et promener, les jours de conge, le jeune Maurice Dudevant, eleve +au college Henri IV. Non content de mettre sa plume au service de George +Sand, il provoquait pour elle, en combat singulier--tel un chevalier du +moyen age arborant les couleurs de sa dame--certain Capo de Feuillide qui, +dans l'_Europe litteraire_ du 22 aout 1833, avait parle de _Lelia_ +irreverencieusement. Le duel eut lieu, mais l'issue n'en fut pas tragique, +aucun des adversaires n'ayant ete atteint. Toutefois on assure que la +balle de Gustave Planche alla, dans un pre voisin, tuer une vache que +Buloz dut payer cherement a son proprietaire. Seul, en effet, le directeur +de la _Revue des Deux Mondes_ etait assez cossu pour assumer une si lourde +indemnite. + +A ce sujet fut composee une complainte, presque aussi longue que celle de +Fualdes, et intitulee: "Complainte historique et veritable sur le fameux +duel qui survint entre plusieurs hommes de plume, tres inconnus dans Paris, +a l'occasion d'un livre dont il a ete beaucoup parle de differentes +manieres, ainsi qu'il est relate dans la presente complainte." Il y a +vingt-quatre couplets. Citons les trois premiers: + + Monsieur Capot de Feuillide + Ayant insulte _Lelia_, + Monsieur Planche, ce jour-la, + S'eveilla fort intrepide, + Et fit preuve de valeur + Entre midi et une _heur!_ + + Il ecrivit une lettre + Dans un francais tres correct, + Se plaignant que, sans respect, + On osat le meconnaitre; + Et, plein d'indignation, + Il passa son pantalon. + + Buloz, dedans sa chambrette, + Sommeillait innocemment. + Il s'eveille incontinent, + Et bailla d'un air fort bete, + Lorsque Planche entra soudain, + Un vieux journal a la main. + +Et voici la conclusion rimee de cette memorable affaire, qui ne fit pas +verser de sang, mais beaucoup d'encre: + + Les combattants en presence + Firent feu des quatre pieds. + Planche tira le premier, + A cent toises de distance; + Feuillide, comme un eclair, + Riposta, cent pieds en l'air. + + "Cessez cette boucherie, + Crierent les assistants, + C'est assez repandre un sang + Precieux a la patrie; + Planche a lave son affront + Par sa detonation." + + Dedans les bras de Feuillide + Planche s'elance a l'instant, + Et lui dit en sanglotant: + "Nous sommes deux intrepides, + Je suis satisfait vraiment, + Vous aussi probablement." + + Alors ils se separerent, + Et depuis ce jour fameux, + Ils vecurent tres heureux. + Et c'est de cette maniere + Qu'on a enfin reconnu + De George Sand la vertu. + +Cette vertu, solennellement attestee, allait cependant subir une nouvelle +secousse. Apres la rupture avec Jules Sandeau et la courte et facheuse +epreuve avec Prosper Merimee, le coeur de George Sand etait libre, et +Lelia, au milieu de ses travaux, avait du vague a l'ame. Gustave Planche +n'etait pour elle qu'un officieux et un charge d'affaires, Sainte-Beuve un +confident et presque un confesseur laique. Elle cherchait d'autres amities +litteraires. Qui? Nous avons la trace de ses hesitations et de ses +tatonnements. Elle ecrit, le 11 mars 1833, a son mentor, Sainte-Beuve: "A +propos, reflexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de +Musset. Il est tres dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus +de curiosite que d'interet a le voir. Je pense qu'il est imprudent de +satisfaire toutes ses curiosites, et meilleur d'obeir a ses sympathies. A +la place de celui-la, je veux donc vous prier de m'amener Dumas en l'art +de qui j'ai trouve de l'ame, abstraction faite du talent. Il m'en a +temoigne le desir, vous n'aurez donc qu'un mot a lui dire de ma part; mais +venez avec lui la premiere fois, car les premieres fois me sont toujours +fatales." Elle se souvenait de Merimee. + +Dumas vint et ne revint pas. Sa belle humeur copieuse ne pouvait +s'accommoder de la sensibilite subtile de George Sand. Alors celle-ci se +retourne vers Sainte-Beuve, et lui demande d'autres presentations. On +essayait de tous les genres, on tata meme des philosophes. Elle ecrit, en +avril 1833, a son cicerone, qui tenait l'emploi de fourrier ou de +pourvoyeur sentimental: "Mon ami, je recevrai M. Jouffroy de votre main." +La livraison ne fut pas faite. Lelia recula devant un personnage aussi +grave. "Je crains un peu, dit-elle a Sainte-Beuve, ces hommes vertueux de +naissance. Je les apprecie bien comme de belles fleurs et de beaux fruits, +mais je ne sympathise pas avec eux; ils m'inspirent une sorte de jalousie +mauvaise et chagrine; car, apres tout, pourquoi ne suis-je pas comme eux? +Je suis aupres d'eux dans la situation des bossus qui haissent les hommes +bien faits; les bossus sont generalement puerils et mechants, mais les +hommes bien faits ne sont-ils pas insolents, fats et cruels envers les +bossus?" + +A l'image de Diogene allumant sa lanterne, George Sand cherchait un homme, +moins leger que Sandeau, plus stable que Merimee, moins affaire que Dumas, +plus sociable que Jouffroy. Elle rencontra Alfred de Musset, au mois de +juin 1833. Ce fut--si nous en croyons le frere du poete, son biographe et +son panegyriste--a un grand diner offert aux redacteurs de la _Revue_ chez +les _Freres provencaux_. Paul de Musset ajoute: "Les convives etaient +nombreux; une seule femme se trouvait parmi eux. Alfred fut place pres +d'elle a table. Elle l'engagea simplement et avec bonhomie a venir chez +elle. Il y alla deux ou trois fois, a huit jours d'intervalle, et puis il +y prit habitude et n'en bougea plus." C'est outre mesure precipiter les +evenements. George Sand ne fut pas tout a fait si expeditive; mais en la +calomniant, soit dans la _Biographie_, soit dans _Lui et Elle_, Paul de +Musset a toujours cru remplir un devoir de famille. Le vrai est que, le 24 +juin, Alfred de Musset adressait a George Sand les fameux vers, _Apres la +lecture d'Indiana_, puis, quelques jours plus tard, un passage de _Rolla_ +qu'il etait en train de composer et qu'accompagnait un billet ceremonieux, +ainsi concu: + +"Voila, Madame, le fragment que vous desirez lire, et que je suis assez +heureux pour avoir retrouve, en partie dans mes papiers, en partie dans ma +memoire. Soyez assez bonne pour faire en sorte que votre petit caprice de +curiosite ne soit partage par personne. + +"Votre bien devoue serviteur, + +"Alfred de MUSSET." + +Pres de deux mois s'ecoulent. _Lelia_ parait dans les premiers jours +d'aout 1833, puisqu'il en est fait mention au _Journal de la Librairie_ +du 10 aout. George Sand offre un exemplaire du roman a Alfred de Musset, +avec cette dedicace sur le tome premier: "A monsieur mon gamin d'Alfred, +_George_", et cette autre sur le tome II: "A monsieur le vicomte Alfred +de Musset, hommage respectueux de son devoue serviteur, George Sand." Elle +le prenait, on le voit, sur un ton assez familier, et lui-meme marquait +dans sa correspondance une progression d'intimite qu'il n'est pas sans +interet de noter. Voici un premier billet, encore reserve d'allure: + +"Votre aimable lettre a fait bien plaisir, Madame, a une espece d'idiot +entortille dans de la flanelle comme une epee de bourgmestre... Que vous +ayez le plus tot possible la fantaisie de perdre une soiree avec lui, +c'est ce qu'il vous demande surtout. Votre bien devoue, + +"Alfred de MUSSET." + +Quelques jours plus tard, la camaraderie s'accentue: + +"Je suis oblige, Madame, de vous faire le plus triste aveu: je monte la +garde mardi prochain; tout autre jour de la semaine ou ce soir meme, si +vous etiez libre, je suis tout a vos ordres et reconnaissant des moments +que vous voulez bien me sacrifier. Votre maladie n'a rien de plaisant, +quoique vous ayez envie d'en rire. Il serait plus facile de vous couper +une jambe que de vous guerir. Malheureusement on n'a pas encore trouve de +cataplasme a poser sur le coeur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en +prie, et ne mourez pas avant que nous ayons execute ce beau projet de +voyage dont nous avons parle. Voyez quel egoiste je suis; vous dites que +vous avez manque d'aller dans l'autre monde; je ne sais vraiment pas trop +ce que je fais dans celui-ci." + +"Tout a vous de coeur. + +"Alfred de MUSSET." + +Dans une lettre, c'est souvent le post-scriptum qu'il faut lire avec le +plus d'attention, et c'est la formule finale qui laisse volontiers +pressentir l'intensite des sentiments. Ici, "tout a vous de coeur" a +remplace "votre bien devoue serviteur" du debut. Puis voici le billet par +lequel il accuse reception des deux nouveaux volumes qui lui sont +communiques en bonnes feuilles: + +"J'ai recu _Lelia_. Je vous en remercie, et, bien que j'eusse resolu de +me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j'aurai +tout lu avant de retourner au corps de garde. + +"Si, apres avoir raisonnablement trempe vos doigts dans l'encre, vous vous +couchez prosaiquement, je souhaite que Dieu vous delivre de votre mal de +tete. Si vous avez reellement l'idee d'aller vous percher sur les tours de +Notre-Dame, vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez +d'y aller avec vous. Pourvu que je rentre a mon poste le matin, je puis +disposer de ma veillee patriotique. Repondez-moi un mot, et croyez a mon +amitie sincere. + +"Alfred de MUSSET." + +Sur tous les premiers incidents de cette liaison litteraire et +sentimentale, l'_Histoire de ma Vie_ est silencieuse, la _Correspondance_ +de George Sand, editee par les soins de son fils, ne contient aucune +lettre, la _Biographie_ d'Alfred de Musset par son frere est muette ou de +mauvaise foi. Les seuls documents authentiques et dignes de creance sont +les lettres de George Sand a Sainte-Beuve, publiees chez Calmann Levy par +M. Emile Aucante avec une introduction de M. Rocheblave, et les lettres +inedites d'Alfred de Musset a George Sand que la famille du poete n'a pas +voulu laisser imprimer, mais que l'on colporte sous le manteau. Il en a +paru des passages dans la biographie d'Alfred de Musset par Arvede Barine, +dans les etudes de M. Maurice Clouard inserees a la _Revue de Paris_, et +dans le volume de M. Paul Marieton, _Une Histoire d'Amour_. + +Voici, _in extenso_, le texte de la lettre adressee a madame Sand, 19 quai +Malaquais, vers le milieu de juillet, et ou Alfred de Musset formule son +appreciation sur _Lelia_. Il y a de l'amour, c'est-a-dire de l'hyperbole +et de la flatterie, dans cet eloge aussi enthousiaste pour la femme que +pour le livre: + +"Eprouver de la joie a la lecture d'une belle chose faite par un autre, +est le privilege d'une ancienne amitie. Je n'ai pas ces droits aupres de +vous, Madame; il faut cependant que je vous dise que c'est la ce qui m'est +arrive en lisant _Lelia_. + +"J'etais, dans ma petite cervelle, tres inquiet de savoir ce que c'etait; +cela ne pouvait pas etre mediocre, mais enfin ca pouvait etre bien des +choses, avant d'etre ce que cela est. Avec votre caractere, vos idees, +votre nature de talent, si vous eussiez echoue la, je vous aurais regardee +comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgre tout +votre cher mepris pour vos livres, que vous regardez comme des especes de +contre-parties des memoires de vos boulangers, etc., etc., vous savez, +dis-je, que pour moi un livre c'est un homme ou rien. Je me soucie autant +que de la fumee d'une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames, +qu'a tete reposee et en travaillant pour votre plaisir vous pourriez +imaginer et combiner. Il y a dans _Lelia_ des vingtaines de pages qui +vont droit au coeur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que +celles de _Rene_ et _Lara_. Vous voila George Sand; autrement vous +eussiez ete madame une telle, faisant des livres. + +"Voila un insolent compliment. Je ne saurais en faire d'autres. Le public +vous les fera. Quant a la joie que j'ai eprouvee, en voici la raison. + +"Vous me connaissez assez pour etre sure a present que jamais le mot +ridicule de "Voulez-vous ou ne voulez-vous pas?" ne sortira de mes levres +avec vous. Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. Vous +ne pouvez donner que l'amour moral, et je ne puis le rendre a personne (en +admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m'envoyer paitre, +si je m'avisais de vous le demander); mais je puis etre, si vous m'en +jugez digne, non pas meme votre ami--c'est encore trop moral pour +moi--mais une espece de camarade sans consequence et sans droits, par +consequent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac, +de chiffonner vos peignoirs, et d'attraper des rhumes de cerveau en +philosophant avec vous sous tous les marronniers de l'Europe moderne. Si, +a ce titre, quand vous n'avez rien a faire, ou envie de faire une betise +(comme je suis poli!) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soiree, +au lieu d'aller ces jours-la chez madame une telle, faisant des livres, +j'aurai affaire a mon cher monsieur George Sand, qui est desormais pour +moi un homme de genie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n'ai +aucune raison pour mentir. + +"A vous de coeur. + +"Alfred de MUSSET." + +_Lelia_ avait servi d'entree en matiere ou de pretexte. Sous le couvert +de la litterature, la declaration etait faite, par un artifice analogue a +cette figure de rhetorique qui s'appelle la preterition. L'aveu ne semble +pas avoir ete mal accueilli. Tres peu de jours apres, Alfred de Musset, +qui avait un joli talent de dessinateur et surtout de caricaturiste, +adresse a sa correspondante un petit portrait crayonne avec ces mots: "Mon +cher George, vos beaux yeux noirs que j'ai outrages hier, m'ont trotte +dans la tete ce matin. Je vous envoie cette ebauche, toute laide qu'elle +est, par curiosite, pour voir si vos amis la reconnaitront et si vous la +reconnaitrez vous-meme. + +_Good night. I am gloomy to-day_." + +Nous approchons de l'instant decisif. Les lettres d'Alfred de Musset se +font de plus en plus familieres. En voici une dont la date est sure--28 +juillet--comme on peut le constater par l'article qu'elle vise dans le +_Journal des Debats_ et qui traitait avec dedain le _Spectacle dans un +fauteuil_ et les _Contes d'Espagne et d'Italie_: + +"Je crois, mon cher George, que tout le monde est fou ce matin. Vous qui +vous couchez a quatre heures, vous m'ecrivez a huit. Moi qui me couche a +sept, j'etais tout grand eveille au beau milieu de mon lit, quand votre +lettre est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un +usurier, car on l'a renvoye sans reponse. Comme j'etais en train de vous +lire et d'admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis +(toujours a huit heures) lequel ami se leve ordinairement a deux heures de +l'apres-midi. Il etait cramoisi de fureur contre un article des _Debats_ +ou l'on s'efforce, ce matin meme, de me faire un tort commercial de +quelques douzaines d'exemplaires. En vertu de quoi j'ai essaye mon rasoir +dessus. + +"J'irai certainement vous voir a minuit. Si vous etiez venue hier soir, je +vous aurais remerciee sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui +fait bien proche de Dieu. J'ai pleure comme un veau pour faire ma +digestion, apres quoi je suis accouche par le forceps de cinq vers et +_une_(?) hemistiche, et j'ai mange un fromage a la creme qui etait tout +aigre. + +"Que Dieu vous conserve en joie, vous et votre progeniture, jusqu'a la +vingt-et-unieme generation. + +_Yours truly_ + +Alfred de MUSSET. + +George Sand, qui avait en si peu de temps eprouve de tels deboires d'amour, +affectait-elle de ne pas entendre les sollicitations du poete? Ou +voulait-elle--ce qui est bien feminin--l'amener et l'obliger a des +supplications encore plus pressantes? Toujours est-il que l'auteur de la +_Ballade a la Lune_ dut mettre les points sur les i et formuler sa requete +sentimentale. Il le fit dans une lettre naive et touchante, exempte de cet +insupportable dandysme qui recherchait les mots et le genre anglais: + +"Mon cher George, j'ai quelque chose de bete et de ridicule a vous dire: +Je vous l'ecris sottement, au lieu de vous l'avoir dit, je ne sais +pourquoi, en rentrant de cette promenade. J'en serai desole ce soir. Vous +allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes +rapports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez a la porte et vous croirez +que je mens. Je suis amoureux de vous, je le suis depuis le premier jour +ou j'ai ete chez vous. J'ai cru que je m'en guerirais tout simplement, en +vous voyant a titre d'ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractere +qui pourraient m'en guerir. J'ai tache de me le persuader tant que j'ai pu; +mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J'aime mieux +vous le dire, et j'ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour +m'en guerir a present, si vous me fermez votre porte. + +"Cette nuit, pendant que (_ces deux derniers mots ont ete biffes par +George Sand a la plume, et la ligne suivante est coupee aux ciseaux dans +la lettre originale d'Alfred de Musset._) + +"J'avais resolu de vous faire dire que j'etais a la campagne, mais je ne +veux pas vous faire de mysteres, ni avoir l'air de me brouiller sans +sujet. Maintenant, George, vous allez dire: "Encore un qui va m'ennuyer!" +comme vous dites. Si je ne suis pas tout a fait le premier venu pour vous, +dites-moi, comme vous me l'auriez dit hier en me parlant d'un autre, ce +qu'il faut que je fasse. Mais, je vous en prie, si vous voulez me dire que +vous doutez de ce que je vous ecris, ne me repondez plutot pas du tout. Je +sais comme vous pensez de moi, et je n'espere rien en vous disant cela. Je +ne puis qu'y perdre une amie et les seules heures agreables que j'ai +passees depuis un mois. Mais je sais que vous etes bonne, que vous avez +aime, et je me confie a vous, non pas comme a une maitresse, mais comme a +un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir +de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore a passer a Paris, +avant votre voyage a la campagne et votre depart pour l'Italie, ou nous +aurions passe de belles nuits, si j'avais de la force. Mais la verite est +que je souffre et que la force me manque. + +"Alfred de MUSSET." + +On n'a pas, par grand malheur, la reponse de George Sand a cette epitre +qui fleure un parfum de sincerite juvenile. Ce ne dut etre ni un +acquiescement ni un refus, mais une parole de vague esperance qui +maintenait et surexcitait l'exaltation du poete. Il est au seuil de la +Terre promise et il se desespere, dans une autre lettre qu'on n'a jamais +entierement citee. La voici en sa teneur integrale: + +"Je voudrais que vous me connaissiez mieux, que vous voyiez qu'il n'y a +dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecte, et que vous ne +me fassiez pas plus grand ni plus petit que je ne suis. Je me suis livre +sans reflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. Je vous ai aimee, +non pas chez vous, pres de vous, mais ici, dans cette chambre ou me voila +seul a present. C'est la que je vous ai dit ce que je n'ai dit a personne. + +"Vous souvenez-vous que vous m'avez dit un jour que quelqu'un vous avait +demande si j'etais Octave ou Celio, et que vous aviez repondu: "Tous les +deux, je crois?" Ma folie a ete de ne vous en montrer qu'un, George, et +quand l'autre a parle, vous lui avez repondu comme a... + +(_Les deux lignes suivantes ont ete coupees._) + +"A qui la faute? A moi. Plaignez ma triste nature qui s'est habituee a +vivre dans un cercueil scelle, et haissez les hommes qui m'y ont force. +"Voila un mur de prison, disiez-vous hier, tout viendrait s'y +briser."--Oui, George, voila un mur; vous n'avez oublie qu'une chose, +c'est qu'il y a derriere un prisonnier. + +"Voila mon histoire tout entiere, ma vie passee, ma vie future. Je serai +bien avance, bien heureux, quand j'aurai barbouille de mauvaises rimes les +murs de mon cachot. Voila un beau calcul, une belle organisation, de +rester muet en face de l'etre qui peut vous comprendre, et de faire de ses +souffrances un tresor sacre pour le jeter dans toutes les voiries, dans +tous les egouts, a six francs l'exemplaire. Pouah! + +"Plaignez-moi, ne me meprisez pas. Puisque je n'ai pu parler devant vous, +je mourrai muet. Si mon nom est ecrit dans un coin de votre coeur, quelque +faible, quelque decoloree qu'en soit l'empreinte, ne l'effacez pas. Je +puis embrasser une fille galeuse et ivre-morte, mais je ne puis embrasser +ma mere. + +"Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours ou +je me tuerais; mais je pleure ou j'eclate de rire; non pas aujourd'hui, +par exemple. + +"Adieu, George, je vous aime comme un enfant." + +L'appel de Musset fut entendu, sa priere exaucee, dans les tout premiers +jours d'aout. On le peut pressentir, d'apres une lettre que George Sand +adressait a Sainte-Beuve le 3 aout et ou elle semble secouer le pessimisme +de _Lelia_. Son aversion, recemment declaree, pour l'amour n'est plus +irreductible. "Quoique j'en medise souvent, ecrit-elle, comme je fais de +mes plus saintes convictions aux heures ou le demon m'assiege, je sais +bien qu'il n'y a que cela au monde de beau et de sacre." Vite, elle +eprouve le besoin de crier sa passion, de la rendre publique et de +l'arborer comme une cocarde. Elle s'en ouvre a Sainte-Beuve, le 25 aout, +dans les termes les plus explicites; car elle veut qu'il voie clair dans +sa conduite, qu'il connaisse ses actions et ses intentions: + +"Je me suis enamouree, et cette fois tres serieusement, d'Alfred de +Musset. Ceci n'est plus un caprice, c'est un attachement senti... Il ne +m'appartient pas de promettre a cette affection une duree qui vous la +fasse paraitre aussi sacree que les affections dont vous etes susceptible. +J'ai aime une fois pendant six ans[1], une autre fois pendant trois[2], et, +maintenant, je ne sais pas de quoi je suis capable. Beaucoup de +fantaisies ont traverse mon cerveau, mais mon coeur n'a pas ete aussi use +que je m'en effrayais; je le dis maintenant parce que je le sens. + +[Note 1: Aurelien de Seze.] + +[Note 2: Jules Sandeau.] + +"Loin d'etre affligee et meconnue[3], je trouve cette fois une candeur, +une loyaute, une tendresse qui m'enivrent. C'est un amour de jeune homme +et une amitie de camarade. C'est quelque chose dont je n'avais pas l'idee, +que je ne croyais rencontrer nulle part, et surtout la. + +[Note 3: Ceci est un retour vers Prosper Merimee.] + +"Je l'ai niee, cette affection, je l'ai repoussee, je l'ai refusee d'abord, +et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de l'avoir fait. Je m'y +suis rendue par amitie plus que par amour, et l'amour que je ne +connaissais pas s'est revele a moi sans aucune des douleurs que je croyais +accepter." + +Apres cette affirmation qui n'est flatteuse ni pour Casimir Dudevant, ni +pour Aurelien de Seze, ni pour Jules Sandeau, ni pour Prosper Merimee, +George Sand ajoute, comme si elle reclamait la benediction d'un confesseur: + +"Je suis heureuse, remerciez Dieu pour moi... Si vous etes etonne et +effraye peut-etre de ce choix, de cette reunion de deux etres qui, chacun +de leur cote, niaient ce qu'ils ont cherche et trouve l'un dans l'autre, +attendez, pour en augurer les suites, que je vous aie mieux raconte ce +nouveau roman... Je ne sais pas si ma conduite hardie vous plaira. +Peut-etre trouverez-vous qu'une femme doit cacher ses affections. Mais je +vous prie de voir que je suis dans une situation tout a fait +exceptionnelle, et que je suis forcee de mettre desormais ma vie privee au +grand jour." + +Pour avancer dans cette voie sans encombre, elle demande l'assistance de +deux ou trois nobles ames, entre lesquelles est Sainte-Beuve, et elle +conclut sur le mode mystique: "Ce sont des freres et des soeurs que je +retrouverai dans le sein de Dieu au bout du pelerinage." Un mois plus tard, +elle reprend son hosannah, dans une lettre du 19 septembre au meme +Sainte-Beuve: "Je suis heureuse, tres heureuse, mon ami. Chaque jour je +m'attache davantage a _lui_; chaque jour je vois s'effacer de lui les +petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois luire et +briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par dessus tout, +ce qu'il est, il est _bon enfant_, et son intimite m'est aussi douce que +sa preference m'a ete precieuse. Vous etes heureux aussi, mon ami. Vous +aimez, vous etes aime. Tant mieux. Apres tout, voyez-vous, il n'y a que +cela de bon sur la terre. Le reste ne vaut pas la peine qu'on se donne +pour manger et dormir tous les jours." + +Pendant que George Sand epanchait ainsi ses confessions et son bonheur, +Alfred de Musset s'etait installe chez elle. De cette vie nouvelle, ou la +delicatesse du poete supportait malaisement certains bohemes, hotes +familiers du logis, Paul de Musset nous a trace, dans _Lui et Elle_, une +peinture un peu chargee. George Sand eut tot fait, d'ailleurs, d'ecarter +ceux de ses amis, de vieille ou fraiche date, qui deplaisaient a son +aristocratique compagnon. Il semble, toutefois, qu'Alfred de Musset, au +debut, ne temoigna pas des repugnances aussi vives, non plus que des +exigences aussi acariatres; car c'est la belle humeur qui domine dans les +versiculets par lui consacres a peindre les reunions du quai Malaquais: + + George est dans sa chambrette + Entre deux pots de fleurs, + Fumant sa cigarette, + Les yeux baignes de pleurs. + + Buloz, assis par terre, + Lui fait de doux serments; + Solange par derriere + Gribouille ses romans. + + Plante comme une borne, + Boucoiran tout mouille + Contemple d'un oeil morne + Musset tout debraille. + + Dans le plus grand silence, + Paul, se versant du the, + Ecoute l'eloquence. + De Menard tout crotte. + + Planche saoul de la veille + Est assis dans un coin + Et se cure l'oreille + Avec le plus grand soin. + + La mere Lacouture + Accroupie au foyer + Renverse la friture + Et casse un saladier. + + De colere pieuse + Gueroult tout palpitant + Se plaint d'une dent creuse + Et des vices du temps. + + Pale et melancolique, + D'un air mysterieux, + Papet, pris de colique, + Demande ou sont les lieux. + +Aussi bien les plaisanteries et les mystifications etaient a la mode dans +ce milieu jeune et joyeux, d'ou l'on elimina Gustave Planche, sous +pretexte qu'il manquait de tenue, en realite parce qu'il avait ete epris +de George Sand et la traitait sur un ton familier de camaraderie. Le +critique atrabilaire s'eloigna en maugreant et en gardant rancune a Musset +de l'avoir evince. Il y avait, quai Malaquais, des inventions drolatiques +que n'eussent pas desavouees les heros folatres d'Henri Murger. Temoin ce +diner ou figuraient plusieurs redacteurs de la _Revue_, notamment le +severe Lerminier. On lui donna pour voisin de table le mime Debureau qui, +ce soir-la, avait revetu, au lieu du blanc costume de Pierrot, l'habit +noir et la mine grave d'un diplomate anglais. Tout le long du repas, il +garda le silence professionnel. C'est seulement au dessert, apres une +dissertation copieuse de Lerminier sur la politique etrangere, qu'il +voulut expliquer a sa maniere l'equilibre europeen. Il lanca son assiette +en l'air, la recut et la fit tournoyer sur la pointe du couteau. Lerminier +n'avait jamais entendu interpreter de la sorte les traites de 1815. + +Cependant la place d'Alfred de Musset etait demeuree vide. On regrettait +vivement son absence. Le diner fut servi assez mal par une jeune servante +tres novice, en costume de Cauchoise, "avec le jupon court, les bas a +cotes, la croix d'or au cou et les bras nus." Elle commettait maladresse +sur maladresse, mais plusieurs des convives la regardaient avec interet. +Troublee sans doute, elle laissait tomber les plats, posait les assiettes +a l'envers, et, pendant la conference sur l'equilibre europeen, elle versa +le contenu d'une carafe sur le crane et dans le cou de Lerminier. La +Normande appetissante n'etait autre qu'Alfred de Musset que personne +n'avait reconnu sous son deguisement. Seule George Sand etait dans la +confidence. La Cauchoise prit place a table a cote du diplomate, et l'on +imagine si la soiree s'acheva gaiement. + +Au mois de septembre, les deux amants, lasses du tumulte de Paris et +peut-etre aussi de la surveillance indiscrete qu'exercait Paul de Musset, +se rendirent a Fontainebleau. Ils y passerent plusieurs semaines. De ce +sejour on retrouve la trace dans l'oeuvre de l'un et l'autre ecrivain, +dans le _Souvenir_ et la _Confession d'un enfant du siecle_, de meme +que dans divers romans, prefaces ou pages detachees de George Sand. C'est +la qu'ils concurent le projet d'un voyage en Italie qui, deux mois apres, +se realisait. On a peine a croire, avec Arvede Barine, que deja a +Fontainebleau Alfred de Musset ait manifeste ces ecarts de caractere, ces +violences d'humeur dont s'accuse Octave dans la _Confession d'un enfant +du siecle_. Nous n'avons pas le droit d'accueillir a la lettre et +d'imputer au poete toutes les defaillances d'un personnage d'imagination +qui n'est pas exactement son double. Certes il y a un trait d'eternelle +verite dans les vers fameux: + + Ah! malheur a celui qui laisse la debauche + Planter le premier clou sous sa mamelle gauche! + Le coeur d'un homme vierge est un vase profond; + Lorsque la premiere eau qu'on y verse est impure, + La mer y passerait sans laver la souillure, + Car l'abime est immense et la tache est au fond. + + +Alfred de Musset etait libertin, buveur et fantasque; mais a Fontainebleau +il aimait George Sand avec toute l'ardeur du premier enthousiasme, et ne +pouvait manquer de se contraindre. Plus tard il donnera a ses vices, a ses +soupcons et a ses violences, libre carriere avec frenesie. + +Le voyage en Italie decide, il s'agissait d'obtenir, d'une part +l'assentiment de madame de Musset mere, de l'autre celui de M. Dudevant. +Il ne tenait pas beaucoup de place dans l'existence de George Sand, mais +il restait, somme toute, un mari et allait etre oblige de s'occuper de la +petite Solange, rentree a Nohant, et de veiller sur Maurice, eleve au +college Henri IV, sortant le dimanche chez sa grand'mere Dupin. + +Alfred de Musset, dans l'intervalle de ses debauches et des hallucinations +qui deja le hantaient durant l'excursion a Franchard pres de Fontainebleau, +etait d'une humeur joyeuse et meme gamine, qui contrastait avec la +reverie sentimentale et lyrique de George Sand. Il atteste cette gaiete +naturelle dans la serie de dessins, de croquis et de caricatures que +possede M. de Spoelberch de Lovenjoul. On y voit de nombreuses esquisses +representant George Sand, "le nez legerement busque, la bouche sensuelle, +l'oeil imperieux"; un Merimee dedaigneux, avec cette legende: _Carvajal +renfoncant une expansion_; un Sainte-Beuve sournoisement paterne, orne de +cette devise: _le bedeau du temple de Gnide canonisant une demoiselle +infortunee_; un jeune homme a la chevelure ondee, a la redingote serree +comme autour d'un corset, qui figure Musset dessine par lui-meme, et +au-dessous: _Don Juan allant emprunter dix sous pour payer son ideale et +enfoncer Byron_; enfin un oeil, une bouche, une meche de cheveux, une +verrue ou se herisse un poil, un bonnet grec, le tout symbolisant Francois +Buloz, avec ce commentaire: _Fragments de la Revue trouves dans une caisse +vide_. Suivent des types humoristiques, comme ceux qui illustreront les +_Comedies et Proverbes_, et qui sont ici denommes: "Le chevalier _Colombat +du Roseau vert_, l'abbe _Potiron de Vent du soir_, le baron _Pretextat de +Clair de lune_, le marquis _Gerondif de Pimprenelle_." + +Tous ces croquis et nombre d'autres sont reunis dans un album qui a +appartenu a George Sand. Sur le premier feuillet figure une inscription, +sinueuse et desordonnee, ainsi concue: + + "_Le public est prie de ne pas se meprendre. + Ceci est l'album de George Sand, + Le receptacle informe de ses aberrations mentales + Et autres. + Je soussigne, Mussaillon Ier, + Declare que mon album n'est pas si cochonne que ca. + Celui qui a inscrit son nom + Sur ce stupide album n'est qu'un vil facetieux. + Il est vexant d'etre accuse des turpitudes de George Sand_ + +MUSSAILLON Ier." + +Ce temperament d'enfant gate, a la fantaisie debridee et maladive, aux +soubresauts nerveux et convulsifs, presque hysteriques, s'accordait, au +debut, avec les instincts maternels de George Sand. Il avait de soudains +caprices qu'il fallait immediatement satisfaire. Autour de lui, dans sa +famille, on avait pris l'habitude de lui ceder. Pourtant, le projet ou +plutot l'idee fixe du voyage en Italie rencontra une resistance inusitee. +Sur ce point, Paul de Musset semble avoir dit vrai dans la _Biographie_, +quand il relate qu'aux premieres ouvertures d'Alfred leur mere repondit: +"Jamais je ne donnerai mon consentement a un voyage que je regarde comme +une chose dangereuse et fatale. Je sais que mon opposition sera inutile et +que tu partiras, mais ce sera contre mon gre et sans ma permission." +Devant les larmes de sa mere, il parut ceder et alla donner contre-ordre +aux preparatifs d'un depart tout prochain. George Sand ne se resigna pas +si aisement. Voici comment elle intervint le jour meme, si nous en croyons +Paul de Musset: "Ce soir-la, vers neuf heures, notre mere etait seule avec +sa fille au coin de feu, lorsqu'on vint lui dire qu'une dame l'attendait a +la porte dans une voiture de place, et demandait instamment a lui parler. +Elle descendit accompagnee d'un domestique. La dame inconnue se nomma; +elle supplia cette mere desolee de lui confier son fils, disant qu'elle +aurait pour lui une affection et des soins maternels. Les promesses ne +suffisant pas, elle alla jusqu'aux serments. Elle y employa toute son +eloquence, et il fallait qu'elle en eut beaucoup, puisqu'elle vint a bout +d'une telle entreprise. Dans un moment d'emotion, le consentement fut +arrache." + +Selon ce recit, George Sand aurait reussi, par des paroles dorees, a +consommer sans violence l'enlevement ou plutot le detournement d'un jeune +homme a peine sorti de minorite. C'est a peu pres la meme version que nous +donne madame de Musset dans une lettre ecrite le 10 avril 1859, apres +l'apparition de _Lui et Elle_, et qui a ete rendue publique grace a M. +Maurice Clouard,[4] vigilant gardien de la memoire d'Alfred de Musset. +Elle rapporte, en des termes analogues a ceux de la _Biographie_, la venue +de George Sand dans un fiacre, 59 rue de Grenelle: "Je montai dans cette +voiture, dit madame de Musset, voyant une femme seule. C'etait _Elle_. +Alors elle employa toute l'eloquence dont elle etait maitresse a me +decider a lui confier mon fils, me repetant qu'elle l'aimerait comme une +mere, qu'elle le soignerait mieux que moi. Que sais-je? La sirene +m'arracha mon consentement. Je lui cedai, tout en larmes et a contre-coeur, +car _il avait une mere prudente_, bien qu'elle ait ose dire le contraire +dans _Elle et Lui_." + +[Note 4: _Alfred de Musset et George Sand_, par M. Maurice Clouard, +dans la _Revue de Paris_ du 15 aout 1896.] + +Quand elle redigeait cette lettre aigrie et portait cette accusation, +madame de Musset etait enfievree par le conflit de recriminations +retrospectives qui avait suivi la mort de son fils et ou, de part et +d'autre, on eut le tort de batailler sur une tombe. Elle oubliait que, +vingt-cinq ans plus tot, le 17 mars 1834, elle ecrivait de Paris a Alfred, +malade a Venise: "J'ai une bien grande reconnaissance pour madame Sand et +pour tous les soins qu'elle t'a donnes. Que serais-tu devenu sans elle? +C'est affreux a penser." A distance, la gratitude s'est transformee en +invectives et en calomnies. + +N'est-il donc pas possible d'analyser de sang-froid les torts respectifs +de deux etres de genie, doues de caracteres foncierement incompatibles, au +cours de ce voyage qui leur semblait une echappee vers quelque Terre +promise? Paul de Musset, ame cancaniere et rancuniere, note qu'il les +conduisit, "par une soiree brumeuse et triste, jusqu'a la malle-poste ou +ils monterent au milieu de circonstances de mauvais augure." Est-ce parce +qu'ils partaient le jeudi 13 decembre? Dans _Lui et Elle_, Pierre--lisez +Paul--qui accompagne les voyageurs, observe que leur voiture etait la +treizieme, qu'elle heurta la borne sous la porte cochere des messageries +et renversa, au coin de la rue Jean-Jacques Rousseau, un tonneau de +porteur d'eau et l'homme qui le trainait. Voila, dans la fiction, et sans +doute aussi dans la realite, ce que Paul de Musset appelait "des +circonstances de mauvais augure!" + +L'_Histoire de ma Vie_, ou George Sand glisse sur ce voyage comme chat sur +braise et mentionne a peine le nom de son compagnon, en indiquant assez +etrangement qu'elle regrettait de ne pas avoir ses enfants avec elle, +fournit cependant quelques details pour le trajet en bateau a vapeur de +Lyon a Avignon. Ils lierent connaissance avec Beyle, qui, sous le +pseudonyme de Stendhal, a publie des oeuvres vantees outre mesure par +toute une ecole legerement fetichiste, eprise de cette maniere seche, +satirique et coupante. Il regagnait Civita-Vecchia, ou il occupait +vaguement un poste de consul. George Sand signale le brillant de sa +conversation et l'amertume de son esprit, immuablement dedaigneux et +moqueur. "Je ne crois pas, dit-elle, qu'il fut mechant; il se donnait trop +de peine pour le paraitre." C'etait une affectation, une pose. En deux +jours elle eut fait le tour de cette intelligence que plusieurs declarent +si profonde et si complexe. Au Pont-Saint-Esprit, "il fut d'une gaiete +folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses +grosses bottes fourrees, devint quelque peu grotesque et pas du tout +joli." A Avignon, il manifesta ses sentiments esthetiques et son horreur +de l'idolatrie, en apostrophant dans une eglise un vieux christ en bois +peint, enorme et fort laid, auquel il montrait le poing furieusement. + +On se separa a Marseille sans regret. Beyle apparaissait ennuyeux, +fatigant et meme obscene en ses propos. Il se rendait a Genes par la voie +de terre. "Je confesse, dit George Sand, que j'avais assez de lui, et que, +s'il eut pris la mer, j'aurais peut-etre pris la montagne. C'etait, du +reste, un homme eminent--ajoute-t-elle avec bienveillance--d'une sagacite +plus ingenieuse que juste en toutes choses appreciees par lui, d'un talent +original et veritable, ecrivant mal, et disant pourtant de maniere a +frapper et a interesser vivement ses lecteurs." + +De Marseille George Sand adressait, le 18 decembre, a son fils Maurice une +lettre qu'elle ne montra sans doute pas a Alfred de Musset. Elle ne +pouvait tenir a l'un et a l'autre le meme langage. Il lui fallait etre +maternelle en partie double. "Mon cher petit, ecrivait-elle au collegien, +je vais m'embarquer sur la mer pour aller en Italie. Je n'y resterai pas +longtemps; ne te chagrine pas. Ma sante me force a passer quelque temps +dans un pays chaud. Je retournerai pres de toi, le plus tot possible. Tu +sais bien que je n'aime pas a vivre loin de mes petits miochons, bien +gentils tous deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien +vous avoir avec moi et vous mener partout ou je vais." En verite, Maurice +et Solange eussent ete plutot genants durant ce voyage sentimental, et les +raisons de sante qu'invoque George Sand ne nous semblent pas peremptoires. +La fievre la prit a Genes dont le climat lui etait defavorable, et c'est +la aussi que surgirent ses premiers dissentiments avec Alfred de Musset. +Sur ce point _Lui et Elle_, par miracle, ne contredit pas _Elle et Lui_. +Dans l'un et l'autre roman, Genes est le theatre des querelles naissantes +entre Laurent et Therese, entre Olympe et Edouard de Falconey. La version +de George Sand est assez imprecise: on est en presence d'un jeune homme +paresseux et dissipe, ou meme dissolu. La fiction de Paul de Musset +reproche, au contraire, a la jeune femme d'avoir tenu des propos etranges +devant deux Italiens, de familles patriciennes, avec qui ils avaient fait +la traversee et qu'ils retrouvaient a Genes. Comme on parlait de la +defense de cette ville par Massena, elle aurait raconte que, "dans ce +temps-la, sa mere accompagnait a l'armee un officier superieur, a qui son +pere l'enleva pour l'epouser, et que sa naissance avait ete un resultat si +prompt de cette union que la celebration du mariage avait precede d'un +mois seulement son entree en ce monde." Malgre le mecontentement de son +ami et l'etonnement des deux Italiens, elle insista, parait-il, en +raillant les prejuges de gentilhommerie et en vantant sa mere qui etait +une femme forte, obeissant au voeu de la nature. + +Nous laisserons cette aventure pour compte a l'auteur de _Lui et Elle_, +d'autant que nul indice n'en vient manifester l'authenticite et qu'elle +doit emaner de l'imagination haineuse et perfide de Paul de Musset. + +Du voyage par mer de Genes a Livourne, de la visite a Pise et du sejour a +Florence, ni George Sand ni son compagnon ne semblent avoir voulu nous +transmettre d'autre trace que la simple notation de leur itineraire. On +sait que, sur tout cet episode, Alfred de Musset observa un silence qui +contraste avec les commerages tardifs et malsonnants que colporta son +frere, lorsque la volonte du poete ne fut plus la pour lui fermer la +bouche et lui arreter la plume. George SDu voyage par mer de Genes a +Livourne, de la visite a Pise et du sejourand, dans l'_Histoire de ma Vie_, +relate simplement qu'ils jouerent a pile ou face s'ils iraient a Venise +ou a Rome. "_Venise face_ retomba dix fois sur le plancher." Par Bologne +et Ferrare, ils gagnerent Venise, ou le passeport d'Alfred de Musset fut +vise le 19 janvier 1834. Le "bon pour sejour" porte la signature du consul +de France, Silvestre de Sacy. + +L'arrivee a Venise, qui a inspire tant d'ecrivains, ne pouvait manquer de +solliciter la plume de George Sand. Elle l'a decrite dans une page, +retrouvee et publiee par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, et qu'on +peut regarder soit comme le debut d'un roman abandonne, soit comme un +morceau d'autobiographie. L'heroine est atteinte de cette meme fievre qui +depuis Genes n'avait pas quitte la compagne d'Alfred de Musset. Il y a la +des traits qui n'appartiennent pas au domaine de la fiction: + +"Il etait dix heures du soir lorsque le miserable _legno_, qui nous +cahotait depuis le matin sur la route seche et glacee, s'arreta a Mestre. +C'etait une nuit de janvier sombre et froide. Nous gagnames le rivage dans +l'obscurite. Nous descendimes a tatons dans une gondole. Le chargement de +nos paquets fut long. Nous n'entendions pas un mot de venitien. La fievre +me jetait dans une apathie profonde. Je ne vis rien, ni la greve, ni +l'onde, ni la barque, ni le visage des bateliers. J'avais le frisson, et +je sentais vaguement qu'il y avait dans cet embarquement quelque chose +d'horriblement triste. Cette gondole noire, etroite, basse, fermee de +partout, ressemblait a un cercueil. Enfin je la sentis glisser sur le +flot... Il faisait si noir que nous ne savions pas si nous etions en +pleine mer ou sur un canal etroit et borde d'habitations. J'eus, un +instant, le sentiment de l'isolement. Dans ces tenebres, dans ce +tete-a-tete avec un enfant que ne liait point a moi une affection +puissante, dans cette arrivee chez un peuple dont nous ne connaissions pas +un seul individu et dont nous n'entendions pas meme la langue, dans le +froid de l'atmosphere dont l'abattement de la fievre ne me laissait plus +la force de chercher a me preserver, il y avait de quoi contrister une ame +plus forte que la mienne. Mais l'habitude de tout risquer a tout propos +m'a donne un fond d'insouciance plus efficace que toutes les philosophies. +Qui m'eut predit que cette Venise, ou je croyais passer en voyageur, sans +lui rien donner de ma vie, et sans en rien recevoir, sinon quelques +impressions d'artiste, allait s'emparer de moi, de mon etre, de mes +passions, de mon present, de mon avenir, de mon coeur, de mes idees, et me +ballotter comme la mer ballotte un debris, en le frappant sur ses greves +jusqu'a ce qu'elle l'ait rejete au loin, et, faible jouet, avec mepris? +Qui m'eut predit que cette Venise allait me separer violemment de mon +idole, et me garder avec jalousie dans son enceinte implacable, aux prises +avec le desespoir, la joie, l'amour et la misere?... Tout a coup Theodore, +ayant reussi a tirer une des coulisses qui servent de double persienne aux +gondoles, et regardant a travers la glace, s'ecria:--Venise!" + +Suit une description qui merite d'etre citee, car elle donne une +impression a la fois veridique et pittoresque: + +"Quel spectacle magique s'offrait a nous a travers ce cadre etroit! Nous +descendions legerement le superbe canal de la Giudecca; le temps s'etait +eclairci, les lumieres de la ville brillaient au loin sur ces vastes quais +qui font une si large et si majestueuse avenue a la cite reine! Devant +nous, la lune se levait derriere Saint-Marc, la lune mate et rouge, +decoupant sous son disque enorme des sculptures elegantes et des masses +splendides. Peu a peu, elle blanchit, se contracta, et, montant sur +l'horizon au milieu de nuages lourds et bizarres, elle commenca d'eclairer +les tresors d'architecture variee qui font de la place Saint-Marc un site +unique dans l'univers. + +"Au mouvement de la gondole, qui louvoyait sur le courant de la Giudecca, +nous vimes passer successivement sur la region lumineuse de l'horizon la +silhouette de ces monuments d'une beaute sublime, d'une grandeur ou d'une +bizarrerie fantastique: la corniche transparente du palais ducal, avec sa +decoupure arabe et ses campaniles chretiens soutenus par mille colonnettes +elancees, surmontees d'aiguilles legeres; les coupoles arrondies de +Saint-Marc, qu'on prendrait la nuit pour de l'albatre quand la lune les +eclaire; la vieille Tour de l'Horloge avec ses ornements etranges; les +grandes lignes regulieres des Procuraties; le Campanile, ou Tour de +Saint-Marc, geant isole, au pied duquel, par antithese, un mignon portique +de marbres precieux rappelle en petit notre Arc triomphal, deja si petit, +du Carrousel; enfin, les masses simples et severes de la Monnaie, et les +deux colonnes grecques qui ornent l'entree de la Piazzetta. Ce tableau +ainsi eclaire nous rappelait tellement les compositions capricieuses de +Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture, dans +notre memoire ou dans notre imagination. + +"--Que nous sommes heureux! s'ecria Theodore. Cela est beau comme le plus +beau reve. Voila Venise comme je la connaissais, comme je la voulais, +comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers. Et cette lune qui +se leve expres pour nous la montrer dans toute sa poesie! Ne dirait-on pas +que Venise et le ciel se mettent en frais pour notre reception? Quelle +magnifique entree! Ne sommes-nous pas benis? Allons, voila un heureux +presage. Je sens que la Muse me parlera ici. Je vais enfin retrouver +l'Italie que je cherche depuis Genes sans pouvoir mettre la main dessus! + +"Pauvre Theodore! Tu ne prevoyais pas..." + +Plus succinctement, mais presque dans les memes termes, l'_Histoire de ma +Vie_ traduit une impression analogue. George Sand a la passion de Venise. +Toutefois, si elle allait y chercher la sante, l'erreur etait grossiere. +L'insalubrite de la ville egale son charme prestigieux. C'est le lieu +d'election de la fievre typhoide. Tandis que George Sand continuait a etre +souffrante, Alfred de Musset tomba malade. Il menait, il est vrai, +l'existence la plus agitee, et la plus contraire aux gouts comme aux +habitudes de sa compagne. Alors qu'elle s'asseyait le soir a sa table de +travail pour envoyer de la copie a Buloz, il reprenait la vie de +noctambule, qui a Paris commencait de l'epuiser et faisait le desespoir de +madame de Musset. Il courait les tavernes et les filles, doublement +intemperant. Deja, a Genes, a Florence, George Sand avait eu sujet de +plainte. Des l'arrivee a Venise, elle avait ferme sa porte. Ils n'etaient +plus qu'amis, ils avaient recouvre leur liberte respective. C'est ce que +passent sous silence tous les biographes et les apologistes d'Alfred de +Musset. + +Les deux voyageurs s'etaient installes dans un appartement de l'hotel +Danieli. George Sand dut s'aliter durant deux semaines. Pendant sa maladie, +Musset frequentait les brelans; car il n'etait pas seulement buveur et +libertin, mais follement joueur. Il perdit dix mille francs et alla le +lendemain se confesser a son amie: il lui fallait payer ou se tuer. George +Sand--et nous avons sur ce point le temoignage d'Edmond Plauchut--demanda +la somme a Buloz, a titre d'avance qu'elle devait rembourser en copie. Par +retour du courrier le directeur de la _Revue_ lui accorda satisfaction. +Des le debut de sa convalescence, elle fut donc obligee de se remettre au +travail pour acquitter en manuscrit les dettes de jeu du poete. Jamais les +defenseurs d'Alfred de Musset n'ont revoque en doute l'allegation formelle +d'Edmond Planchut et de Francois Buloz. + +A peine George Sand avait-elle repris sa tache litteraire qu'elle dut +mener de front des devoirs de garde-malade. Elle s'en explique avec un +tact et une delicatesse extremes dans l'_Histoire de ma Vie_: "Alfred de +Musset subit bien plus gravement que moi l'effet de l'air de Venise, qui +foudroie beaucoup d'etrangers, on ne le sait pas assez. Il fit une maladie +grave; une fievre typhoide le mit a deux doigts de la mort. Ce ne fut pas +seulement le respect du a un beau genie qui m'inspira pour lui une grande +sollicitude et qui me donna, a moi tres malade aussi, des forces +inattendues; c'etait aussi les cotes charmants de son caractere et les +souffrances morales que de certaines luttes, entre son coeur et son +imagination creaient sans cesse a cette organisation de poete. Je passai +dix-sept jours a son chevet, sans prendre plus d'une heure de repos sur +vingt-quatre." + +C'est bien une fievre typhoide que relate George Sand, et il n'est pas +permis de transformer la nature de la maladie, comme l'a fait sans aucune +preuve l'ecrivain russe Wladimir Karenine, en une note ainsi concue: "Il a +ete beaucoup parle dans la presse de la maladie de Musset que personne, a +commencer par le medecin, n'a jamais ose appeler de son vrai nom. Le +medecin l'a poliment appelee "fievre typhoide", mais en realite c'etait le +"delirium tremens", effet final de la vie de debauches de Musset.[5]" + +[Note 5: _George Sand, sa vie et ses oeuvres_, par Wladimir Karenine +(madame Komarof), II, 67.] + +Il y a la une assertion que rien ne justifie ni n'etaie. Les exces +indeniables d'Alfred de Musset ne l'avaient pas conduit jusqu'a un acces +de delirium tremens, auquel d'ailleurs il n'aurait pas survecu vingt-trois +ans. La nature et les progres du mal peuvent se noter d'apres les lettres +que George Sand adressait a ses divers correspondants. Le 4 fevrier, elle +ecrit a Boucoiran: "Je viens encore d'etre malade cinq jours d'une +dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est tres malade aussi. Nous +ne nous en vantons pas, parce que nous avons a Paris une foule d'ennemis +qui se rejouiraient en disant: "Ils ont ete en Italie pour s'amuser et ils +ont le cholera! quel plaisir pour nous! ils sont malades!" Ensuite madame +de Musset serait au desespoir si elle apprenait la maladie de son fils, +ainsi n'en soufflez mot. Il n'est pas dans un etat inquietant, mais il est +fort triste de voir languir et _souffroter_ une personne qu'on aime et qui +est ordinairement si bonne et si gaie. J'ai donc le coeur aussi barbouille +que l'estomac." Le lendemain, autre lettre plus sombre au meme Boucoiran: +"Je viens d'annoncer a Buloz l'etat d'Alfred qui est fort alarmant ce soir, +et en meme temps je lui demontre qu'il me faut absolument de l'argent +pour payer les frais d'une maladie qui sera serieuse et pour retourner en +France. Comme au bout du compte c'est un assez bon diable et qu'il a de +l'attachement pour Alfred, je crois qu'il comprendra ce que notre position +a de triste et qu'il n'hesitera plus... Adieu, mon ami, je vous ecrirai +dans quelques jours, je suis rongee d'inquietudes, accablee de fatigue, +malade et au desespoir. Embrassez mon fils pour moi. Mes pauvres enfants, +vous reverrai-je jamais? Gardez un silence absolu sur la maladie d'Alfred, +a cause de sa mere qui l'apprendrait infailliblement et en mourrait de +chagrin." Trois jours apres, le 8 fevrier, encore a Boucoiran: "Mon enfant, +je suis toujours bien a plaindre. Il est reellement en danger et les +medecins me disent: _poco a sperare, poco a disperare_, c'esta-dire que la +maladie suit son cours sans trop de mauvais symptomes alarmants. Les nerfs +du cerveau sont tellement entrepris, que le delire est affreux et +continuel. Aujourd'hui, cependant, il y a un mieux extraordinaire. La +raison est pleinement revenue et le calme est parfait; mais la nuit +derniere a ete horrible. Six heures d'une frenesie telle que, malgre deux +hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des +hurlements, des convulsions, o mon Dieu! mon Dieu! quel spectacle! Il a +failli m'etrangler en m'embrassant. Les deux hommes ne pouvaient lui faire +lacher le collet de ma robe. Les medecins annoncent un acces du meme genre +pour la nuit prochaine, et d'autres encore peut-etre, car il n'y aura pas +a se flatter avant six jours encore. Aura-t-il la force de supporter de si +horribles crises? Suis-je assez malheureuse, et vous qui connaissez ma vie, +en connaissez-vous beaucoup de pires? Heureusement j'ai trouve enfin un +jeune medecin, excellent, qui ne le quitte ni jour ni nuit, et qui lui +administre des remedes d'un tres bon effet." + +Ce jeune medecin, qui va aider George Sand a soigner et a sauver Alfred de +Musset, s'appelait le docteur Pietro Pagello. Il a vecu soixante-quatre +ans apres ces evenements qui lui ont valu une notoriete +extra-professionnelle, et c'est seulement entre la quatre-vingtieme et la +quatre-vingt-dixieme annee qu'il s'est decide a parler et a ouvrir ses +archives, sous les sollicitations qui l'obsedaient. + +Ne a Castelfranco Veneto en 1807, Pagello venait de terminer ses etudes et +exercait depuis quelques mois la chirurgie et la medecine a Venise. Sa +clientele etait encore mince. Un jour--c'est lui qui le raconte--en se +promenant sur le quai des Esclavons avec un Genois de ses amis, il vit a +un balcon de l'_Albergo Danieli_, "une jeune femme assise, d'une +physionomie melancolique, avec les cheveux tres noirs et deux yeux d'une +expression decidee et virile. Son accoutrement avait un je ne sais quoi de +singulier. Ses cheveux etaient enveloppes d'un foulard ecarlate, en +maniere de petit turban. Elle portait au cou une cravate, gentiment +attachee sur un col blanc comme neige, et, avec la desinvolture d'un +soldat, elle fumait un paquitos en causant avec un jeune homme blond, +assis a ses cotes." Le lendemain--est-ce pure coincidence, ou George Sand +avait-elle remarque et desirait-elle connaitre celui qui l'observait avec +tant de curiosite?--Pagello fut appele a l'hotel Danieli. "Je fus +introduit, raconte-t-il a des amis, dans l'appartement de la fumeuse qui, +assise sur un petit siege, la tete mollement appuyee sur sa main, me pria +de la soulager d'une forte migraine. Je lui tatai le pouls; je lui +proposai une saignee qu'elle accepta; je la pratiquai, et a l'instant elle +fut soulagee. En me congediant, elle me pria de revenir, si elle ne me +faisait rien dire. Le jeune homme blond, son compagnon inseparable, me +reconduisit avec beaucoup de courtoisie jusqu'au bas de l'escalier, et +voila tout, tout ce qui est arrive aujourd'hui; mais un +pressentiment--doux ou amer, je ne sais--me dit: "Tu reverras cette femme, +et elle te dominera." + +Notons que deja George Sand avait fait venir un medecin, le docteur +Santini, qui n'avait pas pu la saigner, parce qu'elle avait, parait-il, +une veine fort difficile, _vena difficilissima_. Elle prefera Pagello, +qui avait su trouver sa veine et qui etait un fort joli garcon blond, +presque roux, de vingt-sept ans. Elle aimait les blonds. Le surlendemain, +il fit une seconde visite. Elle etait debout et guerie. Quinze ou vingt +jours plus tard, on l'appela de nouveau, mais non plus pour George Sand. +Voici la traduction du billet qu'elle lui avait ecrit, en mauvais italien: + +"Mon cher monsieur Paiello (Pagello), + +"Je vous prie de venir nous voir le plus tot que vous pourrez, avec un bon +medecin, pour conferer ensemble sur l'etat du _signor_ francais de +l'Hotel-Royal. Mais je veux vous dire auparavant que je crains pour sa +raison plus que pour sa vie. Depuis qu'il est malade, il a la tete +excessivement faible et raisonne souvent comme un enfant. C'est cependant +un homme d'un caractere energique et d'une puissante imagination. C'est un +poete fort admire en France. Mais l'exaltation du travail de l'esprit, le +vin, la fete, les femmes, le jeu, l'ont beaucoup fatigue et ont excite ses +nerfs. Pour le moindre motif, il est agite comme pour une chose +d'importance. + +"Une fois, il y a trois mois de cela, il a ete comme fou, toute une nuit, +a la suite d'une grande inquietude. Il voyait comme des fantomes autour de +lui, et criait de peur et d'horreur[6]. A present, il est toujours inquiet, +et, ce matin, il ne sait presque ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait. Il +pleure, se plaint d'un mal sans nom et sans cause, demande son pays, dit +qu'il est pres de mourir ou de devenir fou! + +[Note 6: Elle fait allusion aux hallucinations survenues a Franchard.] + +"Je ne sais si c'est la le resultat de la fievre, ou de la surexcitation +des nerfs, ou d'un principe de folie. Je crois qu'une saignee pourrait le +soulager. Je vous prie de faire toutes ces observations au medecin et de +ne pas vous laisser rebuter par la difficulte que presente la disposition +indocile du malade. C'est la personne que j'aime le plus au monde, et je +suis dans une grande angoisse de la voir en cet etat. + +"J'espere que vous aurez pour nous toute l'amitie que peuvent esperer deux +etrangers. + +"Excusez le miserable italien que j'ecris. + +"G. SAND." + +Quel fut, au chevet de Musset, le diagnostic du docteur Pagello? Il l'a +resume longtemps apres, alors qu'il ne s'agissait plus de violer le secret +professionnel, dans une lettre au professeur Moreni: "L'impression que me +fit l'exterieur de Musset n'etait pas nouvelle pour moi; elle resta la +meme que quinze jours auparavant: figure fine et spirituelle, organisme +enclin a la phtisie, ce que l'on voyait a ses mains longues et maigres, au +faible developpement de sa poitrine, a sa figure tiree et a la rougeur de +ses pommettes. La maladie consistait en une fievre nerveuse typhoide[7]. +La cure fut longue et difficile, par suite surtout de l'etat agite du +malade, qui fut mourant durant plusieurs jours. Enfin le mal prit une +tournure favorable, et le malade se retablit peu a peu. George Sand, +durant toute la maladie, le soigna avec l'empressement d'une mere, +constamment assise, nuit et jour, aupres de son lit, prenant a peine +quelques heures de repos, sans se deshabiller et seulement lorsque je la +remplacais." + +[Note 7: "Une typhoidette compliquee de delire alcoolique," dit Pietro +Pagello dans son entretien avec le docteur Cabanes. (_Le Cabinet secret +de l'Histoire_, page 303.)] + +Doute-t-on du temoignage de Pagello en faveur de la sollicitude vraiment +maternelle de George Sand? Il est corrobore par le plus intime ami de +Musset, Alfred Tattet, qui, de passage a Venise, avait sejourne aupres du +malade et ecrivait de Florence a Sainte-Beuve, le 17 mars 1834: "J'ai +tache de procurer quelques distractions a madame Dudevant, qui n'en +pouvait plus; la maladie d'Alfred l'avait beaucoup fatiguee. Je ne les ai +quittes que lorsqu'il m'a ete bien prouve que l'un etait tout a fait hors +de danger et que l'autre etait entierement remise de ses longues veilles. +Soyez donc maintenant sans inquietude, mon cher monsieur de Sainte-Beuve; +Alfred est dans les mains d'un jeune homme tout devoue, tres capable, et +qui le soigne comme un frere. Il a remplace aupres de lui un ane qui le +tuait tout bonnement. Des qu'il pourra se mettre en route, madame Dudevant +et lui partiront pour Rome, dont Alfred a un desir effrene." + +Ainsi Alfred Tattet rend, le plus formel et le plus elogieux hommage aux +soins combines de George Sand et du docteur Pagello. Il n'a rien vu, rien +pressenti qui eveillat ses soupcons. Lie a Musset par la plus etroite +camaraderie, il n'a recueilli de sa bouche aucune plainte, pas la moindre +allusion a la scene mysterieuse et dramatique que le poete des _Nuits_ +n'a jamais retracee, mais qui, sous la plume haineuse de son frere, +devient la plus cruelle des incriminations. L'ame genereuse d'Alfred de +Musset ne peut ni avoir concu ni avoir autorise cette vengeance posthume. +Aussi bien n'eut-il pas songe a partir avec George Sand pour Rome, si elle +l'avait miserablement et cyniquement trompe. + + + + +CHAPITRE X + +LE DOCTEUR PAGELLO + + +Avant d'examiner comment au chevet d'un malade la sympathie et la +tendresse ont pu naitre entre le docteur Pagello et George Sand, il +importe, pour bien etablir des responsabilites morales qui seront assez +lourdes, de preciser s'il y avait rupture d'intimite entre Alfred de +Musset et sa compagne de voyage. Cette rupture n'est pas niable. George +Sand s'en explique categoriquement, dans une des lettres qu'elle ecrivit +au cours des reconciliations et des brouilles qui se succederent durant +l'hiver 1834-1835: "De quel droit d'ailleurs m'interroges-tu sur Venise? +Etais-je a toi a Venise? Des le premier jour, quand tu m'as vue malade, +n'as-tu pas pris de l'humeur, en disant que c'etait bien triste et bien +ennuyeux, une femme malade? et n'est-ce pas du premier jour que date notre +rupture? Mon enfant, moi, je ne veux pas recriminer, mais il faut bien que +tu t'en souviennes, toi qui oublies si aisement les faits. Je ne veux pas +dire tes torts, jamais je ne t'ai dit seulement ce mot-la, jamais je ne me +suis plainte d'avoir ete enlevee a mes enfants[8], a mes amis, a mon +travail, a mes affections et a mes devoirs, pour etre conduite a trois +cents lieues et abandonnee avec des paroles si offensantes et si navrantes, +sans aucun autre motif qu'une fievre tierce, des yeux abattus et la +tristesse profonde ou me jetait ton indifference. Je ne me suis jamais +plainte, je t'ai cache mes larmes, et ce mot affreux a ete prononce, un +certain soir que je n'oublierai jamais, dans le casino Danieli: "George, +je m'etais trompe, je t'en demande pardon, mais _je ne t'aime pas_." Si je +n'eusse ete malade, si on n'eut du me saigner le lendemain, je serais +partie; mais tu n'avais pas d'argent, je ne savais pas si tu voudrais en +accepter de moi, et je ne voulais pas, je ne pouvais pas te laisser seul, +en pays etranger, sans entendre la langue et sans un sou. La porte de nos +chambres fut fermee entre nous, et nous avons essaye la de reprendre notre +vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n'etait plus +possible. Tu t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour +tu me dis que tu craignais... + +[Note 8: Est-ce qu'un jeune homme de vingt-trois ans peut enlever une +femme de trente ans?] + +(_Ici quatre mots effaces par George Sand au crayon bleu_). + +"Nous etions tristes. Je te disais: "_Partons, je te reconduirai jusqu'a +Marseille_", et tu repondais: "Oui, c'est le mieux, mais je voudrais +travailler un peu ici, puisque nous y sommes." Pierre venait me voir et me +soignait, tu ne pensais guere a etre jaloux, et certes je ne pensais guere +a l'aimer. Mais quand je l'aurais aime des ce moment-la, quand j'aurais +ete a lui des lors, veux-tu me dire quels comptes j'avais a te rendre, a +toi, qui m'appelais l'ennui personnifie, la reveuse, la bete, la +religieuse, que sais-je? Tu m'avais blessee et offensee, et je te l'avais +dit aussi: "_Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimes_." + +Que s'etait-il passe entre ces trois personnages, le malade, la garde et +le medecin? A distance, quand Alfred de Musset, avec une perverse +curiosite d'amour, veut connaitre, jour par jour, heure par heure, +l'historique de cette liaison superposee a la sienne, elle lui denie le +droit de la questionner: "Je m'avilirais en me laissant confesser comme +une femme qui t'aurait trompe. Admets tout ce que tu voudras pour nous +tourmenter, je n'ai a te repondre que ceci: Ce n'est pas du premier jour +que j'ai aime Pierre, et meme apres ton depart, apres t'avoir dit que je +l'aimais _peut-etre_, que _c'etait mon secret_ et que _n'etant plus a toi +je pouvais etre a lui sans te rendre compte de rien_, il s'est trouve dans +sa vie a lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes maitresses, des +situations ridicules et desagreables qui m'ont fait hesiter a me regarder +comme engagee par des precedents _quelconques_. Donc, il y a eu de ma part +une sincerite dont j'appelle a toi-meme et dont tes lettres font foi pour +ma conscience. Je ne t'ai pas permis a Venise de me demander le moindre +detail, si nous nous etions embrasses tel jour sur l'oeil ou sur le front, +et je te defends d'entrer dans une phase de ma vie ou j'avais le droit de +reprendre les voiles de la pudeur vis-a-vis de toi." + +Que faut-il entendre par "des precedents quelconques?" Quelle etait, au +cours de la maladie de Musset, la nature de cette intimite qu'elle +circonscrit entre l'oeil et le front? + +Devant le silence d'_Elle_ et de _Lui_, et en presence des seules +accusations proferees par Paul de Musset, il sied d'interroger Pagello. +Son recit semble veridique et exempt de toute fatuite. Il parle des nuits +qu'il a passees avec George Sand au chevet du poete: "Ces veillees +n'etaient pas muettes, et les graces, l'esprit eleve, la douce confiance +que me montrait la Sand, m'enchainaient a elle tous les jours, a toute +heure et a chaque instant davantage." Il se defend toutefois d'avoir fait +les premiers aveux, et il declare qu'il devenait rouge comme braise, quand +elle lui demandait a quoi il pensait. Certain soir, elle se mit a ecrire +avec fougue, tandis qu'il parcourait un volume de Victor Hugo. Au bout +d'une heure, elle posa la plume, parut longuement reflechir la tete entre +ses mains. "Puis, se levant, ajoute Pagello, elle me regarda fixement, +saisit le feuillet ou elle avait ecrit et me dit: "C'est pour vous." + +Ils s'approcherent du lit ou Alfred de Musset dormait, et le docteur se +retira, emportant le papier qu'il lut avec surprise. Etait-ce quelque page +detachee d'un roman? Ou un fragment d'autobiographie? Il le demanda le +lendemain a George Sand, en la priant d'indiquer a qui s'adressait et +devait etre remis ce morceau de prose passionnee. + +--Au stupide Pagello," ecrivit-elle en travers du pli. + +C'etait, dans le style colore et enflamme de _Lelia_, une veritable +declaration d'amour, intitulee "En Moree." qui debutait ainsi: + +"Nes sous des cieux differents, nous n'avons ni les memes pensees ni le +meme langage; avons-nous du moins des coeurs semblables? Le tiede et +brumeux climat d'ou je viens m'a laisse des impressions douces et +melancoliques: le genereux soleil qui a bruni ton front, quelles passions +t'a-t-il donnees? Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu? +L'ardeur de tes regards, l'etreinte violente de tes bras, l'audace de tes +desirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta passion ni +la partager. Dans mon pays on n'aime pas ainsi; je suis aupres de toi +comme une pale statue, je te regarde avec etonnement, avec desir, avec +inquietude." + +Elle continue, usant de ce don du developpement qui lui est propre, et +elle s'afflige de ne pas parler la meme langue. Ce sont ensuite des +questions singulierement indiscretes, qu'une femme ne pose pas, auxquelles +un homme ne saurait repondre. Et voici la conclusion de ces pages, ou le +lyrisme romantique s'allie a de maladives curiosites qui devaient +deconcerter le simple Pagello: + +"Je ne sais ni ta vie passee, ni ton caractere, ni ce que les hommes qui +te connaissent pensent de toi. Peut-etre es-tu le premier, peut-etre le +dernier d'entre eux. Je t'aime sans savoir si je pourrai t'estimer, je +t'aime parce que tu me plais, peut-etre serai-je forcee de te hair +bientot. Si tu etais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me +comprendrais. Mais je serais peut-etre plus malheureuse encore, car tu me +tromperais. Toi, du moins, tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de +vaines promesses et de faux serments. Tu m'aimeras comme tu sais et comme +tu peux aimer. Ce que j'ai cherche en vain dans les autres, je ne le +trouverai peut-etre pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le +possedes. Les regards et les caresses d'amour qui m'ont toujours menti, tu +me les laisseras expliquer a mon gre, sans y joindre de trompeuses +paroles. Je pourrai interpreter ta reverie et faire parler eloquemment ton +silence. J'attribuerai a tes actions l'intention que je te desirerai. +Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton ame s'adresse a la +mienne; quand tu regarderas le ciel, je croirai que ton intelligence +remonte vers le foyer eternel dont elle emane." + +"Restons donc ainsi, n'apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher +dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je +veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel role tu joues parmi les +hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton ame, que je +puisse toujours la croire belle!" + +Oblige de comprendre l'appel de George Sand et d'y repondre, Pagello dut +remettre au lendemain l'explosion de sa reconnaissance et de son +enthousiasme. Lorsqu'il fit sa visite quotidienne a Alfred de Musset, il +le trouva sensiblement mieux. "La Sand, dit-il, n'etait pas la. Il y avait +pourtant deux desirs contraires en moi: l'un qui haletait ardemment de la +voir, l'autre qui aurait voulu la fuir; mais celui-ci perdait toujours a +la loterie." + +Soudain George Sand entra, et, a long intervalle, Pagello la revoit, au +plus profond de ses souvenirs, "introduisant sa petite main dans un gant +d'une rare blancheur, vetue d'une robe de satin couleur noisette, avec un +petit chapeau de peluche orne d'une belle plume d'autruche ondoyante, avec +une echarpe de cachemire aux grandes arabesques, d'un excellent et fin +gout francais. Je ne l'avais vue encore aussi elegamment paree et j'en +demeurais surpris, lorsque s'avancant vers moi avec une grace et une +desinvolture enchanteresses, elle me dit: "Signor Pagello, j'aurais besoin +de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si cependant +cela ne vous derange pas." + +Les achats n'etaient qu'un pretexte pour le tete-a-tete. Elle eut tot fait +d'aborder le chapitre des confidences, de se plaindre du caractere et des +procedes d'Alfred de Musset, et de manifester sa resolution de ne pas +retourner avec lui en France. "Je vis alors mon sort, soupire Pagello, je +n'en eus ni joie ni douleur, mais je m'y engouffrai les yeux fermes." La +promenade dura trois heures, et l'on ne fit aucune emplette. "Nous +parlames comme tout le monde en pareil cas. C'etaient les variations +accoutumees du verbe _je t'aime_." + +A moins que l'on ne revoque en doute l'authenticite de ce recit et de la +"declaration au stupide Pagello"--ce qui n'a jamais ete tente--il est +acquis qu'au cours meme de la maladie d'Alfred de Musset George Sand +s'abandonnait a un autre amour. Fut-il d'abord platonique? Le docteur +venitien s'abstient de nous l'apprendre, et tout au contraire Paul de +Musset produit une incrimination, qui serait accablante si elle etait +veridique. Il pretend que son frere lui aurait dicte, en decembre 1852, +une relation dont il a transmis a sa soeur l'autographe et qui est +l'equivalent de la scene fameuse de _Lui et Elle_. Edouard de Falconey, +presque moribond, voyant sa maitresse dans les bras du medecin qui le +soignait, ce serait une tragique aventure de la vie reelle. Alfred de +Musset, George Sand et Pagello en auraient ete les acteurs. + +Le temoignage de Paul de Musset semble entache de ce que les +jurisconsultes appellent la suspicion legitime,--disons tout net: la +haine. D'autre part, George Sand a toujours proteste, notamment dans sa +lettre du 6 fevrier 1861 a Sainte-Beuve, contre "la salete de cette +accusation" d'avoir donne "le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux +d'un mourant." Enfin, Alfred de Musset, qui a conserve une attitude si +correcte et si digne au regard des evenements de Venise, qui savait la +violence du parti pris de son frere et qui la redoutait, ne peut pas lui +avoir confie pour un usage posthume et perfide cette arme empoisonnee. Ne +rendait-il point un delicat et chevaleresque hommage a George Sand, des +son retour a Paris, en ecrivant a Sainte-Beuve le 27 avril 1834? + +"J'ai a vous remercier, mon cher Sainte-Beuve, de l'interet que vous avez +bien voulu prendre aux tristes circonstances qui m'ont force de quitter +l'Italie. Buloz sort de chez moi maintenant, et j'apprends par lui que mon +retour est interprete de plusieurs manieres par certaines gens. Tant qu'il +ne s'agit que de moi-meme, je suis oblige d'avouer qu'un mepris naturel +m'a toujours la-dessus tenu lieu de philosophie; mais je verrais avec le +plus grand chagrin qu'on accusat madame Sand du plus leger tort a mon +occasion, et surtout que de pareilles accusations pussent venir jusqu'a +vous. Je sais que madame Sand tient a votre estime, et je mettrais autant +d'empressement a la defendre aupres d'un homme capable de l'apprecier, que +je mets d'orgueil a laisser parler les sots anonymes. Un mot de vous, a ce +sujet, me ferait plaisir. J'ai pour madame Sand trop de respect et +d'estime pour les renfermer en moi seul, et vous etes un de ceux a qui je +voudrais le plus possible les voir partager. + +"Tout a vous de coeur. + +"Alfred de MUSSET." + +S'il avait eu devant les yeux, quelques semaines auparavant, l'infame +trahison de sa maitresse, Alfred de Musset n'aurait pas ecrit cette +lettre. L'ayant ecrite, il ne desavouera pas les sentiments qu'il y +traduit et dont on retrouve l'echo dans la _Confession d'un enfant du +siecle_, il n'ira pas salir et deshonorer George Sand, en dictant a son +frere Paul la page suivante, effroyablement accusatrice: + +"Il y avait a peu pres huit ou dix jours que j'etais malade a Venise. Un +soir, Pagello et George Sand etaient assis pres de mon lit. Je voyais l'un, +je ne voyais pas l'autre, et je les entendais tous les deux. Par instants, +les sons de leurs voix me paraissaient faibles et lointains; par instants, +ils resonnaient dans ma tete avec un bruit insupportable. + +"Je sentais des bouffees de froid monter du fond de mon lit, une vapeur +glacee, comme il en sort d'une cave ou d'un tombeau, me penetrer jusqu'a +la moelle des os. Je concus la pensee d'appeler, mais je ne l'essayai meme +pas, tant il y avait loin du siege de ma pensee aux organes qui auraient +du l'exprimer. A l'idee qu'on pouvait me croire mort et m'enterrer avec ce +reste de vie refugie dans mon cerveau, j'eus peur; et il me fut impossible +d'en donner aucun signe. Par bonheur, une main, je ne sais laquelle, ota +de mon front la compresse d'eau froide, et je sentis un peu de chaleur. + +"J'entendis alors mes deux gardiens se consulter sur mon etat. Ils +n'esperaient plus me sauver. Pagello s'approcha du lit et me tata le +pouls. Le mouvement qu'il me fit faire etait si brusque pour ma pauvre +machine que je souffris comme si on m'eut ecartele. Le medecin ne se donna +pas la peine de poser doucement mon bras sur le lit. Il le jeta comme une +chose inerte, me croyant mort ou a peu pres. A cette secousse terrible, je +sentis toutes mes fibres se rompre a la fois; j'entendis un coup de +tonnerre dans ma tete et je m'evanouis. Il se passa ensuite un long temps. +Est-ce le meme jour ou le lendemain que je vis le tableau suivant, c'est +ce que je ne saurais dire aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, je suis certain +d'avoir apercu ce tableau que j'aurais pris pour une vision de malade, si +d'autres preuves et des aveux complets ne m'eussent appris que je ne +m'etais pas trompe. En face de moi, je voyais une femme assise sur les +genoux d'un homme. Elle avait la tete renversee en arriere. Je n'avais pas +la force de soulever ma paupiere pour voir le haut de ce groupe, ou la +tete de l'homme devait se trouver. Le rideau du lit me derobait aussi une +partie du groupe; mais cette tete que je cherchais vint d'elle-meme se +poser dans mon rayon visuel. Je vis les deux personnes s'embrasser. Dans +le premier moment, ce tableau ne me fit pas une vive impression. Il me +fallut une minute pour comprendre cette revelation: mais je compris tout a +coup et je poussai un leger cri. J'essayai alors de tourner ma tete sur +l'oreiller et elle tourna. Ce succes me rendit si joyeux, que j'oubliai +mon indignation et mon horreur et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes +gardiens pour leur crier: "Mes amis, je suis vivant!" Mais je songeai +qu'ils ne s'en rejouiraient pas et je les regardai fixement. Pagello +s'approcha de moi, me regarda et dit: "Il va mieux. S'il continue ainsi, +il est sauve!" Je l'etais en effet. + +"C'est, je crois, le meme soir, ou le lendemain peut-etre, que Pagello +s'appretait a sortir lorsque George Sand lui dit de rester et lui offrit +de prendre le the avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et +causa gaiement. Ils se parlerent ensuite a voix basse, et j'entendis +qu'ils projetaient d'aller diner ensemble en gondole a Murano. "--Quand +donc, pensais-je, iront-ils diner ensemble a Murano? Apparemment quand je +serai enterre." Mais je songeai que les dineurs comptaient sans leur hote. +En les regardant prendre leur the, je m'apercus qu'ils buvaient l'un apres +l'autre dans la meme tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello voulut sortir. +George Sand le reconduisit. Ils passerent derriere un paravent, et je +soupconnai qu'ils s'y embrassaient. George Sand prit ensuite une lumiere +pour eclairer Pagello. Ils resterent quelque temps ensemble sur +l'escalier. Pendant ce temps-la, je reussis a soulever mon corps sur mes +mains tremblantes. Je me mis _a quatre pattes_ sur le lit. Je regardai la +table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse! Je ne +m'etais pas trompe. Ils etaient amants! Cela ne pouvait plus souffrir +l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore le +moyen de douter; tant j'avais de repugnance a croire une chose si +horrible!" + +Ce n'est pas seulement le doute, c'est une parfaite incredulite que nous +inspire le recit de Paul de Musset. Il ne revet aucun caractere de +vraisemblance. Il se produit apres la mort du poete, qui par tous ses +actes, par toutes ses lettres, l'a implicitement dementi. Il est redige en +des termes declamatoires et melodramatiques qui ne sont pas le style +d'Alfred de Musset. Il est inconciliable avec l'impression qu'Alfred +Tattet rapportait de Venise, avec la plus elementaire pudeur feminine, +avec ce respect du a la mort qui plane au-dessus du lit d'un etre qu'on a +aime. George Sand a pu reprendre sa liberte et se detacher de Musset, +convalescent et gueri. Il est impossible qu'elle l'ait trahi quand il +etait au seuil de l'agonie. + +Toutefois entre le poete et sa maitresse, a la suite des explications +orageuses precedemment accumulees, etait survenu ce que M. Paul Bourget a +appele "l'irreparable." George Sand avait admirablement soigne l'_ami_ +malade; elle etait incapable de pardonner a l'_amant_ qui l'avait +offensee. Sur ce point, elle donne de son caractere une analyse bien +penetrante dans une sorte de confession adressee a Pagello: "Quand je vois +les torts recommencer apres les larmes, le repentir qui vient apres ne me +semble plus qu'une faiblesse. Tu me commandes d'etre genereuse. Je le +serai; mais je crains que cela ne nous rende encore plus malheureux tous +les trois... Tant que j'aime, il m'est impossible d'injurier ce que j'aime, +et quand j'ai dit une fois _je ne vous aime plus_, il est impossible a +mon coeur de retracter ce qu'a prononce ma bouche. C'est la, je crois, un +mauvais caractere; je suis orgueilleuse et dure. Sache cela, mon enfant, +et ne m'offense jamais. Je ne suis pas genereuse, ma conscience me force a +te le dire. Ma conduite peut etre magnanime, mon coeur ne peut pas etre +misericordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis +servir encore Alfred par devoir et par honneur, mais lui pardonner par +amour ce m'est impossible." + +Vient ensuite l'hymne d'adoration qu'elle dedie a Pagello, comme a l'idole +vers qui tendent ses desirs et ses extases: + +"Es-tu sur que je sois digne d'un coeur aussi noble que le tien? Je suis +si exigeante et si severe, ai-je bien le droit d'etre ainsi? Mon coeur +est-il pur comme l'or pour demander un amour irreprochable? Helas! j'ai +tant souffert, j'ai tant cherche cette perfection sans la rencontrer! +Est-ce toi, est-ce enfin toi, mon Pietro, qui realiseras mon reve? Je le +crois, et jusqu'ici je te vois grand comme Dieu. Pardonne-moi d'avoir peur +quelquefois. C'est quand je suis seule et que je songe a mes maux passes +que le doute et le decouragement s'emparent de moi. + +"Quand je vois ta figure honnete et bonne, ton regard tendre et sincere, +ton front pur comme celui d'un enfant, je me rassure et ne songe plus +qu'au plaisir de te regarder. Tes paroles sont si belles et si bonnes! tu +parles une langue si melodieuse, si nouvelle a mes oreilles et a mon ame! +Tout ce que tu penses, tout ce que tu fais est juste et saint. Oui, je +t'aime, c'est toi que j'aurais du toujours aimer. Pourquoi t'ai-je +rencontre si tard, quand je ne t'apporte plus qu'une beaute fletrie par +les annees et un coeur use par les deceptions?--Mais non, mon coeur n'est +pas use. Il est severe, il est mefiant, il est inexorable, mais il est +fort, ce passionne. Jamais je n'ai mieux senti sa vigueur et sa jeunesse +que la derniere fois que tu m'as couverte de tes caresses. + +"Oui, je peux encore aimer. Ceux qui disent que non en ont menti. Il n'y a +que Dieu qui puisse me dire: "Tu n'aimeras plus".--Et je sens bien qu'il +ne l'a pas dit. Je sens bien qu'il ne m'a pas retire le feu du ciel; et +que, plus je suis devenue ambitieuse en amour, plus je suis devenue +capable d'aimer celui qui satisfera mon ambition. C'est toi, oui, c'est +toi. Reste ce que tu es a present, n'y change rien. Je ne trouve rien en +toi qui ne me plaise et ne me satisfasse. _C'est la premiere fois que +j'aime sans souffrir au bout de trois jours_. Reste mon Pagello, avec ses +gros baisers, son air simple, son sourire de jeune fille, ses caresses, +son grand gilet, son regard doux... Oh! quand serai-je ici seule au monde +avec toi? Tu m'enfermeras dans ta chambre et tu emporteras la clef quand +tu sortiras, afin que je ne voie, que je n'entende rien que toi, et tu... + +"Etre heureuse un an et mourir. Je ne demande que cela a Dieu et a toi. +Bonsoir, _mio Piero_, mon bon cher ami, je ne pense plus a mes chagrins +quand je parle avec toi. Pourtant mentir toujours est bien triste. Cette +dissimulation m'est odieuse. Cet amour si mal paye, si deplorable, qui +agonise entre moi et Alfred, sans pouvoir recommencer ni finir, est un +supplice. Il est la devant moi comme un mauvais presage pour l'avenir et +semble me dire, a tout instant: "Voila ce que devient l'amour." Mais non, +mais non, je ne veux pas le croire, je veux esperer, croire en toi seul, +t'aimer en depit de tout et en depit de moi-meme. Je ne le voulais pas. Tu +m'y as forcee. Dieu aussi l'a voulu. Que ma destinee s'accomplisse!" + +Tel est l'aveu que nous recueillons sur les levres memes de George Sand, +tels sont les torts qui lui peuvent etre reproches. Ils furent assez +graves pour qu'on n'aille pas en chercher d'imaginaires. Or, Paul de +Musset a jete dans la circulation et livre a la sottise humaine des griefs +ou le ridicule le dispute a l'odieux. Comme le malade parlait et se +plaignait--est-ce plausible?--de l'ignoble spectacle qu'il pensait avoir +eu devant les yeux, _on_--est-ce George Sand ou Pagello?--l'aurait +menace de l'enfermer dans une maison de sante, en tant qu'atteint de +folie. Elle aurait fait cela, l'admirable garde-malade qui n'avait pas +quitte son chevet? Et voila les enormites, les absurdites, les mensonges +que Paul de Musset tente audacieusement d'accrediter! Il va jusqu'a +pretendre que son frere lui aurait dicte un autre recit dont il faut noter +l'invraisemblable, l'extravagante teneur: + +"Je m'expliquai un soir avec George Sand. Elle nia effrontement ce que +j'avais vu et entendu et me soutint que tout cela etait une invention de +la fievre. Malgre l'assurance dont elle faisait parade, elle craignait +qu'en presence de Pagello il lui devint impossible de nier, et elle voulut +le prevenir, probablement meme lui dicter les reponses qu'il devrait me +faire lorsque je l'interrogerais. Pendant la nuit, je vis de la lumiere +sous la porte qui separait nos deux chambres. Je mis ma robe de chambre et +j'entrai chez George. Un froissement m'apprit qu'elle cachait un papier +dans son lit. D'ailleurs elle ecrivait sur ses genoux et l'encrier etait +sur sa table de nuit. Je n'hesitai pas a lui dire que je savais qu'elle +ecrivait a Pagello et que je saurais bien dejouer ses manoeuvres. Elle se +mit dans une colere epouvantable et me declara que si je continuais ainsi, +je ne sortirais jamais de Venise. Je lui demandai comment elle m'en +empecherait. "En vous faisant enfermer dans une maison de fous," me +repondit-elle. J'avoue que j'eus peur. Je rentrai dans ma chambre sans +oser repliquer. J'entendis George Sand se lever, marcher, ouvrir la +fenetre et la refermer. Persuade qu'elle avait dechire sa lettre a Pagello +et jete les morceaux par la fenetre, j'attendis le point du jour et je +descendis en robe de chambre dans la ruelle. La porte de la maison etait +ouverte, ce qui m'etonna beaucoup. Je regardai dans la rue et j'apercus +une femme en jupon enveloppee d'un chale. Elle etait courbee. Elle +cherchait quelque chose a terre. Le vent etait glacial. Je frappai sur +l'epaule de la chercheuse, lui disant, comme dans le _Majorat_: "George, +George, que viens-tu faire ici a cette heure? Tu ne retrouveras pas les +morceaux de ta lettre. Le vent les a balayes; mais ta presence ici me +prouve que tu avais ecrit a Pagello." + +"Elle me repondit que je ne coucherais pas ce soir dans mon lit; qu'elle +me ferait arreter tout a l'heure; et elle partit en courant. Je la suivis +le plus vite que je pus. Arrivee au Grand-Canal, elle sauta dans une +gondole, en criant au gondolier d'aller au Lido; mais je m'etais jete dans +la gondole, a cote d'elle, et nous partimes ensemble. Elle n'ouvrit pas la +bouche pendant le voyage. En debarquant au Lido, elle se remit a courir, +sautant de tombe en tombe dans le cimetiere des Juifs. Je la suivais et je +sautais comme elle. Enfin elle s'assit epuisee sur une pierre sepulcrale. +De rage et de depit, elle se mit a pleurer: "A votre place, lui dis-je, je +renoncerais a une entreprise impossible. Vous ne reussirez pas a joindre +Pagello sans moi et a me faire enfermer avec les fous. Avouez plutot que +vous etes une c...--Eh bien! oui, repondit-elle.--Et une desolee c...," +ajoutai-je.--Et je la ramenai vaincue a la maison." + +Qui accordera creance a cette grotesque anecdote? Paul de Musset passe la +mesure en proposant de telles niaiseries a la credulite du lecteur. Au +vrai, les evenements suivirent un cours plus simple. Jusqu'au 22 mars, +George Sand et Alfred de Musset devaient partir ensemble de Venise. Sept +jours plus tard, le poete reprit seul la route de France. Il etait survenu, +dans l'intervalle, un incident que la _Confession d'un enfant du siecle_ +nous aide a comprendre. George Sand avait spontanement confesse son +inclination croissante, son amour pour Pagello. Musset voulut etre +heroique. Non seulement il refusa d'entraver cette tendresse, mais il y +donna son consentement et comme sa benediction. Dans une nuit d'extase, il +unit leurs mains en s'ecriant: "Vous vous aimez, et vous m'aimez pourtant; +vous m'avez sauve, ame et corps." Et ils s'aimerent, effectivement, plus +qu'a la maniere mystique, en Alfred de Musset, leur enfant d'adoption. +Pagello celebre avec elle _il nostro amore per Alfredo_. Il y eut la une +triple deviation du sens moral. + +Ces emotions, toutefois, et la surexcitation qui en resultait etaient +funestes a la convalescence d'Alfred de Musset. Il fallait qu'il +s'eloignat. Son immolation n'avait pas supprime son amour. Le 29 mars, il +fit viser son passeport. George Sand avait vainement essaye de le retenir; +car il courait la ville, echappant a la surveillance de son gondolier pour +entrer dans les tavernes. Il avait quitte le domicile commun, sans doute +afin de se soustraire au spectacle du bonheur de Pagello, et il ecrivait a +George Sand, au moment du depart: "Adieu, mon enfant, je pense que tu +resteras ici et que tu m'enverras l'argent par Antonio[9]. Quelle que soit +ta haine ou ton indifference pour moi, si le baiser d'adieu que je t'ai +donne aujourd'hui est le dernier de ma vie, il faut que tu saches qu'au +premier pas que j'ai fait dehors avec la pensee que je t'avais perdue pour +toujours, j'ai senti que j'avais merite de te perdre, et que rien n'est +trop dur. Mais s'il t'importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou +non, il m'importe a moi aujourd'hui que ton spectre s'efface deja et +s'eloigne devant moi, de te dire que rien d'impur ne restera dans le +sillon de ma vie ou tu as passe, et que celui qui n'a pas su t'honorer +quand il te possedait peut encore y voir clair a travers ses larmes, et +t'honorer dans son coeur, ou ton image ne mourra jamais. Adieu, mon +enfant." + +[Note 9: Un jeune perruquier qui accompagna Musset a Paris.] + +Sur le verso de cette lettre apportee par un gondolier, George Sand +ecrivit au crayon la reponse suivante: + +"_Al signor A. de Musset_. + +"Non, ne pars pas comme ca! Tu n'es pas assez gueri, et Buloz ne m'a pas +encore envoye l'argent qu'il faudrait pour le voyage d'Antonio. Je ne veux +pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu? Ne suis je pas +toujours le frere George, l'ami d'autrefois?" + +Alfred de Musset s'obstina a partir. Il avait annonce a sa mere son +arrivee en ces termes: "Je vous apporterai un corps malade, une ame +abattue, un coeur en sang, mais qui vous aime encore." Cependant George +Sand et Pagello, desireux de lui offrir un petit souvenir, s'etaient +cotises et lui avaient achete un portefeuille qu'ils ornerent de deux +dedicaces. Sur la premiere page il y avait: "A son bon camarade, frere et +ami, sa maitresse, George. Venise, 28 mars 1834. "Quel etrange amalgame de +mots! Et sur la page 72 et derniere etait ecrit: "_Pietro Pagello +raccomanda M. Alfred de Musset a Pietro Pinzio, a Vicenzo Stefanelli, a +Aggiunta, ingegneri_." Le poete, ainsi leste de recommandations, avait son +conge et sa lettre de voyage. Il s'eloigna avec Antonio, accompagne +jusqu'a Mestre par George Sand qui pretend qu'au retour elle voyait tous +les objets, particulierement les ponts, a l'envers. Encore qu'elle ne +l'avoue pas, elle ressentait comme une impression de soulagement, de +delivrance. Loin de ses enfants, separee d'Alfred de Musset, elle va +pouvoir travailler et aimer. Aupres de ce Pagello qui lui donne la +quietude au sortir des grands orages de la passion romantique, elle ecrira +abondamment pour la _Revue des Deux Mondes_, et composera, en recueillant +et distillant ses emotions, ce chef-d'oeuvre de description et d'analyse, +les _Lettres d'un Voyageur_. + + + + +CHAPITRE XI + +LES ROMANS DE VENISE + + +Apres le depart d'Alfred de Musset, la vie de George Sand semble se +dedoubler. Par intervalles, son imagination suit le poete sur la route de +France, et le reste du temps elle est a Pagello ou a sa tache opiniatre, +infatigable, pour alimenter de romans la _Revue_ de Buloz. "J'en suis +arrivee, ecrit-elle a son frere Hippolyte, a travailler, sans etre malade, +treize heures de suite, mais, en moyenne, sept ou huit heures par jour, +bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup +d'argent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, si je n'avais +rien a faire, a avoir le spleen, auquel me porte mon temperament bilieux." +N'eprouvait-elle, dans ses moments de loisir et de meditation, aucun +scrupule d'avoir confie, a peine convalescent, aux soins d'un garcon +perruquier, le poete avec qui elle avait entrepris ce voyage et qu'elle +delaissait pour demeurer aupres du docteur Pagello? Elle explique et +cherche a justifier sa conduite dans une lettre a Jules Boucoiran, du 6 +avril 1834[10]: "Alfred est parti pour Paris sans moi, et je vais rester +ici quelques mois encore. Vous savez les motifs de cette separation. De +jour en jour elle devenait plus necessaire, et il lui eut ete impossible +de faire le voyage avec moi sans s'exposer a une rechute... La poitrine +encore delicate lui prescrivait une abstinence complete, mais ses nerfs, +toujours irrites, lui rendaient les privations insupportables. Il a fallu +mettre ordre a ces dangers et a ces souffrances et nous diviser aussitot +que possible. Il etait encore bien delicat pour entreprendre ce long +voyage, et je ne suis pas sans inquietude sur la maniere dont il le +supportera. Mais il lui etait plus nuisible de rester que de partir, et +chaque jour consacre a attendre le retour de sa sante le retardait au lieu +de l'accelerer. Il est parti _enfin_ sous la garde d'un domestique tres +soigneux et tres devoue. Le medecin m'a repondu de sa poitrine en tant +qu'il la menagerait. Je ne suis pas bien tranquille, j'ai le coeur bien +dechire, mais j'ai fait ce que je devais. Nous nous sommes quittes +peut-etre pour quelques mois, peut-etre pour toujours. Dieu sait +maintenant ce que deviendront ma tete et mon coeur. Je me sens de la force +pour vivre, pour travailler, pour souffrir. La maniere dont je me suis +separee d'Alfred m'en a donne beaucoup. Il m'a ete doux de voir cet homme, +si athee en amour, si incapable (a ce qu'il m'a semble d'abord) de +s'attacher a moi serieusement, devenir bon, affectueux et plus loyal de +jour en jour. Si j'ai quelquefois souffert de la difference de nos +caracteres et surtout de nos ages, j'ai eu encore plus souvent lieu de +m'applaudir des autres rapports qui nous attachaient l'un a l'autre. Il y +a en lui un fonds de tendresse, de bonte et de sincerite qui doivent le +rendre adorable a tous ceux qui le connaitront bien et qui ne le jugeront +pas sur des actions legeres. S'il conservera de l'amour pour moi, j'en +doute, et je n'en doute pas. C'est-a-dire que ses sens et son caractere le +porteront a se distraire avec d'autres femmes, mais son coeur me sera +fidele, je le sais, car personne ne le comprendra mieux que moi et ne +saura mieux s'en faire entendre. Je doute que nous redevenions amants. +Nous ne nous sommes rien promis l'un a l'autre sous ce rapport, mais nous +nous aimerons toujours et les plus doux moments de notre vie seront ceux +que nous pourrons passer ensemble. Il m'a promis de m'ecrire durant son +voyage et apres son arrivee." + +[Note 10: Cette lettre a ete mutilee dans la _Correspondance_, I, 265-269.] + +Cette correspondance, partiellement inedite en ce qui concerne les lettres +d'Alfred de Musset, est du plus vif interet sentimental et litteraire. +Elle indique quelles impressions et quelles emotions subsistaient dans ces +cerveaux et ces coeurs douloureusement dissocies. Voici, d'abord, un +billet du voyageur a la premiere etape de sa route, qui temoigne quelle +influence George Sand conservait sur lui, meme a distance et apres toute +l'amertume de la separation: "Tu m'as dit de partir, et je suis parti; tu +m'as dit de vivre, et je vis. Nous nous sommes arretes a Padoue; il etait +huit heures du soir, et j'etais fatigue. Ne doute pas de mon courage. +Ecris-moi un mot a Milan, frere cheri, George bien-aime." + +Des le lendemain du depart, le dimanche 30 mars, George Sand adressait de +Trevise, ou elle s'etait rendue avec Pagello, une lettre a Alfred de +Musset, poste restante a Milan. Elle avait d'abord concu le projet--du +moins elle l'affirme--de le rejoindre a Vicence, pour savoir comment +s'etait ecoulee la premiere et triste journee. Elle se fit violence et +resta aupres de son medecin. "J'ai senti, dit-elle, que je n'aurais pas le +courage de passer la nuit dans la meme ville que toi sans aller +t'embrasser encore le matin. J'en mourais d'envie." Mais elle a craint de +l'emouvoir outre mesure, et elle prefere que leurs attendrissements +s'echangent par correspondance. "Un voyage si long, s'ecrie-t-elle, et toi +si faible encore! Mon Dieu! mon Dieu! Je prierai Dieu du matin au soir, +j'espere qu'il m'entendra... Ne t'inquiete pas de moi. Je suis forte comme +un cheval, mais ne me dis pas d'etre gaie et tranquille. Cela ne +m'arrivera pas de si tot. Pauvre ange, comment auras-tu passe cette nuit? +J'espere que la fatigue t'aura force de dormir. Sois sage et prudent et +bon, comme tu me l'as promis... Adieu, adieu, mon ange, que Dieu te +protege, te conduise et te ramene un jour ici, si j'y suis. Dans tous les +cas, certes, je te verrai aux vacances, avec quel bonheur alors! Comme +nous nous aimerons bien! n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon petit frere, mon +enfant? Ah! qui te soignera, et qui soignerai-je? Qui aura besoin de moi, +et de qui voudrai-je prendre soin desormais? Comment me passerai-je du +bien et du mal que tu me faisais? Puisses-tu oublier les souffrances que +je t'ai causees et ne te rappeler que les bons jours, le dernier surtout, +qui me laissera un baume dans le coeur et en soulagera la blessure! Adieu, +mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George." + +Cependant, avant de clore sa lettre, elle cede a la tentation de lui +parler de l'_autre_. Etait-ce un sujet qui devait agreer au voyageur et +le reconforter? Peu importe! Il faut qu'elle entretienne l'absent de celui +qui occupe ses regards et sa pensee: + +"Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu'il te pleure presque +autant que moi." Or, si nous comprenons les larmes de Musset, voire meme +de George Sand, celles de Pagello sont moins explicables. N'est-il pas, +pour le moment, le plus heureux des trois? + +De Geneve, Alfred de Musset repond, le 4 avril. Il envoie sa lettre a M. +Pagello, docteur-medecin, pharmacie Ancillo, pour remettre a madame Sand. +"Mon George cheri, ecrit-il, je t'ai laissee bien lasse, bien epuisee de +ces deux mois de chagrins; tu me l'as dit d'ailleurs, tu as bien des +choses a me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras +heureuse; tu sais que j'ai tres bien supporte la route; Antonio doit +t'avoir ecrit. Je suis fort bien portant, presque heureux. Te dirai-je que +je n'ai pas souffert, que je n'ai pas pleure bien des fois dans ces +tristes nuits d'auberges? Ce serait me vanter d'etre une brute, et tu ne +me croirais pas. + +"Je t'aime encore d'amour, George; dans quatre jours il y aura trois cents +lieues entre nous, pourquoi ne parlerais-je pas franchement? A cette +distance-la, il n'y a plus ni violences ni attaques de nerfs. Je t'aime, +je te sais aupres d'un homme que tu aimes, et cependant je suis +tranquille. Les larmes coulent abondamment sur mes mains, tandis que je +t'ecris; mais ce sont les plus douces, les plus cheres larmes que j'aie +versees. Je suis tranquille; ce n'est pas un enfant epuise de fatigue qui +te parle ainsi. J'atteste le soleil que j'y vois aussi clair dans mon +coeur que lui dans son orbite. Je n'ai pas voulu t'ecrire avant d'etre sur +de moi; il s'est passe tant de choses dans cette pauvre tete! De quel reve +etrange je m'eveille! + +"Ce matin, je courais les rues de Geneve en regardant les boutiques; un +gilet neuf, une belle edition d'un livre anglais, voila ce qui attirait +mon attention. Je me suis apercu dans une glace, j'ai reconnu l'enfant +d'autrefois. Qu'avais-tu donc fait, ma pauvre amie? C'etait la l'homme que +tu voulais aimer! Tu avais dix ans de souffrance dans le coeur, tu avais +depuis dix ans une soif inextinguible de bonheur, et c'etait la le roseau +sur lequel tu voulais t'appuyer! Toi, m'aimer! Mon pauvre George, cela m'a +fait fremir. Je t'ai rendue si malheureuse! Et quels malheurs plus +terribles n'ai-je pas encore ete sur le point de te causer! Je le verrai +longtemps, mon George, ce visage pali par les veilles, qui s'est penche +dix-huit nuits sur mon chevet, je te verrai longtemps dans cette chambre +funeste ou tant de larmes ont coule. Pauvre George, pauvre chere enfant! +Tu t'etais trompee, tu t'es crue ma maitresse, tu n'etais que ma mere. Le +ciel nous avait faits l'un pour l'autre; nos intelligences, dans leur +sphere elevee, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes; elles +ont vole l'une vers l'autre; mais l'etreinte a ete trop forte. C'est un +inceste que nous commettions. + +"Eh bien! mon unique amie, j'ai ete presque un bourreau pour toi, du moins +dans ces derniers temps. Je t'ai fait beaucoup souffrir; mais, Dieu soit +loue, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l'ai pas fait. Oh! mon +enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promenes sous le plus beau +ciel du monde, appuyee sur un homme dont le coeur est digne de toi. Brave +jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et que je ne puis retenir mes +larmes en pensant a lui. Eh bien! je ne t'ai donc pas derobee a la +Providence, je n'ai donc pas detourne de toi la main qu'il te fallait pour +etre heureuse! J'ai fait peut-etre, en te quittant, la chose la plus +simple du monde, mais je l'ai faite; mon coeur se dilate malgre mes larmes; +j'emporte avec moi deux etranges compagnes, une tristesse et une joie +sans fin. Quand tu passeras le Simplon, pense a moi, George. C'etait la +premiere fois que les spectres eternels des Alpes se levaient devant moi, +dans leur force et dans leur calme. J'etais seul dans le cabriolet, je ne +sais comment rendre ce que j'ai eprouve. Il me semblait que ces geants me +parlaient de toutes les grandeurs sorties de la main de Dieu. "Je ne suis +qu'un enfant, me suis-je ecrie, mais j'ai deux grands amis, et ils sont +heureux." + +"Ecris-moi, mon George: sois sure que je vais m'occuper de tes affaires. +Que mon amitie ne te soit jamais importune; respecte-la, cette amitie plus +ardente que l'amour; c'est tout ce qu'il y a de bon en moi. Pense a cela, +c'est l'ouvrage de Dieu; tu es le fil qui me rattache a lui; pense a la +vie qui m'attend." + +George Sand recevait ces lettres enflammees des mains de Pagello et les +lisait avec lui; car elle habitait a San-Fantino un petit logement, +separe seulement par une salle de l'appartement du medecin. Elle repond +a Alfred de Musset, le 15 avril, sur le meme ton passionne, avec cette +nuance de sollicitude maternelle qui donne a l'amour un caractere +facheux et equivoque: "Que j'aie ete ta maitresse ou ta mere, peu +importe, que je t'aie inspire de l'amour ou de l'amitie, que j'aie ete +heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien a l'etat de +mon ame a present. Je sais que je t'aime, et c'est tout. Veiller sur +toi, te preserver de tout mal, de toute contrariete, t'entourer de +distractions et de plaisirs, voila le besoin et le regret que je sens +depuis que je t'ai perdu. Pourquoi cette tache si douce, et que j'aurais +remplie avec tant de joie, est-elle devenue peu a peu si amere et puis +tout a coup impossible? Quelle fatalite a change en poison les remedes +que je t'offrais? Pourquoi, moi qui aurais donne tout mon sang pour te +donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour toi un +tourment, un fleau, un spectre? Quand ces affreux souvenirs m'assiegent +(et a quelle heure me laissent-ils en paix?) je deviens presque folle. +Je couvre mon oreiller de mes larmes, j'entends ta voix m'appeler dans +le silence de la nuit. Qu'est-ce qui m'appellera a present? qui est-ce +qui aura besoin de mes veilles? a quoi emploierai-je la force que j'ai +amassee pour toi, et qui maintenant se tourne contre moi-meme? Oh! mon +enfant! mon enfant! que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon!" + +Elle l'invite alors a quelque union surnaturelle de l'intelligence et du +coeur; elle lui propose de se guerir mutuellement par une affection +sainte. "Nos caracteres, dit-elle, plus apres, plus violents que ceux des +autres, nous empechaient d'accepter la vie des amants ordinaires. Mais +nous sommes nes pour nous connaitre et pour nous aimer, sois-en sur. Sans +ta jeunesse et la faiblesse que tes larmes m'ont causee un matin, nous +serions restes frere et soeur. Nous savions que cela nous convenait, nous +nous etions predit les maux qui nous sont arrives. Eh bien! qu'importe, +apres tout? Nous avons passe par un rude sentier, mais nous sommes arrives +a la hauteur ou nous devions nous reposer ensemble." Et elle conclut qu'en +renoncant l'un a l'autre ils se lient pour l'eternite. O paradoxe! o +chimere! + +Tout a coup George Sand change de ton, descend des sommets de l'amour dans +la simplicite de l'existence quotidienne. Il lui plait de rassurer Musset, +en accumulant des details sur l'emploi de son temps. On peut douter qu'ils +soient conformes a la verite. Elle ment pour endormir les inquietudes de +l'absent: "Je vis a peu pres seule. Rebizzo vient me voir une demi-heure +le matin. Pagello vient diner avec moi et me quitte a huit heures. Il est +tres occupe de ses malades." Elle raconte ensuite les mesaventures +amoureuses du beau docteur, poursuivi, relance par une ancienne maitresse, +l'Arpalice, une veritable furie. "Cette femme, dit-elle, vient me demander +de les reconcilier; je ne peux pas faire autrement, quoique je sente bien +que je leur rends a l'un et a l'autre un assez mauvais service. Pagello +est un ange de vertu et meriterait d'etre heureux... Je passe avec lui les +plus doux moments de ma journee a parler de toi. Il est si sensible et si +bon, cet homme! Il comprend si bien ma tristesse, il la respecte si +religieusement! C'est un muet qui se ferait couper la tete pour moi. Il +m'entoure de soins et d'attentions dont je ne me suis jamais fait l'idee. +Je n'ai pas le temps de former un souhait, il devine toutes les choses +materielles qui peuvent servir a me rendre la vie meilleure." + +Pour completer l'idylle et occuper les moments ou Pagello est retenu par +sa clientele et par l'Arpalice, George Sand a un autre compagnon dont +Alfred de Musset ne prendra pas ombrage, non plus que Catulle du moineau +de Lesbie. "J'ai, dit-elle, un ami intime qui fait mes delices et que tu +aimerais a la folie. C'est un sansonnet familier que Pagello a tire un +matin de sa poche et qu'il a mis sur mon epaule. Figure-toi l'etre le plus +insolent, le plus poltron, le plus espiegle, le plus gourmand, le plus +extravagant. Je crois que l'ame de Jean Kreyssler est passee dans le corps +de cet animal. Il boit de l'encre, il mange le tabac de ma pipe tout +allumee; la fumee le rejouit beaucoup et, tout le temps que je fume, il +est perche sur le baton et se penche amoureusement vers la capsule +fumante. Il est sur mon genou ou sur mon pied quand je travaille; il +m'arrache des mains tout ce que je mange; il foire sur le _bel vestito_ +de Pagello. Enfin c'est un animal charmant. Bientot il parlera; il +commence a essayer le nom de George." + +Elle tient egalement Alfred de Musset au courant de ses travaux +litteraires; car il est charge de negocier avec Buloz, qui reclame sans +cesse de la copie et ne se hate pas d'envoyer de l'argent. Avant de +quitter Paris, elle a livre a la _Revue_ le _Secretaire intime_, oeuvre +faite a la hate, qui nous montre la princesse Cavalcanti rencontrant sur +les grandes routes le jeune comte de Saint-Julien et l'attachant a sa +personne. Durant les six mois de sejour a Venise, la production de George +Sand est particulierement abondante. Ce sont des nouvelles, comme _Mattea_, +histoire de la fille du marchand de soieries, Zacomo Spada, qui devient +amoureuse du Turc Abul. C'est _Leone Leoni_, compose en huit jours. Le +dessein de l'auteur fut de faire de Manon Lescaut un homme, de Des Grieux +une femme. On reputa dangereux cet ouvrage qui nous presente un aventurier +enlevant une jeune fille, vivant de jeu et de vol, sachant malgre tout se +faire aimer de la malheureuse et la soumettant a son empire. Une partie du +roman se passe a Venise, ou il fut ecrit durant le carnaval. George Sand a +etrangement idealise le miserable Leoni et tristement ravale l'infortunee +Juliette qu'il tache de vendre a son ami lord Edwards et qu'il oblige a +demeurer chez sa maitresse, une princesse Zagarolo, riche et phtisique, +qui l'a institue son heritier. Et Juliette se resigne, par une monstrueuse +bassesse d'amour. "J'avais fini, avoue-t-elle, par m'habituer a voir leurs +baisers et a entendre leurs fadeurs sans en etre revoltee." En depit des +avanies qu'il lui faut subir, elle ne peut briser la chaine qui l'attache +a Leoni. "C'est le boulet qui accouple les galeriens, mais c'est la main +de Dieu qui l'a rive." + +_Andre_, que George Sand avait commence avant le depart d'Alfred de Musset, +est une etude de moeurs provinciales, telle qu'elle avait pu les observer +a La Chatre. "C'est, dit la preface de 1851, au sein de la belle Venise, +au bruit des eaux tranquilles que souleve la rame, au son des guitares +errantes, et en face des palais feeriques qui partout projettent leur +ombre sur les canaux les plus etroits et les moins frequentes, que je me +rappelai les rues sales et noires, les maisons dejetees, les pauvres toits +moussus, et les aigres concerts de coqs, d'enfants et de chats de ma +petite ville." L'intrigue est menue: c'est l'histoire des amours du jeune +comte Andre de Morand avec la grisette--comme on disait alors--Genevieve, +ouvriere en fleurs artificielles. La grisette, selon la definition des +dictionnaires, etait et est peut-etre encore une fille de condition +modeste, de moeurs accueillantes, mais non venales. Telle la Mimi Pinson +d'Alfred de Musset ou l'heroine favorite d'Henri Murger en la boheme du +quartier latin. Andre est un personnage romantique, voue a l'idealisme, et +qui poursuit la realisation de son reve en une "belle chercheuse de +bluets." Genevieve lui apparait, la premiere fois, habillee de blanc, avec +un petit chale couleur arbre de Judee et un mince chapeau de paille; elle +est occupee a cueillir les fleurettes de la prairie, au bord de la +riviere. Selon le tour d'esprit familier a George Sand, en cette humble +fille s'incarne la poesie qui ne saurait mourir et qui, "exilee des +hauteurs sociales", se refugie dans le peuple et y rayonne. La passion +d'Andre se heurte a la resistance hautaine, intraitable, de son pere le +marquis, lequel ne veut pas avoir pour bru une grisette. Et c'est +l'occasion, vite saisie par George Sand, de developper une autre these qui +lui est chere, l'apologie de l'amour libre: "Qu'y a-t il d'impur entre +deux enfants beaux et tristes, et abandonnes du reste du monde? Pourquoi +fletrir la sainte union de deux etres a qui Dieu inspire un mutuel amour? +Andre ne put combattre longtemps le voeu de la nature." Mais, s'il savait +aimer, il etait incapable de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de +la femme qu'il avait entrainee. Comme la plupart des heros de George Sand, +il n'exercait aucune autre profession que celle d'amoureux, qui nourrit +mal son homme. "Instruit et intelligent, il n'etait pas _industrieux_." +Genevieve lutta contre la misere. "Elle essaya de consoler Andre en +pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d'amour un homme +qu'elle sent inferieur a elle en courage; l'amour sans veneration et sans +enthousiasme n'est plus que l'amitie: l'amitie est une froide compagne +pour aider a supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter." +Parfois Genevieve prenait un lis et disait a Andre, agenouille devant +elle: "Tu es blanc comme lui, et ton ame est suave et chaste comme son +calice; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te +renverse. Je t'ai aime peut-etre a cause de cela; car tu etais, comme mes +fleurs cheries, inoffensif, inutile et precieux." Et le roman finit +melancoliquement par le mal de langueur auquel succombe Genevieve. Sur son +lit d'agonie, telle Albine dans la _Faute de l'abbe Mouret_, elle demande +a mourir et a reposer parmi les fleurs amoncelees. + +_Jacques_ est d'une tout autre valeur. On peut le regarder comme le plus +psychologique et le plus profond des premiers romans de George Sand. La +forme meme, imitee de la _Nouvelle Heloise_, qui consiste en lettres +echangees par les divers personnages, ajoute ici a l'emotion. Non que la +personnalite ni les doctrines de l'auteur disparaissent. On sent, au +contraire, palpiter son ame et vibrer ses nerfs, dans cette oeuvre ecrite +au printemps de 1834, en une periode d'extreme agitation morale et de +tiraillement entre la presence reelle de Pagello et le souvenir obsedant +d'Alfred de Musset. "Que Jacques, declare George Sand dans la notice +redigee quoique vingt ans apres, soit l'expression et le resultat de +pensees tristes et de sentiments amers, il n'est pas besoin de le dire. +C'est un livre douloureux et un denouement desespere. Les gens heureux, +qui sont parfois fort intolerants, m'en ont blame. A-t-on le droit d'etre +desespere? disaient-ils. A-t-on le droit d'etre malade? _Jacques_ n'est +cependant pas l'apologie du suicide; c'est l'histoire d'une passion, de la +derniere et intolerable passion d'une ame passionnee." Aussi bien George +Sand professe-t-elle que, dans l'etat actuel de la societe, "certains +coeurs devoues se voient reduits a ceder la place aux autres." Dans +_Jacques_, et au gre de l'auteur, c'est le mari qui doit disparaitre. Il +obtiendra l'aumone de la compassion, mais il faut qu'il s'immole. Ainsi +l'exige la morale de l'union libre. Elle veut cet holocauste. George Sand +le proclame en termes courrouces: "Le mariage est toujours, selon moi, une +des plus barbares institutions que la societe ait ebauchees. Je ne doute +pas qu'il ne soit aboli, si l'espece humaine fait quelque progres vers la +justice et la raison; un lien plus humain et non moins sacre remplacera +celui-la, et saura assurer l'existence des enfants qui naitront d'un homme +et d'une femme, sans enchainer a jamais la liberte de l'un et de l'autre." +Tels sont les principes que Jacques, vague disciple de M. de Wolmar, +enonce dans une lettre adressee a Sylvia, qui rappelle la Claire de +Jean-Jacques. Pour completer le quatuor, Octave c'est exactement +Saint-Preux, et Fernande Julie. Quand Jacques, age de trente-cinq ans, va +epouser Fernande qui en a dix-sept, il l'avertit congrument que les liens +et les promesses du mariage ne sont rien, que le libre consentement est +tout. Il n'entend la tenir que de sa seule volonte: + +"La societe, dit-il, va vous dicter une formule de serment. Vous allez me +jurer de m'etre fidele et de m'etre soumise, c'est a-dire de n'aimer +jamais que moi et de m'obeir en tout. L'un de ces serments est une +absurdite, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas repondre de votre +coeur, meme quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes; +vous ne devez pas me promettre de m'obeir, parce que ce serait nous avilir +l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots +consacres sans lesquels votre mere et le monde vous defendraient de +m'appartenir; moi aussi je dirai les paroles que le pretre et le magistrat +me dicteront, puisqu'a ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer +ma vie. Mais a ce serment de vous proteger que la loi me prescrit, et que +je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes +n'ont pas juge necessaire a la saintete du mariage, et sans lequel tu ne +dois pas m'accepter pour epoux. Ce serment, c'est de te respecter, et +c'est a tes pieds que je veux le faire, en presence de Dieu, le jour ou tu +m'auras accepte pour amant." + +A l'estime de Jacques, partant de George Sand, les etres humains ne sont +rendus malheureux que par les liens indissolubles. Mais Octave, qui +connait les approches et les detours du coeur feminin, excelle a apaiser +les scrupules de Fernande qu'il veut seduire, en lui offrant les joies +etherees de la tendresse platonique. "Ah! je saurai, s'ecrie-t-il, +m'elever jusqu'a toi, et planer du meme vol au-dessus des orages des +passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur. +Laisse-moi t'aimer, et laisse-moi donner encore le nom d'amour a ce +sentiment etrange et sublime que j'eprouve; _amitie_ est un mot trop froid +et trop vulgaire pour une si ardente affection; la langue humaine n'a pas +de nom pour la baptiser." Depuis George Sand, et tout recemment, le +bapteme a eu lieu. Une brillante eleve de Guy de Maupassant n'a-t-elle pas +defini et denomme ce sentiment complexe et subtil, un peu hypocrite, mais +supremement habile pour obtenir de l'avancement, quand elle a compose son +joli roman, _Amitie amoureuse_? + +C'est de l'avancement, en effet, que ne tarde pas a reclamer Octave, et il +a une singuliere facon de postuler. Sa passion s'exaspere, au moment ou +Fernande sevre ses jumeaux; car cette femme poetique fut une nourrice +accomplie, qui, fidele aux lecons de l'_Emile_, n'eut garde de recourir +aux _Remplacantes_ qu'a fletries M. Brieux. Et voici en quels termes elle +est admonestee par Octave: "Quand vous parliez de votre mari, sans +blasphemer un merite que personne n'apprecie mieux que moi, sans nier une +affection que je ne voudrais pas lui arracher, vous aviez le secret +ineffable de me persuader que ma part etait aussi belle que la sienne, +quoique differente. A present, vous avez le talent inutile et cruel de me +montrer combien sa part est magnifique et la mienne ridicule. Ne +pouviez-vous me cacher ce tripotage d'enfants et de berceaux? me +comprenez-vous? Je ne sais comment m'expliquer, et je crains d'etre brutal; +car je suis aujourd'hui d'une singuliere acrete. Enfin, vous avez fait +emporter vos enfants de votre chambre, n'est-ce pas? A la bonne heure. +Vous etes jeune, vous avez des sens; votre mari vous persecutait pour +hater ce sevrage. Eh bien! tant mieux! vous avez bien fait: vous etes +moins belle ce matin, et vous me semblez moins pure. Je vous respectais +dans ma pensee jusqu'a la veneration, et en vous voyant si jeune, avec vos +enfants dans vos bras, je vous comparais a la Vierge mere, a la blanche et +chaste madone de Raphael caressant son fils et celui d'Elisabeth. Dans les +plus ardents transports de ma passion, la vue de votre sein d'ivoire, +distillant un lait pur sur les levres de votre fille, me frappait d'un +respect inconnu, et je detournais mon regard de peur de profaner, par un +desir egoiste, un des plus saints mysteres de la nature providente. A +present, cachez bien votre sein, vous etes redevenue femme, vous n'etes +plus mere; vous n'avez plus de droit a ce respect naif que j'avais hier, +et qui me remplissait de piete et de melancolie. Je me sens plus +indifferent et plus hardi." + +Aussi bien Jacques, l'epoux heroique, confiant et trahi, qui refuse de se +venger et prefere se sacrifier, personnage surhumain dont nous avons vu +l'equivalent dans le drame de M. Gabriel Trarieux, _A la Clarte des +Etoiles_, pose par lettre a l'amant un singulier questionnaire. En voici la +teneur, qui est destinee a lui epargner l'embarras d'une explication +verbale: + +"1 deg. Croyez-vous que j'ignore ce qui s'est passe entre vous et une personne +qu'il n'est pas besoin de nommer? + +"2 deg. En revenant ici, ces jours derniers, en meme temps qu'elle, et en vous +presentant a moi avec assurance, quelle a ete votre intention? + +"3 deg. Avez-vous pour cette personne un attachement veritable? Vous +chargeriez-vous d'elle, et repondriez-vous de lui consacrer votre vie, si +son mari l'abandonnait?" + +Octave, ainsi interroge, s'explique en trois points, comme s'il etait dans +le cabinet d'un juge d'instruction: + +"1 deg. Je savais, en quittant la Touraine, que vous etiez informe de ce qui +s'est passe entre _elle_ et moi; + +"2 deg. Je suis venu ici pour vous offrir ma vie en reparation de l'outrage et +du tort que je vous ai fait; si vous etes genereux envers elle, je +decouvrirai ma poitrine, et je vous prierai de tirer sur moi ou de me +frapper avec l'epee, moi les mains vides; mais si vous devez vous venger +sur _elle_, je vous disputerai ma vie et je tacherai de vous tuer; + +"3 deg. J'ai pour _elle_ un attachement si profond et si vrai, que, si vous +devez l'abandonner soit par la mort, soit par le ressentiment, je fais +serment de lui consacrer ma vie tout entiere, et de reparer ainsi, autant +que possible, le mal que je lui ai fait." + +Selon toute apparence, cette reponse donna satisfaction a Jacques, car il +resolut de s'effacer. "Je n'ai plus a souffrir, je n'ai plus a aimer; mon +role est acheve parmi les hommes." Vainement Sylvia, a qui il adressait +cette profession de foi ou plutot cette lettre de demission, lui suggerait +un etrange et chimerique _modus vivendi_: "N'es-tu pas au-dessus d'une +vaine et grossiere jalousie? Reprends le coeur de ta femme, laisse le +reste a ce jeune homme! Tu t'es resigne a ce sacrifice, resigne-toi a en +etre le temoin, et que la generosite fasse taire l'amour-propre. Est-ce +quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou detruisent une +affection aussi sainte que la votre?" L'abnegation de Jacques n'allait pas +jusqu'a servir de temoin et a compter les coups portes a son honneur +conjugal. On cherchait cependant a le menager, on pensait a lui aux +moments pathetiques, et Fernande avait de touchantes attentions. "O mon +cher Octave, ecrivait-elle, nous ne passerons jamais une nuit ensemble +sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques." Au demeurant, ils +etaient enchantes qu'il s'eloignat. Ils honoraient le geneur, mais lui +conseillaient do voyager. Il le note, au moment du depart: "Les deux +amants etaient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils +me comblerent tout le jour d'amities et de caresses delicates... Octave +m'a embrasse avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils etaient +bien contents!" Sylvia s'indigne de cette capitulation de Jacques. Sans +doute elle l'appelle le Christ, mais n'est-ce pas avec une nuance +d'ironie? Et elle ajoute: "Qu'ils s'aiment et qu'ils dorment sur ton +cercueil; ce sera leur couche nuptiale." Puis elle lui propose, pour le +dissuader du suicide, d'elever deux enfants de sexe different et de les +marier un jour "a la face de Dieu, sans autre temple que le desert, sans +autre pretre que l'amour; il y aura peut-etre alors, grace a nous, un +couple heureux et pur sur la surface de la terre." Le projet n'agree pas a +Jacques. Il a fait ses preparatifs pour le grand voyage. Volontiers il +dirait a Fernande: "Je sais tout, et je pardonne a tous deux; sois ma +fille, et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux, +et que la presence d'un ami malheureux, accueilli et console par vous, +appelle sur vos amours la benediction du ciel." Il n'ose pas hasarder +cette tentative insolite, dont le sublime pourrait dechoir au ridicule. En +quelque glacier de la Suisse il ira trouver une mort qui paraitra +accidentelle; mais d'abord il defend a Sylvia de maudire les deux amants: +"Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime la ou il y +a de l'amour sincere." Dans une de ses dernieres lettres, le ressouvenir +de Fernande lui inspire cette emouvante et poetique invocation: "Oh! je +t'ai aimee, simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beaute +delicate et pure, et je t'ai cueillie, esperant garder pour moi seul ton +suave parfum, qui s'exhalait a l'ombre et dans la solitude; mais la brise +me l'a emporte en passant, et ton sein n'a pu le retenir. Est-ce une +raison pour que je te haisse et te foule aux pieds? Non! je te reposerai +doucement dans la rosee ou je t'ai prise, et je te dirai adieu, parce que +mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu'il en est un autre dans ton +atmosphere qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, o mon beau +lis! je ne te toucherai plus." Et cette voix de Jacques, qui semble deja +d'outre-tombe, a la langueur d'un murmure, la melancolie d'une plainte et +la gravite d'un pardon. C'est la majeste de la mort absolvant les miseres +de la vie. + + + + +CHAPITRE XII + +_LES LETTRES D'UN VOYAGEUR_ + + +Selon l'humeur naturelle des ecrivains qui utilisent leurs douleurs et +leurs larmes, George Sand s'appretait a tirer un parti litteraire de la +crise morale qu'elle venait de traverser. Alfred de Musset a peine parti, +elle avait effectue avec Pagello une petite excursion pedestre dans les +Alpes venitiennes. Elle imagina d'en amalgamer les impressions avec les +ressouvenirs et sans doute les remords de son amour brise. Cet alliage +etrange produisit un metal d'une trempe merveilleuse. Jamais elle n'en a +retrouve la souplesse malleable et ductile. "Je t'ai ecrit, mande-t-elle a +Musset le 15 avril, une longue lettre sur mon voyage dans les Alpes, que +j'ai intention de publier dans la _Revue_, si cela ne te contrarie pas. Je +te renverrai, et, si tu n'y trouves rien a redire, tu la donneras a Buloz. +Si tu veux y faire des corrections et des suppressions, je n'ai pas besoin +de te dire que tu as droit de vie et de mort sur tous mes manuscrits +passes, presents et futurs. Enfin, si tu la trouves entierement +_impubliable_, jette-la au feu ou mets-la dans ton portefeuille, _ad +libitum_." Alfred de Musset, apprenant ce voyage, ecrit le 19 avril: "Tu +es donc dans les Alpes? N'est-ce pas que c'est beau? Il n'y a que cela au +monde. Je pense avec plaisir que tu es dans les Alpes; je voudrais +qu'elles pussent te repondre, elles te raconteraient peut-etre ce que je +leur ai dit. O mon enfant, c'est la cependant qu'il est triste d'etre +seul." Dans la meme lettre il annonce son arrivee a Paris, presque bien +portant, en depit d'un coup de soleil sur la figure et d'un erysipele aux +jambes. "Grace a Dieu, je suis debout aujourd'hui et gueri, sauf une +fievre lente qui me prend tous les soirs au lit, et dont je ne me vante +pas a ma mere, parce que le temps seul et le repos peuvent la guerir. Du +reste, a peine dehors du lit, je me suis rejete a corps perdu dans mon +ancienne vie." Elle a Venise avec Pagello, lui a Paris, livre aux voluptes +faciles, ils se paient de la meme monnaie. Mais, tout en racontant qu'il +cherche un nouvel amour et dine avec des filles d'Opera, il ajoute: "Plus +je vais, plus je m'attache a toi, et, bien que tres tranquille, je suis +devore d'un chagrin qui ne me quitte plus." Et tout aussitot: "Dis-moi que +tu t'es donnee a l'homme que tu aimes, parle-moi de vos joies; non, ne me +dis pas cela, dis-moi simplement que tu aimes et que tu es aimee. Alors je +me sens plus de courage, et je demande au ciel que chacune de mes +souffrances se change en joie pour toi... Madame Hennequin avait fait a ma +mere tous les cancans possibles sur ton compte. Je n'ai pas eu de peine a +la desabuser; il a suffi de lui parler des nuits que tu as passees a me +soigner, c'est tout pour une mere... Adieu, ma soeur adoree. Va au Tyrol, +a Venise, a Constantinople; fais ce qui te plait, ris et pleure a ta guise; +mais le jour ou tu te retrouveras quelque part seule et triste comme a ce +Lido, etends la main avant de mourir, et souviens toi qu'il y a dans un +coin du monde un etre dont tu es le premier et le dernier amour." A cette +lettre si complexe et si contradictoire, George Sand repond le 29 avril: +"Tu es un mechant, mon petit ange, tu es arrive le 12 et tu ne m'as ecrit +que le 19. J'etais dans une inquietude mortelle." Puis c'est la +sollicitude maternelle qui reparait: "Ce qui me fait mal, c'est l'idee que +tu ne menages pas ta pauvre sante. Oh! je t'en prie a genoux, pas encore +de vin, pas encore de filles! c'est trop tot. Songe a ton corps qui a +moins de force que ton ame et que j'ai vu mourant dans mes bras. Ne +t'abandonne au plaisir que quand la nature viendra te le demander +imperieusement, mais ne le cherche pas comme un remede a l'ennui et au +chagrin. C'est le pire de tous. Menage cette vie que je t'ai conservee, +peut-etre, par mes veilles et mes soins. Ne m'appartient-elle pas un peu a +cause de cela? Laisse-moi le croire, laisse-moi etre un peu vaine d'avoir +consacre quelques fatigues de mon inutile et sotte existence a sauver +celle d'un homme tel que toi." + +Ces conseils de temperance et de sobriete concordent avec une lettre que +Pagello ecrivait, un peu plus tard, au "cher Alfred" et ou il celebre +"cette reciprocite d'affection qui nous liera toujours de liens sublimes +pour nous, et incomprehensibles aux autres." Il rappelle au poete la +necessite de "resister a ces tentations de desordres qui sont les +compagnes d'une nature trop impetueuse." Et il conclut: "Lorsque vous etes +entoure d'une douzaine de bouteilles de champagne, souvenez-vous de cette +petite barrique d'eau de gomme arabique que je vous ai fait vider a +l'hotel Danieli, et je suis certain que vous aurez le courage de les fuir! +Adieu, mon bon Alfred. Aimez-moi comme je vous aime. Votre veritable ami, +_Pietro Pagello_." + +Dans la correspondance de George Sand et d'Alfred de Musset, on a pu +observer que les preoccupations litteraires et meme les interets de +librairie avaient leur place. Le 29 avril, elle lui fait tenir le +manuscrit precedemment annonce, et l'on voit toute l'importance qu'elle y +attache. L'amour-propre d'auteur se complique d'une arriere-pensee +sentimentale: "Je t'envoie la _Lettre_ dont je t'ai parle. Je l'ai ecrite +comme elle m'est venue; sans songer a tous ceux qui devaient la lire. Je +n'y ai vu qu'un cadre et un pretexte pour _parler tout haut de ma +tendresse pour toi_ et pour fermer _tout a coup_ la gueule a ceux qui ne +manqueront pas de dire que tu m'as ruinee et abandonnee. En la relisant, +j'ai craint pourtant qu'elle ne te semblat ridicule. Le monde que tu as +recommence a frequenter ne comprend rien a ces sortes de choses, et +_peut-etre te dira-t-on que cet amour imprime et comique est +anti-merimeen_. Si tu m'en crois, tu laisseras dire et tu donneras la +_Lettre_ a la _Revue_. S'il y a quelque ridicule a encourir, il n'est que +pour ton oisillon qui s'en moque et qui aime mieux le blame que la louange +de certaines gens. Que les belles dames crient au scandale, que t'importe? +Elles ne t'en feront la cour qu'un peu plus tendrement. D'ailleurs, il n'y +a pas de _nom_ trace dans cette _Lettre_, on peut la prendre pour un +fragment de roman, nul n'est oblige de savoir si je suis une femme. En un +mot, je ne la crois pas trop inconvenante; pour la forme, tu retrancheras +ou changeras ce que tu voudras, tu la jetteras au feu, si tu veux." + +La _Lettre_, a laquelle George Sand fait allusion, est la premiere de +celles qui parurent au nombre de douze, a differentes dates, de 1834 a +1836, et qui furent rassemblees sous le titre general, _Lettres d'un +Voyageur_. Elles sont adressees a des correspondants tels que Neraud, +Rollinat, Everard--pseudonyme de Michel (de Bourges)--Liszt, Meyerbeer, +Desire Nisard. Les trois premieres sont dediees "A un poete," c'est-a-dire +a Alfred de Musset. On y rencontre des pages d'une incomparable eloquence. +A ce propos, il est surprenant que Pagello ait ose noter dans son +memorial: "J'ecrivais aussi; nous avons du moins travaille ensemble aux +_Lettres d'un Voyageur_, ou nous depeignimes en quelques croquis, et +plutot a sa facon qu'a la mienne, les coutumes de Venise et des environs." +A dire vrai, la "facon" de George Sand nous inspire plus de confiance et +jouit de plus de notoriete que celle de Pagello, qui tres glorieusement +declare avoir servi de modele et de protagoniste pour l'intrigue de +_Jacques_. Aussi bien il etait tres fier de son intimite avec George Sand, +en depit des representations de son pere qui lui reprochait ce "mauvais +pas" et ordonnait a son autre fils Robert de s'eloigner du logis et de la +societe de Pietro, tant que durerait la liaison. "Je prevoyais cette +premiere amertume, dit Pagello, et je la supportai, sinon en paix, du +moins avec assez d'aplomb. Plusieurs de mes clients et de mes amis, parmi +lesquels beaucoup de personnes distinguees, souriaient en me rencontrant +dans les rues; d'autres pincaient les levres en me regardant, et evitaient +de me saluer quand je paraissais sur la place avec la Sand a mon bras. +Quelques femmes me complimentaient malicieusement. George Sand, avec cette +perception qui lui etait propre, voyait et comprenait tout, et lorsque +quelque leger nuage passait sur mon front, elle savait le dissiper a +l'instant avec son esprit et ses graces enchanteresses." + +Il fallait que la clientele du docteur Pagello ne fut ni bien nombreuse ni +bien absorbante pour lui permettre de courir la campagne avec George Sand, +habillee en garcon. Elle avait apporte de France un costume tres simple, +pantalon de toile, casquette et blouse bleue. Tous deux, legers d'argent, +mais dans l'allegresse d'un amour naissant, se livraient a la joie des +excursions pedestres que Jean-Jacques a pratiquees et vantees. Le +delicieux printemps du nord de l'Italie favorisait leur dessein, et, quand +ils rentraient a Venise, George Sand, en disciple fidele, retrouvait, pour +traduire ses impressions de touriste, le merveilleux coloris des +_Confessions_. Dans les _Lettres d'un Voyageur_, la partie descriptive +renferme peut-etre les plus belles pages qui soient sorties de la plume du +romancier; mais ce que nous jugerons le plus digne d'interet par dela la +somptuosite ou la delicatesse du style, ce sont les aveux d'une ame +tumultueuse, qui encadre ses inquietudes ou ses remords dans le decor +prestigieux de la nature. + +Lorsque George Sand, a distance et a loisir, composa une preface pour +l'ensemble des _Lettres d'un Voyageur_, elle y mit des idees +philosophiques, de la metaphysique meme, avec un grain de declamation. +Elle recuse l'opinion de la plupart de ceux qui ont voulu se mirer dans +son ame et se sont fait peur a eux-memes. "Ils se sont ecries que j'etais +un malade, un fou, une ame d'exception, un prodige d'orgueil et de +scepticisme. Non, non! je suis votre semblable, hommes de mauvaise foi! Je +ne differe de vous que parce que je ne nie pas mon mal et ne cherche point +a farder des couleurs de la jeunesse et de la sante mes traits fletris par +l'epouvante. Vous avez bu le meme calice, vous avez souffert les memes +tourments. Comme moi vous avez doute, comme moi vous avez nie et blaspheme, +comme moi vous avez erre dans les tenebres, maudissant la Divinite et +l'humanite, faute de comprendre!" Et, cherchant la cause et la source des +miseres morales qui travaillent la societe moderne: "Le doute, dit-elle, +est le mal de notre age, comme le cholera... Il est ne de l'examen. Il est +le fils malade et fievreux d'une puissante mere, la liberte. Mais ce ne +sont pas les oppresseurs qui le gueriront. Les oppresseurs sont athees." +George Sand ici semble paraphraser la maxime si judicieuse de Maximilien +Robespierre: "L'atheisme est aristocratique." De vrai, le spiritualisme +est le principe, l'idealisme est la loi de la democratie, en sa forme la +plus noble et la plus feconde. + +A l'encontre du scepticisme, et dans l'attente et le desir d'une foi sure, +la preface des _Lettres d'un Voyageur_ nous propose cette saisissante +image: "Au retour de la campagne de Russie, on voyait courir sur les +neiges des spectres effares qui s'efforcaient, en gemissant et en +blasphemant, de retrouver le chemin de la patrie. D'autres, qui semblaient +calmes et resignes, se couchaient sur la glace et restaient la engourdis +par la mort. Malheur aux resignes d'aujourd'hui! Malheur a ceux qui +acceptent l'injustice, l'erreur, l'ignorance, le sophisme et le doute, +avec un visage serein! Ceux-la mourront, ceux-la sont morts deja, +ensevelis dans la glace et dans la neige. Mais ceux qui errent avec des +pieds sanglants et qui appellent avec des plaintes ameres, retrouveront le +chemin de la Terre promise, et ils verront luire le soleil." + +Si la preface se complait ainsi a evoquer des sentiments generaux et +altruistes, ce sont des emotions tout intimes qui se traduisent et se +refletent dans les trois premieres _Lettres d'un Voyageur_. Le souvenir +d'Alfred de Musset y plane ou y flotte. Au murmure de la Brenta, par +exemple, elle pense a la veillee du Christ dans le jardin des Olives, et +elle se rememore un soir ou ils ont longuement parle de ce chant du divin +poeme evangelique. "C'etait, dit-elle, un triste soir que celui-la, une de +ces sombres veillees ou nous avons bu ensemble le calice d'amertume. Et +toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable; toi aussi, tu as ete +cloue sur une croix. Avais-tu donc quelque grand peche a racheter pour +servir de victime sur l'autel de la douleur? qu'avais-tu fait pour etre +menace et chatie ainsi? est-on coupable a ton age? sait-on ce que c'est +que le bien et le mal? Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le +plaisir ne doivent faire qu'un. Tu te fatiguais a jouir de tout, vite et +sans reflexion. Tu meconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie +au gre des passions qui devaient l'user et l'eteindre, comme les autres +hommes ont le droit de le faire. Tu t'arrogeas ce droit sur toi-meme, et +tu oublias que tu es de ceux qui ne s'appartiennent pas. Tu voulus vivre +pour ton compte, et suicider ta gloire par mepris de toutes les choses +humaines. Tu jetas pele-mele dans l'abime toutes les pierres precieuses de +la couronne que Dieu t'avait mise au front, la force, la beaute, le genie, +et jusqu'a l'innocence de ton age, que tu voulus fouler aux pieds, enfant +superbe!" + +Puis, sur le mode mystique, elle celebre le poete qu'elle a aime, admire, +soigne, gueri, et remplace, mais non pas oublie, et qui a ete eloigne +d'elle par l'inevitable lassitude des sentiments perissables: "Au milieu +des fougueux plaisirs ou tu cherchais vainement ton refuge, l'esprit +mysterieux vint te reclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poete, +tu l'as ete en depit de toi-meme. Tu abjuras en vain le culte de la vertu; +tu aurais ete le plus beau de ses jeunes levites; tu aurais desservi ses +autels en chantant sur une lyre d'or les plus divins cantiques, et le +blanc vetement de la pudeur aurait pare ton corps frele d'une grace plus +suave que le masque et les grelots de la Folie... Tu poursuivais ton chant +sublime et bizarre, tout a l'heure cynique et fougueux comme une ode +antique, maintenant chaste et doux comme la priere d'un enfant. Couche sur +les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l'Eden qui ne se +fletrissent pas; et, en respirant le parfum ephemere de tes plaisirs, tu +parlais de l'eternel encens que les anges entretiennent sur les marches du +trone de Dieu. Tu l'avais donc respire, cet encens? Tu les avais donc +cueillies, ces roses immortelles? Tu avais donc garde, de cette patrie des +poetes, de vagues et delicieux souvenirs qui t'empechaient d'etre +satisfait de tes folles jouissances d'ici-bas?" Et cette eloquente +apostrophe aboutit a une veridique peinture de la melancolie du poete, mal +incurable au sein des voluptes. Tel le gout amer dont parle Lucrece, et +qui corrompt ou denature la douceur du breuvage: "Suspendu entre la terre +et le ciel, avide de l'un, curieux de l'autre, dedaigneux de la gloire, +effraye du neant, incertain, tourmente, changeant, tu vivais seul au +milieu des hommes; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La +puissance de ton ame te fatiguait. Tes pensees etaient trop vastes, tes +desirs trop immenses, tes epaules debiles pliaient sous le fardeau de ton +genie. Tu cherchais dans les voluptes incompletes de la terre l'oubli des +biens irrealisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue +avait brise ton corps, ton ame se reveillait plus active et ta soif plus +ardente. Tu quittais les bras de tes folles maitresses pour t'arreter en +soupirant devant les vierges de Raphael.--Quel est donc, disait a propos +de toi un pieux et tendre songeur, _ce jeune homme qui s'inquiete tant de +la blancheur des marbres?_" + +Dans ce recit a mots couverts, mais transparent, quelle sera l'explication +que donnera George Sand de leur rupture, et qui doit satisfaire a la fois +Musset, Pagello, elle-meme, le public et la verite? C'est peut-etre, sous +la grace et la sinuosite des metaphores, le passage le plus audacieux de +la premiere _Lettre_: "Ton corps, aussi fatigue, aussi affaibli que ton +coeur, ceda au ressentiment de ses anciennes fatigues, et _comme un beau +lis se pencha pour mourir_. Dieu, irrite de ta rebellion et de ton orgueil, +posa sur ton front une main chaude de colere, et, en un instant, tes +idees se confondirent, ta raison t'abandonna. L'ordre divin etabli dans +les fibres de ton cerveau fut bouleverse. La memoire, le discernement, +toutes les nobles facultes de l'intelligence, si deliees en toi, se +troublerent et s'effacerent comme les nuages qu'un coup de vent balaie. Tu +te levas sur ton lit en criant:--Ou suis-je, o mes amis? pourquoi +m'avez-vous descendu vivant dans le tombeau?--Un seul sentiment survivait +en toi a tous les autres, la volonte, mais une volonte aveugle, dereglee, +qui courait comme un cheval sans frein et sans but a travers l'espace. Une +devorante inquietude te pressait de ses aiguillons; tu repoussais +l'etreinte de ton ami, tu voulais t'elancer, courir. Une force effrayante +te debordait.--Laissez-moi ma liberte, criais-tu, laissez-moi fuir; ne +voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune?--Ou voulais-tu donc aller? +Quelles visions ont passe dans le vague de ton delire? Quels celestes +fantomes t'ont convie a une vie meilleure? Quels secrets insaisissables a +la raison humaine as-tu surpris dans l'exaltation de ta folie? Sais-tu +quelque chose a present, dis-moi? Tu as souffert ce qu'on souffre pour +mourir; tu as vu la fosse ouverte pour te recevoir; tu as senti le froid +du cercueil, et tu as crie:--Tirez-moi, tirez-moi de cette terre +humide!" + +Ainsi se trouve relatee et affirmee par George Sand l'hallucination +etrange et morbide d'Alfred de Musset a Venise, et cela precisement dans +une _Lettre_ qu'elle le chargea de relire, de corriger, de transmettre a +la _Revue des Deux Mondes_, si mieux il n'aimait la detruire! Du meme coup +s'evanouit la narration mensongere et odieuse de Paul de Musset. Son frere, +si George Sand n'avait pas dit vrai, aurait-il donne son acquiescement et +son concours a l'impression d'un manuscrit, passe par ses mains, qui +evoquait et precisait les chimeres de son cerveau delirant? Devant ces +navrantes detresses de l'humaine fragilite, a mi-chemin entre la vie et la +mort, l'ame angoissee de la femme se tourne vers la source invisible, mais +certaine, de toute consolation. Elle prie en un essor d'amour. "La seule +puissance, dit-elle, a laquelle je croie est celle d'un Dieu juste, mais +paternel... Ecoute, ecoute, Dieu terrible et bon! Il est faux que tu +n'aies pas le temps d'entendre la priere des hommes; tu as bien celui +d'envoyer a chaque brin d'herbe la goutte de rosee du matin!" Dans cet +elan de reconnaissance infinie et d'humble respect envers l'Etre des etres, +il y a la necessaire adoration de la creature qui ne discerne en soi-meme +ni son origine ni sa fin, qui percoit, avec la certitude de la raison plus +decisive que le temoignage des sens, l'existence d'une force eternelle, +exterieure et superieure a sa faiblesse. Nier Dieu est un incommensurable +orgueil; l'ignorer est une transcendante indifference; l'honorer et +l'adorer est l'acte reflechi de la foi libre et consciente. Alfred de +Musset ne nous a-t-il pas, en deux vers sublimes, incites a ce reconfort +de la priere, confiant appel de l'isole et viatique d'esperance? + + Si le ciel est desert, nous n'offensons personne, + Si quelqu'un nous entend, qu'il nous prenne en pitie. + +Ce genereux spiritualisme, nous le retrouvons dans l'oeuvre entiere de +George Sand, et il se manifeste en un instinct de survivance pour les +pensees, les affections, comme pour la substance meme de l'etre, par dela +l'inconnu de la tombe. Ainsi l'exquise senteur, emportee d'une fleur que +l'on a touchee et qui confie aux doigts un peu de son arome, inspire a +George Sand une image d'un touchant symbolisme: "Quelle chose precieuse +est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre a la plante dont il emane, +s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui +rappeler longtemps la beaute de la fleur qu'il aime?--Le parfum de l'ame, +c'est le souvenir. C'est la partie la plus delicate, la plus suave du +coeur, qui se detache pour embrasser un autre coeur et le suivre partout. +L'affection d'un absent n'est plus qu'un parfum; mais qu'il est doux et +suave! qu'il apporte, a l'esprit abattu et malade, de bienfaisantes images +et de cheres esperances!--Ne crains pas, o toi qui as laisse sur mon +chemin cette trace embaumee, ne crains jamais que je la laisse se perdre. +Je la serrerai dans mon coeur silencieux, comme une essence subtile dans +un flacon scelle. Nul ne la respirera que moi, et je la porterai a mes +levres dans mes jours de detresse, pour y puiser la consolation et la +force, les reves du passe, l'oubli du present." + +Du fond de ses souvenirs de jeunesse, George Sand appelle et nous montre +les palombes ensanglantees que rapportaient les chasseurs, en la saison +d'automne. Quelques-unes vivaient encore. On les donnait a Aurore. Elle +les soignait avec cette sollicitude de tendre mere que plus tard elle ne +devait pas reserver aux seules palombes. Quand elles etaient gueries, dans +la cage qui les emprisonnait, elles avaient la soif du plein air, la +nostalgie de la liberte. Et Aurore, qui deja etait douee de l'instinct +sentimental, les voyant refuser les feves vertes et se heurter aux +impitoyables barreaux, songeait a leur rendre la plenitude de vivre. +"C'etait un jour de vives emotions, de joie triomphante et de regret +invincible, que celui ou je portais une de mes palombes sur la fenetre. Je +lui donnais mille baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de +revenir manger les feves tendres de mon jardin. Puis j'ouvrais une main +que je refermais aussitot pour ressaisir mon amie. Je l'embrassais encore, +le coeur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, apres bien des +hesitations et des efforts, je la posais sur la fenetre. Elle restait +quelque temps immobile, etonnee, effrayee presque de son bonheur. Puis +elle partait avec un petit cri de joie qui m'allait au coeur. Je la +suivais longtemps des yeux; et quand elle avait disparu derriere les +sorbiers du jardin, je me mettais a pleurer amerement..." + +Alfred de Musset venait d'etre, lui aussi, la palombe ensanglantee, +souffreteuse, lentement rechauffee, peniblement guerie, qui d'une aile +encore lasse, a peine remise de sa brisure, avait fui la cage venitienne +pour s'envoler vers la douce France et rentrer au nid deserte, au vrai nid +maternel. + +"Quand nous nous sommes quittes--murmure celle qui reste et +s'attarde--j'etais fier et heureux de te voir rendu a la vie; j'attribuais +un peu a mes soins la gloire d'y avoir contribue. Je revais pour toi des +jours meilleurs, une vie plus calme. Je te voyais renaitre a la jeunesse, +aux affections, a la gloire. Mais quand je t'eus depose a terre, quand je +me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis +que mon ame s'en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les +lagunes agitees qu'un corps malade et stupide. Un homme m'attendait sur +les marches de la Piazzetta.--Du courage! me dit-il.--Oui, lui +repondis-je, vous m'avez dit ce mot-la une nuit, quand il etait mourant +dans nos bras, quand, nous pensions qu'il n'avait plus qu'une heure a +vivre. A present, il est sauve, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa +mere, ses amis, ses plaisirs. C'est bien; mais pensez de moi ce que vous +voudrez, je regrette cette horrible nuit ou sa tete pale etait appuyee sur +votre epaule, et sa main froide dans la mienne. Il etait la entre nous +deux, et il n'y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les +epaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est +parti, nous l'avons voulu; mais il n'est plus ici, nous sommes au +desespoir." + +Il faudrait, dans les _Lettres d'un Voyageur_, dans celles qui furent +ecrites a Venise comme dans celles qui sont posterieures, noter tant de +pages exquises ou transparait l'ame de George Sand: les idees qu'elle +professe et n'appliquera qu'a demi pour l'education de ses enfants; le +portrait du Juste: la critique de _Lelia_ et _de Jacques_; les vues sur +_Manon Lescaut_, sur la _Nouvelle Heloise_ et la probabilite du suicide de +Rousseau. "Martyr infortune, qui avez voulu etre philosophe classique +comme un autre, pourquoi n'avoir pas crie tout haut? Cela vous aurait +soulage, et nous boirions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur; +nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes." Il faudrait +entendre et repercuter l'apostrophe emouvante qu'elle adresse a ses dieux +Lares, et cet eloge de l'amitie qui rappelle les belles periodes +ciceroniennes: "Amitie! amitie! delices des coeurs que l'amour maltraite +et abandonne; soeur genereuse qu'on neglige et qui pardonne toujours!" +Mais, parmi tant de cris de douleur, de soupirs ou de murmures qui sortent +d'une poitrine angoissee, est-il rien qui egale cet aveu de repentir et de +remords, profere par une ame en deuil: + +"Je n'ai pas rencontre l'etre avec lequel j'aurais voulu vivre et mourir, +ou, si je l'ai rencontre, je n'ai pas su le garder. Ecoute une histoire, +et pleure. + +"Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait a +l'eau-forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte +et lui apprit a graver a l'eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son +mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les +maudit; puis, comme ils etaient pauvres et modestes, on les oublia. +Quarante ans apres, on decouvrit aux environs de Paris, dans une +maisonnette appelee _Moulin-Joli_, un vieux homme qui gravait a +l'eau-forte et une vieille femme, qu'il appelait sa meuniere, et qui +gravait a l'eau-forte, assise a la meme table. Le premier oisif qui +decouvrit cette merveille l'annonca aux autres, et le beau monde courut en +foule a Moulin-Joli pour voir le phenomene. Un amour de quarante ans, un +travail toujours assidu et toujours aime; deux beaux talents jumeaux; +Philemon et Baucis du vivant de mesdames Pompadour et Dubarry. Cela fit +epoque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poetes, +ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours +apres, car le le monde eut tout gate. Le dernier dessin qu'ils graverent +representait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise: +_Cur valle permutem Sabina divitias operosiores?_ + +"Il est encadre dans ma chambre au-dessus d'un portrait dont personne ici +n'a vu l'original. Pendant un an, l'etre qui m'a legue ce portrait s'est +assis avec moi toutes les nuits a une petite table, et il a vecu du meme +travail que moi... Au lever du jour, nous nous consultions sur notre +oeuvre, et nous soupions a la meme petite table, tout en causant d'art, de +sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manque de parole. Prie pour moi, o +Marguerite Le Conte!" + +On voit qu'en cette page pathetique elle ne cherche pas a plaider non +coupable. Elle confesse implicitement ses torts, ses chutes et ses +rechutes. "Je tombai souvent", dit-elle; puis elle parle avec melancolie +de l'hiver de son ame qui est venu, un eternel hiver. Dans sa pensee +surgit une comparaison entre les jours d'autrefois, si lumineux, si doux, +et ceux d'a present, voues a un deplorable veuvage: "Il fut un temps ou je +ne regardais ni le ciel ni les fleurs, ou je ne m'inquietais pas de +l'absence du soleil et ne plaignais pas les moineaux transis sur leur +branche. A genoux devant l'autel ou brulait le feu sacre, j'y versais tous +les parfums de mon coeur. Tout ce que Dieu a donne a l'homme de force et +de jeunesse, d'aspiration et d'enivrement, je le consumais et le rallumais +sans cesse a cette flamme qu'un autre amour attisait. Aujourd'hui l'autel +est renverse, le feu sacre est eteint, une pale fumee s'eleve encore et +cherche a rejoindre la flamme qui n'est plus; c'est mon amour qui s'exhale +et qui cherche a ressaisir l'ame qui l'embrasait. Mais cette ame s'est +envolee au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt sur la terre." + +Tels sont les ressouvenirs et les regrets que George Sand exprime, a +quelques mois d'intervalle, dans la cinquieme des _Lettres d'un Voyageur_, +adressee a Francois Rollinat. L'heure viendra--mais il lui faut auparavant +traverser la crise la plus douloureuse--ou elle pourra sortir d'esclavage +et, selon l'admirable metaphore de la sixieme _Lettre_ a Everard, se +delivrer de la fleche qui lui perce le coeur. "C'est ma main qui l'a +brisee, c'est ma main qui l'arrachera; car chaque jour je l'ebranle dans +mon sein, ce dard acere, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et +l'elargissant, je sens avec orgueil que j'en retire le fer et que mon ame +ne le suit pas." Elle veut alors, elle veut abdiquer sa grande folie, +l'amour! A cette idole de sa jeunesse, dont elle croit--o +illusion!--deserter le temple a jamais, elle envoie un eloquent et +solennel adieu: "Adieu! Malgre moi mes genoux plient et ma bouche tremble +en te disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l'offrande d'une +couronne de roses nouvelles, les premieres du printemps, et adieu!" A +d'autres, a de plus jeunes levites elle laisse les courtes joies, les +longs soucis et les cruels tourments de la passion. Ceux-la continueront +d'aimer au jour le jour, sans prevoir les lendemains de souffrance. "Regne, +amour, regne en attendant que la vertu et la republique te coupent les +ailes." + +Une evolution, en effet, a laquelle nous assisterons, s'annonce et +s'effectue dans la pensee et la sensibilite de George Sand. De l'amour +egoiste et sensuel elle voudrait s'elever a l'amour idealiste et +immateriel. Mais combien malaisee est la delivrance de tout ce passe qui +l'enlace! Elle entend encore, durant ses insomnies fievreuses, les tendres +modulations du rossignol. "_O chantre des nuits heureuses!_ comme +l'appelle Obermann... Nuits heureuses pour ceux qui s'aiment et se +possedent; nuits dangereuses a ceux qui n'ont point encore aime; nuits +profondement tristes pour ceux qui n'aiment plus! Retournez a vos livres, +vous qui ne voulez plus vivre que de la pensee, il ne fait pas bon ici +pour vous. Les parfums des fleurs nouvelles, l'odeur de la seve, +fermentent partout trop violemment; il semble qu'une atmosphere d'oubli et +de fievre plane lourdement sur la tete; la vie de sentiment emane de tous +les pores de la creation. Fuyons! l'esprit des passions funestes erre dans +ces tenebres et dans ces vapeurs enivrantes. O Dieu! il n'y a pas +longtemps que j'aimais encore et qu'une pareille nuit eut ete delicieuse. +Chaque soupir du rossignol frappe la poitrine d'une commotion electrique. +O Dieu! mon Dieu, je suis encore si jeune!" + +Cependant elle veut et croit se ressaisir; elle se reproche d'avoir trop +vecu, de n'avoir rien fait de bon; elle aspire a mettre sa vie, ses forces, +son intelligence, "au service d'une idee et non d'une passion, au service +de la verite et non a celui d'un homme." Pour la Liberte et pour la +Justice, pour l'avenir republicain et la foi democratique, sur les traces +de Jesus, de Washington, de Franklin ou de Saint-Simon, elle demande a +servir dans le rang d'une grande armee liberatrice. "Je ne suis qu'un +pauvre enfant de troupe, emmenez-moi!" Et voici le couplet ou elle epanche +son nouvel amour, humanitaire et social: "Republique, aurore de la justice +et de l'egalite, divine utopie, soleil d'un avenir peut-etre chimerique, +salut! rayonne dans le ciel, astre que demande a posseder la terre. Si tu +descends sur nous avant l'accomplissement des temps prevus, tu me +trouveras pret a te recevoir, et tout vetu deja conformement a tes lois +somptuaires. Mes amis, mes maitres, mes freres, salut! mon sang et mon +pain vous appartiennent desormais, en attendant que la republique les +reclame. Et toi, o grande Suisse! o vous, belles montagnes, ondes +eloquentes, aigles sauvages, chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges +argentees, sombres sapins, sentiers perdus, roches terribles! ce ne peut +etre un mal que d'aller me jeter a genoux, seul et pleurant, au milieu de +vous. La vertu et la republique ne peuvent defendre a un pauvre artiste +chagrin et fatigue d'aller prendre dans son cerveau le calque de vos +lignes sublimes et le prisme de vos riches couleurs. Vous lui permettrez +bien, o echos de la solitude, de vous raconter ses peines; herbe fine et +semee de fleurs, tu lui fourniras bien un lit et une table; ruisseaux +limpides, vous ne retournerez pas en arriere quand il s'approchera de vous; +et toi, botanique, o sainte botanique! o mes campanules bleues, qui +fleurissez tranquillement sous la foudre des cataractes! o mes panporcini +d'Oliero, que je trouvai endormis au fond de la grotte et replies dans vos +calices, mais qui, au bout d'une heure, vous eveillates autour de moi +comme pour me regarder avec vos faces fraiches et vermeilles! o ma petite +sauge du Tyrol! o mes heures de solitude, les seules de ma vie que je me +rappelle avec delices!" + +Alors, dans l'enthousiasme de cette religion nouvelle, disant adieu a +l'amour qui decline et saluant l'aurore de la verite prochaine, George +Sand s'ecrie, avec toute sa ferveur de neophyte: "Si vous proclamez la +republique pendant mon absence, prenez tout ce qu'il y a chez moi, ne vous +genez pas; j'ai des terres, donnez-les a ceux qui n'en ont pas; j'ai un +jardin, faites-y paitre vos chevaux; j'ai une maison, faites-en un hospice +pour vos blesses; j'ai du vin, buvez-le; j'ai du tabac, fumez-le; j'ai mes +oeuvres imprimees, bourrez-en vos fusils. Il n'y a dans tout mon +patrimoine que deux choses dont la perte me serait cruelle: le portrait de +ma vieille grand'mere, et six pieds carres de gazon plantes de cypres et +de rosiers. C'est la qu'elle dort avec mon pere. Je mets cette tombe et ce +tableau sous la protection de la republique, et je demande qu'a mon retour +on m'accorde une indemnite des pertes que j'aurais faites, savoir: une +pipe, une plume et de l'encre; moyennant quoi je gagnerai ma vie +joyeusement, et passerai le reste de mes jours a ecrire que vous avez bien +fait." + +Si nous prenions ce serment a la lettre, c'en serait fait pour George Sand +des terrestres amours. La conversion serait accomplie. De meme qu'on avait +dit de Racine: "Il aima Dieu comme il avait aime la Champmesle," on +pourrait croire qu'elle va cherir l'ideal republicain avec la fougue qui +l'avait entrainee aux voluptes humaines. Mais ce sont la promesses hatives +et revocables. Ni Pagello, ni Alfred de Musset n'auront calme en George +Sand les curieuses inquietudes du coeur. + + + + +CHAPITRE XIII + +ENTRE VENISE ET PARIS + + +Tandis que George Sand s'attarde a Venise, ecrivant des romans, se livrant +a de menus travaux manuels ou meme aidant sa servante la Catina a faire la +cuisine, qu'advient-il a Paris d'Alfred de Musset? Nous l'apprenons par sa +correspondance encore inedite, mais dont certains passages ont ete publies +de ci de la, notamment dans les etudes de M. Maurice Clouard et d'Arvede +Barine, ainsi que dans le volume de M. Paul Marieton. Le 30 avril, il +envoie de meilleures nouvelles de sa sante, mais surtout il parle de cet +amour interrompu, non pas rompu, et qu'il affirme etre toujours vivace en +son coeur. "Songe a cela, s'ecrie-t-il, je n'ai que toi, j'ai tout nie, +tout blaspheme, je doute de tout, hormis de toi... Sais-tu pourquoi je +n'aime que toi? Sais-tu pourquoi, quand je vais dans le monde a present, +je regarde de travers comme un cheval ombrageux? Je ne m'abuse sur aucun +de tes defauts; tu ne mens pas, voila pourquoi je t'aime. Je me souviens +bien de cette nuit de la lettre. Mais, dis-moi, quand tous mes soupcons +seraient vrais, en quoi me tromperais-tu? Me disais-tu que tu m'aimais? +N'etais-je pas averti? Avais-je aucun droit? O mon enfant cheri, lorsque +tu m'aimais, m'as-tu jamais trompe? Quel reproche ai-je jamais eu a te +faire, pendant sept mois que je t'ai vue jour par jour? Et quel est donc +le lache miserable qui appelle perfide la femme qui l'estime assez pour +l'avertir que son heure est venue? Le mensonge, voila ce que j'abhorre, ce +qui me rend le plus defiant des hommes, peut-etre le plus malheureux. Mais +tu es aussi sincere que tu es noble et orgueilleuse. Voila pourquoi je +crois en toi, et je te defendrai contre le monde entier jusqu'a ce que je +creve." + +Non qu'il promette a George Sand une autre fidelite que celle du souvenir. +Il entend garder sa liberte; il aura--et il l'en avertit--d'autres +attachements. Deja, depuis son retour, il a cede a des fantaisies, comme +pour secouer le joug de l'absente. La raison qu'il en donne est +physiologique et printaniere: "Les arbres se couvrent de verdure, et +l'odeur des lilas entre ici par bouffees, tout renait, et le coeur me +bondit malgre moi." Aussi bien s'est-il promis a lui-meme que la premiere +femme qu'il aimera sera _jeune_. Et cette declaration est mediocrement +flatteuse pour les trente ans revolus de George Sand; mais presque +aussitot, et par contraste, il ajoute une impression tendre et meme une +calinerie sentimentale. Il est alle chez elle quai Malaquais, il a trouve +dans la soucoupe des cigarettes qu'elle avait faites avant leur depart. +"Je les ai fumees, dit-il, avec une tristesse et un bonheur etranges. J'ai, +de plus, vole un petit peigne a moitie casse dans la toilette, et je m'en +vais partout avec cela dans ma poche." Quelques lignes plus loin, nouvelle +et singuliere virevolte de la pensee: "Sais-tu une chose qui m'a charme +dans ta lettre? C'est la maniere dont tu me parles de Pagello, de ses +soins pour toi, de ton affection pour lui, et la franchise avec laquelle +tu me laisses lire dans ton coeur. Traite-moi toujours ainsi, cela me rend +fier. Mon amie, la femme qui parle ainsi de son nouvel amant a celui +qu'elle quitte et qui l'aime encore, lui donne la preuve d'estime la plus +grande qu'un homme puisse recevoir d'une femme." Du meme coup ses +felicitations et ses sympathies s'etendent a son successeur. Il la charge +de l'en informer: "Dis a Pagello que je le remercie de t'aimer et de +veiller sur toi comme il le fait. N'est-ce pas la chose la plus ridicule +du monde que ce sentiment-la? Je l'aime, ce garcon, presque autant que toi; +arrange cela comme tu voudras. Il est cause que j'ai perdu toute la +richesse de ma vie, et je l'aime comme s'il me l'avait donnee. Je ne +voudrais pas vous voir ensemble, et je suis heureux de penser que vous +etes ensemble. Oh! mon ange, mon ange, sois heureuse et je le serai." Puis +c'est l'aveu, le cri du coeur, qu'a cette epoque il profere dans chacune +de ses lettres: "Je t'ai si mal aimee!" + +Cependant il l'entretient de projets litteraires auxquels elle est melee. +Il a l'intention d'ecrire un roman qui sera leur histoire, celui-la meme +qu'il intitulera la _Confession d'un enfant du siecle_. "Il me semble que +cela me guerirait et m'eleverait le coeur. Je voudrais te batir un autel, +fut-ce avec mes os; mais j'attendrai ta permission formelle." Il insiste, +il entend la venger de tant de calomnies stupides. Le monde s'etonnera, +rira peut-etre de ce mouvement chevaleresque d'un amant abandonne. +Qu'importe? "Il m'est bien indifferent qu'on se moque de moi, mais il +m'est odieux qu'on t'accuse avec toute cette histoire de maladie." Et +voila, sous la plume d'Alfred de Musset, la refutation anticipee de tout +ce qu'inventera et publiera l'humeur enfiellee de son frere! + +Le 12 mai, George Sand repond point par point et donne au poete pleine +licence d'user de sa liberte reconquise: "Aime donc, mon Alfred, aime pour +tout de bon. Aime une femme jeune, belle et qui n'ait pas encore aime, pas +encore souffert. Menage-la, et ne la fais pas souffrir; le coeur d'une +femme est une chose si delicate, quand ce n'est pas un glacon ou une +pierre." A ses confidences elle en oppose d'autres, qui ont trait a +Pagello. Avec lui, dit-elle, "je n'ai pas affaire a des yeux aussi +penetrants que les tiens, et je puis faire ma figure d'oiseau malade sans +qu'on s'en apercoive. Si on me soupconne un peu de tristesse, je me +justifie avec une douleur de tete ou un cor au pied... Ce brave Pierre n'a +pas lu _Lelia_, et je crois bien qu'il n'y comprendrait goutte. Il n'est +pas en mefiance contre ces aberrations de nos tetes de poetes. Il me +traite comme une femme de vingt ans et il me couronne d'etoiles comme une +ame vierge. Je ne dis rien pour detruire ou pour entretenir son erreur. Je +me laisse regenerer par cette affection douce et honnete; pour la premiere +fois de ma vie, j'aime sans passion." + +Se retournant alors vers Alfred de Musset, elle lui conseille, elle le +supplie de veiller sur son coeur, de ne pas en mesuser. "Qu'il se mette, +dit-elle, tout entier ou en partie dans toutes les amours de la vie, mais +qu'il y joue toujours son role noble, afin qu'un jour tu puisses regarder +en arriere et dire comme moi: "_J'ai souffert souvent, je me suis trompe +quelquefois, mais j'ai aime; c'est moi qui ai vecu, et non pas un etre +factice cree par mon orgueil et mon ennui._" Or, ces quelques lignes d'un +billet intime ont paru a Alfred de Musset assez eloquentes et assez +emouvantes pour qu'il les reproduisit textuellement dans _On ne badine pas +avec l'amour_, en les placant dans la bouche de Perdican. + +Le surplus de la lettre est consacre a des details familiers. "Mon oiseau +est mort, et j'ai pleure, et Pagello s'est mis a rire, et je me suis mise +en colere, et il s'est mis a pleurer et je me suis mise a rire." Elle +remplacera le sansonnet, quand elle aura quelques sous, en achetant une +tourterelle dont elle est eprise. Ce sont ensuite des commissions dont +elle charge Alfred de Musset. Elle le prie de lui envoyer douze paires de +gants glaces, deux paires de souliers de satin noir et deux paires de +maroquin noir, en recommandant a Michiels, cordonnier au coin de la rue du +Helder et du boulevard, de les faire un peu plus larges que sa mesure; car +elle a les pieds enfles, et le maroquin de Venise est dur comme du buffle. +Enfin elle a besoin de parfumerie, mais elle apprehende qu'Alfred de +Musset ne paie trop cher un quart de patchouli. Il devra le prendre chez +Leblanc, rue Sainte-Anne. "Ne te fais pas attraper, cela vaut deux francs +le quart; Marquis le vend six francs." Et ce sont encore d'autres +indications pour du papier a lettre, des romances espagnoles, des paquets +de journaux. + +Le 18 mai, elle recoit a Venise, datee du 10, la reponse d'Alfred de +Musset a sa "lettre du Tyrol," la premiere des _Lettres d'un Voyageur_, +qui parut le 15 mai dans la _Revue des Deux Mondes_. En la lisant, il a +verse des larmes, il a senti sa blessure se raviver, et ce qui devrait +etre le baume le plus doux, le plus celeste, "tombe comme une huile +brulante sur un fer rouge." Alors il veut s'adonner au plaisir, follement, +eperdument, au risque de n'avoir qu'un an ou deux a vivre. "Mais avec qui? +ou?" Puis ce sont les idees de suicide qui le hantent, ce suicide par +l'ivresse qu'il devait accomplir avec une lente tenacite. "Voila pourquoi +j'ai des envies de mettre ma blouse de cotonnade bleue, de prendre une +bouteille de rhum avec un peu d'opium autour de ma ceinture, et d'aller +m'etendre sur le dos sur la roche de Fontainebleau." Cette persistance de +melancolie n'est pas sans inquieter ses amis, notamment Alfred Tattet. +Mais, dit-il, "je bois autant de vin de champagne que devant, ce qui le +rassure." + +Combien plus sympathique que ce buveur invetere et taciturne est l'autre +Alfred de Musset, celui qui a des retours de sensibilite et qui confesse +ses fautes avec une sincerite juvenile! Ses repentirs ont le double +attrait de l'eloquence et de la verite. "Et c'est a un homme, s'ecrie-t-il, +qui fait du matin au soir de pareilles reflexions ou de pareils reves, +que tu adresses cette lettre du Tyrol, cette lettre sublime! Mon George, +jamais tu n'as rien ecrit d'aussi beau, d'aussi divin; jamais ton genie ne +s'est mieux trouve dans ton coeur. C'est a moi, c'est de moi que tu parles +aussi! Et j'en suis la! Et la femme qui a ecrit ces pages-la, je l'ai +tenue sur mon sein! Elle y a glisse comme une ombre celeste, et je me suis +reveille a son dernier baiser. Elle est ma soeur et mon amie; elle le sait, +elle me le dit. Toutes les fibres de mon corps voudraient s'en detacher +pour aller a elle et la saisir; toutes les nobles sympathies, toutes les +harmonies du monde nous ont pousses l'un vers l'autre, et il y a entre +nous un abime eternel!" + +Afin d'occuper ses tristes loisirs, il lit _Werther_, la _Nouvelle +Heloise_. "Je devore, dit-il, toutes ces folies sublimes dont je me suis +tant moque. J'irai peut-etre trop loin dans ce sens-la, comme dans +l'autre. Qu'est-ce que cela me fait? J'irai toujours." Et sous sa plume +vient une de ces pensees charmantes par ou il savait effacer les +bizarreries de son humeur et les pires ecarts de sa conduite: "Ne +t'offense pas de ma douleur, ange cheri. Si cette lettre te trouve dans un +jour de bonheur et d'oubli, pardonne-la moi, jette-la dans la lagune; que +ton coeur n'en soit pas plus trouble que son flot tranquille, mais qu'une +larme y tombe avec elle, une de ces belles larmes que j'ai bues autrefois +sur tes yeux noirs." + +Le 24 mai, George Sand ecrit a son tour; la lettre arrive a Paris le 2 +juin. Il n'en faut retenir que ce qui precise respectivement leur etat +d'ame. Elle revient sur les merites de Pagello et les enumere avec +complaisance: "J'ai la, pres de moi, mon ami, mon soutien; il ne souffre +pas, lui; il n'est pas faible, il n'est pas soupconneux; il n'a pas connu +les amertumes qui t'ont ronge le coeur; il n'a pas besoin de ma force, il +a son calme et sa vertu; il m'aime en paix, il est heureux sans que je +souffre, sans que je travaille a son bonheur. Eh bien, moi, j'ai besoin de +souffrir pour quelqu'un, j'ai besoin d'employer ce trop d'energie et de +sensibilite qui _sont_ en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle +sollicitude qui s'est habituee a veiller sur un etre souffrant et fatigue. +_Oh.'pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux +sans appartenir ni a l'un ni a l'autre?_ J'aurais bien vecu dix ans +ainsi." + +Cette idee lui agree; elle y insiste, et elle croit ouir la voix de Dieu, +tandis que les hommes, deconcertes par la singularite de ses paroles, de +ses actes, et par l'audace de ses professions de foi, lui crient: horreur, +folie, scandale, mensonge, la couvrent d'anathemes et de maledictions. +Elle ne veut ni s'en emouvoir ni s'en indigner. Les clabauderies d'en bas +ne sauraient l'atteindre, et elle a recours, pour s'en expliquer, a une +reminiscence de sa prime jeunesse: "Je me souviens du temps ou j'etais au +couvent. La rue Saint-Marceau passait derriere notre chapelle. Quand les +forts de la Halle et les maraicheres elevaient la voix, on entendait leurs +blasphemes jusqu'au pied du sanctuaire. Mais ce n'etait pour moi qu'un son +qui frappait les murs. Il me tirait quelquefois de ma priere dans le +silence du soir; j'entendais le bruit, je ne comprenais pas le sens des +jurements grossiers. Je reprenais ma priere sans que mon oreille ni mon +coeur se fussent souilles a les entendre. Depuis, j'ai vecu retiree dans +l'amour comme dans un sanctuaire, et quelquefois les sales injures du +dehors m'ont fait lever la tete, mais elles n'ont pas interrompu l'hymne +que j'adressais au ciel, et je me suis dit comme au couvent: "Ce sont des +charretiers qui passent." Cependant elle annonce son retour pour le mois +d'aout. Sans doute, quand ils se reverront, il sera engage dans un nouvel +amour. Elle le desire et le craint tout ensemble. C'est une lutte entre sa +tendresse de mere et ses instincts d'amante. "Je ne sais, ecrit-elle, ce +qui se passe en moi quand je prevois cela. Si je pouvais lui donner une +poignee de main a celle-la! et lui dire comment il faut te soigner et +t'aimer; mais elle sera jalouse, elle te dira: "Ne me parlez jamais de +madame Sand, c'est une femme infame." Plus heureuse--et ici la liaison des +idees est d'une rare ingenuite--elle peut parler d'Alfred de Musset a +Pagello, sans voir un front se rembrunir, sans entendre une parole amere. +Le nouvel occupant est d'une complexion sentimentale des plus +accommodantes; il a de l'amour pour son predecesseur, et George Sand se +complait a l'entretenir dans ce culte pieux. "Ton souvenir est une relique +sacree, ton nom est une parole solennelle que je prononce le soir dans le +silence des lagunes et auquel repond une voix emue et une douce parole, +simple et laconique, mais qui me semble si belle alors: _Io l'amo!_" Elle +ne pouvait evoquer face a face Musset et Pagello, sans inviter Dieu a +assister a la confrontation. C'est au paradis qu'elle donne volontiers ses +rendez-vous mystiquement galants. Au cas ou elle n'arriverait pas la +premiere, elle charge Alfred de Musset d'une commission utile: "Mon petit +ange, si tu rejoins Dieu avant moi, garde-moi une petite place la-haut, +pres de toi. Si c'est moi qui pars la premiere, sois sur que je la +garderai bonne." + +Les anges ont, d'ailleurs, un role preponderant dans cette correspondance +qui ne semblait pas devoir etre precisement seraphique. Alfred de Musset, +en sa lettre du 4 juin arrivee le 12 mai a Venise[11], traite un sujet +analogue et s'eleve, lui aussi, aux spheres etherees. "Deux etres, dit-il, +qui s'aiment bien sur la terre, font un ange dans le ciel." A ce prix, le +paradis ne saurait jamais souffrir de la depopulation. Une image aussi +hardie, pour expliquer la naissance des anges en des conditions humaines +et tres laiques, etait, parait-il, de l'invention de Latouche. George Sand +trouve la metaphore exquise. Elle avait figure dans une comedie, la _Reine +d'Espagne_, qui fut outrageusement sifflee et qui, a l'en croire, meritait +un meilleur sort. "A cette phrase si belle et si sainte, dit-elle, un +monsieur du parterre a crie: "Oh! quelle cochonnerie!" et les sifflets +n'ont pas permis a l'acteur d'aller plus loin." Sans doute les spectateurs +avaient une autre conception de la genese des anges. + +[Note 11: Les dates indiquees ici sont bien celles qui figurent sur le +livre publie en 1903 par la Librairie Paul Ollendorff] + +Presque en chacune de ses lettres, Alfred de Musset, avec la fatuite naive +de la jeunesse, aime a parler des bonnes fortunes qui s'offrent a lui et +qu'il repousse. C'est peut-etre une maniere de rendre a George Sand la +monnaie de Pagello. Du moins il se targue d'une belle impertinence dans +les preludes obliges de la galanterie: "L'autre soir, une femme que +j'estime beaucoup sous le rapport de l'intelligence, dans un entretien de +bonne amitie que j'avais avec elle, commencait a se livrer. Je +m'approchais d'elle franchement et de bonne foi, lorsqu'elle a pose sa +main sur la mienne, en me disant: "Soyez sur que le jour ou vous etes ne, +il est ne une femme pour vous."--J'ai recule malgre moi.--"Cela est +possible, me suis-je dit, mais alors je vais chercher ailleurs, car +assurement ce n'est pas vous." Cette affectation de dandysme et de +byronisme, dedaigneux ou insolent, est l'element insupportable du +caractere d'Alfred de Musset. De meme, dans sa litterature et jusque dans +cette correspondance intime avec George Sand, on s'irrite parfois d'un +surcroit de rhetorique et de declamation qui altere la sincerite des +sentiments. Ainsi ce passage ou il evoque, sur un ton de melodrame, +l'image de son cadavre: "Prie pour moi, mon enfant. Quoi qu'il doive +m'arriver, plains-moi; je t'ai connue un an trop tot. J'ai cru longtemps a +mon bonheur, a une espece d'etoile qui me suivait. Il en est tombe une +etincelle de la foudre sur ma tete, de cet astre tremblant. Je suis lave +par ce feu celeste qui a failli me consumer. Si tu vas chez Danieli, +regarde dans ce lit ou j'ai souffert; il doit y avoir un cadavre, car +celui qui s'en est leve n'est pas celui qui s'y etait couche." + +George Sand avait charge Boucoiran de voir son fils et d'envoyer a Venise +une somme que lui devait Buloz. Or elle ne recevait ni nouvelles de +Maurice ni argent. Elle prie Alfred de Musset d'aller au college Henri IV +et de stimuler la negligence et l'apathie de Boucoiran. La lettre ou elle +lui transmet cette requete est inquiete et agitee. On y sent l'affection +maternelle--la vraie--qui se reveille, et en meme temps elle confesse ses +embarras et ses tourments financiers. Pagello a mis toutes ses pauvres +_roba_ au Mont-de-Piete; elle doit deux cents francs a Rebizzo, fait des +economies sur son estomac et se nourrit de deux sardines. Va-t-elle etre +obligee de demander l'aumone, alors qu'elle travaille, qu'elle a gagne son +salaire et attend un argent qui lui est du? Sa colere se dechaine contre +Boucoiran. En realite, il n'etait pas coupable. La lettre, qui contenait +un mandat de onze cents francs sur un banquier de Venise, s'etait egaree +au fond d'une case a la poste restante. On ne la retrouva que tardivement. +Dans l'intervalle, George Sand connut les angoisses de la gene et presque +la detresse. Elle en parle tres discretement a Alfred de Musset, mais +surtout elle s'alarme de la sante de Maurice; elle le croit mort, elle est +comme folle toutes les nuits. Qui la rassurera? Boucoiran n'ecrit pas, +Papet est peut-etre absent. Elle ne veut s'adresser ni a Paultre, qui +n'est pas exact, ni a Sainte-Beuve, avec qui elle n'est pas assez liee, ni +a Gustave Planche, qu'elle a tenu a distance, car il est encombrant et +vantard. "Les cancans, dit-elle, recommenceraient sur notre pretendue +passion." Il semblerait naturel qu'elle recourut a sa famille. Elle y +repugne. "Mon frere est parfaitement indifferent a tout ce qui me concerne, +mon mari voudrait bien me savoir crevee." Aussi sa lettre n'est qu'un +long epanchement de tristesse et de desesperance. Elle a l'obsession du +suicide: "Quelle vie! J'ai bien envie d'en finir, bien envie, bien envie! +Tu es bon et tu m'aimes. Pietro aussi, mais rien ne peut empecher qu'on +soit malheureux." + +La lettre suivante de George Sand, datee du 13 juin, reitere les memes +doleances. Elle n'a pas encore recu de Boucoiran l'argent qu'elle reclame +avec impatience. "Cet exces de misere, ecrit-elle a Alfred de Musset, +empoisonne beaucoup ma vie et me force a de continuelles privations ou a +des mortifications d'orgueil auxquelles je ne saurais m'habituer." Elle +fait diversion a ses soucis en donnant a son correspondant des lecons sur +l'amour, dont elle espere qu'il tirera profit. Voici les definitions et +les metaphores qu'elle lui propose: "L'amour est un temple que batit celui +qui aime a un objet plus ou moins digne de son culte, et ce qu'il y a de +plus beau dans cela, ce n'est pas tant le dieu que l'autel. Pourquoi +craindrais-tu de te risquer? Que l'idole reste debout longtemps, ou +qu'elle se brise bientot, tu n'en auras pas moins bati un beau temple. Ton +ame l'aura habite, elle l'aura rempli d'un encens divin, et une ame comme +la tienne doit produire de grandes oeuvres. Le dieu changera peut-etre, le +temple durera autant que toi. Ce sera un lieu de refuge sublime ou tu iras +retremper ton coeur a la flamme eternelle, et ce coeur sera assez riche, +assez puissant pour renouveler la divinite, si la divinite deserte son +piedestal." Au milieu de cette page de noble allure, elle insinue une +question qui a tout l'air, sous sa forme prudente, d'etre un plaidoyer +_pro domo_. "Crois-tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour epuiser et +fletrir une ame forte? Je l'ai cru aussi pendant longtemps, mais je sais a +present que c'est tout le contraire. C'est un feu qui tend toujours a +monter et a s'epurer." Ainsi sa doctrine--et sa pratique--consiste a +multiplier les foyers d'incendie. Elle y trouvera des points de +comparaison et decidera, sur le tard, lequel fut le plus lumineux. Il faut +aimer, a son ecole, jusqu'en l'arriere-saison, par dela l'automne et l'ete +de la Saint-Martin, meme en hiver. "C'est peut-etre, dit-elle, l'oeuvre +terrible, magnifique et courageuse de toute une vie. C'est une couronne +d'epines qui fleurit et se couvre de roses quand les cheveux commencent a +blanchir." Or, voici en quels termes elle encourage a la recidive, a la +perseverance opiniatre, ceux qui du premier coup n'ont pas eu la main +heureuse: "Peut-etre que plus on a cherche en vain, plus on devient habile +a trouver; plus on a ete force de changer, plus on devient propre a +conserver. Qui sait?" C'est la theorie du mouvement perpetuel. C'est +l'apologie de la prodigalite sentimentale. Si l'on n'a pas gagne a la +loterie, il faut prendre de nouveaux billets, jusqu'a ce que l'escarcelle +soit vide. Est-ce prudent? Mais elle invoque comme autorite Jesus disant a +Madeleine: "Il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aime." Et +elle compte sur le meme traitement. + +Ses conseils litteraires valent mieux que ses exhortations douteusement +morales. "Aime et ecris, dit-elle a Alfred de Musset, c'est ta vocation, +mon ami. Monte vers Dieu sur les rayons de ton genie et envoie ta muse sur +la terre raconter aux hommes les mysteres de l'amour et de la foi." Tandis +qu'elle l'incite de la sorte a l'ascension des sommets qui se perdent dans +la nue, elle goute a Venise le placide et bourgeois amour de Pagello. +Aucune de ses souffrances ne lui vient de l'honnete et consciencieux +medecin, tres applique a tous ses devoirs professionnels. En dehors de +l'exactitude, il temoigne meme de delicates attentions d'amoureux pauvre, +mais enflamme: "N'ayant pas une petite piece de monnaie pour m'acheter un +bouquet, il se leve avant le jour et fait deux lieues a pied pour m'en +cueillir un dans les jardins des faubourgs. Cette petite chose est le +resume de toute sa conduite. Il me sert, il me porte et il me remercie. +Oh! dis-moi que tu es heureux, et je le serai." + +Heureux, Alfred de Musset ne pouvait l'etre, ni alors ni plus tard, avec +ce temperament de fievre et ces habitudes de debauche qui useront ses +nerfs et bruleront sa vie. De pres, il n'a pas su--il le reconnait--aimer +George Sand et lui donner le bonheur. De loin, il offre de sauter pour +elle dans un precipice, avec une joie immortelle dans l'ame. "Mais sais-tu, +dit-il, ce que c'est que d'etre la, dans cette chambre, seul, sans un ami, +sans un chien, sans un sou, sans une esperance, inonde de larmes depuis +trois mois et pour bien des annees, d'avoir tout perdu, jusqu'a mes reves, +de me repaitre d'un ennui sans fin, d'etre plus vide que la nuit? Sais-tu +ce que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pensee: qu'il +faut que je souffre, et que je m'ensevelisse en silence, mais que du moins +tu es heureuse! peut-etre heureuse par mes larmes, par mon absence, par le +repos que je ne trouble plus! O mon amie, mon amie, si tu ne l'etais +pas!..." Il veut qu'elle le soit; elle doit l'etre. Pagello est "une noble +creature, bonne et sincere." C'est meme cette certitude qui lui a donne le +courage de quitter Venise, de fuir. Mais le bonheur est un hieroglyphe +terrible, l'enigme indechiffrable sur cette route de Thebes ou le sphinx +devore tant de pelerins de l'eternel voyage. Et il lui pose a elle, il se +pose a lui-meme la douloureuse question: "Ce mot si souvent repete, le +bonheur, o mon Dieu, la creation tout entiere fremit de crainte et +d'esperance en l'entendant! Le bonheur! Est-ce l'absence du desir? Est-ce +de sentir tous les atomes de son etre en contact avec d'autres? Est-ce +dans la pensee, dans les sens, dans le coeur que se trouve le bonheur? Qui +sait pourquoi il souffre?" Ni le genie qui s'interroge, ni les efforts de +l'humanite pensante, ni la simplicite des humbles, ne decouvriront la +solution du mysterieux probleme. + +Le 26 juin, George Sand ecrit de Venise la derniere lettre que nous +possedions. Elle a recu, grace a Alfred de Musset, de bonnes nouvelles de +son fils, elle a trouve son argent a la poste restante. C'est un +soulagement. Elle annonce son retour a Paris pour la premiere quinzaine +d'aout, car elle veut assister a la distribution des prix du college Henri +IV. Reviendra-t-elle seule? Non, Pagello va l'accompagner. Le voyage est +couteux, mais il a, dit-elle, "bien envie de ne pas me quitter, et il se +fait une joie de t'embrasser; j'espere que cela l'emportera sur les +embarras de sa position." Une fois encore--mais c'est la derniere--elle +remercie Musset de "l'avoir remise dans les mains d'un etre dont +l'affection et la vertu sont immuables comme les Alpes." Elle va donc +revoir ses enfants et son Alfred--ses trois enfants--elle constatera, de +ses propres yeux, s'il est rose comme autrefois et gras comme il s'en +vante. "Que je sois bien rassuree sur ta sante, ecrit-elle, et que mon +coeur se dilate en t'embrassant comme mon Maurice, et en t'entendant me +dire que tu es mon ami, mon fils bien-aime, et que tu ne changeras jamais +pour moi!" Cette maternite en partie double--ou meme triple, si l'on +n'oublie pas Solange--est le tout de sa vie. Et Pagello? direz-vous. Elle +a vite fait sa part. "Quant a Pierre, c'est un corps qui nous enterrera +tous, c'est un coeur qui ne s'appartient plus et qui est a _nous_ comme +celui que nous avons dans la poitrine." Puis elle termine en hate par ce +paragraphe qui resume bien la complexite bizarre de ses sentiments: "Adieu, +adieu, mon cher ange, ne sois pas triste a cause de moi. Cherche, au +contraire, ton esperance et ta consolation dans le souvenir de ta vieille +mignonne, qui te cherit et qui prie Dieu pour que tu sois aime." + +Enfin, il y a une lettre d'Alfred de Musset, en date du 11 juillet, qui se +divise en deux parties. L'une est dediee _al mio caro Pietro Pagello_. +Elle traite sur le ton du badinage ses recommandations relatives au vin de +champagne: "Je vous promets que jamais, jamais je ne boirai plus de cette +maudite boisson--sans me faire les plus grands reproches." Et le poete +ajoute: "George me mande que vous hesitez a venir ici avec elle; il faut +venir, mon ami, ou ne pas la laisser partir." Signe: "Un de vos meilleurs +amis, Alfred de Musset." Les autres feuilles, destinees a George Sand, ont +ete depecees par elle a coups de ciseaux. Il n'en subsiste, pour ainsi +dire, que ce bout de conversation: "Dites-moi, monsieur, est-il-vrai que +madame Sand soit une femme adorable?"--Telle est l'honnete question qu'une +belle bete m'adressait l'autre jour. La chere creature ne l'a pas repetee +moins de trois fois, pour voir apparemment si je varierais mes +reponses.--"Chante, mon brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me feras +pas renier, comme saint Pierre." + +Ni l'_Histoire de ma Vie_, ni la _Correspondance_ ne contiennent de +details sur les circonstances qui precederent et determinerent le depart +de George Sand. Le journal intime de Pagello est plus explicite. Quand +elle parla de la necessite de rejoindre ses enfants pour les vacances et +qu'elle lui demanda de l'accompagner, sauf a retourner ensuite a Venise +ensemble, il fut tout deconcerte et sollicita le temps de la reflexion. +"Je compris du coup que j'irais en France et que j'en reviendrais sans +elle; mais je l'aimais au dela de tout, et j'aurais affronte mille +desagrements plutot que de la laisser courir seule un si long voyage." Il +finit par accepter, en specifiant qu'il ne se rendrait pas a Nohant, qu'il +habiterait seul a Paris et completerait dans les hopitaux son instruction +medicale. Ils tomberent d'accord, mais ils avaient compris ce qui allait +les separer. "A partir de ce moment-la, dit Pagello, nos relations se +changerent en amitie, au moins pour elle. Moi, je voulais bien n'etre +qu'un ami, mais je me sentais neanmoins amoureux." Helas! ses soupirs et +ses appels ne seront plus guere entendus. + +Le trajet s'effectua par Milan, Domo d'Ossola, le Simplon, Chamonix--ou +ils firent l'excursion de la Mer de Glace--et Geneve. Le 29 juillet, ils +etaient a Milan; le 10 aout, ils arrivaient a Paris. "A mesure que nous +avancions, dit Pagello, nos relations devenaient plus circonspectes et +plus froides. Je souffrais beaucoup, mais je faisais mille efforts pour le +cacher. George Sand etait un peu melancolique et beaucoup plus +independante de moi. Je voyais douloureusement en elle une actrice assez +coutumiere de telles farces, et le voile qui me bandait les yeux +commencait a s'eclaircir." Pagello, qui semble avoir eu l'esprit porte au +sentiment plutot qu'a la geographie, raconte qu'ils allerent de Geneve a +Paris par le Dauphine et la Champagne: on a peine a croire que la +diligence ait suivi cet itineraire fantaisiste. En descendant de voiture, +George Sand, attendue par le fidele Boucoiran, gagna son appartement du +quai Malaquais, et Pagello, tout depayse, alla occuper, a l'hotel +d'Orleans, rue des Petits-Augustins, une chambrette du troisieme etage a 1 +fr. 50. Pauvre Pietro, les jours sombres commencent. A Venise, il avait +supplante Alfred de Musset. A Paris, il va etre evince par lui. Juste +revanche. Pagello n'etait pas un article d'exportation. Tels ces fruits +qui demandent a etre consommes sur place et supportent mal le voyage. + + + + +CHAPITRE XIV + +RETOUR A ALFRED DE MUSSET + + +A peine arrivee a Paris, George Sand se trouva dans la situation la plus +fausse entre Pagello qu'elle avait amene, mais qu'elle n'aimait plus, et +Alfred de Musset qui brulait de la revoir et que peut-etre elle aimait +encore. Une entrevue eut lieu. Fut-elle sollicitee par _elle_ ou par +_lui_? On l'ignore. Ils se rapprocherent en vertu de cette propriete +mysterieuse et attractive qui appartient a l'aimant. Que pensa Pagello de +la reunion, amicale en apparence, mais vouee a devenir amoureuse, dont il +devait etre le temoin? Il l'avait autorisee avec longanimite, ou plutot il +s'y etait resigne. "La Sand, dit-il dans son journal intime, voulait +partir avec ses deux petits enfants pour La Chatre, et moi j'avais +manifeste la ferme volonte de ne pas la suivre. Elle voyait toute la +singularite de ma position, tous les sacrifices que j'avais faits a mon +amour: ma clientele perdue, mes parents quittes, et moi exile sans fortune, +sans appui, sans esperance." Ajoutez l'indifference croissante de George +Sand a son endroit, et la reprise ostensible, publique de l'ancienne +passion pour Alfred de Musset. Aussi bien cette renaissance de tendresse +ne devait-elle pas se produire sans de cruelles secousses. L'affection +essaya vainement de demeurer platonique. "Georgette, ecrit Musset, j'ai +trop compte sur moi en voulant te revoir, et j'ai recu le dernier coup." +Il s'eloignera, du moins il l'annonce; il ira aux Pyrenees, en Espagne. +"Si Dieu le permet, je reverrai ma mere, mais je ne reverrai jamais la +France... Je pars aujourd'hui pour toujours, je pars seul, sans un +compagnon, sans un chien. Je te demande une heure, et un dernier baiser. +Si tu crains un moment de tristesse, si ma demande importune Pierre, +n'hesite pas a me refuser." Et, recourant a ces grands effets de style +qu'il savait irresistibles aupres de George Sand, il poursuit sur le mode +pathetique: "Recois-moi sur ton coeur, ne parlons ni du passe, ni du +present, ni de l'avenir; que ce ne soit pas l'adieu de Monsieur un tel et +de Madame une telle. Que ce soient deux ames qui ont souffert, deux +intelligences souffrantes, deux aigles blesses qui se rencontrent dans le +ciel et qui echangent un cri de douleur avant de se separer pour +l'eternite! Que ce soit un embrassement, chaste comme l'amour celeste, +profond comme la douleur humaine! O ma fiancee! Pose-moi doucement la +couronne d'epines, et adieu! Ce sera le dernier souvenir que conservera ta +vieillesse d'un enfant qui n'y sera plus!" + +Les lettres suivantes, du mois d'aout 1834, mais sans indication precise +de date, developpent les memes sentiments et affirment sa resolution de +partir. "Quoique tu m'aies connu enfant, s'ecrie-t-il, crois aujourd'hui +que je suis homme... Tu me dis que je me trompe sur ce que j'eprouve. Non, +je ne me trompe pas, j'eprouve le seul amour que j'aurai de ma vie... +Adieu, ma bien-aimee Georgette, ton enfant, Alfred." Toutefois, avant de +se rendre a Toulouse d'abord, chez son oncle, puis a Cadix, il sollicite +un supreme entretien. Ces entretiens-la sont perilleux. Le plus souvent, +ils debutent par des adieux et s'achevent en des recommencements. "Tu me +dis que tu ne crains pas de blesser Pierre en me voyant. Quoi donc alors? +Ta position n'est pas changee? Mon amour-propre, dis-tu? Ecoute, ecoute, +George, si tu as du coeur, rencontrons-nous quelque part, chez moi, chez +toi, au Jardin des Plantes, au cimetiere, au tombeau de mon pere c'est la +que je voulais te dire adieu... Songe que je pars, mon enfant. Ne fermons +pas legerement des portes eternelles." Et la lettre se termine, a la +pensee de ne pas la revoir, sur cette apostrophe et cette adjuration: "Ah! +c'est trop, c'est trop. Je suis bien jeune, mon Dieu! Qu'ai-je donc fait?" + +La reponse de George Sand est calme et raisonnable. Elle s'abrite derriere +Pagello, derriere ses projets de voyage a Nohant. "Il est inquiet, +dit-elle, et il n'a pas tort, puisque tu es si trouble, et il voit bien +que cela me fait du mal... Je lui ai tout dit. Il comprend tout, il est +bon. Il veut que je te voie sans lui une derniere fois et que je te decide +a rester, au moins jusqu'a mon retour de Nohant." Dans cette meme lettre, +elle autorise, elle invite Alfred de Musset a venir quai Malaquais: car +elle est trop malade pour sortir, et il fait un temps affreux. Il vint, il +s'attarda, et l'on pourrait croire qu'il allait abandonner ses idees de +depart. Au contraire, il s'y attache, apres une nuit qui porte conseil. Il +ira a Baden. La lettre ou il le signifie, au lendemain de l'entrevue de +reconciliation, a ete par lui tres attentivement et tres eloquemment +composee: "Notre amitie est consacree, mon enfant. Elle a recu hier, +devant Dieu, le saint bapteme de nos larmes. Elle est immortelle comme +lui. Je ne crains plus rien ni n'espere plus rien. J'ai fini sur la terre. +Il ne m'etait pas reserve d'avoir un plus grand bonheur. Eh bien, ma soeur +cherie, je vais quitter ma patrie, ma mere, mes amis, le monde de ma +jeunesse; je vais partir seul, pour toujours, et je remercie Dieu. Celui +qui est aime de toi ne peut plus maudire, George. Je puis souffrir encore +maintenant, mais je ne puis plus maudire." + +Il lui offre le sacrifice de sa vie et d'aller mourir en silence a trois +cents lieues, ou simplement de ne plus la poursuivre de ses lettres. Il +est pret a obeir: "Sois heureuse a tout prix, oh! sois heureuse, +bien-aimee de mon ame! Le temps est inexorable, la mort avare; les +dernieres annees de la jeunesse s'envolent plus rapidement que les +premieres." Puis il ajoute, avec un tantinet de declamation: "Les +condamnes a mort ne renient pas leur Dieu... Retrecis ton coeur, mon grand +George, tu en as trop pour une poitrine humaine. Mais si tu renonces a la +vie, si tu te retrouves jamais seule en face du malheur, rappelle toi le +serment que tu m'as fait: "Ne meurs pas sans moi." Souviens-t'en, +souviens-t'en, tu me l'as promis devant Dieu." + +Le surplus de la lettre, ou fremit et vibre l'emotion, est d'une rare +beaute de pensee et de style. On y sent tressaillir l'ame douloureuse du +poete: + +"Je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait mon livre sur moi et sur toi (sur +toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fiancee, tu ne te coucheras pas +dans cette froide terre, sans qu'elle sache qui elle a porte. Non, non, +j'en jure par ma jeunesse et mon genie, il ne poussera sur ta tombe que +des lis sans tache. J'y poserai, de ces mains que voila, ton epitaphe en +marbre plus pur que les statues de nos gloires d'un jour. La posterite +repetera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n'en ont plus +qu'un a eux deux, comme Romeo et Juliette, comme Heloise et Abelard; on ne +parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. Ce sera la un mariage plus +sacre que ceux que font les pretres; le mariage imperissable et chaste de +l'Intelligence. Les peuples futurs y reconnaitront le symbole du seul Dieu +qu'ils adoreront. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que les revolutions de +l'esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annoncaient a +leur siecle? Eh bien, le siecle de l'Intelligence est venu. Elle sort des +ruines du monde, cette souveraine de l'avenir; elle gravera ton portrait +et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le pretre qui +nous benira, qui nous couchera dans la tombe, comme une mere y couche sa +fille le soir de ses noces; elle ecrira nos deux chiffres sur la nouvelle +ecorce de l'arbre de vie. Je terminerai ton histoire par mon hymne d'amour; +je ferai un appel, du fond d'un coeur de vingt ans, a tous les enfants de +la terre; je sonnerai aux oreilles de ce siecle blase et corrompu, athee +et crapuleux, la trompette des resurrections humaines, que le Cbrist a +laissee au pied de sa croix. Jesus! Jesus! et moi aussi, je suis fils de +ton pere. Je te rendrai les baisers de ma fiancee; c'est toi qui me l'as +envoyee, a travers tant de dangers, tant de courses lointaines, qu'elle a +couru pour venir a moi. Je nous ferai, a elle et a moi, une tombe qui sera +toujours verte, et peut-etre les generations futures repeteront-elles +quelques-unes de mes paroles, peut-etre beniront-elles un jour ceux qui +auront frappe avec le myrte de l'amour aux portes de la liberte." + +Cette lettre, ecrite avec une sensibilite qui ne dedaigne pas d'etre tres +litteraire, fut envoyee la veille ou l'avant-veille du depart d'Alfred de +Musset. Il quitta Paris la derniere semaine d'aout, traversa Strasbourg le +28, et le 1er septembre, arrive a Baden, il adressa a George Sand un +nouvel hymne d'amour. En voici l'un des plus brulants passages: + +"Ma chere ame, tu as un coeur d'ange... Jamais homme n'a aime comme je +t'aime. Je suis perdu, vois-tu, je suis noye, inonde d'amour; je ne sais +plus si je vis, si je mange, si je marche, si je respire, si je parle; je +sais que j'aime. Ah! si tu as eu toute ta vie une soif de bonheur +inextinguible, si c'est un bonheur d'etre aimee, si tu l'as jamais demande +au ciel, oh! toi, ma vie, mon bien, ma bien-aimee, regarde le soleil, les +fleurs, la verdure, le monde! Tu es aimee, dis-toi cela, autant que Dieu +peut etre aime par ses levites, par ses amants, par ses martyrs. Je t'aime, +o ma chair et mon sang! Je meurs d'amour, d'un amour sans fin, sans nom, +insense, desespere, perdu; tu es aimee, adoree, idolatree, jusqu'a mourir! +Et non, je ne guerirai pas. Et non, je n'essaierai pas de vivre; et j'aime +mieux cela, et mourir en t'aimant vaut mieux que de vivre. Je me soucie +bien de ce qu'ils diront. Ils diront que tu as un autre amant. Je le sais +bien, j'en meurs. Mais j'aime, j'aime, j'aime! Qu'ils m'empechent +d'aimer!" + +Il est parti--il le confesse--dans un etat d'exaltation eperdue, apres +avoir tenu entre ses bras ce corps adore, apres l'avoir presse sur une +blessure cberie. Il emportait a ses levres le souffle des levres aimees, +et, comme il l'exprime tres poetiquement: "Je te respirais encore." Ce +baiser, il l'avait attendu cinq mois, dans une continuelle angoisse: +"Sais-tu ce que c'est pour un pauvre coeur qui a senti pendant cinq mois, +jour par jour, heure par heure, la vie l'abandonner, le froid de la tombe +descendre lentement dans la solitude, la mort et l'oubli tomber goutte a +goutte comme la neige; sais-tu ce que c'est pour un coeur serre jusqu'a +cesser de battre, de se dilater un moment, de se rouvrir, comme une pauvre +fleur mourante, et de boire une goutte de rosee vivifiante? O mon Dieu! je +le sentais bien, je le savais, il ne fallait pas nous revoir." + +Vainement il avait tente de l'oublier, de prendre un autre amour: nulle +part, il n'a ni n'aurait trouve ce qui le charme en elle. Les faciles et +venales amours l'ont ecoeure, et il le crie en quelques mots d'une verite +saisissante: "Ces belles creatures, je les hais; elles me degoutent avec +leurs diamants, leur velours. Je les embrasse; apres je me rince la bouche +et je deviens furieux, je n'aime pas les Venus. O mon amour, ce que j'aime, +c'est ta petite robe noire, le noeud de ton soulier, ton col, tes yeux." +Et il se compare, en son agonie de passion, a l'un de ces taureaux blesses +dans le cirque qui ont la permission d'aller se coucher dans un coin avec +l'epee du matador dans l'epaule et de mourir en paix. Voila le droit qu'il +reclame. Il n'admet pas qu'on le lui conteste. "Le reste, dit-il, me +regarde. Il serait trop cruel de venir dire a un malheureux qui meurt +d'amour, qu'il a tort de mourir." Elle ne l'entend pas, quand il l'appelle +a cent cinquante lieues de distance, et pourtant il ne peut vivre sans +elle. Il voudrait s'etablir aux environs de Moulins ou de Chateauroux, +louer un grenier avec une table et un lit. Elle viendrait le voir une fois +ou deux, a cheval, et la, dans la solitude, il ecrirait la melancolique +histoire de leur amour. Puisqu'il n'en peut etre ainsi, du moins il a +concu un reve et il formule une priere: "O ma fiancee, je te demande +encore pourtant quelque chose. Sors un beau soir, au soleil couchant, +seule; va dans la campagne, assieds-toi sur l'herbe, sous quelque saule +vert; regarde l'occident, et pense a ton enfant qui va mourir. Tache +d'oublier le reste, relis mes lettres, si tu les as, ou mon petit livre. +Pense, laisse aller ton bon coeur, donne-moi une larme, et puis rentre +chez toi doucement, allume ta lampe, prends ta plume, donne une heure a +ton pauvre ami. Donne-moi tout ce qu'il y a pour moi dans ton coeur. +Efforce-toi plutot un peu; ce n'est pas un crime, mon enfant. Tu peux m'en +dire meme plus que tu n'en sentiras; je n'en saurai rien, ce ne peut etre +un crime; je suis perdu." Et la lettre se termine en un veritable spasme +de passion, ou eclate l'erethisme nevrose du poete: "Dis-moi que tu me +donnes tes levres, tes dents, tes cheveux, tout cela, cette tete que j'ai +eue, et que tu m'embrasses, toi, moi! O Dieu, o Dieu, quand j'y pense, ma +gorge se serre, mes yeux se troublent, mes genoux chancellent. Ah! il est +horrible de mourir, il est horrible d'aimer ainsi. Quelle soif, mon George, +oh! quelle soif j'ai de toi! Je t'en prie, que j'aie cette lettre. Je me +meurs. Adieu." Apres avoir indique son adresse, a Baden (Grand-Duche), +pres Strasbourg, poste restante, il ajoute en post-scriptum: "O ma vie, ma +vie, je te serre sur mon coeur, o mon George, ma belle maitresse, mon +premier, mon dernier amour!" + +Que devient cependant George Sand? Elle a profite de son sejour a Paris +pour regler ses interets avec Buloz, mais nous ne savons pas si elle a, +comme elle projetait, sermonne le bavard et compromettant Gustave Planche, +contre lequel Alfred de Musset nourrissait une rancune particuliere. +Planche, en effet, fils de pharmacien, avait joue au poete un tour +pendable, du temps ou ils etaient rivaux d'influence aupres de l'auteur de +_Lelia_. Certain jour, il offrit a Musset des bonbons au chocolat. A +peine en eut-il mange deux ou trois qu'il dut ceder la place. C'etaient +des bonbons purgatifs que Gustave Planche avait derobes a l'officine +paternelle. Et cette anecdote, qui a son parfum molieresque, a ete +transmise par madame Martelet, gouvernante d'Alfred de Musset. + +Le 29 aout, George Sand arrive a Nohant, en compagnie de son fils Maurice. +Elle y retrouve Solange et le singulier M. Dudevant qui la recoit +placidement, comme si elle ne revenait pas de Venise. Elle a laisse a +Paris, sans s'emouvoir, sans eprouver ni remords ni scrupules, le triste +Pagello, qui ne parait pas avoir supporte cette separation avec son +habituelle philosophie. Comme c'etait la saison des vacances et que +d'ailleurs George Sand se souciait peu de l'exhiber dans les milieux +litteraires, il n'entra en relations qu'avec Gustave Planche et Buloz qui, +par une politesse sans doute ironique, lui offrit de collaborer a la +_Revue des Deux Mondes_. Il fit plusieurs visites a Alfred de Musset, dont +l'accueil fut "des plus courtois, mais depourvu de toute expansion +cordiale; il etait, au reste--d'apres Pagello--d'un naturel peu expansif." +Il ne trouva de veritable intimite qu'aupres d'Alfred Tattet, bon vivant, +amant de Dejazet avec qui il avait fait le voyage d'Italie; mais surtout +compagnon de plaisir de Musset et grand amateur de vin de Chypre dont il +se faisait envoyer chaque annee un tonnelet. Voici la lettre decouragee +que Pagello lui adresse, le 6 septembre: + +"Mon cher Alfred, votre pauvre ami est a Paris. Je suis alle chez vous +demander de vos nouvelles; on m'a dit que vous etiez a la campagne. Si +j'avais eu le temps, je serais alle vous donner un baiser, mais comme je +suis ici pour peu, je vous l'envoie par cette feuille. Je ne sais combien +de jours encore je resterai a Paris. Vous savez que je suis oblige d'obeir +a ma petite bourse, et celle-ci me commande deja le depart. Adieu. Si je +puis vous voir a Paris, je serai heureux; si je ne puis, envoyez-moi un +baiser, vous aussi, sur un petit bout de papier. Hotel d'Orleans, n deg. 17, +rue des Petits-Augustins. Adieu, mon bon, mon sincere ami, adieu, votre +tres affectionne ami, + +Pietro PAGELLO." + +Le Venitien deracine prenait ses repas dans une pension tenue par un +compatriote, Burnharda, hotelier a Paris depuis trente-trois ans; mais +souvent aussi, oblige d'etre econome, il allait au Jardin des Plantes +manger un pain et quelques fruits, au sortir de la clinique de Velpeau. +George Sand, avant de partir pour Nohant, s'etait bornee a lui donner +quelques recommandations dans le monde medical. Or le malheureux, isole, +sans ressources, sans relations, parlant a peine notre langue, menait une +vie de delaissement et de misere, inconsolable d'un injurieux abandon qui +succedait a la passion la plus enflammee. "Il me semble, ecrivait-il a son +pere le 18 aout, etre un oiseau etranger jete dans une tempete." Et plus +loin: "Si quelqu'un a toutes raisons de se jeter a la Seine, c'est moi!" + +George Sand, sur le point de quitter Paris, avait du affronter une +explication orageuse avec Pagello. Nous en trouvons l'echo dans la lettre +qu'elle adresse de Nohant a Alfred de Musset, au commencement de +septembre. Elle reve,_pour eux trois_, un amour de l'ame ou les sens ne +seraient rien. Mais ni le poete ni le medecin ne veulent s'en accommoder. +"Eh bien! s'ecrie-t-elle, voila que tu t'egares, et lui aussi. Oui, +lui-meme, qui dans son parler italien est plein d'images et de +protestations qui paraitraient exagerees si on les traduisait mot a mot, +lui qui, selon l'usage de la-bas, embrasse ses amis presque sur la bouche, +et cela sans y entendre malice, le brave et pur garcon qu'il est, lui qui +tutoie la belle Cressini sans jamais avoir songe a etre son amant; enfin, +lui qui faisait a Giulia (je t'ai dit qu'elle etait sa soeur de la main +gauche) des vers et des romances tout remplis d'_amore_ et de _felicita_, +le voila, ce pauvre Pierre, qui, apres m'avoir dit tant de fois: _il +nostro amore per Alfredo_, lit je ne sais quel mot, quelle ligne de ma +reponse a toi le jour du depart, et s'imagine je ne sais quoi." Pagello +est jaloux. A-t-il decachete une lettre de George Sand? A-t-il lu, par +dessus l'epaule d'Alfred de Musset, une phrase ainsi concue: "Il faut que +je sois a toi, c'est ma destinee?" Elle nie l'avoir ecrite. En realite, il +n'admet pas qu'on lui ait fait faire trois cents lieues pour l'abandonner +et lui laisser l'unique distraction de promenades au Jardin des Plantes, +ou lui infliger la lugubre solitude d'une miserable chambre d'hotel. + +Nous nous expliquons, mais George Sand semble ne pas s'expliquer la +revolte de Pagello: "Lui qui comprenait tout a Venise, du moment qu'il a +mis le pied en France, il n'a plus rien compris, et le voila desespere. +Tout de moi le blesse et l'irrite. Et faut-il le dire? il part, il est +peut-etre parti a l'heure qu'il est, et moi, je ne le retiendrai pas, +parce que je suis offensee jusqu'au fond de l'ame de ce qu'il m'ecrit, et +que, je le sens bien, il n'a plus la foi, par consequent il n'a plus +l'amour." Elle ira a Paris, en apparence pour consoler Pagello--car elle +ne veut ni se justifier ni le retenir--mais, a dire vrai, avec l'espoir et +le desir de rencontrer Musset, a son retour de Baden. Le Venitien l'obsede; +elle en est excedee, et elle philosophe sur cet amour expirant, qui va +rejoindre les affections defuntes: "Est-ce que l'amour eleve et croyant +est possible? Est-ce qu'il ne faut pas que je meure sans l'avoir +rencontre? Toujours saisir des fantomes et poursuivre des ombres! Je m'en +lasse. Et pourtant je l'aimais sincerement et serieusement, cet homme +genereux, aussi romanesque que moi, et que je croyais plus fort que moi. +Je l'aimais comme un pere, et tu etais alors notre enfant a tous deux. Le +voila qui redevient un etre faible, soupconneux, injuste, faisant des +querelles d'Allemand et vous laissant tomber sur la tete ces pierres qui +brisent tout." + +Elle esperait, certes, que Pagello serait raisonnable. N'avait-il pas +accepte qu'elle revit Alfred de Musset et qu'elle l'embrassat en sa +presence? "Les trois baisers que je t'ai donnes, un sur le front et un sur +chaque joue, en te quittant, il les a vus, et il n'en a pas ete trouble, +et moi je lui savais tant de gre de me comprendre!" Elle hesite, elle +flotte, elle ne sait ou se prendre, partagee entre celui qui va partir et +celui qui ne revient pas. Mais elle est "outree" que Pagello ne la croie +pas sur parole, et elle ne saurait descendre a se disculper. "Qu'il parte, +je te redemanderai alors ma lettre, et je la lui enverrai pour le punir... +Mais non, pauvre Pierre, il souffre, et je tacherai de le consoler, et tu +m'y aideras, car je sens que je meurs de tous ces orages, je suis tous les +jours plus malade, plus degoutee de la vie, et il faut que nous nous +separions tous trois sans fiel et sans outrage. Je veux te revoir encore +une fois et lui aussi; je te l'ai promis, d'ailleurs, et je te renouvelle +ma promesse; mais ne m'aime plus, entends-tu bien? Je ne vaux plus rien. +Le doute de tout m'envahit tout a fait. Aime-moi, si tu veux, dans le +passe, et non telle que je suis a present." + +Elle l'avertit que, s'ils se revoient a Paris, du moins aucun +rapprochement d'amour n'est possible entre eux, et qu'elle ne saurait +entreprendre de guerir cette passion qu'il croit et dit inguerissable. +"Adieu donc le beau poeme de notre amitie sainte et de ce lien ideal qui +s'etait forme entre nous trois, lorsque tu lui arrachas a Venise l'aveu de +son amour pour moi et qu'il te jura de me rendre heureuse." Elle lui +rappelle la nuit memorable, la nuit d'enthousiasme ou, malgre eux, il +joignit leurs mains et les benit solennellement. "Tout cela etait donc un +roman? Oui, rien qu'un reve, et moi seule, imbecile, enfant que je suis, +j'y marchais de confiance et de bonne foi! Et tu veux qu'apres le reveil, +quand je vois que l'un me desire, et que l'autre m'abandonne en +m'outrageant, je croie encore a l'amour sublime! Non, helas! il n'y a rien +de tel en ce monde, et ceux qui se moquent de tout ont raison. Adieu, mon +pauvre enfant. Ah! sans mes enfants a moi, comme je me jetterais dans la +riviere avec plaisir!" + +Ainsi tous les trois, George Sand, Alfred de Musset, Pagello, arrivent a +la meme conclusion du suicide, de la noyade. Et aucun d'eux ne se jette +dans la riviere... + +Les tristesses de Pagello laissent, il va sans dire, Musset fort +insensible. Il est trop penetre de sa propre douleur pour s'apitoyer sur +celle de son rival, et meme il savoure la joie d'une equitable revanche. +"S'il souffre, lui, eh bien! qu'il souffre, ce Venitien, qui m'a appris a +souffrir. Je lui rends sa lecon; il me l'avait donnee en maitre. Qu'il +souffre, il te possede... Par le ciel, en fermant cette lettre, il me +semble que c'est mon coeur que je ferme. Je le sens qui se resserre et +s'ossifie." + +Pareilles pensees de desespoir hantaient l'imagination de George Sand. Le +31 aout, de Nohant elle ecrit a Jules Boucoiran: "C'est un adieu que je +venais dire a mon pays, a tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon +enfance; car vous avez du le comprendre et le deviner: la vie m'est +odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu. Nous en +reparlerons." Elle lui recommande Pagello, "un brave et digne homme de +votre trempe, bon et devoue comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la +mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois a Paris. Je vous le +confie et je vous le legue; car, dans l'etat de maladie violente ou est +mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver." + +De vrai, Pagello s'appretait a regagner Venise. Il avait decline tres +dignement l'invitation que George Sand lui adressait, avec l'agrement de +M. Dudevant, de venir passer huit ou dix jours a Nohant. Au surplus, +malgre ses velleites de suicide, elle chargeait Boucoiran de dire au +proprietaire qu'elle gardait son appartement du quai Malaquais, et elle +donnait l'ordre de faire carder ses matelas, "ne voulant pas etre mangee +aux vers de son vivant." + +Dans la premiere quinzaine d'octobre, George Sand rentrait a Paris. Alfred +de Musset y revenait le 13. Peu de jours apres, le 23, Pagello reprenait +le chemin de l'Italie. La vente de quatre tableaux--a l'huile, +observe-t-il--de Zucarelli lui avait, par l'entremise de George Sand, +procure une somme de quinze cents francs. Il acheta une boite d'instruments +de chirurgie et quelques livres de medecine. "Le temps, dit-il, qui est un +grand honnete homme, amena le jour redoute et desire par moi du retour de +la Sand a Paris." Il recut le complement du prix des tableaux, prepara son +bagage et alla prendre conge de George Sand, devant Boucoiran. "Nos adieux +furent muets; je lui serrai la main sans pouvoir la regarder. Elle etait +comme perplexe; je ne sais pas si elle souffrait; ma presence +l'embarrassait. Il l'ennuyait, cet Italien qui, avec son simple bon sens, +abattait la sublimite incomprise dont elle avait coutume d'envelopper la +lassitude de ses amours. Je lui avais deja fait connaitre que j'avais +profondement sonde son coeur plein de qualites excellentes, obscurcies par +beaucoup de defauts. Cette connaissance de ma part ne pouvait que lui +donner du depit, ce qui me fit abreger, autant que je pus, la visite. +J'embrassai ses enfants et je pris le bras de Boucoiran qui m'accompagna." + +En s'eloignant, Pagello ne lanca pas la fleche du Parthe, bien qu'il fut +en etat de legitime defense. Le jour meme ou il quittait Paris, il ecrivit +a Alfred Tattet: "Mon bon ami, avant de partir, je vous envoie encore un +baiser. Je vous conjure de ne jamais parler de mon amour avec la George. +Je ne veux pas de _vendette_. Je pars avec la certitude d'avoir agi en +honnete homme. Ceci me fait oublier ma souffrance et ma pauvrete. Adieu, +mon ange. Je vous ecrirai de Venise. Adieu, adieu." + +Avait-il, l'infortune Pagello, ete dument informe de la reconciliation +amoureuse survenue entre Alfred de Musset et George Sand? Il est probable. +Le jour meme de son retour a Paris, 13 octobre, le poete envoyait, non pas +a Nohant, comme le croit M. Maurice Clouard, mais au quai Malaquais, ou se +trouvait George Sand, une lettre qui debute ainsi: "Mon amour, me voila +ici... Tu veux bien que nous nous voyions. Et moi, si je le veux! Mais ne +crains pas de moi, mon enfant, la moindre parole, la moindre chose, qui +puisse te faire souffrir un instant... Fie-toi a moi, George, Dieu sait +que je ne te ferai jamais de mal. Recois-moi, pleurons ou rions ensemble, +parlons du passe ou de l'avenir, de la mort ou de la vie, de l'esperance +ou de la douleur, je ne suis plus rien que ce que tu me feras." Et il lui +rappelle, et il s'approprie les touchantes paroles de Ruth a Noemi: +"Laissez-moi vivre de votre vie; le pays ou vous irez sera ma patrie, vos +parents seront mes parents; la ou vous mourrez, je mourrai, et dans la +terre qui vous recevra, la je serai enseveli." Ce mystique appel aboutit a +la conclusion plus pratique d'un rendez-vous: "Dis-moi ton heure. Sera-ce +ce soir? Demain? Quand tu voudras, quand tu auras une heure, un instant a +perdre. Reponds-moi une ligne. Si c'est ce soir, tant mieux. Si c'est dans +un mois, j'y serai. Ce sera quand tu n'auras rien a faire. Moi, je n'ai a +faire que de t'aimer. Ton frere, Alfred." + +Ils se reconcilierent amoureusement, dans le courant d'octobre, sans qu'on +puisse preciser la date, car leurs lettres d'alors ne contiennent aucune +indication; mais ce fut, selon toute apparence, avant le depart de +Pagello. Il emportait cette blessure au coeur et, ne devant plus revoir +George Sand, il ne lui ecrira desormais, du fond de sa Venetie, qu'a de +lointains intervalles, pour recommander des amis. Aussi bien fut-il +amplement venge de cet abandon. Entre George Sand et Alfred de Musset, +l'amour ne pouvait ni cesser ni durer, ni mourir ni renaitre. Le lendemain +meme ou le surlendemain de leur rapprochement, les souvenirs du passe +cruel se dresserent devant eux. Il n'y eut, pour ainsi dire, point de +journee sans raccommodement et sans brouille. La jalousie de Musset, et +comme une rage infernale de torturer, se donnait carriere. "J'en etais +bien sure, ecrit George Sand, que ces reproches-la viendraient des le +lendemain du bonheur reve et promis, et que tu me ferais un crime de ce +que tu avais accepte comme un droit. A peine satisfait, c'est contre moi +que tu tournes ton desespoir et ta colere." Il accumule, en effet, les +questions, les soupcons, les recriminations. "N'ai-je pas prevu, +s'ecrie-t-elle, que tu souffrirais de ce passe qui t'exaltait comme un +beau poeme tant que je me refusais a toi, et qui ne te parait plus qu'un +cauchemar, a present que tu me ressaisis comme une proie. Voyons, +laisse-moi donc partir. Nous allons etre plus malheureux que jamais. Si je +suis galante et perfide comme tu sembles me le dire, pourquoi +t'acharnes-tu a me reprendre et a me garder?... Que nous restera-t-il donc, +mon Dieu! d'un lien qui nous avait semble si beau? Ni amour, ni amitie, +mon Dieu!" + +Apres chacune de ces scenes, au sortir de chaque crise, Alfred de Musset +s'humilie, implore son pardon, s'accuse et se condamne, pour recommencer +le jour suivant: "Mon enfant, mon enfant, lui ecrit-il, que je suis +coupable envers toi! que de mal je t'ai fait cette nuit! Oh! je le sais, +et toi, toi, voudrais-tu m'en punir? O ma vie, ma bien-aimee, que je suis +malheureux, que je suis fou, que je suis stupide, ingrat, brutal!... O mon +enfant, o mon ame, je t'ai pressee, je t'ai fatiguee, quand je devrais +passer les journees et les nuits a tes pieds, a attendre qu'il tombe une +larme de tes beaux yeux pour la boire, a te regarder en silence, a +respecter tout ce qu'il y a de douleur dans ton coeur; quand ta douleur +devrait etre pour moi un enfant cheri que je bercerais doucement. O George, +George! Ecoute, ne pense pas au passe. Non, non, au nom du ciel, ne +compare pas, ne reflechis pas, je t'aime comme on n'a jamais aime... O +Dieul si je te perdais! ma pauvre raison n'y tient pas. Mon enfant, +punis-moi, je t'en prie; je suis un fou miserable, je merite ta colere... +Ma vie, mon bien supreme, pardon, oh! pardon a genoux! Ah! pense a ces +beaux jours que j'ai la dans le coeur, qui viennent, qui se levent, que je +sens la, pense au bonheur, helas! helas! si l'amour l'a jamais donne. +George, je n'ai jamais souffert ainsi. Un mot, non pas un pardon, je ne le +merite pas; mais dis seulement: _J'attendrai_. Et moi, Dieu du ciel, il y +a sept mois que j'attends, je puis en attendre encore bien d'autres. Ma +vie, doutes-tu de mon pauvre amour? O mon enfant, crois-y, ou j'en +mourrai." Ces cris de desespoir, d'ivresse, de folie, ces lamentations, +succedant a des explosions de colere, ne sont qu'un faible echo des +tourments qui secouaient deux etres de genie, un homme enfievre et +hysterique, surexcite par l'alcool, une femme mobile et irritable, plus +mere qu'amante. Ils vont se debattre cinq mois dans cette agonie +d'amour. + + + + +CHAPITRE XV + +LA RUPTURE DEFINITIVE + + +Cette reconciliation avec George Sand, aussitot suivie de reproches et de +querelles, devait avoir sur l'organisme d'Alfred de Musset une +repercussion facheuse. Au commencement de novembre, selon toute +apparence--car les lettres ne sont pas datees,--il envoya a son amie un +court billet, sans signature et d'une ecriture tourmentee. En voici le +texte: "J'ai une fievre de cheval. Impossible de tenir sur mes jambes. +J'esperais que cela se calmerait. Comment donc faire pour te voir? Viens +donc avec Papet ou Rollinat; il entrerait le premier tout seul, et, quand +il n'y aurait personne, il t'ouvrirait. Apres diner, cela se peut bien. Je +me meurs de te voir une minute, si tu veux. Aime-moi. Vers huit heures tu +peux venir, veux-tu?" Sur-le-champ George Sand lui repondit: "Certainement, +j'irai, mon pauvre enfant. Je suis bien inquiete. Dis-moi, est-ce que je +ne peux pas t'aller soigner? Est-ce que ta mere s'y opposerait? Je peux +mettre un bonnet et un tablier a Sophie. Ta soeur ne me connait pas. Ta +mere fera semblant de ne pas me reconnaitre, et je passerai pour une +garde. Laisse-moi te veiller cette nuit, je t'en supplie. Parle a ta mere, +dis-lui que tu le veux." C'etait un reveil, un revenez-y de cette +tendresse maternelle qui se prodiguait au chevet du malade et s'attenuait +apres la guerison. Elle vint, en effet, revetit le costume de la servante +et soigna le poete avec sollicitude. Il fut vite retabli, mais les soucis +s'accumulaient autour de leur amour. Pour Alfred de Musset, il y eut +d'abord une brouille avec Alfred Tattet, qui avait blame la reprise de la +liaison rompue; puis une provocation adressee a Gustave Planche, qui nia +avoir tenu les propos desobligeants qu'on lui pretait. Enfin, entre _Elle +et Lui_, les recriminations et les griefs s'amoncelaient. Perpetuelle +alternance de soupcons, de coleres, de repentirs et de pardons. On a +pretendu qu'alors, comme avant le voyage de Venise, Alfred de Musset +habitait chez George Sand, et l'on invoque a cet egard l'adresse, 19, quai +Malaquais, mise au-dessous de sa signature dans le cartel a Gustave +Planche. En realite, ce ne devait etre la qu'un domicile intermittent. Les +billets qu'il envoyait a madame Sand portent presque tous cette +suscription: Madame Dudevant, n deg. 19, quai Malaquais. Ils n'ont pas le +cachet de la poste et etaient remis par un commissionnaire. En voici un +qui a ete ecrit par Alfred de Musset dans un intervalle de calme relatif: +"Le bonheur, le bonheur, et la mort apres, la mort avec. Oui, tu me +pardonnes, tu m'aimes! Tu vis, o mon ame, tu seras heureuse! Oui, par Dieu, +heureuse par moi. Eh! oui, j'ai vingt-trois ans, et pourquoi les ai-je? +Pourquoi suis-je dans la force de l'age, sinon pour te verser ma vie, pour +que tu la boives sur mes levres? Ce soir, a dix heures, et compte que j'y +serai plutot (_sic_). Viens, des que tu pourras; viens, pour que je me +mette a genoux, pour que je te demande de vivre, d'aimer, de pardonner. Ce +soir, ce soir!" Les bonnes resolutions d'Alfred de Musset duraient peu, +ses promesses n'avaient pas de lendemain. George Sand le lui rappelle et +s'en plaint avec une douce melancolie: "Pourquoi nous sommes-nous quittes +si tristes? Nous verrons-nous ce soir? Pouvons-nous etre heureux? +Pouvons-nous nous aimer? Tu as dit que oui, et j'essaie de le croire. Mais +il me semble qu'il n'y a pas de suite dans tes idees, et qu'a la moindre +souffrance tu t'indignes contre moi, comme contre un joug. Helas! mon +enfant, nous nous aimons, voila la seule chose sure qu'il y ait entre +nous. Le temps et l'absence ne nous ont pas empeches et ne nous +empecheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble? +La mienne est-elle possible avec quelqu'un? Cela m'effraie. Je suis triste +et consternee par instants; tu me fais esperer et desesperer a chaque +instant. Que ferai-je? Veux-tu que je parte? Veux-tu essayer encore de +m'oublier? Moi, je ne chercherai pas, mais je puis me taire et m'en aller. +Je sens que je vais t'aimer encore comme autrefois, si je ne fuis pas. Je +te tuerai peut etre et moi avec toi, penses-y bien." Est-ce a cette lettre +et a l'offre de rupture amiable qui y est formulee qu'Alfred de Musset, de +nouveau malade, repond en quelques lignes? "Quitte-moi, toi, si tu veux. +Tant que tu m'aimeras, c'est de la folie, je n'en aurais jamais la force. +Ecris-moi un mot, je donnerais je ne sais quoi pour t'avoir la. Si je peux +me lever, j'irai te voir." Le lendemain ou le surlendemain, autre billet +du poete, ou l'on sent l'exaltation s'accroitre. Ce ne sont plus guere +que des exclamations: "Mon ange adore, je te renvoie ton _agent_ +(l'_r_ manque). Buloz m'en a envoye. Je t'aime, je j'aime, je t'aime. +Adieu! O mon George, c'est donc vrai? Je t'aime pourtant. Adieu, adieu, ma +vie, mon bien; adieu, mes levres, mon coeur, mon amour. Je t'aime tant! O +Dieu, adieu, toi, toi, toi, ne te moque pas d'un pauvre homme." George +Sand atteint, elle aussi, au paroxysme de la nevrose; elle suit Musset sur +le chemin de la frenesie amoureuse, et lui propose de rejoindre leur amie +Roxanne dans cette foret de Fontainebleau ou ils ont connu, l'automne +precedent, les joies de l'amour naissant, mais ou, pour la premiere fois, +se sont manifestees les hallucinations du poete. La-bas, dans la solitude, +ils pourront realiser le lugubre et tragique dessein que chacun d'eux +nourrit en son imagination maladive. "Tout cela, repond George Sand, +vois-tu, c'est un jeu que nous jouons, mais notre coeur et notre vie +servent d'enjeux, et ce n'est pas tout a fait aussi plaisant que cela en a +l'air. Veux-tu que nous allions nous bruler la cervelle ensemble a +Franchard? Ce sera plus tot fait. Roxanne a eu une petite larme sur la +joue, quand je lui ai lu le paragraphe qui la concerne. Viens pour elle, +si ce n'est pour moi. Elle te donnera du lait et tu lui feras des vers. Je +ne serai jalouse que du plaisir qu'elle aura a te soigner." + +Ces projets de suicide etaient dans le gout du jour et conformes a +l'esthetique du romantisme. C'est l'epoque ou Victor Escousse, age de +dix-neuf ans, s'asphyxiait avec son collaborateur Auguste Lebras, parce +que sa troisieme piece, _Raymond_, avait ete froidement accueillie. + +Plus sages a la reflexion, George Sand et Alfred de Musset remplacerent le +suicide par une rupture. Ils parurent ecouter les avis que leur donnaient, +a _Lui_ Alfred Tattet, a _Elle_ Sainte-Beuve, qui exercaient en partie +double les fonctions de confident, presque de confesseur et de directeur +de conscience sentimentale. Alfred Tattet n'aimait pas George Sand, et +Sainte-Beuve jalousait un peu Musset. Ils devaient, l'un et l'autre, +pousser a la separation. Nous avons une lettre de madame Sand implorant de +Sainte-Beuve assistance et protection, en cette crise du mois de novembre +1834: "Mon ami, ecrit-elle, je voudrais vous voir et causer avec vous +tete-a-tete; cela est impossible chez moi. Soyez assez bon pour aller au +college Henri IV demain, de midi et demi a une heure; demandez mon fils, +je serai avec lui. De la nous irons faire un tour sur la place +Sainte-Genevieve, et, en une demi-heure, je vous expliquerai ma situation +et vous demanderai un conseil. J'ai une question de vie et de mort a +trancher. Aidez-moi. A vous." + +Par malheur, nous n'avons pas la reponse de Sainte-Beuve; mais, au cours +de la promenade sur la place Sainte-Genevieve, il dut conseiller le +depart. Elle se rendit, en effet, a Nohant, d'ou elle ecrit, le 15 +novembre, a Jules Boucoiran: "Je ne vais pas mal, je me distrais, et ne +retournerai a Paris que guerie et fortifiee. Vous avez tort de parler +comme vous faites d'Alfred. N'en parlez pas du tout, si vous m'aimez, et +soyez sur que c'est fini a jamais entre lui et moi." De son cote, Musset +va en Bourgogne, a Montbard, chez des parents, pour soigner sa sante fort +ebranlee par ces secousses, et il mande, le 12 novembre, a Alfred Tattet: +"Tout est fini. Si par hasard _on_ vous faisait quelques questions, si +peut-etre _on_ allait vous voir pour vous demander a vous-meme si vous ne +m'avez pas vu, repondez purement que non, et soyez sur que notre secret +commun est bien garde de ma part." Paul de Musset, dans la _Biographie_, +passe rapidement sur tous ces details, non sans tacher de donner a son +frere le beau role de l'homme poursuivi et harcele: "Le retour, dit-il, +d'une personne qu'il ne voulait pas revoir et qu'il revit bien malgre +lui[12] le plongea de nouveau dans une vie si remplie de scenes violentes +et de debats penibles que le pauvre garcon eut une rechute, a croire qu'il +ne s'en releverait plus. Cependant il puisa dans son mal meme les moyens +de se guerir. A defaut de la raison, le soupcon et l'incredulite le +sauverent. Il s'ennuya des recriminations et de l'emphase, et prit la +resolution de se derober a ce regime malsain." + +[Note 12: Ceci est faux, comme l'indique le billet d'Alfred de Musset a +son retour de Baden.] + +Quoiqu'ils l'eussent jure, _Elle et Lui_, a Sainte-Beuve et a Tattet, +rien n'etait encore fini. Nous voici, au contraire, en pleine drame. Ni +Montbard ni Nohant n'etaient assez loin de Paris. Ils y reviennent, l'un +et l'autre. George Sand est reprise, a la fin de novembre, de la passion +la plus effrenee; la plus delirante pour Musset: + + C'est Venus toute entiere a sa proie attachee. + +Et nous entendons ses sanglots, nous voyons couler ses larmes dans le +_Journal_ inedit ou s'epanche le debordement de sa folie d'amour. Il +faudrait citer toutes ces pages cruellement eloquentes, et nous n'en +pouvons retenir que les passages les plus douloureusement emus. Avant le +depart pour Nohant, elle avait consigne sur son _Journal_ ces lignes +navrantes: "Je t'aime avec toute mon ame, et toi, tu n'as pas meme +d'amitie pour moi. Je t'ai ecrit ce soir. Tu n'as pas voulu repondre a mon +billet. On a dit que tu etais sorti, et tu n'es pas venu seulement passer +cinq minutes avec moi. Tu es donc rentre bien tard, et ou etais-tu, mon +Dieu? Helas! c'est bien fini, tu ne m'aimes plus du tout. Je te +deviendrais abjecte et odieuse, si je restais ici. D'ailleurs, tu desires +que je parte. Tu m'as dit l'autre jour, d'un air incredule: "Bah! tu ne +partiras pas." Ah! tu es donc bien presse? Sois tranquille, je pars dans +quatre jours, et nous ne nous reverrons plus. Pardonne-moi de t'avoir fait +souffrir, et sois bien venge; personne au monde n'est plus malheureux que +moi." + +A son retour de Nohant, elle apprend que Musset est egalement rentre a +Paris. Elle se rend chez lui; la porte est close. Alors elle se retourne +vers Sainte-Beuve, comme vers le guide, le sauveur, et lui ecrit, le 25 +novembre: "Voila deux jours que je ne vous ai vu, mon ami. Je ne suis pas +encore en etat d'etre abandonnee, de vous surtout qui etes mon meilleur +soutien. Je suis resignee moins que jamais. Je sors, je me distrais, je me +secoue, mais en rentrant dans ma chambre, le soir, je deviens folle. Hier, +mes jambes m'ont emportee malgre moi; j'ai ete chez lui. Heureusement je +ne l'ai pas trouve. J'en mourrai." Elle allait, en effet, pleurer, +sangloter, se morfondre a sa porte. Et il ne la recevait pas. Alors elle +lui envoya un petit paquet qu'il ouvrit et qui contenait ses admirables +nattes brunes, sa chevelure opulente, qu'elle avait coupee pour lui en +faire don, comme mademoiselle de La Valliere a son Dieu, lors de cette +veture ou s'emut la froideur majestueuse de Bossuet. Devant un pareil +sacrifice, supreme abnegation feminine, le poete ne pouvait demeurer +insensible. Ils se revirent, mais quel lugubre crepuscule d'amour! Nous en +apercevons toute la melancolie a travers le _Journal_ de George Sand: "Si +j'allais casser le cordon de sa sonnette jusqu'a ce qu'il m'ouvrit la +porte? Si je m'y couchais en travers jusqu'a ce qu'il passe? Si je me +jetais--non pas a ses pieds, c'est fou apres tout, car c'est l'implorer, +et certes il fait pour moi ce qu'il peut, il est cruel de l'obseder et de +lui demander l'impossible--mais si je me jetais a son cou, dans ses bras, +si je lui disais: "Tu m'aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais +tu me plains trop pour ne pas m'aimer. Tu vois bien que je t'aime, que je +ne peux aimer que toi. Embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas; +dis-moi quelques douces paroles, caresse-moi, puisque tu me trouves encore +jolie malgre mes cheveux coupes, malgre les deux grandes rides qui se sont +formees depuis l'autre jour sur mes joues. Eh bien! quand tu sentiras ta +sensibilite se lasser et ton irritation revenir, renvoie-moi, +maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot _derniere +fois!_ Je souffrirai tant que tu voudras, mais laisse-moi quelquefois, ne +fut-ce qu'une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser qui me +fasse vivre et me donne du courage." Elle adjure la Providence +d'intervenir, de la proteger, de la sauver. Volontiers elle demanderait un +miracle: "Ah! il a tort, n'est-ce pas? mon Dieu, il a tort de me quitter a +present que mon ame est purifiee et que, pour la premiere fois, une +volonte severe s'est arretee en moi... Cet amour pourrait me conduire au +bout du monde. Mais personne n'en veut, et la flamme s'eteindra comme un +holocauste inutile. Personne n'en veut!... Ah! mais on ne peut pas aimer +deux hommes a la fois. Cela m'est arrive. Quelque chose qui m'est arrive +ne m'arrivera plus." + +Elle en donne alors une explication qui parait veridique et ou tressaille +toute l'angoisse de la passion, au moment ou elle voit disparaitre +irreparablement son bonheur: "Est-ce que je ne souffre pas des folies ou +des fautes que je fais? Est-ce que les lecons ne profitent pas aux femmes +comme moi? Est-ce que je n'ai pas trente ans? Est-ce que je ne suis pas +dans toute ma force? Oui, Dieu du ciel, je le sens bien, je puis encore +faire la joie et l'orgueil d'un homme, si cet homme veut franchement +m'aider. J'ai besoin d'un bras solide pour me soutenir, d'un coeur sans +vanite pour m'accueillir et me conserver. Si j'avais trouve cet homme-la, +je n'en serais pas ou j'en suis. Mais ces hommes-la sont des chenes noueux, +dont l'ecorce repousse. Et toi, poete, belle fleur, j'ai voulu boire ta +rosee. Elle m'a enivree, elle m'a empoisonnee, et, dans un jour de colere, +j'ai cherche un autre poison qui m'a achevee. Tu etais trop suave et trop +subtil, mon cher parfum, pour ne pas t'evaporer chaque fois que mes levres +t'aspiraient. Les beaux arbrisseaux de l'Inde et de la Chine plient sur +une faible tige et se courbent au moindre vent. Ce n'est pas d'eux qu'on +tirera des poutres pour batir des maisons. On s'abreuve de leur nectar, on +s'entete de leur odeur, on s'endort et on meurt." + +N'y a-t-il pas la toute l'ivresse d'un amour qui, en echange du don de ses +tresses noires, demandait a Musset et obtenait de lui une meche de ses +cheveux blonds? N'y a-t-il pas le delire de l'etre livre a la frenesie des +sens? Comme Liszt pretendait un soir que Dieu seul meritait d'etre aime, +elle repondit: "C'est possible, mais quand on a aime un homme, il est bien +difficile d'aimer Dieu." Ou bien elle demandait des consultations sur +l'amour, ici et la. Henri Heine lui dit qu'on n'aime qu'avec la tete et +les sens, que le coeur n'est que pour bien peu dans l'amour. Madame Allart +lui declara qu'il faut ruser aupres des hommes et faire semblant de se +facher pour les ramener. Enfin, Sainte-Beuve, qui avait ete mele a toute +cette serie de brouilles et de raccommodements avec Alfred de Musset, +questionne par elle sur ce que c'etait que l'amour, en donna cette +definition exquise: "Ce sont les larmes. Vous pleurez, vous aimez." + +Si elle va au theatre, en bousingot, les cheveux coupes, elle se trouve +les yeux cernes, les joues creuses, l'air bete et vieux. Elle admire, au +balcon, dans les loges, "toutes ces femmes blondes, blanches, parees, +couleur de rose, des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets, +des epaules nues." Et elle s'ecrie, la vibrante amoureuse: "Voila, +au-dessus de moi, le champ ou Fantasio ira cueillir ses bluets!" Elle +revient longuement, tristement, sur ses souvenirs de Venise, alors que, +separes deja, il lui ecrivait de Paris des lettres palpitantes de +tendresse. "Oh! ces lettres que je n'ai plus, que j'ai tant baisees, tant +arrosees de larmes, tant collees sur mon coeur nu, quand l'autre ne me +voyait pas!" Combien, en effet, il lui est devenu odieux, l'autre, le +Pagello, sur qui elle est prete a reporter la responsabilite de ses fautes +et de ses malheurs! "Cet Italien, vous savez, mon Dieu, si son premier mot +ne m'a pas arrache un cri d'horreur. Et pourquoi ai-je cede, pourquoi, +pourquoi? Le sais-je?" De ce crime involontaire elle est effroyablement +punie. "Voila dix semaines que je meurs jour par jour, et a present, +minute par minute! C'est une agonie trop longue. Vraiment, toi, cruel +enfant, pourquoi m'as-tu aimee, apres m'avoir haie? Quel mystere +s'accomplit donc en toi chaque semaine?" + +Va-t-elle courir vers lui, le supplier encore, se trainer a ses pieds? +Elle en a une furieuse envie. "Je vais y aller, j'y vais!--Non.--Crier, +hurler, mais il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas." Et elle +reprend, comme si elle prononcait, a voix haute, sa confession publique: +"Enfin, c'est le retour de votre amour a Venise qui a fait mon desespoir +et mon crime. Pouvais-je parler? Vous n'auriez plus voulu de mes soins, +vous seriez mort de rage en les subissant. Et qu'auriez-vous fait sans moi, +ma pauvre colombe mourante? Ah! Dieu, je n'ai jamais pense un instant a +ce que vous aviez souffert a cause de cette maladie et a cause de moi, +sans que ma poitrine se brisat en sanglots. Je vous trompais, et j'etais +la entre ces deux hommes, l'un qui me disait: "Reviens a moi, je reparerai +mes torts, je t'aimerai, je mourrai sans toi!" et l'autre qui disait tout +bas dans mon autre oreille: "Faites attention, vous etes a moi, il n'y a +plus a en revenir. Mentez, Dieu le veut. Dieu vous absoudra."--Ah! pauvre +femme, pauvre femme, c'est alors qu'il fallait mourir." + +Peut-etre retournerait-il vers elle, le tendre enfant, le poete que +Lamartine appellera "jeune homme au coeur de cire." Mais il redoute le +jugement des salons esthetiques et le blame de M. Tattet, "qui dirait d'un +air bete: "Dieu! quelle faiblesse!" lui qui pleure, quand il est saoul, +dans le giron de mademoiselle Dejazet." Ah! elle regrette maintenant avec +amertume les folies de Venise. Si elle avait su! "Je me serais, +s'ecrie-t-elle avec frenesie, je me serais coupe une main, je te l'aurais +presentee en te disant: "Voila une main menteuse et sale. Jetons-la dans +la mer, et que le sang qui en coulera lave l'autre. Prends-la, et mene-moi +au bout du monde." Si tu devais accepter cette main ainsi lavee, je le +ferais bien encore. Veux-tu?" + +"Mais a qui, continue-t-elle dans une sorte d'extase, s'adresse tout cela? +Est-ce a vous, murs de ma chambre, echos de sanglots et de cris? Est-ce a +toi, portrait silencieux et grave? A toi, crane effrayant, plein d'un +poison plus sur que tous ceux qui tuent le corps, cercueil ou j'ai +enseveli tout espoir? A toi, Christ sourd et muet? J'aurai beau dire, beau +pleurer et me plaindre, il n'y a que vous qui me pardonnerez, mon Dieu! +Que votre misericorde commence donc par donner le repos et l'oubli a ce +coeur devore de chagrin; car, tant que je souffre, tant que j'aime ainsi, +je vois bien que vous etes en colere. Ah! rendez-moi mon amant, et je +serai devote et mes genoux useront les paves des eglises." + +Essaiera-t-elle, de le rendre jaloux? Deploiera-t-elle des sortileges pour +le ramener, la pauvre "Madeleine sans cheveux, mais non pas sans larmes, +sans croix et sans tete de mort?" De qui pourrait-il prendre ombrage? Ce +ne serait ni de Buloz, ni de Sainte Beuve. Peut-etre de Liszt? Mais Liszt, +dit-elle, "ne pense qu'a Dieu et a la Sainte Vierge qui ne me ressemble +pas absolument. Bon et heureux jeune homme!" Plus tard, il pensera aussi a +madame d'Agoult. Au demeurant, elle se flatte de reconquerir Musset, en +s'entourant d'hommes tres illustres et tres purs, Delacroix, Berlioz, +Meyerbeer. Que lui demande-t-elle, pour avoir la force de patienter? Son +amitie. "Si j'avais, soupire-t-elle, quelques lignes de toi, de temps en +temps, un mot, la permission de t'envoyer de temps en temps une petite +image de quatre sous achetee sur les quais, des cigarettes faites par moi, +un oiseau, un joujou! Quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui, +pour me figurer que tu penses un peu a moi en recevant ces niaiseries!" + +Elle ne souhaite qu'une affection dans l'ombre et le silence, elle ne +sollicite ni actes publics, ni demarches qui prouvent qu'elle n'est pas +"une malheureuse chassee a coups de pied." Ce qu'elle implore est pour son +coeur, non pour son orgueil. "Mon Dieu, dit-elle, j'aimerais mieux des +coups que rien. Rien, c'est ce qu'il y a de plus affreux au monde, mais +c'est mon expiation." Et elle ajoute, n'oubliant jamais que la douleur +doit etre un auxiliaire, un adjuvant de la litterature: "Alfred, je vais +faire un livre. Tu verras que mon ame n'est pas corrompue; car ce livre +sera une terrible accusation contre moi. Saints du ciel, vous avez peche, +vous avez souffert!" + +Elle veut mourir, elle voit s'entr'ouvrir la tombe de sa jeunesse et de +ses amours. Tout au plus s'accorde-t-elle quatre jours encore, avant que +sonne l'heure fatale. "Et que serai-je ensuite? Triste spectre, sur quelle +rive vas-tu errer et gemir? Greves immenses, hivers sans fin! Il faut plus +de courage pour franchir le seuil de la vie des passions et pour entrer +dans le calme du desespoir que pour avaler la cigue. Oh! mes enfants, vous +ne saurez jamais combien je vous aime. Pourquoi m'avez-vous reveillee, o +mon Dieu, quand je m'etendais avec resignation sur cette couche glacee? +Pourquoi avez-vous fait repasser devant moi ce fantome de mes nuits +brulantes, ange de mort, amour funeste, o mon destin, sous la figure d'un +enfant blond et delicat? Oh! que je t'aime encore, assassin! Que tes +baisers me brulent donc vite, et que je meure consumee! Tu jetteras mes +cendres au vent. Elles feront pousser des fleurs qui te rejouiront." + +Voici le paroxysme du mal d'aimer; nous touchons aux ultimes confins de la +passion, tout pres des regions de la folie: "O mes yeux bleus, vous ne me +regarderez plus! Belle tete, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te +voiler d'une douce langueur. Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous +etendrez plus sur moi, comme Elisee sur l'enfant mort, pour me ranimer. +Vous ne me toucherez plus la main, comme Jesus a la fille de Jaire, en +disant: "Petite fille, leve toi." Adieu, mes cheveux blonds, adieu, mes +blanches epaules, adieu, tout ce que j'aimais, tout ce qui etait a moi. +J'embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et +les rochers dans les forets en criant votre nom, et, quand j'aurai reve le +plaisir, je tomberai evanouie sur la terre humide." + +A nuit close, en plein jour, elle est en proie u l'idee fixe, elle voit +sans cesse un profil divin, toujours le meme, qui se dessine entre son +oeil et la muraille. Sur les epaules de ses interlocuteurs elle apercoit +une tete qui n'est pas la leur, la tete de l'aime. Cette image la hante, +la possede: "Quelle fievre avez-vous fait passer dans la moelle de mes os, +esprits de la vengeance celeste? Quel mal avais-je fait aux anges du ciel +pour qu'ils descendissent sur moi et pour qu'ils missent en moi, pour +chatiment, un amour de lionne? Pourquoi mon sang s'est-il change en feu et +pourquoi ai-je connu, au moment de mourir, des embrassements plus fougueux +que ceux des hommes? Quelle furie t'anime donc contre moi, toi qui me +pousses du pied dans le cercueil, tandis que ta bouche s'abreuve de mon +corps et de ma chair? Tu veux donc que je me tue? Tu dis que tu me le +defends, et cependant que deviendrai-je loin de toi, si cette flamme +continue a me ronger? Si je ne puis passer une nuit sans crier apres toi +et me tordre dans mon lit, que ferai-je quand je t'aurai perdu pour +toujours? Palirai-je comme une religieuse devoree par les desirs? +Deviendrai-je folle, et reveillerai-je les hotes des maisons par mes +hurlements? Oh! tu veux que je me tue!" + +Est-il rien dans la litterature d'imagination qui soit plus dechirant que +ce _Journal_ veridique et vecu? Phedre, Didon, _la Religieuse portugaise_ +ont-elles plus desesperement gemi ou crie leur amour? Qui la retient +encore, au bord de l'abime, "dans ces heures feroces ou elle voudrait +arracher son coeur et le devorer"? Il ne subsiste, desormais, de sain dans +son etre que le recoin mysterieux de la tendresse maternelle: "O mon fils, +mon fils, je veux que tu lises ceci un jour et que tu saches combien je +t'ai aime. O mes larmes, larmes de mon coeur, signez cette page, et que +les siennes retrouvent un jour vos larmes aupres de son nom!" + +Ce _Journal_, en effet, que George Sand ne voulut jamais publier, fut +classe parmi ses papiers intimes, et n'a ete edite ni par son fils ni par +ses heritiers, alors meme que la correspondance fut recueillie en volumes +et qu'ensuite on livra tres legitimement a la curiosite litteraire du +public les lettres adressees a Alfred de Musset. Ces lettres, qui +provoquerent vers 1840 un echange de recriminations et, de reclamations +entre _Lui et Elle_, sont finalement restees aux mains de George Sand. +Elle faillit les donner au libraire apres la mort de Musset, mais elle en +fut dissuadee par Sainte-Beuve. Nous n'y trouvons que de trop rares +indications sur la reconciliation du mois de janvier 1835, lorsque George +Sand ecrivait victorieusement a Tattet, le 14: "Alfred est redevenu mon +amant", de meme que sur la rupture definitive du mois suivant. Nous +n'avons guere, pour penetrer le secret, qu'une lettre de la malheureuse a +celui qu'elle ne peut retenir: "Eh bien! oui, s-ecrie-t-elle, tu es jeune, +tu es poete, tu es dans ta beaute et dans ta force... Moi, je vais mourir, +adieu, adieu. Je ne veux pas te quitter, je ne veux pas te reprendre, je +ne veux rien, rien! J'ai les genoux par terre et les reins brises. Qu'on +ne me parle de rien! Je veux embrasser la terre et pleurer. Je ne t'aime +plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux +pas m'en passer. Il n'y aurait qu'un coup de foudre d'en haut qui pourrait +me guerir en m'aneantissant. Adieu, reste, pars, seulement ne dis pas que +je ne souffre pas: il n'y a que cela qui puisse me faire souffrir +davantage. Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frere, mon sang, +allez-vous-en, mais tuez-moi en partant." + +Alfred de Musset, dans un acces de delire, avait menace de la tuer. Le +lendemain, en annoncant son depart et en sollicitant chez elle une supreme +entrevue de quelques instants, il ajoute: "Ne t'effraie pas, je ne suis de +force a tuer personne ce matin." Elle lui avait renvoye ce qu'il avait +laisse quai Malaquais, ce qu'il appelle "les oripeaux des anciens jours de +joie." Pour l'apitoyer peut-etre, il l'avertit qu'il a retenu sa place +dans la malle-poste de Strasbourg, mais il lui adresse auparavant l'adieu +de Stenio a Lelia: "Il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton Stenio; il +est a tes cotes, il assiste a toutes tes douleurs; ses yeux trempes de +larmes veillent sur tes nuits silencieuses." Et il lui raconte une maniere +de reve, une hallucination symbolique: "Moi, je me disais: Voila ce que je +ferai; je la prendrai avec moi pour aller dans une prairie, je lui +montrerai les feuilles qui poussent, les fleurs qui s'aiment, le soleil +qui rechauffe tout dans l'horizon plein de vie; je l'asseoirai sur du +jeune chaume, elle ecoutera et elle comprendra bien ce que disent tous ces +oiseaux, toutes ces rivieres, avec les harmonies du monde; elle +reconnaitra tous ces milliers de freres, et moi pour l'un d'entre eux. +Elle me pressera sur son coeur, elle deviendra blanche comme un lis, et +elle prendra racine dans la seve du monde tout-puissant." + +Un autre jour, il envoie, encore a la veille de partir, ces deux lignes +sans signature: "_Senza veder, e senza parlar, toccar la mano d'un pazzo +che parte domani_ (sans se voir, sans se parler, serrer la main d'un fou +qui part demain)." Elle lui repond, et c'est la lettre qui pose la pierre +tombale sur leur amour, a la fin de fevrier: "Non, non, c'est assez, +pauvre malheureux, je t'ai aime comme un fils, c'est un amour de mere, +j'en saigne encore. Je te plains, je te pardonne tout, mais il faut nous +quitter. J'y deviendrais mechante. Tu dis que cela vaudrait mieux, et que +je devrais te souffleter quand tu m'outrages. Je ne sais pas lutter. Dieu +m'a faite douce, et cependant fiere. Mon orgueil est brise a present, et +mon amour n'est plus que de la pitie. Je te le dis, il faut en guerir. +Sainte-Beuve a raison. Ta conduite est deplorable, impossible! Mon Dieu, a +quelle vie vais-je te laisser! l'ivresse, le vin! les filles, et encore et +toujours! Mais, puisque je ne peux plus rien pour t'en preserver, faut-il +prolonger cette honte pour moi et ce supplice pour toi-meme? Mes larmes +t'irritent, ta folle jalousie a tout propos, au milieu de tout cela! Plus +tu perds le droit d'etre jaloux, plus tu le deviens! Cela ressemble a une +punition de Dieu sur ta pauvre tete. Mais mes enfants a moi, oh! mes +enfants, mes enfants, adieu, adieu, malheureux que tu es, mes enfants, mes +enfants!" Dans cette crise de lassitude amoureuse ou d'angoisse maternelle, +elle executa la resolution dont il parlait toujours, sans l'accomplir. Ce +fut elle qui se deroba clandestinement, en brisant la chaine trop lourde. +Le 6 mars, elle ecrit a Jules Boucoiran, complice de son evasion: "Mon ami, +aidez-moi a partir aujourd'hui. Allez au courrier a midi et retenez moi +une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu'il faut faire. +Cependant, si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car +j'aurai bien de la peine a tromper l'inquietude d'Alfred, je vais vous +l'expliquer en quatre mots. Vous arriverez a cinq heures chez moi et, d'un +air empresse et affaire, vous me direz que ma mere vient d'arriver, qu'elle +est tres fatiguee et assez serieusement malade, que sa servante n'est pas +chez elle, qu'elle a besoin de moi tout de suite et qu'il faut que j'y +aille sans differer. Je mettrai mon chapeau, je dirai que je vais revenir +et vous me mettrez en voiture. Venez chercher mon sac de nuit dans la +journee. Il vous sera facile de l'emporter sans qu'on le voie et vous le +porterez au bureau. Adieu, venez tout de suite, si vous pouvez. Mais si +Alfred est a la maison, n'ayez pas l'air d'avoir quelque chose a me dire. +Je sortirai dans la cuisine pour vous parler." + +Il en fut comme il etait convenu. Trois jours apres, le 9 mars, elle ecrit +a Boucoiran, de Nohant ou elle va pour la quatrieme fois depuis son retour +de Venise: "J'ai fait ce que je devais faire. La seule chose qui me +tourmente, c'est la sante d'Alfred. Donnez-moi de ses nouvelles, et +racontez-moi, sans y rien changer et sans en rien attenuer, l'indifference, +la colere ou le chagrin qu'il a pu montrer en recevant la nouvelle de mon +depart." Et, dans un autre passage de la meme lettre: "Je vais me mettre a +travailler pour Buloz. Je suis tres calme." Elle n'etait point aussi calme +qu'elle le veut dire; car elle eut une crise hepatique qui lui couvrit +tout le corps de taches et la mit en danger de mort. Puis le travail la +reprit et l'absorba, tandis que Musset cherchait l'oubli dans ses plaisirs +habituels, le vin et les filles. Le drame intime est termine; la +litterature reconquiert ses droits. George Sand orientera sa vie vers +d'autres pensees et d'autres desirs. Alfred de Musset, en ses jours de +repit, epanchera ses souvenirs et ses rancoeurs dans les strophes +admirables des _Nuits_ et la _Confession d'un enfant du siecle_. _Elle_ et +_Lui_ auront trouve, daus la mutuelle souffrance, un aliment pour leur +genie. Sur les ruines de cet amour va croitre et s'epanouir la luxuriante +floraison des chefs-d'oeuvre. + + + + +CHAPITRE XVI + +INFLUENCE POLITIQUE: MICHEL (DE BOURGES). + + +Retiree a Nohant, et resolue a se soustraire a l'affection troublante et +tumultueuse d'Alfred de Musset, George Sand recouvre, apres une violente +secousse, la serenite de son jugement. Elle ne traine pas derriere soi ce +cortege de rancunes ou de haines qui encombre trop souvent les lendemains +de l'amour, jusqu'a transformer en mortels ennemis ceux qui s'etaient jure +une tendresse eternelle. Comme Boucoiran, dans une de ses lettres, +s'exprimait sur le compte de Musset avec une amertume dedaigneuse, elle +lui ecrit tout net, le 15 mars 1835: "Mon ami, vous avez tort de me parler +d'Alfred. Ce n'est pas le moment de m'en dire du mal, et si ce que vous en +pensez etait juste, il faudrait me le taire. Mepriser est beaucoup plus +penible que regretter. Au reste ni l'un ni l'autre ne m'arrivera. Je ne +puis regretter la vie orageuse et miserable que je quitte, je ne puis +mepriser un homme que sous le rapport de l'honneur je connais aussi bien. +J'ai bien assez de raisons de le fuir, sans m'en creer d'imaginaires. Je +vous avais prie seulement de me parler de sa sante et de l'effet que lui +ferait mon depart. Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montre +aucun chagrin. C'est tout ce que je desirais savoir, et c'est ce que je +puis apprendre de plus heureux. Tout mon desir etait de le quitter sans le +faire souffrir. S'il en est ainsi, Dieu soit loue. Ne parlez de lui avec +personne, mais surtout avec Buloz. Buloz juge fort a cote de toutes choses, +et de plus il repete immediatement aux gens le mal qu'on dit d'eux et +celui qu'il en dit lui-meme. C'est un excellent homme et un dangereux ami. +Prenez-y garde, il vous ferait une affaire serieuse avec Musset, tout en +vous encourageant a mal parler de lui. Je me trouverais melee a ces +cancans et cela me serait odieux. Ayez une reponse prete a toutes les +questions: "Je ne sais pas." C'est bientot dit et ne compromet +personne." + +La meme circonspection, que George Sand recommande a Boucoiran, est mise +par elle en pratique dans l'_Histoire de ma Vie_. On s'est etonne qu'elle +y mentionnat a peine le nom d'Alfred de Musset, a qui elle avait adresse +les trois premieres _Lettres d'un Voyageur_. Pourquoi ce silence obstine +dans l'autobiographie officielle ecrite par George Sand? Etait-elle, aux +environs de la cinquantieme annee, embarrassee de revenir sur un episode +d'amour, vieux de vingt ans? Alfred de Musset lui semblait-il, dans les +_Nuits_ et la _Confession d'un enfant du siecle_, avoir epuise le sujet? +Craignait-elle d'engager une polemique et de susciter des recriminations? +Voici l'insuffisante explication qu'elle donne, a la fin du chapitre VI de +la cinquieme partie de l'_Histoire de ma Vie_: "Des personnes dont j'etais +disposee a parler avec toute la convenance que le gout exige, avec tout le +respect du a de hautes facultes, ou tous les egards auxquels a droit tout +contemporain, quel qu'il soit; des personnes enfin qui eussent du me +connaitre assez pour etre sans inquietude, m'ont temoigne, ou fait +exprimer par des tiers, de vives apprehensions sur la part que je comptais +leur faire dans ces memoires. A ces personnes-la je n'avais qu'une reponse +a faire, qui etait de leur promettre de ne leur assigner aucune part, +bonne ou mauvaise, petite ou grande, dans mes souvenirs. Du moment +qu'elles doutaient de mon discernement et de mon savoir-vivre dans un +ouvrage tel que celui-ci, je ne devais pas songer a leur donner confiance +en mon caractere d'ecrivain, mais bien a les rassurer d'une maniere +spontanee et absolue par la promesse de mon impartialite." + +Au premier rang de ces _personnes_ qu'elle a connues, "meme d'une +maniere particuliere," et dont elle ne parlera pas, se trouve Alfred de +Musset. En rentrant a Nohant apres la rupture, elle s'etait promis de +garder le silence sur leur amour defunt. Elle ne se departira de cette +attitude qu'un quart de siecle plus tard, assez malencontreusement +d'ailleurs, pour publier _Elle et Lui_, au lendemain meme de la mort du +poete. + +D'autres sympathies, d'autres aspirations vont l'envahir et la posseder. +Elles s'incarneront en un personnage nouveau, dont le nom figure la +premiere fois dans une lettre qu'elle adresse, le 17 avril 1835, a son +frere Hippolyte Chatiron: "J'ai fait connaissance avec Michel, qui me +parait un gaillard solidement trempe pour faire un tribun du peuple. S'il +y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le +connais-tu?" Michel (de Bourges) sera l'inspirateur politique de George +Sand, l'ame de ses romans humanitaires, en meme temps que son avocat dans +le proces en separation de corps contre Casimir Dudevant. Le dissentiment +conjugal, en effet, ne tardera pas a se produire a la barre des tribunaux. +Des vengeances de domestiques congedies, et particulierement d'une +certaine femme de chambre, Julie, qui menait Solange a coups de verges +durant l'absence de la mere, aigrirent la debonnairete sournoise et lache +de M. Dudevant. Ayant du gout pour ce qu'on a appele les amours +ancillaires et ce qu'un realiste nommerait "les poches grasses," il +correspondit avec la Julie, apres qu'elle eut quitte son service. "Je ne +prevoyais pas, relate George Sand dans l'_Histoire de ma Vie_, que mes +tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir a des orages. Il y en +avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus, depuis que nous nous +etions faits independants l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais passe +a Venise, M. Dudevant m'avait ecrit sur un ton de bonne amitie et de +satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfants, et +m'engageant meme a voyager pour mon instruction et ma sante." De vrai, il +aimait mieux, suivant le train de ses vulgaires habitudes, que sa femme +fut au loin qu'a Nohant. Il livrait la maison et Solange a la direction +des domestiques, et laissait toute latitude a George Sand, pourvu qu'elle +ne lui demandat pas d'argent et vecut du produit de sa plume. Des +difficultes d'ordre financier surgirent entre eux, des le printemps de +1835. A ce sujet, elle ecrit, le 20 mai, a Alexis Duteil: "Ma profession +est la liberte, et mon gout est de ne recevoir ni grace ni faveur de +personne, meme lorsqu'on me fait la charite avec mon argent. Je ne serais +pas fort aise que mon mari (qui subit, a ce qu'il parait, des influences +contre moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout +aux yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir +me faire rendre ce temoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou de +mauvais, qu'il n'ait autorise ou souffert." Casimir Dudevant appartenait a +ce genre trop commun d'hommes supremement illogiques, definis par George +Sand dans une lettre du mois de juin 1835, "qui ne veulent plus de femmes +devotes, qui ne veulent pas encore de femmes eclairees, et qui veulent +toujours des femmes fideles." Sur ce dernier point, il devait avoir perdu +certaines illusions. + +Quel ressort d'energie morale n'y eut-il pas cependant, a cote de maintes +defaillances de l'imagination ou des sens, chez celle qui, inspiree par la +tendresse maternelle, ecrivait a son fils Maurice, le 18 juin de la meme +annee, cette admirable lettre, guide de la conscience et regle du devoir: + +"Travaille, sois fort, sois fier, sois independant, meprise les petites +vexations attribuees a ton age. Reserve ta force de resistance pour des +actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps viendront. +Si je n'y suis plus, pense a moi qui ai souffert, et travaille gaiement. +Nous nous ressemblons d'ame et de visage. Je sais des aujourd'hui quelle +sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi bien des douleurs profondes, +j'espere pour toi des joies bien pures. Garde en toi le tresor de la +bonte. Sache donner sans hesitation, perdre sans regret, acquerir sans +lachete. Sache mettre dans ton coeur le bonheur de ceux que tu aimes a la +place de celui qui te manquera! Garde l'esperance d'une autre vie, c'est +la que les meres retrouvent leurs fils. Aime toutes les creatures de Dieu; +pardonne a celles qui sont disgraciees; resiste a celles qui sont iniques; +devoue-toi a celles qui sont grandes par la vertu. Aime-moi! je +t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si nous ne sommes +pas appeles a ce bonheur (le plus grand qui puisse m'arriver, le seul qui +me fasse desirer une longue vie), tu prieras Dieu pour moi, et, du sein de +la mort, s'il reste dans l'univers quelque chose de moi, l'ombre de ta +mere veillera sur toi. + +"Ton amie. + +"George." + +Avant la fin de la meme annee, et alors que son affection pour ses enfants +semblait l'incliner aux mesures de conciliation et de paix, George Sand +prit la resolution d'introduire une instance en separation de corps. Elle +en avertit sa mere, par une lettre ecrite de Nohant le 25 octobre 1835, +qui debute ainsi: "Ma chere maman, je vous dois, a vous la premiere, +l'expose de faits que vous ne devez point apprendre par la voie publique. +J'ai forme une demande en separation contre mon mari. Les raisons en sont +si majeures, que, par egard pour lui, je ne vous les detaillerai pas. +J'irai a Paris dans quelque temps, et je vous prendrai vous-meme pour juge +de ma conduite." Elle ne dit pas a sa mere, mais il importe de rechercher +quels evenements l'avaient induite a entamer cette lutte, alors qu'elle +sortait a peine de sa liaison tourmentee avec Alfred de Musset. + +Durant les sejours que George Sand fit a Nohant apres le voyage de Venise, +elle eut avec son mari, sinon des explications decisives, du moins des +scenes penibles devant temoins. M. Dudevant etait un homme etrange, exempt +de dignite morale. Il n'avait cesse d'ecrire a sa femme, et meme en termes +affectueux, tandis qu'elle cohabitait avec Musset, puis avec Pagello; il +avait invite celui-ci a venir passer quelques jours a la campagne. Bref, +il acceptait la situation qui lui etait faite, mais il prenait sa revanche +dans les menues choses de la vie. Sous l'excitation du vin ou de l'alcool, +il tempetait a table, brusquait Solange, et, pour une bouteille cassee que +George Sand commandait de remplacer, il defendait aux domestiques, devant +les convives etonnes, de recevoir d'autres ordres que les siens. "Je suis +le maitre," aimait-il a repeter. En tous cas, il avait fort mal gere ses +affaires. Son patrimoine etait dissipe, et deja il entamait la fortune de +sa femme. Elle proposa et il accueillit une separation a l'amiable, qui +reglerait leurs interets materiels. George Sand aurait Nohant; Casimir +l'hotel de Narbonne, a Paris. Solange serait elevee par sa mere, les +vacances de Maurice se partageraient entre ses parents. Enfin, comme M. +Dudevant n'avait plus que 1.200 francs de rente, sa femme se chargeait de +lui fournir une pension supplementaire de 3.800 francs, en meme temps +qu'elle assumait les autres obligations qui incombaient a la communaute. + +Cette convention devait etre executee a dater du 11 novembre 1835. Elle +avait recu l'assentiment des deux parties, l'approbation de divers hommes +de loi, notamment de Michel (de Bourges) dont George Sand prenait les +conseils. Deux amis communs, Fleury et Planet, les avaient mis en +relations, et il allait devenir pour elle plus et mieux qu'un avocat. + +Voici comment l'_Histoire de ma Vie_ relate leur premiere rencontre, en +lui conservant ce pseudonyme transparent d'Everard qui figure dans les +_Lettres d'un Voyageur_: "Arrivee a l'auberge de Bourges, je commencai par +diner, apres quoi j'envoyai dire a Everard par Planet que j'etais la, et +il accourut. Il venait de lire _Lelia_, et il etait _toque_ de cet +ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le +consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes idees." L'entretien, +commence a sept heures du soir, se prolongea jusqu'a quatre heures du +matin, par une promenade a travers les rues silencieuses et endormies. Ce +ne fut guere qu'un monologue. Michel etait un merveilleux, un intarissable +causeur. Fils d'un republicain qui mourut en 1799 sous les coups de la +reaction royaliste, il fut eleve par sa mere dans le culte et l'amour de +la Revolution. En 1835, il avait trente-sept ans et comptait deja les plus +brillants succes a la barre. Sur l'ame mobile et ardente de George Sand, +il exerca d'instinct, encore que plus tard elle ait voulu s'en defendre, +une reelle fascination. Que dit-il donc, et comment, pour que la conquete +fut si rapide? "Tout et rien, explique-t-elle. Il s'etait laisse emporter +par nos _dires_, qui ne se placaient la que pour lui fournir la replique, +tant nous etions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'ecouter. Il +avait monte d'idee en idee jusqu'aux plus sublimes elans vers la Divinite, +et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il etait veritablement +transfigure. Jamais parole plus eloquente n'est sortie, je crois, d'une +bouche humaine, et cette parole grandiose etait toujours simple. Du moins +elle s'empressait de redevenir naturelle et familiere quand elle +s'arrachait souriante a l'entrainement de l'enthousiasme. C'etait comme +une musique pleine d'idees qui vous eleve l'ame jusqu'aux contemplations +celestes, et qui vous ramene sans effort et sans contraste, par un lien +logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de +la nature." Chez Michel (de Bourges) la seduction intellectuelle ne devait +rien a la tromperie des agrements physiques. George Sand a trace de +l'orateur et du politique un portrait singulierement elogieux, dans le +sixieme chapitre des _Lettres d'un Voyageur_, ou se trouvent reunies les +reponses qu'elle lui adressait au debut meme de leur liaison; puis, dans +la septieme _Lettre_ a Liszt, elle l'analyse et le decrit, suivant les +lois de la physionomonie de Lavater dont elle etait alors ferue. "Je salue, +s'ecrie-t-elle, a l'aspect de vos spectres cheris, o mes amis! o mes +maitres! les tresors de grandeur ou de bonte qui sont en vous, et que le +doigt de Dieu a reveles en caracteres sacres sur vos nobles fronts! La +voute immense du crane chauve d'Everard, si belle et si vaste, si parfaite +et si complete dans ses contours qu'on ne sait quelle magnifique faculte +domine en lui toutes les autres; ce nez, ce menton et ce sourcil dont +l'energie ferait trembler si la delicatesse exquise de l'intelligence ne +residait dans la narine, la bonte surhumaine dans le regard, et la sagesse +indulgente dans les levres; cette tete, qui est a la fois celle d'un heros +et celle d'un saint, m'apparait dans mes reves a cote de la face austere +et terrible du grand Lamennais." Moins idealise, plus veridique est le +portrait d'Everard que nous offre l'_Histoire de ma Vie_. George Sand +affirme avoir tout d'abord observe en lui la forme extraordinaire de la +tete. Peut-etre la phrenologie y trouvait-elle son compte, mais non pas +l'esthetique. "Il semblait avoir deux cranes soudes l'un a l'autre, les +signes des hautes facultes de l'ame etant aussi proeminents a la proue de +ce puissant navire que ceux des genereux instincts l'etaient a la poupe. +Intelligence, veneration, enthousiasme, subtilite et vastitude d'esprit +etaient equilibres par l'amour familial, l'amitie, la tendre domesticite, +le courage physique. Everard etait une organisation admirable. Mais +Everard etait malade, Everard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La +poitrine, l'estomac, le foie etaient envahis. Malgre une vie sobre et +austere, il etait use." Et George Sand ajoute: "Ce fut precisement cette +absence de vie physique qui me toucha profondement." Deja chez Alfred de +Musset, elle s'etait interessee a un organisme frele; mais chez Pagello +elle avait ete seduite par la bonne sante, l'agreable prestance et la +vigueur musculaire. En Michel (de Bourges) elle distingua, s'il faut l'en +croire, "une belle ame aux prises avec les causes d'une inevitable +destruction." Cette belle ame avait une enveloppe caduque. "Le premier +aspect d'Everard, lisons-nous dans l'_Histoire de ma Vie_, etait celui +d'un vieillard petit, grele, chauve et voute. Le temps n'etait pas venu ou +il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller a la mode et aller +dans le monde... Il paraissait donc, au premier coup d'oeil, avoir +soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en meme temps, il +n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure pale, ses +dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur +admirables a travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette +particularite de paraitre et d'etre reellement jeune et vieux tout +ensemble." Le contraste signale se retrouvait dans l'allure de son +intelligence. George Sand nous le represente mourant a toute heure et +cependant debordant de vie, "parfois, dit-elle, avec une intensite +d'expansion fatigante meme pour l'esprit qu'il a le plus emerveille et +charme, je veux dire pour mon propre esprit." Ne va-t-elle pas, sinon +jusqu'a la caricature, du moins jusqu'a cette ironie qui succede parfois +aux passions hyperboliques, lorsqu'elle nous depeint sa maniere d'etre +exterieure? "Ne paysan, il avait conserve le besoin d'aise et de solidite +dans ses vetements. Il portait chez lui et dans la ville une epaisse +houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et +partout, mais, poli quand meme, il ne consentait pas a garder sa casquette +ou son chapeau dans les appartements. Il demandait seulement la permission +de mettre un _mouchoir_, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards +qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en +gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant +ainsi, sans le savoir, de la maniere tantot la plus fantastique et tantot +la plus pittoresque." Il est vrai que ce paysan du Danube avait le gout du +beau linge. Sa chemise etait fine, toujours blanche et fraiche: On blamait, +dans certains cenacles, "ce sybaritisme cache et ce soin extreme de sa +personne." George Sand, au contraire, l'en loue comme d'une "secrete +exquisite", et elle en profite pour faire l'eloge de l'elegance des +manieres et de l'agrement de la toilette, qui ne sont nullement +incompatibles avec l'ardeur des convictions democratiques. L'amour du +peuple se concilie a merveille avec l'urbanite du langage et le souci de +la beaute. Un democrate n'est point oblige d'etre hirsute et malpropre. +George Sand savait gre a Michel (de Bourges) de n'etre neglige qu'en +apparence; le dessous valait mieux que la houppelande. "La proprete, +dit-elle, est un indice et une preuve de sociabilite et de deference pour +nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la proprete raffinee, +car il n'y a pas de demi-proprete." Elle ne concede aux savants, aux +artistes ou aux patriotes--que viennent faire ici les patriotes?--ni +l'abandon de soi-meme, ni la mauvaise odeur, ni les dents repugnantes a +voir, ni les cheveux sales. Elle repudie ces habitudes malseantes et +declare, en femme tres preoccupee du commerce masculin: "Il n'est point de +si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui +vous donne des nausees." C'est la un truisme auquel nul ne contredira. + +Faut-il voir chez Michel (de Bourges), comme l'a dit George Sand, +_Robespierre en personne_. Maximilien, qu'on a justement surnomme +l'incorruptible, fut a la fois plus elegant, plus doctrinaire et plus +desinteresse. Les opinions de Michel varierent, comme l'importance qu'il +attachait, selon les temps, ou n'attachait pas a son costume. Non +seulement il fut tour a tour Montagnard et Girondin--ce qui serait +excusable--mais les evolutions de sa pensee etaient deconcertantes: il +s'eprenait successivement ou meme simultanement de Babeuf et de +Montesquieu, d'_Obermann_ et de Platon, de la vie monastique et +d'Aristote. C'etaient les soubresauts d'une imagination effervescente, +prompte a s'engouer et a se deprendre. Il etait agite, trepidant, +contradictoire. En cela George Sand le trouvait inquietant. Elle ne +parvenait pas a le suivre et perdait sa trace. "J'etais forcee, dit-elle, +de constater ce que j'avais deja constate ailleurs, c'est que les plus +beaux genies touchent parfois et comme fatalement a l'alienation. Si +Everard n'avait pas ete voue a l'eau sucree pour toute boisson, meme +pendant ses repas, maintes fois je l'aurais cru ivre." Quant aux attaques +d'adversaires acharnes qui lui reprochaient un amour du gain inne chez le +paysan, voici la reponse indignee de George Sand: "O mon frere, on ne peut +pas inventer de plus folle calomnie contre toi que l'accusation de +cupidite. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en +quoi l'argent peut etre desirable pour un homme sans vices, sans +fantaisies, et qui n'a ni maitresses, ni cabinet de tableaux, ni +collection de medailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d'aucun +genre?" Elle revient sur ce sujet dans l'_Histoire de ma Vie_, alors qu'a +distance, le charme rompu, elle essaie de resumer leurs dissidences et +d'expliquer son refroidissement. A ses enthousiasmes defunts succede une +impitoyable clairvoyance. Elle serait portee, sinon a bruler, tout au +moins a ravaler et a rejeter sans merci ce qu'elle avait adore. Or elle +defend encore, ou plutot elle excuse Michel (de Bourges). "Au milieu, +dit-elle, de ses flottements tumultueux et de ses cataractes d'idees +opposees, Everard nourrissait le ver rongeur de l'ambition. On a dit qu'il +aimait l'argent et l'influence. Je n'ai jamais vu d'etroitesse ni de +laideur dans ses instincts. Quand il se tourmentait d'une perte d'argent, +ou quand il se rejouissait d'un succes de ce genre, c'etait avec l'emotion +legitime d'un malade courageux qui craint la cessation de ses forces, de +son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endette, il +avait epouse une femme riche. Si ce n'etait pas un tort, c'etait un +malheur. Cette femme avait des enfants, et la pensee de les depouiller +pour ses besoins personnels etait odieuse a Everard. Il avait soif de +faire fortune, non seulement afin de ne jamais tomber a leur charge, mais +encore par un sentiment de tendresse et de fierte tres concevable, afin de +les laisser plus riches qu'il ne les avait trouves en les adoptant." + +La politique qui avait rapproche George Sand et Michel (de Bourges) devait +contribuer a les diviser. Convertie par lui aux doctrines democratiques, +elle eut la tristesse de le voir s'attiedir. Il avait inculque a son eleve +le culte des Jacobins, de ceux qu'elle appelait "mes peres, les fils de +notre aieul Rousseau", et qui sauverent effectivement la patrie aux jours +de l'invasion et de la Terreur, a l'encontre de l'emigration et de la +guerre civile. Mais bientot elle devait depasser et inquieter son maitre. +Des avant 1848, "j'etais devenue socialiste, dit-elle, Everard ne l'etait +plus." Le dissentiment portait et sur l'ideal meme et sur la methode et la +morale de la politique. Michel (de Bourges), que la Revolution de Fevrier +surprendra, selon l'expression de l'_Histoire de ma Vie_, dans une phase +de moderation un peu dictatoriale, serait comme l'ancetre de +l'opportunisme. A defaut du mot, il pratiqua la chose. Ses principes de +justice ne repugnaient pas a flechir et a supporter des compromissions, +qui revoltent l'ame genereuse, un peu chimerique, de George Sand. "En meme +temps, ecrit-elle, qu'Everard concevait un monde renouvele par le progres +moral du genre humain, il acceptait en theorie ce qu'il appelait les +necessites de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge +meme, les concessions sans sincerite, les alliances sans foi, les +promesses vaines. Il etait encore de ceux qui disent que qui veut la fin +veut les moyens. Je pense qu'il ne reglait jamais sa conduite personnelle +sur ces deplorables errements de l'esprit de parti, mais j'etais affligee +de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement inevitables." +Michel (de Bourges) avait l'amour de l'autorite, l'humeur tyrannique. Si +nous en croyons George Sand, "c'etait le fond, c'etait les entrailles +memes de son caractere, et cela ne diminuait en rien ses hontes et ses +condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre +heureux." Singuliere contre-facon du bonheur, qui consiste en la +spoliation de la liberte! Ce fut le malheur de Michel (de Bourges) +d'aspirer a une sorte de despotisme democratique ou il eut tenu l'emploi +de dictateur. George Sand, apitoyee sur les deboires d'une ambition qui +fut sterile pour la cause revolutionnaire, lui dediera cette oraison +funebre: "Il a passe sur la terre comme une ame eperdue, chassee de +quelque monde superieur, vainement avide de quelque grande existence +appropriee a son grand desir. Il a dedaigne la part de gloire qui lui +etait comptee et qui eut enivre bien d'autres. L'emploi borne d'un talent +immense n'a pas suffi a son vaste reve." + +En 1835, la cliente n'entrevoyait point les defauts de son avocat. Elle +quitta Bourges, subjuguee, fascinee, et le lendemain elle recut a son +reveil "une lettre enflammee du meme souffle de proselytisme qu'il +semblait avoir epuise dans la veillee deambulatoire a travers les grands +edifices blanchis par la lune et sur le pave retentissant de la vieille +cite endormie." Une correspondance s'ensuivit, dont nous retrouvons une +part, due a George Sand, dans les _Lettres d'un Voyageur_. Ils allaient +d'ailleurs se rejoindre a Paris. Michel (de Bourges) plaidait dans le +proces d'avril, le _proces monstre_, qui se deroula devant la Chambre +des pairs et qui mettait aux prises la Monarchie et la Republique. C'etait +le va-tout du gouvernement de Louis-Philippe. + +George Sand, habillee en homme, assista a l'audience du 20 mai, ou elle +penetra en compagnie d'Emmanuel Arago. Chaque soir, le petit cenacle, +moitie litteraire, moitie politique, se reunissait dans le logement du +quai Malaquais. Ou bien, apres un diner frugal dans un modeste restaurant, +on allait se promener, soit en bateau sur la Seine, soit le long des +boulevards. Une de ces promenades exerca une influence decisive sur +l'imagination et la foi de George Sand. C'etait au sortir du +Theatre-Francais. Par une nuit magnifique, elle ramenait Michel (de +Bourges) a son domicile du quai Voltaire. Planet les accompagnait. Entre +eux trois, la question sociale fut serieusement posee. On discuta +l'hypothese du partage des biens, et George Sand, devenue conservatrice ou +du moins moderee quand elle ecrit l'_Histoire de ma Vie_, ajoute ce +commentaire et cette retractation: "J'entendais, moi, le partage des biens +de la terre d'une facon toute metaphorique; j'entendais reellement par la +la participation au bonheur, due a tous les hommes, et je ne pouvais pas +m'imaginer un depecement de la propriete qui n'eut pu rendre les hommes +heureux qu'a la condition de les rendre barbares." C'est alors que Michel +(de Bourges), presse par ses deux interlocuteurs, exposa son systeme. Ils +etaient sur le pont des Saints-Peres, non loin du chateau brillamment +illumine. Il y avait bal a la cour, tandis que sur le quai trois +reformateurs changeaient la face du monde. "On voyait, dit George Sand, le +reflet des lumieres sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait +le son des instruments qui passait par bouffees dans l'air charge de +parfums printaniers, et que couvrait a chaque instant le roulement des +voitures sur la place du Carrousel. Le quai desert du bord de l'eau, le +silence et l'immobilite qui regnaient sur le pont contrastaient avec ces +rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'etais tombee dans la +reverie, je n'ecoutais plus le dialogue entame, je ne me souciais plus de +la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues +melodies, des doux reflets de la lune meles a ceux de la fete royale." + +Cependant, parmi les objections stimulantes de Planet, Michel (de Bourges) +deduisait son plan de regeneration sociale, derive de Babeuf ou emprunte a +Jean-Jacques. Et comme George Sand, tiree de sa songerie, alleguait les +droits et les devoirs d'une societe civilisee, le tribun refit a la +moderne la prosopopee de Fabricius. "La civilisation, s'ecria-t-il +courrouce et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui, +voila le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que +pour rajeunir et renouveler votre societe corrompue, il faut que ce beau +fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit reduit en cendres, et +que cette vaste cite ou plongent vos regards, soit une greve nue, ou la +famille du pauvre promenera la charrue et dressera sa chaumiere!" + +Tout le discours continua sur ce ton, avec de grands eclats de voix et de +larges gestes qui enveloppaient l'espace et foudroyaient la tyrannie. +George Sand resume ainsi cette harangue d'une austerite lacedemonienne, +qui attestait un usage immodere du _Conciones_ et la lecture assidue de +Plutarque. "Ce fut une declamation horrible et magnifique contre la +perversite des cours, la corruption des grandes villes, l'action +dissolvante et enervante des arts, du luxe, de l'industrie, de la +civilisation en un mot. Ce fut un appel au poignard et a la torche, ce fut +une malediction sur l'impure Jerusalem et des predictions apocalyptiques; +puis, apres ces funebres images, il evoqua le monde de l'avenir comme il +le revait en ce moment-la, l'ideal de la vie champetre, les moeurs de +l'age d'or, le paradis terrestre florissant sur les ruines fumantes du +vieux monde par la vertu de quelque fee." + +Deux heures sonnerent a l'horloge du chateau, et George Sand profita d'une +pause de l'orateur pour hasarder, non pas un argument contraire, mais une +approbation un tantinet ironique. Il se recria. A son tour, elle prit la +parole en faveur de l'art, plaida pour la Republique athenienne contre la +Republique Spartiate. Le demagogue ne fut pas convaincu. "Il etait hors de +lui, raconte son interlocutrice; il descendit sur le quai en declamant, il +brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations +tellement _seditieuses_ que je ne comprends pas comment il ne fut ni +remarque, ni entendu, ni _ramasse_ par la police. Il n'y avait que lui au +monde qui put faire de pareilles excentricites sans paraitre fou et sans +etre ridicule." + +Comme George Sand, ebranlee et lasse, s'eloignait avec Planet, Michel (de +Bourges) s'apercut qu'il plaidait tout seul, devant un auditoire +imaginaire. Il courut, rejoignit les fugitifs, leur fit une scene violente, +s'offrant a les persuader s'ils lui accordaient encore quelques heures +d'audience jusqu'a l'aurore, puis les menacant de ne jamais les revoir +s'ils le quittaient avant qu'il eut acheve sa demonstration. Et George +Sand observe: "On eut dit d'une querelle d'amour, et il ne s'agissait +pourtant que de la doctrine de Babeuf." Mais, pour un idealiste, pour un +semeur d'esperance dans les sillons de l'avenir, qu'y a-t-il de plus +seduisant que cette recherche d'un monde meilleur, que la conception d'une +humanite regeneree? George Sand en ira querir les origines, les premiers +germes dans la Boheme de Jean Huss, de meme que Jean-Jacques en a dessine +les lineaments dans son _Contrat social_. Certes les utopies de Michel (de +Bourges) valaient mieux que la vulgarite de nos resignations egoistes ou +serviles. Il plaidait avec conscience toutes les causes qu'il accueillait, +la these des revendications de la democratie integrale aussi bien que la +realite, plus contingente, des doleances conjugales de George Sand. Ce +dernier proces etait plus facile a gagner devant la justice humaine que +l'autre a la barre d'un insaisissable tribunal. + + + + +CHAPITRE XVII + +LA SEPARATION DE CORPS + + +Dans la neuvieme des _Lettres d'un Voyageur_, adressee au Malgache, +c'est-a-dire a son ami Jules Neraud, George Sand exprime son degout des +contestations judiciaires, surtout lorsqu'elles touchent aux affections +les plus sacrees. "Ce proces, ecrit-elle, d'ou depend mon avenir, mon +honneur, mon repos, l'avenir et le repos de mes enfants, je le croyais +loyalement termine. Tu m'as quitte comme j'etais a la veille de rentrer +dans la maison paternelle. On m'en chasse de nouveau, on rompt les +conventions jurees. Il faut combattre sur nouveaux frais, disputer pied a +pied un coin de terre..., coin precieux, terre sacree, ou les os de mes +parents reposent sous les fleurs que ma main sema et que mes pleurs +arroserent." Plus loin elle se demande comment poete, marquee au front +pour n'appartenir a rien et a personne, pour mener une vie errante, elle +s'est liee a la societe et a fait alliance avec la famille humaine. "Ce +n'etait pas la mon lot, soupire t-elle. Dieu m'avait donne un orgueil +silencieux et indomptable, une haine profonde pour l'injustice, un +devouement invincible pour les opprimes. J'etais un oiseau des champs, et +je me suis laisse mettre en cage; une liane voyageuse des grandes mers, et +on m'a mis sous une cloche de jardin. Mes sens ne me provoquaient pas a +l'amour, mon coeur ne savait ce que c'etait. Mon esprit n'avait besoin que +de contemplation, d'air natal, de lectures et de melodies. Pourquoi des +chaines indissolubles a moi?.. Et parce qu'en ecrivant des contes pour +gagner le pain qu'on me refusait je me suis souvenu d'avoir ete malheureux, +parce que j'ai ose dire qu'il y avait des etres miserables dans le +mariage, a cause de la faiblesse qu'on ordonne a la femme, a cause de la +brutalite qu'on permet au mari, a cause des turpitudes que la societe +couvre d'un voile et protege du manteau de l'abus, on m'a declare immoral, +on m'a traite comme si j'etais l'ennemi du genre humain!" Doutant de la +justice d'ici-bas, elle tourne ses regards et tend ses mains vers l'autre, +en s'ecriant: "Non! toi seul, o Dieu! peux laver ces taches sanglantes que +l'oppression brutale fait chaque jour a la robe expiatoire de ton Fils et +de ceux qui souffrent en invoquant son nom!... Du moins toi, tu le peux et +tu le veux; car tu permets que je sois heureux, malgre tout, a cette heure, +sans autre richesse que mon encrier, sans autre abri que le ciel, sans +autre desir que celui de rendre un jour le bien pour le mal, sans autre +plaisir terrestre que celui de secher mes pieds sur cette pierre chauffee +du soleil. O mes ennemis! vous ne connaissez pas Dieu; vous ne savez pas +qu'il n'exauce point les voeux de la haine! Vous aurez beau faire, vous ne +m'oterez pas cette matinee de printemps." + +Entendez-la, cette plaideuse qui lutte pour la liberte, pour la possession +de ses enfants, pour le salut de son foyer et la sauvegarde de sa dignite; +ecoutez comme elle celebre le charme et l'allegresse de la nature en fleur: + +"Le soleil est en plein sur ma tete; je me suis oublie au bord de la +riviere sur l'arbre renverse qui sert de pont. L'eau courait si limpide +sur son lit de cailloux bleus changeants; il y avait autour des rochers de +la rive tant et de si brillantes petites nageoires de poissons espiegles; +les demoiselles s'envolaient par myriades si transparentes et si diaprees, +que j'ai laisse courir mon esprit avec les insectes, avec l'onde et ses +habitants. Que cette petite gorge est jolie avec sa bordure etroite +d'herbe et de buisson, son torrent rapide et joyeux, avec sa profondeur +mysterieuse et son horizon borne par les lignes douces des guerets +aplanis! comme la traine est coquette et sinueuse! comme le merle propre +et lustre y court silencieusement devant moi a mesure que j'avance." + +Quand George Sand ecrivait au Malgache ces pages exquises, en mai 1836, +elle portait depuis pres d'un an le fardeau d'un proces auquel etait +suspendue toute sa tendresse maternelle. Vainement des amis lui avaient +conseille de se resigner et de "se rendre maitresse de la situation en +devenant la maitresse de son mari." Elle repugnait a un rapprochement sans +amour. "Une femme, dit-elle, qui recherche son mari dans le but de +s'emparer de sa volonte, fait quelque chose d'analogue a ce que font les +prostituees pour avoir du pain et les courtisanes pour avoir du luxe." Des +le milieu de 1835, George Sand etait resolue a intenter l'instance en +separation de corps. Ses relations avec Michel (de Bourges), la confiance +qu'il lui inspirait, les soins dont elle l'entoura au cours d'une +bronchite aigue contractee en plaidant devant la Chambre des pairs, ne +firent que l'attacher plus etroitement a son dessein. L'ardent avocat +avait ete condamne par cette juridiction politique a un mois de prison, en +raison de la lettre qu'il avait redigee au nom des accuses d'avril. Il +regagna Bourges, aussitot retabli, et George Sand, apres l'avoir suivi, +alla passer les vacances a Nohant. La vie pour elle y devint impossible. +M. Dudevant etait crible de dettes, incapable de faire face a ses +engagements. Il demanda une signature a sa femme, qui ne la refusa pas. +C'etait un vague palliatif. "Il avait achete, dit-elle, des terres qu'il +ne pouvait payer; il etait inquiet, chagrin. Quand j'eus signe, les choses +n'allerent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas resolu le probleme qu'il +m'avait donne a resoudre quelques annees auparavant; ses depenses +excedaient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part." Elle +signala certaines friponneries flagrantes des domestiques. Il se facha, +lui defendit de se meler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de +commander a ses gens. Il la ruinait, et elle devait se taire. + +Aussi bien, apres avoir souscrit, puis rompu le contrat qui reglait leurs +interets financiers, il ne craignit pas de se livrer aux pires outrages et +meme a des sevices envers sa femme. Le 19 octobre 1835, survint une scene +decisive, irreparable. Voici en quels termes Michel la relate et +l'explique, dans la plaidoirie qu'il prononca pour George Sand devant la +Cour de Bourges et qui fut reproduite par la _Gazette des Tribunaux_, du +30 juillet 1836: + +"Les femmes seules ne sont pas capricieuses; il y a des hommes qui ont +aussi leurs caprices. Voila que M. Dudevant veut mener la vie de garcon. +Il fut question de proceder a l'execution du traite de fevrier, et de le +mettre ainsi en position de satisfaire son nouveau caprice. Il y eut une +entrevue entre les epoux. Leurs amis communs furent invites. Il y eut un +diner. Apres le repas, on prenait le cafe. L'enfant des deux epoux, +Maurice, demanda de la creme. "Il n'y en a plus, repondit le pere; va a la +cuisine; d'ailleurs, sors d'ici." L'enfant, au lieu de sortir, se refugia +aupres de sa mere; M. Dudevant insista de nouveau pour qu'il sortit, et +madame Dudevant dit elle-meme a son fils: "Sors, puisque ton pere le +veut." Il s'eleva alors une altercation entre les epoux, altercation dans +laquelle l'epouse montra le plus grand calme et le mari la plus grande +violence. Il alla meme jusqu'a dire a sa femme: "Sors, toi aussi." Il fit +mine de la frapper; il en fut empeche par les personnes qui etaient +presentes. Il se retira pour aller prendre son fusil, qu'on parvint a lui +retirer des mains." + +Cette version n'a pas ete contredite par l'avocat de Casimir Dudevant. +Elle est exacte de tous points et n'aggrave aucunement les faits. Ce fut +chez cet egoiste, qui sentait qu'une partie de ses revenus allait bientot +lui echapper, une veritable crise de folie furieuse. + +Les amis presents, notamment Duteil, tenterent vainement une +reconciliation. Le lendemain, apres une nuit d'insomnie et d'angoisse, +George Sand decida irrevocablement de ne plus vivre avec M. Dudevant et +meme de ne plus le revoir. Elle passa cette journee, la derniere des +vacances, en compagnie de ses enfants, dans le bois de Vavray. "Un +endroit charmant, dit-elle, d'ou, assis sur la mousse a l'ombre des +vieux chenes, on embrassait de l'oeil les horizons melancoliques et +profonds de la Vallee Noire. Il faisait un temps superbe, Maurice +m'avait aidee a deteler le petit cheval qui paissait a cote de nous. Un +doux soleil d'automne faisait resplendir les bruyeres. Armes de couteaux +et de paniers, nous faisions une recolte de mousse et de jungermannes +que le Malgache m'avait demande de prendre la, au hasard, pour sa +collection, n'ayant pas, lui, m'ecrivait-il, le temps d'aller si loin +pour explorer la localite. Nous prenions donc tout sans choisir, et mes +enfants, l'un qui n'avait pas vu passer la tempete domestique de la +veille, l'autre qui, grace a l'insouciance de son age, l'avait deja +oubliee, couraient, criaient et riaient a travers le taillis." Apres un +gouter sur l'herbe, on rentra a la nuit tombante, et ce furent les +adieux. M. Dudevant, qui avait eu du moins ]a pudeur de quitter Nohant, +attendait Maurice et Solange a La Chatre pour les ramener au college et +a la pension. + +George Sand consulta tout d'abord a Chateauroux son vieil ami, l'avocat +Rollinat, qui lui conseilla une separation judiciaire; puis ils allerent +ensemble, le jour meme, a Bourges, prendre l'avis de Michel, qui +purgeait sa peine a la prison de ville, antique chateau des ducs de +Bourgogne. Grace a la complaisance d'un geolier, ils s'introduisirent +par une breche, et dans les tenebres suivirent des galeries et des +escaliers fantastiques. Les deux avocats tomberent d'accord et +resolurent de mener la procedure en toute hate, de maniere a deconcerter +M. Dudevant et a profiter de son desarroi. Le 30 octobre 1835, George +Sand, elisant domicile de droit et de fait a La Chatre chez Duteil, ami +commun du menage, deposa devant le tribunal de cette ville une plainte +avec demande de separation de corps, pour injures graves, sevices et +mauvais traitements. Le 1er novembre, elle en informe madame d'Agoult, +alors a Geneve: "Je plaide en separation contre mon epoux, qui a +deguerpi, me laissant maitresse du champ de bataille... Je ne recois +personne, je mene une vie monacale. J'attends l'issue de mon proces, +d'ou depend le pain de mes vieux jours; car vous pensez bien que je +n'amasserai jamais un denier pour payer l'hopital ou la tendresse d'un +mari me laisserait mourir. Mais voyez! Il a eu l'heureuse idee de +vouloir me tuer un soir qu'il etait ivre." En depit de cet isolement et +de ses inquietudes, elle ressent une impression de soulagement physique; +elle indique plaisamment a madame d'Agoult pourquoi le jardinier et sa +femme ont refuse de demeurer dans la maison: "J'ai voulu en savoir le +motif. Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit: +"C'est que madame a une tete si laide, que ma femme, etant enceinte, +pourrait etre malade de peur." Il s'agissait, parait-il, de la tete de +mort que George Sand avait sur sa table. + +Les formalites du proces se succederent assez vite. Dudevant etait cite a +comparaitre le 2 novembre devant le tribunal. Il ne se presenta pas. Elle +crut donc avoir gain de cause et ecrivit le 9 novembre, de La Chatre, a +Adolphe Gueroult, le fervent saint-simonien: "Le baron ne plaide pas, il +demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le condamne a me +laisser tranquille, et tout va bien. Quant a ce qu'on en pensera a Paris, +cela m'occupe aussi peu que ce qu'on pense en Chine de Gustave Planche." +S'adressant a un zele defenseur des droits de la femme, elle allegue sa +dignite blessee, elle reclame l'affranchissement de son sexe et conclut: +"L'opinion est une prostituee qu'il faut mener a grands coups de pied +quand on a raison... Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous +permet pas de provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous +tueraient, ce qui leur ferait trop de plaisir. Mais nous avons la +ressource de crier bien haut, d'invoquer trois imbeciles en robe noire, +qui font semblant de rendre la justice, et qui, en vertu de certaine +_bonte_ de legislation envers les esclaves menacees de mort, daignent nous +dire: "On vous permet de ne plus aimer monsieur votre maitre, et, si la +maison est a vous, de le mettre dehors." + +Cette justice, dont George Sand pensait tant de mal, allait pourtant lui +donner satisfaction. Le 1er decembre, une decision du tribunal reconnut +les faits allegues par la plaignante pertinents et admissibles, et lui +permit d'en administrer la preuve. Signification de ce jugement fut faite +au domicile legal de M. Dudevant le 2 janvier 1836, et l'audition des +temoins commenca le 14 janvier. Le proces-verbal de leurs depositions, +d'ailleurs probantes, ayant ete communique a la partie sans qu'il y eut de +reponse, le 16 fevrier, sur les conclusions favorables du ministere public, +le tribunal rendit un jugement par defaut qui declarait bien fondes et +etablis par l'enquete les griefs de madame Dudevant. La separation de +corps etait prononcee, un notaire commis pour proceder au partage de la +communaute et aux reprises. Casimir Dudevant ne comparut pas chez le +notaire. Et le 26 fevrier, George Sand, tout heureuse d'avoir la garde de +son fils et de sa fille, mandait a madame d'Agoult: "Grace a Dieu, j'ai +gagne mon proces et j'ai mes deux enfants a moi. Je ne sais si c'est fini. +Mon adversaire peut en appeler et prolonger mes ennuis." M. Dudevant, en +effet, qui des le debut de l'instance avait resigne ses fonctions de maire +de Nohant et s'etait installe a Paris, changea soudain de tactique. +Stimule par sa belle-mere, la baronne Dudevant, et peut-etre aussi par la +mere d'Aurore, l'etrange madame Dupin, il interjeta, le 8 avril, +opposition aux jugements intervenus, en invoquant des vices de procedure +et en reclamant une contre-enquete. On plaida, les 10 et 11 mai, devant le +tribunal de premiere instance de La Chatre. Me Michel (de Bourges) etait a +la barre pour madame Dudevant, et Me Vergne pour le mari. + +L'avocat de M. Dudevant se borna a traiter le point de droit; il demanda +la nullite de la procedure. Michel (de Bourges), au contraire, abordant le +fond du debat, montra ce mari ivrogne, brutal, debauche, qui laissait +toute liberte a sa femme, a la seule condition de jouir de l'integralite +des revenus. Il etait complaisant, parce qu'il etait cupide et rapace. +Puis, prenant la requete du 14 avril, a laquelle son confrere avait a +peine ose faire allusion, Michel en signala les imputations ignominieuses, +dont la plus infame rappelait l'accusation dirigee contre +Marie-Antoinette. Il evoqua et fit sienne la fameuse reponse de la reine: +"J'en appelle a toutes les meres." Et il s'indigna que M. Dudevant voulut +obliger sa femme a reintegrer le domicile conjugal, apres l'avoir menacee +de mort, mais surtout apres l'avoir epouvantablement offensee et suspectee +des vices les plus ignobles. + +Le tribunal de La Chatre donna gain de cause, en droit a M. Dudevant, en +fait a la partie adverse. L'opposition etait admise pour irregularites de +procedure; mais, a raison des imputations diffamatoires de l'acte du 14 +avril--calomnies de servantes congediees--la separation de corps etait +maintenue et la garde des deux enfants attribuee a la mere. + +George Sand atteignait-elle au terme de ses angoisses? Non pas. Il lui +fallut encore aller en appel. Tour a tour alarmee et confiante, elle +ecrivait le 5 mai a Franz Liszt, qui avait accompagne la comtesse d'Agoult +a Geneve: "Mon proces a ete gagne; puis l'adversaire, apres avoir engage +son honneur a ne pas plaider, s'est mis a manquer de parole et a oublier +sa signature et son serment, comme des bagatelles qui ne sont plus de +mode. Si la possession de mes enfants et la securite de ma vie n'etaient +en jeu, vraiment ce ne serait pas la peine de les defendre au prix de tant +d'ennuis. Je combats par devoir plutot que par necessite." Le 11 mai, +tandis que son sort se debattait au tribunal de La Chatre, elle dormait +profondement. On dut la reveiller a une heure de l'apres-midi, pour lui +apprendre que Michel (de Bourges) avait fait pleurer l'auditoire et que +son proces etait gagne. Provisoirement du moins. M. Dudevant, campe a +Nohant, ne se souciait pas de rendre la dot de sa femme. Il voulut un +nouvel eclat a l'audience de la Cour. George Sand, etablie a La Chatre +chez des amis et toujours ardente au travail, etait armee pour la lutte. +"S'il ne s'agissait que de ma fortune, ecrit-elle le 25 mai a madame +d'Agoult, je ne voudrais pas y sacrifier un jour de la vie du coeur; mais +il s'agit de ma progeniture, mes seules amours, et a laquelle je +sacrifierais les sept plus belles etoiles du firmament, si je les avais." +A aucun prix, elle n'admettait qu'on put la separer de ses enfants. Elle +invoquait la justice et la loi, mais elle etait prete a entrer en revolte, +si la magistrature se montrait defavorable a ses revendications. De Paris +elle avait ramene Solange, et toutes ses dispositions etaient prises pour +enlever Maurice, pensionnaire au college Henri IV. Elle placait les droits +maternels au-dessus de tous autres et deniait a la societe la faculte de +les annuler ou de les amoindrir. "La nature, s'ecrie-t-elle, n'accepte pas +de tels arrets, et jamais on ne persuadera a une mere que ses enfants ne +sont pas a elle plus qu'a leur pere. Les enfants ne s'y trompent pas non +plus." Voila en quel etat d'esprit elle comparut devant la Cour de Bourges, +dont l'opinion, au seuil des debats, lui etait plutot hostile. Une +legende, accreditee parmi l'aristocratie et la haute bourgeoisie locales, +la representait comme une creature extravagante et sans vergogne. + +Les plaidoiries occuperent les deux audiences des 25 et 26 juillet 1836. +M. Mater, premier president, dirigeait les debats dont nous trouvons un +compte-rendu dans les deux grands journaux judiciaires, la _Gazette des +Tribunaux_ et le _Droit_. La curiosite publique etait violemment +surexcitee. "Depuis longtemps, dit le chroniqueur de la _Gazette_, on +n'avait vu une foule aussi considerable assieger les portes du Palais de +Justice pour une affaire civile... L'auteur d'_Indiana_, de _Lelia_ et de +_Jacques_ etait assise derriere son avocat, Me Michel (de Bourges). Des +Parisiens ne l'auraient peut-etre pas reconnue sous ce costume de son sexe, +accoutumes qu'ils sont a voir cette dame, dans les spectacles et autres +lieux publics, avec des habits masculins et une redingote de velours noir, +sur le collet de laquelle retombent en boucles ondoyantes les plus beaux +cheveux blonds (_ils etaient bruns_) que l'on puisse voir. Elle est mise +avec beaucoup de simplicite: robe blanche, capote blanche, collerette +tombant sur un chale a fleurs." Est-ce bien la une toilette severe pour +proces en separation de corps? Et le redacteur judiciaire ajoute: "Cette +dame semble n'etre venue a l'audience que pour y trouver quelques +eloquentes inspirations contre l'irrevocabilite des unions mal assorties." +L'avocat de l'appelant, Me Thiot-Varennes, prit d'abord la parole. Voici +les principaux passages de sa plaidoirie: "M. Dudevant aimait sa femme, il +s'en croyait aime, et jusqu'en 1825 rien n'avait trouble le bonheur de +cette union. Mais deja l'humeur inquiete, le caractere aventureux de +madame Dudevant presageaient que cette felicite ne serait pas durable. +Elle eprouvait un ennui profond, un degout de toutes choses. Elle croyait +que le bonheur etait la ou il n'etait pas; elle demandait ce bonheur a +tout; elle ne le trouvait nulle part; car son ame ardente et mobile +n'avait pu comprendre qu'on ne saurait le gouter hors de l'accomplissement +de ses devoirs. Un evenement malheureux vint donner carriere aux desirs +impetueux de cette imagination exaltee et jeta l'amertume dans le coeur de +M. Dudevant. Madame Dudevant fit un voyage a Bordeaux. Entrainee par des +penchants qu'elle ne voulut point dominer, elle concut une passion, elle y +ceda. M. Dudevant apprit bientot qu'il etait trahi par celle qu'il +adorait. Il sut tout et, maitrise par son amour et par sa tendresse +conjugale, il pardonna tout. Madame Dudevant fut touchee de cet exces de +generosite et d'indulgence; elle ecrivit a son mari une lettre ou elle +faisait une confession generale et l'aveu d'une faute qu'elle se +reprochait." + +Me Thiot-Varennes denature le caractere de cette lettre, en nous laissant +croire que madame Dudevant y faisait amende honorable, prenait posture de +suppliante et "rendait justice a la bonte, a la generosite, aux soins +prevenants, aux egards continuels de son cher Casimir." C'est alterer la +verite plus qu'il n'est permis, meme a la barre. De vrai, il y avait entre +les epoux une difference de gouts et de penchants, que l'avocat du mari +presente en ces termes: "Madame Dudevant aimait avec passion la poesie, +les beaux-arts, les entretiens litteraires et philosophiques. M. Dudevant +avait les gouts simples de l'homme des champs, plus occupe de ses +proprietes que de descriptions champetres. Elle etait reveuse, +melancolique, cherchant parfois la solitude; il avait les habitudes et le +laisser-aller d'un bon bourgeois." + +Il etait malaise de faire admettre a la Cour que M. Dudevant eut obei a +l'amour conjugal en repoussant la separation, et il convenait d'invoquer +quelque sentiment plus plausible. Me Thiot-Varennes s'y evertua sans grand +succes, en alleguant la tendresse paternelle. "S'il n'y avait pas +d'enfants, s'ecria-t-il, on pourrait croire que l'interet seul guide M. +Dudevant. Mais ici, s'il resiste, s'il pardonne, s'il veut rappeler aupres +de lui la mere de ses enfants, c'est parce qu'il songe a leur avenir. Et +qu'on ne dise pas que les plaintes qu'il a elevees, les griefs qu'il a +exposes rendent impossible la reunion des epoux! La loi a prevu le cas ou +le mari offense peut poursuivre l'epouse infidele, faire constater sa +honte, sans qu'elle puisse cependant se soustraire au joug marital; il a +recours a la voie correctionnelle, et elle n'est pas autorisee pour cela a +demander la separation; et meme, la separation prononcee, le mari peut la +faire cesser en consentant a reprendre sa femme." Toute cette +argumentation, ou intervient Jesus, homme ou Dieu, philosophe ou prophete, +est tres fragile. On sent que M. Dudevant avait un moindre souci de +l'honneur que de l'argent. Et son avocat, pour masquer la vulgarite du +personnage, hasarde la peroraison pathetique: "Madame, votre mari fut +genereux en 1825; il l'est encore, car aujourd'hui comme alors il oublie +vos torts et il vous pardonne." Puis, venant a la question des enfants: +"Peut-on les arracher a M. Dudevant pour les livrer a une mere qui a donne +au monde le scandale de la vie la plus licencieuse et des preceptes les +plus immoraux?... Vos ouvrages, madame, sont remplis de l'amertume et des +regrets qui devorent votre coeur; ils annoncent un degout profond. Les +tourments de l'ame vous poursuivent au milieu de votre gloire et +empoisonnent vos triomphes. Vous avez demande le bonheur a tout, vous ne +l'avez trouve nulle part. Eh bien! je veux vous en indiquer la route; +revenez a votre epoux, rentrez sous ce toit ou vos premieres annees +s'ecoulerent douces et paisibles; redevenez epouse et mere, rentrez dans +le sentier du devoir et de la vertu; soumettez-vous aux lois de la nature. +Hors de la, tout n'est qu'erreur et deception, et la seulement vous +trouverez le bonheur et la paix." + +A cette mercuriale bourgeoise Me Michel (de Bourges) repondit, en +invoquant les immunites du genie. Son exorde est pompeux, a la maniere +antique: "Pourquoi cette foule empressee qui nous environne? Pourquoi +cette reunion inaccoutumee qui se presse dans cette enceinte? Pourquoi ces +femmes parees comme pour un jour de fete? Etes-vous appeles a deliberer +sur une mesure d'ou depend le bonheur de l'Etat? Allez-vous donner votre +sanction a l'un de ces edits de clemence qui font la gloire d'un regne? +Non. Qu'est-ce donc, messieurs? Une femme veut reconquerir sa liberte +outragee, son independance foulee aux pieds. Elle vient ici demander un +asile pour sa vieillesse, et pour consolation aux calomnies dont on l'a +abreuvee, ses enfants, le fruit de ses entrailles! Cette femme est la +gloire de notre epoque; c'est le genie qui vient s'abattre de la hauteur +de son vol dans le sanctuaire de la justice et courber son imposante +majeste devant l'autorite sacree des lois!" Prenant alors l'offensive, +Michel (de Bourges) reproche a M. Dudevant d'avoir rompu un traite de +separation librement signe, d'avoir profane le domicile conjugal en y +introduisant la debauche et la prostitution. "Il faut un arret pour le +purifier." Et brandissant la lettre de vingt pages dont Me Thiot-Varennes +n'avait donne que des extraits, il la lit tout entiere,--"cette lettre que +M. Dudevant conservait comme l'arche sainte renfermant les moyens qui +devaient nous broyer"--il y decouvre, il y souligne les preuves de +l'innocence de sa cliente. Aux pieds des Pyrenees, dans la vallee de +Lourdes, devant une nature grandiose, elle a consomme le sacrifice d'une +inclination chaste. + +L'effet de cette lecture fut saisissant, et le redacteur de la _Gazette +des Tribunaux_ note dans son compte-rendu: "Ce passage, ecrit a vingt ans +avec une magie de style, un coloris brillant, digne des plus belles pages +que l'auteur de _Jacques_ a ecrites depuis, a produit une impression +impossible a decrire." + +Michel (de Bourges) poursuit victorieusement. Il rappelle les procedes +grossiers de M. Dudevant traitant Aurore de folle, radoteuse, bete, +stupide. Cet homme n'avait pas le talent de la divination. Il n'etait que +cupide, "faisant a sa femme une modique pension, tandis qu'il jouissait, +dans l'opulence et dans une vie licencieuse, sous le toit qui appartenait +a sa femme, d'une fortune qui etait a elle." N'acceptait-il pas sa +situation maritale, au point de mander a madame Dudevant, en decembre +1831: "J'irai a Paris; je ne descendrai pas chez toi, parce que je ne veux +pas te gener, pas plus que je ne veux que tu me genes?" Et l'avocat deduit +avec force cette conclusion hardie: "Le pardon que vous offrez a votre +femme est un outrage; c'est vous qui l'avez offensee." Il insiste sur la +requete du 14 avril, _veritable monument de demence judiciaire_, ou sont +articules "des faits atroces, des faits qu'aucune bouche humaine n'a ose +repeter dans leur hideuse nudite, dans leur revoltante difformite." Cette +epouse qu'on a accusee d'etre une Messaline, capable de depraver son fils, +on lui offre le retour au foyer domestique. On parle de pardonner, alors +qu'on a besoin de pardon. "N'est-ce pas vous, dit Michel (de Bourges) dans +un bel elan oratoire, vous qui l'avez forcee a quitter le domicile +conjugal en l'abreuvant de degouts? Vous n'etes pas seulement l'auteur des +causes de cette absence, vous en etes l'instigateur et le complice. +N'avez-vous pas livre votre femme, jeune et sans experience, a elle-meme? +Ne l'avez-vous pas abandonnee? Vous ne pouvez plus dire aux magistrats: +"Remettez dans mes mains les renes du coursier," quand vous-meme les avez +lachees. Pour gouverner une femme, il faut une certaine puissance +d'intelligence; et qu'etes-vous, que pretendez-vous etre, a cote de celle +que vous avez meconnue? Quand une femme est pres de succomber, il faut +etre capable de la relever; quand elle est faible, il faut la soutenir, +etre capable de lui donner le bon exemple; et quel exemple pouvez-vous lui +donner? Pouvez-vous reclamer une femme que vous avez delaissee pendant +huit ans? Etait-elle coupable, celle qui epanchait sa belle ame tout +entiere dans cette lettre que vous-meme venez de livrer a la publicite des +debats? Ils etaient donc bien faibles ses torts, puisque vous etes reduit +a les chercher dans cette lettre qui la justifie? Depuis, vous avez recu +votre femme, vous lui avez ecrit, vous avez vecu intimement avec l'ami +honnete et pur qui sut la respecter; vous lui avez serre la main. Pourquoi +donc avez-vous delaisse, une epouse qui ne meritait aucun reproche?" + +Aucun reproche? C'est aller un peu loin; mais nous sommes a l'audience, et +c'est un avocat qui parle. Il se lance dans les reminiscences historiques. +Mirabeau, pour un moindre outrage, fut deboute, lorsqu'il redemandait sa +femme au Parlement de Provence, "faisant a la face du ciel et des hommes +amende honorable d'une jeunesse desordonnee et plus egaree que coupable." +Dans quelles conditions M. Dudevant se presente-t-il au _sanctuaire de la +justice_? Est-ce le coeur humilie et repentant, la tete courbee par la +douleur et couverte d'un voile? Non, c'est l'invective a la bouche. "Et +vous osez reclamer votre femme! continue Michel (de Bourges). Et vous osez +appeler une necessite de la defense ces diffamations! Vous la demandez, et +vous lui fermez le chemin de la couche nuptiale; vous la demandez, et pour +arc-de-triomphe, dans cette maison toute pleine des souvenirs de vos +fureurs, vous lui preparez un pilori ou vous inscrivez son deshonneur en +caracteres indelebiles... Vous la reclamez d'une main, et de l'autre vous +lui enfoncez un poignard dans le sein. Mais vous dites que vous la voulez; +non, vous ne la voulez pas! Vous n'oseriez pas dire cela serieusement en +face de la Cour. La voulez-vous avec vous, voulez-vous cohabiter avec elle, +la garder? Dites-le, si vous l'osez!" + +Michel (de Bourges) couronne sa plaidoirie en refutant les griefs +d'indignite maternelle imputes a madame Dudevant: "Parce qu'une femme cede +aux caprices de sa lyre, aux inspirations d'un esprit createur, vous la +croiriez incapable d'elever ses enfants?" A ce titre, il faudrait +refuser--observe-t-il--les qualites educatrices a tant d'ecrivains de +genie qui commirent quelque oeuvre licencieuse. Ces qualites, madame +Dudevant les possede, comme l'atteste la lettre qu'elle adressa a son fils +au cours du proces et qui se termine par cette adjuration: "Mon enfant, +prie Dieu pour ton pere et pour moi." + +A l'audience du 26 juillet, il y eut repliques successives de Me +Thiot-Varennes et de Me Michel (de Bourges). L'avocat de M. Dudevant fit +un aveu qui merite d'etre retenu: "Sans doute mon client ne saurait +promettre a son epouse un grand amour, au moins dans les premiers moments +de la reunion. Mais le temps est un grand maitre. Plus tard M. Dudevant +rendra a sa femme sa tendresse, quand elle en sera devenue digne." Enfin +l'avocat general Corbin donna ses conclusions. Il constata que si les +premiers torts pouvaient, en partie, etre rejetes sur madame Dudevant, si +elle avait commis tout au moins un adultere moral et peut-etre quelque +chose de plus, en revanche son mari l'avait gravement et gratuitement +outragee par ses imputations infames et impies. En consequence, le +ministere public tendait a l'admission de la demande en separation de +corps et a ce que Maurice fut place sous la surveillance de son pere, +Solange sous celle de sa mere. + +Apres trois quarts d'heure de delibere, la Cour rentra en seance et le +premier president annonca que, les voix etant partagees, la cause etait +renvoyee au lundi 1er aout, pour etre plaidee de nouveau, avec adjonction +de trois conseillers. Dans l'intervalle, une solution amiable prevalut. M. +Dudevant se desista de son appel, en echange d'un sacrifice d'argent +consenti par George Sand. Elle lui concedait une rente annuelle de 5.000 +francs. Et il le reconnait implicitement dans une lettre, dite +rectificative, qu'il adressa le 17 aout a la _Gazette des Tribunaux_. En +voici le dernier paragraphe: "Les deux parties ont fait une transaction +portant qu'il y aurait partage egal d'enfants et de fortune, d'apres les +bases du traite du 15 fevrier 1835, avant le commencement du proces qui +m'a ete intente. Ainsi je garde mon fils, et madame Dudevant sa fille." + +Les demeles pourtant n'etaient pas clos. On se querella encore au sujet du +mode d'education de Maurice qui, malade, fut remis aux soins de sa mere. +Par contre, M. Dudevant enleva de Nohant Solange, et George Sand eut +grand'peine a la reprendre. Puis ce furent les contestations d'argent. Le +baron ayant herite de sa belle-mere, madame Dudevant demanda, par l'organe +de Me Chaix-d'Est-Ange, la suppression de la pension qu'elle servait sur +les revenus de l'hotel de Narbonne. Le tribunal de la Seine, le 11 juillet +1837, refusa de statuer au fond. Et ce fut encore une transaction qui +intervint. En echange de l'hotel de Narbonne, M. Dudevant obtint 40.000 +francs. Il renoncait a Maurice et a Solange, sous condition qu'on les lui +conduisit une fois l'an et que leur mere supportat la moitie des frais de +deplacement. C'etait toujours le meme homme qui, dans la liquidation, +reclamait, par ministere d'avoue, quinze pots de confitures et un poele en +fer de la valeur de 1 franc 50 centimes, et qui, en 1841, revenait a la +charge pour 125 francs. A son fils, il envoyait pour etrennes six pots de +confitures, a partager avec sa soeur. Il devait aimer les confitures. + +En 1846, les epoux separes se revirent une fois, puis, l'annee suivante, +lors du mariage de Solange, le baron vint a Nohant, et sa presence durant +quelques heures jeta un froid. Il ne mourut qu'en 1871, apres avoir +intente un proces a ses enfants. Sa vie s'etait partagee entre +l'ivrognerie et la cupidite. + + + + +CHAPITRE XVIII + +L'EPOQUE DE _MAUPRAT_ + + +Ni les tourments du coeur ni les tracas de justice n'avaient interrompu la +production litteraire de George Sand. Elle travaillait chaque jour, ou +plutot chaque apres-midi et chaque nuit, avec une regularite automatique. +Le graveur Manceau, qui vecut longtemps dans son intimite et qui +l'expliquait un peu comme un montreur de phenomenes, si nous en croyons le +_Journal des Goncourt_, donnait d'elle cette definition: "C'est egal qu'on +la derange. Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre, +vous le fermez: c'est madame Sand." Rien ne la pouvait distraire de sa +besogne quotidienne. Bonne ou mediocre, la copie qu'elle devait fournir +prenait le chemin de l'editeur. Ainsi, en 1836-1837, deux oeuvres fort +inegales: _Simon_ et _Mauprat_. "Le roman de _Simon_, dit George Sand dans +la notice, n'est pas, je crois, des mieux conduits, mais j'en avais connu +les types, en plusieurs exemplaires dans la realite." De vrai, toute cette +intrigue de l'avocat Simon, epousant Fiamma Faliero, fille de la comtesse, +mais non pas du comte de Fougeres, sous les auspices de maitre Parquet et +de sa fille Bonne, est fort ennuyeuse. Or Simon, fils de la modeste +paysanne Jeanne Feline et neveu d'un abbe republicain, c'est l'image de +Michel (de Bourges). George Sand, alors en pleine ferveur d'enthousiasme +pour son defenseur, a peint ce portrait avec sollicitude: "Simon portait +au dedans de lui-meme la lepre qui consume les ames actives lorsque leur +destinee ne repond pas a leurs facultes. Il etait ambitieux. Il se sentait +a l'etroit dans la vie et ne savait vers quelle issue s'envoler. Ce qu'il +avait souhaite d'etre ne lui semblait plus, maintenant qu'il avait mis les +deux pieds sur cet echelon, qu'une conquete derisoire hasardee sur le +champ de l'infini. Simple paysan, il avait desire une profession eclairee; +avocat, il revait les succes parlementaires de la politique, sans savoir +encore s'il aurait assez de talent oratoire pour defendre la propriete +d'une haie ou d'un sillon... Cette maladie de l'ame est commune +aujourd'hui a tous les jeunes gens qui abandonnent la position de leur +famille pour en conquerir une plus elevee... Il souffrait, mais non pas +comme la plupart de ceux qui se lamentent de leur impuissance; il +subissait en silence le mal des grandes ames. Il sentait se former en lui +un geant, et sa frele jeunesse pliait sous le poids de cet autre lui-meme +qui grondait dans son sein." _Simon_, roman democratique, est dedie en ces +termes a la comtesse d'Agoult, aristocrate de naissance, republicaine de +sentiment: + +"Mysterieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre petit conte. + +"Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique. + +"Madame, ne dites a personne que vous etes sa soeur. + +"Coeur trois fois noble, descendez jusqu'a lui et rendez-le fier. + +"Comtesse, soyez pardonnee. + +"Etoile cachee, reconnaissez-vous a ces litanies." + +En regard de _Simon_, et par un effet de contraste, il faut placer la +_Marquise_, piquante nouvelle qui retrace l'aventure d'une coquette sous +le regne de Louis XV. Voici comment, a quatre-vingts ans, elle resume sa +liaison, qui dura plus d'un demi-siecle, avec le vicomte de Larrieux +qu'elle avait rencontre et peut-etre aime, toute jeune veuve, tres +consolable, de seize ans et demi: + +"En trois jours, le vicomte me devint insoutenable. Eh bien! mon cher, je +n'eus jamais l'energie de me debarrasser de lui! Pendant soixante ans il a +fait mon tourment et ma satiete. Par complaisance, par faiblesse ou par +ennui, je l'ai supporte." En realite, la marquise n'a jamais ete touchee +que d'une affection, platonique au demeurant, pour le comedien Lelio. Elle +le guette, elle le suit jusque dans un cafe borgne, et alors elle le voit, +tel qu'il est sans maquillage, loin de la rampe et des lustres: "Il avait +au moins trente-cinq ans; il etait jaune, fletri, use; il etait mal mis; +il avait l'air commun; il parlait d'une voix rauque et eteinte, donnait la +main a des pleutres, avalait de l'eau-de-vie et jurait horriblement. Je ne +retrouvais plus rien en lui des charmes qui m'avaient fascinee, pas meme +son regard si noble, si ardent et si triste. Son oeil etait morne, eteint, +presque stupide; sa prononciation accentuee devenait ignoble en +s'adressant au garcon de cafe, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. +Sa demarche etait lache, sa tournure sale, ses joues mal essuyees de fard. +Ce n'etait plus Hippolyte, c'etait Lelio. Le temple etait vide et pauvre; +l'oracle etait muet; le dieu s'etait fait homme; pas meme homme, comedien." + +D'ou vient donc l'emotion qu'elle ressent, l'espece d'amour qui l'enchaine +a Lelio, des qu'elle le voit en scene, jouant Rodrigue ou Bajazet? C'est, +note-t-elle, une passion toute intellectuelle, toute romanesque. Elle aime +en lui les heros qu'il represente, les vertus qu'il fait revivre. +L'imagination seule est en jeu. + +Si la _Marquise_ ressemble a un joli pastel, _Mauprat_ est un merveilleux +tableau de la vieille France feodale, un chef-d'oeuvre, ou de peu s'en +faut. Les caracteres y sont traces de main de maitre. Et pourtant ce roman +avait ete concu et commence parmi les pires angoisses du proces qui +mettait tout en cause pour George Sand, son avenir, sa fortune, le sort de +ses enfants. Quand _Mauprat_ parut dans la _Revue des Deux Mondes_, du 1er +avril au 15 juin 1837, ce fut un cri d'admiration. Les exagerations +sentimentales d'_Indiana_, de _Valentine_ et de _Jacques_, les +declamations eloquentes de _Lelia_ cedaient la place a une intrigue +attachante dans un decor pittoresque. La Roche-Mauprat dressait la +redoutable image du chateau-fort occupe par des hobereaux degeneres, +devenus des brigands. Edmee, qui appartient a la branche honorable de la +famille, trouverait dans ce repaire, ou elle s'egare au terme d'une partie +de chasse, soit le deshonneur, soit la mort, si elle n'etait sauvee par +son petit cousin, Bernard Mauprat. Elle emmene et veut apprivoiser le +louveteau. Autour de ces deux personnages se groupent les figures les plus +variees: les farouches habitants de la Roche-Mauprat, le genereux pere +d'Edmee, et don Marcasse le preneur de taupes, et le vertueux Monsieur +Patience. Longue et meritoire sera la lutte de Bernard pour triompher de +son naturel violent et de la sauvagerie hereditaire. Il ira guerroyer en +Amerique, dans l'armee de La Fayette, et, lors de son retour, il sera +soupconne, accuse d'un attentat commis contre Edmee par le dernier des +Mauprat felons. L'innocent est condamne, apres des debats tragiques, mais +un denouement favorable vient reconforter le lecteur sensible. Bernard +epouse sa cousine. Et George Sand, au sortir de toutes les amertumes d'un +mariage malheureux, tient a affirmer son respect et son culte pour l'union +de deux etres harmonieusement attaches par l'amour. Abdiquant les theories +revoltees de ses premieres oeuvres, elle montra la saintete du lien +conjugal forme sous d'heureux auspices. + +C'est sa reponse aux outrages et aux calomnies de M. Dudevant. "Le +mariage--ecrit-elle dans la notice de _Mauprat_--dont jusque-la j'avais +combattu les abus, laissant peut-etre croire, faute d'avoir suffisamment +developpe ma pensee, que j'en meconnaissais l'essence, m'apparaissait +precisement dans toute la beaute morale de son principe... Tout en faisant +un roman pour m'occuper et me distraire, la pensee me vint de peindre un +amour exclusif, eternel, avant, pendant et apres le mariage. Je fis donc +le heros de mon livre attestant, a quatre-vingts ans, sa fidelite pour la +seule femme qu'il eut aimee. L'ideal de l'amour est certainement la +fidelite eternelle." A ceux qui incriminent George Sand et alleguent +l'immoralite de son oeuvre, il n'est point inutile d'opposer la these de +_Mauprat_, ou le mariage est proclame "une institution sacree que la +societe a le tort de rabaisser, en l'assimilant a un contrat d'interets +materiels." Et cette declaration merite d'etre retenue: "Le sentiment qui +me penetrait se resume dans ces paroles de Mauprat vers la fin de +l'ouvrage: "Elle fut la seule femme que j'aimai dans toute ma vie; jamais +aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'etreinte de ma main." + +On retrouve cette meme doctrine, au terme du chapitre XI de la cinquieme +partie de l'_Histoire de ma Vie_, apres que George Sand a rappele les +peripeties de ses proces et tout l'effort de son travail pour subvenir a +l'education de ses enfants. "D'ou je conclus, dit-elle, que le mariage +doit etre rendu aussi indissoluble que possible; car, pour mener une +barque aussi fragile que la securite d'une famille sur les flots retifs de +notre societe, ce n'est pas trop d'un homme et d'une femme, un pere et une +mere se partageant la tache, chacun selon sa capacite. Mais +l'indissolubilite du mariage n'est possible qu'a la condition d'etre +volontaire, et, pour la rendre volontaire, il faut la rendre possible. Si, +pour sortir de ce cercle vicieux, vous trouvez autre chose que la religion +de l'egalite de droits entre l'homme et la femme, vous aurez fait une +belle decouverte." + +A l'annee 1837, se rattachent trois oeuvres secondaires de George Sand, +qui procedent de l'inspiration ou du souvenir de Venise: les _Maitres +Mosaistes_, la _Derniere Aldini_ et l'_Uscoque_. Elle ecrivit les _Maitres +Mosaistes_ pour son fils, qui n'avait encore lu qu'un roman, _Paul et +Virginie_. "Cette lecture, dit-elle, etait trop forte pour les nerfs d'un +pauvre enfant. Il avait tant pleure, que je lui avais promis de lui faire +un roman ou il n'y aurait pas d'amour et ou toutes choses finiraient pour +le mieux." A cette fin, elle composa une nouvelle assez longue relatant la +rivalite professionnelle qui surgit entre deux groupes de mosaistes de +Saint-Marc a l'epoque du Tintoret, les Zuccatti et les Bianchini. Sous le +couvert de la fiction, c'est une description de Venise, avec quelques +pages emouvantes sur ces effroyables plombs que Silvio Pellico a voues a +notre execration. On sent que George Sand, avec tous les liberaux et tous +les democrates de son temps, deteste l'occupation autrichienne sous +laquelle gemit la ville des Doges. Et le volume se termine par le +rayonnement d'une aurore qui incite l'un des personnages a cette reflexion +melancolique: "Voila la seule chose que l'etranger ne puisse pas nous +oter. Si un decret pouvait empecher le soleil de se lever radieux sur nos +coupoles, il y a longtemps que trois sbires eussent ete lui signifier de +garder ses sourires et ses regards d'amour pour les murs de Vienne." + +Les lettres de George Sand a Luigi Calamatta, l'eminent graveur dont la +fille Lina devait en 1863 epouser Maurice Sand, nous apprennent qu'en mai +1837, a Nohant, elle travaillait aux _Maitres Mosaistes_, "un petit conte +qui vous plaira, j'espere, non pas qu'il vaille mieux que le reste, mais +parce qu'il est dans nos idees et dans nos gouts, a nous _artistes_." Puis, +le 12 juillet, elle ecrit au meme Calamatta, qui lui avait envoye des +dessins sur Venise et la Renaissance: "Lisez, dans le prochain numero de +la _Revue_, les _Maitres Mosaistes_. C'est peu de chose, mais j'ai pense a +vous en tracant le caractere de Valerio. J'ai pense aussi a votre rivalite +avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette reveillera en vous +quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse." +Il y a, effectivement, dans cette oeuvre delicate et chaste, une +atmosphere de serenite. On percoit que l'ame de l'auteur etait en pleine +quietude: l'accalmie apres l'orage. "Je ne sais pourquoi, dit-elle, j'ai +ecrit peu de livres avec autant de plaisir que celui-la. C'etait a la +campagne, par un ete aussi chaud que le climat de l'Italie, que je venais +de quitter. Jamais je n'ai vu autant de fleurs et d'oiseaux dans mon +jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chaussee, et les rossignols, +enivres de musique et de soleil, s'egosillaient avec rage sur les lilas +environnants." + +La _Derniere Aldini_ fut composee a Fontainebleau, ou les souvenirs de +l'automne de 1833, en compagnie de Musset, ramenaient l'imagination de +George Sand vers Venise. Elle se plut a raconter l'aventure de Nello, +gondolier chioggiote, qui est aime de la princesse Bianca Aldini. Elle lui +offre de l'epouser, il refuse. Plus tard, devenu le grand chanteur Lelio, +il attire l'attention de la petite Alezia, qui l'entend a San Carlo. Or +elle est la fille de la princesse Aldini. Il l'a jadis bercee, toute +enfant, de ses chansons de gondolier. Il se derobe a une maniere d'inceste +sentimental. Et ce roman, ou les deux Aldini font une agreable antithese, +offre a nos meditations un cas de conscience ou plutot une enigme +voluptueuse que George Sand formule ainsi: "A quoi connait-on l'amour? au +plaisir qu'on donne ou a celui qu'on eprouve?" Le champ est ouvert aux +controversistes. + +Moindre nous apparait l'interet de l'_Uscoque_, conte byronien. Orio +Soranzo epouse la belle Giovanna Morosini, en la detournant de son fiance, +le comte Ezzelin. Officier au service de la republique de Venise, Orio se +fait pirate, autrement dit, uscoque. Il tue Ezzelin, sa femme, ses +complices, avec le concours de Naam, jolie fille turque, deguisee en homme, +qui l'a delivre lui-meme en assassinant le pacha de Patras. Arrete, Orio +simule la folie, mais il est condamne a mort et execute. Naam subirait le +meme sort sans l'intervention d'un juge, frappe de sa beaute. Or Naam +etait un homme. Des lors, le juge fut-il content ou decu? Tout cela est +obscur et troublant. + +En meme temps qu'elle fournissait ainsi a la _Revue des Deux Mondes_ sa +production romanesque, George Sand s'orientait vers des idees plus graves. +Lamennais et Pierre Leroux allaient la convertir aux conceptions d'une +philosophie democratique, egalitaire et socialiste. Elle y inclinait +progressivement, comme on le peut voir dans diverses lettres a son fils, +notamment dans celle du 3 janvier 1836. Cette correspondance, adresses a +un collegien de treize ans, traite fort eloquemment la question sociale, +soulevee par toutes les ecoles reformatrices d'alors. "Quand tu seras plus +grand, ecrit-elle a Maurice, tu liras l'histoire de cette Revolution dont +tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas a la raison et +a la justice." Mais, a son estime, l'oeuvre revolutionnaire n'est +qu'ebauchee, imparfaite. Il faut la parachever, en organisant une societe +meilleure, toute differente de "cette immense armee de coeurs impitoyables +et d'ames viles qui s'appelle la _Garde Nationale_" Elle ne veut pas que +son fils se range un jour du cote de ces hommes, plus betes que mechants, +qui defendent la propriete avec des fusils et des baionnettes et qui +regardent comme des brigands et des assassins ceux qui donnent leur vie +pour la cause du peuple. Sur tous ces points elle catechise Maurice, elle +lui communique la ferveur republicaine, en lui recommandant de ne montrer +ses lettres a personne,--ce qui visait particulierement M. Dudevant, +modele acheve de l'electeur censitaire et du bourgeois retrograde. +"Dis-moi, demande-t-elle a son fils, si tu trouves juste cette maniere de +partager inegalement les produits de la terre, les fruits, les grains, les +troupeaux, les materiaux de toute espece, et l'or (ce metal qui represente +toutes les jouissances, parce qu'un petit fragment se prend en echange de +tous les autres biens). Dis-moi, en un mot, si la repartition des dons de +la creation est bien faite, lorsque celui-ci a une part enorme, cet autre +une moindre, un troisieme presque rien, un quatrieme rien du tout! Il me +semble que la terre appartient a Dieu, qui l'a faite, et qui l'a confiee +aux hommes pour qu'elle leur servit d'eternel asile. Mais il ne peut pas +etre dans ses desseins que les uns y crevent d'indigestion et que les +autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire la-dessus ne +m'empechera pas d'etre triste et en colere quand je vois un mendiant +pleurant a la porte d'un riche." + +Voila le mal social clairement et justement denonce. Ou est le remede? +George Sand le cherchera avec perseverance. Elle le demandera aux divers +systemes socialistes qui sollicitaient la faveur ou la curiosite publique. +De meme que Sainte-Beuve, elle traversa le saint-simonisme, mais sans y +trouver la satisfaction de son esprit et la realisation de ses reves. En +compagnie d'Alfred de Musset, elle avait assiste a l'une des ceremonies +rituelles de cette nouvelle religion humanitaire. Elle ne se soucia pas +d'etre la Mere que cherchait le Pere Enfantin, et elle explique ses +reserves dans une lettre du 14 fevrier 1837 a Adolphe Gueroult. Les +saint-simoniens ont le tort grave, a ses yeux, de deserter la cause de la +justice et de la verite en France, de transporter leurs efforts en Orient, +de pactiser avec le gouvernement de Louis-Philippe et de negliger l'ideal +republicain. Ces compromissions-la, elle ne peut y acquiescer. Des le 15 +fevrier 1836, dans l'ardeur de son premier zele de neophyte, elle ecrivait +a la famille saint-simonienne de Paris: "Fidele a de vieilles affections +d'enfance, a de vieilles haines sociales, je ne puis separer l'idee de +_republique_ de celle de _regeneration_; le salut du monde me semble +reposer sur nous pour detruire, sur vous pour rebatir. Tandis que les bras +energiques du republicain feront la _ville_, les predications sacrees du +saint-simonien feront la _cite_. Vous etes les pretres, nous sommes les +soldats." + +Suit un hymne enflamme ou, republicaine, elle annonce sa foi combative en +de vagues croyances philanthropiques: "Quant a moi, solitaire jete dans la +foule, sorte de rapsode, conservateur devot des enthousiasmes du vieux +Platon, adorateur silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur +indecis et stupefait du grand Spinoza, sorte d'etre souffrant et sans +importance qu'on appelle un poete, incapable de formuler une conviction et +de prouver, autrement que par des recits et des plaintes, le mal et le +bien des choses humaines, je sens que je ne puis etre ni soldat ni pretre, +ni maitre ni disciple, ni prophete ni apotre; je serai pour tous un frere +debile, mais devoue; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je n'ai +pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la guerre sainte +et la sainte paix; car je crois a la necessite de l'une et de l'autre. Je +reve dans ma tete de poete des combats homeriques, que je contemple le +coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien au milieu desquels je me +precipite sous les pieds des chevaux, ivre d'enthousiasme et de sainte +vengeance. Je reve aussi, apres la tempete, un jour nouveau, un lever de +soleil magnifique; des autels pares de fleurs, des legislateurs couronnes +d'olivier, la dignite de l'homme rehabilitee, l'homme affranchi de la +tyrannie de l'homme, la femme de celle de la femme, une tutelle d'amour +exercee par le pretre sur l'homme, une tutelle d'amour exercee par l'homme +sur la femme; un gouvernement qui s'appellerait _conseil_ et non pas +_domination, persuasion_ et non pas _puissance_. En attendant, je +chanterai au diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car +je suis l'enfant de mon siecle, j'ai subi ses maux, j'ai partage ses +erreurs, j'ai bu a toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis +plus fervent que la masse pour desirer son salut, je ne suis pas plus +savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi gemir et prier +sur cette Jerusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore salue son +messie. Ma vocation est de hair le mal, d'aimer le bien, de m'agenouiller +devant le beau." + +Comment vont se traduire ces maximes en actes? Et, d'abord, comment le +republicanisme de George Sand va-t-il s'adapter a l'education de Maurice? +Elle sait que son fils est, au college Henri IV, camarade du duc de +Montpensier, qu'il a ete invite aux Tuileries, qu'il est alle chez la +reine. Elle s'en emeut: "Tu es encore trop jeune pour que cela tire a +consequence; mais, a mesure que tu grandiras, tu reflechiras aux +consequences des liaisons avec les aristocrates. Je crois bien que tu n'es +pas tres lie avec Sa Majeste et que tu n'es invite que comme faisant +partie de la classe de Montpensier. Mais, si tu avais dix ans de plus, tes +opinions te defendraient d'accepter ces invitations." + +Elle le met en garde contre les seductions de la cour, contre les +sortileges de la puissance: "Les amusements que Montpensier t'offre sont +deja des faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent a rien; mais, +s'il arrivait qu'on te fit, devant lui, quelque question sur tes opinions, +tu repondrais, j'espere, comme il convient a un enfant, que tu ne peux pas +en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis sure, comme il convient a un +homme, que tu es republicain de race et de nature; c'est-a-dire qu'on t'a +enseigne deja a desirer l'egalite, et que ton coeur se sent dispose a ne +croire qu'a cette justice-la. La crainte de mecontenter le prince ne +t'arreterait pas, je pense. Si, pour un diner ou un bal, tu etais capable +de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui deplaire par ta +franchise, ce serait deja une grande lachete." + +Toutefois elle l'incite a s'abstenir d'une arrogance deplacee, a ne dire, +devant Montpensier, ni du mal de son pere: ce serait une espece de +crime--ni du bien: ce serait vendre sa conscience. Bref, Maurice devra +eviter, a la cour, d'appeler Louis-Philippe _la Poire_, selon l'expression +que George Sand emploie au courant de la plume. Mais qu'il se garde de +toute familiarite, de tout abandon avec les princes! "Ce sont nos ennemis +naturels, et, quelque bon que puisse etre l'enfant d'un roi, il est +destine a etre tyran. Nous sommes destines a etre avilis, repousses ou +persecutes par lui. Ne te laisse donc pas trop eblouir par les bons diners +et par les fetes. Sois un _vieux Romain_ de bonne heure, c'est-a-dire, +fier, prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui coutent l'honneur et la +sincerite." Et Maurice lui repond: "Montpensier m'a invite a son bal, +malgre mes opinions politiques. Je m'y suis bien amuse. Il nous a tous +fait cracher avec lui sur la tete des gardes nationaux." On ne s'ennuyait +pas a un gala du roi-citoyen. + +Voila cette correspondance extraordinaire que George Sand recommandait a +son fils de garder secrete, sans la montrer jamais a son pere et meme sans +lui en parler. "Tu sais, ajoutait-elle, que ses opinions different des +miennes. Tu dois ecouter avec respect tout ce qu'il te dira; mais ta +conscience est libre et tu choisiras, entre ses idees et les miennes, +celles qui te paraitront meilleures. Je ne te demanderai jamais ce qu'il +te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce que je t'ecris." +Aussi a-t-elle soin de ne point envoyer ses lettres par la poste ni par +l'intermediaire du proviseur. Comme s'il s'agissait de billets d'amour, +elle les fait porter par son jeune ami Emmanuel Arago, qui va voir +l'enfant aux heures de recreation et qui, trois ou quatre jours apres, +recoit les reponses du collegien, pour les transmettre a la mere. De plus, +Maurice doit laisser cette correspondance dans _sa baraque_ au college et +ne jamais l'emporter les jours de sortie. Que de mysteres pour des +effusions politiques! + +Au demeurant, George Sand ne pratiquera pas toujours l'intransigeance +republicaine qu'elle enseigne et preconise. Sous le second Empire, elle +aura des accointances avec le Palais-Royal, sinon avec les Tuileries. Elle +sera en commerce epistolaire des plus assidus avec le prince Jerome +Napoleon, et temoignera pour les Bonaparte une sympathie qu'elle interdit +a son fils envers les d'Orleans. En 1836, sa raison, son ame et son coeur +appartiennent a la Republique. Michel (de Bourges) a suscite en elle la +foi democratique; le saint-simonisme, cotoye, lui a communique une ardeur +de regeneration sociale et de proselytisme egalitaire qu'elle pousse +jusqu'a declarer a Adolphe Gueroult: "Je ne connais et n'ai jamais connu +qu'un principe: celui de l'abolition de la propriete." Sous les auspices +de Lamennais, elle va donner l'essor a son ideal humanitaire. + + + + +CHAPITRE XIX + +INFLUENCE PHILOSOPHIQUE: LAMENNAIS + + +Quand George Sand rencontra Lamennais, il n'etait plus le pretre +ultramontain dont Rome avait pense faire un cardinal, ni meme le +catholique liberal qui fondait le journal l'_Avenir_ avec le comte de +Montalembert, les abbes Lacordaire et Gerbet. Il etait devenu, par une +evolution logique, loyale et douloureuse de la pensee, le democrate +chretien qui trouvait dans l'Evangile la loi de liberte, d'egalite et de +fraternite, recueillie par les philosophes et proclamee par la Revolution. +Republicain, son amour du peuple lui dicta cette oeuvre de genie, les +_Paroles d'un Croyant_. Excommunie, il continua a dire la messe dans son +oratoire. Et le parti clerical ne cessa de l'accabler d'outrages, de le +representer comme un apostat predestine a cette chute, pour ce que, des +ses debuts dans le sacerdoce, il avait commis le double mefait de renoncer +a la lecture quotidienne du breviaire et de porter un chapeau de paille. +En depit des calomnies et de la haine des devots, il reste l'un des plus +sublimes penseurs et le premier prosateur du siecle ecoule. Son style a la +concision et la majeste bibliques. + +C'est Liszt qui, au milieu des peripeties du _proces monstre_, en mai 1835, +mit en relations George Sand et Lamennais. "Il le fit consentir, dit-elle, +a monter jusqu'a mon grenier de poete." Tout aussitot elle recut la +commotion de l'enthousiasme, voire meme de la veneration, et cette fois +l'imagination seule etait en cause. Felicite de Lamennais n'avait aucun +agrement physique et pratiquait la plus stricte chastete[13]. Ne en 1782 a +Saint-Malo, il etait alors age de cinquante-trois ans et paraissait en +avoir plus de soixante. Voici comment George Sand le vit avec les yeux de +l'extase: "M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un +faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa tete! Son +nez etait trop proeminent pour sa petite taille et pour sa figure etroite. +Sans ce nez disproportionne, son visage eut ete beau. L'oeil clair lancait +des flammes; le front droit et sillonne de grands plis verticaux, indice +d'ardeur dans la volonte, la bouche souriante et le masque mobile sous une +apparence de contraction austere, c'etait une tete fortement caracterisee +pour la vie de renoncement, de contemplation et de predication. Toute sa +personne, ses manieres simples, ses mouvements brusques, ses attitudes +gauches, sa gaiete franche, ses obstinations emportees, ses soudaines +bonhomies, tout en lui, jusqu'a ses gros habits propres, mais pauvres, et +a ses bas bleus, sentait le cloarek breton. Il ne fallait pas longtemps +pour etre saisi de respect et d'affection pour cette ame courageuse et +candide. Il se revelait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or +et simple comme la nature." + +[Note 13: Il y eut pourtant un voisin de campagne de George Sand assez +ineptement calomniateur pour pretendre qu'il avait apercu Lamennais, sur +la terrasse de Nohant, en robe de chambre orientale, avec des babouches et +une calotte grecque, fumant un narghileh, aupres de l'auteur de _Lelia_.] + +Lamennais quittait sa Bretagne afin de commencer une vie nouvelle, ou le +philosophe stoique allait se doubler d'un lutteur intrepide. Il +s'improvisait avocat, en acceptant de defendre les accuses d'avril, a la +barre de la Chambre des pairs. "C'etait beau et brave, dit George Sand. Il +etait plein de foi, et il disait sa foi avec nettete, avec clarte, avec +chaleur; sa parole etait belle, sa deduction vive, ses images rayonnantes, +et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a +successivement parcourus, il y etait tout entier, passe, present et avenir, +tete et coeur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure +admirables. Il se resumait alors dans l'intimite avec un eclat que +temperait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontre +perdu dans ses reveries, n'ont vu de lui que son oeil vert, quelquefois +hagard, et son grand nez acere comme un glaive, ont eu peur de lui et ont +declare son aspect diabolique." + +Ce passage de l'_Histoire de ma Vie_, posterieur a la mort de Lamennais, +fait justice des calomnies et des invectives qui s'acharnerent sur le +penseur sublime, sur le merveilleux ecrivain. George Sand, meme par dela +les dissidences de doctrine, ne peut parler de lui qu'avec un infini +respect. Elle repond a ceux qui le meconnaissent: "S'ils l'avaient regarde +trois minutes, s'ils avaient echange avec lui trois paroles, ils eussent +compris qu'il fallait cherir cette bonte, tout en frissonnant devant cette +puissance, et qu'en lui tout etait verse a grandes doses, la colere et la +douceur, la douleur et la gaiete, l'indignation et la mansuetude." Elle +honore en Lamennais "le pretre du vrai Dieu, crucifie pendant soixante +ans", qui fut "insulte jusque sur son lit de mort par les pamphletaires, +conduit a la fosse commune sous l'oeil des sergents de ville, comme si les +larmes du peuple eussent menace de reveiller son cadavre". Elle montre +l'homogeneite, non pas apparente peut-etre, mais intime, de cette destinee +qui nous revele l'ascension du genie vers la verite et la lumiere. C'est, +dit-elle, "le progres d'une intelligence eclose dans les liens des +croyances du passe et condamnee par la Providence a les elargir et a les +briser, a travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus +puissante que celle des ecoles, la logique du sentiment." Elle explique, +avec une clairvoyance doublee de poesie, ce melange de dogmatisme absolu +et de sensibilite impetueuse qui determina Lamennais a chercher, d'etape +en etape, un lieu d'asile pour son imagination tourmentee et morose. +Maintes fois il crut l'avoir trouve. Il s'en rejouissait et le proclamait. +Mais le duel continuait entre son coeur et sa raison, et celui-la criait a +celle-ci une adjuration que George Sand resume en ces termes: "Eh bien! tu +t'etais donc trompee! car voila que des serpents habitaient avec toi, a +ton insu. Ils s'etaient glisses, froids et muets, sous ton autel, et voila +que, rechauffes, ils sifflent et relevent la tete. Fuyons, ce lieu est +maudit et la verite y serait profanee. Emportons nos lares, nos travaux, +nos decouvertes, nos croyances; mais allons plus loin, montons plus haut, +suivons ces esprits qui s'elevent en brisant leurs fers; suivons-les pour +leur batir un autel nouveau, pour leur conserver un ideal divin, tout en +les aidant a se debarrasser des liens qu'ils trainent apres eux et a se +guerir du venin qui les a souilles dans les horreurs de cette prison." + +Alors sur d'autres bases et d'autres plans, en quelque contree qui +avoisine la Republique de Salente et la Cite de Dieu, surgit une eglise +nouvelle, ouverte toute grande a des foules qui prefereront, helas! +l'etroitesse et la vulgarite de leurs anciens sanctuaires. La foi +democratique et chretienne de Lamennais ne s'adresse qu'a une elite +idealiste. De la les deceptions et les surprises qu'il eprouve, lorsqu'il +entre en contact avec les realites coutumieres, lorsqu'il redescend des +sommets radieux vers l'humanite miserable. Il se laissait parfois, a +l'estime de George Sand, seduire et duper par des influences passageres et +inferieures. Elle se plaint d'en avoir pati. "Ces inconsequences, +ecrit-elle, ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles +etaient a la surface de son caractere, au degre du thermometre de sa frele +sante. Nerveux et irascible, il se fachait souvent avant d'avoir reflechi, +et son unique defaut etait de croire avec precipitation a des torts qu'il +ne prenait pas le temps de se faire prouver." Il en attribua, parait-il, +quelques-uns a George Sand, dont elle se defend, sans les preciser. De +vrai, il y avait entre eux une divergence irreductible sur un point +essentiel. Elle revendiquait pour la femme des titres et des droits qu'il +ne voulait, en aucune maniere, conceder. Ils se heurterent, et elle n'en +garda ni froissement ni rancune. S'ils ne se brouillerent pas, selon +l'habituelle issue des enthousiasmes de George Sand, c'est qu'elle ne +ressentit pour lui qu'une tendresse intellectuelle, tout immaterielle. +"J'avais, declare-t-elle dans l'_Histoire de ma Vie_, comme une faiblesse +maternelle pour ce vieillard, que je reconnaissais en meme temps pour un +des peres de mon Eglise, pour une des venerations de mon ame. Par le genie +et la vertu qui rayonnaient en lui, il etait dans mon ciel, sur ma tete. +Par les infirmites de son temperament debile, par ses depits, ses +bouderies, ses susceptibilites, il etait a mes yeux comme un enfant +genereux, mais enfant a qui l'on doit dire de temps en temps: "Prenez +garde, vous allez etre injuste. Ouvrez donc les yeux!" + +La communaute des aspirations republicaines les avait rapproches; mais +l'eleve ne tarda pas a alarmer le maitre par l'audace de ses tendances +socialistes. Lamennais ne souhaitait que d'instituer le regne de +l'Evangile dans les consciences. George Sand avait des conceptions plus +hardies et plus hasardeuses. Elle battait en breche l'autorite maritale et +la propriete individuelle. Elle professait deja une sorte de collectivisme +qui ne demandait qu'a devenir gouvernemental. Et Lamennais renoncait a la +suivre. "Apres m'avoir poussee en avant, dit-elle, il a trouve que je +marchais trop vite. Moi, je trouvais qu'il marchait parfois trop lentement +a mon gre. Nous avions raison tous les deux a notre point de vue: moi, +dans mon petit nuage, comme lui dans son grand soleil, car nous etions +egaux, j'ose le dire, en candeur et en bonne volonte. Sur ce terrain-la, +Dieu admet tous les hommes a la meme communion." + +Elle avait promis d'ecrire, et elle n'a pas ecrit l'histoire de leurs +petites dissidences; elle voulait le montrer "sous un des aspects de sa +rudesse apostolique, soudainement temperee par sa supreme equite et sa +bonte charmante." Nous savons seulement qu'il exerca sur elle l'action +d'un directeur de conscience, et l'initia a une methode de philosophie +religieuse qui la toucha profondement, "en meme temps, ajoute-t-elle, que +ses admirables ecrits rendirent a mon esperance la flamme prete a +s'eteindre." + +Durant les six ou sept annees qui suivirent 1835, ce fut chez George Sand +une adhesion sans reserve aux doctrines propagees par l'auteur des +_Paroles d'un Croyant_. Dans la septieme des _Lettres d'un Voyageur_, elle +celebre "la probite inflexible, l'austerite cenobitique, le travail +incessant d'une pensee ardente et vaste comme le ciel; mais, poursuit-elle, +le sourire qui vient tout d'un coup humaniser ce visage change ma terreur +en confiance, mon respect en adoration." Elle unit alors dans un meme +culte Lamennais et Michel (de Bourges), l'ecrivain et l'orateur qui font +vibrer en elle les cordes secretes. "Les voyez-vous, s'ecrie-t-elle, se +donner la main, ces deux hommes d'une constitution si frele, qui ont paru +cependant comme des geants devant les Parisiens etonnes, lorsque la +defense d'une sainte cause les tira dernierement de leur retraite, et les +eleva sur la montagne de Jerusalem pour prier et pour menacer, pour benir +le peuple, et pour faire trembler les pharisiens et les docteurs de la loi +jusque dans leur synagogue?" + +Entre tous les jugements litteraires portes par George Sand sur le +caractere et le genie de Lamennais, le plus decisif est celui qu'elle +formula dans un article de la _Revue Independante_ de 1842. Elle y +analysait l'oeuvre etrange et vigoureuse qu'il venait de publier sous ce +titre symbolique: _Amschaspands et Darvands_--c'est-a-dire les bons et les +mauvais genies. Et George Sand, spirituelle et malicieuse contre son +ordinaire, proposait de traduire ainsi en francais moderne, pour etre +compris du _Journal des Debats_ et de la presse conservatrice: _Chenapans +et Pedants_. Cet article, apres une sortie vehemente contre le +gouvernement de Louis-Philippe qui est accuse de corruption et de venalite, +contient une eloquente apologie de Lamennais: "Ecoutez avec respect la +voix austere de cet apotre. Ce n'est ni pour endormir complaisamment vos +souffrances, ni pour flatter vos reves dores que l'esprit de Dieu l'agite, +le trouble et le force a parler. Lui aussi a souffert, lui aussi a subi le +martyre de la foi. Il a lutte contre l'envie, la calomnie, la haine +aveugle, l'hypocrite intolerance. Il a cru a la sincerite des hommes, a la +puissance de la verite sur les consciences. Il a rencontre des hommes qui +ne l'ont pas compris, et d'autres hommes qui ne voulaient pas le +comprendre, qui taxaient son male courage d'ambition, sa candeur de depit, +sa genereuse indignation de basse animosite. Il a parle, il a fletri les +turpitudes du siecle, et on l'a jete en prison. Il etait vieux, debile, +maladif: ils se sont rejouis, pensant qu'ils allaient le tuer, et que de +la geole, ou ils l'enfermaient, ils ne verraient bientot sortir qu'une +ombre, un esprit dechu, une voix eteinte, une puissance aneantie. Et +cependant il parle encore, il parle plus haut que jamais. Ils ont cru +avoir affaire a un enfant timide qu'on brise avec les chatiments, qu'on +abrutit avec la peur. Les pedants! ils se regardent maintenant confus, +epouvantes, et se demandent quelle etincelle divine anime ce corps si +frele, cette ame si tenace." Au seul Lamennais George Sand attribue le +reveil evangelique qui combat le materialisme, institue une philosophie +chretienne et triomphe du voltairianisme, repandu dans le peuple aussi +bien que dans les hautes classes. "Il est, dit-elle, le dernier pretre, le +dernier apotre du christianisme de nos peres, le dernier reformateur de +l'Eglise qui viendra faire entendre a vos oreilles etonnees cette voix de +la predication, cette parole accentuee et magnifique des Augustin et des +Bossuet, qui ne retentit plus, qui ne pourra plus jamais retentir sous les +voutes affaissees de l'Eglise." + +Que va-t-il cependant devenir, sortant de sa tour d'ivoire, de sa solitude +de La Chesnaie, pour entrer dans la politique militante, dans la melee des +partis? Il se fixe a Paris, il fonde un journal, qui s'appelle le _Monde_. +George Sand l'annonce a madame d'Agoult, dans une lettre envoyee de La +Chatre a Geneve, le 25 mai 1836. Que sera ce journal? Sera-t-il viable? +Lamennais sera-t-il l'homme de la polemique quotidienne? Et elle se repond +a elle-meme: "Il lui faut une ecole, des disciples. En morale et en +politique, il n'en aura pas, s'il ne fait d'enormes concessions a notre +epoque et a nos lumieres. Il y a encore en lui, d'apres ce qui m'est +rapporte par ses intimes amis, beaucoup plus du pretre que je ne croyais. +On esperait l'amener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le +faire. Il resiste. On se querelle et on s'embrasse. On ne conclut rien +encore. Je voudrais bien que l'on s'entendit. Tout l'espoir de +l'_intelligence vertueuse_ est la. Lamennais ne peut marcher seul." + +Va-t-elle s'enregimenter dans la phalange sacree du prophete? Sera-t-elle +une unite dans cette armee? "Le plus grand general du monde, dit-elle, ne +fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats eprouves et croyants." +Elle l'invite a se mefier des gens qui ne disputeront pas avant d'accepter +sa direction. Elle-meme est fort indecise en reflechissant aux +consequences d'un tel engagement, et le confesse: "Je m'entendrais +aisement avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais, la, je +reclamerais une certaine liberte de conscience, et il ne me l'accorderait +pas." S'il echoue, qu'adviendra-t-il de ceux qui aspirent a la religion de +l'ideal? A cette pensee, elle eprouve une grande consternation de coeur et +d'esprit: "Les elements de lumiere et d'education des peuples s'en iront +encore epars, flottant sur une mer capricieuse, echouant sur tous les +rivages, s'y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le seul +pilote qui eut pu les rassembler leur aura retire son appui et les +laissera plus tristes, plus desunis et plus decourages que jamais." Elle +adjure madame d'Agoult et Franz Liszt de determiner Lamennais a bien +connaitre et bien apprecier "l'etendue du mandat que Dieu lui a confie. +Les hommes comme lui, ajoute-t-elle, font les religions et ne les +acceptent pas. C'est la leur devoir. Ils n'appartiennent point au passe. +Ils ont un pas a faire faire a l'humanite. L'humilite d'esprit, le +scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu defend aux +reformateurs." + +Elle cede toutefois a l'ascendant du maitre, au prestige du genie, et +collabore au _Monde_, en meme temps qu'elle refuse de travailler dans les +_Debats_. De ce refus elle donne l'explication en une lettre a Jules Janin, +du 15 fevrier 1837: "Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses +sacrees, meme chez une femme, mais seulement de la maniere d'envisager la +question litteraire. Songez que je n'ai pas l'ombre d'esprit, que je suis +lourde, prolixe, emphatique, et que je n'ai aucune des conditions du +journalisme." Comme Jules Janin pouvait s'etonner qu'elle preferat aux +_Debats_, riches et solides, un journal qui ne payait pas ses redacteurs, +elle declare a son correspondant: "Je ne travaille pas dans le _Monde_, je +ne suis l'associee de personne. Associee de l'abbe de Lamennais est un +titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son devoue serviteur. +Il est si bon et je l'aime tant que je lui donnerai autant de mon sang et +de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera guere, car il +n'a pas besoin de moi, Dieu merci! Je n'ai pas l'outrecuidance de croire +que je le sens autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques +abonnes de plus a son journal; lequel journal durera ce qu'il voudra et me +paiera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abbe de +Lamennais sera toujours l'abbe de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni +association possibles pour faire, de George, autre chose qu'un tres pauvre +garcon." + +Un journal, tel que le _Monde_, ne pouvait guere inserer un vulgaire +roman. George Sand lui donna une sorte de feuilleton philosophique, les +_Lettres a Marcie_, qu'elle ecrivait au jour le jour, malgre sa repugnance +pour ce labeur hatif et haletant. Elle se reconnait impropre a la +"fabrication rapide, pittoresque et habilement accidentee de ces romans +dont l'interet se soutient malgre les hasards de la publication +quotidienne." Elle ne continua pas les _Lettres a Marcie_, du jour ou +Lamennais abandonna la direction du _Monde_. "Je n'avais pas de gout, +dit-elle, et je manquais de facilite pour ce genre de travail interrompu, +et pour ainsi dire hache." L'oeuvre avait cependant une idee directrice. +George Sand voulait repondre aux pretendus moralistes qui l'avaient +souvent mise au defi de devoiler ses criminelles intentions a l'endroit du +mariage. Elle expose sa doctrine sous le patronage de Lamennais, qui sera +bientot assez gene de couvrir cette marchandise de son pavillon. + +L'heroine, Marcie, est une fille de vingt-cinq ans, sans fortune, a qui +sont adressees les six _Lettres_ qui traitent de la condition de la femme +et de l'egalite des droits des deux sexes. Neanmoins, l'ami qui correspond +avec elle, n'admet pas les equivoques revendications feminines formulees +par les saint-simoniens. La theorie de l'amour libre, naguere preconisee +par George Sand, a cede devant l'austere influence de Lamennais. Voici la +declaration tres explicite de la premiere _Lettre_: "Quant a ces +dangereuses tentatives qu'ont faites quelques femmes dans le +saint-simonisme pour gouter le plaisir dans la liberte, pensez-en ce que +vous voudrez, mais ne vous y hasardez pas." Et dans la troisieme _Lettre_: +"Les femmes crient a l'esclavage. Qu'elles attendent que l'homme soit +libre, car l'esclavage ne peut donner la liberte!" En revendiquant +certains droits pour la femme, George Sand n'a garde d'identifier ses +facultes avec celles de l'homme. "L'egalite, dit-elle, n'est pas la +similitude." Et elle repudie telles tendances aventureuses et chimeriques: +"Des velleites d'ambition se sont trahies chez quelques femmes trop fieres +de leur education de fraiche date. Les complaisantes reveries des modernes +philosophes les ont encouragees, et ces femmes ont donne d'assez tristes +preuves de l'impuissance de leur raisonnement. Il est a craindre que les +vaines tentatives de ce genre et ces pretentions mal fondees ne fassent +beaucoup de tort a ce qu'on appelle aujourd'hui la cause des femmes. Les +femmes ont des droits, n'en doutons pas, car elles subissent des +injustices. Elles doivent pretendre a un meilleur avenir, a une sage +independance, a une plus grande participation aux lumieres, a plus de +respect, d'estime et d'interet de la part des hommes. Mais cet avenir est +entre leurs mains. Les hommes seront un jour a leur egard ce qu'elles les +feront." Aussi bien George Sand s'abstient-elle de postuler pour la femme, +soit la mission sacerdotale, soit l'action politique. Elle ne l'estime pas +propre a tous les emplois. "Vous ne pouvez etre qu'artiste, ecrit-elle, et +cela, rien ne vous en empechera... Loin de moi cette pensee que la femme +soit inferieure a l'homme. Elle est son egale devant Dieu, et rien dans +les desseins providentiels ne la destine a l'esclavage. Mais elle n'est +pas semblable a l'homme, et son organisation comme son penchant lui +assignent un autre role, non moins beau, non moins noble, et dont, a moins +d'une depravation de l'intelligence, je ne concois guere qu'elle puisse +trouver a se plaindre." Ce sont les fonctions et les joies de la maternite, +ce sont les fatigues et les devoirs du menage, c'est la tendresse +consolatrice qui assiste et reconforte. George Sand a exprime la meme +pensee en d'autres termes, dans ce recit de la guerre des Hussites, +intitule _Jean Ziska_: "Femmes, je n'ai jamais doute que malgre vos vices, +vos travers, votre insigne paresse, votre absurde coquetterie, votre +frivolite puerile, il n'y eut en vous quelque chose de pur, d'enthousiaste, +de candide, de grand et de genereux, que les hommes ont perdu ou n'ont +point encore. Vous etes de beaux enfants. Votre tete est faible, votre +education miserable, votre prevoyance nulle, votre memoire vide, vos +facultes de raisonnement inertes. La faute n'en est point a vous." Elle +reprenait la et developpait une idee favorite de Lamennais, qui compare la +femme a un brillant et folatre papillon. Mais, chez cet etre plus delicat +que reflechi, quelles ressources de sensibilite! "Les larmes precieuses +des ames mystiques, ecrit George Sand, fecondent un germe de salut." Et +quelle ardeur vers une foi religieuse qui est l'humaine figuration de +l'ideal! La femme a l'instinct ritualiste. Dans les ceremonies du culte, +elle cherche les formes plus encore que la substance, elle croit et elle +pratique plutot par les sens que par la raison. Elle veut "la splendeur +des rites, les emotions du sanctuaire, la richesse ou la grandeur des +temples, ce concours de sympathies explicites, l'autorite du pretre, en un +mot tout ce qui frappe l'imagination." George Sand s'inscrit la contre et +repudie ce materialisme religieux. "Il faudra, dit-elle, que les femmes +renoncent a faire du culte un spectacle." Elle demande une croyance _plus +male_, des communications plus directes, plus intimes avec la Divinite. +Elle formule ce qui nous apparait comme la religion epuree et sublime. +"Dieu, ecrit-elle, a place notre vie entre une foi eteinte et une foi a +venir... Votre catholicisme, Marcie, est tombe dans les tenebres du doute. +Votre christianisme est a son aurore de foi et de certitude... S'il est +encore des ames croyantes, laissons-les s'endormir, pales fleurs, parmi +l'herbe des ruines." Et voici le mysterieux appel qu'elle adresse a la +vierge en qui se symbolisent le reve et la recherche des verites futures, +aux clartes radieuses: + +"Marcie, il est une heure dans la nuit que vous devez connaitre, vous qui +avez veille au chevet des malades ou sur votre prie-Dieu, a gemir, a +invoquer l'esperance: c'est l'heure qui precede le lever du jour; alors, +tout est froid, tout est triste; les songes sont sinistres et les mourants +ferment leurs paupieres. Alors, j'ai perdu les plus chers d'entre les +miens, et la mort est venue dans mon sein comme un desir. Cette heure, +Marcie, vient de sonner pour nous; nous avons veille, nous avons pleure, +nous avons souffert, nous avons doute; mais vous, Marcie, vous etes plus +jeune; levez-vous donc et regardez: le matin descend deja sur vous a +travers les pampres et les giroflees de votre fenetre. Votre lampe +solitaire lutte et palit; le soleil va se lever, son rayon court et +tremble sur les cimes mouvantes des forets; la terre, sentant ses +entrailles se feconder, s'etonne et s'emeut comme une jeune mere, quand, +pour la premiere fois, dans son sein, l'enfant a tressailli." + +Vers qui se tournera l'esperance de ceux qui cherchent les horizons +nouveaux de la Terre promise? Vers Lamennais, au gre de George Sand. Il +conduira l'humanite par des sentiers inconnus, il abaissera devant elle +les barrieres et les obstacles. Ce sera le bon guide de l'heureux voyage, +sous des cieux propices. Les _Lettres a Marcie_ nous entrainent sur ses +traces: "Quelques elus ont marche sans crainte et sans fatigue par des +chemins benis; ils ont gravi des pentes douces a travers de riantes +vallees... Ils ont depouille sans effort ni terreur le fond de la forme, +l'erreur du mensonge; ils ont tendu la main a ceux qui tremblaient, ils +ont porte dans leurs bras les debiles et les accables. Deja ils pourraient +sans doute formuler le christianisme futur, si le monde voulait les +ecouter; et, quant a eux, ils ont place leur temple sur les hauteurs +au-dessus des orages, au-dessus du souffle des passions humaines. Ceux-la +ne connaissent ni indignation contre la faiblesse, ni colere contre +l'incertitude, ni haine contre la sincerite. Peut-etre l'avenir +n'acceptera-t-il pas tout ce qu'ils ont conserve des formes du passe; mais +ce qu'ils auront sauve d'eternellement durable, c'est l'amour, elan de +l'homme a Dieu; c'est la charite, rapport de l'homme a l'homme. Quant a +nous qui sommes les enfants du siecle, nous chercherons dans notre Eden +ruine quelques palmiers encore debout, pour nous agenouiller a l'ombre et +demander a Dieu de rallumer la lampe de la foi... La ou notre conviction +restera impuissante a percer le mystere de la lettre, nous nous +rattacherons a l'esprit de l'Evangile, doctrine celeste de l'ideal, +essence de la vie de l'ame." + +Est-ce a dire que Lamennais acceptat de tous points les theories de sa +collaboratrice? Il devait, au contraire, en etre inquiet et meme epouvante, +si l'on s'en rapporte a la lettre que lui adressait George Sand, le 28 +fevrier 1837: "Monsieur et excellent ami, ecrit-elle de Nohant, vous +m'avez entrainee, sans le savoir, sur un terrain difficile a tenir." Elle +en est _effrayee_, elle voudrait parler de tous les devoirs de la femme, +du mariage, de la maternite, et ce sont matieres scabreuses. +Evitera-t-elle les fondrieres?" Je crains, confesse-t-elle, d'etre +emportee par ma petulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez +d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais ai-je le temps de +vous demander, a chaque page, de me tracer le chemin? Avez-vous le temps +de suffire a mon ignorance? Non, le journal s'imprime, je suis accablee de +mille autres soins, et, quand j'ai une heure le soir pour penser a +_Marcie_, il faut produire et non chercher." + +Dans cette lettre qui resume ses hardiesses, elle proclame la necessite du +divorce, bien que, pour sa part, elle aimat mieux passer le reste de sa +vie dans un cachot que de se remarier. Elle renonce a la theorie de +l'union libre, mais elle proteste contre l'indissolubilite du mariage. +"J'ai beau, dit-elle, chercher le remede aux injustices sanglantes, aux +miseres sans fin, aux passions souvent sans remede qui troublent l'union +des sexes, je n'y vois que la liberte de rompre et de reformer l'union +conjugale. Je ne serais pas d'avis qu'on dut le faire a la legere et sans +des raisons moindres que celles dont on appuie la separation legale +aujourd'hui en vigueur." Elle estime que Lamennais, chaste et inaccessible +aux faiblesses humaines, ignore certains abimes qu'elle-meme a mesures. +"Vous avez vecu avec les anges; moi, j'ai vecu avec les hommes et les +femmes. Je sais combien on souffre, combien on peche." Mais, si elle +evoque les fautes passees, elle declare que son age lui permet d'envisager +avec calme les orages qui palpitent et meurent a son horizon. En cela, ou +bien elle s'abuse, ou bien elle induit en erreur celui qu'elle appelle +"pere et ami." La pecheresse n'a pas termine son cycle. + +Si Lamennais fut effarouche des _Lettres a Marcie_, il dut l'etre bien +davantage du _Poeme de Myrza_, ou George Sand transpose le procede +litteraire des _Paroles d'un Croyant_ sur le mode amoureux. C'est, en un +style alternativement mystique et voluptueux, la rencontre paradisiaque de +l'homme et de la femme. Il la voit, l'admire et reconnait l'oeuvre et la +fille de Dieu. "Il marcha devant elle, et elle le suivit jusqu'a la porte +de sa demeure, qui etait faite de bois de cedre et recouverte d'ecorce de +palmier. Il y avait un lit de mousse fraiche; l'homme cueillit les fleurs +d'un rosier qui tapissait le seuil, et, les effeuillant sur sa couche, il +y fit asseoir la femme en lui disant:--"L'Eternel soit beni."--Et, +allumant une torche de meleze, il la regarda, et la trouva si belle qu'il +pleura, et il ne sut quelle rosee tombait de ses yeux, car jusque la +l'homme n'avait pas pleure. Et l'homme connut la femme dans les pleurs et +dans la joie." + +Au reveil, "quand l'etoile du matin vint a palir sur la mer," il se +demanda si c'etait un reve, et il attendit avec impatience que le jour +eclairat l'obscurite de sa demeure. "Mais la femme lui parla, et sa voix +fut plus douce a l'homme que celle de l'alouette qui venait chanter sur sa +fenetre au lever de l'aube." Tout aussitot il se mit a verser des pleurs +d'amertume et de desolation. Pourquoi? C'est qu'avec l'amour il a concu la +precarite de son destin. "Car tu vaux mieux que la vie, dit-il, et +pourtant je te perdrai avec elle." D'un regard, d'un sourire, elle le +console en murmurant ces mots: "Si tu dois mourir, je mourrai aussi, et +j'aime mieux un seul jour avec toi que l'eternite sans toi." Il suffit de +cette parole pour endormir la douleur de l'homme. La femme lui a apporte +l'esperance. "Il courut chercher des fruits et du lait pour la nourrir, +des fleurs pour la parer." Et le _Poeme de Myrza_, qui commence par une +cantilene d'hymenee, se termine par un appel mystique sur la route qui +mene au desert de la Thebaide. En allant de l'homme a Dieu, Myrza peut +encore dire: "Ma foi, c'est l'amour!" + +Lamennais et George Sand allaient suivre des chemins divers, elle vers le +socialisme sentimental de Pierre Leroux, lui vers l'idealisme d'une +democratie chretienne. En fevrier 1841, quand l'auteur des _Paroles d'un +Croyant_, enferme a Sainte-Pelagie, lanca une sorte d'anatheme contre les +revendications feministes, George Sand lui repliqua en s'etonnant qu'il +refusat estime et confiance a tout ce qui ne porte pas de _barbe au +menton_. "Nous vous comptons, dit-elle, parmi nos saints, vous etes le +pere de notre Eglise nouvelle." Mais tous ces eloges ne sauraient ebranler +la rigidite de Lamennais. Le 23 juin 1841, il mande a M. de Vitrolles dans +une de ces lettres qu'a publiees en 1883 la _Nouvelle Revue_: "Je crois +vraiment que George Sand m'a pardonne mes irreverences; mais elle ne +pardonne point a saint Paul d'avoir dit: _Femmes, obeissez a vos maris_. +C'est un peu dur, en effet." Dans une autre lettre du 25 novembre 1841 au +meme M. de Vitrolles, Lamennais stigmatise les tendances anti-chretiennes +de la _Revue Independante_, et predit que son directeur Pierre Leroux ne +tardera pas a rester seul avec madame Sand. "Celle-ci, ajoute-t-il, fidele +au revelateur, preche, des la premiere livraison, le communisme, dans un +roman[14] ou je crains bien qu'on trouve peu de traces de son ancien +talent. Comment peut-on gater a plaisir des dons naturels aussi rares!" + +[Note 14: _Horace_.] + +Dans la _Correspondance_ de George Sand, on ne rencontre, a partir de +1842, aucune lettre adressee a Lamennais. Mais elle lui dedia, le 4 mai +1848, un article recueilli dans le volume intitule: _Souvenirs de 1848_. +Elle y discute le projet de Constitution elabore par Lamennais, et lui +reproche de remettre aux mains d'un seul homme le pouvoir executif. "La +presidence, dit-elle, serait forcee de devenir la dictature, et tout +dictateur serait force de marcher dans le sang." Pour n'etre que d'une +femme, l'argument avait sa valeur. Lamennais et la France en comprirent la +portee au lendemain du 2 Decembre. George Sand avait ete plus clairvoyante +que les hommes politiques et les fabricants de constitutions. + + + + +CHAPITRE XX + +INFLUENCE METAPHYSIQUE: PIERRE LEROUX + + +Lorsque la doctrine idealiste, chretienne et democratique de Lamennais +ne suffit plus a satisfaire la ferveur reformatrice de George Sand, elle +trouva un nouveau guide et un autre Mentor, un peu nebuleux celui-la, en +la personne de Pierre Leroux. Un enthousiasme non moins moindre, plus +humain et sans doute mieux paye de retour, la posseda. Durant quatre ou +cinq ans, elle jura sur la foi de ce metaphysicien socialiste. A propos +de la traduction qu'il fit de _Werther_ et qui etait illustree +d'eaux-fortes de Tony Johannot, elle ecrivit: "C'est une chose +infiniment precieuse que le livre d'un homme de genie traduit dans une +autre langue par un autre homme de genie." Le mot depasse, a coup sur, +le jugement que la posterite portera sur Pierre Leroux; mais George +Sand, comme on sait, n'etait pas sans outrance dans ses admirations. Le +philosophe, a qui Buloz refusait un jour certain article sur Dieu parce +que ce n'etait point un sujet d'actualite, fut presente a l'auteur de +_Lelia_ par le berrichon Planet, toujours preoccupe d'elucider et de +resoudre la question sociale. Ils cherchaient, les uns et les autres, a +tatons, le moyen de completer et de parachever la Revolution de 1789 +qu'ils jugeaient trop exclusivement politique. George Sand explique, +dans l'_Histoire de ma Vie_, comment et pourquoi elle desira entrer en +relations avec Pierre Leroux: "J'ai oui dire a Sainte-Beuve qu'il y +avait deux hommes dont l'intelligence superieure avait creuse et eclaire +particulierement ce probleme dans une tendance qui repondait a mes +aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inquietudes. Ils se +trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avances +que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas ete retardes comme lui par les +empechements du catholicisme. Ils sont d'accord sur les points +essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une ecole de +sympathies qui les entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux +hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait +tourmentee des desesperances de _Lelia_, il me disait de chercher vers +eux la lumiere, et il m'a propose de m'amener ces savants medecins de +l'intelligence." Elle hesita longtemps, s'estimant "trop ignorante pour +les comprendre, trop bornee pour les juger, trop timide pour leur +exposer ses doutes interieurs." Egale, sinon plus grande, etait la +timidite de Pierre Leroux. Enfin, ce fut la femme qui fit les premirs +pas. Elle lui demanda par lettre, pour un meunier de ses amis, le +catechisme du republicain en deux ou trois heures de conversation. +Planet tint l'emploi du meunier, personnage muet. + +Un diner rassembla les trois convives dans la mansarde de George Sand. +"Pierre Leroux fut d'abord gene, dit-elle; il etait trop fin pour n'avoir +pas devine le piege innocent que je lui avais tendu, et il balbutia +quelque temps avant de s'exprimer." La bonhomie de Planet, la sollicitude +attentive de l'hotesse, le mirent a l'aise. Et voici l'impression que +laissa chez son auditrice cette premiere entrevue: "Quand il eut un peu +tourne autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il +arriva a cette grande clarte, a ces vifs apercus et a cette veritable +eloquence qui jaillissent de lui comme de grands eclairs d'un nuage +imposant. Nulle instruction n'est plus precieuse que la sienne, quand on +ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir +suffisamment degage pour lui-meme. Il a la figure belle et douce, l'oeil +penetrant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique, et ce +langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chastete et de +bonte vraies qui s'emparent de la persuasion autant que la force des +raisonnements. Il etait des lors le plus grand critique possible dans la +philosophie de l'histoire, et, s'il ne vous faisait pas bien nettement +entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait +apparaitre le passe dans une si vive lumiere, et il en promenait une si +belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le +bandeau des yeux comme avec la main." + +George Sand confesse qu'elle ne l'entendit qu'a moitie, quand il developpa +le systeme de la _propriete des instruments de travail_. Elle essaie de +croire ou de faire croire que c'etait le fait des arcanes de la langue +philosophique, inaccessible a la mediocrite de sa culture intellectuelle. +En verite, elle est trop modeste, et le Pierre Leroux n'est pas tres +clair. Neanmoins, elle discerna des lueurs et le proclame avec joie: "La +logique de la Providence m'apparut dans ses discours, et c'etait deja +beaucoup: c'etait une assise jetee dans le champ de mes reflexions. Je me +promis d'etudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne +fut que plus tard que, grace a ce grand et noble esprit, je pus saisir +enfin quelques certitudes." + +Ces certitudes, que nous tacherons de demeler, resteront assez vagues, la +philosophie de Pierre Leroux etant si etheree, si loin des realites +mesquines ou grossieres, qu'elle risque parfois de disparaitre dans les +nuages ou de planer aux regions lointaines et imprecises de l'empyree. + +Des ce temps-la, la metaphysique nourrissait mal son pretre. Pierre Leroux, +en depit d'un travail enorme, avait grand'peine a suffire aux besoins +d'une famille nombreuse. Aussi, lorsqu'il alla passer quelques jours a +Nohant en octobre 1837, George Sand concut le projet de lui elever ses +enfants et de le tirer de la misere a son insu. "C'est plus difficile que +nous ne pensions, ecrit-elle a madame d'Agoult. Il a une fierte d'autant +plus invincible qu'il ne l'avoue pas et donne a ses resistances toute +sorte de pretextes. Je ne sais pas si nous viendrons a bout de lui. Il est +toujours le meilleur des hommes et l'un des plus grands. Il est tres drole +quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il +dit: + +"--J'etais tout crotte, tout honteux. Je me cachais dans un coin. _Cette +dame_ est venue a moi et m'a parle avec une bonte incroyable. Elle etait +bien belle! + +"Alors je lui demande comment vous etiez vetue, si vous etes blonde ou +brune, grande ou petite, etc. Il repond: + +--Je n'en sais rien, je suis tres timide; je ne l'ai pas vue. + +--Mais comment savez-vous si elle est belle? + +--Je ne sais pas; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu qu'elle +devait etre belle et aimable. + +"Voila bien une raison _philosophique!_ qu'en dites-vous?" + +Entre temps, Pierre Leroux reprenait aupres de George Sand la place +laissee vide par Sainte-Beuve, lui servait de directeur de conscience. Il +avait fort a faire. Elle le chargeait notamment de sermonner Felicien +Mallefille, qui, occupant a Nohant le poste de precepteur auquel Eugene +Pelletan fut trouve impropre, ajouta a ses fonctions officielles un autre +emploi que l'on presume. Six mois durant, il eut l'honneur d'etre un +secretaire tres intime, et il ne voulait pas abdiquer; mais l'affection de +George Sand suivit l'evolution coutumiere. Au debut, pendant l'hiver de +1837-38, elle atteste que Mallefille est une "nature sublime", qu'elle +"l'aime de toute son ame" et donnerait pour lui "la moitie de son sang." +Or, il advint que le sentimental et envahissant precepteur s'avisa de +vouloir supplanter ou doubler Liszt, et adressa a la comtesse d'Agoult une +lettre enflammee et irrespectueuse. George Sand, que cette liaison +domestique commencait a lasser, saisit l'occasion propice pour le rendre a +ses stricts devoirs de pedagogue. Il resista, fit des scenes, faillit se +battre en duel avec un ami de la maison. Afin de calmer cet effervescent, +elle le depecha aupres de Pierre Leroux, en le munissant d'une petite +image coloriee qui representait saint Pierre au moment ou le Christ le +preserve d'etre englouti par les flots. Elle avait joint cette dedicace: +"Soyez le sauveur de celui qui se noie." Et elle fournissait des +explications complementaires, dans une lettre en date du 26 septembre +1838: "Quand viendra entre vous la question des femmes, dites-lui bien +qu'elles n'appartiennent pas a l'homme par droit de force brutale, et +qu'on ne raccommode rien en se coupant la gorge." Pierre Leroux administra +la mercuriale demandee, debarrassa George Sand, _sauva_ Mallefille et fut +son remplacant. + +A Nohant, l'existence etait celle de la liberte absolue, en meme temps que +du travail opiniatre. De meme a Paris, lorsque George Sand y faisait de +rapides sejours. Elle se sentit delivree de ses dernieres entraves morales, +lorsqu'elle perdit sa mere, a la fin d'aout 1837. Tout aussitot, elle +ecrit de Fontainebleau a son ami Gustave Papet: "Elle a eu la mort la plus +douce et la plus calme; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin, +et croyant s'endormir pour se reveiller un instant apres. Tu sais qu'elle +etait proprette et coquette. Sa derniere parole a ete: "Arrangez-moi mes +cheveux." Pauvre petite femme! fine, intelligente, artiste, genereuse; +colere dans les petites choses, et bonne dans les grandes. Elle m'avait +fait bien souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d'elle. Mais +elle les avait bien repares dans ces derniers temps, et j'ai eu la +satisfaction de voir qu'elle comprenait enfin mon caractere et qu'elle me +rendait une complete justice. J'ai la conscience d'avoir fait pour elle +tout ce que je devais. Je puis bien dire que je n'ai plus de famille. Le +ciel m'en a dedommagee en me donnant des amis tels que personne peut-etre +n'a eu le bonheur d'en avoir." + +Dans le nombre, Pierre Leroux occupe une situation avantageuse et comme +privilegiee. Il n'etait ni assez jeune ni assez seduisant pour obtenir +l'affection exaltee qu'eurent en partage Jules Sandeau, Alfred de Musset +et le docteur Pagello. Du moins il n'encourut pas la meme disgrace que +Michel (de Bourges), Felicien Mallefille et plusieurs autres. En ce qui le +concerne, la brouille retentissante ne succeda pas au violent +enthousiasme. Ce fut une bonne liaison tres litteraire, plus +intellectuelle que tendre. George Sand y recueillit la substance +metaphysique de Pierre Leroux, qui recut en echange des romans +humanitaires pour la _Revue Independante_. Elle subit cependant a tel +point l'ascendant du philosophe qu'elle voulut eduquer ses enfants dans +les principes de cette religion sociale. D'autres furent ses amants, +Pierre Leroux fut son grand-pretre laique. "Dites-lui, mande-t-elle le 22 +fevrier 1839 de Majorque ou elle cohabite avec Chopin, que j'eleve Maurice +dans son _Evangile_. Il faudra qu'il le perfectionne lui-meme, quand le +disciple sera sorti de page. En attendant, c'est un grand bonheur pour moi, +je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idees. +C'est a Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi +quelques sentiments et beaucoup d'idees de plus[15]." + +[Note 15: Il convient, d'ailleurs, d'observer qu'elle ecrira plus tard, en +decembre 1847: "C'est un genie admirable dans la vie ideale, mais qui +patauge toujours dans la vie reelle."] + +Ou trouver cette _formule_? Sera-ce dans les deux oeuvres de George Sand +que Pierre Leroux a marquees de son empreinte la plus profonde, +_Spiridion_ et les _Sept Cordes de la Lyre_? L'element de haute et +abstraite psychologie y domine et presque y etouffe l'intrigue romanesque. +Buloz n'avait aucune sympathie pour ce genre de litterature et ne +l'accueillait dans la _Revue des Deux Mondes_ qu'en maugreant et en +reclamant pour ses lecteurs une pature plus legere, plus facilement +assimilable. George Sand, le 22 avril 1839, s'en explique dans une lettre +a madame Marliani: "Dites a Buloz de se consoler! Je lui fais une espece +de roman _dans son gout_. Mais il faudra qu'il paye comptant, et qu'avant +tout il fasse paraitre _la Lyre_. Au reste, ne vous effrayez pas du roman +_au gout_ de Buloz, j'y mettrai plus de philosophie qu'il n'en pourra +comprendre. Il n'y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond." De +quel roman s'agit-il la? Ce ne peut etre d'_ Engelwald_, un long recit +dont l'intrigue, se deroulant au Tyrol, refletait les doctrines +republicaines de Michel (de Bourges), et dont le manuscrit fut retire et +detruit. Il est sans doute question, non pas d'_Horace_ qui sera refuse +par la _Revue_ en raison de ses tendances socialistes, mais de _Gabriel_, +roman devenu un drame, qui obtint les eloges les plus chaleureux de Balzac +et repose sur l'ambiguite de sexe d'une jeune fille, deguisee en garcon +pour recueillir un majorat. _Gabriel_ fut ecrit a Marseille, au retour du +voyage aux iles Baleares, et l'on peut supposer que l'ecrivain y mit le +reflet de son caractere et de sa pensee. + +_Spiridion_, commence a Nohant et termine a Majorque, dans la chartreuse +de Valdemosa, en janvier 1839, est dedie en ces termes a Pierre Leroux: +"Ami et frere par les annees, pere et maitre par la vertu et la science, +agreez l'envoi d'un de mes contes, non comme un travail digne de vous etre +offert, mais comme un temoignage d'amitie et de veneration." Ils etaient +alors, elle et lui, en parfaite communion d'aspirations philosophiques, en +pleine lune de miel litteraire. "J'ai la certitude, ecrira-t-elle encore +le 27 septembre 1841 a Charles Duvernet, qu'un jour on lira Leroux comme +on lit le _Contrat social_. C'est le mot de M. de Lamartine... Au temps de +mon scepticisme, quand j'ecrivais _Lelia_, la tete perdue de douleurs et de +doutes sur toute chose, j'adorais la bonte, la simplicite, la science, la +profondeur de Leroux; mais je n'etais pas convaincue. Je le regardais +comme un homme dupe de sa vertu. J'en ai bien rappele; car, si j'ai une +goutte de vertu dans les veines, c'est a lui que je la dois, depuis cinq +ans que je l'etudie, lui et ses oeuvres." Cette etude inspira a George +Sand la these de _Spiridion_, ainsi qu'elle l'indique dans la _preface +generale_ ecrite en 1842 et recueillie dans le volume, _Questions d'art et +de litterature_: "Je demandai a mon siecle quelle etait sa religion. On +m'observa que cette preoccupation de mon cerveau _manquait d'actualite_. +Les critiques qui m'avaient tant reproche de n'avoir ni foi ni loi, de +n'etre qu'un _artiste_, c'est-a-dire, dans leurs idees d'alors, un +brouillon et un athee, m'adresserent de doctes et paternels reproches sur +ma pretention a une croyance, et m'accuserent de vouloir me donner des +airs de philosophe. "Restez artiste!" me disait-on alors de toutes parts, +comme Voltaire disait a son perruquier: "Fais des perruques." + +Dans _Spiridion_ apparait la trilogie ou la trinite mystique, chere a +Pierre Leroux, et que George Sand resumait en une lettre a mademoiselle +Leroyer de Chantepie, le 28 aout 1842: "Je crois a la vie eternelle, a +l'humanite eternelle, au progres eternel." Cette religion de bienfaisance +et d'amour ouvre a nos regards des perspectives infinies de beaute, de +bonheur et d'espoir. Le maitre a vu clair dans ces espaces, et le neophyte, +qui a la foi, redit ce que le maitre a vu. Il s'en fait gloire et le +proclame dans une lettre a M. Guillon, du 14 fevrier 1844: "George Sand +n'est qu'un pale reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du meme +ideal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours pret a +jeter au feu toutes ses oeuvres, pour ecrire, parler, penser, prier et +agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur a la plume +diligente et au coeur impressionnable, qui cherche a traduire dans des +romans la philosophie du maitre. Otez-vous donc de l'esprit que je suis un +grand talent. Je ne suis rien du tout, qu'un croyant docile et penetre." +Suit une declaration, que nous n'accepterons pas sans reserve, sur le +genre d'amour, essentiellement platonique,--"psychique" dirait le Bellac +du _Monde ou l'on s'ennuie_,--qui a fait ce miracle. "L'amour de l'ame, +dit-elle, je le veux bien, car, de la criniere du philosophe, je n'ai +jamais songe a toucher un cheveu et n'ai jamais eu plus de rapports avec +elle qu'avec la barbe du Grand Turc. Je dis cela pour que vous sentiez +bien que c'est un acte de foi serieux, le plus serieux de ma vie, et non +l'engouement equivoque d'une petite dame pour son medecin ou son +confesseur. Il y a encore de la religion et de la foi en ce monde." + +Cette foi, cette religion, qui evoquent la memoire du Vicaire Savoyard, +vont prendre corps dans un couvent de Benedictins ou doit eclore et +rayonner la lumiere du renouveau. Hebronius, c'est-a-dire Spiridion, moine +parvenu aux extremes confins d'un spiritualisme epure qui, derriere le +mythe et le symbole, entrevoit la realite divine, a depouille, au +sanctuaire de sa conscience, toutes les superstitions rituelles. George +Sand nous depeint ainsi l'etat douloureux de cette ame: "Il renonca sans +retour au christianisme; mais, comme il n'avait plus de religion nouvelle +a embrasser a la place, et que, devenu plus prudent et plus calme, il ne +voulait pas se faire inutilement accuser encore d'inconstance et +d'apostasie, il garda toutes les pratiques exterieures de ce culte qu'il +avait interieurement abjure. Mais ce n'etait pas assez d'avoir quitte +l'erreur; il aurait encore fallu trouver la verite. "Spiridion l'a +cherchee, et apres lui son disciple Fulgence, et ensuite Alexis, disciple +de Fulgence, et enfin Angel, disciple d'Alexis. A quel resultat sont-ils +parvenus? Ils n'ont etabli que ce qu'on pourrait appeler des constatations +negatives. Leur doctrine, tres nette en sa partie critique, demeurera +vague en ses conclusions positives. Le P. Alexis a ete concu fort +exactement: il expose a Angel les vices et les calculs des moines, leurs +voisins de cellules. C'est un tableau, severe mais veridique, de la vie +conventuelle et de l'ame monacale: "Ils ont pressenti en toi un homme de +coeur, sensible a l'outrage, compatissant a la souffrance, ennemi des +feroces et laches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne +trouveraient pas un complice, mais un juge; et ils veulent faire de toi ce +qu'ils font de tous ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les +gene. Ils veulent t'abrutir, effacer en toi par la persecution toute +notion du juste et de l'injuste, emousser par d'inutiles souffrances toute +genereuse energie. Ils veulent, par de mysterieux et vils complots, par +des enigmes sans mot et des chatiments sans objet, t'habituer a vivre +brutalement dans l'amour et l'estime de toi seul, a te passer de sympathie, +a perdre toute confiance, a mepriser toute amitie. Ils veulent te faire +desesperer de la bonte du maitre, te degouter de la priere, te forcer a +mentir ou a trahir tes freres dans la confession, te rendre envieux, +sournois, calomniateur, delateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide +et infame. Ils veulent t'enseigner que le premier des biens c'est +l'intemperance et l'oisivete, que pour s'y livrer en paix il faut tout +avilir, tout sacrifier, depouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout +noble instinct. Ils veulent t'enseigner la haine hypocrite, la vengeance +patiente, la couardise et la ferocite. Ils veulent que ton ame meure pour +avoir ete nourrie de miel, pour avoir aime la douceur et l'innocence. Ils +veulent, en un mot, faire de toi un moine." Et, comme Angel se recrie +devant cette peinture d'un monastere avili, peuple de prevaricateurs, +Alexis resume ce qui, dans sa bouche, n'est pas une philippique ou une +declamation sous forme de requisitoire, mais une these etayee par des +faits: "Tu chercherais en vain un couvent moins souille et des moines +meilleurs; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est +impuni." + +Comment reveiller la foi et exterminer le vice? Il faut d'abord, a +l'estime du P. Alexis, echo de Spiridion, c'est-a-dire de Pierre Leroux, +remonter a l'origine de l'Etre et se donner a soi-meme une explication +plus normale que la simple pre-existence d'un Dieu pur esprit, qui tire de +sa seule substance la matiere et peut la faire rentrer en lui par un +aneantissement pareil a sa creation. Voici de la Cause des causes, dont +nous sommes les effets, l'interpretation metaphysique que le vertueux +Alexis ne saurait admettre: "Organise comme il l'est, l'homme, qui ne doit +pourtant juger et croire que d'apres ses perceptions, peut-il concevoir +qu'on fasse de rien quelque chose, et de quelque chose rien? Et sur cette +base, quel edifice se trouve bati? Que vient faire l'homme sur ce monde +materiel que le pur esprit a tire de lui-meme? Il a ete tire et forme de +la matiere, puis place dessus par le Dieu qui connait l'avenir, pour etre +soumis a des epreuves que ce Dieu dispose a son gre et dont il sait +d'avance l'issue, pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit +necessairement succomber, et expier ensuite une faute qu'il n'a pu +s'empecher de commettre." + +A cette conception des antiques theologies, que l'on retrouve encore dans +le christianisme, Spiridion opposait une croyance d'eternel devenir et de +perpetuel recommencement, qu'il deduisait au cours de ses entretiens avec +Fulgence: "Que peut signifier ce mot, _passe?_ et quelle action veut +marquer ce verbe, _n'etre plus?_ Ne sont-ce pas la des idees creees par +l'erreur de nos sens et l'impuissance de notre raison? Ce qui a ete +peut-il cesser d'etre? Et ce qui est peut-il n'avoir pas ete de tout +temps?" Puis, comme Fulgence l'interroge a la maniere dont les apotres +interrogeaient le Christ, et lui demande s'il ne mourra point ou si on le +verra encore apres qu'il ne sera plus, Spiridion insiste et cherche a +preciser. C'est ici qu'en depit de ses efforts la doctrine devient fluide: +"Je ne serai plus et je serai encore, repondit le maitre. Si tu ne cesses +pas de m'aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m'entendras partout. Ma +forme sera devant tes yeux, parce qu'elle restera gravee dans ton esprit; +ma voix vibrera a ton oreille, parce qu'elle restera dans la memoire de +ton coeur; mon esprit se revelera encore a ton esprit, parce que ton ame +me comprend et me possede." Par suite, la mort n'est plus qu'une apparence, +c'est en realite une transformation de la substance et une migration. +Spiridion, a son lit d'agonie, legue cette promesse et cette certitude a +Fulgence: "Je ne m'en vais pas... Tous les elements de mon etre retournent +a Dieu, et une partie de moi passe en toi." Ainsi le spiritualisme +transcendant de Pierre Leroux rejoint l'enseignement du Christ. A defaut +du Jardin des Olives et du Golgotha, nous gardons une Cene symbolique et +une Pentecote qui veut repandre a travers le monde d'autres evangelistes. +Il n'y a pas resurrection de l'etre, mais perennite de l'esprit. A telles +enseignes que, lorsque Spiridion apparait a ses disciples, on peut se +demander si c'est par la presence reelle ou par la permanence secrete et +la survivance suprasensible. Ni Alexis ni Angel, ni George Sand ni Pierre +Leroux, ne se chargent de traduire le mythe, d'elucider le mystere. + +Voici l'une de ces apparitions, a peine entrevue, bientot enfuie comme un +mirage, alors qu'Alexis, hante par la curiosite de l'inconnu, penetre dans +la bibliotheque close, reservee aux livres heretiques: "Il 'etait assis +dans l'embrasure d'une longue croisee gothique, et le soleil enveloppait +d'un chaud rayon sa lumineuse chevelure blonde; il semblait lire +attentivement. Je le contemplai, immobile, pendant environ une demi-minute, +puis je fis un mouvement pour m'elancer a ses pieds; mais je me trouvai a +genoux devant un fauteuil vide: la vision s'etait evanouie dans le rayon +solaire." Au sortir de ces hallucinations ou de ces extases, Alexis, ne +pouvant dechiffrer l'enigme de l'au dela, essaie au moins d'arracher a +l'histoire des religions le secret de leurs vicissitudes. Il etudie tour a +tour Abelard, Arnauld de Brescia, Pierre Valdo, tous les heterodoxes du +moyen age, Wiclef, Jean Huss, Luther, ainsi que les philosophes de +l'antiquite paienne. C'est la voie qui conduira George Sand, sur les +traces de Pierre Leroux, vers les prodigieux heros de la guerre des +Hussites, un Jean Ziska, un Procope le Grand, pour aboutir a la fiction de +_Consuelo_ et de la _Comtesse de Rudolstadt_. De cette peregrination, et +le P. Alexis et George Sand ont rapporte une sainte et legitime horreur +contre cette fausse orthodoxie et cette pretendue infaillibilite qui +edictent la maxime abominable: "Hors de l'Eglise, point de salut." Et +l'auteur de _Spiridion_, se substituant a son personnage, aboutit a une +conclusion aussi lamentable que patente: "Il n'y a pas de milieu pour le +catholique: il faut qu'il reste catholique ou qu'il devienne incredule. Il +faut que sa religion soit la seule vraie, ou que toutes les religions +soient fausses." + +Sur ces ruines et avec les materiaux qui jonchent le sol, est-il possible +d'operer une reconstruction, d'edifier la Jerusalem nouvelle? Dans +_Spiridion_, George Sand a consomme la besogne de demolition. Dans les +_Sept Cordes de la Lyre_, se dessinera en 1839 le concept de la Cite +future, ou l'humanite, au lieu de vegeter, devra prosperer et s'epanouir +en une atmosphere de lumiere et de beaute. Cette idee se formule sous les +especes d'un drame philosophique, analogue a ceux que s'est complu a +concevoir Renan sur son declin: l'_Abbesse de Jouarre, Caliban_, l'_Eau de +Jouvence_, le _Pretre de Nemi_. Ici, l'oeuvre se divise en cinq actes, qui +ont pour denominations: _la Lyre_, les _Cordes d'or_, les _Cordes +d'argent_, les _Cordes d'acier_, la _Corde d'airain_. Maitre Albertus, +docteur es metaphysique, a herite cette lyre de son vieil ami, le luthier +Meinbaker, qui lui a legue le soin d'elever sa fille Helene. Elle grandit +parmi les disciples du philosophe, encline a cultiver la poesie et la +musique qui lui sont interdites. Maitre Albertus est un educateur austere, +incorruptible. A tous les acheteurs successifs il refusera de vendre la +lyre merveilleuse; il la protegera contre le perfide Mephistopheles, qui +tachera de la derober ou de la detruire. Il honore en elle la majeste d'un +symbole. "L'ame, dit-il, est une lyre dont il faut faire vibrer toutes les +cordes, tantot ensemble, tantot une a une, suivant les regles de +l'harmonie et de la melodie; mais, si on laisse rouiller ou detendre ces +cordes a la fois delicates et puissantes, en vain l'on conservera avec +soin la beaute exterieure de l'instrument, en vain l'or et l'ivoire de la +lyre resteront purs et brillants; la voix du ciel ne l'habite plus, et ce +corps sans ame n'est plus qu'un meuble inutile. "C'est la meme doctrine +que professe Hanz, disciple favori du maitre, et qui parait etre un double +de Pierre Leroux. Il recite fort congrument sa lecon de metaphysique: +"L'humanite est un vaste instrument dont toutes les cordes vibrent sous un +souffle providentiel, et, malgre la difference des tons, elles produisent +la sublime harmonie. Beaucoup de cordes sont brisees, beaucoup sont +faussees; mais la loi de l'harmonie est telle que l'hymne eternel de la +civilisation s'eleve incessamment de toutes parts, et que tout tend a +retablir l'accord souvent detruit par l'orage qui passe." + +Le drame entier des _Sept Cordes de la Lyre_ est sur ce ton metaphorique, +un peu sibyllin. Tantot, ce sont des apostrophes: "Principe eternel, ame +de l'univers, o grand esprit, o Dieu! toi qui resplendis dans ce firmament +sublime, et qui vis dans l'infini de ces soleils et de ces mondes +etincelants..." Tantot, des sentences synthetiques: "Je definis la +metaphysique l'_idee de Dieu_, et la poesie, le _sentiment de Dieu_." Ou +encore: "Vous autres artistes, vous etes des colombes, et nous, logiciens, +des betes de somme." Parfois, mais rarement, il y a un trait d'ironie: "A +quoi sert la critique? A tracer des epitaphes." Et ce passage, assez amer, +semble viser Victor Cousin, chef de l'eclectisme, irreductible adversaire +de Pierre Leroux: "Au nom de la philosophie, tel ambitieux occupe les +premieres charges de l'Etat, tandis que, martyr de son genie, tel artiste +vit dans la misere, entre le desespoir et la vulgarite." + +De ci, de la, le dialogue s'emaille de morceaux d'eloquence, de maximes +d'un style noble, un peu tendu. Helene s'ecrie, en soutenant la lyre d'une +main, en levant l'autre vers le ciel: "La vie est courte, mais elle est +pleine! L'homme n'a qu'un jour, mais ce jour est l'aurore de l'eternite!" +Et la lyre resonne magnifiquement, et Hanz s'ecrie a son tour, comme +l'antistrophe succedant a la strophe: "Oui, l'ame est immortelle, et, +apres cette vie, l'infini s'ouvrira devant nous." Puis, resonne a notre +oreille, tandis que nous gravissons les pentes du Parnasse, du Pinde ou de +l'Helicon, le Choeur des esprits celestes: "Chaque grain de poussiere d'or +qui se balance dans le rayon solaire chante la gloire et la beaute de +l'Eternel; chaque goutte de rosee qui brille sur chaque brin d'herbe +chante la gloire et la beaute de l'Eternel; chaque flot du rivage, chaque +rocher, chaque brin de mousse, chaque insecte chante la gloire et la +beaute de l'Eternel! Et le soleil de la terre, et la lune pale, et les +vastes planetes, et tous les soleils de l'infini avec les mondes +innombrables qu'ils eclairent, et les splendeurs de l'ether etincelant, et +les abimes incommensurables de l'empyree, entendent la voix du grain de +sable qui roule sur la pente de la montagne, la voix que l'insecte produit +en depliant son aile diapree, la voix de la fleur qui seche et eclate en +laissant tomber sa graine, la voix de la mousse qui fleurit, la voix de la +feuille qui se dilate en buvant la goutte de rosee; et l'Eternel entend +toutes les voix de la lyre universelle." + +Pourquoi maitre Albertus brise-t-il successivement les deux cordes d'or, +les deux cordes d'argent, qui representent, celles-la la foi et l'infini, +celles-ci l'esperance et la beaute? Ce n'est pas pour complaire a +Mephistopheles, qu'il traite avec une rudesse antisemite: "Votre maladie, +dites-vous, etait mortelle, mais les juifs ont la vie si dure!... Quand un +juif se plaint, c'est signe qu'il est content." Albertus, quoique ce drame +ne soit ni localise ni date, est un idealiste que le machinisme moderne +doit deconcerter. Mais l'Esprit de la lyre lui annonce--comme la Sibylle a +Enee les glorieux destins reserves aux chemins de fer. Cette prophetie ne +sera point sans interet, formulee qu'elle est en 1839: "Sur ces chemins +etroits, rayes de fer, qui tantot s'elevent sur les collines et tantot +s'enfoncent et se perdent dans le sein des la terre, vois rouler, avec la +rapidite de la foudre, ces lourds chariots enchaines a la file, qui +portent des populations entieres d'une frontiere a l'autre dans l'espace +d'un jour, et qui n'ont pour moteur qu'une colonne de noire fumee! Ne +dirait-on pas du char de Vulcain roule par la main formidable des +invisibles cyclopes?" On pourrait ajouter que la description de George +Sand ressemble au developpement d'une matiere de vers latins ou a une +paraphrase en prose de l'abbe Delille. + +Apres les cordes d'acier brisees, qui etaient les cordes humaines, il ne +reste plus que la seule corde d'airain, la corde d'amour. Et l'Esprit de +la lyre murmure a Helene, mystiquement eprise d'Albertus: "O Helene, +aime-moi comme je t'aime! L'amour est puissant, l'amour est immense, +l'amour est tout; c'est l'amour qui est dieu; car l'amour est la seule +chose qui puisse etre infinie dans le coeur de l'homme." En un paroxysme +d'extase, la jeune fille saisit la lyre, touche avec impetuosite la corde +d'airain et la brise. Elle tombe morte, Albertus evanoui. Quand il se +reveille, il dit a ses disciples ces simples paroles: "Mes enfants, +l'orage a eclate, mais le temps est serein; mes pleurs ont coule, mais mon +front est calme; la lyre est brisee, mais l'harmonie a passe dans mon ame. +Allons travailler!" Et ce dernier mot est precisement celui que Claude +Ruper, qui a prie comme Albertus, adresse a son disciple Antonin, quand le +rideau du dernier acte tombe sur la _Femme de Claude_. + +Voila les pensees sublimes d'eternite et de pardon que nous retrouverons +au terme de la _Comtesse de Rudolstadt!_ Elles rappellent la maxime +admirable du sage: "Il faut travailler comme si l'on devait vivre toujours, +et etre pret comme si l'on devait partir demain." Cet ideal de perfection, +de bonte et d'amour, hantait l'ame genereuse de George Sand, alors que la +calomnie stupide l'accusait d'aller le dimanche a la barriere et d'en +revenir ivre avec Pierre Leroux. + + + + +CHAPITRE XXI + +INFLUENCE ARTISTIQUE: LISZT ET CHOPIN + + +C'est a Franz Liszt qu'est adressee la septieme des _Lettres d'un +Voyageur_, sur Lavater et la maison deserte. A ce grand musicien, +"l'enfant sublime", de quoi George Sand pouvait-elle parler, sinon de +musique? "Heureux amis! s'ecrie-t-elle, que l'art auquel vous vous etes +adonnes est une noble et douce vocation, et que le mien est aride et +facheux aupres du votre! Il me faut travailler dans le silence et la +solitude, tandis que le musicien vit d'accord, de sympathie et d'union +avec ses eleves et ses executants. La musique s'enseigne, se revele, se +repand, se communique. L'harmonie des sons n'exige-t-elle pas celle des +volontes et des sentiments? Quelle superbe republique realisent cent +instrumentistes reunis par un meme esprit d'ordre et d'amour pour executer +la symphonie d'un grand maitre! Oui, la musique, c'est la priere, c'est la +foi, c'est l'amitie, c'est l'association par excellence." En meme temps +qu'a Franz Liszt, cette definition enthousiaste etait destinee a celle qui +partageait sa vie et qui, pour lui, avait sacrifie les seductions du monde +et l'orgueil d'une origine aristocratique, la brillante Marie de Flavigny, +comtesse d'Agoult, en litterature Daniel Stern. + +George Sand avait rencontre Liszt, en 1834, au temps de son intimite avec +Alfred de Musset. Elle le tint d'abord a distance, pour complaire sans +doute a son ombrageux amant. Plus tard, quand l'illustre pianiste eut +contracte une liaison rendue publique, tous obstacles disparurent. Au mois +de mai 1835, George Sand ecrivait a madame d'Agoult, qui avait suivi Liszt +a Geneve: "Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds, je ne vous connais +pas personnellement, mais j'ai entendu Franz parler de vous et je vous ai +vue. Je crois que, d'apres cela, je puis sans folie vous dire que je vous +aime, que vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment +noble que j'aie vue briller dans la sphere patricienne. Il faut que vous +soyez en effet bien puissante pour que j'aie oublie que vous etes +comtesse. Mais, a present, vous etes pour moi le veritable type de la +princesse fantastique, artiste, aimante et noble de manieres, de langage +et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poetiques." Et la +lettre se termine par ces simples mots, exquisement delicats: "Adieu, +chere Marie. _Ave, Maria, gratia plena!_" + +Si plus tard une brouille ou un refroidissement se produisit entre ces +deux femmes de lettres, ce ne fut point a l'occasion de Liszt. Il ne plut +jamais, amoureusement s'entend, a George Sand qui ne lui plut pas +davantage. Leurs atomes crochus refuserent de se joindre. Et pourtant +Liszt etait un seducteur irresistible, qui trainait les coeurs sur son +passage et cueillait ses fantaisies, comme des fleurs dans un parterre. +Don Juan mystique, tour a tour voue a la passion et a la religiosite, il +n'enrichit pas la galerie de George Sand. Peut-etre eut-elle souhaite +d'esquisser vaguement avec lui un marivaudage, pour reveiller par la +jalousie la tendresse languissante de Musset. Mais "aimer Liszt, dit-elle +familierement, m'eut ete aussi impossible que d'aimer les epinards." Il y +avait de rares plats qui n'etaient pas a son gout. Au demeurant, elle +avait bon appetit. + +Franz Liszt offre, au regard des aspirations intellectuelles, le meme +contraste que dans l'ordre moral et religieux. Son esprit fut aussi +contradictoire que son coeur. Ne en 1811 d'une famille tres modeste de +Hongrie--son pere etait attache aux domaines du prince Esterhazy--il eut +la fortune et les succes precoces d'un petit prodige, doue d'une +merveilleuse virtuosite. La societe la plus aristocratique de toute +l'Europe lui octroya ses flatteries et ses caresses. Il se glissa pourtant +quelques deboires a travers tant de cajoleries feminines. Franz Liszt ne +put epouser la jeune fille qu'il aimait, une de ses eleves, mademoiselle +Caroline de Saint-Criq. Cette deception, le tour naturel de son esprit +idealiste et humanitaire, le milieu ambiant, sature d'effluves socialistes, +l'amenerent a professer des doctrines democratiques qui s'harmonisaient +avec les revendications de George Sand. Pour completer une instruction +demeuree fort incomplete en dehors de la musique, le pianiste hongrois +s'adressait a tout venant, il cherchait, de ci, de la, cette lumiere de +l'ame que, plus tard, il pensera trouver dans le catholicisme. A l'avocat +Cremieux, futur garde des sceaux et des lors intime ami, voire meme +secretaire de la tragedienne Rachel, il demandait un jour, a +brule-pourpoint: "Monsieur Cremieux, apprenez-moi toute la litterature +francaise." + +Apres une periode saint-simonienne, analogue a celle que traversa +Sainte-Beuve et qu'effleura George Sand, il vecut dans l'intimite de +Lamennais dont il accepta avec enthousiasme la philosophie chretienne, la +foi elargie et le dogmatisme epure. La religion du Christ devenait la +religion d'une humanite superieure, la communion des ames en des croyances +comprehensives et symboliques. Ce fut une des haltes de la pensee mobile +de George Sand, qui aimait a fuir vers de nouveaux horizons. Franz Liszt +lui servit d'intermediaire aupres de Lamennais, dont l'ame foncierement +aimante, mais inquiete, revetait des apparences de sauvagerie. Chez lui, +l'humanitaire cotoyait le misanthrope. Le musicien servit de trait d'union +entre l'apotre et la neophyte. Alfred de Musset ne risquait plus de +projeter sur cette relation tout amicale l'ombre de sa jalousie. George +Sand concut pour Lamennais de la veneration, pour Franz Liszt, partant +pour madame d'Agoult, une sympathie qui s'epancha, de part et d'autre, en +une correspondance chaleureuse. + +On a publie bon nombre de lettres adressees par George Sand, non seulement +a Liszt, mais encore a son amie. Or madame d'Agoult, abandonnant mari et +enfant dans un de ces coups de tete familiers a une nature qui se plaisait +au tapage et a la publicite, s'etait refugiee a Geneve. Liszt l'y avait +rejointe. C'etait la, au vrai, le theme de l'un de ces romans ou George +Sand plaidait les droits de l'amour libre contre les entraves conjugales. +Tout aussitot, entre les deux femmes egalement sollicitees par la +litterature, par la vie independante et par un besoin d'emancipation +sociale, se noua ce que M. Rocheblave a denomme "une Amitie +romanesque.[16]" George Sand, aussi spontanee et simple que la comtesse +d'Agoult etait calculee et hautaine, livra son coeur et sa pensee avec sa +prodigalite coutumiere. De Nohant elle envoya a Geneve des lettres +charmantes. Dans celle du 1er novembre 1835, elle donne d'elle-meme une +definition precieuse a retenir: "Imaginez-vous, ma chere amie, que mon +plus grand supplice, c'est la timidite. Vous ne vous en douteriez guere, +n'est-ce pas? Tout le monde me croit l'esprit et le caractere fort +audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indifferent et le caractere +quinteux." + +[Note 16: _Revue de Paris_, du 15 decembre 1894.] + +Elle explique que l'espece humaine est son ennemie, qu'elle a eu, comme +Alceste, des haines vigoureuses. Mais elles se sont calmees. Toute furie a +disparu. Cependant, dit-elle, "il y a un froid de mort pour tout ce que je +ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit la ce qu'on appelle +l'egoisme de la vieillesse." Elle se calomnie, car elle aime ses amis avec +tendresse, avec engouement, avec aveuglement, et elle aspire a se guerir +de ses moments de raideur. Pour cette cure morale, elle compte sur +l'assistance bienveillante de madame d'Agoult et se remet entre ses mains. +"Si nous nous lions davantage, comme je le veux, il faudra que vous +preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai toujours desagreable. Si +vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai a +l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer a consequence, parce que je +pourrai dire tout ce qu'il y a de plus bete, de plus fou, de plus deplace, +sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez _acceptee_... Il faut vous +arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord, +j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a repondu de vous comme de +lui." Puis voici, ce qui est assez rare sous la plume de George Sand, un +melange de coquetterie et de subtilite un peu mievre, avec un impatient +desir de plaire: "La premiere fois que je vous ai vue, je vous ai trouvee +jolie; mais vous etiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je +detestais la noblesse. Je ne savais pas que vous en etiez. Au lieu de me +donner un soufflet, comme je le meritais, vous m'avez parle de votre ame, +comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C'etait bien, et j'ai eu tout +de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce n'est +pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je +vous connaitrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me connaissez pas assez. +Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je suis en realite, je ne +veux pas vous aimer encore." Et elle se compare tres modestement a un +porc-epic que frole une main douce et blanche. Elle apprehende de rebuter +les caresses ou simplement la sollicitude. "Ainsi, voyez si vous pouvez +accorder votre coeur a un porc-epic. Je suis capable de tout. Je vous +ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous repondrai +une grossierete a propos de rien. Je vous reprocherai un defaut que vous +n'avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n'aurez jamais eue. +Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu'a ce que +je sois bien sure que je ne peux pas vous facher et vous degouter de moi. +Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je +laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz me semblera divin. Si +vous marchez dans quelque chose de sale, je trouverai que cela sent bon." + +Au porc-epic, comment va repondre celle que George Sand definissait "la +blonde peri a la robe d'azur?" Elle se compare a une tortue qu'elle a +recue pour ses etrennes, ironique symbole de la _rapidite_ et de la +_mobilite_ de ses idees. "Eh bien, ajoute-t-elle, ne vous laissez pas +rebuter par les ecailles de la tortue, qui ne s'effraie nullement des +piquants du porc-epic. Sous ces ecailles, il y a encore de la vie." Est-ce +une fable, imitee de La Fontaine, "la Tortue et le Porc-epic," qui va nous +deduire quelque moralite? Elle commence a merveille. George couvre Marie +de louanges, s'extasie devant son _incommensurable superiorite_, lui +conseille, la supplie d'ecrire et de manifester son talent. "Faites-en +profiter le monde: vous le devez." La fumee de cet encens etait suave a +l'orgueilleuse sensualite de la comtesse d'Agoult. En cette lune de miel +de l'amitie, George Sand deverse les effluves de sa tendresse. On se donne +de petits noms caressants. _Piffoel_, de Nohant, adore les _Fellows_, de +Geneve. Elle aspire a les rejoindre. Ce projet, entrave par l'instance +contre M. Dudevant, se realise, non pas en septembre 1835, comme l'indique +par erreur M. Rocheblave, mais seulement en septembre 1836. Ce sont douze +mois d'attente impatiente. George Sand maudit les lenteurs de Themis. Le 5 +mai 1836, en pleine bataille judiciaire, elle ecrit a Franz Liszt: "Je +serais depuis longtemps pres de vous, sans tous ces deboires. C'est mon +reve, c'est l'Eldorado que je me fais, quand je puis avoir, entre le +proces et le travail, un quart d'heure de revasserie. Pourrai-je entrer +dans ce beau chateau en Espagne? Serai-je quelque jour assise aux pieds de +la belle et bonne Marie, sous le piano de Votre Excellence?" Et deux mois +plus tard, le 10 juillet, elle emploie presque les memes termes, dans une +lettre a madame d'Agoult: "Je reve mon oasis pres de vous et de Franz. +Apres tant de sables traverses, apres avoir affronte tant d'orages, j'ai +besoin de la source pure et de l'ombrage des deux beaux palmiers du +desert." Au prealable, ce sont des echanges d'impressions litteraires. +Lamartine subit de rudes assauts. "Il m'est impossible, ecrit Liszt, +d'accepter comme une grande oeuvre l'ensemble de _Jocelyn_." Et George +Sand lui repond, non moins severe: "_Jocelyn_ est, en somme, un mauvais +ouvrage. Pensees communes, sentiment faux, style lache, vers plats et +diffus, sujet rebattu, personnages trainant partout, affectation jointe a +la negligence; mais, au milieu de tout cela, il y a des pages et des +chapitres qui n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'a sept +fois de suite en pleurant comme un ane." La posterite ne retiendra que la +seconde partie de ce jugement. Ane ou non, celui qui a pleure est desarme +et conquis. + +A noter aussi cette appreciation d'un Italien que madame d'Agoult +interrogeait sur les celebrites litteraires: "_Conoscete i libri di George +Sand?--Si, Signora_ (ici une moue indefinissable voulant dire a peu pres: +ce n'est pas le Perou) _mi piace di piu..._", je crus entendre Victor Hugo; +pourtant, pour plus de surete, et comme par un pressentiment de la joie +qu'il allait me donner, je lui fis repeter le nom: "_Mi piace molto di piu, +Paul de Kock_." Et madame d'Agoult a beau s'ecrier: "O soleil, voile ta +face! O lune, rougis de honte," on se demande si elle n'a pas eprouve +quelque contentement a informer George Sand qu'on lui prefere Paul de +Kock. N'est-ce pas bien d'une femme, a tout le moins d'une femme de +lettres? + +A Paris, le bruit courait que Liszt etait a Geneve, non pas avec madame +d'Agoult, mais avec George Sand. Celle-ci, fort occupee a plaider, trouve +plaisir a leur communiquer ce racontar extravagant, qui circule a travers +la petite ville cancaniere de La Chatre. Elle envie leur sort d'etres +liberes des servitudes mondaines, tandis qu'elle supporte l'inquisition +des curiosites provinciales, et, travailleuse nocturne, elle termine ainsi +sa lettre: "Bonjour! il est six heures du matin. Le rossignol chante, et +l'odeur d'un lilas arrive jusqu'a moi par une mauvaise petite rue +tortueuse, noire et sale." Ce bonjour, elle le leur apporte en personne, +des qu'elle peut sortir de l'antre de la chicane et disposer de trois +cents ecus. Elle part de Nohant, le 28 aout 1836, avec Maurice et Solange, +et passe en Suisse tout le mois de septembre. Son arrivee a Geneve est +plaisante. En descendant de la diligence, elle demande au postillon le +domicile de M. Liszt, en disant que c'est un artiste: l'un veut la +conduire chez un veterinaire, un autre chez un marchand de violons, un +troisieme chez un musicien du theatre. + +Ce mois de sejour fut charmant. _Piffoels_ et _Fellows_ s'etaient rejoints +a Chamonix. La troupe joyeuse et folle s'egayait de tout, mais d'abord des +effarements d'Ursule, la servante berrichonne, qui, a Martigny, croyait +etre a la Martinique et tremblait de traverser la mer pour revenir au +pays. La famille _Piffoels_--surnom tire du long nez de George Sand et de +son fils--s'inscrivait ainsi sur un registre d'hotel: _Domicile_, la +nature; _d'ou ils viennent_, de Dieu; _ou ils vont_, au ciel; _lieu de +naissance_, Europe; _qualites_, flaneurs. + +Au mois d'octobre, George Sand rentre a Paris, apres avoir touche barre a +Nohant. Elle s'installe a l'Hotel de France, rue Laffitte, ou viennent +egalement habiter Liszt et madame d'Agoult. Les deux femmes ont un salon +commun. Au bout de deux mois de cette cohabitation de phalanstere, George +Sand, fidele a ses preferences pour la campagne, regagne son Berry: elle y +travaille plus a l'aise. Elle etait eblouie, fatiguee du mouvement +intellectuel et mondain ou se complaisait sa tumultueuse amie et ou +tournoyaient toutes les celebrites litteraires de l'epoque: Lamennais, +Henri Heine, Lamartine, Berryer, Pierre Leroux, Eugene Sue, Mickiewicz, +Ballanche, Louis de Ronchaud. C'etait un kaleidoscope, une lanterne +magique. + +L'intimite cependant subsistait. A la fin de janvier 1837, madame +d'Agoult--autrement dit, "la Princesse" ou "Mirabelle"--se rendit a +Nohant. Elle y passa plusieurs semaines, amenant derriere elle Franz Liszt +et plusieurs amis, tels que Charles Didier, Alexandre Rey et l'acteur +Bocage. Frederic Chopin, l'emule de Liszt, avait ete invite. Il ne vint +pas. + +L'illustre compositeur polonais, alors age de vingt-huit ans--de six ans +plus jeune que George Sand--etait recemment entre en relations avec elle. +Dans quelles conditions? On a peine a le preciser. Il a raconte, et ses +biographes repetent, que ce fut a une soiree chez la comtesse Marliani. Le +comte Wodzinski, dans son livre, _les Trois Romans de Chopin_, a +singulierement dramatise l'aventure: "Toute la journee, il crut entendre +de ces appels mysterieux qui jadis, aux temps de son adolescence, le +faisaient souvent se retourner, au milieu de ses promenades ou de ses +reveries, et qu'il disait etre ses esprits avertisseurs... Le soir, arrive +a la porte de l'hotel Marliani, un tremblement nerveux le secoua; un +instant, il eut l'idee de retourner sur ses pas; puis il depassa le seuil +des salons. Le sort en decidait ainsi." Il ne tarda pas a s'asseoir devant +le piano et a improviser. Quand il s'arreta, il se trouva en face de +George Sand qui le felicitait. + +Frederic Chopin n'avait pas la beaute radieuse, la grace florentine de +Franz Liszt; mais celui-ci etait le talent, celui-la le genie. George Sand +fut vite eprise, encore que les choses se fussent plus simplement passees +que ne l'indiquent les biographies romanesques. Elle avait un vif desir de +connaitre Chopin, lequel n'eprouvait aucune sympathie pour les bas-bleus. +Liszt et madame d'Agoult les rapprocherent et ne tarderent pas a le +regretter. Le 28 mars 1837, de Nohant George Sand ecrit a Franz: "Dites a +Chopin que je le prie de vous accompagner; que Marie ne peut pas vivre +sans lui, et que, moi, je l'adore." Et, le 5 avril, a madame d'Agoult +elle-meme: "Dites a Chopin que je l'idolatre." La belle Princesse fut +aussitot jalouse, mordante et acerbe. Elle envoya ce malicieux bulletin de +sante: "Chopin tousse avec une grace infinie. C'est l'homme irresolu; il +n'y a chez lui que la toux de permanente." Est-ce pour detourner ses +soupcons que George Sand replique, le 10 avril 1837: "Je veux les +_Fellows_, je les veux le plus tot et le plus longtemps possible. Je les +veux _a mort_. Je veux aussi le Chopin et tous les Mickiewicz et Grzymala +du monde. Je veux meme Sue, si vous le voulez... Tout, excepte un amant." +Or, cet amant, elle allait l'avoir en Chopin, pour pres de dix annees. +Madame d'Agoult ne le pardonna, ni a elle, ni a lui. Les relations se +refroidirent, les lettres s'espacerent. Et Lamennais, qui jugeait toutes +ces incartades de femmes avec sa severite ascetique, resumera ainsi la +brouille, dans une lettre adressee de Sainte-Pelagie, le 20 mai 1841, a M. +de Vitrolles: "Elles s'aiment comme ces deux diables de Le Sage, l'un +desquels disait: "On nous reconcilia, nous nous embrassames; depuis ce +temps-la, nous sommes ennemis mortels." + +Inquiete de la sante de son fils qu'elle avait du retirer du college Henri +IV et soigner a Nohant de meme que Solange, tous deux gravement atteints +de la variole, George Sand resolut de passer dans le midi l'hiver de +1838-39. Tandis que Liszt et sa compagne s'etaient rendus en Italie afin +de derober a la societe parisienne quelque evenement extra-conjugal, +l'auteur de _Lelia_ partit pour les iles Baleares. Outre ses enfants, elle +emmenait Chopin. Entre temps, elle avait fourni a Balzac les materiaux +d'un roman qu'elle lui conseillait d'intituler les _Galeriens_, et ou +Liszt et madame d'Agoult devaient occuper le premier plan. Il modifia +legerement le sujet, elargit le cadre, et dans _Beatrix_ ajouta le +portrait de George Sand, d'ailleurs idealisee en Camille Maupin. + +L'_Histoire de ma Vie_, d'ou les preoccupations apologetiques ne sont +jamais absentes, laisse croire que Chopin s'imposa comme compagnon de +voyage et que George Sand l'emmena par pure affection maternelle. Elle lui +portait alors, a dire vrai, des sentiments plus tendres, qu'elle derobait +officiellement en l'appelant _son cher enfant, son malade ordinaire_. Et +nous ne devons pas etre dupes, lorsqu'elle pretend, quinze ans apres, que +ses amis et ceux de Chopin lui forcerent la main. "J'eus tort, dit-elle, +par le fait, de ceder a leur esperance et a ma propre sollicitude. C'etait +bien assez de m'en aller seule a l'etranger avec deux enfants, l'un deja +malade, l'autre exuberant de sante et de turbulence, sans prendre encore +un tourment de coeur et une responsabilite de medecin." M. Rocheblave a +dit excellemment, pour qualifier cette fugue et ce coup de tete +sentimental: "Le voyage de Majorque fut, comme folie, le pendant du voyage +de Venise." Mais, lorsque George Sand etait enamouree, elle ne raisonnait +point et cedait a des elans impulsifs, qu'elle desavouait plus tard. + +Chopin rejoignit a Perpignan ses compagnons de route, qui etaient venus a +petites journees par la vallee du Rhone. La traversee fut favorable. Le 14 +novembre 1838, George Sand ecrivait, de Palma de Mallorca, a madame +Marliani: "J'ai une jolie maison meublee, avec jardin et site magnifique, +pour cinquante francs _par mois_. De plus, j'ai, a deux lieues de la, une +cellule, c'est-a-dire trois pieces et un jardin plein d'oranges et de +citrons, pour trente-cinq francs _par an_, dans la grande chartreuse de +Valdemosa." Les desillusions furent presque immediates. Elles apparaissent +dans la _Correspondance_, elles pullulent dans le volume intitule _Un +Hiver a Majorque_. "Notre voyage, avoue-t-elle, est un _fiasco_ +epouvantable." A Palma, il n'y avait pas d'hotel. Ils durent se contenter +de "deux petites chambres garnies, ou plutot degarnies, dans une espece de +mauvais lieu, ou les etrangers sont bien heureux d'avoir chacun un lit de +sangle avec un matelas douillet et rebondi comme une ardoise, une chaise +de paille, et, en fait d'aliments, du poivre et de l'ail a discretion." On +trouve de la vermine dans les paillasses, des scorpions dans la soupe. +Pour se procurer les objets de premiere necessite, diurne ou nocturne, il +faut ecrire a Barcelone. Deux mois sont le moindre delai pour +confectionner une paire de pincettes. Le piano de Chopin est soumis a 700 +francs de droits d'entree, chiffre qui s'abaisse a 400, en faisant sortir +l'instrument par une autre porte de la ville. "Enfin, dit George Sand, le +naturel du pays est le type de la mefiance, de l'inhospitalite, de la +mauvaise grace et de l'egoisme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, +devots comme au moyen age. Ils font benir leurs betes, tout comme si +c'etaient des chretiens. Ils ont la fete des mulets, des chevaux, des anes, +des chevres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-memes, puants, +grossiers et poltrons; avec cela, superbes, tres bien costumes, jouant de +la guitare et dansant le fandango." D'ou proviennent tous ces vices, toute +cette misere intellectuelle et morale? Du joug clerical sous lequel +Majorque est courbee. Ce ne sont que couvents. L'Inquisition a trouve la +sa terre d'election. Tous les domestiques, tous les gueux du pays sont +fils de moines. + +L'alimentation etait detestable pour la sante precaire de Chopin. Il y +avait cinq sortes de viandes: du cochon, du porc, du lard, du jambon, du +sale. Pour dessert, la tourte de cochon a l'ail. Le climat, propice a +Maurice et a Solange, avait une humidite tiede, tres nuisible a Chopin. +Les Majorquains, le croyant phtisique au dernier degre et le voyant +cohabiter avec une famille qui n'allait pas a la messe, les mirent tous a +l'index. Trois medecins, les meilleurs de l'ile, furent appeles en +consultation. "L'un, raconte Chopin, pretendait que j'allais finir; le +second, que je me mourais; le troisieme, que j'etais mort." Pour George +Sand, ce fut une torture. "Le pauvre grand artiste, dit-elle, etait un +malade detestable. Doux, enjoue, charmant dans le monde, il etait +desesperant dans l'intimite exclusive... Son esprit etait ecorche vif; le +pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner." + +Toute la colonie ne demandait qu'a repartir. Petits et grands geignaient, +moitie riant, moitie pleurant: "J'veux m'en aller _cheux_ nous, dans +_noute_ pays de La Chatre, l'_ous' qu'y a_ pas de tout ca." Au +commencement de mars, Chopin eut un crachement de sang qui epouvanta +George Sand. Le lendemain, ils s'embarquerent, en compagnie de cent +pourceaux, sur l'unique vapeur de l'ile. Pendant la traversee, le malade +vomissait le sang a pleine cuvette. A Barcelone, l'hotelier voulait faire +payer le lit ou il avait couche, sous pretexte que la police ordonnait de +le bruler. + +Le 8 mars, ils etaient a Marseille, puis ils firent une excursion a Genes. +Qu'allait devenir Chopin? Il demanda a George Sand de la suivre a Nohant. +Elle acquiesca, mais, dans l'_Histoire de ma Vie_, revenue a d'autres +sentiments, elle fournit des explications peu vraisemblables. "La +perspective, dit-elle, de cette sorte d'alliance de famille avec un ami +nouveau me donna a reflechir. Je fus effrayee de la tache que j'allais +accepter et que j'avais crue devoir se borner au voyage en Espagne." A ce +prix, elle obeissait, non pas a la passion, mais a une sorte d'adoration +maternelle tres vive, tres vraie, qu'elle declare d'ailleurs moins +profonde en elle que "l'amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui +puisse etre passionne." Enfin, elle se persuade ou veut nous persuader +qu'elle accueillit Chopin, pour se defendre contre l'eventualite d'autres +amours qui auraient risque de la distraire de ses enfants. Elle y vit, +citons le mot, un _preservatif_ contre des emotions qu'elle ne voulait +plus connaitre. Et elle s'ecrie, longtemps apres, en un elan de +phraseologie mystique: "Un devoir de plus dans ma vie, deja si remplie et +si accablee de fatigue, me parut une chance de plus pour l'austerite vers +laquelle je me sentais attiree avec une sorte d'enthousiasme religieux." +Bref, elle resume ainsi sa vocation sentimentale: "J'avais de la tendresse +et le besoin imperieux d'exercer cet instinct-la. Il me fallait cherir ou +mourir." Elle a beaucoup cheri, et elle est morte plus que septuagenaire. + +Huit annees durant, Chopin fut un compagnon absorbant et tyrannique. +Ilvoulait chaque annee retourner a Nohant, et chaque annee il y +languissait. Mondain, il s'ennuyait a la campagne. Aristocrate et raffine, +il etait froisse et choque dans un milieu sans appret, ou Hippolyte +Chatiron, le batard ne heureux, frere naturel de George Sand, lui +prodiguait ses effusions d'apres boire. Catholique exalte, il ne pouvait +communier en la religion humanitaire de Lamennais ou de Pierre Leroux. Il +demeurait pourtant, attache par l'admiration, l'adulation, les caresses +enveloppantes qui l'ensorcelaient. Ne se donnant qu'a demi, il voulait +qu'on lui appartint tout a fait. L'_Histoire de ma Vie_ observe avec une +nettete un peu cruelle: "Il n'etait pas ne exclusif dans ses affections; +il ne l'etait que par rapport a celles qu'il exigeait. Il aimait +passionnement trois femmes dans la meme soiree de fete, et s'en allait +tout seul, ne songeant a aucune d'elles, les laissant toutes trois +convaincues de l'avoir exclusivement charme." Sa vanite maladive et son +egoisme allaient a ce point qu'il rompit avec une jeune fille qu'il allait +demander en mariage, parce que, recevant sa visite avec celle d'un autre +musicien, elle avait offert une chaise a ce dernier avant de faire asseoir +Chopin. + +A Paris egalement, d'abord rue Pigalle, puis square d'Orleans, le pianiste +poitrinaire vecut aupres de George Sand, qui remplit avec un zele +infatigable l'office de garde-malade. Un refroidissement advint, lorsqu'il +crut qu'elle l'avait peint dans _Lucrezia Floriani_, sous les traits du +prince Karol, un reveur desequilibre. Et Lucrezia n'etait-ce pas elle-meme, +cette etrange femme qui a des passions de huit jours ou d'une heure +toujours sinceres, mere de quatre enfants issus de trois peres differents? +Ainsi se resume son signalement pathologique: "Une pauvre vieille fille de +theatre comme moi, veuve de... plusieurs amants (je n'ai jamais eu la +pensee d'en revoir le compte)." Chopin avait lu _Lucrezia Floriani_, jour +apres jour, sur la table de George Sand. Il ne s'alarma et ne se crut vise +que lorsque l'oeuvre parut en feuilleton dans la _Presse_: c'etait au +commencement de 1847. Le roman se termine par la victoire que l'amour des +enfants remporte sur l'amour des amants. Il en fut de meme dans la vie +reelle. A la suite d'une querelle avec Maurice qui parla de quitter la +partie--"cela, dit George Sand, ne pouvait pas et ne devait pas +etre".--Chopin abandonna, en juillet 1847, la maison du square d'Orleans. +Elle murmure avec melancolie: "Il ne supporta pas mon intervention +legitime et necessaire. Il baissa la tete et prononca que je ne l'aimais +plus. Quel blaspheme, apres ces huit annees de devouement maternel! Mais +le pauvre coeur froisse n'avait pas conscience de son delire." Et elle +ecrit a Charles Poncy, l'ouvrier-poete: "J'ai ete payee d'ingratitude, et +le mal l'a emporte dans une ame dont j'aurais voulu faire le sanctuaire et +le foyer du beau et du bien... Que Dieu m'assiste! je crois en lui et +j'espere." + +Avant la mort de Chopin survenue le 17 octobre 1849, ils se rencontrerent +une seule fois dans un salon ami. George Sand s'approcha avec angoisse; en +balbutiant: "Frederic." Il rencontra son regard suppliant, palit, se leva +sans repondre et s'eloigna. Quels etaient ses mysterieux griefs? C'est le +mutuel secret que tous deux ont emporte dans la tombe. Au terme de +l'_Histoire de ma Vie_, George Sand se contente de quelques eloquentes +apostrophes a ceux qu'elle a aimes et qui ont cesse d'etre. Chopin, qui +avait eu le plus long bail, doit en prendre sa part: "Saintes promesses +des cieux, s'ecrie-t-elle, ou l'on se retrouve et ou l'on se reconnait, +vous n'etes pas un vain reve!... O heures de supreme joie et d'ineffables +emotions, quand la mere retrouvera son enfant, et les amis les dignes +objets de leur amour!" Puis, faisant un retour sur soi-meme, voici qu'elle +prononce cette lugubre parole: "Mon coeur est un cimetiere." Sans doute +elle y voit defiler les corteges et s'accumuler les tombes des affections +defuntes. Des 1833, Jules Sandeau, evince et jetant la fleche du Parthe, +la comparait a une necropole. Plus habile, il avait evite d'etre livre au +fossoyeur. + + + + +CHAPITRE XXII + +_CONSUELO_ ET LES ROMANS SOCIALISTES + + +A son retour de Majorque, dans une lettre adressee a madame Marliani le 3 +juin 1839, George Sand se jugeait elle-meme en ces termes: "Je l'avoue a +ma honte, je n'ai guere ete jusqu'ici qu'un artiste, et je suis encore a +bien des egards et malgre moi un grand enfant." Au cours des annees +suivantes, sous les influences contraires de Chopin et de Pierre Leroux, +la lutte va s'engager entre les preoccupations de l'art et les +sollicitations de la politique. De la, dans les romans de George Sand, un +double filon qu'il nous faut suivre: d'un cote, _Consuelo_ et la _Comtesse +de Rudolstadt_, de l'autre, _Horace_, le _Compagnon du Tour de France_, le +_Meunier d'Angibault_ et le _Peche de Monsieur Antoine_. C'est le +parallelisme des conceptions esthetiques et des reves humanitaires. + +_Consuelo_ fut compose sous l'inspiration immediate et dans le commerce +quotidien de Chopin. L'oeuvre vaut, non seulement par l'interet de la +fable, mais encore et surtout par la delicatesse et l'agrement de +l'execution. Tres touchante est l'aventure de cette cantatrice, fille +d'une bohemienne. George Sand en a succinctement resume les peripeties, a +la page 176 du troisieme et dernier volume. Ce sont: les fiancailles de +Consuelo au chevet de sa mere avec Anzoleto, l'infidelite de celui-ci, la +haine de la Corilla, les outrageants desseins de Zustiniani, les conseils +du Porpora, le depart de Venise, l'attachement qu'Albert avait pris pour +elle, les offres de la famille de Rudolstadt, ses propres hesitations et +ses scrupules, sa fuite du chateau des Geants, sa rencontre avec Joseph +Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au lit de douleur de la +Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordee par le chanoine a +l'enfant d'Anzoleto, enfin son retour a Vienne et son entrevue avec +Marie-Therese. + +Le debut du roman est un pur chef-d'oeuvre, avec de curieux details sur la +vie intime de Venise et cette attachante figure du Porpora, le professeur +de chant de Consuelo qui ne tarda pas a etre surnommee la Porporina. Puis +c'est le debut triomphal de la cantatrice au theatre San Samuel, ou elle +devient l'objet des poursuites du directeur, le comte Zustiniani. Il y a +la sur la vie des coulisses et des planches un brillant developpement qui +rappelle certaines tirades de _Kean_. Le sujet qu'Alexandre Dumas pere +avait traite avec eloquence, George Sand s'en empare et le renouvelle +ingenieusement. "Un comedien, dit-elle, n'est pas un homme; c'est une +femme. Il ne vit que de vanite maladive; il ne songe qu'a satisfaire sa +vanite; il ne travaille que pour s'enivrer de vanite. La beaute d'une +femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. +Une femme est son rival, ou plutot il est la rivale d'une femme; il a +toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les +ridicules d'une coquette." Consuelo en fait l'experience aupres d'Anzoleto, +jusqu'a ce qu'elle s'eloigne, sur les conseils du Porpora, et se refugie +en Boheme, dans la famille de Rudolstadt. L'heritier de cette noble race, +le comte Albert, a l'ame d'un vrai Hussite. Il descend du roi George +Podiebrad et de Jean Ziska du Calice, chef des Taborites. Les doctrines +d'autrefois hantent son imagination extatique: "Il haissait les papes, ces +apotres de Jesus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la +dignite des peuples. Il blamait le luxe des eveques et l'esprit mondain +des abbes, et l'ambition de tous les hommes d'eglise." Cette question du +hussitisme, les debats et les luttes qui se sont engages autour de "la +coupe de bois" par opposition aux vases d'or des Romains, ont interesse et +passionne George Sand. En dehors du roman de _Consuelo_, elle a ecrit sur +ce sujet deux remarquables etudes historiques. _Jean Ziska_ est un +emouvant recit de la guerre des Hussites; on y rencontre l'exacte +definition des points de desaccord avec Rome. Dans _Procope le Grand_ +apparait la doctrine de ces genereux revoltes, telle que la formule le +pape Martin V dans sa lettre au roi de Pologne, Wladislas IV: "Ils disent +qu'il ne faut point obeir aux rois, que tous les biens doivent etre +communs, et que tous les hommes sont egaux." Bref, a l'estime de George +Sand, ce sont les precurseurs de la Revolution francaise, dont ils +realisent par anticipation la devise. Leur cri: "La coupe au peuple!" a la +valeur d'un imperissable symbole. Ils prechent la communion universelle de +l'humanite et protestent contre la corruption et la debauche de l'Eglise +ultramontaine. Derriere le dogme utraquiste qui revendique la Cene sous +les deux especes, l'heroique Boheme reclame la liberte du culte, la +liberte de conscience, la liberte politique, la liberte civile. George +Sand synthetise en ces termes l'enseignement qui decoule du martyre de +Jean Huss et de Jerome de Prague: "L'Eglise est tombee au dernier rang +dans l'esprit des peuples, parce qu'elle a verse le sang. L'Eglise n'est +plus representee que par des processions et des cathedrales, comme la +royaute n'est plus representee que par des citadelles et par des soldats. +Mais l'Evangile, la doctrine de l'Egalite et de la Fraternite, est +toujours et plus que jamais vivant dans l'ame du peuple. Et voyez le +crucifie, il est toujours debout au sommet de nos edifices, il est +toujours le drapeau de l'Eglise! Il est la sur son gibet, ce Galileen, cet +esclave, ce lepreux, ce paria, cette misere, cette pauvrete, cette +faiblesse, cette protestation incarnees!... Sa prophetie s'est accomplie: +il est remonte dans le Ciel, parce qu'il est rentre dans l'Ideal. Et de +l'Ideal il redescendra pour se manifester sur la terre, pour apparaitre +dans le reel. Et voila pourquoi, depuis dix-huit siecles, il plane adore +sur nos tetes." Puis George Sand, confrontant les buchers de Constance et +de Rouen, aboutit a cette conclusion, toute conforme a sa these: "Qui ne +sent dans son coeur que si Jeanne d'Arc eut vu le jour en Boheme, elle +aurait ete une de ces intrepides femmes du Tabor qui mouraient pour leur +foi en Dieu et en l'Humanite?" + +Dans _Consuelo_, le hussitisme n'est qu'un episode. La partie vraiment +attrayante de l'oeuvre, ce sont les incidents romanesques ou le genie de +George Sand se donne carriere: le voyage souterrain de la Porporina pour +rejoindre Albert de Rudolstadt, l'arrivee d'Anzoleto au chateau des Geants, +l'odyssee d'Haydn, les embuches tendues par le recruteur Mayer. Ce sont +aussi telles pages prestigieuses, comme le discours de Satan qui se dit le +frere du Christ, et maints paysages qui evoquent devant nos yeux le charme +et la diversite de la nature. Quel poete se flatterait d'egaler cette +prose harmonieuse et rythmee? Voici, par exemple, un passage qui traduit +beaucoup mieux que le _Chemineau_, de M. Jean Richepin, la vision d'une +route se deroulant a travers champs, parmi les sapins et les bruyeres: +"Qu'y-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait Consuelo; c'est le symbole +et l'image d'une vie active et variee. Que d'idees riantes s'attachent +pour moi aux capricieux detours de celui-ci! Je ne me souviens pas des +lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai traverses jadis. Mais qu'ils +doivent etre beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort la +eternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pales +nuances d'or mat qui le rayent mollement, et ces genets d'or brulant qui +le coupent de leurs ombres, sont plus doux a la vue que les allees droites +et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'a +regarder les grandes lignes seches d'un jardin, la lassitude me prend: +pourquoi mes pieds chercheraient-ils a atteindre ce que mes yeux et ma +pensee embrassent tout d'abord? Au lieu que le libre chemin qui s'enfuit +et se cache a demi dans les bois m'invite et m'appelle a suivre ses +detours et a penetrer ses mysteres. Et puis ce chemin, c'est le passage de +l'humanite, c'est la route de l'univers. Il n'appartient pas a un maitre +qui puisse le fermer et l'ouvrir, a son gre. Ce n'est pas seulement le +puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de +respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid a ses +branches, tout vagabond peut reposer sa tete sur ses pierres. Devant lui, +un mur ou une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas +devant lui; et, tant que la vue peut s'etendre, le chemin est une terre de +liberte. A droite, a gauche, les champs, les bois appartiennent a des +maitres; le chemin appartient a celui qui ne possede pas autre chose; +aussi comme il l'aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour +invincible. Qu'on lui batisse des hopitaux aussi riches que des palais, ce +seront toujours des prisons; sa poesie, son reve, sa passion, ce sera +toujours le grand chemin." + +Apres un sejour a la cour de Marie-Therese, ou l'eleve preferee du Porpora, +la compagne d'Haydn, redevient cantatrice, voici le retour au chateau des +Geants. Elle y arrive pour epouser Albert et pour assister a sa mort. Mais +cette mort--comme nous le verrons dans les deux volumes suivants de la +_Comtesse de Rudolstadt_--n'etait qu'une crise de catalepsie. Consuelo, +veuve aussitot que mariee, et dedaigneuse de la richesse, a quitte Vienne +pour se refugier a Berlin. Elle y courra d'autres dangers. Frederic la +poursuivra de ses assiduites, puis de sa rancune. Alors se succedent la +silhouette de Voltaire et celle de la soeur du roi, Amelie, abbesse de +Quedlimbourg. Elle a une perilleuse aventure d'amour. Consuelo, qui s'y +trouve melee par devouement, est arretee, incarceree a Spandau, sous la +surveillance des epoux Schwartz. Or c'est a leur fils, le mystique et +sentimental Gottlieb, qu'elle devra la liberte. Ca et la, apparaissent de +delicieux episodes, ainsi celui du rouge-gorge et les adieux de Consuelo a +sa prison. + +Elle est libre, sauvee, entrainee dans une voiture par un individu masque. +Quel est-il? Elle ressent un trouble profond et ne songe pas a se derober. +Tandis que les chevaux galopent, elle s'endort aupres de ce singulier +compagnon, qui a serre les deux bras autour de sa taille. Au reveil, elle +essaie de se degager, mais sans trop insister. Un vague attrait la domine. +"L'inconnu rapprocha Consuelo de sa poitrine, dont la chaleur embrasa +magnetiquement la sienne, et lui ota la force et le desir de s'eloigner. +Cependant il n'y avait rien de violent ni de brutal dans l'etreinte douce +et brulante de cet homme. La chastete ne se sentait ni effrayee ni +souillee par ses caresses; et Consuelo, comme si un charme eut ete jete +sur elle, oubliant la retenue, on pourrait meme dire la froideur virginale +dont elle n'avait jamais ete tentee de se departir, meme dans les bras du +fougueux Anzoleto, rendit a l'inconnu le baiser enthousiaste et penetrant +qu'il cherchait sur ses levres. Comme tout etait bizarre et insolite chez +cet etre mysterieux, le transport involontaire de Consuelo ne parut ni le +surprendre, ni l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement +contre son coeur; et quoique ce fut avec une force extraordinaire, elle ne +ressentit pas la douleur qu'une violente pression cause toujours a un etre +delicat. Elle n'eprouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable +oubli de sa pudeur accoutumee eut du lui apporter apres un instant de +reflexion. Aucune pensee ne vint troubler la securite ineffable de cet +instant d'amour senti et partage comme par miracle. C'etait le premier de +sa vie. Elle en avait l'instinct ou plutot la revelation; et le charme en +etait si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir +jamais l'alterer. L'inconnu lui paraissait un etre a part, quelque chose +d'angelique dont l'amour la sanctifiait. Il passa legerement le bout de +ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupieres de +Consuelo, et a l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il +resta eveille cette fois, mais calme en apparence, comme s'il eut ete +invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu penetrer son +armure. Il veillait en entrainant Consuelo vers des regions inconnues, tel +qu'un archange emportant sous son aile un jeune seraphin aneanti et +consume par le rayonnement de la Divinite." + +Le lecteur a devine, mais Consuelo ignore que l'inconnu c'est Albert de +Rudolstadt, sorti de lethargie. Elle est legitimement enlevee par son +epoux. Avec lui, et sous la sympathique protection de cet homme masque, +elle s'initiera a la doctrine des Invisibles, confrerie franc-maconnique. +Ils lui reveleront la trilogie democratique: Liberte, Egalite, Fraternite, +et ils demontreront qu'elle procede de l'Evangile. Leur foi est le deisme +chretien. Ecoutez les questions et les reponses de cette initiation: +"Qu'est-ce que le Christ?--C'est la pensee divine, revelee a +l'humanite.--Cette pensee est-elle tout entiere dans la lettre de +l'Evangile?--Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout entiere +dans son esprit." L'interrogatoire de Consuelo satisfait les Invisibles, +qui la felicitent de son courage, de ses talents et des vertus. Elle +recevra, en depit de son sexe, les degres de tous les rites. On le lui +declare solennellement: "L''epouse et l'eleve d'Albert de Rudolstadt est +notre fille, notre soeur et notre egale. Comme Albert, nous professons le +precepte de l'egalite divine de l'homme et de la femme." Avec Consuelo ils +communieront en une sorte de christianisme superieur et epure. Aussi bien +etait-ce alors l'intime religion de George Sand. Elle charge son heroine +d'en esquisser les principaux lineaments: "Le Christ est un homme divin +que nous reverons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint +des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le +meilleur et le plus grand des maitres et des martyrs... Mais nous adorons +Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d'idolatrie. Nous +distinguons la divinite de la revelation de celle du revelateur." + +De meme que pour composer _Consuelo_, qui parut en 1843, George Sand avait +etudie les annales religieuses de la Boheme, elle consacra plusieurs mois +a s'assimiler les doctrines des societes secretes, qui forment la +substance de la _Comtesse de Rudolstadt_. Elle ecrit, le 6 juin 1843, a +son fils: "Je suis dans la franc-maconnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors +pas du _Kadosh_, du _Rose-Croix_ et du _Sublime Ecossais_. Il va en +resulter un roman des plus mysterieux. Je t'attends pour retrouver les +origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc." +Et la semaine suivante, a madame Marliani: "Dites a Pierre Leroux qu'il +m'a jetee la dans un abime de folies et d'incertitudes, mais que j'y +barbote avec courage, sauf a n'en tirer que des betises. Dites-lui, enfin, +que je l'aime toujours, comme les devotes aiment leur _doux Jesus_." Le 28 +novembre 1843, elle avertit Maurice que la _Comtesse de Rudolstadt_, en +cours de publication dans la _Revue Independante_, risque d'etre +interrompue. Il lui sera impossible de fournir du manuscrit pour le numero +du 10 decembre, tellement elle est envahie par la politique et preoccupee +par la fondation d'un journal, l'_Eclaireur de l'Indre_. + +En depit de parties attachantes, la _Comtesse de Rudolstadt_ n'egale pas +_Consuelo_. Le denouement tourne au symbole, alors que l'heroique eleve du +Porpora devient reellement l'epouse d'Albert et se voue a rester +cantatrice, pour offrir le spectacle de la vertu sur les planches. Ils +accomplissent a travers l'Europe un infatigable pelerinage: elle, +s'adonnant a son art, lui, annoncant la republique prochaine, plus de +maitres ni d'esclaves, les sacrements a tout le monde, la coupe a tous. Et +Consuelo la Zingara, et Albert le mystique, vont de province en province, +comme des bohemiens, accompagnes de leurs enfants. Ils prophetisent la +renaissance du Beau et l'avenement du Vrai. Ils vont au triomphe ou au +martyre, zelateurs de l'Ideal, precurseurs de la Revolution. + +La curiosite artistique, qui anime _Consuelo_ et la _Comtesse de +Rudolstadt_, ne pouvait detacher George Sand des visions de renouveau +social dont sa pensee etait obsedee. Son reve d'un monde regenere et +egalitaire s'epanche dans ses oeuvres, dans _Horace_ qui, en 1841, la +brouilla avec la _Revue des Deux Mondes_, mais surtout dans le _Compagnon +du Tour de France_. Ce premier roman vraiment socialiste fut inspire par +la lecture d'un ouvrage qu'avait compose un simple ouvrier, Agricol +Perdiguier, menuisier au faubourg Saint-Antoine, et plus tard representant +du peuple. Son _Livre du Compagnonnage_, publie sous le pseudonyme +d'_Avignonnais-la-Vertu_, relatait la genealogie et les affiliations de +ces associations ouvrieres, veritables societes secretes, non avouees par +les lois, mais tolerees par la police, qui prirent le titre de _Devoirs_. +On trouve la le lien qui rattache les syndicats ouvriers d'a present aux +anciennes corporations. Aussi bien les rites de ces Devoirs remontent-ils, +les uns au moyen age, les autres a la plus lointaine antiquite. Ils sont +domines, de meme que l'institution de la franc-maconnerie, par le symbole +du Temple de Salomon. + +Entre les differents Devoirs, il s'en fallait de beaucoup que regnat un +accord parfait. De rite a rite, le compagnonnage avait ses querelles et +ses batailles, qui enfantaient toute une litterature en prose et en vers, +sorte de chansons de geste du proletariat a travers les ages. Ce fut +l'honneur d'Agricol Perdiguier de vouloir operer une reconciliation +durable parmi les associations ouvrieres profondement divisees. Son petit +volume, dont les journaux democratiques de l'epoque, notamment le +_National_, reproduisirent de nombreux extraits, prechait aux travailleurs +manuels l'union et la concorde qui devaient ameliorer leur condition +morale et materielle. Agricol Perdiguier ne se contenta pas d'enseigner a +ses freres, les compagnons du _Tour de France_, la sublimite de l'ideal +eclos et epanoui dans son coeur. Il effectua lui-meme un voyage social et +humanitaire a travers les departements. Tous les Devoirs entendirent cette +bonne parole, animee d'un souffle evangelique. Presque tous en +profiterent. La devise d'_Avignonnais-la-Vertu_ n'etait autre que celle de +l'apotre Jean: "Aimez-vous les uns les autres." Si la cause etait gagnee +aupres des compagnons, qui renoncerent a leurs vieilles haines +corporatives et ouvrirent leurs ames au sentiment de la solidarite, il +restait a faire penetrer les idees nouvelles dans le public bourgeois, +fort ignorant des questions ouvrieres. La monarchie de Juillet avait +institue le _pays legal_, qui affectait de ne point connaitre et de +dedaigner le pays veritable. Pour cette tache de vulgarisation et de +propagande au dela des frontieres professionnelles, Agricol Perdiguier eut +la plus retentissante et la plus efficace des collaborations. Il obtint le +concours litteraire de George Sand. + +L'auteur d'_Indiana_, de _Valentine_ et de _Mauprat_ ne pouvait demeurer +insensible a aucune des manifestations du renouveau qui penetrait dans les +classes intellectuelles. Elle s'indignait de cet egoisme ploutocratique, +personnifie en Louis-Philippe. Elle aspirait a un reveil de l'esprit +revolutionnaire qui, un demi-siecle plus tot, s'etait affirme avec tant +d'eclat. Selon l'expression qu'elle emploiera dans le _Peche de Monsieur +Antoine_, elle voulait regenerer "l'antique bourgeoisie, cette race +intelligente, vindicative et tetue, qui a eu de si grands jours dans +l'histoire, et qui serait encore si noble, si elle avait tendu la main au +peuple au lieu de le repousser du pied." Et elle ajoutait, pour calmer les +inquietudes des liberaux et des republicains doctrinaires: "Ceux qui +accusent les ecrits socialistes d'incendier les esprits devraient se +rappeler qu'ils ont oublie d'apprendre a lire aux paysans." + +Entre les diverses ecoles reformatrices, George Sand cherchait sa voie. +Elle etait hantee, comme toutes les ames fieres, par le reve d'une +humanite meilleure, d'une societe plus juste, qui aidat a reparer les +inegalites de la naissance. Fourier et Victor Considerant proposaient le +phalanstere, Pierre Leroux un vague communisme sentimental, Cabet une +Icarie qui tenait de la republique de Platon et de la cite d'Utopie. +Lamennais, au lendemain de son heroique rupture avec l'Eglise +ultramontaine, ouvrait a la democratie les avenues de l'idealisme chretien +et de la fraternite evangelique. Il concevait un majestueux edifice, fonde +sur les assises du devoir et habite par un peuple de sages.--Toutes ces +doctrines, seduisantes a des degres divers, George Sand les avait +pressenties et eprouvees; elle en avait extrait le suc et la substance. +Elle haissait le "gouvernement infame de Louis-Philippe", elle +stigmatisait le "cancan des prostituees et de la bourgeoisie", elle +entendait avec joie les craquements de l'edifice. Son coeur et sa raison +la conduisaient de Jean-Jacques a Robespierre, et l'incitaient a se +pencher avec sollicitude vers le peuple. De la ses sympathies pour Agricol +Perdiguier, et l'enthousiasme qu'elle apporta, durant toute l'annee 1840, +a ecrire le _Compagnon du Tour de France_. Cette oeuvre, qui suscita +l'admiration parmi le monde de la pensee, repandit la terreur dans la +societe ignorante et cossue, pour qui toute nouveaute est une perturbation +seditieuse. George Sand fut maudite par les gens du bel air, les classes +dirigeantes et le clerge. Elle n'eut garde de s'en emouvoir. "Voila, +dit-elle simplement dans la preface du roman, comment un certain monde et +une certaine religion accueillent les tentatives de moralisation, et +comment un livre dont l'idee evangelique etait le but bien declare, fut +recu par les conservateurs de la morale et les ministres de l'Evangile." +Le crime, en effet, de George Sand etait double: dans la these et dans la +fable. Pour exposer les doctrines du compagnonnage telles que les +formulait Agricol Perdiguier, elle avait eu recours a une intrigue qui +place le peuple au-dessus de la noblesse, exalte le travail aux depens de +l'oisivete et celebre les vertus plebeiennes. On estima, en haut lieu, que +de pareilles maximes etaient subversives et antisociales. + +Le heros du _Compagnon du Tour de France_, Pierre Huguenin, surnomme +l'_Ami-du-Trait_, simple ouvrier menuisier, ne s'avise-t-il pas de se +faire platoniquement aimer de la belle Yseult de Villepreux, et ne +s'eloigne-t-il pas avec fierte, plutot que de lui infliger ce que le monde +appelle une mesalliance? Et son camarade Amaury, dit _le Corinthien_, ne +penetre-t-il pas assez intimement dans les bonnes graces de la marquise +Josephine, pour que certaine caleche, durant la nuit, leur rende le meme +office hospitalier que le fiacre de _Madame Bovary_? Cela etait +impardonnable, au gre des lecteurs bien pensants. George Sand avait +l'audace de montrer le travailleur qui s'eleve, et des filles ou des +femmes nobles qui tombent dans des bras plebeiens. Son Pierre Huguenin +etait bon, loyal et brave; il savait plaire. Et Yseult voulait epouser un +homme du peuple, afin de devenir peuple elle-meme! + +Le type de cet ouvrier pouvait-il paraitre embelli, poetise, aux gens du +monde qui n'avaient pas de rapports directs avec l'atelier? George Sand se +defend de ce reproche: "Agricol Perdiguier, ecrit-elle, etait au moins +aussi intelligent, aussi instruit que Pierre Huguenin. Un autre ouvrier, +le premier venu, pouvait etre jeune et beau, personne ne le niera. Une +femme _bien nee_, comme on dit, peut aimer la beaute dans un homme sans +naissance, cela s'est vu!" Le romancier souhaite que l'aventure se +generalise, que l'amour ne connaisse d'autres affinites que celles du +coeur et de l'esprit. "Un ouvrier, s'ecrie-t elle, est un homme tout +pareil a un autre homme, un _monsieur_ tout pareil a un autre _monsieur_, +et je m'etonne beaucoup que cela etonne encore quelqu'un." On s'etonna, +effectivement, et meme on se revolta, parmi les censitaires de 1840. +George Sand, non contente de heurter les prejuges nobiliaires ou bourgeois, +appelait un autre etat social, fonde sur cette maxime: "A chacun selon +ses besoins!" Elle estimait que le morcellement de la propriete gate la +beaute de la nature. Elle honorait le peuple qui peine avec resignation: +"Effacez ses souillures, disait-elle, remediez a ses maux, et vous verrez +bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien +que vous. C'est en vain que vous voulez faire des distinctions et des +categories; il n'y a pas deux peuples, il n'y en a qu'un." Et l'ame +idealiste de George Sand se rencontrait avec l'esprit pratique d'Agricol +Perdiguier pour enseigner aux humbles l'ascension vers le mieux. Dans le +compagnonnage, elle decouvrait un germe bienfaisant, la loi mutuelle +d'assistance et d'amour. + +De la meme inspiration procede le _Meunier d'Angibault_, qui parut en +1845. Marcelle, comtesse de Blanchemont, veuve et a demi ruinee, aime +l'ouvrier mecanicien Henri Lemor, qui ne voulait pas l'epouser, la croyant +riche. Elle se refugie au fin fond du Berry; il la suit. La surgit, en +parallele, un autre couple amoureux. Rose, fille de maitre Bricolin, +l'avide regisseur de Blanchemont, aime le meunier Grand-Louis, qui est +sans fortune. Les parents de Rose, surtout sa mere, s'opposent au mariage. +Ils ont pourtant une fille ainee qui est devenue folle "d'une amour +contrariee" et qui erre a travers la campagne. Cette possedee incendie la +ferme de Blanchemont. Alors les theories socialistes resplendissent de +leur plus pur eclat. Marcelle, pauvre et radieuse, epouse Henri Lemor. Et +Rose se marie avec le Grand-Louis, le farinier d'Angibault. + +Plus accentuees encore sont les doctrines du roman qui suivit, le _Peche +de Monsieur Antoine_. Compose en 1845 a la campagne, "dans une phase de +calme exterieur et interieur, nous dit George Sand, comme il s'en +rencontre peu dans la vie des individus", cet ouvrage hardiment socialiste +fut publie en feuilleton par un journal ultra-conservateur, l'_Epoque_, +vers le meme temps ou les romans d'Eugene Sue paraissaient dans les +_Debats_ et le _Constitutionnel_, feuilles gouvernementales. En effet, les +organes republicains, tels que le _National_, se refusaient a accueillir +les oeuvres de George Sand qu'ils estimaient subversives et +revolutionnaires. + +Ce socialisme, purement intellectuel, n'eut pas ete desavoue par Fenelon +en sa republique de Salente. Il n'est aucunement responsable du decevant +resultat des ateliers nationaux, non plus que de la sinistre aventure des +journees de Juin. A sa base on trouve un communisme virtuel, la communaute +par association, embryon de propriete collective. Mais l'idee demeura +incomprise et rejetee par les masses. "Elle est, declare George Sand, +antipathique dans la campagne et n'y sera realisable que par l'initiative +d'un gouvernement fort, ou par une renovation philosophique, religieuse et +chretienne, ouvrage des siecles peut-etre". + +A sa these genereuse l'ecrivain avait adapte une intrigue assez +invraisemblable, mais attachante. Emile Cardonnet, etudiant enthousiaste, +est appele aupres de son pere, industriel positif, esprit sec et precis, +superlativement bourgeois. Dans le pays, aux environs de Gargilesse, sur +les confins de la Marche, habitent en leurs manoirs respectifs deux +anciens amis devenus ennemis mortels, le comte Antoine de Chateaubrun et +le marquis de Boisguilbault. A Chateaubrun, tout est devaste, et le comte +ruine s'est transforme en une maniere de paysan qui s'appelle M. Antoine. +Il a une fille de dix-huit ans, Gilberte, blanche et blonde, "belle comme +la plus belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes." A Boisguilbault, +autre original, hante par l'hypocondrie, un misanthrope de soixante-dix +ans. Encore droit, mais tres maigre, ses vetements semblaient couvrir un +homme de bois. Et, de fait, il n'avait pas change la coupe de son costume +depuis un demi-siecle: "Un habit vert tres court, des pantalons de nankin, +un jabot tres roide, des bottes a coeur, et, pour rester fidele a ses +habitudes, une petite perruque blonde, de la nuance de ses anciens cheveux +et ramassee en touffe sur le milieu du front. Des cols empeses montant +tres haut, et relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la +neige, donnaient a sa longue figure la forme d'un triangle." Habille en +petit maitre de l'Empire, M. de Boisguilbault etait communiste. + +D'ou provenait la brouille entre le comte et le marquis? Quel etait le +peche de M. Antoine? Quel etait le grief du septuagenaire? C'est--nous +l'apprendrons au denouement--qu'Antoine de Chateaubrun, en sa fringante +jeunesse, avait ete l'amant de madame de Boisguilbault. Au demeurant, +Emile Cardonnet, qui aime la fille du comte et les theories du marquis, +entre en rebellion contre son pere, prompt a pourfendre le socialisme. +"Voila, s'ecrie l'industriel avec indignation, voila les utopies du frere +Emile, frere morave, quaker, neo-chretien, neo-platonicien, que sais-je? +C'est superbe, mais c'est absurde." Sans cesse ils sont aux prises, l'un +prenant pour formule: "A chacun suivant sa capacite", l'autre ayant pour +axiome: "A chacun suivant ses besoins". Emile, rudoye par l'infaillibilite +paternelle, se console aupres du marquis, qui lui enseigne que l'egalite +des droits implique l'egalite des jouissances, que la verite communiste +est tout aussi respectable que la verite evangelique. C'est, en effet, +l'Evangile qui, par les voies esseniennes, les conduit a une conclusion +d'egalite niveleuse. Le Dieu qu'ils adorent est la justice sans alliage, +la misericorde sans defaillance. "Dieu est dans tout, et la nature est son +temple." Mais la raison pure peut-elle suffire a la vingtieme annee? Si +l'esprit d'Emile est plus souvent a Boisguilbault, son coeur est presque +toujours a Chateaubrun. Apres des chapitres interminables de dissertations +socialistes, la jeunesse et l'amour recouvrent leurs droits. Le fils +altruiste de l'egoiste industriel epouse la fille de M. Antoine. On peut +esperer que les deux epoux n'examineront pas seulement les beautes du +communisme. Vainement le marquis, qui se plaignait d'avoir jadis partage +sa femme, professe que tout doit etre mis en commun: Emile n'y mettra pas +Gilberte. Et les theories de George Sand viennent se briser sur le roc de +l'amour, qui est un irreductible individualiste. + + + + +CHAPITRE XXIII + +EN 1848 + + +Des 1830, George Sand etait republicaine. Durant les dix-huit annees du +regne de Louis-Philippe, elle ne cessa d'appeler de ses voeux une +revolution qui renversat la monarchie et le regime censitaire. Elle avait +donne son ame a la democratie, elle etait en communion parfaite avec les +accuses d'avril. Les ennemis du gouvernement de Juillet pouvaient compter +sur sa cooperation intellectuelle: les romans qu'elle publiait sapaient +les assises de la royaute bourgeoise. Toutefois, elle refusa d'approuver +l'echauffouree du 12 mai 1839, tentee par la _Societe des Saisons_, et +dont elle apprit a Genes l'infructueuse issue. Elle se contenta de +plaindre et d'admirer les vaincus. "A Dieu ne plaise, ecrit-elle dans son +autobiographie, que j'accuse Barbes, Martin Bernard et les autres genereux +martyrs de cette serie, d'avoir aveuglement sacrifie a leur audace +naturelle, a leur mepris de la vie, a un egoiste besoin de gloire! Non! +c'etaient des esprits reflechis, studieux, modestes; mais ils etaient +jeunes, ils etaient exaltes par la religion du devoir, ils esperaient que +leur mort serait feconde. Ils croyaient trop a l'excellence soutenue de la +nature humaine; ils la jugeaient d'apres eux-memes. Ah! mes amis, que +votre vie est belle, puisque, pour y trouver une faute, il faut faire, au +nom de la froide raison, le proces aux plus nobles sentiments dont l'ame +de l'homme soit capable! La veritable grandeur de Barbes se manifesta dans +son attitude devant ses juges et se completa dans le long martyre de la +prison. C'est la que son ame s'eleva jusqu'a la saintete. C'est du silence +de cette ame profondement humble et pieusement resignee qu'est sorti le +plus eloquent et le plus pur enseignement a la vertu qu'il ait ete donne a +ce siecle de comprendre. Les lettres de Barbes a ses amis sont dignes des +plus beaux temps de la foi." + +A ce chevalier, a ce paladin heroique de la democratie, aboutissait le +cycle des enthousiasmes de George Sand. Elle avait tour a tour demande la +certitude philosophique et la verite sociale aux sources les plus diverses; +elle avait interroge le passe et le present, elle s'etait efforcee +d'arracher a l'avenir son redoutable secret. Et elle s'ecrie, au terme de +l'_Histoire de ma Vie_: "_Terre_ de Pierre Leroux, _Ciel_ de Jean Reynaud, +_Univers_ de Leibnitz, _Charite_ de Lamennais, vous montez ensemble vers +le Dieu de Jesus... Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la +voute de plomb des mysteres, Lamennais vint a propos etayer les parties +sacrees du temple. Quand, indignes apres les lois de septembre, nous +etions prets encore a renverser le sanctuaire reserve, Leroux vint, +eloquent, ingenieux, sublime, nous promettre le regne du ciel sur cette +meme terre que nous maudissions. Et de nos jours, comme nous desesperions +encore, Reynaud, deja grand, s'est leve plus grand encore pour nous ouvrir, + au nom de la science et de la foi, au nom de Leibnitz et de Jesus, +l'infini des mondes comme une patrie qui nous reclame." + +La Republique, en effet, qu'elle attend, qu'elle appelle, c'est l'Evangile +en acte, c'est la realisation de cette doctrine "toute d'ideal et de +sentiment sublime" qui fut apportee aux hommes par le Nazareen. Du haut de +ses reves, elle devait choir dans la realite. La desillusion sera cruelle. + +Douee d'une intelligence religieuse et d'une raison anticlericale, elle +etait deliberement hostile a la theologie et aux pratiques du +catholicisme. L'Eglise romaine lui apparaissait inconciliable avec +l'esprit de liberte. Le 13 novembre 1844, elle repondait a un desservant +qui, par circulaire, venait la solliciter pour une oeuvre pie: "Depuis +qu'il n'y a plus, dans la foi catholique, ni discussions, ni conciles, ni +progres, ni lumieres, je la regarde comme une lettre morte, qui s'est +placee comme un frein politique au-dessous des trones et au-dessus des +peuples. C'est a mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une +fausse interpretation des sublimes Evangiles, et un obstacle insurmontable +a la sainte egalite que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la +terre comme au ciel." Plus tard, en fevrier 1848, a la veille de la +Revolution, George Sand communique au _Constitutionnel_ une lettre +adressee a Pie IX par Joseph Mazzini, et elle y ajoute un commentaire qui +se termine par cette adjuration: "Courage, Saint-Pere! Soyez chretien!" + +C'est avec le meme instinct de generosite confiante et un peu credule +qu'elle se tourne vers le prince Louis-Napoleon Bonaparte, prisonnier au +fort de Ham, pour le feliciter de son "remarquable travail, l'_Extinction +du Pauperisme_." Cette correspondance est du mois de decembre 1844. George +Sand etait alors vaguement communiste, tout au moins dans le _Compagnon du +Tour de France_, le _Meunier d'Angibault_ et le _Peche de Monsieur +Antoine_. Elle compte, pour assurer le triomphe de la liberte, sur +l'imperial reveur, chez qui se derobe un sinistre ambitieux. En lui elle +ne veut voir qu'un guerrier captif, un heros desarme, un grand citoyen. +Elle demande impatiemment a l'_homme d'elite_ de tirer la France des mains +d'un _homme vulgaire, pour ne rien dire de pis_. Par la elle a designe +Louis-Philippe. Comme la plupart des contemporains, elle subit la +fascination de la legende napoleonienne. "Ce n'est pas, dit-elle, le nom +terrible et magnifique que vous portez qui nous eut seduit. Nous avons a +la fois diminue et grandi depuis les jours d'ivresse sublime qu'IL nous a +donnes: son regne illustre n'est plus de ce monde, et l'heritier de son +nom se preoccupe du sort des proletaires!... Quant a moi personnellement, +je ne connais pas le soupcon, et, s'il dependait de moi, apres vous avoir +lu, j'aurais foi en vos promesses et j'ouvrirais la prison pour vous faire +sortir, la main pour vous recevoir... Parlez-nous donc encore de liberte, +noble captif! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napoleon +d'aujourd'hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l'autre +personnifiait sa gloire." A celebrer ainsi le renouveau des souvenirs +d'antan, George Sand ne pressent pas qu'elle est sur le chemin de +l'election presidentielle, du coup d'Etat et de l'Empire. + +Des 1844, elle estimait, comme elle le proclamera en 1848 dans sa lettre +_Aux Riches_, que "le communisme, c'est le vrai christianisme," et elle +ajoutera: "Helas! non, le peuple n'est pas communiste, et cependant la +France est appelee a l'etre avant un siecle." Sous le ministere Guizot, +elle recueille des signatures en faveur de la _Petition pour +l'organisation du travail_, qui contient en germe la doctrine socialiste +de Louis Blanc et les ateliers nationaux. Elle va de l'avant, mais sans +discerner tres nettement ceux qu'elle suit, non plus que ceux qu'elle +entraine. Le 18 fevrier 1848, elle ne croit aucunement a la revolution qui +eclatera six jours plus tard. "Je n'y vois pas, ecrit-elle a son fils, de +pretexte raisonnable dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre +ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du +bruit autour de leur table, il n'en resultera que des horions, des +assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne +crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre +M. Guizot. Thiers vaut mieux, a coup sur; mais il ne donnera pas plus de +pain aux pauvres que les autres." Elle declare que se faire assommer pour +Odilon Barrot et compagnie, _ce serait trop bete_, et elle exhorte Maurice +a observer les evenements de loin, sans se fourrer dans une bagarre que du +reste elle ne prevoit pas. Et voici sa conclusion: "Nous sommes gouvernes +par de la canaille." + +Le 24 fevrier, le peuple de Paris est debout. George Sand accourt de +Nohant, a la premiere nouvelle de la Revolution. Elle vient mettre sa +plume a la disposition du Gouvernement provisoire: on l'utilisera. Le 6 +mars, elle ecrit a son ami Girerd, commissaire de la Republique a Nevers: +"Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique +nous appelle et nous absorbe. La Republique est la meilleure des familles, +le peuple est le meilleur des amis." Elle lui envoie--car elle est +l'auteur de sa nomination--les instructions suivantes, au nom du citoyen +Ledru-Rollin, ministre de l'Interieur: "Agis avec vigueur, mon cher frere. +Dans une situation comme celle ou nous sommes, il ne faut pas seulement du +devouement et de la loyaute, il faut du fanatisme au besoin. Il faut +s'elever au-dessus de soi-meme, abjurer toute faiblesse, briser ses +propres affections si elles contrarient la marche d'un pouvoir elu par le +peuple et reellement, foncierement revolutionnaire. "Elle lui en offre une +preuve en sacrifiant un ami que, d'ailleurs, elle a cesse d'aimer--ce qui +amoindrit son merite d'heroine a la Corneille: "Ne t'apitoie pas sur le +sort de Michel (de Bourges); Michel est riche, il est ce qu'il a souhaite, +ce qu'il a choisi d'etre. Il nous a trahis, abandonnes, dans les mauvais +jours. A present, son orgueil, son esprit de domination se reveillent. Il +faudra qu'il donne a la Republique des gages certains de son devouement +s'il veut qu'elle lui donne sa confiance." Elle n'admet aucune transaction, +aucun accommodement; on doit balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois. +C'est avec encore plus d'allegresse qu'elle mande, le 9 mars, a Charles +Poncy, l'ouvrier-poete de Toulon: "Vive la Republique! Quel reve, quel +enthousiasme, et, en meme temps, quelle tenue, quel ordre a Paris! J'ai vu +s'ouvrir les dernieres barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, +sublime, naif, genereux, le peuple francais, reuni au coeur de la France, +au coeur du monde; le plus admirable peuple de l'univers! J'ai passe bien +des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est +ivre, on est heureux de s'etre endormi dans la fange et de se reveiller +dans les cieux... J'ai le coeur plein et la tete en feu. Tous mes maux +physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oublies. Je vis, je suis +forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans." Cet hosannah, nous le +retrouvons dans tous les ecrits de George Sand, en ces deux mois de mars +et d'avril, notamment dans les _Lettres de Blaise Bonnin_, qui figurent au +volume intitule _Souvenirs de 1848_ et qui sont d'excellente propagande +democratique a l'usage des paysans. De meme, sous le titre generique: +_Questions politiques et sociales_, voici les _Lettres au peuple_, celle +par exemple du 7 mars, ou George Sand deploie une eloquence qu'elle n'a +jamais surpassee: "Venez, tous, morts illustres, maitres et martyrs +veneres, venez voir ce qui se passe maintenant sur la terre; viens le +premier, o Christ, roi des victimes, et, a ta suite, le long et sanglant +cortege de ceux qui ont vecu d'un souffle de ton esprit, et qui ont peri +dans les supplices pour avoir aime ton peuple! Venez, venez en foule, et +que votre esprit soit parmi nous!" Puis, le 19 mars, s'adressant encore au +peuple dans un elan mystique, elle s'ecrie: "La Republique est un bapteme, +et, pour le recevoir dignement, il faut etre en etat de grace. L'etat de +grace, c'est un etat de l'ame ou, a force de hair le mal, on n'y croit +pas." + +Ces envolees dans l'empyree ne lui font point negliger les realites de la +politique courante et des interets electoraux. Elle recommande a Maurice, +qui est maire de Nohant, de travailler a precher, a republicaniser les +bons paroissiens, et elle n'oublie pas l'irresistible argument: "Nous ne +manquons pas de vin cette annee, tu peux faire rafraichir ta garde +nationale armee, moderement, _dans la cuisine_, et, la, pendant une heure, +tu peux causer avec eux et les eclairer beaucoup." Elle lui adresse, pour +etre lues aux populations, les circulaires officielles qu'elle-meme a +redigees comme secretaire benevole de Ledru-Rollin, et elle hasarde un +calembour--ce qui est assez rare sous sa plume--a propos du _maire_ qui +recevra les instructions de sa _mere_. De vrai, elle est occupee, absorbee +comme un homme d'Etat. Le romancier a cede la place au publiciste +politique, qui alimente de sa prose le _Bulletin de la Republique_. Elle +en est fiere, mais cette collaboration "ne doit pas etre criee sur les +toits." Elle ne signe pas. + +George Sand serait-elle antisemite? En 1861, dans son roman de _Valvedre_, +elle creera l'etrange figure de l'Israelite Moserwald, et l'un des +personnages formulera cette declaration de principes: "Le juif a +instinctivement besoin de manger un morceau de notre coeur, lui qui a tant +de motifs pour nous hair, et qui n'a pas acquis avec le bapteme la sublime +notion du pardon." Deja, le 24 mars 1848, elle ecrivait a son fils: +"Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la Republique. Il est +garde a vue par le Gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se sauve +avec son argent et qui lui mettrait de la mobile a ses trousses. Encore +_motus_ la-dessus." Elle professe, en effet, la repugnance des +republicains si probes et si desinteresses d'alors, a l'endroit des hommes +d'affaires, des speculateurs et des agioteurs. Dans une admirable lettre a +Lamartine, au commencement d'avril, elle le plaint de s'asseoir et de +manger a la table des centeniers. Elle en profite pour exposer ce qu'on +pourrait appeler la conception idealiste de la democratie: "Eh quoi! +dit-elle, en peu d'annees, vous vous etes eleve dans les plus hautes +regions de la pensee humaine, et, vous faisant jour au sein des tenebres +du catholicisme, vous avez ete emporte par l'esprit de Dieu, assez haut +pour crier cet oracle que je repete du matin au soir: "Plus il fait clair, +mieux on voit Dieu!" Alors elle l'interroge, elle l'adjure, elle le +presse: "Pourquoi etes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas eclairer, et +non avec ceux qu'il eclaire? pourquoi vous placez-vous entre la +bourgeoisie et le proletariat?... Vous avez de la conscience, vous etes +pur, incorruptible, sincere, honnete dans toute l'acception du mot en +politique, je le sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force, +d'enthousiasme, d'abnegation et de pieux fanatisme pour etre en prose le +meme homme que vous etes en vers!... Mais non, vous n'etes pas fanatique, +et cependant vous devriez l'etre, vous a qui Dieu parle sur le Sinai. Vous +devez porter les feux dont vous avez ete embrase dans votre rencontre avec +le Seigneur, au milieu des glaces ou les mauvais coeurs languissent et se +paralysent. Vous etes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous +reste a etre un homme vertueux. Faites, o source de lumiere et d'amour, +que le zele de votre maison devore le coeur de cette creature d'elite!" + +Lamartine, sur ses sommets, n'entendit pas l'appel de George Sand, et ce +fut pour elle un premier deboire. Elle en eprouva un second, encore plus +amer, en cette journee du 17 avril ou deux cent mille bouches profererent +les cris: "_Mort aux communistes! Mort a Cabet!_" Le soir meme, elle ecrit +a Maurice une lettre desesperee: "J'ai bien dans l'idee que la Republique +a ete tuee dans son principe et dans son avenir, du moins dans son +prochain avenir." Elle s'apitoie sur ceux qui seront les vaincus, les +victimes, les proscrits, et plus particulierement sur Barbes, en qui elle +voit--etrange rapprochement!--la vertu de Jeanne d'Arc et la purete de +Robespierre l'incorruptible. Il lui semble que son role, a elle, son role +civique est fini, qu'il est temps de regagner Nohant. Elle a redige un +_Bulletin_ qu'elle declare "un peu raide" et qui a dechaine toutes les +fureurs de la bourgeoisie. Un moment, elle reprend courage, le 20 avril, +devant la fete de la Fraternite, "la plus belle journee de l'histoire", ou +un million d'ames communient dans la religion d'amour: "Du haut de l'Arc +de l'Etoile, le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les domes +des grands edifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la +plus gigantesque scene humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille, +de l'Observatoire a l'Arc de triomphe, et au dela et en deca hors de +Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils presses +comme un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la +mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes +les pompes de l'armee, toutes les guenilles de la _sainte canaille_, et +toute la population de tout age et de tout sexe pour temoin, chantant, +criant, applaudissant, se melant au cortege. C'etait vraiment sublime." +Trois semaines s'ecoulent. Le 15 mai, l'Assemblee Constituante, a peine +reunie, est envahie sous pretexte d'une manifestation en faveur de la +Pologne. George Sand, qui avait l'ame polonaise--en ce temps-la on +execrait la Russie--s'est melee a la foule des petitionnaires, sans peut +etre conniver a leur dessein de violer la representation nationale. Elle +est denoncee, compromise, et se retire a Nohant, d'ou elle envoie des +articles au journal ultra democratique du citoyen Theophile Thore, la +_Vraie Republique_. Par ainsi elle se separe de Ledru-Rollin, qui devient +suspect de moderantisme et que, dans certains departements, on appelait +_le duc Rollin_. Dans le Berry, une reaction forcenee domine. Les +bourgeois racontent, et les paysans croient, que George Sand est l'ardent +disciple du _pere Communisme_, "un gaillard tres mechant qui brouille tout +a Paris et qui veut que l'on mette a mort les enfants au-dessous de trois +ans et les vieillards au-dessus de soixante." Comment refuter de telles +inepties, propagees par le fanatisme, accueillies par l'ignorance et la +sottise? George Sand epanche sa tristesse dans des lettres indignees, +adressees soit a Barbes, detenu au donjon de Vincennes, soit a Joseph +Mazzini, qui caressait a Milan son beau reve de l'unite italienne, avec la +glorieuse devise: _Dio e Popolo_. Dieu, ou est-il? On croirait qu'il se +desinteresse du train des choses humaines. La solitaire de Nohant gemit de +ce spectacle. "Si Jesus reparaissait parmi nous, s'ecrie-t-elle, il serait +empoigne par la garde nationale comme factieux et anarchiste." + +Sa melancolie va redoubler devant les journees de Juin. Elle est atteinte +dans les oeuvres vives de sa foi. Ou peut aller, sinon au suicide, une +Republique qui, suivant sa vigoureuse expression, commence par tuer ses +proletaires? De vrai, George Sand, en proie a l'exaltation de genereuses +utopies, ne s'apercoit pas qu'on a epouvante les classes moyennes en +discutant leurs croyances les plus cheres, en ebranlant et sapant la +propriete individuelle, pour lui substituer on ne sait quelle propriete +sociale qui, un demi-siecle plus tard, ne sera pas encore clairement +definie. Il va falloir que la docile eleve de Pierre Leroux depouille, une +a une, toutes ses illusions. Ce sera une mue lente et douloureuse. Nous +retrouvons les angoisses de son coeur et de sa pensee, a travers la +_Correspondance_. Le 30 septembre 1848, elle ecrit a Joseph Mazzini: "La +majorite du peuple francais est aveugle, credule, ignorante, ingrate, +mechante et bete; elle est bourgeoise enfin! Il y a une minorite sublime +dans les villes industrielles." Elle dit vrai; c'est cette minorite qui, +par la bouche d'un ouvrier parisien, prononcait l'heroique parole: "_Nous +avons encore trois mois de misere au service de la Republique_." Mais que +peuvent des devouements epars et indisciplines, en face de la veulerie +generale? George Sand a resume en une formule synthetique la resistance +des uns, l'impuissance des autres: "Les riches ne veulent pas, et les +pauvres ne savent pas." + +Durant l'annee 1849, le decouragement s'accentue. A distance, elle +s'evertue a porter sur les evenements et sur les hommes un jugement +impartial. De Ledru-Rollin elle esquisse un portrait ou subsiste a peine +quelque vague trace de son engouement d'autrefois: "Je commence par vous +dire, mande-t-elle a Mazzini le 5 juillet 1849, que j'ai de la sympathie, +de l'amitie meme pour cet homme-la. Il est aimable, expansif, confiant, +brave de sa personne, sensible, chaleureux, desinteresse en fait d'argent. +Mais je crois ne pas me tromper, je crois etre bien sure de mon fait quand +je vous declare, apres cela, que ce n'est point un homme d'action; que +l'amour-propre politique est excessif en lui; qu'il est vain; qu'il aime +le pouvoir et la popularite autant que Lamartine; qu'il est _femme_ dans +la mauvaise acception du mot, c'est-a-dire plein de personnalite, de +depits amoureux et de coquetteries politiques; qu'il est faible, qu'il +n'est pas brave au moral comme au physique; qu'il a un entourage miserable +et qu'il subit des influences mauvaises; qu'il aime la flatterie; qu'il +est d'une legerete impardonnable; enfin, qu'en depit de ses precieuses +qualites, cet homme, entraine par ses incurables defauts, trahira la +veritable cause populaire." Et l'appreciation se resume ainsi: "C'est +l'homme capable de tout, et pourtant c'est un tres honnete homme, mais +c'est un pauvre caractere. + +Les preferences de George Sand vont a Louis Blanc, dont le socialisme +erudit lui parait plus substantiel que le jacobinisme a la fois +declamatoire et bourgeois de Ledru-Rollin. Des 1845, elle avait consacre a +l'_Histoire de Dix ans_ un article enthousiaste, qui figure dans le volume +_Questions politiques et sociales_. Pareil eloge, en novembre 1847, pour +les deux premiers tomes de l'_Histoire de la Revolution francaise_. Ils +avaient, elle et lui, le meme culte de Robespierre, le meme respect de la +Montagne, le meme amour religieux de cette Convention nationale qui a +fonde la Republique une et indivisible. Et les vers, prosaiques mais +excellemment intentionnes de Ponsard, dans le _Lion amoureux_, remontent a +la memoire: + + La Convention peut, comme l'ancien Romain, + Sur l'autel atteste posant sa forte main, + Repondre fierement, alors qu'on l'injurie: + "Je jure que tel jour j'ai sauve la patrie!" + +George Sand n'etait pas Girondine. A telles enseignes qu'elle se deroba a +l'universelle admiration soulevee par l'_Histoire des Girondins_. Elle ne +goutait ni la prose poetique ni la forme oratoire, elegamment verbeuse, de +Lamartine. Meme elle le juge avec quelque cruaute dans une lettre du 4 +aout 1850, adressee a Mazzini: "Croyez-moi, ceux qui sont toujours en +_voix_ et qui chantent d'eux-memes, sont des egoistes qui ne vivent que de +leur propre vie. Triste vie que celle qui n'est pas une emanation de la +vie collective. C'est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre +Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ingenieux en +appreciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d'idees +et de principes; il s'enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son +honneur peut-etre, sous la facilite prostituee de son eloquence." Est-elle +plus favorable a Victor Hugo? Il s'echauffait pour la Republique a +l'epoque meme ou, tout au contraire, elle commencait a se refroidir. On ne +trouve dans la _Correspondance_ aucune appreciation sur les discours, +gonfles d'emphase et d'antitheses, qu'il prononcait a la Legislative, mais +bien ce passage un peu rude qui vise les _Contemplations_: "Je n'ai jamais +compris les poetes faisant des vers sur la tombe de leur mere et de leurs +enfants. Je ne saurais faire de l'eloquence sur la tombe de la patrie!" +Elle n'en fera meme pas sur les ruines de la liberte. Au fond de l'ame, +elle etait, sinon imperialiste et napoleonienne, du moins teintee de +bonapartisme. Un regime consulaire devait lui agreer. De la ses sympathies, +avant et pendant l'Empire, pour Jerome Napoleon, le prince qui se disait +republicain. Au 10 decembre 1848, quand le suffrage universel alla jusqu'a +preferer le neveu de l'Empereur au general Cavaignac, George Sand voulut +voir dans ce resultat un triomphe, non pas de l'esprit retrograde, mais du +socialisme et meme du communisme dont alors elle etait ferue. Cette +opinion paradoxale inspire l'article intitule: _A propos de l'election de +Louis Bonaparte a la presidence de la Republique_. Trois ans plus tard, on +souhaiterait que la democrate exaltee de 1848 s'indignat devant le 2 +Decembre, devant la victoire de la force brutale, le triomphe du parjure +et la violation du droit. Or, elle ecrit simplement de Nohant, le 6 +decembre 1851, a son amie madame Augustine de Bertholdi: "Chere enfant, +rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, a travers la fusillade, +et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice, Lambert et +Manceau."--Lambert etait un peintre, ami de Maurice; Manceau, un graveur, +mi-artisan, mi-artiste, qu'elle avait attache a sa personne et qui demeura +quinze ans en fonctions, lentement phtisique. Il eut le chant du +cygne.--Elle poursuit: "Le pays est aussi tranquille qu'il peut l'etre, au +milieu d'evenements si imprevus. Cela tue mes affaires qui etaient en bon +train." Voila le cri de l'egoisme ou de la lassitude! Puis elle reprend: +"N'importe! tant d'autres souffrent en ce monde, qu'on n'a pas le droit de +s'occuper de soi-meme." Et ce vague correctif est la seule protestation +que lui arrache le coup d'Etat, l'assassinat de cette Republique qu'elle a +tant aimee. Elle garde le silence, alors que partent en exil Victor Hugo, +Charras, Edgar Quinet, Barni, Emile Deschanel, et tant d'autres, les +meilleurs citoyens, demeures les serviteurs de la liberte. Elle desarme et +capitule. + +Sans doute elle profite de ses relations amicales avec le prince Jerome +pour le prier d'interceder aupres de son cousin et solliciter quelques +graces en faveur de republicains livres aux commissions mixtes, et +condamnes a la prison, a la deportation ou au bannissement. Elle demande +qu'on relaxe Fleury, Perigois, Aucante. Mais, s'il faut reconnaitre la +generosite de l'intention, le ton des lettres est parfois deconcertant. +Des le 3 janvier 1852, elle s'adresse a Son Altesse le Prince Jerome +Napoleon, et les reponses inedites de son imperial correspondant +meriteraient d'etre publiees. Il ecrit le 14 janvier: "On m'a _promis_, +mais toujours avec des restrictions, on n'obtient pas, on arrache!" Le 18 +fevrier, il la felicite de derober le plus de victimes possible a la +reaction. Et le 27 mai: "Voici, dit-il, une occasion pour moi d'etre utile +a de malheureux republicains dont je partage les opinions." Langage de +prince, qui se declare democrate, mais qui a accepte une grosse dotation +et, l'Empire retabli, habitera au Palais-Royal! + +C'est au President lui meme que George Sand demande une audience, le 26 +janvier 1852, en une longue lettre dont il faut retenir les passages +essentiels: "Je ne suis pas madame de Stael. Je n'ai ni son genie ni +l'orgueil qu'elle mit a lutter contre la double force du genie et de la +puissance... Prince, je vous ai toujours regarde comme un genie socialiste, +et, le 2 Decembre, apres la stupeur d'un instant, en presence de ce +dernier lambeau de societe republicaine foule aux pieds de la conquete, +mon premier cri a ete: "O Barbes, voila la souverainete du but! Je ne +l'acceptais pas meme dans ta bouche austere: mais voila que Dieu te donne +raison et qu'il l'impose a la France, comme sa derniere chance de salut, +au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idees... +Vous qui, pour accomplir de tels evenements, avez eu devant les yeux une +apparition ideale de justice et de verite, il importe bien que vous +sachiez ceci: c'est que je n'ai pas ete seule dans ma religion a accepter +votre avenement avec la soumission qu'on doit a la logique de la +Providence." Enfin, la lettre se termine par ces mots: "Amnistie, amnistie +bientot, mon Prince!" A travers l'appel a la pitie, c'est l'acquiescement +au regime issu du coup d'Etat. Tandis qu'elle adresse encore a Jules +Hetzel, le 20 fevrier 1832, une profession de foi republicaine ou elle +atteste que "toute la seve etait dans quelques hommes aujourd'hui +prisonniers, morts ou bannis," George Sand ecrit, le 1er du meme mois, au +chef de cabinet du ministre de l'Interieur: "Le peuple accepte, nous +devons accepter." Et le meme jour, helas! qu'elle renouvelait a Hetzel +l'assurance de son republicanisme, elle disait humblement au +Prince-President: "Prenez la couronne de la clemence; celle-la, on ne la +perd jamais." Puis le mois suivant: "Prince, prince, ecoutez la femme qui +a des cheveux blancs et qui vous prie a genoux; la femme cent fois +calomniee, qui est toujours sortie pure, devant Dieu et devant les temoins +de sa conduite, de toutes les epreuves de la vie, la femme qui n'abjure +aucune de ses croyances et qui ne croit pas se parjurer en croyant en +vous. Son opinion laissera peut-etre une trace dans l'avenir." + +Dans le camp republicain, parmi les proscrits et les vaincus, on la +desavoue, on lui crie: "Vous vous compromettez, vous vous perdez, vous +vous deshonorez, vous etes bonapartiste." Elle s'en defend, mais elle +declare au Prince qu'elle est le seul esprit socialiste qui lui soit reste +personnellement attache, malgre tous les coups frappes sur son Eglise. +Elle confesse a son brave ami Fleury que s'il fallait tomber dans un +pouvoir oligarchique et militaire, _elle aime autant celui-ci_. Lorsque +l'Empire est proclame, elle s'incline devant le fait accompli. Que dis-je? +elle a deja repudie ses anciens compagnons d'armes, dans une ample lettre +a Mazzini, du 23 mai 1852, qui contient ce triste passage: "La grande +verite, c'est que le parti republicain, en France, compose de tous les +elements possibles, est un parti indigne de son principe et incapable, +pour toute une generation, de le faire triompher." Est-ce bien la ce +qu'elle pense du parti qui comptait dans ses rangs Lamartine, Louis Blanc, +Ledru-Rollin, Michelet, Edgar Quinet, Barbes, Victor Hugo? Ceux-la n'ont +pas chante la palinodie. Et Mazzini, que de tels aveux devaient navrer, +mais qui restait courtois devant la faiblesse d'une femme, prononce le mot +de _resignation_. Elle est plus que resignee a l'Empire, elle est ralliee, +ou peu s'en faut. Qu'elle retourne a la litterature! De nouveaux +chefs-d'oeuvre vont pallier les defaillances et les virevoltes de sa +politique. + + + + +CHAPITRE XXIV + +LES ROMANS CHAMPETRES + + +La rude commotion de 1848 eut l'effet inattendu de renouveler le talent de +George Sand, en la soustrayant aux preoccupations politiques et sociales +qui risquaient d'accaparer sa pensee et de restreindre son horizon +litteraire. Issue de la lignee intellectuelle de Jean-Jacques, elle etait, +comme son glorieux ancetre, tour a tour sollicitee par les problemes du +_Contrat social_ et par la contemplation de la nature. C'est celle-ci qui +va definitivement triompher. La sociologie--pour user du neologisme cree +par Auguste Comte--devra s'avouer vaincue, apres avoir ajoute au bagage de +George Sand le _Compagnon du Tour de France_, le _Meunier d'Angibault_ et +le _Peche de Monsieur Antoine_. Jamais, a dire vrai, l'auteur de _Mauprat_ +et de _Consuelo_ n'avait deserte ce filon purement romanesque qui etait la +vraie richesse de son domaine et sera la meilleure part de son heritage. +En 1840, elle retracait dans _Pauline_ les aventures d'une fille de +province, devenue actrice, qui rentre dans sa ville natale, revoit une +amie, l'emmene a Paris, et ne reussit qu'a troubler une placide existence. +Le manuscrit, commence en 1832, au temps de _Valentine_, fut egare, puis +retrouve huit ans apres, et termine; on sent que cette nouvelle n'est pas +d'une seule venue et que deux procedes differents s'y rencontrent, sans se +fondre et s'amalgamer.--Il y a lieu pareillement de faire des reserves sur +_Isidora_, mediocre roman en trois parties, publie en 1845. Le jeune +Jacques Laurent a le coeur partage entre la courtisane Isidora, mariee _in +extremis_ au comte Felix, et sa belle-soeur la chaste Alice. C'est une +serie de dissertations ou se rencontre cette definition alambiquee: +"L'amour est un echange d'abandon et de delices; c'est quelque chose de si +surnaturel et de si divin, qu'il faut une reciprocite complete, une fusion +intime des deux ames; c'est une trinite entre Dieu, l'homme et la femme. +Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et +miserables qui luttent en vain pour entretenir le feu sacre, et qui +l'eteignent en se le disputant." Plus loin, un parallele entre la jeunesse, +comparee a un admirable paysage des Alpes, et la vieillesse, qui +ressemble a un vaste et beau jardin, bien plante, bien uni, bien noble, a +l'ancienne mode. + +_Teverino_ est de la meme annee 1845. Il n'y faut voir qu'une fantaisie +sans plan, sans but, a la suite d'un jeune aventurier deguise en homme du +monde. Emule de Figaro, tour a tour modele, batelier, jockey, enfant de +choeur, figurant de theatre, chanteur des rues, marchand de coquillages, +garcon de cafe, cicerone, Teverino est un de ces enfants de l'Italie qui +ont le sens de la beaute, le gout de la paresse et l'immoralite +native.--De provenance analogue le roman de _Lucrezia Floriani_, paru en +1847. Fille du pecheur Menapace, la Floriani est enlevee par le jeune +Memmo Ranieri, remporte de grands succes au theatre, et se retire au bord +du lac d'Iseo, ou elle conquiert le coeur du prince Karol de Roswald. Et +l'on pretendit que leur etrange et vraisemblable liaison etait precisement +celle de George Sand et de Chopin.--A la meme epoque et a la meme +inspiration se rattache une petite nouvelle, _Lavinia_, qui met en scene +une heroine coupant ses cheveux pour en faire un sacrifice a l'amour. A +cela pres, cette restitution de lettres, apres dix ans de rupture, n'offre, +en depit du cadre pyreneen de Saint-Sauveur, qu'un mediocre agrement. + +Entre toutes les oeuvres contemporaines des romans socialistes, il en est +une qui merite d'etre retenue et attentivement examinee. C'est _Jeanne_, +publiee en 1844 par le _Constitutionnel_, alors que George Sand avait +rompu avec la _Revue des Deux Mondes_. Pour la premiere fois elle se +hasardait dans le feuilleton d'un journal quotidien. "Ce mode, dit-elle, +exige un art particulier que je n'ai pas essaye d'acquerir, ne m'y sentant +pas propre. Alexandre Dumas et Eugene Sue possedaient des lors, au plus +haut point, l'art de finir un chapitre sur une peripetie interessante, qui +devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l'attente de la +curiosite ou de l'inquietude. Tel n'etait pas le talent de Balzac, tel est +encore moins le mien." Mais surtout George Sand abordait un genre nouveau, +celui ou elle obtiendra ses plus eclatants et plus durables succes. Elle +le declare dans la notice de 1852: "_Jeanne_ est une premiere tentative +qui m'a conduit a faire plus tard la _Mare au Diable_, le _Champi_ et la +_Petite Fadette_. La vierge d'Holbein m'avait toujours frappe comme un +type mysterieux ou je ne pouvais voir qu'une fille des champs reveuse, +severe et simple: la candeur infinie de l'ame, par consequent un sentiment +profond dans une melancolie vague, ou les idees ne se formulent point. +Cette femme primitive, cette vierge de l'age d'or, ou la trouver dans la +societe moderne?" George Sand a voulu que son heroine fut une paysanne +gauloise, sorte de Jeanne d'Arc ignoree, qui ne sut ni lire ni ecrire, et +vecut, non pas meme aux champs, mais au desert, "sur une lande inculte, +sur une terre primitive qui porte les stigmates mysterieux de notre plus +antique civilisation." Malheureusement, le romancier fut entrave ou par la +hate de son travail, ou par la nouveaute de son dessein, ou par l'idiome +semi-campagnard prete aux personnages. La notice plaide, a ce sujet, les +circonstances attenuantes: "Je n'osai point alors faire ce que j'ai ose +plus tard, peindre mon type dans son vrai milieu, et l'encadrer +exclusivement de figures rustiques en harmonie avec la mesure, assez +limitee en litterature, de ses idees et de ses sentiments." _Jeanne_ est +un ouvrage composite, ou des sensations et des pensees contradictoires ne +procurent pas cette impression d'unite qui est la regle superieure de +l'art. Ici, les contrastes du fond se retrouvent dans la forme, et +l'auteur en a tres nettement conscience: "Je me sentis derange de l'oasis +austere ou j'aurais voulu oublier et faire oublier a mon lecteur le monde +moderne et la vie presente. Mon propre style, ma phrase me genait. Cette +langue nouvelle ne peignait ni les lieux, ni les figures que j'avais vues +avec mes yeux et comprises avec ma reverie. Il me semblait que je +barbouillais d'huile et de bitume les peintures seches, brillantes, naives +et plates des maitres primitifs, que je cherchais a faire du relief sur +une figure etrusque, que je traduisais Homere en rebus, enfin que je +profanais le nu antique avec des draperies modernes." Or, ce sont +precisement ces imperfections qu'il est precieux de saisir et d'analyser. +On y discerne les tatonnements de George Sand, avant que son genie put +decouvrir et suivre la large voie du roman champetre. + +La dedicace de _Jeanne_ est adressee a une humble paysanne, Francoise +Maillant, en des termes d'une touchante delicatesse: "Tu ne sais pas lire, +ma paisible amie, mais ta fille et la mienne ont ete a l'ecole. Quelque +jour, a la veillee d'hiver, pendant que tu fileras ta quenouille, elles te +raconteront cette histoire qui deviendra beaucoup plus jolie en passant +par leurs bouches." Les principales scenes du recit se deroulent a +Toull-Sainte-Croix, sur la frontiere de la Marche. Nous assistons a +l'agonie de Tula, mere de Jeanne, et c'est un emouvant spectacle que la +veillee funebre, sur la pierre d'Ep-Nell. La silhouette de la jeune fille +se detache, immobile et tragique, au-dessus du cadavre: "Peut-etre +s'etait-elle endormie dans l'attitude de la priere. Sa mante grise, dont +le capuchon etait rabattu sur son visage en signe de deuil, lui donnait, +au clair de la lune, l'aspect d'une ombre. Le cure, tout vetu de noir, et +la morte roulee dans son linceul blanc, formaient avec elle un tableau +lugubre. De temps en temps, le feu, contenu sous les amas de debris, +faisait, en petit, l'effet d'une eruption volcanique. Il s'echappait avec +une legere detonation, lancait au loin la paille noircie qui l'avait couve, +et montait en jets de flamme pour s'eteindre au bout de peu d'instants. +Ces lueurs fugitives faisaient alors vaciller tous les objets. La morte +semblait s'agiter sur sa pierre, et Jeanne avait l'air de suivre ses +mouvements, comme pour la bercer dans son dernier sommeil. On entendait au +loin le hennissement de quelques cavales au paturage et les aboiements des +chiens dans les metairies. La reine verte des marecages coassait d'une +facon monotone, et ce qu'il y avait de plus etrange dans ces voix, +insouciantes des douleurs et des agitations humaines, c'etait le chant des +grillons de cheminee, ces hotes incombustibles du foyer domestique, qui, +rejouis par la chaleur des pierres, couraient sur les ruines de leur asile +en s'appelant et en se repondant avec force dans la nuit silencieuse et +sonore." + +Voila les premices du genre litteraire ou George Sand excellera, et voila +aussi l'apotheose de la beaute en son epanouissement juvenile. Jeanne la +paysanne--c'est encore la these egalitaire--a un charme et une grace qui +ne redoutent aucune comparaison avec les femmes les plus elegantes de la +bourgeoisie ou de la noblesse. Le cure lui-meme la regarde avec une +discrete complaisance. La remarque en est faite, sans irreverence ni +malice: "Comme il n'avait pas plus de trente ans, qu'il avait des yeux, du +gout et de la sensibilite, il etait bien un peu agite aupres d'elle". Non +moins emu, et plus libre en ses desseins, sera l'Anglais millionnaire, +Arthur Harley, qui veut epouser Jeanne, domestique chez madame de Boussac. +Et ce roman, qui debute par une mort, se termine par une agonie mystique. +La pastoure expire, ayant a son chevet sir Arthur, et les dernieres +paroles qui viennent a ses levres sont les vers d'une chanson de terroir: + + En traversant les nuages, + J'entends chanter ma mort. + Sur le bord du rivage + On me regrette encore. + +Dans l'avant-propos de _Francois le Champi_, George Sand imagine un +dialogue, a nuit close, avec un ami qui censure la forme mixte dont elle +s'est servie pour instituer un genre ou la litterature se mele a la +paysannerie. L'homme des champs, a ce prix, ne parle ni son veritable +langage--il serait besoin d'une traduction pour l'entendre--ni la langue +de la societe polie--ce serait aussi invraisemblable que l'_Astree_. +George Sand s'est arretee a un procede intermediaire, conventionnel et +aimable, qui est une maniere de transposition ou d'adaptation artistique. +Et l'ami anonyme repond: "Tu peins une fille des champs, tu l'appelles +_Jeanne_, et tu mets dans sa bouche des paroles qu'a la rigueur elle peut +dire. Mais toi, romancier, qui veux faire partager a tes lecteurs +l'attrait que tu eprouves a peindre ce type, tu la compares a une +druidesse, a Jeanne d'Arc, que sais-je? Ton sentiment et ton langage font +avec les siens un effet disparate comme la rencontre de tons criards dans +un tableau; et ce n'est pas ainsi que je peux entrer tout a fait dans la +nature, meme en l'idealisant." Il veut qu'elle raconte une de ces +histoires qu'on a entendues a la veillee, comme si elle avait un Parisien +a sa droite, un paysan a sa gauche, et qu'il fallut parler clairement pour +le premier, naivement pour le second. C'est sur ce patron qu'elle a +excellemment trace l'aventure de _Francois le Champi_, l'enfant trouve, le +batard, abandonne dans les champs, qui, recueilli par Madeleine Blanchet, +s'eprend pour sa mere adoptive d'une mysterieuse et grandissante tendresse. + +Ce sentiment equivoque, ou l'affection filiale se mue en inclination +amoureuse, etait delicat a analyser. George Sand s'y complait et devait y +reussir. Elle connaissait les deviations troublantes des sollicitudes et +des caresses qui se croient ou se disent maternelles. Dans Madeleine, +veuve de Cadet Blanchet, elle a mis quelque chose d'elle-meme, un peu de +cette passion ambigue qu'elle eprouva pour Alfred de Musset et Chopin. +Avec le prestige d'un cadre de nature, l'element de vague inceste se +dissipe, et s'evanouit. Nous connivons au secret desir de deux etres, trop +inegaux d'age, mais apparies par le coeur, qui se recherchent et s'adorent +sans oser murmurer l'aveu. + +En regard, le roman comporte le personnage inherent et indispensable a +tout bon melodrame, celui du traitre. Ici, c'est une traitresse, la Severe, +faraude commere, qui a deja domine, ruine fou Blanchet, et qui maintenant +porte sa convoitise sur les dix-sept ans du Champi. C'est la sirene, la +Circe de village, dont le chanvreur a la verve conteuse esquisse ainsi le +portrait: "Cette femme-la s'appelait Severe, et son nom n'etait pas bien +ajuste sur elle, car elle n'avait rien de pareil dans son idee. Elle en +savait long pour endormir les gens dont elle voulait voir reluire les ecus +au soleil. On ne peut pas dire qu'elle fut mechante, car elle etait +d'humeur rejouissante et sans souci, mais elle rapportait tout a elle, et +ne se mettait guere en peine du dommage des autres, pourvu qu'elle fut +brave et fetee. Elle avait ete a la mode dans le pays, et, disait-on, elle +avait trouve trop de gens a son gout. Elle etait encore tres belle femme +et tres avenante, vive quoique corpulente, et fraiche comme une guigne." +Comment en vint-elle a s'amouracher du Champi? D'abord, ce fut un jeu, un +badinage: "Si elle le rencontrait dans son grenier ou dans sa cour, elle +lui disait quelque fadaise pour se moquer de lui, mais sans mauvais +vouloir, et pour l'amusement de le voir rougir; car il rougissait comme +une fille quand cette femme lui parlait, et il se sentait mal a son aise." +Puis elle le considera avec plus d'attention et de contentement; elle le +trouva _diablement beau garcon_. Or il l'etait. "Il ne ressemblait pas aux +autres enfants de campagne, qui sont trapus et comme tasses a cet age-la, +et qui ne font mine de se denouer et de devenir quelque chose que deux ou +trois ans plus tard. Lui, il etait deja grand, bien bati; il avait la peau +blanche, meme en temps de moisson, et des cheveux tout frises qui etaient +comme brunets a la racine et finissaient en couleur d'or." + +_Francois le Champi_ paraissait en feuilleton dans le _Journal des Debats_, +lorsque eclata la revolution de fevrier 1848. Il fallut interrompre la +publication: la politique releguait a l'arriere-plan la litterature +romanesque. Quatre mois revolus, George Sand, desabusee, reprenait sa +plume rustique et composait la _Petite Fadette_. Elle explique, dans la +notice de l'ouvrage, que "l'horreur profonde du sang verse de part et +d'autre et une sorte de desespoir a la vue de cette haine, de ces injures, +de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur +holocauste, a la suite des convulsions sociales", s'emparerent de son +esprit, au lendemain des journees de Juin. Elle alla demander au contact +de la nature et a la contemplation de la vie rurale, sinon le bonheur, du +moins la foi. Tout comme un politique evince, elle retournait a ses cheres +etudes. Les lettres ont une vertu mysterieusement apaisante, que George +Sand preconise. "L'artiste, dit-elle, qui n'est que le reflet et l'echo +d'une generation assez semblable a lui, eprouve le besoin imperieux de +detourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un +ideal de calme, d'innocence et de reverie. Sa mission est de celebrer la +douceur, la confiance, l'amitie, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis +ou decourages, que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'equite +primitive sont ou peuvent etre encore de ce monde. Les allusions directes +aux malheurs presents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point +la le chemin du salut; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau +rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans +souffrance, que le spectacle des maux reels renforces et rembrunis encore +par les couleurs de la fiction." + +Dans la _Petite Fadette_, George Sand remplit son dessein. C'est une naive +et touchante histoire que celle des deux bessons, Landry et Sylvinet. Et +Fadette, "le pauvre grelet," est une etrange creature, qui se rend a la +danse, plaisamment habillee: "Elle avait une coiffe toute jaunie par le +renferme, qui, au lieu d'etre petite et bien retroussee par le derriere, +selon la nouvelle mode du pays, montrait de chaque cote de sa tete deux +grands oreillons bien larges et bien plats; et, sur le derriere de sa tete, +la cayenne retombait jusque sur son cou, ce qui lui donnait l'air de sa +grand'mere et lui faisait une tete large comme un boisseau sur un petit +cou mince comme un baton. Son cotillon de droguet etait trop court de deux +mains; et, comme elle avait grandi beaucoup dans l'annee, ses bras maigres, +tout mordus par le soleil, sortaient de ses manches comme deux pattes +d'aranelle. Elle avait cependant un tablier d'incarnat dont elle etait +bien fiere, mais qui lui venait de sa mere, et dont elle n'avait point +songe a retirer la bavousette, que, depuis plus de dix ans, les jeunesses +ne portent plus." + +Landry precisement, le bel adolescent, fait grief a Fanchon Fadet de ne +point etre coquette comme le sont les autres danseuses. "C'est, dit-il, +que tu n'as rien d'une fille et tout d'un garcon, dans ton air et dans tes +manieres; c'est que tu ne prends pas soin de ta personne. Pour commencer, +tu n'as point l'air propre et soigneux, et tu te fais paraitre laide par +ton habillement et ton langage." En effet, elle galope sur une jument sans +bride ni selle, elle grimpe aux arbres comme un _chat-ecurieux_, et les +enfants du pays l'appellent le _grelet_ ou meme le _malot_. + +De tous ces reproches Fadette est fort marrie, car elle a du penchant pour +Landry, le joli gars. Mais a quoi bon y songer et se troubler la cervelle? +"Je sais, dit-elle, ce qu'il est, et je sais ce que je suis. Il est beau, +riche et considere; je suis laide, pauvre et meprisee." N'importe, elle +est touchee, et l'amour exerce sur elle son influence coutumiere. Elle en +sera embellie, metamorphosee. Et voyez comme elle apparait un dimanche a +la messe: "C'etait bien toujours son pauvre dressage, son jupon de droguet, +son devanteau rouge et sa coiffe de linge sans dentelle; mais elle avait +reblanchi, recoupe et recousu tout cela dans le courant de la semaine. Sa +robe etait plus longue et tombait plus convenablement sur ses bas, qui +etaient bien blancs, ainsi que sa coiffe, laquelle avait pris la forme +nouvelle et s'attachait gentillement sur ses cheveux noirs bien lisses; +son fichu etait neuf et d'une jolie couleur jaune doux qui faisait valoir +sa peau brune. Elle avait aussi rallonge son corsage, et, au lieu d'avoir +l'air d'une piece de bois habillee, elle avait la taille fine et ployante +comme le corps d'une belle mouche a miel. De plus, je ne sais pas avec +quelle mixture de fleurs ou d'herbes elle avait lave pendant huit jours +son visage et ses mains, mais sa figure pale et ses mains mignonnes +avaient l'air aussi net et aussi doux que la blanche epine du printemps. +Landry, la voyant si changee, laissa tomber son livre d'heures, et, au +bruit qu'il fit, la petite Fadette se retourna tout a fait et le regarda, +tout en meme temps qu'il la regardait. Et elle devint un peu rouge, pas +plus que la petite rose des buissons; mais cela fa fit paraitre quasi +belle, d'autant plus que ses yeux noirs, auxquels jamais personne n'avait +pu trouver a redire, laisserent echapper un feu si clair qu'elle en parut +transfiguree. Et Landry pensa encore: Elle est sorciere; elle a voulu +devenir belle de laide qu'elle etait, et la voila belle par miracle. Il en +fut comme transi de peur, et sa peur ne l'empechait pourtant point d'avoir +une telle envie de s'approcher d'elle et de lui parler, que, jusqu'a la +fin de la messe, le coeur lui en sauta d'impatience." + +Enfin les aveux s'echangent, le jour ou Fadette doit s'eloigner, et les +paroles qu'elle prononce sont d'une chastete parfaite et d'une suavite +penetrante, Landry en est tout trouble. Il rit, il pleure, comme un fou. +"Et il embrassait Fanchon sur ses mains, sur sa robe; et il l'eut +embrassee sur ses pieds, si elle avait voulu le souffrir; mais elle le +releva et lui donna un vrai baiser d'amour dont il faillit mourir; car +c'etait le premier qu'il eut jamais recu d'elle, ni d'aucune autre, et, du +temps qu'il en tombait comme pame sur le bord du chemin, elle ramassa son +paquet, toute rouge et confuse qu'elle etait, et se sauva en lui defendant +de la suivre et en lui jurant qu'elle reviendrait." Elle revient en effet, +et ils s'epousent. Heureuse et riche, elle se comporte en bonne +villageoise a l'ame socialiste, tout comme la chatelaine de Nohant. Dans +sa demeure elle recueille, quatre heures chaque jour, les enfants +necessiteux de la commune, les instruit, les assiste, leur enseigne la +vraie religion, sans doute le christianisme integral. Mais il y a une +ombre a ce patriarcal tableau. Landry, helas! n'etait pas seul a aimer +Fanchon Fadette. Le besson Sylvinet nourrissait les memes sentiments. Il +lui serait trop cruel d'etre le temoin d'un bonheur dont il se trouve +frustre. Alors il s'engage dans la Grande Armee, devient capitaine, +obtient la croix, et peut-etre ira-t-il finir ses jours au village, quand +la blessure de son coeur sera definitivement cicatrisee. + +Pour completer la trilogie des romans champetres, voici le plus court, +mais le plus exquis, la _Mare au Diable_, qui fut compose avant _Francois +le Champi_ et la _Petite Fadette_. Ce triptyque, dans la pensee de +l'auteur, ne correspondait a aucun systeme, a aucune pretention +revolutionnaire en litterature. George Sand se bornait a traduire +d'instinct les douces emotions rurales qui lui etaient familieres. "Si +l'on me demande, ecrit-elle dans la "notice" de la _Mare au Diable_, ce +que j'ai voulu faire, je repondrai que j'ai voulu faire une chose tres +touchante et tres simple, et que je n'ai pas reussi a mon gre. J'ai bien +vu, j'ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont +deux! Tout ce que l'artiste peut esperer de mieux, c'est d'engager ceux +qui ont des yeux a regarder aussi. Voyez donc la simplicite, vous autres, +voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout dans ce +qu'ils ont de bon et de vrai: vous les verrez un peu dans mon livre, vous +les verrez beaucoup dans la nature." + +Par quel etrange caprice du romancier cette oeuvre, essentiellement +descriptive et reposante, met-elle a son frontispice le melancolique +spectacle d'une composition d'Holbein, presque macabre? Un laboureur, qui +pousse son maigre attelage, est talonne par un personnage fantastique, +squelette arme d'un fouet. Ce valet de charrue, c'est la Mort. Et George +Sand, dans le chapitre preliminaire intitule: "L'auteur au lecteur", +proteste contre cette philosophie du desespoir, resumee dans le vieux +quatrain: + + A la sueur de ton visaige + Tu gagnerois ta pauvre vie. + Apres long travail et usaige, + Voicy la _mort_ qui te convie. + +L'optimisme, non pas inne, mais acquis et voulu, qui inspire les "romans +champetres," ne saurait souscrire a une conception aussi desenchantee. Une +voix s'eleve, la voix bienfaisante de l'idealisme: "Non, nous n'avons plus +affaire a la mort, mais a la vie. Nous ne croyons plus ni au neant de la +tombe, ni au salut achete par un renoncement force; nous voulons que la +vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit feconde. Il faut que +Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se rejouisse plus de la +mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de +quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il faut que le +laboureur, en semant son ble, sache qu'il travaille a l'oeuvre de vie, et +non qu'il se rejouisse de ce que la mort marche a ses cotes. Il faut enfin +que la mort ne soit plus ni le chatiment de la prosperite, ni la +consolation de la detresse. Dieu ne l'a destinee ni a punir, ni a +dedommager de la vie: car il a beni la vie, et la tombe ne doit pas etre +un refuge ou il soit permis d'envoyer ceux qu'on ne veut pas rendre +heureux." + +Telle est, chez George Sand, la transition du roman socialiste au roman +champetre. Elle formule d'abord la theorie idealiste, qui se flatte +d'_embellir un peu_ le domaine de l'imagination: "L'art, dit-elle, n'est +pas une etude de la realite positive; c'est une recherche de la verite +ideale"; puis elle se retourne, comme dans un adieu, vers la theorie +socialiste qui lui fut si chere: "Ces richesses qui couvrent le sol, ces +moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui s'engraissent dans les +longues herbes, sont la propriete de quelques-uns et les instruments de la +fatigue et de l'esclavage du plus grand nombre." Elle ne se resigne pas, +mais elle cesse de s'indigner, et demeure triste et perplexe devant les +deplorables inegalites. + +La _Mare au Diable_ n'est guere qu'une promenade nocturne, mais penetree +d'une harmonie suave et d'une sensibilite toute virgilienne. Germain, le +fin laboureur, est veuf et doit se decider a reprendre femme, afin +d'elever ses trois enfants. Son beau-pere lui parle de la Leonard, veuve +d'un Guerin. Il ira docilement la voir au domaine de la Fourche, et, comme +il est homme d'honnetete, on le charge de conduire Marie, fille de la +Guillette, qui se rend en condition, tout aupres, pour faire l'office de +bergere. Germain n'a que vingt-huit ans, et "quoique, selon les idees de +son pays, il passat pour vieux au point de vue du mariage, il etait encore +le plus bel homme de l'endroit." Le teint frais, l'oeil vif et bleu comme +le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps elegant et +souple comme celui d'un jeune cheval qui n'a pas encore quitte le pre, +--voila prestement dessine le "veuf" auquel est confiee la mission de +mener aux Ormeaux la petite pastoure de seize ans. Marie monte en croupe +sur la Grise, et Petit-Pierre, l'enfant de Germain, les rejoint a un +detour du sentier. Ce sera comme leur ange gardien. Ils s'egarent a +travers bois. La nuit est glacee. Il faut allumer un feu de brindilles et +de feuilles a demi-seches. Petit-Pierre murmure sa priere et s'endort sur +les genoux de la jeune fille, apres avoir balbutie ces touchantes et +simples paroles: "Mon petit pere, si tu veux me donner une autre mere, je +veux que ce soit la petite Marie." L'appel candide de l'enfant sera exauce, +et sur la naivete charmante du recit s'epand une atmosphere de serenite. +Le genie de George Sand s'est epure, rajeuni, apaise, au sein de la nature, +radieuse et consolatrice. + + + + +CHAPITRE XXV + +SOUS LE SECOND EMPIRE + + +La politique n'est qu'une aventure, les romans champetres ne sont qu'une +etape, peut-etre une oasis, dans la destinee laborieuse et feconde de +George Sand. Des le lendemain des journees de Juin, elle avait repris sa +plume, et, lorsque le coup d'Etat du 2 Decembre etrangle la Republique et +envoie les meilleurs citoyens en exil ou a Lambessa, elle continue +paisiblement a produire, vaille que vaille, ses deux volumes par annee. +Elle appartient a son metier et accomplit ainsi une fonction naturelle. +C'est la poule, exacte et diligente, qui pond son oeuf au fond de la +basse-cour, sans s'inquieter si l'on se querelle a la maison. Certains +amis de George Sand s'emeuvent de cette quietude, devant la detresse du +parti et des hommes qui lui etaient chers. Elle veut s'expliquer et se +disculper dans une lettre du 15 decembre 1853, a Joseph Mazzini: "Vous +vous etonnez que je puisse faire de la litterature; moi, je remercie Dieu +de m'en conserver la faculte, parce qu'une conscience honnete, et pure +comme la mienne, trouve encore, en dehors de toute discussion, une oeuvre +de moralisation a poursuivre. Que ferais-je donc si j'abandonnais mon +humble tache? Des conspirations? Ce n'est pas ma vocation, je n'y +entendrais rien. Des pamphlets? Je n'ai ni fiel ni esprit pour cela. Des +theories? Nous en avons trop fait et nous sommes tombes dans la dispute, +qui est le tombeau de toute verite, de toute puissance. Je suis, j'ai +toujours ete artiste avant tout; je sais que les hommes purement +politiques, ont un grand mepris pour l'artiste, parce qu'ils le jugent sur +quelques types de saltimbanques qui deshonorent l'art. Mais vous, mon ami, +vous savez bien qu'un veritable artiste est aussi utile que le _pretre_ et +le _guerrier_; et que, quand il respecte le vrai et le bon, il est dans +une voie ou Dieu le benit toujours. L'art est de tous les temps et de tous +les pays; son bienfait particulier est precisement de vivre encore quand +tout semble mourir." + +George Sand va-t-elle traduire en actes cette fiere profession de foi? +Trouvera-t-elle les memes inspirations eloquentes et pathetiques, alors +que l'exaltation enthousiaste de ses premieres oeuvres fera place a des +sentiments plus ponderes et plus bourgeois? Il semble qu'elle ait voulu +dresser son bilan en composant l'_Histoire de ma Vie_, qu'elle termine +ou plutot qu'elle arrete a la veille des evenements de 1848. Son oeuvre, a +partir de cette epoque, cesse d'etre orientee, soit vers la these +conjugale, soit vers la formule socialiste, soit vers les horizons +rustiques, et tente un peu au hasard des sentiers nouveaux. + +Le _Chateau des Desertes_ est la suite de _Lucrezia Floriani_: dans cette +demeure des Boccaferri on joue la comedie de salon sur une petite estrade, +comme a Nohant.--Les _Mississipiens_ sont une piece ecrite a la hate sur +l'affaire de Law, et qui met aux prises la noblesse et la roture.--Dans +les _Maitres Sonneurs_, publies en 1853, resonne un echo, melancoliquement +affaibli, des romans champetres. La dedicace est adressee a cet Eugene +Lambert, l'hote familier de Nohant, sorte d'enfant adoptif, qui disait un +jour a George Sand: "A propos, je suis venu ici, il y a bientot dix ans, +pour y passer un mois. Il faut pourtant que je songe a m'en aller." Dans +la preface des _Maitres Sonneurs_, elle lui repond: "Je t'ai laisse partir, +mais a la condition que tu reviendrais passer ici tous les etes. Je +t'envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te +rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrives, et +que la grande fete printaniere de la nature va commencer aux champs." Sur +les faits et gestes des muletiers maitres sonneurs du Bourbonnais, et +notamment du Grand Bucheur dont le fils Huriel aime la gracieuse Brulette, +se detachent quelques jolis dessins de la vie campagnarde, un brin +poetisee. Voici des propos tenus entre deux danses, a une assemblee +villageoise: "Je suis sotte et revasseuse, dit la fille, enfin je +m'imagine d'etre aussi mal placee en une compagnie que le serait un loup +ou un renard que l'on inviterait a danser." Et le gars replique: "Vous +n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune bete chafouine, et vous dansez +d'une aussi belle grace que les branches des saules quand un air doux les +caresse." Tres seduisante aussi cette antithese, qui evoque le souvenir de +Cendrillon et de telle de ses soeurs: "Je venais de voir Brulette, aussi +brillante qu'un soleil d'ete, dans la joie de son amour et le vol de sa +danse; Therence etait la, seule et contente, aussi blanche que la lune +dans la nuit claire du printemps. On entendait au loin la musique des +noceux; mais cela ne disait rien a l'oreille de la fille des bois, et je +pense qu'elle ecoutait le rossignol qui lui chantait un plus beau cantique +dans le buisson voisin."--Des champs nous passons sur les planches, avec +_Adriani_. C'est, en quelque chateau du Vivarais, l'histoire d'un chanteur, +d'abord amateur, qui s'eprend de Laure de Larnac, veuve d'Octave de +Monteluz. Elle n'a guere plus de vingt ans et passe pour folle. Il la +console. Ils s'aiment, et elle l'epouse, malgre les anathemes de son +entourage aristocratique. L'idee maitresse du roman est l'apologie des +musiciens, des acteurs, de tous les gens de theatre. Et Laure declare, au +denouement: "Je haissais l'etat de comedien. Tu t'es fait comedien. J'ai +reconnu que c'etait le plus bel etat du monde."--Meme these, ou peu s'en +faut, dans _Narcisse_: la vertueuse mademoiselle d'Estorade aime le +chanteur Albany. Elle resiste a sa passion et se retire au couvent. Plus +tard, quand elle epouse le brave, mais vulgaire Narcisse Pardoux, elle +succombe a un mal de langueur. Elle a silencieusement adore Albany. + +Le _Piccinino_, qui sort de la maniere habituelle de l'auteur, est un +roman d'aventures ayant pour cadre la Sicile et se deroulant dans une +atmosphere de conspirations. George Sand decrivait la une contree qu'elle +n'avait pas visitee: c'est le procede dont usa Mery, puis Victor Hugo +lui-meme, dans les _Orientales_ et _Han d'Islande_. Or, le _Piccinino_ +contient des paysages, par exemple ceux de Catane, qu'un voyageur bien +informe peut attester scrupuleusement exacts.--C'est, au contraire, apres +un sejour a Rome que George Sand ecrivit la _Daniella_ (1857), ou +s'amalgament une intrigue romanesque et le guide du touriste dans "la +ville eternelle de Satan." De Guernesey Victor Hugo lui envoya de +chaleureuses felicitations, en cette forme hyperbolique qui caracterise +ses jugements litteraires: "La _Daniella_ est un grand et beau livre. Je +ne vous parle pas du cote politique de l'ouvrage, car les seules choses +que je pourrais ecrire a propos de l'Italie seraient impossibles a lire en +France et empecheraient ma lettre de vous parvenir. Quant aux grandes +aspirations de liberte et de progres, elles font invinciblement partie de +votre nature, et une poesie comme la votre souffle toujours du cote de +l'avenir. La Revolution, c'est de la lumiere, et qu'etes-vous, sinon un +flambeau?" La Rome, celebree par tant d'ecrivains et classiques et +romantiques et modernes, voire meme par les freres de Goncourt dans +_Madame Gervaisais_, avait cause a George Sand une deception profonde, qui +se traduit dans une lettre du 20 janvier 1861 a Ernest Perigois: "Vous +avez envie de voir les splendeurs de la papaute? Vous verrez trois +comparses mal costumes et une bande d'affreux Allemands pretendus Suisses, +dont le deguisement tombe en loques et dont les pieds infectent +Saint-Pierre de Rome. Pouah! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir la +pauvre mascarade." Dans la _Daniella_, George Sand nous montre un etrange +artiste qui, ayant a choisir entre deux amours, prefere a l'elegante miss +Medora sa cameriste, bientot devenue _stiratrice_, c'est-a-dire +blanchisseuse. Deux fois par jour, il echange quelques regards avec cette +Daniella qui, dans une salle basse des communs, travaille a une formidable +lessive. Mais cet homme, supremement delicat avec les lavandieres, a grand +soin d'ajouter: "J'ai tant de respect pour elle qu'afin de ne pas +l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison, je fais semblant de ne +pas la connaitre." O pudeur des tendresses subalternes, o poesie des +amours ancillaires, sous le ciel ou Lamartine a rencontre Graziella! + +Vers la meme epoque (1855), George Sand, sollicitee par les reveries +palingenesiques de Ballanche et par l'idealisme cosmique de Jean Reynaud, +imaginait de reconstituer, hors des frontieres du christianisme, un mythe +analogue a celui d'Adam et d'Eve. L'aventure sentimentale d'Evenor et de +Leucippe s'intitula definitivement les _Amours de l'age d'or_. La +theorie darwinienne y est refutee, plutot par des impressions morales que +par des arguments scientifiques. "Ecoutez, dit George Sand, les grands +esprits; ils vous diront que l'homme est vraiment le fils de Dieu, tandis +que toutes les creatures inferieures ne sont que son ouvrage." Et elle +cite, a l'appui de sa foi spiritualiste, ces vers d'un poete alors tres +jeune, Henri Brissac, dans le _Banquet_: + + Je cherche vainement le sein + D'ou decoule notre origine. + Je vois l'arbre;--mais la racine? + Mais la souche du genre humain? + + Le singe fut-il notre ancetre? + Rude coup frappe sur l'orgueil! + Soit! mais je trouve cet ecueil: + Homme ou singe, qui le fit naitre? + +Cette doctrine, genereuse et reconfortante, d'un au dela ou regnera +l'absolue justice avec ses reparations providentielles, George Sand l'a +synthetisee dans une lettre du 25 mai 1866 a M. Desplanches: "Croyons +quand meme et disons: _Je crois!_ ce n'est pas dire: "J'affirme;" +disons: _J'espere!_ ce n'est pas dire: "Je sais." Unissons-nous dans +cette notion, dans ce voeu, dans ce reve, qui est celui des bonnes ames. +Nous sentons qu'il est necessaire; que, pour avoir la charite, il faut +avoir l'esperance et la foi; de meme que, pour avoir la liberte et +l'egalite, il faut avoir la fraternite." + +En l'annee 1855, une grande douleur frappa George Sand. Elle perdit sa +petite-fille Jeanne, issue du mariage, helas! si orageux, de Solange et du +sculpteur Clesinger. Ce deuil, cruel a la grand'mere, ne fit qu'aviver et +renforcer l'idealisme de l'ecrivain. "Je vois, mande-t-elle le 14 fevrier +1855 a Edouard Charton, disciple de Jean Reynaud, je vois la vie future et +eternelle devant moi comme une certitude, comme une lumiere dans l'eclat +de laquelle les objets sont insaisissables; mais la lumiere y est, c'est +tout ce qu'il me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais +bien que je la retrouverai et qu'elle me reconnaitra, quand meme elle ne +se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle etait une partie de moi-meme, +et cela ne peut etre change." Quinze mois revolus, le ler mai 1856, elle +ecrit encore a madame Arnould-Plessy, la delicieuse artiste: "Ce que j'ai +retrouve a Nohant, c'est la presence de cette enfant qui, ici, ne me +semble jamais possible a oublier. Dans cette maison, dans ce jardin, je ne +peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces jours. Je la +vois partout, et cette illusion-la ramene des dechirements continuels. +Dieu est bon quand meme: il l'a reprise pour son bonheur, a elle, et nous +nous reverrons tous, un peu plus tot, un peu plus tard." Elle a mis de +cote les poupees de l'enfant, ses joujoux, ses livres, sa brouette, son +arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, et elle contemple, aieule +melancolique, tous ces objets qui attendent vainement le retour de +l'absente. + +Il faut pourtant que la vie de labeur suive son cours, il faut travailler, +peiner, produire; car le budget de Nohant est lourd. Pour que la maison +maintienne sa large hospitalite et que les siens aient le superflu, George +Sand se prive souvent du necessaire. Le 8 janvier 1858, elle avoue a +Charles Edmond qu'elle n'a pas pu s'acheter un manteau et une robe +d'hiver. Depuis vingt-cinq ans, elle gagne au jour le jour l'argent vite +depense. Les circonstances ou sa nature lui ont interdit l'epargne. Et +elle entasse les volumes, sacrifiant peut-etre la qualite a la +quantite.--En 1855, c'est _Mont-Reveche_ ou se manifeste la these +proclamee dans la preface: "Le roman n'a rien a prouver." Il ne s'agit que +d'interesser. Ici, Duterte, grand proprietaire et depute, marie en +secondes noces a une jeune et jolie femme, Olympe, fait la cruelle +experience des miseres qu'entraine la disproportion d'age. Olympe succombe +a une maladie de langueur. Les caracteres dissemblables des trois filles +de Dutertre, Nathalie, Eveline et Caroline, sont agreablement dessines. +_Mont-Reveche_ est d'une litterature fluide et facile.--La meme annee, +George Sand termine le _Diable aux Champs_, commence avant le Deux +Decembre et dedie a son intime commensal, le graveur Manceau. Le livre +parut, expurge de toutes les theories politiques et sociales que l'Empire +eut pu trouver subversives, et ce sont, sous forme de dialogue, des +dissertations longuettes sur la nature du diable, sur les chatiments apres +la mort, etranges propos tenus par des personnages au nombre desquels +figurent des heros de George Sand, tels que Jacques, le mari qui se +suicide pour liberer sa femme, et Ralph, d'_Indiana_. + +La mort d'Alfred de Musset, ravivant des souvenirs vieux d'un quart de +siecle, provoquait en 1858 la deplorable polemique, reciproquement +diffamatoire, ou George Sand publiait _Elle et Lui_, et Paul de Musset +_Lui et Elle_. Si ce fut une faute grave, une maniere de sacrilege +sentimental sous forme posthume, George Sand en a ete trop rudement +chatiee. Elle avait explique une crise, commente une rupture. Paul de +Musset lanca contre une femme des imputations ignominieuses. Elle +produisit, peu apres, une justification emue et eloquente, dans la preface +de _Jean de la Roche_, ou, a propos de _Narcisse_, elle affirme le droit +pour l'artiste de puiser dans sa vie et d'analyser les sentiments de son +coeur. Venant alors au cas de Paul de Musset, elle le resout par +preterition: "Sans nous occuper, dit-elle, d'une tentative deshonorante +pour ceux qui l'ont faite, pour ceux qui l'ont conseillee en secret et +pour ceux qui l'ont approuvee publiquement, sans vouloir en appeler a la +justice des hommes pour reprimer un delit bien conditionne d'outrage et de +calomnie, repression qui nous serait trop facile, et qui aurait +l'inconvenient d'atteindre, dans la personne des vivants, le nom porte par +un mort illustre... On peut, ajoute-t-elle, etre _femme_ et ne pas se +sentir atteint par les divagations de l'ivresse ou les hallucinations de +la fievre, encore moins par les accusations de perversite qui viennent a +l'esprit de certaines gens habitues a trop vivre avec eux-memes." Elle +atteste qu'_Elle et Lui_ est un livre sincere--mais etait-ce un livre +utile?--elle le declare "vrai sans amertume et sans vengeance"; enfin, +elle lance cette apostrophe ou l'indignation imprime au style un +incomparable eclat: "Quant aux malheureux esprits qui viennent d'essayer +un genre nouveau dans la litterature et dans la critique en publiant un +triste pamphlet, en annoncant a grand renfort de reclames et de +declamations imprimees que l'horrible heroine de leur elucabration etait +une personne vivante dont il leur etait permis d'ecrire le nom en toutes +lettres, et qui lui ont prete leur style en affirmant qu'ils tenaient +leurs preuves et leurs details de la main d'un mourant, le public a deja +prononce que c'etait la une tentative monstrueuse dont l'art rougit et que +la vraie critique renie, en meme temps que c'etait une souillure jetee sur +une tombe. Et nous disons, nous, que le mort illustre renferme dans cette +tombe se relevera indigne quand le moment sera venu. Il revendiquera sa +veritable pensee, ses propres sentiments, le droit de faire lui-meme la +fiere confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le +ciel les grands cris de justice et de verite qui resument la meilleure +partie de son ame et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un +roman, ni un pamphlet, ni une delation. Ce sera un monument ecrit de ses +propres mains et consacre a sa memoire par des mains toujours amies. Ce +monument sera eleve quand les insulteurs se seront assez compromis. Les +laisser dans leur voie est la seule punition qu'on veuille leur infliger. +Laissons-les donc blasphemer, divaguer et passer." D'un dernier trait +dedaigneux, l'auteur de la preface signale qu'occupe en Auvergne a suivre +les traces d'un roman nouveau a travers les sentiers embaumes, au milieu +des plus belles scenes du printemps, "il avait bien emporte le pamphlet +pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oublie son herbier, et les +pages du livre infame furent purifiees par le contact des fleurs du +Puy-de-Dome et du Sancy." + +Il y a, dans _Jean de la Roche_, mieux qu'une preface vibrante, le recit +delicat d'un amour contrarie, avec la perspective des paysages d'Auvergne +ou se dresse la pittoresque silhouette du chateau de Murols. Jean, eleve +par une mere pieuse dans un petit manoir du Velay, aime Love, la fille un +peu capricieuse de M. Butler. "En elle la grace et les parfums couvraient +un coeur de pierre inaccessible." Ecarte d'abord par la maladive jalousie +du jeune Hope, frere de Love, il part pour un voyage de cinq ans autour du +monde. Quand il revient, il trouve Hope apaise, et les accordailles se +concluent sur les pentes du Sancy, alors que Jean de la Roche, deguise en +guide, aide a porter la chaise de Love qui s'est foule le pied a la +Roche-Vendeix. + +Un peu auparavant, George Sand avait publie, en 1859, les _Dames Vertes_, +bizarre aventure du jeune avocat Nivieres, qui, charge de plaider en 1788 +pour la famille d'Ionis contre la famille d'Aillane, couche au chateau +d'Ionis dans la chambre ou apparaissent les dames vertes: l'apparition, +c'est mademoiselle d'Aillane qu'il epousera;--la _Filleule_, non moins +baroque odyssee de la gitanilla Morenita, recueillie a Fontainebleau par +le romanesque Stephen, et qui s'eprend de son protecteur:--_Laura_, avec +le sous-titre: _Voyage dans le cristal_, reverie fantasmagorique de +peregrination au pole arctique;--_Flavie_, analyse d'une jeune fille a +l'ame de papillon, qui hesite entre deux pretendants Malcolm et Emile de +Voreppe, honnete recit ou il n'y a lieu de retenir que cet aphorisme ou se +reflete George Sand: "Je n'aime pas l'argent, mais j'adore la depense"; +--_Constance Verrier_, dont la preface est consacree a refuter la theorie +de Jean-Jacques contre la pernicieuse influence des romans, et dont la +fable est un peu bien singuliere. Trois femmes sont intimement liees et +dissertent sur l'amour: la duchesse Sibylle d'Evereux, veuve galante qui +sauve les apparences, la cantatrice Solia Mozzelli, et Constance Verrier, +jeune fille bourgeoise de vingt-cinq ans, qui attend son fiance, absent +depuis quatre longues annees. Or, ce Raoul Mahoult a ete, en voyage, +l'amant de la duchesse d'Evereux et de la Mozzelli. Etrange coincidence! +Quand Constance l'apprend, elle tombe evanouie; on la soigne, on la sauve. +Elle pardonne ou plutot efface, et finit par epouser Raoul: ils seront +peut-etre heureux. _Constance Verrier_ aurait du s'intituler "Trois femmes +pour un mari". Il s'y trouve quelques jolis developpements sur l'amour et +aussi ce portrait, qui semble celui de George Sand dessine par elle-meme: +"Elle ne se piquait, comme feu Ninon, que d'unir le plaisir a l'amitie; +elle bannissait les grands mots de son vocabulaire; mais elle etait bonne, +serviable, devouee, indulgente, courageuse dans ses opinions, genereuse +dans ses triomphes... Tout ce qu'elle deployait de finesse, de +perseverance, d'habilete, d'empire sur elle-meme pour se satisfaire sans +blesser personne et sans porter atteinte a la dignite de sa position, est +inimaginable." De vrai, pour George Sand, nombre d'hommes, en un long +cortege depuis Jules Sandeau jusqu'a Manceau, pourraient en temoigner. + +En 1859, parut un veritable chef-d'oeuvre en trois volumes, l'_Homme de +neige_. C'est, dans un paysage de Dalecarlie, au manoir gothique de +Stollborg, la serie des epreuves traversees par Christiano, montreur de +marionnettes, qui recouvre son noble nom de Waldemora et epouse la +gracieuse comtesse Marguerite Elveda, apres avoir ete ouvrier mineur. +Voici la double morale, sociale et metaphysique, de l'ouvrage: "Dans toute +misere (ce doit etre George Sand qui parle), il y a moitie de la faute des +gouvernants et moitie de celle des gouvernes." C'est encore elle qui +formule, par la bouche de Christiano, sa profession de foi deiste: "Nous +vivons dans un temps ou personne ne croit a grand'chose, si ce n'est a la +necessite et au devoir de la tolerance; mais, moi, je crois vaguement a +l'ame du monde, qu'on l'appelle comme on voudra, a une grande ame, toute +d'amour et de bonte, qui recoit nos pleurs et nos aspirations. Les +philosophes d'aujourd'hui disent que c'est une platitude de s'imaginer que +l'Etre des etres daignera s'occuper de vermisseaux de notre espece. Moi, +je dis qu'il n'y a rien de petit et rien de grand devant celui qui est +tout, et que, dans un ocean d'amour, il y aura toujours de la place pour +recueillir avec bonte une pauvre petite larme humaine." + +De meme aloi et de non moindre merite est le _Marquis de Villemer_, qui a +conquis au theatre une eclatante notoriete, grace a la precieuse +collaboration d'Alexandre Dumas fils. Le roman, moins alerte, mais plus +delicat, met agreablement en lumiere le caractere hautain de la marquise +et la rivalite de ses deux fils, le duc Gaetan d'Aleria et le marquis +Urbain de Villemer, qui ont distingue, celui-la pour le mauvais, celui-ci +pour le bon motif, la trop attrayante lectrice Caroline de Saint-Geneix. +Toute la partie descriptive qui disparait a la scene, les paysages du +Velay, la poursuite d'Urbain enseveli sous la neige au pied du Mezenc et +sauve par Caroline, tous ces details purement romanesques ont un charme +penetrant; puis le denouement est de nature a satisfaire les ames +sensibles. Comme il convient, Urbain epouse Caroline au gre de son coeur, +et Gaetan la jeune Diane de Xaintrailles, plusieurs fois millionnaire. +Eternelle antithese de l'honneur et de l'argent. + +Voici des oeuvres de second plan:--_Valvedre_, ou le tres entreprenant +Francis Valigny seduit et enleve madame Alida de Valvedre, epouse d'un +savant adonne a la botanique et a la meteorologie; mais la science reprend +ses droits, alors que l'expiation arrive et qu'Alida, minee par le chagrin, +rapprochant a son lit de mort mari et amant, leur tient ce mirifique +discours: "Je voudrais mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour +sauver ma vie, vous qui etes venu sauver mon ame." Et la reconciliation +finale a lieu, au bord de l'alcove, dans cette molle atmosphere de Palerme +embaumee par les orangers.--C'est _Tamaris_, ou la peinture d'une plage +mediterraneenne qu'habita George Sand encadre les amours du lieutenant de +vaisseau la Florade, lequel courtise a la fois mademoiselle Roque, une +demi-mahometane, la Zinovese, femme d'un brigadier, et la marquise +d'Elmeval. Or, la Zinovese s'empoisonne, la marquise epouse un medecin, et +la Florade mademoiselle Roque.--_Antonia_ est le nom d'un lis merveilleux, +cree par les soins d'un septuagenaire aussi riche qu'egoiste, Antoine +Thierry, dont le neveu Julien, peintre tres pauvre et tres sentimental, +aime la comtesse Julie d'Estrelle. Et leur amour finit par attendrir le +vieillard.--La _Famille de Germandre_, c'est le _Testament de Cesar +Girodot_ transporte dans un milieu de noblesse, vers 1808. L'heritage du +marquis de Germandre appartient a celui de ses collateraux qui decouvre le +secret pour ouvrir une boite qu'il a minutieusement fabriquee.--La +_Ville-Noire_, retour indirect vers les preoccupations sociales, atteste +la superiorite de l'ouvrier sur le patronat. + +Une incursion dans le roman d'aventures produit cette oeuvre charmante, +les _Beaux Messieurs de Bois-Dore_ (1862). Celadon de Bois-Dore, aimable +paladin attarde, demande, en sa soixante-dixieme annee, la main de +Lauriane de Beuvre, petite veuve de dix-huit ans. Tres spirituelle, elle +feint d'etre emue et l'ajourne a sept annees d'intervalle. On reflechira, +au prealable. Apres des faits et gestes divers, batailles, sieges, +assassinats, le marquis Celadon retrouve, pour sa plus grande joie, et +adopte son neveu Mario, qui epousera Lauriane. L'oncle galant renonce au +benefice de l'echeance promise. + +Tres long, tres lent est le roman intitule la _Confession d'une jeune +fille_, odyssee d'une enfant volee a sa nourrice.--Dans _Monsieur +Sylvestre_ et dans le volume qui lui fait suite, le _Dernier Amour_, il y +a des parties descriptives qui ne sont point sans agrement. C'est le recit +des recherches et des deboires d'un isole, Monsieur Sylvestre, qui aspire +a la verite, en poursuivant la definition du bonheur. Voici celle qu'il +propose: "Le bonheur n'est pas un mot, mais c'est une ile lointaine. La +mer est immense, et les navires manquent." A soixante ans--c'est un peu +tard--Monsieur Sylvestre est aime par la mysterieuse Felicie, qui atteint +la trentaine et qui cache une faute de la seizieme annee. Elle a une +rechute et s'empoisonne. "Ne jouez pas avec l'amour!" murmure le +sexagenaire, a qui le dernier amour n'a pas plus reussi que le premier. + +_Pierre qui roule_ et le _Beau Laurence_ sont l'histoire, en deux tomes, +d'un comedien qui voit apparaitre une inconnue exquisement belle dans une +maison de Blois. Il mene la vie errante de sa profession, va au Montenegro, +revient, fait un heritage, retrouve en madame de Valdere sa delicieuse +apparition et l'epouse.--Dans _Mademoiselle Merquem_ (1868), George Sand, +reprenant un sentier parallele a Balzac, depeint, non pas la femme, mais +la fille de trente ans, eleve d'un Bellac qui n'etait pas professeur pour +dames, mais pour simples ruraux. Celie Merquem servira de modele et de +consolation aux celibataires attardees du sexe feminin: "Peut-etre, +observe l'auteur, ne sait-on pas a quel degre de charme et de merite +pourrait s'elever la femme bien douee, si on la laissait murir, et si +elle-meme avait la patience d'attendre son developpement complet pour +entrer dans la vie complete. On les marie trop jeunes, elles sont meres +avant d'avoir cesse d'etre des enfants." + +Entre tous les romans ecrits par George Sand sous le Second Empire, celui +ou elle a mis assurement le plus d'elle-meme, l'ardeur intense de sa foi, +c'est _Mademoiselle La Quintinie_, consacree a refuter _Sibylle_, d'Octave +Feuillet. A l'apologie de l'education catholique et de la direction +clericale elle oppose la libre-pensee spiritualiste. C'est le contraste du +fanatisme et de la philosophie. Emile Lemontier aime Lucie, fille du +general La Quintinie, mais elle lui est disputee et manque de lui etre +ravie par le confesseur Moreali, qui jadis a domine la femme du general. +La fille apres la mere! Contre les directeurs de conscience, contre la +confession, il y a des pages enflammees. George Sand evoque le fameux +passage de Paul-Louis Courier qui commence ainsi: "On leur defend l'amour, +et le mariage surtout; on leur livre les femmes. Ils n'en peuvent avoir +une, mais ils vivent avec toutes familierement," et qui se termine en ces +termes: "Seuls et n'ayant pour temoins que ces voutes, que ces murs, ils +causent! De quoi? Helas! de tout ce qui n'est pas innocent. Ils parlent, +ou plutot ils murmurent a voix basse, et leurs bouches s'approchent, et +leur souffle se confond. Cela dure une heure, et se renouvelle souvent." +_Mademoiselle La Quintinie_ est l'eloquente et emouvante paraphrase de +cette profession de foi anticlericale. George Sand montre la religion qui +se materialise, en meme temps que se spiritualise la philosophie. Elle +repudie les illusions ou les esperances catholiques de certains +republicains de 1848, et elle prete a Moreali lui-meme cet aveu: "J'ai vu +Rome, et j'ai failli perdre la foi." Le grand-pere voltairien de Lucie, M. +de Turdy, lance l'anatheme traditionnel a l'infame: "Maudite et trois fois +maudite soit l'intervention du pretre dans les familles!" En la place de +cette devise de l'Eglise: "que tout chemin mene a Rome", George Sand +demande "que tout chemin mene Rome a Dieu." Et, a cote de Moreali, jesuite +mondain de robe courte, elle place le moine grossier Onorio, vetu de bure +et souille de poussiere, exhalant une odeur de terre et d'humidite. Contre +l'intrusion de l'un et de l'autre elle erige la maxime vraiment +evangelique: "La parole de Jesus est l'heritage de tous." En doctrine et +en discipline, elle conclut au mariage des pretres ou a l'abolition de la +confession, dans quelques pages d'une revolte sublime: "Ah! vous vous y +entendez, s'ecrie-t elle, apotres persistants du quietisme. Vous prelevez +la fleur des ames, vous respirez le parfum du matin, et vous nous laissez +l'enveloppe epuisee de ses purs aromes. Vous appelez cela le divin amour +pour vous autres!" Au denouement, comme il sied, Emile epouse Lucie. Il a +vaincu Moreali. L'amour a triomphe du fanatisme. + +Dans la _Correspondance_ de George Sand, mais surtout de 1860 a 1870, nous +retrouvons les memes croyances qui s'epanouissent en _Mademoiselle La +Quintinie_. Ce sont de fougueuses declarations contre le clericalisme, +contre "les parfums de la sacristie," particulierement dans ses lettres au +prince Jerome. "Monseigneur, lui ecrit-elle, ne laissez pas elever votre +fils par les pretres." Elle preche d'exemple dans sa famille. Maurice a +epouse civilement mademoiselle Lina Calamatta, et plus tard c'est a un +pasteur protestant qu'ils s'adressent pour benir leur mariage et baptiser +leurs enfants. "Pas de pretres, s'ecrie George Sand le 11 mai 1862, nous +ne croyons pas, nous autres, a l'Eglise catholique, nous serions +hypocrites d'y aller." Dans sa pensee, le protestantisme est une +affirmation pure et simple de deisme chretien. De la ce qu'elle appelle +"les baptemes spiritualistes" de ses petites-filles. Elle voit, avec une +sorte de prescience, l'expansion menacante des Jesuites, le reveil du +parti pretre, comme on disait sous la Restauration. Elle montre la France +envahie par les couvents et "les sales ignorantins s'emparant de +l'education, abrutissant les enfants." Dans le naufrage de sa foi +politique, il n'a surnage que l'horreur de l'intolerance et de la +superstition. + + + + +CHAPITRE XXVI + +LE THEATRE + + +George Sand avait-elle le temperament dramatique? On en peut douter, +encore qu'elle ait remporte au theatre quelques succes authentiques et +durables. Ses comedies etaient moins favorablement accueillies par les +directeurs que ses romans par les revues et les journaux. Elle se +plaignait qu'on voulut en general, et Montigny en particulier, l'obliger a +remanier ses pieces. "Il y a pourtant, ecrivait-elle a Maurice le 24 +fevrier 1855, une observation a faire, c'est que toutes les pieces qu'on +ne m'a pas fait changer: le _Champi, Claudie, Victorine_, le _Demon du +Foyer_, le _Pressoir_, ont eu un vrai succes, tandis que les autres sont +tombees ou ont eu un court succes. Je n'ai jamais vu que les idees des +autres m'aient amene le public, tandis que mes hardiesses ont passe malgre +tout. Et quelles hardiesses! Trop d'ideal, voila mon grand vice devant les +directeurs de theatre." Elle regimbe contre les projets d'_amelioration_ +qu'on lui suggere ou qu'on lui impose. Les exigences de la forme scenique +l'impatientent, et elle s'ecrie: "Je suis ce que je suis. Ma maniere et +mon sentiment sont a moi. Si le public des theatres n'en veut pas, soit, +il est le maitre; mais je suis le maitre aussi de mes propres tendances, +et de les publier sous la forme qu'il sera force d'avaler au coin de son +feu." Dans une lettre a Jules Janin, du 1er octobre 1855, elle epanche sa +colere, en lui reprochant de trouver mauvaises toutes ses productions +dramatiques, et elle plaide avec quelque amertume pour chacune des pieces +qu'elle a fait representer. Plus sagace et plus concluante est la preface +qui se trouve en tete des quatre volumes du _Theatre complet_. George Sand +y developpe la these idealiste. Elle se flatte d'avoir contribue a +delivrer les planches du materialisme qui les envahissait. De meme dans la +dedicace de _Maitre Favilla_, adressee a M. Rouviere: "Une seule critique, +dit-elle, m'a affligee dans ma vie d'artiste: c'est celle qui me +reprochait de rever des personnages trop aimants, trop devoues, _trop +vertueux_, c'etait le mot qui frappait mes oreilles consternees. Et, quand +je l'avais entendu, je revenais, me demandant si j'etais le bon et +l'absurde don Quichotte, incapable de voir la vie reelle, et condamne a +caresser tout seul des illusions trop douces pour etre vraies." C'est +encore la doctrine qu'elle expose, dans la profession de foi qu'elle a +mise en preambule de sa traduction d'une comedie de Shakespeare, _Comme il +vous plaira_, sous la forme d'une lettre a M. Regnier. "Le temps, dit-elle, +n'est guere a la poesie, et le lyrisme ne nous transporte plus par +lui-meme au-dessus de ces regions de la realite dont nous voulons que les +arts soient desormais la peinture. Si, a cette heure (1856), la Ristori +reveille notre enthousiasme, c'est qu'elle est miraculeusement belle, +puissante et inspiree. Il ne fallait pas moins que l'apparition d'une muse +descendue de l'Hymette pour nous arracher a nos gouts materialistes. Elle +nous fascine et nous emporte avec elle dans son reve sacre; mais, quant a +l'hymne qu'elle nous chante, nous l'ecoutons fort mal, et nous nous +soucions aussi peu d'Alfieri que de Corneille; c'est-a-dire que nous ne +nous en soucions pas du tout, puisque, notre muse Rachel absente, la +tragedie francaise est morte jusqu'a nouvel ordre." + +Le programme de George Sand etait noble et vaste; mais elle n'a pu en +realiser toute l'ampleur. De la une nuance de melancolie, quand elle parle +de ceux qui cherchent et decouvrent la _fibre du succes d'argent_. Elle +n'est pas envieuse--un tel sentiment lui fut toujours etranger--mais elle +estime que le public manque de justice distributive. "L'auteur, dit-elle, +qui n'obtient pas le _succes d'argent_, ne trouve plus que des portes +fermees dans les directions de theatre." A elle, on lui fait grief de +presenter de trop grands caracteres, des personnages trop honnetes, +partant invraisemblables, de ne pas chercher les effets. En depit des +aristarques, elle persiste a affirmer, sinon a atteindre, la superiorite +d'une forme dramatique, uniquement soucieuse de "flatter le beau cote de +la nature humaine, les instincts eleves qui, tot ou tard, reprennent le +dessus." Si la critique lui a ete parfois severe, amere et meme +_irreflechie_, elle garde l'espoir d'un retour favorable. "Nous +l'attendons, ecrit-elle, a des jours plus rassis et a des jugements moins +precipites. Ce qu'elle nous accordera un jour, ce sera de n'avoir pas +manque de conscience et de dignite dans nos etudes de la vie humaine; ce +sera d'avoir fait de patients efforts pour introduire la pensee du +spectateur dans un monde plus pur et mieux inspire que le triste et dur +courant de la vie terre a terre. Nous avons cru que c'etait la le but du +theatre, et que ce delassement, qui tient tant de place dans la vie +civilisee, devait etre une aspiration aux choses elevees, un mirage +poetique dans le desert de la realite." En effet, l'oeuvre dramatique de +George Sand est aux antipodes du realisme. Elle n'offre pas, comme on +disait alors, un daguerreotype des miseres et des plaies humaines, mais un +tableau riant, embelli, un peu idyllique. Son souci etait de reagir contre +le laid, le bas et le faux, et de poetiser la vie. Il en est parfois +besoin. Et faut-il nous etonner si un romancier produisit un theatre +romanesque? + +La premiere piece de George Sand fut _Cosima ou la Haine dans l'amour_, +drame en cinq actes et un prologue, represente a la Comedie-Francaise le +29 avril 1840. La preface constate que _Cosima_ fut fort mal accueillie, +et elle ajoute: "L'auteur ne s'est fait illusion ni la veille ni le +lendemain sur l'issue de cette premiere soiree. Il attend fort +paisiblement un auditoire plus calme et plus indulgent. Il a droit a cette +indulgence, il y compte." Moins solennelle et encore plus sincere est +l'impression formulee dans une lettre du 1er mai au graveur Calamatta: +"J'ai ete huee et sifflee comme je m'y attendais. Chaque mot approuve et +aime de toi et de mes amis a souleve des eclats de rire et des tempetes +d'indignation. On criait sur tous les bancs que la piece etait immorale, +et il n'est pas sur que le gouvernement ne la defende pas. Les acteurs, +deconcertes par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient +tout de travers. Enfin, la piece a ete jusqu'au bout, tres attaquee et +tres defendue, tres applaudie et tres sifflee. Je suis contente du +resultat et je ne changerai pas un mot aux representations suivantes. +J'etais la, fort tranquille et meme fort gaie; car on a beau dire et beau +croire que l'_auteur_ doit etre accable, tremblant et agite; je n'ai rien +eprouve de tout cela, et l'incident me parait burlesque." + +_Cosima_ avait pour interpretes les meilleurs artistes de la +Comedie-Francaise: Menjaud, Geffroy, Maillard, Beauvallet, madame Dorval, +alors dans toute la splendeur de son talent, et intimement liee avec +George Sand. Mais le sujet etait invraisemblable et maladroitement expose. +Cosima, epouse d'Alvice Petruccio, bourgeois et negociant de Florence, se +trouve en butte aux assiduites d'un riche Venitien, Ordonio Elisei. Il la +poursuit a l'eglise--ou se passe le premier acte--puis a la promenade; il +monte la garde sous ses fenetres. Une telle obsession d'amour voudrait le +deploiement des grandes tirades romantiques d'_Antony_, d'_Henri III et sa +Cour_, ou de _Chatterton_. Il parait que l'auteur de _Jacques_ et +d'_Indiana_ se piquait de mettre en scene l'interieur d'un menage. Son +dessein a ete mediocrement rempli; car il n'avait a sa disposition ni les +ressources d'une psychologie delicate ni l'eblouissement du dialogue. Au +denouement, Cosima s'empoisonne. Pourquoi? Ce n'est cependant pas une +Lucrece. George Sand allegue des raisons qui sont insuffisantes et mal +adaptees: "Non, dit-elle, tous les hommes d'aujourd'hui ne sont pas livres +a des pensees de despotisme et de cruaute. Non, la vengeance n'est pas le +seul sentiment, le seul devoir de l'homme froisse dans son bonheur +domestique et brise dans les affections de son coeur. Non, la patience, le +pardon et la bonte ne sont pas ridicules aux yeux de tous; et, si la femme +est encore faible, impressionnable et sujette a faiblir, dans le temps ou +nous vivons, l'homme qui se pose aupres d'elle en protecteur, en ami et en +medecin de l'ame, n'est ni lache ni coupable: c'est la l'immoralite que +j'ai voulu proclamer." Il se peut que l'auteur ait pense mettre tout cela +dans _Cosima_ et l'y ait mis en effet; mais nous avons peine a l'y +decouvrir. + +En 1848, pour le Theatre de la Republique, c'est-a-dire pour la +Comedie-Francaise, George Sand composa un prologue intitule le _Roi +attend_. On y voyait Moliere et les acteurs et actrices de sa troupe, +ainsi que les ombres de Sophocle, Eschyle, Euripide, Shakespeare, Voltaire +et Beaumarchais. La representation eut lieu le 9 avril. Les roles etaient +tenus par Samson, Ligier, Maubant, Maillard, Geffroy, Provost, Regnier, +Delaunay, Mirecour, Leroux, mesdames Rachel et Augustine Brohan. Dans +cette piece de circonstance, destinee a glorifier la Revolution recente, +il n'y a lieu de retenir qu'une tirade ou Moliere, dechirant les voiles de +l'avenir, pressent et annonce l'avenement de la democratie. Et voici son +dithyrambe: "Je vois bien un roi, mais il ne s'appelle plus Louis XIV; il +s'appelle le peuple! le peuple souverain! C'est un mot que je ne +connaissais point, un mot grand comme l'eternite! Ce souverain-la est +grand aussi, plus grand que tous les rois, parce qu'il est bon, parce +qu'il n'a pas d'interet a tromper, parce qu'au lieu de courtisans il a des +freres... Ah! oui, je le reconnais maintenant, car j'en suis aussi, moi, +de cette forte race, ou le genie et le coeur vont de compagnie. Quoi! pas +un seul marquis, point de precieuse ridicule, point de gras financier, +point de Tartufe, point de facheux, point de Pourceaugnac?" George Sand, +on le sent de reste, ne recule pas devant l'anachronisme, et cette +apologie de la Republique, dans la bouche de Moliere, a la valeur d'un feu +d'artifice pour fete officielle. + +_Moliere_, tel est le titre d'un drame en cinq actes que madame Sand fit +representer, le 10 mai 1851, a la Gaite. Le sujet, c'est la mort du grand +et melancolique ecrivain, qui tant aura fait rire les contemporains et la +posterite, et qui fut un mari malheureux, jaloux de son eleve Baron. De ci, +de la, quelques sentences egalitaires, celle-ci par exemple: "Les grands +ne sont grands que parce que nous les portons sur nos epaules; nous +n'avons qu'a les secouer pour en joncher la terre." Si l'oeuvre est +mediocre, la preface, dediee a Alexandre Dumas, ne manque pas d'interet. +George Sand y relate que l'absence d'incidents et d'action est un peu +volontaire. Elle oppose le theatre psychologique au theatre dramatique, et +preconise une forme nouvelle, destinee tout ensemble a distraire, a +eduquer et a moraliser le peuple. Un de ses personnages, reprenant un +theme developpe dans _Kean_ et qu'elle-meme a utilise dans plusieurs de +ses romans, analyse ainsi le caractere de Moliere: "Qui croirait que ce +misanthrope est, sur les planches, le plus beau rieur de la troupe? Le +public ne se doute guere de l'humeur veritable du joyeux Gros-Rene! le +public ne sait point que le masque qui rit et grimace est souvent colle au +visage du comedien par ses pleurs!" + +Il y a, dans le bagage theatral de George Sand, trois pieces champetres, +de valeur inegale: _Francois le Champi, Claudie_ et le _Pressoir_. +_Francois le Champi_ est la plus reputee. Non qu'elle vaille le roman d'ou +elle a ete extraite, et l'on peut a ce propos se demander, selon la +formule employee dans la preface de _Mauprat_, "s'il est favorable au +developpement de l'art litteraire de faire deux coupes de la meme idee." +Le cadre romanesque ne suffisait plus aux curiosites rurales de George +Sand. Elle voulait porter a la scene les moeurs campagnardes avec la bonne +odeur des guerets et le parfum des traines berrichonnes. Elle y fut +vivement incitee par son ami, l'acteur republicain Bocage, devenu +directeur de l'Odeon. C'est a lui que sont dediees les deux prefaces de +_Francois le Champi_ et de _Claudie_. La premiere de ces oeuvres fut +representee le 25 novembre 1849 a l'Odeon, la seconde le 11 janvier 1851 a +la Porte-Saint-Martin. Elles ont d'etroites affinites. + +Si la preface de _Claudie_, est un simple remerciement a Bocage qui avait +cree le role du pere Remy, celle de _Francois le Champi_ a l'allure d'un +manifeste dramatique. Sans affecter la solennite de Victor Hugo dans la +profession de foi qui accompagna _Cromwell_, George Sand apporte une +conception renouvelee du theatre. Elle introduit le paysan sur les +planches, en la place du berger et de la pastorale. Son paysan ne +ressemble en aucune maniere a celui que M. Emile Zola devait presenter +quarante ans plus tard dans le milieu naturaliste de la _Terre. Il a ses +origines chez Jean Jacques, il procede des _Confessions_, des _Reveries +d'un promeneur solitaire_ et des _Lettres de la Montagne_. On lui trouve +un air de parente avec Saint-Preux et Julie; il est d'une branche rustique +de la meme lignee. Aussi bien George Sand, alors que ses personnages +revetent des costumes et tiennent des propos champetres, demeure telle +deliberement attachee a l'ecole idealiste. Elle s'en explique sous une +forme un peu sinueuse: "L'art cherchait la realite, et ce n'est pas un mal, +il l'avait trop longtemps evitee ou sacrifiee. Il a peut-etre ete un peu +trop loin. L'art doit vouloir une verite relative plutot qu'une realite +absolue. En fait de bergerie, Sedaine, dans quelques scenes adorables, +avait peut-etre touche juste et marque la limite. Je n'ai pas pretendu +faire une tentative nouvelle; j'ai subi comme nos bons aieux, et pour +parler comme eux, la douce _ivresse_ de la vie rustique." Se rattachant au +_Comme il vous plaira_ de Shakespeare et a la _Symphonie pastorale_ de +Beethoven, George Sand declare avec sa modestie coutumiere: "J'ai cherche +a jouer de ce vieux luth et de ces vieux pipeaux, chauds encore des mains +de tant de grands maitres, et je n'y ai touche qu'en tremblant, car je +savais bien qu'il y avait la des notes sublimes que je ne trouverais pas." +Elle aspire a nous montrer, sous des vetements et avec des sentiments +modernes, Nausicaa tordant le linge a la fontaine et Calypso trayant les +vaches. Toutefois elle se defend de faire acte de reaction litteraire et +de s'associer au mouvement neo-classique de l'ecole du bon sens, qui se +manifestait avec _Lucrece_ et _Agnes de Meranie_, de Ponsard, avec la +_Cigue_ et _Gabrielle_, d'Emile Augier. Elle definit _Francois le Champi_ +une pastorale romantique. + +Par la doctrine non moins que par le style, le theatre champetre de George +Sand rappelle l'enseignement moral et social de Jean-Jacques, le grand +ancetre. Elle invoque et meme elle "prend a deux mains ce pauvre coeur que +Dieu a fait tendre et faible, que les discordes civiles rendent amer et +defiant." N'entendez-vous pas l'echo de l'_Emile_, quand un de ces +paysans s'ecrie avec la naivete berrichonne: "Mon Dieu, je suis pourtant +bon; d'ou vient donc que je suis mechant?" + +Le socialisme humanitaire de 1840 a touche l'auteur et ses personnages. Il +est question des vertus du peuple, de l'education du coeur, du bon grain +qui germe dans la bonne terre. George Sand ajoute avec attendrissement: +"Il n'y a pas de mauvaise terre, les agriculteurs vous le disent; il y a +des ronces et des pierres: otez-les; il y a des oiseaux qui devorent la +semence, preservez la semence. Veillez a l'eclosion du germe, et croyez +bien que Dieu n'a rien fait qui soit condamne a nuire et a perir." Telle +est la poetique qui inspire les deux pieces champetres de George Sand. Il +s'y rencontre des maximes sociales, celle-ci notamment: "Vous m'avez fait +apprendre a lire, ce qui est la clef de tout pour un paysan." Et c'est +aussi la rehabilitation des naissances illegitimes, these qu'Alexandre +Dumas fils reprendra dans le _Fils naturel_. Francois le Champi, l'enfant +de l'hospice, trouve dans les champs, abandonne de pere et de mere, sera +le parfait exemplaire du devouement et du sacrifice, encore que bien +etranges nous apparaissent, a la scene et surtout dans le roman, ses +sentiments pour Madeleine Blanchet qui l'a recueilli et eleve. Mais il est +issu de l'imagination, semi-maternelle, semi-passionnee, de George Sand. +C'est un petit cousin rural de l'Alfred de Musset que nous avons entrevu a +Venise dans une atmosphere de sollicitude et de duperie, a travers les +dissertations pathetiques et les paysages chaudement colores des _Lettres +d'un Voyageur_. + +Plus dramatique et moins exceptionnelle que _Francois le Champi_ est +l'intrigue de _Claudie_. Cette jeune fille de vingt et un ans, qui +travaille comme un moissonneur de profession, aux cotes de son grand-pere +octogenaire, a une noblesse et une verite que Leopold Robert ne sut pas +imprimer aux personnages de son tableau fameux, solennellement romantique. +Et la physionomie de l'aieul revet un caractere de majeste qui domine la +piece et emeut le spectateur. Nos sympathies conspirent avec celles de +George Sand, pour que Claudie n'expie pas trop severement l'erreur de ses +quinze ans abuses et pour qu'apres la tromperie de Denis Ronciat elle +trouve chez Sylvain Fauveau les joies du foyer domestique. C'est, dans un +milieu paysan, un sujet analogue a celui qu'Alexandre Dumas fils, avec les +_Idees de Madame Aubray_, placera en bonne bourgeoisie. L'infortune de +Claudie sera celle de _Denise_. + +Pour feter la gerbaude, George Sand a mis dans la bouche du pere Remy un +couplet de superbe prose, elegante et rythmee: "Gerbe! gerbe de ble, si tu +pouvais parler! si tu pouvais dire combien il t'a fallu de gouttes de +notre sueur pour t'arroser, pour te lier l'an passe, pour separer ton +grain de ta paille avec le fleau, pour te preserver tout l'hiver, pour te +remettre en terre au printemps, pour te faire un lit au tranchant de +l'arrau, pour te recouvrir, te fumer, te herser, t'heserber, et enfin pour +te moissonner et te lier encore, et pour te rapporter ici, ou de nouvelles +peines vont recommencer pour ceux qui travaillent... Gerbe de ble! tu fais +blanchir et tomber les cheveux, tu courbes les reins, tu uses les genoux. +Le pauvre monde travaille quatre-vingts ans pour obtenir a titre de +recompense une gerbe qui lui servira peut-etre d'oreiller pour mourir et +rendre a Dieu sa pauvre ame fatiguee." + +Tout ce morceau, ou s'epanouit la gloire de la terre restituant au +laboureur le fruit de ses peines opiniatres, evoque le souvenir de +l'antique Cybele, l'oeuvre mysterieuse de Ceres. On dirait d'un episode +des _Georgiques_, illustre par le romantisme et transforme en symbole. + +C'est un sujet analogue que George Sand traite dans le _Pressoir_ (1853), +ou elle met en scene, non plus des paysans, mais des villageois. "Les +villageois, dit-elle, sont plus instruits. Ils ont des ecoles, des +industries qui etendent leurs relations. Ils ont des rapports et des +causeries journalieres avec le cure, le magistrat local, le medecin, le +marchand, le militaire en retraite, que sais-je? tout un petit monde qui a +vu un peu plus loin que l'horizon natal." L'intrigue du _Pressoir_ est des +plus simples, mais non sans agrement. La petite Reine, filleule de Maitre +Bienvenu, menuisier, aime le gars Valentin, fils de Maitre Valentin, +charpentier, et ne veut pas l'avouer; car elle est sans dot. D'autre part, +le fils Valentin a de l'amitie pour Pierre Bienvenu et craint de le +supplanter. On surmonte les obstacles, et Valentin epouse Reine. Pour +donner un specimen du parler villageois, il suffit de citer cette +declaration d'un coureur de cotillons: "Savez-vous, Reine, que vous etes +tous les matins plus jolie que la veille, et que ca creve un peu le coeur +a un jeune homme sur le point de se marier, de voir que tant de belles +roses fleurissent quand meme dans le jardin des +amours?" + +A propos de _Claudie_, Gustave Planche avait surnomme George Sand le +_disciple de Sedaine_. Elle voulut meriter cette flatteuse denomination et +composa le _Mariage de Victorine_, qui fut represente le 26 novembre 1851 +au Gymnase-Dramatique. C'etait, en trois actes, la suite attrayante du +_Philosophe sans le savoir_. Victorine, fille du brave caissier Antoine, +aime le fils Vanderke, et la, comme dans le _Pressoir_, l'amour triomphe +des difficultes. Le theatre de George Sand se complait aux denouements +optimistes. + +Que dire des Vacances de _Pandolphe_ (1852), sinon que c'est une tres +mediocre restitution de la comedie italienne?--Dans le _Demon du Foyer_, +il y a trois soeurs qui avec des merites inegaux sont cantatrices. Camille +Corsari a le talent, Flora la beaute--c'est le "demon du foyer"--et Nina +tient l'emploi de Cendrillon. Le prince qui enleve Flora n'est pas sans +ressemblance avec Carnioli de _Dalila_, mais le melomane d'Octave Feuillet +prodigue une verve et un brio qui manquent a son emule.--_Flaminio_ (1854) +est un proche parent de Teverino, le type de l'aventurier effronte et +pourtant sympathique. Champi italien, il a ete trouve sous un berceau de +pampres, au bord de l'Adriatique, au pied d'une belle et souriante madone. +De pauvres pecheurs l'ont recueilli, nourri, battu, puis delaisse, le jour +ou il fut assez fort pour devenir contrebandier. Voici son portrait peint +par lui-meme: "Je suis artiste, monsieur; je chante, j'ai une voix +magnifique. Je ne suis pas musicien precisement, mais je joue de tous les +instruments, depuis l'orgue d'eglise jusqu'au triangle. Je suis ne +sculpteur et je dessine... mieux que vous, sans vous offenser. J'improvise +en vers dans plusieurs langues. Je suis bon comedien dans tous les +emplois. Je suis adroit de mes mains, j'ai une superbe ecriture, je sais +un peu de mecanique, un peu de latin et le francais comme vous voyez. Je +ne monte pas mal les bijoux; je suis savant en ceramique et en +numismatique. Je danse la tarentelle, je tire les cartes, je magnetise. +Attendez! j'oublie quelque chose. Je suis bon nageur, bon rameur, homme de +belles manieres, hardi conteur, orateur entrainant!... enfin j'imite dans +la perfection le cri des divers animaux." Tel est l'homme qui, sous son +deguisement mondain, a touche la trop sensible Sarah Melvil et reussit a +l'epouser.--_Maitre Favilla_ (1855) est un musicien hallucine qui croit +avoir herite du chateau de Muhldorf; on flatte sa manie.--Dans _Lucie_, +Andre revient au gite et s'eprend de celle qu'il croit etre sa soeur +naturelle. Il n'en est rien. Ils peuvent se marier.--_Francoise_, +representee au Gymnase en 1856 avec le concours precieux de Rose-Cheri, +retrace l'aventure sentimentale de la fille du docteur Laurent. George +Sand y refute l'egoisme d'une bourgeoise qui formule ainsi sa conception +de la vie: "L'amour, ca passe; le rang, ca reste."--_Marguerite de +Sainte-Gemme_, a ce meme theatre du Gymnase, et en depit de la meme +interprete, n'eut qu'une mediocre fortune en 1859.--George Sand devait +etre plus heureuse avec deux pieces tirees de ses romans: d'abord avec +_Mauprat_, quoique la distribution des actes et des tableaux soit +imparfaitement agencee, mais surtout avec le _Marquis de Villemer_, ou +elle eut la prestigieuse collaboration d'Alexandre Dumas fils saupoudrant +d'esprit le dialogue et donnant a l'oeuvre une allure entrainante. Le +succes fut eclatant a l'Odeon, le 29 fevrier 1864, et se prolongea durant +plusieurs mois. Aussi bien George Sand rendait-elle justice a son precieux +auxiliaire. Elle savait qu'il avait imprime a l'ouvrage le tour vraiment +dramatique. La veille de la premiere representation, elle ecrit a Maurice: +"Le theatre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une m'appelle +_notre tresor_, les musiciens, les machinistes, la troupe, les allumeurs +de quinquets, les pompiers, pleurent a la repetition comme un tas de veaux +et dans l'ivresse d'un succes qui va depasser celui du _Champi_." Le +lendemain, elle raconte a son fils les ovations frenetiques, et que les +etudiants l'ont escortee aux cris de "Vive George Sand! Vive _Mademoiselle +La Quintinie!_ A bas les clericaux!" Puis cinq ou six mille personnes sont +allees manifester devant le club catholique et la maison des Jesuites, en +chantant: _Esprit saint, descendez en nous!_ La police les a dispersees +avec quelque rudesse, peut-etre parce qu'on saluait l'imperatrice par les +couplets du _Sire de Framboisy_. Dans la salle, c'etait un enthousiasme +confinant au delire. L'empereur applaudissait et pleurait. De meme Gustave +Flaubert. Le prince Jerome faisait l'office de chef de claque, en criant a +tue-tete. George Sand etait radieuse. + +Elle retrouvera un succes presque egal avec une piece a these, l'_Autre_, +representee a l'Odeon, le 25 fevrier 1870. Il s'y pose un assez curieux +cas de conscience: Une jeune fille doit-elle pardonner a celui qui est son +veritable pere, hors du mariage, et absoudre ainsi la faute de sa mere? +Les divers personnages epiloguent. La morale du pardon est indiquee par la +vieille grand'mere, et l'_autre_, qui s'appelle Maxwell, erige ainsi sa +protestation, pareille a celle du marquis de Neste, dans l'_Enigme_ de M. +Paul Hervieu: "J'en appelle a la justice de l'avenir. Il faudra bien que +la pitie entre dans les jugements humains et qu'on choisisse entre +proteger ou pardonner! Mais le monde ne comprend pas encore." + +De moindre valeur, _Cadio_, qui fut primitivement un roman dialogue en +onze parties, puis un drame sur la guerre de Vendee, ou l'on voit +l'ascension du peuple, et le paysan Cadio, devenu capitaine republicain, +rehabiliter la fille au sang bleu, deshonoree par le vil patricien +Saint-Gueltas;--ensuite, les _Beaux Messieurs de Bois-Dore_, extraits du +roman par M. Paul Meurice, et ou Bocage trouva le dernier role, les +supremes applaudissements d'une glorieuse carriere, assombrie vers le +declin par la double eclipse de la Republique et du romantisme. + +Faut-il ranger dans le bagage dramatique de George Sand les essais et les +fantaisies qu'elle rassembla sous le titre de _Theatre de Nohant_? La +moins negligeable de ces petites oeuvres est le _Drac_, reverie en trois +actes, dediee a Alexandre Dumas fils, et dont le titre evoque un lutin des +bords de la Mediterranee. Ces dialogues, improvises pour la scene +familiale de Nohant, pouvaient etre la distraction de quelques soirees +consacrees a repeter et a jouer la piece. Les reunir en volume ne devait +rien ajouter au renom de George Sand. Les lire est un peu fastidieux. Ce +sont les amusettes enfantines d'un talent qui vieillit. + +La grand'mere, en effet, apparait chez George Sand, au lendemain du deuil +qui frappe son coeur encore sensible de sexagenaire. En septembre 1865, a +Palaiseau, elle perd Alexandre Manceau, le graveur, qui fut moins un +compagnon qu'un factotum. "Me voila, ecrit-elle a Gustave Flaubert, toute +seule dans ma maisonnette... Cette solitude absolue, qui a toujours ete +pour moi vacance et recreation, est partagee maintenant par un mort qui a +fini la, comme une lampe qui s'eteint, et qui est toujours la. Je ne le +tiens pas pour malheureux, dans la region qu'il habite; mais cette image +qu'il a laissee autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se +plaindre de ne pouvoir plus me parler." Nous tenons ainsi le dernier +chainon, nous avons egrene tout le chapelet d'amour qui d'Aurelien de Seze, +l'aristocrate raffine, a Manceau, l'artisan degrossi, occupa quarante +annees d'une existence partagee entre le travail regulier et la curiosite +vagabonde. + + + + +CHAPITRE XXVII + +LES DERNIERES ANNEES. + + +Attelee a sa besogne quotidienne, George Sand, pour qui le theatre avait +ete un delassement, composait le roman periodique, a peu pres bi-annuel, +qu'elle s'etait engagee a fournir a Buloz pour la _Revue des Deux Mondes_. +Alors meme que le merite litteraire flechissait, elle avait conserve une +clientele indefectible, et, parmi l'abondance de sa production automnale, +de temps a autre apparaissait encore une oeuvre ou l'on retrouvait le +charme de ses debuts et l'eclat de sa maturite. Ce fut le cas de +_Malgretout_, paru en mars 1870, et qui obtint un gros succes d'allusion +malicieuse. Le recit des amours de Miss Sarah Owen pour le violoniste Abel, +virtuose de l'archet, reprenait un theme maintes fois traite par George +Sand; mais la rivale de la jeune fille etait une certaine Carmen d'Ortosa, +en qui l'on voulut voir le portrait de l'imperatrice Eugenie, au temps ou +avec sa mere, madame de Montijo, elle frequentait les villes d'eaux et les +plages a la mode, en quete de quelque epouseur. L'auteur de _Malgretout_ +se defendit energiquement d'avoir eu une telle pensee et de speculer sur +le scandale. Le 19 mars 1870, elle ecrivit a Gustave Flaubert: "Je sais, +mon ami, que tu lui es tres devoue. Je sais qu'_Elle_ est tres bonne pour +les malheureux qu'on lui recommande; voila tout ce que je sais de sa vie +privee. Je n'ai jamais eu ni revelation ni document sur son compte, _pas +un mot, pas un fait_, qui m'eut autorisee a la peindre. Je n'ai donc trace +qu'une figure de fantaisie, je le jure, et ceux qui pretendraient la +reconnaitre dans une satire quelconque seraient, en tous cas, de mauvais +serviteurs et de mauvais amis. Moi, je ne fais pas de satires; j'ignore +meme ce que c'est. Je ne fais pas non plus de _portraits_: ce n'est pas +mon etat. J'invente. Le public, qui ne sait pas en quoi consiste +l'invention, veut voir partout des modeles. Il se trompe et rabaisse +l'art. Voila ma reponse sincere!" Cette lettre fut communiquee par les +soins de Flaubert a madame Cornu, filleule de la reine Hortense et soeur +de lait de Napoleon III. George Sand revient sur ce sujet, eu s'adressant, +le 3 juillet, d'abord a Emile de Girardin, puis au docteur Henri Favre. +Elle atteste qu'on lui fait injure, dans certaine presse, en assimilant la +tache de l'artiste a celle du pamphletaire honteux. "Si j'avais voulu, +dit-elle, peindre une figure historique, je l'aurais nommee. Ne la nommant +pas, je n'ai pas voulu la designer; ne la connaissant pas, je n'aurais pu +la peindre. S'il y a ressemblance fortuite, je l'ignore, mais je ne le +crois pas." Quelle etait donc cette Carmen d'Ortosa, personnage episodique +de _Malgretout_, qui soulevait une ardente controverse? Voici le portrait +de l'aventuriere, trace par elle-meme: "Je suis la fille d'une tres grande +dame. Le comte d'Ortosa, epoux de ma mere, etait vieux et delabre; il lui +avait procure des fils rachitiques qui n'ont pas vecu. Ma mere, en +traversant certaines montagnes, fut enlevee par un chef de brigands fort +celebre chez nous. Il etait jeune, beau, bien ne et plein de courtoisie. +Il lui rendit sa liberte sans conditions, en lui donnant un sauf-conduit +pour qu'elle put circuler a l'avenir dans toutes les provinces ou il avait +des partisans, car c'etait une maniere d'homme politique a la facon de +chez nous. Voila ce que racontait ma mere. Je vins au monde a une date qui +correspond a cette aventure. Ma ressemblance avec le brigand est une autre +circonstance bizarre que personne n'a pretendu expliquer. Le comte +d'Ortosa pretendit bien que je ne pouvais pas appartenir a sa famille; +mais il mourut subitement, et je vecus riche d'un beau sang dont je +remercie celui qui me l'a donne. Je fus elevee a Madrid, a Paris, a +Londres, a Naples, a Vienne, c'est-a-dire pas elevee du tout. Ma mere, +belle et charmante, ne m'a jamais appris que l'art de bien porter la +mantille et le jeu non moins important de l'eventail. Mes filles de +chambre m'ont enseigne la _jota aragonese_ et nos autres danses nationales, +qui ont ete pour moi de grands elements de sante a domicile et de +precoces succes dans le monde... Je vis les amours de ma mere; elle ne +s'en cachait pas beaucoup, et j'etais curieuse. J'en parle parce qu'ils +sont a sa louange, comme vous devez l'entendre. Elle etait plus tendre +qu'ambitieuse, plus spontanee que prevoyante. Sa jeunesse se passa dans +des ivresses toujours suivies de larmes. Elle etait bonne et pleurait +devant moi en me disant: "Embrasse-moi, console ta pauvre mere, qui a du +chagrin!" Pouvait-elle s'imaginer que j'en ignorais la cause?" + +Cependant, il est un passage ou les analogies se precisent et semblent +devenir de formelles allusions. Carmen d'Ortosa indique ce qu'elle reve, +ce qu'elle veut etre, ce qu'elle sera. "Ce but normal et logique pour moi, +ce n'est pas l'argent, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas le plaisir; +c'est le temple ou ces biens sont des accessoires necessaires, mais +secondaires: c'est un etat libre, brillant, splendide, supreme. Cela se +resume pour moi dans un mot qui me plait: _l'eclat!_ Je veux epouser un +homme riche, beau, jeune, eperdument epris de moi, a jamais soumis a moi, +et portant avec eclat dans le monde un nom tres illustre. Je veux aussi +qu'il ait la puissance, je veux qu'il soit roi, empereur, tout au moins +heritier presomptif ou prince regnant. Tous mes soins s'appliqueront +desormais a le rechercher, et, quand je l'aurai trouve, je suis sure de +m'emparer de lui, mon education est faite." + +_Malgretout_ etait publie quelques mois ou plutot quelques semaines avant +la guerre de 1870, et certes, si George Sand avait eu d'aventure la pensee +de prendre la souveraine pour modele, elle eut ete vite desolee d'avoir +atteint celle qui devait tomber du trone, parmi la plus lamentable des +catastrophes nationales. La dynastie allait sombrer, en manquant +d'entrainer la patrie dans sa ruine. Ici, la _Correspondance_ de George +Sand nous sert de fil conducteur, pour suivre les sinuosites de sa pensee. +Le 14 juillet, elle est opposee a la guerre, ou elle ne voit "qu'une +question d'amour-propre, a savoir qui aura le meilleur fusil." C'est un +jeu de princes. Elle proteste contre "cette _Marseillaise_ autorisee" que +l'on chante sur les boulevards et qui lui parait sacrilege. Le 18 aout, +elle ecrit a Jerome Napoleon, au camp de Chalons: "Quel que soit le sort +de nos armes, et j'espere qu'elles triompheront, l'Empire est fini, a +moins de se maintenir par la violence, s'il le peut... Sachez bien que la +Republique va renaitre et que rien ne pourra l'empecher. Viable ou non, +elle est dans tous les esprits, meme quand elle devrait s'appeler d'un nom +nouveau, j'ignore lequel. Moi, je voudrais qu'une fois vos devoirs de +famille remplis, vous puissiez vous reserver, je ne dis pas _comme +pretendant_,--vous ne le voulez pas plus que moi, vous avez la fibre +republicaine,--mais comme citoyen veritable d'un etat social qui aura +besoin de lumiere, d'eloquence, de probite." En meme temps, et par une +etonnante contradiction--est-ce un regain de ses opinions de 1848?--elle +declare a son ami Boutet: "Je suis, moi, de la sociale la plus rouge, +aujourd'hui comme jadis." A l'en croire, elle avait toujours prevu un +denouement sinistre a l'ivresse aveugle de l'Empire; mais le 31 aout, dans +une lettre a Edmond Plauchut, elle se prononce pour les moyens de legalite +constitutionnelle: "Faire une revolution maintenant serait coupable; elle +etait possible a la nouvelle de nos premiers revers, quand les fautes du +pouvoir etaient flagrantes; a present, il cherche a les reparer. Il faut +l'aider. La France comptera avec lui apres." Elle proclame que +desorganiser et reorganiser le gouvernement en face de l'ennemi, ce serait +le comble de la demence. Cinq jours plus tard, avec une mobilite bien +feminine, elle salue de ses voeux enthousiastes la Republique nouvelle. +"Quelle grande chose, ecrit-elle a Plauchut le 5 septembre, quelle belle +journee au milieu de tant de desastres! Je n'esperais pas cette victoire +de la liberte sans resistance. Voila pourquoi je disais: "N'ensanglantons +pas le sol que nous voulons defendre." Mais, devant les grandes et vraies +manifestations, tout s'efface. Paris s'est enfin leve comme un seul homme! +Voila ce qu'il eut du faire, il y a quinze jours. Nous n'eussions pas +perdu tant de braves. Mais c'est fait: vive Paris! Je t'embrasse de toute +mon ame. Nous sommes un peu ivres." Cette ivresse sera de courte duree. +Sans doute elle charge Andre Boutet, le 15 septembre, de porter mille +francs, de son mois prochain, au gouvernement pour les blesses ou pour la +defense; mais les preoccupations de famille l'assiegent et dominent le +zele republicain. Une epidemie de petite verole charbonneuse sevit a +Nohant et la determine a se retirer, avec tous les siens, dans la +direction de Boussac; puis elle se rend a La Chatre et ne regagne son +logis que vers la mi-novembre. Sur les hommes et les choses de la Defense +nationale ses premieres impressions sont flottantes et confuses. Elle +s'evertue a justifier la sincerite des contradictions ou elle se debat." +Ne suis-je pas, ecrit-elle au prince Jerome, republicaine en principe +depuis que j'existe? La republique n'est-elle pas un ideal qu'il faut +realiser un jour ou l'autre dans le monde entier?" Mais, si l'on analyse +sa _Correspondance_ et surtout le _Journal d'un Voyageur pendant la +guerre_, on voit croitre l'aigreur des recriminations. Le 11 octobre, +quand elle apprend que deux ballons, nommes _Armand Barbes_ et _George +Sand_, sont sortis de Paris, emportant entre autres personnes M. Gambetta, +elle le definit "un remarquable orateur, homme d'action, de volonte, de +perseverance." Trois semaines apres, il a "une maniere vague et violente +de dire les choses qui ne porte pas la persuasion dans les esprits +equitables. Il est verbeux et obscur, son enthousiasme a l'expression +vulgaire, c'est la rengaine emphatique dans toute sa platitude." Cette +opinion s'accentue ulterieurement et atteint une extreme virulence de +vocabulaire. "Arriere la politique! ecrit-elle le 29 janvier 1871 a M. +Henry Harrisse, arriere cet heroisme feroce du parti de Bordeaux qui veut +nous reduire au desespoir et qui cache son incapacite sous un lyrisme +fanatique et creux, vide d'entrailles!" Elle aspire impatiemment a la paix +et maudit "une dictature d'ecolier". Sa colere l'entraine jusqu'a mander +au prince Jerome: "Vous avez raison, cet homme est fou." Elle ne retrouve +le calme de sa pensee et l'impartialite de son jugement que lorsque la +guerre etrangere et la guerre civile ont fait place a un gouvernement +regulier. Non qu'elle eut beaucoup de gout pour Thiers et qu'elle +appreciat judicieusement ses merites. Elle avait contre lui des +preventions, ainsi qu'il resulte de sa _Correspondance_ et de +conversations que relate M. Henri Amic: "La carriere politique de cet +homme, disait-elle, finit mieux qu'elle n'a commence. Il a toujours eu +plus d'habilete que d'honnetete." De vrai, ils etaient en froid, depuis +certaine scene d'antichambre qui montre Thiers sous un jour plus leger et +George Sand sous un aspect plus farouche qu'on ne serait induit a +l'imaginer. C'etait a un diner de ceremonie, avant la revolution de 1848. +George Sand s'appretait a se retirer et avait envoye Emmanuel Arago +chercher son manteau. "J'etais, raconte-t-elle, tranquillement dans le +vestibule, lorsque survint le petit Thiers. Il se mit aussitot a me parler +avec quelque empressement, je lui repondis de mon mieux; mais tout d'un +coup, je n'ai jamais su pourquoi, voici qu'assez brusquement la fantaisie +lui vint de m'embrasser. Je refusai, bien entendu; il en fut tres +profondement etonne, il me regardait tout ebahi, avec des yeux bien +droles. Lorsque Emmanuel Arago revint, je me mis a rire de bon coeur. Le +petit bonhomme Thiers ne riait pas, par exemple, il semblait tres furieux +et tout deconcerte. Monsieur Thiers Don Juan, voila comme le temps change +les hommes." Peu a peu cependant, devant l'oeuvre accomplie par celui qui +devait etre le liberateur du territoire, George Sand attenue sa +severite."M. Thiers n'est pas l'ideal, ecrit-elle a Edmond Plauchut le 26 +mars 1871, il ne fallait pas lui demander de l'etre. Il fallait l'accepter +comme un pont jete entre Paris et la France, entre la Republique et la +reaction." Et, le 6 juillet de la meme annee, dans une lettre a M. Henry +Harrisse: "Je crois a la sincerite, a l'honneur, a la grande intelligence +de M. Thiers et du _noyau modere_ qui joint ses efforts aux +siens." + +La politique, au demeurant, la laisse assez indifferente. Elle vit de plus +en plus retiree a Nohant, en famille, avec d'intimes amis, recevant les +visites espacees de quelques grands hommes de lettres. Voici comment +Theophile Gautier racontait la sienne, si nous en croyons le _Journal des +Goncourt_: "A propos, lui demandait-on au diner Magny, vous revenez de +Nohant, est-ce amusant?--Comme un Couvent des freres moraves... Il y avait +Marchal le peintre, Alexandre Dumas fils... On dejeune a dix heures... +Madame Sand arrive avec un air de somnambule et reste endormie tout le +dejeuner... Apres le dejeuner, on va dans le jardin. On joue au cochonnet; +ca la ranime... A trois heures, madame Sand remonte faire de la copie +jusqu'a six heures... Apres diner, elle fait des patiences sans dire un +mot, jusqu'a minuit... Par exemple, le second jour, j'ai commence a dire +que si on ne parlait pas litterature je m'en allais... Ah! litterature, +ils semblaient revenir tous de l'autre monde... Il faut vous dire que pour +le moment il n'y a qu'une chose dont on s'occupe la-bas: la mineralogie. +Chacun a son marteau, on ne sort pas sans... Tout de meme Manceau lui +avait joliment machine ce Nohant pour la copie. Elle ne peut s'asseoir +dans une piece sans qu'il surgisse des plumes, de l'encre bleue, du papier +a cigarettes, du tabac turc et du papier a lettre raye. Et elle en use... +La copie est une fonction chez madame Sand. Au reste, on est tres bien +chez elle. Par exemple, c'est un service silencieux. Il y a dans le +corridor une boite qui a deux compartiments: l'un est destine aux lettres +pour la poste, l'autre aux lettres pour la maison. J'ai eu besoin d'un +peigne, j'ai ecrit: "M. Gautier telle chambre," et ma demande. Le +lendemain, a six heures, j'avais trente peignes a choisir." Si l'abondante +chevelure de Theophile Gautier reclamait un demeloir, Charles Edmond avait +d'autres exigences. George Sand l'avertit, le 20 decembre 1873, qu'a son +prochain voyage il recevra satisfaction: "On a achete pour vous une enorme +cuvette, Solange nous ayant dit que vous trouviez la votre trop petite. +Alors, Lina s'est _emue_, et elle a fait venir de tous les environs une +quantite de cuvettes. Les Berrichons, qui s'en servent fort peu, ouvraient +la bouche de surprise, et demandaient si c'etait pour _couler la +lessive_." George Sand relate tous ces menus details avec sa placidite +coutumiere, et, quand Theophile Gautier toujours effervescent s'etonne et +s'impatiente d'un mutisme opiniatre, elle repond a Alexandre Dumas fils +qui s'etait fait l'echo des doleances du poete: "Vous ne lui avez donc pas +dit que j'etais bete?" + +Nohant est une usine ou plutot un comptoir, ou l'on debite de la copie. Il +faut suivre cette production ininterrompue.--En 1870, c'est _Cesarine +Dietrich_, analyse d'un caractere de jeune fille tres riche, tres belle et +tres fantasque, qui ne reussit pas a se faire aimer du seul homme qui lui +plaise, Paul Gilbert. Il prefere epouser sa maitresse, une fille du peuple +qu'il releve et qu'il instruit. Cesarine, par depit de s'etre offerte et +d'avoir ete repoussee, devient marquise de Rivonniere et courra les +aventures.--_Francia_, qui date de 1871, est un episode de l'entree des +Cosaques a Paris. Le prince Mourzakine retrouve cette petite Francia qu'il +a sauvee durant la retraite de Russie. Grisette sensible, elle l'aime. +Francaise, elle en rougit et le tue, dans un acces d'exaltation +chauvine.--_Nanon_ (1871) nous reporte aux evenements de la Revolution que +George Sand envisage, non plus avec l'ardeur de 1848, mais avec une +moderation senile. La jacobine est passee au parti de la Gironde. "Couthon +et Saint-Just, ecrit-elle, revent-ils encore la paix fraternelle apres ces +sacrifices humains? En cela, ils se trompent; on ne purifie pas l'autel +avec des mains souillees, et leur ecole sera maudite, car ceux qui les +auront admires sans reserve garderont leur ferocite sans comprendre leur +patriotisme."--Dans _Ma soeur Jeanne_, Laurent Bielsa, fils d'un +contrebandier, a termine ses etudes de medecine et sent grandir en lui une +tendresse inquietante pour Jeanne. Par bonheur Jeanne n'est pas sa soeur. +Il pourra la cherir sans trouble et l'epouser.--_Flamarande_ et les _Deux +Freres_, qui lui font suite, sont les memoires d'un valet de chambre qui +retrace les infortunes de la famille de Flamarande. Il y a la une etude +assez tenace de la jalousie et des persecutions dirigees par un mari +contre sa femme qu'il croit adultere. Elle passe vingt ans a gemir et a +reclamer l'enfant qui lui a ete ravi.--_Marianne_ est un retour vers les +moeurs simples de la campagne, avec une nuance d'idylle, et la _Tour de +Percemont_ met en scene une belle-mere qui tyrannise une jeune fille pour +lui extorquer son heritage.--Reste un roman, _Albine_, qui demeura +interrompu, et dont les premiers chapitres furent publies par la _Nouvelle +Revue_. + +Les autres volumes de George Sand sont ou des contes pour les enfants, +comme le _Chene parlant_, le _Chateau de Pictordu_, la _Coupe_, les +_Legendes rustiques_, recueils de glanures, ou des ouvrages de critique +generalement indulgente et consacree a louanger des amis, sous les +rubriques diverses de _Questions d'art et de litterature, Autour de la +Table, Impressions et Souvenirs, Dernieres Pages_. Il y a plus d'agrement +dans les _Promenades autour d'un village_, ou elle a rassemble des +paysages du bas Berry, d'aimables descriptions des rives de la Creuse et +des sous-bois de la Vallee Noire, ou dans les _Nouvelles Lettres d'un +Voyageur_, qui nous conduisent a Marseille, en Italie, et sur les vagues +confins d'une botanique impregnee de mysticisme, "au pays des anemones." +La visite des Catacombes romaines a suggere a George Sand d'admirables +pages, d'une eloquence pathetique, sur la mort: "Homme d'un jour, +s'ecrie-t-elle, pourquoi tant d'effroi a l'approche du soir? Si tu n'es +que poussiere, vois comme la poussiere est paisible, vois comme la cendre +humaine aspire a se meler a la cendre regeneratrice du monde! Pleures-tu +sur le vieux chene abattu dans l'orage, sur le feuillage desseche du jeune +palmier que le vent embrase du sud a touche de son aile? Non, car tu vois +la souche antique reverdir au premier souffle du printemps et le pollen du +jeune palmier, porte par le meme vent de mort qui frappa la tige, donner +la semence de vie au calice de l'arbre voisin!" + +Voici l'oeuvre de George Sand qui touche a son terme, toujours avec la +meme ferveur de spiritualisme, la meme continuite de labeur, la meme +amplitude d'horizons! A soixante-sept ans, en juillet 1871, au cours d'une +brouille provoquee par le refus de Buloz d'inserer la tres belle _Lettre +de Junius_ d'Alexandre Dumas fils, elle projette de creer une concurrence +a la _Revue des Deux Mondes_. "Dites-moi donc, ecrit-elle a l'auteur de la +_Dame aux Camelias_, pourquoi nous ne ferions pas une _Revue_, vous, moi, +About, Cherbuliez et nombre d'autres egalement mecontents du droit que +s'arroge la _Revue_, de refuser, de changer, de couper ceci et cela, de +faire passer tous les esprits sous le meme gaufrier?" Ce vague dessein +n'eut pas de suite. La curiosite de George Sand etait surtout portee vers +le theatre. Elle ne venait guere a Paris que pour s'aboucher avec les +directeurs, negocier la reprise de ses pieces, apporter quelque manuscrit. +A la fin de 1872, elle voulut faire jouer un drame tire de _Mademoiselle +La Quintinie_. L'ouvrage fut meme mis en repetition a l'Odeon; mais l'etat +de siege opposa son veto. Le 29 novembre 1872, George Sand ecrit a Gustave +Flaubert: "Les censeurs ont declare que c'etait un chef-d'oeuvre de la +plus haute et de la plus saine moralite, mais qu'ils ne pouvaient pas +prendre sur eux d'en autoriser la representation. Il faut que cela aille +plus haut, c'est-a-dire au ministre qui renverra au general Ladmirault; +c'est a mourir de rire." Et a Charles Edmond elle ajoute: "Ne laissez pas +_La Quintinie_ tomber dans la main des generaux!" Parmi les theatres, +l'Odeon est sa maison de predilection. Elle y est adoree des artistes, des +ouvreuses. Pour tous et toutes elle a un mot gracieux et familier. Une +restriction vient cependant sous sa plume. "Sarah, dit-elle, n'est guere +consolante, a moins qu'elle n'ait beaucoup change. C'est une excellente +fille, mais qui ne travaille pas et ne songe qu'a s'amuser; quand elle +joue son role, elle l'improvise; ca fait son effet, mais ce n'est pas +toujours juste." En revanche, George Sand eprouve une tendresse et une +estime profondes pour mademoiselle Baretta, qui allait emigrer de l'Odeon +a la Comedie-Francaise et jouer avec un tact si exquis le _Mariage de +Victorine_. Cette reprise eut lieu la premiere semaine de mars 1876, sans +que l'auteur put y assister. Elle etait retenue a Nohant par le mediocre +etat de sa sante, mais elle gardait cette humeur sereine qui s'epanouit +surtout dans les lettres a Flaubert." Faut pas etre malade, lui +ecrivait-elle, faut pas etre grognon, mon vieux troubadour. Il faut +tousser, moucher, guerir, dire que la France est folle, l'humanite bete, +et que nous sommes des animaux mal finis; il faut s'aimer quand meme, soi, +son espece, ses amis surtout. J'ai des heures bien tristes. Je regarde +_mes fleurs_, ces deux petites qui sourient toujours, leur mere charmante +et mon sage piocheur de fils que la fin du monde trouverait chassant, +cataloguant, faisant chaque jour sa tache, et gai quand meme comme +_Polichinelle_ aux heures rares ou il se repose. Il me disait ce matin: +"Dis a Flaubert de venir, je me mettrai en recreation tout de suite, je +lui jouerai les marionnettes, je le forcerai a rire." Et, dans une autre +lettre au meme Flaubert, George Sand finit par cette formule de +salutation: "J'embrasse les deux gros diamants qui t'ornent la trompette." +Elle le blamait un peu d'etre inapaise et inquiet, impatient de perfection +et d'immortalite. "Je n'ai pas monte aussi haut que toi, dit-elle, dans +mon ambition. Tu veux ecrire pour les temps. Moi, je crois que dans +cinquante ans je serai parfaitement oubliee et peut-etre meconnue. C'est +la loi des choses qui ne sont pas de premier ordre, et je ne me suis +jamais crue de premier ordre. Mon idee a ete plutot d'agir sur mes +contemporains, ne fut-ce que sur quelques-uns, et de leur faire partager +mon ideal de douceur et de poesie." Elle se tient tres consciencieusement +au courant du mouvement litteraire. Le mois qui precede sa mort, elle lit +des volumes de Renan, d'Alphonse Daudet; elle projette d'ecrire un +feuilleton sur les romans de M. Emile Zola, et il eut ete fort digne +d'interet d'avoir le jugement de cette idealiste impenitente sur le +propagateur du naturalisme. En voici l'esquisse dans une lettre a Flaubert, +du 25 mars 1876: "La chose dont je ne me dedirai pas, tout en faisant la +critique _philosophique_ du procede, c'est que _Rougon_ est un livre de +grande valeur, un livre _fort_, comme tu dis, et digne d'etre place au +premier rang." + +Le 28 mai 1876, George Sand adressa au docteur Henri Favre, a Paris, la +derniere lettre qu'on ait recueillie. Elle lui promettait de suivre toutes +ses prescriptions, et ajoutait: "L'etat general n'est pas deteriore, et, +malgre l'age (soixante et douze ans bientot), je ne sens pas les atteintes +de la senilite. Les jambes sont bonnes, la vue est meilleure qu'elle n'a +ete depuis vingt ans, le sommeil est calme, les mains sont aussi sures et +aussi adroites que dans la jeunesse... Mais, une partie des fonctions de +la vie etant presque absolument supprimees, je me demande ou je vais, et +s'il ne faut pas m'attendre a un depart subit, un de ces matins." Deux +jours plus tard, George Sand s'alitait pour ne plus se relever. Elle +souffrait, depuis plusieurs annees, d'une maladie chronique de l'intestin, +dont l'evolution avait ete lente. Son temperament robuste lui permit de +resister longtemps. A soixante-huit ans, elle se plongeait tous les jours +dans l'Indre, sous sa cascade glacee. Elle avait d'ailleurs des moments de +cruelle douleur, des crampes d'estomac "a en devenir bleue" qui +l'obligeaient a s'etendre sur son lit, a interrompre tout travail, toute +lecture. Mais, ecrivait-elle a Flaubert au sortir d'une de ces crises, le +25 mars 1876, je pense toujours a ce que me disait mon vieux cure quand il +avait la goutte: _Ca passera ou je passerai_. Et la-dessus il riait, +content de son mot." En huit jours, du 30 mai au 8 juin, la paralysie de +l'intestin accomplit son oeuvre, en depit ou a la suite d'une operation +faite par le docteur Pean. George Sand mourut, entouree de tous les siens. +Elle eut les funerailles qui convenaient a sa gloire et a sa simplicite, +le concours de l'elite intellectuelle, Alexandre Dumas fils, Ernest Renan, +Gustave Flaubert, Paul Meurice, le prince Napoleon, et l'affluence de tous +les villages environnants. Victor Hugo envoya par le telegraphe un supreme +adieu qui debutait ainsi: "Je pleure une morte et je salue une immortelle", +et qui se terminait par cette affirmation spiritualiste: "Est-ce que nous +l'avons perdue? Non. Ces hautes figures disparaissent, mais ne +s'evanouissent pas. Loin de la, on pourrait presque dire qu'elles se +realisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent +visibles sous l'autre, transfiguration sublime!" Alexandre Dumas fils, +tout en larmes, n'eut pas la force de prononcer le discours qu'il avait +compose durant la nuit. Devant cette tombe, les lettres francaises etaient +en deuil: un genie lumineux venait de nous etre ravi. Mais surtout les +paysans sanglotaient: ils avaient perdu leur bienfaitrice, leur amie, la +bonne dame de Nohant. Cet hommage des humbles, plus encore que les +louanges officielles, honorait la memoire et pouvait toucher l'ame tendre, +sentimentale et fraternelle de George Sand. + +FIN + + * * * * * + +TABLE + +CHAPITRE Ier. Les origines 1 + +II. Les annees d'enfance 19 + +III. Au couvent 48 + +IV. Le mariage 64 + +V. La crise conjugale 80 + +VI. Les debuts litteraires 99 + +VII. Le roman feministe: _Indiana_ et _Valentine_ 117 + +VIII. _Lelia_ 133 + +IX. Alfred de Musset et le voyage de Venise 152 + +X. Le docteur Pagello 191 + +XI. Les romans de Venise 210 + +XII. Les _Lettres d'un Voyageur_ 230 + +XIII. Entre Venise et Paris 251 + +XIV. Retour a Alfred de Musset 270 + +XV. La rupture definitive 289 + +XVI. Influence politique: Michel (de Bourges) 309 + +XVII. La separation de corps 329 + +XVIII. L'epoque de _Mauprat_ 349 + +XIX. Influence philosophique: Lamennais 364 + +XX. Influence metaphysique: Pierre Leroux 384 + +XXI. Influence artistique: Liszt et Chopin 404 + +XXII. _Consuelo_ et les romans socialistes 423 + +XXIII. En 1848 441 + +XXIV. Les romans champetres 460 + +XXV. Sous le second Empire 476 + +XXVI. Le theatre 495 + +XXVII. Les dernieres annees 512 + + * * * * * + +FIN + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of George Sand et ses amis, by Abert Le Roy + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GEORGE SAND ET SES AMIS *** + +***** This file should be named 13737.txt or 13737.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13737/ + +Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed +Proofreaders Europe. 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