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+The Project Gutenberg EBook of George Sand et ses amis, by Abert Le Roy
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: George Sand et ses amis
+
+Author: Abert Le Roy
+
+Release Date: October 13, 2004 [EBook #13737]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GEORGE SAND ET SES AMIS ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed
+Proofreaders Europe. This file was produced from images generously
+made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica)
+at http://gallica.bnf.fr.
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+
+GEORGE SAND ET SES AMIS
+
+par
+
+ALBERT LE ROY
+
+
+
+
+1903
+
+
+SOCIETE D'EDITIONS LITTERAIRES ET ARTISTIQUES, Librairie Paul Ollendorff,
+50, CHAUSSEE D'ANTIN, PARIS, Tous droits reserves.
+
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+
+
+A M. OCTAVE GREARD, de l'Academie Francaise, Vice-Recteur Honoraire de
+l'Academie de Paris
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LES ORIGINES
+
+
+George Sand a voulu resumer sa personne litteraire et morale dans
+l'epigraphe qu'elle inscrivit en tete de l'_Histoire de ma Vie_: "Charite
+envers les autres, dignite envers soi-meme, sincerite devant Dieu."
+Fut-elle toujours fidele, et dans ses livres et dans ses actes, a cette
+noble devise? C'est l'etude qu'il sera loisible d'entreprendre, en
+retracant les vicissitudes de sa destinee, en analysant son oeuvre, en
+instituant une enquete sur les hommes de son temps et les evenements
+auxquels elle fut melee.
+
+A l'image de Jean-Jacques Rousseau, son maitre, elle nous a legue un
+ouvrage autobiographique, compose non pas au declin, mais au milieu meme
+d'une existence diverse et contradictoire. La premiere partie de
+l'_Histoire de ma Vie_ a ete redigee en 1847, alors que George Sand etait
+dans tout l'eclat de sa renommee. Elle explique nettement l'objet qu'elle
+se propose et le plan qu'elle a concu: "Je ne pense pas qu'il y ait de
+l'orgueil et de l'impertinence a ecrire l'histoire de sa propre vie,
+encore moins a choisir, dans les souvenirs que cette vie a laisses en nous,
+ceux qui nous paraissent valoir la peine d'etre conserves. Pour ma part,
+je crois accomplir un devoir, assez penible meme, car je ne connais rien
+de plus malaise que de se definir... Une insurmontable paresse (c'est la
+maladie des esprits trop occupes et celle de la jeunesse par consequent)
+m'a fait differer jusqu'a ce jour d'accomplir cette tache; et, coupable
+peut-etre envers moi-meme, j'ai laisse publier sur mon compte un assez
+grand nombre de biographies pleines d'erreurs, dans la louange comme dans
+le blame." Ce sont, a dire vrai, ces erreurs de detail que George Sand
+s'est surtout complu a redresser en racontant les annees de sa jeunesse,
+voire meme les origines de sa maison, avec une singuliere prolixite. Sur
+les quatre gros volumes de l'_Histoire de ma Vie_, le premier est consacre
+presque entierement a nous decrire "l'Histoire d'une famille de Fontenoy a
+Marengo." Elle remonte a Fontenoy pour rappeler que Maurice de Saxe fut
+son bisaieul. Quelque democrate qu'elle soit devenue, elle tire vanite
+d'etre par le sang arriere-petite-fille de l'illustre marechal, de meme
+qu'elle est par l'esprit de la lignee de Jean-Jacques; puis elle formule
+ainsi son etat civil: "Je suis nee l'annee du couronnement de Napoleon,
+l'an XII de la Republique francaise (1804). Mon nom n'est pas Marie-Aurore
+de Saxe, marquise de Dudevant, comme plusieurs de mes biographes l'ont
+decouvert, mais Amantine-Lucile-Aurore Dupin."
+
+Aussi bien, en se defendant de la manie aristocratique, n'est-elle pas
+indifferente et veut-elle nous interesser a tous les souvenirs
+genealogiques de sa famille. Elle s'etend longuement sur le marechal de
+Saxe et sur cette noblesse de race qu'elle ramenera theoriquement a sa
+juste valeur dans le _Piccinino_. Sa grand'mere, Aurore Dupin de Francueil,
+avait vu Jean-Jacques une seule fois, mais en des conditions qu'elle
+n'eut garde d'oublier. Voici comment elle relatait l'anecdote dans les
+papiers dont George Sand herita: "Il vivait deja sauvage et retire,
+atteint de cette misanthropie qui fut trop cruellement raillee par ses
+amis paresseux ou frivoles. Depuis mon mariage, je ne cessais de
+tourmenter M. de Francueil pour qu'il me le fit voir; et ce n'etait pas
+bien aise. Il y alla plusieurs fois sans pouvoir etre recu. Enfin, un jour,
+il le trouva jetant du pain sur sa fenetre a des moineaux. Sa tristesse
+etait si grande qu'il lui dit en les voyant s'envoler: "Les voila repus.
+Savez-vous ce qu'ils vont faire? Ils s'en vont au plus haut des toits pour
+dire du mal de moi et que mon pain ne vaut rien." En digne aieule de
+George Sand, madame Dupin de Francueil avait le culte de Jean-Jacques.
+Lorsqu'il accepta de diner chez elle, sans doute pour faire honneur a son
+hote elle lut tout d'une haleine la _Nouvelle Heloise_. Aux dernieres
+pages elle sanglotait, et ce jour-la, du matin jusqu'au soir, elle ne fit
+que pleurer. "J'en etais malade, dit-elle, j'en etais laide." Rousseau
+arrive sur ces entrefaites, et M. de Francueil se garde de la prevenir.
+"Je ne finissais pas de m'accommoder, ne me doutant point qu'il etait la,
+l'ours sublime, dans mon salon. Il y etait entre d'un air demi-niais,
+demi-bourru, et s'etait assis dans un coin, sans marquer d'autre
+impatience que celle de diner, afin de s'en aller bien vite. Enfin, ma
+toilette finie, et mes yeux toujours rouges et gonfles, je vais au salon;
+j'apercois un petit homme assez mal vetu et comme renfrogne, qui se levait
+lourdement, qui machonnait des mots confus. Je le regarde et je devine; je
+crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques, etourdi de cet
+accueil, veut me remercier et fond en larmes. Francueil veut nous remettre
+l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous ne pumes nous rien
+dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas une parole. On essaya
+de diner pour couper court a tous ces sanglots. Mais je ne pus rien manger,
+M. de Francueil ne put avoir de l'esprit, et Rousseau s'esquiva en
+sortant de table, sans avoir dit un mot." Quant a George Sand,
+quatre-vingts ans plus tard, elle est radieuse d'avoir eu une grand'mere
+qui a pleure avec Jean-Jacques.
+
+La Revolution jeta en prison, pour quelques semaines, madame Dupin, tres
+attachee aux hommes et aux choses de l'ancien regime. Son fils, Maurice,
+le pere de George Sand, avait l'humeur plus liberale, et les lettres qu'il
+ecrivit durant la Terreur, reproduites dans l'_Histoire de ma Vie_, sont
+d'un style assez alerte. Il gardait, d'ailleurs, certains prejuges du
+monde ou il avait grandi, celui par exemple d'imputer a Robespierre la
+responsabilite de toutes les violences auxquelles la Republique fut
+condamnee, pour se defendre contre ses adversaires du dehors et du dedans.
+Plus equitable et mieux informee, George Sand s'applique a detruire cette
+legende. "Voila, dit-elle, l'effet des calomnies de la reaction. De tous
+les terroristes, Robespierre fut le plus humain, le plus ennemi par nature
+et par conviction des apparentes necessites de la Terreur et du fatal
+systeme de la peine de mort. Cela est assez prouve aujourd'hui, et l'on ne
+peut pas recuser a cet egard le temoignage de M. de Lamartine. La reaction
+thermidorienne est une des plus laches que l'histoire ait produites. Cela
+est encore suffisamment prouve. A quelques exceptions pres, les
+thermidoriens n'obeirent a aucune conviction, a aucun cri de la conscience
+en immolant Robespierre. La plupart d'entre eux le trouvaient trop faible
+et trop misericordieux la veille de sa mort, et le lendemain ils lui
+attribuerent leurs propres forfaits pour se rendre populaires. Soyons
+justes enfin, et ne craignons plus de le dire: Robespierre est le plus
+grand homme de la Revolution et un des plus grands hommes de l'histoire."
+
+L'esprit revolutionnaire animera George Sand, dirigera sa pensee et
+inspirera son oeuvre, encore qu'elle ait recu des traditions de famille et
+une education qui devaient lui inculquer des sentiments contraires. Sa
+grand'mere, madame Dupin, au sortir des prisons de la Terreur, eut des
+proces qui entamerent sa fortune: c'etait double raison pour detester le
+regime nouveau. On vivait, au fond du Berry, dans cette terre de Nohant
+que George Sand a tant aimee. Elle y passa presque toute sa vie et elle
+souhaitait de pouvoir y mourir: son voeu s'est realise. Voici la peinture
+qu'elle a tracee de ce modeste domaine qu'il nous importe de connaitre.
+C'est le cadre meme de son existence:
+
+"L'habitation est simple et commode. Le pays est sans beaute, bien que
+situe au centre de la Vallee Noire, qui est un vaste et admirable site...
+Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de
+terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce ou de la Brie,
+c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissants details que
+nous trouvons en descendant jusqu'au lit cache de la riviere, a un quart
+de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons
+en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et
+borne... Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout
+ronds, ces petits chemins ombrages, ces buissons en desordre, ce cimetiere
+plein d'herbe, ce petit clocher couvert en tuiles, ce porche de bois brut,
+ces grands ormeaux delabres, ces maisonnettes de paysan entourees de leurs
+jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevieres,
+tout cela devient doux a la vue et cher a la pensee, quand on a vecu si
+longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux."
+
+C'est la que madame Dupin traversera des annees de gene extreme, au
+lendemain de la Terreur. Les revenus de Nohant ne s'elevaient pas a 4.000
+francs, payables en assignats, et il fallait rembourser des emprunts
+onereux contractes en 1793. Durant plus d'un an, on vecut, parait-il, des
+mediocres revenus du jardin, de la vente des legumes et des fruits qui
+produisait au marche de 12 a 15 francs par semaine. Puis l'horizon
+s'eclaircit, sans que jamais la fortune patrimoniale, apres la Revolution,
+ait depasse 15.000 livres de rente.
+
+Le pere de George Sand, Maurice Dupin nous laisse l'impression d'un assez
+mauvais sujet. Est-ce la faute de l'education qu'il recut ou des
+commotions politiques et sociales? Du moins il manquait d'equilibre,
+peut-etre meme de bon sens, et l'_Histoire de ma Vie_ essaie en vain de
+colorer avantageusement ses defauts: "Ce pere que j'ai a peine connu, et
+qui est reste dans ma memoire comme une brillante apparition, ce jeune
+homme artiste et guerrier est reste tout entier vivant dans les elans de
+mon ame, dans les fatalites de mon organisation, dans les traits de mon
+visage." Il y a la quelque hyperbole et un exces d'adoration filiale. La
+destinee de Maurice Dupin fut surtout hasardeuse, comme l'etait sa pensee.
+A dix-neuf ans, il voulait etre musicien et jouait la comedie dans les
+salons de La Chatre. L'annee suivante, la loi du 2 vendemiaire an VII
+ayant institue le service militaire obligatoire, il lui fallut servir sous
+les drapeaux de la Republique. Sa mere, toute royaliste qu'elle fut, avait
+aliene ses diamants pour l'equiper. Il est protege par le citoyen La Tour
+d'Auvergne Corret, capitaine d'infanterie, et rejoint son regiment a
+Cologne; ensuite il passe en Italie. Entre temps, un incident etait
+survenu a Nohant, que George Sand relate sans s'emouvoir, mais qui dut
+troubler la quietude de madame Dupin: "Une jeune femme, attachee au
+service de la maison, venait de donner le jour a un beau garcon, qui a ete
+plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie
+personne n'avait pas ete victime de la seduction. Elle avait cede, comme
+mon pere, a l'entrainement de son age. Ma grand'mere l'eloigna sans
+reproche, pourvut a son existence, garda l'enfant et l'eleva." George Sand
+ajoute: "Elle avait lu et cheri Jean-Jacques; elle avait profite de ses
+verites et de ses erreurs." Maurice Dupin, lui aussi, avait-il lu
+Rousseau? En tous cas, il avait trouve une Therese dans le personnel
+domestique de Nohant.
+
+La guerre lui reserve d'autres aventures. Il traverse le Saint-Bernard en
+prairial an VIII et nous raconte comment il fut accueilli a Aoste par le
+Premier Consul, qui venait de l'attacher a son etat-major: "Je fus a lui
+pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon
+compliment pour me demander qui j'etais.--Le petit-fils du marechal de
+Saxe.--Ah oui! ah bon! Dans quel regiment etes-vous?--1er de
+chasseurs.--Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous etes donc adjoint a
+l'etat-major?--Oui, general.--C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de
+vous voir.--Et il tourna le dos."
+
+Apres avoir pris part a la bataille de Marengo, voici en quels termes
+Maurice Dupin relate ses impressions, dans une lettre a son oncle de
+Beaumont, ou, comme dit la suscription, au citoyen Beaumont, a l'hotel de
+Bouillon, quai Malaquais, Paris:
+
+"Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! en retraite, en
+batterie! nous sommes perdus! victoire! sauve qui peut! Courez a droite, a
+gauche, au milieu! revenez, restez, partez, depechons-nous! Gare l'obus!
+au galop! Baisse la tete, voila un boulet qui ricoche!... Des morts, des
+blesses, des jambes de moins, des bras emportes, des prisonniers, des
+bagages, des chevaux, des mulets; des cris de rage, des cris de victoire,
+des cris de douleur, une poussiere du diable, une chaleur d'enfer; un
+charivari, une confusion, une bagarre magnifique; voila, mon bon et
+aimable oncle, en deux mots, l'apercu clair et net de la bataille de
+Marengo, dont votre neveu est revenu tres bien portant, apres avoir ete
+culbute, lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et avoir ete
+regale pendant quinze heures par les Autrichiens du feu de trente pieces
+de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils."
+
+Ce qui vaut mieux que tout ce verbiage, c'est qu'il fut nomme par
+Bonaparte lieutenant sur le champ de bataille. Mais il apprehende la fin
+de la guerre et il s'ecrie avec une pointe de gasconnade: "Encore trois ou
+quatre culbutes sur la poussiere, et j'etais general." Le sejour
+enchanteur de Milan va tourner d'autre cote ses preoccupations. Il est
+amoureux, non pas a la legere comme il lui est advenu sur les bords du
+Rhin ou a Nohant, mais avec tout l'emportement d'une passion qui veut etre
+durable. Et il s'en ouvre a sa mere, dans une lettre ecrite d'Asola, le 29
+frimaire an IX: "Qu'il est doux d'etre aime, d'avoir une bonne mere, de
+bons amis, une belle maitresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des
+ennemis a combattre!" La femme qui souleve tout cet enthousiasme--et qui
+sera la mere de George Sand--s'appelait Sophie-Victoire-Antoinette
+Delaborde. Elle avait ete en prison au couvent des Anglaises en meme temps
+que madame Dupin, et pour lors elle usait de moyens d'existence assez
+facheux. L'_Histoire de ma Vie_ recourt a des circonlocutions, a des
+euphemismes, et finit par convenir que "sa jeunesse avait ete livree par
+la force des choses a des hasards effrayants." Ces explications tres
+embarrassees ont pour objet de ne pas confesser crument que Victoire
+Delaborde accompagnait un general de l'armee d'Italie et avait trouve des
+ressources dans les depouilles du pays conquis. George Sand ne s'arrete
+pas a ces miseres. Elle veut excuser, sinon innocenter sa mere: "Un fait
+subsiste devant Dieu, c'est qu'elle fut aimee de mon pere, et qu'elle le
+merita apparemment, puisque son deuil, a elle, ne finit qu'avec sa vie."
+Haussant encore le ton, elle s'ecrie sur le mode declamatoire: "Le grand
+revolutionnaire Jesus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y
+avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un pecheur que pour la
+perseverance de cent justes." Redescendons des sommets de la morale
+evangelique dans la realite: Maurice Dupin recevait de madame Delaborde
+des prets d'argent, sans s'inquieter d'abord d'ou elle tirait ces
+subsides. Ce n'est qu'a la reflexion qu'il doute de la delicatesse du
+procede et discute avec ses scrupules: "Qu'as-tu fait? qu'ai-je fait
+moi-meme en acceptant ce secours?... Si j'avais su que tu n'etais pas
+mariee, que tout ce luxe ne t'appartenait pas!... Je me trompe, je ne sais
+ce que je dis, il t'appartient, puisque l'amour te l'a donne: mais quand
+je songe aux idees qui pourraient lui venir, a _lui_... Il ne les aurait
+pas longtemps, je le tuerais! Enfin je suis fou, je t'aime et je suis au
+desespoir. Tu es libre, tu peux le quitter quand tu voudras, tu n'es pas
+heureuse avec lui, c'est moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux
+perdre une position assuree et fortunee pour partager les hasards de ma
+mince fortune."
+
+Maurice Dupin reussit a detacher madame Delaborde de son general, mais il
+rencontra mille obstacles avant d'aboutir au mariage. Quatre annees
+s'ecoulerent entre la rencontre d'Asola et la naissance de George Sand.
+Elles furent singulierement agitees: maintes fois le jeune homme essaya de
+sacrifier son amour a sa mere, qui avait l'humeur ombrageuse et jalouse.
+Fait prisonnier par les Autrichiens en nivose an IX, il ne recouvra la
+liberte, au bout de deux mois, que pour accourir a Nohant en floreal de la
+meme annee. Victoire Delaborde vint le rejoindre a La Chatre, "ayant tout
+quitte, tout sacrifie a un amour libre et desinteresse." On sut sa
+presence dans la petite ville, et Maurice en parla a madame Dupin. Son
+precepteur, un certain Deschartres, ci-devant abbe, voulut intervenir et
+le fit tres maladroitement. Un beau matin, il se rend a La Chatre, a
+l'auberge de la _Tete-Noire_, reveille la voyageuse, lui adresse des
+reproches et des menaces, la somme de repartir le jour meme pour Paris.
+Elle riposte, lui ferme la porte au nez. Il va querir le maire et les
+gendarmes, qui penetrent dans la chambre de Victoire et trouvent "une
+toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord
+de son lit, les bras nus et les cheveux epars."
+
+Les _autorites constituees_ s'adoucissent. Elle leur raconte "qu'elle
+avait rencontre Maurice en Italie, qu'elle l'avait aime, qu'elle avait
+quitte pour lui une riche protection et qu'elle ne connaissait aucune loi
+qui put lui faire un crime de sacrifier un general a un lieutenant et sa
+fortune a son amour." A ce recit, les magistrats municipaux sont emus. Ils
+prennent parti contre le pedagogue. Mais le coup etait porte, le scandale
+produit, et madame Dupin, avertie par Deschartres, ne devait jamais
+oublier cet esclandre. Maurice s'efforca de consoler sa mere par de
+mensongeres promesses. Il lui ecrivit: "Enfin que crains-tu et
+qu'imagines-tu? Que je vais epouser une femme qui me ferait _rougir un
+jour?_... Ta crainte n'a pas le moindre fondement, Jamais l'idee du
+mariage ne s'est encore presentee a moi; je suis beaucoup trop jeune pour
+y songer, et la vie que je mene ne me permet guere d'avoir femme et
+enfants. Victoire n'y pense pas plus que moi" Puis il entre dans des
+details pour rassurer madame Dupin, et il va sans nul doute a l'encontre
+de ses visees. Victoire est veuve, elle a une petite fille. Elle
+travaillera pour vivre. Elle a deja ete modiste; elle tiendra de nouveau
+un magasin de modes. Et il conclut: "Est-ce que je peux, est-ce que je
+pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire a ta volonte et a tes
+desirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille."
+
+L'orgueil de la chatelaine de Nohant devait etre exaspere, a la seule
+pensee que cette modiste pourrait devenir sa bru et porter le nom presque
+seigneurial des Dupin. Mais il y avait plus. Victoire, eloignee de La
+Chatre, continuait d'ecrire a Maurice, et quelles lettres! En ce point,
+elle etait la digne emule de Therese Levasseur. Et George Sand, qui nous
+donne sur sa mere des renseignements qu'elle aurait pu et du taire,
+souligne son manque d'instruction: "C'est tout au plus si a cette epoque
+elle savait ecrire assez pour se faire comprendre. Pour toute education,
+elle avait recu en 1788 les lecons elementaires d'un vieux capucin qui
+apprenait _gratis_ a lire et a reciter le catechisme a de pauvres
+enfants... Il fallait les yeux d'un amant pour dechiffrer ce petit
+grimoire et comprendre ces elans d'un sentiment passionne qui ne pouvait
+trouver de forme pour s'exprimer." Cependant Maurice etait conquis et
+subissait l'ascendant de cette nature inferieure. Il y a une histoire
+assez louche et assez repugnante au sujet de l'argent qu'elle lui avait
+prete et qui venait du general. La restitution fut effectuee, mais
+peniblement, et Maurice est oblige de s'en expliquer avec sa mere: "Tous
+les dons, dit-il, qu'elle lui avait _emportes pour en manger le profit
+avec moi_ se reduisaient a _un_ diamant de peu de valeur qu'elle avait
+conserve par megarde, et qui lui avait ete renvoye avant meme qu'elle
+connut ses plaintes et ses calomnies." N'importe, il devait etre
+infiniment douloureux pour madame Dupin que son fils fut reduit a lui
+ecrire: "Je ne sais pas si je suis un des Grieux, mais il n'y a point ici
+de Manon Lescaut." Devant la perspective d'une telle union, on ne peut que
+comprendre et approuver les resistances de la mere. Il faudra pourtant
+qu'elle finisse par ceder, par consentir a un mariage que George Sand
+tache de justifier en recourant a de veritables paradoxes: "Il va epouser
+une fille du peuple, c'est-a-dire qu'il va continuer et appliquer les
+idees egalitaires de la Revolution dans le secret de sa propre vie. Il va
+etre en lutte dans le sein de sa propre famille contre les principes
+d'aristocratie, contre le monde du passe. Il brisera son propre coeur,
+mais il aura accompli son reve." En verite, c'est employer de trop grands
+mots pour expliquer des miseres. Et, dans ce conflit d'ordre sentimental,
+nos sympathies iront plutot vers madame Dupin que vers Victoire Delaborde.
+
+Durant bien des mois les tiraillements se prolongerent. Maurice ecrivait a
+sa mere, le 3 pluviose an X (fevrier 1802): "Je te jure _par tout ce qu'il
+y a de plus sacre_ que V*** travaille et ne me coute rien... Ne parlons
+pas d'elle, je t'en prie, ma bonne mere, nous ne nous entendrions pas;
+sois sure seulement que j'aimerais mieux me bruler la cervelle que de
+meriter de toi un reproche." Aussi bien toutes les mercuriales de madame
+Dupin demeuraient impuissantes, et le pauvre Deschartres, charge du role
+de Mentor, etait berne sans vergogne, alors qu'il s'appliquait a tenir son
+ancien ecolier sous sa ferule. "Un matin, raconte George Sand, mon pere
+s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin
+du Palais-Royal, ou ils s'etaient donne rendez-vous pour dejeuner ensemble
+chez un restaurateur. A peine se sont-ils retrouves, a peine Victoire
+a-t-elle pris le bras de mon pere, que Deschartres, jouantle role de
+Meduse, se presente au devant d'eux. Maurice paye d'audace, fait bonne
+mine a son argus et lui propose de venir dejeuner en tiers. Deschartres
+accepte. Il n'etait pas epicurien, pourtant il aimait les vins fins, et on
+ne les lui epargna pas. Victoire prit le parti de le railler avec esprit
+et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert; mais quand il
+s'agit de se separer, mon pere voulant reconduire son amie chez elle,
+Deschartres retomba dans ses idees noires et reprit tristement le chemin
+de son hotel."
+
+Au printemps de 1802, Maurice va rejoindre son regiment a Charleville, et
+Victoire l'accompagne. Aupres des camarades de la garnison et des gens de
+la petite ville, ils passaient pour etre secretement maries. Il n'en etait
+rien. Mais la naissance de plusieurs enfants vint resserrer etroitement
+leurs liens. Ils ne pousserent pas l'imitation de Jean-Jacques jusqu'a les
+livrer a la charite publique. Un seul survecut: ce devait etre George Sand,
+qui ignore ou neglige de nous indiquer le nombre et le sexe des autres
+enfants issus de cette union et emportes en bas age.
+
+On etait alors dans une periode d'accalmie politique et militaire. Le
+gouvernement personnel s'etablissait sur les ruines de la Republique.
+L'oeuvre de reaction debutait par une entente avec la Cour de Rome, aux
+fins de briser l'Eglise constitutionnelle et nationale de 1789. L'armee,
+en sa grande majorite, accueillait assez mal cette premiere etape sur la
+route de Canossa. "Le Concordat, ecrit Maurice Dupin a sa mere, ne fait
+pas ici le moindre effet. Le peuple y est indifferent. Les gens riches,
+meme ceux qui se piquent de religion, ont grand'peur qu'on n'augmente les
+impots pour payer les eveques. Les militaires, qui ne peuvent pas obtenir
+un sou dans les bureaux de la guerre, jurent de voir le palais episcopal
+meuble aux frais du gouvernement." Et le jeune homme, fervent voltairien,
+raille la bulle du Pape, "ecrite dans le style de l'Apocalypse, et qui
+menace les contrevenants de la colere de saint Pierre et de saint Paul."
+Bref, conclut-il, "nous nous couvrons de ridicule." A la ceremonie de
+Notre-Dame en l'honneur du Concordat, les generaux se rendirent a peu pres
+comme des chiens qu'on fouette. Le legat etait en voiture, et sa croix
+devant lui, dans une autre voiture. Ce fut la l'occasion de negociations
+Pour lui, soldat de la Revolution, ayant grandi aupres d'une mere
+royaliste mais philosophe, il voyait avec inquietude "des changements dans
+les affaires publiques qui ne promettent rien de bon", et meme "un retour
+complet a l'ancien regime". Democrate, il devait s'affilier a la
+franc-maconnerie qui etait deja le foyer des idees liberales. Il nous a
+malicieusement conte son initiation: "On m'a enferme dans tous les trous
+possibles, nez a nez avec des squelettes; on m'a fait monter dans un
+clocher au bas duquel on a fait mine de me precipiter... On m'a fait
+descendre dans des puits, et, apres douze heures passees a subir toutes
+ces gentillesses, on m'a cherche une mauvaise querelle sur ma bonne humeur
+et mon ton goguenard, et on a decide que je devais subir le dernier
+supplice. En consequence, on m'a cloue dans une biere, porte au milieu des
+chants funebres dans une eglise, pendant la nuit, et, a la clarte des
+flambeaux, descendu dans un caveau, mis dans une fosse et recouvert de
+terre, au son des cloches et du _De profundis_. Apres quoi chacun s'est
+retire. Au bout de quelques instants, j'ai senti une main qui venait me
+tirer mes souliers, et, tout en l'invitant a respecter les morts, je lui
+ai detache le plus beau coup de pied qui se puisse donner. Le voleur de
+souliers a ete rendre compte de mon etat et constater que j'etais encore
+en vie. Alors on est venu me chercher pour m'admettre aux grands secrets.
+Comme avant l'enterrement on m'avait permis de faire mon testament,
+j'avais legue le caveau dans lequel j'avais ete enferme au colonel de la
+14e, afin qu'il en fit une salle de police; la corde avec laquelle on m'y
+avait descendu, au colonel du 4e de cavalerie, pour qu'il s'en servit pour
+se pendre, et les os dont j'etais entoure, a ronger a un certain frere
+terrible, qui m'avait trimbale toute la journee dans les caves et
+greniers."
+
+C'etaient la les menues distractions de la vie de garnison a Charleville.
+Toutes les journees ne devaient pas y etre aussi plaisantes pour Maurice,
+partage entre sa maitresse et sa mere. Celle-ci, exempte de prejuges
+religieux, et qui n'acceptait guere que les doctrines du Vicaire savoyard
+ou cette foi a l'Etre supreme que George Sand appelle le culte epure de
+Robespierre et de Saint-Just, admettait fort bien que jeunesse se passe,
+mais ne pouvait tolerer une mesalliance. C'est donc a son insu que le
+mariage fut conclu, le 16 prairial an XII (1804), par devant le maire du
+deuxieme arrondissement de Paris, entre Maurice Dupin et Victoire
+Delaborde, qui desormais prendra le prenom de Sophie. Un mois plus tard,
+le 12 messidor (1er juillet), George Sand vit le jour, dans la maison
+portant le numero 15 de la rue Meslay. Ces deux evenements furent caches a
+madame Dupin, qui, ulterieurement informee, courra a Paris et essayera
+vainement de faire casser le mariage. Celui-ci avait ete celebre presque
+clandestinement. Sophie etait allee a la mairie en modeste robe de basin,
+n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or; car la gene du menage ne permit
+d'acheter que quelques jours plus tard une veritable alliance de six
+francs. En depit de ces circonstances mysterieuses, George Sand, enfant de
+l'amour, naquit au milieu de la joie. La soeur de Sophie Delaborde allait
+epouser un officier, ami intime de Maurice, et l'on avait organise une
+petite sauterie. "Ma mere, lisons-nous dans l'_Histoire de ma Vie_, avait
+une jolie robe couleur de rose, et mon pere jouait sur son fidele violon
+de Cremone une contredanse de sa facon". Tout a coup souffrante, Sophie
+passa dans la chambre voisine. Au milieu d'un _chassez-huit_, la tante
+Lucie accourut en s'ecriant: "Venez, venez, Maurice, vous avez une fille."
+Et elle ajouta: "Elle est nee en musique et dans le rose, elle aura du
+bonheur." On l'appela Aurore, en souvenir de la grand'mere absente et que
+l'on se garda bien d'informer. George Sand entrait dans le monde, l'an
+dernier de la Republique, l'an premier de l'Empire. Sa vie devait etre
+agitee, comme la Revolution politique, philosophique, religieuse et
+sociale dont elle est issue et que refletera son oeuvre.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LES ANNEES D'ENFANCE
+
+
+Pour fil conducteur a travers l'enfance et la jeunesse de George Sand,
+nons avons encore l'_Histoire de ma Vie_, mais redigee sous une
+inspiration sensiblement differente. Tous les premiers chapitres, relatifs
+aux origines, avaient ete composes et publies sous la monarchie de
+Juillet. L'ecrivain reprend la plume et continue son autobiographie, le
+1er juin 1848, apres avoir participe aux evenements de la Revolution qui
+renversa Louis-Philippe et avoir collabore, aupres de Ledru-Rollin,
+fondateur du suffrage universel, aux circulaires du gouvernement
+provisoire. Il en resulte une evolution de sa pensee, une volte-face
+analogue a celle qu'on remarque, au regard de M. Thiers, dans les volumes
+de l'_Histoire du Consulat et de l'Empire_ posterieurs au Deux Decembre.
+"J'ai beaucoup appris, declare George Sand, beaucoup vecu, beaucoup
+vieilli durant ce court intervalle... Si j'eusse fini mon livre avant
+cette Revolution, c'eut ete un autre livre, celui d'un solitaire, d'un
+enfant genereux, j'ose le dire, car je n'avais etudie l'humanite que sur
+des individus souvent exceptionnels et toujours examines par moi a loisir.
+Depuis j'ai fait, de l'oeil, une campagne dans le monde des faits, et je
+n'en suis point revenue telle que j'y etais entree. J'y ai perdu les
+illusions de la jeunesse, que par un privilege du a ma vie de retraite et
+de contemplation, j'avais conservees plus tard que de raison."
+
+Ces illusions, nous les connaitrons mieux et pourrons en apprecier la
+persistance, en repassant avec George Sand les peripeties de ses premieres
+annees et les hasards d'une education ou se heurterent les influences
+rivales de sa mere et de son aieule.
+
+Madame Dupin, en depit des frequents voyages que son fils faisait a Nohant,
+n'avait appris de lui ni le mariage avec madame Delaborde ni la naissance
+de l'enfant survenue le 12 messidor. C'est seulement vers la fin de
+brumaire an XIII (novembre 1804) qu'elle concut des soupcons et voulut les
+eclaircir. L'_Histoire de ma Vie_ rapporte les deux lettres qu'elle
+adressa au maire du cinquieme arrondissement: "J'ai de fortes raisons,
+ecrivait-elle, pour craindre que mon fils unique ne se soit recemment
+marie a Paris sans mon consentement. Je suis veuve; il a vingt-six ans; il
+sert, il s'appelle Maurice-Francois-Elisabeth Dupin. La personne avec
+laquelle il a pu contracter mariage a porte differents noms; celui que je
+crois le sien est Victoire Delaborde. Elle doit etre un peu plus agee que
+mon fils--(elle avait effectivement trente ans),--tous deux demeurent
+ensemble rue Meslay, n deg. 15... Cette fille ou cette femme, car je ne sais
+de quel nom l'appeler, avant de s'etablir dans la rue Meslay, demeurait en
+nivose dernier rue de la Monnaie, ou elle tenait une boutique de modes."
+
+Les lettres ni les demarches de madame Dupin ne purent aboutir a
+l'annulation du mariage. Elle recueillit seulement, comme pour attiser sa
+colere, des renseignements fort peu edifiants sur les origines de cette
+bru qui entrait subrepticement dans sa famille, sur le pere, Claude
+Delaborde, oiselier au quai de la Megisserie, sur le grand-pere maternel,
+un certain Cloquart, qui portait encore, par dela la Revolution, un grand
+habit rouge et un chapeau a cornes, son costume de noces sous le regne de
+Louis XV.
+
+Cependant l'officier de l'etat civil, un maire a l'ame patriarcale,
+tentait de calmer les inquietudes de madame Dupin. Il chargeait, selon ses
+propres expressions, une personne intelligente et sure de penetrer, sous
+un pretexte quelconque, dans l'interieur des jeunes epoux, et voici le
+tableau qu'il en trace, d'apres ce temoin fidele: "On a trouve un local
+extremement modeste, mais bien tenu, les deux jeunes gens ayant un
+exterieur de decence et meme de distinction, la jeune mere au milieu de
+ses enfants, allaitant elle-meme le dernier, et paraissant absorbee par
+ces soins maternels; le jeune homme plein de politesse, de bienveillance
+et de serenite... Enfin, quels qu'aient pu etre les antecedents de la
+personne, antecedents que j'ignore entierement, sa vie est actuellement
+des plus regulieres et denote meme une habitude d'ordre et de decence qui
+n'aurait rien d'affecte. En outre, les deux epoux avaient entre eux le ton
+d'intimite douce qui suppose la bonne harmonie, et, depuis des
+renseignements ulterieurs, je me suis convaincu que _rien n'annonce_ que
+votre fils ait a se repentir de l'union contractee."
+
+Le maire termine par quelques paroles de condoleance, en prevoyant qu'un
+jour ou l'autre le jeune homme se repentira d'avoir brise le coeur de sa
+mere. Mais c'est sa premiere, sa seule faute. Elle est reparable, elle
+comporte le pardon, et, au demeurant, le _ton qu'on a vu chez lui_ ne
+justifie nullement les douloureux presages que madame Dupin avait concus.
+Comme beaucoup de belles-meres, elle esperait que son fils serait
+malheureux et lui reviendrait. Il n'en etait rien. Maurice n'avait d'autre
+souci immediat que de chercher les voies d'une reconciliation malaisee. Il
+finit par les decouvrir, sous une forme assez romanesque qui fut couronnee
+de succes. Madame Dupin etait venue secretement a Paris, afin de consulter
+M. de Seze et deux autres avocats celebres sur la validite du mariage. Ils
+declarerent l'affaire _neuve_, comme toutes celles du meme genre qui
+decoulaient de la legislation civile recemment mise en vigueur; mais ils
+estimerent que le mariage avait toutes chances d'etre reconnu valable par
+les tribunaux, partant la naissance d'etre proclamee legitime.
+
+Sur ces entrefaites, Maurice, informe du voyage de sa mere, prit la petite
+Aurore dans ses bras et chargea la portiere de monter avec l'enfant chez
+madame Dupin, en lui disant: "Voyez donc, madame, la jolie petite fille
+dont je suis grand'mere! Sa nourrice me l'a apportee aujourd'hui, et j'en
+suis si heureuse que je ne peux pas m'en separer un instant." Tout en
+bavardant, elle deposa le bebe sur les genoux de la vieille dame qui
+cherchait sa bonbonniere. Soudain un soupcon traversa l'esprit de madame
+Dupin. Elle s'ecria: "Vous me trompez, cette enfant n'est pas a vous; ce
+n'est pas a vous qu'elle ressemble... Je sais, je sais ce que c'est." Et
+elle repoussait la petite Aurore qui, effrayee, se mit a verser des
+larmes. La portiere s'appretait a reprendre et a emporter l'enfant. La
+grand'mere fut vaincue. Lorsqu'elle sut que son fils etait en bas, elle le
+fit appeler. C'etait le pardon. Quand ils se retirerent, Aurore avait dans
+la main une bague de rubis que madame Dupin envoyait a sa belle-fille:
+George Sand a toujours porte cette bague. Quelques semaines plus tard, la
+reconciliation fut complete. La chatelaine de Nohant consentit a recevoir
+l'humble modiste qui s'etait introduite dans la famille; elle assista au
+mariage religieux, ainsi qu'au repas qui suivit. Aussitot apres, elle
+regagna son manoir berrichon.
+
+Le jeune menage s'etait installe dans un etroit appartement de la rue
+Grange Bateliere. Bientot Maurice fut oblige de rejoindre son regiment
+pour la campagne d'Ulm, et sa femme demeura a Paris avec ses deux enfants,
+la petite Aurore et son ainee Caroline, qui n'etait pas la fille de
+Maurice Dupin. Le train de vie etait des plus modestes, l'existence des
+plus regulieres. Celle qui jadis avait suivi un general sur les grandes
+routes de l'Italie, n'aspirait desormais qu'a la quietude. Elle n'avait
+aucun gout pour le monde. "Les grands diners, ecrit George Sand, les
+longues soirees, les visites banales, le bal meme, lui etaient odieux.
+C'etait la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folatre." En
+ce point, ses sentiments etaient tout a fait conformes a ceux de son mari.
+"Ils ne se trouvaient heureux, ajoute l'_Histoire de ma Vie_, que dans
+leur petit menage. Partout ailleurs ils etouffaient de melancoliques
+baillements, et ils m'ont legue cette secrete sauvagerie qui m'a rendu
+toujours le monde insupportable et le _home_ necessaire."
+
+Nous n'avons que de rares lettres de Maurice Dupin a sa femme et nous n'en
+possedons point qui aient ete adressees a sa mere, durant la campagne de
+1805. On sait toutefois qu'il participa a la serie d'operations militaires
+qui devaient se terminer par l'occupation de Vienne. Mais il n'est pas
+certain qu'il ait assiste a la bataille d'Austerlitz. Son avancement
+s'effectuait avec lenteur. Depuis Marengo, il marquait le pas au grade de
+lieutenant. Il s'en plaint dans sa correspondance. De la cette phrase de
+l'_Histoire de ma Vie_, sans qu'on voie bien exactement s'il faut
+l'attribuer a George Sand ou a son pere: "Chacun sous l'Empire songe a soi;
+sous la Republique, c'etait a qui s'oublierait."
+
+Nomme enfin capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 decembre
+1805) et chevalier de la Legion d'honneur a la meme epoque, Maurice Dupin
+revint passer quelques semaines a Paris. Entre temps, la petite Aurore
+avait ete mise en sevrage a Chaillot, chez la tante Lucie, soeur de sa
+mere, qui avait epouse M. Marechal, officier retraite. Elle jouait avec sa
+cousine Clotilde, leur fille, qui etait du meme age et qui fut la
+meilleure amie de ses jeunes annees. On louait, pour promener les enfants,
+l'ane d'un jardinier voisin, et on les placait sur du foin dans les
+paniers qui servaient a porter les fruits, les legumes ou le lait au
+marche, Caroline dans l'un, Clotilde et Aurore dans l'autre.
+
+Voila le plus lointain souvenir qu'ait garde George Sand, ainsi que celui
+d'un accident qui vers deux ans lui arriva. La bonne qui la tenait dans
+ses bras la laissa tomber sur l'angle d'une cheminee. Ce fut pour l'enfant
+comme un eveil de la sensibilite. La venue du medecin, les sangsues, le
+depart de la bonne, sont restes graves dans sa memoire. A quatre ans, elle
+savait lire et elle recitait sans broncher ses prieres, n'y comprenant
+rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: "_Mon Dieu, je vous donne
+mon coeur._" C'etait, assure-t-elle a distance, le seul endroit ou elle
+eut une idee de Dieu et d'elle-meme. Le _Pater_, le _Credo_ et l'_Ave
+Maria_, qu'elle disait en francais, lui etaient aussi inintelligibles que
+si elle les eut appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles
+lui etaient pareillement lettre close. A la reflexion, elle les juge trop
+fortes et trop profondes pour le premier age.
+
+Sa douceur n'etait pas exempte d'un certain entetement ingenu. Un jour,
+par exemple, au cours de la lecon d'alphabet, elle repondit a sa mere: "Je
+sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B." Et, comme elle epelait
+toutes les lettres excepte la seconde, elle donna pour unique raison de
+cette resistance opiniatre: "C'est que je ne connais pas le B." Le
+veritable fond de son caractere etait une propension a la reverie.
+"L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant." Elle
+proteste contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'_Emile_, veut
+supprimer le merveilleux, sous pretexte de mensonge. Pour elle,
+l'impression fut tres douloureuse, la premiere annee ou s'insinua dans son
+esprit un doute sur la realite du pere Noel. "J'avais, ecrit-elle, cinq ou
+six ans, et il me sembla que ce devait etre ma mere qui mettait le gateau
+dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres
+fois, et j'eprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au
+petit homme a barbe blanche."
+
+Elle eut une affection tres vive, tres persistante pour ses poupees, et de
+l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costume, mais qui
+lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage. Plus tard
+un gout analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes. Elle leur
+elevera un theatre a Nohant et composera pour elles, en collaboration avec
+son fils, de veritables comedies. Des son plus jeune age, elle aimait se
+raconter a elle-meme de longues et fantastiques histoires. Sa soeur
+Caroline avait ete mise en pension, sa mere etait tres occupee par les
+soins du menage. Aussi, pour qu'elle prit un peu l'air, la placait-on
+volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu desquelles il y
+avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret. Aurore, ainsi
+emprisonnee, employait ses loisirs a degarnir avec ses ongles la paille
+des chaises, et grimpee sur la chaufferette, tandis que ses mains etaient
+occupees, elle laissait errer son imagination. A haute voix elle debitait
+les contes improvises que sa mere appelait des romans.
+
+A de longs intervalles, son pere revenait entre deux campagnes. La maison
+s'emplissait de bruit et de gaite. L'enfant entendait prononcer le nom et
+raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, a la promenade, elle
+l'apercut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa mere
+s'ecria, toute joyeuse: "Il t'a regardee, souviens-toi de ca; ca te
+portera bonheur!" Et George Sand ajoute dans l'_Histoire de ma Vie_: "Je
+crois que l'Empereur entendit ces paroles naives, car il me regarda tout a
+fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage
+pale, dont la severite froide m'avait effrayee d'abord. Je n'oublierai
+donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun
+portrait n'a pu rendre. Il etait a cette epoque assez gras et bleme. Il
+avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle
+etait grise; il avait son chapeau a la main au moment ou je le vis, et je
+fus comme magnetisee un instant par ce regard clair, si dur au premier
+moment, et tout a coup si bienveillant et si doux." Elle vit egalement le
+Roi de Rome dans les bras de sa nourrice, a une fenetre des Tuileries d'ou
+il riait aux passants. En apercevant Aurore, dont la physionomie lui plut
+sans doute, il se mit a rire davantage et jeta de son cote un gros bonbon.
+Malgre les signes de la gouvernante du Roi, le factionnaire qui etait au
+pied de la fenetre ne voulut pas que le bonbon fut ramasse.
+
+De ces temps eloignes George Sand avait conserve des souvenirs tres
+precis. Elle revoyait les jeux de son pere qui, a table, pour la
+desappointer, feignait de vouloir manger tout le plat de vermicelle cuit
+dans du lait sucre, ou qui avec sa serviette faisait des figures de moine,
+de lapin ou de pantin,--distraction familiere aux mess de sous-officiers.
+Cependant le bien-etre et l'aisance ne regnaient pas a la maison. Maurice
+Dupin, aide de camp de Murat, en depit de ses appointements et des dons de
+sa mere, se laissait endetter. On a accuse sa femme d'avoir ete
+desordonnee et depensiere. L'_Histoire de ma Vie_ proteste contre ce
+reproche: "Ma mere faisait elle-meme son lit, balayait l'appartement,
+raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'etait une femme d'une
+activite et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie, elle s'est levee
+avec le jour et couchee a une heure du matin."
+
+Le grand ami d'Aurore, en ces premieres annees d'enfance, fut un certain
+Pierret, d'origine champenoise, dont George Sand s'est complu a evoquer la
+physionomie. Il occupait au Tresor un emploi des plus modestes, et il
+etait la seule personne que madame Maurice Dupin recut dans l'intimite, en
+l'absence de son mari. Ce Pierret avait pour la fillette "la tendresse
+d'un pere et les soins d'une mere". Le surplus de ses loisirs s'ecoulait
+dans un estaminet du faubourg Poissonniere, a l'enseigne du _Cheval blanc_;
+car il aimait le vin, la biere, la pipe, le billard et le domino. Il
+aimait surtout Aurore. C'etait un disgracie, a l'ame tendre, aux effusions
+sentimentales. "Le plus laid des hommes, dit George Sand, mais cette
+laideur etait si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amitie. Il avait
+un gros nez epate, une bouche epaisse et de tres petits yeux; ses cheveux
+blonds frisaient obstinement, et sa peau etait si blanche et si rose qu'il
+parut toujours jeune. A quarante ans, il se mit fort en colere, parce
+qu'un commis de la mairie, ou il servait de temoin au mariage de ma soeur,
+lui demanda de tres bonne foi s'il avait atteint l'age de majorite." Grand
+et gros, la figure contractee par des tics nerveux, Pierret etait le
+meilleur des hommes. Une annee ou Aurore ne cessait de troubler le sommeil
+de sa mere, il prit l'enfant, l'emporta chez lui, passa une vingtaine de
+nuits aupres du berceau, administrant le lait et preparant l'eau, sucree
+avec la vigilance d'une nourrice. Le matin, il ramenait Aurore en allant a
+son bureau, et le soir il la reprenait en sortant du _Cheval blanc_.
+
+Il fallut pourtant quitter l'ami Pierret. Madame Maurice Dupin, depuis
+longtemps eloignee de son mari et un peu jalouse, voulut le rejoindre a
+Madrid. Elle etait enceinte, et ce voyage semblait assez imprudent. Elle
+resolut neanmoins de l'entreprendre, laissa Caroline en pension et partit
+avec Aurore. Comme Victor Hugo, George Sand etait vouee, tout enfant, a
+visiter l'Espagne: Elle en a rapporte des impressions qui meritent d'etre
+recueillies. D'abord son imagination fut emue par les hautes montagnes des
+Asturies, puis elle admira la vegetation avec cet instinctif enthousiasme
+qui devait faire d'elle l'eleve et l'imitatrice de Jean-Jacques: "Je vis,
+dit-elle, pour la premiere fois, sur les marges du chemin, du liseron en
+fleur. Ces clochettes roses, delicatement rayees de blanc, me frapperent
+beaucoup." Sa mere attira son attention: "Respire-les, cela sent le bon
+miel, et ne les oublie pas!" George Sand conserva, en effet, cette
+premiere sensation de l'odorat, et depuis lors elle ne put respirer des
+fleurs de liseron-vrille sans se rappeler le bord du chemin espagnol. Le
+liseron etait pour elle comme pour Rousseau la pervenche des _Confessions_.
+
+Une autre rencontre marqua le voyage avant l'arrivee a Madrid. C'etait par
+une nuit assez claire. Tout a coup le postillon modera l'allure de son
+attelage et cria au jockey: "Dites a ces dames de ne pas avoir peur, j'ai
+de bons chevaux." Trois enormes silhouettes, d'aspect ramasse, se
+projetaient sur les bords de la route. Madame Dupin les prit pour des
+voleurs. C'etaient de grands ours de montagne.
+
+Certaine nuit, il fallut coucher dans une chambre d'auberge ou le plancher
+avait une large tache de sang. La mere d'Aurore, tremblante de peur,
+voulut aller a la decouverte. Elle etait persuadee qu'un pauvre soldat
+francais avait ete assassine par les Espagnols. En ouvrant une porte, elle
+finit par decouvrir les cadavres de trois porcs. Et cette anecdote
+rappelle celle de Paul-Louis Courier, au fin fond des Calabres.
+
+Nous voici a Madrid. Maurice Dupin etait loge au troisieme etage du palais
+du prince de la Paix, "le plus riche, dit George Sand, et le plus
+confortable de Madrid, car il avait protege les amours de la reine et de
+son favori (Godoy), et il y regnait plus de luxe que dans la maison du roi
+legitime." Elle nous depeint un appartement immense, tout tendu en damas
+de soie cramoisi. "Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans,
+tout etait dore et me parut en or massif, comme dans les contes de fees.
+Il y avait d'enormes tableaux qui me faisaient peur." Si le palais etait
+somptueux, il etait egalement malpropre. Les animaux domestiques y
+pullulaient, notamment des lapins qui circulaient en liberte a travers les
+corridors, les chambres et les salons. La petite Aurore se prit d'une
+particuliere affection pour l'un d'eux, tout blanc, avec des yeux de
+rubis. Il egratignait les inconnus, mais avec elle il etait tres familier,
+dormant sur ses genoux ou sur sa robe, tandis qu'elle racontait des
+histoires.
+
+Le palais du prince de la Paix avait pour hote principal Joachim Murat, a
+l'etat-major duquel Maurice Dupin etait attache. Murat a laisse dans
+l'imagination de George Sand un souvenir eblouissant. Il avait pris en
+grande amitie cette enfant qu'on lui presenta revetue d'un uniforme
+militaire, semblable a quelque deguisement de carnaval, mais que
+l'_Histoire de ma Vie_ nous retrace avec complaisance: "Cet uniforme etait
+une merveille. Il consistait en un dolman de Casimir blanc tout galonne et
+boutonne d'or fin, une pelisse pareille garnie de fourrure noire et jetee
+sur l'epaule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornements et
+broderies d'or a la hongroise. J'avais aussi les bottes de maroquin rouge
+a eperons dores, le sabre, le ceinturon de ganses de soie cramoisi a
+canons et aiguillettes d'or emailles, la sabretache avec un aigle brode en
+perles fines, rien n'y manquait. En me voyant equipee absolument comme mon
+pere, soit qu'il me prit pour un garcon, soit qu'il voulut bien faire
+semblant de s'y tromper, Murat, sensible a cette petite flatterie de ma
+mere, me presenta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son
+aide de camp, et nous admit dans son intimite."
+
+Aurore etait genee par ce bel uniforme tres lourd et tres serre. Aussi se
+lassa-t-elle bien vite de trainer son sabre et d'arborer sa pelisse.
+Volontiers elle quittait la fourrure et les galons pour le joli costume
+espagnol de l'epoque, robe de soie noire tres courte avec une frange qui
+tombait sur la cheville, mantille de crepe noir a large bande de velours.
+Murat, si redoutable a la guerre, si heroique sur le champ de bataille,
+etait le plus douillet des hommes devant la maladie. George Sand se
+souvient de l'avoir entendu rugir comme si on l'assassinait, au milieu de
+la nuit, pour une simple inflammation qui ne mettait pas sa vie en danger.
+Elle se rappelle l'emoi qu'elle ressentit et ce cri qu'elle poussait au
+milieu des sanglots: _On tue mon prince Fanfarinet_. C'est le nom que dans
+ses contes elle donnait au beau Murat. Il etait, d'ailleurs, plein de
+sollicitude et meme de tendresse pour elle. Un jour, en s'eveillant, elle
+trouva a ses cotes, la tete sur le meme oreiller, un jeune faon, couche en
+rond, les pattes repliees. Elle le tenait enlace entre ses bras. C'etait
+un cadeau que Murat lui avait apporte nuitamment, au retour de la chasse,
+et il venait, de bon matin, contempler le tableau. Certains foudres de
+guerre ont de ces recoins idylliques dans l'ame.
+
+Madame Dupin avait mis au monde a Madrid un enfant chetif et aveugle; puis
+il fallut abandonner le palais du prince de la Paix. L'armee francaise
+etait obligee de battre en retraite. Nos troupes, deguenillees et rongees
+par la gale, se repliaient sur les Pyrenees, tandis que Murat allait
+occuper le trone de Naples. On traversait des villages incendies, on
+suivait des routes encombrees de cadavres. On avait soif, et dans l'eau
+des fosses on trouvait des caillots de sang. On avait faim, et l'on
+manquait de vivres. Un soir, dans un campement francais, Aurore partagea
+la gamelle du soldat, un bouillon tres gras ou le pain se melait a
+quelques meches noircies: c'etait une soupe faite avec des bouts de
+chandelles.
+
+Apres maintes souffrances, la famille arriva a Nohant, chez la
+grand'mere, et George Sand la revoit, telle qu'elle lui apparut, sur le
+seuil de la demeure: "Une figure blanche et rosee, un air imposant, un
+invariable costume compose d'une robe de soie brune a taille longue et a
+manches plates, une perruque blonde et crepee en touffe sur le front, un
+petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu." C'etait la
+premiere fois que Maurice amenait sa femme et ses enfants, et
+sur-le-champ il fut necessaire de les soigner tous pour l'affreuse
+maladie eruptive qu'ils avaient rapportee d'Espagne. Aurore, au bout de
+quelques jours de traitement, fut guerie. Elle eut vite lie connaissance
+avec Hippolyte, un gros garcon de neuf ans que Maurice avait eu avant
+son mariage, et aussi avec Deschartres, qui, pour recevoir les nouveaux
+hotes, avait revetu son plus beau costume: culottes courtes, bas blancs,
+guetres de nankin, habit noisette, casquette a soufflet. Il semblait
+qu'apres toutes les peripeties du voyage en Espagne ce dut etre le repos
+et le bonheur. Bien au contraire, le petit aveugle mourut, consume par
+la fievre, et ce fut pour madame Maurice Dupin une telle douleur qu'elle
+eprouva une veritable hallucination. Elle s'imagina qu'on l'avait inhume
+vivant, et elle persuada a son mari d'aller rouvrir la tombe. George
+Sand a relate l'evenement dans une des pages les plus tragiques de
+l'_Histoire de ma Vie_. Il y passe un frisson d'epouvante:
+
+"Mon pere se leve, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une
+beche et court au cimetiere, qui touche a notre maison et qu'un mur separe
+du jardin; il approche de la terre fraichement remuee et commence a
+creuser... Il ne put voir assez clair pour distinguer la biere qu'il
+decouvrait, et ce ne fut que quand il l'eut debarrassee en entier, etonne
+de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour etre
+celle de l'enfant. C'etait celle d'un homme de notre village qui etait
+mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser a cote, et la, en effet,
+il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant a le retirer, il
+appuya fortement le pied sur la biere du pauvre paysan, et cette biere,
+entrainee par le vide plus profond qu'il avait fait a cote, se dressa
+devant lui, le frappa a l'epaule et le fit tomber dans le fosse."
+
+Surmontant l'emotion qui l'agitait et lui mettait la sueur aux tempes, il
+rapporta le cercueil de son enfant. La mere dut se rendre compte que
+l'oeuvre de la mort etait accomplie. Elle voulut pourtant garder le petit
+cadavre un jour et une nuit encore; puis ils allerent le confier a la
+terre dans un coin du jardin, au pied d'un vieux poirier. Une semaine plus
+tard, Maurice, en rentrant de La Chatre ou il avait dine chez des amis,
+etait desarconne par un cheval ombrageux qu'il avait ramene d'Espagne. Il
+tomba sur un tas de pierres et se brisa les vertebres du cou. La mort dut
+etre instantanee.
+
+Ce fut un deuil cruel; qui laissait face a face une mere affolee de
+douleur, une veuve desesperee. Les larmes auraient pu, semble-t-il, les
+reconcilier, effacer les souvenirs amers. Tout au rebours, leur tendresse
+jalouse et egoiste va se disputer la direction et l'affection de l'enfant.
+Sur tous les points essentiels de l'education elles seront en desaccord.
+La mere d'Aurore lisait et lui conseillait de lire des contes, des recits
+fantastiques, les romans de madame de Genlis, alors que la vieille madame
+Dupin, ferue de principes voltairiens, eut souhaite un autre commerce
+intellectuel. Quoi qu'il en soit, George Sand contracta des le premier age
+ce gout passionne de la lecture qu'elle a delicieusement analyse dans la
+septieme des _Lettres d'un Voyageur_, adressee a Franz Liszt:
+
+"Un livre a toujours ete pour moi un ami, un conseil, un consolateur
+eloquent et calme, dont je ne voulais pas epuiser vite les ressources, et
+que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui
+ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a devores ou
+savoures! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les
+rayons d'une armoire oubliee, ne vous a-t-elle jamais retrace les gracieux
+tableaux de vos jeunes annees? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous
+la grande prairie baignee des rouges clartes du soir, lorsque vous le
+lutes pour la premiere fois, le vieil ormeau et la haie qui vous
+abriterent, et le fosse dont le revers vous servit de lit de repos et de
+table de travail, tandis que la grive chantait la retraite a ses compagnes
+et que le pipeau du vacher se perdait dans l'eloignement? Oh! que la nuit
+tombait vite sur ces pages divines! que le crepuscule faisait cruellement
+flotter les caracteres sur la feuille palissante! C'en est fait, les
+agneaux belent, les brebis sont arrivees a l'etable, le grillon prend
+possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans
+le vague de l'air, comme tout a l'heure les caracteres sur le livre. Il
+faut partir; le chemin est pierreux, l'ecluse est etroite et glissante, la
+cote est rude; vous etes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire,
+vous arriverez trop tard, le souper sera commence. C'est en vain que le
+vieux domestique qui vous aime aura retarde le coup de cloche autant que
+possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mere,
+inexorable sur l'etiquette, meme au fond de ses terres, vous fera, d'une
+voix douce et triste, un reproche bien leger, bien tendre, qui vous sera
+plus sensible qu'un chatiment severe. Mais quand elle vous demandera, le
+soir, la confession de votre journee, et que vous aurez avoue, en
+rougissant, que vous vous etes oublie a lire dans un pre, et que vous
+aurez ete somme de montrer le livre, apres quelque hesitation et une
+grande crainte de le voir confisque sans l'avoir fini, vous tirerez en
+tremblant de votre poche, quoi? _Estelle et Nemorin_ ou _Robinson Crusoe!_
+Oh! alors la grand'mere sourit. Rassurez-vous, votre tresor vous sera
+rendu: mais il ne faudra pas desormais oublier l'heure du souper. Heureux
+temps! o ma Vallee Noire! o Corinne! o Bernardin de Saint-Pierre! o
+l'Iliade! o Millevoye! o Atala! o les saules de la riviere! o ma jeunesse
+ecoulee! o mon vieux chien, qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui
+repondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de
+regret et de gourmandise!".
+
+Tels sont les souvenirs que George Sand avait gardes de l'age d'or, ou
+elle eut comme compagne de jeu Ursule, niece de la femme de chambre de
+madame Dupin, et qui restera pour elle, a travers la vie, une amie fidele,
+malgre la difference des conditions. Quand il etait question pour Aurore
+de choisir entre sa grand'mere et sa mere, de sacrifier celle-ci au profit
+de celle-la, Ursulette disait, en toute petite paysanne deja attachee a
+l'argent: "C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand
+jardin comme ca pour se promener, et des voitures, et des robes, et des
+bonnes choses a manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout ca? C'est
+le _richement_. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta
+bonne maman, toujours de l'_age d'or_ et toujours du _richement_."
+L'enfant developpait le mot qu'elle avait entendu sa tante Julie dire un
+jour a Aurore: "Vous voulez donc retourner dans votre petit grenier manger
+des haricots?"
+
+George Sand convient que sa mere avait un caractere assez difficile a
+manier. Elle etait brusque, emportee, vaniteuse en meme temps, au point de
+se faire adresser son courrier au nom de madame de Nohant-Dupin.
+L'_Histoire de ma Vie_ lui prete des opinions democratiques qu'elle n'eut
+jamais. Elle etait grisette dans l'ame et cherchait a inculquer a sa fille
+des habitudes de frivolite et de coquetterie. Ne passait-elle pas des
+heures a la coiffer a la chinoise? "C'etait bien, dit George Sand, la plus
+affreuse coiffure que l'on put imaginer, et elle a ete certainement
+inventee par les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les
+cheveux en les peignant a contre-sens jusqu'a ce qu'ils eussent pris une
+attitude perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au
+sommet du crane, de maniere a faire de la tete une boule allongee
+surmontee d'une petite houle de cheveux. On ressemblait ainsi a une
+brioche ou a une gourde de pelerin. Ajoutez a cette laideur le supplice
+d'avoir les cheveux plantes a contre-poil; il fallait huit jours d'atroces
+douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli force, et on les
+serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre qu'on avait la peau
+du front tiree et le coin des yeux, releve comme les figures d'eventail
+chinois." La grand'mere, qui trouvait ridicules toutes ces futilites et
+qui n'avait pour les gouts vulgaires et plebeiens de sa bru aucune
+indulgence, s'evertua et reussit a prendre en mains l'education d'Aurore.
+Les deux femmes, vers la fin de 1810, rompirent la vie commune. L'enfant
+passa presque toute l'annee a Nohant, sauf un court sejour a Paris en
+hiver. Sophie, au contraire, domiciliee a Paris avec sa fille Caroline et
+jouissant d'une pension que lui servait sa belle-mere, allait seulement a
+Nohant pour la saison des vacances. Ce train d'existence dura jusqu'a la
+fin de 1814.
+
+Outre Ursule, Aurore avait un grand ami a la campagne: c'etait un ane,
+tres vieux et tres bon, qui ne connaissait ni la corde ni le ratelier. On
+le laissait errer en liberte. "Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer
+dans la maison, dans la salle a manger et meme dans l'appartement de ma
+grand'mere, qui le trouva un jour installe dans son cabinet de toilette,
+le nez sur une boite de poudre d'iris qu'il respirait d'un air serieux et
+recueilli. Il avait meme appris a ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au
+loquet... Il lui etait indifferent de faire rire; superieur aux sarcasmes,
+il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'a lui. Sa seule
+faiblesse etait le desoeuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la
+consequence. Une nuit, ayant trouve la porte du lavoir ouverte, il monta
+un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule,
+souleva le loquet de deux ou trois pieces et arriva a la porte de la
+chambre a coucher de ma grand'mere; mais trouvant la un verrou, il se mit
+a gratter du pied pour avertir de sa presence. Ne comprenant rien a ce
+bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma
+grand'mere sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumiere, vint a la
+porte, et tomba sur l'ane en jetant les hauts cris."
+
+Chez madame Dupin, dans la solitude de Nohant, il y avait, a cote des
+heures de distraction, bien des journees moroses pour une enfant aussi
+exuberante que l'etait instinctivement Aurore. Depuis l'arrangement--ou
+meme l'engagement--signe par Sophie, et qui laissait a la grand'mere toute
+liberte et pleins pouvoirs pour l'education de la fillette, celle-ci etait
+livree sans contrepoids a une direction solennelle, ceremonieuse et
+guindee. La vieille madame Dupin, fuyant la familiarite, exigeait le
+respect, et semblait eviter de caresser sa petite-fille; elle lui donnait
+des baisers a titre de recompense. Aussi Aurore regrettait-elle l'humeur
+mobile, parfois brutale, mais affectueuse de sa mere, et souffrait-elle de
+l'exces de tenue qu'on lui imposait. Il etait interdit de se rouler par
+terre, de rire bruyamment, de parler berrichon. Sa grand'mere lui disait
+_vous_, l'obligeait a porter des gants, a parler bas et a faire la
+reverence aux personnes qui venaient en visite. Defense d'aller a la
+cuisine et de tutoyer les domestiques. Avec madame Dupin Aurore devait
+meme employer la troisieme personne: _Ma bonne maman veut-elle me
+permettre d'aller au jardin?_
+
+Les voyages a Paris etaient comme une oasis pour cette enfant qui avait
+soif de tendresse. On mettait trois ou quatre jours, car madame Dupin,
+quoique circulant en poste, refusait de passer la nuit en voiture. De
+Chateauroux a Orleans, le paysage etait monotone: on traversait la
+Sologne. En revanche, la foret d'Orleans, avec ses grands arbres, avait
+une reputation tragique; les diligences y etaient assez souvent arretees.
+Avant la Revolution, on s'armait jusqu'aux dents, lorsqu'il s'agissait de
+s'aventurer dans ce coupe-gorge. La marechaussee avait d'ailleurs une
+singuliere facon de rassurer les voyageurs: "Quand les brigands etaient
+pris, juges et condamnes, on les pendait aux arbres de la route, a
+l'endroit meme ou ils avaient commis le crime; si bien qu'on voyait de
+chaque cote du chemin, et a des distances tres rapprochees, des cadavres
+accroches aux branches et que le vent balancait sur votre tete." D'annee
+en annee, on comptait les nouveaux pendus, autour desquels volaient des
+corbeaux rapaces, et c'etait tout ensemble un spectacle lugubre et une
+odeur repugnante.
+
+Le sejour de Paris raviva chaque fois la tendresse d'Aurore pour sa mere
+dont on chercha vainement a la detacher. Madame Dupin, imbue de rancunes
+et de prejuges aristocratiques, ne voulait pas que sa petite-fille, qui
+descendait du marechal de Saxe et d'un roi de Pologne, frayat avec cette
+soeur ainee, Caroline Delaborde, nee de pere inconnu. Ce fut la source de
+querelles ou la grand'mere finit par ceder. Il y avait, en effet, nous dit
+George Sand, deux camps dans la maison: "_le parti de ma mere_, represente
+par Rose, Ursule et moi; _le parti de ma grand'mere_, represente par
+Deschartres et par Julie."
+
+Quand Aurore eut la rougeole, comme sa mere ne venait pas la voir ou
+s'arretait au seuil de sa chambre, cette conduite fut, dans la domesticite,
+l'objet d'appreciations contradictoires. Pour les uns, madame Sophie
+Dupin craignait de contracter la maladie et s'abstenait d'approcher son
+enfant. Pour les autres--et cette version est plus vraisemblable--elle
+apprehendait d'apporter la rougeole a Caroline.
+
+Chez sa bonne maman, Aurore avait coutume de voir en visite un certain
+nombre de personnes de qualite: son grand-oncle M. de Beaumont, madame de
+la Marliere, madame Junot, plus tard duchesse d'Abrantes, madame de
+Pardaillan, "petite bonne vieille qui avait ete fort jolie, qui etait
+encore proprette, mignonne et fraiche sous les rides," et donnait a la
+jeune Aurore ce conseil en forme d'horoscope: "Soyez toujours bonne, ma
+pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde." Il y avait
+encore deux _vieilles comtesses_, comme disait dedaigneusement Sophie
+Dupin: madame de Ferrieres qui, ayant de _beaux restes_ a montrer, avait
+toujours les bras nus dans son manchon des le matin; "mais ces beaux bras
+de soixante ans, relate George Sand, etaient si flasques qu'ils devenaient
+tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une
+sorte de degout."
+
+L'autre etait madame de Beranger, dont le mari pretendait descendre de
+Beranger, roi d'Italie au temps des Goths. La Revolution les avait ruines.
+N'importe, ils demeuraient haut perches sur leur orgueil,
+
+ Et comme du fumier regardaient tout le monde.
+
+Madame de Beranger avait des pretentions a la sveltesse de la taille. Il
+fallait deux femmes de chambre pour serrer son corset en appuyant les
+genoux sur la cambrure du dos. A soixante ans, elle avait le ridicule de
+porter une perruque blonde frisee a l'enfant, qui contrastait avec la
+rudesse de ses traits et la teinte bilieuse de sa peau. Apres diner, en
+jouant aux cartes, elle otait frequemment cette perruque qui la genait, et,
+en petit serre-tete noir, elle ressemblait a un vieux cure. S'il
+survenait une visite, elle cherchait precipitamment sa perruque, qui etait
+a terre ou dans sa poche, ou sur laquelle elle etait assise, et elle la
+remettait de cote ou a l'envers, ce qui lui donnait l'aspect le plus
+comique.
+
+Aurore etait parfois enfant terrible. A une madame de Maleteste qui
+frequentait chez sa grand'mere, elle demanda un jour comment elle
+s'appelait pour de bon, en ajoutant: "Mal de tete, mal a la tete, mal tete,
+ce n'est pas un nom. Vous devriez vous facher quand on vous appelle comme
+ca." Et a l'abbe d'Andrezel qui portait des _spencers_ sur ses habits, qui
+allait au spectacle et mangeait de la poularde le vendredi saint, Aurore
+posa une fois cette question embarrassante: "Si tu n'es pas cure, ou donc
+est ta femme? Et, si tu es cure, ou donc est ta messe?"
+
+Il y avait egalement la famille de Villeneuve, alliee aux Dupin de
+Francueil, qui vivait de facon patriarcale dans une maison de la rue de
+Grammont ou les quatre generations etaient reunies. A telles enseignes que
+la bisaieule, madame de Courcelles, pouvait dire a madame de Guibert: "Ma
+fille, va-t'en dire a ta fille que la fille de sa fille crie." C'etaient
+la, pour Aurore, les relations mondaines et elegantes qu'elle devait a sa
+grand'mere: elle en parle avec complaisance. Celles de sa mere etaient
+plus humbles: elle n'y fait meme pas allusion. Mais, comme elle a
+contracte depuis 1835 des sentiments democratiques, George Sand leur donne
+dans l'_Histoire de ma Vie_ un caractere retrospectif. A l'en croire,
+fillette de dix ans, elle dedaignait les gens de qualite et elle avait
+coutume de dire: "Je voudrais etre un boeuf ou un ane; on me laisserait
+marcher a ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut
+faire de moi un chien savant, m'apprendre a marcher sur les pieds de
+derriere et a donner la patte." Elle atteste qu'il lui semblerait plus
+enviable d'etre une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise fleurant
+le musc ou le benjoin. Il y a peut-etre la quelque exageration
+systematique. A l'epoque ou George Sand faisait ces declarations, elle
+etait ferue de socialisme, voire meme de communisme; car le mot de
+collectivisme n'etait pas encore a la mode. Et elle ecrivait: "L'idee
+communiste a beaucoup de grandeur, parce qu'elle a beaucoup de verite."
+
+A Nohant et a Paris, vers 1814, Aurore entendait, tantot sa mere faire
+l'eloge de l'Empereur--et madame Sand a toujours conserve des sympathies
+napoleoniennes,--tantot sa grand'mere, les _vieilles comtesses_ et
+Deschartres raconter sur lui les anecdotes les plus invraisemblables. Il
+avait battu l'imperatrice, arrache la barbe du Saint-Pere, crache a la
+figure de M. Cambaceres. Le fils de Marie-Louise etait mort en venant au
+monde, et on lui avait substitue l'enfant d'un boulanger. Voila de quelles
+billevesees se repaissaient les habitues des salons royalistes.
+
+La premiere communion de son frere Hippolyte frappa l'imagination
+d'Aurore. La ceremonie eut lieu a la paroisse voisine de Saint-Chartier,
+celle de Nohant etant supprimee. Le cure de Saint-Chartier etait bien le
+pretre le plus etrange et le plus paysan qui se put concevoir. Bonhomme et
+terre a terre, il se souciait beaucoup moins de l'Evangile que des
+interets temporels de ses ouailles et des profits de son ministere. Entre
+beaucoup, George Sand nous a transmis l'un de ses sermons: "Mes chers amis,
+voila que je recois un mandement de l'archeveque qui nous prescrit encore
+une procession. Monseigneur en parle bien a son aise! Il a un beau
+carrosse pour porter sa Grandeur, et un tas de personnages pour se donner
+du mal a sa place; mais moi, me voila vieux, et ce n'est pas une petite
+besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous
+n'entendent ni a _hue_ ni a _dia_. Vous vous poussez, vous vous marchez
+sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou pour sortir de l'eglise,
+et j'ai beau me mettre en colere, jurer apres vous, vous ne m'ecoutez
+point, et vous vous comportez comme des veaux dans une etable. Il faut que
+je sois a tout dans ma paroisse et dans mon eglise. C'est moi qui suis
+oblige de faire toute la police, de gronder les enfants et de chasser les
+chiens. Or je suis las de toutes ces processions qui ne servent a rien du
+tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins
+sont gates, et si Monseigneur etait oblige de patauger comme nous deux
+heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand
+de ceremonies. Ma foi, je n'ai pas envie de me deranger pour celle-la, et,
+si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous... Oui-da, j'entends
+le pere _un tel_ qui me blame, et voila ma servante qui ne m'approuve
+point. Ecoutez, que ceux qui ne sont pas contents aillent... _se
+promener_. Vous en ferez ce que vous voudrez; mais, quant a moi, je ne
+compte pas sortir dans les champs. Je vous ferai votre procession autour
+de l'eglise. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu.
+Finissons cette messe, qui n'a dure que trop longtemps."
+
+
+Avec de tels prones, les offices a Saint-Chartier ne devaient pas manquer
+d'imprevu, d'autant que le banc des marguilliers etait occupe par la femme
+du maire, ci-devant religieuse qui avait escalade les murailles de son
+couvent pour rejoindre un garde-francaise. Pendant le sermon, elle
+baillait avec ostentation ou bien elle interpellait le cure: "Quelle
+diable de messe! ce gredin n'en finira pas!--Allez au diable, repliquait
+le cure a mi-voix en benissant les fideles. _Dominus vobiscum!_"
+
+On juge que les ceremonies du culte ainsi pratiquees n'etaient pas fort
+edifiantes pour Aurore, qui respirait l'atmosphere voltairienne. Aussi, au
+retour de la premiere messe a laquelle elle assista, interrogee par sa
+grand'mere sur ses impressions, elle repondit: "J'ai vu le cure qui
+dejeunait tout debout devant une grande table et qui de temps en temps se
+retournait pour nous dire des sottises."
+
+George Sand raconte tres plaisamment les circonstances qui accompagnerent
+la premiere communion de son frere Hippolyte. Pour ce grand jour, le brave
+cure avait invite a dejeuner le jeune communiant qui lui apportait, a
+titre de cadeau, douze bouteilles de vin muscat de la part de madame
+Dupin. On en deboucha une. "Ma foi, dit l'abbe, voila un petit vin blanc
+qui se laisse boire et qui ne doit pas porter a la tete comme le vin du
+cru; c'est doux, c'est gentil, ca ne peut pas faire de mal. Buvez, mon
+garcon, mettez-vous la. Manette, appelez le sacristain, et nous gouterons
+la seconde bouteille quand la premiere sera finie."
+
+La servante et le sacristain, Hippolyte et le cure declarerent, d'un
+commun accord, que ce vin ne portait pas l'eau. On passa, comme disait
+l'abbe, au troisieme et au quatrieme feuillet du breviaire--figure par les
+bouteilles du panier. Enfin les convives se separerent peniblement.
+Hippolyte voyait danser les buissons et se reveilla sous un arbre. Alors,
+conclut George Sand, "il put revenir a la maison, ou il nous edifia tous
+par sa gravite et sa sobriete le reste de la journee."
+
+Le presbytere de Saint-Chartier etait une maison joyeuse. Manette etait
+sourde, le cure de meme. Il disait d'elle: "Elle n'entend pas la grosse
+cloche." Et il ne l'entendait pas davantage. Elle avait sauve la vie de
+son maitre pendant la Revolution et elle le faisait marcher comme un petit
+garcon, depuis cinquante-sept ans. C'etait un pretre, d'un modele rare,
+jurant comme un dragon, buvant comme un templier. "Je ne suis point un
+cagot, moi, disait-il sous la Restauration. Je ne suis pas un de ces
+hypocrites qui ont change de manieres depuis que le gouvernement nous
+protege; je suis le meme qu'auparavant et n'exige pas que mes paroissiens
+me saluent plus bas ni qu'ils se privent du cabaret et de la danse, comme
+si ce qui etait permis hier ne devait plus l'etre aujourd'hui." Il se
+targuait d'etre un vieux de la vieille roche, n'aimait pas la loi du
+sacrilege, non plus que de mettre de l'eau dans son vin. "Si l'archeveque
+n'est pas content, qu'il le dise, je lui repondrai, moi! Et je me moquerai
+bien de tous les archeveques du monde." Le prelat en fit l'experience.
+
+Etant venu pour la confirmation a Saint-Chartier et dejeunant au
+presbytere, il dit au cure, par maniere de badinage episcopal: "Vous avez
+quatre-vingt-deux ans, monsieur le cure, c'est un bel age.--Oui-da,
+Monseigneur, repliqua l'abbe en son libre langage, vous avez beau z'etre
+archeveque, vous n'y viendrez peut-etre point!" Et, au dessert, impatiente
+de la longueur du repas, il grommela entre haut et bas: "Ah! ca,
+emmenez-le donc et debarrassez-moi de tous ces grands messieurs-la, qui me
+font une depense de tous les diables et qui mettent ma maison sens dessus
+dessous. J'en ai _prou_, et grandement plus qu'il ne faut pour savoir
+qu'ils mangent mes perdrix et mes poulets tout en se gaussant de moi." Et
+l'archeveque et son vicaire general de rire aux eclats.
+
+Ayant une fois ete vole, le cure de Saint-Chartier se conduisit, au vrai,
+a peu pres comme M. Myriel dans les _Miserables_: il refusa de denoncer le
+coupable. Voila le brave homme de pretre qui forma la conscience
+religieuse de George Sand. "L'Aurore, avait-il coutume de dire, est une
+enfant que j'ai toujours aimee." Il ecrira a M. Dudevant: "Ma foi,
+monsieur, prenez-le comme vous voudrez, mais j'aime tendrement votre
+femme." Il frequentait chez les Dupin, ramenait parfois madame Dudevant en
+croupe; car il montait a cheval, s'endormait, et l'animal s'arretait pour
+brouter. Apres diner, le cure ronflait dans le salon du chateau, puis
+demandait un petit air d'epinette. Sa religion etait tolerante, placide et
+bourgeoise. Il ne fut pour rien dans la crise de mysticisme qui guettait
+George Sand, vers la seizieme annee.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+AU COUVENT
+
+
+L'education d'Aurore par les soins de sa grand'mere avait donne de
+mediocres resultats: l'enfant souffrait d'etre separee de sa mere.
+Deschartres, ci-devant precepteur de Maurice Dupin, n'etait pas beaucoup
+plus heureux dans son enseignement. Il avait des bourrasques, des rages de
+vieux pedagogue, et la main leste. Un jour, comme la fillette etait
+distraite au cours de la lecon, il lui jeta a la tete un gros dictionnaire
+latin. "Je crois, ecrit-elle, qu'il m'aurait tuee si je n'eusse lestement
+evite le boulet en me baissant a propos. Je ne dis rien du tout, je
+rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et
+j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fini ma
+version: "Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux
+plus." Deschartres ne revint jamais sur ce sujet, et le latin fut
+abandonne. On ne s'avisa que plus tard qu'il fallait completer cette
+instruction faite a batons rompus. En attendant, Aurore tout enfant avait
+deja ce culte de la nature qui hantera l'imagination de George Sand et
+inspirera exquisement la meilleure part de ses oeuvres. Elle nous vante,
+dans l'_Histoire de ma Vie_, l'automne et l'hiver, qui etaient ses saisons
+les plus gaies, et proteste contre l'habitude mondaine qui "fait de Paris
+le sejour des fetes dans la saison de l'annee la plus ennemie des bals,
+des toilettes et de la dissipation." Elle loue les riches Anglais de
+passer l'hiver dans leurs chateaux, en goutant les delices du coin du feu
+et de la vie de famille. Cette passion pour la campagne s'epanche en une
+jolie page de poesie descriptive:
+
+"On s'imagine a Paris que la nature est morte pendant six mois, et
+pourtant les bles poussent des l'automne, et le _pale soleil_ des hivers,
+on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le plus
+brillant de l'annee. Quand il dissipe les brumes, quand il se couche dans
+la pourpre etincelante des soirs de grande gelee, on a peine a soutenir
+l'eclat de ses rayons. Meme dans nos contrees froides, et fort mal nommees
+_temperees_, la creation ne se depouille jamais d'un air de vie et de
+parure. Les grandes plaines fromentales se couvrent de ces tapis courts et
+frais, sur lesquels le soleil, bas a l'horizon, jette de grandes flammes
+d'emeraude. Les pres se revetent de mousses magnifiques, luxe tout gratuit
+de l'hiver. Le lierre, ce pampre inutile mais somptueux, se marbre de tons
+d'ecarlate et d'or. Les jardins memes ne sont pas sans richesse. La
+primevere, la violette et la rose de Bengale rient sous la neige.
+Certaines autres fleurs, grace a un accident de terrain, a une disposition
+fortuite, survivent a la gelee et vous causent a chaque instant une
+agreable surprise. Si le rossignol est absent, combien d'oiseaux de
+passage, hotes bruyants et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur
+le faite des grands arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus
+beau que la neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamants, ou
+lorsque la gelee se suspend aux arbres en fantastiques arcades, en
+indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir n'est-ce
+pas de se sentir en famille, aupres d'un bon feu, dans ces longues soirees
+de campagne ou l'on s'appartient si bien les uns aux autres, ou le temps
+meme semble nous appartenir, ou la vie devient toute morale et toute
+intellectuelle en se retirant en nous-memes?"
+
+Voila bien l'aimable tour de style qui fera le charme et le succes de
+George Sand, en donnant a la peinture d'un paysage certain reflet de
+psychologie! Elle ecrira, par malheur, des pages moins soignees, sous le
+coup de l'improvisation hasardeuse; ainsi cette phrase d'_Isidora_:
+"Lorsqu'une main plus hardie cherche a soulever un coin du voile, elle
+apercoit, non pas seulement l'ignorance, la corruption de la societe, mais
+encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine." Cette main
+qui, en soulevant un voile, apercoit..., evoque le souvenir d'une
+metaphore fameuse de roman-feuilleton: "Sa main etait froide comme celle
+d'un serpent."
+
+A douze ans, Aurore fait sa premiere communion, non a la paroisse de
+Saint-Chartier comme son demi-frere Hippolyte, mais a La Chatre, sous la
+direction d'un vieux cure qui avait du tact et lui epargna les questions
+inutiles et messeantes de la confession. Cette ceremonie accomplie--et la
+voltairienne madame Dupin disait volontiers: cette affaire
+baclee--l'enfant etait en regle avec l'Eglise. Sa grand'mere, qui
+n'entrait jamais dans un lieu de culte, tremblait qu'elle ne devint
+devote. "Il n'en fut rien, raconte George Sand. On me fit faire une
+seconde communion huit jours apres, et puis on ne me reparla plus de
+religion."
+
+Pourtant la crise mystique allait atteindre cette jeune imagination,
+eclose et developpee dans une atmosphere d'incredulite philosophique.
+Elevee un peu a l'aventure, entre sa grand'mere, Deschartres et des
+domestiques, Aurore devenait fantasque et presque revoltee. Elle refusait
+de travailler et demandait obstinement a rejoindre sa mere. Madame Dupin
+essaya des moyens de rigueur; l'enfant dut prendre ses repas seule, sans
+que personne lui adressat la parole. Enfin la grand'mere, pour briser
+cette resistance, usa d'un moyen detestable. Comme Aurore venait
+s'agenouiller et implorer son pardon, elle lui dit avec secheresse:
+"Restez a genoux et m'ecoutez avec attention; car ce que je vais vous dire,
+vous ne l'avez jamais entendu et jamais plus vous ne l'entendrez de ma
+bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu'une fois dans la vie, parce
+qu'elles ne s'oublient pas; mais, faute de les connaitre, quand par
+malheur elles existent, on perd sa vie, on se perd soi-meme." Et la
+cruelle, l'impitoyable aieule etala sous les yeux de cette fillette de
+treize ans les secrets de la famille; elle lui raconta le passe de son
+pere, de sa mere, leur mariage tardif, sa naissance hative. Elle laissa
+meme planer des doutes sur la conduite actuelle de sa bru. Et George Sand,
+qui a garde de cette epouvantable confession un odieux souvenir, resume
+ainsi, quarante ans apres, ses impressions ineffacables:
+
+"Ma pauvre bonne maman, epuisee par ce long recit, hors d'elle-meme, la
+voix etouffee, les yeux humides et irrites, lacha le grand mot, l'affreux
+mot: ma mere etait une femme perdue, et moi un enfant aveugle qui voulait
+s'elancer dans un abime."
+
+Une telle revelation produisit sur Aurore une secousse dont elle nous a
+transmis la description precise: "Ce fut pour moi comme un cauchemar;
+j'avais la gorge serree; chaque parole me faisait mourir, je sentais la
+sueur me couler du front, je voulais interrompre, je voulais me lever,
+m'en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence; je ne
+pouvais pas, j'etais clouee sur mes genoux, la tete brisee et courbee par
+cette voix qui planait sur moi et me dessechait comme un vent d'orage. Mes
+mains glacees ne tenaient plus les mains brulantes de ma grand'mere, je
+crois que machinalement je les avais repoussees de mes levres avec
+terreur."
+
+Des lors, le sejour de Nohant devint odieux a Aurore. Il y avait un lien
+d'affection, ou brise ou detendu, entre elle et sa grand'mere. Elle se
+comporta en enfant terrible, rebelle au travail, s'evadant de la maison
+pour courir les chemins, les buissons, les pacages, et ne revenir qu'a
+nuit close avec des vetements dechires. Madame Dupin decida de la mettre
+au couvent a Paris. Aurore accueillit avec joie cette nouvelle; du moins
+elle verrait sa mere.
+
+Au debut de l'hiver 1817-1818, madame Dupin conduisit sa petite-fille,
+alors dans sa quatorzieme annee, au couvent des Anglaises, institue par la
+veuve de Charles Ier pour les religieuses catholiques emigrees sous le
+protectorat de Cromwell. George Sand devait y passer trois ans, jusqu'au
+printemps de 1820. Elle a raconte avec d'amples details son sejour dans
+cette communaute, ou les eleves, assez indisciplinees, semble-t-il, se
+divisaient en trois categories: les _diables_, les _sages_ et les
+_betes_. Ces dernieres, il va sans dire, etaient les plus nombreuses, et
+l'_Histoire de ma Vie_ relate avec une complaisante prolixite maintes
+anecdotes de couvent qui ne sauraient nous inspirer le meme interet qu'a
+madame Sand, lorsqu'elle se retournait vers les annees de pension ou son
+esprit recut la profonde commotion du mysticisme.
+
+La communaute des Anglaises consistait en "un assemblage de constructions,
+de cours et de jardins qui en faisait une sorte de village plutot qu'une
+maison particuliere." C'etait un dedale de couloirs, d'escaliers, de
+galeries, d'ouvertures, de paliers; des chambres qui ouvraient a la file
+sur des corridors interminables, et puis, ajoute George Sand, "de ces
+recoins sans nom ou les vieilles filles, et les nonnes surtout, entassent
+mysterieusement une foule d'objets fort etonnes de se trouver ensemble,
+des debris d'ornements d'eglise avec des oignons, des chaises brisees avec
+des bouteilles vides, des cloches felees avec des guenilles, etc., etc."
+Des salles d'etude, et particulierement de la petite classe ou etaient
+entassees une trentaine de fillettes, George Sand a garde un deplaisant
+souvenir. Elle revoit et nous montre "les murs revetus d'un vilain papier
+jaune d'oeuf, le plafond sale et degrade, des bancs, des tables et des
+tabourets malpropres, un vilain poele qui fumait, une odeur de poulailler
+melee a celle du charbon, un vilain crucifix de platre, un plancher tout
+brise; c'etait la que nous devions passer les deux tiers de la journee,
+les trois quarts en hiver." Et de cette laideur des locaux scolaires de
+son temps, elle tire argument pour expliquer la mediocrite ou l'absence
+des aspirations esthetiques, alors qu'un simple paysan vit dans une
+atmosphere et a sous les yeux des spectacles de beaute. A tres bon droit,
+elle demande qu'on elargisse et qu'on embellisse l'horizon intellectuel
+des proletaires francais. Elle veut qu'on leur revele les tresors et les
+splendeurs de l'art.
+
+Des religieuses et des maitresses de la communaute George Sand a esquisse
+des portraits qui nous offrent, sous les aspects les plus divers, le
+personnel d'une congregation enseignante. C'etait, d'abord, la maitresse
+de la petite classe, mademoiselle D..., "grasse, sale, voutee, bigote,
+bornee, irascible, dure jusqu'a la cruaute, sournoise, vindicative; elle
+avait de la joie a punir, de la volupte a gronder, et, dans sa bouche,
+gronder c'etait insulter et outrager." Il parait qu'elle ecoutait aux
+portes, qu'elle obligeait les eleves, en maniere de punition, a baiser la
+terre. Et si, d'aventure, elles faisaient le simulacre et baisaient leur
+main en se baissant vers le carreau, la farouche mademoiselle D... leur
+poussait la figure dans la poussiere. C'est qu'elle appartenait a l'espece
+des maitresses seculieres, des _pions_ femelles--selon l'expression de
+George Sand--qui sont la plaie des couvents.
+
+Tout au rebours, il y avait la mere Alippe, "une petite nonne ronde et
+rosee comme une pomme d'api trop mure qui commence a se rider." Chargee de
+l'instruction religieuse, elle demanda a Aurore, le jour de son arrivee,
+ou languissaient les ames des enfants morts sans bapteme. La petite-fille
+de madame Dupin etait peu ferree sur le catechisme. Une de ses compagnes,
+qui avait un fort accent anglais, lui souffla: "_Dans les limbes_." Aurore
+entendit et repeta: "_Dans l'Olympe_" Toute la classe eclata de rire,
+d'autant que la nouvelle venue ne savait pas faire le signe de la croix.
+Rose, la femme de chambre, lui avait appris a porter la main a l'epaule
+droite avant l'epaule gauche. C'etait une heresie, et le brave cure jovial
+de Saint-Chartier ne s'en etait pas apercu. On crut qu'une paienne etait
+entree dans la communaute. Elle mettait l'Olympe dans le catechisme, se
+signait de travers, et disait "mon Dieu"--presque un juron--hors de ses
+prieres, dans la conversation courante.
+
+Ses camarades essayerent de la tourner en derision. Mary G..., qui etait
+le grand chef des _diables_ et la terreur des _betes_, l'aborda en ces
+termes: "Mademoiselle s'appelle _Du pain? some bread?_ elle s'appelle
+Aurore? _rising-sun?_ lever du soleil? les jolis noms! et la belle figure!
+Elle a la tete d'un cheval sur le dos d'une poule. Lever du soleil, je me
+prosterne devant vous; je veux etre le tournesol qui saluera vos premiers
+rayons. Il parait que nous prenons les limbes pour l'Olympe; jolie
+education, ma foi, et qui nous promet de l'amusement."
+
+Aurore eut vite desarme la malveillance et conquis les sympathies de ses
+compagnes. Elle s'associa aux excursions de la _diablerie_ qui, imitant le
+miaulement des chats, courait par les corridors et grimpait sur les toits,
+au risque de briser des vitres avec un fracas epouvantable. La punition,
+quand on etait surprise, consistait a revetir le _bonnet de nuit_; au
+debut, ce fut pour Aurore la coiffure habituelle. On composait aussi, pour
+se distraire, et l'on se passait de main en main des modeles de confession
+ou d'examen de conscience, destines aux petites et adresses a l'abbe de
+Villele, confesseur d'une partie de la communaute. Voici l'un de ces
+scenarios assez irrespectueux:
+
+"Helas! mon petit pere Villele, il m'est arrive bien souvent de me
+barbouiller d'encre, de moucher la chandelle avec mes doigts, de me donner
+des indigestions d'_haricots_, comme on dit dans le grand monde ou j'ai
+ete z'elevee; j'ai scandalise les jeunes _ladies_ de la classe par ma
+malproprete; j'ai eu l'air bete, et j'ai oublie de penser a quoi que ce
+soit, plus de deux cents fois par jour. J'ai dormi au catechisme et j'ai
+ronfle a la messe; j'ai dit que vous n'etiez pas beau; j'ai fait egoutter
+_mon rat_ sur le voile de la mere Alippe, et je l'ai fait expres. J'ai
+fait cette semaine au moins quinze pataques en francais et trente en
+anglais, j'ai brule mes souliers au poele et j'ai infecte la classe. C'est
+ma faute, c'est ma faute, c'est ma tres grande faute, etc."
+
+Le samedi soir particulierement, ou la veille des fetes, on s'evertuait a
+mettre en colere la D..., qui donnait des gifles a tour de bras et tout a
+coup s'ecriait lamentablement: "J'ai perdu mon absolution." Ou bien on
+racontait gravement aux nouvelles arrivees que l'une des doyennes de la
+communaute, madame Anne-Augustine, ne digerait qu'au moyen d'un ventre
+d'argent et que, lorsqu'elle marchait, on entendait le cliquetis de ce
+ventre de metal. Les pires escapades de ces fillettes etaient de
+rassembler des victuailles, des fruits, des gateaux, des pates, et de se
+concerter pour aller les devorer de nuit, dans un coin de la maison.
+"Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures ou
+l'on ne devait pas manger, c'etait une fete, une partie fine et des rires
+inextinguibles, et des saletes de l'autre monde, comme de lancer au
+plafond la croute d'une tarte aux confitures et de la voir s'y coller avec
+grace, de cacher des os de poulet au fond d'un piano, de semer des pelures
+de fruits dans les escaliers sombres pour faire tomber les personnes
+graves. Tout cela paraissait enormement spirituel, et l'on se grisait a
+force de rire; car en fait de boisson nous n'avions que de l'eau ou de la
+limonade."
+
+Soudain la plus invraisemblable des revolutions se produisit chez cette
+espiegle d'Aurore, adonnee a la _diablerie_. Elle devint devote. Elle
+avait quinze ans. L'eveil de son coeur fut une crise de mysticisme. Elle
+avait besoin d'aimer hors d'elle-meme. Elle aima Dieu. Voici comment la
+metamorphose s'opera. L'ordinaire religieux des pensionnaires etait la
+messe tous les matins, a sept heures, puis dans l'apres-midi une
+meditation d'une demi-heure a la chapelle. Celles qui meditaient
+peniblement avaient le droit de faire une lecture pieuse. Plusieurs
+baillaient, chuchotaient ou sommeillaient: Aurore etait du nombre. Un jour,
+par ennui, elle ouvrit un abrege de la _Vie des Saints_, lut la legende
+de Simeon le Stylite, y prit interet, rouvrit le volume le lendemain et
+les jours suivants. Un tableau du Titien, place au fond du choeur, et qui
+representait Jesus au Jardin des Olives, lui sembla s'illuminer et reveler
+le sens profond de l'agonie du Christ. Elle eut la vague curiosite de
+poursuivre ses lectures, d'aborder la vie de saint Augustin, celle de
+saint Paul, d'evoquer le peu de latin qu'elle avait su pour comprendre et
+admirer les psaumes. Elle ouvrit l'Evangile, s'en penetra, s'y complut, et
+elle retourna au pied de l'autel, non seulement aux heures obligatoires,
+mais pendant les recreations. A la pale clarte de la lampe du sanctuaire,
+elle priait, suivait son reve mystique. Et le spectacle de cette chapelle,
+ou son ame se renouvelle et s'epure, est demeure grave en sa memoire: "La
+flamme blanche se repetait dans les marbres polis du pave, comme une
+etoile dans une eau immobile. Son reflet detachait quelques pales
+etincelles sur les angles des cadres dores, sur les flambeaux ciseles et
+sur les lames d'or du tabernacle. La porte placee au fond de
+l'arriere-choeur etait ouverte a cause de la chaleur, ainsi qu'une des
+grandes croisees qui donnaient sur le cimetiere. Les parfums du
+chevrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes d'une fraiche brise.
+Une etoile perdue dans l'immensite etait comme encadree par le vitrage et
+semblait me regarder attentivement. Les oiseaux chantaient; c'etait un
+calme, un charme, un recueillement, un mystere, dont je n'avais jamais eu
+l'idee."
+
+Peu a peu la chapelle se vida, la derniere religieuse, apres avoir, selon
+la coutume de la communaute, non seulement plie le genou, mais baise le
+sol devant l'autel, alluma sa bougie a la lampe symbolique. Aurore resta
+seule, et le grand ebranlement nerveux des conversions et des extases se
+produisit en elle. La grace operait avec la soudainete de son efficace.
+
+"L'heure s'avancait, la priere etait sonnee, on allait fermer l'eglise.
+J'avais tout oublie. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une
+atmosphere d'une suavite indicible, et je la respirais par l'ame plus
+encore que par les sens. Tout a coup un vertige passe devant mes yeux,
+comme une lueur blanche dont je me sens enveloppee. Je crois entendre une
+voix murmurer a mon oreille: _Tolle, lege_."
+
+C'en etait fait. Elle aimait Dieu. Tout son etre lui appartenait. Un voile
+venait de se dechirer devant ses regards. Elle entrevoyait une Terre
+promise et voulait y penetrer. Ses appels, ses prieres allaient a la
+divinite inconnue qu'elle adorait. Et les sanglots qui secouaient sa gorge,
+les larmes qui inondaient ses joues, attestaient la ferveur de son
+exaltation. De sens rassis, longtemps apres, elle nous en donne une preuve
+decisive: "J'etais tombee derriere mon banc. J'arrosais litteralement le
+pave de mes pleurs."
+
+Des lors sa devotion prit une forme passionnee et fougueuse. Les
+resistances de sa raison, les fantaisies de son humeur, les singularites
+de son caractere eurent tot fait de capituler devant l'explosion
+victorieuse et triomphante de la foi. Ce zele fut contenu par le tact d'un
+confesseur habile homme, l'abbe de Premord, jesuite, ou, comme on disait
+alors, _Pere de la foi_. Il ecouta avec bienveillance la confession
+generale d'Aurore, c'est-a-dire le recit de sa vie passee qui dura trois
+heures. Quand elle eut termine, il refusa d'entendre sa confession--elle
+s'etait confessee en se racontant--et il lui donna sur-le-champ
+l'absolution: "Allez en paix, vous pouvez communier demain. Soyez calme et
+joyeuse, ne vous embarrassez pas l'esprit de vains remords, remerciez Dieu
+d'avoir touche votre coeur; soyez toute a l'ivresse d'une sainte union de
+votre ame avec le Sauveur." Elle communia le lendemain, fete de
+l'Assomption. Elle avait quinze ans. Ce fut, a l'en croire, 1e veritable
+jour de sa premiere communion. Dans l'intervalle, elle ne s'etait pas
+approchee du sacrement. Pour reparer cette negligence, durant plusieurs
+mois, elle communia tous les dimanches, et meme deux jours de suite. "J'en
+suis revenue, dit-elle dans l'_Histoire de ma Vie_, a trouver fabuleuse et
+inouie l'idee materialisee de manger la chair et de boire le sang d'un
+Dieu; mais que m'importait alors?... Je brulais litteralement comme sainte
+Therese; je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans
+m'apercevoir du mouvement de mon corps; je me condamnais a des austerites
+qui etaient sans merite, puisque je n'avais plus rien a immoler, a changer
+ou a detruire en moi. Je ne sentais pas la langueur du jeune. Je portais
+autour du cou un chapelet de filigrane qui m'ecorchait, en guise de
+cilice. Je sentais la fraicheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une
+douleur c'etait une sensation agreable. Enfin je vivais dans l'extase, mon
+corps etait insensible, il n'existait plus." Bref, le mysticisme s'etait
+empare d'elle, annihilait son corps et emportait sa pensee vers des songes
+paradisiaques.
+
+Par esprit sans doute de mortification, elle se plaisait au commerce des
+soeurs converses chargees des basses besognes de la communaute, et
+specialement de la soeur Helene, une pauvre ecossaise vouee a la phtisie,
+qui s'arretait au milieu d'un couloir ou au bas d'un escalier, incapable
+de porter les seaux d'eau sale qu'elle devait descendre du dortoir. Cette
+malheureuse creature etait laide, vulgaire, marquee de taches de rousseur;
+mais elle avait des dents merveilleuses et sur le visage une expression de
+souffrance d'une infinie melancolie. Aurore voulut la seconder dans son
+gros travail, l'aida a enlever ses seaux, a balayer, a frotter le parquet
+de la chapelle, a epousseter et brosser les stalles des nonnes, voire meme
+a faire les lits au dortoir. Qu'eut pense madame Dupin si elle avait su
+que sa petite-fille se livrait a d'aussi viles occupations? En retour,
+Aurore apprenait a soeur Helene les elements de la langue francaise, et
+c'etait la un touchant echange de services. A l'image de son eleve, la
+future chatelaine de Nohant voulait entrer en religion, et non pas comme
+dame du choeur, mais comme simple converse, servante volontaire, par pur
+amour de Dieu, dans quelque communaute.
+
+La superieure des Anglaises et l'abbe de Premord se garderont d'encourager
+une vocation qui leur semblait factice et sans avenir. Ce fut, de leur
+part, tres avise. Ils exigerent meme qu'Aurore renoncat aux exagerations
+de son mysticisme, qu'elle jouat et courut avec ses compagnes, au lieu de
+passer a la chapelle les heures de recreation. L'ordre etait formel: "Vous
+sauterez a la corde, vous jouerez aux barres." Elle dut se soumettre a la
+proscription, tout en continuant a communier le dimanche, et vite elle
+recouvra son equilibre physique et moral. De la sorte elle eut plusieurs
+mois de beatitude. "Ils sont, dit-elle, restes dans ma memoire comme un
+reve, et je ne demande qu'a les retrouver dans l'eternite pour ma part de
+paradis. Mon esprit etait tranquille. Toutes mes idees etaient riantes. Il
+ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguere herisse de rochers et
+d'epines. Je voyais a toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et
+les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'etait
+indifferent. L'empyree m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne
+sentais plus en moi un grain de poussiere qui put ralentir le vol de mes
+ailes. La terre etait un lieu d'attente ou tout m'aidait et m'invitait a
+faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophete,
+pour empecher que, dans la nuit, mon pied ne heurtat la pierre du chemin."
+
+Ce retour a la gaiete--une gaiete pieuse et pratiquante--fut marque par un
+gout tres vif pour les charades d'abord, puis pour de petites comedies
+qu'Aurore organisait avec cinq ou six de la grande classe. On elaborait
+des _scenarios_ sur lesquels on dialoguait d'abondance, a l'improvisade.
+Les travestissements etaient un peu bien primitifs, ceux surtout des roles
+masculins. C'etait une maniere de costume Louis XIII, ou les
+hauts-de-chausses consistaient en un retroussis des jupes froncees jusqu'a
+mi-jambe. Avec des tabliers cousus on faisait des manteaux; avec du papier
+frise on simulait des plumes. Il y eut meme des bottes, des epees et des
+feutres fournis par les parents. Madame la superieure daigna assister a
+l'une des representations avec toute la communaute, et l'on eut ce soir-la
+permission de minuit. Aurore, qui etait l'impresario de la troupe,
+retrouva dans sa memoire quelques scenes du _Malade imaginaire_ qu'elle
+ajusta, et les religieuses, sans s'en douter, applaudirent une vague
+paraphrase de Moliere proscrit au couvent. Elles prirent plaisir aux
+pratiques de monsieur Purgon, avec des intermedes renouveles de _Monsieur
+de Pourceaugnac_. On avait decouvert, dans le materiel de l'infirmerie,
+les instruments classiques. Le latin de Moliere fut apprecie par les
+Anglaises qui avaient l'habitude de lire ou de psalmodier les offices en
+latin.
+
+Cette representation marqua l'apotheose d'Aurore. Peu de temps apres, au
+lendemain de l'assassinat du duc de Berry qui interrompit les
+rejouissances theatrales preparees au couvent pour le carnaval, avec un
+programme de violons, de bal et de souper, madame Dupin s'avisa de ramener
+sa petite-fille a Nohant. Elle avait appris ses projets d'entrer en
+religion, qui d'ailleurs subsistaient a travers les distractions
+dramatiques, et elle ne se souciait pas qu'Aurore devint nonne ou beguine.
+Il fallut quitter le couvent. O desespoir! C'etait le paradis sur la
+terre. L'idee de revoir le monde, la perspective d'etre mariee,
+epouvantaient cette imagination de seize ans. Par bonheur la mere et la
+grand'mere ne devaient pas s'entendre pour choisir un pretendant. On
+accorda quelque repit a Aurore. Elle esperait du moins qu'un rapprochement
+pourrait survenir entre les deux influences qui s'etaient dispute son
+affection. Mais, lorsqu'elle aborda ce sujet, sa mere lui repliqua
+violemment: "Non certes! Je ne retournerai a Nohant que quand ma
+belle-mere sera morte." Et elle ajoutait avec son humeur emportee et
+aigrie: "Va-t'en sans te desoler, nous nous retrouverons, et peut-etre
+plus tot que l'on ne croit!" Au debut du printemps de 1820, Aurore rentra
+a Nohant avec sa grand'mere dans la grosse caleche bleue, et le lendemain
+matin, quand elle s'eveilla, ce fut une sensation neuve et troublante:
+"Les arbres etaient en fleur, les rossignols chantaient, et j'entendais au
+loin la classique et solennelle cantilene des laboureurs." Le couvent
+allait bientot s'effacer et disparaitre dans les brumes du passe.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LE MARIAGE
+
+
+Le retour a Nohant fut pour Aurore un changement douloureux. Elle se
+sentit d'abord depaysee et pleura. Sans doute elle etait libre, elle
+pouvait dormir la grasse matinee et n'avait pas a craindre d'etre
+reveillee par la cloche du couvent et la voix criarde de soeur
+Marie-Josephe. Elle sortait de tutelle et disposait de son temps, de ses
+pensees en toute independance: mais elle n'y trouvait aucun agrement. La
+regle habituelle manquait a son accoutumance. Les gens de la maison, ceux
+des alentours ne l'avaient pas reconnue, tant elle etait grandie, et la
+traitaient avec un respect ceremonieux. Deschartres l'appelait
+"mademoiselle". Seuls les grands chiens, ses vieux amis, apres quelques
+instants de surprise, l'accablerent de caresses. Il y avait des
+domestiques nouveaux, notamment un certain Cadet promu aux fonctions
+d'aide-valet de chambre, qui, lorsqu'on lui reprochait de briser les
+carafes, repondait avec un grand serieux: "Je n'en ai casse que sept la
+semaine derniere." Il semblait a Aurore qu'elle fut dans un monde inconnu.
+Elle regrettait la placidite routiniere de la communaute. Elle s'ennuyait,
+elle avait "le mal du couvent".
+
+Madame Dupin n'etait pas faite pour egayer cette solitude et dissiper la
+melancolie de sa petite-fille. Elle luttait contre la surdite, la
+somnolence, la lassitude intellectuelle. "Aux repas, dit George Sand, elle
+se montrait avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles,
+la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensee;" puis,
+cet effort accompli, elle se retirait dans son boudoir, persiennes closes.
+Pour la distraire, on jouait la comedie comme au couvent: c'etait le
+passe-temps favori d'Aurore. Les representations ne devaient pas se
+prolonger trop avant dans la soiree; vers dix heures, on procedait au
+coucher de madame Dupin, et cette importante operation durait souvent
+jusqu'a minuit. L'_Histoire de ma Vie_ nous en decrit le ceremonial: "Des
+camisoles de satin pique, des bonnets a dentelles, des cocardes de rubans,
+des parfums, des bagues particulieres pour la nuit, une certaine tabatiere,
+enfin tout un edifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et
+il fallait l'arranger de maniere qu'elle se reveillat sans avoir fait un
+mouvement."
+
+Apres diner, elle aimait qu'Aurore lui fit la lecture. On commenca, en
+fevrier 1821, le _Genie du Christianisme_, qui ne s'harmonisait guere avec
+les gouts litteraires non plus qu'avec les doctrines philosophiques de
+l'inveteree voltairienne, et elle formulait sur le fond et la forme de
+l'oeuvre les appreciations les plus judicieuses. Soudain, un soir, elle
+interrompit la lectrice au milieu d'une riante description des savanes et
+dit d'un air egare: "Arrete-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si etrange
+que j'ai peur d'etre malade et d'entendre autre chose que ce que j'ecoute.
+Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu
+composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idees noires dans
+l'esprit." Cet acces de delire fut vite dissipe. Madame Dupin reclama des
+cartes pour jouer au grabuge; puis, abordant un sujet qu'elle n'avait
+jamais effleure, elle fit part a Aurore d'une demande en mariage formee
+par "un homme immensement riche, mais cinquante ans et un grand coup de
+sabre a travers la figure." C'etait un general de l'Empire qui ne tenait
+pas a la dot. Il est vrai qu'il mettait pour premiere condition
+qu'aussitot mariee elle cesserait de voir sa mere. Malgre toute
+l'antipathie qu'elle eprouvait pour sa bru, la vieille madame Dupin avait
+eu le bon sens de refuser et d'econduire le pretendant plus que
+quinquagenaire. Elle prononca meme dans cet entretien quelques paroles
+conciliantes envers celle qui avait ete l'epouse de son fils.
+
+Le lendemain matin, pour Aurore le reveil fut lugubre. Deschartres vint
+lui annoncer que sa grand'mere avait eu une attaque d'apoplexie. Elle
+s'etait levee durant la nuit, etait tombee et n'avait pu se relever. Elle
+resta paralysee, avec un cote mort depuis l'epaule jusqu'au talon.
+C'etaient des divagations presque continuelles, un lamentable etat
+d'enfance. Elle voulait qu'on lui lut le journal et ne pouvait fixer son
+attention. Elle demandait des cartes, n'avait pas la force de les tenir et
+se plaignait qu'on ne voulut pas la soulager en lui faisant une
+application de la dame de pique sur le bras. Et cette degenerescence des
+facultes dura tout le printemps, tout l'ete, tout l'automne, avec quelques
+rares heures de lucidite.
+
+Autour du fauteuil, aupres du lit ou s'eteignait cette belle intelligence
+comme une lampe privee d'huile, Aurore passa neuf grands mois hantes par
+de melancoliques meditations. Elle dut prendre la direction de la maison.
+Deschartres, fort avise, exigea qu'elle fit chaque jour une sortie a
+cheval, qu'elle respirat l'air du matin, apres etre demeuree des
+apres-midi ou des soirees entieres dans la chambre de la malade, absorbant
+du tabac a priser, du cafe noir sans sucre et meme de l'eau-de-vie pour ne
+pas succomber au sommeil. Il advenait souvent que la pauvre paralysee
+prenait la nuit pour le jour, exigeait qu'on ouvrit les volets et se
+croyait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil.
+
+Par une singuliere volte-face de la pensee, Aurore, au chevet de sa
+grand'mere, allait insensiblement se detacher des croyances et des
+habitudes religieuses qu'elle avait contractees au couvent. La lecture du
+_Genie du Christianisme_ et de l'_Imitation_, loin de la confirmer dans la
+certitude de sa foi, lui apporta des scrupules et des doutes. Elle
+trouvait une contradiction irreductible entre la doctrine de Gerson et
+celle de Chateaubriand, et elle etait incapable d'opter. "Il me fallait,
+dit-elle, faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne
+d'ascetisme dont je m'etais a moitie nourrie etait un aliment pernicieux
+dont il fallait a tout jamais me debarrasser, ou bien le livre (de
+l'_Imitation_) avait raison, je devais repousser l'art et la science, et
+la poesie, et le raisonnement, et l'amitie et la famille; passer les jours
+et les nuits en extase et en prieres aupres de ma moribonde, et, de la,
+divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne
+jamais redescendre dans le commerce de l'humanite." Il en resultait pour
+Aurore d'insurmontables perplexites et des points de vue differents, selon
+qu'elle etait en pleine campagne, a cheval, ou dans sa chambre,
+agenouillee sur son prie-Dieu. "Au galop de Folette, j'etais tout
+Chateaubriand. A la clarte de ma lampe, j'etais tout Gerson et me
+reprochais le soir mes pensees du matin." Entre temps, elle se tourmentait
+de l'idee que sa grand'mere pouvait mourir sans sacrements, et elle
+n'osait aborder avec la malade cette redoutable question. Elle en refera a
+son confesseur, l'abbe de Premord, qui, dans une lettre d'ailleurs fort
+sage, l'approuva d'avoir garde le silence. "Cet homme, dit George Sand,
+etait un saint, un vrai chretien, dirai-je _quoique_ jesuite, ou _parce
+que_ jesuite?" Et elle saisit cette occasion, dans l'_Histoire de ma Vie_,
+pour nous donner son opinion--celle d'apres 1850--sur la Compagnie de
+Jesus. "Soyons equitables, ecrit-elle. Au point de vue politique, en tant
+que republicains, nous haissons ou redoutons cette secte eprise de pouvoir
+et jalouse de domination. Je dis _secte_ en parlant des disciples de
+Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante
+modification a l'orthodoxie romaine. C'est une heresie bien conditionnee.
+Elle ne s'est jamais declaree telle, voila tout. Elle a sape et conquis la
+papaute sans lui faire une guerre apparente; mais elle s'est ri de son
+infaillibilite, tout en la declarant souveraine. Bien plus habile en cela
+que toutes les autres heresies, et, partant, plus puissante et plus
+durable. Oui, l'abbe de Premord etait plus chretien que l'Eglise
+intolerante, et il etait heretique parce, qu'il etait jesuite. La doctrine
+de Loyola est la boite de Pandore."
+
+Sa declaration de principe une fois formulee, George Sand va plaider les
+circonstances attenuantes pour la Compagnie de Jesus. Il sera impossible
+de souscrire a cette conclusion, pour peu que l'on ait devant les yeux et
+dans la memoire les enseignements de l'histoire, l'oeuvre execrable de
+l'Inquisition, les censures de l'Assemblee du Clerge de France, les
+protestations de Bossuet et de Port-Royal, les arrets des Parlements et la
+condamnation meme prononcee par le pape Clement XIV qui, en 1773,
+dissolvait l'ordre des Jesuites, sans parler des debats engages en
+Sorbonne autour du grand Arnauld a propos de l'_Augustinus_, non plus que
+de l'echo, qui ne saurait s'affaiblir, des immortelles et vengeresses
+_Provinciales_. En depit de son indulgence, George Sand est obligee de
+repudier la morale, ou plutot l'immoralite jesuitique. "Dirai-je,
+ecrit-elle, pourquoi Pascal eut raison de fletrir Escobar et sa sequelle?
+C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une
+doctrine qui eut pu etre si genereuse et si bienfaisante est devenue,
+entre les mains de certains hommes, l'atheisme et la perfidie." Voila les
+deux mots auxquels il faut se tenir, et qui resument l'integrale verite
+sur la doctrine du _perinde ac cadaver_.
+
+Se tournant derechef vers l'abbe de Premord, Aurore lui demanda de
+departager son esprit entre les sollicitations contraires de l'_Imitation_
+et du _Genie du Christianisme_. Il repondit par le simple conseil--ce qui
+est assez surprenant de la part d'un confesseur--de multiplier ses
+lectures et de profiter de la latitude que lui avait laissee sa grand'mere
+en la chargeant des clefs de la bibliotheque. Madame Dupin lui avait
+montre le rayon des ouvrages qu'elle ne devait pas ouvrir. Pour le surplus,
+c'etait la liberte absolue, et le jesuite se range a cet avis: "Lisez les
+poetes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes. Tous sont
+impuissants contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'eleve dans
+votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de
+l'Evangile, et vous vous sentirez docteur a tous ces docteurs."
+
+Elle suivit le conseil et lut tour a tour Mably, Locke, Condillac,
+Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne--"dont
+ma grand'mere, dit-elle, m'avait marque les chapitres et les feuillets a
+passer,"--puis La Bruyere, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare, bref
+une veritable encyclopedie, et elle absorba le tout pele-mele. Enfin
+Rousseau arriva, celui qui devait la conquerir et la posseder sans
+conteste, "Rousseau, ecrit-elle, l'homme de passion et de sentiment par
+excellence, et je fus entamee." La sensibilite de Jean-Jacques allait
+triompher de ses inclinations religieuses et des pratiques formalistes de
+son catholicisme. Elle marque cette etape: "L'esprit de l'Eglise n'etait
+plus en moi; il n'y avait peut-etre jamais ete."
+
+C'etait l'epoque ou l'Italie et la Grece se soulevaient pour leur
+affranchissement. Or la monarchie et l'Eglise n'hesitaient pas a se
+prononcer en faveur du Grand-Turc contre les chretiens justement revoltes.
+Aurore, avec lord Byron comme guide, avait embrasse la cause hellenique.
+Deschartres soutenait le sultan, representant de l'autorite. Et c'etaient
+d'interminables discussions au cours de leurs promenades. Un jour, le
+pedagogue distrait tomba sur le gazon, tout en ayant soin d'achever sa
+phrase. "Apres quoi, relate George Sand, il dit fort gravement en
+s'essuyant les genoux: "Je crois vraiment que je suis tombe?--Ainsi
+tombera l'empire ottoman," repliqua Aurore, que son precepteur traitait de
+jacobine, de regicide, de philhellene et de bonapartiste.
+
+Cependant les inquietudes d'Aurore pour le salut de l'ame de sa grand'mere
+subsistaient et survivaient meme a l'ebranlement de sa foi religieuse.
+Degoutee du culte tel qu'on le pratiquait a Saint-Chartier ou a La Chatre,
+elle s'abstenait d'aller a la messe pour entendre les beuglements des
+chantres, leurs calembours involontaires en latin, le ronflement des
+bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet, les bavardages de la
+bonne societe, les disputes des sacristains et des enfants de choeur, et
+le bruit des gros sous qu'on recolte et qu'on compte. Elle preferait lire
+sa messe dans sa chambre; mais elle aurait voulu--et en cela son
+catholicisme persistait--reconcilier sa grand'mere avec l'Eglise. Cet
+evenement si souhaite se produisit par les soins de l'archeveque d'Arles,
+Lomenie de Brienne, qui etait pour la malade une maniere de beau-fils, car
+il etait issu des fameuses amours de son mari Francueil et de madame
+d'Epinay. Ce prelat, que madame Dupin avait entoure naguere de sollicitude
+presque maternelle, etait d'une balourdise et d'une stupidite d'autant
+plus deconcertantes que son pere et sa mere auraient du lui leguer quelque
+trait de leur remarquable intelligence. Physiquement, il ressemblait a
+madame d'Epinay qui, de l'aveu unanime des contemporains et d'apres son
+propre temoignage, fut laide. Au surplus, George Sand nous a trace le
+portrait de l'archeveque: "Il n'avait pas plus d'expression qu'une
+grenouille qui digere. Il etait, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou
+plutot goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il
+n'avait pas; tres vif, tres rond de manieres, insupportablement gai,
+quelque chagrin qu'on eut autour de lui; intolerant en paroles, debonnaire
+en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales;
+vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses
+privileges; cynique dans son besoin de bien-etre; bruyant, colere, evapore,
+bonasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de
+rire pour se desennuyer, enfin le chretien le plus sincere a coup sur,
+mais le plus impropre au proselytisme que l'on puisse imaginer."
+
+C'est ce prelat qui, en arrivant a Nohant, devait surmonter la resistance
+voltairienne de madame Dupin. Il lui fit une grotesque homelie debutant
+par cet exorde: "Chere maman, je ne vous ai pas prise en traitre et n'irai
+pas par quatre chemins. Je veux sauver votre ame." Il continuait en la
+priant d'etre bien gentille et bien complaisante pour son gros enfant,
+refusait de discuter avec elle et ses beaux esprits relies en veau, et
+terminait ainsi sa fantaisiste allocution: "Il ne s'agit pas de ca; il
+s'agit de me donner une grande marque d'amitie, et me voila tout pret a
+vous la demander a genoux. Seulement, comme mon ventre me generait fort,
+voila votre petite qui va s'y mettre a ma place." Avec de tels arguments,
+renforces par les regards suppliants d'Aurore, il eut cause gagnee.
+"Allons, s'ecria-t-il en se frottant les mains et en se frappant sur la
+bedaine, voila qui est enleve! Il faut battre le fer pendant qu'il est
+chaud. Demain matin, votre vieux cure viendra vous confesser et vous
+administrer. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez
+plus." Il passa le reste de la journee a rire, a jouer avec les chiens en
+leur disant qu'ils pouvaient bien regarder un eveque. Et il taquinait
+Aurore, lui reprochait d'avoir failli tout faire manquer et les mettre
+dans de beaux draps. Elle etait stupefaite de ce langage, de cette
+familiarite, de cette facon, ecrit-elle, de _fourrer_ les sacrements. Par
+bonheur le cure eut un peu plus de tact que le prelat. Devant Aurore qui
+assistait a la ceremonie, il resuma ainsi la doctrine de l'Eglise: "Ma
+chere soeur, je serons tous pardonnes, parce que le bon Dieu nous aime et
+sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons." En aparte
+madame Dupin dit a Aurore: "Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le
+pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je reconnais que Dieu a ce
+pouvoir, et j'espere qu'il a exauce nos bonnes intentions a tous trois."
+Au regard du monde elle etait en regle avec la divinite.
+
+L'archeveque, pique de proselytisme, essaya de chapitrer la petite-fille
+apres la grand'mere, en se promenant ou, nous dit George Sand, en roulant
+comme une toupie a travers le jardin. Il eut moins de succes. "Fais ton
+examen de conscience pour demain. Je parie que j'aurai a te laver la
+tete." Elle refusa. Et lui de reprendre: "Qu'est-ce a dire, oison bride?
+Mais voila l'heure du diner. J'ai une faim de chien. Depechons-nous de
+rentrer." Enfin, comme la sottise n'excluait pas chez lui le fanatisme, il
+se rendit a la bibliotheque la veille de son depart, brula et lacera des
+livres heterodoxes. Deschartres l'arreta dans cette besogne.
+
+Le spectacle de la confession de sa grand'mere avait attriste Aurore.
+Elle-meme ne devait plus solliciter l'absolution, a la suite d'une
+question indiscrete du cure de La Chatre qui, sur des bavardages de petite
+ville, lui demanda si elle avait un commencement d'amour pour un jeune
+homme. Elle quitta le confessionnal, et ne voulut pas davantage s'adresser
+au vieux cure de Saint-Chartier qui, lorsqu'on s'attardait a enumerer des
+peches, avait coutume de grommeler: "Tres bien, tres bien. Allons, est-ce
+bientot fini?"
+
+Pour occuper ses loisirs et detendre son imagination, elle s'adonna a
+l'osteologie, a l'anatomie, avec Deschartres et un camarade qu'elle
+appelle Claudius et qui leur apportait des tetes, des bras, des jambes,
+voire un squelette entier de petite fille qu'elle garda longtemps sur sa
+commode et qui lui causait des cauchemars. Alors elle mettait le squelette
+a la porte de sa chambre, et s'endormait paisiblement. Il va sans dire
+qu'a La Chatre on jasait de cette jeune fille qui etudiait des os de mort,
+tirait au pistolet, chassait, et s'habillait en garcon. On pretendit
+qu'elle profanait les hosties et qu'elle entrait a cheval dans l'eglise,
+caracolant autour du maitre-autel, ou encore que la nuit elle deterrait
+les cadavres.
+
+Le 22 decembre 1821, madame Dupin succomba. Depuis le mois de fevrier ses
+facultes s'etaient obscurcies, mais elle eut, a l'instant supreme, un
+retour de lucidite et dit a sa petite-fille: "Tu perds ta meilleure amie."
+Deschartres, que cette mort avait affole, reveilla Aurore vers une heure
+du matin et par le verglas la conduisit au cimetiere. Il avait ouvert le
+cercueil de Maurice Dupin, souleva la tete qui se detacha d'elle-meme, et
+dit a Aurore: "Demain cette fosse sera fermee. Il faut y descendre, il
+faut baiser cette relique. Ce sera un souvenir pour toute votre vie." Etla
+jeune fille, s'associant a l'exaltation du precepteur, accomplit, apres
+lui, cet acte, faut-il dire de devotion ou de profanation? Il referma
+ensuite le cercueil, et ajouta en sortant du cimetiere: "Ne parlons de
+cela a personne. On croirait que nous sommes fous, et pourtant nous ne le
+sommes pas."
+
+Aurore passait sous la direction de sa mere qui n'avait pas assiste aux
+funerailles, mais qui arriva pour l'ouverture du testament. Les
+dispositions prises par l'aieule confiaient sa petite-fille a son cousin
+paternel Rene de Villeneuve, mais elles ne furent pas respectees. Il y eut
+des scenes violentes: madame Maurice Dupin s'abandonna a des
+recriminations injurieuses contre la defunte. Aurore fut revoltee. Elle
+aurait voulu rentrer au couvent. Il ne s'y trouvait pas de chambre
+vacante. Elle dut suivre sa mere a Paris. Cette periode de sa vie lui
+laissa une impression d'amertume et de rancoeur. Entre la mere et la fille,
+il se produisit une serie de froissements inoubliables qui attestaient
+une veritable incompatibilite d'humeur. Madame Maurice Dupin alla jusqu'a
+exhiber a Aurore des lettres de La Chatre ou de Nohant, des delations de
+domestiques, qui incriminaient la conduite de la jeune fille et
+cherchaient a la salir. Ce fut le comble, un debordement de desespoir et
+de nausee.
+
+De vrai, madame Maurice Dupin etait folle, ou peu s'en faut. Ses nerfs
+malades la dominaient et lui faisaient commettre des insanites. Si elle
+voyait Aurore lire, elle lui arrachait le volume des mains, incapable
+qu'elle etait elle-meme de se livrer a une lecture serieuse. Elle ne
+songeait qu'a s'attifer, a changer de toilette, a remuer; elle avait des
+perruques, tour a tour blond, chatain clair, cendre et noir roux. Parfois,
+elle entamait avec sa fille le chapitre de son passe et lui faisait des
+confidences a tout le moins superflues.
+
+Aussi, lorsque l'occasion s'offrit pour Aurore d'aller passer quelques
+jours a la campagne, pres de Melun, chez des amis de l'oncle de Beaumont,
+M. et madame Roettiers du Plessis, elle ne demanda qu'a y demeurer
+plusieurs semaines, et sa mere consentit avec empressement. La famille
+etait charmante et la maison tres agreable. Aurore s'y plut et s'y attarda,
+entouree d'affection et de tendresse par madame Roettiers du Plessis.
+Parmi les jeunes gens qui venaient en visite dans ce milieu tres
+bonapartiste et dont le chef James, ancien ami de Maurice Dupin, a inspire
+certains passages du roman de _Jacques_, figurait le fils naturel du baron
+Dudevant, colonel en retraite. Casimir Dudevant avait vingt-sept ans; il
+faisait son droit, apres avoir servi comme sous-lieutenant dans l'armee.
+Il etait--dit George Sand a trente ans d'intervalle--"mince, assez elegant,
+d'une figure gaie et d'une allure militaire" Au Plessis, il s'associait a
+tous les jeux des enfants, colin-maillard, cache-cache, parties de barres
+et d'escarpolette. Avec madame Angele Roettiers il etait affectueusement
+familier, et, comme elle appelait Aurore "sa fille", il observa
+malicieusement un jour: "Alors c'est ma femme? Vous savez que vous m'avez
+promis la main de votre fille ainee." Ce badinage devait devenir une
+realite.
+
+La plaisanterie fut reprise par les uns, par les autres. Casimir disait a
+madame Angele: "Votre fille est un bon garcon." Et Aurore de repliquer:
+"Votre gendre est un bon enfant." Apres plusieurs sejours au Plessis qui
+se rapprochaient et se prolongeaient, le jeune Dudevant declara ses
+sentiments a mademoiselle Dupin, en s'excusant de ne pas agir selon les
+usages, mais il voulait avoir son acquiescement et etre assure de sa
+sympathie avant qu'une demarche fut tentee aupres de sa mere. Aurore
+desira reflechir. Casimir etait tres estime par M. et madame Roettiers du
+Plessis; il n'affectait pas une grande passion, restait silencieux sur le
+chapitre de l'amour, parlait d'amitie, de bonheur domestique. Elle
+appreciait cette reserve. Et, de vrai, il tenait un langage singulierement
+calme, que d'autres jeunes filles, celles qui ont l'instinct et
+l'enthousiasme de leur age, auraient juge refrigerant: "Je veux vous
+avouer, disait-il, que j'ai ete frappe, a la premiere vue, de votre air
+bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvee ni belle ni jolie... Mais, quand
+je me suis mis a rire et a jouer avec vous, il m'a semble que je vous
+connaissais depuis longtemps et que nous etions deux vieux amis." On ne
+saurait alleguer qu'il ait cherche a exciter l'imagination d'Aurore.
+C'etait un pretendant respectueux, comme les meres en souhaitent a leurs
+filles, qui les revent plus effervescents.
+
+Une entrevue fut menagee, au Plessis, entre madame Dupin et le colonel.
+Celui-ci, avec sa chevelure d'argent, sa decoration et son air respectable,
+plut a la veuve qui, on le sait, avait toujours eu beaucoup de gout pour
+les militaires. Le fils lui etait moins sympathique. "Il n'est pas beau,
+disait-elle. J'aurais aime un beau gendre pour lui donner le bras." Cette
+ci-devant modiste, a l'ame de grisette, avait les memes instincts que la
+Grande-Duchesse de Gerolstein fredonnant a Fritz ces couplets qui portent
+la signature de deux academiciens:
+
+ Voici le sabre de mon pere!
+ Tu vas le mettre a ton cote!
+ Ton bras est fort, ton ame est fiere,
+ Ce glaive sera bien porte!
+
+Ou encore:
+
+ Dites-lui qu'on l'a remarque,
+ Distingue;
+ Dites-lui qu'on le trouve aimable.
+
+Madame Dupin accepta en principe l'idee du mariage, exprima le desir qu'on
+arretat les conditions pecuniaires, quitta le Plessis en y laissant sa
+fille, puis elle revint au bout de quelques jours, toute bouleversee. Elle
+avait decouvert des choses monstrueuses: Casimir avait ete garcon de cafe!
+On rit, elle se facha, elle emmena Aurore a l'ecart, pour lui dire que
+dans cette maison on mariait les heritieres avec des aventuriers, moyennant
+pot-de-vin.
+
+C'etait la une calomnie gratuite a l'adresse des Roettiers, mais
+l'ecervelee avait vu clair dans le jeu de Casimir. Celui-ci, ferocement
+cupide--nous le decouvrirons plus tard--se souciait surtout et meme
+uniquement de faire un riche mariage. Aurore etait un beau parti; elle
+avait presque un demi-million, et il ne devait apporter, en fin de compte,
+apres avoir jete beaucoup de poudre aux yeux, qu'une soixantaine de mille
+francs. Comment madame Dupin se laissa-t-elle persuader? Elle recut la
+visite de madame Dudevant, qui la seduisit par une rare distinction
+mondaine et sut la flatter. Avec des eloges on trouvait aisement le chemin
+de son coeur et les avenues de sa pensee. Aurore elle-meme jugea charmante
+la belle-mere de Casimir. Le mariage fut decide, abandonne, repris. Madame
+Dupin ne pouvait accepter la perspective d'avoir "ce garcon de cafe" pour
+gendre. Son nez lui deplaisait. Elle allait si loin dans ses diatribes
+qu'elle produisit sur sa fille un effet contraire a ses desseins. Enfin
+elle exigea le regime dotal et qu'une rente annuelle de 3.000 francs fut
+attribuee a Aurore pour ses besoins personnels. En cela fit-elle acte de
+malveillance ou preuve de perspicacite? Il semble qu'elle avait devine la
+rapacite de Casimir, et elle rendit a sa fille un signale service. Ces
+3.000 francs seront un jour pour George Sand le moyen de conquerir
+l'independance. Mais, dans ses illusions de fiancee, elle n'y vit qu'une
+precaution injurieuse. Elle aimait peut-etre Casimir Dudevant; a coup sur,
+elle avait confiance en lui.
+
+Le mariage fut celebre le 10 septembre 1822 a Paris, et quelques jours
+apres les jeunes epoux partirent pour Nohant ou Deschartres les accueillit
+avec joie. La vie conjugale reserve a Aurore des desillusions rapides,
+vite accrues, et qui la pousseront aux resolutions extremes.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA CRISE CONJUGALE
+
+
+Apres s'etre etendue avec complaisance et prolixite sur les origines de sa
+famille et les evenements de sa prime jeunesse, George Sand ne consacre,
+dans l'_Histoire de ma Vie_, qu'un petit nombre de pages aux annees qui
+suivirent son mariage. De lune de miel il n'est pas question. Si elle
+s'efforca d'aimer son mari, elle ne trouva en lui aucune ressource
+d'affection ni de sensibilite. Tout aussitot elle se tourna vers les
+esperances, puis vers les joies de la maternite. Sa sante fut assez
+eprouvee par l'hiver tres rude de 1822-1823, et Aurore connut les longues
+journees solitaires et silencieuses. Casimir Dudevant etant a la chasse de
+l'aube au crepuscule, elle occupait ses loisirs par le travail de la
+layette. "Je n'avais, dit-elle, jamais cousu de ma vie; mais, quand cela
+eut pour but d'habiller le petit etre que je voyais dans tous mes songes,
+je m'y jetai avec une sorte de passion." Vite elle apprit le _surjet_ et
+le _rabattu_. Depuis lors elle declare avoir toujours aime le travail a
+l'aiguille, veritable recreation et detente pour l'esprit. Son opinion a
+cet egard merite d'etre retenue; c'est l'apologie de la couture formulee
+par une femme qui fut, entre toutes, adonnee au labeur intellectuel: "J'ai
+souvent entendu dire que les travaux du menage, et ceux de l'aiguille
+particulierement, etaient abrutissants, insipides, et faisaient partie de
+l'esclavage auquel on a condamne notre sexe. Je n'ai pas de gout pour la
+theorie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une
+consequence. Il m'a toujours semble qu'ils avaient pour nous un attrait
+naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti a toutes les epoques de ma
+vie, et qu'ils ont calme parfois en moi de grandes agitations d'esprit."
+Elle acquit ainsi "la _maestria_ du coup de ciseaux" dont elle sera, sur
+le tard, presque aussi fiere que de son talent litteraire.
+
+Deschartres, qui faisait office de medecin consultant, entoura de mille
+precautions la grossesse d'Aurore. Il exigea qu'elle demeurat six semaines
+couchee. C'etait a l'epoque des grandes neiges. Pour la distraire, on
+apporta sur son lit de petits oiseaux qui, affames et grelottants, se
+laissaient prendre a la main. Au baldaquin elle fit suspendre des branches
+de sapin et elle passa ces longues journees d'inaction dans une veritable
+voliere, parmi les pinsons, les rouges-gorges, les verdiers, les moineaux
+apprivoises, a qui elle donnait la becquee et qui venaient se rechauffer
+sur ses couvertures. Des que la temperature fut plus clemente et qu'on
+ouvrit les fenetres, tous ces oiseaux--est-ce ingratitude ou amour de la
+liberte?--s'envolerent a tire-d'aile. "Un seul rouge-gorge, dit George
+Sand, s'obstina a demeurer avec moi. La fenetre fut ouverte vingt fois,
+vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes a
+l'air libre, fit comme une pirouette de graces et rentra, avec la figure
+expressive d'un personnage raisonnable qui reste ou il se trouve bien. Il
+resta ainsi jusqu'a la moitie du printemps, meme avec les fenetres
+ouvertes pendant des journees entieres. C'etait l'hote le plus spirituel
+et le plus aimable que ce petit oiseau. Il etait d'une petulance, d'une
+audace et d'une gaiete inouies. Penche sur la tete d'un chenet, dans les
+jours froids, ou sur le bout de mon pied etendu devant le feu, il lui
+prenait, a la vue de la flamme brillante, de veritables acces de folie. Il
+s'elancait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait
+prendre sa place sans avoir une seule plume grillee... Il avait des gouts
+aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il
+s'indigerait de bougie et de pate d'amandes. En un mot, la domesticite
+volontaire l'avait transforme au point qu'il eut beaucoup de peine a
+s'habituer a la vie rustique, quand, apres avoir cede au magnetisme du
+soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le vimes
+longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me
+promenais jamais sans qu'il vint crier et voltiger pres de moi."
+
+Avec le printemps, la sante d'Aurore s'ameliora. Il fut decide qu'elle
+ferait ses couches a Paris, et le 30 juin 1823, dans un petit appartement
+garni de l'hotel de Florence, rue Neuve des Mathurins, elle mit au monde
+un fils qui fut nomme Maurice. On sait quelle affection elle lui voua et
+quelle intimite d'existence, de pensee, quelle communion de tendresse il y
+eut entre eux durant plus d'un demi-siecle. La _Correspondance_ de George
+Sand en est l'eclatant temoignage. Des le premier vagissement, elle
+eprouva l'emoi d'un coeur que Casimir Dudevant n'avait pas su toucher. "Ce
+fut, dit-elle, le plus beau moment de ma vie que celui ou, apres une heure
+de profond sommeil qui succeda aux douleurs terribles de cette crise, je
+vis en m'eveillant ce petit etre endormi sur mon oreiller." Est-il besoin
+de noter qu'en fidele disciple de Jean-Jacques elle allaita Maurice? Elle
+se plaint seulement d'avoir garde le lit beaucoup plus longtemps qu'il
+n'etait necessaire. Apres la naissance de sa fille, elle se vante de
+s'etre levee le second jour et de s'en etre trouvee bien. C'etait une
+precipitation un peu chanceuse.
+
+Il fallut retourner a Nohant. Deschartres, qui etait venu a Paris pour le
+bapteme de Maurice et qui l'avait consciencieusement demaillote afin de
+s'assurer s'il etait bien conforme, ne voulait pas continuer
+l'administration du domaine. Casimir Dudevant dut s'en charger, et
+l'installation du menage a la campagne parut, sinon definitive, du moins a
+long terme. Elle fut prejudiciable a l'un et a l'autre des epoux. Aurore,
+au printemps de 1824, ressentit les atteintes d'un spleen profond. Son
+mari, qui avait l'esprit terre a terre et de la vulgarite dans les gouts,
+contracta les habitudes oisives et peu relevees du gentilhomme campagnard.
+Chacun d'eux s'ennuyait de son cote, et ils s'ennuyaient d'etre ensemble.
+Un sejour d'ete au Plessis vint rompre la monotonie de cette existence;
+puis ils passerent l'hiver dans la banlieue de Paris, a Ormesson. "Nous
+aimions la campagne, dit George Sand, mais nous avions peur de Nohant;
+peur probablement de nous retrouver vis-a-vis l'un de l'autre, avec des
+instincts differents et des caracteres qui ne se penetraient pas
+mutuellement." Aussi bien Casimir, avec la fatuite du sot, traitait-il sa
+femme du haut de son dedain. Il la jugeait idiote, l'accablait de la
+superiorite de sa toute-puissance masculine. Elle courbait la tete,
+"ecrasee et comme hebetee devant le monde." La premiere scene de violence
+publique s'etait produite durant leur sejour au Plessis: George Sand n'en
+fait pas mention dans l'_Histoire de ma Vie_, mais l'incident fut relate
+au cours du proces en separation et figure dans deux lettres adressees par
+elle, l'une a son amie Felicie Saint-Agnan, l'autre a son avoue. Vers la
+fin de juillet, tandis qu'on prenait le cafe apres diner, les jeunes gens
+et quelques nouvelles mariees, parmi lesquelles Aurore, se mirent a se
+poursuivre sur la terrasse. Ils se jeterent du sable, dont quelques grains
+tomberent dans la tasse de M. James Roettiers. On les invita a cesser ce
+jeu ridicule. Comme Aurore continuait, Casimir s'elanca sur elle,
+l'insulta grossierement et lui administra un soufflet. Il faut croire que,
+de sa part, c'etait un acte d'apres boire, mais particulierement facheux
+dans ce milieu ou ils s'etaient connus et fiances. En verite, Casimir
+etait trop flegmatique comme pretendant et trop petulant comme mari.
+D'abord il avait le coeur sec, et ensuite la main leste. Aurore, a tres
+bon droit, ne pardonna jamais ce procede brutal, qui devait se renouveler.
+
+Henri Heine, ayant plus tard rencontre M. Dudevant chez sa femme alors
+qu'ils etaient deja separes de fait, nous a laisse un pittoresque portrait
+du personnage: "Il avait une de ces physionomies de philistin qui ne
+disent rien, et il ne semblait etre ni mechant, ni grossier, mais je
+compris facilement que cette _quotidiennete_ humidement froide, ces yeux
+de porcelaine, ces mouvements monotones de pagode chinoise auraient pu
+amuser une commere banale, mais devaient, a la longue, donner le frisson a
+une femme d'ame plus profonde et lui inspirer, avec l'horreur, l'envie de
+s'enfuir." L'heure n'etait pas encore venue ou la coupe d'amertume, trop
+pleine, deborderait; mais ni a Nohant, ni a Ormesson, ni a Paris dans un
+logement meuble du faubourg Saint-Honore, Aurore ne trouva la quietude.
+Elle alla consulter son vieux confesseur l'abbe de Premord, elle fit une
+retraite a son couvent; car Casimir, qui etait libre-penseur, voulait une
+religion pour les femmes. C'etait, a son estime, un paratonnerre a l'usage
+des maris contre certains accidents conjugaux qui n'epargnent meme pas les
+tetes couronnees. Il y a la une egalite, de tous les temps et de tous les
+pays, anterieure a la Revolution francaise et a la Declaration des droits
+de l'homme. George Dandin a des confreres dans toutes les conditions
+sociales; la _Petite Paroisse_ d'Alphonse Daudet est une grande confrerie.
+
+ Et la garde qui veille aux barrieres du Louvre
+ N'en defend pas les rois.
+
+Pour Aurore le couvent meme fut inefficace. On y avait cependant admis
+Maurice, a condition qu'il passat par le tour; il y passa. Entre temps,
+survint un gros chagrin, la mort subite et vraisemblablement le suicide de
+Deschartres, qui s'etait ruine dans des speculations malheureuses sur
+l'huile de navette et de colza. Le sejour de Paris ne convenait guere ni a
+Aurore ni a Casimir. Ils y voyaient assez frequemment le baron Dudevant
+qui sympathisait avec sa bru; mais sa femme etait plus reche. Elle ne
+consentait a recevoir le petit Maurice que sous serment qu'on aurait pris
+toutes les precautions desirables et que ses parquets seraient indemnes.
+"C'etait fort difficile, dit George Sand, Maurice n'ayant pas encore bien
+compris la religion du serment. Il avait dix-huit mois."
+
+Au printemps de 1825, M. et madame Dudevant regagnerent Nohant, ou Casimir
+vivait en grande intimite de table et de cabaret avec le demi-frere
+d'Aurore, Hippolyte Chatiron, marie a une demoiselle Emilie de Villeneuve,
+et qui etait le plus incorrigible des buveurs et le meilleur des garcons a
+jeun. M. Dudevant, en prenant sur lui modele, fut non moins ivrogne, mais
+il eut le vin hargneux et mechant. A eux deux, ils symbolisaient l'un et
+l'autre aspect du genre: le bon et le mauvais pochard. Et Aurore etait
+obligee de supporter leurs interminables et bruyantes "beuveries" qui se
+prolongeaient parfois jusqu'a l'aube.
+
+La sante de la jeune femme etant assez precaire, les medecins
+conseillerent une cure a Cauterets. "J'avais, dit-elle, une toux opiniatre,
+des battements de coeur frequents et quelques symptomes de phtisie." Elle
+murmurait en partant: "Allons, adieu, Nohant, je ne te reverrai peut-etre
+plus." Ce voyage aux Pyrenees est longuement relate dans l'_Histoire de ma
+Vie_, sous forme de journal, et inspira quelques lettres descriptives
+adressees a madame Dupin: ce sont les premiers essais litteraires de
+George Sand. M. et madame Dudevant avaient quitte Nohant le 5 juillet 1825;
+ils s'arreterent a Bordeaux, et Aurore entra en relations avec l'avocat
+general Aurelien de Seze, fils du defenseur de Louis XVI, qui lui-meme
+devait sieger a la Constituante et a la Legislative, sur les bancs de
+l'extreme droite legitimiste. Ce fut pour Aurore l'objet d'un premier
+amour, essentiellement platonique. De vrai, l'homme etait charmant et le
+paraissait encore davantage, par contraste avec Casimir Dudevant. C'est a
+celui-ci que fait allusion un passage du journal: "Monsieur*** chasse avec
+passion. Il tue des chamois et des aigles. Il se leve a deux heures du
+matin et rentre a la nuit. Sa femme s'en plaint. Il n'a pas l'air de
+prevoir qu'un temps peut venir ou elle s'en rejouira." Suivent des
+observations de psychologie ou de physiologie conjugale, qui renferment la
+substance des premiers romans ou s'epanchera la rancoeur de George Sand
+contre la tyrannie du menage. "Le mariage est beau pour les amants et
+utile pour les saints. En dehors des saints et des amants, il y a une
+foule d'esprits ordinaires et de coeurs paisibles qui ne connaissent pas
+l'amour et qui ne peuvent atteindre a la saintete. La mariage est le but
+supreme de l'amour. Quand l'amour n'y est plus ou n'y est pas, reste le
+sacrifice." Aurore commencait a se trouver sacrifiee et s'en ouvrait a
+Aurelien de Seze, leur compagnon de voyage.
+
+On faisait des excursions aux environs de Cauterets. La promenade
+traditionnelle a Luz, Saint-Sauveur et Gavarnie amene sous la plume de
+madame Dudevant des descriptions solennelles et des croquis humoristiques.
+Celles-la sont sans interet, ceux-ci ont un tour assez piquant. Voici la
+caravane devant le Marbore: "Mon mari est des plus intrepides. Il va
+partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me
+_singularise_. Je veux etre pendue si j'y songe. Je me retourne, et je
+vois Zoe qui me suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se fache
+parce que Zoe rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et
+on s'y defache vite. Les uns ont peur, les autres ont froid. Un monsieur
+qui est dans le commerce compare la vallee coupee par petits enclos
+cultives a une _carte d'echantillons_. Une tres jolie Bordelaise, tres
+elegante, s'ecrie tout a coup avec une voix flutee et un accent renforce:
+_Oh! la tripe me jappe!_ Ca signifie qu'elle a faim." Passons sur les
+propos du mari qui sont encore plus prosaiques.
+
+Le retour de M. et madame Dudevant s'effectua par Bagneres de Bigorre,
+Lourdes et Nerac. Il fallut se separer d'Aurelien de Seze, et Aurore avoue
+n'avoir garde aucun souvenir de la suite du voyage: "Il en est ainsi,
+dit-elle, de beaucoup de pays que j'ai traverses sous l'empire de quelque
+preoccupation interieure: je ne les ai pas vus. Les Pyrenees--(etait-ce
+bien les Pyrenees?)--m'avaient exaltee et enivree comme un reve qui devait
+me suivre et me charmer pendant des annees." Bref, elle emportait un
+viatique sentimental.
+
+Un sejour chez son beau-pere, a Guillery, semble avoir laisse a Aurore une
+impression favorable. Elle aimait ce vieillard, qui la traitait avec une
+pointe de galanterie respectueuse, et dont elle resume ainsi le caractere,
+"enjoue et bienveillant, colere, mais tendre, sensible et juste." Elle
+loue les Gascons, qu'elle ne trouve pas plus menteurs ni plus vantards que
+les autres provinciaux, qui le sont tous un peu", mais elle n'aime pas
+leur cuisine a la graisse, en depit de la plantureuse chere que l'on
+faisait a Guillery. Elle enumere les pieces de resistance qui composaient
+des menus pantagrueliques: jambons, poulardes farcies, oies grasses,
+canards obeses, truffes, gibier, gateaux de millet et de mais. Nul ne
+sejournait en cette abbaye de Theleme, sans s'apercevoir, dit Aurore,
+d'une notable augmentation de poids dans sa personne. Seule elle derogeait
+a la regle et maigrissait a vue d'oeil. Comment expliquer ce
+deperissement? Etait-ce le fait de la cuisine a la graisse ou de
+l'eloignement d'Aurelien? Un voyage a Bordeaux les remit en presence. Dans
+une longue conversation a la Brede, ils prirent la resolution
+definitive--malgre lui, malgre elle, comme Titus et Berenice--de n'etre
+jamais qu'amis. "J'eus la, ecrit-elle, un tres violent chagrin, un moment
+de desesperance absolue." Mais le calme revint dans son esprit et elle
+trouva un equilibre provisoire.
+
+Le baron Dudevant mourut pendant l'hiver 1825-1826. Aurore etait absente
+de Guillery. Son mari lui annonca brusquement la nouvelle: "Il est mort."
+Immediatement elle songea a son fils Maurice et tomba sur les genoux,
+aneantie. Quand elle sut qu'il s'agissait de son beau-pere, elle eut un
+eclair de joie--"les entrailles maternelles sont feroces"--puis elle se
+mit a pleurer, car elle aimait le vieux Dudevant. La veuve lui inspira
+bientot des sentiments tout autres. Sous des formes affables, c'etait une
+nature de glace, profondement egoiste. George Sand nous a trace d'elle une
+amusante silhouette: "Elle avait une jolie figure douce sur un corps plat,
+osseux, carre et large d'epaules. Cette figure donnait confiance, mais en
+regardant ses mains seches et dures, ses doigts noueux et ses grands pieds,
+on sentait une nature sans charme, sans nuances, sans elans ni retours de
+tendresse. Elle etait maladive et entretenait la maladie par un regime de
+petits soins dont le resultat etait l'etiolement. Elle etait vetue en
+hiver de quatorze jupons qui ne reussissaient pas a arrondir sa personne.
+Elle prenait mille petites drogues."
+
+Au cours de l'ete, M. et madame Dudevant retournerent a Nohant, et durant
+les cinq annees suivantes Aurore ne devait guere s'en absenter. Sa sante,
+chaque hiver, etait tres eprouvee par les rhumatismes qui l'obligeaient a
+se couvrir de flanelle. "Je suis, mandait-elle a sa mere le 9 octobre 1826,
+comme un capucin (a la salete pres) sous un cilice. Je commence a m'en
+trouver bien et a ne plus sentir ce froid qui me glacait les os et me
+rendait toute triste." En realite, elle souffre de la meme maladie morale
+que Saint-Preux et Julie, Rene, Werther, Obermann. Elle a des crises de
+melancolie causees par l'incompatibilite d'humeur--comme disent les gens
+de basoche--et aggravees par l'inquietude d'un temperament litteraire.
+Son unique consolation, c'est son fils Maurice, doue d'une sante robuste.
+"Il est grand, ecrit-elle, gros et frais comme une pomme. Il est tres bon,
+tres petulant, assez volontaire quoique peu gate, mais sans rancune, sans
+memoire pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractere
+sera sensible et aimant, mais que ses gouts seront inconstants; un fonds
+d'heureuse insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout
+assez promptement."
+
+En depit de la tristesse et de la mauvaise sante, plusieurs des lettres
+d'Aurore, datees de cette epoque, sont d'un tour assez leste, notamment
+celle qui est adressee a sa mere le 17 juillet 1827. Elle la plaint d'etre
+malheureuse dans le choix de ses servantes, mais lui demande si elle ne
+les prend pas trop jeunes, a l'age de la coquetterie et de la legerete.
+Elle lui conseille une femme d'un age mur, "quoiqu'il y ait souvent
+l'inconvenient de l'humeur reveche et rabacheuse." Tout aussitot elle lui
+offre le specimen de Marie Guillard, une des domestiques de Nohant, veuve
+apres vingt ans de mariage avec un vieillard borgne: "C'est la plus drole
+de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse, propre et fidele, mais
+grognon au dela de ce qu'on peut imaginer. Elle grogne le jour, et je
+crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en faisant du beurre, elle
+grogne en faisant manger ses poules, elle grogne en mangeant meme. Elle
+grogne les autres, et, quand elle est seule, elle se grogne. Je ne la
+rencontre jamais sans lui demander comment va la grognerie, et elle ne
+grogne que de plus belle." Voila bien, sous la plume d'Aurore, un des
+modeles du parfait domestique, attache a la maison et devoue a ses
+maitres!
+
+L'ete de 1827 fut en partie occupe par une saison thermale au Mont-Dore,
+avec des excursions a Clermont-Ferrand, a Pontgibaud, a Aubusson. Madame
+Dudevant en a fait le recit dans un _Voyage en Auvergne_ destine a son
+amie Zoe Leroy, le premier ouvrage lime et cisele qui soit sorti de sa
+plume. Il s'y trouve des lenteurs, de la redondance et de la declamation;
+c'est compose comme devant une glace. En rentrant a Nohant, on eut affaire
+a d'autres preoccupations. Les elections legislatives, par haine du
+ministere Villele, avaient amene un accord entre les republicains et les
+bonapartistes. Casimir Dudevant, qui etait de ce dernier parti, contribua
+a faire nommer, dans le college de La Chatre, M. Doris-Dufresne,
+beau-frere du general Bertrand et republicain de vieille roche. Aurore lui
+consacre un chaleureux eloge: "C'etait un homme d'une droiture antique,
+d'une grande simplicite de coeur, d'un esprit aimable et bienveillant.
+J'aimais ce type d'un autre temps, encore empreint de l'elegance du
+Directoire, avec des idees et des moeurs plus laconiennes. Sa petite
+perruque rase et ses boucles d'oreilles donnaient de l'originalite a sa
+physionomie vive et fine. Ses manieres avaient une distinction extreme.
+C'etait un _jacobin_ fort sociable."
+
+Une campagne electorale, ou la sobriete n'est pas de rigueur et ou le
+candidat et son escorte sont voues a boire chez tous les personnages
+influents, devait agreer a Casimir Dudevant. Les elections passerent;
+l'habitude persista, inveteree et accrue. Le seigneur de Nohant etait sans
+cesse en parties et en fetes. "Vous savez, ecrivait Aurore le 1er avril
+1828 a un vieil ami de Paris M. Caron, comme il est paresseux de l'esprit
+et enrage des jambes. Le froid, la boue ne l'empechent pas d'etre toujours
+dehors, et, quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler." Il est vrai
+que, dans une autre lettre du 4 aout de la meme annee, elle ecrit a sa
+mere, qu'elle voulut tenir le plus longtemps possible dans l'ignorance de
+ses tristesses conjugales: "Le cher pere est tres occupe de sa moisson. Il
+a adopte une maniere de faire battre le ble qui termine en trois semaines
+les travaux de cinq a six mois. Ainsi il sue sang et eau. Il est en blouse,
+le rateau a la main, des le point du jour." Par malheur, si Casimir avait
+du gout pour les occupations champetres, il en avait egalement pour les
+filles de ferme et pour les femmes de chambre. Aurore sera contrainte de
+s'en apercevoir.
+
+En septembre 1828, elle mit au monde son second enfant, Solange. Le
+medecin arriva quand la mere s'etait deja endormie et que le nouveau-ne
+etait tout pomponne: Solange avait devance l'epoque a laquelle on
+l'attendait. Aurelien de Seze, qui venait quelques jours auparavant rendre
+une visite sentimentale a Aurore, fut surpris de la trouver, sans avoir
+ete prevenu, ornee d'un respectable embonpoint et travaillant a une
+layette. "Que faites-vous donc la? dit-il.--Ma foi, vous le voyez, je me
+depeche pour quelqu'un qui arrive plus tot que je ne pensais." Devant
+cette layette et cette rotondite, l'affection platonique de "l'ami de
+Bordeaux"--comme l'appelle l'_Histoire de ma Vie_--dut choir du septieme
+ciel dans une prosaique realite.
+
+Aurore ne se reveilla quelques heures apres l'evenement que pour assister
+a un assez pitoyable spectacle. Son frere Hippolyte, qui etait alle
+chercher le medecin et qui, ravi sans doute d'avoir une niece, avait fait
+le repas le plus plantureux et le plus arrose, entra dans la chambre de
+l'accouchee en un tel etat d'ivresse que, croyant s'asseoir au pied du lit,
+il tomba comme une masse sur le plancher. Incapable de se relever, il
+grommelait, avec l'idee fixe du pochard: "Eh bien! je suis gris, voila
+tout. Que veux-tu? j'ai ete tres emu, tres inquiet, ce matin; ensuite j'ai
+ete tres content, tres heureux, c'est la joie qui m'a grise; ce n'est pas
+le vin, je te le jure, c'est l'amitie que j'ai pour toi qui m'empeche de
+me tenir sur mes jambes." Aurore, pour cette fois, rit du raisonnement de
+l'ivrogne; mais de telles scenes, ou son mari tenait un role, devenaient
+helas! presque quotidiennes. C'etaient de miserables orgies: les hobereaux
+des environs avaient des moeurs et un langage de valetaille. "Tant que
+l'_on_--c'est-a-dire Casimir--se bornait a etre radoteur, fatigant,
+bruyant, malade meme et fort degoutant, je tachais de rire, et je m'etais
+meme habituee a supporter un ton de plaisanterie qui, dans le principe,
+m'avait revoltee." Mais quand les nerfs se mettaient de la partie, quand
+on devenait obscene et grossier, il fallait bien qu'Aurore se refugiat
+dans sa chambre. Or le tapage et les libations continuaient jusqu'a six ou
+sept heures du matin. Ajoutez que de son lit madame Dudevant, le lendemain
+de la naissance de Solange, entendit son mari lutinant et poursuivant une
+chambriere. C'etait tantot l'espagnole Pepita, "sale et paresseuse comme
+une veritable castillane," tantot la berrichonne Claire, sans prejudice de
+la plus ignoble liaison a Bordeaux et du scandale public cause par une de
+ces creatures qui reclamait une pension alimentaire pour son enfant. Et
+Aurore, afin de rester fidele a ses devoirs, avait ecarte la tendresse si
+loyale et si profonde d'Aurelien de Seze!
+
+Des lors, toute intimite conjugale fut supprimee. Une irreductible
+melancolie s'empare d'Aurore, qui par esprit d'abnegation envers ses
+enfants essaie de demeurer a Nohant, comme la chevre attachee a son
+piquet. De ci, de la, on trouve quelques fugitives eclaircies de belle
+humour dans sa correspondance, quand elle est a Bordeaux. Elle ecrit a son
+ami Duteil, avocat a La Chatre: "Loin de la patrie, le ciel est d'airain,
+les pommes de terre sont mal cuites, le cafe est trop brule. Les rues,
+c'est de la separation de pierres; cette riviere, c'est de la separation
+d'eau; ces hommes, de la separation en chair et en os! Voyez Victor Hugo."
+Ou a son vieux Caron, le 4 juin 1829: "Comment traitez-vous ou plutot
+comment vous traite la goutte, le catarrhe, la crachomanie, la prisomanie,
+la mouchomanie, en un mot le cortege innombrable des maux qui vous
+assiegent depuis tantot _quarante-cinq ans_ que j'ai le bonheur de vous
+connaitre? Fasse le ciel, o digne vieillard, que vous conserviez le peu de
+cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous
+conserverez, jusqu'a la mort, le sentiment et le devouement de tous ceux
+qui vous entourent!"
+
+Pour remedier aux deboires de son existence, Aurore avait la consolation
+de beaucoup lire--elle faisait venir de Paris les nouveautes--et de
+soigner les malades de Nohant et des alentours. Elle etait mediocre
+menagere, depensant 14.000 francs en une annee, quand son mari lui avait
+assigne le maximum de 10.000. Dans les lettres a Jules Boucoiran,
+precepteur de Maurice, ou a sa mere, elle n'a qu'une pensee dominante: la
+sollicitude pour ses enfants. Le reste lui importe peu. Le spectacle de la
+vie lui a donne un degout premature. Elle parle de sa sciatique, de ses
+douleurs, a la facon d'une sexagenaire, et elle ajoute sous couleur de
+badinage: "Je suis un peu dans les pommes cuites." Nohant, c'etait pour
+elle la "stagnation permanente." Elle avait comme compagnon de ses
+reveries un cricri, qui venait manger ses pains a cacheter, que d'ailleurs
+elle choisissait blancs, de peur qu'il ne s'empoisonnat. Il se promenait
+sur son papier, voulait gouter a l'encre, et perit ecrase par une servante
+qui fermait une fenetre. "Je ne trouvai, dit Aurore, de mon ami que les
+deux pattes de derriere, entre la croisee et la boiserie. Il ne m'avait
+pas dit qu'il avait l'habitude de sortir... J'ensevelis ses tristes restes
+dans une feuille de datura que je gardai longtemps comme une relique."
+
+La mort de ce grillon, ainsi qu'elle l'observe avec delicatesse, va
+marquer de facon symbolique la fin de son sejour a Nohant. Elle ecrivait
+beaucoup, a l'aventure, d'abord par pure distraction, puis avec
+l'arriere-pensee de trouver un gagne-pain et l'independance. Elle les
+aurait demandes, tres volontiers, a la peinture ou a la broderie, mais ni
+l'une ni l'autre n'etait remuneratrice. Or elle voulait etre libre. M.
+Dudevant la traitait en enfant, lui apportant par exemple une procuration
+a signer sans lui permettre de la lire. Une vocation litteraire s'eveilla
+en elle, ou plutot le desir de vivre de sa prose. Vers douze ans, elle
+avait commence un vague roman, _Corambe_; en 1827, elle composait le
+_Voyage en Auvergne_; en 1829, la _Marraine_, qui ne fut pas publiee. "Je
+reconnus, dit-elle, que j'ecrivais vite, facilement, longtemps, sans
+fatigue; que mes idees, engourdies dans mon cerveau, s'eveillaient et
+s'enchainaient par la deduction, au courant de la plume." Elle avait
+secoue l'attachement platonique qui, durant de longues annees, avait lie
+son ame a celle d'Aurelien de Seze. Ses enfants meme ne parvenaient pas a
+la retenir a Nohant: la repulsion pour cette vie vulgaire et plate aupres
+de M. Dudevant etait trop forte. "Ma petite chambre, s'ecrie-t-elle, ne
+voulait plus de moi."
+
+La Revolution de 1830, qu'elle accueillit avec enthousiasme, vint encore
+accroitre son desir d'etre a Paris, parmi la fermentation des idees
+nouvelles, d'y retrouver ses compatriotes, Duvernet, Fleury et Jules
+Sandeau. Puis ce fut, au mois de septembre, un acces de fievre cerebrale
+qui mit ses jours en danger. "Pendant quarante-huit heures, ecrit-elle a
+sa mere, j'ai ete je ne sais ou. Mon corps etait bien au lit sous
+l'apparence du sommeil, mais mon ame galopait dans je ne sais quelle
+planete." Enfin un incident favorisa son evasion, lui inspira la
+resolution definitive. Le 3 decembre 1830, elle ecrit a Jules Boucoiran:
+"Sachez qu'en depit de mon inertie et de mon insouciance, de ma legerete a
+m'etourdir, de ma facilite a pardonner, a oublier les chagrins et les
+injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Vous connaissez
+mon interieur, vous savez s'il est tolerable. Vous avez ete etonne vingt
+fois de me voir relever la tete le lendemain, quand la veille on me
+l'avait brisee. Il y a un terme a tout." Et elle donne dans cette lettre
+une explication que l'_Histoire de ma Vie_ passe sous silence. Elle a
+trouve--etait-ce par hasard?--dans le secretaire de son mari un paquet a
+son adresse, avec cette suscription: "Ne l'ouvrez qu'apres ma mort."
+Naturellement elle l'a ouvert, n'ayant pas, dit-elle, la patience
+d'attendre d'etre veuve. C'etait un testament, rempli pour elle de
+maledictions et d'injures. Sur-le-champ son parti fut pris. Elle se
+rappela la pension de 3.000 francs stipulee dans le contrat de mariage et
+dont elle n'avait jamais use. Le jour meme de la decouverte, elle dit a
+son mari: "Je veux cette pension, j'irai a Paris, mes enfants resteront a
+Nohant." Ne s'eloignait-elle pas d'eux un peu bien aisement? Elle assure
+que c'etait une menace, qu'elle comptait les emmener. Toujours est-il
+qu'elle eut gain de cause. Apres huit ans d'humiliation, eclatait la
+revolte. Il fut convenu qu'elle passerait six mois a Nohant, six mois a
+Paris. Des qu'elle eut la certitude que Jules Boucoiran reviendrait
+occuper sa place de precepteur aupres de Maurice, elle se prepara au
+depart. Malgre son frere, malgre ses amis de La Chatre, elle prenait le 4
+janvier 1831 le chemin de Paris. C'etait la route de la litterature.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LES DEBUTS LITTERAIRES
+
+
+L'arrivee d'Aurore Dudevant a Paris, au commencement de janvier 1831, a
+ete l'objet des recits les plus contradictoires et les plus bizarres.
+Arsene Houssaye, dans ses _Confessions_ et ses _Souvenirs de Jeunesse_,
+donne carriere a une imagination exuberante et conteuse. Felix Pyat a
+publie, dans la _Grande Revue de Paris et de Petersbourg_, un article
+intitule: _Comment j'ai connu George Sand_, qui est purement fantaisiste.
+Il pretend etre alle, en compagnie de Jules Sandeau, son compatriote
+berrichon, recevoir au bureau des diligences une dame qui n'etait autre
+que la baronne Dudevant. Elle descendit de l'imperiale sous le costume
+d'un jeune bachelier, en vetement de velours, avec un beret. Cette
+anecdote est de tous points controuvee. La voyageuse n'avait pas pris la
+diligence, comme en temoigne la lettre que sur-le-champ elle ecrivit a son
+fils: "La chaise de poste ne fermait pas, j'etais glacee. Je ne suis
+arrivee a Paris qu'a minuit. J'etais bien embarrassee de ma voiture, parce
+qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et que je ne pouvais
+pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je l'ai fourree a l'hotel
+de Narbonne." Elle promet a Maurice d'etre de retour a Nohant dans huit
+jours au plus. Il n'en sera rien, et elle le sait elle-meme, en faisant ce
+mensonge maternel. Elle a l'intention de passer au moins trois mois hors
+de sa famille.
+
+Ou descendit-elle des l'abord a Paris? Ce point est obscur. En tous cas,
+ce ne fut pas chez son frere Hippolyte, car elle ecrit a Maurice dans sa
+premiere lettre: "Je n'ai pas encore eu le temps de voir ton oncle. Je
+pense que je le verrai aujourd'hui." Elle n'alla donc pas directement 31
+rue de Seine, ou etait l'appartement de M. Chatiron; mais on ignore si
+elle se rendit rue Racine, chez Jules Sandeau, comme l'affirme M. Henri
+Amic, ou 4 rue des Cordiers, proche la Sorbonne, en cet hotel Jean-Jacques
+Rousseau, ainsi denomme parce que le philosophe genevois y avait rencontre
+et aime Therese.
+
+George Sand ne se soucie pas de nous fournir a cet egard des
+renseignements precis. Elle imprime meme a l'_Histoire de ma Vie_ une tout
+autre allure, a dater du depart de Nohant, et elle s'en explique, non sans
+quelque embarras, au debut du treizieme chapitre de la quatrieme partie:
+"Comme je ne pretends pas donner le change sur quoi que ce soit en
+racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je
+veux _taire_ et non _arranger_ ni _deguiser_ plusieurs circonstances de ma
+vie. Mais, vis-a-vis du public, je ne m'attribue pas le droit de disposer
+du passe de toutes les personnes dont l'existence a cotoye la mienne. Mon
+silence sera indulgence ou respect, oubli ou deference, je n'ai pas a
+m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement,
+et je declare qu'on ne doit rien prejuger pour ou contre les personnes
+dont je parlerai peu ou point. Toutes mes affections ont ete serieuses, et
+pourtant j'en ai brise plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de
+mon entourage, j'ai agi trop tot ou trop tard, j'ai eu tort ou raison,
+selon qu'on a plus ou moins bien connu les causes de mes resolutions...
+Tout le monde sait de reste que dans toute querelle, qu'elle soit soit de
+famille ou d'opinion, d'interet ou de coeur, de sentiments ou de principes,
+d'amour ou d'amitie, il y a des torts reciproques et qu'on ne peut
+expliquer et motiver les uns que par les autres. Il est des personnes que
+j'ai vues a travers un prisme d'enthousiasme et vis-a-vis desquelles j'ai
+eu le grand tort de recouvrer la lucidite de mon jugement. Tout ce
+qu'elles avaient a demander, c'etaient de bons procedes, et je defie qui
+que ce soit de dire que j'aie manque a ce fait. Pourtant leur irritation a
+ete vive, et je le comprends tres bien. On est dispose, dans le premier
+moment d'une rupture, a prendre le desenchantement pour un outrage. Le
+calme se fait, on devient plus juste. Quoi qu'il en soit de ces personnes,
+je ne veux pas avoir a les peindre; je n'ai pas le droit de livrer leurs
+traits a la curiosite ou a l'indifference des passants."
+
+Observera-t-elle toujours la regle qu'elle edicte? Non pas, puisqu'elle
+publiera ce roman si transparent, _Elle et Lui_, bien peu de mois apres la
+mort d'Alfred de Musset. La theorie exposee dans l'_Histoire de ma Vie_
+n'est qu'un pretexte commode pour eviter des explications difficiles ou
+des justifications incompletes. N'oublions pas qu'elle a cinquante ans et
+qu'elle est entree dans la periode de calme relatif, quand elle redige son
+autobiographie. Il ne lui est donc pas malaise de prendre une attitude de
+supreme bienveillance et d'excuser tout a la fois les torts qu'on a eus
+envers elle et ceux qu'elle a eus envers autrui.
+
+"Moi, je pardonne, s'ecrie-t-elle, et si des ames tres coupables devant
+moi se rehabilitent sous d'autres influences, je suis prete a benir. Le
+public n'agit pas ainsi; il condamne et lapide. Je ne veux donc pas livrer
+mes ennemis (si je peux me servir d'un mot qui n'a pas beaucoup de sens
+pour moi) a des juges sans entrailles ou sans lumieres, et aux arrets
+d'une opinion que ne dirige pas la moindre pensee religieuse, que
+n'eclaire pas le moindre principe de charite. Je ne suis pas une sainte:
+j'ai du avoir, je le repete, et j'ai eu certainement ma part de torts,
+serieux aussi, dans la lutte qui s'est engagee entre moi et plusieurs
+individualites. J'ai du etre injuste, violente de resolutions, comme le
+sont les organisations lentes a se decider, et subir des preventions
+cruelles, comme l'imagination en cree aux sensibilites surexcitees."
+
+Ainsi formulees, les excuses de George Sand peuvent a la rigueur etre
+accueillies. Il lui sera beaucoup pardonne, comme a la Madeleine, parce
+qu'elle a beaucoup aime, avec une successivite un peu rapide, parfois meme
+avec une simultaneite qui semble avoir ete sincere en partie double.
+Peut-etre, se rendant a Paris, obeissait-elle plus aux suggestions de son
+esprit et a la passion de l'independance qu'aux curiosites de son
+imagination et au vagabondage de son coeur. Le 13 janvier 1831, elle ecrit
+a Jules Boucoirau: "Je m'embarque sur la mer orageuse de la litterature.
+Il faut vivre." Cinq jours plus tard, elle est moins explicite ou moins
+franche dans une lettre a sa mere: "Vous me demandez ce que je viens faire
+a Paris. Ce que tout le monde y vient faire, je pense: me distraire,
+m'occuper des arts que l'on ne trouve que la dans tout leur eclat. Je
+cours les musees, je prends des lecons de dessin; cela m'occupe tellement
+que je ne vois presque personne." Elle ne parle pas de ses ambitions
+litteraires, elle ne fait aucunement allusion aux compatriotes qu'elle
+frequente assidument, les trois hugolatres, Alphonse Fleury, Felix Pyat,
+Jules Sandeau. Ce dernier, ne a Aubusson le 19 fevrier 1811, devait etre
+son initiateur, a tout le moins dans le monde des lettres. Il avait connu
+M. et madame Dudevant, vers la fin de 1829, pres de La Chatre, dans une
+maison amie, chez les Duvernet. C'est a Charles Duvernet precisement
+qu'Aurore adressait, le 1er decembre 1830, une epitre romantique ou elle
+manifeste tout son enthousiasme pour la libre existence parisienne et
+profile quelques malicieuses silhouettes. D'abord celle de son
+correspondant: "O blond Charles, jeune homme aux reveries sentimentales,
+au caractere sombre comme un jour d'orage... L'hote solitaire des forets
+desertes, le promeneur melancolique des sentiers ecartes et ombreux
+n'etant plus la pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots
+et tristes comme la nature, veuve de toi, o jeune homme!" Puis c'est le
+gigantesque Alphonse Fleury: "Homme aux pattes immenses, a la barbe
+effrayante, au regard terrible; homme des premiers siecles, des siecles de
+fer, homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal,
+homme anterieur a la civilisation, anterieur au deluge." Et, donnant
+cours a cette humeur de grosse bouffonnerie que le romantisme encourageait
+et qui s'epanouira en Victor Hugo, elle le plaisante sur sa poitrine
+volcanique, sur le refroidissement de la contree depuis qu'il ne la
+rechauffe plus de son souffle, sur le dechainement des _vents_ que
+n'emprisonnent plus ses poumons athletiques. "Depuis ton depart,
+ecrit-elle, toutes les maisons de La Chatre ont ete ebranlees dans leurs
+fondements, le moulin a vent a tourne pour la premiere fois, quoique
+n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M. de la Genetiere a
+ete emportee par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame
+Saint-O... a ete relevee a une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot
+assure avoir vu sa jarretiere."
+
+Ce sont la, semble-t-il, badinages de rapins, comme Henri Murger nous en
+offrira a profusion dans la _Vie de Boheme_. Mais, pour esquisser le
+troisieme portrait, le crayon de madame Dudevant devient plus delicat. La
+caricature s'attenue. Sous les apparences de la blague, l'ironie se nuance
+d'emotion ou tout au moins de discrete sympathie: "Et toi, petit Sandeau!
+aimable et leger comme le colibri des savanes parfumees! gracieux et
+piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de
+Chateaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidite d'un chamois,
+les mains dans les poches, la petite place, les dames de la ville ne se
+levent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du
+soleil; elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre a la
+fenetre, et les papillotes ont pris racine a leurs cheveux. La coiffure
+languit, le cheveu deperit, le fer a friser dort inutile sur les tisons
+refroidis. L'usage des peignes commence a se perdre, la brosse tombe en
+desuetude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton depart nous
+a apporte une plaie d'Egypte bien connue."
+
+Tandis que ses amis goutaient les delices de la vie parisienne, Aurore
+n'aspirait qu'a les rejoindre. Elle se plaignait d'avoir la fievre et un
+_bon_ rhumatisme, d'etre "empaquetee de flanelles et fraiche comme une
+momie dans ses bandelettes." A l'en croire, elle fait a grand'peine en un
+jour le voyage de son cabinet au salon, et l'une de ses jambes est aupres
+de la cheminee du dit appartement que l'autre est encore dans la salle a
+manger. Elle parle de s'acheter une de ces brouettes qui servent a
+voiturer les culs-de-jatte. Mais, le mois suivant,--est-ce l'effet du
+sejour de Paris ou du traitement de Jules Sandeau?--la guerison s'opere
+comme par miracle. Elle mene la vie de l'etudiant enthousiaste et
+exuberant, avide tout ensemble de travail et de plaisir.
+
+A La Chatre, il va sans dire que cette existence, dont on exagerait les
+singularites, faisait scandale. Madame Dudevant s'etait mise au ban de la
+societe, et les cancans allaient leur train. "Ceux qui ne m'aiment guere,
+ecrivait-elle a Jules Boucoiran, disent que j'_aime_ Sandot (vous
+comprenez la portee du mot); ceux qui ne m'aiment pas du tout disent, que
+j'_aime_ Sandot et Fleury a la fois; ceux qui me detestent, que Duvernet
+et vous, par dessus le marche, ne me font pas peur. Ainsi j'ai quatre
+amants a la fois. Ce n'est pas trop quand on a comme moi les passions
+vives." A dire vrai, sur les quatre il fallait en eliminer trois et garder
+le seul Jules Sandeau. Elle affirme lui avoir resiste pendant trois mois a
+Paris; mais deja l'intrigue avait pris naissance dans un petit bois, aux
+environs de Nohant. La litterature les rapprocha. Ils collaborerent et
+cohabiterent. "J'ai resolu, ecrit-elle a Charles Duvernet le 19 janvier
+1831, de l'associer a mes travaux ou de m'associer aux siens, comme vous
+voudrez. Tant y a qu'il me prete son nom, car je ne veux pas paraitre, et
+je lui preterai mon aide, quand il en aura besoin. Gardez-nous le secret
+sur cette association litteraire." Ce fut bientot le secret de
+Polichinelle, a La Chatre et a Paris; mais l'associee de Jules Sandeau
+n'en avait cure. Elle ne se souciait que de l'opinion de ses amis et des
+profits que pouvait rapporter ce labeur en commun. "Pour moi, dit-elle,
+ame epaisse et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de
+l'argent plus que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette a
+avoir de l'ordre. Or, ce dernier point est si difficile qu'il ne faut meme
+pas y songer."
+
+Jules Sandeau, qui pretait ainsi a Aurore Dudevant la moitie de son nom et
+de son appartement, etait plus jeune qu'elle de sept ans--elle n'a jamais
+aime les hommes tres murs--et ni l'un ni l'autre ne possedait de notoriete
+dans le monde des lettres. Elle dut donc chercher des appuis pour aborder
+une carriere, de tout temps, mais alors surtout, difficilement accessible
+aux femmes. Sa pension de 3.000 francs ne pouvait lui suffire. "Vous savez,
+mande-t-elle a Jules Boucoiran, que c'est peu pour moi qui aime a donner
+et qui n'aime pas a compter. Je songe donc uniquement a augmenter mon
+bien-etre. Comme je n'ai nulle ambition d'etre connue, je ne le serai
+point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne." Le premier
+litterateur avec qui elle entra en relations fut Henri de Latouche, un
+compatriote, ne en 1785 a La Chatre, qui s'exerca dans le journalisme, la
+poesie, le roman et le theatre. Il edita Andre Chenier et fonda le Figaro.
+Elle s'adressa egalement a M. Doris-Dufresne, le depute republicain; il la
+mit en rapport avec son collegue a la Chambre, M. de Keratry, romancier a
+ses heures, qui avait ecrit le _Dernier des Beaumanoir_. L'_Histoire de ma
+Vie_ raconte assez plaisamment la facon dont elle se presenta chez lui, a
+huit heures du matin:
+
+"M. de Keratry me parut plus age qu'il ne l'etait. Sa figure, encadree de
+cheveux blancs, etait fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie
+chambre ou je vis, couchee sous un couvre-pied de soie rose tres galant,
+une charmante petite femme qui jeta un regard de pitie languissante sur ma
+robe de stoff et sur mes souliers crottes, et qui ne crut pas devoir
+m'inviter a m'asseoir. Je me passai de la permission et demandai a mon
+nouveau patron, en me fourrant dans la cheminee, si mademoiselle sa fille
+etait malade. Je debutais par une insigne betise. Le vieillard me repondit,
+d'un air tout gonfle d'orgueil armoricain, que c'etait la madame de
+Keratry, sa femme. "Tres bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment;
+mais elle est malade, et je la derange. Donc je me chauffe et je m'en
+vas.--Un instant, reprit le protecteur; M. Duris-Dufresne m'a dit que vous
+vouliez ecrire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet; mais
+tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas ecrire.--Si
+c'est votre opinion, nous n'avons point a causer, repris-je. Ce n'etait
+pas la peine de nous eveiller si matin, madame de Keratry et moi, pour
+entendre ce precepte."
+
+Le plus joli mot de tout l'entretien fut celui de l'escalier ou plutot de
+l'antichambre, alors que l'auteur du _Dernier des Beaumanoir_ parachevait
+sa theorie sur l'inferiorite intellectuelle de la femme. Il eut, au seuil
+de l'appartement, un trait superbe, a la Napoleon: "Croyez-moi, ne faites
+pas de livres, faites des enfants." Il y a deux versions de la reponse de
+George Sand. Voici la sienne: "Ma foi, monsieur, gardez le precepte pour
+vous-meme, si bon vous semble." Henri de Latouche y apporta cette
+variante: "Faites-en vous-meme, si vous pouvez."
+
+Les lettres de George Sand, publiees par le vicomte de Spoelberch de
+Lovenjoul dans la _Veritable Histoire de Elle et Lui_, presentent d'autre
+sorte ses premieres relations avec Keratry. "Il m'a recue, ecrit-elle,
+d'une maniere paternelle, et j'ai bonne esperance maintenant." De meme
+elle mande, le 12 fevrier, a Jules Boucoiran: "Je vais chez Keratry le
+matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconte comme nous avions
+pleure en lisant le _Dernier des Beaumanoir_. Il m'a dit qu'il etait plus
+sensible a ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des salons. C'est
+un digne homme. J'espere beaucoup de sa protection pour vendre mon petit
+roman. Je vais paraitre dans la _Revue de Paris_."
+
+Entre temps, elle fait de la copie, a sept francs la colonne, pour le
+_Figaro_, dirige par Henri de Latouche. "C'est, dit-elle, le dernier des
+metiers." Et dans une lettre a l'avocat Duteil: "J'essaye de fourrer des
+articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines infinies et
+une perseverance de chien. Si j'avais prevu la moitie des difficultes
+que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carriere. Eh bien, plus
+j'en rencontre, plus j'ai la resolution d'avancer." Elle est, en effet,
+envahie par une passion violente, irresistible, la passion d'ecrire. A
+ce prix, elle supporte mainte privation et tout d'abord de peiner chaque
+jour au _Figaro_, de neuf heures du matin a cinq heures, en qualite de
+manoeuvre, "ouvrier-journaliste, garcon-redacteur." Puis elle ajoute:
+"Le _journalisme_ est un postulat par lequel il faut passer."
+
+Le soir, elle va assez frequemment au theatre; mais par esprit
+d'economie--et en suivant, ecrit-elle a Boucoiran, certain conseil que
+vous m'avez donne--elle s'habille en homme. Ainsi elle evite de renouveler
+sa garde-robe, et c'est en costume d'etudiant qu'elle occupe, avec Jules
+Sandeau et d'autres amis, les loges qu'Henri de Latouche lui donne presque
+tous les soirs. Le bruit en est arrive jusqu'a sa mere, qui exprime son
+etonnement de cette singularite. George Sand lui repond, pendant un de ses
+sejours a Nohant, en feignant de prendre le change: "On vous a dit que je
+portais culotte, on vous a bien trompee. En revanche, je ne veux point
+qu'un mari porte mes jupes. Chacun son vetement, chacun sa liberte."
+
+Parmi les relations litteraires que se crea George Sand a ses debuts, il
+faut au premier rang placer Balzac. C'etait la rencontre des deux
+ecrivains qui, dans le roman, allaient personnifier les tendances
+contraires de l'idealisme et du realisme. Balzac n'avait pas encore
+produit ses chefs-d'oeuvre, mais deja il manifestait cette humeur inquiete
+et fastueuse qui devait sans cesse courir a la poursuite de la fortune, de
+decouvertes merveilleuses et des fantaisies du luxe. L'_Histoire de ma
+Vie_ raconte plaisamment qu'il avait amenage son petit appartement de la
+rue de Cassini en boudoirs de marquise, tendus de soie et de dentelle.
+Boheme a sa facon, il eprouvait le besoin du superflu et se privait de
+soupe et de cafe plutot que d'argenterie et de porcelaine de Chine. Au
+surplus, il avait des bizarreries et des caprices d'enfant, dont George
+Sand relate un specimen tres caracteristique:
+
+"Un soir que nous avions dine chez Balzac d'une maniere etrange, je crois
+que cela se composait de boeuf bouilli, d'un melon et de champagne frappe,
+il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la
+montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costume, un
+bougeoir a la main, pour nous reconduire jusqu'a la grille du Luxembourg.
+Il etait tard, l'endroit desert, et je lui observais qu'il se ferait
+assassiner en rentrant chez lui. "Du tout, me dit-il; si je rencontre des
+voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour
+uu prince, et ils me respecteront." Il faisait une belle nuit calme. Il
+nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumee dans un joli flambeau de
+vermeil cisele, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore,
+qu'il aurait bientot, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement
+avoir pendant quelque temps. Il nous eut reconduits jusqu'a l'autre bout
+de Paris, si nous l'avions laisse faire."
+
+Entre Balzac et George Sand il y avait antinomie de conception. Non
+qu'elle eut une theorie preconcue lorsqu'elle commenca a ecrire; mais son
+tour d'esprit devait la porter a idealiser les sentiments de ses
+personnages, alors que Balzac suivait une impulsion toute contraire et
+qu'il a definie a merveille dans un entretien avec madame Sand: "Vous
+cherchez l'homme tel qu'il devrait etre; moi, je le prends tel qu'il est.
+Croyez-moi, nous avons raison tous deux." Et, apres avoir indique son
+propre procede qui consiste a grandir ses personnages dans leur laideur ou
+leur betise, a donner a leurs difformites des proportions effrayantes ou
+grotesques, il conclut en disant a sa rivale: "Idealisez dans le joli et
+dans le beau, c'est un ouvrage de femme."
+
+Certes le premier roman de George Sand ne laisse rien prevoir du
+developpement ulterieur de son genie. _Rose et Blanche, ou la Comedienne
+et la Religieuse_, qu'elle composa en collaboration avec Jules Sandeau et
+qui parut en fevrier 1832 sous le pseudonyme commun de J. Sand, porte la
+marque de cette gaminerie blagueuse qui etait a la mode parmi les
+neophytes du romantisme. C'est l'oeuvre d'un etudiant qui s'amuse et qui
+ecrit a la hate sur un coin de table, etre enigmatique au sexe indecis,
+avec des cheveux tombant sur les epaules et une de ces longues redingotes
+a la proprietaire, descendant jusqu'aux talons, dont Hippolyte Chatiron a
+precise la coupe: "Le tailleur prend mesure sur une guerite, et ca va a
+tout un regiment."
+
+George Sand aussi travaillait sur commande, pour satisfaire au gout du
+jour. Sans compter des articles et des fantaisies dans le _Figaro_, elle
+publiait dans la _Revue de Paris_ une nouvelle, la _Prima Donna_, et, dans
+la _Mode_ du 15 mars, la _Fille d'Albano_. Ce sont des bluettes.
+
+Apres deux sejours a Nohant au milieu et a la fin de 1831, elle revient a
+Paris en avril 1832, amene Solange et s'installe quai Saint-Michel, au
+cinquieme etage d'une grande maison d'ou elle a une vue superbe sur
+Notre-Dame, Saint-Jacques la Boucherie et la Sainte-Chapelle. "J'avais,
+ecrit-elle, du ciel, de l'eau, de l'air, des hirondelles, de la verdure
+sur les toits." Disons plus exactement: trois petites pieces avec balcon
+pour trois cents francs par an. Mais les etages etaient rudes a monter,
+d'autant qu'il fallait porter Solange deja tres lourde. La portiere
+faisait le menage pour quinze francs par mois; un gargotier du voisinage
+apportait la nourriture, moyennant deux francs par jour. George Sand
+savonnait, repassait son linge fin. Et elle etait plus heureuse que dans
+le bien-etre materiel de Nohant. Elle avait emprunte quelque argent a
+Henri de Latouche pour s'acheter des meubles, somme qui fut remboursee par
+M. Dudevant. Dans cette existence etroite et presque miserable, elle
+goutait les joies de la liberte et celles de la tendresse. "Vivre,
+mandait-elle a Charles Duvernet, que c'est doux! que c'est bon! malgre les
+chagrins, les maris, l'ennui, les dettes, les parents, les cancans, malgre
+les poignantes douleurs et les fastidieuses tracasseries. Vivre, c'est
+enivrant! Aimer, etre aime, c'est le bonheur, c'est le ciel!" Ici George
+Sand laisse transparaitre l'enthousiasme de son premier amour vraiment
+complet, autrement fougueux que les expansions d'antan avec Aurelien de
+Seze. Elle confesse, en sa correspondance, l'ardeur qui circule dans ses
+veines, qui bouillonne dans son sein. Nous sommes sous le premier consulat,
+celui de Jules Sandeau.
+
+Il en resulta ce roman longuet, _Rose et Blanche_, ou il est malaise de
+faire la part des deux collaborateurs. C'est un parallelisme assez factice
+entre les destinees de Blanche la novice et de Rose la comedienne. La
+lecture de ces cinq petits volumes laisse une impression monotone et
+maussade. On se contente, a l'ordinaire, de parcourir le premier chapitre,
+intitule "la Diligence," qui est un peu bien naturaliste. Jamais ce ton
+faubourien ne se retrouvera dans l'oeuvre de George Sand. Il n'est meme
+pas possible de transcrire certains passages plus que lestes. Il faut se
+borner a reproduire le portrait de la soeur Olympie, qui grimpe sur
+l'imperiale de la diligence et s'assied a cote d'un vieux dragon: "Le
+militaire, c'etait son element. En avait-elle vu, des militaires, en
+avait-elle vu! A Limoges, elle avait gueri de la gale le 35e d'infanterie
+de ligne; a Lyon, tout le 12e de chasseurs lui avait passe par les mains
+pour une colique contagieuse; aux frontieres, pendant la campagne de
+Russie, elle avait recu des envois de blesses, des cargaisons de geles,
+des convois d'amputes. Elle avait explore le hussard, cultive le canonnier,
+analyse le tambour-maitre et monopolise le cuirassier. Le voltigeur
+l'avait benie, le lancier l'avait adoree; et, dans une effusion de
+reconnaissance, plus d'un l'avait embrassee, en depit de ses grosses
+verrues et de sa joue profondement sillonnee par la petite verole; car
+elle etait si laide qu'elle pouvait se passer de pudeur... Apres cinquante
+ans d'une semblable existence, apres une vie d'emplatres, d'infections et
+d'ordures, la soeur Olympie, rude et grossiere comme la charite active,
+n'avait plus de sexe: ce n'etait ni un homme, ni une femme, ni un soldat,
+ni une vierge; c'etait la force, le devouement, le courage incarne,
+c'etait le bienfait personnifie, la providence habillee d'une robe noire
+et d'une guimpe blanche." Aussi, quand le dragon lui offre une prise,
+"Sensible! s'ecrie-t-elle, en enfoncant ses longs doigts osseux dans la
+tabatiere et en portant a son nez une prise de tabac dont la moitie tomba
+sur un rudiment de moustache grise qui couronnait sa levre superieure."
+
+De meme provenance gouailleuse est le recit des infortunes intimes d'un
+_soprano_ masculin, ainsi que l'enumeration des professions de M.
+Robolanti, "homme universel, industriel encyclopediste, voyageur europeen,
+physicien, organiste, chef d'orchestre, instructeur de chiens, de serins
+et de lievres, fabricant de the suisse, d'eau de Cologne, de pommade,
+d'onguent odontalgique, de faux rateliers et de semelles impermeables."
+
+Pour reconnaitre la marque de George Sand, il faut s'arreter a certains
+episodes: par exemple, au tome II, l'arrivee de l'archeveque qui rappelle
+de tous points la visite du prelat a Nohant, au chevet de madame Dupin.
+Dans _Rose et Blanche_ il a ete croque sur le vif: "Un homme court et gras,
+a figure ronde et bourgeoise, taille pour faire un epicier, un voltigeur
+de la garde nationale ou un adjoint de village. Sa robe violette, costume
+si noble et si beau sur un homme pale et elance, ressemblait sur lui au
+premier fourreau d'un gros marmot; sa ceinture de moire etait perdue sons
+l'empietement du ventre sur la poitrine, et sa croix d'or, cherchant en
+vain sa place entre un cou qui n'existait pas et un estomac qui n'existait
+plus, occupait tout l'espace intermediaire entre le menton et l'ombilic."
+
+Quelques autres pages attestent encore la forme litteraire qui sera celle
+de George Sand. Ainsi la description des Landes, au chapitre 5 du tome II,
+mais surtout la peinture du couvent des Augustines, dirige par madame de
+Lancastre, et ou d'innombrables details proviennent du sejour d'Aurore a
+la communaute des Anglaises. De l'intrigue meme de _Rose et Blanche_ il
+n'y a rien a retenir. Horace et Laorens sont deux jeunes hommes sans grand
+relief. L'un aime la comedienne Rose, qui devient religieuse. L'autre,
+apres avoir commis envers Blanche, alors idiote, le pire mefait qui se
+puisse imaginer, la retrouve le jour ou elle va prononcer ses voeux, fait
+scandale dans la chapelle, la contraint au mariage et la voit mourir au
+sortir de la benediction nuptiale. Ce n'est ni du roman psychologique, ni
+du roman feuilleton qui tienne la curiosite en haleine. Aussi bien George
+Sand discernait-elle nettement les defauts de son oeuvre: "Je suis fort
+aise, ecrit-elle a sa mere le 22 fevrier 1832, que mon livre vous amuse.
+Je me rends de tout mon coeur a vos critiques. Si vous trouvez la soeur
+Olympie trop troupiere, c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai
+beaucoup connue, et je vous assure que, malgre ses jurons, c'etait la
+meilleure et la plus digne des femmes... En somme, je vous ai dit que je
+n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y a beaucoup de farces que je
+desapprouve: je ne les ai tolerees que pour satisfaire mon editeur, qui
+voulait quelque chose d'un peu _egrillard_. Vous pouvez repondre cela pour
+me justifier aux yeux de Caroline, si la verdeur des mots la scandalise.
+Je n'aime pas non plus les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans
+le livre que j'ecris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes
+collaborateurs que le nom, le mien n'etant pas destine a entrer jamais
+dans le commerce du bel esprit." En effet, lorsqu'elle rompt avec Jules
+Sandeau cette courte association intellectuelle, elle garde de lui une
+partie de son nom pour en faire George Sand. Desormais elle a trouve sa
+voie, son style, sa doctrine sociale, sa conception romanesque. C'est
+_Indiana_ qu'elle compose durant l'hiver de 1831-1832. _Valentine_ va
+suivre, puis _Lelia_: toute une serie d'oeuvres spontanees et hardies,
+revelatrices d'un art nouveau et d'une pensee qui se libere.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LE ROMAN FEMINISTE: _INDIANA_ ET _VALENTINE_
+
+
+Si, dans un bagage aussi complexe que celui de George Sand, toute
+classification n'est pas fatalement artificielle et etroite, il semble
+qu'on puisse diviser ses romans en quatre periodes ou categories: le roman
+feministe, le roman socialiste, le roman champetre, et, durant les
+dernieres annees, le roman purement sentimental et romanesque. Sa premiere
+maniere est une revendication eclatante des droits de la femme. Dans la
+douzieme des _Lettres d'un Voyageur_, elle discute le reproche, qui lui
+est adresse par Desire Nisard, d'avoir voulu rehabiliter l'egoisme des
+sens, d'avoir fait la metaphysique de la matiere et poursuivi un but
+antisocial. Elle oppose une denegation formelle: "Vous dites, monsieur,
+que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en
+excepter quatre ou cinq, entre autres _Lelia_, que vous mettez au nombre
+de mes plaidoyers contre l'institution sociale, et ou je ne sache pas
+qu'il en soit dit un mot... _Indiana_ ne m'a pas semble non plus, lorsque
+je l'ecrivais, pouvoir etre une apologie de l'adultere. Je crois que dans
+ce roman (ou il n'y a pas d'adultere commis, s'il m'en souvient bien),
+_l'amant (ce roi de mes livres)_, comme vous l'appelez spirituellement a
+un pire role que le mari. _Le Secretaire intime_ a pour sujet (si je ne me
+trompe pas absolument sur mes intentions) les douceurs de la fidelite
+conjugale. _Andre_ n'est ni _contre_ le mariage, ni _pour_ l'amour
+adultere, _Simon_ se termine par l'hymenee, ni plus ni moins qu'un conte
+de Perrault ou de madame d'Aulnoy; et enfin dans _Valentine_, dont le
+denoument n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalite
+intervient pour empecher la femme adultere de jouir, par un second mariage,
+d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre." Mais la critique de Desire
+Nisard va plus loin et revet un caractere de grief personnel: "Il serait
+peut-etre, ecrivait-il, plus heroique a qui n'a pas eu le bon lot, de ne
+pas scandaliser le monde avec son malheur en faisant d'un cas prive une
+question sociale." Pour completer cet argument _ad hominem_--ou plutot _ad
+feminam_--Nisard ajoute: "La ruine des maris, ou tout au moins leur
+impopularite, tel a ete le but des ouvrages de George Sand." Voici sa
+replique: "Oui, monsieur, la ruine des _maris_, tel eut ete l'objet de mon
+ambition, si je me fusse senti la force d'etre un _reformateur_." A quoi
+se bornait donc son dessein? A attaquer les abus, les ridicules, les
+prejuges et les vices du temps. Si elle a incrimine les _lois sociales_,
+elle n'y a apporte aucune arriere-pensee subversive: "Qui pouvait me
+supposer l'intention de refaire les lois du pays?" Et, quand des
+saint-simoniens, philanthropes consciencieux, a la recherche de la verite,
+lui ont demande ce qu'elle mettrait a la place des maris, "je leur ai
+repondu naivement, dit-elle, que c'etait le _mariage_, de meme qu'a la
+place des pretres, qui ont tant compromis la religion, je crois que c'est
+la religion qu'il faut mettre." Enfin, pour excuser ses defaillances et
+justifier ses aspirations, elle se place sous l'invocation de la _justice_,
+"eternel reve des coeurs simples."
+
+_Indiana_ parut le 19 mai 1832. Dans l'_Histoire de ma Vie_, George Sand
+affirme que ce roman, compose a Nohant, fut commence sans projet et sans
+espoir, voire meme sans aucun plan, mais surtout sans aucune des visees
+sociales que la critique affecta d'y decouvrir. "On n'a pas manque,
+poursuit-elle, de dire qu'_Indiana_ etait ma personne et mon histoire. Il
+n'en est rien." Admettons la veracite de cette declaration. C'est a l'insu
+de l'ecrivain que sont venus sous sa plume, a la faveur de la fiction, les
+souvenirs de ses tristesses conjugales. Les malheurs d'Indiana ressemblent
+a ceux d'Aurore; il y a une parente intellectuelle et morale, assez
+facheuse d'ailleurs, entre le colonel Delmare, "vieille bravoure en
+demi-solde," et Casimir Dudevant, officier demissionnaire.
+
+Aussi bien, pour decouvrir l'idee maitresse et directrice d'_Indiana_, il
+ne suffit pas de suivre les peripeties du roman, il convient encore de
+comparer les deux prefaces, celle de 1832 et celle de 1842. La premiere
+est modeste et plaide presque les circonstances attenuantes pour les
+audaces de l'ouvrage: "Si quelques pages de ce livre encouraient le grave
+reproche de tendance vers des croyances nouvelles, si des juges rigides
+trouvaient leur allure imprudente et dangereuse, il faudrait repondre a la
+critique qu'elle fait beaucoup trop d'honneur a une oeuvre sans
+importance... Le narrateur n'a point la pretention de cacher un
+enseignement grave sous la forme d'un conte; il ne vient pas donner _son
+coup de main_ a l'edifice qu'un douteux avenir nous prepare, _son coup de
+pied_ a celui du passe qui s'ecroule. Il sait trop que nous vivons dans un
+temps de ruine morale, ou la raison humaine a besoin de rideaux pour
+attenuer le trop grand jour qui l'eblouit. S'il s'etait senti assez docte
+pour faire un livre vraiment utile, il aurait adouci la verite, au lieu de
+la presenter avec ses teintes crues et ses effets tranchants. Ce livre-la
+eut fait l'office des lunettes bleues pour les yeux malades."
+
+De ce meme style qui n'est pas exempt de mauvais gout, le romancier se
+defend de "prendre des conclusions sur le grand proces entre l'avenir et
+le passe" et de "s'affubler de la robe du philosophe." Il n'aura garde de
+"porter la main sur les grandes plaies de la civilisation agonisante--il
+faut etre si sur de pouvoir les guerir, quand on se risque a les sonder!"
+Apres nous avoir atteste qu'il n'emploiera pas son talent, "s'il en avait,
+a foudroyer les autels renverses," il aboutit a cette conclusion ampoulee:
+"Vous verrez que, s'il n'a pas effeuille des roses sur le sol ou la loi
+parque nos volontes comme des appetits de mouton, il a jete des orties sur
+les chemins qui nous en eloignent." Nous apprenons qu'Indiana, c'est un
+type d'etre faible qui represente les passions comprimees ou supprimees
+par les lois. Car George Sand, disciple de Jean-Jacques, estime que
+l'oeuvre de l'Etre supreme est pervertie par notre pretendue civilisation.
+De la les protestations qu'elle formule contre les iniquites sociales,
+tout en declarant, dans une langue singuliere, n'avoir pas pour son livre
+"le naif amour paternel qui emmaillote les productions rachitiques de ces
+jours d'avortements litteraires."
+
+En 1842, la pensee et les metaphores de George Sand sont mieux
+equilibrees. Dans cette seconde preface, elle proclame qu'_Indiana_ et la
+plupart de ses premiers romans sont bases sur une meme donnee: le rapport
+mal etabli entre les sexes, par le fait de la societe. Dix annees de
+reflexion ou plutot de noviciat, le spectacle des miseres humaines, le
+commerce, dit-elle, de "quelques vastes intelligences religieusement
+interrogees"--c'est-a-dire de Lamennais, de Pierre Leroux, de Michel (de
+Bourges)--ont elargi son horizon. Elle confirme et accentue la these
+d'_Indiana_, en paraphrasant le vers de Polyeucte:
+
+ Je le ferais encor si j'avais a le faire.
+
+Elle a conscience de s'etre acquittee d'une tache utile et necessaire.
+"J'ai cede, dit-elle, a un instinct puissant de plainte et de reproche que
+Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d'inutile, pas meme les plus
+chetifs etres." Aussi bien la cause qu'elle defendait etait celle de la
+moitie du genre humain, et s'elevait bien au-dessus de la poursuite d'un
+profit particulier ou de l'apologie d'un interet personnel. C'est alors
+qu'elle formule une theorie qui recele en substance les revendications
+actuelles du feminisme: "J'ai ecrit _Indiana_ avec le sentiment non
+raisonne, il est vrai, mais profond et legitime, de l'injustice et de la
+barbarie des lois qui regissent encore l'existence de la femme dans le
+mariage, la famille et la societe... La guerre sera longue et rude; mais
+je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d'une si
+belle cause, et je la defendrai tant qu'il me restera un souffle de vie."
+Apotre des droits de la femme dans cette preface, George Sand oublie sans
+nul doute qu'elle s'est inflige a elle-meme un dementi, en ecrivant a la
+page 235 d'_Indiana_: "La femme est imbecile par nature."
+
+Si les theses proposees sont discutables et captieuses, le roman en soi
+est attachant. L'intrigue n'offre aucune complication. Indiana, ame
+sentimentale et romanesque, souffre aupres du colonel Delmare. Ce rude
+personnage a jure de tuer quiconque braconne sur ses terres. Il atteint
+ainsi, mais d'un coup de fusil charge de gros sel, un jeune voisin, Raymon
+de Ramiere, qui escaladait son mur pour rendre visite a Noun, une creole,
+soubrette d'Indiana. Assez vite, d'ailleurs, le Don Juan provincial est
+las de la femme de chambre en tablier blanc et en madras. Il ne
+demanderait qu'a passer de l'escalier de service au grand escalier. Noun
+s'en apercoit et se jette dans la riviere prochaine. Indiana n'a-t-elle
+rien devine ou ne s'alarme-t-elle pas de succeder a sa cameriste? Du moins
+elle s'eprend de Raymon de Ramiere, malgre les adjurations de sir Ralph
+Brown qui tient aupres d'elle l'emploi de soupirant volontairement
+platonique. Elle suit son mari a l'ile Bourbon, mais sans pouvoir oublier
+l'amour qui la possede. Dans un acces d'exaltation, elle s'embarque pour
+la France, afin de rejoindre Raymon. Elle le trouve marie. Crise de
+desesperance. Ralph la soigne, la guerit, et tous deux vont terminer leurs
+jours dans quelque chaumiere indienne, renouvelee de Bernardin de
+Saint-Pierre. Ainsi se manifeste l'apophtegme de George Sand: "L'amour est
+un contrat aussi bien que le mariage." La demonstration semble assez
+sinueuse.
+
+Il est deplaisant que les rendez-vous de Raymon et de Noun aient lieu dans
+la chambre meme d'Indiana absente, "ou des orangers en fleurs repandaient
+leurs suaves emanations, des bougies diaphanes brulaient dans les
+candelabres." Noun a pris soin d'effeuiller sur le parquet des roses du
+Bengale et de semer le divan de violettes. Elle a prepare un souper fin,
+et pourtant les regards de Raymon ne se dirigent pas vers les fruits et
+les flacons du gueridon, mais vers ce qui lui rappelle Indiana: ses livres,
+son metier, sa harpe, les gravures de l'ile Bourbon, et "surtout ce petit
+lit a demi cache sous les rideaux de mousseline, ce lit blanc et pudique
+comme celui d'une vierge, orne au chevet, en guise de rameau benit, d'une
+palme enlevee peut-etre, le jour du depart, a quelque arbre de la patrie."
+Accueilli par la cameriste, c'est a la maitresse qu'il va songer. Noun
+cependant a fait des frais de toilette, avec la garde-robe de madame
+Delmare, mais toute cette elegance est visiblement empruntee. Elle a force
+le decolletage. Voici comment George Sand nous l'explique: "Indiana eut
+ete plus cachee, son sein modeste ne se fut trahi que sous la triple gaze
+de son corsage; elle eut peut-etre orne ses cheveux de camelias naturels,
+mais ce n'est pas dans ce desordre excitant qu'ils se fussent joues sur sa
+tete; elle eut pu emprisonner ses pieds dans des souliers de satin, mais
+sa chaste robe n'eut pas ainsi trahi les mysteres de sa jambe mignonne."
+Bref, Raymon est sature des amours ancillaires. Il demande a monter en
+grade, c'est-a-dire a descendre de la mansarde a l'appartement.
+
+Pour traduire ces fluctuations d'un amour qui va de l'office au boudoir,
+George Sand use assez volontiers du style hyperbolique et fleuri, a la
+mode de 1830. Ce sont des exclamations: "Pauvre enfant! si jeune et si
+belle, avoir deja tant souffert!" Ou bien de singulieres manifestations de
+tendresse: "Je vous aurais portee dans mes bras pour empecher vos pieds de
+se blesser; je les aurais rechauffes de mon haleine." Comment madame
+Delmare accueille-t-elle ces declarations adressees a ses pieds? Avec
+quelque complaisance, ce semble. "Si l'on mourait de bonheur, Indiana
+serait morte en ce moment." Il est vrai que Raymon hausse le ton et secoue
+furieusement les cordes de sa lyre: "Tu es la femme que j'avais revee, la
+purete que j'adorais, la chimere qui m'avait toujours fui, l'etoile
+brillante qui luisait devant moi pour me dire: "Marche encore dans cette
+vie de misere, et le ciel t'enverra un de ses anges pour t'accompagner. De
+tout temps, tu m'etais destinee, ton ame etait fiancee a la mienne!...
+Vois-tu, Indiana, tu m'appartiens, tu es la moitie de mon ame, qui
+cherchait depuis longtemps a rejoindre l'autre... Ne me reconnais-tu pas?
+ne te semble-t-il pas qu'il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus? Ne
+t'ai-je pas reconnue, ange, lorsque tu etanchais mon sang avec ton voile,
+lorsque tu placais ta main sur mon coeur eteint pour y ramener la chaleur
+et la vie?" Et des pages entieres se deroulent ainsi sur le mode
+declamatoire. Raymon s'y abandonne avec une particuliere volubilite. Au
+matin, quand il se retrouve dans cet appartement, ou, suivant l'etrange
+expression de George Sand, Noun s'etait endormie souveraine et reveillee
+femme de chambre, il se jette a genoux, "la face tournee contre ce lit
+foule et meurtri qui le faisait rougir," et il profere une invocation: "O
+Indiana! s'ecrie-t-il en se tordant les mains, t'ai-je assez outragee!...
+Repousse-moi, foule-moi aux pieds, moi qui n'ai pas respecte l'asile de ta
+pudeur sacree; moi qui me suis enivre de tes vins comme un laquais, cote a
+cote avec ta suivante; moi qui ai souille ta robe de mon haleine maudite
+et ta ceinture pudique de mes infames baisers sur le sein d'une autre; moi
+qui n'ai pas craint d'empoisonner le repos de tes nuits solitaires, et de
+verser jusque sur ce lit que respectait ton epoux lui-meme les influences
+de la seduction et de l'adultere! Quelle securite trouveras-tu desormais
+derriere ces rideaux dont je n'ai pas craint de profaner le mystere? Quels
+songes impurs, quelles pensees acres et devorantes ne viendront pas
+s'attacher a ton cerveau pour le dessecher? Quels fantomes de vice et
+d'insolence ne viendront pas ramper sur le lin virginal de ta couche? Et
+ton sommeil, pur comme celui d'un enfant, quelle divinite chaste voudra le
+proteger maintenant? N'ai-je pas mis en fuite l'ange qui gardait ton
+chevet? N'ai-je pas ouvert au demon de la luxure l'entree de ton alcove?
+Ne lui ai-je pas vendu ton ame? et l'ardeur insensee qui consume les
+flancs de cette creole lascive ne viendra-t-elle pas, comme la robe de
+Dejanire, s'attacher aux tiens pour les ronger? Oh! malheureux! coupable
+et malheureux que je suis! que ne puis-je laver de mon sang la honte que
+j'ai laissee sur cette couche!"
+
+Raymon de Ramiere pourrait continuer longtemps sur ce ton, si Noun
+n'arrivait avec son madras et son tablier, et ne s'etonnait de le voir
+agenouille, baisant et arrosant de ses larmes le lit d'Indiana. Elle crut
+qu'il faisait sa priere. Et George Sand ajoute: "Elle ignorait que les
+gens du monde n'en font pas." Noun etait naive, Indiana pareillement. Le
+romancier se charge de nous en faire part: "Femmes de France, vous ne
+savez pas ce que c'est qu'une creole." Desormais c'est suffisamment
+explique.
+
+Par bonheur, et pour effacer l'impression de ce pathos, il est des pages
+charmantes dans la partie descriptive. Voici, notamment, un paysage
+nocturne, qui encadre un rendez-vous d'amour: "Il fallait traverser la
+riviere pour entrer dans le parterre, et le seul passage en cet endroit
+etait un petit pont de bois jete d'une rive a l'autre; le brouillard
+devenait plus epais encore sur le lit de la riviere, et Raymon se
+cramponna a la rampe pour ne pas s'egarer dans les roseaux qui croissaient
+autour de ses marges. La lune se levait alors, et, cherchant a percer les
+vapeurs, jetait des reflets incertains sur ces plantes agitees par le vent
+et par le mouvement de l'eau. Il y avait, dans la brise qui glissait sur
+les feuilles et frissonnait parmi les remous legers, comme des plaintes,
+comme des paroles humaines entrecoupees. Un faible sanglot partit a cote
+de Raymon, et un mouvement soudain ebranla les roseaux; c'etait un courlis
+qui s'envolait a son approche." Ne trouvez-vous pas dans cette peinture
+des touches delicates qui rappellent le procede de Jean-Jacques et
+evoquent la vision d'une toile de Corot?
+
+Entre les divers jugements, presque tous elogieux, que provoqua _Indiana_,
+nous retiendrons seulement celui d'Alfred de Musset, sans ajouter creance
+a une anecdote de Paul de Musset: il pretend que son frere avait rature
+sur les premieres pages du roman tous les adjectifs inutiles et que
+l'exemplaire tomba sous les yeux de George Sand, cruellement atteinte dans
+son amour-propre litteraire. Ce recit ne concorde guere avec la lettre et
+les vers, si enthousiastes, qu'Alfred de Musset adressa, le 24 juin 1833,
+a l'auteur d'_Indiana_:
+
+"Madame,
+
+"Je prends la liberte de vous envoyer quelques vers que je viens d'ecrire
+en relisant un chapitre d'_Indiana_, celui ou Noun recoit Raymon dans la
+chambre de sa maitresse. Leur peu de valeur m'avait fait hesiter a les
+mettre sous vos yeux, s'ils n'etaient pour moi une occasion de vous
+exprimer le sentiment d'admiration sincere et profonde qui les a inspires.
+
+"Agreez, Madame, l'assurance de mon respect. Alfred de MUSSET."
+
+ Sand, quand tu l'ecrivais, ou donc l'avais-tu vue,
+ Cette scene terrible ou Noun, a demi-nue,
+ Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymon?
+ Qui donc te la dictait, cette page brulante
+ Ou l'amour cherche en vain, d'une main palpitante,
+ Le fantome adore de son illusion?
+ En as-tu dans le coeur la triste experience?
+ Ce qu'eprouve Raymond, te le rappelais-tu?
+ Et tous ces sentiments d'une vague souffrance
+ Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d'un vide immense,
+ As-tu reve cela, George, ou t'en souviens-tu?
+ N'est-ce pas le reel dans toute sa tristesse,
+ Que cette pauvre Noun, les yeux baignes de pleurs,
+ Versant a son ami le vin de sa maitresse,
+ Croyant que le bonheur, c'est une nuit d'ivresse,
+ Et que la volupte, c'est le parfum des fleurs?
+ Et cet etre divin, cette femme angelique,
+ Que dans l'air embaume Raymon voit voltiger,
+ Cette frele Indiana, dont la forme magique
+ Erre sur les miroirs comme un spectre leger,
+ O George! n'est-ce pas la pale fiancee
+ Dont l'Ange du desir est l'immortel amant?
+ N'est-ce pas l'Ideal, cette amour insensee
+ Qui sur tous les amours plane eternellement?
+ Ah! malheur a celui qui lui livre son ame,
+ Qui couvre de baisers sur le corps d'une femme
+ Le fantome d'une autre, et qui sur la beaute
+ Veut boire l'Ideal dans la realite!
+ Malheur a l'imprudent qui, lorsque Noun l'embrasse,
+ Peut penser autre chose, en entrant dans son lit,
+ Sinon que Noun est belle et que le temps qui passe
+ A compte sur ses doigts les heures de la nuit!
+
+ Demain viendra le jour; demain, desabusee,
+ Noun, la fidele Noun, par la douleur brisee,
+ Rejoindra sous les eaux l'ombre d'Ophelia;
+ Elle abandonnera celui qui la meprise,
+ Et le coeur orgueilleux qui ne l'a pas comprise
+ Aimera l'autre en vain,--n'est-ce pas, Lelia?
+
+_Valentine_, qui parut trois mois apres _Indiana_, avait ete composee a
+Nohant et achevee pendant les journees caniculaires de l'ete de 1832. Le 6
+aout de cette annee, George Sand mandait a sa mere: "Je ne puis mieux
+faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de travailler a _Valentine_."
+Ce second roman est d'une contexture superieure au premier. Les campagnes
+du Berry ou il se deroule ont inspire fort heureusement l'ecrivain, a qui
+elles etaient familieres. "Cette _Vallee Noire_, si inconnue, lisons-nous
+dans la preface, ce paysage sans grandeur, sans eclat, qu'il faut chercher
+pour le trouver, et cherir pour l'admirer, c'etait le sanctuaire de mes
+premieres, de mes longues, de mes continuelles reveries. Il y avait
+vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutiles, dans ces chemins
+raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont
+les rives ne sont praticables qu'aux enfants et aux troupeaux." La these
+de _Valentine_ est la meme que celle d'_Indiana_. George Sand a voulu
+montrer les dangers et les douleurs des unions mal assorties. "Il parait,
+ajoute-t-elle, que, croyant faire de la prose, j'avais fait du
+Saint-Simonisme sans le savoir."
+
+Elle pretend n'avoir ni vu si loin ni vise si haut. Elle demandait a la
+litterature le pain quotidien: "J'etais obligee d'ecrire et j'ecrivais."
+
+L'intrigue de ce nouveau roman est assez attachante. Valentine, mariee a
+un gentilhomme egoiste et cupide, M. de Lansac, aime un simple campagnard,
+Benedict, qui, comme la plupart des heros de George Sand, n'a pas de
+profession. C'est le fils de la nature, en face de ce Lansac, produit
+d'une civilisation factice. Il sera aime de reste, le seduisant Benedict,
+par toutes celles qui l'approchent, par la riche Athenais, fille du gros
+fermier Lhery, par Louise, soeur ainee de Valentine, qui a du quitter le
+toit familial a la suite d'une faute de jeunesse. Entre les trois d'abord
+son coeur balance, puis s'arrete definitivement a Valentine. Sa tendresse
+sera payee de retour. Cette fille noble aimera ce virtuose de l'amour, a
+la fois poete et laboureur. "J'etais nee, dit-elle, pour etre fermiere."
+Et elle ressentira la premiere commotion en jouant a cache-cache et a
+colin-maillard, a la nuit tombante, dans les pres du pere Lhery, apres un
+plantureux repas arrose de champagne. Benedict, guide, ce semble, par
+l'instinct de l'amour--ou peut-etre en regardant sous le
+bandeau--atteignait toujours Valentine, la saisissait et, feignant de ne
+pas la reconnaitre, la gardait dans ses bras un peu plus longtemps qu'il
+n'etait necessaire. "Ces jeux-la, observe George Sand, sont la plus
+dangereuse chose du monde."
+
+En quoi consistait le charme de Benedict, si irresistible qu'il s'emparait
+de la chaste Valentine, qu'on nous depeint comme la plus belle oeuvre de
+la creation et qui s'amourache d'un paysan? Voici les passages ou le
+romancier trace le portrait de son heros. Benedict, doue d'une voix
+harmonieuse, chante non loin du chateau. Valentine s'approche de la
+fenetre, l'ecoute et le regarde, tandis qu'il descend le sentier:
+"Benedict n'etait pas beau; mais sa taille etait remarquablement elegante.
+Son costume rustique, qu'il portait un peu theatralement, sa marche legere
+et assuree sur les bords du ravin, son grand chien blanc tachete qui
+bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur et assez
+puissant pour suppleer chez lui a la beaute du visage, toute cette
+apparition dans une scene champetre qui, par les soins de l'art,
+spoliateur de la nature, ressemblait assez a un decor d'opera, c'etait de
+quoi emouvoir un jeune cerveau." Et ailleurs: "Benedict n'etait pas
+absolument depourvu de beaute. Son teint etait d'une paleur bilieuse, ses
+yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front etait vaste et d'une
+extreme purete." Or, Valentine le trouve autrement attrayant que son
+correct et flegmatique fiance, M. de Lansac, secretaire d'ambassade. Il
+est vrai que celui-ci ne songeait pas a se pencher au-dessus d'un ruisseau
+pour y contempler, comme dans un miroir, l'image gracieuse de Valentine.
+Benedict avait de ces attentions romanesques. D'ou son charme victorieux.
+"Benedict, pale, fatigue, pensif, les cheveux eu desordre; Benedict, vetu
+d'habits grossiers et couvert de vase, le cou nu et hale; Benedict, assis
+negligemment au milieu de cette belle verdure, au-dessus de ces belles
+eaux; Benedict, qui regardait Valentine a l'insu de Valentine, et qui
+souriait de bonheur et d'admiration, Benedict alors etait un homme; un
+homme des champs et de la nature, un homme dont la male poitrine pouvait
+palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant lui-meme dans la
+contemplation de ce que Dieu a cree de plus beau. Je ne sais quelles
+emanations magnetiques nageaient dans l'air embrase autour de lui; je ne
+sais quelles emotions mysterieuses, indefinies, involontaires, firent tout
+d'un coup battre le coeur ignorant et pur de la jeune comtesse."
+
+Toujours est-il que le magnetisme opere, et nous l'entrevoyons a travers
+des descriptions qui meriteraient d'etre confrontees avec certaines pages
+de _Madame Bovary_. La melancolie, "ce mal terrible qui avait envahi la
+destinee de Benedict dans sa fleur", a une influence si communicative que
+Valentine cede au sortilege. La veille de son mariage, elle accorde, au
+fond du parc, une entrevue a Benedict, qui se montre "le plus timide des
+amants et le plus heureux des hommes." Meme scene, a huis clos, la nuit
+des noces. Benedict pleurait beaucoup; c'etait un preservatif. Et M. de
+Lansac lui laissait le champ libre, ayant accepte une migraine opportune
+invoquee par Valentine. De la une scene assez pathetique d'hallucination
+ou de somnambulisme, a laquelle Benedict assiste avec emotion et qui lui
+revele un amour partage. Puis, a deux heures du matin, au pied du lit de
+Valentine, il lui ecrit une lettre d'adieu, avant de s'evader par la
+fenetre. Cette lettre est un beau morceau de prose. En voici la
+peroraison: "Je viens de m'approcher de vous, vous dormez, vous etes
+calme. Oh! si vous saviez comme vous etes belle! oh! jamais, jamais une
+poitrine d'homme ne renfermera sans se briser tout l'amour que j'avais
+pour vous. Si l'ame n'est pas un vain souffle que le vent disperse, la
+mienne habitera toujours pres de vous. Le soir, quand vous irez au bout de
+la prairie, pensez a moi si la brise souleve vos cheveux, et si, dans ses
+froides caresses, vous sentez courir tout a coup une haleine embrasee: la
+nuit, dans vos songes, si un baiser mysterieux vous effleure,
+souvenez-vous de Benedict."
+
+Une situation aussi tendue ne saurait se denouer que de facon tragique. M.
+de Lansac a ete tue en duel. Valentine va donc pouvoir epouser Benedict.
+Deja il entonne l'epithalame: "Tu seras suzeraine dans la chaumiere du
+ravin; tu courras parmi les taillis avec ta chevre blanche. Tu cultiveras
+tes fleurs toi-meme; tu dormiras sans crainte et sans souci sur le sein
+d'un paysan. Chere Valentine, que tu seras belle sous le chapeau de paille
+des faneuses!" Eh bien! non, Benedict meurt sous la fourche d'un paysan
+jaloux qui le soupconnait de courtiser sa femme, alors qu'elle favorisait
+les rendez-vous de Valentine. Et celle-ci succombe au desespoir. Le
+denouement pessimiste de _Valentine_ succede au denouement florianesque et
+mystique d'_Indiana_.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+_LELIA_
+
+
+_Lelia_ parut au mois d'aout 1833. George Sand, en l'ecrivant, etait dans
+la periode desesperee, desemparee, qui va de la fin de Jules Sandeau au
+commencement d'Alfred de Musset, et ou nous verrons passer un jour, un
+seul jour, et fuir a la hate--plus prestement que Galatee vers les
+saules--la silhouette de Prosper Merimee. Le succes litteraire etait venu
+avec _Indiana_, avec _Valentine_, sans satisfaire l'ame inquiete de la
+femme a qui Jules Sandeau avait laisse un morceau de son nom et qui etait
+en train d'illustrer celui de George Sand. Du moins ces deux ouvrages,
+avantageusement vendus a un editeur, avaient procure a la romanciere un
+capital de trois mille francs qui lui permit de regler son arriere,
+d'avoir une servante et de s'accorder un peu plus d'aisance. En meme temps,
+elle recut des propositions de collaboration reguliere a la _Revue de
+Paris_ et a la _Revue des Deux Mondes_. Elle donna la preference a
+celle-ci, dont Francois Buloz avait pris la direction en groupant autour
+de lui les plus eminents litterateurs. A George Sand il assurait par
+contrat une rente annuelle de quatre mille francs, en echange de
+trente-deux pages d'ecriture toutes les six semaines. Vers cette epoque, a
+la faveur du bien-etre qui arrivait, l'auteur d'_Indiana_ quitta le petit
+logement au cinquieme du quai Saint-Michel, pour aller s'installer 19 quai
+Malaquais. Le bonheur ne l'y suivit pas. Le 12 decembre 1832, elle ecrit a
+Maurice: "Nous avons un appartement chaud comme une etuve; nous voyons de
+grands jardins et nous n'entendons pas le moindre bruit du dehors. Le soir,
+c'est silencieux et tranquille comme Nohant: c'est tres commode pour
+travailler. Aussi je travaille beaucoup." Dans l'_Histoire de ma Vie_,
+elle fournit quelques details complementaires: "Les grands arbres des
+jardins environnants faisaient un epais rideau de verdure ou chantaient
+les merles et ou babillaient les moineaux avec autant de laisser-aller
+qu'en pleine campagne. Je me croyais donc en possession d'une retraite et
+d'une vie conformes a mes gouts et a mes besoins. Helas! bientot je devais
+soupirer, la comme partout, apres le repos, et bientot courir en vain,
+comme Jean-Jacques, a la recherche d'une solitude." C'est, en effet, au
+quai Malaquais que survint la rupture avec Jules Sandeau, qui avait ete
+l'hote fort apprecie de la mansarde du quai Saint-Michel. La crise fut
+soudaine. Au debut de 1833, George Sand eut l'idee de faire une aimable
+surprise a Sandeau et de revenir de Nohant sans l'avertir. En arrivant au
+logis, elle le trouva dans l'intime compagnie d'une blanchisseuse, Indiana
+etait suppleee par Noun! Il se conduisait comme un simple Dudevant.
+L'amour libre ne valait donc pas mieux que le mariage? Ce fut pour George
+Sand un effondrement. Vainement celui qu'elle avait congedie essaya de
+s'excuser et de rentrer en grace. Elle fut, a bon droit, inexorable. Et
+voici comment elle econduisit ses supplications, le 15 avril 1833:
+
+"Je veux croire votre lettre sincere, et, dans ce cas, l'absence pourra
+seule vous guerir. Si, apres cette reponse, vous persistiez dans des
+pretentions que je ne pourrais plus attribuer a la folie, j'aurais pour
+vous fermer ma porte des motifs plus imperieux et plus decisifs encore.
+Aussi, quelle que soit l'explication que vous preferiez pour la lettre
+inexplicable que vous m'avez envoyee, je vous prie absolument,
+litteralement et definitivement, de ne plus vous presenter chez moi."
+
+On sent en elle la brisure d'ame. Elle s'ouvre a celui qui fut l'ami
+sincere et desinteresse de toute sa vie, l'avocat Francois Rollinat, de
+Chateauroux: "Je ne t'ai pas donne signe de souvenir et de vie depuis bien
+des mois. C'est que j'ai vecu des siecles; c'est que j'ai subi un enfer
+depuis ce temps-la. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma
+position est exterieurement calme, independante, avantageuse. Mais, pour
+arriver la, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai traverses... Cette
+independance si cherement achetee, il faudrait savoir en jouir, et je n'en
+suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans, et rien dans la vie
+ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de passions profondes, plus de
+joies vives. Tout est dit. J'ai double le cap."
+
+Si, en se separant de Sandeau, elle avait tranche dans le vif, avec la
+rudesse d'amputation chirurgicale qui lui etait familiere, elle souffrit
+neanmoins, et tres cruellement, dans son amour et dans son amour-propre.
+Sa vie et celle de son compagnon etaient si etroitement enchevetrees qu'il
+y eut une liquidation difficile. Chacun dut reprendre sa part de mobilier,
+mais le plus gros lot revenait a George Sand qui fournissait a peu pres
+tout l'argent du menage. Sandeau en convient implicitement dans son roman
+_Marianna_, ou certain Henry accepte volontiers les subsides de sa
+maitresse, puisqu'ils ont tout mis en commun. Sur cette pente, on risque
+de glisser jusqu'a Des Grieux.
+
+George Sand, qui avait la bourse aussi liberalement ouverte que le coeur,
+paya tout ce qu'il fallait pour reconquerir sa pleine liberte. Temoin
+cette lettre, du mois de juin 1833, a un jeune medecin, Emile Regnault,
+qui l'avait soignee et qui etait le grand ami de Jules Sandeau:
+
+"Je viens d'ecrire a M. Desgranges pour lui donner conge de l'appartement
+de Jules et lui demander quittance des deux termes echus que je veux payer;
+l'appartement sera donc a ma charge jusqu'au mois de janvier 1834... Je
+reprends chez moi le reste de mes meubles. Je ferai un paquet de quelques
+hardes de Jules, restees dans les armoires, et je les ferai porter chez
+vous, car je desire n'avoir aucune entrevue, aucune relation avec lui a
+son retour, qui, d'apres les derniers mots de sa lettre, que vous m'avez
+montree, me parait devoir ou pouvoir etre prochain. J'ai ete trop
+profondement blessee des decouvertes que j'ai faites sur sa conduite, pour
+lui conserver aucun autre sentiment qu'une compassion affectueuse.
+Faites-lui comprendre, tant qu'il en sera besoin, que rien dans l'avenir
+ne peut nous rapprocher. Si cette dure commission n'est pas necessaire,
+c'est-a-dire si Jules comprend de lui-meme qu'il doit en etre ainsi,
+epargnez-lui le chagrin d'apprendre qu'il a tout perdu, meme mon estime.
+Il a sans doute perdu la sienne propre. Il est assez puni."
+
+Elle avait fait d'ailleurs, pour le tenir a distance, tous les sacrifices
+utiles. C'est avec l'argent qu'elle lui transmit qu'il put effectuer un
+voyage en Italie, cette meme annee 1833. George Sand, en lui fermant sa
+porte, en lui retirant le souper, le gite et le reste, lui laissait du
+moins un viatique. Elle le congediait en l'indemnisant. C'est le principe
+de la loi sur les accidents du travail.
+
+Un philosophe a dit: "Une femme peut n'avoir qu'un amant, mais elle ne
+peut pas n'en avoir que deux." Quand la serie est commencee, il faut
+poursuivre. George Sand continua. _Alea jacta est_. Instituons donc une
+chronologie. Le second fut encore un homme de lettres, mais qui ne fit que
+passer, comme l'ombre sur la muraille dont parle Platon. Prosper Merimee
+et George Sand n'avaient rien de ce qui importait, ni pour se complaire ni
+meme pour se comprendre. Ce fut une deplorable experience, sans lendemain.
+Sainte-Beuve y joua-t-il le role facheux de truchement et d'intermediaire?
+Lui ecrivit-elle apres coup: "Vous me l'avez prete, je vous le rends?" En
+tous cas, il exerca en cette occurrence l'emploi de confident. Elle lui
+explique comment, "deja tres vieille et encore un peu jeune", elle commit
+cette grossiere erreur, sans enthousiasme, par nonchalance et
+desoeuvrement. Elle avait des pensees de suicide. Prete a s'aller noyer,
+elle se raccrocha a une branche qui manquait de solidite:
+
+"Un de ces jours d'ennui et de desespoir, je rencontrai un homme qui ne
+doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien a ma
+nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina
+entierement; pendant huit jours je crus qu'il avait le secret du bonheur,
+qu'il me l'apprendrait, que sa dedaigneuse insouciance me guerirait de mes
+pueriles susceptibilites. Je croyais qu'il avait souffert comme moi, et
+qu'il avait triomphe de sa sensibilite anterieure. Je ne sais pas encore
+si je me suis trompee, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa
+pauvrete."
+
+Apres bien des digressions, elle poursuit sa confession en ces termes:
+"Enfin je me conduisis a trente ans, comme une fille de quinze ne l'eut
+pas fait... L'experience manqua completement. Je pleurai de souffrance,
+de degout, de decouragement. Au lieu de trouver une affection capable de
+me plaindre et de me dedommager, je ne trouvai qu'une raillerie amere et
+frivole. Si Prosper Merimee m'avait comprise, il m'eut peut-etre aimee, et
+s'il m'eut aimee, il m'eut soumise, et si j'avais pu me soumettre a un
+homme, je serais sauvee, car la liberte me ronge et me tue. Mais il ne me
+connut pas assez, et au lieu de lui en donner le temps, je me decourageai
+tout de suite."
+
+Et voici la conclusion du melancolique episode: "Apres cette _anerie_,
+je fus plus consternee que jamais, et vous m'avez vue en humeur de suicide
+tres reelle."
+
+De l'aventure et de la lettre ou elle est resumee avec toute la sincerite
+d'un _mea culpa_, il sied de retenir cette phrase decisive: "Je ne me
+convainquis pas assez d'une chose, c'est que j'etais absolument et
+completement Lelia." Elle l'ecrit un mois avant la publication du roman,
+mais deja elle en avait lu les principaux passages a Sainte-Beuve qui, au
+lendemain de la lecture, le 10 mars 1833, lui adressait ses felicitations
+et ses remerciements enthousiastes. Ce morceau d'intime critique
+litteraire a ete publie par M. de Spoelberch de Lovenjoul, dans la
+_Veritable Histoire de "Elle et Lui_." C'est la consecration du talent ou
+plutot du genie de George Sand par le juge le plus avise:
+
+"Madame, je ne veux pas tarder a vous dire combien la soiree d'hier et ce
+que j'y ai entendu m'a deja fait penser depuis, et combien _Lelia_ m'a
+continue et pousse plus loin encore dans mon admiration serieuse et mon
+amitie sentie pour vous... Ce sera votre livre de philosophie, votre vue
+generale sur le monde et la vie. Tous vos romans suivants en seront
+eclaires d'en haut et y gagneront une autorite grave qui ne leur serait
+venue que plus lentement... Je ne vous dirai jamais assez combien j'ai ete
+saisi de tant de fermete, de suite et d'abondance, a travers des regions
+si generales, si profondes, si habitees a chaque pas par l'effroi et le
+vertige. Etre femme, avoir moins de trente ans, et qu'il n'y paraisse en
+rien au dehors quand on a sonde ces abimes; porter cette science, qui, a
+nous, nous devasterait les tempes et nous blanchirait les cheveux, la
+porter avec legerete, aisance, sobriete de discours,--voila ce que
+j'admire avant tout. C'est _Lelia_ en vous-meme, dans la substance de
+votre ame, dans ce que vous avez longuement senti et raisonne, dans ce que
+vous en exprimez si puissamment quand vous voulez le peindre, et aussi
+dans ce que vous savez en derober aux yeux sous le simple exterieur et
+l'habitude ordinaire. Allez, madame, vous etes une nature bien rare et
+forte. Quelque corrosive qu'ait ete la liqueur dans le calice, le metal du
+calice est vierge et n'a pas ete altere."
+
+Si hardie que fut la metaphore, et quoique ce _metal vierge_ dut un peu
+deconcerter George Sand, elle pretait aux flatteries et aux louanges de
+Sainte-Beuve une oreille attentive. C'est lui qui la determina, si nous en
+croyons l'_Histoire de ma Vie_, a publier _Lelia_. Elle affirme avoir
+compose d'abord des fragments epars, puis les avoir relies par le fil
+d'une donnee romanesque. Toutefois elle mandait a Francois Rollinat, le 26
+mai 1833: "Je t'enverrai un livre que j'ai fait depuis que nous nous
+sommes quittes. C'est une eternelle causerie entre nous deux. Nous en
+sommes les plus graves personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras a
+ta fantaisie. Tu iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon ame et
+jusqu'au fond de la tienne."
+
+Lelia, c'est donc bien--comme elle se complaisait a le confesser a
+Sainte-Beuve--George Sand elle-meme. L'ouvrage a ete concu et ecrit dans
+l'abattement, dans la desesperance, alors qu'elle s'isolait en sa reverie
+pour tracer la synthese du doute, de la souffrance, et la maladive
+inquietude d'une ame errante, incapable de se fixer au rivage d'aucune
+certitude. "C'est, dit-elle, un livre qui n'a pas le sens commun au point
+de vue de l'art, mais qui n'en a ete que plus remarque par les artistes,
+comme une chose d'inspiration spontanee."
+
+Dans _Lelia_, de meme que dans la _Nouvelle Heloise_--et il existe entre
+ces deux oeuvres des traits de ressemblance caracteristiques--ce n'est
+point a l'intrigue qu'il faut s'attacher, mais bien au developpement
+prestigieux de la pensee, a l'art de la forme et a l'ampleur du style.
+Aimee par le jeune poete Stenio, Lelia ne peut l'aimer d'amour. Elle
+appartient toute a la melancolie, a la desesperance, qui se sont emparees
+de son imagination et de son coeur, en tuant chez elle le don de la
+tendresse. A Stenio elle ne saurait accorder que la sollicitude
+affectueuse d'une mere ou d'une soeur. Il a d'autres visees. Ce qu'il
+demande n'est pas ce qu'elle offre. Tout le roman roulera sur ce mecompte,
+qui n'est pas d'ordre purement metaphysique. Sa confiance, Lelia l'a
+octroyee a Trenmor, un ancien libertin qui a tue sa maitresse dans une
+orgie, est devenu forcat, et au bagne s'est metamorphose en parangon de
+vertu, comme plus tard le Jean Valjean des _Miserables_. Cependant, pour
+fuir Stenio, elle s'est retiree dans les ruines d'une abbaye qui
+s'ecroulent en une nuit de tempete. Elle est arrachee a la mort par le
+moine Magnus, une maniere de disciple de saint Antoine, mais moins
+refractaire a la tentation, et qui est harcele par tous les aiguillons du
+desir. C'est un devancier, moins realiste, de frere Archangias, dans la
+_Faute de l'abbe Mouret_. Lelia se desinteresse des troubles de Magnus,
+mais elle voudrait apaiser ceux du triste et beau Stenio. De ce soin elle
+charge sa soeur Pulcherie, qu'elle retrouve apres bien des annees de
+separation et qui, au lieu de s'adonner a la metaphysique, prodigue aux
+hommes des consolations momentanees et mercenaires. Entre les deux soeurs
+George Sand a menage une antithese qui se peut ainsi resumer: Pulcherie,
+c'est la courtisane du corps; Lelia, la courtisane de l'ame. Et l'on
+retrouve la l'echo des controverses de l'auteur avec son amie, l'actrice
+Marie Dorval.
+
+A la faveur de la nuit, une substitution s'opere, dans une fete de la
+villa Bambucci. Stenio, qui a passe des heures delicieuses a philosopher
+avec Lelia, s'aventure dans des appartements sombres et ne reconnait qu'a
+l'aube Pulcherie. Desespoir du poete, detresse de Lelia. Seule Pulcherie
+ne se plaint pas. Desormais Stenio est voue a la debauche, et Lelia au
+cloitre. Elle s'enferme et devient abbesse au couvent des Camaldules, pour
+regenerer la regle d'observance et faire regner le christianisme integral,
+avec la purete des ages primitifs. Elle pense ramener dans les sentiers de
+la vertu un cardinal pervers, qui s'interesse passionnement a la
+communaute et a la reverende mere abbesse: nous sommes dans une atmosphere
+moins ascetique que celle de Port-Royal. Stenio, dont l'amour s'est
+transforme en jalousie et en haine, se deguise en religieuse et vient
+participer a une conference contradictoire d'edification, ou l'orthodoxie
+de Lelia triomphe de son diabolique adversaire. Faute de mieux, il essaie
+d'enlever une des novices, la princesse Claudia. Mais Lelia, vengeresse de
+l'honneur du couvent, surgit comme un fantome et entrave ses desseins. Que
+reste-t-il au poete, sans abbesse, sans novice, sinon de se noyer dans le
+lac prochain? Il met ce projet a execution, et il est temps, car le roman
+est deja tres long, debordant de digressions fastueuses, de descriptions
+variees et de tirades eloquentes. Lelia, qui n'a pas voulu partager la vie
+de Stenio, tient a le rejoindre dans la mort. C'est une femme d'un
+caractere complique et contradictoire. Mais l'au dela, parait-il, ne
+comporte pas de solutions definitives; car Trenmor, voyant sur le lac, non
+loin des tombes de Lelia et de Stenio, voltiger deux feux follets qui
+tantot se rapprochent, tantot s'eloignent, se demande si les infortunes
+ont reussi, dans un effort posthume, a accrocher leurs atomes. Et ce
+Trenmor, qui est en meme temps un grand reformateur, le mysterieux
+carbonaro et franc-macon Valmarina, reprend son baton pour aller soulager
+d'autres douleurs humaines. La route sera longue.
+
+George Sand, se commentant elle-meme, a essaye d'expliquer, dans un
+morceau adresse a Francois Rollinat, que les divers personnages de _Lelia_
+sont comme les reflets et les modalites de son etre, les formes
+successives de sa pensee et de sa vie: "Magnus, c'est mon enfance, Stenio
+ma jeunesse, Lelia est mon age mur. Trenmor sera ma vieillesse peut-etre."
+Plus veridique nous apparait l'interpretation donnee dans la seconde
+preface du livre, celle de l'edition revue de 1836, d'apres laquelle les
+personnages representent les divers elements de synthese philosophique du
+dix-neuvieme siecle: "Pulcherie, l'epicureisme heritier des sophismes du
+siecle dernier; Stenio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps ou
+l'intelligence monte tres haut, entrainee par l'imagination, et tombe tres
+bas, ecrasee par une realite sans poesie et sans grandeur; Magnus, le
+debris d'un clerge corrompu et abruti." Quant a Lelia, c'est, au dire de
+George Sand, "la personnification encore plus que l'avocat du
+spiritualisme de ces temps-ci; spiritualisme qui n'est plus chez l'homme a
+l'etat de vertu, puisqu'il a cesse de croire au dogme qui le lui
+prescrivait, mais qui reste et restera a jamais, chez les nations
+eclairees, a l'etat de besoin et d'aspiration sublime, puisqu'il est
+l'essence meme des intelligences elevees."
+
+La substance des caracteres ainsi determinee, cherchons a preciser les
+lineaments de ces physionomies. Lelia d'abord. Stenio lui ecrit du style
+le plus tendu et avec des sentiments presque surhumains, a tout le moins
+suraigus: "J'aurais voulu m'agenouiller devant vous et baiser la _trace
+embaumee_ de vos pas." Ceci donne le ton et comme le parfum du livre, ou
+toutes les sensations analysees ont une acuite extreme. Le vrai portrait
+de Lelia nous est offert au cours d'un bal costume chez le riche musicien
+Spuela. Elle a "le vetement austere et pourtant recherche, la paleur, la
+gravite, le regard profond d'un jeune poete d'autrefois." Et Stenio, qui
+la contemple avec extase, s'ecrie amoureusement: "Regardez Lelia, regardez
+cette grande taille grecque sous ces habits de l'Italie devote et
+passionnee, cette beaute antique dont la statuaire a perdu le moule, avec
+l'expression de reverie profonde des siecles philosophiques; ces formes et
+ces traits si riches; ce luxe d'organisation exterieure dont un soleil
+homerique a seul pu creer les types maintenant oublies... Regardez! C'est
+le marbre sans tache de Galatee avec le regard celeste du Tasse, avec le
+sourire sombre d'Alighieri. C'est l'attitude aisee et chevaleresque des
+jeunes heros de Shakespeare; c'est Romeo, le poetique amoureux; c'est
+Hamlet, le pale et ascetique visionnaire; c'est Juliette, Juliette
+demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d'un amour
+brise." Puis l'enumeration continue, avec Raphael, avec Corinne au
+Capitole, avec le page silencieux de Lara. Et tous ces hommes, et toutes
+ces femmes, toutes ces idealites, c'est Lelia!
+
+Elle nous apparait aussi dans le cadre prestigieux de la nature, et c'est
+sous le pinceau de George Sand un paysage d'une magie transcendante et
+d'une perspective infinie: "Hier, a l'heure ou le soleil descendait
+derriere le glacier, noye dans des vapeurs d'un rose bleuatre, alors que
+l'air tiede d'un beau soir d'hiver glissait dans vos cheveux, et que la
+cloche de l'eglise jetait ses notes melancoliques aux echos de la vallee;
+alors, Lelia, je vous le dis, vous etiez vraiment la fille du ciel. Les
+molles clartes du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient
+d'un reflet magique. Vos yeux leves vers la voute bleue ou se montraient a
+peine quelques etoiles timides, brillaient d'un feu sacre. Moi, poete des
+bois et des vallees, j'ecoutais le murmure mysterieux des eaux, je
+regardais les molles ondulations des pins faiblement agites, je respirais
+le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiede qui se
+presente, au premier rayon de soleil pale qui les convie, ouvrent leurs
+calices d'azur sous la mousse dessechee. Mais vous, vous ne songiez point
+a tout cela; ni les fleurs, ni les forets, ni le torrent, n'appelaient vos
+regards. Nul objet sur la terre n'eveillait vos sensations, vous etiez
+toute au ciel. Et quand je vous montrai le spectacle enchante qui
+s'etendait sous nos pieds, vous me dites, en elevant la main vers la voute
+etheree: "_Regardez cela!_" O Lelia! vous soupiriez apres votre patrie,
+n'est-ce pas? vous demandiez a Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps
+parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter
+a lui?"
+
+Trenmor, l'ex-forcat devenu presque prophete, est a l'unisson de la
+tenebreuse Lelia. Il inquiete, il effraie Stenio, qui interroge sa
+decevante amie: "Quel est donc cet homme pale que je vois maintenant
+apparaitre comme une vision sinistre dans tous les lieux ou vous etes?...
+Quand il m'approche, j'ai froid; si son vetement effleure le mien,
+j'eprouve comme une commotion electrique." Et il ajoute: "Avec lui, vous
+n'etes jamais gaie. Voyez si j'ai sujet d'etre jaloux!"
+
+Quelle est l'origine de cet homme? Lelia l'apprend a Stenio. Il avait des
+tresors gagnes par l'abjection de ses parents; son pere avait ete le
+favori d'une reine galante, sa mere etait la servante de sa rivale. Et il
+en rougissait. Jugez a quel point! "Ses larmes tombaient au fond de sa
+coupe dans un festin, comme une pluie d'orage dans un jour brulant." De
+son palais il est alle en un cachot, son genie devoye l'a conduit au
+bagne. "On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu
+de ses orgies, et les jeter par les fenetres au peuple ameute. On le vit
+souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que
+de s'en debarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange, et
+jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnees de
+fleurs." Pourquoi n'avait-il pas d'amour? Lelia repond: "Parce qu'il
+n'avait pas de Dieu." Au bagne, "il versait avec ses larmes une goutte de
+baume celeste dans des coupes a jamais abreuvees de fiel." Et voila
+l'homme avec qui, en compagnie de Lelia, Stenio n'hesite pas a monter en
+barque sur le lac endormi! Trenmor, enveloppe d'un manteau sombre, tient
+la barre du gouvernail, Stenio manie les rames. Un grand calme descend.
+"La brise tombe tout a coup, comme l'haleine epuisee d'un sein fatigue de
+souffrir." Lelia reve, en regardant le sillage de la barque ou palpitent
+des etoiles. Et Trenmor soupire, en distinguant les arbres du rivage
+prochain: "Vous ramez trop vite, Stenio, vous etes bien presse de nous
+ramener parmi les hommes."
+
+Stenio, au gre de certains critiques, c'est Alfred de Musset; mais ils
+oublient que _Lelia_, fut composee entre l'ete de 1832 et la fin du
+printemps de 1833, que l'oeuvre etait terminee, deja lue a Sainte-Beuve et
+livree a l'imprimeur, lorsque le poete et la femme de lettres se
+rencontrerent au mois de juin 1833. Tout au plus Alfred de Musset a-t-il
+pu fournir l'_Inno ebrioso_, l'hymne bachique qu'entonne Stenio au cours
+d'un souper, et dont voici les premieres et les dernieres strophes,
+empreintes d'un romantisme eperdu et delirant:
+
+ Que le chypre embrase circule dans mes veines!
+ Effacons de mon coeur les esperances vaines,
+ Et jusqu'au souvenir
+ Des jours evanouis dontl'importune image,
+ Comme au fond d'un lac pur un tenebreux nuage,
+ Troublerait l'avenir!
+
+ Oublions, oublions! La supreme sagesse
+ Est d'ignorer les jours epargnes par l'ivresse,
+ Et de ne pas savoir
+ Si la veille etait sobre, ou si de nos annees
+ Les plus belles deja disparaissaient, fanees
+ Avant l'heure du soir.
+
+ Qu'on m'apporte un flacon, que ma coupe remplie
+ Deborde, et que ma levre, en plongeant dans la lie
+ De ce flot radieux,
+ S'altere, se desseche et redemande encore
+ Une chaleur nouvelle a ce vin qui devore
+ Et qui m'egale aux Dieux!
+
+ Sur mes yeux eblouis qu'un voile epais descende!
+ Que ce flambeau confus palisse et que j'entende,
+ Au milieu de la nuit,
+ Le choc retentissant de vos coupes heurtees,
+ Comme sur l'Ocean les vagues agitees
+ Par le vent qui s'enfuit!
+
+ Et si Dieu me refuse une mort fortunee,
+ De gloire et de bonheur a la fois couronnee,
+ Si je sens mes desirs.
+ D'une rage impuissante immortelle agonie,
+ Comme un pale reflet d'une lampe ternie,
+ Survivre a mes plaisirs,
+
+ De mon maitre jaloux insultant le caprice,
+ Que ce vin genereux abrege le supplice
+ Du corps qui s'engourdit,
+ Dans un baiser d'adieu que nos levres s'etreignent,
+ Qu'en un sommeil glace tous mes desirs s'eteignent,
+ Et que Dieu soit maudit!
+
+En admettant que, dans l'edition remaniee et amplifiee de 1836, Alfred de
+Musset ait inspire a George Sand certains traits complementaires, il n'est
+pas le Stenio de 1833, l'enfant pur et suave, ainsi depeint par Trenmor:
+"Je n'ai point vu de physionomie d'un calme plus angelique, ni de bleu
+dans le plus beau ciel qui fut plus limpide et plus celeste que le bleu de
+ses yeux. Je n'ai pas entendu de voix plus harmonieuse et plus douce que
+la sienne; les paroles qu'il dit sont comme les notes faibles et veloutees
+que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis sa demarche lente, ses
+attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps
+frele et souple, ses cheveux d'un ton si doux et d'une mollesse si soyeuse,
+son teint changeant comme le ciel d'automne, ce carmin eclatant qu'un
+regard de vous, Lelia, repand sur ses joues, cette paleur bleuatre qu'un
+mot de vous imprime a ses levres, tout cela, c'est un poete, c'est un
+jeune homme vierge, c'est une ame que Dieu envoie souffrir ici-bas pour
+l'eprouver avant d'en faire un ange."
+
+Que deviendra Stenio au contact de Lelia, de Lelia qui definit en ces
+termes l'amour immaterialise: "Ce n'est pas une violente aspiration de
+toutes les facultes vers un etre cree, c'est l'aspiration sainte de la
+partie la plus etheree de notre ame vers l'inconnu?" Il lui repond, avec
+des reminiscences d'Hamlet: "Doute de Dieu, doute des hommes, doute de
+moi-meme, si tu veux, mais ne doute pas de l'amour, ne doute pas de ton
+coeur, Lelia!" Ou bien elle murmure melancoliquement: "Pauvres hommes, que
+savons-nous?" Et il lui replique, avec une precoce sagesse: "Nous savons
+seulement que nous ne pouvons pas savoir." Du moins il revait de connaitre
+le ciel, et Lelia lui revele l'enfer. Bien seche, en effet, pour cette
+candeur d'adolescent, est la doctrinaire du desenchantement qui, plus
+encore que Pulcherie, derriere l'amour voit le degout, la tristesse, la
+haine, et semble uniquement susceptible d'aimer, comme la Samaritaine,
+"celui qui, ne parmi les hommes, vecut sans faiblesse et sans peche, celui
+qui dicta l'Evangile et transforma la morale humaine pour une longue suite
+de siecles, et dont on peut dire qu'il est vraiment le fils de Dieu."
+
+Ici-bas, Lelia--et sans doute George Sand--sait ou se prendre, mais non
+pas ou se fixer. "Je fus, dit-elle, infidele en imagination, non seulement
+a l'homme que j'aimais, mais chaque lendemain me vit infidele a celui que
+j'avais aime la veille." Encore que ce soit un peu precipite, Lelia avoue
+ses engouements successifs pour le musicien, le philosophe, le comedien,
+le poete, le peintre, le sculpteur. "J'embrassai, s'ecrie-t-elle,
+plusieurs fantomes a la fois." Entendez-vous, o Alfred de Musset, o Chopin,
+o Michel de Bourges, et vous tous qui formez une longue theorie amoureuse
+derriere la Muse de _Lelia?_
+
+A Stenio cependant elle ne peut offrir qu'une tendresse epuree, de
+platoniques embrassements, "l'amour qu'on connait au sejour des anges, la
+ou les ames seules brulent du feu des saints desirs." Et le jeune homme,
+decu dans ses esperances et ses convoitises, lui jette cet anatheme:
+"Adieu, tu m'as bien instruit, bien eclaire, je te dois la science;
+maudite sois-tu, Lelia!"
+
+Elle a bu, selon le mot de Trenmor, "les larmes brulantes des enfants dans
+la coupe glacee de l'orgueil;" puis, en la solitude du couvent, elle vide
+son calice parmi le secret de ses nuits melancoliques. L'homme qu'elle
+pourrait aimer n'est pas ne, et ne naitra peut-etre, dit-elle, que
+plusieurs siecles apres sa mort. Auparavant, il faut que de grandes
+revolutions s'accomplissent, et d'abord que le catholicisme disparaisse;
+car, tant qu'il subsistera, "il n'y aura ni foi, ni culte, ni progres chez
+les hommes." Elle a meconnu Stenio et ne commence a en avoir conscience
+que lorsqu'elle voit, "au bord de l'eau tranquille, sur un tapis de lotus
+d'un vert tendre et veloute, dormir pale et paisible le jeune homme aux
+yeux bleus." Alors elle assigne a celui qui n'est plus rendez-vous dans
+l'eternite. Lelia prenait des echeances plus lointaines que George Sand.
+Celle-la n'offrait a Stenio que des attendrissements apres deces. Celle-ci
+accueillera moins fierement Alfred de Musset et lui fera meme escorte sur
+la route de Venise. La dame de Nohant n'etait pas abbesse des Camaldules.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+ALFRED DE MUSSET ET LE VOYAGE A VENISE
+
+
+Le succes de _Lelia_ fut prodigieux. Ce roman symbolique, ou se retrouve
+la phraseologie du romantisme, obtint l'adhesion et emporta les eloges des
+critiques les plus severes, notamment Sainte-Beuve et Gustave Planche.
+Celui-ci, qui epancha dans la _Revue des Deux Mondes_ son admiration de
+classique impenitent, semble n'avoir ete pour George Sand qu'un ami
+litteraire des plus devoues. Elle s'en explique, sans ambages, au cours
+des lettres ecrites a Sainte-Beuve, en juillet et aout 1833: "On le
+regarde comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas ete et
+ne le sera pas." Le pauvre Gustave Planche avait les charges de l'emploi,
+sans en recueillir les benefices. Il poussait l'obligeance jusqu'a faire
+sortir et promener, les jours de conge, le jeune Maurice Dudevant, eleve
+au college Henri IV. Non content de mettre sa plume au service de George
+Sand, il provoquait pour elle, en combat singulier--tel un chevalier du
+moyen age arborant les couleurs de sa dame--certain Capo de Feuillide qui,
+dans l'_Europe litteraire_ du 22 aout 1833, avait parle de _Lelia_
+irreverencieusement. Le duel eut lieu, mais l'issue n'en fut pas tragique,
+aucun des adversaires n'ayant ete atteint. Toutefois on assure que la
+balle de Gustave Planche alla, dans un pre voisin, tuer une vache que
+Buloz dut payer cherement a son proprietaire. Seul, en effet, le directeur
+de la _Revue des Deux Mondes_ etait assez cossu pour assumer une si lourde
+indemnite.
+
+A ce sujet fut composee une complainte, presque aussi longue que celle de
+Fualdes, et intitulee: "Complainte historique et veritable sur le fameux
+duel qui survint entre plusieurs hommes de plume, tres inconnus dans Paris,
+a l'occasion d'un livre dont il a ete beaucoup parle de differentes
+manieres, ainsi qu'il est relate dans la presente complainte." Il y a
+vingt-quatre couplets. Citons les trois premiers:
+
+ Monsieur Capot de Feuillide
+ Ayant insulte _Lelia_,
+ Monsieur Planche, ce jour-la,
+ S'eveilla fort intrepide,
+ Et fit preuve de valeur
+ Entre midi et une _heur!_
+
+ Il ecrivit une lettre
+ Dans un francais tres correct,
+ Se plaignant que, sans respect,
+ On osat le meconnaitre;
+ Et, plein d'indignation,
+ Il passa son pantalon.
+
+ Buloz, dedans sa chambrette,
+ Sommeillait innocemment.
+ Il s'eveille incontinent,
+ Et bailla d'un air fort bete,
+ Lorsque Planche entra soudain,
+ Un vieux journal a la main.
+
+Et voici la conclusion rimee de cette memorable affaire, qui ne fit pas
+verser de sang, mais beaucoup d'encre:
+
+ Les combattants en presence
+ Firent feu des quatre pieds.
+ Planche tira le premier,
+ A cent toises de distance;
+ Feuillide, comme un eclair,
+ Riposta, cent pieds en l'air.
+
+ "Cessez cette boucherie,
+ Crierent les assistants,
+ C'est assez repandre un sang
+ Precieux a la patrie;
+ Planche a lave son affront
+ Par sa detonation."
+
+ Dedans les bras de Feuillide
+ Planche s'elance a l'instant,
+ Et lui dit en sanglotant:
+ "Nous sommes deux intrepides,
+ Je suis satisfait vraiment,
+ Vous aussi probablement."
+
+ Alors ils se separerent,
+ Et depuis ce jour fameux,
+ Ils vecurent tres heureux.
+ Et c'est de cette maniere
+ Qu'on a enfin reconnu
+ De George Sand la vertu.
+
+Cette vertu, solennellement attestee, allait cependant subir une nouvelle
+secousse. Apres la rupture avec Jules Sandeau et la courte et facheuse
+epreuve avec Prosper Merimee, le coeur de George Sand etait libre, et
+Lelia, au milieu de ses travaux, avait du vague a l'ame. Gustave Planche
+n'etait pour elle qu'un officieux et un charge d'affaires, Sainte-Beuve un
+confident et presque un confesseur laique. Elle cherchait d'autres amities
+litteraires. Qui? Nous avons la trace de ses hesitations et de ses
+tatonnements. Elle ecrit, le 11 mars 1833, a son mentor, Sainte-Beuve: "A
+propos, reflexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de
+Musset. Il est tres dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus
+de curiosite que d'interet a le voir. Je pense qu'il est imprudent de
+satisfaire toutes ses curiosites, et meilleur d'obeir a ses sympathies. A
+la place de celui-la, je veux donc vous prier de m'amener Dumas en l'art
+de qui j'ai trouve de l'ame, abstraction faite du talent. Il m'en a
+temoigne le desir, vous n'aurez donc qu'un mot a lui dire de ma part; mais
+venez avec lui la premiere fois, car les premieres fois me sont toujours
+fatales." Elle se souvenait de Merimee.
+
+Dumas vint et ne revint pas. Sa belle humeur copieuse ne pouvait
+s'accommoder de la sensibilite subtile de George Sand. Alors celle-ci se
+retourne vers Sainte-Beuve, et lui demande d'autres presentations. On
+essayait de tous les genres, on tata meme des philosophes. Elle ecrit, en
+avril 1833, a son cicerone, qui tenait l'emploi de fourrier ou de
+pourvoyeur sentimental: "Mon ami, je recevrai M. Jouffroy de votre main."
+La livraison ne fut pas faite. Lelia recula devant un personnage aussi
+grave. "Je crains un peu, dit-elle a Sainte-Beuve, ces hommes vertueux de
+naissance. Je les apprecie bien comme de belles fleurs et de beaux fruits,
+mais je ne sympathise pas avec eux; ils m'inspirent une sorte de jalousie
+mauvaise et chagrine; car, apres tout, pourquoi ne suis-je pas comme eux?
+Je suis aupres d'eux dans la situation des bossus qui haissent les hommes
+bien faits; les bossus sont generalement puerils et mechants, mais les
+hommes bien faits ne sont-ils pas insolents, fats et cruels envers les
+bossus?"
+
+A l'image de Diogene allumant sa lanterne, George Sand cherchait un homme,
+moins leger que Sandeau, plus stable que Merimee, moins affaire que Dumas,
+plus sociable que Jouffroy. Elle rencontra Alfred de Musset, au mois de
+juin 1833. Ce fut--si nous en croyons le frere du poete, son biographe et
+son panegyriste--a un grand diner offert aux redacteurs de la _Revue_ chez
+les _Freres provencaux_. Paul de Musset ajoute: "Les convives etaient
+nombreux; une seule femme se trouvait parmi eux. Alfred fut place pres
+d'elle a table. Elle l'engagea simplement et avec bonhomie a venir chez
+elle. Il y alla deux ou trois fois, a huit jours d'intervalle, et puis il
+y prit habitude et n'en bougea plus." C'est outre mesure precipiter les
+evenements. George Sand ne fut pas tout a fait si expeditive; mais en la
+calomniant, soit dans la _Biographie_, soit dans _Lui et Elle_, Paul de
+Musset a toujours cru remplir un devoir de famille. Le vrai est que, le 24
+juin, Alfred de Musset adressait a George Sand les fameux vers, _Apres la
+lecture d'Indiana_, puis, quelques jours plus tard, un passage de _Rolla_
+qu'il etait en train de composer et qu'accompagnait un billet ceremonieux,
+ainsi concu:
+
+"Voila, Madame, le fragment que vous desirez lire, et que je suis assez
+heureux pour avoir retrouve, en partie dans mes papiers, en partie dans ma
+memoire. Soyez assez bonne pour faire en sorte que votre petit caprice de
+curiosite ne soit partage par personne.
+
+"Votre bien devoue serviteur,
+
+"Alfred de MUSSET."
+
+Pres de deux mois s'ecoulent. _Lelia_ parait dans les premiers jours
+d'aout 1833, puisqu'il en est fait mention au _Journal de la Librairie_
+du 10 aout. George Sand offre un exemplaire du roman a Alfred de Musset,
+avec cette dedicace sur le tome premier: "A monsieur mon gamin d'Alfred,
+_George_", et cette autre sur le tome II: "A monsieur le vicomte Alfred
+de Musset, hommage respectueux de son devoue serviteur, George Sand." Elle
+le prenait, on le voit, sur un ton assez familier, et lui-meme marquait
+dans sa correspondance une progression d'intimite qu'il n'est pas sans
+interet de noter. Voici un premier billet, encore reserve d'allure:
+
+"Votre aimable lettre a fait bien plaisir, Madame, a une espece d'idiot
+entortille dans de la flanelle comme une epee de bourgmestre... Que vous
+ayez le plus tot possible la fantaisie de perdre une soiree avec lui,
+c'est ce qu'il vous demande surtout. Votre bien devoue,
+
+"Alfred de MUSSET."
+
+Quelques jours plus tard, la camaraderie s'accentue:
+
+"Je suis oblige, Madame, de vous faire le plus triste aveu: je monte la
+garde mardi prochain; tout autre jour de la semaine ou ce soir meme, si
+vous etiez libre, je suis tout a vos ordres et reconnaissant des moments
+que vous voulez bien me sacrifier. Votre maladie n'a rien de plaisant,
+quoique vous ayez envie d'en rire. Il serait plus facile de vous couper
+une jambe que de vous guerir. Malheureusement on n'a pas encore trouve de
+cataplasme a poser sur le coeur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en
+prie, et ne mourez pas avant que nous ayons execute ce beau projet de
+voyage dont nous avons parle. Voyez quel egoiste je suis; vous dites que
+vous avez manque d'aller dans l'autre monde; je ne sais vraiment pas trop
+ce que je fais dans celui-ci."
+
+"Tout a vous de coeur.
+
+"Alfred de MUSSET."
+
+Dans une lettre, c'est souvent le post-scriptum qu'il faut lire avec le
+plus d'attention, et c'est la formule finale qui laisse volontiers
+pressentir l'intensite des sentiments. Ici, "tout a vous de coeur" a
+remplace "votre bien devoue serviteur" du debut. Puis voici le billet par
+lequel il accuse reception des deux nouveaux volumes qui lui sont
+communiques en bonnes feuilles:
+
+"J'ai recu _Lelia_. Je vous en remercie, et, bien que j'eusse resolu de
+me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j'aurai
+tout lu avant de retourner au corps de garde.
+
+"Si, apres avoir raisonnablement trempe vos doigts dans l'encre, vous vous
+couchez prosaiquement, je souhaite que Dieu vous delivre de votre mal de
+tete. Si vous avez reellement l'idee d'aller vous percher sur les tours de
+Notre-Dame, vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez
+d'y aller avec vous. Pourvu que je rentre a mon poste le matin, je puis
+disposer de ma veillee patriotique. Repondez-moi un mot, et croyez a mon
+amitie sincere.
+
+"Alfred de MUSSET."
+
+Sur tous les premiers incidents de cette liaison litteraire et
+sentimentale, l'_Histoire de ma Vie_ est silencieuse, la _Correspondance_
+de George Sand, editee par les soins de son fils, ne contient aucune
+lettre, la _Biographie_ d'Alfred de Musset par son frere est muette ou de
+mauvaise foi. Les seuls documents authentiques et dignes de creance sont
+les lettres de George Sand a Sainte-Beuve, publiees chez Calmann Levy par
+M. Emile Aucante avec une introduction de M. Rocheblave, et les lettres
+inedites d'Alfred de Musset a George Sand que la famille du poete n'a pas
+voulu laisser imprimer, mais que l'on colporte sous le manteau. Il en a
+paru des passages dans la biographie d'Alfred de Musset par Arvede Barine,
+dans les etudes de M. Maurice Clouard inserees a la _Revue de Paris_, et
+dans le volume de M. Paul Marieton, _Une Histoire d'Amour_.
+
+Voici, _in extenso_, le texte de la lettre adressee a madame Sand, 19 quai
+Malaquais, vers le milieu de juillet, et ou Alfred de Musset formule son
+appreciation sur _Lelia_. Il y a de l'amour, c'est-a-dire de l'hyperbole
+et de la flatterie, dans cet eloge aussi enthousiaste pour la femme que
+pour le livre:
+
+"Eprouver de la joie a la lecture d'une belle chose faite par un autre,
+est le privilege d'une ancienne amitie. Je n'ai pas ces droits aupres de
+vous, Madame; il faut cependant que je vous dise que c'est la ce qui m'est
+arrive en lisant _Lelia_.
+
+"J'etais, dans ma petite cervelle, tres inquiet de savoir ce que c'etait;
+cela ne pouvait pas etre mediocre, mais enfin ca pouvait etre bien des
+choses, avant d'etre ce que cela est. Avec votre caractere, vos idees,
+votre nature de talent, si vous eussiez echoue la, je vous aurais regardee
+comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgre tout
+votre cher mepris pour vos livres, que vous regardez comme des especes de
+contre-parties des memoires de vos boulangers, etc., etc., vous savez,
+dis-je, que pour moi un livre c'est un homme ou rien. Je me soucie autant
+que de la fumee d'une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames,
+qu'a tete reposee et en travaillant pour votre plaisir vous pourriez
+imaginer et combiner. Il y a dans _Lelia_ des vingtaines de pages qui
+vont droit au coeur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que
+celles de _Rene_ et _Lara_. Vous voila George Sand; autrement vous
+eussiez ete madame une telle, faisant des livres.
+
+"Voila un insolent compliment. Je ne saurais en faire d'autres. Le public
+vous les fera. Quant a la joie que j'ai eprouvee, en voici la raison.
+
+"Vous me connaissez assez pour etre sure a present que jamais le mot
+ridicule de "Voulez-vous ou ne voulez-vous pas?" ne sortira de mes levres
+avec vous. Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. Vous
+ne pouvez donner que l'amour moral, et je ne puis le rendre a personne (en
+admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m'envoyer paitre,
+si je m'avisais de vous le demander); mais je puis etre, si vous m'en
+jugez digne, non pas meme votre ami--c'est encore trop moral pour
+moi--mais une espece de camarade sans consequence et sans droits, par
+consequent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac,
+de chiffonner vos peignoirs, et d'attraper des rhumes de cerveau en
+philosophant avec vous sous tous les marronniers de l'Europe moderne. Si,
+a ce titre, quand vous n'avez rien a faire, ou envie de faire une betise
+(comme je suis poli!) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soiree,
+au lieu d'aller ces jours-la chez madame une telle, faisant des livres,
+j'aurai affaire a mon cher monsieur George Sand, qui est desormais pour
+moi un homme de genie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n'ai
+aucune raison pour mentir.
+
+"A vous de coeur.
+
+"Alfred de MUSSET."
+
+_Lelia_ avait servi d'entree en matiere ou de pretexte. Sous le couvert
+de la litterature, la declaration etait faite, par un artifice analogue a
+cette figure de rhetorique qui s'appelle la preterition. L'aveu ne semble
+pas avoir ete mal accueilli. Tres peu de jours apres, Alfred de Musset,
+qui avait un joli talent de dessinateur et surtout de caricaturiste,
+adresse a sa correspondante un petit portrait crayonne avec ces mots: "Mon
+cher George, vos beaux yeux noirs que j'ai outrages hier, m'ont trotte
+dans la tete ce matin. Je vous envoie cette ebauche, toute laide qu'elle
+est, par curiosite, pour voir si vos amis la reconnaitront et si vous la
+reconnaitrez vous-meme.
+
+_Good night. I am gloomy to-day_."
+
+Nous approchons de l'instant decisif. Les lettres d'Alfred de Musset se
+font de plus en plus familieres. En voici une dont la date est sure--28
+juillet--comme on peut le constater par l'article qu'elle vise dans le
+_Journal des Debats_ et qui traitait avec dedain le _Spectacle dans un
+fauteuil_ et les _Contes d'Espagne et d'Italie_:
+
+"Je crois, mon cher George, que tout le monde est fou ce matin. Vous qui
+vous couchez a quatre heures, vous m'ecrivez a huit. Moi qui me couche a
+sept, j'etais tout grand eveille au beau milieu de mon lit, quand votre
+lettre est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un
+usurier, car on l'a renvoye sans reponse. Comme j'etais en train de vous
+lire et d'admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis
+(toujours a huit heures) lequel ami se leve ordinairement a deux heures de
+l'apres-midi. Il etait cramoisi de fureur contre un article des _Debats_
+ou l'on s'efforce, ce matin meme, de me faire un tort commercial de
+quelques douzaines d'exemplaires. En vertu de quoi j'ai essaye mon rasoir
+dessus.
+
+"J'irai certainement vous voir a minuit. Si vous etiez venue hier soir, je
+vous aurais remerciee sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui
+fait bien proche de Dieu. J'ai pleure comme un veau pour faire ma
+digestion, apres quoi je suis accouche par le forceps de cinq vers et
+_une_(?) hemistiche, et j'ai mange un fromage a la creme qui etait tout
+aigre.
+
+"Que Dieu vous conserve en joie, vous et votre progeniture, jusqu'a la
+vingt-et-unieme generation.
+
+_Yours truly_
+
+Alfred de MUSSET.
+
+George Sand, qui avait en si peu de temps eprouve de tels deboires d'amour,
+affectait-elle de ne pas entendre les sollicitations du poete? Ou
+voulait-elle--ce qui est bien feminin--l'amener et l'obliger a des
+supplications encore plus pressantes? Toujours est-il que l'auteur de la
+_Ballade a la Lune_ dut mettre les points sur les i et formuler sa requete
+sentimentale. Il le fit dans une lettre naive et touchante, exempte de cet
+insupportable dandysme qui recherchait les mots et le genre anglais:
+
+"Mon cher George, j'ai quelque chose de bete et de ridicule a vous dire:
+Je vous l'ecris sottement, au lieu de vous l'avoir dit, je ne sais
+pourquoi, en rentrant de cette promenade. J'en serai desole ce soir. Vous
+allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes
+rapports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez a la porte et vous croirez
+que je mens. Je suis amoureux de vous, je le suis depuis le premier jour
+ou j'ai ete chez vous. J'ai cru que je m'en guerirais tout simplement, en
+vous voyant a titre d'ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractere
+qui pourraient m'en guerir. J'ai tache de me le persuader tant que j'ai pu;
+mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J'aime mieux
+vous le dire, et j'ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour
+m'en guerir a present, si vous me fermez votre porte.
+
+"Cette nuit, pendant que (_ces deux derniers mots ont ete biffes par
+George Sand a la plume, et la ligne suivante est coupee aux ciseaux dans
+la lettre originale d'Alfred de Musset._)
+
+"J'avais resolu de vous faire dire que j'etais a la campagne, mais je ne
+veux pas vous faire de mysteres, ni avoir l'air de me brouiller sans
+sujet. Maintenant, George, vous allez dire: "Encore un qui va m'ennuyer!"
+comme vous dites. Si je ne suis pas tout a fait le premier venu pour vous,
+dites-moi, comme vous me l'auriez dit hier en me parlant d'un autre, ce
+qu'il faut que je fasse. Mais, je vous en prie, si vous voulez me dire que
+vous doutez de ce que je vous ecris, ne me repondez plutot pas du tout. Je
+sais comme vous pensez de moi, et je n'espere rien en vous disant cela. Je
+ne puis qu'y perdre une amie et les seules heures agreables que j'ai
+passees depuis un mois. Mais je sais que vous etes bonne, que vous avez
+aime, et je me confie a vous, non pas comme a une maitresse, mais comme a
+un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir
+de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore a passer a Paris,
+avant votre voyage a la campagne et votre depart pour l'Italie, ou nous
+aurions passe de belles nuits, si j'avais de la force. Mais la verite est
+que je souffre et que la force me manque.
+
+"Alfred de MUSSET."
+
+On n'a pas, par grand malheur, la reponse de George Sand a cette epitre
+qui fleure un parfum de sincerite juvenile. Ce ne dut etre ni un
+acquiescement ni un refus, mais une parole de vague esperance qui
+maintenait et surexcitait l'exaltation du poete. Il est au seuil de la
+Terre promise et il se desespere, dans une autre lettre qu'on n'a jamais
+entierement citee. La voici en sa teneur integrale:
+
+"Je voudrais que vous me connaissiez mieux, que vous voyiez qu'il n'y a
+dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecte, et que vous ne
+me fassiez pas plus grand ni plus petit que je ne suis. Je me suis livre
+sans reflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. Je vous ai aimee,
+non pas chez vous, pres de vous, mais ici, dans cette chambre ou me voila
+seul a present. C'est la que je vous ai dit ce que je n'ai dit a personne.
+
+"Vous souvenez-vous que vous m'avez dit un jour que quelqu'un vous avait
+demande si j'etais Octave ou Celio, et que vous aviez repondu: "Tous les
+deux, je crois?" Ma folie a ete de ne vous en montrer qu'un, George, et
+quand l'autre a parle, vous lui avez repondu comme a...
+
+(_Les deux lignes suivantes ont ete coupees._)
+
+"A qui la faute? A moi. Plaignez ma triste nature qui s'est habituee a
+vivre dans un cercueil scelle, et haissez les hommes qui m'y ont force.
+"Voila un mur de prison, disiez-vous hier, tout viendrait s'y
+briser."--Oui, George, voila un mur; vous n'avez oublie qu'une chose,
+c'est qu'il y a derriere un prisonnier.
+
+"Voila mon histoire tout entiere, ma vie passee, ma vie future. Je serai
+bien avance, bien heureux, quand j'aurai barbouille de mauvaises rimes les
+murs de mon cachot. Voila un beau calcul, une belle organisation, de
+rester muet en face de l'etre qui peut vous comprendre, et de faire de ses
+souffrances un tresor sacre pour le jeter dans toutes les voiries, dans
+tous les egouts, a six francs l'exemplaire. Pouah!
+
+"Plaignez-moi, ne me meprisez pas. Puisque je n'ai pu parler devant vous,
+je mourrai muet. Si mon nom est ecrit dans un coin de votre coeur, quelque
+faible, quelque decoloree qu'en soit l'empreinte, ne l'effacez pas. Je
+puis embrasser une fille galeuse et ivre-morte, mais je ne puis embrasser
+ma mere.
+
+"Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours ou
+je me tuerais; mais je pleure ou j'eclate de rire; non pas aujourd'hui,
+par exemple.
+
+"Adieu, George, je vous aime comme un enfant."
+
+L'appel de Musset fut entendu, sa priere exaucee, dans les tout premiers
+jours d'aout. On le peut pressentir, d'apres une lettre que George Sand
+adressait a Sainte-Beuve le 3 aout et ou elle semble secouer le pessimisme
+de _Lelia_. Son aversion, recemment declaree, pour l'amour n'est plus
+irreductible. "Quoique j'en medise souvent, ecrit-elle, comme je fais de
+mes plus saintes convictions aux heures ou le demon m'assiege, je sais
+bien qu'il n'y a que cela au monde de beau et de sacre." Vite, elle
+eprouve le besoin de crier sa passion, de la rendre publique et de
+l'arborer comme une cocarde. Elle s'en ouvre a Sainte-Beuve, le 25 aout,
+dans les termes les plus explicites; car elle veut qu'il voie clair dans
+sa conduite, qu'il connaisse ses actions et ses intentions:
+
+"Je me suis enamouree, et cette fois tres serieusement, d'Alfred de
+Musset. Ceci n'est plus un caprice, c'est un attachement senti... Il ne
+m'appartient pas de promettre a cette affection une duree qui vous la
+fasse paraitre aussi sacree que les affections dont vous etes susceptible.
+J'ai aime une fois pendant six ans[1], une autre fois pendant trois[2], et,
+maintenant, je ne sais pas de quoi je suis capable. Beaucoup de
+fantaisies ont traverse mon cerveau, mais mon coeur n'a pas ete aussi use
+que je m'en effrayais; je le dis maintenant parce que je le sens.
+
+[Note 1: Aurelien de Seze.]
+
+[Note 2: Jules Sandeau.]
+
+"Loin d'etre affligee et meconnue[3], je trouve cette fois une candeur,
+une loyaute, une tendresse qui m'enivrent. C'est un amour de jeune homme
+et une amitie de camarade. C'est quelque chose dont je n'avais pas l'idee,
+que je ne croyais rencontrer nulle part, et surtout la.
+
+[Note 3: Ceci est un retour vers Prosper Merimee.]
+
+"Je l'ai niee, cette affection, je l'ai repoussee, je l'ai refusee d'abord,
+et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de l'avoir fait. Je m'y
+suis rendue par amitie plus que par amour, et l'amour que je ne
+connaissais pas s'est revele a moi sans aucune des douleurs que je croyais
+accepter."
+
+Apres cette affirmation qui n'est flatteuse ni pour Casimir Dudevant, ni
+pour Aurelien de Seze, ni pour Jules Sandeau, ni pour Prosper Merimee,
+George Sand ajoute, comme si elle reclamait la benediction d'un confesseur:
+
+"Je suis heureuse, remerciez Dieu pour moi... Si vous etes etonne et
+effraye peut-etre de ce choix, de cette reunion de deux etres qui, chacun
+de leur cote, niaient ce qu'ils ont cherche et trouve l'un dans l'autre,
+attendez, pour en augurer les suites, que je vous aie mieux raconte ce
+nouveau roman... Je ne sais pas si ma conduite hardie vous plaira.
+Peut-etre trouverez-vous qu'une femme doit cacher ses affections. Mais je
+vous prie de voir que je suis dans une situation tout a fait
+exceptionnelle, et que je suis forcee de mettre desormais ma vie privee au
+grand jour."
+
+Pour avancer dans cette voie sans encombre, elle demande l'assistance de
+deux ou trois nobles ames, entre lesquelles est Sainte-Beuve, et elle
+conclut sur le mode mystique: "Ce sont des freres et des soeurs que je
+retrouverai dans le sein de Dieu au bout du pelerinage." Un mois plus tard,
+elle reprend son hosannah, dans une lettre du 19 septembre au meme
+Sainte-Beuve: "Je suis heureuse, tres heureuse, mon ami. Chaque jour je
+m'attache davantage a _lui_; chaque jour je vois s'effacer de lui les
+petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois luire et
+briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par dessus tout,
+ce qu'il est, il est _bon enfant_, et son intimite m'est aussi douce que
+sa preference m'a ete precieuse. Vous etes heureux aussi, mon ami. Vous
+aimez, vous etes aime. Tant mieux. Apres tout, voyez-vous, il n'y a que
+cela de bon sur la terre. Le reste ne vaut pas la peine qu'on se donne
+pour manger et dormir tous les jours."
+
+Pendant que George Sand epanchait ainsi ses confessions et son bonheur,
+Alfred de Musset s'etait installe chez elle. De cette vie nouvelle, ou la
+delicatesse du poete supportait malaisement certains bohemes, hotes
+familiers du logis, Paul de Musset nous a trace, dans _Lui et Elle_, une
+peinture un peu chargee. George Sand eut tot fait, d'ailleurs, d'ecarter
+ceux de ses amis, de vieille ou fraiche date, qui deplaisaient a son
+aristocratique compagnon. Il semble, toutefois, qu'Alfred de Musset, au
+debut, ne temoigna pas des repugnances aussi vives, non plus que des
+exigences aussi acariatres; car c'est la belle humeur qui domine dans les
+versiculets par lui consacres a peindre les reunions du quai Malaquais:
+
+ George est dans sa chambrette
+ Entre deux pots de fleurs,
+ Fumant sa cigarette,
+ Les yeux baignes de pleurs.
+
+ Buloz, assis par terre,
+ Lui fait de doux serments;
+ Solange par derriere
+ Gribouille ses romans.
+
+ Plante comme une borne,
+ Boucoiran tout mouille
+ Contemple d'un oeil morne
+ Musset tout debraille.
+
+ Dans le plus grand silence,
+ Paul, se versant du the,
+ Ecoute l'eloquence.
+ De Menard tout crotte.
+
+ Planche saoul de la veille
+ Est assis dans un coin
+ Et se cure l'oreille
+ Avec le plus grand soin.
+
+ La mere Lacouture
+ Accroupie au foyer
+ Renverse la friture
+ Et casse un saladier.
+
+ De colere pieuse
+ Gueroult tout palpitant
+ Se plaint d'une dent creuse
+ Et des vices du temps.
+
+ Pale et melancolique,
+ D'un air mysterieux,
+ Papet, pris de colique,
+ Demande ou sont les lieux.
+
+Aussi bien les plaisanteries et les mystifications etaient a la mode dans
+ce milieu jeune et joyeux, d'ou l'on elimina Gustave Planche, sous
+pretexte qu'il manquait de tenue, en realite parce qu'il avait ete epris
+de George Sand et la traitait sur un ton familier de camaraderie. Le
+critique atrabilaire s'eloigna en maugreant et en gardant rancune a Musset
+de l'avoir evince. Il y avait, quai Malaquais, des inventions drolatiques
+que n'eussent pas desavouees les heros folatres d'Henri Murger. Temoin ce
+diner ou figuraient plusieurs redacteurs de la _Revue_, notamment le
+severe Lerminier. On lui donna pour voisin de table le mime Debureau qui,
+ce soir-la, avait revetu, au lieu du blanc costume de Pierrot, l'habit
+noir et la mine grave d'un diplomate anglais. Tout le long du repas, il
+garda le silence professionnel. C'est seulement au dessert, apres une
+dissertation copieuse de Lerminier sur la politique etrangere, qu'il
+voulut expliquer a sa maniere l'equilibre europeen. Il lanca son assiette
+en l'air, la recut et la fit tournoyer sur la pointe du couteau. Lerminier
+n'avait jamais entendu interpreter de la sorte les traites de 1815.
+
+Cependant la place d'Alfred de Musset etait demeuree vide. On regrettait
+vivement son absence. Le diner fut servi assez mal par une jeune servante
+tres novice, en costume de Cauchoise, "avec le jupon court, les bas a
+cotes, la croix d'or au cou et les bras nus." Elle commettait maladresse
+sur maladresse, mais plusieurs des convives la regardaient avec interet.
+Troublee sans doute, elle laissait tomber les plats, posait les assiettes
+a l'envers, et, pendant la conference sur l'equilibre europeen, elle versa
+le contenu d'une carafe sur le crane et dans le cou de Lerminier. La
+Normande appetissante n'etait autre qu'Alfred de Musset que personne
+n'avait reconnu sous son deguisement. Seule George Sand etait dans la
+confidence. La Cauchoise prit place a table a cote du diplomate, et l'on
+imagine si la soiree s'acheva gaiement.
+
+Au mois de septembre, les deux amants, lasses du tumulte de Paris et
+peut-etre aussi de la surveillance indiscrete qu'exercait Paul de Musset,
+se rendirent a Fontainebleau. Ils y passerent plusieurs semaines. De ce
+sejour on retrouve la trace dans l'oeuvre de l'un et l'autre ecrivain,
+dans le _Souvenir_ et la _Confession d'un enfant du siecle_, de meme
+que dans divers romans, prefaces ou pages detachees de George Sand. C'est
+la qu'ils concurent le projet d'un voyage en Italie qui, deux mois apres,
+se realisait. On a peine a croire, avec Arvede Barine, que deja a
+Fontainebleau Alfred de Musset ait manifeste ces ecarts de caractere, ces
+violences d'humeur dont s'accuse Octave dans la _Confession d'un enfant
+du siecle_. Nous n'avons pas le droit d'accueillir a la lettre et
+d'imputer au poete toutes les defaillances d'un personnage d'imagination
+qui n'est pas exactement son double. Certes il y a un trait d'eternelle
+verite dans les vers fameux:
+
+ Ah! malheur a celui qui laisse la debauche
+ Planter le premier clou sous sa mamelle gauche!
+ Le coeur d'un homme vierge est un vase profond;
+ Lorsque la premiere eau qu'on y verse est impure,
+ La mer y passerait sans laver la souillure,
+ Car l'abime est immense et la tache est au fond.
+
+
+Alfred de Musset etait libertin, buveur et fantasque; mais a Fontainebleau
+il aimait George Sand avec toute l'ardeur du premier enthousiasme, et ne
+pouvait manquer de se contraindre. Plus tard il donnera a ses vices, a ses
+soupcons et a ses violences, libre carriere avec frenesie.
+
+Le voyage en Italie decide, il s'agissait d'obtenir, d'une part
+l'assentiment de madame de Musset mere, de l'autre celui de M. Dudevant.
+Il ne tenait pas beaucoup de place dans l'existence de George Sand, mais
+il restait, somme toute, un mari et allait etre oblige de s'occuper de la
+petite Solange, rentree a Nohant, et de veiller sur Maurice, eleve au
+college Henri IV, sortant le dimanche chez sa grand'mere Dupin.
+
+Alfred de Musset, dans l'intervalle de ses debauches et des hallucinations
+qui deja le hantaient durant l'excursion a Franchard pres de Fontainebleau,
+etait d'une humeur joyeuse et meme gamine, qui contrastait avec la
+reverie sentimentale et lyrique de George Sand. Il atteste cette gaiete
+naturelle dans la serie de dessins, de croquis et de caricatures que
+possede M. de Spoelberch de Lovenjoul. On y voit de nombreuses esquisses
+representant George Sand, "le nez legerement busque, la bouche sensuelle,
+l'oeil imperieux"; un Merimee dedaigneux, avec cette legende: _Carvajal
+renfoncant une expansion_; un Sainte-Beuve sournoisement paterne, orne de
+cette devise: _le bedeau du temple de Gnide canonisant une demoiselle
+infortunee_; un jeune homme a la chevelure ondee, a la redingote serree
+comme autour d'un corset, qui figure Musset dessine par lui-meme, et
+au-dessous: _Don Juan allant emprunter dix sous pour payer son ideale et
+enfoncer Byron_; enfin un oeil, une bouche, une meche de cheveux, une
+verrue ou se herisse un poil, un bonnet grec, le tout symbolisant Francois
+Buloz, avec ce commentaire: _Fragments de la Revue trouves dans une caisse
+vide_. Suivent des types humoristiques, comme ceux qui illustreront les
+_Comedies et Proverbes_, et qui sont ici denommes: "Le chevalier _Colombat
+du Roseau vert_, l'abbe _Potiron de Vent du soir_, le baron _Pretextat de
+Clair de lune_, le marquis _Gerondif de Pimprenelle_."
+
+Tous ces croquis et nombre d'autres sont reunis dans un album qui a
+appartenu a George Sand. Sur le premier feuillet figure une inscription,
+sinueuse et desordonnee, ainsi concue:
+
+ "_Le public est prie de ne pas se meprendre.
+ Ceci est l'album de George Sand,
+ Le receptacle informe de ses aberrations mentales
+ Et autres.
+ Je soussigne, Mussaillon Ier,
+ Declare que mon album n'est pas si cochonne que ca.
+ Celui qui a inscrit son nom
+ Sur ce stupide album n'est qu'un vil facetieux.
+ Il est vexant d'etre accuse des turpitudes de George Sand_
+
+MUSSAILLON Ier."
+
+Ce temperament d'enfant gate, a la fantaisie debridee et maladive, aux
+soubresauts nerveux et convulsifs, presque hysteriques, s'accordait, au
+debut, avec les instincts maternels de George Sand. Il avait de soudains
+caprices qu'il fallait immediatement satisfaire. Autour de lui, dans sa
+famille, on avait pris l'habitude de lui ceder. Pourtant, le projet ou
+plutot l'idee fixe du voyage en Italie rencontra une resistance inusitee.
+Sur ce point, Paul de Musset semble avoir dit vrai dans la _Biographie_,
+quand il relate qu'aux premieres ouvertures d'Alfred leur mere repondit:
+"Jamais je ne donnerai mon consentement a un voyage que je regarde comme
+une chose dangereuse et fatale. Je sais que mon opposition sera inutile et
+que tu partiras, mais ce sera contre mon gre et sans ma permission."
+Devant les larmes de sa mere, il parut ceder et alla donner contre-ordre
+aux preparatifs d'un depart tout prochain. George Sand ne se resigna pas
+si aisement. Voici comment elle intervint le jour meme, si nous en croyons
+Paul de Musset: "Ce soir-la, vers neuf heures, notre mere etait seule avec
+sa fille au coin de feu, lorsqu'on vint lui dire qu'une dame l'attendait a
+la porte dans une voiture de place, et demandait instamment a lui parler.
+Elle descendit accompagnee d'un domestique. La dame inconnue se nomma;
+elle supplia cette mere desolee de lui confier son fils, disant qu'elle
+aurait pour lui une affection et des soins maternels. Les promesses ne
+suffisant pas, elle alla jusqu'aux serments. Elle y employa toute son
+eloquence, et il fallait qu'elle en eut beaucoup, puisqu'elle vint a bout
+d'une telle entreprise. Dans un moment d'emotion, le consentement fut
+arrache."
+
+Selon ce recit, George Sand aurait reussi, par des paroles dorees, a
+consommer sans violence l'enlevement ou plutot le detournement d'un jeune
+homme a peine sorti de minorite. C'est a peu pres la meme version que nous
+donne madame de Musset dans une lettre ecrite le 10 avril 1859, apres
+l'apparition de _Lui et Elle_, et qui a ete rendue publique grace a M.
+Maurice Clouard,[4] vigilant gardien de la memoire d'Alfred de Musset.
+Elle rapporte, en des termes analogues a ceux de la _Biographie_, la venue
+de George Sand dans un fiacre, 59 rue de Grenelle: "Je montai dans cette
+voiture, dit madame de Musset, voyant une femme seule. C'etait _Elle_.
+Alors elle employa toute l'eloquence dont elle etait maitresse a me
+decider a lui confier mon fils, me repetant qu'elle l'aimerait comme une
+mere, qu'elle le soignerait mieux que moi. Que sais-je? La sirene
+m'arracha mon consentement. Je lui cedai, tout en larmes et a contre-coeur,
+car _il avait une mere prudente_, bien qu'elle ait ose dire le contraire
+dans _Elle et Lui_."
+
+[Note 4: _Alfred de Musset et George Sand_, par M. Maurice Clouard,
+dans la _Revue de Paris_ du 15 aout 1896.]
+
+Quand elle redigeait cette lettre aigrie et portait cette accusation,
+madame de Musset etait enfievree par le conflit de recriminations
+retrospectives qui avait suivi la mort de son fils et ou, de part et
+d'autre, on eut le tort de batailler sur une tombe. Elle oubliait que,
+vingt-cinq ans plus tot, le 17 mars 1834, elle ecrivait de Paris a Alfred,
+malade a Venise: "J'ai une bien grande reconnaissance pour madame Sand et
+pour tous les soins qu'elle t'a donnes. Que serais-tu devenu sans elle?
+C'est affreux a penser." A distance, la gratitude s'est transformee en
+invectives et en calomnies.
+
+N'est-il donc pas possible d'analyser de sang-froid les torts respectifs
+de deux etres de genie, doues de caracteres foncierement incompatibles, au
+cours de ce voyage qui leur semblait une echappee vers quelque Terre
+promise? Paul de Musset, ame cancaniere et rancuniere, note qu'il les
+conduisit, "par une soiree brumeuse et triste, jusqu'a la malle-poste ou
+ils monterent au milieu de circonstances de mauvais augure." Est-ce parce
+qu'ils partaient le jeudi 13 decembre? Dans _Lui et Elle_, Pierre--lisez
+Paul--qui accompagne les voyageurs, observe que leur voiture etait la
+treizieme, qu'elle heurta la borne sous la porte cochere des messageries
+et renversa, au coin de la rue Jean-Jacques Rousseau, un tonneau de
+porteur d'eau et l'homme qui le trainait. Voila, dans la fiction, et sans
+doute aussi dans la realite, ce que Paul de Musset appelait "des
+circonstances de mauvais augure!"
+
+L'_Histoire de ma Vie_, ou George Sand glisse sur ce voyage comme chat sur
+braise et mentionne a peine le nom de son compagnon, en indiquant assez
+etrangement qu'elle regrettait de ne pas avoir ses enfants avec elle,
+fournit cependant quelques details pour le trajet en bateau a vapeur de
+Lyon a Avignon. Ils lierent connaissance avec Beyle, qui, sous le
+pseudonyme de Stendhal, a publie des oeuvres vantees outre mesure par
+toute une ecole legerement fetichiste, eprise de cette maniere seche,
+satirique et coupante. Il regagnait Civita-Vecchia, ou il occupait
+vaguement un poste de consul. George Sand signale le brillant de sa
+conversation et l'amertume de son esprit, immuablement dedaigneux et
+moqueur. "Je ne crois pas, dit-elle, qu'il fut mechant; il se donnait trop
+de peine pour le paraitre." C'etait une affectation, une pose. En deux
+jours elle eut fait le tour de cette intelligence que plusieurs declarent
+si profonde et si complexe. Au Pont-Saint-Esprit, "il fut d'une gaiete
+folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses
+grosses bottes fourrees, devint quelque peu grotesque et pas du tout
+joli." A Avignon, il manifesta ses sentiments esthetiques et son horreur
+de l'idolatrie, en apostrophant dans une eglise un vieux christ en bois
+peint, enorme et fort laid, auquel il montrait le poing furieusement.
+
+On se separa a Marseille sans regret. Beyle apparaissait ennuyeux,
+fatigant et meme obscene en ses propos. Il se rendait a Genes par la voie
+de terre. "Je confesse, dit George Sand, que j'avais assez de lui, et que,
+s'il eut pris la mer, j'aurais peut-etre pris la montagne. C'etait, du
+reste, un homme eminent--ajoute-t-elle avec bienveillance--d'une sagacite
+plus ingenieuse que juste en toutes choses appreciees par lui, d'un talent
+original et veritable, ecrivant mal, et disant pourtant de maniere a
+frapper et a interesser vivement ses lecteurs."
+
+De Marseille George Sand adressait, le 18 decembre, a son fils Maurice une
+lettre qu'elle ne montra sans doute pas a Alfred de Musset. Elle ne
+pouvait tenir a l'un et a l'autre le meme langage. Il lui fallait etre
+maternelle en partie double. "Mon cher petit, ecrivait-elle au collegien,
+je vais m'embarquer sur la mer pour aller en Italie. Je n'y resterai pas
+longtemps; ne te chagrine pas. Ma sante me force a passer quelque temps
+dans un pays chaud. Je retournerai pres de toi, le plus tot possible. Tu
+sais bien que je n'aime pas a vivre loin de mes petits miochons, bien
+gentils tous deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien
+vous avoir avec moi et vous mener partout ou je vais." En verite, Maurice
+et Solange eussent ete plutot genants durant ce voyage sentimental, et les
+raisons de sante qu'invoque George Sand ne nous semblent pas peremptoires.
+La fievre la prit a Genes dont le climat lui etait defavorable, et c'est
+la aussi que surgirent ses premiers dissentiments avec Alfred de Musset.
+Sur ce point _Lui et Elle_, par miracle, ne contredit pas _Elle et Lui_.
+Dans l'un et l'autre roman, Genes est le theatre des querelles naissantes
+entre Laurent et Therese, entre Olympe et Edouard de Falconey. La version
+de George Sand est assez imprecise: on est en presence d'un jeune homme
+paresseux et dissipe, ou meme dissolu. La fiction de Paul de Musset
+reproche, au contraire, a la jeune femme d'avoir tenu des propos etranges
+devant deux Italiens, de familles patriciennes, avec qui ils avaient fait
+la traversee et qu'ils retrouvaient a Genes. Comme on parlait de la
+defense de cette ville par Massena, elle aurait raconte que, "dans ce
+temps-la, sa mere accompagnait a l'armee un officier superieur, a qui son
+pere l'enleva pour l'epouser, et que sa naissance avait ete un resultat si
+prompt de cette union que la celebration du mariage avait precede d'un
+mois seulement son entree en ce monde." Malgre le mecontentement de son
+ami et l'etonnement des deux Italiens, elle insista, parait-il, en
+raillant les prejuges de gentilhommerie et en vantant sa mere qui etait
+une femme forte, obeissant au voeu de la nature.
+
+Nous laisserons cette aventure pour compte a l'auteur de _Lui et Elle_,
+d'autant que nul indice n'en vient manifester l'authenticite et qu'elle
+doit emaner de l'imagination haineuse et perfide de Paul de Musset.
+
+Du voyage par mer de Genes a Livourne, de la visite a Pise et du sejour a
+Florence, ni George Sand ni son compagnon ne semblent avoir voulu nous
+transmettre d'autre trace que la simple notation de leur itineraire. On
+sait que, sur tout cet episode, Alfred de Musset observa un silence qui
+contraste avec les commerages tardifs et malsonnants que colporta son
+frere, lorsque la volonte du poete ne fut plus la pour lui fermer la
+bouche et lui arreter la plume. George SDu voyage par mer de Genes a
+Livourne, de la visite a Pise et du sejourand, dans l'_Histoire de ma Vie_,
+relate simplement qu'ils jouerent a pile ou face s'ils iraient a Venise
+ou a Rome. "_Venise face_ retomba dix fois sur le plancher." Par Bologne
+et Ferrare, ils gagnerent Venise, ou le passeport d'Alfred de Musset fut
+vise le 19 janvier 1834. Le "bon pour sejour" porte la signature du consul
+de France, Silvestre de Sacy.
+
+L'arrivee a Venise, qui a inspire tant d'ecrivains, ne pouvait manquer de
+solliciter la plume de George Sand. Elle l'a decrite dans une page,
+retrouvee et publiee par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, et qu'on
+peut regarder soit comme le debut d'un roman abandonne, soit comme un
+morceau d'autobiographie. L'heroine est atteinte de cette meme fievre qui
+depuis Genes n'avait pas quitte la compagne d'Alfred de Musset. Il y a la
+des traits qui n'appartiennent pas au domaine de la fiction:
+
+"Il etait dix heures du soir lorsque le miserable _legno_, qui nous
+cahotait depuis le matin sur la route seche et glacee, s'arreta a Mestre.
+C'etait une nuit de janvier sombre et froide. Nous gagnames le rivage dans
+l'obscurite. Nous descendimes a tatons dans une gondole. Le chargement de
+nos paquets fut long. Nous n'entendions pas un mot de venitien. La fievre
+me jetait dans une apathie profonde. Je ne vis rien, ni la greve, ni
+l'onde, ni la barque, ni le visage des bateliers. J'avais le frisson, et
+je sentais vaguement qu'il y avait dans cet embarquement quelque chose
+d'horriblement triste. Cette gondole noire, etroite, basse, fermee de
+partout, ressemblait a un cercueil. Enfin je la sentis glisser sur le
+flot... Il faisait si noir que nous ne savions pas si nous etions en
+pleine mer ou sur un canal etroit et borde d'habitations. J'eus, un
+instant, le sentiment de l'isolement. Dans ces tenebres, dans ce
+tete-a-tete avec un enfant que ne liait point a moi une affection
+puissante, dans cette arrivee chez un peuple dont nous ne connaissions pas
+un seul individu et dont nous n'entendions pas meme la langue, dans le
+froid de l'atmosphere dont l'abattement de la fievre ne me laissait plus
+la force de chercher a me preserver, il y avait de quoi contrister une ame
+plus forte que la mienne. Mais l'habitude de tout risquer a tout propos
+m'a donne un fond d'insouciance plus efficace que toutes les philosophies.
+Qui m'eut predit que cette Venise, ou je croyais passer en voyageur, sans
+lui rien donner de ma vie, et sans en rien recevoir, sinon quelques
+impressions d'artiste, allait s'emparer de moi, de mon etre, de mes
+passions, de mon present, de mon avenir, de mon coeur, de mes idees, et me
+ballotter comme la mer ballotte un debris, en le frappant sur ses greves
+jusqu'a ce qu'elle l'ait rejete au loin, et, faible jouet, avec mepris?
+Qui m'eut predit que cette Venise allait me separer violemment de mon
+idole, et me garder avec jalousie dans son enceinte implacable, aux prises
+avec le desespoir, la joie, l'amour et la misere?... Tout a coup Theodore,
+ayant reussi a tirer une des coulisses qui servent de double persienne aux
+gondoles, et regardant a travers la glace, s'ecria:--Venise!"
+
+Suit une description qui merite d'etre citee, car elle donne une
+impression a la fois veridique et pittoresque:
+
+"Quel spectacle magique s'offrait a nous a travers ce cadre etroit! Nous
+descendions legerement le superbe canal de la Giudecca; le temps s'etait
+eclairci, les lumieres de la ville brillaient au loin sur ces vastes quais
+qui font une si large et si majestueuse avenue a la cite reine! Devant
+nous, la lune se levait derriere Saint-Marc, la lune mate et rouge,
+decoupant sous son disque enorme des sculptures elegantes et des masses
+splendides. Peu a peu, elle blanchit, se contracta, et, montant sur
+l'horizon au milieu de nuages lourds et bizarres, elle commenca d'eclairer
+les tresors d'architecture variee qui font de la place Saint-Marc un site
+unique dans l'univers.
+
+"Au mouvement de la gondole, qui louvoyait sur le courant de la Giudecca,
+nous vimes passer successivement sur la region lumineuse de l'horizon la
+silhouette de ces monuments d'une beaute sublime, d'une grandeur ou d'une
+bizarrerie fantastique: la corniche transparente du palais ducal, avec sa
+decoupure arabe et ses campaniles chretiens soutenus par mille colonnettes
+elancees, surmontees d'aiguilles legeres; les coupoles arrondies de
+Saint-Marc, qu'on prendrait la nuit pour de l'albatre quand la lune les
+eclaire; la vieille Tour de l'Horloge avec ses ornements etranges; les
+grandes lignes regulieres des Procuraties; le Campanile, ou Tour de
+Saint-Marc, geant isole, au pied duquel, par antithese, un mignon portique
+de marbres precieux rappelle en petit notre Arc triomphal, deja si petit,
+du Carrousel; enfin, les masses simples et severes de la Monnaie, et les
+deux colonnes grecques qui ornent l'entree de la Piazzetta. Ce tableau
+ainsi eclaire nous rappelait tellement les compositions capricieuses de
+Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture, dans
+notre memoire ou dans notre imagination.
+
+"--Que nous sommes heureux! s'ecria Theodore. Cela est beau comme le plus
+beau reve. Voila Venise comme je la connaissais, comme je la voulais,
+comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers. Et cette lune qui
+se leve expres pour nous la montrer dans toute sa poesie! Ne dirait-on pas
+que Venise et le ciel se mettent en frais pour notre reception? Quelle
+magnifique entree! Ne sommes-nous pas benis? Allons, voila un heureux
+presage. Je sens que la Muse me parlera ici. Je vais enfin retrouver
+l'Italie que je cherche depuis Genes sans pouvoir mettre la main dessus!
+
+"Pauvre Theodore! Tu ne prevoyais pas..."
+
+Plus succinctement, mais presque dans les memes termes, l'_Histoire de ma
+Vie_ traduit une impression analogue. George Sand a la passion de Venise.
+Toutefois, si elle allait y chercher la sante, l'erreur etait grossiere.
+L'insalubrite de la ville egale son charme prestigieux. C'est le lieu
+d'election de la fievre typhoide. Tandis que George Sand continuait a etre
+souffrante, Alfred de Musset tomba malade. Il menait, il est vrai,
+l'existence la plus agitee, et la plus contraire aux gouts comme aux
+habitudes de sa compagne. Alors qu'elle s'asseyait le soir a sa table de
+travail pour envoyer de la copie a Buloz, il reprenait la vie de
+noctambule, qui a Paris commencait de l'epuiser et faisait le desespoir de
+madame de Musset. Il courait les tavernes et les filles, doublement
+intemperant. Deja, a Genes, a Florence, George Sand avait eu sujet de
+plainte. Des l'arrivee a Venise, elle avait ferme sa porte. Ils n'etaient
+plus qu'amis, ils avaient recouvre leur liberte respective. C'est ce que
+passent sous silence tous les biographes et les apologistes d'Alfred de
+Musset.
+
+Les deux voyageurs s'etaient installes dans un appartement de l'hotel
+Danieli. George Sand dut s'aliter durant deux semaines. Pendant sa maladie,
+Musset frequentait les brelans; car il n'etait pas seulement buveur et
+libertin, mais follement joueur. Il perdit dix mille francs et alla le
+lendemain se confesser a son amie: il lui fallait payer ou se tuer. George
+Sand--et nous avons sur ce point le temoignage d'Edmond Plauchut--demanda
+la somme a Buloz, a titre d'avance qu'elle devait rembourser en copie. Par
+retour du courrier le directeur de la _Revue_ lui accorda satisfaction.
+Des le debut de sa convalescence, elle fut donc obligee de se remettre au
+travail pour acquitter en manuscrit les dettes de jeu du poete. Jamais les
+defenseurs d'Alfred de Musset n'ont revoque en doute l'allegation formelle
+d'Edmond Planchut et de Francois Buloz.
+
+A peine George Sand avait-elle repris sa tache litteraire qu'elle dut
+mener de front des devoirs de garde-malade. Elle s'en explique avec un
+tact et une delicatesse extremes dans l'_Histoire de ma Vie_: "Alfred de
+Musset subit bien plus gravement que moi l'effet de l'air de Venise, qui
+foudroie beaucoup d'etrangers, on ne le sait pas assez. Il fit une maladie
+grave; une fievre typhoide le mit a deux doigts de la mort. Ce ne fut pas
+seulement le respect du a un beau genie qui m'inspira pour lui une grande
+sollicitude et qui me donna, a moi tres malade aussi, des forces
+inattendues; c'etait aussi les cotes charmants de son caractere et les
+souffrances morales que de certaines luttes, entre son coeur et son
+imagination creaient sans cesse a cette organisation de poete. Je passai
+dix-sept jours a son chevet, sans prendre plus d'une heure de repos sur
+vingt-quatre."
+
+C'est bien une fievre typhoide que relate George Sand, et il n'est pas
+permis de transformer la nature de la maladie, comme l'a fait sans aucune
+preuve l'ecrivain russe Wladimir Karenine, en une note ainsi concue: "Il a
+ete beaucoup parle dans la presse de la maladie de Musset que personne, a
+commencer par le medecin, n'a jamais ose appeler de son vrai nom. Le
+medecin l'a poliment appelee "fievre typhoide", mais en realite c'etait le
+"delirium tremens", effet final de la vie de debauches de Musset.[5]"
+
+[Note 5: _George Sand, sa vie et ses oeuvres_, par Wladimir Karenine
+(madame Komarof), II, 67.]
+
+Il y a la une assertion que rien ne justifie ni n'etaie. Les exces
+indeniables d'Alfred de Musset ne l'avaient pas conduit jusqu'a un acces
+de delirium tremens, auquel d'ailleurs il n'aurait pas survecu vingt-trois
+ans. La nature et les progres du mal peuvent se noter d'apres les lettres
+que George Sand adressait a ses divers correspondants. Le 4 fevrier, elle
+ecrit a Boucoiran: "Je viens encore d'etre malade cinq jours d'une
+dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est tres malade aussi. Nous
+ne nous en vantons pas, parce que nous avons a Paris une foule d'ennemis
+qui se rejouiraient en disant: "Ils ont ete en Italie pour s'amuser et ils
+ont le cholera! quel plaisir pour nous! ils sont malades!" Ensuite madame
+de Musset serait au desespoir si elle apprenait la maladie de son fils,
+ainsi n'en soufflez mot. Il n'est pas dans un etat inquietant, mais il est
+fort triste de voir languir et _souffroter_ une personne qu'on aime et qui
+est ordinairement si bonne et si gaie. J'ai donc le coeur aussi barbouille
+que l'estomac." Le lendemain, autre lettre plus sombre au meme Boucoiran:
+"Je viens d'annoncer a Buloz l'etat d'Alfred qui est fort alarmant ce soir,
+et en meme temps je lui demontre qu'il me faut absolument de l'argent
+pour payer les frais d'une maladie qui sera serieuse et pour retourner en
+France. Comme au bout du compte c'est un assez bon diable et qu'il a de
+l'attachement pour Alfred, je crois qu'il comprendra ce que notre position
+a de triste et qu'il n'hesitera plus... Adieu, mon ami, je vous ecrirai
+dans quelques jours, je suis rongee d'inquietudes, accablee de fatigue,
+malade et au desespoir. Embrassez mon fils pour moi. Mes pauvres enfants,
+vous reverrai-je jamais? Gardez un silence absolu sur la maladie d'Alfred,
+a cause de sa mere qui l'apprendrait infailliblement et en mourrait de
+chagrin." Trois jours apres, le 8 fevrier, encore a Boucoiran: "Mon enfant,
+je suis toujours bien a plaindre. Il est reellement en danger et les
+medecins me disent: _poco a sperare, poco a disperare_, c'esta-dire que la
+maladie suit son cours sans trop de mauvais symptomes alarmants. Les nerfs
+du cerveau sont tellement entrepris, que le delire est affreux et
+continuel. Aujourd'hui, cependant, il y a un mieux extraordinaire. La
+raison est pleinement revenue et le calme est parfait; mais la nuit
+derniere a ete horrible. Six heures d'une frenesie telle que, malgre deux
+hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des
+hurlements, des convulsions, o mon Dieu! mon Dieu! quel spectacle! Il a
+failli m'etrangler en m'embrassant. Les deux hommes ne pouvaient lui faire
+lacher le collet de ma robe. Les medecins annoncent un acces du meme genre
+pour la nuit prochaine, et d'autres encore peut-etre, car il n'y aura pas
+a se flatter avant six jours encore. Aura-t-il la force de supporter de si
+horribles crises? Suis-je assez malheureuse, et vous qui connaissez ma vie,
+en connaissez-vous beaucoup de pires? Heureusement j'ai trouve enfin un
+jeune medecin, excellent, qui ne le quitte ni jour ni nuit, et qui lui
+administre des remedes d'un tres bon effet."
+
+Ce jeune medecin, qui va aider George Sand a soigner et a sauver Alfred de
+Musset, s'appelait le docteur Pietro Pagello. Il a vecu soixante-quatre
+ans apres ces evenements qui lui ont valu une notoriete
+extra-professionnelle, et c'est seulement entre la quatre-vingtieme et la
+quatre-vingt-dixieme annee qu'il s'est decide a parler et a ouvrir ses
+archives, sous les sollicitations qui l'obsedaient.
+
+Ne a Castelfranco Veneto en 1807, Pagello venait de terminer ses etudes et
+exercait depuis quelques mois la chirurgie et la medecine a Venise. Sa
+clientele etait encore mince. Un jour--c'est lui qui le raconte--en se
+promenant sur le quai des Esclavons avec un Genois de ses amis, il vit a
+un balcon de l'_Albergo Danieli_, "une jeune femme assise, d'une
+physionomie melancolique, avec les cheveux tres noirs et deux yeux d'une
+expression decidee et virile. Son accoutrement avait un je ne sais quoi de
+singulier. Ses cheveux etaient enveloppes d'un foulard ecarlate, en
+maniere de petit turban. Elle portait au cou une cravate, gentiment
+attachee sur un col blanc comme neige, et, avec la desinvolture d'un
+soldat, elle fumait un paquitos en causant avec un jeune homme blond,
+assis a ses cotes." Le lendemain--est-ce pure coincidence, ou George Sand
+avait-elle remarque et desirait-elle connaitre celui qui l'observait avec
+tant de curiosite?--Pagello fut appele a l'hotel Danieli. "Je fus
+introduit, raconte-t-il a des amis, dans l'appartement de la fumeuse qui,
+assise sur un petit siege, la tete mollement appuyee sur sa main, me pria
+de la soulager d'une forte migraine. Je lui tatai le pouls; je lui
+proposai une saignee qu'elle accepta; je la pratiquai, et a l'instant elle
+fut soulagee. En me congediant, elle me pria de revenir, si elle ne me
+faisait rien dire. Le jeune homme blond, son compagnon inseparable, me
+reconduisit avec beaucoup de courtoisie jusqu'au bas de l'escalier, et
+voila tout, tout ce qui est arrive aujourd'hui; mais un
+pressentiment--doux ou amer, je ne sais--me dit: "Tu reverras cette femme,
+et elle te dominera."
+
+Notons que deja George Sand avait fait venir un medecin, le docteur
+Santini, qui n'avait pas pu la saigner, parce qu'elle avait, parait-il,
+une veine fort difficile, _vena difficilissima_. Elle prefera Pagello,
+qui avait su trouver sa veine et qui etait un fort joli garcon blond,
+presque roux, de vingt-sept ans. Elle aimait les blonds. Le surlendemain,
+il fit une seconde visite. Elle etait debout et guerie. Quinze ou vingt
+jours plus tard, on l'appela de nouveau, mais non plus pour George Sand.
+Voici la traduction du billet qu'elle lui avait ecrit, en mauvais italien:
+
+"Mon cher monsieur Paiello (Pagello),
+
+"Je vous prie de venir nous voir le plus tot que vous pourrez, avec un bon
+medecin, pour conferer ensemble sur l'etat du _signor_ francais de
+l'Hotel-Royal. Mais je veux vous dire auparavant que je crains pour sa
+raison plus que pour sa vie. Depuis qu'il est malade, il a la tete
+excessivement faible et raisonne souvent comme un enfant. C'est cependant
+un homme d'un caractere energique et d'une puissante imagination. C'est un
+poete fort admire en France. Mais l'exaltation du travail de l'esprit, le
+vin, la fete, les femmes, le jeu, l'ont beaucoup fatigue et ont excite ses
+nerfs. Pour le moindre motif, il est agite comme pour une chose
+d'importance.
+
+"Une fois, il y a trois mois de cela, il a ete comme fou, toute une nuit,
+a la suite d'une grande inquietude. Il voyait comme des fantomes autour de
+lui, et criait de peur et d'horreur[6]. A present, il est toujours inquiet,
+et, ce matin, il ne sait presque ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait. Il
+pleure, se plaint d'un mal sans nom et sans cause, demande son pays, dit
+qu'il est pres de mourir ou de devenir fou!
+
+[Note 6: Elle fait allusion aux hallucinations survenues a Franchard.]
+
+"Je ne sais si c'est la le resultat de la fievre, ou de la surexcitation
+des nerfs, ou d'un principe de folie. Je crois qu'une saignee pourrait le
+soulager. Je vous prie de faire toutes ces observations au medecin et de
+ne pas vous laisser rebuter par la difficulte que presente la disposition
+indocile du malade. C'est la personne que j'aime le plus au monde, et je
+suis dans une grande angoisse de la voir en cet etat.
+
+"J'espere que vous aurez pour nous toute l'amitie que peuvent esperer deux
+etrangers.
+
+"Excusez le miserable italien que j'ecris.
+
+"G. SAND."
+
+Quel fut, au chevet de Musset, le diagnostic du docteur Pagello? Il l'a
+resume longtemps apres, alors qu'il ne s'agissait plus de violer le secret
+professionnel, dans une lettre au professeur Moreni: "L'impression que me
+fit l'exterieur de Musset n'etait pas nouvelle pour moi; elle resta la
+meme que quinze jours auparavant: figure fine et spirituelle, organisme
+enclin a la phtisie, ce que l'on voyait a ses mains longues et maigres, au
+faible developpement de sa poitrine, a sa figure tiree et a la rougeur de
+ses pommettes. La maladie consistait en une fievre nerveuse typhoide[7].
+La cure fut longue et difficile, par suite surtout de l'etat agite du
+malade, qui fut mourant durant plusieurs jours. Enfin le mal prit une
+tournure favorable, et le malade se retablit peu a peu. George Sand,
+durant toute la maladie, le soigna avec l'empressement d'une mere,
+constamment assise, nuit et jour, aupres de son lit, prenant a peine
+quelques heures de repos, sans se deshabiller et seulement lorsque je la
+remplacais."
+
+[Note 7: "Une typhoidette compliquee de delire alcoolique," dit Pietro
+Pagello dans son entretien avec le docteur Cabanes. (_Le Cabinet secret
+de l'Histoire_, page 303.)]
+
+Doute-t-on du temoignage de Pagello en faveur de la sollicitude vraiment
+maternelle de George Sand? Il est corrobore par le plus intime ami de
+Musset, Alfred Tattet, qui, de passage a Venise, avait sejourne aupres du
+malade et ecrivait de Florence a Sainte-Beuve, le 17 mars 1834: "J'ai
+tache de procurer quelques distractions a madame Dudevant, qui n'en
+pouvait plus; la maladie d'Alfred l'avait beaucoup fatiguee. Je ne les ai
+quittes que lorsqu'il m'a ete bien prouve que l'un etait tout a fait hors
+de danger et que l'autre etait entierement remise de ses longues veilles.
+Soyez donc maintenant sans inquietude, mon cher monsieur de Sainte-Beuve;
+Alfred est dans les mains d'un jeune homme tout devoue, tres capable, et
+qui le soigne comme un frere. Il a remplace aupres de lui un ane qui le
+tuait tout bonnement. Des qu'il pourra se mettre en route, madame Dudevant
+et lui partiront pour Rome, dont Alfred a un desir effrene."
+
+Ainsi Alfred Tattet rend, le plus formel et le plus elogieux hommage aux
+soins combines de George Sand et du docteur Pagello. Il n'a rien vu, rien
+pressenti qui eveillat ses soupcons. Lie a Musset par la plus etroite
+camaraderie, il n'a recueilli de sa bouche aucune plainte, pas la moindre
+allusion a la scene mysterieuse et dramatique que le poete des _Nuits_
+n'a jamais retracee, mais qui, sous la plume haineuse de son frere,
+devient la plus cruelle des incriminations. L'ame genereuse d'Alfred de
+Musset ne peut ni avoir concu ni avoir autorise cette vengeance posthume.
+Aussi bien n'eut-il pas songe a partir avec George Sand pour Rome, si elle
+l'avait miserablement et cyniquement trompe.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LE DOCTEUR PAGELLO
+
+
+Avant d'examiner comment au chevet d'un malade la sympathie et la
+tendresse ont pu naitre entre le docteur Pagello et George Sand, il
+importe, pour bien etablir des responsabilites morales qui seront assez
+lourdes, de preciser s'il y avait rupture d'intimite entre Alfred de
+Musset et sa compagne de voyage. Cette rupture n'est pas niable. George
+Sand s'en explique categoriquement, dans une des lettres qu'elle ecrivit
+au cours des reconciliations et des brouilles qui se succederent durant
+l'hiver 1834-1835: "De quel droit d'ailleurs m'interroges-tu sur Venise?
+Etais-je a toi a Venise? Des le premier jour, quand tu m'as vue malade,
+n'as-tu pas pris de l'humeur, en disant que c'etait bien triste et bien
+ennuyeux, une femme malade? et n'est-ce pas du premier jour que date notre
+rupture? Mon enfant, moi, je ne veux pas recriminer, mais il faut bien que
+tu t'en souviennes, toi qui oublies si aisement les faits. Je ne veux pas
+dire tes torts, jamais je ne t'ai dit seulement ce mot-la, jamais je ne me
+suis plainte d'avoir ete enlevee a mes enfants[8], a mes amis, a mon
+travail, a mes affections et a mes devoirs, pour etre conduite a trois
+cents lieues et abandonnee avec des paroles si offensantes et si navrantes,
+sans aucun autre motif qu'une fievre tierce, des yeux abattus et la
+tristesse profonde ou me jetait ton indifference. Je ne me suis jamais
+plainte, je t'ai cache mes larmes, et ce mot affreux a ete prononce, un
+certain soir que je n'oublierai jamais, dans le casino Danieli: "George,
+je m'etais trompe, je t'en demande pardon, mais _je ne t'aime pas_." Si je
+n'eusse ete malade, si on n'eut du me saigner le lendemain, je serais
+partie; mais tu n'avais pas d'argent, je ne savais pas si tu voudrais en
+accepter de moi, et je ne voulais pas, je ne pouvais pas te laisser seul,
+en pays etranger, sans entendre la langue et sans un sou. La porte de nos
+chambres fut fermee entre nous, et nous avons essaye la de reprendre notre
+vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n'etait plus
+possible. Tu t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour
+tu me dis que tu craignais...
+
+[Note 8: Est-ce qu'un jeune homme de vingt-trois ans peut enlever une
+femme de trente ans?]
+
+(_Ici quatre mots effaces par George Sand au crayon bleu_).
+
+"Nous etions tristes. Je te disais: "_Partons, je te reconduirai jusqu'a
+Marseille_", et tu repondais: "Oui, c'est le mieux, mais je voudrais
+travailler un peu ici, puisque nous y sommes." Pierre venait me voir et me
+soignait, tu ne pensais guere a etre jaloux, et certes je ne pensais guere
+a l'aimer. Mais quand je l'aurais aime des ce moment-la, quand j'aurais
+ete a lui des lors, veux-tu me dire quels comptes j'avais a te rendre, a
+toi, qui m'appelais l'ennui personnifie, la reveuse, la bete, la
+religieuse, que sais-je? Tu m'avais blessee et offensee, et je te l'avais
+dit aussi: "_Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimes_."
+
+Que s'etait-il passe entre ces trois personnages, le malade, la garde et
+le medecin? A distance, quand Alfred de Musset, avec une perverse
+curiosite d'amour, veut connaitre, jour par jour, heure par heure,
+l'historique de cette liaison superposee a la sienne, elle lui denie le
+droit de la questionner: "Je m'avilirais en me laissant confesser comme
+une femme qui t'aurait trompe. Admets tout ce que tu voudras pour nous
+tourmenter, je n'ai a te repondre que ceci: Ce n'est pas du premier jour
+que j'ai aime Pierre, et meme apres ton depart, apres t'avoir dit que je
+l'aimais _peut-etre_, que _c'etait mon secret_ et que _n'etant plus a toi
+je pouvais etre a lui sans te rendre compte de rien_, il s'est trouve dans
+sa vie a lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes maitresses, des
+situations ridicules et desagreables qui m'ont fait hesiter a me regarder
+comme engagee par des precedents _quelconques_. Donc, il y a eu de ma part
+une sincerite dont j'appelle a toi-meme et dont tes lettres font foi pour
+ma conscience. Je ne t'ai pas permis a Venise de me demander le moindre
+detail, si nous nous etions embrasses tel jour sur l'oeil ou sur le front,
+et je te defends d'entrer dans une phase de ma vie ou j'avais le droit de
+reprendre les voiles de la pudeur vis-a-vis de toi."
+
+Que faut-il entendre par "des precedents quelconques?" Quelle etait, au
+cours de la maladie de Musset, la nature de cette intimite qu'elle
+circonscrit entre l'oeil et le front?
+
+Devant le silence d'_Elle_ et de _Lui_, et en presence des seules
+accusations proferees par Paul de Musset, il sied d'interroger Pagello.
+Son recit semble veridique et exempt de toute fatuite. Il parle des nuits
+qu'il a passees avec George Sand au chevet du poete: "Ces veillees
+n'etaient pas muettes, et les graces, l'esprit eleve, la douce confiance
+que me montrait la Sand, m'enchainaient a elle tous les jours, a toute
+heure et a chaque instant davantage." Il se defend toutefois d'avoir fait
+les premiers aveux, et il declare qu'il devenait rouge comme braise, quand
+elle lui demandait a quoi il pensait. Certain soir, elle se mit a ecrire
+avec fougue, tandis qu'il parcourait un volume de Victor Hugo. Au bout
+d'une heure, elle posa la plume, parut longuement reflechir la tete entre
+ses mains. "Puis, se levant, ajoute Pagello, elle me regarda fixement,
+saisit le feuillet ou elle avait ecrit et me dit: "C'est pour vous."
+
+Ils s'approcherent du lit ou Alfred de Musset dormait, et le docteur se
+retira, emportant le papier qu'il lut avec surprise. Etait-ce quelque page
+detachee d'un roman? Ou un fragment d'autobiographie? Il le demanda le
+lendemain a George Sand, en la priant d'indiquer a qui s'adressait et
+devait etre remis ce morceau de prose passionnee.
+
+--Au stupide Pagello," ecrivit-elle en travers du pli.
+
+C'etait, dans le style colore et enflamme de _Lelia_, une veritable
+declaration d'amour, intitulee "En Moree." qui debutait ainsi:
+
+"Nes sous des cieux differents, nous n'avons ni les memes pensees ni le
+meme langage; avons-nous du moins des coeurs semblables? Le tiede et
+brumeux climat d'ou je viens m'a laisse des impressions douces et
+melancoliques: le genereux soleil qui a bruni ton front, quelles passions
+t'a-t-il donnees? Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu?
+L'ardeur de tes regards, l'etreinte violente de tes bras, l'audace de tes
+desirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta passion ni
+la partager. Dans mon pays on n'aime pas ainsi; je suis aupres de toi
+comme une pale statue, je te regarde avec etonnement, avec desir, avec
+inquietude."
+
+Elle continue, usant de ce don du developpement qui lui est propre, et
+elle s'afflige de ne pas parler la meme langue. Ce sont ensuite des
+questions singulierement indiscretes, qu'une femme ne pose pas, auxquelles
+un homme ne saurait repondre. Et voici la conclusion de ces pages, ou le
+lyrisme romantique s'allie a de maladives curiosites qui devaient
+deconcerter le simple Pagello:
+
+"Je ne sais ni ta vie passee, ni ton caractere, ni ce que les hommes qui
+te connaissent pensent de toi. Peut-etre es-tu le premier, peut-etre le
+dernier d'entre eux. Je t'aime sans savoir si je pourrai t'estimer, je
+t'aime parce que tu me plais, peut-etre serai-je forcee de te hair
+bientot. Si tu etais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me
+comprendrais. Mais je serais peut-etre plus malheureuse encore, car tu me
+tromperais. Toi, du moins, tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de
+vaines promesses et de faux serments. Tu m'aimeras comme tu sais et comme
+tu peux aimer. Ce que j'ai cherche en vain dans les autres, je ne le
+trouverai peut-etre pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le
+possedes. Les regards et les caresses d'amour qui m'ont toujours menti, tu
+me les laisseras expliquer a mon gre, sans y joindre de trompeuses
+paroles. Je pourrai interpreter ta reverie et faire parler eloquemment ton
+silence. J'attribuerai a tes actions l'intention que je te desirerai.
+Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton ame s'adresse a la
+mienne; quand tu regarderas le ciel, je croirai que ton intelligence
+remonte vers le foyer eternel dont elle emane."
+
+"Restons donc ainsi, n'apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher
+dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je
+veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel role tu joues parmi les
+hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton ame, que je
+puisse toujours la croire belle!"
+
+Oblige de comprendre l'appel de George Sand et d'y repondre, Pagello dut
+remettre au lendemain l'explosion de sa reconnaissance et de son
+enthousiasme. Lorsqu'il fit sa visite quotidienne a Alfred de Musset, il
+le trouva sensiblement mieux. "La Sand, dit-il, n'etait pas la. Il y avait
+pourtant deux desirs contraires en moi: l'un qui haletait ardemment de la
+voir, l'autre qui aurait voulu la fuir; mais celui-ci perdait toujours a
+la loterie."
+
+Soudain George Sand entra, et, a long intervalle, Pagello la revoit, au
+plus profond de ses souvenirs, "introduisant sa petite main dans un gant
+d'une rare blancheur, vetue d'une robe de satin couleur noisette, avec un
+petit chapeau de peluche orne d'une belle plume d'autruche ondoyante, avec
+une echarpe de cachemire aux grandes arabesques, d'un excellent et fin
+gout francais. Je ne l'avais vue encore aussi elegamment paree et j'en
+demeurais surpris, lorsque s'avancant vers moi avec une grace et une
+desinvolture enchanteresses, elle me dit: "Signor Pagello, j'aurais besoin
+de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si cependant
+cela ne vous derange pas."
+
+Les achats n'etaient qu'un pretexte pour le tete-a-tete. Elle eut tot fait
+d'aborder le chapitre des confidences, de se plaindre du caractere et des
+procedes d'Alfred de Musset, et de manifester sa resolution de ne pas
+retourner avec lui en France. "Je vis alors mon sort, soupire Pagello, je
+n'en eus ni joie ni douleur, mais je m'y engouffrai les yeux fermes." La
+promenade dura trois heures, et l'on ne fit aucune emplette. "Nous
+parlames comme tout le monde en pareil cas. C'etaient les variations
+accoutumees du verbe _je t'aime_."
+
+A moins que l'on ne revoque en doute l'authenticite de ce recit et de la
+"declaration au stupide Pagello"--ce qui n'a jamais ete tente--il est
+acquis qu'au cours meme de la maladie d'Alfred de Musset George Sand
+s'abandonnait a un autre amour. Fut-il d'abord platonique? Le docteur
+venitien s'abstient de nous l'apprendre, et tout au contraire Paul de
+Musset produit une incrimination, qui serait accablante si elle etait
+veridique. Il pretend que son frere lui aurait dicte, en decembre 1852,
+une relation dont il a transmis a sa soeur l'autographe et qui est
+l'equivalent de la scene fameuse de _Lui et Elle_. Edouard de Falconey,
+presque moribond, voyant sa maitresse dans les bras du medecin qui le
+soignait, ce serait une tragique aventure de la vie reelle. Alfred de
+Musset, George Sand et Pagello en auraient ete les acteurs.
+
+Le temoignage de Paul de Musset semble entache de ce que les
+jurisconsultes appellent la suspicion legitime,--disons tout net: la
+haine. D'autre part, George Sand a toujours proteste, notamment dans sa
+lettre du 6 fevrier 1861 a Sainte-Beuve, contre "la salete de cette
+accusation" d'avoir donne "le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux
+d'un mourant." Enfin, Alfred de Musset, qui a conserve une attitude si
+correcte et si digne au regard des evenements de Venise, qui savait la
+violence du parti pris de son frere et qui la redoutait, ne peut pas lui
+avoir confie pour un usage posthume et perfide cette arme empoisonnee. Ne
+rendait-il point un delicat et chevaleresque hommage a George Sand, des
+son retour a Paris, en ecrivant a Sainte-Beuve le 27 avril 1834?
+
+"J'ai a vous remercier, mon cher Sainte-Beuve, de l'interet que vous avez
+bien voulu prendre aux tristes circonstances qui m'ont force de quitter
+l'Italie. Buloz sort de chez moi maintenant, et j'apprends par lui que mon
+retour est interprete de plusieurs manieres par certaines gens. Tant qu'il
+ne s'agit que de moi-meme, je suis oblige d'avouer qu'un mepris naturel
+m'a toujours la-dessus tenu lieu de philosophie; mais je verrais avec le
+plus grand chagrin qu'on accusat madame Sand du plus leger tort a mon
+occasion, et surtout que de pareilles accusations pussent venir jusqu'a
+vous. Je sais que madame Sand tient a votre estime, et je mettrais autant
+d'empressement a la defendre aupres d'un homme capable de l'apprecier, que
+je mets d'orgueil a laisser parler les sots anonymes. Un mot de vous, a ce
+sujet, me ferait plaisir. J'ai pour madame Sand trop de respect et
+d'estime pour les renfermer en moi seul, et vous etes un de ceux a qui je
+voudrais le plus possible les voir partager.
+
+"Tout a vous de coeur.
+
+"Alfred de MUSSET."
+
+S'il avait eu devant les yeux, quelques semaines auparavant, l'infame
+trahison de sa maitresse, Alfred de Musset n'aurait pas ecrit cette
+lettre. L'ayant ecrite, il ne desavouera pas les sentiments qu'il y
+traduit et dont on retrouve l'echo dans la _Confession d'un enfant du
+siecle_, il n'ira pas salir et deshonorer George Sand, en dictant a son
+frere Paul la page suivante, effroyablement accusatrice:
+
+"Il y avait a peu pres huit ou dix jours que j'etais malade a Venise. Un
+soir, Pagello et George Sand etaient assis pres de mon lit. Je voyais l'un,
+je ne voyais pas l'autre, et je les entendais tous les deux. Par instants,
+les sons de leurs voix me paraissaient faibles et lointains; par instants,
+ils resonnaient dans ma tete avec un bruit insupportable.
+
+"Je sentais des bouffees de froid monter du fond de mon lit, une vapeur
+glacee, comme il en sort d'une cave ou d'un tombeau, me penetrer jusqu'a
+la moelle des os. Je concus la pensee d'appeler, mais je ne l'essayai meme
+pas, tant il y avait loin du siege de ma pensee aux organes qui auraient
+du l'exprimer. A l'idee qu'on pouvait me croire mort et m'enterrer avec ce
+reste de vie refugie dans mon cerveau, j'eus peur; et il me fut impossible
+d'en donner aucun signe. Par bonheur, une main, je ne sais laquelle, ota
+de mon front la compresse d'eau froide, et je sentis un peu de chaleur.
+
+"J'entendis alors mes deux gardiens se consulter sur mon etat. Ils
+n'esperaient plus me sauver. Pagello s'approcha du lit et me tata le
+pouls. Le mouvement qu'il me fit faire etait si brusque pour ma pauvre
+machine que je souffris comme si on m'eut ecartele. Le medecin ne se donna
+pas la peine de poser doucement mon bras sur le lit. Il le jeta comme une
+chose inerte, me croyant mort ou a peu pres. A cette secousse terrible, je
+sentis toutes mes fibres se rompre a la fois; j'entendis un coup de
+tonnerre dans ma tete et je m'evanouis. Il se passa ensuite un long temps.
+Est-ce le meme jour ou le lendemain que je vis le tableau suivant, c'est
+ce que je ne saurais dire aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, je suis certain
+d'avoir apercu ce tableau que j'aurais pris pour une vision de malade, si
+d'autres preuves et des aveux complets ne m'eussent appris que je ne
+m'etais pas trompe. En face de moi, je voyais une femme assise sur les
+genoux d'un homme. Elle avait la tete renversee en arriere. Je n'avais pas
+la force de soulever ma paupiere pour voir le haut de ce groupe, ou la
+tete de l'homme devait se trouver. Le rideau du lit me derobait aussi une
+partie du groupe; mais cette tete que je cherchais vint d'elle-meme se
+poser dans mon rayon visuel. Je vis les deux personnes s'embrasser. Dans
+le premier moment, ce tableau ne me fit pas une vive impression. Il me
+fallut une minute pour comprendre cette revelation: mais je compris tout a
+coup et je poussai un leger cri. J'essayai alors de tourner ma tete sur
+l'oreiller et elle tourna. Ce succes me rendit si joyeux, que j'oubliai
+mon indignation et mon horreur et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes
+gardiens pour leur crier: "Mes amis, je suis vivant!" Mais je songeai
+qu'ils ne s'en rejouiraient pas et je les regardai fixement. Pagello
+s'approcha de moi, me regarda et dit: "Il va mieux. S'il continue ainsi,
+il est sauve!" Je l'etais en effet.
+
+"C'est, je crois, le meme soir, ou le lendemain peut-etre, que Pagello
+s'appretait a sortir lorsque George Sand lui dit de rester et lui offrit
+de prendre le the avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et
+causa gaiement. Ils se parlerent ensuite a voix basse, et j'entendis
+qu'ils projetaient d'aller diner ensemble en gondole a Murano. "--Quand
+donc, pensais-je, iront-ils diner ensemble a Murano? Apparemment quand je
+serai enterre." Mais je songeai que les dineurs comptaient sans leur hote.
+En les regardant prendre leur the, je m'apercus qu'ils buvaient l'un apres
+l'autre dans la meme tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello voulut sortir.
+George Sand le reconduisit. Ils passerent derriere un paravent, et je
+soupconnai qu'ils s'y embrassaient. George Sand prit ensuite une lumiere
+pour eclairer Pagello. Ils resterent quelque temps ensemble sur
+l'escalier. Pendant ce temps-la, je reussis a soulever mon corps sur mes
+mains tremblantes. Je me mis _a quatre pattes_ sur le lit. Je regardai la
+table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse! Je ne
+m'etais pas trompe. Ils etaient amants! Cela ne pouvait plus souffrir
+l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore le
+moyen de douter; tant j'avais de repugnance a croire une chose si
+horrible!"
+
+Ce n'est pas seulement le doute, c'est une parfaite incredulite que nous
+inspire le recit de Paul de Musset. Il ne revet aucun caractere de
+vraisemblance. Il se produit apres la mort du poete, qui par tous ses
+actes, par toutes ses lettres, l'a implicitement dementi. Il est redige en
+des termes declamatoires et melodramatiques qui ne sont pas le style
+d'Alfred de Musset. Il est inconciliable avec l'impression qu'Alfred
+Tattet rapportait de Venise, avec la plus elementaire pudeur feminine,
+avec ce respect du a la mort qui plane au-dessus du lit d'un etre qu'on a
+aime. George Sand a pu reprendre sa liberte et se detacher de Musset,
+convalescent et gueri. Il est impossible qu'elle l'ait trahi quand il
+etait au seuil de l'agonie.
+
+Toutefois entre le poete et sa maitresse, a la suite des explications
+orageuses precedemment accumulees, etait survenu ce que M. Paul Bourget a
+appele "l'irreparable." George Sand avait admirablement soigne l'_ami_
+malade; elle etait incapable de pardonner a l'_amant_ qui l'avait
+offensee. Sur ce point, elle donne de son caractere une analyse bien
+penetrante dans une sorte de confession adressee a Pagello: "Quand je vois
+les torts recommencer apres les larmes, le repentir qui vient apres ne me
+semble plus qu'une faiblesse. Tu me commandes d'etre genereuse. Je le
+serai; mais je crains que cela ne nous rende encore plus malheureux tous
+les trois... Tant que j'aime, il m'est impossible d'injurier ce que j'aime,
+et quand j'ai dit une fois _je ne vous aime plus_, il est impossible a
+mon coeur de retracter ce qu'a prononce ma bouche. C'est la, je crois, un
+mauvais caractere; je suis orgueilleuse et dure. Sache cela, mon enfant,
+et ne m'offense jamais. Je ne suis pas genereuse, ma conscience me force a
+te le dire. Ma conduite peut etre magnanime, mon coeur ne peut pas etre
+misericordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis
+servir encore Alfred par devoir et par honneur, mais lui pardonner par
+amour ce m'est impossible."
+
+Vient ensuite l'hymne d'adoration qu'elle dedie a Pagello, comme a l'idole
+vers qui tendent ses desirs et ses extases:
+
+"Es-tu sur que je sois digne d'un coeur aussi noble que le tien? Je suis
+si exigeante et si severe, ai-je bien le droit d'etre ainsi? Mon coeur
+est-il pur comme l'or pour demander un amour irreprochable? Helas! j'ai
+tant souffert, j'ai tant cherche cette perfection sans la rencontrer!
+Est-ce toi, est-ce enfin toi, mon Pietro, qui realiseras mon reve? Je le
+crois, et jusqu'ici je te vois grand comme Dieu. Pardonne-moi d'avoir peur
+quelquefois. C'est quand je suis seule et que je songe a mes maux passes
+que le doute et le decouragement s'emparent de moi.
+
+"Quand je vois ta figure honnete et bonne, ton regard tendre et sincere,
+ton front pur comme celui d'un enfant, je me rassure et ne songe plus
+qu'au plaisir de te regarder. Tes paroles sont si belles et si bonnes! tu
+parles une langue si melodieuse, si nouvelle a mes oreilles et a mon ame!
+Tout ce que tu penses, tout ce que tu fais est juste et saint. Oui, je
+t'aime, c'est toi que j'aurais du toujours aimer. Pourquoi t'ai-je
+rencontre si tard, quand je ne t'apporte plus qu'une beaute fletrie par
+les annees et un coeur use par les deceptions?--Mais non, mon coeur n'est
+pas use. Il est severe, il est mefiant, il est inexorable, mais il est
+fort, ce passionne. Jamais je n'ai mieux senti sa vigueur et sa jeunesse
+que la derniere fois que tu m'as couverte de tes caresses.
+
+"Oui, je peux encore aimer. Ceux qui disent que non en ont menti. Il n'y a
+que Dieu qui puisse me dire: "Tu n'aimeras plus".--Et je sens bien qu'il
+ne l'a pas dit. Je sens bien qu'il ne m'a pas retire le feu du ciel; et
+que, plus je suis devenue ambitieuse en amour, plus je suis devenue
+capable d'aimer celui qui satisfera mon ambition. C'est toi, oui, c'est
+toi. Reste ce que tu es a present, n'y change rien. Je ne trouve rien en
+toi qui ne me plaise et ne me satisfasse. _C'est la premiere fois que
+j'aime sans souffrir au bout de trois jours_. Reste mon Pagello, avec ses
+gros baisers, son air simple, son sourire de jeune fille, ses caresses,
+son grand gilet, son regard doux... Oh! quand serai-je ici seule au monde
+avec toi? Tu m'enfermeras dans ta chambre et tu emporteras la clef quand
+tu sortiras, afin que je ne voie, que je n'entende rien que toi, et tu...
+
+"Etre heureuse un an et mourir. Je ne demande que cela a Dieu et a toi.
+Bonsoir, _mio Piero_, mon bon cher ami, je ne pense plus a mes chagrins
+quand je parle avec toi. Pourtant mentir toujours est bien triste. Cette
+dissimulation m'est odieuse. Cet amour si mal paye, si deplorable, qui
+agonise entre moi et Alfred, sans pouvoir recommencer ni finir, est un
+supplice. Il est la devant moi comme un mauvais presage pour l'avenir et
+semble me dire, a tout instant: "Voila ce que devient l'amour." Mais non,
+mais non, je ne veux pas le croire, je veux esperer, croire en toi seul,
+t'aimer en depit de tout et en depit de moi-meme. Je ne le voulais pas. Tu
+m'y as forcee. Dieu aussi l'a voulu. Que ma destinee s'accomplisse!"
+
+Tel est l'aveu que nous recueillons sur les levres memes de George Sand,
+tels sont les torts qui lui peuvent etre reproches. Ils furent assez
+graves pour qu'on n'aille pas en chercher d'imaginaires. Or, Paul de
+Musset a jete dans la circulation et livre a la sottise humaine des griefs
+ou le ridicule le dispute a l'odieux. Comme le malade parlait et se
+plaignait--est-ce plausible?--de l'ignoble spectacle qu'il pensait avoir
+eu devant les yeux, _on_--est-ce George Sand ou Pagello?--l'aurait
+menace de l'enfermer dans une maison de sante, en tant qu'atteint de
+folie. Elle aurait fait cela, l'admirable garde-malade qui n'avait pas
+quitte son chevet? Et voila les enormites, les absurdites, les mensonges
+que Paul de Musset tente audacieusement d'accrediter! Il va jusqu'a
+pretendre que son frere lui aurait dicte un autre recit dont il faut noter
+l'invraisemblable, l'extravagante teneur:
+
+"Je m'expliquai un soir avec George Sand. Elle nia effrontement ce que
+j'avais vu et entendu et me soutint que tout cela etait une invention de
+la fievre. Malgre l'assurance dont elle faisait parade, elle craignait
+qu'en presence de Pagello il lui devint impossible de nier, et elle voulut
+le prevenir, probablement meme lui dicter les reponses qu'il devrait me
+faire lorsque je l'interrogerais. Pendant la nuit, je vis de la lumiere
+sous la porte qui separait nos deux chambres. Je mis ma robe de chambre et
+j'entrai chez George. Un froissement m'apprit qu'elle cachait un papier
+dans son lit. D'ailleurs elle ecrivait sur ses genoux et l'encrier etait
+sur sa table de nuit. Je n'hesitai pas a lui dire que je savais qu'elle
+ecrivait a Pagello et que je saurais bien dejouer ses manoeuvres. Elle se
+mit dans une colere epouvantable et me declara que si je continuais ainsi,
+je ne sortirais jamais de Venise. Je lui demandai comment elle m'en
+empecherait. "En vous faisant enfermer dans une maison de fous," me
+repondit-elle. J'avoue que j'eus peur. Je rentrai dans ma chambre sans
+oser repliquer. J'entendis George Sand se lever, marcher, ouvrir la
+fenetre et la refermer. Persuade qu'elle avait dechire sa lettre a Pagello
+et jete les morceaux par la fenetre, j'attendis le point du jour et je
+descendis en robe de chambre dans la ruelle. La porte de la maison etait
+ouverte, ce qui m'etonna beaucoup. Je regardai dans la rue et j'apercus
+une femme en jupon enveloppee d'un chale. Elle etait courbee. Elle
+cherchait quelque chose a terre. Le vent etait glacial. Je frappai sur
+l'epaule de la chercheuse, lui disant, comme dans le _Majorat_: "George,
+George, que viens-tu faire ici a cette heure? Tu ne retrouveras pas les
+morceaux de ta lettre. Le vent les a balayes; mais ta presence ici me
+prouve que tu avais ecrit a Pagello."
+
+"Elle me repondit que je ne coucherais pas ce soir dans mon lit; qu'elle
+me ferait arreter tout a l'heure; et elle partit en courant. Je la suivis
+le plus vite que je pus. Arrivee au Grand-Canal, elle sauta dans une
+gondole, en criant au gondolier d'aller au Lido; mais je m'etais jete dans
+la gondole, a cote d'elle, et nous partimes ensemble. Elle n'ouvrit pas la
+bouche pendant le voyage. En debarquant au Lido, elle se remit a courir,
+sautant de tombe en tombe dans le cimetiere des Juifs. Je la suivais et je
+sautais comme elle. Enfin elle s'assit epuisee sur une pierre sepulcrale.
+De rage et de depit, elle se mit a pleurer: "A votre place, lui dis-je, je
+renoncerais a une entreprise impossible. Vous ne reussirez pas a joindre
+Pagello sans moi et a me faire enfermer avec les fous. Avouez plutot que
+vous etes une c...--Eh bien! oui, repondit-elle.--Et une desolee c...,"
+ajoutai-je.--Et je la ramenai vaincue a la maison."
+
+Qui accordera creance a cette grotesque anecdote? Paul de Musset passe la
+mesure en proposant de telles niaiseries a la credulite du lecteur. Au
+vrai, les evenements suivirent un cours plus simple. Jusqu'au 22 mars,
+George Sand et Alfred de Musset devaient partir ensemble de Venise. Sept
+jours plus tard, le poete reprit seul la route de France. Il etait survenu,
+dans l'intervalle, un incident que la _Confession d'un enfant du siecle_
+nous aide a comprendre. George Sand avait spontanement confesse son
+inclination croissante, son amour pour Pagello. Musset voulut etre
+heroique. Non seulement il refusa d'entraver cette tendresse, mais il y
+donna son consentement et comme sa benediction. Dans une nuit d'extase, il
+unit leurs mains en s'ecriant: "Vous vous aimez, et vous m'aimez pourtant;
+vous m'avez sauve, ame et corps." Et ils s'aimerent, effectivement, plus
+qu'a la maniere mystique, en Alfred de Musset, leur enfant d'adoption.
+Pagello celebre avec elle _il nostro amore per Alfredo_. Il y eut la une
+triple deviation du sens moral.
+
+Ces emotions, toutefois, et la surexcitation qui en resultait etaient
+funestes a la convalescence d'Alfred de Musset. Il fallait qu'il
+s'eloignat. Son immolation n'avait pas supprime son amour. Le 29 mars, il
+fit viser son passeport. George Sand avait vainement essaye de le retenir;
+car il courait la ville, echappant a la surveillance de son gondolier pour
+entrer dans les tavernes. Il avait quitte le domicile commun, sans doute
+afin de se soustraire au spectacle du bonheur de Pagello, et il ecrivait a
+George Sand, au moment du depart: "Adieu, mon enfant, je pense que tu
+resteras ici et que tu m'enverras l'argent par Antonio[9]. Quelle que soit
+ta haine ou ton indifference pour moi, si le baiser d'adieu que je t'ai
+donne aujourd'hui est le dernier de ma vie, il faut que tu saches qu'au
+premier pas que j'ai fait dehors avec la pensee que je t'avais perdue pour
+toujours, j'ai senti que j'avais merite de te perdre, et que rien n'est
+trop dur. Mais s'il t'importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou
+non, il m'importe a moi aujourd'hui que ton spectre s'efface deja et
+s'eloigne devant moi, de te dire que rien d'impur ne restera dans le
+sillon de ma vie ou tu as passe, et que celui qui n'a pas su t'honorer
+quand il te possedait peut encore y voir clair a travers ses larmes, et
+t'honorer dans son coeur, ou ton image ne mourra jamais. Adieu, mon
+enfant."
+
+[Note 9: Un jeune perruquier qui accompagna Musset a Paris.]
+
+Sur le verso de cette lettre apportee par un gondolier, George Sand
+ecrivit au crayon la reponse suivante:
+
+"_Al signor A. de Musset_.
+
+"Non, ne pars pas comme ca! Tu n'es pas assez gueri, et Buloz ne m'a pas
+encore envoye l'argent qu'il faudrait pour le voyage d'Antonio. Je ne veux
+pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu? Ne suis je pas
+toujours le frere George, l'ami d'autrefois?"
+
+Alfred de Musset s'obstina a partir. Il avait annonce a sa mere son
+arrivee en ces termes: "Je vous apporterai un corps malade, une ame
+abattue, un coeur en sang, mais qui vous aime encore." Cependant George
+Sand et Pagello, desireux de lui offrir un petit souvenir, s'etaient
+cotises et lui avaient achete un portefeuille qu'ils ornerent de deux
+dedicaces. Sur la premiere page il y avait: "A son bon camarade, frere et
+ami, sa maitresse, George. Venise, 28 mars 1834. "Quel etrange amalgame de
+mots! Et sur la page 72 et derniere etait ecrit: "_Pietro Pagello
+raccomanda M. Alfred de Musset a Pietro Pinzio, a Vicenzo Stefanelli, a
+Aggiunta, ingegneri_." Le poete, ainsi leste de recommandations, avait son
+conge et sa lettre de voyage. Il s'eloigna avec Antonio, accompagne
+jusqu'a Mestre par George Sand qui pretend qu'au retour elle voyait tous
+les objets, particulierement les ponts, a l'envers. Encore qu'elle ne
+l'avoue pas, elle ressentait comme une impression de soulagement, de
+delivrance. Loin de ses enfants, separee d'Alfred de Musset, elle va
+pouvoir travailler et aimer. Aupres de ce Pagello qui lui donne la
+quietude au sortir des grands orages de la passion romantique, elle ecrira
+abondamment pour la _Revue des Deux Mondes_, et composera, en recueillant
+et distillant ses emotions, ce chef-d'oeuvre de description et d'analyse,
+les _Lettres d'un Voyageur_.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+LES ROMANS DE VENISE
+
+
+Apres le depart d'Alfred de Musset, la vie de George Sand semble se
+dedoubler. Par intervalles, son imagination suit le poete sur la route de
+France, et le reste du temps elle est a Pagello ou a sa tache opiniatre,
+infatigable, pour alimenter de romans la _Revue_ de Buloz. "J'en suis
+arrivee, ecrit-elle a son frere Hippolyte, a travailler, sans etre malade,
+treize heures de suite, mais, en moyenne, sept ou huit heures par jour,
+bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup
+d'argent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, si je n'avais
+rien a faire, a avoir le spleen, auquel me porte mon temperament bilieux."
+N'eprouvait-elle, dans ses moments de loisir et de meditation, aucun
+scrupule d'avoir confie, a peine convalescent, aux soins d'un garcon
+perruquier, le poete avec qui elle avait entrepris ce voyage et qu'elle
+delaissait pour demeurer aupres du docteur Pagello? Elle explique et
+cherche a justifier sa conduite dans une lettre a Jules Boucoiran, du 6
+avril 1834[10]: "Alfred est parti pour Paris sans moi, et je vais rester
+ici quelques mois encore. Vous savez les motifs de cette separation. De
+jour en jour elle devenait plus necessaire, et il lui eut ete impossible
+de faire le voyage avec moi sans s'exposer a une rechute... La poitrine
+encore delicate lui prescrivait une abstinence complete, mais ses nerfs,
+toujours irrites, lui rendaient les privations insupportables. Il a fallu
+mettre ordre a ces dangers et a ces souffrances et nous diviser aussitot
+que possible. Il etait encore bien delicat pour entreprendre ce long
+voyage, et je ne suis pas sans inquietude sur la maniere dont il le
+supportera. Mais il lui etait plus nuisible de rester que de partir, et
+chaque jour consacre a attendre le retour de sa sante le retardait au lieu
+de l'accelerer. Il est parti _enfin_ sous la garde d'un domestique tres
+soigneux et tres devoue. Le medecin m'a repondu de sa poitrine en tant
+qu'il la menagerait. Je ne suis pas bien tranquille, j'ai le coeur bien
+dechire, mais j'ai fait ce que je devais. Nous nous sommes quittes
+peut-etre pour quelques mois, peut-etre pour toujours. Dieu sait
+maintenant ce que deviendront ma tete et mon coeur. Je me sens de la force
+pour vivre, pour travailler, pour souffrir. La maniere dont je me suis
+separee d'Alfred m'en a donne beaucoup. Il m'a ete doux de voir cet homme,
+si athee en amour, si incapable (a ce qu'il m'a semble d'abord) de
+s'attacher a moi serieusement, devenir bon, affectueux et plus loyal de
+jour en jour. Si j'ai quelquefois souffert de la difference de nos
+caracteres et surtout de nos ages, j'ai eu encore plus souvent lieu de
+m'applaudir des autres rapports qui nous attachaient l'un a l'autre. Il y
+a en lui un fonds de tendresse, de bonte et de sincerite qui doivent le
+rendre adorable a tous ceux qui le connaitront bien et qui ne le jugeront
+pas sur des actions legeres. S'il conservera de l'amour pour moi, j'en
+doute, et je n'en doute pas. C'est-a-dire que ses sens et son caractere le
+porteront a se distraire avec d'autres femmes, mais son coeur me sera
+fidele, je le sais, car personne ne le comprendra mieux que moi et ne
+saura mieux s'en faire entendre. Je doute que nous redevenions amants.
+Nous ne nous sommes rien promis l'un a l'autre sous ce rapport, mais nous
+nous aimerons toujours et les plus doux moments de notre vie seront ceux
+que nous pourrons passer ensemble. Il m'a promis de m'ecrire durant son
+voyage et apres son arrivee."
+
+[Note 10: Cette lettre a ete mutilee dans la _Correspondance_, I, 265-269.]
+
+Cette correspondance, partiellement inedite en ce qui concerne les lettres
+d'Alfred de Musset, est du plus vif interet sentimental et litteraire.
+Elle indique quelles impressions et quelles emotions subsistaient dans ces
+cerveaux et ces coeurs douloureusement dissocies. Voici, d'abord, un
+billet du voyageur a la premiere etape de sa route, qui temoigne quelle
+influence George Sand conservait sur lui, meme a distance et apres toute
+l'amertume de la separation: "Tu m'as dit de partir, et je suis parti; tu
+m'as dit de vivre, et je vis. Nous nous sommes arretes a Padoue; il etait
+huit heures du soir, et j'etais fatigue. Ne doute pas de mon courage.
+Ecris-moi un mot a Milan, frere cheri, George bien-aime."
+
+Des le lendemain du depart, le dimanche 30 mars, George Sand adressait de
+Trevise, ou elle s'etait rendue avec Pagello, une lettre a Alfred de
+Musset, poste restante a Milan. Elle avait d'abord concu le projet--du
+moins elle l'affirme--de le rejoindre a Vicence, pour savoir comment
+s'etait ecoulee la premiere et triste journee. Elle se fit violence et
+resta aupres de son medecin. "J'ai senti, dit-elle, que je n'aurais pas le
+courage de passer la nuit dans la meme ville que toi sans aller
+t'embrasser encore le matin. J'en mourais d'envie." Mais elle a craint de
+l'emouvoir outre mesure, et elle prefere que leurs attendrissements
+s'echangent par correspondance. "Un voyage si long, s'ecrie-t-elle, et toi
+si faible encore! Mon Dieu! mon Dieu! Je prierai Dieu du matin au soir,
+j'espere qu'il m'entendra... Ne t'inquiete pas de moi. Je suis forte comme
+un cheval, mais ne me dis pas d'etre gaie et tranquille. Cela ne
+m'arrivera pas de si tot. Pauvre ange, comment auras-tu passe cette nuit?
+J'espere que la fatigue t'aura force de dormir. Sois sage et prudent et
+bon, comme tu me l'as promis... Adieu, adieu, mon ange, que Dieu te
+protege, te conduise et te ramene un jour ici, si j'y suis. Dans tous les
+cas, certes, je te verrai aux vacances, avec quel bonheur alors! Comme
+nous nous aimerons bien! n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon petit frere, mon
+enfant? Ah! qui te soignera, et qui soignerai-je? Qui aura besoin de moi,
+et de qui voudrai-je prendre soin desormais? Comment me passerai-je du
+bien et du mal que tu me faisais? Puisses-tu oublier les souffrances que
+je t'ai causees et ne te rappeler que les bons jours, le dernier surtout,
+qui me laissera un baume dans le coeur et en soulagera la blessure! Adieu,
+mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George."
+
+Cependant, avant de clore sa lettre, elle cede a la tentation de lui
+parler de l'_autre_. Etait-ce un sujet qui devait agreer au voyageur et
+le reconforter? Peu importe! Il faut qu'elle entretienne l'absent de celui
+qui occupe ses regards et sa pensee:
+
+"Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu'il te pleure presque
+autant que moi." Or, si nous comprenons les larmes de Musset, voire meme
+de George Sand, celles de Pagello sont moins explicables. N'est-il pas,
+pour le moment, le plus heureux des trois?
+
+De Geneve, Alfred de Musset repond, le 4 avril. Il envoie sa lettre a M.
+Pagello, docteur-medecin, pharmacie Ancillo, pour remettre a madame Sand.
+"Mon George cheri, ecrit-il, je t'ai laissee bien lasse, bien epuisee de
+ces deux mois de chagrins; tu me l'as dit d'ailleurs, tu as bien des
+choses a me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras
+heureuse; tu sais que j'ai tres bien supporte la route; Antonio doit
+t'avoir ecrit. Je suis fort bien portant, presque heureux. Te dirai-je que
+je n'ai pas souffert, que je n'ai pas pleure bien des fois dans ces
+tristes nuits d'auberges? Ce serait me vanter d'etre une brute, et tu ne
+me croirais pas.
+
+"Je t'aime encore d'amour, George; dans quatre jours il y aura trois cents
+lieues entre nous, pourquoi ne parlerais-je pas franchement? A cette
+distance-la, il n'y a plus ni violences ni attaques de nerfs. Je t'aime,
+je te sais aupres d'un homme que tu aimes, et cependant je suis
+tranquille. Les larmes coulent abondamment sur mes mains, tandis que je
+t'ecris; mais ce sont les plus douces, les plus cheres larmes que j'aie
+versees. Je suis tranquille; ce n'est pas un enfant epuise de fatigue qui
+te parle ainsi. J'atteste le soleil que j'y vois aussi clair dans mon
+coeur que lui dans son orbite. Je n'ai pas voulu t'ecrire avant d'etre sur
+de moi; il s'est passe tant de choses dans cette pauvre tete! De quel reve
+etrange je m'eveille!
+
+"Ce matin, je courais les rues de Geneve en regardant les boutiques; un
+gilet neuf, une belle edition d'un livre anglais, voila ce qui attirait
+mon attention. Je me suis apercu dans une glace, j'ai reconnu l'enfant
+d'autrefois. Qu'avais-tu donc fait, ma pauvre amie? C'etait la l'homme que
+tu voulais aimer! Tu avais dix ans de souffrance dans le coeur, tu avais
+depuis dix ans une soif inextinguible de bonheur, et c'etait la le roseau
+sur lequel tu voulais t'appuyer! Toi, m'aimer! Mon pauvre George, cela m'a
+fait fremir. Je t'ai rendue si malheureuse! Et quels malheurs plus
+terribles n'ai-je pas encore ete sur le point de te causer! Je le verrai
+longtemps, mon George, ce visage pali par les veilles, qui s'est penche
+dix-huit nuits sur mon chevet, je te verrai longtemps dans cette chambre
+funeste ou tant de larmes ont coule. Pauvre George, pauvre chere enfant!
+Tu t'etais trompee, tu t'es crue ma maitresse, tu n'etais que ma mere. Le
+ciel nous avait faits l'un pour l'autre; nos intelligences, dans leur
+sphere elevee, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes; elles
+ont vole l'une vers l'autre; mais l'etreinte a ete trop forte. C'est un
+inceste que nous commettions.
+
+"Eh bien! mon unique amie, j'ai ete presque un bourreau pour toi, du moins
+dans ces derniers temps. Je t'ai fait beaucoup souffrir; mais, Dieu soit
+loue, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l'ai pas fait. Oh! mon
+enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promenes sous le plus beau
+ciel du monde, appuyee sur un homme dont le coeur est digne de toi. Brave
+jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et que je ne puis retenir mes
+larmes en pensant a lui. Eh bien! je ne t'ai donc pas derobee a la
+Providence, je n'ai donc pas detourne de toi la main qu'il te fallait pour
+etre heureuse! J'ai fait peut-etre, en te quittant, la chose la plus
+simple du monde, mais je l'ai faite; mon coeur se dilate malgre mes larmes;
+j'emporte avec moi deux etranges compagnes, une tristesse et une joie
+sans fin. Quand tu passeras le Simplon, pense a moi, George. C'etait la
+premiere fois que les spectres eternels des Alpes se levaient devant moi,
+dans leur force et dans leur calme. J'etais seul dans le cabriolet, je ne
+sais comment rendre ce que j'ai eprouve. Il me semblait que ces geants me
+parlaient de toutes les grandeurs sorties de la main de Dieu. "Je ne suis
+qu'un enfant, me suis-je ecrie, mais j'ai deux grands amis, et ils sont
+heureux."
+
+"Ecris-moi, mon George: sois sure que je vais m'occuper de tes affaires.
+Que mon amitie ne te soit jamais importune; respecte-la, cette amitie plus
+ardente que l'amour; c'est tout ce qu'il y a de bon en moi. Pense a cela,
+c'est l'ouvrage de Dieu; tu es le fil qui me rattache a lui; pense a la
+vie qui m'attend."
+
+George Sand recevait ces lettres enflammees des mains de Pagello et les
+lisait avec lui; car elle habitait a San-Fantino un petit logement,
+separe seulement par une salle de l'appartement du medecin. Elle repond
+a Alfred de Musset, le 15 avril, sur le meme ton passionne, avec cette
+nuance de sollicitude maternelle qui donne a l'amour un caractere
+facheux et equivoque: "Que j'aie ete ta maitresse ou ta mere, peu
+importe, que je t'aie inspire de l'amour ou de l'amitie, que j'aie ete
+heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien a l'etat de
+mon ame a present. Je sais que je t'aime, et c'est tout. Veiller sur
+toi, te preserver de tout mal, de toute contrariete, t'entourer de
+distractions et de plaisirs, voila le besoin et le regret que je sens
+depuis que je t'ai perdu. Pourquoi cette tache si douce, et que j'aurais
+remplie avec tant de joie, est-elle devenue peu a peu si amere et puis
+tout a coup impossible? Quelle fatalite a change en poison les remedes
+que je t'offrais? Pourquoi, moi qui aurais donne tout mon sang pour te
+donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour toi un
+tourment, un fleau, un spectre? Quand ces affreux souvenirs m'assiegent
+(et a quelle heure me laissent-ils en paix?) je deviens presque folle.
+Je couvre mon oreiller de mes larmes, j'entends ta voix m'appeler dans
+le silence de la nuit. Qu'est-ce qui m'appellera a present? qui est-ce
+qui aura besoin de mes veilles? a quoi emploierai-je la force que j'ai
+amassee pour toi, et qui maintenant se tourne contre moi-meme? Oh! mon
+enfant! mon enfant! que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon!"
+
+Elle l'invite alors a quelque union surnaturelle de l'intelligence et du
+coeur; elle lui propose de se guerir mutuellement par une affection
+sainte. "Nos caracteres, dit-elle, plus apres, plus violents que ceux des
+autres, nous empechaient d'accepter la vie des amants ordinaires. Mais
+nous sommes nes pour nous connaitre et pour nous aimer, sois-en sur. Sans
+ta jeunesse et la faiblesse que tes larmes m'ont causee un matin, nous
+serions restes frere et soeur. Nous savions que cela nous convenait, nous
+nous etions predit les maux qui nous sont arrives. Eh bien! qu'importe,
+apres tout? Nous avons passe par un rude sentier, mais nous sommes arrives
+a la hauteur ou nous devions nous reposer ensemble." Et elle conclut qu'en
+renoncant l'un a l'autre ils se lient pour l'eternite. O paradoxe! o
+chimere!
+
+Tout a coup George Sand change de ton, descend des sommets de l'amour dans
+la simplicite de l'existence quotidienne. Il lui plait de rassurer Musset,
+en accumulant des details sur l'emploi de son temps. On peut douter qu'ils
+soient conformes a la verite. Elle ment pour endormir les inquietudes de
+l'absent: "Je vis a peu pres seule. Rebizzo vient me voir une demi-heure
+le matin. Pagello vient diner avec moi et me quitte a huit heures. Il est
+tres occupe de ses malades." Elle raconte ensuite les mesaventures
+amoureuses du beau docteur, poursuivi, relance par une ancienne maitresse,
+l'Arpalice, une veritable furie. "Cette femme, dit-elle, vient me demander
+de les reconcilier; je ne peux pas faire autrement, quoique je sente bien
+que je leur rends a l'un et a l'autre un assez mauvais service. Pagello
+est un ange de vertu et meriterait d'etre heureux... Je passe avec lui les
+plus doux moments de ma journee a parler de toi. Il est si sensible et si
+bon, cet homme! Il comprend si bien ma tristesse, il la respecte si
+religieusement! C'est un muet qui se ferait couper la tete pour moi. Il
+m'entoure de soins et d'attentions dont je ne me suis jamais fait l'idee.
+Je n'ai pas le temps de former un souhait, il devine toutes les choses
+materielles qui peuvent servir a me rendre la vie meilleure."
+
+Pour completer l'idylle et occuper les moments ou Pagello est retenu par
+sa clientele et par l'Arpalice, George Sand a un autre compagnon dont
+Alfred de Musset ne prendra pas ombrage, non plus que Catulle du moineau
+de Lesbie. "J'ai, dit-elle, un ami intime qui fait mes delices et que tu
+aimerais a la folie. C'est un sansonnet familier que Pagello a tire un
+matin de sa poche et qu'il a mis sur mon epaule. Figure-toi l'etre le plus
+insolent, le plus poltron, le plus espiegle, le plus gourmand, le plus
+extravagant. Je crois que l'ame de Jean Kreyssler est passee dans le corps
+de cet animal. Il boit de l'encre, il mange le tabac de ma pipe tout
+allumee; la fumee le rejouit beaucoup et, tout le temps que je fume, il
+est perche sur le baton et se penche amoureusement vers la capsule
+fumante. Il est sur mon genou ou sur mon pied quand je travaille; il
+m'arrache des mains tout ce que je mange; il foire sur le _bel vestito_
+de Pagello. Enfin c'est un animal charmant. Bientot il parlera; il
+commence a essayer le nom de George."
+
+Elle tient egalement Alfred de Musset au courant de ses travaux
+litteraires; car il est charge de negocier avec Buloz, qui reclame sans
+cesse de la copie et ne se hate pas d'envoyer de l'argent. Avant de
+quitter Paris, elle a livre a la _Revue_ le _Secretaire intime_, oeuvre
+faite a la hate, qui nous montre la princesse Cavalcanti rencontrant sur
+les grandes routes le jeune comte de Saint-Julien et l'attachant a sa
+personne. Durant les six mois de sejour a Venise, la production de George
+Sand est particulierement abondante. Ce sont des nouvelles, comme _Mattea_,
+histoire de la fille du marchand de soieries, Zacomo Spada, qui devient
+amoureuse du Turc Abul. C'est _Leone Leoni_, compose en huit jours. Le
+dessein de l'auteur fut de faire de Manon Lescaut un homme, de Des Grieux
+une femme. On reputa dangereux cet ouvrage qui nous presente un aventurier
+enlevant une jeune fille, vivant de jeu et de vol, sachant malgre tout se
+faire aimer de la malheureuse et la soumettant a son empire. Une partie du
+roman se passe a Venise, ou il fut ecrit durant le carnaval. George Sand a
+etrangement idealise le miserable Leoni et tristement ravale l'infortunee
+Juliette qu'il tache de vendre a son ami lord Edwards et qu'il oblige a
+demeurer chez sa maitresse, une princesse Zagarolo, riche et phtisique,
+qui l'a institue son heritier. Et Juliette se resigne, par une monstrueuse
+bassesse d'amour. "J'avais fini, avoue-t-elle, par m'habituer a voir leurs
+baisers et a entendre leurs fadeurs sans en etre revoltee." En depit des
+avanies qu'il lui faut subir, elle ne peut briser la chaine qui l'attache
+a Leoni. "C'est le boulet qui accouple les galeriens, mais c'est la main
+de Dieu qui l'a rive."
+
+_Andre_, que George Sand avait commence avant le depart d'Alfred de Musset,
+est une etude de moeurs provinciales, telle qu'elle avait pu les observer
+a La Chatre. "C'est, dit la preface de 1851, au sein de la belle Venise,
+au bruit des eaux tranquilles que souleve la rame, au son des guitares
+errantes, et en face des palais feeriques qui partout projettent leur
+ombre sur les canaux les plus etroits et les moins frequentes, que je me
+rappelai les rues sales et noires, les maisons dejetees, les pauvres toits
+moussus, et les aigres concerts de coqs, d'enfants et de chats de ma
+petite ville." L'intrigue est menue: c'est l'histoire des amours du jeune
+comte Andre de Morand avec la grisette--comme on disait alors--Genevieve,
+ouvriere en fleurs artificielles. La grisette, selon la definition des
+dictionnaires, etait et est peut-etre encore une fille de condition
+modeste, de moeurs accueillantes, mais non venales. Telle la Mimi Pinson
+d'Alfred de Musset ou l'heroine favorite d'Henri Murger en la boheme du
+quartier latin. Andre est un personnage romantique, voue a l'idealisme, et
+qui poursuit la realisation de son reve en une "belle chercheuse de
+bluets." Genevieve lui apparait, la premiere fois, habillee de blanc, avec
+un petit chale couleur arbre de Judee et un mince chapeau de paille; elle
+est occupee a cueillir les fleurettes de la prairie, au bord de la
+riviere. Selon le tour d'esprit familier a George Sand, en cette humble
+fille s'incarne la poesie qui ne saurait mourir et qui, "exilee des
+hauteurs sociales", se refugie dans le peuple et y rayonne. La passion
+d'Andre se heurte a la resistance hautaine, intraitable, de son pere le
+marquis, lequel ne veut pas avoir pour bru une grisette. Et c'est
+l'occasion, vite saisie par George Sand, de developper une autre these qui
+lui est chere, l'apologie de l'amour libre: "Qu'y a-t il d'impur entre
+deux enfants beaux et tristes, et abandonnes du reste du monde? Pourquoi
+fletrir la sainte union de deux etres a qui Dieu inspire un mutuel amour?
+Andre ne put combattre longtemps le voeu de la nature." Mais, s'il savait
+aimer, il etait incapable de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de
+la femme qu'il avait entrainee. Comme la plupart des heros de George Sand,
+il n'exercait aucune autre profession que celle d'amoureux, qui nourrit
+mal son homme. "Instruit et intelligent, il n'etait pas _industrieux_."
+Genevieve lutta contre la misere. "Elle essaya de consoler Andre en
+pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d'amour un homme
+qu'elle sent inferieur a elle en courage; l'amour sans veneration et sans
+enthousiasme n'est plus que l'amitie: l'amitie est une froide compagne
+pour aider a supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter."
+Parfois Genevieve prenait un lis et disait a Andre, agenouille devant
+elle: "Tu es blanc comme lui, et ton ame est suave et chaste comme son
+calice; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te
+renverse. Je t'ai aime peut-etre a cause de cela; car tu etais, comme mes
+fleurs cheries, inoffensif, inutile et precieux." Et le roman finit
+melancoliquement par le mal de langueur auquel succombe Genevieve. Sur son
+lit d'agonie, telle Albine dans la _Faute de l'abbe Mouret_, elle demande
+a mourir et a reposer parmi les fleurs amoncelees.
+
+_Jacques_ est d'une tout autre valeur. On peut le regarder comme le plus
+psychologique et le plus profond des premiers romans de George Sand. La
+forme meme, imitee de la _Nouvelle Heloise_, qui consiste en lettres
+echangees par les divers personnages, ajoute ici a l'emotion. Non que la
+personnalite ni les doctrines de l'auteur disparaissent. On sent, au
+contraire, palpiter son ame et vibrer ses nerfs, dans cette oeuvre ecrite
+au printemps de 1834, en une periode d'extreme agitation morale et de
+tiraillement entre la presence reelle de Pagello et le souvenir obsedant
+d'Alfred de Musset. "Que Jacques, declare George Sand dans la notice
+redigee quoique vingt ans apres, soit l'expression et le resultat de
+pensees tristes et de sentiments amers, il n'est pas besoin de le dire.
+C'est un livre douloureux et un denouement desespere. Les gens heureux,
+qui sont parfois fort intolerants, m'en ont blame. A-t-on le droit d'etre
+desespere? disaient-ils. A-t-on le droit d'etre malade? _Jacques_ n'est
+cependant pas l'apologie du suicide; c'est l'histoire d'une passion, de la
+derniere et intolerable passion d'une ame passionnee." Aussi bien George
+Sand professe-t-elle que, dans l'etat actuel de la societe, "certains
+coeurs devoues se voient reduits a ceder la place aux autres." Dans
+_Jacques_, et au gre de l'auteur, c'est le mari qui doit disparaitre. Il
+obtiendra l'aumone de la compassion, mais il faut qu'il s'immole. Ainsi
+l'exige la morale de l'union libre. Elle veut cet holocauste. George Sand
+le proclame en termes courrouces: "Le mariage est toujours, selon moi, une
+des plus barbares institutions que la societe ait ebauchees. Je ne doute
+pas qu'il ne soit aboli, si l'espece humaine fait quelque progres vers la
+justice et la raison; un lien plus humain et non moins sacre remplacera
+celui-la, et saura assurer l'existence des enfants qui naitront d'un homme
+et d'une femme, sans enchainer a jamais la liberte de l'un et de l'autre."
+Tels sont les principes que Jacques, vague disciple de M. de Wolmar,
+enonce dans une lettre adressee a Sylvia, qui rappelle la Claire de
+Jean-Jacques. Pour completer le quatuor, Octave c'est exactement
+Saint-Preux, et Fernande Julie. Quand Jacques, age de trente-cinq ans, va
+epouser Fernande qui en a dix-sept, il l'avertit congrument que les liens
+et les promesses du mariage ne sont rien, que le libre consentement est
+tout. Il n'entend la tenir que de sa seule volonte:
+
+"La societe, dit-il, va vous dicter une formule de serment. Vous allez me
+jurer de m'etre fidele et de m'etre soumise, c'est a-dire de n'aimer
+jamais que moi et de m'obeir en tout. L'un de ces serments est une
+absurdite, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas repondre de votre
+coeur, meme quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes;
+vous ne devez pas me promettre de m'obeir, parce que ce serait nous avilir
+l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots
+consacres sans lesquels votre mere et le monde vous defendraient de
+m'appartenir; moi aussi je dirai les paroles que le pretre et le magistrat
+me dicteront, puisqu'a ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer
+ma vie. Mais a ce serment de vous proteger que la loi me prescrit, et que
+je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes
+n'ont pas juge necessaire a la saintete du mariage, et sans lequel tu ne
+dois pas m'accepter pour epoux. Ce serment, c'est de te respecter, et
+c'est a tes pieds que je veux le faire, en presence de Dieu, le jour ou tu
+m'auras accepte pour amant."
+
+A l'estime de Jacques, partant de George Sand, les etres humains ne sont
+rendus malheureux que par les liens indissolubles. Mais Octave, qui
+connait les approches et les detours du coeur feminin, excelle a apaiser
+les scrupules de Fernande qu'il veut seduire, en lui offrant les joies
+etherees de la tendresse platonique. "Ah! je saurai, s'ecrie-t-il,
+m'elever jusqu'a toi, et planer du meme vol au-dessus des orages des
+passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur.
+Laisse-moi t'aimer, et laisse-moi donner encore le nom d'amour a ce
+sentiment etrange et sublime que j'eprouve; _amitie_ est un mot trop froid
+et trop vulgaire pour une si ardente affection; la langue humaine n'a pas
+de nom pour la baptiser." Depuis George Sand, et tout recemment, le
+bapteme a eu lieu. Une brillante eleve de Guy de Maupassant n'a-t-elle pas
+defini et denomme ce sentiment complexe et subtil, un peu hypocrite, mais
+supremement habile pour obtenir de l'avancement, quand elle a compose son
+joli roman, _Amitie amoureuse_?
+
+C'est de l'avancement, en effet, que ne tarde pas a reclamer Octave, et il
+a une singuliere facon de postuler. Sa passion s'exaspere, au moment ou
+Fernande sevre ses jumeaux; car cette femme poetique fut une nourrice
+accomplie, qui, fidele aux lecons de l'_Emile_, n'eut garde de recourir
+aux _Remplacantes_ qu'a fletries M. Brieux. Et voici en quels termes elle
+est admonestee par Octave: "Quand vous parliez de votre mari, sans
+blasphemer un merite que personne n'apprecie mieux que moi, sans nier une
+affection que je ne voudrais pas lui arracher, vous aviez le secret
+ineffable de me persuader que ma part etait aussi belle que la sienne,
+quoique differente. A present, vous avez le talent inutile et cruel de me
+montrer combien sa part est magnifique et la mienne ridicule. Ne
+pouviez-vous me cacher ce tripotage d'enfants et de berceaux? me
+comprenez-vous? Je ne sais comment m'expliquer, et je crains d'etre brutal;
+car je suis aujourd'hui d'une singuliere acrete. Enfin, vous avez fait
+emporter vos enfants de votre chambre, n'est-ce pas? A la bonne heure.
+Vous etes jeune, vous avez des sens; votre mari vous persecutait pour
+hater ce sevrage. Eh bien! tant mieux! vous avez bien fait: vous etes
+moins belle ce matin, et vous me semblez moins pure. Je vous respectais
+dans ma pensee jusqu'a la veneration, et en vous voyant si jeune, avec vos
+enfants dans vos bras, je vous comparais a la Vierge mere, a la blanche et
+chaste madone de Raphael caressant son fils et celui d'Elisabeth. Dans les
+plus ardents transports de ma passion, la vue de votre sein d'ivoire,
+distillant un lait pur sur les levres de votre fille, me frappait d'un
+respect inconnu, et je detournais mon regard de peur de profaner, par un
+desir egoiste, un des plus saints mysteres de la nature providente. A
+present, cachez bien votre sein, vous etes redevenue femme, vous n'etes
+plus mere; vous n'avez plus de droit a ce respect naif que j'avais hier,
+et qui me remplissait de piete et de melancolie. Je me sens plus
+indifferent et plus hardi."
+
+Aussi bien Jacques, l'epoux heroique, confiant et trahi, qui refuse de se
+venger et prefere se sacrifier, personnage surhumain dont nous avons vu
+l'equivalent dans le drame de M. Gabriel Trarieux, _A la Clarte des
+Etoiles_, pose par lettre a l'amant un singulier questionnaire. En voici la
+teneur, qui est destinee a lui epargner l'embarras d'une explication
+verbale:
+
+"1 deg. Croyez-vous que j'ignore ce qui s'est passe entre vous et une personne
+qu'il n'est pas besoin de nommer?
+
+"2 deg. En revenant ici, ces jours derniers, en meme temps qu'elle, et en vous
+presentant a moi avec assurance, quelle a ete votre intention?
+
+"3 deg. Avez-vous pour cette personne un attachement veritable? Vous
+chargeriez-vous d'elle, et repondriez-vous de lui consacrer votre vie, si
+son mari l'abandonnait?"
+
+Octave, ainsi interroge, s'explique en trois points, comme s'il etait dans
+le cabinet d'un juge d'instruction:
+
+"1 deg. Je savais, en quittant la Touraine, que vous etiez informe de ce qui
+s'est passe entre _elle_ et moi;
+
+"2 deg. Je suis venu ici pour vous offrir ma vie en reparation de l'outrage et
+du tort que je vous ai fait; si vous etes genereux envers elle, je
+decouvrirai ma poitrine, et je vous prierai de tirer sur moi ou de me
+frapper avec l'epee, moi les mains vides; mais si vous devez vous venger
+sur _elle_, je vous disputerai ma vie et je tacherai de vous tuer;
+
+"3 deg. J'ai pour _elle_ un attachement si profond et si vrai, que, si vous
+devez l'abandonner soit par la mort, soit par le ressentiment, je fais
+serment de lui consacrer ma vie tout entiere, et de reparer ainsi, autant
+que possible, le mal que je lui ai fait."
+
+Selon toute apparence, cette reponse donna satisfaction a Jacques, car il
+resolut de s'effacer. "Je n'ai plus a souffrir, je n'ai plus a aimer; mon
+role est acheve parmi les hommes." Vainement Sylvia, a qui il adressait
+cette profession de foi ou plutot cette lettre de demission, lui suggerait
+un etrange et chimerique _modus vivendi_: "N'es-tu pas au-dessus d'une
+vaine et grossiere jalousie? Reprends le coeur de ta femme, laisse le
+reste a ce jeune homme! Tu t'es resigne a ce sacrifice, resigne-toi a en
+etre le temoin, et que la generosite fasse taire l'amour-propre. Est-ce
+quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou detruisent une
+affection aussi sainte que la votre?" L'abnegation de Jacques n'allait pas
+jusqu'a servir de temoin et a compter les coups portes a son honneur
+conjugal. On cherchait cependant a le menager, on pensait a lui aux
+moments pathetiques, et Fernande avait de touchantes attentions. "O mon
+cher Octave, ecrivait-elle, nous ne passerons jamais une nuit ensemble
+sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques." Au demeurant, ils
+etaient enchantes qu'il s'eloignat. Ils honoraient le geneur, mais lui
+conseillaient do voyager. Il le note, au moment du depart: "Les deux
+amants etaient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils
+me comblerent tout le jour d'amities et de caresses delicates... Octave
+m'a embrasse avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils etaient
+bien contents!" Sylvia s'indigne de cette capitulation de Jacques. Sans
+doute elle l'appelle le Christ, mais n'est-ce pas avec une nuance
+d'ironie? Et elle ajoute: "Qu'ils s'aiment et qu'ils dorment sur ton
+cercueil; ce sera leur couche nuptiale." Puis elle lui propose, pour le
+dissuader du suicide, d'elever deux enfants de sexe different et de les
+marier un jour "a la face de Dieu, sans autre temple que le desert, sans
+autre pretre que l'amour; il y aura peut-etre alors, grace a nous, un
+couple heureux et pur sur la surface de la terre." Le projet n'agree pas a
+Jacques. Il a fait ses preparatifs pour le grand voyage. Volontiers il
+dirait a Fernande: "Je sais tout, et je pardonne a tous deux; sois ma
+fille, et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux,
+et que la presence d'un ami malheureux, accueilli et console par vous,
+appelle sur vos amours la benediction du ciel." Il n'ose pas hasarder
+cette tentative insolite, dont le sublime pourrait dechoir au ridicule. En
+quelque glacier de la Suisse il ira trouver une mort qui paraitra
+accidentelle; mais d'abord il defend a Sylvia de maudire les deux amants:
+"Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime la ou il y
+a de l'amour sincere." Dans une de ses dernieres lettres, le ressouvenir
+de Fernande lui inspire cette emouvante et poetique invocation: "Oh! je
+t'ai aimee, simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beaute
+delicate et pure, et je t'ai cueillie, esperant garder pour moi seul ton
+suave parfum, qui s'exhalait a l'ombre et dans la solitude; mais la brise
+me l'a emporte en passant, et ton sein n'a pu le retenir. Est-ce une
+raison pour que je te haisse et te foule aux pieds? Non! je te reposerai
+doucement dans la rosee ou je t'ai prise, et je te dirai adieu, parce que
+mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu'il en est un autre dans ton
+atmosphere qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, o mon beau
+lis! je ne te toucherai plus." Et cette voix de Jacques, qui semble deja
+d'outre-tombe, a la langueur d'un murmure, la melancolie d'une plainte et
+la gravite d'un pardon. C'est la majeste de la mort absolvant les miseres
+de la vie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+_LES LETTRES D'UN VOYAGEUR_
+
+
+Selon l'humeur naturelle des ecrivains qui utilisent leurs douleurs et
+leurs larmes, George Sand s'appretait a tirer un parti litteraire de la
+crise morale qu'elle venait de traverser. Alfred de Musset a peine parti,
+elle avait effectue avec Pagello une petite excursion pedestre dans les
+Alpes venitiennes. Elle imagina d'en amalgamer les impressions avec les
+ressouvenirs et sans doute les remords de son amour brise. Cet alliage
+etrange produisit un metal d'une trempe merveilleuse. Jamais elle n'en a
+retrouve la souplesse malleable et ductile. "Je t'ai ecrit, mande-t-elle a
+Musset le 15 avril, une longue lettre sur mon voyage dans les Alpes, que
+j'ai intention de publier dans la _Revue_, si cela ne te contrarie pas. Je
+te renverrai, et, si tu n'y trouves rien a redire, tu la donneras a Buloz.
+Si tu veux y faire des corrections et des suppressions, je n'ai pas besoin
+de te dire que tu as droit de vie et de mort sur tous mes manuscrits
+passes, presents et futurs. Enfin, si tu la trouves entierement
+_impubliable_, jette-la au feu ou mets-la dans ton portefeuille, _ad
+libitum_." Alfred de Musset, apprenant ce voyage, ecrit le 19 avril: "Tu
+es donc dans les Alpes? N'est-ce pas que c'est beau? Il n'y a que cela au
+monde. Je pense avec plaisir que tu es dans les Alpes; je voudrais
+qu'elles pussent te repondre, elles te raconteraient peut-etre ce que je
+leur ai dit. O mon enfant, c'est la cependant qu'il est triste d'etre
+seul." Dans la meme lettre il annonce son arrivee a Paris, presque bien
+portant, en depit d'un coup de soleil sur la figure et d'un erysipele aux
+jambes. "Grace a Dieu, je suis debout aujourd'hui et gueri, sauf une
+fievre lente qui me prend tous les soirs au lit, et dont je ne me vante
+pas a ma mere, parce que le temps seul et le repos peuvent la guerir. Du
+reste, a peine dehors du lit, je me suis rejete a corps perdu dans mon
+ancienne vie." Elle a Venise avec Pagello, lui a Paris, livre aux voluptes
+faciles, ils se paient de la meme monnaie. Mais, tout en racontant qu'il
+cherche un nouvel amour et dine avec des filles d'Opera, il ajoute: "Plus
+je vais, plus je m'attache a toi, et, bien que tres tranquille, je suis
+devore d'un chagrin qui ne me quitte plus." Et tout aussitot: "Dis-moi que
+tu t'es donnee a l'homme que tu aimes, parle-moi de vos joies; non, ne me
+dis pas cela, dis-moi simplement que tu aimes et que tu es aimee. Alors je
+me sens plus de courage, et je demande au ciel que chacune de mes
+souffrances se change en joie pour toi... Madame Hennequin avait fait a ma
+mere tous les cancans possibles sur ton compte. Je n'ai pas eu de peine a
+la desabuser; il a suffi de lui parler des nuits que tu as passees a me
+soigner, c'est tout pour une mere... Adieu, ma soeur adoree. Va au Tyrol,
+a Venise, a Constantinople; fais ce qui te plait, ris et pleure a ta guise;
+mais le jour ou tu te retrouveras quelque part seule et triste comme a ce
+Lido, etends la main avant de mourir, et souviens toi qu'il y a dans un
+coin du monde un etre dont tu es le premier et le dernier amour." A cette
+lettre si complexe et si contradictoire, George Sand repond le 29 avril:
+"Tu es un mechant, mon petit ange, tu es arrive le 12 et tu ne m'as ecrit
+que le 19. J'etais dans une inquietude mortelle." Puis c'est la
+sollicitude maternelle qui reparait: "Ce qui me fait mal, c'est l'idee que
+tu ne menages pas ta pauvre sante. Oh! je t'en prie a genoux, pas encore
+de vin, pas encore de filles! c'est trop tot. Songe a ton corps qui a
+moins de force que ton ame et que j'ai vu mourant dans mes bras. Ne
+t'abandonne au plaisir que quand la nature viendra te le demander
+imperieusement, mais ne le cherche pas comme un remede a l'ennui et au
+chagrin. C'est le pire de tous. Menage cette vie que je t'ai conservee,
+peut-etre, par mes veilles et mes soins. Ne m'appartient-elle pas un peu a
+cause de cela? Laisse-moi le croire, laisse-moi etre un peu vaine d'avoir
+consacre quelques fatigues de mon inutile et sotte existence a sauver
+celle d'un homme tel que toi."
+
+Ces conseils de temperance et de sobriete concordent avec une lettre que
+Pagello ecrivait, un peu plus tard, au "cher Alfred" et ou il celebre
+"cette reciprocite d'affection qui nous liera toujours de liens sublimes
+pour nous, et incomprehensibles aux autres." Il rappelle au poete la
+necessite de "resister a ces tentations de desordres qui sont les
+compagnes d'une nature trop impetueuse." Et il conclut: "Lorsque vous etes
+entoure d'une douzaine de bouteilles de champagne, souvenez-vous de cette
+petite barrique d'eau de gomme arabique que je vous ai fait vider a
+l'hotel Danieli, et je suis certain que vous aurez le courage de les fuir!
+Adieu, mon bon Alfred. Aimez-moi comme je vous aime. Votre veritable ami,
+_Pietro Pagello_."
+
+Dans la correspondance de George Sand et d'Alfred de Musset, on a pu
+observer que les preoccupations litteraires et meme les interets de
+librairie avaient leur place. Le 29 avril, elle lui fait tenir le
+manuscrit precedemment annonce, et l'on voit toute l'importance qu'elle y
+attache. L'amour-propre d'auteur se complique d'une arriere-pensee
+sentimentale: "Je t'envoie la _Lettre_ dont je t'ai parle. Je l'ai ecrite
+comme elle m'est venue; sans songer a tous ceux qui devaient la lire. Je
+n'y ai vu qu'un cadre et un pretexte pour _parler tout haut de ma
+tendresse pour toi_ et pour fermer _tout a coup_ la gueule a ceux qui ne
+manqueront pas de dire que tu m'as ruinee et abandonnee. En la relisant,
+j'ai craint pourtant qu'elle ne te semblat ridicule. Le monde que tu as
+recommence a frequenter ne comprend rien a ces sortes de choses, et
+_peut-etre te dira-t-on que cet amour imprime et comique est
+anti-merimeen_. Si tu m'en crois, tu laisseras dire et tu donneras la
+_Lettre_ a la _Revue_. S'il y a quelque ridicule a encourir, il n'est que
+pour ton oisillon qui s'en moque et qui aime mieux le blame que la louange
+de certaines gens. Que les belles dames crient au scandale, que t'importe?
+Elles ne t'en feront la cour qu'un peu plus tendrement. D'ailleurs, il n'y
+a pas de _nom_ trace dans cette _Lettre_, on peut la prendre pour un
+fragment de roman, nul n'est oblige de savoir si je suis une femme. En un
+mot, je ne la crois pas trop inconvenante; pour la forme, tu retrancheras
+ou changeras ce que tu voudras, tu la jetteras au feu, si tu veux."
+
+La _Lettre_, a laquelle George Sand fait allusion, est la premiere de
+celles qui parurent au nombre de douze, a differentes dates, de 1834 a
+1836, et qui furent rassemblees sous le titre general, _Lettres d'un
+Voyageur_. Elles sont adressees a des correspondants tels que Neraud,
+Rollinat, Everard--pseudonyme de Michel (de Bourges)--Liszt, Meyerbeer,
+Desire Nisard. Les trois premieres sont dediees "A un poete," c'est-a-dire
+a Alfred de Musset. On y rencontre des pages d'une incomparable eloquence.
+A ce propos, il est surprenant que Pagello ait ose noter dans son
+memorial: "J'ecrivais aussi; nous avons du moins travaille ensemble aux
+_Lettres d'un Voyageur_, ou nous depeignimes en quelques croquis, et
+plutot a sa facon qu'a la mienne, les coutumes de Venise et des environs."
+A dire vrai, la "facon" de George Sand nous inspire plus de confiance et
+jouit de plus de notoriete que celle de Pagello, qui tres glorieusement
+declare avoir servi de modele et de protagoniste pour l'intrigue de
+_Jacques_. Aussi bien il etait tres fier de son intimite avec George Sand,
+en depit des representations de son pere qui lui reprochait ce "mauvais
+pas" et ordonnait a son autre fils Robert de s'eloigner du logis et de la
+societe de Pietro, tant que durerait la liaison. "Je prevoyais cette
+premiere amertume, dit Pagello, et je la supportai, sinon en paix, du
+moins avec assez d'aplomb. Plusieurs de mes clients et de mes amis, parmi
+lesquels beaucoup de personnes distinguees, souriaient en me rencontrant
+dans les rues; d'autres pincaient les levres en me regardant, et evitaient
+de me saluer quand je paraissais sur la place avec la Sand a mon bras.
+Quelques femmes me complimentaient malicieusement. George Sand, avec cette
+perception qui lui etait propre, voyait et comprenait tout, et lorsque
+quelque leger nuage passait sur mon front, elle savait le dissiper a
+l'instant avec son esprit et ses graces enchanteresses."
+
+Il fallait que la clientele du docteur Pagello ne fut ni bien nombreuse ni
+bien absorbante pour lui permettre de courir la campagne avec George Sand,
+habillee en garcon. Elle avait apporte de France un costume tres simple,
+pantalon de toile, casquette et blouse bleue. Tous deux, legers d'argent,
+mais dans l'allegresse d'un amour naissant, se livraient a la joie des
+excursions pedestres que Jean-Jacques a pratiquees et vantees. Le
+delicieux printemps du nord de l'Italie favorisait leur dessein, et, quand
+ils rentraient a Venise, George Sand, en disciple fidele, retrouvait, pour
+traduire ses impressions de touriste, le merveilleux coloris des
+_Confessions_. Dans les _Lettres d'un Voyageur_, la partie descriptive
+renferme peut-etre les plus belles pages qui soient sorties de la plume du
+romancier; mais ce que nous jugerons le plus digne d'interet par dela la
+somptuosite ou la delicatesse du style, ce sont les aveux d'une ame
+tumultueuse, qui encadre ses inquietudes ou ses remords dans le decor
+prestigieux de la nature.
+
+Lorsque George Sand, a distance et a loisir, composa une preface pour
+l'ensemble des _Lettres d'un Voyageur_, elle y mit des idees
+philosophiques, de la metaphysique meme, avec un grain de declamation.
+Elle recuse l'opinion de la plupart de ceux qui ont voulu se mirer dans
+son ame et se sont fait peur a eux-memes. "Ils se sont ecries que j'etais
+un malade, un fou, une ame d'exception, un prodige d'orgueil et de
+scepticisme. Non, non! je suis votre semblable, hommes de mauvaise foi! Je
+ne differe de vous que parce que je ne nie pas mon mal et ne cherche point
+a farder des couleurs de la jeunesse et de la sante mes traits fletris par
+l'epouvante. Vous avez bu le meme calice, vous avez souffert les memes
+tourments. Comme moi vous avez doute, comme moi vous avez nie et blaspheme,
+comme moi vous avez erre dans les tenebres, maudissant la Divinite et
+l'humanite, faute de comprendre!" Et, cherchant la cause et la source des
+miseres morales qui travaillent la societe moderne: "Le doute, dit-elle,
+est le mal de notre age, comme le cholera... Il est ne de l'examen. Il est
+le fils malade et fievreux d'une puissante mere, la liberte. Mais ce ne
+sont pas les oppresseurs qui le gueriront. Les oppresseurs sont athees."
+George Sand ici semble paraphraser la maxime si judicieuse de Maximilien
+Robespierre: "L'atheisme est aristocratique." De vrai, le spiritualisme
+est le principe, l'idealisme est la loi de la democratie, en sa forme la
+plus noble et la plus feconde.
+
+A l'encontre du scepticisme, et dans l'attente et le desir d'une foi sure,
+la preface des _Lettres d'un Voyageur_ nous propose cette saisissante
+image: "Au retour de la campagne de Russie, on voyait courir sur les
+neiges des spectres effares qui s'efforcaient, en gemissant et en
+blasphemant, de retrouver le chemin de la patrie. D'autres, qui semblaient
+calmes et resignes, se couchaient sur la glace et restaient la engourdis
+par la mort. Malheur aux resignes d'aujourd'hui! Malheur a ceux qui
+acceptent l'injustice, l'erreur, l'ignorance, le sophisme et le doute,
+avec un visage serein! Ceux-la mourront, ceux-la sont morts deja,
+ensevelis dans la glace et dans la neige. Mais ceux qui errent avec des
+pieds sanglants et qui appellent avec des plaintes ameres, retrouveront le
+chemin de la Terre promise, et ils verront luire le soleil."
+
+Si la preface se complait ainsi a evoquer des sentiments generaux et
+altruistes, ce sont des emotions tout intimes qui se traduisent et se
+refletent dans les trois premieres _Lettres d'un Voyageur_. Le souvenir
+d'Alfred de Musset y plane ou y flotte. Au murmure de la Brenta, par
+exemple, elle pense a la veillee du Christ dans le jardin des Olives, et
+elle se rememore un soir ou ils ont longuement parle de ce chant du divin
+poeme evangelique. "C'etait, dit-elle, un triste soir que celui-la, une de
+ces sombres veillees ou nous avons bu ensemble le calice d'amertume. Et
+toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable; toi aussi, tu as ete
+cloue sur une croix. Avais-tu donc quelque grand peche a racheter pour
+servir de victime sur l'autel de la douleur? qu'avais-tu fait pour etre
+menace et chatie ainsi? est-on coupable a ton age? sait-on ce que c'est
+que le bien et le mal? Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le
+plaisir ne doivent faire qu'un. Tu te fatiguais a jouir de tout, vite et
+sans reflexion. Tu meconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie
+au gre des passions qui devaient l'user et l'eteindre, comme les autres
+hommes ont le droit de le faire. Tu t'arrogeas ce droit sur toi-meme, et
+tu oublias que tu es de ceux qui ne s'appartiennent pas. Tu voulus vivre
+pour ton compte, et suicider ta gloire par mepris de toutes les choses
+humaines. Tu jetas pele-mele dans l'abime toutes les pierres precieuses de
+la couronne que Dieu t'avait mise au front, la force, la beaute, le genie,
+et jusqu'a l'innocence de ton age, que tu voulus fouler aux pieds, enfant
+superbe!"
+
+Puis, sur le mode mystique, elle celebre le poete qu'elle a aime, admire,
+soigne, gueri, et remplace, mais non pas oublie, et qui a ete eloigne
+d'elle par l'inevitable lassitude des sentiments perissables: "Au milieu
+des fougueux plaisirs ou tu cherchais vainement ton refuge, l'esprit
+mysterieux vint te reclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poete,
+tu l'as ete en depit de toi-meme. Tu abjuras en vain le culte de la vertu;
+tu aurais ete le plus beau de ses jeunes levites; tu aurais desservi ses
+autels en chantant sur une lyre d'or les plus divins cantiques, et le
+blanc vetement de la pudeur aurait pare ton corps frele d'une grace plus
+suave que le masque et les grelots de la Folie... Tu poursuivais ton chant
+sublime et bizarre, tout a l'heure cynique et fougueux comme une ode
+antique, maintenant chaste et doux comme la priere d'un enfant. Couche sur
+les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l'Eden qui ne se
+fletrissent pas; et, en respirant le parfum ephemere de tes plaisirs, tu
+parlais de l'eternel encens que les anges entretiennent sur les marches du
+trone de Dieu. Tu l'avais donc respire, cet encens? Tu les avais donc
+cueillies, ces roses immortelles? Tu avais donc garde, de cette patrie des
+poetes, de vagues et delicieux souvenirs qui t'empechaient d'etre
+satisfait de tes folles jouissances d'ici-bas?" Et cette eloquente
+apostrophe aboutit a une veridique peinture de la melancolie du poete, mal
+incurable au sein des voluptes. Tel le gout amer dont parle Lucrece, et
+qui corrompt ou denature la douceur du breuvage: "Suspendu entre la terre
+et le ciel, avide de l'un, curieux de l'autre, dedaigneux de la gloire,
+effraye du neant, incertain, tourmente, changeant, tu vivais seul au
+milieu des hommes; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La
+puissance de ton ame te fatiguait. Tes pensees etaient trop vastes, tes
+desirs trop immenses, tes epaules debiles pliaient sous le fardeau de ton
+genie. Tu cherchais dans les voluptes incompletes de la terre l'oubli des
+biens irrealisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue
+avait brise ton corps, ton ame se reveillait plus active et ta soif plus
+ardente. Tu quittais les bras de tes folles maitresses pour t'arreter en
+soupirant devant les vierges de Raphael.--Quel est donc, disait a propos
+de toi un pieux et tendre songeur, _ce jeune homme qui s'inquiete tant de
+la blancheur des marbres?_"
+
+Dans ce recit a mots couverts, mais transparent, quelle sera l'explication
+que donnera George Sand de leur rupture, et qui doit satisfaire a la fois
+Musset, Pagello, elle-meme, le public et la verite? C'est peut-etre, sous
+la grace et la sinuosite des metaphores, le passage le plus audacieux de
+la premiere _Lettre_: "Ton corps, aussi fatigue, aussi affaibli que ton
+coeur, ceda au ressentiment de ses anciennes fatigues, et _comme un beau
+lis se pencha pour mourir_. Dieu, irrite de ta rebellion et de ton orgueil,
+posa sur ton front une main chaude de colere, et, en un instant, tes
+idees se confondirent, ta raison t'abandonna. L'ordre divin etabli dans
+les fibres de ton cerveau fut bouleverse. La memoire, le discernement,
+toutes les nobles facultes de l'intelligence, si deliees en toi, se
+troublerent et s'effacerent comme les nuages qu'un coup de vent balaie. Tu
+te levas sur ton lit en criant:--Ou suis-je, o mes amis? pourquoi
+m'avez-vous descendu vivant dans le tombeau?--Un seul sentiment survivait
+en toi a tous les autres, la volonte, mais une volonte aveugle, dereglee,
+qui courait comme un cheval sans frein et sans but a travers l'espace. Une
+devorante inquietude te pressait de ses aiguillons; tu repoussais
+l'etreinte de ton ami, tu voulais t'elancer, courir. Une force effrayante
+te debordait.--Laissez-moi ma liberte, criais-tu, laissez-moi fuir; ne
+voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune?--Ou voulais-tu donc aller?
+Quelles visions ont passe dans le vague de ton delire? Quels celestes
+fantomes t'ont convie a une vie meilleure? Quels secrets insaisissables a
+la raison humaine as-tu surpris dans l'exaltation de ta folie? Sais-tu
+quelque chose a present, dis-moi? Tu as souffert ce qu'on souffre pour
+mourir; tu as vu la fosse ouverte pour te recevoir; tu as senti le froid
+du cercueil, et tu as crie:--Tirez-moi, tirez-moi de cette terre
+humide!"
+
+Ainsi se trouve relatee et affirmee par George Sand l'hallucination
+etrange et morbide d'Alfred de Musset a Venise, et cela precisement dans
+une _Lettre_ qu'elle le chargea de relire, de corriger, de transmettre a
+la _Revue des Deux Mondes_, si mieux il n'aimait la detruire! Du meme coup
+s'evanouit la narration mensongere et odieuse de Paul de Musset. Son frere,
+si George Sand n'avait pas dit vrai, aurait-il donne son acquiescement et
+son concours a l'impression d'un manuscrit, passe par ses mains, qui
+evoquait et precisait les chimeres de son cerveau delirant? Devant ces
+navrantes detresses de l'humaine fragilite, a mi-chemin entre la vie et la
+mort, l'ame angoissee de la femme se tourne vers la source invisible, mais
+certaine, de toute consolation. Elle prie en un essor d'amour. "La seule
+puissance, dit-elle, a laquelle je croie est celle d'un Dieu juste, mais
+paternel... Ecoute, ecoute, Dieu terrible et bon! Il est faux que tu
+n'aies pas le temps d'entendre la priere des hommes; tu as bien celui
+d'envoyer a chaque brin d'herbe la goutte de rosee du matin!" Dans cet
+elan de reconnaissance infinie et d'humble respect envers l'Etre des etres,
+il y a la necessaire adoration de la creature qui ne discerne en soi-meme
+ni son origine ni sa fin, qui percoit, avec la certitude de la raison plus
+decisive que le temoignage des sens, l'existence d'une force eternelle,
+exterieure et superieure a sa faiblesse. Nier Dieu est un incommensurable
+orgueil; l'ignorer est une transcendante indifference; l'honorer et
+l'adorer est l'acte reflechi de la foi libre et consciente. Alfred de
+Musset ne nous a-t-il pas, en deux vers sublimes, incites a ce reconfort
+de la priere, confiant appel de l'isole et viatique d'esperance?
+
+ Si le ciel est desert, nous n'offensons personne,
+ Si quelqu'un nous entend, qu'il nous prenne en pitie.
+
+Ce genereux spiritualisme, nous le retrouvons dans l'oeuvre entiere de
+George Sand, et il se manifeste en un instinct de survivance pour les
+pensees, les affections, comme pour la substance meme de l'etre, par dela
+l'inconnu de la tombe. Ainsi l'exquise senteur, emportee d'une fleur que
+l'on a touchee et qui confie aux doigts un peu de son arome, inspire a
+George Sand une image d'un touchant symbolisme: "Quelle chose precieuse
+est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre a la plante dont il emane,
+s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui
+rappeler longtemps la beaute de la fleur qu'il aime?--Le parfum de l'ame,
+c'est le souvenir. C'est la partie la plus delicate, la plus suave du
+coeur, qui se detache pour embrasser un autre coeur et le suivre partout.
+L'affection d'un absent n'est plus qu'un parfum; mais qu'il est doux et
+suave! qu'il apporte, a l'esprit abattu et malade, de bienfaisantes images
+et de cheres esperances!--Ne crains pas, o toi qui as laisse sur mon
+chemin cette trace embaumee, ne crains jamais que je la laisse se perdre.
+Je la serrerai dans mon coeur silencieux, comme une essence subtile dans
+un flacon scelle. Nul ne la respirera que moi, et je la porterai a mes
+levres dans mes jours de detresse, pour y puiser la consolation et la
+force, les reves du passe, l'oubli du present."
+
+Du fond de ses souvenirs de jeunesse, George Sand appelle et nous montre
+les palombes ensanglantees que rapportaient les chasseurs, en la saison
+d'automne. Quelques-unes vivaient encore. On les donnait a Aurore. Elle
+les soignait avec cette sollicitude de tendre mere que plus tard elle ne
+devait pas reserver aux seules palombes. Quand elles etaient gueries, dans
+la cage qui les emprisonnait, elles avaient la soif du plein air, la
+nostalgie de la liberte. Et Aurore, qui deja etait douee de l'instinct
+sentimental, les voyant refuser les feves vertes et se heurter aux
+impitoyables barreaux, songeait a leur rendre la plenitude de vivre.
+"C'etait un jour de vives emotions, de joie triomphante et de regret
+invincible, que celui ou je portais une de mes palombes sur la fenetre. Je
+lui donnais mille baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de
+revenir manger les feves tendres de mon jardin. Puis j'ouvrais une main
+que je refermais aussitot pour ressaisir mon amie. Je l'embrassais encore,
+le coeur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, apres bien des
+hesitations et des efforts, je la posais sur la fenetre. Elle restait
+quelque temps immobile, etonnee, effrayee presque de son bonheur. Puis
+elle partait avec un petit cri de joie qui m'allait au coeur. Je la
+suivais longtemps des yeux; et quand elle avait disparu derriere les
+sorbiers du jardin, je me mettais a pleurer amerement..."
+
+Alfred de Musset venait d'etre, lui aussi, la palombe ensanglantee,
+souffreteuse, lentement rechauffee, peniblement guerie, qui d'une aile
+encore lasse, a peine remise de sa brisure, avait fui la cage venitienne
+pour s'envoler vers la douce France et rentrer au nid deserte, au vrai nid
+maternel.
+
+"Quand nous nous sommes quittes--murmure celle qui reste et
+s'attarde--j'etais fier et heureux de te voir rendu a la vie; j'attribuais
+un peu a mes soins la gloire d'y avoir contribue. Je revais pour toi des
+jours meilleurs, une vie plus calme. Je te voyais renaitre a la jeunesse,
+aux affections, a la gloire. Mais quand je t'eus depose a terre, quand je
+me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis
+que mon ame s'en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les
+lagunes agitees qu'un corps malade et stupide. Un homme m'attendait sur
+les marches de la Piazzetta.--Du courage! me dit-il.--Oui, lui
+repondis-je, vous m'avez dit ce mot-la une nuit, quand il etait mourant
+dans nos bras, quand, nous pensions qu'il n'avait plus qu'une heure a
+vivre. A present, il est sauve, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa
+mere, ses amis, ses plaisirs. C'est bien; mais pensez de moi ce que vous
+voudrez, je regrette cette horrible nuit ou sa tete pale etait appuyee sur
+votre epaule, et sa main froide dans la mienne. Il etait la entre nous
+deux, et il n'y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les
+epaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est
+parti, nous l'avons voulu; mais il n'est plus ici, nous sommes au
+desespoir."
+
+Il faudrait, dans les _Lettres d'un Voyageur_, dans celles qui furent
+ecrites a Venise comme dans celles qui sont posterieures, noter tant de
+pages exquises ou transparait l'ame de George Sand: les idees qu'elle
+professe et n'appliquera qu'a demi pour l'education de ses enfants; le
+portrait du Juste: la critique de _Lelia_ et _de Jacques_; les vues sur
+_Manon Lescaut_, sur la _Nouvelle Heloise_ et la probabilite du suicide de
+Rousseau. "Martyr infortune, qui avez voulu etre philosophe classique
+comme un autre, pourquoi n'avoir pas crie tout haut? Cela vous aurait
+soulage, et nous boirions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur;
+nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes." Il faudrait
+entendre et repercuter l'apostrophe emouvante qu'elle adresse a ses dieux
+Lares, et cet eloge de l'amitie qui rappelle les belles periodes
+ciceroniennes: "Amitie! amitie! delices des coeurs que l'amour maltraite
+et abandonne; soeur genereuse qu'on neglige et qui pardonne toujours!"
+Mais, parmi tant de cris de douleur, de soupirs ou de murmures qui sortent
+d'une poitrine angoissee, est-il rien qui egale cet aveu de repentir et de
+remords, profere par une ame en deuil:
+
+"Je n'ai pas rencontre l'etre avec lequel j'aurais voulu vivre et mourir,
+ou, si je l'ai rencontre, je n'ai pas su le garder. Ecoute une histoire,
+et pleure.
+
+"Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait a
+l'eau-forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte
+et lui apprit a graver a l'eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son
+mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les
+maudit; puis, comme ils etaient pauvres et modestes, on les oublia.
+Quarante ans apres, on decouvrit aux environs de Paris, dans une
+maisonnette appelee _Moulin-Joli_, un vieux homme qui gravait a
+l'eau-forte et une vieille femme, qu'il appelait sa meuniere, et qui
+gravait a l'eau-forte, assise a la meme table. Le premier oisif qui
+decouvrit cette merveille l'annonca aux autres, et le beau monde courut en
+foule a Moulin-Joli pour voir le phenomene. Un amour de quarante ans, un
+travail toujours assidu et toujours aime; deux beaux talents jumeaux;
+Philemon et Baucis du vivant de mesdames Pompadour et Dubarry. Cela fit
+epoque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poetes,
+ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours
+apres, car le le monde eut tout gate. Le dernier dessin qu'ils graverent
+representait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise:
+_Cur valle permutem Sabina divitias operosiores?_
+
+"Il est encadre dans ma chambre au-dessus d'un portrait dont personne ici
+n'a vu l'original. Pendant un an, l'etre qui m'a legue ce portrait s'est
+assis avec moi toutes les nuits a une petite table, et il a vecu du meme
+travail que moi... Au lever du jour, nous nous consultions sur notre
+oeuvre, et nous soupions a la meme petite table, tout en causant d'art, de
+sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manque de parole. Prie pour moi, o
+Marguerite Le Conte!"
+
+On voit qu'en cette page pathetique elle ne cherche pas a plaider non
+coupable. Elle confesse implicitement ses torts, ses chutes et ses
+rechutes. "Je tombai souvent", dit-elle; puis elle parle avec melancolie
+de l'hiver de son ame qui est venu, un eternel hiver. Dans sa pensee
+surgit une comparaison entre les jours d'autrefois, si lumineux, si doux,
+et ceux d'a present, voues a un deplorable veuvage: "Il fut un temps ou je
+ne regardais ni le ciel ni les fleurs, ou je ne m'inquietais pas de
+l'absence du soleil et ne plaignais pas les moineaux transis sur leur
+branche. A genoux devant l'autel ou brulait le feu sacre, j'y versais tous
+les parfums de mon coeur. Tout ce que Dieu a donne a l'homme de force et
+de jeunesse, d'aspiration et d'enivrement, je le consumais et le rallumais
+sans cesse a cette flamme qu'un autre amour attisait. Aujourd'hui l'autel
+est renverse, le feu sacre est eteint, une pale fumee s'eleve encore et
+cherche a rejoindre la flamme qui n'est plus; c'est mon amour qui s'exhale
+et qui cherche a ressaisir l'ame qui l'embrasait. Mais cette ame s'est
+envolee au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt sur la terre."
+
+Tels sont les ressouvenirs et les regrets que George Sand exprime, a
+quelques mois d'intervalle, dans la cinquieme des _Lettres d'un Voyageur_,
+adressee a Francois Rollinat. L'heure viendra--mais il lui faut auparavant
+traverser la crise la plus douloureuse--ou elle pourra sortir d'esclavage
+et, selon l'admirable metaphore de la sixieme _Lettre_ a Everard, se
+delivrer de la fleche qui lui perce le coeur. "C'est ma main qui l'a
+brisee, c'est ma main qui l'arrachera; car chaque jour je l'ebranle dans
+mon sein, ce dard acere, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et
+l'elargissant, je sens avec orgueil que j'en retire le fer et que mon ame
+ne le suit pas." Elle veut alors, elle veut abdiquer sa grande folie,
+l'amour! A cette idole de sa jeunesse, dont elle croit--o
+illusion!--deserter le temple a jamais, elle envoie un eloquent et
+solennel adieu: "Adieu! Malgre moi mes genoux plient et ma bouche tremble
+en te disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l'offrande d'une
+couronne de roses nouvelles, les premieres du printemps, et adieu!" A
+d'autres, a de plus jeunes levites elle laisse les courtes joies, les
+longs soucis et les cruels tourments de la passion. Ceux-la continueront
+d'aimer au jour le jour, sans prevoir les lendemains de souffrance. "Regne,
+amour, regne en attendant que la vertu et la republique te coupent les
+ailes."
+
+Une evolution, en effet, a laquelle nous assisterons, s'annonce et
+s'effectue dans la pensee et la sensibilite de George Sand. De l'amour
+egoiste et sensuel elle voudrait s'elever a l'amour idealiste et
+immateriel. Mais combien malaisee est la delivrance de tout ce passe qui
+l'enlace! Elle entend encore, durant ses insomnies fievreuses, les tendres
+modulations du rossignol. "_O chantre des nuits heureuses!_ comme
+l'appelle Obermann... Nuits heureuses pour ceux qui s'aiment et se
+possedent; nuits dangereuses a ceux qui n'ont point encore aime; nuits
+profondement tristes pour ceux qui n'aiment plus! Retournez a vos livres,
+vous qui ne voulez plus vivre que de la pensee, il ne fait pas bon ici
+pour vous. Les parfums des fleurs nouvelles, l'odeur de la seve,
+fermentent partout trop violemment; il semble qu'une atmosphere d'oubli et
+de fievre plane lourdement sur la tete; la vie de sentiment emane de tous
+les pores de la creation. Fuyons! l'esprit des passions funestes erre dans
+ces tenebres et dans ces vapeurs enivrantes. O Dieu! il n'y a pas
+longtemps que j'aimais encore et qu'une pareille nuit eut ete delicieuse.
+Chaque soupir du rossignol frappe la poitrine d'une commotion electrique.
+O Dieu! mon Dieu, je suis encore si jeune!"
+
+Cependant elle veut et croit se ressaisir; elle se reproche d'avoir trop
+vecu, de n'avoir rien fait de bon; elle aspire a mettre sa vie, ses forces,
+son intelligence, "au service d'une idee et non d'une passion, au service
+de la verite et non a celui d'un homme." Pour la Liberte et pour la
+Justice, pour l'avenir republicain et la foi democratique, sur les traces
+de Jesus, de Washington, de Franklin ou de Saint-Simon, elle demande a
+servir dans le rang d'une grande armee liberatrice. "Je ne suis qu'un
+pauvre enfant de troupe, emmenez-moi!" Et voici le couplet ou elle epanche
+son nouvel amour, humanitaire et social: "Republique, aurore de la justice
+et de l'egalite, divine utopie, soleil d'un avenir peut-etre chimerique,
+salut! rayonne dans le ciel, astre que demande a posseder la terre. Si tu
+descends sur nous avant l'accomplissement des temps prevus, tu me
+trouveras pret a te recevoir, et tout vetu deja conformement a tes lois
+somptuaires. Mes amis, mes maitres, mes freres, salut! mon sang et mon
+pain vous appartiennent desormais, en attendant que la republique les
+reclame. Et toi, o grande Suisse! o vous, belles montagnes, ondes
+eloquentes, aigles sauvages, chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges
+argentees, sombres sapins, sentiers perdus, roches terribles! ce ne peut
+etre un mal que d'aller me jeter a genoux, seul et pleurant, au milieu de
+vous. La vertu et la republique ne peuvent defendre a un pauvre artiste
+chagrin et fatigue d'aller prendre dans son cerveau le calque de vos
+lignes sublimes et le prisme de vos riches couleurs. Vous lui permettrez
+bien, o echos de la solitude, de vous raconter ses peines; herbe fine et
+semee de fleurs, tu lui fourniras bien un lit et une table; ruisseaux
+limpides, vous ne retournerez pas en arriere quand il s'approchera de vous;
+et toi, botanique, o sainte botanique! o mes campanules bleues, qui
+fleurissez tranquillement sous la foudre des cataractes! o mes panporcini
+d'Oliero, que je trouvai endormis au fond de la grotte et replies dans vos
+calices, mais qui, au bout d'une heure, vous eveillates autour de moi
+comme pour me regarder avec vos faces fraiches et vermeilles! o ma petite
+sauge du Tyrol! o mes heures de solitude, les seules de ma vie que je me
+rappelle avec delices!"
+
+Alors, dans l'enthousiasme de cette religion nouvelle, disant adieu a
+l'amour qui decline et saluant l'aurore de la verite prochaine, George
+Sand s'ecrie, avec toute sa ferveur de neophyte: "Si vous proclamez la
+republique pendant mon absence, prenez tout ce qu'il y a chez moi, ne vous
+genez pas; j'ai des terres, donnez-les a ceux qui n'en ont pas; j'ai un
+jardin, faites-y paitre vos chevaux; j'ai une maison, faites-en un hospice
+pour vos blesses; j'ai du vin, buvez-le; j'ai du tabac, fumez-le; j'ai mes
+oeuvres imprimees, bourrez-en vos fusils. Il n'y a dans tout mon
+patrimoine que deux choses dont la perte me serait cruelle: le portrait de
+ma vieille grand'mere, et six pieds carres de gazon plantes de cypres et
+de rosiers. C'est la qu'elle dort avec mon pere. Je mets cette tombe et ce
+tableau sous la protection de la republique, et je demande qu'a mon retour
+on m'accorde une indemnite des pertes que j'aurais faites, savoir: une
+pipe, une plume et de l'encre; moyennant quoi je gagnerai ma vie
+joyeusement, et passerai le reste de mes jours a ecrire que vous avez bien
+fait."
+
+Si nous prenions ce serment a la lettre, c'en serait fait pour George Sand
+des terrestres amours. La conversion serait accomplie. De meme qu'on avait
+dit de Racine: "Il aima Dieu comme il avait aime la Champmesle," on
+pourrait croire qu'elle va cherir l'ideal republicain avec la fougue qui
+l'avait entrainee aux voluptes humaines. Mais ce sont la promesses hatives
+et revocables. Ni Pagello, ni Alfred de Musset n'auront calme en George
+Sand les curieuses inquietudes du coeur.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+ENTRE VENISE ET PARIS
+
+
+Tandis que George Sand s'attarde a Venise, ecrivant des romans, se livrant
+a de menus travaux manuels ou meme aidant sa servante la Catina a faire la
+cuisine, qu'advient-il a Paris d'Alfred de Musset? Nous l'apprenons par sa
+correspondance encore inedite, mais dont certains passages ont ete publies
+de ci de la, notamment dans les etudes de M. Maurice Clouard et d'Arvede
+Barine, ainsi que dans le volume de M. Paul Marieton. Le 30 avril, il
+envoie de meilleures nouvelles de sa sante, mais surtout il parle de cet
+amour interrompu, non pas rompu, et qu'il affirme etre toujours vivace en
+son coeur. "Songe a cela, s'ecrie-t-il, je n'ai que toi, j'ai tout nie,
+tout blaspheme, je doute de tout, hormis de toi... Sais-tu pourquoi je
+n'aime que toi? Sais-tu pourquoi, quand je vais dans le monde a present,
+je regarde de travers comme un cheval ombrageux? Je ne m'abuse sur aucun
+de tes defauts; tu ne mens pas, voila pourquoi je t'aime. Je me souviens
+bien de cette nuit de la lettre. Mais, dis-moi, quand tous mes soupcons
+seraient vrais, en quoi me tromperais-tu? Me disais-tu que tu m'aimais?
+N'etais-je pas averti? Avais-je aucun droit? O mon enfant cheri, lorsque
+tu m'aimais, m'as-tu jamais trompe? Quel reproche ai-je jamais eu a te
+faire, pendant sept mois que je t'ai vue jour par jour? Et quel est donc
+le lache miserable qui appelle perfide la femme qui l'estime assez pour
+l'avertir que son heure est venue? Le mensonge, voila ce que j'abhorre, ce
+qui me rend le plus defiant des hommes, peut-etre le plus malheureux. Mais
+tu es aussi sincere que tu es noble et orgueilleuse. Voila pourquoi je
+crois en toi, et je te defendrai contre le monde entier jusqu'a ce que je
+creve."
+
+Non qu'il promette a George Sand une autre fidelite que celle du souvenir.
+Il entend garder sa liberte; il aura--et il l'en avertit--d'autres
+attachements. Deja, depuis son retour, il a cede a des fantaisies, comme
+pour secouer le joug de l'absente. La raison qu'il en donne est
+physiologique et printaniere: "Les arbres se couvrent de verdure, et
+l'odeur des lilas entre ici par bouffees, tout renait, et le coeur me
+bondit malgre moi." Aussi bien s'est-il promis a lui-meme que la premiere
+femme qu'il aimera sera _jeune_. Et cette declaration est mediocrement
+flatteuse pour les trente ans revolus de George Sand; mais presque
+aussitot, et par contraste, il ajoute une impression tendre et meme une
+calinerie sentimentale. Il est alle chez elle quai Malaquais, il a trouve
+dans la soucoupe des cigarettes qu'elle avait faites avant leur depart.
+"Je les ai fumees, dit-il, avec une tristesse et un bonheur etranges. J'ai,
+de plus, vole un petit peigne a moitie casse dans la toilette, et je m'en
+vais partout avec cela dans ma poche." Quelques lignes plus loin, nouvelle
+et singuliere virevolte de la pensee: "Sais-tu une chose qui m'a charme
+dans ta lettre? C'est la maniere dont tu me parles de Pagello, de ses
+soins pour toi, de ton affection pour lui, et la franchise avec laquelle
+tu me laisses lire dans ton coeur. Traite-moi toujours ainsi, cela me rend
+fier. Mon amie, la femme qui parle ainsi de son nouvel amant a celui
+qu'elle quitte et qui l'aime encore, lui donne la preuve d'estime la plus
+grande qu'un homme puisse recevoir d'une femme." Du meme coup ses
+felicitations et ses sympathies s'etendent a son successeur. Il la charge
+de l'en informer: "Dis a Pagello que je le remercie de t'aimer et de
+veiller sur toi comme il le fait. N'est-ce pas la chose la plus ridicule
+du monde que ce sentiment-la? Je l'aime, ce garcon, presque autant que toi;
+arrange cela comme tu voudras. Il est cause que j'ai perdu toute la
+richesse de ma vie, et je l'aime comme s'il me l'avait donnee. Je ne
+voudrais pas vous voir ensemble, et je suis heureux de penser que vous
+etes ensemble. Oh! mon ange, mon ange, sois heureuse et je le serai." Puis
+c'est l'aveu, le cri du coeur, qu'a cette epoque il profere dans chacune
+de ses lettres: "Je t'ai si mal aimee!"
+
+Cependant il l'entretient de projets litteraires auxquels elle est melee.
+Il a l'intention d'ecrire un roman qui sera leur histoire, celui-la meme
+qu'il intitulera la _Confession d'un enfant du siecle_. "Il me semble que
+cela me guerirait et m'eleverait le coeur. Je voudrais te batir un autel,
+fut-ce avec mes os; mais j'attendrai ta permission formelle." Il insiste,
+il entend la venger de tant de calomnies stupides. Le monde s'etonnera,
+rira peut-etre de ce mouvement chevaleresque d'un amant abandonne.
+Qu'importe? "Il m'est bien indifferent qu'on se moque de moi, mais il
+m'est odieux qu'on t'accuse avec toute cette histoire de maladie." Et
+voila, sous la plume d'Alfred de Musset, la refutation anticipee de tout
+ce qu'inventera et publiera l'humeur enfiellee de son frere!
+
+Le 12 mai, George Sand repond point par point et donne au poete pleine
+licence d'user de sa liberte reconquise: "Aime donc, mon Alfred, aime pour
+tout de bon. Aime une femme jeune, belle et qui n'ait pas encore aime, pas
+encore souffert. Menage-la, et ne la fais pas souffrir; le coeur d'une
+femme est une chose si delicate, quand ce n'est pas un glacon ou une
+pierre." A ses confidences elle en oppose d'autres, qui ont trait a
+Pagello. Avec lui, dit-elle, "je n'ai pas affaire a des yeux aussi
+penetrants que les tiens, et je puis faire ma figure d'oiseau malade sans
+qu'on s'en apercoive. Si on me soupconne un peu de tristesse, je me
+justifie avec une douleur de tete ou un cor au pied... Ce brave Pierre n'a
+pas lu _Lelia_, et je crois bien qu'il n'y comprendrait goutte. Il n'est
+pas en mefiance contre ces aberrations de nos tetes de poetes. Il me
+traite comme une femme de vingt ans et il me couronne d'etoiles comme une
+ame vierge. Je ne dis rien pour detruire ou pour entretenir son erreur. Je
+me laisse regenerer par cette affection douce et honnete; pour la premiere
+fois de ma vie, j'aime sans passion."
+
+Se retournant alors vers Alfred de Musset, elle lui conseille, elle le
+supplie de veiller sur son coeur, de ne pas en mesuser. "Qu'il se mette,
+dit-elle, tout entier ou en partie dans toutes les amours de la vie, mais
+qu'il y joue toujours son role noble, afin qu'un jour tu puisses regarder
+en arriere et dire comme moi: "_J'ai souffert souvent, je me suis trompe
+quelquefois, mais j'ai aime; c'est moi qui ai vecu, et non pas un etre
+factice cree par mon orgueil et mon ennui._" Or, ces quelques lignes d'un
+billet intime ont paru a Alfred de Musset assez eloquentes et assez
+emouvantes pour qu'il les reproduisit textuellement dans _On ne badine pas
+avec l'amour_, en les placant dans la bouche de Perdican.
+
+Le surplus de la lettre est consacre a des details familiers. "Mon oiseau
+est mort, et j'ai pleure, et Pagello s'est mis a rire, et je me suis mise
+en colere, et il s'est mis a pleurer et je me suis mise a rire." Elle
+remplacera le sansonnet, quand elle aura quelques sous, en achetant une
+tourterelle dont elle est eprise. Ce sont ensuite des commissions dont
+elle charge Alfred de Musset. Elle le prie de lui envoyer douze paires de
+gants glaces, deux paires de souliers de satin noir et deux paires de
+maroquin noir, en recommandant a Michiels, cordonnier au coin de la rue du
+Helder et du boulevard, de les faire un peu plus larges que sa mesure; car
+elle a les pieds enfles, et le maroquin de Venise est dur comme du buffle.
+Enfin elle a besoin de parfumerie, mais elle apprehende qu'Alfred de
+Musset ne paie trop cher un quart de patchouli. Il devra le prendre chez
+Leblanc, rue Sainte-Anne. "Ne te fais pas attraper, cela vaut deux francs
+le quart; Marquis le vend six francs." Et ce sont encore d'autres
+indications pour du papier a lettre, des romances espagnoles, des paquets
+de journaux.
+
+Le 18 mai, elle recoit a Venise, datee du 10, la reponse d'Alfred de
+Musset a sa "lettre du Tyrol," la premiere des _Lettres d'un Voyageur_,
+qui parut le 15 mai dans la _Revue des Deux Mondes_. En la lisant, il a
+verse des larmes, il a senti sa blessure se raviver, et ce qui devrait
+etre le baume le plus doux, le plus celeste, "tombe comme une huile
+brulante sur un fer rouge." Alors il veut s'adonner au plaisir, follement,
+eperdument, au risque de n'avoir qu'un an ou deux a vivre. "Mais avec qui?
+ou?" Puis ce sont les idees de suicide qui le hantent, ce suicide par
+l'ivresse qu'il devait accomplir avec une lente tenacite. "Voila pourquoi
+j'ai des envies de mettre ma blouse de cotonnade bleue, de prendre une
+bouteille de rhum avec un peu d'opium autour de ma ceinture, et d'aller
+m'etendre sur le dos sur la roche de Fontainebleau." Cette persistance de
+melancolie n'est pas sans inquieter ses amis, notamment Alfred Tattet.
+Mais, dit-il, "je bois autant de vin de champagne que devant, ce qui le
+rassure."
+
+Combien plus sympathique que ce buveur invetere et taciturne est l'autre
+Alfred de Musset, celui qui a des retours de sensibilite et qui confesse
+ses fautes avec une sincerite juvenile! Ses repentirs ont le double
+attrait de l'eloquence et de la verite. "Et c'est a un homme, s'ecrie-t-il,
+qui fait du matin au soir de pareilles reflexions ou de pareils reves,
+que tu adresses cette lettre du Tyrol, cette lettre sublime! Mon George,
+jamais tu n'as rien ecrit d'aussi beau, d'aussi divin; jamais ton genie ne
+s'est mieux trouve dans ton coeur. C'est a moi, c'est de moi que tu parles
+aussi! Et j'en suis la! Et la femme qui a ecrit ces pages-la, je l'ai
+tenue sur mon sein! Elle y a glisse comme une ombre celeste, et je me suis
+reveille a son dernier baiser. Elle est ma soeur et mon amie; elle le sait,
+elle me le dit. Toutes les fibres de mon corps voudraient s'en detacher
+pour aller a elle et la saisir; toutes les nobles sympathies, toutes les
+harmonies du monde nous ont pousses l'un vers l'autre, et il y a entre
+nous un abime eternel!"
+
+Afin d'occuper ses tristes loisirs, il lit _Werther_, la _Nouvelle
+Heloise_. "Je devore, dit-il, toutes ces folies sublimes dont je me suis
+tant moque. J'irai peut-etre trop loin dans ce sens-la, comme dans
+l'autre. Qu'est-ce que cela me fait? J'irai toujours." Et sous sa plume
+vient une de ces pensees charmantes par ou il savait effacer les
+bizarreries de son humeur et les pires ecarts de sa conduite: "Ne
+t'offense pas de ma douleur, ange cheri. Si cette lettre te trouve dans un
+jour de bonheur et d'oubli, pardonne-la moi, jette-la dans la lagune; que
+ton coeur n'en soit pas plus trouble que son flot tranquille, mais qu'une
+larme y tombe avec elle, une de ces belles larmes que j'ai bues autrefois
+sur tes yeux noirs."
+
+Le 24 mai, George Sand ecrit a son tour; la lettre arrive a Paris le 2
+juin. Il n'en faut retenir que ce qui precise respectivement leur etat
+d'ame. Elle revient sur les merites de Pagello et les enumere avec
+complaisance: "J'ai la, pres de moi, mon ami, mon soutien; il ne souffre
+pas, lui; il n'est pas faible, il n'est pas soupconneux; il n'a pas connu
+les amertumes qui t'ont ronge le coeur; il n'a pas besoin de ma force, il
+a son calme et sa vertu; il m'aime en paix, il est heureux sans que je
+souffre, sans que je travaille a son bonheur. Eh bien, moi, j'ai besoin de
+souffrir pour quelqu'un, j'ai besoin d'employer ce trop d'energie et de
+sensibilite qui _sont_ en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle
+sollicitude qui s'est habituee a veiller sur un etre souffrant et fatigue.
+_Oh.'pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux
+sans appartenir ni a l'un ni a l'autre?_ J'aurais bien vecu dix ans
+ainsi."
+
+Cette idee lui agree; elle y insiste, et elle croit ouir la voix de Dieu,
+tandis que les hommes, deconcertes par la singularite de ses paroles, de
+ses actes, et par l'audace de ses professions de foi, lui crient: horreur,
+folie, scandale, mensonge, la couvrent d'anathemes et de maledictions.
+Elle ne veut ni s'en emouvoir ni s'en indigner. Les clabauderies d'en bas
+ne sauraient l'atteindre, et elle a recours, pour s'en expliquer, a une
+reminiscence de sa prime jeunesse: "Je me souviens du temps ou j'etais au
+couvent. La rue Saint-Marceau passait derriere notre chapelle. Quand les
+forts de la Halle et les maraicheres elevaient la voix, on entendait leurs
+blasphemes jusqu'au pied du sanctuaire. Mais ce n'etait pour moi qu'un son
+qui frappait les murs. Il me tirait quelquefois de ma priere dans le
+silence du soir; j'entendais le bruit, je ne comprenais pas le sens des
+jurements grossiers. Je reprenais ma priere sans que mon oreille ni mon
+coeur se fussent souilles a les entendre. Depuis, j'ai vecu retiree dans
+l'amour comme dans un sanctuaire, et quelquefois les sales injures du
+dehors m'ont fait lever la tete, mais elles n'ont pas interrompu l'hymne
+que j'adressais au ciel, et je me suis dit comme au couvent: "Ce sont des
+charretiers qui passent." Cependant elle annonce son retour pour le mois
+d'aout. Sans doute, quand ils se reverront, il sera engage dans un nouvel
+amour. Elle le desire et le craint tout ensemble. C'est une lutte entre sa
+tendresse de mere et ses instincts d'amante. "Je ne sais, ecrit-elle, ce
+qui se passe en moi quand je prevois cela. Si je pouvais lui donner une
+poignee de main a celle-la! et lui dire comment il faut te soigner et
+t'aimer; mais elle sera jalouse, elle te dira: "Ne me parlez jamais de
+madame Sand, c'est une femme infame." Plus heureuse--et ici la liaison des
+idees est d'une rare ingenuite--elle peut parler d'Alfred de Musset a
+Pagello, sans voir un front se rembrunir, sans entendre une parole amere.
+Le nouvel occupant est d'une complexion sentimentale des plus
+accommodantes; il a de l'amour pour son predecesseur, et George Sand se
+complait a l'entretenir dans ce culte pieux. "Ton souvenir est une relique
+sacree, ton nom est une parole solennelle que je prononce le soir dans le
+silence des lagunes et auquel repond une voix emue et une douce parole,
+simple et laconique, mais qui me semble si belle alors: _Io l'amo!_" Elle
+ne pouvait evoquer face a face Musset et Pagello, sans inviter Dieu a
+assister a la confrontation. C'est au paradis qu'elle donne volontiers ses
+rendez-vous mystiquement galants. Au cas ou elle n'arriverait pas la
+premiere, elle charge Alfred de Musset d'une commission utile: "Mon petit
+ange, si tu rejoins Dieu avant moi, garde-moi une petite place la-haut,
+pres de toi. Si c'est moi qui pars la premiere, sois sur que je la
+garderai bonne."
+
+Les anges ont, d'ailleurs, un role preponderant dans cette correspondance
+qui ne semblait pas devoir etre precisement seraphique. Alfred de Musset,
+en sa lettre du 4 juin arrivee le 12 mai a Venise[11], traite un sujet
+analogue et s'eleve, lui aussi, aux spheres etherees. "Deux etres, dit-il,
+qui s'aiment bien sur la terre, font un ange dans le ciel." A ce prix, le
+paradis ne saurait jamais souffrir de la depopulation. Une image aussi
+hardie, pour expliquer la naissance des anges en des conditions humaines
+et tres laiques, etait, parait-il, de l'invention de Latouche. George Sand
+trouve la metaphore exquise. Elle avait figure dans une comedie, la _Reine
+d'Espagne_, qui fut outrageusement sifflee et qui, a l'en croire, meritait
+un meilleur sort. "A cette phrase si belle et si sainte, dit-elle, un
+monsieur du parterre a crie: "Oh! quelle cochonnerie!" et les sifflets
+n'ont pas permis a l'acteur d'aller plus loin." Sans doute les spectateurs
+avaient une autre conception de la genese des anges.
+
+[Note 11: Les dates indiquees ici sont bien celles qui figurent sur le
+livre publie en 1903 par la Librairie Paul Ollendorff]
+
+Presque en chacune de ses lettres, Alfred de Musset, avec la fatuite naive
+de la jeunesse, aime a parler des bonnes fortunes qui s'offrent a lui et
+qu'il repousse. C'est peut-etre une maniere de rendre a George Sand la
+monnaie de Pagello. Du moins il se targue d'une belle impertinence dans
+les preludes obliges de la galanterie: "L'autre soir, une femme que
+j'estime beaucoup sous le rapport de l'intelligence, dans un entretien de
+bonne amitie que j'avais avec elle, commencait a se livrer. Je
+m'approchais d'elle franchement et de bonne foi, lorsqu'elle a pose sa
+main sur la mienne, en me disant: "Soyez sur que le jour ou vous etes ne,
+il est ne une femme pour vous."--J'ai recule malgre moi.--"Cela est
+possible, me suis-je dit, mais alors je vais chercher ailleurs, car
+assurement ce n'est pas vous." Cette affectation de dandysme et de
+byronisme, dedaigneux ou insolent, est l'element insupportable du
+caractere d'Alfred de Musset. De meme, dans sa litterature et jusque dans
+cette correspondance intime avec George Sand, on s'irrite parfois d'un
+surcroit de rhetorique et de declamation qui altere la sincerite des
+sentiments. Ainsi ce passage ou il evoque, sur un ton de melodrame,
+l'image de son cadavre: "Prie pour moi, mon enfant. Quoi qu'il doive
+m'arriver, plains-moi; je t'ai connue un an trop tot. J'ai cru longtemps a
+mon bonheur, a une espece d'etoile qui me suivait. Il en est tombe une
+etincelle de la foudre sur ma tete, de cet astre tremblant. Je suis lave
+par ce feu celeste qui a failli me consumer. Si tu vas chez Danieli,
+regarde dans ce lit ou j'ai souffert; il doit y avoir un cadavre, car
+celui qui s'en est leve n'est pas celui qui s'y etait couche."
+
+George Sand avait charge Boucoiran de voir son fils et d'envoyer a Venise
+une somme que lui devait Buloz. Or elle ne recevait ni nouvelles de
+Maurice ni argent. Elle prie Alfred de Musset d'aller au college Henri IV
+et de stimuler la negligence et l'apathie de Boucoiran. La lettre ou elle
+lui transmet cette requete est inquiete et agitee. On y sent l'affection
+maternelle--la vraie--qui se reveille, et en meme temps elle confesse ses
+embarras et ses tourments financiers. Pagello a mis toutes ses pauvres
+_roba_ au Mont-de-Piete; elle doit deux cents francs a Rebizzo, fait des
+economies sur son estomac et se nourrit de deux sardines. Va-t-elle etre
+obligee de demander l'aumone, alors qu'elle travaille, qu'elle a gagne son
+salaire et attend un argent qui lui est du? Sa colere se dechaine contre
+Boucoiran. En realite, il n'etait pas coupable. La lettre, qui contenait
+un mandat de onze cents francs sur un banquier de Venise, s'etait egaree
+au fond d'une case a la poste restante. On ne la retrouva que tardivement.
+Dans l'intervalle, George Sand connut les angoisses de la gene et presque
+la detresse. Elle en parle tres discretement a Alfred de Musset, mais
+surtout elle s'alarme de la sante de Maurice; elle le croit mort, elle est
+comme folle toutes les nuits. Qui la rassurera? Boucoiran n'ecrit pas,
+Papet est peut-etre absent. Elle ne veut s'adresser ni a Paultre, qui
+n'est pas exact, ni a Sainte-Beuve, avec qui elle n'est pas assez liee, ni
+a Gustave Planche, qu'elle a tenu a distance, car il est encombrant et
+vantard. "Les cancans, dit-elle, recommenceraient sur notre pretendue
+passion." Il semblerait naturel qu'elle recourut a sa famille. Elle y
+repugne. "Mon frere est parfaitement indifferent a tout ce qui me concerne,
+mon mari voudrait bien me savoir crevee." Aussi sa lettre n'est qu'un
+long epanchement de tristesse et de desesperance. Elle a l'obsession du
+suicide: "Quelle vie! J'ai bien envie d'en finir, bien envie, bien envie!
+Tu es bon et tu m'aimes. Pietro aussi, mais rien ne peut empecher qu'on
+soit malheureux."
+
+La lettre suivante de George Sand, datee du 13 juin, reitere les memes
+doleances. Elle n'a pas encore recu de Boucoiran l'argent qu'elle reclame
+avec impatience. "Cet exces de misere, ecrit-elle a Alfred de Musset,
+empoisonne beaucoup ma vie et me force a de continuelles privations ou a
+des mortifications d'orgueil auxquelles je ne saurais m'habituer." Elle
+fait diversion a ses soucis en donnant a son correspondant des lecons sur
+l'amour, dont elle espere qu'il tirera profit. Voici les definitions et
+les metaphores qu'elle lui propose: "L'amour est un temple que batit celui
+qui aime a un objet plus ou moins digne de son culte, et ce qu'il y a de
+plus beau dans cela, ce n'est pas tant le dieu que l'autel. Pourquoi
+craindrais-tu de te risquer? Que l'idole reste debout longtemps, ou
+qu'elle se brise bientot, tu n'en auras pas moins bati un beau temple. Ton
+ame l'aura habite, elle l'aura rempli d'un encens divin, et une ame comme
+la tienne doit produire de grandes oeuvres. Le dieu changera peut-etre, le
+temple durera autant que toi. Ce sera un lieu de refuge sublime ou tu iras
+retremper ton coeur a la flamme eternelle, et ce coeur sera assez riche,
+assez puissant pour renouveler la divinite, si la divinite deserte son
+piedestal." Au milieu de cette page de noble allure, elle insinue une
+question qui a tout l'air, sous sa forme prudente, d'etre un plaidoyer
+_pro domo_. "Crois-tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour epuiser et
+fletrir une ame forte? Je l'ai cru aussi pendant longtemps, mais je sais a
+present que c'est tout le contraire. C'est un feu qui tend toujours a
+monter et a s'epurer." Ainsi sa doctrine--et sa pratique--consiste a
+multiplier les foyers d'incendie. Elle y trouvera des points de
+comparaison et decidera, sur le tard, lequel fut le plus lumineux. Il faut
+aimer, a son ecole, jusqu'en l'arriere-saison, par dela l'automne et l'ete
+de la Saint-Martin, meme en hiver. "C'est peut-etre, dit-elle, l'oeuvre
+terrible, magnifique et courageuse de toute une vie. C'est une couronne
+d'epines qui fleurit et se couvre de roses quand les cheveux commencent a
+blanchir." Or, voici en quels termes elle encourage a la recidive, a la
+perseverance opiniatre, ceux qui du premier coup n'ont pas eu la main
+heureuse: "Peut-etre que plus on a cherche en vain, plus on devient habile
+a trouver; plus on a ete force de changer, plus on devient propre a
+conserver. Qui sait?" C'est la theorie du mouvement perpetuel. C'est
+l'apologie de la prodigalite sentimentale. Si l'on n'a pas gagne a la
+loterie, il faut prendre de nouveaux billets, jusqu'a ce que l'escarcelle
+soit vide. Est-ce prudent? Mais elle invoque comme autorite Jesus disant a
+Madeleine: "Il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aime." Et
+elle compte sur le meme traitement.
+
+Ses conseils litteraires valent mieux que ses exhortations douteusement
+morales. "Aime et ecris, dit-elle a Alfred de Musset, c'est ta vocation,
+mon ami. Monte vers Dieu sur les rayons de ton genie et envoie ta muse sur
+la terre raconter aux hommes les mysteres de l'amour et de la foi." Tandis
+qu'elle l'incite de la sorte a l'ascension des sommets qui se perdent dans
+la nue, elle goute a Venise le placide et bourgeois amour de Pagello.
+Aucune de ses souffrances ne lui vient de l'honnete et consciencieux
+medecin, tres applique a tous ses devoirs professionnels. En dehors de
+l'exactitude, il temoigne meme de delicates attentions d'amoureux pauvre,
+mais enflamme: "N'ayant pas une petite piece de monnaie pour m'acheter un
+bouquet, il se leve avant le jour et fait deux lieues a pied pour m'en
+cueillir un dans les jardins des faubourgs. Cette petite chose est le
+resume de toute sa conduite. Il me sert, il me porte et il me remercie.
+Oh! dis-moi que tu es heureux, et je le serai."
+
+Heureux, Alfred de Musset ne pouvait l'etre, ni alors ni plus tard, avec
+ce temperament de fievre et ces habitudes de debauche qui useront ses
+nerfs et bruleront sa vie. De pres, il n'a pas su--il le reconnait--aimer
+George Sand et lui donner le bonheur. De loin, il offre de sauter pour
+elle dans un precipice, avec une joie immortelle dans l'ame. "Mais sais-tu,
+dit-il, ce que c'est que d'etre la, dans cette chambre, seul, sans un ami,
+sans un chien, sans un sou, sans une esperance, inonde de larmes depuis
+trois mois et pour bien des annees, d'avoir tout perdu, jusqu'a mes reves,
+de me repaitre d'un ennui sans fin, d'etre plus vide que la nuit? Sais-tu
+ce que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pensee: qu'il
+faut que je souffre, et que je m'ensevelisse en silence, mais que du moins
+tu es heureuse! peut-etre heureuse par mes larmes, par mon absence, par le
+repos que je ne trouble plus! O mon amie, mon amie, si tu ne l'etais
+pas!..." Il veut qu'elle le soit; elle doit l'etre. Pagello est "une noble
+creature, bonne et sincere." C'est meme cette certitude qui lui a donne le
+courage de quitter Venise, de fuir. Mais le bonheur est un hieroglyphe
+terrible, l'enigme indechiffrable sur cette route de Thebes ou le sphinx
+devore tant de pelerins de l'eternel voyage. Et il lui pose a elle, il se
+pose a lui-meme la douloureuse question: "Ce mot si souvent repete, le
+bonheur, o mon Dieu, la creation tout entiere fremit de crainte et
+d'esperance en l'entendant! Le bonheur! Est-ce l'absence du desir? Est-ce
+de sentir tous les atomes de son etre en contact avec d'autres? Est-ce
+dans la pensee, dans les sens, dans le coeur que se trouve le bonheur? Qui
+sait pourquoi il souffre?" Ni le genie qui s'interroge, ni les efforts de
+l'humanite pensante, ni la simplicite des humbles, ne decouvriront la
+solution du mysterieux probleme.
+
+Le 26 juin, George Sand ecrit de Venise la derniere lettre que nous
+possedions. Elle a recu, grace a Alfred de Musset, de bonnes nouvelles de
+son fils, elle a trouve son argent a la poste restante. C'est un
+soulagement. Elle annonce son retour a Paris pour la premiere quinzaine
+d'aout, car elle veut assister a la distribution des prix du college Henri
+IV. Reviendra-t-elle seule? Non, Pagello va l'accompagner. Le voyage est
+couteux, mais il a, dit-elle, "bien envie de ne pas me quitter, et il se
+fait une joie de t'embrasser; j'espere que cela l'emportera sur les
+embarras de sa position." Une fois encore--mais c'est la derniere--elle
+remercie Musset de "l'avoir remise dans les mains d'un etre dont
+l'affection et la vertu sont immuables comme les Alpes." Elle va donc
+revoir ses enfants et son Alfred--ses trois enfants--elle constatera, de
+ses propres yeux, s'il est rose comme autrefois et gras comme il s'en
+vante. "Que je sois bien rassuree sur ta sante, ecrit-elle, et que mon
+coeur se dilate en t'embrassant comme mon Maurice, et en t'entendant me
+dire que tu es mon ami, mon fils bien-aime, et que tu ne changeras jamais
+pour moi!" Cette maternite en partie double--ou meme triple, si l'on
+n'oublie pas Solange--est le tout de sa vie. Et Pagello? direz-vous. Elle
+a vite fait sa part. "Quant a Pierre, c'est un corps qui nous enterrera
+tous, c'est un coeur qui ne s'appartient plus et qui est a _nous_ comme
+celui que nous avons dans la poitrine." Puis elle termine en hate par ce
+paragraphe qui resume bien la complexite bizarre de ses sentiments: "Adieu,
+adieu, mon cher ange, ne sois pas triste a cause de moi. Cherche, au
+contraire, ton esperance et ta consolation dans le souvenir de ta vieille
+mignonne, qui te cherit et qui prie Dieu pour que tu sois aime."
+
+Enfin, il y a une lettre d'Alfred de Musset, en date du 11 juillet, qui se
+divise en deux parties. L'une est dediee _al mio caro Pietro Pagello_.
+Elle traite sur le ton du badinage ses recommandations relatives au vin de
+champagne: "Je vous promets que jamais, jamais je ne boirai plus de cette
+maudite boisson--sans me faire les plus grands reproches." Et le poete
+ajoute: "George me mande que vous hesitez a venir ici avec elle; il faut
+venir, mon ami, ou ne pas la laisser partir." Signe: "Un de vos meilleurs
+amis, Alfred de Musset." Les autres feuilles, destinees a George Sand, ont
+ete depecees par elle a coups de ciseaux. Il n'en subsiste, pour ainsi
+dire, que ce bout de conversation: "Dites-moi, monsieur, est-il-vrai que
+madame Sand soit une femme adorable?"--Telle est l'honnete question qu'une
+belle bete m'adressait l'autre jour. La chere creature ne l'a pas repetee
+moins de trois fois, pour voir apparemment si je varierais mes
+reponses.--"Chante, mon brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me feras
+pas renier, comme saint Pierre."
+
+Ni l'_Histoire de ma Vie_, ni la _Correspondance_ ne contiennent de
+details sur les circonstances qui precederent et determinerent le depart
+de George Sand. Le journal intime de Pagello est plus explicite. Quand
+elle parla de la necessite de rejoindre ses enfants pour les vacances et
+qu'elle lui demanda de l'accompagner, sauf a retourner ensuite a Venise
+ensemble, il fut tout deconcerte et sollicita le temps de la reflexion.
+"Je compris du coup que j'irais en France et que j'en reviendrais sans
+elle; mais je l'aimais au dela de tout, et j'aurais affronte mille
+desagrements plutot que de la laisser courir seule un si long voyage." Il
+finit par accepter, en specifiant qu'il ne se rendrait pas a Nohant, qu'il
+habiterait seul a Paris et completerait dans les hopitaux son instruction
+medicale. Ils tomberent d'accord, mais ils avaient compris ce qui allait
+les separer. "A partir de ce moment-la, dit Pagello, nos relations se
+changerent en amitie, au moins pour elle. Moi, je voulais bien n'etre
+qu'un ami, mais je me sentais neanmoins amoureux." Helas! ses soupirs et
+ses appels ne seront plus guere entendus.
+
+Le trajet s'effectua par Milan, Domo d'Ossola, le Simplon, Chamonix--ou
+ils firent l'excursion de la Mer de Glace--et Geneve. Le 29 juillet, ils
+etaient a Milan; le 10 aout, ils arrivaient a Paris. "A mesure que nous
+avancions, dit Pagello, nos relations devenaient plus circonspectes et
+plus froides. Je souffrais beaucoup, mais je faisais mille efforts pour le
+cacher. George Sand etait un peu melancolique et beaucoup plus
+independante de moi. Je voyais douloureusement en elle une actrice assez
+coutumiere de telles farces, et le voile qui me bandait les yeux
+commencait a s'eclaircir." Pagello, qui semble avoir eu l'esprit porte au
+sentiment plutot qu'a la geographie, raconte qu'ils allerent de Geneve a
+Paris par le Dauphine et la Champagne: on a peine a croire que la
+diligence ait suivi cet itineraire fantaisiste. En descendant de voiture,
+George Sand, attendue par le fidele Boucoiran, gagna son appartement du
+quai Malaquais, et Pagello, tout depayse, alla occuper, a l'hotel
+d'Orleans, rue des Petits-Augustins, une chambrette du troisieme etage a 1
+fr. 50. Pauvre Pietro, les jours sombres commencent. A Venise, il avait
+supplante Alfred de Musset. A Paris, il va etre evince par lui. Juste
+revanche. Pagello n'etait pas un article d'exportation. Tels ces fruits
+qui demandent a etre consommes sur place et supportent mal le voyage.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+RETOUR A ALFRED DE MUSSET
+
+
+A peine arrivee a Paris, George Sand se trouva dans la situation la plus
+fausse entre Pagello qu'elle avait amene, mais qu'elle n'aimait plus, et
+Alfred de Musset qui brulait de la revoir et que peut-etre elle aimait
+encore. Une entrevue eut lieu. Fut-elle sollicitee par _elle_ ou par
+_lui_? On l'ignore. Ils se rapprocherent en vertu de cette propriete
+mysterieuse et attractive qui appartient a l'aimant. Que pensa Pagello de
+la reunion, amicale en apparence, mais vouee a devenir amoureuse, dont il
+devait etre le temoin? Il l'avait autorisee avec longanimite, ou plutot il
+s'y etait resigne. "La Sand, dit-il dans son journal intime, voulait
+partir avec ses deux petits enfants pour La Chatre, et moi j'avais
+manifeste la ferme volonte de ne pas la suivre. Elle voyait toute la
+singularite de ma position, tous les sacrifices que j'avais faits a mon
+amour: ma clientele perdue, mes parents quittes, et moi exile sans fortune,
+sans appui, sans esperance." Ajoutez l'indifference croissante de George
+Sand a son endroit, et la reprise ostensible, publique de l'ancienne
+passion pour Alfred de Musset. Aussi bien cette renaissance de tendresse
+ne devait-elle pas se produire sans de cruelles secousses. L'affection
+essaya vainement de demeurer platonique. "Georgette, ecrit Musset, j'ai
+trop compte sur moi en voulant te revoir, et j'ai recu le dernier coup."
+Il s'eloignera, du moins il l'annonce; il ira aux Pyrenees, en Espagne.
+"Si Dieu le permet, je reverrai ma mere, mais je ne reverrai jamais la
+France... Je pars aujourd'hui pour toujours, je pars seul, sans un
+compagnon, sans un chien. Je te demande une heure, et un dernier baiser.
+Si tu crains un moment de tristesse, si ma demande importune Pierre,
+n'hesite pas a me refuser." Et, recourant a ces grands effets de style
+qu'il savait irresistibles aupres de George Sand, il poursuit sur le mode
+pathetique: "Recois-moi sur ton coeur, ne parlons ni du passe, ni du
+present, ni de l'avenir; que ce ne soit pas l'adieu de Monsieur un tel et
+de Madame une telle. Que ce soient deux ames qui ont souffert, deux
+intelligences souffrantes, deux aigles blesses qui se rencontrent dans le
+ciel et qui echangent un cri de douleur avant de se separer pour
+l'eternite! Que ce soit un embrassement, chaste comme l'amour celeste,
+profond comme la douleur humaine! O ma fiancee! Pose-moi doucement la
+couronne d'epines, et adieu! Ce sera le dernier souvenir que conservera ta
+vieillesse d'un enfant qui n'y sera plus!"
+
+Les lettres suivantes, du mois d'aout 1834, mais sans indication precise
+de date, developpent les memes sentiments et affirment sa resolution de
+partir. "Quoique tu m'aies connu enfant, s'ecrie-t-il, crois aujourd'hui
+que je suis homme... Tu me dis que je me trompe sur ce que j'eprouve. Non,
+je ne me trompe pas, j'eprouve le seul amour que j'aurai de ma vie...
+Adieu, ma bien-aimee Georgette, ton enfant, Alfred." Toutefois, avant de
+se rendre a Toulouse d'abord, chez son oncle, puis a Cadix, il sollicite
+un supreme entretien. Ces entretiens-la sont perilleux. Le plus souvent,
+ils debutent par des adieux et s'achevent en des recommencements. "Tu me
+dis que tu ne crains pas de blesser Pierre en me voyant. Quoi donc alors?
+Ta position n'est pas changee? Mon amour-propre, dis-tu? Ecoute, ecoute,
+George, si tu as du coeur, rencontrons-nous quelque part, chez moi, chez
+toi, au Jardin des Plantes, au cimetiere, au tombeau de mon pere c'est la
+que je voulais te dire adieu... Songe que je pars, mon enfant. Ne fermons
+pas legerement des portes eternelles." Et la lettre se termine, a la
+pensee de ne pas la revoir, sur cette apostrophe et cette adjuration: "Ah!
+c'est trop, c'est trop. Je suis bien jeune, mon Dieu! Qu'ai-je donc fait?"
+
+La reponse de George Sand est calme et raisonnable. Elle s'abrite derriere
+Pagello, derriere ses projets de voyage a Nohant. "Il est inquiet,
+dit-elle, et il n'a pas tort, puisque tu es si trouble, et il voit bien
+que cela me fait du mal... Je lui ai tout dit. Il comprend tout, il est
+bon. Il veut que je te voie sans lui une derniere fois et que je te decide
+a rester, au moins jusqu'a mon retour de Nohant." Dans cette meme lettre,
+elle autorise, elle invite Alfred de Musset a venir quai Malaquais: car
+elle est trop malade pour sortir, et il fait un temps affreux. Il vint, il
+s'attarda, et l'on pourrait croire qu'il allait abandonner ses idees de
+depart. Au contraire, il s'y attache, apres une nuit qui porte conseil. Il
+ira a Baden. La lettre ou il le signifie, au lendemain de l'entrevue de
+reconciliation, a ete par lui tres attentivement et tres eloquemment
+composee: "Notre amitie est consacree, mon enfant. Elle a recu hier,
+devant Dieu, le saint bapteme de nos larmes. Elle est immortelle comme
+lui. Je ne crains plus rien ni n'espere plus rien. J'ai fini sur la terre.
+Il ne m'etait pas reserve d'avoir un plus grand bonheur. Eh bien, ma soeur
+cherie, je vais quitter ma patrie, ma mere, mes amis, le monde de ma
+jeunesse; je vais partir seul, pour toujours, et je remercie Dieu. Celui
+qui est aime de toi ne peut plus maudire, George. Je puis souffrir encore
+maintenant, mais je ne puis plus maudire."
+
+Il lui offre le sacrifice de sa vie et d'aller mourir en silence a trois
+cents lieues, ou simplement de ne plus la poursuivre de ses lettres. Il
+est pret a obeir: "Sois heureuse a tout prix, oh! sois heureuse,
+bien-aimee de mon ame! Le temps est inexorable, la mort avare; les
+dernieres annees de la jeunesse s'envolent plus rapidement que les
+premieres." Puis il ajoute, avec un tantinet de declamation: "Les
+condamnes a mort ne renient pas leur Dieu... Retrecis ton coeur, mon grand
+George, tu en as trop pour une poitrine humaine. Mais si tu renonces a la
+vie, si tu te retrouves jamais seule en face du malheur, rappelle toi le
+serment que tu m'as fait: "Ne meurs pas sans moi." Souviens-t'en,
+souviens-t'en, tu me l'as promis devant Dieu."
+
+Le surplus de la lettre, ou fremit et vibre l'emotion, est d'une rare
+beaute de pensee et de style. On y sent tressaillir l'ame douloureuse du
+poete:
+
+"Je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait mon livre sur moi et sur toi (sur
+toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fiancee, tu ne te coucheras pas
+dans cette froide terre, sans qu'elle sache qui elle a porte. Non, non,
+j'en jure par ma jeunesse et mon genie, il ne poussera sur ta tombe que
+des lis sans tache. J'y poserai, de ces mains que voila, ton epitaphe en
+marbre plus pur que les statues de nos gloires d'un jour. La posterite
+repetera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n'en ont plus
+qu'un a eux deux, comme Romeo et Juliette, comme Heloise et Abelard; on ne
+parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. Ce sera la un mariage plus
+sacre que ceux que font les pretres; le mariage imperissable et chaste de
+l'Intelligence. Les peuples futurs y reconnaitront le symbole du seul Dieu
+qu'ils adoreront. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que les revolutions de
+l'esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annoncaient a
+leur siecle? Eh bien, le siecle de l'Intelligence est venu. Elle sort des
+ruines du monde, cette souveraine de l'avenir; elle gravera ton portrait
+et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le pretre qui
+nous benira, qui nous couchera dans la tombe, comme une mere y couche sa
+fille le soir de ses noces; elle ecrira nos deux chiffres sur la nouvelle
+ecorce de l'arbre de vie. Je terminerai ton histoire par mon hymne d'amour;
+je ferai un appel, du fond d'un coeur de vingt ans, a tous les enfants de
+la terre; je sonnerai aux oreilles de ce siecle blase et corrompu, athee
+et crapuleux, la trompette des resurrections humaines, que le Cbrist a
+laissee au pied de sa croix. Jesus! Jesus! et moi aussi, je suis fils de
+ton pere. Je te rendrai les baisers de ma fiancee; c'est toi qui me l'as
+envoyee, a travers tant de dangers, tant de courses lointaines, qu'elle a
+couru pour venir a moi. Je nous ferai, a elle et a moi, une tombe qui sera
+toujours verte, et peut-etre les generations futures repeteront-elles
+quelques-unes de mes paroles, peut-etre beniront-elles un jour ceux qui
+auront frappe avec le myrte de l'amour aux portes de la liberte."
+
+Cette lettre, ecrite avec une sensibilite qui ne dedaigne pas d'etre tres
+litteraire, fut envoyee la veille ou l'avant-veille du depart d'Alfred de
+Musset. Il quitta Paris la derniere semaine d'aout, traversa Strasbourg le
+28, et le 1er septembre, arrive a Baden, il adressa a George Sand un
+nouvel hymne d'amour. En voici l'un des plus brulants passages:
+
+"Ma chere ame, tu as un coeur d'ange... Jamais homme n'a aime comme je
+t'aime. Je suis perdu, vois-tu, je suis noye, inonde d'amour; je ne sais
+plus si je vis, si je mange, si je marche, si je respire, si je parle; je
+sais que j'aime. Ah! si tu as eu toute ta vie une soif de bonheur
+inextinguible, si c'est un bonheur d'etre aimee, si tu l'as jamais demande
+au ciel, oh! toi, ma vie, mon bien, ma bien-aimee, regarde le soleil, les
+fleurs, la verdure, le monde! Tu es aimee, dis-toi cela, autant que Dieu
+peut etre aime par ses levites, par ses amants, par ses martyrs. Je t'aime,
+o ma chair et mon sang! Je meurs d'amour, d'un amour sans fin, sans nom,
+insense, desespere, perdu; tu es aimee, adoree, idolatree, jusqu'a mourir!
+Et non, je ne guerirai pas. Et non, je n'essaierai pas de vivre; et j'aime
+mieux cela, et mourir en t'aimant vaut mieux que de vivre. Je me soucie
+bien de ce qu'ils diront. Ils diront que tu as un autre amant. Je le sais
+bien, j'en meurs. Mais j'aime, j'aime, j'aime! Qu'ils m'empechent
+d'aimer!"
+
+Il est parti--il le confesse--dans un etat d'exaltation eperdue, apres
+avoir tenu entre ses bras ce corps adore, apres l'avoir presse sur une
+blessure cberie. Il emportait a ses levres le souffle des levres aimees,
+et, comme il l'exprime tres poetiquement: "Je te respirais encore." Ce
+baiser, il l'avait attendu cinq mois, dans une continuelle angoisse:
+"Sais-tu ce que c'est pour un pauvre coeur qui a senti pendant cinq mois,
+jour par jour, heure par heure, la vie l'abandonner, le froid de la tombe
+descendre lentement dans la solitude, la mort et l'oubli tomber goutte a
+goutte comme la neige; sais-tu ce que c'est pour un coeur serre jusqu'a
+cesser de battre, de se dilater un moment, de se rouvrir, comme une pauvre
+fleur mourante, et de boire une goutte de rosee vivifiante? O mon Dieu! je
+le sentais bien, je le savais, il ne fallait pas nous revoir."
+
+Vainement il avait tente de l'oublier, de prendre un autre amour: nulle
+part, il n'a ni n'aurait trouve ce qui le charme en elle. Les faciles et
+venales amours l'ont ecoeure, et il le crie en quelques mots d'une verite
+saisissante: "Ces belles creatures, je les hais; elles me degoutent avec
+leurs diamants, leur velours. Je les embrasse; apres je me rince la bouche
+et je deviens furieux, je n'aime pas les Venus. O mon amour, ce que j'aime,
+c'est ta petite robe noire, le noeud de ton soulier, ton col, tes yeux."
+Et il se compare, en son agonie de passion, a l'un de ces taureaux blesses
+dans le cirque qui ont la permission d'aller se coucher dans un coin avec
+l'epee du matador dans l'epaule et de mourir en paix. Voila le droit qu'il
+reclame. Il n'admet pas qu'on le lui conteste. "Le reste, dit-il, me
+regarde. Il serait trop cruel de venir dire a un malheureux qui meurt
+d'amour, qu'il a tort de mourir." Elle ne l'entend pas, quand il l'appelle
+a cent cinquante lieues de distance, et pourtant il ne peut vivre sans
+elle. Il voudrait s'etablir aux environs de Moulins ou de Chateauroux,
+louer un grenier avec une table et un lit. Elle viendrait le voir une fois
+ou deux, a cheval, et la, dans la solitude, il ecrirait la melancolique
+histoire de leur amour. Puisqu'il n'en peut etre ainsi, du moins il a
+concu un reve et il formule une priere: "O ma fiancee, je te demande
+encore pourtant quelque chose. Sors un beau soir, au soleil couchant,
+seule; va dans la campagne, assieds-toi sur l'herbe, sous quelque saule
+vert; regarde l'occident, et pense a ton enfant qui va mourir. Tache
+d'oublier le reste, relis mes lettres, si tu les as, ou mon petit livre.
+Pense, laisse aller ton bon coeur, donne-moi une larme, et puis rentre
+chez toi doucement, allume ta lampe, prends ta plume, donne une heure a
+ton pauvre ami. Donne-moi tout ce qu'il y a pour moi dans ton coeur.
+Efforce-toi plutot un peu; ce n'est pas un crime, mon enfant. Tu peux m'en
+dire meme plus que tu n'en sentiras; je n'en saurai rien, ce ne peut etre
+un crime; je suis perdu." Et la lettre se termine en un veritable spasme
+de passion, ou eclate l'erethisme nevrose du poete: "Dis-moi que tu me
+donnes tes levres, tes dents, tes cheveux, tout cela, cette tete que j'ai
+eue, et que tu m'embrasses, toi, moi! O Dieu, o Dieu, quand j'y pense, ma
+gorge se serre, mes yeux se troublent, mes genoux chancellent. Ah! il est
+horrible de mourir, il est horrible d'aimer ainsi. Quelle soif, mon George,
+oh! quelle soif j'ai de toi! Je t'en prie, que j'aie cette lettre. Je me
+meurs. Adieu." Apres avoir indique son adresse, a Baden (Grand-Duche),
+pres Strasbourg, poste restante, il ajoute en post-scriptum: "O ma vie, ma
+vie, je te serre sur mon coeur, o mon George, ma belle maitresse, mon
+premier, mon dernier amour!"
+
+Que devient cependant George Sand? Elle a profite de son sejour a Paris
+pour regler ses interets avec Buloz, mais nous ne savons pas si elle a,
+comme elle projetait, sermonne le bavard et compromettant Gustave Planche,
+contre lequel Alfred de Musset nourrissait une rancune particuliere.
+Planche, en effet, fils de pharmacien, avait joue au poete un tour
+pendable, du temps ou ils etaient rivaux d'influence aupres de l'auteur de
+_Lelia_. Certain jour, il offrit a Musset des bonbons au chocolat. A
+peine en eut-il mange deux ou trois qu'il dut ceder la place. C'etaient
+des bonbons purgatifs que Gustave Planche avait derobes a l'officine
+paternelle. Et cette anecdote, qui a son parfum molieresque, a ete
+transmise par madame Martelet, gouvernante d'Alfred de Musset.
+
+Le 29 aout, George Sand arrive a Nohant, en compagnie de son fils Maurice.
+Elle y retrouve Solange et le singulier M. Dudevant qui la recoit
+placidement, comme si elle ne revenait pas de Venise. Elle a laisse a
+Paris, sans s'emouvoir, sans eprouver ni remords ni scrupules, le triste
+Pagello, qui ne parait pas avoir supporte cette separation avec son
+habituelle philosophie. Comme c'etait la saison des vacances et que
+d'ailleurs George Sand se souciait peu de l'exhiber dans les milieux
+litteraires, il n'entra en relations qu'avec Gustave Planche et Buloz qui,
+par une politesse sans doute ironique, lui offrit de collaborer a la
+_Revue des Deux Mondes_. Il fit plusieurs visites a Alfred de Musset, dont
+l'accueil fut "des plus courtois, mais depourvu de toute expansion
+cordiale; il etait, au reste--d'apres Pagello--d'un naturel peu expansif."
+Il ne trouva de veritable intimite qu'aupres d'Alfred Tattet, bon vivant,
+amant de Dejazet avec qui il avait fait le voyage d'Italie; mais surtout
+compagnon de plaisir de Musset et grand amateur de vin de Chypre dont il
+se faisait envoyer chaque annee un tonnelet. Voici la lettre decouragee
+que Pagello lui adresse, le 6 septembre:
+
+"Mon cher Alfred, votre pauvre ami est a Paris. Je suis alle chez vous
+demander de vos nouvelles; on m'a dit que vous etiez a la campagne. Si
+j'avais eu le temps, je serais alle vous donner un baiser, mais comme je
+suis ici pour peu, je vous l'envoie par cette feuille. Je ne sais combien
+de jours encore je resterai a Paris. Vous savez que je suis oblige d'obeir
+a ma petite bourse, et celle-ci me commande deja le depart. Adieu. Si je
+puis vous voir a Paris, je serai heureux; si je ne puis, envoyez-moi un
+baiser, vous aussi, sur un petit bout de papier. Hotel d'Orleans, n deg. 17,
+rue des Petits-Augustins. Adieu, mon bon, mon sincere ami, adieu, votre
+tres affectionne ami,
+
+Pietro PAGELLO."
+
+Le Venitien deracine prenait ses repas dans une pension tenue par un
+compatriote, Burnharda, hotelier a Paris depuis trente-trois ans; mais
+souvent aussi, oblige d'etre econome, il allait au Jardin des Plantes
+manger un pain et quelques fruits, au sortir de la clinique de Velpeau.
+George Sand, avant de partir pour Nohant, s'etait bornee a lui donner
+quelques recommandations dans le monde medical. Or le malheureux, isole,
+sans ressources, sans relations, parlant a peine notre langue, menait une
+vie de delaissement et de misere, inconsolable d'un injurieux abandon qui
+succedait a la passion la plus enflammee. "Il me semble, ecrivait-il a son
+pere le 18 aout, etre un oiseau etranger jete dans une tempete." Et plus
+loin: "Si quelqu'un a toutes raisons de se jeter a la Seine, c'est moi!"
+
+George Sand, sur le point de quitter Paris, avait du affronter une
+explication orageuse avec Pagello. Nous en trouvons l'echo dans la lettre
+qu'elle adresse de Nohant a Alfred de Musset, au commencement de
+septembre. Elle reve,_pour eux trois_, un amour de l'ame ou les sens ne
+seraient rien. Mais ni le poete ni le medecin ne veulent s'en accommoder.
+"Eh bien! s'ecrie-t-elle, voila que tu t'egares, et lui aussi. Oui,
+lui-meme, qui dans son parler italien est plein d'images et de
+protestations qui paraitraient exagerees si on les traduisait mot a mot,
+lui qui, selon l'usage de la-bas, embrasse ses amis presque sur la bouche,
+et cela sans y entendre malice, le brave et pur garcon qu'il est, lui qui
+tutoie la belle Cressini sans jamais avoir songe a etre son amant; enfin,
+lui qui faisait a Giulia (je t'ai dit qu'elle etait sa soeur de la main
+gauche) des vers et des romances tout remplis d'_amore_ et de _felicita_,
+le voila, ce pauvre Pierre, qui, apres m'avoir dit tant de fois: _il
+nostro amore per Alfredo_, lit je ne sais quel mot, quelle ligne de ma
+reponse a toi le jour du depart, et s'imagine je ne sais quoi." Pagello
+est jaloux. A-t-il decachete une lettre de George Sand? A-t-il lu, par
+dessus l'epaule d'Alfred de Musset, une phrase ainsi concue: "Il faut que
+je sois a toi, c'est ma destinee?" Elle nie l'avoir ecrite. En realite, il
+n'admet pas qu'on lui ait fait faire trois cents lieues pour l'abandonner
+et lui laisser l'unique distraction de promenades au Jardin des Plantes,
+ou lui infliger la lugubre solitude d'une miserable chambre d'hotel.
+
+Nous nous expliquons, mais George Sand semble ne pas s'expliquer la
+revolte de Pagello: "Lui qui comprenait tout a Venise, du moment qu'il a
+mis le pied en France, il n'a plus rien compris, et le voila desespere.
+Tout de moi le blesse et l'irrite. Et faut-il le dire? il part, il est
+peut-etre parti a l'heure qu'il est, et moi, je ne le retiendrai pas,
+parce que je suis offensee jusqu'au fond de l'ame de ce qu'il m'ecrit, et
+que, je le sens bien, il n'a plus la foi, par consequent il n'a plus
+l'amour." Elle ira a Paris, en apparence pour consoler Pagello--car elle
+ne veut ni se justifier ni le retenir--mais, a dire vrai, avec l'espoir et
+le desir de rencontrer Musset, a son retour de Baden. Le Venitien l'obsede;
+elle en est excedee, et elle philosophe sur cet amour expirant, qui va
+rejoindre les affections defuntes: "Est-ce que l'amour eleve et croyant
+est possible? Est-ce qu'il ne faut pas que je meure sans l'avoir
+rencontre? Toujours saisir des fantomes et poursuivre des ombres! Je m'en
+lasse. Et pourtant je l'aimais sincerement et serieusement, cet homme
+genereux, aussi romanesque que moi, et que je croyais plus fort que moi.
+Je l'aimais comme un pere, et tu etais alors notre enfant a tous deux. Le
+voila qui redevient un etre faible, soupconneux, injuste, faisant des
+querelles d'Allemand et vous laissant tomber sur la tete ces pierres qui
+brisent tout."
+
+Elle esperait, certes, que Pagello serait raisonnable. N'avait-il pas
+accepte qu'elle revit Alfred de Musset et qu'elle l'embrassat en sa
+presence? "Les trois baisers que je t'ai donnes, un sur le front et un sur
+chaque joue, en te quittant, il les a vus, et il n'en a pas ete trouble,
+et moi je lui savais tant de gre de me comprendre!" Elle hesite, elle
+flotte, elle ne sait ou se prendre, partagee entre celui qui va partir et
+celui qui ne revient pas. Mais elle est "outree" que Pagello ne la croie
+pas sur parole, et elle ne saurait descendre a se disculper. "Qu'il parte,
+je te redemanderai alors ma lettre, et je la lui enverrai pour le punir...
+Mais non, pauvre Pierre, il souffre, et je tacherai de le consoler, et tu
+m'y aideras, car je sens que je meurs de tous ces orages, je suis tous les
+jours plus malade, plus degoutee de la vie, et il faut que nous nous
+separions tous trois sans fiel et sans outrage. Je veux te revoir encore
+une fois et lui aussi; je te l'ai promis, d'ailleurs, et je te renouvelle
+ma promesse; mais ne m'aime plus, entends-tu bien? Je ne vaux plus rien.
+Le doute de tout m'envahit tout a fait. Aime-moi, si tu veux, dans le
+passe, et non telle que je suis a present."
+
+Elle l'avertit que, s'ils se revoient a Paris, du moins aucun
+rapprochement d'amour n'est possible entre eux, et qu'elle ne saurait
+entreprendre de guerir cette passion qu'il croit et dit inguerissable.
+"Adieu donc le beau poeme de notre amitie sainte et de ce lien ideal qui
+s'etait forme entre nous trois, lorsque tu lui arrachas a Venise l'aveu de
+son amour pour moi et qu'il te jura de me rendre heureuse." Elle lui
+rappelle la nuit memorable, la nuit d'enthousiasme ou, malgre eux, il
+joignit leurs mains et les benit solennellement. "Tout cela etait donc un
+roman? Oui, rien qu'un reve, et moi seule, imbecile, enfant que je suis,
+j'y marchais de confiance et de bonne foi! Et tu veux qu'apres le reveil,
+quand je vois que l'un me desire, et que l'autre m'abandonne en
+m'outrageant, je croie encore a l'amour sublime! Non, helas! il n'y a rien
+de tel en ce monde, et ceux qui se moquent de tout ont raison. Adieu, mon
+pauvre enfant. Ah! sans mes enfants a moi, comme je me jetterais dans la
+riviere avec plaisir!"
+
+Ainsi tous les trois, George Sand, Alfred de Musset, Pagello, arrivent a
+la meme conclusion du suicide, de la noyade. Et aucun d'eux ne se jette
+dans la riviere...
+
+Les tristesses de Pagello laissent, il va sans dire, Musset fort
+insensible. Il est trop penetre de sa propre douleur pour s'apitoyer sur
+celle de son rival, et meme il savoure la joie d'une equitable revanche.
+"S'il souffre, lui, eh bien! qu'il souffre, ce Venitien, qui m'a appris a
+souffrir. Je lui rends sa lecon; il me l'avait donnee en maitre. Qu'il
+souffre, il te possede... Par le ciel, en fermant cette lettre, il me
+semble que c'est mon coeur que je ferme. Je le sens qui se resserre et
+s'ossifie."
+
+Pareilles pensees de desespoir hantaient l'imagination de George Sand. Le
+31 aout, de Nohant elle ecrit a Jules Boucoiran: "C'est un adieu que je
+venais dire a mon pays, a tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon
+enfance; car vous avez du le comprendre et le deviner: la vie m'est
+odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu. Nous en
+reparlerons." Elle lui recommande Pagello, "un brave et digne homme de
+votre trempe, bon et devoue comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la
+mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois a Paris. Je vous le
+confie et je vous le legue; car, dans l'etat de maladie violente ou est
+mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver."
+
+De vrai, Pagello s'appretait a regagner Venise. Il avait decline tres
+dignement l'invitation que George Sand lui adressait, avec l'agrement de
+M. Dudevant, de venir passer huit ou dix jours a Nohant. Au surplus,
+malgre ses velleites de suicide, elle chargeait Boucoiran de dire au
+proprietaire qu'elle gardait son appartement du quai Malaquais, et elle
+donnait l'ordre de faire carder ses matelas, "ne voulant pas etre mangee
+aux vers de son vivant."
+
+Dans la premiere quinzaine d'octobre, George Sand rentrait a Paris. Alfred
+de Musset y revenait le 13. Peu de jours apres, le 23, Pagello reprenait
+le chemin de l'Italie. La vente de quatre tableaux--a l'huile,
+observe-t-il--de Zucarelli lui avait, par l'entremise de George Sand,
+procure une somme de quinze cents francs. Il acheta une boite d'instruments
+de chirurgie et quelques livres de medecine. "Le temps, dit-il, qui est un
+grand honnete homme, amena le jour redoute et desire par moi du retour de
+la Sand a Paris." Il recut le complement du prix des tableaux, prepara son
+bagage et alla prendre conge de George Sand, devant Boucoiran. "Nos adieux
+furent muets; je lui serrai la main sans pouvoir la regarder. Elle etait
+comme perplexe; je ne sais pas si elle souffrait; ma presence
+l'embarrassait. Il l'ennuyait, cet Italien qui, avec son simple bon sens,
+abattait la sublimite incomprise dont elle avait coutume d'envelopper la
+lassitude de ses amours. Je lui avais deja fait connaitre que j'avais
+profondement sonde son coeur plein de qualites excellentes, obscurcies par
+beaucoup de defauts. Cette connaissance de ma part ne pouvait que lui
+donner du depit, ce qui me fit abreger, autant que je pus, la visite.
+J'embrassai ses enfants et je pris le bras de Boucoiran qui m'accompagna."
+
+En s'eloignant, Pagello ne lanca pas la fleche du Parthe, bien qu'il fut
+en etat de legitime defense. Le jour meme ou il quittait Paris, il ecrivit
+a Alfred Tattet: "Mon bon ami, avant de partir, je vous envoie encore un
+baiser. Je vous conjure de ne jamais parler de mon amour avec la George.
+Je ne veux pas de _vendette_. Je pars avec la certitude d'avoir agi en
+honnete homme. Ceci me fait oublier ma souffrance et ma pauvrete. Adieu,
+mon ange. Je vous ecrirai de Venise. Adieu, adieu."
+
+Avait-il, l'infortune Pagello, ete dument informe de la reconciliation
+amoureuse survenue entre Alfred de Musset et George Sand? Il est probable.
+Le jour meme de son retour a Paris, 13 octobre, le poete envoyait, non pas
+a Nohant, comme le croit M. Maurice Clouard, mais au quai Malaquais, ou se
+trouvait George Sand, une lettre qui debute ainsi: "Mon amour, me voila
+ici... Tu veux bien que nous nous voyions. Et moi, si je le veux! Mais ne
+crains pas de moi, mon enfant, la moindre parole, la moindre chose, qui
+puisse te faire souffrir un instant... Fie-toi a moi, George, Dieu sait
+que je ne te ferai jamais de mal. Recois-moi, pleurons ou rions ensemble,
+parlons du passe ou de l'avenir, de la mort ou de la vie, de l'esperance
+ou de la douleur, je ne suis plus rien que ce que tu me feras." Et il lui
+rappelle, et il s'approprie les touchantes paroles de Ruth a Noemi:
+"Laissez-moi vivre de votre vie; le pays ou vous irez sera ma patrie, vos
+parents seront mes parents; la ou vous mourrez, je mourrai, et dans la
+terre qui vous recevra, la je serai enseveli." Ce mystique appel aboutit a
+la conclusion plus pratique d'un rendez-vous: "Dis-moi ton heure. Sera-ce
+ce soir? Demain? Quand tu voudras, quand tu auras une heure, un instant a
+perdre. Reponds-moi une ligne. Si c'est ce soir, tant mieux. Si c'est dans
+un mois, j'y serai. Ce sera quand tu n'auras rien a faire. Moi, je n'ai a
+faire que de t'aimer. Ton frere, Alfred."
+
+Ils se reconcilierent amoureusement, dans le courant d'octobre, sans qu'on
+puisse preciser la date, car leurs lettres d'alors ne contiennent aucune
+indication; mais ce fut, selon toute apparence, avant le depart de
+Pagello. Il emportait cette blessure au coeur et, ne devant plus revoir
+George Sand, il ne lui ecrira desormais, du fond de sa Venetie, qu'a de
+lointains intervalles, pour recommander des amis. Aussi bien fut-il
+amplement venge de cet abandon. Entre George Sand et Alfred de Musset,
+l'amour ne pouvait ni cesser ni durer, ni mourir ni renaitre. Le lendemain
+meme ou le surlendemain de leur rapprochement, les souvenirs du passe
+cruel se dresserent devant eux. Il n'y eut, pour ainsi dire, point de
+journee sans raccommodement et sans brouille. La jalousie de Musset, et
+comme une rage infernale de torturer, se donnait carriere. "J'en etais
+bien sure, ecrit George Sand, que ces reproches-la viendraient des le
+lendemain du bonheur reve et promis, et que tu me ferais un crime de ce
+que tu avais accepte comme un droit. A peine satisfait, c'est contre moi
+que tu tournes ton desespoir et ta colere." Il accumule, en effet, les
+questions, les soupcons, les recriminations. "N'ai-je pas prevu,
+s'ecrie-t-elle, que tu souffrirais de ce passe qui t'exaltait comme un
+beau poeme tant que je me refusais a toi, et qui ne te parait plus qu'un
+cauchemar, a present que tu me ressaisis comme une proie. Voyons,
+laisse-moi donc partir. Nous allons etre plus malheureux que jamais. Si je
+suis galante et perfide comme tu sembles me le dire, pourquoi
+t'acharnes-tu a me reprendre et a me garder?... Que nous restera-t-il donc,
+mon Dieu! d'un lien qui nous avait semble si beau? Ni amour, ni amitie,
+mon Dieu!"
+
+Apres chacune de ces scenes, au sortir de chaque crise, Alfred de Musset
+s'humilie, implore son pardon, s'accuse et se condamne, pour recommencer
+le jour suivant: "Mon enfant, mon enfant, lui ecrit-il, que je suis
+coupable envers toi! que de mal je t'ai fait cette nuit! Oh! je le sais,
+et toi, toi, voudrais-tu m'en punir? O ma vie, ma bien-aimee, que je suis
+malheureux, que je suis fou, que je suis stupide, ingrat, brutal!... O mon
+enfant, o mon ame, je t'ai pressee, je t'ai fatiguee, quand je devrais
+passer les journees et les nuits a tes pieds, a attendre qu'il tombe une
+larme de tes beaux yeux pour la boire, a te regarder en silence, a
+respecter tout ce qu'il y a de douleur dans ton coeur; quand ta douleur
+devrait etre pour moi un enfant cheri que je bercerais doucement. O George,
+George! Ecoute, ne pense pas au passe. Non, non, au nom du ciel, ne
+compare pas, ne reflechis pas, je t'aime comme on n'a jamais aime... O
+Dieul si je te perdais! ma pauvre raison n'y tient pas. Mon enfant,
+punis-moi, je t'en prie; je suis un fou miserable, je merite ta colere...
+Ma vie, mon bien supreme, pardon, oh! pardon a genoux! Ah! pense a ces
+beaux jours que j'ai la dans le coeur, qui viennent, qui se levent, que je
+sens la, pense au bonheur, helas! helas! si l'amour l'a jamais donne.
+George, je n'ai jamais souffert ainsi. Un mot, non pas un pardon, je ne le
+merite pas; mais dis seulement: _J'attendrai_. Et moi, Dieu du ciel, il y
+a sept mois que j'attends, je puis en attendre encore bien d'autres. Ma
+vie, doutes-tu de mon pauvre amour? O mon enfant, crois-y, ou j'en
+mourrai." Ces cris de desespoir, d'ivresse, de folie, ces lamentations,
+succedant a des explosions de colere, ne sont qu'un faible echo des
+tourments qui secouaient deux etres de genie, un homme enfievre et
+hysterique, surexcite par l'alcool, une femme mobile et irritable, plus
+mere qu'amante. Ils vont se debattre cinq mois dans cette agonie
+d'amour.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+LA RUPTURE DEFINITIVE
+
+
+Cette reconciliation avec George Sand, aussitot suivie de reproches et de
+querelles, devait avoir sur l'organisme d'Alfred de Musset une
+repercussion facheuse. Au commencement de novembre, selon toute
+apparence--car les lettres ne sont pas datees,--il envoya a son amie un
+court billet, sans signature et d'une ecriture tourmentee. En voici le
+texte: "J'ai une fievre de cheval. Impossible de tenir sur mes jambes.
+J'esperais que cela se calmerait. Comment donc faire pour te voir? Viens
+donc avec Papet ou Rollinat; il entrerait le premier tout seul, et, quand
+il n'y aurait personne, il t'ouvrirait. Apres diner, cela se peut bien. Je
+me meurs de te voir une minute, si tu veux. Aime-moi. Vers huit heures tu
+peux venir, veux-tu?" Sur-le-champ George Sand lui repondit: "Certainement,
+j'irai, mon pauvre enfant. Je suis bien inquiete. Dis-moi, est-ce que je
+ne peux pas t'aller soigner? Est-ce que ta mere s'y opposerait? Je peux
+mettre un bonnet et un tablier a Sophie. Ta soeur ne me connait pas. Ta
+mere fera semblant de ne pas me reconnaitre, et je passerai pour une
+garde. Laisse-moi te veiller cette nuit, je t'en supplie. Parle a ta mere,
+dis-lui que tu le veux." C'etait un reveil, un revenez-y de cette
+tendresse maternelle qui se prodiguait au chevet du malade et s'attenuait
+apres la guerison. Elle vint, en effet, revetit le costume de la servante
+et soigna le poete avec sollicitude. Il fut vite retabli, mais les soucis
+s'accumulaient autour de leur amour. Pour Alfred de Musset, il y eut
+d'abord une brouille avec Alfred Tattet, qui avait blame la reprise de la
+liaison rompue; puis une provocation adressee a Gustave Planche, qui nia
+avoir tenu les propos desobligeants qu'on lui pretait. Enfin, entre _Elle
+et Lui_, les recriminations et les griefs s'amoncelaient. Perpetuelle
+alternance de soupcons, de coleres, de repentirs et de pardons. On a
+pretendu qu'alors, comme avant le voyage de Venise, Alfred de Musset
+habitait chez George Sand, et l'on invoque a cet egard l'adresse, 19, quai
+Malaquais, mise au-dessous de sa signature dans le cartel a Gustave
+Planche. En realite, ce ne devait etre la qu'un domicile intermittent. Les
+billets qu'il envoyait a madame Sand portent presque tous cette
+suscription: Madame Dudevant, n deg. 19, quai Malaquais. Ils n'ont pas le
+cachet de la poste et etaient remis par un commissionnaire. En voici un
+qui a ete ecrit par Alfred de Musset dans un intervalle de calme relatif:
+"Le bonheur, le bonheur, et la mort apres, la mort avec. Oui, tu me
+pardonnes, tu m'aimes! Tu vis, o mon ame, tu seras heureuse! Oui, par Dieu,
+heureuse par moi. Eh! oui, j'ai vingt-trois ans, et pourquoi les ai-je?
+Pourquoi suis-je dans la force de l'age, sinon pour te verser ma vie, pour
+que tu la boives sur mes levres? Ce soir, a dix heures, et compte que j'y
+serai plutot (_sic_). Viens, des que tu pourras; viens, pour que je me
+mette a genoux, pour que je te demande de vivre, d'aimer, de pardonner. Ce
+soir, ce soir!" Les bonnes resolutions d'Alfred de Musset duraient peu,
+ses promesses n'avaient pas de lendemain. George Sand le lui rappelle et
+s'en plaint avec une douce melancolie: "Pourquoi nous sommes-nous quittes
+si tristes? Nous verrons-nous ce soir? Pouvons-nous etre heureux?
+Pouvons-nous nous aimer? Tu as dit que oui, et j'essaie de le croire. Mais
+il me semble qu'il n'y a pas de suite dans tes idees, et qu'a la moindre
+souffrance tu t'indignes contre moi, comme contre un joug. Helas! mon
+enfant, nous nous aimons, voila la seule chose sure qu'il y ait entre
+nous. Le temps et l'absence ne nous ont pas empeches et ne nous
+empecheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble?
+La mienne est-elle possible avec quelqu'un? Cela m'effraie. Je suis triste
+et consternee par instants; tu me fais esperer et desesperer a chaque
+instant. Que ferai-je? Veux-tu que je parte? Veux-tu essayer encore de
+m'oublier? Moi, je ne chercherai pas, mais je puis me taire et m'en aller.
+Je sens que je vais t'aimer encore comme autrefois, si je ne fuis pas. Je
+te tuerai peut etre et moi avec toi, penses-y bien." Est-ce a cette lettre
+et a l'offre de rupture amiable qui y est formulee qu'Alfred de Musset, de
+nouveau malade, repond en quelques lignes? "Quitte-moi, toi, si tu veux.
+Tant que tu m'aimeras, c'est de la folie, je n'en aurais jamais la force.
+Ecris-moi un mot, je donnerais je ne sais quoi pour t'avoir la. Si je peux
+me lever, j'irai te voir." Le lendemain ou le surlendemain, autre billet
+du poete, ou l'on sent l'exaltation s'accroitre. Ce ne sont plus guere
+que des exclamations: "Mon ange adore, je te renvoie ton _agent_
+(l'_r_ manque). Buloz m'en a envoye. Je t'aime, je j'aime, je t'aime.
+Adieu! O mon George, c'est donc vrai? Je t'aime pourtant. Adieu, adieu, ma
+vie, mon bien; adieu, mes levres, mon coeur, mon amour. Je t'aime tant! O
+Dieu, adieu, toi, toi, toi, ne te moque pas d'un pauvre homme." George
+Sand atteint, elle aussi, au paroxysme de la nevrose; elle suit Musset sur
+le chemin de la frenesie amoureuse, et lui propose de rejoindre leur amie
+Roxanne dans cette foret de Fontainebleau ou ils ont connu, l'automne
+precedent, les joies de l'amour naissant, mais ou, pour la premiere fois,
+se sont manifestees les hallucinations du poete. La-bas, dans la solitude,
+ils pourront realiser le lugubre et tragique dessein que chacun d'eux
+nourrit en son imagination maladive. "Tout cela, repond George Sand,
+vois-tu, c'est un jeu que nous jouons, mais notre coeur et notre vie
+servent d'enjeux, et ce n'est pas tout a fait aussi plaisant que cela en a
+l'air. Veux-tu que nous allions nous bruler la cervelle ensemble a
+Franchard? Ce sera plus tot fait. Roxanne a eu une petite larme sur la
+joue, quand je lui ai lu le paragraphe qui la concerne. Viens pour elle,
+si ce n'est pour moi. Elle te donnera du lait et tu lui feras des vers. Je
+ne serai jalouse que du plaisir qu'elle aura a te soigner."
+
+Ces projets de suicide etaient dans le gout du jour et conformes a
+l'esthetique du romantisme. C'est l'epoque ou Victor Escousse, age de
+dix-neuf ans, s'asphyxiait avec son collaborateur Auguste Lebras, parce
+que sa troisieme piece, _Raymond_, avait ete froidement accueillie.
+
+Plus sages a la reflexion, George Sand et Alfred de Musset remplacerent le
+suicide par une rupture. Ils parurent ecouter les avis que leur donnaient,
+a _Lui_ Alfred Tattet, a _Elle_ Sainte-Beuve, qui exercaient en partie
+double les fonctions de confident, presque de confesseur et de directeur
+de conscience sentimentale. Alfred Tattet n'aimait pas George Sand, et
+Sainte-Beuve jalousait un peu Musset. Ils devaient, l'un et l'autre,
+pousser a la separation. Nous avons une lettre de madame Sand implorant de
+Sainte-Beuve assistance et protection, en cette crise du mois de novembre
+1834: "Mon ami, ecrit-elle, je voudrais vous voir et causer avec vous
+tete-a-tete; cela est impossible chez moi. Soyez assez bon pour aller au
+college Henri IV demain, de midi et demi a une heure; demandez mon fils,
+je serai avec lui. De la nous irons faire un tour sur la place
+Sainte-Genevieve, et, en une demi-heure, je vous expliquerai ma situation
+et vous demanderai un conseil. J'ai une question de vie et de mort a
+trancher. Aidez-moi. A vous."
+
+Par malheur, nous n'avons pas la reponse de Sainte-Beuve; mais, au cours
+de la promenade sur la place Sainte-Genevieve, il dut conseiller le
+depart. Elle se rendit, en effet, a Nohant, d'ou elle ecrit, le 15
+novembre, a Jules Boucoiran: "Je ne vais pas mal, je me distrais, et ne
+retournerai a Paris que guerie et fortifiee. Vous avez tort de parler
+comme vous faites d'Alfred. N'en parlez pas du tout, si vous m'aimez, et
+soyez sur que c'est fini a jamais entre lui et moi." De son cote, Musset
+va en Bourgogne, a Montbard, chez des parents, pour soigner sa sante fort
+ebranlee par ces secousses, et il mande, le 12 novembre, a Alfred Tattet:
+"Tout est fini. Si par hasard _on_ vous faisait quelques questions, si
+peut-etre _on_ allait vous voir pour vous demander a vous-meme si vous ne
+m'avez pas vu, repondez purement que non, et soyez sur que notre secret
+commun est bien garde de ma part." Paul de Musset, dans la _Biographie_,
+passe rapidement sur tous ces details, non sans tacher de donner a son
+frere le beau role de l'homme poursuivi et harcele: "Le retour, dit-il,
+d'une personne qu'il ne voulait pas revoir et qu'il revit bien malgre
+lui[12] le plongea de nouveau dans une vie si remplie de scenes violentes
+et de debats penibles que le pauvre garcon eut une rechute, a croire qu'il
+ne s'en releverait plus. Cependant il puisa dans son mal meme les moyens
+de se guerir. A defaut de la raison, le soupcon et l'incredulite le
+sauverent. Il s'ennuya des recriminations et de l'emphase, et prit la
+resolution de se derober a ce regime malsain."
+
+[Note 12: Ceci est faux, comme l'indique le billet d'Alfred de Musset a
+son retour de Baden.]
+
+Quoiqu'ils l'eussent jure, _Elle et Lui_, a Sainte-Beuve et a Tattet,
+rien n'etait encore fini. Nous voici, au contraire, en pleine drame. Ni
+Montbard ni Nohant n'etaient assez loin de Paris. Ils y reviennent, l'un
+et l'autre. George Sand est reprise, a la fin de novembre, de la passion
+la plus effrenee; la plus delirante pour Musset:
+
+ C'est Venus toute entiere a sa proie attachee.
+
+Et nous entendons ses sanglots, nous voyons couler ses larmes dans le
+_Journal_ inedit ou s'epanche le debordement de sa folie d'amour. Il
+faudrait citer toutes ces pages cruellement eloquentes, et nous n'en
+pouvons retenir que les passages les plus douloureusement emus. Avant le
+depart pour Nohant, elle avait consigne sur son _Journal_ ces lignes
+navrantes: "Je t'aime avec toute mon ame, et toi, tu n'as pas meme
+d'amitie pour moi. Je t'ai ecrit ce soir. Tu n'as pas voulu repondre a mon
+billet. On a dit que tu etais sorti, et tu n'es pas venu seulement passer
+cinq minutes avec moi. Tu es donc rentre bien tard, et ou etais-tu, mon
+Dieu? Helas! c'est bien fini, tu ne m'aimes plus du tout. Je te
+deviendrais abjecte et odieuse, si je restais ici. D'ailleurs, tu desires
+que je parte. Tu m'as dit l'autre jour, d'un air incredule: "Bah! tu ne
+partiras pas." Ah! tu es donc bien presse? Sois tranquille, je pars dans
+quatre jours, et nous ne nous reverrons plus. Pardonne-moi de t'avoir fait
+souffrir, et sois bien venge; personne au monde n'est plus malheureux que
+moi."
+
+A son retour de Nohant, elle apprend que Musset est egalement rentre a
+Paris. Elle se rend chez lui; la porte est close. Alors elle se retourne
+vers Sainte-Beuve, comme vers le guide, le sauveur, et lui ecrit, le 25
+novembre: "Voila deux jours que je ne vous ai vu, mon ami. Je ne suis pas
+encore en etat d'etre abandonnee, de vous surtout qui etes mon meilleur
+soutien. Je suis resignee moins que jamais. Je sors, je me distrais, je me
+secoue, mais en rentrant dans ma chambre, le soir, je deviens folle. Hier,
+mes jambes m'ont emportee malgre moi; j'ai ete chez lui. Heureusement je
+ne l'ai pas trouve. J'en mourrai." Elle allait, en effet, pleurer,
+sangloter, se morfondre a sa porte. Et il ne la recevait pas. Alors elle
+lui envoya un petit paquet qu'il ouvrit et qui contenait ses admirables
+nattes brunes, sa chevelure opulente, qu'elle avait coupee pour lui en
+faire don, comme mademoiselle de La Valliere a son Dieu, lors de cette
+veture ou s'emut la froideur majestueuse de Bossuet. Devant un pareil
+sacrifice, supreme abnegation feminine, le poete ne pouvait demeurer
+insensible. Ils se revirent, mais quel lugubre crepuscule d'amour! Nous en
+apercevons toute la melancolie a travers le _Journal_ de George Sand: "Si
+j'allais casser le cordon de sa sonnette jusqu'a ce qu'il m'ouvrit la
+porte? Si je m'y couchais en travers jusqu'a ce qu'il passe? Si je me
+jetais--non pas a ses pieds, c'est fou apres tout, car c'est l'implorer,
+et certes il fait pour moi ce qu'il peut, il est cruel de l'obseder et de
+lui demander l'impossible--mais si je me jetais a son cou, dans ses bras,
+si je lui disais: "Tu m'aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais
+tu me plains trop pour ne pas m'aimer. Tu vois bien que je t'aime, que je
+ne peux aimer que toi. Embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas;
+dis-moi quelques douces paroles, caresse-moi, puisque tu me trouves encore
+jolie malgre mes cheveux coupes, malgre les deux grandes rides qui se sont
+formees depuis l'autre jour sur mes joues. Eh bien! quand tu sentiras ta
+sensibilite se lasser et ton irritation revenir, renvoie-moi,
+maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot _derniere
+fois!_ Je souffrirai tant que tu voudras, mais laisse-moi quelquefois, ne
+fut-ce qu'une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser qui me
+fasse vivre et me donne du courage." Elle adjure la Providence
+d'intervenir, de la proteger, de la sauver. Volontiers elle demanderait un
+miracle: "Ah! il a tort, n'est-ce pas? mon Dieu, il a tort de me quitter a
+present que mon ame est purifiee et que, pour la premiere fois, une
+volonte severe s'est arretee en moi... Cet amour pourrait me conduire au
+bout du monde. Mais personne n'en veut, et la flamme s'eteindra comme un
+holocauste inutile. Personne n'en veut!... Ah! mais on ne peut pas aimer
+deux hommes a la fois. Cela m'est arrive. Quelque chose qui m'est arrive
+ne m'arrivera plus."
+
+Elle en donne alors une explication qui parait veridique et ou tressaille
+toute l'angoisse de la passion, au moment ou elle voit disparaitre
+irreparablement son bonheur: "Est-ce que je ne souffre pas des folies ou
+des fautes que je fais? Est-ce que les lecons ne profitent pas aux femmes
+comme moi? Est-ce que je n'ai pas trente ans? Est-ce que je ne suis pas
+dans toute ma force? Oui, Dieu du ciel, je le sens bien, je puis encore
+faire la joie et l'orgueil d'un homme, si cet homme veut franchement
+m'aider. J'ai besoin d'un bras solide pour me soutenir, d'un coeur sans
+vanite pour m'accueillir et me conserver. Si j'avais trouve cet homme-la,
+je n'en serais pas ou j'en suis. Mais ces hommes-la sont des chenes noueux,
+dont l'ecorce repousse. Et toi, poete, belle fleur, j'ai voulu boire ta
+rosee. Elle m'a enivree, elle m'a empoisonnee, et, dans un jour de colere,
+j'ai cherche un autre poison qui m'a achevee. Tu etais trop suave et trop
+subtil, mon cher parfum, pour ne pas t'evaporer chaque fois que mes levres
+t'aspiraient. Les beaux arbrisseaux de l'Inde et de la Chine plient sur
+une faible tige et se courbent au moindre vent. Ce n'est pas d'eux qu'on
+tirera des poutres pour batir des maisons. On s'abreuve de leur nectar, on
+s'entete de leur odeur, on s'endort et on meurt."
+
+N'y a-t-il pas la toute l'ivresse d'un amour qui, en echange du don de ses
+tresses noires, demandait a Musset et obtenait de lui une meche de ses
+cheveux blonds? N'y a-t-il pas le delire de l'etre livre a la frenesie des
+sens? Comme Liszt pretendait un soir que Dieu seul meritait d'etre aime,
+elle repondit: "C'est possible, mais quand on a aime un homme, il est bien
+difficile d'aimer Dieu." Ou bien elle demandait des consultations sur
+l'amour, ici et la. Henri Heine lui dit qu'on n'aime qu'avec la tete et
+les sens, que le coeur n'est que pour bien peu dans l'amour. Madame Allart
+lui declara qu'il faut ruser aupres des hommes et faire semblant de se
+facher pour les ramener. Enfin, Sainte-Beuve, qui avait ete mele a toute
+cette serie de brouilles et de raccommodements avec Alfred de Musset,
+questionne par elle sur ce que c'etait que l'amour, en donna cette
+definition exquise: "Ce sont les larmes. Vous pleurez, vous aimez."
+
+Si elle va au theatre, en bousingot, les cheveux coupes, elle se trouve
+les yeux cernes, les joues creuses, l'air bete et vieux. Elle admire, au
+balcon, dans les loges, "toutes ces femmes blondes, blanches, parees,
+couleur de rose, des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets,
+des epaules nues." Et elle s'ecrie, la vibrante amoureuse: "Voila,
+au-dessus de moi, le champ ou Fantasio ira cueillir ses bluets!" Elle
+revient longuement, tristement, sur ses souvenirs de Venise, alors que,
+separes deja, il lui ecrivait de Paris des lettres palpitantes de
+tendresse. "Oh! ces lettres que je n'ai plus, que j'ai tant baisees, tant
+arrosees de larmes, tant collees sur mon coeur nu, quand l'autre ne me
+voyait pas!" Combien, en effet, il lui est devenu odieux, l'autre, le
+Pagello, sur qui elle est prete a reporter la responsabilite de ses fautes
+et de ses malheurs! "Cet Italien, vous savez, mon Dieu, si son premier mot
+ne m'a pas arrache un cri d'horreur. Et pourquoi ai-je cede, pourquoi,
+pourquoi? Le sais-je?" De ce crime involontaire elle est effroyablement
+punie. "Voila dix semaines que je meurs jour par jour, et a present,
+minute par minute! C'est une agonie trop longue. Vraiment, toi, cruel
+enfant, pourquoi m'as-tu aimee, apres m'avoir haie? Quel mystere
+s'accomplit donc en toi chaque semaine?"
+
+Va-t-elle courir vers lui, le supplier encore, se trainer a ses pieds?
+Elle en a une furieuse envie. "Je vais y aller, j'y vais!--Non.--Crier,
+hurler, mais il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas." Et elle
+reprend, comme si elle prononcait, a voix haute, sa confession publique:
+"Enfin, c'est le retour de votre amour a Venise qui a fait mon desespoir
+et mon crime. Pouvais-je parler? Vous n'auriez plus voulu de mes soins,
+vous seriez mort de rage en les subissant. Et qu'auriez-vous fait sans moi,
+ma pauvre colombe mourante? Ah! Dieu, je n'ai jamais pense un instant a
+ce que vous aviez souffert a cause de cette maladie et a cause de moi,
+sans que ma poitrine se brisat en sanglots. Je vous trompais, et j'etais
+la entre ces deux hommes, l'un qui me disait: "Reviens a moi, je reparerai
+mes torts, je t'aimerai, je mourrai sans toi!" et l'autre qui disait tout
+bas dans mon autre oreille: "Faites attention, vous etes a moi, il n'y a
+plus a en revenir. Mentez, Dieu le veut. Dieu vous absoudra."--Ah! pauvre
+femme, pauvre femme, c'est alors qu'il fallait mourir."
+
+Peut-etre retournerait-il vers elle, le tendre enfant, le poete que
+Lamartine appellera "jeune homme au coeur de cire." Mais il redoute le
+jugement des salons esthetiques et le blame de M. Tattet, "qui dirait d'un
+air bete: "Dieu! quelle faiblesse!" lui qui pleure, quand il est saoul,
+dans le giron de mademoiselle Dejazet." Ah! elle regrette maintenant avec
+amertume les folies de Venise. Si elle avait su! "Je me serais,
+s'ecrie-t-elle avec frenesie, je me serais coupe une main, je te l'aurais
+presentee en te disant: "Voila une main menteuse et sale. Jetons-la dans
+la mer, et que le sang qui en coulera lave l'autre. Prends-la, et mene-moi
+au bout du monde." Si tu devais accepter cette main ainsi lavee, je le
+ferais bien encore. Veux-tu?"
+
+"Mais a qui, continue-t-elle dans une sorte d'extase, s'adresse tout cela?
+Est-ce a vous, murs de ma chambre, echos de sanglots et de cris? Est-ce a
+toi, portrait silencieux et grave? A toi, crane effrayant, plein d'un
+poison plus sur que tous ceux qui tuent le corps, cercueil ou j'ai
+enseveli tout espoir? A toi, Christ sourd et muet? J'aurai beau dire, beau
+pleurer et me plaindre, il n'y a que vous qui me pardonnerez, mon Dieu!
+Que votre misericorde commence donc par donner le repos et l'oubli a ce
+coeur devore de chagrin; car, tant que je souffre, tant que j'aime ainsi,
+je vois bien que vous etes en colere. Ah! rendez-moi mon amant, et je
+serai devote et mes genoux useront les paves des eglises."
+
+Essaiera-t-elle, de le rendre jaloux? Deploiera-t-elle des sortileges pour
+le ramener, la pauvre "Madeleine sans cheveux, mais non pas sans larmes,
+sans croix et sans tete de mort?" De qui pourrait-il prendre ombrage? Ce
+ne serait ni de Buloz, ni de Sainte Beuve. Peut-etre de Liszt? Mais Liszt,
+dit-elle, "ne pense qu'a Dieu et a la Sainte Vierge qui ne me ressemble
+pas absolument. Bon et heureux jeune homme!" Plus tard, il pensera aussi a
+madame d'Agoult. Au demeurant, elle se flatte de reconquerir Musset, en
+s'entourant d'hommes tres illustres et tres purs, Delacroix, Berlioz,
+Meyerbeer. Que lui demande-t-elle, pour avoir la force de patienter? Son
+amitie. "Si j'avais, soupire-t-elle, quelques lignes de toi, de temps en
+temps, un mot, la permission de t'envoyer de temps en temps une petite
+image de quatre sous achetee sur les quais, des cigarettes faites par moi,
+un oiseau, un joujou! Quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui,
+pour me figurer que tu penses un peu a moi en recevant ces niaiseries!"
+
+Elle ne souhaite qu'une affection dans l'ombre et le silence, elle ne
+sollicite ni actes publics, ni demarches qui prouvent qu'elle n'est pas
+"une malheureuse chassee a coups de pied." Ce qu'elle implore est pour son
+coeur, non pour son orgueil. "Mon Dieu, dit-elle, j'aimerais mieux des
+coups que rien. Rien, c'est ce qu'il y a de plus affreux au monde, mais
+c'est mon expiation." Et elle ajoute, n'oubliant jamais que la douleur
+doit etre un auxiliaire, un adjuvant de la litterature: "Alfred, je vais
+faire un livre. Tu verras que mon ame n'est pas corrompue; car ce livre
+sera une terrible accusation contre moi. Saints du ciel, vous avez peche,
+vous avez souffert!"
+
+Elle veut mourir, elle voit s'entr'ouvrir la tombe de sa jeunesse et de
+ses amours. Tout au plus s'accorde-t-elle quatre jours encore, avant que
+sonne l'heure fatale. "Et que serai-je ensuite? Triste spectre, sur quelle
+rive vas-tu errer et gemir? Greves immenses, hivers sans fin! Il faut plus
+de courage pour franchir le seuil de la vie des passions et pour entrer
+dans le calme du desespoir que pour avaler la cigue. Oh! mes enfants, vous
+ne saurez jamais combien je vous aime. Pourquoi m'avez-vous reveillee, o
+mon Dieu, quand je m'etendais avec resignation sur cette couche glacee?
+Pourquoi avez-vous fait repasser devant moi ce fantome de mes nuits
+brulantes, ange de mort, amour funeste, o mon destin, sous la figure d'un
+enfant blond et delicat? Oh! que je t'aime encore, assassin! Que tes
+baisers me brulent donc vite, et que je meure consumee! Tu jetteras mes
+cendres au vent. Elles feront pousser des fleurs qui te rejouiront."
+
+Voici le paroxysme du mal d'aimer; nous touchons aux ultimes confins de la
+passion, tout pres des regions de la folie: "O mes yeux bleus, vous ne me
+regarderez plus! Belle tete, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te
+voiler d'une douce langueur. Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous
+etendrez plus sur moi, comme Elisee sur l'enfant mort, pour me ranimer.
+Vous ne me toucherez plus la main, comme Jesus a la fille de Jaire, en
+disant: "Petite fille, leve toi." Adieu, mes cheveux blonds, adieu, mes
+blanches epaules, adieu, tout ce que j'aimais, tout ce qui etait a moi.
+J'embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et
+les rochers dans les forets en criant votre nom, et, quand j'aurai reve le
+plaisir, je tomberai evanouie sur la terre humide."
+
+A nuit close, en plein jour, elle est en proie u l'idee fixe, elle voit
+sans cesse un profil divin, toujours le meme, qui se dessine entre son
+oeil et la muraille. Sur les epaules de ses interlocuteurs elle apercoit
+une tete qui n'est pas la leur, la tete de l'aime. Cette image la hante,
+la possede: "Quelle fievre avez-vous fait passer dans la moelle de mes os,
+esprits de la vengeance celeste? Quel mal avais-je fait aux anges du ciel
+pour qu'ils descendissent sur moi et pour qu'ils missent en moi, pour
+chatiment, un amour de lionne? Pourquoi mon sang s'est-il change en feu et
+pourquoi ai-je connu, au moment de mourir, des embrassements plus fougueux
+que ceux des hommes? Quelle furie t'anime donc contre moi, toi qui me
+pousses du pied dans le cercueil, tandis que ta bouche s'abreuve de mon
+corps et de ma chair? Tu veux donc que je me tue? Tu dis que tu me le
+defends, et cependant que deviendrai-je loin de toi, si cette flamme
+continue a me ronger? Si je ne puis passer une nuit sans crier apres toi
+et me tordre dans mon lit, que ferai-je quand je t'aurai perdu pour
+toujours? Palirai-je comme une religieuse devoree par les desirs?
+Deviendrai-je folle, et reveillerai-je les hotes des maisons par mes
+hurlements? Oh! tu veux que je me tue!"
+
+Est-il rien dans la litterature d'imagination qui soit plus dechirant que
+ce _Journal_ veridique et vecu? Phedre, Didon, _la Religieuse portugaise_
+ont-elles plus desesperement gemi ou crie leur amour? Qui la retient
+encore, au bord de l'abime, "dans ces heures feroces ou elle voudrait
+arracher son coeur et le devorer"? Il ne subsiste, desormais, de sain dans
+son etre que le recoin mysterieux de la tendresse maternelle: "O mon fils,
+mon fils, je veux que tu lises ceci un jour et que tu saches combien je
+t'ai aime. O mes larmes, larmes de mon coeur, signez cette page, et que
+les siennes retrouvent un jour vos larmes aupres de son nom!"
+
+Ce _Journal_, en effet, que George Sand ne voulut jamais publier, fut
+classe parmi ses papiers intimes, et n'a ete edite ni par son fils ni par
+ses heritiers, alors meme que la correspondance fut recueillie en volumes
+et qu'ensuite on livra tres legitimement a la curiosite litteraire du
+public les lettres adressees a Alfred de Musset. Ces lettres, qui
+provoquerent vers 1840 un echange de recriminations et, de reclamations
+entre _Lui et Elle_, sont finalement restees aux mains de George Sand.
+Elle faillit les donner au libraire apres la mort de Musset, mais elle en
+fut dissuadee par Sainte-Beuve. Nous n'y trouvons que de trop rares
+indications sur la reconciliation du mois de janvier 1835, lorsque George
+Sand ecrivait victorieusement a Tattet, le 14: "Alfred est redevenu mon
+amant", de meme que sur la rupture definitive du mois suivant. Nous
+n'avons guere, pour penetrer le secret, qu'une lettre de la malheureuse a
+celui qu'elle ne peut retenir: "Eh bien! oui, s-ecrie-t-elle, tu es jeune,
+tu es poete, tu es dans ta beaute et dans ta force... Moi, je vais mourir,
+adieu, adieu. Je ne veux pas te quitter, je ne veux pas te reprendre, je
+ne veux rien, rien! J'ai les genoux par terre et les reins brises. Qu'on
+ne me parle de rien! Je veux embrasser la terre et pleurer. Je ne t'aime
+plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux
+pas m'en passer. Il n'y aurait qu'un coup de foudre d'en haut qui pourrait
+me guerir en m'aneantissant. Adieu, reste, pars, seulement ne dis pas que
+je ne souffre pas: il n'y a que cela qui puisse me faire souffrir
+davantage. Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frere, mon sang,
+allez-vous-en, mais tuez-moi en partant."
+
+Alfred de Musset, dans un acces de delire, avait menace de la tuer. Le
+lendemain, en annoncant son depart et en sollicitant chez elle une supreme
+entrevue de quelques instants, il ajoute: "Ne t'effraie pas, je ne suis de
+force a tuer personne ce matin." Elle lui avait renvoye ce qu'il avait
+laisse quai Malaquais, ce qu'il appelle "les oripeaux des anciens jours de
+joie." Pour l'apitoyer peut-etre, il l'avertit qu'il a retenu sa place
+dans la malle-poste de Strasbourg, mais il lui adresse auparavant l'adieu
+de Stenio a Lelia: "Il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton Stenio; il
+est a tes cotes, il assiste a toutes tes douleurs; ses yeux trempes de
+larmes veillent sur tes nuits silencieuses." Et il lui raconte une maniere
+de reve, une hallucination symbolique: "Moi, je me disais: Voila ce que je
+ferai; je la prendrai avec moi pour aller dans une prairie, je lui
+montrerai les feuilles qui poussent, les fleurs qui s'aiment, le soleil
+qui rechauffe tout dans l'horizon plein de vie; je l'asseoirai sur du
+jeune chaume, elle ecoutera et elle comprendra bien ce que disent tous ces
+oiseaux, toutes ces rivieres, avec les harmonies du monde; elle
+reconnaitra tous ces milliers de freres, et moi pour l'un d'entre eux.
+Elle me pressera sur son coeur, elle deviendra blanche comme un lis, et
+elle prendra racine dans la seve du monde tout-puissant."
+
+Un autre jour, il envoie, encore a la veille de partir, ces deux lignes
+sans signature: "_Senza veder, e senza parlar, toccar la mano d'un pazzo
+che parte domani_ (sans se voir, sans se parler, serrer la main d'un fou
+qui part demain)." Elle lui repond, et c'est la lettre qui pose la pierre
+tombale sur leur amour, a la fin de fevrier: "Non, non, c'est assez,
+pauvre malheureux, je t'ai aime comme un fils, c'est un amour de mere,
+j'en saigne encore. Je te plains, je te pardonne tout, mais il faut nous
+quitter. J'y deviendrais mechante. Tu dis que cela vaudrait mieux, et que
+je devrais te souffleter quand tu m'outrages. Je ne sais pas lutter. Dieu
+m'a faite douce, et cependant fiere. Mon orgueil est brise a present, et
+mon amour n'est plus que de la pitie. Je te le dis, il faut en guerir.
+Sainte-Beuve a raison. Ta conduite est deplorable, impossible! Mon Dieu, a
+quelle vie vais-je te laisser! l'ivresse, le vin! les filles, et encore et
+toujours! Mais, puisque je ne peux plus rien pour t'en preserver, faut-il
+prolonger cette honte pour moi et ce supplice pour toi-meme? Mes larmes
+t'irritent, ta folle jalousie a tout propos, au milieu de tout cela! Plus
+tu perds le droit d'etre jaloux, plus tu le deviens! Cela ressemble a une
+punition de Dieu sur ta pauvre tete. Mais mes enfants a moi, oh! mes
+enfants, mes enfants, adieu, adieu, malheureux que tu es, mes enfants, mes
+enfants!" Dans cette crise de lassitude amoureuse ou d'angoisse maternelle,
+elle executa la resolution dont il parlait toujours, sans l'accomplir. Ce
+fut elle qui se deroba clandestinement, en brisant la chaine trop lourde.
+Le 6 mars, elle ecrit a Jules Boucoiran, complice de son evasion: "Mon ami,
+aidez-moi a partir aujourd'hui. Allez au courrier a midi et retenez moi
+une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu'il faut faire.
+Cependant, si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car
+j'aurai bien de la peine a tromper l'inquietude d'Alfred, je vais vous
+l'expliquer en quatre mots. Vous arriverez a cinq heures chez moi et, d'un
+air empresse et affaire, vous me direz que ma mere vient d'arriver, qu'elle
+est tres fatiguee et assez serieusement malade, que sa servante n'est pas
+chez elle, qu'elle a besoin de moi tout de suite et qu'il faut que j'y
+aille sans differer. Je mettrai mon chapeau, je dirai que je vais revenir
+et vous me mettrez en voiture. Venez chercher mon sac de nuit dans la
+journee. Il vous sera facile de l'emporter sans qu'on le voie et vous le
+porterez au bureau. Adieu, venez tout de suite, si vous pouvez. Mais si
+Alfred est a la maison, n'ayez pas l'air d'avoir quelque chose a me dire.
+Je sortirai dans la cuisine pour vous parler."
+
+Il en fut comme il etait convenu. Trois jours apres, le 9 mars, elle ecrit
+a Boucoiran, de Nohant ou elle va pour la quatrieme fois depuis son retour
+de Venise: "J'ai fait ce que je devais faire. La seule chose qui me
+tourmente, c'est la sante d'Alfred. Donnez-moi de ses nouvelles, et
+racontez-moi, sans y rien changer et sans en rien attenuer, l'indifference,
+la colere ou le chagrin qu'il a pu montrer en recevant la nouvelle de mon
+depart." Et, dans un autre passage de la meme lettre: "Je vais me mettre a
+travailler pour Buloz. Je suis tres calme." Elle n'etait point aussi calme
+qu'elle le veut dire; car elle eut une crise hepatique qui lui couvrit
+tout le corps de taches et la mit en danger de mort. Puis le travail la
+reprit et l'absorba, tandis que Musset cherchait l'oubli dans ses plaisirs
+habituels, le vin et les filles. Le drame intime est termine; la
+litterature reconquiert ses droits. George Sand orientera sa vie vers
+d'autres pensees et d'autres desirs. Alfred de Musset, en ses jours de
+repit, epanchera ses souvenirs et ses rancoeurs dans les strophes
+admirables des _Nuits_ et la _Confession d'un enfant du siecle_. _Elle_ et
+_Lui_ auront trouve, daus la mutuelle souffrance, un aliment pour leur
+genie. Sur les ruines de cet amour va croitre et s'epanouir la luxuriante
+floraison des chefs-d'oeuvre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+INFLUENCE POLITIQUE: MICHEL (DE BOURGES).
+
+
+Retiree a Nohant, et resolue a se soustraire a l'affection troublante et
+tumultueuse d'Alfred de Musset, George Sand recouvre, apres une violente
+secousse, la serenite de son jugement. Elle ne traine pas derriere soi ce
+cortege de rancunes ou de haines qui encombre trop souvent les lendemains
+de l'amour, jusqu'a transformer en mortels ennemis ceux qui s'etaient jure
+une tendresse eternelle. Comme Boucoiran, dans une de ses lettres,
+s'exprimait sur le compte de Musset avec une amertume dedaigneuse, elle
+lui ecrit tout net, le 15 mars 1835: "Mon ami, vous avez tort de me parler
+d'Alfred. Ce n'est pas le moment de m'en dire du mal, et si ce que vous en
+pensez etait juste, il faudrait me le taire. Mepriser est beaucoup plus
+penible que regretter. Au reste ni l'un ni l'autre ne m'arrivera. Je ne
+puis regretter la vie orageuse et miserable que je quitte, je ne puis
+mepriser un homme que sous le rapport de l'honneur je connais aussi bien.
+J'ai bien assez de raisons de le fuir, sans m'en creer d'imaginaires. Je
+vous avais prie seulement de me parler de sa sante et de l'effet que lui
+ferait mon depart. Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montre
+aucun chagrin. C'est tout ce que je desirais savoir, et c'est ce que je
+puis apprendre de plus heureux. Tout mon desir etait de le quitter sans le
+faire souffrir. S'il en est ainsi, Dieu soit loue. Ne parlez de lui avec
+personne, mais surtout avec Buloz. Buloz juge fort a cote de toutes choses,
+et de plus il repete immediatement aux gens le mal qu'on dit d'eux et
+celui qu'il en dit lui-meme. C'est un excellent homme et un dangereux ami.
+Prenez-y garde, il vous ferait une affaire serieuse avec Musset, tout en
+vous encourageant a mal parler de lui. Je me trouverais melee a ces
+cancans et cela me serait odieux. Ayez une reponse prete a toutes les
+questions: "Je ne sais pas." C'est bientot dit et ne compromet
+personne."
+
+La meme circonspection, que George Sand recommande a Boucoiran, est mise
+par elle en pratique dans l'_Histoire de ma Vie_. On s'est etonne qu'elle
+y mentionnat a peine le nom d'Alfred de Musset, a qui elle avait adresse
+les trois premieres _Lettres d'un Voyageur_. Pourquoi ce silence obstine
+dans l'autobiographie officielle ecrite par George Sand? Etait-elle, aux
+environs de la cinquantieme annee, embarrassee de revenir sur un episode
+d'amour, vieux de vingt ans? Alfred de Musset lui semblait-il, dans les
+_Nuits_ et la _Confession d'un enfant du siecle_, avoir epuise le sujet?
+Craignait-elle d'engager une polemique et de susciter des recriminations?
+Voici l'insuffisante explication qu'elle donne, a la fin du chapitre VI de
+la cinquieme partie de l'_Histoire de ma Vie_: "Des personnes dont j'etais
+disposee a parler avec toute la convenance que le gout exige, avec tout le
+respect du a de hautes facultes, ou tous les egards auxquels a droit tout
+contemporain, quel qu'il soit; des personnes enfin qui eussent du me
+connaitre assez pour etre sans inquietude, m'ont temoigne, ou fait
+exprimer par des tiers, de vives apprehensions sur la part que je comptais
+leur faire dans ces memoires. A ces personnes-la je n'avais qu'une reponse
+a faire, qui etait de leur promettre de ne leur assigner aucune part,
+bonne ou mauvaise, petite ou grande, dans mes souvenirs. Du moment
+qu'elles doutaient de mon discernement et de mon savoir-vivre dans un
+ouvrage tel que celui-ci, je ne devais pas songer a leur donner confiance
+en mon caractere d'ecrivain, mais bien a les rassurer d'une maniere
+spontanee et absolue par la promesse de mon impartialite."
+
+Au premier rang de ces _personnes_ qu'elle a connues, "meme d'une
+maniere particuliere," et dont elle ne parlera pas, se trouve Alfred de
+Musset. En rentrant a Nohant apres la rupture, elle s'etait promis de
+garder le silence sur leur amour defunt. Elle ne se departira de cette
+attitude qu'un quart de siecle plus tard, assez malencontreusement
+d'ailleurs, pour publier _Elle et Lui_, au lendemain meme de la mort du
+poete.
+
+D'autres sympathies, d'autres aspirations vont l'envahir et la posseder.
+Elles s'incarneront en un personnage nouveau, dont le nom figure la
+premiere fois dans une lettre qu'elle adresse, le 17 avril 1835, a son
+frere Hippolyte Chatiron: "J'ai fait connaissance avec Michel, qui me
+parait un gaillard solidement trempe pour faire un tribun du peuple. S'il
+y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le
+connais-tu?" Michel (de Bourges) sera l'inspirateur politique de George
+Sand, l'ame de ses romans humanitaires, en meme temps que son avocat dans
+le proces en separation de corps contre Casimir Dudevant. Le dissentiment
+conjugal, en effet, ne tardera pas a se produire a la barre des tribunaux.
+Des vengeances de domestiques congedies, et particulierement d'une
+certaine femme de chambre, Julie, qui menait Solange a coups de verges
+durant l'absence de la mere, aigrirent la debonnairete sournoise et lache
+de M. Dudevant. Ayant du gout pour ce qu'on a appele les amours
+ancillaires et ce qu'un realiste nommerait "les poches grasses," il
+correspondit avec la Julie, apres qu'elle eut quitte son service. "Je ne
+prevoyais pas, relate George Sand dans l'_Histoire de ma Vie_, que mes
+tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir a des orages. Il y en
+avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus, depuis que nous nous
+etions faits independants l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais passe
+a Venise, M. Dudevant m'avait ecrit sur un ton de bonne amitie et de
+satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfants, et
+m'engageant meme a voyager pour mon instruction et ma sante." De vrai, il
+aimait mieux, suivant le train de ses vulgaires habitudes, que sa femme
+fut au loin qu'a Nohant. Il livrait la maison et Solange a la direction
+des domestiques, et laissait toute latitude a George Sand, pourvu qu'elle
+ne lui demandat pas d'argent et vecut du produit de sa plume. Des
+difficultes d'ordre financier surgirent entre eux, des le printemps de
+1835. A ce sujet, elle ecrit, le 20 mai, a Alexis Duteil: "Ma profession
+est la liberte, et mon gout est de ne recevoir ni grace ni faveur de
+personne, meme lorsqu'on me fait la charite avec mon argent. Je ne serais
+pas fort aise que mon mari (qui subit, a ce qu'il parait, des influences
+contre moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout
+aux yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir
+me faire rendre ce temoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou de
+mauvais, qu'il n'ait autorise ou souffert." Casimir Dudevant appartenait a
+ce genre trop commun d'hommes supremement illogiques, definis par George
+Sand dans une lettre du mois de juin 1835, "qui ne veulent plus de femmes
+devotes, qui ne veulent pas encore de femmes eclairees, et qui veulent
+toujours des femmes fideles." Sur ce dernier point, il devait avoir perdu
+certaines illusions.
+
+Quel ressort d'energie morale n'y eut-il pas cependant, a cote de maintes
+defaillances de l'imagination ou des sens, chez celle qui, inspiree par la
+tendresse maternelle, ecrivait a son fils Maurice, le 18 juin de la meme
+annee, cette admirable lettre, guide de la conscience et regle du devoir:
+
+"Travaille, sois fort, sois fier, sois independant, meprise les petites
+vexations attribuees a ton age. Reserve ta force de resistance pour des
+actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps viendront.
+Si je n'y suis plus, pense a moi qui ai souffert, et travaille gaiement.
+Nous nous ressemblons d'ame et de visage. Je sais des aujourd'hui quelle
+sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi bien des douleurs profondes,
+j'espere pour toi des joies bien pures. Garde en toi le tresor de la
+bonte. Sache donner sans hesitation, perdre sans regret, acquerir sans
+lachete. Sache mettre dans ton coeur le bonheur de ceux que tu aimes a la
+place de celui qui te manquera! Garde l'esperance d'une autre vie, c'est
+la que les meres retrouvent leurs fils. Aime toutes les creatures de Dieu;
+pardonne a celles qui sont disgraciees; resiste a celles qui sont iniques;
+devoue-toi a celles qui sont grandes par la vertu. Aime-moi! je
+t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si nous ne sommes
+pas appeles a ce bonheur (le plus grand qui puisse m'arriver, le seul qui
+me fasse desirer une longue vie), tu prieras Dieu pour moi, et, du sein de
+la mort, s'il reste dans l'univers quelque chose de moi, l'ombre de ta
+mere veillera sur toi.
+
+"Ton amie.
+
+"George."
+
+Avant la fin de la meme annee, et alors que son affection pour ses enfants
+semblait l'incliner aux mesures de conciliation et de paix, George Sand
+prit la resolution d'introduire une instance en separation de corps. Elle
+en avertit sa mere, par une lettre ecrite de Nohant le 25 octobre 1835,
+qui debute ainsi: "Ma chere maman, je vous dois, a vous la premiere,
+l'expose de faits que vous ne devez point apprendre par la voie publique.
+J'ai forme une demande en separation contre mon mari. Les raisons en sont
+si majeures, que, par egard pour lui, je ne vous les detaillerai pas.
+J'irai a Paris dans quelque temps, et je vous prendrai vous-meme pour juge
+de ma conduite." Elle ne dit pas a sa mere, mais il importe de rechercher
+quels evenements l'avaient induite a entamer cette lutte, alors qu'elle
+sortait a peine de sa liaison tourmentee avec Alfred de Musset.
+
+Durant les sejours que George Sand fit a Nohant apres le voyage de Venise,
+elle eut avec son mari, sinon des explications decisives, du moins des
+scenes penibles devant temoins. M. Dudevant etait un homme etrange, exempt
+de dignite morale. Il n'avait cesse d'ecrire a sa femme, et meme en termes
+affectueux, tandis qu'elle cohabitait avec Musset, puis avec Pagello; il
+avait invite celui-ci a venir passer quelques jours a la campagne. Bref,
+il acceptait la situation qui lui etait faite, mais il prenait sa revanche
+dans les menues choses de la vie. Sous l'excitation du vin ou de l'alcool,
+il tempetait a table, brusquait Solange, et, pour une bouteille cassee que
+George Sand commandait de remplacer, il defendait aux domestiques, devant
+les convives etonnes, de recevoir d'autres ordres que les siens. "Je suis
+le maitre," aimait-il a repeter. En tous cas, il avait fort mal gere ses
+affaires. Son patrimoine etait dissipe, et deja il entamait la fortune de
+sa femme. Elle proposa et il accueillit une separation a l'amiable, qui
+reglerait leurs interets materiels. George Sand aurait Nohant; Casimir
+l'hotel de Narbonne, a Paris. Solange serait elevee par sa mere, les
+vacances de Maurice se partageraient entre ses parents. Enfin, comme M.
+Dudevant n'avait plus que 1.200 francs de rente, sa femme se chargeait de
+lui fournir une pension supplementaire de 3.800 francs, en meme temps
+qu'elle assumait les autres obligations qui incombaient a la communaute.
+
+Cette convention devait etre executee a dater du 11 novembre 1835. Elle
+avait recu l'assentiment des deux parties, l'approbation de divers hommes
+de loi, notamment de Michel (de Bourges) dont George Sand prenait les
+conseils. Deux amis communs, Fleury et Planet, les avaient mis en
+relations, et il allait devenir pour elle plus et mieux qu'un avocat.
+
+Voici comment l'_Histoire de ma Vie_ relate leur premiere rencontre, en
+lui conservant ce pseudonyme transparent d'Everard qui figure dans les
+_Lettres d'un Voyageur_: "Arrivee a l'auberge de Bourges, je commencai par
+diner, apres quoi j'envoyai dire a Everard par Planet que j'etais la, et
+il accourut. Il venait de lire _Lelia_, et il etait _toque_ de cet
+ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le
+consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes idees." L'entretien,
+commence a sept heures du soir, se prolongea jusqu'a quatre heures du
+matin, par une promenade a travers les rues silencieuses et endormies. Ce
+ne fut guere qu'un monologue. Michel etait un merveilleux, un intarissable
+causeur. Fils d'un republicain qui mourut en 1799 sous les coups de la
+reaction royaliste, il fut eleve par sa mere dans le culte et l'amour de
+la Revolution. En 1835, il avait trente-sept ans et comptait deja les plus
+brillants succes a la barre. Sur l'ame mobile et ardente de George Sand,
+il exerca d'instinct, encore que plus tard elle ait voulu s'en defendre,
+une reelle fascination. Que dit-il donc, et comment, pour que la conquete
+fut si rapide? "Tout et rien, explique-t-elle. Il s'etait laisse emporter
+par nos _dires_, qui ne se placaient la que pour lui fournir la replique,
+tant nous etions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'ecouter. Il
+avait monte d'idee en idee jusqu'aux plus sublimes elans vers la Divinite,
+et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il etait veritablement
+transfigure. Jamais parole plus eloquente n'est sortie, je crois, d'une
+bouche humaine, et cette parole grandiose etait toujours simple. Du moins
+elle s'empressait de redevenir naturelle et familiere quand elle
+s'arrachait souriante a l'entrainement de l'enthousiasme. C'etait comme
+une musique pleine d'idees qui vous eleve l'ame jusqu'aux contemplations
+celestes, et qui vous ramene sans effort et sans contraste, par un lien
+logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de
+la nature." Chez Michel (de Bourges) la seduction intellectuelle ne devait
+rien a la tromperie des agrements physiques. George Sand a trace de
+l'orateur et du politique un portrait singulierement elogieux, dans le
+sixieme chapitre des _Lettres d'un Voyageur_, ou se trouvent reunies les
+reponses qu'elle lui adressait au debut meme de leur liaison; puis, dans
+la septieme _Lettre_ a Liszt, elle l'analyse et le decrit, suivant les
+lois de la physionomonie de Lavater dont elle etait alors ferue. "Je salue,
+s'ecrie-t-elle, a l'aspect de vos spectres cheris, o mes amis! o mes
+maitres! les tresors de grandeur ou de bonte qui sont en vous, et que le
+doigt de Dieu a reveles en caracteres sacres sur vos nobles fronts! La
+voute immense du crane chauve d'Everard, si belle et si vaste, si parfaite
+et si complete dans ses contours qu'on ne sait quelle magnifique faculte
+domine en lui toutes les autres; ce nez, ce menton et ce sourcil dont
+l'energie ferait trembler si la delicatesse exquise de l'intelligence ne
+residait dans la narine, la bonte surhumaine dans le regard, et la sagesse
+indulgente dans les levres; cette tete, qui est a la fois celle d'un heros
+et celle d'un saint, m'apparait dans mes reves a cote de la face austere
+et terrible du grand Lamennais." Moins idealise, plus veridique est le
+portrait d'Everard que nous offre l'_Histoire de ma Vie_. George Sand
+affirme avoir tout d'abord observe en lui la forme extraordinaire de la
+tete. Peut-etre la phrenologie y trouvait-elle son compte, mais non pas
+l'esthetique. "Il semblait avoir deux cranes soudes l'un a l'autre, les
+signes des hautes facultes de l'ame etant aussi proeminents a la proue de
+ce puissant navire que ceux des genereux instincts l'etaient a la poupe.
+Intelligence, veneration, enthousiasme, subtilite et vastitude d'esprit
+etaient equilibres par l'amour familial, l'amitie, la tendre domesticite,
+le courage physique. Everard etait une organisation admirable. Mais
+Everard etait malade, Everard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La
+poitrine, l'estomac, le foie etaient envahis. Malgre une vie sobre et
+austere, il etait use." Et George Sand ajoute: "Ce fut precisement cette
+absence de vie physique qui me toucha profondement." Deja chez Alfred de
+Musset, elle s'etait interessee a un organisme frele; mais chez Pagello
+elle avait ete seduite par la bonne sante, l'agreable prestance et la
+vigueur musculaire. En Michel (de Bourges) elle distingua, s'il faut l'en
+croire, "une belle ame aux prises avec les causes d'une inevitable
+destruction." Cette belle ame avait une enveloppe caduque. "Le premier
+aspect d'Everard, lisons-nous dans l'_Histoire de ma Vie_, etait celui
+d'un vieillard petit, grele, chauve et voute. Le temps n'etait pas venu ou
+il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller a la mode et aller
+dans le monde... Il paraissait donc, au premier coup d'oeil, avoir
+soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en meme temps, il
+n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure pale, ses
+dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur
+admirables a travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette
+particularite de paraitre et d'etre reellement jeune et vieux tout
+ensemble." Le contraste signale se retrouvait dans l'allure de son
+intelligence. George Sand nous le represente mourant a toute heure et
+cependant debordant de vie, "parfois, dit-elle, avec une intensite
+d'expansion fatigante meme pour l'esprit qu'il a le plus emerveille et
+charme, je veux dire pour mon propre esprit." Ne va-t-elle pas, sinon
+jusqu'a la caricature, du moins jusqu'a cette ironie qui succede parfois
+aux passions hyperboliques, lorsqu'elle nous depeint sa maniere d'etre
+exterieure? "Ne paysan, il avait conserve le besoin d'aise et de solidite
+dans ses vetements. Il portait chez lui et dans la ville une epaisse
+houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et
+partout, mais, poli quand meme, il ne consentait pas a garder sa casquette
+ou son chapeau dans les appartements. Il demandait seulement la permission
+de mettre un _mouchoir_, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards
+qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en
+gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant
+ainsi, sans le savoir, de la maniere tantot la plus fantastique et tantot
+la plus pittoresque." Il est vrai que ce paysan du Danube avait le gout du
+beau linge. Sa chemise etait fine, toujours blanche et fraiche: On blamait,
+dans certains cenacles, "ce sybaritisme cache et ce soin extreme de sa
+personne." George Sand, au contraire, l'en loue comme d'une "secrete
+exquisite", et elle en profite pour faire l'eloge de l'elegance des
+manieres et de l'agrement de la toilette, qui ne sont nullement
+incompatibles avec l'ardeur des convictions democratiques. L'amour du
+peuple se concilie a merveille avec l'urbanite du langage et le souci de
+la beaute. Un democrate n'est point oblige d'etre hirsute et malpropre.
+George Sand savait gre a Michel (de Bourges) de n'etre neglige qu'en
+apparence; le dessous valait mieux que la houppelande. "La proprete,
+dit-elle, est un indice et une preuve de sociabilite et de deference pour
+nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la proprete raffinee,
+car il n'y a pas de demi-proprete." Elle ne concede aux savants, aux
+artistes ou aux patriotes--que viennent faire ici les patriotes?--ni
+l'abandon de soi-meme, ni la mauvaise odeur, ni les dents repugnantes a
+voir, ni les cheveux sales. Elle repudie ces habitudes malseantes et
+declare, en femme tres preoccupee du commerce masculin: "Il n'est point de
+si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui
+vous donne des nausees." C'est la un truisme auquel nul ne contredira.
+
+Faut-il voir chez Michel (de Bourges), comme l'a dit George Sand,
+_Robespierre en personne_. Maximilien, qu'on a justement surnomme
+l'incorruptible, fut a la fois plus elegant, plus doctrinaire et plus
+desinteresse. Les opinions de Michel varierent, comme l'importance qu'il
+attachait, selon les temps, ou n'attachait pas a son costume. Non
+seulement il fut tour a tour Montagnard et Girondin--ce qui serait
+excusable--mais les evolutions de sa pensee etaient deconcertantes: il
+s'eprenait successivement ou meme simultanement de Babeuf et de
+Montesquieu, d'_Obermann_ et de Platon, de la vie monastique et
+d'Aristote. C'etaient les soubresauts d'une imagination effervescente,
+prompte a s'engouer et a se deprendre. Il etait agite, trepidant,
+contradictoire. En cela George Sand le trouvait inquietant. Elle ne
+parvenait pas a le suivre et perdait sa trace. "J'etais forcee, dit-elle,
+de constater ce que j'avais deja constate ailleurs, c'est que les plus
+beaux genies touchent parfois et comme fatalement a l'alienation. Si
+Everard n'avait pas ete voue a l'eau sucree pour toute boisson, meme
+pendant ses repas, maintes fois je l'aurais cru ivre." Quant aux attaques
+d'adversaires acharnes qui lui reprochaient un amour du gain inne chez le
+paysan, voici la reponse indignee de George Sand: "O mon frere, on ne peut
+pas inventer de plus folle calomnie contre toi que l'accusation de
+cupidite. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en
+quoi l'argent peut etre desirable pour un homme sans vices, sans
+fantaisies, et qui n'a ni maitresses, ni cabinet de tableaux, ni
+collection de medailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d'aucun
+genre?" Elle revient sur ce sujet dans l'_Histoire de ma Vie_, alors qu'a
+distance, le charme rompu, elle essaie de resumer leurs dissidences et
+d'expliquer son refroidissement. A ses enthousiasmes defunts succede une
+impitoyable clairvoyance. Elle serait portee, sinon a bruler, tout au
+moins a ravaler et a rejeter sans merci ce qu'elle avait adore. Or elle
+defend encore, ou plutot elle excuse Michel (de Bourges). "Au milieu,
+dit-elle, de ses flottements tumultueux et de ses cataractes d'idees
+opposees, Everard nourrissait le ver rongeur de l'ambition. On a dit qu'il
+aimait l'argent et l'influence. Je n'ai jamais vu d'etroitesse ni de
+laideur dans ses instincts. Quand il se tourmentait d'une perte d'argent,
+ou quand il se rejouissait d'un succes de ce genre, c'etait avec l'emotion
+legitime d'un malade courageux qui craint la cessation de ses forces, de
+son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endette, il
+avait epouse une femme riche. Si ce n'etait pas un tort, c'etait un
+malheur. Cette femme avait des enfants, et la pensee de les depouiller
+pour ses besoins personnels etait odieuse a Everard. Il avait soif de
+faire fortune, non seulement afin de ne jamais tomber a leur charge, mais
+encore par un sentiment de tendresse et de fierte tres concevable, afin de
+les laisser plus riches qu'il ne les avait trouves en les adoptant."
+
+La politique qui avait rapproche George Sand et Michel (de Bourges) devait
+contribuer a les diviser. Convertie par lui aux doctrines democratiques,
+elle eut la tristesse de le voir s'attiedir. Il avait inculque a son eleve
+le culte des Jacobins, de ceux qu'elle appelait "mes peres, les fils de
+notre aieul Rousseau", et qui sauverent effectivement la patrie aux jours
+de l'invasion et de la Terreur, a l'encontre de l'emigration et de la
+guerre civile. Mais bientot elle devait depasser et inquieter son maitre.
+Des avant 1848, "j'etais devenue socialiste, dit-elle, Everard ne l'etait
+plus." Le dissentiment portait et sur l'ideal meme et sur la methode et la
+morale de la politique. Michel (de Bourges), que la Revolution de Fevrier
+surprendra, selon l'expression de l'_Histoire de ma Vie_, dans une phase
+de moderation un peu dictatoriale, serait comme l'ancetre de
+l'opportunisme. A defaut du mot, il pratiqua la chose. Ses principes de
+justice ne repugnaient pas a flechir et a supporter des compromissions,
+qui revoltent l'ame genereuse, un peu chimerique, de George Sand. "En meme
+temps, ecrit-elle, qu'Everard concevait un monde renouvele par le progres
+moral du genre humain, il acceptait en theorie ce qu'il appelait les
+necessites de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge
+meme, les concessions sans sincerite, les alliances sans foi, les
+promesses vaines. Il etait encore de ceux qui disent que qui veut la fin
+veut les moyens. Je pense qu'il ne reglait jamais sa conduite personnelle
+sur ces deplorables errements de l'esprit de parti, mais j'etais affligee
+de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement inevitables."
+Michel (de Bourges) avait l'amour de l'autorite, l'humeur tyrannique. Si
+nous en croyons George Sand, "c'etait le fond, c'etait les entrailles
+memes de son caractere, et cela ne diminuait en rien ses hontes et ses
+condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre
+heureux." Singuliere contre-facon du bonheur, qui consiste en la
+spoliation de la liberte! Ce fut le malheur de Michel (de Bourges)
+d'aspirer a une sorte de despotisme democratique ou il eut tenu l'emploi
+de dictateur. George Sand, apitoyee sur les deboires d'une ambition qui
+fut sterile pour la cause revolutionnaire, lui dediera cette oraison
+funebre: "Il a passe sur la terre comme une ame eperdue, chassee de
+quelque monde superieur, vainement avide de quelque grande existence
+appropriee a son grand desir. Il a dedaigne la part de gloire qui lui
+etait comptee et qui eut enivre bien d'autres. L'emploi borne d'un talent
+immense n'a pas suffi a son vaste reve."
+
+En 1835, la cliente n'entrevoyait point les defauts de son avocat. Elle
+quitta Bourges, subjuguee, fascinee, et le lendemain elle recut a son
+reveil "une lettre enflammee du meme souffle de proselytisme qu'il
+semblait avoir epuise dans la veillee deambulatoire a travers les grands
+edifices blanchis par la lune et sur le pave retentissant de la vieille
+cite endormie." Une correspondance s'ensuivit, dont nous retrouvons une
+part, due a George Sand, dans les _Lettres d'un Voyageur_. Ils allaient
+d'ailleurs se rejoindre a Paris. Michel (de Bourges) plaidait dans le
+proces d'avril, le _proces monstre_, qui se deroula devant la Chambre
+des pairs et qui mettait aux prises la Monarchie et la Republique. C'etait
+le va-tout du gouvernement de Louis-Philippe.
+
+George Sand, habillee en homme, assista a l'audience du 20 mai, ou elle
+penetra en compagnie d'Emmanuel Arago. Chaque soir, le petit cenacle,
+moitie litteraire, moitie politique, se reunissait dans le logement du
+quai Malaquais. Ou bien, apres un diner frugal dans un modeste restaurant,
+on allait se promener, soit en bateau sur la Seine, soit le long des
+boulevards. Une de ces promenades exerca une influence decisive sur
+l'imagination et la foi de George Sand. C'etait au sortir du
+Theatre-Francais. Par une nuit magnifique, elle ramenait Michel (de
+Bourges) a son domicile du quai Voltaire. Planet les accompagnait. Entre
+eux trois, la question sociale fut serieusement posee. On discuta
+l'hypothese du partage des biens, et George Sand, devenue conservatrice ou
+du moins moderee quand elle ecrit l'_Histoire de ma Vie_, ajoute ce
+commentaire et cette retractation: "J'entendais, moi, le partage des biens
+de la terre d'une facon toute metaphorique; j'entendais reellement par la
+la participation au bonheur, due a tous les hommes, et je ne pouvais pas
+m'imaginer un depecement de la propriete qui n'eut pu rendre les hommes
+heureux qu'a la condition de les rendre barbares." C'est alors que Michel
+(de Bourges), presse par ses deux interlocuteurs, exposa son systeme. Ils
+etaient sur le pont des Saints-Peres, non loin du chateau brillamment
+illumine. Il y avait bal a la cour, tandis que sur le quai trois
+reformateurs changeaient la face du monde. "On voyait, dit George Sand, le
+reflet des lumieres sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait
+le son des instruments qui passait par bouffees dans l'air charge de
+parfums printaniers, et que couvrait a chaque instant le roulement des
+voitures sur la place du Carrousel. Le quai desert du bord de l'eau, le
+silence et l'immobilite qui regnaient sur le pont contrastaient avec ces
+rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'etais tombee dans la
+reverie, je n'ecoutais plus le dialogue entame, je ne me souciais plus de
+la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues
+melodies, des doux reflets de la lune meles a ceux de la fete royale."
+
+Cependant, parmi les objections stimulantes de Planet, Michel (de Bourges)
+deduisait son plan de regeneration sociale, derive de Babeuf ou emprunte a
+Jean-Jacques. Et comme George Sand, tiree de sa songerie, alleguait les
+droits et les devoirs d'une societe civilisee, le tribun refit a la
+moderne la prosopopee de Fabricius. "La civilisation, s'ecria-t-il
+courrouce et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui,
+voila le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que
+pour rajeunir et renouveler votre societe corrompue, il faut que ce beau
+fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit reduit en cendres, et
+que cette vaste cite ou plongent vos regards, soit une greve nue, ou la
+famille du pauvre promenera la charrue et dressera sa chaumiere!"
+
+Tout le discours continua sur ce ton, avec de grands eclats de voix et de
+larges gestes qui enveloppaient l'espace et foudroyaient la tyrannie.
+George Sand resume ainsi cette harangue d'une austerite lacedemonienne,
+qui attestait un usage immodere du _Conciones_ et la lecture assidue de
+Plutarque. "Ce fut une declamation horrible et magnifique contre la
+perversite des cours, la corruption des grandes villes, l'action
+dissolvante et enervante des arts, du luxe, de l'industrie, de la
+civilisation en un mot. Ce fut un appel au poignard et a la torche, ce fut
+une malediction sur l'impure Jerusalem et des predictions apocalyptiques;
+puis, apres ces funebres images, il evoqua le monde de l'avenir comme il
+le revait en ce moment-la, l'ideal de la vie champetre, les moeurs de
+l'age d'or, le paradis terrestre florissant sur les ruines fumantes du
+vieux monde par la vertu de quelque fee."
+
+Deux heures sonnerent a l'horloge du chateau, et George Sand profita d'une
+pause de l'orateur pour hasarder, non pas un argument contraire, mais une
+approbation un tantinet ironique. Il se recria. A son tour, elle prit la
+parole en faveur de l'art, plaida pour la Republique athenienne contre la
+Republique Spartiate. Le demagogue ne fut pas convaincu. "Il etait hors de
+lui, raconte son interlocutrice; il descendit sur le quai en declamant, il
+brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations
+tellement _seditieuses_ que je ne comprends pas comment il ne fut ni
+remarque, ni entendu, ni _ramasse_ par la police. Il n'y avait que lui au
+monde qui put faire de pareilles excentricites sans paraitre fou et sans
+etre ridicule."
+
+Comme George Sand, ebranlee et lasse, s'eloignait avec Planet, Michel (de
+Bourges) s'apercut qu'il plaidait tout seul, devant un auditoire
+imaginaire. Il courut, rejoignit les fugitifs, leur fit une scene violente,
+s'offrant a les persuader s'ils lui accordaient encore quelques heures
+d'audience jusqu'a l'aurore, puis les menacant de ne jamais les revoir
+s'ils le quittaient avant qu'il eut acheve sa demonstration. Et George
+Sand observe: "On eut dit d'une querelle d'amour, et il ne s'agissait
+pourtant que de la doctrine de Babeuf." Mais, pour un idealiste, pour un
+semeur d'esperance dans les sillons de l'avenir, qu'y a-t-il de plus
+seduisant que cette recherche d'un monde meilleur, que la conception d'une
+humanite regeneree? George Sand en ira querir les origines, les premiers
+germes dans la Boheme de Jean Huss, de meme que Jean-Jacques en a dessine
+les lineaments dans son _Contrat social_. Certes les utopies de Michel (de
+Bourges) valaient mieux que la vulgarite de nos resignations egoistes ou
+serviles. Il plaidait avec conscience toutes les causes qu'il accueillait,
+la these des revendications de la democratie integrale aussi bien que la
+realite, plus contingente, des doleances conjugales de George Sand. Ce
+dernier proces etait plus facile a gagner devant la justice humaine que
+l'autre a la barre d'un insaisissable tribunal.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+LA SEPARATION DE CORPS
+
+
+Dans la neuvieme des _Lettres d'un Voyageur_, adressee au Malgache,
+c'est-a-dire a son ami Jules Neraud, George Sand exprime son degout des
+contestations judiciaires, surtout lorsqu'elles touchent aux affections
+les plus sacrees. "Ce proces, ecrit-elle, d'ou depend mon avenir, mon
+honneur, mon repos, l'avenir et le repos de mes enfants, je le croyais
+loyalement termine. Tu m'as quitte comme j'etais a la veille de rentrer
+dans la maison paternelle. On m'en chasse de nouveau, on rompt les
+conventions jurees. Il faut combattre sur nouveaux frais, disputer pied a
+pied un coin de terre..., coin precieux, terre sacree, ou les os de mes
+parents reposent sous les fleurs que ma main sema et que mes pleurs
+arroserent." Plus loin elle se demande comment poete, marquee au front
+pour n'appartenir a rien et a personne, pour mener une vie errante, elle
+s'est liee a la societe et a fait alliance avec la famille humaine. "Ce
+n'etait pas la mon lot, soupire t-elle. Dieu m'avait donne un orgueil
+silencieux et indomptable, une haine profonde pour l'injustice, un
+devouement invincible pour les opprimes. J'etais un oiseau des champs, et
+je me suis laisse mettre en cage; une liane voyageuse des grandes mers, et
+on m'a mis sous une cloche de jardin. Mes sens ne me provoquaient pas a
+l'amour, mon coeur ne savait ce que c'etait. Mon esprit n'avait besoin que
+de contemplation, d'air natal, de lectures et de melodies. Pourquoi des
+chaines indissolubles a moi?.. Et parce qu'en ecrivant des contes pour
+gagner le pain qu'on me refusait je me suis souvenu d'avoir ete malheureux,
+parce que j'ai ose dire qu'il y avait des etres miserables dans le
+mariage, a cause de la faiblesse qu'on ordonne a la femme, a cause de la
+brutalite qu'on permet au mari, a cause des turpitudes que la societe
+couvre d'un voile et protege du manteau de l'abus, on m'a declare immoral,
+on m'a traite comme si j'etais l'ennemi du genre humain!" Doutant de la
+justice d'ici-bas, elle tourne ses regards et tend ses mains vers l'autre,
+en s'ecriant: "Non! toi seul, o Dieu! peux laver ces taches sanglantes que
+l'oppression brutale fait chaque jour a la robe expiatoire de ton Fils et
+de ceux qui souffrent en invoquant son nom!... Du moins toi, tu le peux et
+tu le veux; car tu permets que je sois heureux, malgre tout, a cette heure,
+sans autre richesse que mon encrier, sans autre abri que le ciel, sans
+autre desir que celui de rendre un jour le bien pour le mal, sans autre
+plaisir terrestre que celui de secher mes pieds sur cette pierre chauffee
+du soleil. O mes ennemis! vous ne connaissez pas Dieu; vous ne savez pas
+qu'il n'exauce point les voeux de la haine! Vous aurez beau faire, vous ne
+m'oterez pas cette matinee de printemps."
+
+Entendez-la, cette plaideuse qui lutte pour la liberte, pour la possession
+de ses enfants, pour le salut de son foyer et la sauvegarde de sa dignite;
+ecoutez comme elle celebre le charme et l'allegresse de la nature en fleur:
+
+"Le soleil est en plein sur ma tete; je me suis oublie au bord de la
+riviere sur l'arbre renverse qui sert de pont. L'eau courait si limpide
+sur son lit de cailloux bleus changeants; il y avait autour des rochers de
+la rive tant et de si brillantes petites nageoires de poissons espiegles;
+les demoiselles s'envolaient par myriades si transparentes et si diaprees,
+que j'ai laisse courir mon esprit avec les insectes, avec l'onde et ses
+habitants. Que cette petite gorge est jolie avec sa bordure etroite
+d'herbe et de buisson, son torrent rapide et joyeux, avec sa profondeur
+mysterieuse et son horizon borne par les lignes douces des guerets
+aplanis! comme la traine est coquette et sinueuse! comme le merle propre
+et lustre y court silencieusement devant moi a mesure que j'avance."
+
+Quand George Sand ecrivait au Malgache ces pages exquises, en mai 1836,
+elle portait depuis pres d'un an le fardeau d'un proces auquel etait
+suspendue toute sa tendresse maternelle. Vainement des amis lui avaient
+conseille de se resigner et de "se rendre maitresse de la situation en
+devenant la maitresse de son mari." Elle repugnait a un rapprochement sans
+amour. "Une femme, dit-elle, qui recherche son mari dans le but de
+s'emparer de sa volonte, fait quelque chose d'analogue a ce que font les
+prostituees pour avoir du pain et les courtisanes pour avoir du luxe." Des
+le milieu de 1835, George Sand etait resolue a intenter l'instance en
+separation de corps. Ses relations avec Michel (de Bourges), la confiance
+qu'il lui inspirait, les soins dont elle l'entoura au cours d'une
+bronchite aigue contractee en plaidant devant la Chambre des pairs, ne
+firent que l'attacher plus etroitement a son dessein. L'ardent avocat
+avait ete condamne par cette juridiction politique a un mois de prison, en
+raison de la lettre qu'il avait redigee au nom des accuses d'avril. Il
+regagna Bourges, aussitot retabli, et George Sand, apres l'avoir suivi,
+alla passer les vacances a Nohant. La vie pour elle y devint impossible.
+M. Dudevant etait crible de dettes, incapable de faire face a ses
+engagements. Il demanda une signature a sa femme, qui ne la refusa pas.
+C'etait un vague palliatif. "Il avait achete, dit-elle, des terres qu'il
+ne pouvait payer; il etait inquiet, chagrin. Quand j'eus signe, les choses
+n'allerent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas resolu le probleme qu'il
+m'avait donne a resoudre quelques annees auparavant; ses depenses
+excedaient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part." Elle
+signala certaines friponneries flagrantes des domestiques. Il se facha,
+lui defendit de se meler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de
+commander a ses gens. Il la ruinait, et elle devait se taire.
+
+Aussi bien, apres avoir souscrit, puis rompu le contrat qui reglait leurs
+interets financiers, il ne craignit pas de se livrer aux pires outrages et
+meme a des sevices envers sa femme. Le 19 octobre 1835, survint une scene
+decisive, irreparable. Voici en quels termes Michel la relate et
+l'explique, dans la plaidoirie qu'il prononca pour George Sand devant la
+Cour de Bourges et qui fut reproduite par la _Gazette des Tribunaux_, du
+30 juillet 1836:
+
+"Les femmes seules ne sont pas capricieuses; il y a des hommes qui ont
+aussi leurs caprices. Voila que M. Dudevant veut mener la vie de garcon.
+Il fut question de proceder a l'execution du traite de fevrier, et de le
+mettre ainsi en position de satisfaire son nouveau caprice. Il y eut une
+entrevue entre les epoux. Leurs amis communs furent invites. Il y eut un
+diner. Apres le repas, on prenait le cafe. L'enfant des deux epoux,
+Maurice, demanda de la creme. "Il n'y en a plus, repondit le pere; va a la
+cuisine; d'ailleurs, sors d'ici." L'enfant, au lieu de sortir, se refugia
+aupres de sa mere; M. Dudevant insista de nouveau pour qu'il sortit, et
+madame Dudevant dit elle-meme a son fils: "Sors, puisque ton pere le
+veut." Il s'eleva alors une altercation entre les epoux, altercation dans
+laquelle l'epouse montra le plus grand calme et le mari la plus grande
+violence. Il alla meme jusqu'a dire a sa femme: "Sors, toi aussi." Il fit
+mine de la frapper; il en fut empeche par les personnes qui etaient
+presentes. Il se retira pour aller prendre son fusil, qu'on parvint a lui
+retirer des mains."
+
+Cette version n'a pas ete contredite par l'avocat de Casimir Dudevant.
+Elle est exacte de tous points et n'aggrave aucunement les faits. Ce fut
+chez cet egoiste, qui sentait qu'une partie de ses revenus allait bientot
+lui echapper, une veritable crise de folie furieuse.
+
+Les amis presents, notamment Duteil, tenterent vainement une
+reconciliation. Le lendemain, apres une nuit d'insomnie et d'angoisse,
+George Sand decida irrevocablement de ne plus vivre avec M. Dudevant et
+meme de ne plus le revoir. Elle passa cette journee, la derniere des
+vacances, en compagnie de ses enfants, dans le bois de Vavray. "Un
+endroit charmant, dit-elle, d'ou, assis sur la mousse a l'ombre des
+vieux chenes, on embrassait de l'oeil les horizons melancoliques et
+profonds de la Vallee Noire. Il faisait un temps superbe, Maurice
+m'avait aidee a deteler le petit cheval qui paissait a cote de nous. Un
+doux soleil d'automne faisait resplendir les bruyeres. Armes de couteaux
+et de paniers, nous faisions une recolte de mousse et de jungermannes
+que le Malgache m'avait demande de prendre la, au hasard, pour sa
+collection, n'ayant pas, lui, m'ecrivait-il, le temps d'aller si loin
+pour explorer la localite. Nous prenions donc tout sans choisir, et mes
+enfants, l'un qui n'avait pas vu passer la tempete domestique de la
+veille, l'autre qui, grace a l'insouciance de son age, l'avait deja
+oubliee, couraient, criaient et riaient a travers le taillis." Apres un
+gouter sur l'herbe, on rentra a la nuit tombante, et ce furent les
+adieux. M. Dudevant, qui avait eu du moins ]a pudeur de quitter Nohant,
+attendait Maurice et Solange a La Chatre pour les ramener au college et
+a la pension.
+
+George Sand consulta tout d'abord a Chateauroux son vieil ami, l'avocat
+Rollinat, qui lui conseilla une separation judiciaire; puis ils allerent
+ensemble, le jour meme, a Bourges, prendre l'avis de Michel, qui
+purgeait sa peine a la prison de ville, antique chateau des ducs de
+Bourgogne. Grace a la complaisance d'un geolier, ils s'introduisirent
+par une breche, et dans les tenebres suivirent des galeries et des
+escaliers fantastiques. Les deux avocats tomberent d'accord et
+resolurent de mener la procedure en toute hate, de maniere a deconcerter
+M. Dudevant et a profiter de son desarroi. Le 30 octobre 1835, George
+Sand, elisant domicile de droit et de fait a La Chatre chez Duteil, ami
+commun du menage, deposa devant le tribunal de cette ville une plainte
+avec demande de separation de corps, pour injures graves, sevices et
+mauvais traitements. Le 1er novembre, elle en informe madame d'Agoult,
+alors a Geneve: "Je plaide en separation contre mon epoux, qui a
+deguerpi, me laissant maitresse du champ de bataille... Je ne recois
+personne, je mene une vie monacale. J'attends l'issue de mon proces,
+d'ou depend le pain de mes vieux jours; car vous pensez bien que je
+n'amasserai jamais un denier pour payer l'hopital ou la tendresse d'un
+mari me laisserait mourir. Mais voyez! Il a eu l'heureuse idee de
+vouloir me tuer un soir qu'il etait ivre." En depit de cet isolement et
+de ses inquietudes, elle ressent une impression de soulagement physique;
+elle indique plaisamment a madame d'Agoult pourquoi le jardinier et sa
+femme ont refuse de demeurer dans la maison: "J'ai voulu en savoir le
+motif. Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit:
+"C'est que madame a une tete si laide, que ma femme, etant enceinte,
+pourrait etre malade de peur." Il s'agissait, parait-il, de la tete de
+mort que George Sand avait sur sa table.
+
+Les formalites du proces se succederent assez vite. Dudevant etait cite a
+comparaitre le 2 novembre devant le tribunal. Il ne se presenta pas. Elle
+crut donc avoir gain de cause et ecrivit le 9 novembre, de La Chatre, a
+Adolphe Gueroult, le fervent saint-simonien: "Le baron ne plaide pas, il
+demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le condamne a me
+laisser tranquille, et tout va bien. Quant a ce qu'on en pensera a Paris,
+cela m'occupe aussi peu que ce qu'on pense en Chine de Gustave Planche."
+S'adressant a un zele defenseur des droits de la femme, elle allegue sa
+dignite blessee, elle reclame l'affranchissement de son sexe et conclut:
+"L'opinion est une prostituee qu'il faut mener a grands coups de pied
+quand on a raison... Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous
+permet pas de provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous
+tueraient, ce qui leur ferait trop de plaisir. Mais nous avons la
+ressource de crier bien haut, d'invoquer trois imbeciles en robe noire,
+qui font semblant de rendre la justice, et qui, en vertu de certaine
+_bonte_ de legislation envers les esclaves menacees de mort, daignent nous
+dire: "On vous permet de ne plus aimer monsieur votre maitre, et, si la
+maison est a vous, de le mettre dehors."
+
+Cette justice, dont George Sand pensait tant de mal, allait pourtant lui
+donner satisfaction. Le 1er decembre, une decision du tribunal reconnut
+les faits allegues par la plaignante pertinents et admissibles, et lui
+permit d'en administrer la preuve. Signification de ce jugement fut faite
+au domicile legal de M. Dudevant le 2 janvier 1836, et l'audition des
+temoins commenca le 14 janvier. Le proces-verbal de leurs depositions,
+d'ailleurs probantes, ayant ete communique a la partie sans qu'il y eut de
+reponse, le 16 fevrier, sur les conclusions favorables du ministere public,
+le tribunal rendit un jugement par defaut qui declarait bien fondes et
+etablis par l'enquete les griefs de madame Dudevant. La separation de
+corps etait prononcee, un notaire commis pour proceder au partage de la
+communaute et aux reprises. Casimir Dudevant ne comparut pas chez le
+notaire. Et le 26 fevrier, George Sand, tout heureuse d'avoir la garde de
+son fils et de sa fille, mandait a madame d'Agoult: "Grace a Dieu, j'ai
+gagne mon proces et j'ai mes deux enfants a moi. Je ne sais si c'est fini.
+Mon adversaire peut en appeler et prolonger mes ennuis." M. Dudevant, en
+effet, qui des le debut de l'instance avait resigne ses fonctions de maire
+de Nohant et s'etait installe a Paris, changea soudain de tactique.
+Stimule par sa belle-mere, la baronne Dudevant, et peut-etre aussi par la
+mere d'Aurore, l'etrange madame Dupin, il interjeta, le 8 avril,
+opposition aux jugements intervenus, en invoquant des vices de procedure
+et en reclamant une contre-enquete. On plaida, les 10 et 11 mai, devant le
+tribunal de premiere instance de La Chatre. Me Michel (de Bourges) etait a
+la barre pour madame Dudevant, et Me Vergne pour le mari.
+
+L'avocat de M. Dudevant se borna a traiter le point de droit; il demanda
+la nullite de la procedure. Michel (de Bourges), au contraire, abordant le
+fond du debat, montra ce mari ivrogne, brutal, debauche, qui laissait
+toute liberte a sa femme, a la seule condition de jouir de l'integralite
+des revenus. Il etait complaisant, parce qu'il etait cupide et rapace.
+Puis, prenant la requete du 14 avril, a laquelle son confrere avait a
+peine ose faire allusion, Michel en signala les imputations ignominieuses,
+dont la plus infame rappelait l'accusation dirigee contre
+Marie-Antoinette. Il evoqua et fit sienne la fameuse reponse de la reine:
+"J'en appelle a toutes les meres." Et il s'indigna que M. Dudevant voulut
+obliger sa femme a reintegrer le domicile conjugal, apres l'avoir menacee
+de mort, mais surtout apres l'avoir epouvantablement offensee et suspectee
+des vices les plus ignobles.
+
+Le tribunal de La Chatre donna gain de cause, en droit a M. Dudevant, en
+fait a la partie adverse. L'opposition etait admise pour irregularites de
+procedure; mais, a raison des imputations diffamatoires de l'acte du 14
+avril--calomnies de servantes congediees--la separation de corps etait
+maintenue et la garde des deux enfants attribuee a la mere.
+
+George Sand atteignait-elle au terme de ses angoisses? Non pas. Il lui
+fallut encore aller en appel. Tour a tour alarmee et confiante, elle
+ecrivait le 5 mai a Franz Liszt, qui avait accompagne la comtesse d'Agoult
+a Geneve: "Mon proces a ete gagne; puis l'adversaire, apres avoir engage
+son honneur a ne pas plaider, s'est mis a manquer de parole et a oublier
+sa signature et son serment, comme des bagatelles qui ne sont plus de
+mode. Si la possession de mes enfants et la securite de ma vie n'etaient
+en jeu, vraiment ce ne serait pas la peine de les defendre au prix de tant
+d'ennuis. Je combats par devoir plutot que par necessite." Le 11 mai,
+tandis que son sort se debattait au tribunal de La Chatre, elle dormait
+profondement. On dut la reveiller a une heure de l'apres-midi, pour lui
+apprendre que Michel (de Bourges) avait fait pleurer l'auditoire et que
+son proces etait gagne. Provisoirement du moins. M. Dudevant, campe a
+Nohant, ne se souciait pas de rendre la dot de sa femme. Il voulut un
+nouvel eclat a l'audience de la Cour. George Sand, etablie a La Chatre
+chez des amis et toujours ardente au travail, etait armee pour la lutte.
+"S'il ne s'agissait que de ma fortune, ecrit-elle le 25 mai a madame
+d'Agoult, je ne voudrais pas y sacrifier un jour de la vie du coeur; mais
+il s'agit de ma progeniture, mes seules amours, et a laquelle je
+sacrifierais les sept plus belles etoiles du firmament, si je les avais."
+A aucun prix, elle n'admettait qu'on put la separer de ses enfants. Elle
+invoquait la justice et la loi, mais elle etait prete a entrer en revolte,
+si la magistrature se montrait defavorable a ses revendications. De Paris
+elle avait ramene Solange, et toutes ses dispositions etaient prises pour
+enlever Maurice, pensionnaire au college Henri IV. Elle placait les droits
+maternels au-dessus de tous autres et deniait a la societe la faculte de
+les annuler ou de les amoindrir. "La nature, s'ecrie-t-elle, n'accepte pas
+de tels arrets, et jamais on ne persuadera a une mere que ses enfants ne
+sont pas a elle plus qu'a leur pere. Les enfants ne s'y trompent pas non
+plus." Voila en quel etat d'esprit elle comparut devant la Cour de Bourges,
+dont l'opinion, au seuil des debats, lui etait plutot hostile. Une
+legende, accreditee parmi l'aristocratie et la haute bourgeoisie locales,
+la representait comme une creature extravagante et sans vergogne.
+
+Les plaidoiries occuperent les deux audiences des 25 et 26 juillet 1836.
+M. Mater, premier president, dirigeait les debats dont nous trouvons un
+compte-rendu dans les deux grands journaux judiciaires, la _Gazette des
+Tribunaux_ et le _Droit_. La curiosite publique etait violemment
+surexcitee. "Depuis longtemps, dit le chroniqueur de la _Gazette_, on
+n'avait vu une foule aussi considerable assieger les portes du Palais de
+Justice pour une affaire civile... L'auteur d'_Indiana_, de _Lelia_ et de
+_Jacques_ etait assise derriere son avocat, Me Michel (de Bourges). Des
+Parisiens ne l'auraient peut-etre pas reconnue sous ce costume de son sexe,
+accoutumes qu'ils sont a voir cette dame, dans les spectacles et autres
+lieux publics, avec des habits masculins et une redingote de velours noir,
+sur le collet de laquelle retombent en boucles ondoyantes les plus beaux
+cheveux blonds (_ils etaient bruns_) que l'on puisse voir. Elle est mise
+avec beaucoup de simplicite: robe blanche, capote blanche, collerette
+tombant sur un chale a fleurs." Est-ce bien la une toilette severe pour
+proces en separation de corps? Et le redacteur judiciaire ajoute: "Cette
+dame semble n'etre venue a l'audience que pour y trouver quelques
+eloquentes inspirations contre l'irrevocabilite des unions mal assorties."
+L'avocat de l'appelant, Me Thiot-Varennes, prit d'abord la parole. Voici
+les principaux passages de sa plaidoirie: "M. Dudevant aimait sa femme, il
+s'en croyait aime, et jusqu'en 1825 rien n'avait trouble le bonheur de
+cette union. Mais deja l'humeur inquiete, le caractere aventureux de
+madame Dudevant presageaient que cette felicite ne serait pas durable.
+Elle eprouvait un ennui profond, un degout de toutes choses. Elle croyait
+que le bonheur etait la ou il n'etait pas; elle demandait ce bonheur a
+tout; elle ne le trouvait nulle part; car son ame ardente et mobile
+n'avait pu comprendre qu'on ne saurait le gouter hors de l'accomplissement
+de ses devoirs. Un evenement malheureux vint donner carriere aux desirs
+impetueux de cette imagination exaltee et jeta l'amertume dans le coeur de
+M. Dudevant. Madame Dudevant fit un voyage a Bordeaux. Entrainee par des
+penchants qu'elle ne voulut point dominer, elle concut une passion, elle y
+ceda. M. Dudevant apprit bientot qu'il etait trahi par celle qu'il
+adorait. Il sut tout et, maitrise par son amour et par sa tendresse
+conjugale, il pardonna tout. Madame Dudevant fut touchee de cet exces de
+generosite et d'indulgence; elle ecrivit a son mari une lettre ou elle
+faisait une confession generale et l'aveu d'une faute qu'elle se
+reprochait."
+
+Me Thiot-Varennes denature le caractere de cette lettre, en nous laissant
+croire que madame Dudevant y faisait amende honorable, prenait posture de
+suppliante et "rendait justice a la bonte, a la generosite, aux soins
+prevenants, aux egards continuels de son cher Casimir." C'est alterer la
+verite plus qu'il n'est permis, meme a la barre. De vrai, il y avait entre
+les epoux une difference de gouts et de penchants, que l'avocat du mari
+presente en ces termes: "Madame Dudevant aimait avec passion la poesie,
+les beaux-arts, les entretiens litteraires et philosophiques. M. Dudevant
+avait les gouts simples de l'homme des champs, plus occupe de ses
+proprietes que de descriptions champetres. Elle etait reveuse,
+melancolique, cherchant parfois la solitude; il avait les habitudes et le
+laisser-aller d'un bon bourgeois."
+
+Il etait malaise de faire admettre a la Cour que M. Dudevant eut obei a
+l'amour conjugal en repoussant la separation, et il convenait d'invoquer
+quelque sentiment plus plausible. Me Thiot-Varennes s'y evertua sans grand
+succes, en alleguant la tendresse paternelle. "S'il n'y avait pas
+d'enfants, s'ecria-t-il, on pourrait croire que l'interet seul guide M.
+Dudevant. Mais ici, s'il resiste, s'il pardonne, s'il veut rappeler aupres
+de lui la mere de ses enfants, c'est parce qu'il songe a leur avenir. Et
+qu'on ne dise pas que les plaintes qu'il a elevees, les griefs qu'il a
+exposes rendent impossible la reunion des epoux! La loi a prevu le cas ou
+le mari offense peut poursuivre l'epouse infidele, faire constater sa
+honte, sans qu'elle puisse cependant se soustraire au joug marital; il a
+recours a la voie correctionnelle, et elle n'est pas autorisee pour cela a
+demander la separation; et meme, la separation prononcee, le mari peut la
+faire cesser en consentant a reprendre sa femme." Toute cette
+argumentation, ou intervient Jesus, homme ou Dieu, philosophe ou prophete,
+est tres fragile. On sent que M. Dudevant avait un moindre souci de
+l'honneur que de l'argent. Et son avocat, pour masquer la vulgarite du
+personnage, hasarde la peroraison pathetique: "Madame, votre mari fut
+genereux en 1825; il l'est encore, car aujourd'hui comme alors il oublie
+vos torts et il vous pardonne." Puis, venant a la question des enfants:
+"Peut-on les arracher a M. Dudevant pour les livrer a une mere qui a donne
+au monde le scandale de la vie la plus licencieuse et des preceptes les
+plus immoraux?... Vos ouvrages, madame, sont remplis de l'amertume et des
+regrets qui devorent votre coeur; ils annoncent un degout profond. Les
+tourments de l'ame vous poursuivent au milieu de votre gloire et
+empoisonnent vos triomphes. Vous avez demande le bonheur a tout, vous ne
+l'avez trouve nulle part. Eh bien! je veux vous en indiquer la route;
+revenez a votre epoux, rentrez sous ce toit ou vos premieres annees
+s'ecoulerent douces et paisibles; redevenez epouse et mere, rentrez dans
+le sentier du devoir et de la vertu; soumettez-vous aux lois de la nature.
+Hors de la, tout n'est qu'erreur et deception, et la seulement vous
+trouverez le bonheur et la paix."
+
+A cette mercuriale bourgeoise Me Michel (de Bourges) repondit, en
+invoquant les immunites du genie. Son exorde est pompeux, a la maniere
+antique: "Pourquoi cette foule empressee qui nous environne? Pourquoi
+cette reunion inaccoutumee qui se presse dans cette enceinte? Pourquoi ces
+femmes parees comme pour un jour de fete? Etes-vous appeles a deliberer
+sur une mesure d'ou depend le bonheur de l'Etat? Allez-vous donner votre
+sanction a l'un de ces edits de clemence qui font la gloire d'un regne?
+Non. Qu'est-ce donc, messieurs? Une femme veut reconquerir sa liberte
+outragee, son independance foulee aux pieds. Elle vient ici demander un
+asile pour sa vieillesse, et pour consolation aux calomnies dont on l'a
+abreuvee, ses enfants, le fruit de ses entrailles! Cette femme est la
+gloire de notre epoque; c'est le genie qui vient s'abattre de la hauteur
+de son vol dans le sanctuaire de la justice et courber son imposante
+majeste devant l'autorite sacree des lois!" Prenant alors l'offensive,
+Michel (de Bourges) reproche a M. Dudevant d'avoir rompu un traite de
+separation librement signe, d'avoir profane le domicile conjugal en y
+introduisant la debauche et la prostitution. "Il faut un arret pour le
+purifier." Et brandissant la lettre de vingt pages dont Me Thiot-Varennes
+n'avait donne que des extraits, il la lit tout entiere,--"cette lettre que
+M. Dudevant conservait comme l'arche sainte renfermant les moyens qui
+devaient nous broyer"--il y decouvre, il y souligne les preuves de
+l'innocence de sa cliente. Aux pieds des Pyrenees, dans la vallee de
+Lourdes, devant une nature grandiose, elle a consomme le sacrifice d'une
+inclination chaste.
+
+L'effet de cette lecture fut saisissant, et le redacteur de la _Gazette
+des Tribunaux_ note dans son compte-rendu: "Ce passage, ecrit a vingt ans
+avec une magie de style, un coloris brillant, digne des plus belles pages
+que l'auteur de _Jacques_ a ecrites depuis, a produit une impression
+impossible a decrire."
+
+Michel (de Bourges) poursuit victorieusement. Il rappelle les procedes
+grossiers de M. Dudevant traitant Aurore de folle, radoteuse, bete,
+stupide. Cet homme n'avait pas le talent de la divination. Il n'etait que
+cupide, "faisant a sa femme une modique pension, tandis qu'il jouissait,
+dans l'opulence et dans une vie licencieuse, sous le toit qui appartenait
+a sa femme, d'une fortune qui etait a elle." N'acceptait-il pas sa
+situation maritale, au point de mander a madame Dudevant, en decembre
+1831: "J'irai a Paris; je ne descendrai pas chez toi, parce que je ne veux
+pas te gener, pas plus que je ne veux que tu me genes?" Et l'avocat deduit
+avec force cette conclusion hardie: "Le pardon que vous offrez a votre
+femme est un outrage; c'est vous qui l'avez offensee." Il insiste sur la
+requete du 14 avril, _veritable monument de demence judiciaire_, ou sont
+articules "des faits atroces, des faits qu'aucune bouche humaine n'a ose
+repeter dans leur hideuse nudite, dans leur revoltante difformite." Cette
+epouse qu'on a accusee d'etre une Messaline, capable de depraver son fils,
+on lui offre le retour au foyer domestique. On parle de pardonner, alors
+qu'on a besoin de pardon. "N'est-ce pas vous, dit Michel (de Bourges) dans
+un bel elan oratoire, vous qui l'avez forcee a quitter le domicile
+conjugal en l'abreuvant de degouts? Vous n'etes pas seulement l'auteur des
+causes de cette absence, vous en etes l'instigateur et le complice.
+N'avez-vous pas livre votre femme, jeune et sans experience, a elle-meme?
+Ne l'avez-vous pas abandonnee? Vous ne pouvez plus dire aux magistrats:
+"Remettez dans mes mains les renes du coursier," quand vous-meme les avez
+lachees. Pour gouverner une femme, il faut une certaine puissance
+d'intelligence; et qu'etes-vous, que pretendez-vous etre, a cote de celle
+que vous avez meconnue? Quand une femme est pres de succomber, il faut
+etre capable de la relever; quand elle est faible, il faut la soutenir,
+etre capable de lui donner le bon exemple; et quel exemple pouvez-vous lui
+donner? Pouvez-vous reclamer une femme que vous avez delaissee pendant
+huit ans? Etait-elle coupable, celle qui epanchait sa belle ame tout
+entiere dans cette lettre que vous-meme venez de livrer a la publicite des
+debats? Ils etaient donc bien faibles ses torts, puisque vous etes reduit
+a les chercher dans cette lettre qui la justifie? Depuis, vous avez recu
+votre femme, vous lui avez ecrit, vous avez vecu intimement avec l'ami
+honnete et pur qui sut la respecter; vous lui avez serre la main. Pourquoi
+donc avez-vous delaisse, une epouse qui ne meritait aucun reproche?"
+
+Aucun reproche? C'est aller un peu loin; mais nous sommes a l'audience, et
+c'est un avocat qui parle. Il se lance dans les reminiscences historiques.
+Mirabeau, pour un moindre outrage, fut deboute, lorsqu'il redemandait sa
+femme au Parlement de Provence, "faisant a la face du ciel et des hommes
+amende honorable d'une jeunesse desordonnee et plus egaree que coupable."
+Dans quelles conditions M. Dudevant se presente-t-il au _sanctuaire de la
+justice_? Est-ce le coeur humilie et repentant, la tete courbee par la
+douleur et couverte d'un voile? Non, c'est l'invective a la bouche. "Et
+vous osez reclamer votre femme! continue Michel (de Bourges). Et vous osez
+appeler une necessite de la defense ces diffamations! Vous la demandez, et
+vous lui fermez le chemin de la couche nuptiale; vous la demandez, et pour
+arc-de-triomphe, dans cette maison toute pleine des souvenirs de vos
+fureurs, vous lui preparez un pilori ou vous inscrivez son deshonneur en
+caracteres indelebiles... Vous la reclamez d'une main, et de l'autre vous
+lui enfoncez un poignard dans le sein. Mais vous dites que vous la voulez;
+non, vous ne la voulez pas! Vous n'oseriez pas dire cela serieusement en
+face de la Cour. La voulez-vous avec vous, voulez-vous cohabiter avec elle,
+la garder? Dites-le, si vous l'osez!"
+
+Michel (de Bourges) couronne sa plaidoirie en refutant les griefs
+d'indignite maternelle imputes a madame Dudevant: "Parce qu'une femme cede
+aux caprices de sa lyre, aux inspirations d'un esprit createur, vous la
+croiriez incapable d'elever ses enfants?" A ce titre, il faudrait
+refuser--observe-t-il--les qualites educatrices a tant d'ecrivains de
+genie qui commirent quelque oeuvre licencieuse. Ces qualites, madame
+Dudevant les possede, comme l'atteste la lettre qu'elle adressa a son fils
+au cours du proces et qui se termine par cette adjuration: "Mon enfant,
+prie Dieu pour ton pere et pour moi."
+
+A l'audience du 26 juillet, il y eut repliques successives de Me
+Thiot-Varennes et de Me Michel (de Bourges). L'avocat de M. Dudevant fit
+un aveu qui merite d'etre retenu: "Sans doute mon client ne saurait
+promettre a son epouse un grand amour, au moins dans les premiers moments
+de la reunion. Mais le temps est un grand maitre. Plus tard M. Dudevant
+rendra a sa femme sa tendresse, quand elle en sera devenue digne." Enfin
+l'avocat general Corbin donna ses conclusions. Il constata que si les
+premiers torts pouvaient, en partie, etre rejetes sur madame Dudevant, si
+elle avait commis tout au moins un adultere moral et peut-etre quelque
+chose de plus, en revanche son mari l'avait gravement et gratuitement
+outragee par ses imputations infames et impies. En consequence, le
+ministere public tendait a l'admission de la demande en separation de
+corps et a ce que Maurice fut place sous la surveillance de son pere,
+Solange sous celle de sa mere.
+
+Apres trois quarts d'heure de delibere, la Cour rentra en seance et le
+premier president annonca que, les voix etant partagees, la cause etait
+renvoyee au lundi 1er aout, pour etre plaidee de nouveau, avec adjonction
+de trois conseillers. Dans l'intervalle, une solution amiable prevalut. M.
+Dudevant se desista de son appel, en echange d'un sacrifice d'argent
+consenti par George Sand. Elle lui concedait une rente annuelle de 5.000
+francs. Et il le reconnait implicitement dans une lettre, dite
+rectificative, qu'il adressa le 17 aout a la _Gazette des Tribunaux_. En
+voici le dernier paragraphe: "Les deux parties ont fait une transaction
+portant qu'il y aurait partage egal d'enfants et de fortune, d'apres les
+bases du traite du 15 fevrier 1835, avant le commencement du proces qui
+m'a ete intente. Ainsi je garde mon fils, et madame Dudevant sa fille."
+
+Les demeles pourtant n'etaient pas clos. On se querella encore au sujet du
+mode d'education de Maurice qui, malade, fut remis aux soins de sa mere.
+Par contre, M. Dudevant enleva de Nohant Solange, et George Sand eut
+grand'peine a la reprendre. Puis ce furent les contestations d'argent. Le
+baron ayant herite de sa belle-mere, madame Dudevant demanda, par l'organe
+de Me Chaix-d'Est-Ange, la suppression de la pension qu'elle servait sur
+les revenus de l'hotel de Narbonne. Le tribunal de la Seine, le 11 juillet
+1837, refusa de statuer au fond. Et ce fut encore une transaction qui
+intervint. En echange de l'hotel de Narbonne, M. Dudevant obtint 40.000
+francs. Il renoncait a Maurice et a Solange, sous condition qu'on les lui
+conduisit une fois l'an et que leur mere supportat la moitie des frais de
+deplacement. C'etait toujours le meme homme qui, dans la liquidation,
+reclamait, par ministere d'avoue, quinze pots de confitures et un poele en
+fer de la valeur de 1 franc 50 centimes, et qui, en 1841, revenait a la
+charge pour 125 francs. A son fils, il envoyait pour etrennes six pots de
+confitures, a partager avec sa soeur. Il devait aimer les confitures.
+
+En 1846, les epoux separes se revirent une fois, puis, l'annee suivante,
+lors du mariage de Solange, le baron vint a Nohant, et sa presence durant
+quelques heures jeta un froid. Il ne mourut qu'en 1871, apres avoir
+intente un proces a ses enfants. Sa vie s'etait partagee entre
+l'ivrognerie et la cupidite.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+L'EPOQUE DE _MAUPRAT_
+
+
+Ni les tourments du coeur ni les tracas de justice n'avaient interrompu la
+production litteraire de George Sand. Elle travaillait chaque jour, ou
+plutot chaque apres-midi et chaque nuit, avec une regularite automatique.
+Le graveur Manceau, qui vecut longtemps dans son intimite et qui
+l'expliquait un peu comme un montreur de phenomenes, si nous en croyons le
+_Journal des Goncourt_, donnait d'elle cette definition: "C'est egal qu'on
+la derange. Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre,
+vous le fermez: c'est madame Sand." Rien ne la pouvait distraire de sa
+besogne quotidienne. Bonne ou mediocre, la copie qu'elle devait fournir
+prenait le chemin de l'editeur. Ainsi, en 1836-1837, deux oeuvres fort
+inegales: _Simon_ et _Mauprat_. "Le roman de _Simon_, dit George Sand dans
+la notice, n'est pas, je crois, des mieux conduits, mais j'en avais connu
+les types, en plusieurs exemplaires dans la realite." De vrai, toute cette
+intrigue de l'avocat Simon, epousant Fiamma Faliero, fille de la comtesse,
+mais non pas du comte de Fougeres, sous les auspices de maitre Parquet et
+de sa fille Bonne, est fort ennuyeuse. Or Simon, fils de la modeste
+paysanne Jeanne Feline et neveu d'un abbe republicain, c'est l'image de
+Michel (de Bourges). George Sand, alors en pleine ferveur d'enthousiasme
+pour son defenseur, a peint ce portrait avec sollicitude: "Simon portait
+au dedans de lui-meme la lepre qui consume les ames actives lorsque leur
+destinee ne repond pas a leurs facultes. Il etait ambitieux. Il se sentait
+a l'etroit dans la vie et ne savait vers quelle issue s'envoler. Ce qu'il
+avait souhaite d'etre ne lui semblait plus, maintenant qu'il avait mis les
+deux pieds sur cet echelon, qu'une conquete derisoire hasardee sur le
+champ de l'infini. Simple paysan, il avait desire une profession eclairee;
+avocat, il revait les succes parlementaires de la politique, sans savoir
+encore s'il aurait assez de talent oratoire pour defendre la propriete
+d'une haie ou d'un sillon... Cette maladie de l'ame est commune
+aujourd'hui a tous les jeunes gens qui abandonnent la position de leur
+famille pour en conquerir une plus elevee... Il souffrait, mais non pas
+comme la plupart de ceux qui se lamentent de leur impuissance; il
+subissait en silence le mal des grandes ames. Il sentait se former en lui
+un geant, et sa frele jeunesse pliait sous le poids de cet autre lui-meme
+qui grondait dans son sein." _Simon_, roman democratique, est dedie en ces
+termes a la comtesse d'Agoult, aristocrate de naissance, republicaine de
+sentiment:
+
+"Mysterieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre petit conte.
+
+"Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique.
+
+"Madame, ne dites a personne que vous etes sa soeur.
+
+"Coeur trois fois noble, descendez jusqu'a lui et rendez-le fier.
+
+"Comtesse, soyez pardonnee.
+
+"Etoile cachee, reconnaissez-vous a ces litanies."
+
+En regard de _Simon_, et par un effet de contraste, il faut placer la
+_Marquise_, piquante nouvelle qui retrace l'aventure d'une coquette sous
+le regne de Louis XV. Voici comment, a quatre-vingts ans, elle resume sa
+liaison, qui dura plus d'un demi-siecle, avec le vicomte de Larrieux
+qu'elle avait rencontre et peut-etre aime, toute jeune veuve, tres
+consolable, de seize ans et demi:
+
+"En trois jours, le vicomte me devint insoutenable. Eh bien! mon cher, je
+n'eus jamais l'energie de me debarrasser de lui! Pendant soixante ans il a
+fait mon tourment et ma satiete. Par complaisance, par faiblesse ou par
+ennui, je l'ai supporte." En realite, la marquise n'a jamais ete touchee
+que d'une affection, platonique au demeurant, pour le comedien Lelio. Elle
+le guette, elle le suit jusque dans un cafe borgne, et alors elle le voit,
+tel qu'il est sans maquillage, loin de la rampe et des lustres: "Il avait
+au moins trente-cinq ans; il etait jaune, fletri, use; il etait mal mis;
+il avait l'air commun; il parlait d'une voix rauque et eteinte, donnait la
+main a des pleutres, avalait de l'eau-de-vie et jurait horriblement. Je ne
+retrouvais plus rien en lui des charmes qui m'avaient fascinee, pas meme
+son regard si noble, si ardent et si triste. Son oeil etait morne, eteint,
+presque stupide; sa prononciation accentuee devenait ignoble en
+s'adressant au garcon de cafe, en parlant de jeu, de cabaret et de filles.
+Sa demarche etait lache, sa tournure sale, ses joues mal essuyees de fard.
+Ce n'etait plus Hippolyte, c'etait Lelio. Le temple etait vide et pauvre;
+l'oracle etait muet; le dieu s'etait fait homme; pas meme homme, comedien."
+
+D'ou vient donc l'emotion qu'elle ressent, l'espece d'amour qui l'enchaine
+a Lelio, des qu'elle le voit en scene, jouant Rodrigue ou Bajazet? C'est,
+note-t-elle, une passion toute intellectuelle, toute romanesque. Elle aime
+en lui les heros qu'il represente, les vertus qu'il fait revivre.
+L'imagination seule est en jeu.
+
+Si la _Marquise_ ressemble a un joli pastel, _Mauprat_ est un merveilleux
+tableau de la vieille France feodale, un chef-d'oeuvre, ou de peu s'en
+faut. Les caracteres y sont traces de main de maitre. Et pourtant ce roman
+avait ete concu et commence parmi les pires angoisses du proces qui
+mettait tout en cause pour George Sand, son avenir, sa fortune, le sort de
+ses enfants. Quand _Mauprat_ parut dans la _Revue des Deux Mondes_, du 1er
+avril au 15 juin 1837, ce fut un cri d'admiration. Les exagerations
+sentimentales d'_Indiana_, de _Valentine_ et de _Jacques_, les
+declamations eloquentes de _Lelia_ cedaient la place a une intrigue
+attachante dans un decor pittoresque. La Roche-Mauprat dressait la
+redoutable image du chateau-fort occupe par des hobereaux degeneres,
+devenus des brigands. Edmee, qui appartient a la branche honorable de la
+famille, trouverait dans ce repaire, ou elle s'egare au terme d'une partie
+de chasse, soit le deshonneur, soit la mort, si elle n'etait sauvee par
+son petit cousin, Bernard Mauprat. Elle emmene et veut apprivoiser le
+louveteau. Autour de ces deux personnages se groupent les figures les plus
+variees: les farouches habitants de la Roche-Mauprat, le genereux pere
+d'Edmee, et don Marcasse le preneur de taupes, et le vertueux Monsieur
+Patience. Longue et meritoire sera la lutte de Bernard pour triompher de
+son naturel violent et de la sauvagerie hereditaire. Il ira guerroyer en
+Amerique, dans l'armee de La Fayette, et, lors de son retour, il sera
+soupconne, accuse d'un attentat commis contre Edmee par le dernier des
+Mauprat felons. L'innocent est condamne, apres des debats tragiques, mais
+un denouement favorable vient reconforter le lecteur sensible. Bernard
+epouse sa cousine. Et George Sand, au sortir de toutes les amertumes d'un
+mariage malheureux, tient a affirmer son respect et son culte pour l'union
+de deux etres harmonieusement attaches par l'amour. Abdiquant les theories
+revoltees de ses premieres oeuvres, elle montra la saintete du lien
+conjugal forme sous d'heureux auspices.
+
+C'est sa reponse aux outrages et aux calomnies de M. Dudevant. "Le
+mariage--ecrit-elle dans la notice de _Mauprat_--dont jusque-la j'avais
+combattu les abus, laissant peut-etre croire, faute d'avoir suffisamment
+developpe ma pensee, que j'en meconnaissais l'essence, m'apparaissait
+precisement dans toute la beaute morale de son principe... Tout en faisant
+un roman pour m'occuper et me distraire, la pensee me vint de peindre un
+amour exclusif, eternel, avant, pendant et apres le mariage. Je fis donc
+le heros de mon livre attestant, a quatre-vingts ans, sa fidelite pour la
+seule femme qu'il eut aimee. L'ideal de l'amour est certainement la
+fidelite eternelle." A ceux qui incriminent George Sand et alleguent
+l'immoralite de son oeuvre, il n'est point inutile d'opposer la these de
+_Mauprat_, ou le mariage est proclame "une institution sacree que la
+societe a le tort de rabaisser, en l'assimilant a un contrat d'interets
+materiels." Et cette declaration merite d'etre retenue: "Le sentiment qui
+me penetrait se resume dans ces paroles de Mauprat vers la fin de
+l'ouvrage: "Elle fut la seule femme que j'aimai dans toute ma vie; jamais
+aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'etreinte de ma main."
+
+On retrouve cette meme doctrine, au terme du chapitre XI de la cinquieme
+partie de l'_Histoire de ma Vie_, apres que George Sand a rappele les
+peripeties de ses proces et tout l'effort de son travail pour subvenir a
+l'education de ses enfants. "D'ou je conclus, dit-elle, que le mariage
+doit etre rendu aussi indissoluble que possible; car, pour mener une
+barque aussi fragile que la securite d'une famille sur les flots retifs de
+notre societe, ce n'est pas trop d'un homme et d'une femme, un pere et une
+mere se partageant la tache, chacun selon sa capacite. Mais
+l'indissolubilite du mariage n'est possible qu'a la condition d'etre
+volontaire, et, pour la rendre volontaire, il faut la rendre possible. Si,
+pour sortir de ce cercle vicieux, vous trouvez autre chose que la religion
+de l'egalite de droits entre l'homme et la femme, vous aurez fait une
+belle decouverte."
+
+A l'annee 1837, se rattachent trois oeuvres secondaires de George Sand,
+qui procedent de l'inspiration ou du souvenir de Venise: les _Maitres
+Mosaistes_, la _Derniere Aldini_ et l'_Uscoque_. Elle ecrivit les _Maitres
+Mosaistes_ pour son fils, qui n'avait encore lu qu'un roman, _Paul et
+Virginie_. "Cette lecture, dit-elle, etait trop forte pour les nerfs d'un
+pauvre enfant. Il avait tant pleure, que je lui avais promis de lui faire
+un roman ou il n'y aurait pas d'amour et ou toutes choses finiraient pour
+le mieux." A cette fin, elle composa une nouvelle assez longue relatant la
+rivalite professionnelle qui surgit entre deux groupes de mosaistes de
+Saint-Marc a l'epoque du Tintoret, les Zuccatti et les Bianchini. Sous le
+couvert de la fiction, c'est une description de Venise, avec quelques
+pages emouvantes sur ces effroyables plombs que Silvio Pellico a voues a
+notre execration. On sent que George Sand, avec tous les liberaux et tous
+les democrates de son temps, deteste l'occupation autrichienne sous
+laquelle gemit la ville des Doges. Et le volume se termine par le
+rayonnement d'une aurore qui incite l'un des personnages a cette reflexion
+melancolique: "Voila la seule chose que l'etranger ne puisse pas nous
+oter. Si un decret pouvait empecher le soleil de se lever radieux sur nos
+coupoles, il y a longtemps que trois sbires eussent ete lui signifier de
+garder ses sourires et ses regards d'amour pour les murs de Vienne."
+
+Les lettres de George Sand a Luigi Calamatta, l'eminent graveur dont la
+fille Lina devait en 1863 epouser Maurice Sand, nous apprennent qu'en mai
+1837, a Nohant, elle travaillait aux _Maitres Mosaistes_, "un petit conte
+qui vous plaira, j'espere, non pas qu'il vaille mieux que le reste, mais
+parce qu'il est dans nos idees et dans nos gouts, a nous _artistes_." Puis,
+le 12 juillet, elle ecrit au meme Calamatta, qui lui avait envoye des
+dessins sur Venise et la Renaissance: "Lisez, dans le prochain numero de
+la _Revue_, les _Maitres Mosaistes_. C'est peu de chose, mais j'ai pense a
+vous en tracant le caractere de Valerio. J'ai pense aussi a votre rivalite
+avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette reveillera en vous
+quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse."
+Il y a, effectivement, dans cette oeuvre delicate et chaste, une
+atmosphere de serenite. On percoit que l'ame de l'auteur etait en pleine
+quietude: l'accalmie apres l'orage. "Je ne sais pourquoi, dit-elle, j'ai
+ecrit peu de livres avec autant de plaisir que celui-la. C'etait a la
+campagne, par un ete aussi chaud que le climat de l'Italie, que je venais
+de quitter. Jamais je n'ai vu autant de fleurs et d'oiseaux dans mon
+jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chaussee, et les rossignols,
+enivres de musique et de soleil, s'egosillaient avec rage sur les lilas
+environnants."
+
+La _Derniere Aldini_ fut composee a Fontainebleau, ou les souvenirs de
+l'automne de 1833, en compagnie de Musset, ramenaient l'imagination de
+George Sand vers Venise. Elle se plut a raconter l'aventure de Nello,
+gondolier chioggiote, qui est aime de la princesse Bianca Aldini. Elle lui
+offre de l'epouser, il refuse. Plus tard, devenu le grand chanteur Lelio,
+il attire l'attention de la petite Alezia, qui l'entend a San Carlo. Or
+elle est la fille de la princesse Aldini. Il l'a jadis bercee, toute
+enfant, de ses chansons de gondolier. Il se derobe a une maniere d'inceste
+sentimental. Et ce roman, ou les deux Aldini font une agreable antithese,
+offre a nos meditations un cas de conscience ou plutot une enigme
+voluptueuse que George Sand formule ainsi: "A quoi connait-on l'amour? au
+plaisir qu'on donne ou a celui qu'on eprouve?" Le champ est ouvert aux
+controversistes.
+
+Moindre nous apparait l'interet de l'_Uscoque_, conte byronien. Orio
+Soranzo epouse la belle Giovanna Morosini, en la detournant de son fiance,
+le comte Ezzelin. Officier au service de la republique de Venise, Orio se
+fait pirate, autrement dit, uscoque. Il tue Ezzelin, sa femme, ses
+complices, avec le concours de Naam, jolie fille turque, deguisee en homme,
+qui l'a delivre lui-meme en assassinant le pacha de Patras. Arrete, Orio
+simule la folie, mais il est condamne a mort et execute. Naam subirait le
+meme sort sans l'intervention d'un juge, frappe de sa beaute. Or Naam
+etait un homme. Des lors, le juge fut-il content ou decu? Tout cela est
+obscur et troublant.
+
+En meme temps qu'elle fournissait ainsi a la _Revue des Deux Mondes_ sa
+production romanesque, George Sand s'orientait vers des idees plus graves.
+Lamennais et Pierre Leroux allaient la convertir aux conceptions d'une
+philosophie democratique, egalitaire et socialiste. Elle y inclinait
+progressivement, comme on le peut voir dans diverses lettres a son fils,
+notamment dans celle du 3 janvier 1836. Cette correspondance, adresses a
+un collegien de treize ans, traite fort eloquemment la question sociale,
+soulevee par toutes les ecoles reformatrices d'alors. "Quand tu seras plus
+grand, ecrit-elle a Maurice, tu liras l'histoire de cette Revolution dont
+tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas a la raison et
+a la justice." Mais, a son estime, l'oeuvre revolutionnaire n'est
+qu'ebauchee, imparfaite. Il faut la parachever, en organisant une societe
+meilleure, toute differente de "cette immense armee de coeurs impitoyables
+et d'ames viles qui s'appelle la _Garde Nationale_" Elle ne veut pas que
+son fils se range un jour du cote de ces hommes, plus betes que mechants,
+qui defendent la propriete avec des fusils et des baionnettes et qui
+regardent comme des brigands et des assassins ceux qui donnent leur vie
+pour la cause du peuple. Sur tous ces points elle catechise Maurice, elle
+lui communique la ferveur republicaine, en lui recommandant de ne montrer
+ses lettres a personne,--ce qui visait particulierement M. Dudevant,
+modele acheve de l'electeur censitaire et du bourgeois retrograde.
+"Dis-moi, demande-t-elle a son fils, si tu trouves juste cette maniere de
+partager inegalement les produits de la terre, les fruits, les grains, les
+troupeaux, les materiaux de toute espece, et l'or (ce metal qui represente
+toutes les jouissances, parce qu'un petit fragment se prend en echange de
+tous les autres biens). Dis-moi, en un mot, si la repartition des dons de
+la creation est bien faite, lorsque celui-ci a une part enorme, cet autre
+une moindre, un troisieme presque rien, un quatrieme rien du tout! Il me
+semble que la terre appartient a Dieu, qui l'a faite, et qui l'a confiee
+aux hommes pour qu'elle leur servit d'eternel asile. Mais il ne peut pas
+etre dans ses desseins que les uns y crevent d'indigestion et que les
+autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire la-dessus ne
+m'empechera pas d'etre triste et en colere quand je vois un mendiant
+pleurant a la porte d'un riche."
+
+Voila le mal social clairement et justement denonce. Ou est le remede?
+George Sand le cherchera avec perseverance. Elle le demandera aux divers
+systemes socialistes qui sollicitaient la faveur ou la curiosite publique.
+De meme que Sainte-Beuve, elle traversa le saint-simonisme, mais sans y
+trouver la satisfaction de son esprit et la realisation de ses reves. En
+compagnie d'Alfred de Musset, elle avait assiste a l'une des ceremonies
+rituelles de cette nouvelle religion humanitaire. Elle ne se soucia pas
+d'etre la Mere que cherchait le Pere Enfantin, et elle explique ses
+reserves dans une lettre du 14 fevrier 1837 a Adolphe Gueroult. Les
+saint-simoniens ont le tort grave, a ses yeux, de deserter la cause de la
+justice et de la verite en France, de transporter leurs efforts en Orient,
+de pactiser avec le gouvernement de Louis-Philippe et de negliger l'ideal
+republicain. Ces compromissions-la, elle ne peut y acquiescer. Des le 15
+fevrier 1836, dans l'ardeur de son premier zele de neophyte, elle ecrivait
+a la famille saint-simonienne de Paris: "Fidele a de vieilles affections
+d'enfance, a de vieilles haines sociales, je ne puis separer l'idee de
+_republique_ de celle de _regeneration_; le salut du monde me semble
+reposer sur nous pour detruire, sur vous pour rebatir. Tandis que les bras
+energiques du republicain feront la _ville_, les predications sacrees du
+saint-simonien feront la _cite_. Vous etes les pretres, nous sommes les
+soldats."
+
+Suit un hymne enflamme ou, republicaine, elle annonce sa foi combative en
+de vagues croyances philanthropiques: "Quant a moi, solitaire jete dans la
+foule, sorte de rapsode, conservateur devot des enthousiasmes du vieux
+Platon, adorateur silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur
+indecis et stupefait du grand Spinoza, sorte d'etre souffrant et sans
+importance qu'on appelle un poete, incapable de formuler une conviction et
+de prouver, autrement que par des recits et des plaintes, le mal et le
+bien des choses humaines, je sens que je ne puis etre ni soldat ni pretre,
+ni maitre ni disciple, ni prophete ni apotre; je serai pour tous un frere
+debile, mais devoue; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je n'ai
+pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la guerre sainte
+et la sainte paix; car je crois a la necessite de l'une et de l'autre. Je
+reve dans ma tete de poete des combats homeriques, que je contemple le
+coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien au milieu desquels je me
+precipite sous les pieds des chevaux, ivre d'enthousiasme et de sainte
+vengeance. Je reve aussi, apres la tempete, un jour nouveau, un lever de
+soleil magnifique; des autels pares de fleurs, des legislateurs couronnes
+d'olivier, la dignite de l'homme rehabilitee, l'homme affranchi de la
+tyrannie de l'homme, la femme de celle de la femme, une tutelle d'amour
+exercee par le pretre sur l'homme, une tutelle d'amour exercee par l'homme
+sur la femme; un gouvernement qui s'appellerait _conseil_ et non pas
+_domination, persuasion_ et non pas _puissance_. En attendant, je
+chanterai au diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car
+je suis l'enfant de mon siecle, j'ai subi ses maux, j'ai partage ses
+erreurs, j'ai bu a toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis
+plus fervent que la masse pour desirer son salut, je ne suis pas plus
+savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi gemir et prier
+sur cette Jerusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore salue son
+messie. Ma vocation est de hair le mal, d'aimer le bien, de m'agenouiller
+devant le beau."
+
+Comment vont se traduire ces maximes en actes? Et, d'abord, comment le
+republicanisme de George Sand va-t-il s'adapter a l'education de Maurice?
+Elle sait que son fils est, au college Henri IV, camarade du duc de
+Montpensier, qu'il a ete invite aux Tuileries, qu'il est alle chez la
+reine. Elle s'en emeut: "Tu es encore trop jeune pour que cela tire a
+consequence; mais, a mesure que tu grandiras, tu reflechiras aux
+consequences des liaisons avec les aristocrates. Je crois bien que tu n'es
+pas tres lie avec Sa Majeste et que tu n'es invite que comme faisant
+partie de la classe de Montpensier. Mais, si tu avais dix ans de plus, tes
+opinions te defendraient d'accepter ces invitations."
+
+Elle le met en garde contre les seductions de la cour, contre les
+sortileges de la puissance: "Les amusements que Montpensier t'offre sont
+deja des faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent a rien; mais,
+s'il arrivait qu'on te fit, devant lui, quelque question sur tes opinions,
+tu repondrais, j'espere, comme il convient a un enfant, que tu ne peux pas
+en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis sure, comme il convient a un
+homme, que tu es republicain de race et de nature; c'est-a-dire qu'on t'a
+enseigne deja a desirer l'egalite, et que ton coeur se sent dispose a ne
+croire qu'a cette justice-la. La crainte de mecontenter le prince ne
+t'arreterait pas, je pense. Si, pour un diner ou un bal, tu etais capable
+de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui deplaire par ta
+franchise, ce serait deja une grande lachete."
+
+Toutefois elle l'incite a s'abstenir d'une arrogance deplacee, a ne dire,
+devant Montpensier, ni du mal de son pere: ce serait une espece de
+crime--ni du bien: ce serait vendre sa conscience. Bref, Maurice devra
+eviter, a la cour, d'appeler Louis-Philippe _la Poire_, selon l'expression
+que George Sand emploie au courant de la plume. Mais qu'il se garde de
+toute familiarite, de tout abandon avec les princes! "Ce sont nos ennemis
+naturels, et, quelque bon que puisse etre l'enfant d'un roi, il est
+destine a etre tyran. Nous sommes destines a etre avilis, repousses ou
+persecutes par lui. Ne te laisse donc pas trop eblouir par les bons diners
+et par les fetes. Sois un _vieux Romain_ de bonne heure, c'est-a-dire,
+fier, prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui coutent l'honneur et la
+sincerite." Et Maurice lui repond: "Montpensier m'a invite a son bal,
+malgre mes opinions politiques. Je m'y suis bien amuse. Il nous a tous
+fait cracher avec lui sur la tete des gardes nationaux." On ne s'ennuyait
+pas a un gala du roi-citoyen.
+
+Voila cette correspondance extraordinaire que George Sand recommandait a
+son fils de garder secrete, sans la montrer jamais a son pere et meme sans
+lui en parler. "Tu sais, ajoutait-elle, que ses opinions different des
+miennes. Tu dois ecouter avec respect tout ce qu'il te dira; mais ta
+conscience est libre et tu choisiras, entre ses idees et les miennes,
+celles qui te paraitront meilleures. Je ne te demanderai jamais ce qu'il
+te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce que je t'ecris."
+Aussi a-t-elle soin de ne point envoyer ses lettres par la poste ni par
+l'intermediaire du proviseur. Comme s'il s'agissait de billets d'amour,
+elle les fait porter par son jeune ami Emmanuel Arago, qui va voir
+l'enfant aux heures de recreation et qui, trois ou quatre jours apres,
+recoit les reponses du collegien, pour les transmettre a la mere. De plus,
+Maurice doit laisser cette correspondance dans _sa baraque_ au college et
+ne jamais l'emporter les jours de sortie. Que de mysteres pour des
+effusions politiques!
+
+Au demeurant, George Sand ne pratiquera pas toujours l'intransigeance
+republicaine qu'elle enseigne et preconise. Sous le second Empire, elle
+aura des accointances avec le Palais-Royal, sinon avec les Tuileries. Elle
+sera en commerce epistolaire des plus assidus avec le prince Jerome
+Napoleon, et temoignera pour les Bonaparte une sympathie qu'elle interdit
+a son fils envers les d'Orleans. En 1836, sa raison, son ame et son coeur
+appartiennent a la Republique. Michel (de Bourges) a suscite en elle la
+foi democratique; le saint-simonisme, cotoye, lui a communique une ardeur
+de regeneration sociale et de proselytisme egalitaire qu'elle pousse
+jusqu'a declarer a Adolphe Gueroult: "Je ne connais et n'ai jamais connu
+qu'un principe: celui de l'abolition de la propriete." Sous les auspices
+de Lamennais, elle va donner l'essor a son ideal humanitaire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+INFLUENCE PHILOSOPHIQUE: LAMENNAIS
+
+
+Quand George Sand rencontra Lamennais, il n'etait plus le pretre
+ultramontain dont Rome avait pense faire un cardinal, ni meme le
+catholique liberal qui fondait le journal l'_Avenir_ avec le comte de
+Montalembert, les abbes Lacordaire et Gerbet. Il etait devenu, par une
+evolution logique, loyale et douloureuse de la pensee, le democrate
+chretien qui trouvait dans l'Evangile la loi de liberte, d'egalite et de
+fraternite, recueillie par les philosophes et proclamee par la Revolution.
+Republicain, son amour du peuple lui dicta cette oeuvre de genie, les
+_Paroles d'un Croyant_. Excommunie, il continua a dire la messe dans son
+oratoire. Et le parti clerical ne cessa de l'accabler d'outrages, de le
+representer comme un apostat predestine a cette chute, pour ce que, des
+ses debuts dans le sacerdoce, il avait commis le double mefait de renoncer
+a la lecture quotidienne du breviaire et de porter un chapeau de paille.
+En depit des calomnies et de la haine des devots, il reste l'un des plus
+sublimes penseurs et le premier prosateur du siecle ecoule. Son style a la
+concision et la majeste bibliques.
+
+C'est Liszt qui, au milieu des peripeties du _proces monstre_, en mai 1835,
+mit en relations George Sand et Lamennais. "Il le fit consentir, dit-elle,
+a monter jusqu'a mon grenier de poete." Tout aussitot elle recut la
+commotion de l'enthousiasme, voire meme de la veneration, et cette fois
+l'imagination seule etait en cause. Felicite de Lamennais n'avait aucun
+agrement physique et pratiquait la plus stricte chastete[13]. Ne en 1782 a
+Saint-Malo, il etait alors age de cinquante-trois ans et paraissait en
+avoir plus de soixante. Voici comment George Sand le vit avec les yeux de
+l'extase: "M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un
+faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa tete! Son
+nez etait trop proeminent pour sa petite taille et pour sa figure etroite.
+Sans ce nez disproportionne, son visage eut ete beau. L'oeil clair lancait
+des flammes; le front droit et sillonne de grands plis verticaux, indice
+d'ardeur dans la volonte, la bouche souriante et le masque mobile sous une
+apparence de contraction austere, c'etait une tete fortement caracterisee
+pour la vie de renoncement, de contemplation et de predication. Toute sa
+personne, ses manieres simples, ses mouvements brusques, ses attitudes
+gauches, sa gaiete franche, ses obstinations emportees, ses soudaines
+bonhomies, tout en lui, jusqu'a ses gros habits propres, mais pauvres, et
+a ses bas bleus, sentait le cloarek breton. Il ne fallait pas longtemps
+pour etre saisi de respect et d'affection pour cette ame courageuse et
+candide. Il se revelait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or
+et simple comme la nature."
+
+[Note 13: Il y eut pourtant un voisin de campagne de George Sand assez
+ineptement calomniateur pour pretendre qu'il avait apercu Lamennais, sur
+la terrasse de Nohant, en robe de chambre orientale, avec des babouches et
+une calotte grecque, fumant un narghileh, aupres de l'auteur de _Lelia_.]
+
+Lamennais quittait sa Bretagne afin de commencer une vie nouvelle, ou le
+philosophe stoique allait se doubler d'un lutteur intrepide. Il
+s'improvisait avocat, en acceptant de defendre les accuses d'avril, a la
+barre de la Chambre des pairs. "C'etait beau et brave, dit George Sand. Il
+etait plein de foi, et il disait sa foi avec nettete, avec clarte, avec
+chaleur; sa parole etait belle, sa deduction vive, ses images rayonnantes,
+et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a
+successivement parcourus, il y etait tout entier, passe, present et avenir,
+tete et coeur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure
+admirables. Il se resumait alors dans l'intimite avec un eclat que
+temperait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontre
+perdu dans ses reveries, n'ont vu de lui que son oeil vert, quelquefois
+hagard, et son grand nez acere comme un glaive, ont eu peur de lui et ont
+declare son aspect diabolique."
+
+Ce passage de l'_Histoire de ma Vie_, posterieur a la mort de Lamennais,
+fait justice des calomnies et des invectives qui s'acharnerent sur le
+penseur sublime, sur le merveilleux ecrivain. George Sand, meme par dela
+les dissidences de doctrine, ne peut parler de lui qu'avec un infini
+respect. Elle repond a ceux qui le meconnaissent: "S'ils l'avaient regarde
+trois minutes, s'ils avaient echange avec lui trois paroles, ils eussent
+compris qu'il fallait cherir cette bonte, tout en frissonnant devant cette
+puissance, et qu'en lui tout etait verse a grandes doses, la colere et la
+douceur, la douleur et la gaiete, l'indignation et la mansuetude." Elle
+honore en Lamennais "le pretre du vrai Dieu, crucifie pendant soixante
+ans", qui fut "insulte jusque sur son lit de mort par les pamphletaires,
+conduit a la fosse commune sous l'oeil des sergents de ville, comme si les
+larmes du peuple eussent menace de reveiller son cadavre". Elle montre
+l'homogeneite, non pas apparente peut-etre, mais intime, de cette destinee
+qui nous revele l'ascension du genie vers la verite et la lumiere. C'est,
+dit-elle, "le progres d'une intelligence eclose dans les liens des
+croyances du passe et condamnee par la Providence a les elargir et a les
+briser, a travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus
+puissante que celle des ecoles, la logique du sentiment." Elle explique,
+avec une clairvoyance doublee de poesie, ce melange de dogmatisme absolu
+et de sensibilite impetueuse qui determina Lamennais a chercher, d'etape
+en etape, un lieu d'asile pour son imagination tourmentee et morose.
+Maintes fois il crut l'avoir trouve. Il s'en rejouissait et le proclamait.
+Mais le duel continuait entre son coeur et sa raison, et celui-la criait a
+celle-ci une adjuration que George Sand resume en ces termes: "Eh bien! tu
+t'etais donc trompee! car voila que des serpents habitaient avec toi, a
+ton insu. Ils s'etaient glisses, froids et muets, sous ton autel, et voila
+que, rechauffes, ils sifflent et relevent la tete. Fuyons, ce lieu est
+maudit et la verite y serait profanee. Emportons nos lares, nos travaux,
+nos decouvertes, nos croyances; mais allons plus loin, montons plus haut,
+suivons ces esprits qui s'elevent en brisant leurs fers; suivons-les pour
+leur batir un autel nouveau, pour leur conserver un ideal divin, tout en
+les aidant a se debarrasser des liens qu'ils trainent apres eux et a se
+guerir du venin qui les a souilles dans les horreurs de cette prison."
+
+Alors sur d'autres bases et d'autres plans, en quelque contree qui
+avoisine la Republique de Salente et la Cite de Dieu, surgit une eglise
+nouvelle, ouverte toute grande a des foules qui prefereront, helas!
+l'etroitesse et la vulgarite de leurs anciens sanctuaires. La foi
+democratique et chretienne de Lamennais ne s'adresse qu'a une elite
+idealiste. De la les deceptions et les surprises qu'il eprouve, lorsqu'il
+entre en contact avec les realites coutumieres, lorsqu'il redescend des
+sommets radieux vers l'humanite miserable. Il se laissait parfois, a
+l'estime de George Sand, seduire et duper par des influences passageres et
+inferieures. Elle se plaint d'en avoir pati. "Ces inconsequences,
+ecrit-elle, ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles
+etaient a la surface de son caractere, au degre du thermometre de sa frele
+sante. Nerveux et irascible, il se fachait souvent avant d'avoir reflechi,
+et son unique defaut etait de croire avec precipitation a des torts qu'il
+ne prenait pas le temps de se faire prouver." Il en attribua, parait-il,
+quelques-uns a George Sand, dont elle se defend, sans les preciser. De
+vrai, il y avait entre eux une divergence irreductible sur un point
+essentiel. Elle revendiquait pour la femme des titres et des droits qu'il
+ne voulait, en aucune maniere, conceder. Ils se heurterent, et elle n'en
+garda ni froissement ni rancune. S'ils ne se brouillerent pas, selon
+l'habituelle issue des enthousiasmes de George Sand, c'est qu'elle ne
+ressentit pour lui qu'une tendresse intellectuelle, tout immaterielle.
+"J'avais, declare-t-elle dans l'_Histoire de ma Vie_, comme une faiblesse
+maternelle pour ce vieillard, que je reconnaissais en meme temps pour un
+des peres de mon Eglise, pour une des venerations de mon ame. Par le genie
+et la vertu qui rayonnaient en lui, il etait dans mon ciel, sur ma tete.
+Par les infirmites de son temperament debile, par ses depits, ses
+bouderies, ses susceptibilites, il etait a mes yeux comme un enfant
+genereux, mais enfant a qui l'on doit dire de temps en temps: "Prenez
+garde, vous allez etre injuste. Ouvrez donc les yeux!"
+
+La communaute des aspirations republicaines les avait rapproches; mais
+l'eleve ne tarda pas a alarmer le maitre par l'audace de ses tendances
+socialistes. Lamennais ne souhaitait que d'instituer le regne de
+l'Evangile dans les consciences. George Sand avait des conceptions plus
+hardies et plus hasardeuses. Elle battait en breche l'autorite maritale et
+la propriete individuelle. Elle professait deja une sorte de collectivisme
+qui ne demandait qu'a devenir gouvernemental. Et Lamennais renoncait a la
+suivre. "Apres m'avoir poussee en avant, dit-elle, il a trouve que je
+marchais trop vite. Moi, je trouvais qu'il marchait parfois trop lentement
+a mon gre. Nous avions raison tous les deux a notre point de vue: moi,
+dans mon petit nuage, comme lui dans son grand soleil, car nous etions
+egaux, j'ose le dire, en candeur et en bonne volonte. Sur ce terrain-la,
+Dieu admet tous les hommes a la meme communion."
+
+Elle avait promis d'ecrire, et elle n'a pas ecrit l'histoire de leurs
+petites dissidences; elle voulait le montrer "sous un des aspects de sa
+rudesse apostolique, soudainement temperee par sa supreme equite et sa
+bonte charmante." Nous savons seulement qu'il exerca sur elle l'action
+d'un directeur de conscience, et l'initia a une methode de philosophie
+religieuse qui la toucha profondement, "en meme temps, ajoute-t-elle, que
+ses admirables ecrits rendirent a mon esperance la flamme prete a
+s'eteindre."
+
+Durant les six ou sept annees qui suivirent 1835, ce fut chez George Sand
+une adhesion sans reserve aux doctrines propagees par l'auteur des
+_Paroles d'un Croyant_. Dans la septieme des _Lettres d'un Voyageur_, elle
+celebre "la probite inflexible, l'austerite cenobitique, le travail
+incessant d'une pensee ardente et vaste comme le ciel; mais, poursuit-elle,
+le sourire qui vient tout d'un coup humaniser ce visage change ma terreur
+en confiance, mon respect en adoration." Elle unit alors dans un meme
+culte Lamennais et Michel (de Bourges), l'ecrivain et l'orateur qui font
+vibrer en elle les cordes secretes. "Les voyez-vous, s'ecrie-t-elle, se
+donner la main, ces deux hommes d'une constitution si frele, qui ont paru
+cependant comme des geants devant les Parisiens etonnes, lorsque la
+defense d'une sainte cause les tira dernierement de leur retraite, et les
+eleva sur la montagne de Jerusalem pour prier et pour menacer, pour benir
+le peuple, et pour faire trembler les pharisiens et les docteurs de la loi
+jusque dans leur synagogue?"
+
+Entre tous les jugements litteraires portes par George Sand sur le
+caractere et le genie de Lamennais, le plus decisif est celui qu'elle
+formula dans un article de la _Revue Independante_ de 1842. Elle y
+analysait l'oeuvre etrange et vigoureuse qu'il venait de publier sous ce
+titre symbolique: _Amschaspands et Darvands_--c'est-a-dire les bons et les
+mauvais genies. Et George Sand, spirituelle et malicieuse contre son
+ordinaire, proposait de traduire ainsi en francais moderne, pour etre
+compris du _Journal des Debats_ et de la presse conservatrice: _Chenapans
+et Pedants_. Cet article, apres une sortie vehemente contre le
+gouvernement de Louis-Philippe qui est accuse de corruption et de venalite,
+contient une eloquente apologie de Lamennais: "Ecoutez avec respect la
+voix austere de cet apotre. Ce n'est ni pour endormir complaisamment vos
+souffrances, ni pour flatter vos reves dores que l'esprit de Dieu l'agite,
+le trouble et le force a parler. Lui aussi a souffert, lui aussi a subi le
+martyre de la foi. Il a lutte contre l'envie, la calomnie, la haine
+aveugle, l'hypocrite intolerance. Il a cru a la sincerite des hommes, a la
+puissance de la verite sur les consciences. Il a rencontre des hommes qui
+ne l'ont pas compris, et d'autres hommes qui ne voulaient pas le
+comprendre, qui taxaient son male courage d'ambition, sa candeur de depit,
+sa genereuse indignation de basse animosite. Il a parle, il a fletri les
+turpitudes du siecle, et on l'a jete en prison. Il etait vieux, debile,
+maladif: ils se sont rejouis, pensant qu'ils allaient le tuer, et que de
+la geole, ou ils l'enfermaient, ils ne verraient bientot sortir qu'une
+ombre, un esprit dechu, une voix eteinte, une puissance aneantie. Et
+cependant il parle encore, il parle plus haut que jamais. Ils ont cru
+avoir affaire a un enfant timide qu'on brise avec les chatiments, qu'on
+abrutit avec la peur. Les pedants! ils se regardent maintenant confus,
+epouvantes, et se demandent quelle etincelle divine anime ce corps si
+frele, cette ame si tenace." Au seul Lamennais George Sand attribue le
+reveil evangelique qui combat le materialisme, institue une philosophie
+chretienne et triomphe du voltairianisme, repandu dans le peuple aussi
+bien que dans les hautes classes. "Il est, dit-elle, le dernier pretre, le
+dernier apotre du christianisme de nos peres, le dernier reformateur de
+l'Eglise qui viendra faire entendre a vos oreilles etonnees cette voix de
+la predication, cette parole accentuee et magnifique des Augustin et des
+Bossuet, qui ne retentit plus, qui ne pourra plus jamais retentir sous les
+voutes affaissees de l'Eglise."
+
+Que va-t-il cependant devenir, sortant de sa tour d'ivoire, de sa solitude
+de La Chesnaie, pour entrer dans la politique militante, dans la melee des
+partis? Il se fixe a Paris, il fonde un journal, qui s'appelle le _Monde_.
+George Sand l'annonce a madame d'Agoult, dans une lettre envoyee de La
+Chatre a Geneve, le 25 mai 1836. Que sera ce journal? Sera-t-il viable?
+Lamennais sera-t-il l'homme de la polemique quotidienne? Et elle se repond
+a elle-meme: "Il lui faut une ecole, des disciples. En morale et en
+politique, il n'en aura pas, s'il ne fait d'enormes concessions a notre
+epoque et a nos lumieres. Il y a encore en lui, d'apres ce qui m'est
+rapporte par ses intimes amis, beaucoup plus du pretre que je ne croyais.
+On esperait l'amener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le
+faire. Il resiste. On se querelle et on s'embrasse. On ne conclut rien
+encore. Je voudrais bien que l'on s'entendit. Tout l'espoir de
+l'_intelligence vertueuse_ est la. Lamennais ne peut marcher seul."
+
+Va-t-elle s'enregimenter dans la phalange sacree du prophete? Sera-t-elle
+une unite dans cette armee? "Le plus grand general du monde, dit-elle, ne
+fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats eprouves et croyants."
+Elle l'invite a se mefier des gens qui ne disputeront pas avant d'accepter
+sa direction. Elle-meme est fort indecise en reflechissant aux
+consequences d'un tel engagement, et le confesse: "Je m'entendrais
+aisement avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais, la, je
+reclamerais une certaine liberte de conscience, et il ne me l'accorderait
+pas." S'il echoue, qu'adviendra-t-il de ceux qui aspirent a la religion de
+l'ideal? A cette pensee, elle eprouve une grande consternation de coeur et
+d'esprit: "Les elements de lumiere et d'education des peuples s'en iront
+encore epars, flottant sur une mer capricieuse, echouant sur tous les
+rivages, s'y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le seul
+pilote qui eut pu les rassembler leur aura retire son appui et les
+laissera plus tristes, plus desunis et plus decourages que jamais." Elle
+adjure madame d'Agoult et Franz Liszt de determiner Lamennais a bien
+connaitre et bien apprecier "l'etendue du mandat que Dieu lui a confie.
+Les hommes comme lui, ajoute-t-elle, font les religions et ne les
+acceptent pas. C'est la leur devoir. Ils n'appartiennent point au passe.
+Ils ont un pas a faire faire a l'humanite. L'humilite d'esprit, le
+scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu defend aux
+reformateurs."
+
+Elle cede toutefois a l'ascendant du maitre, au prestige du genie, et
+collabore au _Monde_, en meme temps qu'elle refuse de travailler dans les
+_Debats_. De ce refus elle donne l'explication en une lettre a Jules Janin,
+du 15 fevrier 1837: "Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses
+sacrees, meme chez une femme, mais seulement de la maniere d'envisager la
+question litteraire. Songez que je n'ai pas l'ombre d'esprit, que je suis
+lourde, prolixe, emphatique, et que je n'ai aucune des conditions du
+journalisme." Comme Jules Janin pouvait s'etonner qu'elle preferat aux
+_Debats_, riches et solides, un journal qui ne payait pas ses redacteurs,
+elle declare a son correspondant: "Je ne travaille pas dans le _Monde_, je
+ne suis l'associee de personne. Associee de l'abbe de Lamennais est un
+titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son devoue serviteur.
+Il est si bon et je l'aime tant que je lui donnerai autant de mon sang et
+de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera guere, car il
+n'a pas besoin de moi, Dieu merci! Je n'ai pas l'outrecuidance de croire
+que je le sens autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques
+abonnes de plus a son journal; lequel journal durera ce qu'il voudra et me
+paiera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abbe de
+Lamennais sera toujours l'abbe de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni
+association possibles pour faire, de George, autre chose qu'un tres pauvre
+garcon."
+
+Un journal, tel que le _Monde_, ne pouvait guere inserer un vulgaire
+roman. George Sand lui donna une sorte de feuilleton philosophique, les
+_Lettres a Marcie_, qu'elle ecrivait au jour le jour, malgre sa repugnance
+pour ce labeur hatif et haletant. Elle se reconnait impropre a la
+"fabrication rapide, pittoresque et habilement accidentee de ces romans
+dont l'interet se soutient malgre les hasards de la publication
+quotidienne." Elle ne continua pas les _Lettres a Marcie_, du jour ou
+Lamennais abandonna la direction du _Monde_. "Je n'avais pas de gout,
+dit-elle, et je manquais de facilite pour ce genre de travail interrompu,
+et pour ainsi dire hache." L'oeuvre avait cependant une idee directrice.
+George Sand voulait repondre aux pretendus moralistes qui l'avaient
+souvent mise au defi de devoiler ses criminelles intentions a l'endroit du
+mariage. Elle expose sa doctrine sous le patronage de Lamennais, qui sera
+bientot assez gene de couvrir cette marchandise de son pavillon.
+
+L'heroine, Marcie, est une fille de vingt-cinq ans, sans fortune, a qui
+sont adressees les six _Lettres_ qui traitent de la condition de la femme
+et de l'egalite des droits des deux sexes. Neanmoins, l'ami qui correspond
+avec elle, n'admet pas les equivoques revendications feminines formulees
+par les saint-simoniens. La theorie de l'amour libre, naguere preconisee
+par George Sand, a cede devant l'austere influence de Lamennais. Voici la
+declaration tres explicite de la premiere _Lettre_: "Quant a ces
+dangereuses tentatives qu'ont faites quelques femmes dans le
+saint-simonisme pour gouter le plaisir dans la liberte, pensez-en ce que
+vous voudrez, mais ne vous y hasardez pas." Et dans la troisieme _Lettre_:
+"Les femmes crient a l'esclavage. Qu'elles attendent que l'homme soit
+libre, car l'esclavage ne peut donner la liberte!" En revendiquant
+certains droits pour la femme, George Sand n'a garde d'identifier ses
+facultes avec celles de l'homme. "L'egalite, dit-elle, n'est pas la
+similitude." Et elle repudie telles tendances aventureuses et chimeriques:
+"Des velleites d'ambition se sont trahies chez quelques femmes trop fieres
+de leur education de fraiche date. Les complaisantes reveries des modernes
+philosophes les ont encouragees, et ces femmes ont donne d'assez tristes
+preuves de l'impuissance de leur raisonnement. Il est a craindre que les
+vaines tentatives de ce genre et ces pretentions mal fondees ne fassent
+beaucoup de tort a ce qu'on appelle aujourd'hui la cause des femmes. Les
+femmes ont des droits, n'en doutons pas, car elles subissent des
+injustices. Elles doivent pretendre a un meilleur avenir, a une sage
+independance, a une plus grande participation aux lumieres, a plus de
+respect, d'estime et d'interet de la part des hommes. Mais cet avenir est
+entre leurs mains. Les hommes seront un jour a leur egard ce qu'elles les
+feront." Aussi bien George Sand s'abstient-elle de postuler pour la femme,
+soit la mission sacerdotale, soit l'action politique. Elle ne l'estime pas
+propre a tous les emplois. "Vous ne pouvez etre qu'artiste, ecrit-elle, et
+cela, rien ne vous en empechera... Loin de moi cette pensee que la femme
+soit inferieure a l'homme. Elle est son egale devant Dieu, et rien dans
+les desseins providentiels ne la destine a l'esclavage. Mais elle n'est
+pas semblable a l'homme, et son organisation comme son penchant lui
+assignent un autre role, non moins beau, non moins noble, et dont, a moins
+d'une depravation de l'intelligence, je ne concois guere qu'elle puisse
+trouver a se plaindre." Ce sont les fonctions et les joies de la maternite,
+ce sont les fatigues et les devoirs du menage, c'est la tendresse
+consolatrice qui assiste et reconforte. George Sand a exprime la meme
+pensee en d'autres termes, dans ce recit de la guerre des Hussites,
+intitule _Jean Ziska_: "Femmes, je n'ai jamais doute que malgre vos vices,
+vos travers, votre insigne paresse, votre absurde coquetterie, votre
+frivolite puerile, il n'y eut en vous quelque chose de pur, d'enthousiaste,
+de candide, de grand et de genereux, que les hommes ont perdu ou n'ont
+point encore. Vous etes de beaux enfants. Votre tete est faible, votre
+education miserable, votre prevoyance nulle, votre memoire vide, vos
+facultes de raisonnement inertes. La faute n'en est point a vous." Elle
+reprenait la et developpait une idee favorite de Lamennais, qui compare la
+femme a un brillant et folatre papillon. Mais, chez cet etre plus delicat
+que reflechi, quelles ressources de sensibilite! "Les larmes precieuses
+des ames mystiques, ecrit George Sand, fecondent un germe de salut." Et
+quelle ardeur vers une foi religieuse qui est l'humaine figuration de
+l'ideal! La femme a l'instinct ritualiste. Dans les ceremonies du culte,
+elle cherche les formes plus encore que la substance, elle croit et elle
+pratique plutot par les sens que par la raison. Elle veut "la splendeur
+des rites, les emotions du sanctuaire, la richesse ou la grandeur des
+temples, ce concours de sympathies explicites, l'autorite du pretre, en un
+mot tout ce qui frappe l'imagination." George Sand s'inscrit la contre et
+repudie ce materialisme religieux. "Il faudra, dit-elle, que les femmes
+renoncent a faire du culte un spectacle." Elle demande une croyance _plus
+male_, des communications plus directes, plus intimes avec la Divinite.
+Elle formule ce qui nous apparait comme la religion epuree et sublime.
+"Dieu, ecrit-elle, a place notre vie entre une foi eteinte et une foi a
+venir... Votre catholicisme, Marcie, est tombe dans les tenebres du doute.
+Votre christianisme est a son aurore de foi et de certitude... S'il est
+encore des ames croyantes, laissons-les s'endormir, pales fleurs, parmi
+l'herbe des ruines." Et voici le mysterieux appel qu'elle adresse a la
+vierge en qui se symbolisent le reve et la recherche des verites futures,
+aux clartes radieuses:
+
+"Marcie, il est une heure dans la nuit que vous devez connaitre, vous qui
+avez veille au chevet des malades ou sur votre prie-Dieu, a gemir, a
+invoquer l'esperance: c'est l'heure qui precede le lever du jour; alors,
+tout est froid, tout est triste; les songes sont sinistres et les mourants
+ferment leurs paupieres. Alors, j'ai perdu les plus chers d'entre les
+miens, et la mort est venue dans mon sein comme un desir. Cette heure,
+Marcie, vient de sonner pour nous; nous avons veille, nous avons pleure,
+nous avons souffert, nous avons doute; mais vous, Marcie, vous etes plus
+jeune; levez-vous donc et regardez: le matin descend deja sur vous a
+travers les pampres et les giroflees de votre fenetre. Votre lampe
+solitaire lutte et palit; le soleil va se lever, son rayon court et
+tremble sur les cimes mouvantes des forets; la terre, sentant ses
+entrailles se feconder, s'etonne et s'emeut comme une jeune mere, quand,
+pour la premiere fois, dans son sein, l'enfant a tressailli."
+
+Vers qui se tournera l'esperance de ceux qui cherchent les horizons
+nouveaux de la Terre promise? Vers Lamennais, au gre de George Sand. Il
+conduira l'humanite par des sentiers inconnus, il abaissera devant elle
+les barrieres et les obstacles. Ce sera le bon guide de l'heureux voyage,
+sous des cieux propices. Les _Lettres a Marcie_ nous entrainent sur ses
+traces: "Quelques elus ont marche sans crainte et sans fatigue par des
+chemins benis; ils ont gravi des pentes douces a travers de riantes
+vallees... Ils ont depouille sans effort ni terreur le fond de la forme,
+l'erreur du mensonge; ils ont tendu la main a ceux qui tremblaient, ils
+ont porte dans leurs bras les debiles et les accables. Deja ils pourraient
+sans doute formuler le christianisme futur, si le monde voulait les
+ecouter; et, quant a eux, ils ont place leur temple sur les hauteurs
+au-dessus des orages, au-dessus du souffle des passions humaines. Ceux-la
+ne connaissent ni indignation contre la faiblesse, ni colere contre
+l'incertitude, ni haine contre la sincerite. Peut-etre l'avenir
+n'acceptera-t-il pas tout ce qu'ils ont conserve des formes du passe; mais
+ce qu'ils auront sauve d'eternellement durable, c'est l'amour, elan de
+l'homme a Dieu; c'est la charite, rapport de l'homme a l'homme. Quant a
+nous qui sommes les enfants du siecle, nous chercherons dans notre Eden
+ruine quelques palmiers encore debout, pour nous agenouiller a l'ombre et
+demander a Dieu de rallumer la lampe de la foi... La ou notre conviction
+restera impuissante a percer le mystere de la lettre, nous nous
+rattacherons a l'esprit de l'Evangile, doctrine celeste de l'ideal,
+essence de la vie de l'ame."
+
+Est-ce a dire que Lamennais acceptat de tous points les theories de sa
+collaboratrice? Il devait, au contraire, en etre inquiet et meme epouvante,
+si l'on s'en rapporte a la lettre que lui adressait George Sand, le 28
+fevrier 1837: "Monsieur et excellent ami, ecrit-elle de Nohant, vous
+m'avez entrainee, sans le savoir, sur un terrain difficile a tenir." Elle
+en est _effrayee_, elle voudrait parler de tous les devoirs de la femme,
+du mariage, de la maternite, et ce sont matieres scabreuses.
+Evitera-t-elle les fondrieres?" Je crains, confesse-t-elle, d'etre
+emportee par ma petulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez
+d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais ai-je le temps de
+vous demander, a chaque page, de me tracer le chemin? Avez-vous le temps
+de suffire a mon ignorance? Non, le journal s'imprime, je suis accablee de
+mille autres soins, et, quand j'ai une heure le soir pour penser a
+_Marcie_, il faut produire et non chercher."
+
+Dans cette lettre qui resume ses hardiesses, elle proclame la necessite du
+divorce, bien que, pour sa part, elle aimat mieux passer le reste de sa
+vie dans un cachot que de se remarier. Elle renonce a la theorie de
+l'union libre, mais elle proteste contre l'indissolubilite du mariage.
+"J'ai beau, dit-elle, chercher le remede aux injustices sanglantes, aux
+miseres sans fin, aux passions souvent sans remede qui troublent l'union
+des sexes, je n'y vois que la liberte de rompre et de reformer l'union
+conjugale. Je ne serais pas d'avis qu'on dut le faire a la legere et sans
+des raisons moindres que celles dont on appuie la separation legale
+aujourd'hui en vigueur." Elle estime que Lamennais, chaste et inaccessible
+aux faiblesses humaines, ignore certains abimes qu'elle-meme a mesures.
+"Vous avez vecu avec les anges; moi, j'ai vecu avec les hommes et les
+femmes. Je sais combien on souffre, combien on peche." Mais, si elle
+evoque les fautes passees, elle declare que son age lui permet d'envisager
+avec calme les orages qui palpitent et meurent a son horizon. En cela, ou
+bien elle s'abuse, ou bien elle induit en erreur celui qu'elle appelle
+"pere et ami." La pecheresse n'a pas termine son cycle.
+
+Si Lamennais fut effarouche des _Lettres a Marcie_, il dut l'etre bien
+davantage du _Poeme de Myrza_, ou George Sand transpose le procede
+litteraire des _Paroles d'un Croyant_ sur le mode amoureux. C'est, en un
+style alternativement mystique et voluptueux, la rencontre paradisiaque de
+l'homme et de la femme. Il la voit, l'admire et reconnait l'oeuvre et la
+fille de Dieu. "Il marcha devant elle, et elle le suivit jusqu'a la porte
+de sa demeure, qui etait faite de bois de cedre et recouverte d'ecorce de
+palmier. Il y avait un lit de mousse fraiche; l'homme cueillit les fleurs
+d'un rosier qui tapissait le seuil, et, les effeuillant sur sa couche, il
+y fit asseoir la femme en lui disant:--"L'Eternel soit beni."--Et,
+allumant une torche de meleze, il la regarda, et la trouva si belle qu'il
+pleura, et il ne sut quelle rosee tombait de ses yeux, car jusque la
+l'homme n'avait pas pleure. Et l'homme connut la femme dans les pleurs et
+dans la joie."
+
+Au reveil, "quand l'etoile du matin vint a palir sur la mer," il se
+demanda si c'etait un reve, et il attendit avec impatience que le jour
+eclairat l'obscurite de sa demeure. "Mais la femme lui parla, et sa voix
+fut plus douce a l'homme que celle de l'alouette qui venait chanter sur sa
+fenetre au lever de l'aube." Tout aussitot il se mit a verser des pleurs
+d'amertume et de desolation. Pourquoi? C'est qu'avec l'amour il a concu la
+precarite de son destin. "Car tu vaux mieux que la vie, dit-il, et
+pourtant je te perdrai avec elle." D'un regard, d'un sourire, elle le
+console en murmurant ces mots: "Si tu dois mourir, je mourrai aussi, et
+j'aime mieux un seul jour avec toi que l'eternite sans toi." Il suffit de
+cette parole pour endormir la douleur de l'homme. La femme lui a apporte
+l'esperance. "Il courut chercher des fruits et du lait pour la nourrir,
+des fleurs pour la parer." Et le _Poeme de Myrza_, qui commence par une
+cantilene d'hymenee, se termine par un appel mystique sur la route qui
+mene au desert de la Thebaide. En allant de l'homme a Dieu, Myrza peut
+encore dire: "Ma foi, c'est l'amour!"
+
+Lamennais et George Sand allaient suivre des chemins divers, elle vers le
+socialisme sentimental de Pierre Leroux, lui vers l'idealisme d'une
+democratie chretienne. En fevrier 1841, quand l'auteur des _Paroles d'un
+Croyant_, enferme a Sainte-Pelagie, lanca une sorte d'anatheme contre les
+revendications feministes, George Sand lui repliqua en s'etonnant qu'il
+refusat estime et confiance a tout ce qui ne porte pas de _barbe au
+menton_. "Nous vous comptons, dit-elle, parmi nos saints, vous etes le
+pere de notre Eglise nouvelle." Mais tous ces eloges ne sauraient ebranler
+la rigidite de Lamennais. Le 23 juin 1841, il mande a M. de Vitrolles dans
+une de ces lettres qu'a publiees en 1883 la _Nouvelle Revue_: "Je crois
+vraiment que George Sand m'a pardonne mes irreverences; mais elle ne
+pardonne point a saint Paul d'avoir dit: _Femmes, obeissez a vos maris_.
+C'est un peu dur, en effet." Dans une autre lettre du 25 novembre 1841 au
+meme M. de Vitrolles, Lamennais stigmatise les tendances anti-chretiennes
+de la _Revue Independante_, et predit que son directeur Pierre Leroux ne
+tardera pas a rester seul avec madame Sand. "Celle-ci, ajoute-t-il, fidele
+au revelateur, preche, des la premiere livraison, le communisme, dans un
+roman[14] ou je crains bien qu'on trouve peu de traces de son ancien
+talent. Comment peut-on gater a plaisir des dons naturels aussi rares!"
+
+[Note 14: _Horace_.]
+
+Dans la _Correspondance_ de George Sand, on ne rencontre, a partir de
+1842, aucune lettre adressee a Lamennais. Mais elle lui dedia, le 4 mai
+1848, un article recueilli dans le volume intitule: _Souvenirs de 1848_.
+Elle y discute le projet de Constitution elabore par Lamennais, et lui
+reproche de remettre aux mains d'un seul homme le pouvoir executif. "La
+presidence, dit-elle, serait forcee de devenir la dictature, et tout
+dictateur serait force de marcher dans le sang." Pour n'etre que d'une
+femme, l'argument avait sa valeur. Lamennais et la France en comprirent la
+portee au lendemain du 2 Decembre. George Sand avait ete plus clairvoyante
+que les hommes politiques et les fabricants de constitutions.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+INFLUENCE METAPHYSIQUE: PIERRE LEROUX
+
+
+Lorsque la doctrine idealiste, chretienne et democratique de Lamennais
+ne suffit plus a satisfaire la ferveur reformatrice de George Sand, elle
+trouva un nouveau guide et un autre Mentor, un peu nebuleux celui-la, en
+la personne de Pierre Leroux. Un enthousiasme non moins moindre, plus
+humain et sans doute mieux paye de retour, la posseda. Durant quatre ou
+cinq ans, elle jura sur la foi de ce metaphysicien socialiste. A propos
+de la traduction qu'il fit de _Werther_ et qui etait illustree
+d'eaux-fortes de Tony Johannot, elle ecrivit: "C'est une chose
+infiniment precieuse que le livre d'un homme de genie traduit dans une
+autre langue par un autre homme de genie." Le mot depasse, a coup sur,
+le jugement que la posterite portera sur Pierre Leroux; mais George
+Sand, comme on sait, n'etait pas sans outrance dans ses admirations. Le
+philosophe, a qui Buloz refusait un jour certain article sur Dieu parce
+que ce n'etait point un sujet d'actualite, fut presente a l'auteur de
+_Lelia_ par le berrichon Planet, toujours preoccupe d'elucider et de
+resoudre la question sociale. Ils cherchaient, les uns et les autres, a
+tatons, le moyen de completer et de parachever la Revolution de 1789
+qu'ils jugeaient trop exclusivement politique. George Sand explique,
+dans l'_Histoire de ma Vie_, comment et pourquoi elle desira entrer en
+relations avec Pierre Leroux: "J'ai oui dire a Sainte-Beuve qu'il y
+avait deux hommes dont l'intelligence superieure avait creuse et eclaire
+particulierement ce probleme dans une tendance qui repondait a mes
+aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inquietudes. Ils se
+trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avances
+que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas ete retardes comme lui par les
+empechements du catholicisme. Ils sont d'accord sur les points
+essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une ecole de
+sympathies qui les entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux
+hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait
+tourmentee des desesperances de _Lelia_, il me disait de chercher vers
+eux la lumiere, et il m'a propose de m'amener ces savants medecins de
+l'intelligence." Elle hesita longtemps, s'estimant "trop ignorante pour
+les comprendre, trop bornee pour les juger, trop timide pour leur
+exposer ses doutes interieurs." Egale, sinon plus grande, etait la
+timidite de Pierre Leroux. Enfin, ce fut la femme qui fit les premirs
+pas. Elle lui demanda par lettre, pour un meunier de ses amis, le
+catechisme du republicain en deux ou trois heures de conversation.
+Planet tint l'emploi du meunier, personnage muet.
+
+Un diner rassembla les trois convives dans la mansarde de George Sand.
+"Pierre Leroux fut d'abord gene, dit-elle; il etait trop fin pour n'avoir
+pas devine le piege innocent que je lui avais tendu, et il balbutia
+quelque temps avant de s'exprimer." La bonhomie de Planet, la sollicitude
+attentive de l'hotesse, le mirent a l'aise. Et voici l'impression que
+laissa chez son auditrice cette premiere entrevue: "Quand il eut un peu
+tourne autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il
+arriva a cette grande clarte, a ces vifs apercus et a cette veritable
+eloquence qui jaillissent de lui comme de grands eclairs d'un nuage
+imposant. Nulle instruction n'est plus precieuse que la sienne, quand on
+ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir
+suffisamment degage pour lui-meme. Il a la figure belle et douce, l'oeil
+penetrant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique, et ce
+langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chastete et de
+bonte vraies qui s'emparent de la persuasion autant que la force des
+raisonnements. Il etait des lors le plus grand critique possible dans la
+philosophie de l'histoire, et, s'il ne vous faisait pas bien nettement
+entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait
+apparaitre le passe dans une si vive lumiere, et il en promenait une si
+belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le
+bandeau des yeux comme avec la main."
+
+George Sand confesse qu'elle ne l'entendit qu'a moitie, quand il developpa
+le systeme de la _propriete des instruments de travail_. Elle essaie de
+croire ou de faire croire que c'etait le fait des arcanes de la langue
+philosophique, inaccessible a la mediocrite de sa culture intellectuelle.
+En verite, elle est trop modeste, et le Pierre Leroux n'est pas tres
+clair. Neanmoins, elle discerna des lueurs et le proclame avec joie: "La
+logique de la Providence m'apparut dans ses discours, et c'etait deja
+beaucoup: c'etait une assise jetee dans le champ de mes reflexions. Je me
+promis d'etudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne
+fut que plus tard que, grace a ce grand et noble esprit, je pus saisir
+enfin quelques certitudes."
+
+Ces certitudes, que nous tacherons de demeler, resteront assez vagues, la
+philosophie de Pierre Leroux etant si etheree, si loin des realites
+mesquines ou grossieres, qu'elle risque parfois de disparaitre dans les
+nuages ou de planer aux regions lointaines et imprecises de l'empyree.
+
+Des ce temps-la, la metaphysique nourrissait mal son pretre. Pierre Leroux,
+en depit d'un travail enorme, avait grand'peine a suffire aux besoins
+d'une famille nombreuse. Aussi, lorsqu'il alla passer quelques jours a
+Nohant en octobre 1837, George Sand concut le projet de lui elever ses
+enfants et de le tirer de la misere a son insu. "C'est plus difficile que
+nous ne pensions, ecrit-elle a madame d'Agoult. Il a une fierte d'autant
+plus invincible qu'il ne l'avoue pas et donne a ses resistances toute
+sorte de pretextes. Je ne sais pas si nous viendrons a bout de lui. Il est
+toujours le meilleur des hommes et l'un des plus grands. Il est tres drole
+quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il
+dit:
+
+"--J'etais tout crotte, tout honteux. Je me cachais dans un coin. _Cette
+dame_ est venue a moi et m'a parle avec une bonte incroyable. Elle etait
+bien belle!
+
+"Alors je lui demande comment vous etiez vetue, si vous etes blonde ou
+brune, grande ou petite, etc. Il repond:
+
+--Je n'en sais rien, je suis tres timide; je ne l'ai pas vue.
+
+--Mais comment savez-vous si elle est belle?
+
+--Je ne sais pas; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu qu'elle
+devait etre belle et aimable.
+
+"Voila bien une raison _philosophique!_ qu'en dites-vous?"
+
+Entre temps, Pierre Leroux reprenait aupres de George Sand la place
+laissee vide par Sainte-Beuve, lui servait de directeur de conscience. Il
+avait fort a faire. Elle le chargeait notamment de sermonner Felicien
+Mallefille, qui, occupant a Nohant le poste de precepteur auquel Eugene
+Pelletan fut trouve impropre, ajouta a ses fonctions officielles un autre
+emploi que l'on presume. Six mois durant, il eut l'honneur d'etre un
+secretaire tres intime, et il ne voulait pas abdiquer; mais l'affection de
+George Sand suivit l'evolution coutumiere. Au debut, pendant l'hiver de
+1837-38, elle atteste que Mallefille est une "nature sublime", qu'elle
+"l'aime de toute son ame" et donnerait pour lui "la moitie de son sang."
+Or, il advint que le sentimental et envahissant precepteur s'avisa de
+vouloir supplanter ou doubler Liszt, et adressa a la comtesse d'Agoult une
+lettre enflammee et irrespectueuse. George Sand, que cette liaison
+domestique commencait a lasser, saisit l'occasion propice pour le rendre a
+ses stricts devoirs de pedagogue. Il resista, fit des scenes, faillit se
+battre en duel avec un ami de la maison. Afin de calmer cet effervescent,
+elle le depecha aupres de Pierre Leroux, en le munissant d'une petite
+image coloriee qui representait saint Pierre au moment ou le Christ le
+preserve d'etre englouti par les flots. Elle avait joint cette dedicace:
+"Soyez le sauveur de celui qui se noie." Et elle fournissait des
+explications complementaires, dans une lettre en date du 26 septembre
+1838: "Quand viendra entre vous la question des femmes, dites-lui bien
+qu'elles n'appartiennent pas a l'homme par droit de force brutale, et
+qu'on ne raccommode rien en se coupant la gorge." Pierre Leroux administra
+la mercuriale demandee, debarrassa George Sand, _sauva_ Mallefille et fut
+son remplacant.
+
+A Nohant, l'existence etait celle de la liberte absolue, en meme temps que
+du travail opiniatre. De meme a Paris, lorsque George Sand y faisait de
+rapides sejours. Elle se sentit delivree de ses dernieres entraves morales,
+lorsqu'elle perdit sa mere, a la fin d'aout 1837. Tout aussitot, elle
+ecrit de Fontainebleau a son ami Gustave Papet: "Elle a eu la mort la plus
+douce et la plus calme; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin,
+et croyant s'endormir pour se reveiller un instant apres. Tu sais qu'elle
+etait proprette et coquette. Sa derniere parole a ete: "Arrangez-moi mes
+cheveux." Pauvre petite femme! fine, intelligente, artiste, genereuse;
+colere dans les petites choses, et bonne dans les grandes. Elle m'avait
+fait bien souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d'elle. Mais
+elle les avait bien repares dans ces derniers temps, et j'ai eu la
+satisfaction de voir qu'elle comprenait enfin mon caractere et qu'elle me
+rendait une complete justice. J'ai la conscience d'avoir fait pour elle
+tout ce que je devais. Je puis bien dire que je n'ai plus de famille. Le
+ciel m'en a dedommagee en me donnant des amis tels que personne peut-etre
+n'a eu le bonheur d'en avoir."
+
+Dans le nombre, Pierre Leroux occupe une situation avantageuse et comme
+privilegiee. Il n'etait ni assez jeune ni assez seduisant pour obtenir
+l'affection exaltee qu'eurent en partage Jules Sandeau, Alfred de Musset
+et le docteur Pagello. Du moins il n'encourut pas la meme disgrace que
+Michel (de Bourges), Felicien Mallefille et plusieurs autres. En ce qui le
+concerne, la brouille retentissante ne succeda pas au violent
+enthousiasme. Ce fut une bonne liaison tres litteraire, plus
+intellectuelle que tendre. George Sand y recueillit la substance
+metaphysique de Pierre Leroux, qui recut en echange des romans
+humanitaires pour la _Revue Independante_. Elle subit cependant a tel
+point l'ascendant du philosophe qu'elle voulut eduquer ses enfants dans
+les principes de cette religion sociale. D'autres furent ses amants,
+Pierre Leroux fut son grand-pretre laique. "Dites-lui, mande-t-elle le 22
+fevrier 1839 de Majorque ou elle cohabite avec Chopin, que j'eleve Maurice
+dans son _Evangile_. Il faudra qu'il le perfectionne lui-meme, quand le
+disciple sera sorti de page. En attendant, c'est un grand bonheur pour moi,
+je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idees.
+C'est a Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi
+quelques sentiments et beaucoup d'idees de plus[15]."
+
+[Note 15: Il convient, d'ailleurs, d'observer qu'elle ecrira plus tard, en
+decembre 1847: "C'est un genie admirable dans la vie ideale, mais qui
+patauge toujours dans la vie reelle."]
+
+Ou trouver cette _formule_? Sera-ce dans les deux oeuvres de George Sand
+que Pierre Leroux a marquees de son empreinte la plus profonde,
+_Spiridion_ et les _Sept Cordes de la Lyre_? L'element de haute et
+abstraite psychologie y domine et presque y etouffe l'intrigue romanesque.
+Buloz n'avait aucune sympathie pour ce genre de litterature et ne
+l'accueillait dans la _Revue des Deux Mondes_ qu'en maugreant et en
+reclamant pour ses lecteurs une pature plus legere, plus facilement
+assimilable. George Sand, le 22 avril 1839, s'en explique dans une lettre
+a madame Marliani: "Dites a Buloz de se consoler! Je lui fais une espece
+de roman _dans son gout_. Mais il faudra qu'il paye comptant, et qu'avant
+tout il fasse paraitre _la Lyre_. Au reste, ne vous effrayez pas du roman
+_au gout_ de Buloz, j'y mettrai plus de philosophie qu'il n'en pourra
+comprendre. Il n'y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond." De
+quel roman s'agit-il la? Ce ne peut etre d'_ Engelwald_, un long recit
+dont l'intrigue, se deroulant au Tyrol, refletait les doctrines
+republicaines de Michel (de Bourges), et dont le manuscrit fut retire et
+detruit. Il est sans doute question, non pas d'_Horace_ qui sera refuse
+par la _Revue_ en raison de ses tendances socialistes, mais de _Gabriel_,
+roman devenu un drame, qui obtint les eloges les plus chaleureux de Balzac
+et repose sur l'ambiguite de sexe d'une jeune fille, deguisee en garcon
+pour recueillir un majorat. _Gabriel_ fut ecrit a Marseille, au retour du
+voyage aux iles Baleares, et l'on peut supposer que l'ecrivain y mit le
+reflet de son caractere et de sa pensee.
+
+_Spiridion_, commence a Nohant et termine a Majorque, dans la chartreuse
+de Valdemosa, en janvier 1839, est dedie en ces termes a Pierre Leroux:
+"Ami et frere par les annees, pere et maitre par la vertu et la science,
+agreez l'envoi d'un de mes contes, non comme un travail digne de vous etre
+offert, mais comme un temoignage d'amitie et de veneration." Ils etaient
+alors, elle et lui, en parfaite communion d'aspirations philosophiques, en
+pleine lune de miel litteraire. "J'ai la certitude, ecrira-t-elle encore
+le 27 septembre 1841 a Charles Duvernet, qu'un jour on lira Leroux comme
+on lit le _Contrat social_. C'est le mot de M. de Lamartine... Au temps de
+mon scepticisme, quand j'ecrivais _Lelia_, la tete perdue de douleurs et de
+doutes sur toute chose, j'adorais la bonte, la simplicite, la science, la
+profondeur de Leroux; mais je n'etais pas convaincue. Je le regardais
+comme un homme dupe de sa vertu. J'en ai bien rappele; car, si j'ai une
+goutte de vertu dans les veines, c'est a lui que je la dois, depuis cinq
+ans que je l'etudie, lui et ses oeuvres." Cette etude inspira a George
+Sand la these de _Spiridion_, ainsi qu'elle l'indique dans la _preface
+generale_ ecrite en 1842 et recueillie dans le volume, _Questions d'art et
+de litterature_: "Je demandai a mon siecle quelle etait sa religion. On
+m'observa que cette preoccupation de mon cerveau _manquait d'actualite_.
+Les critiques qui m'avaient tant reproche de n'avoir ni foi ni loi, de
+n'etre qu'un _artiste_, c'est-a-dire, dans leurs idees d'alors, un
+brouillon et un athee, m'adresserent de doctes et paternels reproches sur
+ma pretention a une croyance, et m'accuserent de vouloir me donner des
+airs de philosophe. "Restez artiste!" me disait-on alors de toutes parts,
+comme Voltaire disait a son perruquier: "Fais des perruques."
+
+Dans _Spiridion_ apparait la trilogie ou la trinite mystique, chere a
+Pierre Leroux, et que George Sand resumait en une lettre a mademoiselle
+Leroyer de Chantepie, le 28 aout 1842: "Je crois a la vie eternelle, a
+l'humanite eternelle, au progres eternel." Cette religion de bienfaisance
+et d'amour ouvre a nos regards des perspectives infinies de beaute, de
+bonheur et d'espoir. Le maitre a vu clair dans ces espaces, et le neophyte,
+qui a la foi, redit ce que le maitre a vu. Il s'en fait gloire et le
+proclame dans une lettre a M. Guillon, du 14 fevrier 1844: "George Sand
+n'est qu'un pale reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du meme
+ideal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours pret a
+jeter au feu toutes ses oeuvres, pour ecrire, parler, penser, prier et
+agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur a la plume
+diligente et au coeur impressionnable, qui cherche a traduire dans des
+romans la philosophie du maitre. Otez-vous donc de l'esprit que je suis un
+grand talent. Je ne suis rien du tout, qu'un croyant docile et penetre."
+Suit une declaration, que nous n'accepterons pas sans reserve, sur le
+genre d'amour, essentiellement platonique,--"psychique" dirait le Bellac
+du _Monde ou l'on s'ennuie_,--qui a fait ce miracle. "L'amour de l'ame,
+dit-elle, je le veux bien, car, de la criniere du philosophe, je n'ai
+jamais songe a toucher un cheveu et n'ai jamais eu plus de rapports avec
+elle qu'avec la barbe du Grand Turc. Je dis cela pour que vous sentiez
+bien que c'est un acte de foi serieux, le plus serieux de ma vie, et non
+l'engouement equivoque d'une petite dame pour son medecin ou son
+confesseur. Il y a encore de la religion et de la foi en ce monde."
+
+Cette foi, cette religion, qui evoquent la memoire du Vicaire Savoyard,
+vont prendre corps dans un couvent de Benedictins ou doit eclore et
+rayonner la lumiere du renouveau. Hebronius, c'est-a-dire Spiridion, moine
+parvenu aux extremes confins d'un spiritualisme epure qui, derriere le
+mythe et le symbole, entrevoit la realite divine, a depouille, au
+sanctuaire de sa conscience, toutes les superstitions rituelles. George
+Sand nous depeint ainsi l'etat douloureux de cette ame: "Il renonca sans
+retour au christianisme; mais, comme il n'avait plus de religion nouvelle
+a embrasser a la place, et que, devenu plus prudent et plus calme, il ne
+voulait pas se faire inutilement accuser encore d'inconstance et
+d'apostasie, il garda toutes les pratiques exterieures de ce culte qu'il
+avait interieurement abjure. Mais ce n'etait pas assez d'avoir quitte
+l'erreur; il aurait encore fallu trouver la verite. "Spiridion l'a
+cherchee, et apres lui son disciple Fulgence, et ensuite Alexis, disciple
+de Fulgence, et enfin Angel, disciple d'Alexis. A quel resultat sont-ils
+parvenus? Ils n'ont etabli que ce qu'on pourrait appeler des constatations
+negatives. Leur doctrine, tres nette en sa partie critique, demeurera
+vague en ses conclusions positives. Le P. Alexis a ete concu fort
+exactement: il expose a Angel les vices et les calculs des moines, leurs
+voisins de cellules. C'est un tableau, severe mais veridique, de la vie
+conventuelle et de l'ame monacale: "Ils ont pressenti en toi un homme de
+coeur, sensible a l'outrage, compatissant a la souffrance, ennemi des
+feroces et laches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne
+trouveraient pas un complice, mais un juge; et ils veulent faire de toi ce
+qu'ils font de tous ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les
+gene. Ils veulent t'abrutir, effacer en toi par la persecution toute
+notion du juste et de l'injuste, emousser par d'inutiles souffrances toute
+genereuse energie. Ils veulent, par de mysterieux et vils complots, par
+des enigmes sans mot et des chatiments sans objet, t'habituer a vivre
+brutalement dans l'amour et l'estime de toi seul, a te passer de sympathie,
+a perdre toute confiance, a mepriser toute amitie. Ils veulent te faire
+desesperer de la bonte du maitre, te degouter de la priere, te forcer a
+mentir ou a trahir tes freres dans la confession, te rendre envieux,
+sournois, calomniateur, delateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide
+et infame. Ils veulent t'enseigner que le premier des biens c'est
+l'intemperance et l'oisivete, que pour s'y livrer en paix il faut tout
+avilir, tout sacrifier, depouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout
+noble instinct. Ils veulent t'enseigner la haine hypocrite, la vengeance
+patiente, la couardise et la ferocite. Ils veulent que ton ame meure pour
+avoir ete nourrie de miel, pour avoir aime la douceur et l'innocence. Ils
+veulent, en un mot, faire de toi un moine." Et, comme Angel se recrie
+devant cette peinture d'un monastere avili, peuple de prevaricateurs,
+Alexis resume ce qui, dans sa bouche, n'est pas une philippique ou une
+declamation sous forme de requisitoire, mais une these etayee par des
+faits: "Tu chercherais en vain un couvent moins souille et des moines
+meilleurs; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est
+impuni."
+
+Comment reveiller la foi et exterminer le vice? Il faut d'abord, a
+l'estime du P. Alexis, echo de Spiridion, c'est-a-dire de Pierre Leroux,
+remonter a l'origine de l'Etre et se donner a soi-meme une explication
+plus normale que la simple pre-existence d'un Dieu pur esprit, qui tire de
+sa seule substance la matiere et peut la faire rentrer en lui par un
+aneantissement pareil a sa creation. Voici de la Cause des causes, dont
+nous sommes les effets, l'interpretation metaphysique que le vertueux
+Alexis ne saurait admettre: "Organise comme il l'est, l'homme, qui ne doit
+pourtant juger et croire que d'apres ses perceptions, peut-il concevoir
+qu'on fasse de rien quelque chose, et de quelque chose rien? Et sur cette
+base, quel edifice se trouve bati? Que vient faire l'homme sur ce monde
+materiel que le pur esprit a tire de lui-meme? Il a ete tire et forme de
+la matiere, puis place dessus par le Dieu qui connait l'avenir, pour etre
+soumis a des epreuves que ce Dieu dispose a son gre et dont il sait
+d'avance l'issue, pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit
+necessairement succomber, et expier ensuite une faute qu'il n'a pu
+s'empecher de commettre."
+
+A cette conception des antiques theologies, que l'on retrouve encore dans
+le christianisme, Spiridion opposait une croyance d'eternel devenir et de
+perpetuel recommencement, qu'il deduisait au cours de ses entretiens avec
+Fulgence: "Que peut signifier ce mot, _passe?_ et quelle action veut
+marquer ce verbe, _n'etre plus?_ Ne sont-ce pas la des idees creees par
+l'erreur de nos sens et l'impuissance de notre raison? Ce qui a ete
+peut-il cesser d'etre? Et ce qui est peut-il n'avoir pas ete de tout
+temps?" Puis, comme Fulgence l'interroge a la maniere dont les apotres
+interrogeaient le Christ, et lui demande s'il ne mourra point ou si on le
+verra encore apres qu'il ne sera plus, Spiridion insiste et cherche a
+preciser. C'est ici qu'en depit de ses efforts la doctrine devient fluide:
+"Je ne serai plus et je serai encore, repondit le maitre. Si tu ne cesses
+pas de m'aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m'entendras partout. Ma
+forme sera devant tes yeux, parce qu'elle restera gravee dans ton esprit;
+ma voix vibrera a ton oreille, parce qu'elle restera dans la memoire de
+ton coeur; mon esprit se revelera encore a ton esprit, parce que ton ame
+me comprend et me possede." Par suite, la mort n'est plus qu'une apparence,
+c'est en realite une transformation de la substance et une migration.
+Spiridion, a son lit d'agonie, legue cette promesse et cette certitude a
+Fulgence: "Je ne m'en vais pas... Tous les elements de mon etre retournent
+a Dieu, et une partie de moi passe en toi." Ainsi le spiritualisme
+transcendant de Pierre Leroux rejoint l'enseignement du Christ. A defaut
+du Jardin des Olives et du Golgotha, nous gardons une Cene symbolique et
+une Pentecote qui veut repandre a travers le monde d'autres evangelistes.
+Il n'y a pas resurrection de l'etre, mais perennite de l'esprit. A telles
+enseignes que, lorsque Spiridion apparait a ses disciples, on peut se
+demander si c'est par la presence reelle ou par la permanence secrete et
+la survivance suprasensible. Ni Alexis ni Angel, ni George Sand ni Pierre
+Leroux, ne se chargent de traduire le mythe, d'elucider le mystere.
+
+Voici l'une de ces apparitions, a peine entrevue, bientot enfuie comme un
+mirage, alors qu'Alexis, hante par la curiosite de l'inconnu, penetre dans
+la bibliotheque close, reservee aux livres heretiques: "Il 'etait assis
+dans l'embrasure d'une longue croisee gothique, et le soleil enveloppait
+d'un chaud rayon sa lumineuse chevelure blonde; il semblait lire
+attentivement. Je le contemplai, immobile, pendant environ une demi-minute,
+puis je fis un mouvement pour m'elancer a ses pieds; mais je me trouvai a
+genoux devant un fauteuil vide: la vision s'etait evanouie dans le rayon
+solaire." Au sortir de ces hallucinations ou de ces extases, Alexis, ne
+pouvant dechiffrer l'enigme de l'au dela, essaie au moins d'arracher a
+l'histoire des religions le secret de leurs vicissitudes. Il etudie tour a
+tour Abelard, Arnauld de Brescia, Pierre Valdo, tous les heterodoxes du
+moyen age, Wiclef, Jean Huss, Luther, ainsi que les philosophes de
+l'antiquite paienne. C'est la voie qui conduira George Sand, sur les
+traces de Pierre Leroux, vers les prodigieux heros de la guerre des
+Hussites, un Jean Ziska, un Procope le Grand, pour aboutir a la fiction de
+_Consuelo_ et de la _Comtesse de Rudolstadt_. De cette peregrination, et
+le P. Alexis et George Sand ont rapporte une sainte et legitime horreur
+contre cette fausse orthodoxie et cette pretendue infaillibilite qui
+edictent la maxime abominable: "Hors de l'Eglise, point de salut." Et
+l'auteur de _Spiridion_, se substituant a son personnage, aboutit a une
+conclusion aussi lamentable que patente: "Il n'y a pas de milieu pour le
+catholique: il faut qu'il reste catholique ou qu'il devienne incredule. Il
+faut que sa religion soit la seule vraie, ou que toutes les religions
+soient fausses."
+
+Sur ces ruines et avec les materiaux qui jonchent le sol, est-il possible
+d'operer une reconstruction, d'edifier la Jerusalem nouvelle? Dans
+_Spiridion_, George Sand a consomme la besogne de demolition. Dans les
+_Sept Cordes de la Lyre_, se dessinera en 1839 le concept de la Cite
+future, ou l'humanite, au lieu de vegeter, devra prosperer et s'epanouir
+en une atmosphere de lumiere et de beaute. Cette idee se formule sous les
+especes d'un drame philosophique, analogue a ceux que s'est complu a
+concevoir Renan sur son declin: l'_Abbesse de Jouarre, Caliban_, l'_Eau de
+Jouvence_, le _Pretre de Nemi_. Ici, l'oeuvre se divise en cinq actes, qui
+ont pour denominations: _la Lyre_, les _Cordes d'or_, les _Cordes
+d'argent_, les _Cordes d'acier_, la _Corde d'airain_. Maitre Albertus,
+docteur es metaphysique, a herite cette lyre de son vieil ami, le luthier
+Meinbaker, qui lui a legue le soin d'elever sa fille Helene. Elle grandit
+parmi les disciples du philosophe, encline a cultiver la poesie et la
+musique qui lui sont interdites. Maitre Albertus est un educateur austere,
+incorruptible. A tous les acheteurs successifs il refusera de vendre la
+lyre merveilleuse; il la protegera contre le perfide Mephistopheles, qui
+tachera de la derober ou de la detruire. Il honore en elle la majeste d'un
+symbole. "L'ame, dit-il, est une lyre dont il faut faire vibrer toutes les
+cordes, tantot ensemble, tantot une a une, suivant les regles de
+l'harmonie et de la melodie; mais, si on laisse rouiller ou detendre ces
+cordes a la fois delicates et puissantes, en vain l'on conservera avec
+soin la beaute exterieure de l'instrument, en vain l'or et l'ivoire de la
+lyre resteront purs et brillants; la voix du ciel ne l'habite plus, et ce
+corps sans ame n'est plus qu'un meuble inutile. "C'est la meme doctrine
+que professe Hanz, disciple favori du maitre, et qui parait etre un double
+de Pierre Leroux. Il recite fort congrument sa lecon de metaphysique:
+"L'humanite est un vaste instrument dont toutes les cordes vibrent sous un
+souffle providentiel, et, malgre la difference des tons, elles produisent
+la sublime harmonie. Beaucoup de cordes sont brisees, beaucoup sont
+faussees; mais la loi de l'harmonie est telle que l'hymne eternel de la
+civilisation s'eleve incessamment de toutes parts, et que tout tend a
+retablir l'accord souvent detruit par l'orage qui passe."
+
+Le drame entier des _Sept Cordes de la Lyre_ est sur ce ton metaphorique,
+un peu sibyllin. Tantot, ce sont des apostrophes: "Principe eternel, ame
+de l'univers, o grand esprit, o Dieu! toi qui resplendis dans ce firmament
+sublime, et qui vis dans l'infini de ces soleils et de ces mondes
+etincelants..." Tantot, des sentences synthetiques: "Je definis la
+metaphysique l'_idee de Dieu_, et la poesie, le _sentiment de Dieu_." Ou
+encore: "Vous autres artistes, vous etes des colombes, et nous, logiciens,
+des betes de somme." Parfois, mais rarement, il y a un trait d'ironie: "A
+quoi sert la critique? A tracer des epitaphes." Et ce passage, assez amer,
+semble viser Victor Cousin, chef de l'eclectisme, irreductible adversaire
+de Pierre Leroux: "Au nom de la philosophie, tel ambitieux occupe les
+premieres charges de l'Etat, tandis que, martyr de son genie, tel artiste
+vit dans la misere, entre le desespoir et la vulgarite."
+
+De ci, de la, le dialogue s'emaille de morceaux d'eloquence, de maximes
+d'un style noble, un peu tendu. Helene s'ecrie, en soutenant la lyre d'une
+main, en levant l'autre vers le ciel: "La vie est courte, mais elle est
+pleine! L'homme n'a qu'un jour, mais ce jour est l'aurore de l'eternite!"
+Et la lyre resonne magnifiquement, et Hanz s'ecrie a son tour, comme
+l'antistrophe succedant a la strophe: "Oui, l'ame est immortelle, et,
+apres cette vie, l'infini s'ouvrira devant nous." Puis, resonne a notre
+oreille, tandis que nous gravissons les pentes du Parnasse, du Pinde ou de
+l'Helicon, le Choeur des esprits celestes: "Chaque grain de poussiere d'or
+qui se balance dans le rayon solaire chante la gloire et la beaute de
+l'Eternel; chaque goutte de rosee qui brille sur chaque brin d'herbe
+chante la gloire et la beaute de l'Eternel; chaque flot du rivage, chaque
+rocher, chaque brin de mousse, chaque insecte chante la gloire et la
+beaute de l'Eternel! Et le soleil de la terre, et la lune pale, et les
+vastes planetes, et tous les soleils de l'infini avec les mondes
+innombrables qu'ils eclairent, et les splendeurs de l'ether etincelant, et
+les abimes incommensurables de l'empyree, entendent la voix du grain de
+sable qui roule sur la pente de la montagne, la voix que l'insecte produit
+en depliant son aile diapree, la voix de la fleur qui seche et eclate en
+laissant tomber sa graine, la voix de la mousse qui fleurit, la voix de la
+feuille qui se dilate en buvant la goutte de rosee; et l'Eternel entend
+toutes les voix de la lyre universelle."
+
+Pourquoi maitre Albertus brise-t-il successivement les deux cordes d'or,
+les deux cordes d'argent, qui representent, celles-la la foi et l'infini,
+celles-ci l'esperance et la beaute? Ce n'est pas pour complaire a
+Mephistopheles, qu'il traite avec une rudesse antisemite: "Votre maladie,
+dites-vous, etait mortelle, mais les juifs ont la vie si dure!... Quand un
+juif se plaint, c'est signe qu'il est content." Albertus, quoique ce drame
+ne soit ni localise ni date, est un idealiste que le machinisme moderne
+doit deconcerter. Mais l'Esprit de la lyre lui annonce--comme la Sibylle a
+Enee les glorieux destins reserves aux chemins de fer. Cette prophetie ne
+sera point sans interet, formulee qu'elle est en 1839: "Sur ces chemins
+etroits, rayes de fer, qui tantot s'elevent sur les collines et tantot
+s'enfoncent et se perdent dans le sein des la terre, vois rouler, avec la
+rapidite de la foudre, ces lourds chariots enchaines a la file, qui
+portent des populations entieres d'une frontiere a l'autre dans l'espace
+d'un jour, et qui n'ont pour moteur qu'une colonne de noire fumee! Ne
+dirait-on pas du char de Vulcain roule par la main formidable des
+invisibles cyclopes?" On pourrait ajouter que la description de George
+Sand ressemble au developpement d'une matiere de vers latins ou a une
+paraphrase en prose de l'abbe Delille.
+
+Apres les cordes d'acier brisees, qui etaient les cordes humaines, il ne
+reste plus que la seule corde d'airain, la corde d'amour. Et l'Esprit de
+la lyre murmure a Helene, mystiquement eprise d'Albertus: "O Helene,
+aime-moi comme je t'aime! L'amour est puissant, l'amour est immense,
+l'amour est tout; c'est l'amour qui est dieu; car l'amour est la seule
+chose qui puisse etre infinie dans le coeur de l'homme." En un paroxysme
+d'extase, la jeune fille saisit la lyre, touche avec impetuosite la corde
+d'airain et la brise. Elle tombe morte, Albertus evanoui. Quand il se
+reveille, il dit a ses disciples ces simples paroles: "Mes enfants,
+l'orage a eclate, mais le temps est serein; mes pleurs ont coule, mais mon
+front est calme; la lyre est brisee, mais l'harmonie a passe dans mon ame.
+Allons travailler!" Et ce dernier mot est precisement celui que Claude
+Ruper, qui a prie comme Albertus, adresse a son disciple Antonin, quand le
+rideau du dernier acte tombe sur la _Femme de Claude_.
+
+Voila les pensees sublimes d'eternite et de pardon que nous retrouverons
+au terme de la _Comtesse de Rudolstadt!_ Elles rappellent la maxime
+admirable du sage: "Il faut travailler comme si l'on devait vivre toujours,
+et etre pret comme si l'on devait partir demain." Cet ideal de perfection,
+de bonte et d'amour, hantait l'ame genereuse de George Sand, alors que la
+calomnie stupide l'accusait d'aller le dimanche a la barriere et d'en
+revenir ivre avec Pierre Leroux.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+INFLUENCE ARTISTIQUE: LISZT ET CHOPIN
+
+
+C'est a Franz Liszt qu'est adressee la septieme des _Lettres d'un
+Voyageur_, sur Lavater et la maison deserte. A ce grand musicien,
+"l'enfant sublime", de quoi George Sand pouvait-elle parler, sinon de
+musique? "Heureux amis! s'ecrie-t-elle, que l'art auquel vous vous etes
+adonnes est une noble et douce vocation, et que le mien est aride et
+facheux aupres du votre! Il me faut travailler dans le silence et la
+solitude, tandis que le musicien vit d'accord, de sympathie et d'union
+avec ses eleves et ses executants. La musique s'enseigne, se revele, se
+repand, se communique. L'harmonie des sons n'exige-t-elle pas celle des
+volontes et des sentiments? Quelle superbe republique realisent cent
+instrumentistes reunis par un meme esprit d'ordre et d'amour pour executer
+la symphonie d'un grand maitre! Oui, la musique, c'est la priere, c'est la
+foi, c'est l'amitie, c'est l'association par excellence." En meme temps
+qu'a Franz Liszt, cette definition enthousiaste etait destinee a celle qui
+partageait sa vie et qui, pour lui, avait sacrifie les seductions du monde
+et l'orgueil d'une origine aristocratique, la brillante Marie de Flavigny,
+comtesse d'Agoult, en litterature Daniel Stern.
+
+George Sand avait rencontre Liszt, en 1834, au temps de son intimite avec
+Alfred de Musset. Elle le tint d'abord a distance, pour complaire sans
+doute a son ombrageux amant. Plus tard, quand l'illustre pianiste eut
+contracte une liaison rendue publique, tous obstacles disparurent. Au mois
+de mai 1835, George Sand ecrivait a madame d'Agoult, qui avait suivi Liszt
+a Geneve: "Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds, je ne vous connais
+pas personnellement, mais j'ai entendu Franz parler de vous et je vous ai
+vue. Je crois que, d'apres cela, je puis sans folie vous dire que je vous
+aime, que vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment
+noble que j'aie vue briller dans la sphere patricienne. Il faut que vous
+soyez en effet bien puissante pour que j'aie oublie que vous etes
+comtesse. Mais, a present, vous etes pour moi le veritable type de la
+princesse fantastique, artiste, aimante et noble de manieres, de langage
+et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poetiques." Et la
+lettre se termine par ces simples mots, exquisement delicats: "Adieu,
+chere Marie. _Ave, Maria, gratia plena!_"
+
+Si plus tard une brouille ou un refroidissement se produisit entre ces
+deux femmes de lettres, ce ne fut point a l'occasion de Liszt. Il ne plut
+jamais, amoureusement s'entend, a George Sand qui ne lui plut pas
+davantage. Leurs atomes crochus refuserent de se joindre. Et pourtant
+Liszt etait un seducteur irresistible, qui trainait les coeurs sur son
+passage et cueillait ses fantaisies, comme des fleurs dans un parterre.
+Don Juan mystique, tour a tour voue a la passion et a la religiosite, il
+n'enrichit pas la galerie de George Sand. Peut-etre eut-elle souhaite
+d'esquisser vaguement avec lui un marivaudage, pour reveiller par la
+jalousie la tendresse languissante de Musset. Mais "aimer Liszt, dit-elle
+familierement, m'eut ete aussi impossible que d'aimer les epinards." Il y
+avait de rares plats qui n'etaient pas a son gout. Au demeurant, elle
+avait bon appetit.
+
+Franz Liszt offre, au regard des aspirations intellectuelles, le meme
+contraste que dans l'ordre moral et religieux. Son esprit fut aussi
+contradictoire que son coeur. Ne en 1811 d'une famille tres modeste de
+Hongrie--son pere etait attache aux domaines du prince Esterhazy--il eut
+la fortune et les succes precoces d'un petit prodige, doue d'une
+merveilleuse virtuosite. La societe la plus aristocratique de toute
+l'Europe lui octroya ses flatteries et ses caresses. Il se glissa pourtant
+quelques deboires a travers tant de cajoleries feminines. Franz Liszt ne
+put epouser la jeune fille qu'il aimait, une de ses eleves, mademoiselle
+Caroline de Saint-Criq. Cette deception, le tour naturel de son esprit
+idealiste et humanitaire, le milieu ambiant, sature d'effluves socialistes,
+l'amenerent a professer des doctrines democratiques qui s'harmonisaient
+avec les revendications de George Sand. Pour completer une instruction
+demeuree fort incomplete en dehors de la musique, le pianiste hongrois
+s'adressait a tout venant, il cherchait, de ci, de la, cette lumiere de
+l'ame que, plus tard, il pensera trouver dans le catholicisme. A l'avocat
+Cremieux, futur garde des sceaux et des lors intime ami, voire meme
+secretaire de la tragedienne Rachel, il demandait un jour, a
+brule-pourpoint: "Monsieur Cremieux, apprenez-moi toute la litterature
+francaise."
+
+Apres une periode saint-simonienne, analogue a celle que traversa
+Sainte-Beuve et qu'effleura George Sand, il vecut dans l'intimite de
+Lamennais dont il accepta avec enthousiasme la philosophie chretienne, la
+foi elargie et le dogmatisme epure. La religion du Christ devenait la
+religion d'une humanite superieure, la communion des ames en des croyances
+comprehensives et symboliques. Ce fut une des haltes de la pensee mobile
+de George Sand, qui aimait a fuir vers de nouveaux horizons. Franz Liszt
+lui servit d'intermediaire aupres de Lamennais, dont l'ame foncierement
+aimante, mais inquiete, revetait des apparences de sauvagerie. Chez lui,
+l'humanitaire cotoyait le misanthrope. Le musicien servit de trait d'union
+entre l'apotre et la neophyte. Alfred de Musset ne risquait plus de
+projeter sur cette relation tout amicale l'ombre de sa jalousie. George
+Sand concut pour Lamennais de la veneration, pour Franz Liszt, partant
+pour madame d'Agoult, une sympathie qui s'epancha, de part et d'autre, en
+une correspondance chaleureuse.
+
+On a publie bon nombre de lettres adressees par George Sand, non seulement
+a Liszt, mais encore a son amie. Or madame d'Agoult, abandonnant mari et
+enfant dans un de ces coups de tete familiers a une nature qui se plaisait
+au tapage et a la publicite, s'etait refugiee a Geneve. Liszt l'y avait
+rejointe. C'etait la, au vrai, le theme de l'un de ces romans ou George
+Sand plaidait les droits de l'amour libre contre les entraves conjugales.
+Tout aussitot, entre les deux femmes egalement sollicitees par la
+litterature, par la vie independante et par un besoin d'emancipation
+sociale, se noua ce que M. Rocheblave a denomme "une Amitie
+romanesque.[16]" George Sand, aussi spontanee et simple que la comtesse
+d'Agoult etait calculee et hautaine, livra son coeur et sa pensee avec sa
+prodigalite coutumiere. De Nohant elle envoya a Geneve des lettres
+charmantes. Dans celle du 1er novembre 1835, elle donne d'elle-meme une
+definition precieuse a retenir: "Imaginez-vous, ma chere amie, que mon
+plus grand supplice, c'est la timidite. Vous ne vous en douteriez guere,
+n'est-ce pas? Tout le monde me croit l'esprit et le caractere fort
+audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indifferent et le caractere
+quinteux."
+
+[Note 16: _Revue de Paris_, du 15 decembre 1894.]
+
+Elle explique que l'espece humaine est son ennemie, qu'elle a eu, comme
+Alceste, des haines vigoureuses. Mais elles se sont calmees. Toute furie a
+disparu. Cependant, dit-elle, "il y a un froid de mort pour tout ce que je
+ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit la ce qu'on appelle
+l'egoisme de la vieillesse." Elle se calomnie, car elle aime ses amis avec
+tendresse, avec engouement, avec aveuglement, et elle aspire a se guerir
+de ses moments de raideur. Pour cette cure morale, elle compte sur
+l'assistance bienveillante de madame d'Agoult et se remet entre ses mains.
+"Si nous nous lions davantage, comme je le veux, il faudra que vous
+preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai toujours desagreable. Si
+vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai a
+l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer a consequence, parce que je
+pourrai dire tout ce qu'il y a de plus bete, de plus fou, de plus deplace,
+sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez _acceptee_... Il faut vous
+arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord,
+j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a repondu de vous comme de
+lui." Puis voici, ce qui est assez rare sous la plume de George Sand, un
+melange de coquetterie et de subtilite un peu mievre, avec un impatient
+desir de plaire: "La premiere fois que je vous ai vue, je vous ai trouvee
+jolie; mais vous etiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je
+detestais la noblesse. Je ne savais pas que vous en etiez. Au lieu de me
+donner un soufflet, comme je le meritais, vous m'avez parle de votre ame,
+comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C'etait bien, et j'ai eu tout
+de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce n'est
+pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je
+vous connaitrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me connaissez pas assez.
+Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je suis en realite, je ne
+veux pas vous aimer encore." Et elle se compare tres modestement a un
+porc-epic que frole une main douce et blanche. Elle apprehende de rebuter
+les caresses ou simplement la sollicitude. "Ainsi, voyez si vous pouvez
+accorder votre coeur a un porc-epic. Je suis capable de tout. Je vous
+ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous repondrai
+une grossierete a propos de rien. Je vous reprocherai un defaut que vous
+n'avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n'aurez jamais eue.
+Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu'a ce que
+je sois bien sure que je ne peux pas vous facher et vous degouter de moi.
+Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je
+laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz me semblera divin. Si
+vous marchez dans quelque chose de sale, je trouverai que cela sent bon."
+
+Au porc-epic, comment va repondre celle que George Sand definissait "la
+blonde peri a la robe d'azur?" Elle se compare a une tortue qu'elle a
+recue pour ses etrennes, ironique symbole de la _rapidite_ et de la
+_mobilite_ de ses idees. "Eh bien, ajoute-t-elle, ne vous laissez pas
+rebuter par les ecailles de la tortue, qui ne s'effraie nullement des
+piquants du porc-epic. Sous ces ecailles, il y a encore de la vie." Est-ce
+une fable, imitee de La Fontaine, "la Tortue et le Porc-epic," qui va nous
+deduire quelque moralite? Elle commence a merveille. George couvre Marie
+de louanges, s'extasie devant son _incommensurable superiorite_, lui
+conseille, la supplie d'ecrire et de manifester son talent. "Faites-en
+profiter le monde: vous le devez." La fumee de cet encens etait suave a
+l'orgueilleuse sensualite de la comtesse d'Agoult. En cette lune de miel
+de l'amitie, George Sand deverse les effluves de sa tendresse. On se donne
+de petits noms caressants. _Piffoel_, de Nohant, adore les _Fellows_, de
+Geneve. Elle aspire a les rejoindre. Ce projet, entrave par l'instance
+contre M. Dudevant, se realise, non pas en septembre 1835, comme l'indique
+par erreur M. Rocheblave, mais seulement en septembre 1836. Ce sont douze
+mois d'attente impatiente. George Sand maudit les lenteurs de Themis. Le 5
+mai 1836, en pleine bataille judiciaire, elle ecrit a Franz Liszt: "Je
+serais depuis longtemps pres de vous, sans tous ces deboires. C'est mon
+reve, c'est l'Eldorado que je me fais, quand je puis avoir, entre le
+proces et le travail, un quart d'heure de revasserie. Pourrai-je entrer
+dans ce beau chateau en Espagne? Serai-je quelque jour assise aux pieds de
+la belle et bonne Marie, sous le piano de Votre Excellence?" Et deux mois
+plus tard, le 10 juillet, elle emploie presque les memes termes, dans une
+lettre a madame d'Agoult: "Je reve mon oasis pres de vous et de Franz.
+Apres tant de sables traverses, apres avoir affronte tant d'orages, j'ai
+besoin de la source pure et de l'ombrage des deux beaux palmiers du
+desert." Au prealable, ce sont des echanges d'impressions litteraires.
+Lamartine subit de rudes assauts. "Il m'est impossible, ecrit Liszt,
+d'accepter comme une grande oeuvre l'ensemble de _Jocelyn_." Et George
+Sand lui repond, non moins severe: "_Jocelyn_ est, en somme, un mauvais
+ouvrage. Pensees communes, sentiment faux, style lache, vers plats et
+diffus, sujet rebattu, personnages trainant partout, affectation jointe a
+la negligence; mais, au milieu de tout cela, il y a des pages et des
+chapitres qui n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'a sept
+fois de suite en pleurant comme un ane." La posterite ne retiendra que la
+seconde partie de ce jugement. Ane ou non, celui qui a pleure est desarme
+et conquis.
+
+A noter aussi cette appreciation d'un Italien que madame d'Agoult
+interrogeait sur les celebrites litteraires: "_Conoscete i libri di George
+Sand?--Si, Signora_ (ici une moue indefinissable voulant dire a peu pres:
+ce n'est pas le Perou) _mi piace di piu..._", je crus entendre Victor Hugo;
+pourtant, pour plus de surete, et comme par un pressentiment de la joie
+qu'il allait me donner, je lui fis repeter le nom: "_Mi piace molto di piu,
+Paul de Kock_." Et madame d'Agoult a beau s'ecrier: "O soleil, voile ta
+face! O lune, rougis de honte," on se demande si elle n'a pas eprouve
+quelque contentement a informer George Sand qu'on lui prefere Paul de
+Kock. N'est-ce pas bien d'une femme, a tout le moins d'une femme de
+lettres?
+
+A Paris, le bruit courait que Liszt etait a Geneve, non pas avec madame
+d'Agoult, mais avec George Sand. Celle-ci, fort occupee a plaider, trouve
+plaisir a leur communiquer ce racontar extravagant, qui circule a travers
+la petite ville cancaniere de La Chatre. Elle envie leur sort d'etres
+liberes des servitudes mondaines, tandis qu'elle supporte l'inquisition
+des curiosites provinciales, et, travailleuse nocturne, elle termine ainsi
+sa lettre: "Bonjour! il est six heures du matin. Le rossignol chante, et
+l'odeur d'un lilas arrive jusqu'a moi par une mauvaise petite rue
+tortueuse, noire et sale." Ce bonjour, elle le leur apporte en personne,
+des qu'elle peut sortir de l'antre de la chicane et disposer de trois
+cents ecus. Elle part de Nohant, le 28 aout 1836, avec Maurice et Solange,
+et passe en Suisse tout le mois de septembre. Son arrivee a Geneve est
+plaisante. En descendant de la diligence, elle demande au postillon le
+domicile de M. Liszt, en disant que c'est un artiste: l'un veut la
+conduire chez un veterinaire, un autre chez un marchand de violons, un
+troisieme chez un musicien du theatre.
+
+Ce mois de sejour fut charmant. _Piffoels_ et _Fellows_ s'etaient rejoints
+a Chamonix. La troupe joyeuse et folle s'egayait de tout, mais d'abord des
+effarements d'Ursule, la servante berrichonne, qui, a Martigny, croyait
+etre a la Martinique et tremblait de traverser la mer pour revenir au
+pays. La famille _Piffoels_--surnom tire du long nez de George Sand et de
+son fils--s'inscrivait ainsi sur un registre d'hotel: _Domicile_, la
+nature; _d'ou ils viennent_, de Dieu; _ou ils vont_, au ciel; _lieu de
+naissance_, Europe; _qualites_, flaneurs.
+
+Au mois d'octobre, George Sand rentre a Paris, apres avoir touche barre a
+Nohant. Elle s'installe a l'Hotel de France, rue Laffitte, ou viennent
+egalement habiter Liszt et madame d'Agoult. Les deux femmes ont un salon
+commun. Au bout de deux mois de cette cohabitation de phalanstere, George
+Sand, fidele a ses preferences pour la campagne, regagne son Berry: elle y
+travaille plus a l'aise. Elle etait eblouie, fatiguee du mouvement
+intellectuel et mondain ou se complaisait sa tumultueuse amie et ou
+tournoyaient toutes les celebrites litteraires de l'epoque: Lamennais,
+Henri Heine, Lamartine, Berryer, Pierre Leroux, Eugene Sue, Mickiewicz,
+Ballanche, Louis de Ronchaud. C'etait un kaleidoscope, une lanterne
+magique.
+
+L'intimite cependant subsistait. A la fin de janvier 1837, madame
+d'Agoult--autrement dit, "la Princesse" ou "Mirabelle"--se rendit a
+Nohant. Elle y passa plusieurs semaines, amenant derriere elle Franz Liszt
+et plusieurs amis, tels que Charles Didier, Alexandre Rey et l'acteur
+Bocage. Frederic Chopin, l'emule de Liszt, avait ete invite. Il ne vint
+pas.
+
+L'illustre compositeur polonais, alors age de vingt-huit ans--de six ans
+plus jeune que George Sand--etait recemment entre en relations avec elle.
+Dans quelles conditions? On a peine a le preciser. Il a raconte, et ses
+biographes repetent, que ce fut a une soiree chez la comtesse Marliani. Le
+comte Wodzinski, dans son livre, _les Trois Romans de Chopin_, a
+singulierement dramatise l'aventure: "Toute la journee, il crut entendre
+de ces appels mysterieux qui jadis, aux temps de son adolescence, le
+faisaient souvent se retourner, au milieu de ses promenades ou de ses
+reveries, et qu'il disait etre ses esprits avertisseurs... Le soir, arrive
+a la porte de l'hotel Marliani, un tremblement nerveux le secoua; un
+instant, il eut l'idee de retourner sur ses pas; puis il depassa le seuil
+des salons. Le sort en decidait ainsi." Il ne tarda pas a s'asseoir devant
+le piano et a improviser. Quand il s'arreta, il se trouva en face de
+George Sand qui le felicitait.
+
+Frederic Chopin n'avait pas la beaute radieuse, la grace florentine de
+Franz Liszt; mais celui-ci etait le talent, celui-la le genie. George Sand
+fut vite eprise, encore que les choses se fussent plus simplement passees
+que ne l'indiquent les biographies romanesques. Elle avait un vif desir de
+connaitre Chopin, lequel n'eprouvait aucune sympathie pour les bas-bleus.
+Liszt et madame d'Agoult les rapprocherent et ne tarderent pas a le
+regretter. Le 28 mars 1837, de Nohant George Sand ecrit a Franz: "Dites a
+Chopin que je le prie de vous accompagner; que Marie ne peut pas vivre
+sans lui, et que, moi, je l'adore." Et, le 5 avril, a madame d'Agoult
+elle-meme: "Dites a Chopin que je l'idolatre." La belle Princesse fut
+aussitot jalouse, mordante et acerbe. Elle envoya ce malicieux bulletin de
+sante: "Chopin tousse avec une grace infinie. C'est l'homme irresolu; il
+n'y a chez lui que la toux de permanente." Est-ce pour detourner ses
+soupcons que George Sand replique, le 10 avril 1837: "Je veux les
+_Fellows_, je les veux le plus tot et le plus longtemps possible. Je les
+veux _a mort_. Je veux aussi le Chopin et tous les Mickiewicz et Grzymala
+du monde. Je veux meme Sue, si vous le voulez... Tout, excepte un amant."
+Or, cet amant, elle allait l'avoir en Chopin, pour pres de dix annees.
+Madame d'Agoult ne le pardonna, ni a elle, ni a lui. Les relations se
+refroidirent, les lettres s'espacerent. Et Lamennais, qui jugeait toutes
+ces incartades de femmes avec sa severite ascetique, resumera ainsi la
+brouille, dans une lettre adressee de Sainte-Pelagie, le 20 mai 1841, a M.
+de Vitrolles: "Elles s'aiment comme ces deux diables de Le Sage, l'un
+desquels disait: "On nous reconcilia, nous nous embrassames; depuis ce
+temps-la, nous sommes ennemis mortels."
+
+Inquiete de la sante de son fils qu'elle avait du retirer du college Henri
+IV et soigner a Nohant de meme que Solange, tous deux gravement atteints
+de la variole, George Sand resolut de passer dans le midi l'hiver de
+1838-39. Tandis que Liszt et sa compagne s'etaient rendus en Italie afin
+de derober a la societe parisienne quelque evenement extra-conjugal,
+l'auteur de _Lelia_ partit pour les iles Baleares. Outre ses enfants, elle
+emmenait Chopin. Entre temps, elle avait fourni a Balzac les materiaux
+d'un roman qu'elle lui conseillait d'intituler les _Galeriens_, et ou
+Liszt et madame d'Agoult devaient occuper le premier plan. Il modifia
+legerement le sujet, elargit le cadre, et dans _Beatrix_ ajouta le
+portrait de George Sand, d'ailleurs idealisee en Camille Maupin.
+
+L'_Histoire de ma Vie_, d'ou les preoccupations apologetiques ne sont
+jamais absentes, laisse croire que Chopin s'imposa comme compagnon de
+voyage et que George Sand l'emmena par pure affection maternelle. Elle lui
+portait alors, a dire vrai, des sentiments plus tendres, qu'elle derobait
+officiellement en l'appelant _son cher enfant, son malade ordinaire_. Et
+nous ne devons pas etre dupes, lorsqu'elle pretend, quinze ans apres, que
+ses amis et ceux de Chopin lui forcerent la main. "J'eus tort, dit-elle,
+par le fait, de ceder a leur esperance et a ma propre sollicitude. C'etait
+bien assez de m'en aller seule a l'etranger avec deux enfants, l'un deja
+malade, l'autre exuberant de sante et de turbulence, sans prendre encore
+un tourment de coeur et une responsabilite de medecin." M. Rocheblave a
+dit excellemment, pour qualifier cette fugue et ce coup de tete
+sentimental: "Le voyage de Majorque fut, comme folie, le pendant du voyage
+de Venise." Mais, lorsque George Sand etait enamouree, elle ne raisonnait
+point et cedait a des elans impulsifs, qu'elle desavouait plus tard.
+
+Chopin rejoignit a Perpignan ses compagnons de route, qui etaient venus a
+petites journees par la vallee du Rhone. La traversee fut favorable. Le 14
+novembre 1838, George Sand ecrivait, de Palma de Mallorca, a madame
+Marliani: "J'ai une jolie maison meublee, avec jardin et site magnifique,
+pour cinquante francs _par mois_. De plus, j'ai, a deux lieues de la, une
+cellule, c'est-a-dire trois pieces et un jardin plein d'oranges et de
+citrons, pour trente-cinq francs _par an_, dans la grande chartreuse de
+Valdemosa." Les desillusions furent presque immediates. Elles apparaissent
+dans la _Correspondance_, elles pullulent dans le volume intitule _Un
+Hiver a Majorque_. "Notre voyage, avoue-t-elle, est un _fiasco_
+epouvantable." A Palma, il n'y avait pas d'hotel. Ils durent se contenter
+de "deux petites chambres garnies, ou plutot degarnies, dans une espece de
+mauvais lieu, ou les etrangers sont bien heureux d'avoir chacun un lit de
+sangle avec un matelas douillet et rebondi comme une ardoise, une chaise
+de paille, et, en fait d'aliments, du poivre et de l'ail a discretion." On
+trouve de la vermine dans les paillasses, des scorpions dans la soupe.
+Pour se procurer les objets de premiere necessite, diurne ou nocturne, il
+faut ecrire a Barcelone. Deux mois sont le moindre delai pour
+confectionner une paire de pincettes. Le piano de Chopin est soumis a 700
+francs de droits d'entree, chiffre qui s'abaisse a 400, en faisant sortir
+l'instrument par une autre porte de la ville. "Enfin, dit George Sand, le
+naturel du pays est le type de la mefiance, de l'inhospitalite, de la
+mauvaise grace et de l'egoisme. De plus, ils sont menteurs, voleurs,
+devots comme au moyen age. Ils font benir leurs betes, tout comme si
+c'etaient des chretiens. Ils ont la fete des mulets, des chevaux, des anes,
+des chevres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-memes, puants,
+grossiers et poltrons; avec cela, superbes, tres bien costumes, jouant de
+la guitare et dansant le fandango." D'ou proviennent tous ces vices, toute
+cette misere intellectuelle et morale? Du joug clerical sous lequel
+Majorque est courbee. Ce ne sont que couvents. L'Inquisition a trouve la
+sa terre d'election. Tous les domestiques, tous les gueux du pays sont
+fils de moines.
+
+L'alimentation etait detestable pour la sante precaire de Chopin. Il y
+avait cinq sortes de viandes: du cochon, du porc, du lard, du jambon, du
+sale. Pour dessert, la tourte de cochon a l'ail. Le climat, propice a
+Maurice et a Solange, avait une humidite tiede, tres nuisible a Chopin.
+Les Majorquains, le croyant phtisique au dernier degre et le voyant
+cohabiter avec une famille qui n'allait pas a la messe, les mirent tous a
+l'index. Trois medecins, les meilleurs de l'ile, furent appeles en
+consultation. "L'un, raconte Chopin, pretendait que j'allais finir; le
+second, que je me mourais; le troisieme, que j'etais mort." Pour George
+Sand, ce fut une torture. "Le pauvre grand artiste, dit-elle, etait un
+malade detestable. Doux, enjoue, charmant dans le monde, il etait
+desesperant dans l'intimite exclusive... Son esprit etait ecorche vif; le
+pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner."
+
+Toute la colonie ne demandait qu'a repartir. Petits et grands geignaient,
+moitie riant, moitie pleurant: "J'veux m'en aller _cheux_ nous, dans
+_noute_ pays de La Chatre, l'_ous' qu'y a_ pas de tout ca." Au
+commencement de mars, Chopin eut un crachement de sang qui epouvanta
+George Sand. Le lendemain, ils s'embarquerent, en compagnie de cent
+pourceaux, sur l'unique vapeur de l'ile. Pendant la traversee, le malade
+vomissait le sang a pleine cuvette. A Barcelone, l'hotelier voulait faire
+payer le lit ou il avait couche, sous pretexte que la police ordonnait de
+le bruler.
+
+Le 8 mars, ils etaient a Marseille, puis ils firent une excursion a Genes.
+Qu'allait devenir Chopin? Il demanda a George Sand de la suivre a Nohant.
+Elle acquiesca, mais, dans l'_Histoire de ma Vie_, revenue a d'autres
+sentiments, elle fournit des explications peu vraisemblables. "La
+perspective, dit-elle, de cette sorte d'alliance de famille avec un ami
+nouveau me donna a reflechir. Je fus effrayee de la tache que j'allais
+accepter et que j'avais crue devoir se borner au voyage en Espagne." A ce
+prix, elle obeissait, non pas a la passion, mais a une sorte d'adoration
+maternelle tres vive, tres vraie, qu'elle declare d'ailleurs moins
+profonde en elle que "l'amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui
+puisse etre passionne." Enfin, elle se persuade ou veut nous persuader
+qu'elle accueillit Chopin, pour se defendre contre l'eventualite d'autres
+amours qui auraient risque de la distraire de ses enfants. Elle y vit,
+citons le mot, un _preservatif_ contre des emotions qu'elle ne voulait
+plus connaitre. Et elle s'ecrie, longtemps apres, en un elan de
+phraseologie mystique: "Un devoir de plus dans ma vie, deja si remplie et
+si accablee de fatigue, me parut une chance de plus pour l'austerite vers
+laquelle je me sentais attiree avec une sorte d'enthousiasme religieux."
+Bref, elle resume ainsi sa vocation sentimentale: "J'avais de la tendresse
+et le besoin imperieux d'exercer cet instinct-la. Il me fallait cherir ou
+mourir." Elle a beaucoup cheri, et elle est morte plus que septuagenaire.
+
+Huit annees durant, Chopin fut un compagnon absorbant et tyrannique.
+Ilvoulait chaque annee retourner a Nohant, et chaque annee il y
+languissait. Mondain, il s'ennuyait a la campagne. Aristocrate et raffine,
+il etait froisse et choque dans un milieu sans appret, ou Hippolyte
+Chatiron, le batard ne heureux, frere naturel de George Sand, lui
+prodiguait ses effusions d'apres boire. Catholique exalte, il ne pouvait
+communier en la religion humanitaire de Lamennais ou de Pierre Leroux. Il
+demeurait pourtant, attache par l'admiration, l'adulation, les caresses
+enveloppantes qui l'ensorcelaient. Ne se donnant qu'a demi, il voulait
+qu'on lui appartint tout a fait. L'_Histoire de ma Vie_ observe avec une
+nettete un peu cruelle: "Il n'etait pas ne exclusif dans ses affections;
+il ne l'etait que par rapport a celles qu'il exigeait. Il aimait
+passionnement trois femmes dans la meme soiree de fete, et s'en allait
+tout seul, ne songeant a aucune d'elles, les laissant toutes trois
+convaincues de l'avoir exclusivement charme." Sa vanite maladive et son
+egoisme allaient a ce point qu'il rompit avec une jeune fille qu'il allait
+demander en mariage, parce que, recevant sa visite avec celle d'un autre
+musicien, elle avait offert une chaise a ce dernier avant de faire asseoir
+Chopin.
+
+A Paris egalement, d'abord rue Pigalle, puis square d'Orleans, le pianiste
+poitrinaire vecut aupres de George Sand, qui remplit avec un zele
+infatigable l'office de garde-malade. Un refroidissement advint, lorsqu'il
+crut qu'elle l'avait peint dans _Lucrezia Floriani_, sous les traits du
+prince Karol, un reveur desequilibre. Et Lucrezia n'etait-ce pas elle-meme,
+cette etrange femme qui a des passions de huit jours ou d'une heure
+toujours sinceres, mere de quatre enfants issus de trois peres differents?
+Ainsi se resume son signalement pathologique: "Une pauvre vieille fille de
+theatre comme moi, veuve de... plusieurs amants (je n'ai jamais eu la
+pensee d'en revoir le compte)." Chopin avait lu _Lucrezia Floriani_, jour
+apres jour, sur la table de George Sand. Il ne s'alarma et ne se crut vise
+que lorsque l'oeuvre parut en feuilleton dans la _Presse_: c'etait au
+commencement de 1847. Le roman se termine par la victoire que l'amour des
+enfants remporte sur l'amour des amants. Il en fut de meme dans la vie
+reelle. A la suite d'une querelle avec Maurice qui parla de quitter la
+partie--"cela, dit George Sand, ne pouvait pas et ne devait pas
+etre".--Chopin abandonna, en juillet 1847, la maison du square d'Orleans.
+Elle murmure avec melancolie: "Il ne supporta pas mon intervention
+legitime et necessaire. Il baissa la tete et prononca que je ne l'aimais
+plus. Quel blaspheme, apres ces huit annees de devouement maternel! Mais
+le pauvre coeur froisse n'avait pas conscience de son delire." Et elle
+ecrit a Charles Poncy, l'ouvrier-poete: "J'ai ete payee d'ingratitude, et
+le mal l'a emporte dans une ame dont j'aurais voulu faire le sanctuaire et
+le foyer du beau et du bien... Que Dieu m'assiste! je crois en lui et
+j'espere."
+
+Avant la mort de Chopin survenue le 17 octobre 1849, ils se rencontrerent
+une seule fois dans un salon ami. George Sand s'approcha avec angoisse; en
+balbutiant: "Frederic." Il rencontra son regard suppliant, palit, se leva
+sans repondre et s'eloigna. Quels etaient ses mysterieux griefs? C'est le
+mutuel secret que tous deux ont emporte dans la tombe. Au terme de
+l'_Histoire de ma Vie_, George Sand se contente de quelques eloquentes
+apostrophes a ceux qu'elle a aimes et qui ont cesse d'etre. Chopin, qui
+avait eu le plus long bail, doit en prendre sa part: "Saintes promesses
+des cieux, s'ecrie-t-elle, ou l'on se retrouve et ou l'on se reconnait,
+vous n'etes pas un vain reve!... O heures de supreme joie et d'ineffables
+emotions, quand la mere retrouvera son enfant, et les amis les dignes
+objets de leur amour!" Puis, faisant un retour sur soi-meme, voici qu'elle
+prononce cette lugubre parole: "Mon coeur est un cimetiere." Sans doute
+elle y voit defiler les corteges et s'accumuler les tombes des affections
+defuntes. Des 1833, Jules Sandeau, evince et jetant la fleche du Parthe,
+la comparait a une necropole. Plus habile, il avait evite d'etre livre au
+fossoyeur.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+_CONSUELO_ ET LES ROMANS SOCIALISTES
+
+
+A son retour de Majorque, dans une lettre adressee a madame Marliani le 3
+juin 1839, George Sand se jugeait elle-meme en ces termes: "Je l'avoue a
+ma honte, je n'ai guere ete jusqu'ici qu'un artiste, et je suis encore a
+bien des egards et malgre moi un grand enfant." Au cours des annees
+suivantes, sous les influences contraires de Chopin et de Pierre Leroux,
+la lutte va s'engager entre les preoccupations de l'art et les
+sollicitations de la politique. De la, dans les romans de George Sand, un
+double filon qu'il nous faut suivre: d'un cote, _Consuelo_ et la _Comtesse
+de Rudolstadt_, de l'autre, _Horace_, le _Compagnon du Tour de France_, le
+_Meunier d'Angibault_ et le _Peche de Monsieur Antoine_. C'est le
+parallelisme des conceptions esthetiques et des reves humanitaires.
+
+_Consuelo_ fut compose sous l'inspiration immediate et dans le commerce
+quotidien de Chopin. L'oeuvre vaut, non seulement par l'interet de la
+fable, mais encore et surtout par la delicatesse et l'agrement de
+l'execution. Tres touchante est l'aventure de cette cantatrice, fille
+d'une bohemienne. George Sand en a succinctement resume les peripeties, a
+la page 176 du troisieme et dernier volume. Ce sont: les fiancailles de
+Consuelo au chevet de sa mere avec Anzoleto, l'infidelite de celui-ci, la
+haine de la Corilla, les outrageants desseins de Zustiniani, les conseils
+du Porpora, le depart de Venise, l'attachement qu'Albert avait pris pour
+elle, les offres de la famille de Rudolstadt, ses propres hesitations et
+ses scrupules, sa fuite du chateau des Geants, sa rencontre avec Joseph
+Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au lit de douleur de la
+Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordee par le chanoine a
+l'enfant d'Anzoleto, enfin son retour a Vienne et son entrevue avec
+Marie-Therese.
+
+Le debut du roman est un pur chef-d'oeuvre, avec de curieux details sur la
+vie intime de Venise et cette attachante figure du Porpora, le professeur
+de chant de Consuelo qui ne tarda pas a etre surnommee la Porporina. Puis
+c'est le debut triomphal de la cantatrice au theatre San Samuel, ou elle
+devient l'objet des poursuites du directeur, le comte Zustiniani. Il y a
+la sur la vie des coulisses et des planches un brillant developpement qui
+rappelle certaines tirades de _Kean_. Le sujet qu'Alexandre Dumas pere
+avait traite avec eloquence, George Sand s'en empare et le renouvelle
+ingenieusement. "Un comedien, dit-elle, n'est pas un homme; c'est une
+femme. Il ne vit que de vanite maladive; il ne songe qu'a satisfaire sa
+vanite; il ne travaille que pour s'enivrer de vanite. La beaute d'une
+femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien.
+Une femme est son rival, ou plutot il est la rivale d'une femme; il a
+toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les
+ridicules d'une coquette." Consuelo en fait l'experience aupres d'Anzoleto,
+jusqu'a ce qu'elle s'eloigne, sur les conseils du Porpora, et se refugie
+en Boheme, dans la famille de Rudolstadt. L'heritier de cette noble race,
+le comte Albert, a l'ame d'un vrai Hussite. Il descend du roi George
+Podiebrad et de Jean Ziska du Calice, chef des Taborites. Les doctrines
+d'autrefois hantent son imagination extatique: "Il haissait les papes, ces
+apotres de Jesus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la
+dignite des peuples. Il blamait le luxe des eveques et l'esprit mondain
+des abbes, et l'ambition de tous les hommes d'eglise." Cette question du
+hussitisme, les debats et les luttes qui se sont engages autour de "la
+coupe de bois" par opposition aux vases d'or des Romains, ont interesse et
+passionne George Sand. En dehors du roman de _Consuelo_, elle a ecrit sur
+ce sujet deux remarquables etudes historiques. _Jean Ziska_ est un
+emouvant recit de la guerre des Hussites; on y rencontre l'exacte
+definition des points de desaccord avec Rome. Dans _Procope le Grand_
+apparait la doctrine de ces genereux revoltes, telle que la formule le
+pape Martin V dans sa lettre au roi de Pologne, Wladislas IV: "Ils disent
+qu'il ne faut point obeir aux rois, que tous les biens doivent etre
+communs, et que tous les hommes sont egaux." Bref, a l'estime de George
+Sand, ce sont les precurseurs de la Revolution francaise, dont ils
+realisent par anticipation la devise. Leur cri: "La coupe au peuple!" a la
+valeur d'un imperissable symbole. Ils prechent la communion universelle de
+l'humanite et protestent contre la corruption et la debauche de l'Eglise
+ultramontaine. Derriere le dogme utraquiste qui revendique la Cene sous
+les deux especes, l'heroique Boheme reclame la liberte du culte, la
+liberte de conscience, la liberte politique, la liberte civile. George
+Sand synthetise en ces termes l'enseignement qui decoule du martyre de
+Jean Huss et de Jerome de Prague: "L'Eglise est tombee au dernier rang
+dans l'esprit des peuples, parce qu'elle a verse le sang. L'Eglise n'est
+plus representee que par des processions et des cathedrales, comme la
+royaute n'est plus representee que par des citadelles et par des soldats.
+Mais l'Evangile, la doctrine de l'Egalite et de la Fraternite, est
+toujours et plus que jamais vivant dans l'ame du peuple. Et voyez le
+crucifie, il est toujours debout au sommet de nos edifices, il est
+toujours le drapeau de l'Eglise! Il est la sur son gibet, ce Galileen, cet
+esclave, ce lepreux, ce paria, cette misere, cette pauvrete, cette
+faiblesse, cette protestation incarnees!... Sa prophetie s'est accomplie:
+il est remonte dans le Ciel, parce qu'il est rentre dans l'Ideal. Et de
+l'Ideal il redescendra pour se manifester sur la terre, pour apparaitre
+dans le reel. Et voila pourquoi, depuis dix-huit siecles, il plane adore
+sur nos tetes." Puis George Sand, confrontant les buchers de Constance et
+de Rouen, aboutit a cette conclusion, toute conforme a sa these: "Qui ne
+sent dans son coeur que si Jeanne d'Arc eut vu le jour en Boheme, elle
+aurait ete une de ces intrepides femmes du Tabor qui mouraient pour leur
+foi en Dieu et en l'Humanite?"
+
+Dans _Consuelo_, le hussitisme n'est qu'un episode. La partie vraiment
+attrayante de l'oeuvre, ce sont les incidents romanesques ou le genie de
+George Sand se donne carriere: le voyage souterrain de la Porporina pour
+rejoindre Albert de Rudolstadt, l'arrivee d'Anzoleto au chateau des Geants,
+l'odyssee d'Haydn, les embuches tendues par le recruteur Mayer. Ce sont
+aussi telles pages prestigieuses, comme le discours de Satan qui se dit le
+frere du Christ, et maints paysages qui evoquent devant nos yeux le charme
+et la diversite de la nature. Quel poete se flatterait d'egaler cette
+prose harmonieuse et rythmee? Voici, par exemple, un passage qui traduit
+beaucoup mieux que le _Chemineau_, de M. Jean Richepin, la vision d'une
+route se deroulant a travers champs, parmi les sapins et les bruyeres:
+"Qu'y-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait Consuelo; c'est le symbole
+et l'image d'une vie active et variee. Que d'idees riantes s'attachent
+pour moi aux capricieux detours de celui-ci! Je ne me souviens pas des
+lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai traverses jadis. Mais qu'ils
+doivent etre beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort la
+eternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pales
+nuances d'or mat qui le rayent mollement, et ces genets d'or brulant qui
+le coupent de leurs ombres, sont plus doux a la vue que les allees droites
+et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'a
+regarder les grandes lignes seches d'un jardin, la lassitude me prend:
+pourquoi mes pieds chercheraient-ils a atteindre ce que mes yeux et ma
+pensee embrassent tout d'abord? Au lieu que le libre chemin qui s'enfuit
+et se cache a demi dans les bois m'invite et m'appelle a suivre ses
+detours et a penetrer ses mysteres. Et puis ce chemin, c'est le passage de
+l'humanite, c'est la route de l'univers. Il n'appartient pas a un maitre
+qui puisse le fermer et l'ouvrir, a son gre. Ce n'est pas seulement le
+puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de
+respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid a ses
+branches, tout vagabond peut reposer sa tete sur ses pierres. Devant lui,
+un mur ou une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas
+devant lui; et, tant que la vue peut s'etendre, le chemin est une terre de
+liberte. A droite, a gauche, les champs, les bois appartiennent a des
+maitres; le chemin appartient a celui qui ne possede pas autre chose;
+aussi comme il l'aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour
+invincible. Qu'on lui batisse des hopitaux aussi riches que des palais, ce
+seront toujours des prisons; sa poesie, son reve, sa passion, ce sera
+toujours le grand chemin."
+
+Apres un sejour a la cour de Marie-Therese, ou l'eleve preferee du Porpora,
+la compagne d'Haydn, redevient cantatrice, voici le retour au chateau des
+Geants. Elle y arrive pour epouser Albert et pour assister a sa mort. Mais
+cette mort--comme nous le verrons dans les deux volumes suivants de la
+_Comtesse de Rudolstadt_--n'etait qu'une crise de catalepsie. Consuelo,
+veuve aussitot que mariee, et dedaigneuse de la richesse, a quitte Vienne
+pour se refugier a Berlin. Elle y courra d'autres dangers. Frederic la
+poursuivra de ses assiduites, puis de sa rancune. Alors se succedent la
+silhouette de Voltaire et celle de la soeur du roi, Amelie, abbesse de
+Quedlimbourg. Elle a une perilleuse aventure d'amour. Consuelo, qui s'y
+trouve melee par devouement, est arretee, incarceree a Spandau, sous la
+surveillance des epoux Schwartz. Or c'est a leur fils, le mystique et
+sentimental Gottlieb, qu'elle devra la liberte. Ca et la, apparaissent de
+delicieux episodes, ainsi celui du rouge-gorge et les adieux de Consuelo a
+sa prison.
+
+Elle est libre, sauvee, entrainee dans une voiture par un individu masque.
+Quel est-il? Elle ressent un trouble profond et ne songe pas a se derober.
+Tandis que les chevaux galopent, elle s'endort aupres de ce singulier
+compagnon, qui a serre les deux bras autour de sa taille. Au reveil, elle
+essaie de se degager, mais sans trop insister. Un vague attrait la domine.
+"L'inconnu rapprocha Consuelo de sa poitrine, dont la chaleur embrasa
+magnetiquement la sienne, et lui ota la force et le desir de s'eloigner.
+Cependant il n'y avait rien de violent ni de brutal dans l'etreinte douce
+et brulante de cet homme. La chastete ne se sentait ni effrayee ni
+souillee par ses caresses; et Consuelo, comme si un charme eut ete jete
+sur elle, oubliant la retenue, on pourrait meme dire la froideur virginale
+dont elle n'avait jamais ete tentee de se departir, meme dans les bras du
+fougueux Anzoleto, rendit a l'inconnu le baiser enthousiaste et penetrant
+qu'il cherchait sur ses levres. Comme tout etait bizarre et insolite chez
+cet etre mysterieux, le transport involontaire de Consuelo ne parut ni le
+surprendre, ni l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement
+contre son coeur; et quoique ce fut avec une force extraordinaire, elle ne
+ressentit pas la douleur qu'une violente pression cause toujours a un etre
+delicat. Elle n'eprouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable
+oubli de sa pudeur accoutumee eut du lui apporter apres un instant de
+reflexion. Aucune pensee ne vint troubler la securite ineffable de cet
+instant d'amour senti et partage comme par miracle. C'etait le premier de
+sa vie. Elle en avait l'instinct ou plutot la revelation; et le charme en
+etait si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir
+jamais l'alterer. L'inconnu lui paraissait un etre a part, quelque chose
+d'angelique dont l'amour la sanctifiait. Il passa legerement le bout de
+ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupieres de
+Consuelo, et a l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il
+resta eveille cette fois, mais calme en apparence, comme s'il eut ete
+invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu penetrer son
+armure. Il veillait en entrainant Consuelo vers des regions inconnues, tel
+qu'un archange emportant sous son aile un jeune seraphin aneanti et
+consume par le rayonnement de la Divinite."
+
+Le lecteur a devine, mais Consuelo ignore que l'inconnu c'est Albert de
+Rudolstadt, sorti de lethargie. Elle est legitimement enlevee par son
+epoux. Avec lui, et sous la sympathique protection de cet homme masque,
+elle s'initiera a la doctrine des Invisibles, confrerie franc-maconnique.
+Ils lui reveleront la trilogie democratique: Liberte, Egalite, Fraternite,
+et ils demontreront qu'elle procede de l'Evangile. Leur foi est le deisme
+chretien. Ecoutez les questions et les reponses de cette initiation:
+"Qu'est-ce que le Christ?--C'est la pensee divine, revelee a
+l'humanite.--Cette pensee est-elle tout entiere dans la lettre de
+l'Evangile?--Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout entiere
+dans son esprit." L'interrogatoire de Consuelo satisfait les Invisibles,
+qui la felicitent de son courage, de ses talents et des vertus. Elle
+recevra, en depit de son sexe, les degres de tous les rites. On le lui
+declare solennellement: "L''epouse et l'eleve d'Albert de Rudolstadt est
+notre fille, notre soeur et notre egale. Comme Albert, nous professons le
+precepte de l'egalite divine de l'homme et de la femme." Avec Consuelo ils
+communieront en une sorte de christianisme superieur et epure. Aussi bien
+etait-ce alors l'intime religion de George Sand. Elle charge son heroine
+d'en esquisser les principaux lineaments: "Le Christ est un homme divin
+que nous reverons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint
+des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le
+meilleur et le plus grand des maitres et des martyrs... Mais nous adorons
+Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d'idolatrie. Nous
+distinguons la divinite de la revelation de celle du revelateur."
+
+De meme que pour composer _Consuelo_, qui parut en 1843, George Sand avait
+etudie les annales religieuses de la Boheme, elle consacra plusieurs mois
+a s'assimiler les doctrines des societes secretes, qui forment la
+substance de la _Comtesse de Rudolstadt_. Elle ecrit, le 6 juin 1843, a
+son fils: "Je suis dans la franc-maconnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors
+pas du _Kadosh_, du _Rose-Croix_ et du _Sublime Ecossais_. Il va en
+resulter un roman des plus mysterieux. Je t'attends pour retrouver les
+origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc."
+Et la semaine suivante, a madame Marliani: "Dites a Pierre Leroux qu'il
+m'a jetee la dans un abime de folies et d'incertitudes, mais que j'y
+barbote avec courage, sauf a n'en tirer que des betises. Dites-lui, enfin,
+que je l'aime toujours, comme les devotes aiment leur _doux Jesus_." Le 28
+novembre 1843, elle avertit Maurice que la _Comtesse de Rudolstadt_, en
+cours de publication dans la _Revue Independante_, risque d'etre
+interrompue. Il lui sera impossible de fournir du manuscrit pour le numero
+du 10 decembre, tellement elle est envahie par la politique et preoccupee
+par la fondation d'un journal, l'_Eclaireur de l'Indre_.
+
+En depit de parties attachantes, la _Comtesse de Rudolstadt_ n'egale pas
+_Consuelo_. Le denouement tourne au symbole, alors que l'heroique eleve du
+Porpora devient reellement l'epouse d'Albert et se voue a rester
+cantatrice, pour offrir le spectacle de la vertu sur les planches. Ils
+accomplissent a travers l'Europe un infatigable pelerinage: elle,
+s'adonnant a son art, lui, annoncant la republique prochaine, plus de
+maitres ni d'esclaves, les sacrements a tout le monde, la coupe a tous. Et
+Consuelo la Zingara, et Albert le mystique, vont de province en province,
+comme des bohemiens, accompagnes de leurs enfants. Ils prophetisent la
+renaissance du Beau et l'avenement du Vrai. Ils vont au triomphe ou au
+martyre, zelateurs de l'Ideal, precurseurs de la Revolution.
+
+La curiosite artistique, qui anime _Consuelo_ et la _Comtesse de
+Rudolstadt_, ne pouvait detacher George Sand des visions de renouveau
+social dont sa pensee etait obsedee. Son reve d'un monde regenere et
+egalitaire s'epanche dans ses oeuvres, dans _Horace_ qui, en 1841, la
+brouilla avec la _Revue des Deux Mondes_, mais surtout dans le _Compagnon
+du Tour de France_. Ce premier roman vraiment socialiste fut inspire par
+la lecture d'un ouvrage qu'avait compose un simple ouvrier, Agricol
+Perdiguier, menuisier au faubourg Saint-Antoine, et plus tard representant
+du peuple. Son _Livre du Compagnonnage_, publie sous le pseudonyme
+d'_Avignonnais-la-Vertu_, relatait la genealogie et les affiliations de
+ces associations ouvrieres, veritables societes secretes, non avouees par
+les lois, mais tolerees par la police, qui prirent le titre de _Devoirs_.
+On trouve la le lien qui rattache les syndicats ouvriers d'a present aux
+anciennes corporations. Aussi bien les rites de ces Devoirs remontent-ils,
+les uns au moyen age, les autres a la plus lointaine antiquite. Ils sont
+domines, de meme que l'institution de la franc-maconnerie, par le symbole
+du Temple de Salomon.
+
+Entre les differents Devoirs, il s'en fallait de beaucoup que regnat un
+accord parfait. De rite a rite, le compagnonnage avait ses querelles et
+ses batailles, qui enfantaient toute une litterature en prose et en vers,
+sorte de chansons de geste du proletariat a travers les ages. Ce fut
+l'honneur d'Agricol Perdiguier de vouloir operer une reconciliation
+durable parmi les associations ouvrieres profondement divisees. Son petit
+volume, dont les journaux democratiques de l'epoque, notamment le
+_National_, reproduisirent de nombreux extraits, prechait aux travailleurs
+manuels l'union et la concorde qui devaient ameliorer leur condition
+morale et materielle. Agricol Perdiguier ne se contenta pas d'enseigner a
+ses freres, les compagnons du _Tour de France_, la sublimite de l'ideal
+eclos et epanoui dans son coeur. Il effectua lui-meme un voyage social et
+humanitaire a travers les departements. Tous les Devoirs entendirent cette
+bonne parole, animee d'un souffle evangelique. Presque tous en
+profiterent. La devise d'_Avignonnais-la-Vertu_ n'etait autre que celle de
+l'apotre Jean: "Aimez-vous les uns les autres." Si la cause etait gagnee
+aupres des compagnons, qui renoncerent a leurs vieilles haines
+corporatives et ouvrirent leurs ames au sentiment de la solidarite, il
+restait a faire penetrer les idees nouvelles dans le public bourgeois,
+fort ignorant des questions ouvrieres. La monarchie de Juillet avait
+institue le _pays legal_, qui affectait de ne point connaitre et de
+dedaigner le pays veritable. Pour cette tache de vulgarisation et de
+propagande au dela des frontieres professionnelles, Agricol Perdiguier eut
+la plus retentissante et la plus efficace des collaborations. Il obtint le
+concours litteraire de George Sand.
+
+L'auteur d'_Indiana_, de _Valentine_ et de _Mauprat_ ne pouvait demeurer
+insensible a aucune des manifestations du renouveau qui penetrait dans les
+classes intellectuelles. Elle s'indignait de cet egoisme ploutocratique,
+personnifie en Louis-Philippe. Elle aspirait a un reveil de l'esprit
+revolutionnaire qui, un demi-siecle plus tot, s'etait affirme avec tant
+d'eclat. Selon l'expression qu'elle emploiera dans le _Peche de Monsieur
+Antoine_, elle voulait regenerer "l'antique bourgeoisie, cette race
+intelligente, vindicative et tetue, qui a eu de si grands jours dans
+l'histoire, et qui serait encore si noble, si elle avait tendu la main au
+peuple au lieu de le repousser du pied." Et elle ajoutait, pour calmer les
+inquietudes des liberaux et des republicains doctrinaires: "Ceux qui
+accusent les ecrits socialistes d'incendier les esprits devraient se
+rappeler qu'ils ont oublie d'apprendre a lire aux paysans."
+
+Entre les diverses ecoles reformatrices, George Sand cherchait sa voie.
+Elle etait hantee, comme toutes les ames fieres, par le reve d'une
+humanite meilleure, d'une societe plus juste, qui aidat a reparer les
+inegalites de la naissance. Fourier et Victor Considerant proposaient le
+phalanstere, Pierre Leroux un vague communisme sentimental, Cabet une
+Icarie qui tenait de la republique de Platon et de la cite d'Utopie.
+Lamennais, au lendemain de son heroique rupture avec l'Eglise
+ultramontaine, ouvrait a la democratie les avenues de l'idealisme chretien
+et de la fraternite evangelique. Il concevait un majestueux edifice, fonde
+sur les assises du devoir et habite par un peuple de sages.--Toutes ces
+doctrines, seduisantes a des degres divers, George Sand les avait
+pressenties et eprouvees; elle en avait extrait le suc et la substance.
+Elle haissait le "gouvernement infame de Louis-Philippe", elle
+stigmatisait le "cancan des prostituees et de la bourgeoisie", elle
+entendait avec joie les craquements de l'edifice. Son coeur et sa raison
+la conduisaient de Jean-Jacques a Robespierre, et l'incitaient a se
+pencher avec sollicitude vers le peuple. De la ses sympathies pour Agricol
+Perdiguier, et l'enthousiasme qu'elle apporta, durant toute l'annee 1840,
+a ecrire le _Compagnon du Tour de France_. Cette oeuvre, qui suscita
+l'admiration parmi le monde de la pensee, repandit la terreur dans la
+societe ignorante et cossue, pour qui toute nouveaute est une perturbation
+seditieuse. George Sand fut maudite par les gens du bel air, les classes
+dirigeantes et le clerge. Elle n'eut garde de s'en emouvoir. "Voila,
+dit-elle simplement dans la preface du roman, comment un certain monde et
+une certaine religion accueillent les tentatives de moralisation, et
+comment un livre dont l'idee evangelique etait le but bien declare, fut
+recu par les conservateurs de la morale et les ministres de l'Evangile."
+Le crime, en effet, de George Sand etait double: dans la these et dans la
+fable. Pour exposer les doctrines du compagnonnage telles que les
+formulait Agricol Perdiguier, elle avait eu recours a une intrigue qui
+place le peuple au-dessus de la noblesse, exalte le travail aux depens de
+l'oisivete et celebre les vertus plebeiennes. On estima, en haut lieu, que
+de pareilles maximes etaient subversives et antisociales.
+
+Le heros du _Compagnon du Tour de France_, Pierre Huguenin, surnomme
+l'_Ami-du-Trait_, simple ouvrier menuisier, ne s'avise-t-il pas de se
+faire platoniquement aimer de la belle Yseult de Villepreux, et ne
+s'eloigne-t-il pas avec fierte, plutot que de lui infliger ce que le monde
+appelle une mesalliance? Et son camarade Amaury, dit _le Corinthien_, ne
+penetre-t-il pas assez intimement dans les bonnes graces de la marquise
+Josephine, pour que certaine caleche, durant la nuit, leur rende le meme
+office hospitalier que le fiacre de _Madame Bovary_? Cela etait
+impardonnable, au gre des lecteurs bien pensants. George Sand avait
+l'audace de montrer le travailleur qui s'eleve, et des filles ou des
+femmes nobles qui tombent dans des bras plebeiens. Son Pierre Huguenin
+etait bon, loyal et brave; il savait plaire. Et Yseult voulait epouser un
+homme du peuple, afin de devenir peuple elle-meme!
+
+Le type de cet ouvrier pouvait-il paraitre embelli, poetise, aux gens du
+monde qui n'avaient pas de rapports directs avec l'atelier? George Sand se
+defend de ce reproche: "Agricol Perdiguier, ecrit-elle, etait au moins
+aussi intelligent, aussi instruit que Pierre Huguenin. Un autre ouvrier,
+le premier venu, pouvait etre jeune et beau, personne ne le niera. Une
+femme _bien nee_, comme on dit, peut aimer la beaute dans un homme sans
+naissance, cela s'est vu!" Le romancier souhaite que l'aventure se
+generalise, que l'amour ne connaisse d'autres affinites que celles du
+coeur et de l'esprit. "Un ouvrier, s'ecrie-t elle, est un homme tout
+pareil a un autre homme, un _monsieur_ tout pareil a un autre _monsieur_,
+et je m'etonne beaucoup que cela etonne encore quelqu'un." On s'etonna,
+effectivement, et meme on se revolta, parmi les censitaires de 1840.
+George Sand, non contente de heurter les prejuges nobiliaires ou bourgeois,
+appelait un autre etat social, fonde sur cette maxime: "A chacun selon
+ses besoins!" Elle estimait que le morcellement de la propriete gate la
+beaute de la nature. Elle honorait le peuple qui peine avec resignation:
+"Effacez ses souillures, disait-elle, remediez a ses maux, et vous verrez
+bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien
+que vous. C'est en vain que vous voulez faire des distinctions et des
+categories; il n'y a pas deux peuples, il n'y en a qu'un." Et l'ame
+idealiste de George Sand se rencontrait avec l'esprit pratique d'Agricol
+Perdiguier pour enseigner aux humbles l'ascension vers le mieux. Dans le
+compagnonnage, elle decouvrait un germe bienfaisant, la loi mutuelle
+d'assistance et d'amour.
+
+De la meme inspiration procede le _Meunier d'Angibault_, qui parut en
+1845. Marcelle, comtesse de Blanchemont, veuve et a demi ruinee, aime
+l'ouvrier mecanicien Henri Lemor, qui ne voulait pas l'epouser, la croyant
+riche. Elle se refugie au fin fond du Berry; il la suit. La surgit, en
+parallele, un autre couple amoureux. Rose, fille de maitre Bricolin,
+l'avide regisseur de Blanchemont, aime le meunier Grand-Louis, qui est
+sans fortune. Les parents de Rose, surtout sa mere, s'opposent au mariage.
+Ils ont pourtant une fille ainee qui est devenue folle "d'une amour
+contrariee" et qui erre a travers la campagne. Cette possedee incendie la
+ferme de Blanchemont. Alors les theories socialistes resplendissent de
+leur plus pur eclat. Marcelle, pauvre et radieuse, epouse Henri Lemor. Et
+Rose se marie avec le Grand-Louis, le farinier d'Angibault.
+
+Plus accentuees encore sont les doctrines du roman qui suivit, le _Peche
+de Monsieur Antoine_. Compose en 1845 a la campagne, "dans une phase de
+calme exterieur et interieur, nous dit George Sand, comme il s'en
+rencontre peu dans la vie des individus", cet ouvrage hardiment socialiste
+fut publie en feuilleton par un journal ultra-conservateur, l'_Epoque_,
+vers le meme temps ou les romans d'Eugene Sue paraissaient dans les
+_Debats_ et le _Constitutionnel_, feuilles gouvernementales. En effet, les
+organes republicains, tels que le _National_, se refusaient a accueillir
+les oeuvres de George Sand qu'ils estimaient subversives et
+revolutionnaires.
+
+Ce socialisme, purement intellectuel, n'eut pas ete desavoue par Fenelon
+en sa republique de Salente. Il n'est aucunement responsable du decevant
+resultat des ateliers nationaux, non plus que de la sinistre aventure des
+journees de Juin. A sa base on trouve un communisme virtuel, la communaute
+par association, embryon de propriete collective. Mais l'idee demeura
+incomprise et rejetee par les masses. "Elle est, declare George Sand,
+antipathique dans la campagne et n'y sera realisable que par l'initiative
+d'un gouvernement fort, ou par une renovation philosophique, religieuse et
+chretienne, ouvrage des siecles peut-etre".
+
+A sa these genereuse l'ecrivain avait adapte une intrigue assez
+invraisemblable, mais attachante. Emile Cardonnet, etudiant enthousiaste,
+est appele aupres de son pere, industriel positif, esprit sec et precis,
+superlativement bourgeois. Dans le pays, aux environs de Gargilesse, sur
+les confins de la Marche, habitent en leurs manoirs respectifs deux
+anciens amis devenus ennemis mortels, le comte Antoine de Chateaubrun et
+le marquis de Boisguilbault. A Chateaubrun, tout est devaste, et le comte
+ruine s'est transforme en une maniere de paysan qui s'appelle M. Antoine.
+Il a une fille de dix-huit ans, Gilberte, blanche et blonde, "belle comme
+la plus belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes." A Boisguilbault,
+autre original, hante par l'hypocondrie, un misanthrope de soixante-dix
+ans. Encore droit, mais tres maigre, ses vetements semblaient couvrir un
+homme de bois. Et, de fait, il n'avait pas change la coupe de son costume
+depuis un demi-siecle: "Un habit vert tres court, des pantalons de nankin,
+un jabot tres roide, des bottes a coeur, et, pour rester fidele a ses
+habitudes, une petite perruque blonde, de la nuance de ses anciens cheveux
+et ramassee en touffe sur le milieu du front. Des cols empeses montant
+tres haut, et relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la
+neige, donnaient a sa longue figure la forme d'un triangle." Habille en
+petit maitre de l'Empire, M. de Boisguilbault etait communiste.
+
+D'ou provenait la brouille entre le comte et le marquis? Quel etait le
+peche de M. Antoine? Quel etait le grief du septuagenaire? C'est--nous
+l'apprendrons au denouement--qu'Antoine de Chateaubrun, en sa fringante
+jeunesse, avait ete l'amant de madame de Boisguilbault. Au demeurant,
+Emile Cardonnet, qui aime la fille du comte et les theories du marquis,
+entre en rebellion contre son pere, prompt a pourfendre le socialisme.
+"Voila, s'ecrie l'industriel avec indignation, voila les utopies du frere
+Emile, frere morave, quaker, neo-chretien, neo-platonicien, que sais-je?
+C'est superbe, mais c'est absurde." Sans cesse ils sont aux prises, l'un
+prenant pour formule: "A chacun suivant sa capacite", l'autre ayant pour
+axiome: "A chacun suivant ses besoins". Emile, rudoye par l'infaillibilite
+paternelle, se console aupres du marquis, qui lui enseigne que l'egalite
+des droits implique l'egalite des jouissances, que la verite communiste
+est tout aussi respectable que la verite evangelique. C'est, en effet,
+l'Evangile qui, par les voies esseniennes, les conduit a une conclusion
+d'egalite niveleuse. Le Dieu qu'ils adorent est la justice sans alliage,
+la misericorde sans defaillance. "Dieu est dans tout, et la nature est son
+temple." Mais la raison pure peut-elle suffire a la vingtieme annee? Si
+l'esprit d'Emile est plus souvent a Boisguilbault, son coeur est presque
+toujours a Chateaubrun. Apres des chapitres interminables de dissertations
+socialistes, la jeunesse et l'amour recouvrent leurs droits. Le fils
+altruiste de l'egoiste industriel epouse la fille de M. Antoine. On peut
+esperer que les deux epoux n'examineront pas seulement les beautes du
+communisme. Vainement le marquis, qui se plaignait d'avoir jadis partage
+sa femme, professe que tout doit etre mis en commun: Emile n'y mettra pas
+Gilberte. Et les theories de George Sand viennent se briser sur le roc de
+l'amour, qui est un irreductible individualiste.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+EN 1848
+
+
+Des 1830, George Sand etait republicaine. Durant les dix-huit annees du
+regne de Louis-Philippe, elle ne cessa d'appeler de ses voeux une
+revolution qui renversat la monarchie et le regime censitaire. Elle avait
+donne son ame a la democratie, elle etait en communion parfaite avec les
+accuses d'avril. Les ennemis du gouvernement de Juillet pouvaient compter
+sur sa cooperation intellectuelle: les romans qu'elle publiait sapaient
+les assises de la royaute bourgeoise. Toutefois, elle refusa d'approuver
+l'echauffouree du 12 mai 1839, tentee par la _Societe des Saisons_, et
+dont elle apprit a Genes l'infructueuse issue. Elle se contenta de
+plaindre et d'admirer les vaincus. "A Dieu ne plaise, ecrit-elle dans son
+autobiographie, que j'accuse Barbes, Martin Bernard et les autres genereux
+martyrs de cette serie, d'avoir aveuglement sacrifie a leur audace
+naturelle, a leur mepris de la vie, a un egoiste besoin de gloire! Non!
+c'etaient des esprits reflechis, studieux, modestes; mais ils etaient
+jeunes, ils etaient exaltes par la religion du devoir, ils esperaient que
+leur mort serait feconde. Ils croyaient trop a l'excellence soutenue de la
+nature humaine; ils la jugeaient d'apres eux-memes. Ah! mes amis, que
+votre vie est belle, puisque, pour y trouver une faute, il faut faire, au
+nom de la froide raison, le proces aux plus nobles sentiments dont l'ame
+de l'homme soit capable! La veritable grandeur de Barbes se manifesta dans
+son attitude devant ses juges et se completa dans le long martyre de la
+prison. C'est la que son ame s'eleva jusqu'a la saintete. C'est du silence
+de cette ame profondement humble et pieusement resignee qu'est sorti le
+plus eloquent et le plus pur enseignement a la vertu qu'il ait ete donne a
+ce siecle de comprendre. Les lettres de Barbes a ses amis sont dignes des
+plus beaux temps de la foi."
+
+A ce chevalier, a ce paladin heroique de la democratie, aboutissait le
+cycle des enthousiasmes de George Sand. Elle avait tour a tour demande la
+certitude philosophique et la verite sociale aux sources les plus diverses;
+elle avait interroge le passe et le present, elle s'etait efforcee
+d'arracher a l'avenir son redoutable secret. Et elle s'ecrie, au terme de
+l'_Histoire de ma Vie_: "_Terre_ de Pierre Leroux, _Ciel_ de Jean Reynaud,
+_Univers_ de Leibnitz, _Charite_ de Lamennais, vous montez ensemble vers
+le Dieu de Jesus... Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la
+voute de plomb des mysteres, Lamennais vint a propos etayer les parties
+sacrees du temple. Quand, indignes apres les lois de septembre, nous
+etions prets encore a renverser le sanctuaire reserve, Leroux vint,
+eloquent, ingenieux, sublime, nous promettre le regne du ciel sur cette
+meme terre que nous maudissions. Et de nos jours, comme nous desesperions
+encore, Reynaud, deja grand, s'est leve plus grand encore pour nous ouvrir,
+ au nom de la science et de la foi, au nom de Leibnitz et de Jesus,
+l'infini des mondes comme une patrie qui nous reclame."
+
+La Republique, en effet, qu'elle attend, qu'elle appelle, c'est l'Evangile
+en acte, c'est la realisation de cette doctrine "toute d'ideal et de
+sentiment sublime" qui fut apportee aux hommes par le Nazareen. Du haut de
+ses reves, elle devait choir dans la realite. La desillusion sera cruelle.
+
+Douee d'une intelligence religieuse et d'une raison anticlericale, elle
+etait deliberement hostile a la theologie et aux pratiques du
+catholicisme. L'Eglise romaine lui apparaissait inconciliable avec
+l'esprit de liberte. Le 13 novembre 1844, elle repondait a un desservant
+qui, par circulaire, venait la solliciter pour une oeuvre pie: "Depuis
+qu'il n'y a plus, dans la foi catholique, ni discussions, ni conciles, ni
+progres, ni lumieres, je la regarde comme une lettre morte, qui s'est
+placee comme un frein politique au-dessous des trones et au-dessus des
+peuples. C'est a mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une
+fausse interpretation des sublimes Evangiles, et un obstacle insurmontable
+a la sainte egalite que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la
+terre comme au ciel." Plus tard, en fevrier 1848, a la veille de la
+Revolution, George Sand communique au _Constitutionnel_ une lettre
+adressee a Pie IX par Joseph Mazzini, et elle y ajoute un commentaire qui
+se termine par cette adjuration: "Courage, Saint-Pere! Soyez chretien!"
+
+C'est avec le meme instinct de generosite confiante et un peu credule
+qu'elle se tourne vers le prince Louis-Napoleon Bonaparte, prisonnier au
+fort de Ham, pour le feliciter de son "remarquable travail, l'_Extinction
+du Pauperisme_." Cette correspondance est du mois de decembre 1844. George
+Sand etait alors vaguement communiste, tout au moins dans le _Compagnon du
+Tour de France_, le _Meunier d'Angibault_ et le _Peche de Monsieur
+Antoine_. Elle compte, pour assurer le triomphe de la liberte, sur
+l'imperial reveur, chez qui se derobe un sinistre ambitieux. En lui elle
+ne veut voir qu'un guerrier captif, un heros desarme, un grand citoyen.
+Elle demande impatiemment a l'_homme d'elite_ de tirer la France des mains
+d'un _homme vulgaire, pour ne rien dire de pis_. Par la elle a designe
+Louis-Philippe. Comme la plupart des contemporains, elle subit la
+fascination de la legende napoleonienne. "Ce n'est pas, dit-elle, le nom
+terrible et magnifique que vous portez qui nous eut seduit. Nous avons a
+la fois diminue et grandi depuis les jours d'ivresse sublime qu'IL nous a
+donnes: son regne illustre n'est plus de ce monde, et l'heritier de son
+nom se preoccupe du sort des proletaires!... Quant a moi personnellement,
+je ne connais pas le soupcon, et, s'il dependait de moi, apres vous avoir
+lu, j'aurais foi en vos promesses et j'ouvrirais la prison pour vous faire
+sortir, la main pour vous recevoir... Parlez-nous donc encore de liberte,
+noble captif! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napoleon
+d'aujourd'hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l'autre
+personnifiait sa gloire." A celebrer ainsi le renouveau des souvenirs
+d'antan, George Sand ne pressent pas qu'elle est sur le chemin de
+l'election presidentielle, du coup d'Etat et de l'Empire.
+
+Des 1844, elle estimait, comme elle le proclamera en 1848 dans sa lettre
+_Aux Riches_, que "le communisme, c'est le vrai christianisme," et elle
+ajoutera: "Helas! non, le peuple n'est pas communiste, et cependant la
+France est appelee a l'etre avant un siecle." Sous le ministere Guizot,
+elle recueille des signatures en faveur de la _Petition pour
+l'organisation du travail_, qui contient en germe la doctrine socialiste
+de Louis Blanc et les ateliers nationaux. Elle va de l'avant, mais sans
+discerner tres nettement ceux qu'elle suit, non plus que ceux qu'elle
+entraine. Le 18 fevrier 1848, elle ne croit aucunement a la revolution qui
+eclatera six jours plus tard. "Je n'y vois pas, ecrit-elle a son fils, de
+pretexte raisonnable dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre
+ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du
+bruit autour de leur table, il n'en resultera que des horions, des
+assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne
+crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre
+M. Guizot. Thiers vaut mieux, a coup sur; mais il ne donnera pas plus de
+pain aux pauvres que les autres." Elle declare que se faire assommer pour
+Odilon Barrot et compagnie, _ce serait trop bete_, et elle exhorte Maurice
+a observer les evenements de loin, sans se fourrer dans une bagarre que du
+reste elle ne prevoit pas. Et voici sa conclusion: "Nous sommes gouvernes
+par de la canaille."
+
+Le 24 fevrier, le peuple de Paris est debout. George Sand accourt de
+Nohant, a la premiere nouvelle de la Revolution. Elle vient mettre sa
+plume a la disposition du Gouvernement provisoire: on l'utilisera. Le 6
+mars, elle ecrit a son ami Girerd, commissaire de la Republique a Nevers:
+"Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique
+nous appelle et nous absorbe. La Republique est la meilleure des familles,
+le peuple est le meilleur des amis." Elle lui envoie--car elle est
+l'auteur de sa nomination--les instructions suivantes, au nom du citoyen
+Ledru-Rollin, ministre de l'Interieur: "Agis avec vigueur, mon cher frere.
+Dans une situation comme celle ou nous sommes, il ne faut pas seulement du
+devouement et de la loyaute, il faut du fanatisme au besoin. Il faut
+s'elever au-dessus de soi-meme, abjurer toute faiblesse, briser ses
+propres affections si elles contrarient la marche d'un pouvoir elu par le
+peuple et reellement, foncierement revolutionnaire. "Elle lui en offre une
+preuve en sacrifiant un ami que, d'ailleurs, elle a cesse d'aimer--ce qui
+amoindrit son merite d'heroine a la Corneille: "Ne t'apitoie pas sur le
+sort de Michel (de Bourges); Michel est riche, il est ce qu'il a souhaite,
+ce qu'il a choisi d'etre. Il nous a trahis, abandonnes, dans les mauvais
+jours. A present, son orgueil, son esprit de domination se reveillent. Il
+faudra qu'il donne a la Republique des gages certains de son devouement
+s'il veut qu'elle lui donne sa confiance." Elle n'admet aucune transaction,
+aucun accommodement; on doit balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois.
+C'est avec encore plus d'allegresse qu'elle mande, le 9 mars, a Charles
+Poncy, l'ouvrier-poete de Toulon: "Vive la Republique! Quel reve, quel
+enthousiasme, et, en meme temps, quelle tenue, quel ordre a Paris! J'ai vu
+s'ouvrir les dernieres barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand,
+sublime, naif, genereux, le peuple francais, reuni au coeur de la France,
+au coeur du monde; le plus admirable peuple de l'univers! J'ai passe bien
+des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est
+ivre, on est heureux de s'etre endormi dans la fange et de se reveiller
+dans les cieux... J'ai le coeur plein et la tete en feu. Tous mes maux
+physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oublies. Je vis, je suis
+forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans." Cet hosannah, nous le
+retrouvons dans tous les ecrits de George Sand, en ces deux mois de mars
+et d'avril, notamment dans les _Lettres de Blaise Bonnin_, qui figurent au
+volume intitule _Souvenirs de 1848_ et qui sont d'excellente propagande
+democratique a l'usage des paysans. De meme, sous le titre generique:
+_Questions politiques et sociales_, voici les _Lettres au peuple_, celle
+par exemple du 7 mars, ou George Sand deploie une eloquence qu'elle n'a
+jamais surpassee: "Venez, tous, morts illustres, maitres et martyrs
+veneres, venez voir ce qui se passe maintenant sur la terre; viens le
+premier, o Christ, roi des victimes, et, a ta suite, le long et sanglant
+cortege de ceux qui ont vecu d'un souffle de ton esprit, et qui ont peri
+dans les supplices pour avoir aime ton peuple! Venez, venez en foule, et
+que votre esprit soit parmi nous!" Puis, le 19 mars, s'adressant encore au
+peuple dans un elan mystique, elle s'ecrie: "La Republique est un bapteme,
+et, pour le recevoir dignement, il faut etre en etat de grace. L'etat de
+grace, c'est un etat de l'ame ou, a force de hair le mal, on n'y croit
+pas."
+
+Ces envolees dans l'empyree ne lui font point negliger les realites de la
+politique courante et des interets electoraux. Elle recommande a Maurice,
+qui est maire de Nohant, de travailler a precher, a republicaniser les
+bons paroissiens, et elle n'oublie pas l'irresistible argument: "Nous ne
+manquons pas de vin cette annee, tu peux faire rafraichir ta garde
+nationale armee, moderement, _dans la cuisine_, et, la, pendant une heure,
+tu peux causer avec eux et les eclairer beaucoup." Elle lui adresse, pour
+etre lues aux populations, les circulaires officielles qu'elle-meme a
+redigees comme secretaire benevole de Ledru-Rollin, et elle hasarde un
+calembour--ce qui est assez rare sous sa plume--a propos du _maire_ qui
+recevra les instructions de sa _mere_. De vrai, elle est occupee, absorbee
+comme un homme d'Etat. Le romancier a cede la place au publiciste
+politique, qui alimente de sa prose le _Bulletin de la Republique_. Elle
+en est fiere, mais cette collaboration "ne doit pas etre criee sur les
+toits." Elle ne signe pas.
+
+George Sand serait-elle antisemite? En 1861, dans son roman de _Valvedre_,
+elle creera l'etrange figure de l'Israelite Moserwald, et l'un des
+personnages formulera cette declaration de principes: "Le juif a
+instinctivement besoin de manger un morceau de notre coeur, lui qui a tant
+de motifs pour nous hair, et qui n'a pas acquis avec le bapteme la sublime
+notion du pardon." Deja, le 24 mars 1848, elle ecrivait a son fils:
+"Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la Republique. Il est
+garde a vue par le Gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se sauve
+avec son argent et qui lui mettrait de la mobile a ses trousses. Encore
+_motus_ la-dessus." Elle professe, en effet, la repugnance des
+republicains si probes et si desinteresses d'alors, a l'endroit des hommes
+d'affaires, des speculateurs et des agioteurs. Dans une admirable lettre a
+Lamartine, au commencement d'avril, elle le plaint de s'asseoir et de
+manger a la table des centeniers. Elle en profite pour exposer ce qu'on
+pourrait appeler la conception idealiste de la democratie: "Eh quoi!
+dit-elle, en peu d'annees, vous vous etes eleve dans les plus hautes
+regions de la pensee humaine, et, vous faisant jour au sein des tenebres
+du catholicisme, vous avez ete emporte par l'esprit de Dieu, assez haut
+pour crier cet oracle que je repete du matin au soir: "Plus il fait clair,
+mieux on voit Dieu!" Alors elle l'interroge, elle l'adjure, elle le
+presse: "Pourquoi etes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas eclairer, et
+non avec ceux qu'il eclaire? pourquoi vous placez-vous entre la
+bourgeoisie et le proletariat?... Vous avez de la conscience, vous etes
+pur, incorruptible, sincere, honnete dans toute l'acception du mot en
+politique, je le sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force,
+d'enthousiasme, d'abnegation et de pieux fanatisme pour etre en prose le
+meme homme que vous etes en vers!... Mais non, vous n'etes pas fanatique,
+et cependant vous devriez l'etre, vous a qui Dieu parle sur le Sinai. Vous
+devez porter les feux dont vous avez ete embrase dans votre rencontre avec
+le Seigneur, au milieu des glaces ou les mauvais coeurs languissent et se
+paralysent. Vous etes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous
+reste a etre un homme vertueux. Faites, o source de lumiere et d'amour,
+que le zele de votre maison devore le coeur de cette creature d'elite!"
+
+Lamartine, sur ses sommets, n'entendit pas l'appel de George Sand, et ce
+fut pour elle un premier deboire. Elle en eprouva un second, encore plus
+amer, en cette journee du 17 avril ou deux cent mille bouches profererent
+les cris: "_Mort aux communistes! Mort a Cabet!_" Le soir meme, elle ecrit
+a Maurice une lettre desesperee: "J'ai bien dans l'idee que la Republique
+a ete tuee dans son principe et dans son avenir, du moins dans son
+prochain avenir." Elle s'apitoie sur ceux qui seront les vaincus, les
+victimes, les proscrits, et plus particulierement sur Barbes, en qui elle
+voit--etrange rapprochement!--la vertu de Jeanne d'Arc et la purete de
+Robespierre l'incorruptible. Il lui semble que son role, a elle, son role
+civique est fini, qu'il est temps de regagner Nohant. Elle a redige un
+_Bulletin_ qu'elle declare "un peu raide" et qui a dechaine toutes les
+fureurs de la bourgeoisie. Un moment, elle reprend courage, le 20 avril,
+devant la fete de la Fraternite, "la plus belle journee de l'histoire", ou
+un million d'ames communient dans la religion d'amour: "Du haut de l'Arc
+de l'Etoile, le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les domes
+des grands edifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la
+plus gigantesque scene humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille,
+de l'Observatoire a l'Arc de triomphe, et au dela et en deca hors de
+Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils presses
+comme un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la
+mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes
+les pompes de l'armee, toutes les guenilles de la _sainte canaille_, et
+toute la population de tout age et de tout sexe pour temoin, chantant,
+criant, applaudissant, se melant au cortege. C'etait vraiment sublime."
+Trois semaines s'ecoulent. Le 15 mai, l'Assemblee Constituante, a peine
+reunie, est envahie sous pretexte d'une manifestation en faveur de la
+Pologne. George Sand, qui avait l'ame polonaise--en ce temps-la on
+execrait la Russie--s'est melee a la foule des petitionnaires, sans peut
+etre conniver a leur dessein de violer la representation nationale. Elle
+est denoncee, compromise, et se retire a Nohant, d'ou elle envoie des
+articles au journal ultra democratique du citoyen Theophile Thore, la
+_Vraie Republique_. Par ainsi elle se separe de Ledru-Rollin, qui devient
+suspect de moderantisme et que, dans certains departements, on appelait
+_le duc Rollin_. Dans le Berry, une reaction forcenee domine. Les
+bourgeois racontent, et les paysans croient, que George Sand est l'ardent
+disciple du _pere Communisme_, "un gaillard tres mechant qui brouille tout
+a Paris et qui veut que l'on mette a mort les enfants au-dessous de trois
+ans et les vieillards au-dessus de soixante." Comment refuter de telles
+inepties, propagees par le fanatisme, accueillies par l'ignorance et la
+sottise? George Sand epanche sa tristesse dans des lettres indignees,
+adressees soit a Barbes, detenu au donjon de Vincennes, soit a Joseph
+Mazzini, qui caressait a Milan son beau reve de l'unite italienne, avec la
+glorieuse devise: _Dio e Popolo_. Dieu, ou est-il? On croirait qu'il se
+desinteresse du train des choses humaines. La solitaire de Nohant gemit de
+ce spectacle. "Si Jesus reparaissait parmi nous, s'ecrie-t-elle, il serait
+empoigne par la garde nationale comme factieux et anarchiste."
+
+Sa melancolie va redoubler devant les journees de Juin. Elle est atteinte
+dans les oeuvres vives de sa foi. Ou peut aller, sinon au suicide, une
+Republique qui, suivant sa vigoureuse expression, commence par tuer ses
+proletaires? De vrai, George Sand, en proie a l'exaltation de genereuses
+utopies, ne s'apercoit pas qu'on a epouvante les classes moyennes en
+discutant leurs croyances les plus cheres, en ebranlant et sapant la
+propriete individuelle, pour lui substituer on ne sait quelle propriete
+sociale qui, un demi-siecle plus tard, ne sera pas encore clairement
+definie. Il va falloir que la docile eleve de Pierre Leroux depouille, une
+a une, toutes ses illusions. Ce sera une mue lente et douloureuse. Nous
+retrouvons les angoisses de son coeur et de sa pensee, a travers la
+_Correspondance_. Le 30 septembre 1848, elle ecrit a Joseph Mazzini: "La
+majorite du peuple francais est aveugle, credule, ignorante, ingrate,
+mechante et bete; elle est bourgeoise enfin! Il y a une minorite sublime
+dans les villes industrielles." Elle dit vrai; c'est cette minorite qui,
+par la bouche d'un ouvrier parisien, prononcait l'heroique parole: "_Nous
+avons encore trois mois de misere au service de la Republique_." Mais que
+peuvent des devouements epars et indisciplines, en face de la veulerie
+generale? George Sand a resume en une formule synthetique la resistance
+des uns, l'impuissance des autres: "Les riches ne veulent pas, et les
+pauvres ne savent pas."
+
+Durant l'annee 1849, le decouragement s'accentue. A distance, elle
+s'evertue a porter sur les evenements et sur les hommes un jugement
+impartial. De Ledru-Rollin elle esquisse un portrait ou subsiste a peine
+quelque vague trace de son engouement d'autrefois: "Je commence par vous
+dire, mande-t-elle a Mazzini le 5 juillet 1849, que j'ai de la sympathie,
+de l'amitie meme pour cet homme-la. Il est aimable, expansif, confiant,
+brave de sa personne, sensible, chaleureux, desinteresse en fait d'argent.
+Mais je crois ne pas me tromper, je crois etre bien sure de mon fait quand
+je vous declare, apres cela, que ce n'est point un homme d'action; que
+l'amour-propre politique est excessif en lui; qu'il est vain; qu'il aime
+le pouvoir et la popularite autant que Lamartine; qu'il est _femme_ dans
+la mauvaise acception du mot, c'est-a-dire plein de personnalite, de
+depits amoureux et de coquetteries politiques; qu'il est faible, qu'il
+n'est pas brave au moral comme au physique; qu'il a un entourage miserable
+et qu'il subit des influences mauvaises; qu'il aime la flatterie; qu'il
+est d'une legerete impardonnable; enfin, qu'en depit de ses precieuses
+qualites, cet homme, entraine par ses incurables defauts, trahira la
+veritable cause populaire." Et l'appreciation se resume ainsi: "C'est
+l'homme capable de tout, et pourtant c'est un tres honnete homme, mais
+c'est un pauvre caractere.
+
+Les preferences de George Sand vont a Louis Blanc, dont le socialisme
+erudit lui parait plus substantiel que le jacobinisme a la fois
+declamatoire et bourgeois de Ledru-Rollin. Des 1845, elle avait consacre a
+l'_Histoire de Dix ans_ un article enthousiaste, qui figure dans le volume
+_Questions politiques et sociales_. Pareil eloge, en novembre 1847, pour
+les deux premiers tomes de l'_Histoire de la Revolution francaise_. Ils
+avaient, elle et lui, le meme culte de Robespierre, le meme respect de la
+Montagne, le meme amour religieux de cette Convention nationale qui a
+fonde la Republique une et indivisible. Et les vers, prosaiques mais
+excellemment intentionnes de Ponsard, dans le _Lion amoureux_, remontent a
+la memoire:
+
+ La Convention peut, comme l'ancien Romain,
+ Sur l'autel atteste posant sa forte main,
+ Repondre fierement, alors qu'on l'injurie:
+ "Je jure que tel jour j'ai sauve la patrie!"
+
+George Sand n'etait pas Girondine. A telles enseignes qu'elle se deroba a
+l'universelle admiration soulevee par l'_Histoire des Girondins_. Elle ne
+goutait ni la prose poetique ni la forme oratoire, elegamment verbeuse, de
+Lamartine. Meme elle le juge avec quelque cruaute dans une lettre du 4
+aout 1850, adressee a Mazzini: "Croyez-moi, ceux qui sont toujours en
+_voix_ et qui chantent d'eux-memes, sont des egoistes qui ne vivent que de
+leur propre vie. Triste vie que celle qui n'est pas une emanation de la
+vie collective. C'est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre
+Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ingenieux en
+appreciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d'idees
+et de principes; il s'enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son
+honneur peut-etre, sous la facilite prostituee de son eloquence." Est-elle
+plus favorable a Victor Hugo? Il s'echauffait pour la Republique a
+l'epoque meme ou, tout au contraire, elle commencait a se refroidir. On ne
+trouve dans la _Correspondance_ aucune appreciation sur les discours,
+gonfles d'emphase et d'antitheses, qu'il prononcait a la Legislative, mais
+bien ce passage un peu rude qui vise les _Contemplations_: "Je n'ai jamais
+compris les poetes faisant des vers sur la tombe de leur mere et de leurs
+enfants. Je ne saurais faire de l'eloquence sur la tombe de la patrie!"
+Elle n'en fera meme pas sur les ruines de la liberte. Au fond de l'ame,
+elle etait, sinon imperialiste et napoleonienne, du moins teintee de
+bonapartisme. Un regime consulaire devait lui agreer. De la ses sympathies,
+avant et pendant l'Empire, pour Jerome Napoleon, le prince qui se disait
+republicain. Au 10 decembre 1848, quand le suffrage universel alla jusqu'a
+preferer le neveu de l'Empereur au general Cavaignac, George Sand voulut
+voir dans ce resultat un triomphe, non pas de l'esprit retrograde, mais du
+socialisme et meme du communisme dont alors elle etait ferue. Cette
+opinion paradoxale inspire l'article intitule: _A propos de l'election de
+Louis Bonaparte a la presidence de la Republique_. Trois ans plus tard, on
+souhaiterait que la democrate exaltee de 1848 s'indignat devant le 2
+Decembre, devant la victoire de la force brutale, le triomphe du parjure
+et la violation du droit. Or, elle ecrit simplement de Nohant, le 6
+decembre 1851, a son amie madame Augustine de Bertholdi: "Chere enfant,
+rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, a travers la fusillade,
+et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice, Lambert et
+Manceau."--Lambert etait un peintre, ami de Maurice; Manceau, un graveur,
+mi-artisan, mi-artiste, qu'elle avait attache a sa personne et qui demeura
+quinze ans en fonctions, lentement phtisique. Il eut le chant du
+cygne.--Elle poursuit: "Le pays est aussi tranquille qu'il peut l'etre, au
+milieu d'evenements si imprevus. Cela tue mes affaires qui etaient en bon
+train." Voila le cri de l'egoisme ou de la lassitude! Puis elle reprend:
+"N'importe! tant d'autres souffrent en ce monde, qu'on n'a pas le droit de
+s'occuper de soi-meme." Et ce vague correctif est la seule protestation
+que lui arrache le coup d'Etat, l'assassinat de cette Republique qu'elle a
+tant aimee. Elle garde le silence, alors que partent en exil Victor Hugo,
+Charras, Edgar Quinet, Barni, Emile Deschanel, et tant d'autres, les
+meilleurs citoyens, demeures les serviteurs de la liberte. Elle desarme et
+capitule.
+
+Sans doute elle profite de ses relations amicales avec le prince Jerome
+pour le prier d'interceder aupres de son cousin et solliciter quelques
+graces en faveur de republicains livres aux commissions mixtes, et
+condamnes a la prison, a la deportation ou au bannissement. Elle demande
+qu'on relaxe Fleury, Perigois, Aucante. Mais, s'il faut reconnaitre la
+generosite de l'intention, le ton des lettres est parfois deconcertant.
+Des le 3 janvier 1852, elle s'adresse a Son Altesse le Prince Jerome
+Napoleon, et les reponses inedites de son imperial correspondant
+meriteraient d'etre publiees. Il ecrit le 14 janvier: "On m'a _promis_,
+mais toujours avec des restrictions, on n'obtient pas, on arrache!" Le 18
+fevrier, il la felicite de derober le plus de victimes possible a la
+reaction. Et le 27 mai: "Voici, dit-il, une occasion pour moi d'etre utile
+a de malheureux republicains dont je partage les opinions." Langage de
+prince, qui se declare democrate, mais qui a accepte une grosse dotation
+et, l'Empire retabli, habitera au Palais-Royal!
+
+C'est au President lui meme que George Sand demande une audience, le 26
+janvier 1852, en une longue lettre dont il faut retenir les passages
+essentiels: "Je ne suis pas madame de Stael. Je n'ai ni son genie ni
+l'orgueil qu'elle mit a lutter contre la double force du genie et de la
+puissance... Prince, je vous ai toujours regarde comme un genie socialiste,
+et, le 2 Decembre, apres la stupeur d'un instant, en presence de ce
+dernier lambeau de societe republicaine foule aux pieds de la conquete,
+mon premier cri a ete: "O Barbes, voila la souverainete du but! Je ne
+l'acceptais pas meme dans ta bouche austere: mais voila que Dieu te donne
+raison et qu'il l'impose a la France, comme sa derniere chance de salut,
+au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idees...
+Vous qui, pour accomplir de tels evenements, avez eu devant les yeux une
+apparition ideale de justice et de verite, il importe bien que vous
+sachiez ceci: c'est que je n'ai pas ete seule dans ma religion a accepter
+votre avenement avec la soumission qu'on doit a la logique de la
+Providence." Enfin, la lettre se termine par ces mots: "Amnistie, amnistie
+bientot, mon Prince!" A travers l'appel a la pitie, c'est l'acquiescement
+au regime issu du coup d'Etat. Tandis qu'elle adresse encore a Jules
+Hetzel, le 20 fevrier 1832, une profession de foi republicaine ou elle
+atteste que "toute la seve etait dans quelques hommes aujourd'hui
+prisonniers, morts ou bannis," George Sand ecrit, le 1er du meme mois, au
+chef de cabinet du ministre de l'Interieur: "Le peuple accepte, nous
+devons accepter." Et le meme jour, helas! qu'elle renouvelait a Hetzel
+l'assurance de son republicanisme, elle disait humblement au
+Prince-President: "Prenez la couronne de la clemence; celle-la, on ne la
+perd jamais." Puis le mois suivant: "Prince, prince, ecoutez la femme qui
+a des cheveux blancs et qui vous prie a genoux; la femme cent fois
+calomniee, qui est toujours sortie pure, devant Dieu et devant les temoins
+de sa conduite, de toutes les epreuves de la vie, la femme qui n'abjure
+aucune de ses croyances et qui ne croit pas se parjurer en croyant en
+vous. Son opinion laissera peut-etre une trace dans l'avenir."
+
+Dans le camp republicain, parmi les proscrits et les vaincus, on la
+desavoue, on lui crie: "Vous vous compromettez, vous vous perdez, vous
+vous deshonorez, vous etes bonapartiste." Elle s'en defend, mais elle
+declare au Prince qu'elle est le seul esprit socialiste qui lui soit reste
+personnellement attache, malgre tous les coups frappes sur son Eglise.
+Elle confesse a son brave ami Fleury que s'il fallait tomber dans un
+pouvoir oligarchique et militaire, _elle aime autant celui-ci_. Lorsque
+l'Empire est proclame, elle s'incline devant le fait accompli. Que dis-je?
+elle a deja repudie ses anciens compagnons d'armes, dans une ample lettre
+a Mazzini, du 23 mai 1852, qui contient ce triste passage: "La grande
+verite, c'est que le parti republicain, en France, compose de tous les
+elements possibles, est un parti indigne de son principe et incapable,
+pour toute une generation, de le faire triompher." Est-ce bien la ce
+qu'elle pense du parti qui comptait dans ses rangs Lamartine, Louis Blanc,
+Ledru-Rollin, Michelet, Edgar Quinet, Barbes, Victor Hugo? Ceux-la n'ont
+pas chante la palinodie. Et Mazzini, que de tels aveux devaient navrer,
+mais qui restait courtois devant la faiblesse d'une femme, prononce le mot
+de _resignation_. Elle est plus que resignee a l'Empire, elle est ralliee,
+ou peu s'en faut. Qu'elle retourne a la litterature! De nouveaux
+chefs-d'oeuvre vont pallier les defaillances et les virevoltes de sa
+politique.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+LES ROMANS CHAMPETRES
+
+
+La rude commotion de 1848 eut l'effet inattendu de renouveler le talent de
+George Sand, en la soustrayant aux preoccupations politiques et sociales
+qui risquaient d'accaparer sa pensee et de restreindre son horizon
+litteraire. Issue de la lignee intellectuelle de Jean-Jacques, elle etait,
+comme son glorieux ancetre, tour a tour sollicitee par les problemes du
+_Contrat social_ et par la contemplation de la nature. C'est celle-ci qui
+va definitivement triompher. La sociologie--pour user du neologisme cree
+par Auguste Comte--devra s'avouer vaincue, apres avoir ajoute au bagage de
+George Sand le _Compagnon du Tour de France_, le _Meunier d'Angibault_ et
+le _Peche de Monsieur Antoine_. Jamais, a dire vrai, l'auteur de _Mauprat_
+et de _Consuelo_ n'avait deserte ce filon purement romanesque qui etait la
+vraie richesse de son domaine et sera la meilleure part de son heritage.
+En 1840, elle retracait dans _Pauline_ les aventures d'une fille de
+province, devenue actrice, qui rentre dans sa ville natale, revoit une
+amie, l'emmene a Paris, et ne reussit qu'a troubler une placide existence.
+Le manuscrit, commence en 1832, au temps de _Valentine_, fut egare, puis
+retrouve huit ans apres, et termine; on sent que cette nouvelle n'est pas
+d'une seule venue et que deux procedes differents s'y rencontrent, sans se
+fondre et s'amalgamer.--Il y a lieu pareillement de faire des reserves sur
+_Isidora_, mediocre roman en trois parties, publie en 1845. Le jeune
+Jacques Laurent a le coeur partage entre la courtisane Isidora, mariee _in
+extremis_ au comte Felix, et sa belle-soeur la chaste Alice. C'est une
+serie de dissertations ou se rencontre cette definition alambiquee:
+"L'amour est un echange d'abandon et de delices; c'est quelque chose de si
+surnaturel et de si divin, qu'il faut une reciprocite complete, une fusion
+intime des deux ames; c'est une trinite entre Dieu, l'homme et la femme.
+Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et
+miserables qui luttent en vain pour entretenir le feu sacre, et qui
+l'eteignent en se le disputant." Plus loin, un parallele entre la jeunesse,
+comparee a un admirable paysage des Alpes, et la vieillesse, qui
+ressemble a un vaste et beau jardin, bien plante, bien uni, bien noble, a
+l'ancienne mode.
+
+_Teverino_ est de la meme annee 1845. Il n'y faut voir qu'une fantaisie
+sans plan, sans but, a la suite d'un jeune aventurier deguise en homme du
+monde. Emule de Figaro, tour a tour modele, batelier, jockey, enfant de
+choeur, figurant de theatre, chanteur des rues, marchand de coquillages,
+garcon de cafe, cicerone, Teverino est un de ces enfants de l'Italie qui
+ont le sens de la beaute, le gout de la paresse et l'immoralite
+native.--De provenance analogue le roman de _Lucrezia Floriani_, paru en
+1847. Fille du pecheur Menapace, la Floriani est enlevee par le jeune
+Memmo Ranieri, remporte de grands succes au theatre, et se retire au bord
+du lac d'Iseo, ou elle conquiert le coeur du prince Karol de Roswald. Et
+l'on pretendit que leur etrange et vraisemblable liaison etait precisement
+celle de George Sand et de Chopin.--A la meme epoque et a la meme
+inspiration se rattache une petite nouvelle, _Lavinia_, qui met en scene
+une heroine coupant ses cheveux pour en faire un sacrifice a l'amour. A
+cela pres, cette restitution de lettres, apres dix ans de rupture, n'offre,
+en depit du cadre pyreneen de Saint-Sauveur, qu'un mediocre agrement.
+
+Entre toutes les oeuvres contemporaines des romans socialistes, il en est
+une qui merite d'etre retenue et attentivement examinee. C'est _Jeanne_,
+publiee en 1844 par le _Constitutionnel_, alors que George Sand avait
+rompu avec la _Revue des Deux Mondes_. Pour la premiere fois elle se
+hasardait dans le feuilleton d'un journal quotidien. "Ce mode, dit-elle,
+exige un art particulier que je n'ai pas essaye d'acquerir, ne m'y sentant
+pas propre. Alexandre Dumas et Eugene Sue possedaient des lors, au plus
+haut point, l'art de finir un chapitre sur une peripetie interessante, qui
+devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l'attente de la
+curiosite ou de l'inquietude. Tel n'etait pas le talent de Balzac, tel est
+encore moins le mien." Mais surtout George Sand abordait un genre nouveau,
+celui ou elle obtiendra ses plus eclatants et plus durables succes. Elle
+le declare dans la notice de 1852: "_Jeanne_ est une premiere tentative
+qui m'a conduit a faire plus tard la _Mare au Diable_, le _Champi_ et la
+_Petite Fadette_. La vierge d'Holbein m'avait toujours frappe comme un
+type mysterieux ou je ne pouvais voir qu'une fille des champs reveuse,
+severe et simple: la candeur infinie de l'ame, par consequent un sentiment
+profond dans une melancolie vague, ou les idees ne se formulent point.
+Cette femme primitive, cette vierge de l'age d'or, ou la trouver dans la
+societe moderne?" George Sand a voulu que son heroine fut une paysanne
+gauloise, sorte de Jeanne d'Arc ignoree, qui ne sut ni lire ni ecrire, et
+vecut, non pas meme aux champs, mais au desert, "sur une lande inculte,
+sur une terre primitive qui porte les stigmates mysterieux de notre plus
+antique civilisation." Malheureusement, le romancier fut entrave ou par la
+hate de son travail, ou par la nouveaute de son dessein, ou par l'idiome
+semi-campagnard prete aux personnages. La notice plaide, a ce sujet, les
+circonstances attenuantes: "Je n'osai point alors faire ce que j'ai ose
+plus tard, peindre mon type dans son vrai milieu, et l'encadrer
+exclusivement de figures rustiques en harmonie avec la mesure, assez
+limitee en litterature, de ses idees et de ses sentiments." _Jeanne_ est
+un ouvrage composite, ou des sensations et des pensees contradictoires ne
+procurent pas cette impression d'unite qui est la regle superieure de
+l'art. Ici, les contrastes du fond se retrouvent dans la forme, et
+l'auteur en a tres nettement conscience: "Je me sentis derange de l'oasis
+austere ou j'aurais voulu oublier et faire oublier a mon lecteur le monde
+moderne et la vie presente. Mon propre style, ma phrase me genait. Cette
+langue nouvelle ne peignait ni les lieux, ni les figures que j'avais vues
+avec mes yeux et comprises avec ma reverie. Il me semblait que je
+barbouillais d'huile et de bitume les peintures seches, brillantes, naives
+et plates des maitres primitifs, que je cherchais a faire du relief sur
+une figure etrusque, que je traduisais Homere en rebus, enfin que je
+profanais le nu antique avec des draperies modernes." Or, ce sont
+precisement ces imperfections qu'il est precieux de saisir et d'analyser.
+On y discerne les tatonnements de George Sand, avant que son genie put
+decouvrir et suivre la large voie du roman champetre.
+
+La dedicace de _Jeanne_ est adressee a une humble paysanne, Francoise
+Maillant, en des termes d'une touchante delicatesse: "Tu ne sais pas lire,
+ma paisible amie, mais ta fille et la mienne ont ete a l'ecole. Quelque
+jour, a la veillee d'hiver, pendant que tu fileras ta quenouille, elles te
+raconteront cette histoire qui deviendra beaucoup plus jolie en passant
+par leurs bouches." Les principales scenes du recit se deroulent a
+Toull-Sainte-Croix, sur la frontiere de la Marche. Nous assistons a
+l'agonie de Tula, mere de Jeanne, et c'est un emouvant spectacle que la
+veillee funebre, sur la pierre d'Ep-Nell. La silhouette de la jeune fille
+se detache, immobile et tragique, au-dessus du cadavre: "Peut-etre
+s'etait-elle endormie dans l'attitude de la priere. Sa mante grise, dont
+le capuchon etait rabattu sur son visage en signe de deuil, lui donnait,
+au clair de la lune, l'aspect d'une ombre. Le cure, tout vetu de noir, et
+la morte roulee dans son linceul blanc, formaient avec elle un tableau
+lugubre. De temps en temps, le feu, contenu sous les amas de debris,
+faisait, en petit, l'effet d'une eruption volcanique. Il s'echappait avec
+une legere detonation, lancait au loin la paille noircie qui l'avait couve,
+et montait en jets de flamme pour s'eteindre au bout de peu d'instants.
+Ces lueurs fugitives faisaient alors vaciller tous les objets. La morte
+semblait s'agiter sur sa pierre, et Jeanne avait l'air de suivre ses
+mouvements, comme pour la bercer dans son dernier sommeil. On entendait au
+loin le hennissement de quelques cavales au paturage et les aboiements des
+chiens dans les metairies. La reine verte des marecages coassait d'une
+facon monotone, et ce qu'il y avait de plus etrange dans ces voix,
+insouciantes des douleurs et des agitations humaines, c'etait le chant des
+grillons de cheminee, ces hotes incombustibles du foyer domestique, qui,
+rejouis par la chaleur des pierres, couraient sur les ruines de leur asile
+en s'appelant et en se repondant avec force dans la nuit silencieuse et
+sonore."
+
+Voila les premices du genre litteraire ou George Sand excellera, et voila
+aussi l'apotheose de la beaute en son epanouissement juvenile. Jeanne la
+paysanne--c'est encore la these egalitaire--a un charme et une grace qui
+ne redoutent aucune comparaison avec les femmes les plus elegantes de la
+bourgeoisie ou de la noblesse. Le cure lui-meme la regarde avec une
+discrete complaisance. La remarque en est faite, sans irreverence ni
+malice: "Comme il n'avait pas plus de trente ans, qu'il avait des yeux, du
+gout et de la sensibilite, il etait bien un peu agite aupres d'elle". Non
+moins emu, et plus libre en ses desseins, sera l'Anglais millionnaire,
+Arthur Harley, qui veut epouser Jeanne, domestique chez madame de Boussac.
+Et ce roman, qui debute par une mort, se termine par une agonie mystique.
+La pastoure expire, ayant a son chevet sir Arthur, et les dernieres
+paroles qui viennent a ses levres sont les vers d'une chanson de terroir:
+
+ En traversant les nuages,
+ J'entends chanter ma mort.
+ Sur le bord du rivage
+ On me regrette encore.
+
+Dans l'avant-propos de _Francois le Champi_, George Sand imagine un
+dialogue, a nuit close, avec un ami qui censure la forme mixte dont elle
+s'est servie pour instituer un genre ou la litterature se mele a la
+paysannerie. L'homme des champs, a ce prix, ne parle ni son veritable
+langage--il serait besoin d'une traduction pour l'entendre--ni la langue
+de la societe polie--ce serait aussi invraisemblable que l'_Astree_.
+George Sand s'est arretee a un procede intermediaire, conventionnel et
+aimable, qui est une maniere de transposition ou d'adaptation artistique.
+Et l'ami anonyme repond: "Tu peins une fille des champs, tu l'appelles
+_Jeanne_, et tu mets dans sa bouche des paroles qu'a la rigueur elle peut
+dire. Mais toi, romancier, qui veux faire partager a tes lecteurs
+l'attrait que tu eprouves a peindre ce type, tu la compares a une
+druidesse, a Jeanne d'Arc, que sais-je? Ton sentiment et ton langage font
+avec les siens un effet disparate comme la rencontre de tons criards dans
+un tableau; et ce n'est pas ainsi que je peux entrer tout a fait dans la
+nature, meme en l'idealisant." Il veut qu'elle raconte une de ces
+histoires qu'on a entendues a la veillee, comme si elle avait un Parisien
+a sa droite, un paysan a sa gauche, et qu'il fallut parler clairement pour
+le premier, naivement pour le second. C'est sur ce patron qu'elle a
+excellemment trace l'aventure de _Francois le Champi_, l'enfant trouve, le
+batard, abandonne dans les champs, qui, recueilli par Madeleine Blanchet,
+s'eprend pour sa mere adoptive d'une mysterieuse et grandissante tendresse.
+
+Ce sentiment equivoque, ou l'affection filiale se mue en inclination
+amoureuse, etait delicat a analyser. George Sand s'y complait et devait y
+reussir. Elle connaissait les deviations troublantes des sollicitudes et
+des caresses qui se croient ou se disent maternelles. Dans Madeleine,
+veuve de Cadet Blanchet, elle a mis quelque chose d'elle-meme, un peu de
+cette passion ambigue qu'elle eprouva pour Alfred de Musset et Chopin.
+Avec le prestige d'un cadre de nature, l'element de vague inceste se
+dissipe, et s'evanouit. Nous connivons au secret desir de deux etres, trop
+inegaux d'age, mais apparies par le coeur, qui se recherchent et s'adorent
+sans oser murmurer l'aveu.
+
+En regard, le roman comporte le personnage inherent et indispensable a
+tout bon melodrame, celui du traitre. Ici, c'est une traitresse, la Severe,
+faraude commere, qui a deja domine, ruine fou Blanchet, et qui maintenant
+porte sa convoitise sur les dix-sept ans du Champi. C'est la sirene, la
+Circe de village, dont le chanvreur a la verve conteuse esquisse ainsi le
+portrait: "Cette femme-la s'appelait Severe, et son nom n'etait pas bien
+ajuste sur elle, car elle n'avait rien de pareil dans son idee. Elle en
+savait long pour endormir les gens dont elle voulait voir reluire les ecus
+au soleil. On ne peut pas dire qu'elle fut mechante, car elle etait
+d'humeur rejouissante et sans souci, mais elle rapportait tout a elle, et
+ne se mettait guere en peine du dommage des autres, pourvu qu'elle fut
+brave et fetee. Elle avait ete a la mode dans le pays, et, disait-on, elle
+avait trouve trop de gens a son gout. Elle etait encore tres belle femme
+et tres avenante, vive quoique corpulente, et fraiche comme une guigne."
+Comment en vint-elle a s'amouracher du Champi? D'abord, ce fut un jeu, un
+badinage: "Si elle le rencontrait dans son grenier ou dans sa cour, elle
+lui disait quelque fadaise pour se moquer de lui, mais sans mauvais
+vouloir, et pour l'amusement de le voir rougir; car il rougissait comme
+une fille quand cette femme lui parlait, et il se sentait mal a son aise."
+Puis elle le considera avec plus d'attention et de contentement; elle le
+trouva _diablement beau garcon_. Or il l'etait. "Il ne ressemblait pas aux
+autres enfants de campagne, qui sont trapus et comme tasses a cet age-la,
+et qui ne font mine de se denouer et de devenir quelque chose que deux ou
+trois ans plus tard. Lui, il etait deja grand, bien bati; il avait la peau
+blanche, meme en temps de moisson, et des cheveux tout frises qui etaient
+comme brunets a la racine et finissaient en couleur d'or."
+
+_Francois le Champi_ paraissait en feuilleton dans le _Journal des Debats_,
+lorsque eclata la revolution de fevrier 1848. Il fallut interrompre la
+publication: la politique releguait a l'arriere-plan la litterature
+romanesque. Quatre mois revolus, George Sand, desabusee, reprenait sa
+plume rustique et composait la _Petite Fadette_. Elle explique, dans la
+notice de l'ouvrage, que "l'horreur profonde du sang verse de part et
+d'autre et une sorte de desespoir a la vue de cette haine, de ces injures,
+de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur
+holocauste, a la suite des convulsions sociales", s'emparerent de son
+esprit, au lendemain des journees de Juin. Elle alla demander au contact
+de la nature et a la contemplation de la vie rurale, sinon le bonheur, du
+moins la foi. Tout comme un politique evince, elle retournait a ses cheres
+etudes. Les lettres ont une vertu mysterieusement apaisante, que George
+Sand preconise. "L'artiste, dit-elle, qui n'est que le reflet et l'echo
+d'une generation assez semblable a lui, eprouve le besoin imperieux de
+detourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un
+ideal de calme, d'innocence et de reverie. Sa mission est de celebrer la
+douceur, la confiance, l'amitie, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis
+ou decourages, que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'equite
+primitive sont ou peuvent etre encore de ce monde. Les allusions directes
+aux malheurs presents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point
+la le chemin du salut; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau
+rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans
+souffrance, que le spectacle des maux reels renforces et rembrunis encore
+par les couleurs de la fiction."
+
+Dans la _Petite Fadette_, George Sand remplit son dessein. C'est une naive
+et touchante histoire que celle des deux bessons, Landry et Sylvinet. Et
+Fadette, "le pauvre grelet," est une etrange creature, qui se rend a la
+danse, plaisamment habillee: "Elle avait une coiffe toute jaunie par le
+renferme, qui, au lieu d'etre petite et bien retroussee par le derriere,
+selon la nouvelle mode du pays, montrait de chaque cote de sa tete deux
+grands oreillons bien larges et bien plats; et, sur le derriere de sa tete,
+la cayenne retombait jusque sur son cou, ce qui lui donnait l'air de sa
+grand'mere et lui faisait une tete large comme un boisseau sur un petit
+cou mince comme un baton. Son cotillon de droguet etait trop court de deux
+mains; et, comme elle avait grandi beaucoup dans l'annee, ses bras maigres,
+tout mordus par le soleil, sortaient de ses manches comme deux pattes
+d'aranelle. Elle avait cependant un tablier d'incarnat dont elle etait
+bien fiere, mais qui lui venait de sa mere, et dont elle n'avait point
+songe a retirer la bavousette, que, depuis plus de dix ans, les jeunesses
+ne portent plus."
+
+Landry precisement, le bel adolescent, fait grief a Fanchon Fadet de ne
+point etre coquette comme le sont les autres danseuses. "C'est, dit-il,
+que tu n'as rien d'une fille et tout d'un garcon, dans ton air et dans tes
+manieres; c'est que tu ne prends pas soin de ta personne. Pour commencer,
+tu n'as point l'air propre et soigneux, et tu te fais paraitre laide par
+ton habillement et ton langage." En effet, elle galope sur une jument sans
+bride ni selle, elle grimpe aux arbres comme un _chat-ecurieux_, et les
+enfants du pays l'appellent le _grelet_ ou meme le _malot_.
+
+De tous ces reproches Fadette est fort marrie, car elle a du penchant pour
+Landry, le joli gars. Mais a quoi bon y songer et se troubler la cervelle?
+"Je sais, dit-elle, ce qu'il est, et je sais ce que je suis. Il est beau,
+riche et considere; je suis laide, pauvre et meprisee." N'importe, elle
+est touchee, et l'amour exerce sur elle son influence coutumiere. Elle en
+sera embellie, metamorphosee. Et voyez comme elle apparait un dimanche a
+la messe: "C'etait bien toujours son pauvre dressage, son jupon de droguet,
+son devanteau rouge et sa coiffe de linge sans dentelle; mais elle avait
+reblanchi, recoupe et recousu tout cela dans le courant de la semaine. Sa
+robe etait plus longue et tombait plus convenablement sur ses bas, qui
+etaient bien blancs, ainsi que sa coiffe, laquelle avait pris la forme
+nouvelle et s'attachait gentillement sur ses cheveux noirs bien lisses;
+son fichu etait neuf et d'une jolie couleur jaune doux qui faisait valoir
+sa peau brune. Elle avait aussi rallonge son corsage, et, au lieu d'avoir
+l'air d'une piece de bois habillee, elle avait la taille fine et ployante
+comme le corps d'une belle mouche a miel. De plus, je ne sais pas avec
+quelle mixture de fleurs ou d'herbes elle avait lave pendant huit jours
+son visage et ses mains, mais sa figure pale et ses mains mignonnes
+avaient l'air aussi net et aussi doux que la blanche epine du printemps.
+Landry, la voyant si changee, laissa tomber son livre d'heures, et, au
+bruit qu'il fit, la petite Fadette se retourna tout a fait et le regarda,
+tout en meme temps qu'il la regardait. Et elle devint un peu rouge, pas
+plus que la petite rose des buissons; mais cela fa fit paraitre quasi
+belle, d'autant plus que ses yeux noirs, auxquels jamais personne n'avait
+pu trouver a redire, laisserent echapper un feu si clair qu'elle en parut
+transfiguree. Et Landry pensa encore: Elle est sorciere; elle a voulu
+devenir belle de laide qu'elle etait, et la voila belle par miracle. Il en
+fut comme transi de peur, et sa peur ne l'empechait pourtant point d'avoir
+une telle envie de s'approcher d'elle et de lui parler, que, jusqu'a la
+fin de la messe, le coeur lui en sauta d'impatience."
+
+Enfin les aveux s'echangent, le jour ou Fadette doit s'eloigner, et les
+paroles qu'elle prononce sont d'une chastete parfaite et d'une suavite
+penetrante, Landry en est tout trouble. Il rit, il pleure, comme un fou.
+"Et il embrassait Fanchon sur ses mains, sur sa robe; et il l'eut
+embrassee sur ses pieds, si elle avait voulu le souffrir; mais elle le
+releva et lui donna un vrai baiser d'amour dont il faillit mourir; car
+c'etait le premier qu'il eut jamais recu d'elle, ni d'aucune autre, et, du
+temps qu'il en tombait comme pame sur le bord du chemin, elle ramassa son
+paquet, toute rouge et confuse qu'elle etait, et se sauva en lui defendant
+de la suivre et en lui jurant qu'elle reviendrait." Elle revient en effet,
+et ils s'epousent. Heureuse et riche, elle se comporte en bonne
+villageoise a l'ame socialiste, tout comme la chatelaine de Nohant. Dans
+sa demeure elle recueille, quatre heures chaque jour, les enfants
+necessiteux de la commune, les instruit, les assiste, leur enseigne la
+vraie religion, sans doute le christianisme integral. Mais il y a une
+ombre a ce patriarcal tableau. Landry, helas! n'etait pas seul a aimer
+Fanchon Fadette. Le besson Sylvinet nourrissait les memes sentiments. Il
+lui serait trop cruel d'etre le temoin d'un bonheur dont il se trouve
+frustre. Alors il s'engage dans la Grande Armee, devient capitaine,
+obtient la croix, et peut-etre ira-t-il finir ses jours au village, quand
+la blessure de son coeur sera definitivement cicatrisee.
+
+Pour completer la trilogie des romans champetres, voici le plus court,
+mais le plus exquis, la _Mare au Diable_, qui fut compose avant _Francois
+le Champi_ et la _Petite Fadette_. Ce triptyque, dans la pensee de
+l'auteur, ne correspondait a aucun systeme, a aucune pretention
+revolutionnaire en litterature. George Sand se bornait a traduire
+d'instinct les douces emotions rurales qui lui etaient familieres. "Si
+l'on me demande, ecrit-elle dans la "notice" de la _Mare au Diable_, ce
+que j'ai voulu faire, je repondrai que j'ai voulu faire une chose tres
+touchante et tres simple, et que je n'ai pas reussi a mon gre. J'ai bien
+vu, j'ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont
+deux! Tout ce que l'artiste peut esperer de mieux, c'est d'engager ceux
+qui ont des yeux a regarder aussi. Voyez donc la simplicite, vous autres,
+voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout dans ce
+qu'ils ont de bon et de vrai: vous les verrez un peu dans mon livre, vous
+les verrez beaucoup dans la nature."
+
+Par quel etrange caprice du romancier cette oeuvre, essentiellement
+descriptive et reposante, met-elle a son frontispice le melancolique
+spectacle d'une composition d'Holbein, presque macabre? Un laboureur, qui
+pousse son maigre attelage, est talonne par un personnage fantastique,
+squelette arme d'un fouet. Ce valet de charrue, c'est la Mort. Et George
+Sand, dans le chapitre preliminaire intitule: "L'auteur au lecteur",
+proteste contre cette philosophie du desespoir, resumee dans le vieux
+quatrain:
+
+ A la sueur de ton visaige
+ Tu gagnerois ta pauvre vie.
+ Apres long travail et usaige,
+ Voicy la _mort_ qui te convie.
+
+L'optimisme, non pas inne, mais acquis et voulu, qui inspire les "romans
+champetres," ne saurait souscrire a une conception aussi desenchantee. Une
+voix s'eleve, la voix bienfaisante de l'idealisme: "Non, nous n'avons plus
+affaire a la mort, mais a la vie. Nous ne croyons plus ni au neant de la
+tombe, ni au salut achete par un renoncement force; nous voulons que la
+vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit feconde. Il faut que
+Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se rejouisse plus de la
+mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de
+quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il faut que le
+laboureur, en semant son ble, sache qu'il travaille a l'oeuvre de vie, et
+non qu'il se rejouisse de ce que la mort marche a ses cotes. Il faut enfin
+que la mort ne soit plus ni le chatiment de la prosperite, ni la
+consolation de la detresse. Dieu ne l'a destinee ni a punir, ni a
+dedommager de la vie: car il a beni la vie, et la tombe ne doit pas etre
+un refuge ou il soit permis d'envoyer ceux qu'on ne veut pas rendre
+heureux."
+
+Telle est, chez George Sand, la transition du roman socialiste au roman
+champetre. Elle formule d'abord la theorie idealiste, qui se flatte
+d'_embellir un peu_ le domaine de l'imagination: "L'art, dit-elle, n'est
+pas une etude de la realite positive; c'est une recherche de la verite
+ideale"; puis elle se retourne, comme dans un adieu, vers la theorie
+socialiste qui lui fut si chere: "Ces richesses qui couvrent le sol, ces
+moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui s'engraissent dans les
+longues herbes, sont la propriete de quelques-uns et les instruments de la
+fatigue et de l'esclavage du plus grand nombre." Elle ne se resigne pas,
+mais elle cesse de s'indigner, et demeure triste et perplexe devant les
+deplorables inegalites.
+
+La _Mare au Diable_ n'est guere qu'une promenade nocturne, mais penetree
+d'une harmonie suave et d'une sensibilite toute virgilienne. Germain, le
+fin laboureur, est veuf et doit se decider a reprendre femme, afin
+d'elever ses trois enfants. Son beau-pere lui parle de la Leonard, veuve
+d'un Guerin. Il ira docilement la voir au domaine de la Fourche, et, comme
+il est homme d'honnetete, on le charge de conduire Marie, fille de la
+Guillette, qui se rend en condition, tout aupres, pour faire l'office de
+bergere. Germain n'a que vingt-huit ans, et "quoique, selon les idees de
+son pays, il passat pour vieux au point de vue du mariage, il etait encore
+le plus bel homme de l'endroit." Le teint frais, l'oeil vif et bleu comme
+le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps elegant et
+souple comme celui d'un jeune cheval qui n'a pas encore quitte le pre,
+--voila prestement dessine le "veuf" auquel est confiee la mission de
+mener aux Ormeaux la petite pastoure de seize ans. Marie monte en croupe
+sur la Grise, et Petit-Pierre, l'enfant de Germain, les rejoint a un
+detour du sentier. Ce sera comme leur ange gardien. Ils s'egarent a
+travers bois. La nuit est glacee. Il faut allumer un feu de brindilles et
+de feuilles a demi-seches. Petit-Pierre murmure sa priere et s'endort sur
+les genoux de la jeune fille, apres avoir balbutie ces touchantes et
+simples paroles: "Mon petit pere, si tu veux me donner une autre mere, je
+veux que ce soit la petite Marie." L'appel candide de l'enfant sera exauce,
+et sur la naivete charmante du recit s'epand une atmosphere de serenite.
+Le genie de George Sand s'est epure, rajeuni, apaise, au sein de la nature,
+radieuse et consolatrice.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+SOUS LE SECOND EMPIRE
+
+
+La politique n'est qu'une aventure, les romans champetres ne sont qu'une
+etape, peut-etre une oasis, dans la destinee laborieuse et feconde de
+George Sand. Des le lendemain des journees de Juin, elle avait repris sa
+plume, et, lorsque le coup d'Etat du 2 Decembre etrangle la Republique et
+envoie les meilleurs citoyens en exil ou a Lambessa, elle continue
+paisiblement a produire, vaille que vaille, ses deux volumes par annee.
+Elle appartient a son metier et accomplit ainsi une fonction naturelle.
+C'est la poule, exacte et diligente, qui pond son oeuf au fond de la
+basse-cour, sans s'inquieter si l'on se querelle a la maison. Certains
+amis de George Sand s'emeuvent de cette quietude, devant la detresse du
+parti et des hommes qui lui etaient chers. Elle veut s'expliquer et se
+disculper dans une lettre du 15 decembre 1853, a Joseph Mazzini: "Vous
+vous etonnez que je puisse faire de la litterature; moi, je remercie Dieu
+de m'en conserver la faculte, parce qu'une conscience honnete, et pure
+comme la mienne, trouve encore, en dehors de toute discussion, une oeuvre
+de moralisation a poursuivre. Que ferais-je donc si j'abandonnais mon
+humble tache? Des conspirations? Ce n'est pas ma vocation, je n'y
+entendrais rien. Des pamphlets? Je n'ai ni fiel ni esprit pour cela. Des
+theories? Nous en avons trop fait et nous sommes tombes dans la dispute,
+qui est le tombeau de toute verite, de toute puissance. Je suis, j'ai
+toujours ete artiste avant tout; je sais que les hommes purement
+politiques, ont un grand mepris pour l'artiste, parce qu'ils le jugent sur
+quelques types de saltimbanques qui deshonorent l'art. Mais vous, mon ami,
+vous savez bien qu'un veritable artiste est aussi utile que le _pretre_ et
+le _guerrier_; et que, quand il respecte le vrai et le bon, il est dans
+une voie ou Dieu le benit toujours. L'art est de tous les temps et de tous
+les pays; son bienfait particulier est precisement de vivre encore quand
+tout semble mourir."
+
+George Sand va-t-elle traduire en actes cette fiere profession de foi?
+Trouvera-t-elle les memes inspirations eloquentes et pathetiques, alors
+que l'exaltation enthousiaste de ses premieres oeuvres fera place a des
+sentiments plus ponderes et plus bourgeois? Il semble qu'elle ait voulu
+dresser son bilan en composant l'_Histoire de ma Vie_, qu'elle termine
+ou plutot qu'elle arrete a la veille des evenements de 1848. Son oeuvre, a
+partir de cette epoque, cesse d'etre orientee, soit vers la these
+conjugale, soit vers la formule socialiste, soit vers les horizons
+rustiques, et tente un peu au hasard des sentiers nouveaux.
+
+Le _Chateau des Desertes_ est la suite de _Lucrezia Floriani_: dans cette
+demeure des Boccaferri on joue la comedie de salon sur une petite estrade,
+comme a Nohant.--Les _Mississipiens_ sont une piece ecrite a la hate sur
+l'affaire de Law, et qui met aux prises la noblesse et la roture.--Dans
+les _Maitres Sonneurs_, publies en 1853, resonne un echo, melancoliquement
+affaibli, des romans champetres. La dedicace est adressee a cet Eugene
+Lambert, l'hote familier de Nohant, sorte d'enfant adoptif, qui disait un
+jour a George Sand: "A propos, je suis venu ici, il y a bientot dix ans,
+pour y passer un mois. Il faut pourtant que je songe a m'en aller." Dans
+la preface des _Maitres Sonneurs_, elle lui repond: "Je t'ai laisse partir,
+mais a la condition que tu reviendrais passer ici tous les etes. Je
+t'envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te
+rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrives, et
+que la grande fete printaniere de la nature va commencer aux champs." Sur
+les faits et gestes des muletiers maitres sonneurs du Bourbonnais, et
+notamment du Grand Bucheur dont le fils Huriel aime la gracieuse Brulette,
+se detachent quelques jolis dessins de la vie campagnarde, un brin
+poetisee. Voici des propos tenus entre deux danses, a une assemblee
+villageoise: "Je suis sotte et revasseuse, dit la fille, enfin je
+m'imagine d'etre aussi mal placee en une compagnie que le serait un loup
+ou un renard que l'on inviterait a danser." Et le gars replique: "Vous
+n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune bete chafouine, et vous dansez
+d'une aussi belle grace que les branches des saules quand un air doux les
+caresse." Tres seduisante aussi cette antithese, qui evoque le souvenir de
+Cendrillon et de telle de ses soeurs: "Je venais de voir Brulette, aussi
+brillante qu'un soleil d'ete, dans la joie de son amour et le vol de sa
+danse; Therence etait la, seule et contente, aussi blanche que la lune
+dans la nuit claire du printemps. On entendait au loin la musique des
+noceux; mais cela ne disait rien a l'oreille de la fille des bois, et je
+pense qu'elle ecoutait le rossignol qui lui chantait un plus beau cantique
+dans le buisson voisin."--Des champs nous passons sur les planches, avec
+_Adriani_. C'est, en quelque chateau du Vivarais, l'histoire d'un chanteur,
+d'abord amateur, qui s'eprend de Laure de Larnac, veuve d'Octave de
+Monteluz. Elle n'a guere plus de vingt ans et passe pour folle. Il la
+console. Ils s'aiment, et elle l'epouse, malgre les anathemes de son
+entourage aristocratique. L'idee maitresse du roman est l'apologie des
+musiciens, des acteurs, de tous les gens de theatre. Et Laure declare, au
+denouement: "Je haissais l'etat de comedien. Tu t'es fait comedien. J'ai
+reconnu que c'etait le plus bel etat du monde."--Meme these, ou peu s'en
+faut, dans _Narcisse_: la vertueuse mademoiselle d'Estorade aime le
+chanteur Albany. Elle resiste a sa passion et se retire au couvent. Plus
+tard, quand elle epouse le brave, mais vulgaire Narcisse Pardoux, elle
+succombe a un mal de langueur. Elle a silencieusement adore Albany.
+
+Le _Piccinino_, qui sort de la maniere habituelle de l'auteur, est un
+roman d'aventures ayant pour cadre la Sicile et se deroulant dans une
+atmosphere de conspirations. George Sand decrivait la une contree qu'elle
+n'avait pas visitee: c'est le procede dont usa Mery, puis Victor Hugo
+lui-meme, dans les _Orientales_ et _Han d'Islande_. Or, le _Piccinino_
+contient des paysages, par exemple ceux de Catane, qu'un voyageur bien
+informe peut attester scrupuleusement exacts.--C'est, au contraire, apres
+un sejour a Rome que George Sand ecrivit la _Daniella_ (1857), ou
+s'amalgament une intrigue romanesque et le guide du touriste dans "la
+ville eternelle de Satan." De Guernesey Victor Hugo lui envoya de
+chaleureuses felicitations, en cette forme hyperbolique qui caracterise
+ses jugements litteraires: "La _Daniella_ est un grand et beau livre. Je
+ne vous parle pas du cote politique de l'ouvrage, car les seules choses
+que je pourrais ecrire a propos de l'Italie seraient impossibles a lire en
+France et empecheraient ma lettre de vous parvenir. Quant aux grandes
+aspirations de liberte et de progres, elles font invinciblement partie de
+votre nature, et une poesie comme la votre souffle toujours du cote de
+l'avenir. La Revolution, c'est de la lumiere, et qu'etes-vous, sinon un
+flambeau?" La Rome, celebree par tant d'ecrivains et classiques et
+romantiques et modernes, voire meme par les freres de Goncourt dans
+_Madame Gervaisais_, avait cause a George Sand une deception profonde, qui
+se traduit dans une lettre du 20 janvier 1861 a Ernest Perigois: "Vous
+avez envie de voir les splendeurs de la papaute? Vous verrez trois
+comparses mal costumes et une bande d'affreux Allemands pretendus Suisses,
+dont le deguisement tombe en loques et dont les pieds infectent
+Saint-Pierre de Rome. Pouah! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir la
+pauvre mascarade." Dans la _Daniella_, George Sand nous montre un etrange
+artiste qui, ayant a choisir entre deux amours, prefere a l'elegante miss
+Medora sa cameriste, bientot devenue _stiratrice_, c'est-a-dire
+blanchisseuse. Deux fois par jour, il echange quelques regards avec cette
+Daniella qui, dans une salle basse des communs, travaille a une formidable
+lessive. Mais cet homme, supremement delicat avec les lavandieres, a grand
+soin d'ajouter: "J'ai tant de respect pour elle qu'afin de ne pas
+l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison, je fais semblant de ne
+pas la connaitre." O pudeur des tendresses subalternes, o poesie des
+amours ancillaires, sous le ciel ou Lamartine a rencontre Graziella!
+
+Vers la meme epoque (1855), George Sand, sollicitee par les reveries
+palingenesiques de Ballanche et par l'idealisme cosmique de Jean Reynaud,
+imaginait de reconstituer, hors des frontieres du christianisme, un mythe
+analogue a celui d'Adam et d'Eve. L'aventure sentimentale d'Evenor et de
+Leucippe s'intitula definitivement les _Amours de l'age d'or_. La
+theorie darwinienne y est refutee, plutot par des impressions morales que
+par des arguments scientifiques. "Ecoutez, dit George Sand, les grands
+esprits; ils vous diront que l'homme est vraiment le fils de Dieu, tandis
+que toutes les creatures inferieures ne sont que son ouvrage." Et elle
+cite, a l'appui de sa foi spiritualiste, ces vers d'un poete alors tres
+jeune, Henri Brissac, dans le _Banquet_:
+
+ Je cherche vainement le sein
+ D'ou decoule notre origine.
+ Je vois l'arbre;--mais la racine?
+ Mais la souche du genre humain?
+
+ Le singe fut-il notre ancetre?
+ Rude coup frappe sur l'orgueil!
+ Soit! mais je trouve cet ecueil:
+ Homme ou singe, qui le fit naitre?
+
+Cette doctrine, genereuse et reconfortante, d'un au dela ou regnera
+l'absolue justice avec ses reparations providentielles, George Sand l'a
+synthetisee dans une lettre du 25 mai 1866 a M. Desplanches: "Croyons
+quand meme et disons: _Je crois!_ ce n'est pas dire: "J'affirme;"
+disons: _J'espere!_ ce n'est pas dire: "Je sais." Unissons-nous dans
+cette notion, dans ce voeu, dans ce reve, qui est celui des bonnes ames.
+Nous sentons qu'il est necessaire; que, pour avoir la charite, il faut
+avoir l'esperance et la foi; de meme que, pour avoir la liberte et
+l'egalite, il faut avoir la fraternite."
+
+En l'annee 1855, une grande douleur frappa George Sand. Elle perdit sa
+petite-fille Jeanne, issue du mariage, helas! si orageux, de Solange et du
+sculpteur Clesinger. Ce deuil, cruel a la grand'mere, ne fit qu'aviver et
+renforcer l'idealisme de l'ecrivain. "Je vois, mande-t-elle le 14 fevrier
+1855 a Edouard Charton, disciple de Jean Reynaud, je vois la vie future et
+eternelle devant moi comme une certitude, comme une lumiere dans l'eclat
+de laquelle les objets sont insaisissables; mais la lumiere y est, c'est
+tout ce qu'il me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais
+bien que je la retrouverai et qu'elle me reconnaitra, quand meme elle ne
+se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle etait une partie de moi-meme,
+et cela ne peut etre change." Quinze mois revolus, le ler mai 1856, elle
+ecrit encore a madame Arnould-Plessy, la delicieuse artiste: "Ce que j'ai
+retrouve a Nohant, c'est la presence de cette enfant qui, ici, ne me
+semble jamais possible a oublier. Dans cette maison, dans ce jardin, je ne
+peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces jours. Je la
+vois partout, et cette illusion-la ramene des dechirements continuels.
+Dieu est bon quand meme: il l'a reprise pour son bonheur, a elle, et nous
+nous reverrons tous, un peu plus tot, un peu plus tard." Elle a mis de
+cote les poupees de l'enfant, ses joujoux, ses livres, sa brouette, son
+arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, et elle contemple, aieule
+melancolique, tous ces objets qui attendent vainement le retour de
+l'absente.
+
+Il faut pourtant que la vie de labeur suive son cours, il faut travailler,
+peiner, produire; car le budget de Nohant est lourd. Pour que la maison
+maintienne sa large hospitalite et que les siens aient le superflu, George
+Sand se prive souvent du necessaire. Le 8 janvier 1858, elle avoue a
+Charles Edmond qu'elle n'a pas pu s'acheter un manteau et une robe
+d'hiver. Depuis vingt-cinq ans, elle gagne au jour le jour l'argent vite
+depense. Les circonstances ou sa nature lui ont interdit l'epargne. Et
+elle entasse les volumes, sacrifiant peut-etre la qualite a la
+quantite.--En 1855, c'est _Mont-Reveche_ ou se manifeste la these
+proclamee dans la preface: "Le roman n'a rien a prouver." Il ne s'agit que
+d'interesser. Ici, Duterte, grand proprietaire et depute, marie en
+secondes noces a une jeune et jolie femme, Olympe, fait la cruelle
+experience des miseres qu'entraine la disproportion d'age. Olympe succombe
+a une maladie de langueur. Les caracteres dissemblables des trois filles
+de Dutertre, Nathalie, Eveline et Caroline, sont agreablement dessines.
+_Mont-Reveche_ est d'une litterature fluide et facile.--La meme annee,
+George Sand termine le _Diable aux Champs_, commence avant le Deux
+Decembre et dedie a son intime commensal, le graveur Manceau. Le livre
+parut, expurge de toutes les theories politiques et sociales que l'Empire
+eut pu trouver subversives, et ce sont, sous forme de dialogue, des
+dissertations longuettes sur la nature du diable, sur les chatiments apres
+la mort, etranges propos tenus par des personnages au nombre desquels
+figurent des heros de George Sand, tels que Jacques, le mari qui se
+suicide pour liberer sa femme, et Ralph, d'_Indiana_.
+
+La mort d'Alfred de Musset, ravivant des souvenirs vieux d'un quart de
+siecle, provoquait en 1858 la deplorable polemique, reciproquement
+diffamatoire, ou George Sand publiait _Elle et Lui_, et Paul de Musset
+_Lui et Elle_. Si ce fut une faute grave, une maniere de sacrilege
+sentimental sous forme posthume, George Sand en a ete trop rudement
+chatiee. Elle avait explique une crise, commente une rupture. Paul de
+Musset lanca contre une femme des imputations ignominieuses. Elle
+produisit, peu apres, une justification emue et eloquente, dans la preface
+de _Jean de la Roche_, ou, a propos de _Narcisse_, elle affirme le droit
+pour l'artiste de puiser dans sa vie et d'analyser les sentiments de son
+coeur. Venant alors au cas de Paul de Musset, elle le resout par
+preterition: "Sans nous occuper, dit-elle, d'une tentative deshonorante
+pour ceux qui l'ont faite, pour ceux qui l'ont conseillee en secret et
+pour ceux qui l'ont approuvee publiquement, sans vouloir en appeler a la
+justice des hommes pour reprimer un delit bien conditionne d'outrage et de
+calomnie, repression qui nous serait trop facile, et qui aurait
+l'inconvenient d'atteindre, dans la personne des vivants, le nom porte par
+un mort illustre... On peut, ajoute-t-elle, etre _femme_ et ne pas se
+sentir atteint par les divagations de l'ivresse ou les hallucinations de
+la fievre, encore moins par les accusations de perversite qui viennent a
+l'esprit de certaines gens habitues a trop vivre avec eux-memes." Elle
+atteste qu'_Elle et Lui_ est un livre sincere--mais etait-ce un livre
+utile?--elle le declare "vrai sans amertume et sans vengeance"; enfin,
+elle lance cette apostrophe ou l'indignation imprime au style un
+incomparable eclat: "Quant aux malheureux esprits qui viennent d'essayer
+un genre nouveau dans la litterature et dans la critique en publiant un
+triste pamphlet, en annoncant a grand renfort de reclames et de
+declamations imprimees que l'horrible heroine de leur elucabration etait
+une personne vivante dont il leur etait permis d'ecrire le nom en toutes
+lettres, et qui lui ont prete leur style en affirmant qu'ils tenaient
+leurs preuves et leurs details de la main d'un mourant, le public a deja
+prononce que c'etait la une tentative monstrueuse dont l'art rougit et que
+la vraie critique renie, en meme temps que c'etait une souillure jetee sur
+une tombe. Et nous disons, nous, que le mort illustre renferme dans cette
+tombe se relevera indigne quand le moment sera venu. Il revendiquera sa
+veritable pensee, ses propres sentiments, le droit de faire lui-meme la
+fiere confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le
+ciel les grands cris de justice et de verite qui resument la meilleure
+partie de son ame et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un
+roman, ni un pamphlet, ni une delation. Ce sera un monument ecrit de ses
+propres mains et consacre a sa memoire par des mains toujours amies. Ce
+monument sera eleve quand les insulteurs se seront assez compromis. Les
+laisser dans leur voie est la seule punition qu'on veuille leur infliger.
+Laissons-les donc blasphemer, divaguer et passer." D'un dernier trait
+dedaigneux, l'auteur de la preface signale qu'occupe en Auvergne a suivre
+les traces d'un roman nouveau a travers les sentiers embaumes, au milieu
+des plus belles scenes du printemps, "il avait bien emporte le pamphlet
+pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oublie son herbier, et les
+pages du livre infame furent purifiees par le contact des fleurs du
+Puy-de-Dome et du Sancy."
+
+Il y a, dans _Jean de la Roche_, mieux qu'une preface vibrante, le recit
+delicat d'un amour contrarie, avec la perspective des paysages d'Auvergne
+ou se dresse la pittoresque silhouette du chateau de Murols. Jean, eleve
+par une mere pieuse dans un petit manoir du Velay, aime Love, la fille un
+peu capricieuse de M. Butler. "En elle la grace et les parfums couvraient
+un coeur de pierre inaccessible." Ecarte d'abord par la maladive jalousie
+du jeune Hope, frere de Love, il part pour un voyage de cinq ans autour du
+monde. Quand il revient, il trouve Hope apaise, et les accordailles se
+concluent sur les pentes du Sancy, alors que Jean de la Roche, deguise en
+guide, aide a porter la chaise de Love qui s'est foule le pied a la
+Roche-Vendeix.
+
+Un peu auparavant, George Sand avait publie, en 1859, les _Dames Vertes_,
+bizarre aventure du jeune avocat Nivieres, qui, charge de plaider en 1788
+pour la famille d'Ionis contre la famille d'Aillane, couche au chateau
+d'Ionis dans la chambre ou apparaissent les dames vertes: l'apparition,
+c'est mademoiselle d'Aillane qu'il epousera;--la _Filleule_, non moins
+baroque odyssee de la gitanilla Morenita, recueillie a Fontainebleau par
+le romanesque Stephen, et qui s'eprend de son protecteur:--_Laura_, avec
+le sous-titre: _Voyage dans le cristal_, reverie fantasmagorique de
+peregrination au pole arctique;--_Flavie_, analyse d'une jeune fille a
+l'ame de papillon, qui hesite entre deux pretendants Malcolm et Emile de
+Voreppe, honnete recit ou il n'y a lieu de retenir que cet aphorisme ou se
+reflete George Sand: "Je n'aime pas l'argent, mais j'adore la depense";
+--_Constance Verrier_, dont la preface est consacree a refuter la theorie
+de Jean-Jacques contre la pernicieuse influence des romans, et dont la
+fable est un peu bien singuliere. Trois femmes sont intimement liees et
+dissertent sur l'amour: la duchesse Sibylle d'Evereux, veuve galante qui
+sauve les apparences, la cantatrice Solia Mozzelli, et Constance Verrier,
+jeune fille bourgeoise de vingt-cinq ans, qui attend son fiance, absent
+depuis quatre longues annees. Or, ce Raoul Mahoult a ete, en voyage,
+l'amant de la duchesse d'Evereux et de la Mozzelli. Etrange coincidence!
+Quand Constance l'apprend, elle tombe evanouie; on la soigne, on la sauve.
+Elle pardonne ou plutot efface, et finit par epouser Raoul: ils seront
+peut-etre heureux. _Constance Verrier_ aurait du s'intituler "Trois femmes
+pour un mari". Il s'y trouve quelques jolis developpements sur l'amour et
+aussi ce portrait, qui semble celui de George Sand dessine par elle-meme:
+"Elle ne se piquait, comme feu Ninon, que d'unir le plaisir a l'amitie;
+elle bannissait les grands mots de son vocabulaire; mais elle etait bonne,
+serviable, devouee, indulgente, courageuse dans ses opinions, genereuse
+dans ses triomphes... Tout ce qu'elle deployait de finesse, de
+perseverance, d'habilete, d'empire sur elle-meme pour se satisfaire sans
+blesser personne et sans porter atteinte a la dignite de sa position, est
+inimaginable." De vrai, pour George Sand, nombre d'hommes, en un long
+cortege depuis Jules Sandeau jusqu'a Manceau, pourraient en temoigner.
+
+En 1859, parut un veritable chef-d'oeuvre en trois volumes, l'_Homme de
+neige_. C'est, dans un paysage de Dalecarlie, au manoir gothique de
+Stollborg, la serie des epreuves traversees par Christiano, montreur de
+marionnettes, qui recouvre son noble nom de Waldemora et epouse la
+gracieuse comtesse Marguerite Elveda, apres avoir ete ouvrier mineur.
+Voici la double morale, sociale et metaphysique, de l'ouvrage: "Dans toute
+misere (ce doit etre George Sand qui parle), il y a moitie de la faute des
+gouvernants et moitie de celle des gouvernes." C'est encore elle qui
+formule, par la bouche de Christiano, sa profession de foi deiste: "Nous
+vivons dans un temps ou personne ne croit a grand'chose, si ce n'est a la
+necessite et au devoir de la tolerance; mais, moi, je crois vaguement a
+l'ame du monde, qu'on l'appelle comme on voudra, a une grande ame, toute
+d'amour et de bonte, qui recoit nos pleurs et nos aspirations. Les
+philosophes d'aujourd'hui disent que c'est une platitude de s'imaginer que
+l'Etre des etres daignera s'occuper de vermisseaux de notre espece. Moi,
+je dis qu'il n'y a rien de petit et rien de grand devant celui qui est
+tout, et que, dans un ocean d'amour, il y aura toujours de la place pour
+recueillir avec bonte une pauvre petite larme humaine."
+
+De meme aloi et de non moindre merite est le _Marquis de Villemer_, qui a
+conquis au theatre une eclatante notoriete, grace a la precieuse
+collaboration d'Alexandre Dumas fils. Le roman, moins alerte, mais plus
+delicat, met agreablement en lumiere le caractere hautain de la marquise
+et la rivalite de ses deux fils, le duc Gaetan d'Aleria et le marquis
+Urbain de Villemer, qui ont distingue, celui-la pour le mauvais, celui-ci
+pour le bon motif, la trop attrayante lectrice Caroline de Saint-Geneix.
+Toute la partie descriptive qui disparait a la scene, les paysages du
+Velay, la poursuite d'Urbain enseveli sous la neige au pied du Mezenc et
+sauve par Caroline, tous ces details purement romanesques ont un charme
+penetrant; puis le denouement est de nature a satisfaire les ames
+sensibles. Comme il convient, Urbain epouse Caroline au gre de son coeur,
+et Gaetan la jeune Diane de Xaintrailles, plusieurs fois millionnaire.
+Eternelle antithese de l'honneur et de l'argent.
+
+Voici des oeuvres de second plan:--_Valvedre_, ou le tres entreprenant
+Francis Valigny seduit et enleve madame Alida de Valvedre, epouse d'un
+savant adonne a la botanique et a la meteorologie; mais la science reprend
+ses droits, alors que l'expiation arrive et qu'Alida, minee par le chagrin,
+rapprochant a son lit de mort mari et amant, leur tient ce mirifique
+discours: "Je voudrais mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour
+sauver ma vie, vous qui etes venu sauver mon ame." Et la reconciliation
+finale a lieu, au bord de l'alcove, dans cette molle atmosphere de Palerme
+embaumee par les orangers.--C'est _Tamaris_, ou la peinture d'une plage
+mediterraneenne qu'habita George Sand encadre les amours du lieutenant de
+vaisseau la Florade, lequel courtise a la fois mademoiselle Roque, une
+demi-mahometane, la Zinovese, femme d'un brigadier, et la marquise
+d'Elmeval. Or, la Zinovese s'empoisonne, la marquise epouse un medecin, et
+la Florade mademoiselle Roque.--_Antonia_ est le nom d'un lis merveilleux,
+cree par les soins d'un septuagenaire aussi riche qu'egoiste, Antoine
+Thierry, dont le neveu Julien, peintre tres pauvre et tres sentimental,
+aime la comtesse Julie d'Estrelle. Et leur amour finit par attendrir le
+vieillard.--La _Famille de Germandre_, c'est le _Testament de Cesar
+Girodot_ transporte dans un milieu de noblesse, vers 1808. L'heritage du
+marquis de Germandre appartient a celui de ses collateraux qui decouvre le
+secret pour ouvrir une boite qu'il a minutieusement fabriquee.--La
+_Ville-Noire_, retour indirect vers les preoccupations sociales, atteste
+la superiorite de l'ouvrier sur le patronat.
+
+Une incursion dans le roman d'aventures produit cette oeuvre charmante,
+les _Beaux Messieurs de Bois-Dore_ (1862). Celadon de Bois-Dore, aimable
+paladin attarde, demande, en sa soixante-dixieme annee, la main de
+Lauriane de Beuvre, petite veuve de dix-huit ans. Tres spirituelle, elle
+feint d'etre emue et l'ajourne a sept annees d'intervalle. On reflechira,
+au prealable. Apres des faits et gestes divers, batailles, sieges,
+assassinats, le marquis Celadon retrouve, pour sa plus grande joie, et
+adopte son neveu Mario, qui epousera Lauriane. L'oncle galant renonce au
+benefice de l'echeance promise.
+
+Tres long, tres lent est le roman intitule la _Confession d'une jeune
+fille_, odyssee d'une enfant volee a sa nourrice.--Dans _Monsieur
+Sylvestre_ et dans le volume qui lui fait suite, le _Dernier Amour_, il y
+a des parties descriptives qui ne sont point sans agrement. C'est le recit
+des recherches et des deboires d'un isole, Monsieur Sylvestre, qui aspire
+a la verite, en poursuivant la definition du bonheur. Voici celle qu'il
+propose: "Le bonheur n'est pas un mot, mais c'est une ile lointaine. La
+mer est immense, et les navires manquent." A soixante ans--c'est un peu
+tard--Monsieur Sylvestre est aime par la mysterieuse Felicie, qui atteint
+la trentaine et qui cache une faute de la seizieme annee. Elle a une
+rechute et s'empoisonne. "Ne jouez pas avec l'amour!" murmure le
+sexagenaire, a qui le dernier amour n'a pas plus reussi que le premier.
+
+_Pierre qui roule_ et le _Beau Laurence_ sont l'histoire, en deux tomes,
+d'un comedien qui voit apparaitre une inconnue exquisement belle dans une
+maison de Blois. Il mene la vie errante de sa profession, va au Montenegro,
+revient, fait un heritage, retrouve en madame de Valdere sa delicieuse
+apparition et l'epouse.--Dans _Mademoiselle Merquem_ (1868), George Sand,
+reprenant un sentier parallele a Balzac, depeint, non pas la femme, mais
+la fille de trente ans, eleve d'un Bellac qui n'etait pas professeur pour
+dames, mais pour simples ruraux. Celie Merquem servira de modele et de
+consolation aux celibataires attardees du sexe feminin: "Peut-etre,
+observe l'auteur, ne sait-on pas a quel degre de charme et de merite
+pourrait s'elever la femme bien douee, si on la laissait murir, et si
+elle-meme avait la patience d'attendre son developpement complet pour
+entrer dans la vie complete. On les marie trop jeunes, elles sont meres
+avant d'avoir cesse d'etre des enfants."
+
+Entre tous les romans ecrits par George Sand sous le Second Empire, celui
+ou elle a mis assurement le plus d'elle-meme, l'ardeur intense de sa foi,
+c'est _Mademoiselle La Quintinie_, consacree a refuter _Sibylle_, d'Octave
+Feuillet. A l'apologie de l'education catholique et de la direction
+clericale elle oppose la libre-pensee spiritualiste. C'est le contraste du
+fanatisme et de la philosophie. Emile Lemontier aime Lucie, fille du
+general La Quintinie, mais elle lui est disputee et manque de lui etre
+ravie par le confesseur Moreali, qui jadis a domine la femme du general.
+La fille apres la mere! Contre les directeurs de conscience, contre la
+confession, il y a des pages enflammees. George Sand evoque le fameux
+passage de Paul-Louis Courier qui commence ainsi: "On leur defend l'amour,
+et le mariage surtout; on leur livre les femmes. Ils n'en peuvent avoir
+une, mais ils vivent avec toutes familierement," et qui se termine en ces
+termes: "Seuls et n'ayant pour temoins que ces voutes, que ces murs, ils
+causent! De quoi? Helas! de tout ce qui n'est pas innocent. Ils parlent,
+ou plutot ils murmurent a voix basse, et leurs bouches s'approchent, et
+leur souffle se confond. Cela dure une heure, et se renouvelle souvent."
+_Mademoiselle La Quintinie_ est l'eloquente et emouvante paraphrase de
+cette profession de foi anticlericale. George Sand montre la religion qui
+se materialise, en meme temps que se spiritualise la philosophie. Elle
+repudie les illusions ou les esperances catholiques de certains
+republicains de 1848, et elle prete a Moreali lui-meme cet aveu: "J'ai vu
+Rome, et j'ai failli perdre la foi." Le grand-pere voltairien de Lucie, M.
+de Turdy, lance l'anatheme traditionnel a l'infame: "Maudite et trois fois
+maudite soit l'intervention du pretre dans les familles!" En la place de
+cette devise de l'Eglise: "que tout chemin mene a Rome", George Sand
+demande "que tout chemin mene Rome a Dieu." Et, a cote de Moreali, jesuite
+mondain de robe courte, elle place le moine grossier Onorio, vetu de bure
+et souille de poussiere, exhalant une odeur de terre et d'humidite. Contre
+l'intrusion de l'un et de l'autre elle erige la maxime vraiment
+evangelique: "La parole de Jesus est l'heritage de tous." En doctrine et
+en discipline, elle conclut au mariage des pretres ou a l'abolition de la
+confession, dans quelques pages d'une revolte sublime: "Ah! vous vous y
+entendez, s'ecrie-t elle, apotres persistants du quietisme. Vous prelevez
+la fleur des ames, vous respirez le parfum du matin, et vous nous laissez
+l'enveloppe epuisee de ses purs aromes. Vous appelez cela le divin amour
+pour vous autres!" Au denouement, comme il sied, Emile epouse Lucie. Il a
+vaincu Moreali. L'amour a triomphe du fanatisme.
+
+Dans la _Correspondance_ de George Sand, mais surtout de 1860 a 1870, nous
+retrouvons les memes croyances qui s'epanouissent en _Mademoiselle La
+Quintinie_. Ce sont de fougueuses declarations contre le clericalisme,
+contre "les parfums de la sacristie," particulierement dans ses lettres au
+prince Jerome. "Monseigneur, lui ecrit-elle, ne laissez pas elever votre
+fils par les pretres." Elle preche d'exemple dans sa famille. Maurice a
+epouse civilement mademoiselle Lina Calamatta, et plus tard c'est a un
+pasteur protestant qu'ils s'adressent pour benir leur mariage et baptiser
+leurs enfants. "Pas de pretres, s'ecrie George Sand le 11 mai 1862, nous
+ne croyons pas, nous autres, a l'Eglise catholique, nous serions
+hypocrites d'y aller." Dans sa pensee, le protestantisme est une
+affirmation pure et simple de deisme chretien. De la ce qu'elle appelle
+"les baptemes spiritualistes" de ses petites-filles. Elle voit, avec une
+sorte de prescience, l'expansion menacante des Jesuites, le reveil du
+parti pretre, comme on disait sous la Restauration. Elle montre la France
+envahie par les couvents et "les sales ignorantins s'emparant de
+l'education, abrutissant les enfants." Dans le naufrage de sa foi
+politique, il n'a surnage que l'horreur de l'intolerance et de la
+superstition.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+LE THEATRE
+
+
+George Sand avait-elle le temperament dramatique? On en peut douter,
+encore qu'elle ait remporte au theatre quelques succes authentiques et
+durables. Ses comedies etaient moins favorablement accueillies par les
+directeurs que ses romans par les revues et les journaux. Elle se
+plaignait qu'on voulut en general, et Montigny en particulier, l'obliger a
+remanier ses pieces. "Il y a pourtant, ecrivait-elle a Maurice le 24
+fevrier 1855, une observation a faire, c'est que toutes les pieces qu'on
+ne m'a pas fait changer: le _Champi, Claudie, Victorine_, le _Demon du
+Foyer_, le _Pressoir_, ont eu un vrai succes, tandis que les autres sont
+tombees ou ont eu un court succes. Je n'ai jamais vu que les idees des
+autres m'aient amene le public, tandis que mes hardiesses ont passe malgre
+tout. Et quelles hardiesses! Trop d'ideal, voila mon grand vice devant les
+directeurs de theatre." Elle regimbe contre les projets d'_amelioration_
+qu'on lui suggere ou qu'on lui impose. Les exigences de la forme scenique
+l'impatientent, et elle s'ecrie: "Je suis ce que je suis. Ma maniere et
+mon sentiment sont a moi. Si le public des theatres n'en veut pas, soit,
+il est le maitre; mais je suis le maitre aussi de mes propres tendances,
+et de les publier sous la forme qu'il sera force d'avaler au coin de son
+feu." Dans une lettre a Jules Janin, du 1er octobre 1855, elle epanche sa
+colere, en lui reprochant de trouver mauvaises toutes ses productions
+dramatiques, et elle plaide avec quelque amertume pour chacune des pieces
+qu'elle a fait representer. Plus sagace et plus concluante est la preface
+qui se trouve en tete des quatre volumes du _Theatre complet_. George Sand
+y developpe la these idealiste. Elle se flatte d'avoir contribue a
+delivrer les planches du materialisme qui les envahissait. De meme dans la
+dedicace de _Maitre Favilla_, adressee a M. Rouviere: "Une seule critique,
+dit-elle, m'a affligee dans ma vie d'artiste: c'est celle qui me
+reprochait de rever des personnages trop aimants, trop devoues, _trop
+vertueux_, c'etait le mot qui frappait mes oreilles consternees. Et, quand
+je l'avais entendu, je revenais, me demandant si j'etais le bon et
+l'absurde don Quichotte, incapable de voir la vie reelle, et condamne a
+caresser tout seul des illusions trop douces pour etre vraies." C'est
+encore la doctrine qu'elle expose, dans la profession de foi qu'elle a
+mise en preambule de sa traduction d'une comedie de Shakespeare, _Comme il
+vous plaira_, sous la forme d'une lettre a M. Regnier. "Le temps, dit-elle,
+n'est guere a la poesie, et le lyrisme ne nous transporte plus par
+lui-meme au-dessus de ces regions de la realite dont nous voulons que les
+arts soient desormais la peinture. Si, a cette heure (1856), la Ristori
+reveille notre enthousiasme, c'est qu'elle est miraculeusement belle,
+puissante et inspiree. Il ne fallait pas moins que l'apparition d'une muse
+descendue de l'Hymette pour nous arracher a nos gouts materialistes. Elle
+nous fascine et nous emporte avec elle dans son reve sacre; mais, quant a
+l'hymne qu'elle nous chante, nous l'ecoutons fort mal, et nous nous
+soucions aussi peu d'Alfieri que de Corneille; c'est-a-dire que nous ne
+nous en soucions pas du tout, puisque, notre muse Rachel absente, la
+tragedie francaise est morte jusqu'a nouvel ordre."
+
+Le programme de George Sand etait noble et vaste; mais elle n'a pu en
+realiser toute l'ampleur. De la une nuance de melancolie, quand elle parle
+de ceux qui cherchent et decouvrent la _fibre du succes d'argent_. Elle
+n'est pas envieuse--un tel sentiment lui fut toujours etranger--mais elle
+estime que le public manque de justice distributive. "L'auteur, dit-elle,
+qui n'obtient pas le _succes d'argent_, ne trouve plus que des portes
+fermees dans les directions de theatre." A elle, on lui fait grief de
+presenter de trop grands caracteres, des personnages trop honnetes,
+partant invraisemblables, de ne pas chercher les effets. En depit des
+aristarques, elle persiste a affirmer, sinon a atteindre, la superiorite
+d'une forme dramatique, uniquement soucieuse de "flatter le beau cote de
+la nature humaine, les instincts eleves qui, tot ou tard, reprennent le
+dessus." Si la critique lui a ete parfois severe, amere et meme
+_irreflechie_, elle garde l'espoir d'un retour favorable. "Nous
+l'attendons, ecrit-elle, a des jours plus rassis et a des jugements moins
+precipites. Ce qu'elle nous accordera un jour, ce sera de n'avoir pas
+manque de conscience et de dignite dans nos etudes de la vie humaine; ce
+sera d'avoir fait de patients efforts pour introduire la pensee du
+spectateur dans un monde plus pur et mieux inspire que le triste et dur
+courant de la vie terre a terre. Nous avons cru que c'etait la le but du
+theatre, et que ce delassement, qui tient tant de place dans la vie
+civilisee, devait etre une aspiration aux choses elevees, un mirage
+poetique dans le desert de la realite." En effet, l'oeuvre dramatique de
+George Sand est aux antipodes du realisme. Elle n'offre pas, comme on
+disait alors, un daguerreotype des miseres et des plaies humaines, mais un
+tableau riant, embelli, un peu idyllique. Son souci etait de reagir contre
+le laid, le bas et le faux, et de poetiser la vie. Il en est parfois
+besoin. Et faut-il nous etonner si un romancier produisit un theatre
+romanesque?
+
+La premiere piece de George Sand fut _Cosima ou la Haine dans l'amour_,
+drame en cinq actes et un prologue, represente a la Comedie-Francaise le
+29 avril 1840. La preface constate que _Cosima_ fut fort mal accueillie,
+et elle ajoute: "L'auteur ne s'est fait illusion ni la veille ni le
+lendemain sur l'issue de cette premiere soiree. Il attend fort
+paisiblement un auditoire plus calme et plus indulgent. Il a droit a cette
+indulgence, il y compte." Moins solennelle et encore plus sincere est
+l'impression formulee dans une lettre du 1er mai au graveur Calamatta:
+"J'ai ete huee et sifflee comme je m'y attendais. Chaque mot approuve et
+aime de toi et de mes amis a souleve des eclats de rire et des tempetes
+d'indignation. On criait sur tous les bancs que la piece etait immorale,
+et il n'est pas sur que le gouvernement ne la defende pas. Les acteurs,
+deconcertes par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient
+tout de travers. Enfin, la piece a ete jusqu'au bout, tres attaquee et
+tres defendue, tres applaudie et tres sifflee. Je suis contente du
+resultat et je ne changerai pas un mot aux representations suivantes.
+J'etais la, fort tranquille et meme fort gaie; car on a beau dire et beau
+croire que l'_auteur_ doit etre accable, tremblant et agite; je n'ai rien
+eprouve de tout cela, et l'incident me parait burlesque."
+
+_Cosima_ avait pour interpretes les meilleurs artistes de la
+Comedie-Francaise: Menjaud, Geffroy, Maillard, Beauvallet, madame Dorval,
+alors dans toute la splendeur de son talent, et intimement liee avec
+George Sand. Mais le sujet etait invraisemblable et maladroitement expose.
+Cosima, epouse d'Alvice Petruccio, bourgeois et negociant de Florence, se
+trouve en butte aux assiduites d'un riche Venitien, Ordonio Elisei. Il la
+poursuit a l'eglise--ou se passe le premier acte--puis a la promenade; il
+monte la garde sous ses fenetres. Une telle obsession d'amour voudrait le
+deploiement des grandes tirades romantiques d'_Antony_, d'_Henri III et sa
+Cour_, ou de _Chatterton_. Il parait que l'auteur de _Jacques_ et
+d'_Indiana_ se piquait de mettre en scene l'interieur d'un menage. Son
+dessein a ete mediocrement rempli; car il n'avait a sa disposition ni les
+ressources d'une psychologie delicate ni l'eblouissement du dialogue. Au
+denouement, Cosima s'empoisonne. Pourquoi? Ce n'est cependant pas une
+Lucrece. George Sand allegue des raisons qui sont insuffisantes et mal
+adaptees: "Non, dit-elle, tous les hommes d'aujourd'hui ne sont pas livres
+a des pensees de despotisme et de cruaute. Non, la vengeance n'est pas le
+seul sentiment, le seul devoir de l'homme froisse dans son bonheur
+domestique et brise dans les affections de son coeur. Non, la patience, le
+pardon et la bonte ne sont pas ridicules aux yeux de tous; et, si la femme
+est encore faible, impressionnable et sujette a faiblir, dans le temps ou
+nous vivons, l'homme qui se pose aupres d'elle en protecteur, en ami et en
+medecin de l'ame, n'est ni lache ni coupable: c'est la l'immoralite que
+j'ai voulu proclamer." Il se peut que l'auteur ait pense mettre tout cela
+dans _Cosima_ et l'y ait mis en effet; mais nous avons peine a l'y
+decouvrir.
+
+En 1848, pour le Theatre de la Republique, c'est-a-dire pour la
+Comedie-Francaise, George Sand composa un prologue intitule le _Roi
+attend_. On y voyait Moliere et les acteurs et actrices de sa troupe,
+ainsi que les ombres de Sophocle, Eschyle, Euripide, Shakespeare, Voltaire
+et Beaumarchais. La representation eut lieu le 9 avril. Les roles etaient
+tenus par Samson, Ligier, Maubant, Maillard, Geffroy, Provost, Regnier,
+Delaunay, Mirecour, Leroux, mesdames Rachel et Augustine Brohan. Dans
+cette piece de circonstance, destinee a glorifier la Revolution recente,
+il n'y a lieu de retenir qu'une tirade ou Moliere, dechirant les voiles de
+l'avenir, pressent et annonce l'avenement de la democratie. Et voici son
+dithyrambe: "Je vois bien un roi, mais il ne s'appelle plus Louis XIV; il
+s'appelle le peuple! le peuple souverain! C'est un mot que je ne
+connaissais point, un mot grand comme l'eternite! Ce souverain-la est
+grand aussi, plus grand que tous les rois, parce qu'il est bon, parce
+qu'il n'a pas d'interet a tromper, parce qu'au lieu de courtisans il a des
+freres... Ah! oui, je le reconnais maintenant, car j'en suis aussi, moi,
+de cette forte race, ou le genie et le coeur vont de compagnie. Quoi! pas
+un seul marquis, point de precieuse ridicule, point de gras financier,
+point de Tartufe, point de facheux, point de Pourceaugnac?" George Sand,
+on le sent de reste, ne recule pas devant l'anachronisme, et cette
+apologie de la Republique, dans la bouche de Moliere, a la valeur d'un feu
+d'artifice pour fete officielle.
+
+_Moliere_, tel est le titre d'un drame en cinq actes que madame Sand fit
+representer, le 10 mai 1851, a la Gaite. Le sujet, c'est la mort du grand
+et melancolique ecrivain, qui tant aura fait rire les contemporains et la
+posterite, et qui fut un mari malheureux, jaloux de son eleve Baron. De ci,
+de la, quelques sentences egalitaires, celle-ci par exemple: "Les grands
+ne sont grands que parce que nous les portons sur nos epaules; nous
+n'avons qu'a les secouer pour en joncher la terre." Si l'oeuvre est
+mediocre, la preface, dediee a Alexandre Dumas, ne manque pas d'interet.
+George Sand y relate que l'absence d'incidents et d'action est un peu
+volontaire. Elle oppose le theatre psychologique au theatre dramatique, et
+preconise une forme nouvelle, destinee tout ensemble a distraire, a
+eduquer et a moraliser le peuple. Un de ses personnages, reprenant un
+theme developpe dans _Kean_ et qu'elle-meme a utilise dans plusieurs de
+ses romans, analyse ainsi le caractere de Moliere: "Qui croirait que ce
+misanthrope est, sur les planches, le plus beau rieur de la troupe? Le
+public ne se doute guere de l'humeur veritable du joyeux Gros-Rene! le
+public ne sait point que le masque qui rit et grimace est souvent colle au
+visage du comedien par ses pleurs!"
+
+Il y a, dans le bagage theatral de George Sand, trois pieces champetres,
+de valeur inegale: _Francois le Champi, Claudie_ et le _Pressoir_.
+_Francois le Champi_ est la plus reputee. Non qu'elle vaille le roman d'ou
+elle a ete extraite, et l'on peut a ce propos se demander, selon la
+formule employee dans la preface de _Mauprat_, "s'il est favorable au
+developpement de l'art litteraire de faire deux coupes de la meme idee."
+Le cadre romanesque ne suffisait plus aux curiosites rurales de George
+Sand. Elle voulait porter a la scene les moeurs campagnardes avec la bonne
+odeur des guerets et le parfum des traines berrichonnes. Elle y fut
+vivement incitee par son ami, l'acteur republicain Bocage, devenu
+directeur de l'Odeon. C'est a lui que sont dediees les deux prefaces de
+_Francois le Champi_ et de _Claudie_. La premiere de ces oeuvres fut
+representee le 25 novembre 1849 a l'Odeon, la seconde le 11 janvier 1851 a
+la Porte-Saint-Martin. Elles ont d'etroites affinites.
+
+Si la preface de _Claudie_, est un simple remerciement a Bocage qui avait
+cree le role du pere Remy, celle de _Francois le Champi_ a l'allure d'un
+manifeste dramatique. Sans affecter la solennite de Victor Hugo dans la
+profession de foi qui accompagna _Cromwell_, George Sand apporte une
+conception renouvelee du theatre. Elle introduit le paysan sur les
+planches, en la place du berger et de la pastorale. Son paysan ne
+ressemble en aucune maniere a celui que M. Emile Zola devait presenter
+quarante ans plus tard dans le milieu naturaliste de la _Terre. Il a ses
+origines chez Jean Jacques, il procede des _Confessions_, des _Reveries
+d'un promeneur solitaire_ et des _Lettres de la Montagne_. On lui trouve
+un air de parente avec Saint-Preux et Julie; il est d'une branche rustique
+de la meme lignee. Aussi bien George Sand, alors que ses personnages
+revetent des costumes et tiennent des propos champetres, demeure telle
+deliberement attachee a l'ecole idealiste. Elle s'en explique sous une
+forme un peu sinueuse: "L'art cherchait la realite, et ce n'est pas un mal,
+il l'avait trop longtemps evitee ou sacrifiee. Il a peut-etre ete un peu
+trop loin. L'art doit vouloir une verite relative plutot qu'une realite
+absolue. En fait de bergerie, Sedaine, dans quelques scenes adorables,
+avait peut-etre touche juste et marque la limite. Je n'ai pas pretendu
+faire une tentative nouvelle; j'ai subi comme nos bons aieux, et pour
+parler comme eux, la douce _ivresse_ de la vie rustique." Se rattachant au
+_Comme il vous plaira_ de Shakespeare et a la _Symphonie pastorale_ de
+Beethoven, George Sand declare avec sa modestie coutumiere: "J'ai cherche
+a jouer de ce vieux luth et de ces vieux pipeaux, chauds encore des mains
+de tant de grands maitres, et je n'y ai touche qu'en tremblant, car je
+savais bien qu'il y avait la des notes sublimes que je ne trouverais pas."
+Elle aspire a nous montrer, sous des vetements et avec des sentiments
+modernes, Nausicaa tordant le linge a la fontaine et Calypso trayant les
+vaches. Toutefois elle se defend de faire acte de reaction litteraire et
+de s'associer au mouvement neo-classique de l'ecole du bon sens, qui se
+manifestait avec _Lucrece_ et _Agnes de Meranie_, de Ponsard, avec la
+_Cigue_ et _Gabrielle_, d'Emile Augier. Elle definit _Francois le Champi_
+une pastorale romantique.
+
+Par la doctrine non moins que par le style, le theatre champetre de George
+Sand rappelle l'enseignement moral et social de Jean-Jacques, le grand
+ancetre. Elle invoque et meme elle "prend a deux mains ce pauvre coeur que
+Dieu a fait tendre et faible, que les discordes civiles rendent amer et
+defiant." N'entendez-vous pas l'echo de l'_Emile_, quand un de ces
+paysans s'ecrie avec la naivete berrichonne: "Mon Dieu, je suis pourtant
+bon; d'ou vient donc que je suis mechant?"
+
+Le socialisme humanitaire de 1840 a touche l'auteur et ses personnages. Il
+est question des vertus du peuple, de l'education du coeur, du bon grain
+qui germe dans la bonne terre. George Sand ajoute avec attendrissement:
+"Il n'y a pas de mauvaise terre, les agriculteurs vous le disent; il y a
+des ronces et des pierres: otez-les; il y a des oiseaux qui devorent la
+semence, preservez la semence. Veillez a l'eclosion du germe, et croyez
+bien que Dieu n'a rien fait qui soit condamne a nuire et a perir." Telle
+est la poetique qui inspire les deux pieces champetres de George Sand. Il
+s'y rencontre des maximes sociales, celle-ci notamment: "Vous m'avez fait
+apprendre a lire, ce qui est la clef de tout pour un paysan." Et c'est
+aussi la rehabilitation des naissances illegitimes, these qu'Alexandre
+Dumas fils reprendra dans le _Fils naturel_. Francois le Champi, l'enfant
+de l'hospice, trouve dans les champs, abandonne de pere et de mere, sera
+le parfait exemplaire du devouement et du sacrifice, encore que bien
+etranges nous apparaissent, a la scene et surtout dans le roman, ses
+sentiments pour Madeleine Blanchet qui l'a recueilli et eleve. Mais il est
+issu de l'imagination, semi-maternelle, semi-passionnee, de George Sand.
+C'est un petit cousin rural de l'Alfred de Musset que nous avons entrevu a
+Venise dans une atmosphere de sollicitude et de duperie, a travers les
+dissertations pathetiques et les paysages chaudement colores des _Lettres
+d'un Voyageur_.
+
+Plus dramatique et moins exceptionnelle que _Francois le Champi_ est
+l'intrigue de _Claudie_. Cette jeune fille de vingt et un ans, qui
+travaille comme un moissonneur de profession, aux cotes de son grand-pere
+octogenaire, a une noblesse et une verite que Leopold Robert ne sut pas
+imprimer aux personnages de son tableau fameux, solennellement romantique.
+Et la physionomie de l'aieul revet un caractere de majeste qui domine la
+piece et emeut le spectateur. Nos sympathies conspirent avec celles de
+George Sand, pour que Claudie n'expie pas trop severement l'erreur de ses
+quinze ans abuses et pour qu'apres la tromperie de Denis Ronciat elle
+trouve chez Sylvain Fauveau les joies du foyer domestique. C'est, dans un
+milieu paysan, un sujet analogue a celui qu'Alexandre Dumas fils, avec les
+_Idees de Madame Aubray_, placera en bonne bourgeoisie. L'infortune de
+Claudie sera celle de _Denise_.
+
+Pour feter la gerbaude, George Sand a mis dans la bouche du pere Remy un
+couplet de superbe prose, elegante et rythmee: "Gerbe! gerbe de ble, si tu
+pouvais parler! si tu pouvais dire combien il t'a fallu de gouttes de
+notre sueur pour t'arroser, pour te lier l'an passe, pour separer ton
+grain de ta paille avec le fleau, pour te preserver tout l'hiver, pour te
+remettre en terre au printemps, pour te faire un lit au tranchant de
+l'arrau, pour te recouvrir, te fumer, te herser, t'heserber, et enfin pour
+te moissonner et te lier encore, et pour te rapporter ici, ou de nouvelles
+peines vont recommencer pour ceux qui travaillent... Gerbe de ble! tu fais
+blanchir et tomber les cheveux, tu courbes les reins, tu uses les genoux.
+Le pauvre monde travaille quatre-vingts ans pour obtenir a titre de
+recompense une gerbe qui lui servira peut-etre d'oreiller pour mourir et
+rendre a Dieu sa pauvre ame fatiguee."
+
+Tout ce morceau, ou s'epanouit la gloire de la terre restituant au
+laboureur le fruit de ses peines opiniatres, evoque le souvenir de
+l'antique Cybele, l'oeuvre mysterieuse de Ceres. On dirait d'un episode
+des _Georgiques_, illustre par le romantisme et transforme en symbole.
+
+C'est un sujet analogue que George Sand traite dans le _Pressoir_ (1853),
+ou elle met en scene, non plus des paysans, mais des villageois. "Les
+villageois, dit-elle, sont plus instruits. Ils ont des ecoles, des
+industries qui etendent leurs relations. Ils ont des rapports et des
+causeries journalieres avec le cure, le magistrat local, le medecin, le
+marchand, le militaire en retraite, que sais-je? tout un petit monde qui a
+vu un peu plus loin que l'horizon natal." L'intrigue du _Pressoir_ est des
+plus simples, mais non sans agrement. La petite Reine, filleule de Maitre
+Bienvenu, menuisier, aime le gars Valentin, fils de Maitre Valentin,
+charpentier, et ne veut pas l'avouer; car elle est sans dot. D'autre part,
+le fils Valentin a de l'amitie pour Pierre Bienvenu et craint de le
+supplanter. On surmonte les obstacles, et Valentin epouse Reine. Pour
+donner un specimen du parler villageois, il suffit de citer cette
+declaration d'un coureur de cotillons: "Savez-vous, Reine, que vous etes
+tous les matins plus jolie que la veille, et que ca creve un peu le coeur
+a un jeune homme sur le point de se marier, de voir que tant de belles
+roses fleurissent quand meme dans le jardin des
+amours?"
+
+A propos de _Claudie_, Gustave Planche avait surnomme George Sand le
+_disciple de Sedaine_. Elle voulut meriter cette flatteuse denomination et
+composa le _Mariage de Victorine_, qui fut represente le 26 novembre 1851
+au Gymnase-Dramatique. C'etait, en trois actes, la suite attrayante du
+_Philosophe sans le savoir_. Victorine, fille du brave caissier Antoine,
+aime le fils Vanderke, et la, comme dans le _Pressoir_, l'amour triomphe
+des difficultes. Le theatre de George Sand se complait aux denouements
+optimistes.
+
+Que dire des Vacances de _Pandolphe_ (1852), sinon que c'est une tres
+mediocre restitution de la comedie italienne?--Dans le _Demon du Foyer_,
+il y a trois soeurs qui avec des merites inegaux sont cantatrices. Camille
+Corsari a le talent, Flora la beaute--c'est le "demon du foyer"--et Nina
+tient l'emploi de Cendrillon. Le prince qui enleve Flora n'est pas sans
+ressemblance avec Carnioli de _Dalila_, mais le melomane d'Octave Feuillet
+prodigue une verve et un brio qui manquent a son emule.--_Flaminio_ (1854)
+est un proche parent de Teverino, le type de l'aventurier effronte et
+pourtant sympathique. Champi italien, il a ete trouve sous un berceau de
+pampres, au bord de l'Adriatique, au pied d'une belle et souriante madone.
+De pauvres pecheurs l'ont recueilli, nourri, battu, puis delaisse, le jour
+ou il fut assez fort pour devenir contrebandier. Voici son portrait peint
+par lui-meme: "Je suis artiste, monsieur; je chante, j'ai une voix
+magnifique. Je ne suis pas musicien precisement, mais je joue de tous les
+instruments, depuis l'orgue d'eglise jusqu'au triangle. Je suis ne
+sculpteur et je dessine... mieux que vous, sans vous offenser. J'improvise
+en vers dans plusieurs langues. Je suis bon comedien dans tous les
+emplois. Je suis adroit de mes mains, j'ai une superbe ecriture, je sais
+un peu de mecanique, un peu de latin et le francais comme vous voyez. Je
+ne monte pas mal les bijoux; je suis savant en ceramique et en
+numismatique. Je danse la tarentelle, je tire les cartes, je magnetise.
+Attendez! j'oublie quelque chose. Je suis bon nageur, bon rameur, homme de
+belles manieres, hardi conteur, orateur entrainant!... enfin j'imite dans
+la perfection le cri des divers animaux." Tel est l'homme qui, sous son
+deguisement mondain, a touche la trop sensible Sarah Melvil et reussit a
+l'epouser.--_Maitre Favilla_ (1855) est un musicien hallucine qui croit
+avoir herite du chateau de Muhldorf; on flatte sa manie.--Dans _Lucie_,
+Andre revient au gite et s'eprend de celle qu'il croit etre sa soeur
+naturelle. Il n'en est rien. Ils peuvent se marier.--_Francoise_,
+representee au Gymnase en 1856 avec le concours precieux de Rose-Cheri,
+retrace l'aventure sentimentale de la fille du docteur Laurent. George
+Sand y refute l'egoisme d'une bourgeoise qui formule ainsi sa conception
+de la vie: "L'amour, ca passe; le rang, ca reste."--_Marguerite de
+Sainte-Gemme_, a ce meme theatre du Gymnase, et en depit de la meme
+interprete, n'eut qu'une mediocre fortune en 1859.--George Sand devait
+etre plus heureuse avec deux pieces tirees de ses romans: d'abord avec
+_Mauprat_, quoique la distribution des actes et des tableaux soit
+imparfaitement agencee, mais surtout avec le _Marquis de Villemer_, ou
+elle eut la prestigieuse collaboration d'Alexandre Dumas fils saupoudrant
+d'esprit le dialogue et donnant a l'oeuvre une allure entrainante. Le
+succes fut eclatant a l'Odeon, le 29 fevrier 1864, et se prolongea durant
+plusieurs mois. Aussi bien George Sand rendait-elle justice a son precieux
+auxiliaire. Elle savait qu'il avait imprime a l'ouvrage le tour vraiment
+dramatique. La veille de la premiere representation, elle ecrit a Maurice:
+"Le theatre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une m'appelle
+_notre tresor_, les musiciens, les machinistes, la troupe, les allumeurs
+de quinquets, les pompiers, pleurent a la repetition comme un tas de veaux
+et dans l'ivresse d'un succes qui va depasser celui du _Champi_." Le
+lendemain, elle raconte a son fils les ovations frenetiques, et que les
+etudiants l'ont escortee aux cris de "Vive George Sand! Vive _Mademoiselle
+La Quintinie!_ A bas les clericaux!" Puis cinq ou six mille personnes sont
+allees manifester devant le club catholique et la maison des Jesuites, en
+chantant: _Esprit saint, descendez en nous!_ La police les a dispersees
+avec quelque rudesse, peut-etre parce qu'on saluait l'imperatrice par les
+couplets du _Sire de Framboisy_. Dans la salle, c'etait un enthousiasme
+confinant au delire. L'empereur applaudissait et pleurait. De meme Gustave
+Flaubert. Le prince Jerome faisait l'office de chef de claque, en criant a
+tue-tete. George Sand etait radieuse.
+
+Elle retrouvera un succes presque egal avec une piece a these, l'_Autre_,
+representee a l'Odeon, le 25 fevrier 1870. Il s'y pose un assez curieux
+cas de conscience: Une jeune fille doit-elle pardonner a celui qui est son
+veritable pere, hors du mariage, et absoudre ainsi la faute de sa mere?
+Les divers personnages epiloguent. La morale du pardon est indiquee par la
+vieille grand'mere, et l'_autre_, qui s'appelle Maxwell, erige ainsi sa
+protestation, pareille a celle du marquis de Neste, dans l'_Enigme_ de M.
+Paul Hervieu: "J'en appelle a la justice de l'avenir. Il faudra bien que
+la pitie entre dans les jugements humains et qu'on choisisse entre
+proteger ou pardonner! Mais le monde ne comprend pas encore."
+
+De moindre valeur, _Cadio_, qui fut primitivement un roman dialogue en
+onze parties, puis un drame sur la guerre de Vendee, ou l'on voit
+l'ascension du peuple, et le paysan Cadio, devenu capitaine republicain,
+rehabiliter la fille au sang bleu, deshonoree par le vil patricien
+Saint-Gueltas;--ensuite, les _Beaux Messieurs de Bois-Dore_, extraits du
+roman par M. Paul Meurice, et ou Bocage trouva le dernier role, les
+supremes applaudissements d'une glorieuse carriere, assombrie vers le
+declin par la double eclipse de la Republique et du romantisme.
+
+Faut-il ranger dans le bagage dramatique de George Sand les essais et les
+fantaisies qu'elle rassembla sous le titre de _Theatre de Nohant_? La
+moins negligeable de ces petites oeuvres est le _Drac_, reverie en trois
+actes, dediee a Alexandre Dumas fils, et dont le titre evoque un lutin des
+bords de la Mediterranee. Ces dialogues, improvises pour la scene
+familiale de Nohant, pouvaient etre la distraction de quelques soirees
+consacrees a repeter et a jouer la piece. Les reunir en volume ne devait
+rien ajouter au renom de George Sand. Les lire est un peu fastidieux. Ce
+sont les amusettes enfantines d'un talent qui vieillit.
+
+La grand'mere, en effet, apparait chez George Sand, au lendemain du deuil
+qui frappe son coeur encore sensible de sexagenaire. En septembre 1865, a
+Palaiseau, elle perd Alexandre Manceau, le graveur, qui fut moins un
+compagnon qu'un factotum. "Me voila, ecrit-elle a Gustave Flaubert, toute
+seule dans ma maisonnette... Cette solitude absolue, qui a toujours ete
+pour moi vacance et recreation, est partagee maintenant par un mort qui a
+fini la, comme une lampe qui s'eteint, et qui est toujours la. Je ne le
+tiens pas pour malheureux, dans la region qu'il habite; mais cette image
+qu'il a laissee autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se
+plaindre de ne pouvoir plus me parler." Nous tenons ainsi le dernier
+chainon, nous avons egrene tout le chapelet d'amour qui d'Aurelien de Seze,
+l'aristocrate raffine, a Manceau, l'artisan degrossi, occupa quarante
+annees d'une existence partagee entre le travail regulier et la curiosite
+vagabonde.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVII
+
+LES DERNIERES ANNEES.
+
+
+Attelee a sa besogne quotidienne, George Sand, pour qui le theatre avait
+ete un delassement, composait le roman periodique, a peu pres bi-annuel,
+qu'elle s'etait engagee a fournir a Buloz pour la _Revue des Deux Mondes_.
+Alors meme que le merite litteraire flechissait, elle avait conserve une
+clientele indefectible, et, parmi l'abondance de sa production automnale,
+de temps a autre apparaissait encore une oeuvre ou l'on retrouvait le
+charme de ses debuts et l'eclat de sa maturite. Ce fut le cas de
+_Malgretout_, paru en mars 1870, et qui obtint un gros succes d'allusion
+malicieuse. Le recit des amours de Miss Sarah Owen pour le violoniste Abel,
+virtuose de l'archet, reprenait un theme maintes fois traite par George
+Sand; mais la rivale de la jeune fille etait une certaine Carmen d'Ortosa,
+en qui l'on voulut voir le portrait de l'imperatrice Eugenie, au temps ou
+avec sa mere, madame de Montijo, elle frequentait les villes d'eaux et les
+plages a la mode, en quete de quelque epouseur. L'auteur de _Malgretout_
+se defendit energiquement d'avoir eu une telle pensee et de speculer sur
+le scandale. Le 19 mars 1870, elle ecrivit a Gustave Flaubert: "Je sais,
+mon ami, que tu lui es tres devoue. Je sais qu'_Elle_ est tres bonne pour
+les malheureux qu'on lui recommande; voila tout ce que je sais de sa vie
+privee. Je n'ai jamais eu ni revelation ni document sur son compte, _pas
+un mot, pas un fait_, qui m'eut autorisee a la peindre. Je n'ai donc trace
+qu'une figure de fantaisie, je le jure, et ceux qui pretendraient la
+reconnaitre dans une satire quelconque seraient, en tous cas, de mauvais
+serviteurs et de mauvais amis. Moi, je ne fais pas de satires; j'ignore
+meme ce que c'est. Je ne fais pas non plus de _portraits_: ce n'est pas
+mon etat. J'invente. Le public, qui ne sait pas en quoi consiste
+l'invention, veut voir partout des modeles. Il se trompe et rabaisse
+l'art. Voila ma reponse sincere!" Cette lettre fut communiquee par les
+soins de Flaubert a madame Cornu, filleule de la reine Hortense et soeur
+de lait de Napoleon III. George Sand revient sur ce sujet, eu s'adressant,
+le 3 juillet, d'abord a Emile de Girardin, puis au docteur Henri Favre.
+Elle atteste qu'on lui fait injure, dans certaine presse, en assimilant la
+tache de l'artiste a celle du pamphletaire honteux. "Si j'avais voulu,
+dit-elle, peindre une figure historique, je l'aurais nommee. Ne la nommant
+pas, je n'ai pas voulu la designer; ne la connaissant pas, je n'aurais pu
+la peindre. S'il y a ressemblance fortuite, je l'ignore, mais je ne le
+crois pas." Quelle etait donc cette Carmen d'Ortosa, personnage episodique
+de _Malgretout_, qui soulevait une ardente controverse? Voici le portrait
+de l'aventuriere, trace par elle-meme: "Je suis la fille d'une tres grande
+dame. Le comte d'Ortosa, epoux de ma mere, etait vieux et delabre; il lui
+avait procure des fils rachitiques qui n'ont pas vecu. Ma mere, en
+traversant certaines montagnes, fut enlevee par un chef de brigands fort
+celebre chez nous. Il etait jeune, beau, bien ne et plein de courtoisie.
+Il lui rendit sa liberte sans conditions, en lui donnant un sauf-conduit
+pour qu'elle put circuler a l'avenir dans toutes les provinces ou il avait
+des partisans, car c'etait une maniere d'homme politique a la facon de
+chez nous. Voila ce que racontait ma mere. Je vins au monde a une date qui
+correspond a cette aventure. Ma ressemblance avec le brigand est une autre
+circonstance bizarre que personne n'a pretendu expliquer. Le comte
+d'Ortosa pretendit bien que je ne pouvais pas appartenir a sa famille;
+mais il mourut subitement, et je vecus riche d'un beau sang dont je
+remercie celui qui me l'a donne. Je fus elevee a Madrid, a Paris, a
+Londres, a Naples, a Vienne, c'est-a-dire pas elevee du tout. Ma mere,
+belle et charmante, ne m'a jamais appris que l'art de bien porter la
+mantille et le jeu non moins important de l'eventail. Mes filles de
+chambre m'ont enseigne la _jota aragonese_ et nos autres danses nationales,
+qui ont ete pour moi de grands elements de sante a domicile et de
+precoces succes dans le monde... Je vis les amours de ma mere; elle ne
+s'en cachait pas beaucoup, et j'etais curieuse. J'en parle parce qu'ils
+sont a sa louange, comme vous devez l'entendre. Elle etait plus tendre
+qu'ambitieuse, plus spontanee que prevoyante. Sa jeunesse se passa dans
+des ivresses toujours suivies de larmes. Elle etait bonne et pleurait
+devant moi en me disant: "Embrasse-moi, console ta pauvre mere, qui a du
+chagrin!" Pouvait-elle s'imaginer que j'en ignorais la cause?"
+
+Cependant, il est un passage ou les analogies se precisent et semblent
+devenir de formelles allusions. Carmen d'Ortosa indique ce qu'elle reve,
+ce qu'elle veut etre, ce qu'elle sera. "Ce but normal et logique pour moi,
+ce n'est pas l'argent, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas le plaisir;
+c'est le temple ou ces biens sont des accessoires necessaires, mais
+secondaires: c'est un etat libre, brillant, splendide, supreme. Cela se
+resume pour moi dans un mot qui me plait: _l'eclat!_ Je veux epouser un
+homme riche, beau, jeune, eperdument epris de moi, a jamais soumis a moi,
+et portant avec eclat dans le monde un nom tres illustre. Je veux aussi
+qu'il ait la puissance, je veux qu'il soit roi, empereur, tout au moins
+heritier presomptif ou prince regnant. Tous mes soins s'appliqueront
+desormais a le rechercher, et, quand je l'aurai trouve, je suis sure de
+m'emparer de lui, mon education est faite."
+
+_Malgretout_ etait publie quelques mois ou plutot quelques semaines avant
+la guerre de 1870, et certes, si George Sand avait eu d'aventure la pensee
+de prendre la souveraine pour modele, elle eut ete vite desolee d'avoir
+atteint celle qui devait tomber du trone, parmi la plus lamentable des
+catastrophes nationales. La dynastie allait sombrer, en manquant
+d'entrainer la patrie dans sa ruine. Ici, la _Correspondance_ de George
+Sand nous sert de fil conducteur, pour suivre les sinuosites de sa pensee.
+Le 14 juillet, elle est opposee a la guerre, ou elle ne voit "qu'une
+question d'amour-propre, a savoir qui aura le meilleur fusil." C'est un
+jeu de princes. Elle proteste contre "cette _Marseillaise_ autorisee" que
+l'on chante sur les boulevards et qui lui parait sacrilege. Le 18 aout,
+elle ecrit a Jerome Napoleon, au camp de Chalons: "Quel que soit le sort
+de nos armes, et j'espere qu'elles triompheront, l'Empire est fini, a
+moins de se maintenir par la violence, s'il le peut... Sachez bien que la
+Republique va renaitre et que rien ne pourra l'empecher. Viable ou non,
+elle est dans tous les esprits, meme quand elle devrait s'appeler d'un nom
+nouveau, j'ignore lequel. Moi, je voudrais qu'une fois vos devoirs de
+famille remplis, vous puissiez vous reserver, je ne dis pas _comme
+pretendant_,--vous ne le voulez pas plus que moi, vous avez la fibre
+republicaine,--mais comme citoyen veritable d'un etat social qui aura
+besoin de lumiere, d'eloquence, de probite." En meme temps, et par une
+etonnante contradiction--est-ce un regain de ses opinions de 1848?--elle
+declare a son ami Boutet: "Je suis, moi, de la sociale la plus rouge,
+aujourd'hui comme jadis." A l'en croire, elle avait toujours prevu un
+denouement sinistre a l'ivresse aveugle de l'Empire; mais le 31 aout, dans
+une lettre a Edmond Plauchut, elle se prononce pour les moyens de legalite
+constitutionnelle: "Faire une revolution maintenant serait coupable; elle
+etait possible a la nouvelle de nos premiers revers, quand les fautes du
+pouvoir etaient flagrantes; a present, il cherche a les reparer. Il faut
+l'aider. La France comptera avec lui apres." Elle proclame que
+desorganiser et reorganiser le gouvernement en face de l'ennemi, ce serait
+le comble de la demence. Cinq jours plus tard, avec une mobilite bien
+feminine, elle salue de ses voeux enthousiastes la Republique nouvelle.
+"Quelle grande chose, ecrit-elle a Plauchut le 5 septembre, quelle belle
+journee au milieu de tant de desastres! Je n'esperais pas cette victoire
+de la liberte sans resistance. Voila pourquoi je disais: "N'ensanglantons
+pas le sol que nous voulons defendre." Mais, devant les grandes et vraies
+manifestations, tout s'efface. Paris s'est enfin leve comme un seul homme!
+Voila ce qu'il eut du faire, il y a quinze jours. Nous n'eussions pas
+perdu tant de braves. Mais c'est fait: vive Paris! Je t'embrasse de toute
+mon ame. Nous sommes un peu ivres." Cette ivresse sera de courte duree.
+Sans doute elle charge Andre Boutet, le 15 septembre, de porter mille
+francs, de son mois prochain, au gouvernement pour les blesses ou pour la
+defense; mais les preoccupations de famille l'assiegent et dominent le
+zele republicain. Une epidemie de petite verole charbonneuse sevit a
+Nohant et la determine a se retirer, avec tous les siens, dans la
+direction de Boussac; puis elle se rend a La Chatre et ne regagne son
+logis que vers la mi-novembre. Sur les hommes et les choses de la Defense
+nationale ses premieres impressions sont flottantes et confuses. Elle
+s'evertue a justifier la sincerite des contradictions ou elle se debat."
+Ne suis-je pas, ecrit-elle au prince Jerome, republicaine en principe
+depuis que j'existe? La republique n'est-elle pas un ideal qu'il faut
+realiser un jour ou l'autre dans le monde entier?" Mais, si l'on analyse
+sa _Correspondance_ et surtout le _Journal d'un Voyageur pendant la
+guerre_, on voit croitre l'aigreur des recriminations. Le 11 octobre,
+quand elle apprend que deux ballons, nommes _Armand Barbes_ et _George
+Sand_, sont sortis de Paris, emportant entre autres personnes M. Gambetta,
+elle le definit "un remarquable orateur, homme d'action, de volonte, de
+perseverance." Trois semaines apres, il a "une maniere vague et violente
+de dire les choses qui ne porte pas la persuasion dans les esprits
+equitables. Il est verbeux et obscur, son enthousiasme a l'expression
+vulgaire, c'est la rengaine emphatique dans toute sa platitude." Cette
+opinion s'accentue ulterieurement et atteint une extreme virulence de
+vocabulaire. "Arriere la politique! ecrit-elle le 29 janvier 1871 a M.
+Henry Harrisse, arriere cet heroisme feroce du parti de Bordeaux qui veut
+nous reduire au desespoir et qui cache son incapacite sous un lyrisme
+fanatique et creux, vide d'entrailles!" Elle aspire impatiemment a la paix
+et maudit "une dictature d'ecolier". Sa colere l'entraine jusqu'a mander
+au prince Jerome: "Vous avez raison, cet homme est fou." Elle ne retrouve
+le calme de sa pensee et l'impartialite de son jugement que lorsque la
+guerre etrangere et la guerre civile ont fait place a un gouvernement
+regulier. Non qu'elle eut beaucoup de gout pour Thiers et qu'elle
+appreciat judicieusement ses merites. Elle avait contre lui des
+preventions, ainsi qu'il resulte de sa _Correspondance_ et de
+conversations que relate M. Henri Amic: "La carriere politique de cet
+homme, disait-elle, finit mieux qu'elle n'a commence. Il a toujours eu
+plus d'habilete que d'honnetete." De vrai, ils etaient en froid, depuis
+certaine scene d'antichambre qui montre Thiers sous un jour plus leger et
+George Sand sous un aspect plus farouche qu'on ne serait induit a
+l'imaginer. C'etait a un diner de ceremonie, avant la revolution de 1848.
+George Sand s'appretait a se retirer et avait envoye Emmanuel Arago
+chercher son manteau. "J'etais, raconte-t-elle, tranquillement dans le
+vestibule, lorsque survint le petit Thiers. Il se mit aussitot a me parler
+avec quelque empressement, je lui repondis de mon mieux; mais tout d'un
+coup, je n'ai jamais su pourquoi, voici qu'assez brusquement la fantaisie
+lui vint de m'embrasser. Je refusai, bien entendu; il en fut tres
+profondement etonne, il me regardait tout ebahi, avec des yeux bien
+droles. Lorsque Emmanuel Arago revint, je me mis a rire de bon coeur. Le
+petit bonhomme Thiers ne riait pas, par exemple, il semblait tres furieux
+et tout deconcerte. Monsieur Thiers Don Juan, voila comme le temps change
+les hommes." Peu a peu cependant, devant l'oeuvre accomplie par celui qui
+devait etre le liberateur du territoire, George Sand attenue sa
+severite."M. Thiers n'est pas l'ideal, ecrit-elle a Edmond Plauchut le 26
+mars 1871, il ne fallait pas lui demander de l'etre. Il fallait l'accepter
+comme un pont jete entre Paris et la France, entre la Republique et la
+reaction." Et, le 6 juillet de la meme annee, dans une lettre a M. Henry
+Harrisse: "Je crois a la sincerite, a l'honneur, a la grande intelligence
+de M. Thiers et du _noyau modere_ qui joint ses efforts aux
+siens."
+
+La politique, au demeurant, la laisse assez indifferente. Elle vit de plus
+en plus retiree a Nohant, en famille, avec d'intimes amis, recevant les
+visites espacees de quelques grands hommes de lettres. Voici comment
+Theophile Gautier racontait la sienne, si nous en croyons le _Journal des
+Goncourt_: "A propos, lui demandait-on au diner Magny, vous revenez de
+Nohant, est-ce amusant?--Comme un Couvent des freres moraves... Il y avait
+Marchal le peintre, Alexandre Dumas fils... On dejeune a dix heures...
+Madame Sand arrive avec un air de somnambule et reste endormie tout le
+dejeuner... Apres le dejeuner, on va dans le jardin. On joue au cochonnet;
+ca la ranime... A trois heures, madame Sand remonte faire de la copie
+jusqu'a six heures... Apres diner, elle fait des patiences sans dire un
+mot, jusqu'a minuit... Par exemple, le second jour, j'ai commence a dire
+que si on ne parlait pas litterature je m'en allais... Ah! litterature,
+ils semblaient revenir tous de l'autre monde... Il faut vous dire que pour
+le moment il n'y a qu'une chose dont on s'occupe la-bas: la mineralogie.
+Chacun a son marteau, on ne sort pas sans... Tout de meme Manceau lui
+avait joliment machine ce Nohant pour la copie. Elle ne peut s'asseoir
+dans une piece sans qu'il surgisse des plumes, de l'encre bleue, du papier
+a cigarettes, du tabac turc et du papier a lettre raye. Et elle en use...
+La copie est une fonction chez madame Sand. Au reste, on est tres bien
+chez elle. Par exemple, c'est un service silencieux. Il y a dans le
+corridor une boite qui a deux compartiments: l'un est destine aux lettres
+pour la poste, l'autre aux lettres pour la maison. J'ai eu besoin d'un
+peigne, j'ai ecrit: "M. Gautier telle chambre," et ma demande. Le
+lendemain, a six heures, j'avais trente peignes a choisir." Si l'abondante
+chevelure de Theophile Gautier reclamait un demeloir, Charles Edmond avait
+d'autres exigences. George Sand l'avertit, le 20 decembre 1873, qu'a son
+prochain voyage il recevra satisfaction: "On a achete pour vous une enorme
+cuvette, Solange nous ayant dit que vous trouviez la votre trop petite.
+Alors, Lina s'est _emue_, et elle a fait venir de tous les environs une
+quantite de cuvettes. Les Berrichons, qui s'en servent fort peu, ouvraient
+la bouche de surprise, et demandaient si c'etait pour _couler la
+lessive_." George Sand relate tous ces menus details avec sa placidite
+coutumiere, et, quand Theophile Gautier toujours effervescent s'etonne et
+s'impatiente d'un mutisme opiniatre, elle repond a Alexandre Dumas fils
+qui s'etait fait l'echo des doleances du poete: "Vous ne lui avez donc pas
+dit que j'etais bete?"
+
+Nohant est une usine ou plutot un comptoir, ou l'on debite de la copie. Il
+faut suivre cette production ininterrompue.--En 1870, c'est _Cesarine
+Dietrich_, analyse d'un caractere de jeune fille tres riche, tres belle et
+tres fantasque, qui ne reussit pas a se faire aimer du seul homme qui lui
+plaise, Paul Gilbert. Il prefere epouser sa maitresse, une fille du peuple
+qu'il releve et qu'il instruit. Cesarine, par depit de s'etre offerte et
+d'avoir ete repoussee, devient marquise de Rivonniere et courra les
+aventures.--_Francia_, qui date de 1871, est un episode de l'entree des
+Cosaques a Paris. Le prince Mourzakine retrouve cette petite Francia qu'il
+a sauvee durant la retraite de Russie. Grisette sensible, elle l'aime.
+Francaise, elle en rougit et le tue, dans un acces d'exaltation
+chauvine.--_Nanon_ (1871) nous reporte aux evenements de la Revolution que
+George Sand envisage, non plus avec l'ardeur de 1848, mais avec une
+moderation senile. La jacobine est passee au parti de la Gironde. "Couthon
+et Saint-Just, ecrit-elle, revent-ils encore la paix fraternelle apres ces
+sacrifices humains? En cela, ils se trompent; on ne purifie pas l'autel
+avec des mains souillees, et leur ecole sera maudite, car ceux qui les
+auront admires sans reserve garderont leur ferocite sans comprendre leur
+patriotisme."--Dans _Ma soeur Jeanne_, Laurent Bielsa, fils d'un
+contrebandier, a termine ses etudes de medecine et sent grandir en lui une
+tendresse inquietante pour Jeanne. Par bonheur Jeanne n'est pas sa soeur.
+Il pourra la cherir sans trouble et l'epouser.--_Flamarande_ et les _Deux
+Freres_, qui lui font suite, sont les memoires d'un valet de chambre qui
+retrace les infortunes de la famille de Flamarande. Il y a la une etude
+assez tenace de la jalousie et des persecutions dirigees par un mari
+contre sa femme qu'il croit adultere. Elle passe vingt ans a gemir et a
+reclamer l'enfant qui lui a ete ravi.--_Marianne_ est un retour vers les
+moeurs simples de la campagne, avec une nuance d'idylle, et la _Tour de
+Percemont_ met en scene une belle-mere qui tyrannise une jeune fille pour
+lui extorquer son heritage.--Reste un roman, _Albine_, qui demeura
+interrompu, et dont les premiers chapitres furent publies par la _Nouvelle
+Revue_.
+
+Les autres volumes de George Sand sont ou des contes pour les enfants,
+comme le _Chene parlant_, le _Chateau de Pictordu_, la _Coupe_, les
+_Legendes rustiques_, recueils de glanures, ou des ouvrages de critique
+generalement indulgente et consacree a louanger des amis, sous les
+rubriques diverses de _Questions d'art et de litterature, Autour de la
+Table, Impressions et Souvenirs, Dernieres Pages_. Il y a plus d'agrement
+dans les _Promenades autour d'un village_, ou elle a rassemble des
+paysages du bas Berry, d'aimables descriptions des rives de la Creuse et
+des sous-bois de la Vallee Noire, ou dans les _Nouvelles Lettres d'un
+Voyageur_, qui nous conduisent a Marseille, en Italie, et sur les vagues
+confins d'une botanique impregnee de mysticisme, "au pays des anemones."
+La visite des Catacombes romaines a suggere a George Sand d'admirables
+pages, d'une eloquence pathetique, sur la mort: "Homme d'un jour,
+s'ecrie-t-elle, pourquoi tant d'effroi a l'approche du soir? Si tu n'es
+que poussiere, vois comme la poussiere est paisible, vois comme la cendre
+humaine aspire a se meler a la cendre regeneratrice du monde! Pleures-tu
+sur le vieux chene abattu dans l'orage, sur le feuillage desseche du jeune
+palmier que le vent embrase du sud a touche de son aile? Non, car tu vois
+la souche antique reverdir au premier souffle du printemps et le pollen du
+jeune palmier, porte par le meme vent de mort qui frappa la tige, donner
+la semence de vie au calice de l'arbre voisin!"
+
+Voici l'oeuvre de George Sand qui touche a son terme, toujours avec la
+meme ferveur de spiritualisme, la meme continuite de labeur, la meme
+amplitude d'horizons! A soixante-sept ans, en juillet 1871, au cours d'une
+brouille provoquee par le refus de Buloz d'inserer la tres belle _Lettre
+de Junius_ d'Alexandre Dumas fils, elle projette de creer une concurrence
+a la _Revue des Deux Mondes_. "Dites-moi donc, ecrit-elle a l'auteur de la
+_Dame aux Camelias_, pourquoi nous ne ferions pas une _Revue_, vous, moi,
+About, Cherbuliez et nombre d'autres egalement mecontents du droit que
+s'arroge la _Revue_, de refuser, de changer, de couper ceci et cela, de
+faire passer tous les esprits sous le meme gaufrier?" Ce vague dessein
+n'eut pas de suite. La curiosite de George Sand etait surtout portee vers
+le theatre. Elle ne venait guere a Paris que pour s'aboucher avec les
+directeurs, negocier la reprise de ses pieces, apporter quelque manuscrit.
+A la fin de 1872, elle voulut faire jouer un drame tire de _Mademoiselle
+La Quintinie_. L'ouvrage fut meme mis en repetition a l'Odeon; mais l'etat
+de siege opposa son veto. Le 29 novembre 1872, George Sand ecrit a Gustave
+Flaubert: "Les censeurs ont declare que c'etait un chef-d'oeuvre de la
+plus haute et de la plus saine moralite, mais qu'ils ne pouvaient pas
+prendre sur eux d'en autoriser la representation. Il faut que cela aille
+plus haut, c'est-a-dire au ministre qui renverra au general Ladmirault;
+c'est a mourir de rire." Et a Charles Edmond elle ajoute: "Ne laissez pas
+_La Quintinie_ tomber dans la main des generaux!" Parmi les theatres,
+l'Odeon est sa maison de predilection. Elle y est adoree des artistes, des
+ouvreuses. Pour tous et toutes elle a un mot gracieux et familier. Une
+restriction vient cependant sous sa plume. "Sarah, dit-elle, n'est guere
+consolante, a moins qu'elle n'ait beaucoup change. C'est une excellente
+fille, mais qui ne travaille pas et ne songe qu'a s'amuser; quand elle
+joue son role, elle l'improvise; ca fait son effet, mais ce n'est pas
+toujours juste." En revanche, George Sand eprouve une tendresse et une
+estime profondes pour mademoiselle Baretta, qui allait emigrer de l'Odeon
+a la Comedie-Francaise et jouer avec un tact si exquis le _Mariage de
+Victorine_. Cette reprise eut lieu la premiere semaine de mars 1876, sans
+que l'auteur put y assister. Elle etait retenue a Nohant par le mediocre
+etat de sa sante, mais elle gardait cette humeur sereine qui s'epanouit
+surtout dans les lettres a Flaubert." Faut pas etre malade, lui
+ecrivait-elle, faut pas etre grognon, mon vieux troubadour. Il faut
+tousser, moucher, guerir, dire que la France est folle, l'humanite bete,
+et que nous sommes des animaux mal finis; il faut s'aimer quand meme, soi,
+son espece, ses amis surtout. J'ai des heures bien tristes. Je regarde
+_mes fleurs_, ces deux petites qui sourient toujours, leur mere charmante
+et mon sage piocheur de fils que la fin du monde trouverait chassant,
+cataloguant, faisant chaque jour sa tache, et gai quand meme comme
+_Polichinelle_ aux heures rares ou il se repose. Il me disait ce matin:
+"Dis a Flaubert de venir, je me mettrai en recreation tout de suite, je
+lui jouerai les marionnettes, je le forcerai a rire." Et, dans une autre
+lettre au meme Flaubert, George Sand finit par cette formule de
+salutation: "J'embrasse les deux gros diamants qui t'ornent la trompette."
+Elle le blamait un peu d'etre inapaise et inquiet, impatient de perfection
+et d'immortalite. "Je n'ai pas monte aussi haut que toi, dit-elle, dans
+mon ambition. Tu veux ecrire pour les temps. Moi, je crois que dans
+cinquante ans je serai parfaitement oubliee et peut-etre meconnue. C'est
+la loi des choses qui ne sont pas de premier ordre, et je ne me suis
+jamais crue de premier ordre. Mon idee a ete plutot d'agir sur mes
+contemporains, ne fut-ce que sur quelques-uns, et de leur faire partager
+mon ideal de douceur et de poesie." Elle se tient tres consciencieusement
+au courant du mouvement litteraire. Le mois qui precede sa mort, elle lit
+des volumes de Renan, d'Alphonse Daudet; elle projette d'ecrire un
+feuilleton sur les romans de M. Emile Zola, et il eut ete fort digne
+d'interet d'avoir le jugement de cette idealiste impenitente sur le
+propagateur du naturalisme. En voici l'esquisse dans une lettre a Flaubert,
+du 25 mars 1876: "La chose dont je ne me dedirai pas, tout en faisant la
+critique _philosophique_ du procede, c'est que _Rougon_ est un livre de
+grande valeur, un livre _fort_, comme tu dis, et digne d'etre place au
+premier rang."
+
+Le 28 mai 1876, George Sand adressa au docteur Henri Favre, a Paris, la
+derniere lettre qu'on ait recueillie. Elle lui promettait de suivre toutes
+ses prescriptions, et ajoutait: "L'etat general n'est pas deteriore, et,
+malgre l'age (soixante et douze ans bientot), je ne sens pas les atteintes
+de la senilite. Les jambes sont bonnes, la vue est meilleure qu'elle n'a
+ete depuis vingt ans, le sommeil est calme, les mains sont aussi sures et
+aussi adroites que dans la jeunesse... Mais, une partie des fonctions de
+la vie etant presque absolument supprimees, je me demande ou je vais, et
+s'il ne faut pas m'attendre a un depart subit, un de ces matins." Deux
+jours plus tard, George Sand s'alitait pour ne plus se relever. Elle
+souffrait, depuis plusieurs annees, d'une maladie chronique de l'intestin,
+dont l'evolution avait ete lente. Son temperament robuste lui permit de
+resister longtemps. A soixante-huit ans, elle se plongeait tous les jours
+dans l'Indre, sous sa cascade glacee. Elle avait d'ailleurs des moments de
+cruelle douleur, des crampes d'estomac "a en devenir bleue" qui
+l'obligeaient a s'etendre sur son lit, a interrompre tout travail, toute
+lecture. Mais, ecrivait-elle a Flaubert au sortir d'une de ces crises, le
+25 mars 1876, je pense toujours a ce que me disait mon vieux cure quand il
+avait la goutte: _Ca passera ou je passerai_. Et la-dessus il riait,
+content de son mot." En huit jours, du 30 mai au 8 juin, la paralysie de
+l'intestin accomplit son oeuvre, en depit ou a la suite d'une operation
+faite par le docteur Pean. George Sand mourut, entouree de tous les siens.
+Elle eut les funerailles qui convenaient a sa gloire et a sa simplicite,
+le concours de l'elite intellectuelle, Alexandre Dumas fils, Ernest Renan,
+Gustave Flaubert, Paul Meurice, le prince Napoleon, et l'affluence de tous
+les villages environnants. Victor Hugo envoya par le telegraphe un supreme
+adieu qui debutait ainsi: "Je pleure une morte et je salue une immortelle",
+et qui se terminait par cette affirmation spiritualiste: "Est-ce que nous
+l'avons perdue? Non. Ces hautes figures disparaissent, mais ne
+s'evanouissent pas. Loin de la, on pourrait presque dire qu'elles se
+realisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent
+visibles sous l'autre, transfiguration sublime!" Alexandre Dumas fils,
+tout en larmes, n'eut pas la force de prononcer le discours qu'il avait
+compose durant la nuit. Devant cette tombe, les lettres francaises etaient
+en deuil: un genie lumineux venait de nous etre ravi. Mais surtout les
+paysans sanglotaient: ils avaient perdu leur bienfaitrice, leur amie, la
+bonne dame de Nohant. Cet hommage des humbles, plus encore que les
+louanges officielles, honorait la memoire et pouvait toucher l'ame tendre,
+sentimentale et fraternelle de George Sand.
+
+FIN
+
+ * * * * *
+
+TABLE
+
+CHAPITRE Ier. Les origines 1
+
+II. Les annees d'enfance 19
+
+III. Au couvent 48
+
+IV. Le mariage 64
+
+V. La crise conjugale 80
+
+VI. Les debuts litteraires 99
+
+VII. Le roman feministe: _Indiana_ et _Valentine_ 117
+
+VIII. _Lelia_ 133
+
+IX. Alfred de Musset et le voyage de Venise 152
+
+X. Le docteur Pagello 191
+
+XI. Les romans de Venise 210
+
+XII. Les _Lettres d'un Voyageur_ 230
+
+XIII. Entre Venise et Paris 251
+
+XIV. Retour a Alfred de Musset 270
+
+XV. La rupture definitive 289
+
+XVI. Influence politique: Michel (de Bourges) 309
+
+XVII. La separation de corps 329
+
+XVIII. L'epoque de _Mauprat_ 349
+
+XIX. Influence philosophique: Lamennais 364
+
+XX. Influence metaphysique: Pierre Leroux 384
+
+XXI. Influence artistique: Liszt et Chopin 404
+
+XXII. _Consuelo_ et les romans socialistes 423
+
+XXIII. En 1848 441
+
+XXIV. Les romans champetres 460
+
+XXV. Sous le second Empire 476
+
+XXVI. Le theatre 495
+
+XXVII. Les dernieres annees 512
+
+ * * * * *
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of George Sand et ses amis, by Abert Le Roy
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GEORGE SAND ET SES AMIS ***
+
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+
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+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
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+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+with these requirements. We do not solicit donations in locations
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+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+
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