diff options
Diffstat (limited to '13737-0.txt')
| -rw-r--r-- | 13737-0.txt | 13234 |
1 files changed, 13234 insertions, 0 deletions
diff --git a/13737-0.txt b/13737-0.txt new file mode 100644 index 0000000..6860349 --- /dev/null +++ b/13737-0.txt @@ -0,0 +1,13234 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13737 *** + +GEORGE SAND ET SES AMIS + +par + +ALBERT LE ROY + + + + +1903 + + +SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES, Librairie Paul Ollendorff, +50, CHAUSSÉE D'ANTIN, PARIS, Tous droits réservés. + + + + +A M. OCTAVE GRÉARD, de l'Académie Française, Vice-Recteur Honoraire de +l'Académie de Paris + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LES ORIGINES + + +George Sand a voulu résumer sa personne littéraire et morale dans +l'épigraphe qu'elle inscrivit en tête de l'_Histoire de ma Vie_: «Charité +envers les autres, dignité envers soi-même, sincérité devant Dieu.» +Fut-elle toujours fidèle, et dans ses livres et dans ses actes, à cette +noble devise? C'est l'étude qu'il sera loisible d'entreprendre, en +retraçant les vicissitudes de sa destinée, en analysant son oeuvre, en +instituant une enquête sur les hommes de son temps et les événements +auxquels elle fut mêlée. + +A l'image de Jean-Jacques Rousseau, son maître, elle nous a légué un +ouvrage autobiographique, composé non pas au déclin, mais au milieu même +d'une existence diverse et contradictoire. La première partie de +l'_Histoire de ma Vie_ a été rédigée en 1847, alors que George Sand était +dans tout l'éclat de sa renommée. Elle explique nettement l'objet qu'elle +se propose et le plan qu'elle a conçu: «Je ne pense pas qu'il y ait de +l'orgueil et de l'impertinence à écrire l'histoire de sa propre vie, +encore moins à choisir, dans les souvenirs que cette vie a laissés en nous, +ceux qui nous paraissent valoir la peine d'être conservés. Pour ma part, +je crois accomplir un devoir, assez pénible même, car je ne connais rien +de plus malaisé que de se définir... Une insurmontable paresse (c'est la +maladie des esprits trop occupés et celle de la jeunesse par conséquent) +m'a fait différer jusqu'à ce jour d'accomplir cette tâche; et, coupable +peut-être envers moi-même, j'ai laissé publier sur mon compte un assez +grand nombre de biographies pleines d'erreurs, dans la louange comme dans +le blâme.» Ce sont, à dire vrai, ces erreurs de détail que George Sand +s'est surtout complu à redresser en racontant les années de sa jeunesse, +voire même les origines de sa maison, avec une singulière prolixité. Sur +les quatre gros volumes de l'_Histoire de ma Vie_, le premier est consacré +presque entièrement à nous décrire «l'Histoire d'une famille de Fontenoy à +Marengo.» Elle remonte à Fontenoy pour rappeler que Maurice de Saxe fut +son bisaïeul. Quelque démocrate qu'elle soit devenue, elle tire vanité +d'être par le sang arrière-petite-fille de l'illustre maréchal, de même +qu'elle est par l'esprit de la lignée de Jean-Jacques; puis elle formule +ainsi son état civil: «Je suis née l'année du couronnement de Napoléon, +l'an XII de la République française (1804). Mon nom n'est pas Marie-Aurore +de Saxe, marquise de Dudevant, comme plusieurs de mes biographes l'ont +découvert, mais Amantine-Lucile-Aurore Dupin.» + +Aussi bien, en se défendant de la manie aristocratique, n'est-elle pas +indifférente et veut-elle nous intéresser à tous les souvenirs +généalogiques de sa famille. Elle s'étend longuement sur le maréchal de +Saxe et sur cette noblesse de race qu'elle ramènera théoriquement à sa +juste valeur dans le _Piccinino_. Sa grand'mère, Aurore Dupin de Francueil, +avait vu Jean-Jacques une seule fois, mais en des conditions qu'elle +n'eut garde d'oublier. Voici comment elle relatait l'anecdote dans les +papiers dont George Sand hérita: «Il vivait déjà sauvage et retiré, +atteint de cette misanthropie qui fut trop cruellement raillée par ses +amis paresseux ou frivoles. Depuis mon mariage, je ne cessais de +tourmenter M. de Francueil pour qu'il me le fît voir; et ce n'était pas +bien aisé. Il y alla plusieurs fois sans pouvoir être reçu. Enfin, un jour, +il le trouva jetant du pain sur sa fenêtre à des moineaux. Sa tristesse +était si grande qu'il lui dit en les voyant s'envoler: «Les voilà repus. +Savez-vous ce qu'ils vont faire? Ils s'en vont au plus haut des toits pour +dire du mal de moi et que mon pain ne vaut rien.» En digne aïeule de +George Sand, madame Dupin de Francueil avait le culte de Jean-Jacques. +Lorsqu'il accepta de dîner chez elle, sans doute pour faire honneur à son +hôte elle lut tout d'une haleine la _Nouvelle Héloïse_. Aux dernières +pages elle sanglotait, et ce jour-là, du matin jusqu'au soir, elle ne fit +que pleurer. «J'en étais malade, dit-elle, j'en étais laide.» Rousseau +arrive sur ces entrefaites, et M. de Francueil se garde de la prévenir. +«Je ne finissais pas de m'accommoder, ne me doutant point qu'il était là, +l'ours sublime, dans mon salon. Il y était entré d'un air demi-niais, +demi-bourru, et s'était assis dans un coin, sans marquer d'autre +impatience que celle de dîner, afin de s'en aller bien vite. Enfin, ma +toilette finie, et mes yeux toujours rouges et gonflés, je vais au salon; +j'aperçois un petit homme assez mal vêtu et comme renfrogné, qui se levait +lourdement, qui mâchonnait des mots confus. Je le regarde et je devine; je +crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques, étourdi de cet +accueil, veut me remercier et fond en larmes. Francueil veut nous remettre +l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous ne pûmes nous rien +dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas une parole. On essaya +de dîner pour couper court à tous ces sanglots. Mais je ne pus rien manger, +M. de Francueil ne put avoir de l'esprit, et Rousseau s'esquiva en +sortant de table, sans avoir dit un mot.» Quant à George Sand, +quatre-vingts ans plus tard, elle est radieuse d'avoir eu une grand'mère +qui a pleuré avec Jean-Jacques. + +La Révolution jeta en prison, pour quelques semaines, madame Dupin, très +attachée aux hommes et aux choses de l'ancien régime. Son fils, Maurice, +le père de George Sand, avait l'humeur plus libérale, et les lettres qu'il +écrivit durant la Terreur, reproduites dans l'_Histoire de ma Vie_, sont +d'un style assez alerte. Il gardait, d'ailleurs, certains préjugés du +monde où il avait grandi, celui par exemple d'imputer à Robespierre la +responsabilité de toutes les violences auxquelles la République fut +condamnée, pour se défendre contre ses adversaires du dehors et du dedans. +Plus équitable et mieux informée, George Sand s'applique à détruire cette +légende. «Voilà, dit-elle, l'effet des calomnies de la réaction. De tous +les terroristes, Robespierre fut le plus humain, le plus ennemi par nature +et par conviction des apparentes nécessités de la Terreur et du fatal +système de la peine de mort. Cela est assez prouvé aujourd'hui, et l'on ne +peut pas récuser à cet égard le témoignage de M. de Lamartine. La réaction +thermidorienne est une des plus lâches que l'histoire ait produites. Cela +est encore suffisamment prouvé. A quelques exceptions près, les +thermidoriens n'obéirent à aucune conviction, à aucun cri de la conscience +en immolant Robespierre. La plupart d'entre eux le trouvaient trop faible +et trop miséricordieux la veille de sa mort, et le lendemain ils lui +attribuèrent leurs propres forfaits pour se rendre populaires. Soyons +justes enfin, et ne craignons plus de le dire: Robespierre est le plus +grand homme de la Révolution et un des plus grands hommes de l'histoire.» + +L'esprit révolutionnaire animera George Sand, dirigera sa pensée et +inspirera son oeuvre, encore qu'elle ait reçu des traditions de famille et +une éducation qui devaient lui inculquer des sentiments contraires. Sa +grand'mère, madame Dupin, au sortir des prisons de la Terreur, eut des +procès qui entamèrent sa fortune: c'était double raison pour détester le +régime nouveau. On vivait, au fond du Berry, dans cette terre de Nohant +que George Sand a tant aimée. Elle y passa presque toute sa vie et elle +souhaitait de pouvoir y mourir: son voeu s'est réalisé. Voici la peinture +qu'elle a tracée de ce modeste domaine qu'il nous importe de connaître. +C'est le cadre même de son existence: + +«L'habitation est simple et commode. Le pays est sans beauté, bien que +situé au centre de la Vallée Noire, qui est un vaste et admirable site... +Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de +terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce ou de la Brie, +c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissants détails que +nous trouvons en descendant jusqu'au lit caché de la rivière, à un quart +de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons +en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et +borné... Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout +ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en désordre, ce cimetière +plein d'herbe, ce petit clocher couvert en tuiles, ce porche de bois brut, +ces grands ormeaux délabrés, ces maisonnettes de paysan entourées de leurs +jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevières, +tout cela devient doux à la vue et cher à la pensée, quand on a vécu si +longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux.» + +C'est là que madame Dupin traversera des années de gêne extrême, au +lendemain de la Terreur. Les revenus de Nohant ne s'élevaient pas à 4.000 +francs, payables en assignats, et il fallait rembourser des emprunts +onéreux contractés en 1793. Durant plus d'un an, on vécut, paraît-il, des +médiocres revenus du jardin, de la vente des légumes et des fruits qui +produisait au marché de 12 à 15 francs par semaine. Puis l'horizon +s'éclaircit, sans que jamais la fortune patrimoniale, après la Révolution, +ait dépassé 15.000 livres de rente. + +Le père de George Sand, Maurice Dupin nous laisse l'impression d'un assez +mauvais sujet. Est-ce la faute de l'éducation qu'il reçut ou des +commotions politiques et sociales? Du moins il manquait d'équilibre, +peut-être même de bon sens, et l'_Histoire de ma Vie_ essaie en vain de +colorer avantageusement ses défauts: «Ce père que j'ai à peine connu, et +qui est resté dans ma mémoire comme une brillante apparition, ce jeune +homme artiste et guerrier est resté tout entier vivant dans les élans de +mon âme, dans les fatalités de mon organisation, dans les traits de mon +visage.» Il y a là quelque hyperbole et un excès d'adoration filiale. La +destinée de Maurice Dupin fut surtout hasardeuse, comme l'était sa pensée. +A dix-neuf ans, il voulait être musicien et jouait la comédie dans les +salons de La Châtre. L'année suivante, la loi du 2 vendémiaire an VII +ayant institué le service militaire obligatoire, il lui fallut servir sous +les drapeaux de la République. Sa mère, toute royaliste qu'elle fût, avait +aliéné ses diamants pour l'équiper. Il est protégé par le citoyen La Tour +d'Auvergne Corret, capitaine d'infanterie, et rejoint son régiment à +Cologne; ensuite il passe en Italie. Entre temps, un incident était +survenu à Nohant, que George Sand relate sans s'émouvoir, mais qui dut +troubler la quiétude de madame Dupin: «Une jeune femme, attachée au +service de la maison, venait de donner le jour à un beau garçon, qui a été +plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie +personne n'avait pas été victime de la séduction. Elle avait cédé, comme +mon père, à l'entraînement de son âge. Ma grand'mère l'éloigna sans +reproche, pourvut à son existence, garda l'enfant et l'éleva.» George Sand +ajoute: «Elle avait lu et chéri Jean-Jacques; elle avait profité de ses +vérités et de ses erreurs.» Maurice Dupin, lui aussi, avait-il lu +Rousseau? En tous cas, il avait trouvé une Thérèse dans le personnel +domestique de Nohant. + +La guerre lui réserve d'autres aventures. Il traverse le Saint-Bernard en +prairial an VIII et nous raconte comment il fut accueilli à Aoste par le +Premier Consul, qui venait de l'attacher à son état-major: «Je fus à lui +pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon +compliment pour me demander qui j'étais.--Le petit-fils du maréchal de +Saxe.--Ah oui! ah bon! Dans quel régiment êtes-vous?--1er de +chasseurs.--Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous êtes donc adjoint à +l'état-major?--Oui, général.--C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de +vous voir.--Et il tourna le dos.» + +Après avoir pris part à la bataille de Marengo, voici en quels termes +Maurice Dupin relate ses impressions, dans une lettre à son oncle de +Beaumont, ou, comme dit la suscription, au citoyen Beaumont, à l'hôtel de +Bouillon, quai Malaquais, Paris: + +«Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! en retraite, en +batterie! nous sommes perdus! victoire! sauve qui peut! Courez à droite, à +gauche, au milieu! revenez, restez, partez, dépêchons-nous! Gare l'obus! +au galop! Baisse la tête, voilà un boulet qui ricoche!... Des morts, des +blessés, des jambes de moins, des bras emportés, des prisonniers, des +bagages, des chevaux, des mulets; des cris de rage, des cris de victoire, +des cris de douleur, une poussière du diable, une chaleur d'enfer; un +charivari, une confusion, une bagarre magnifique; voilà, mon bon et +aimable oncle, en deux mots, l'aperçu clair et net de la bataille de +Marengo, dont votre neveu est revenu très bien portant, après avoir été +culbuté, lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et avoir été +régalé pendant quinze heures par les Autrichiens du feu de trente pièces +de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils.» + +Ce qui vaut mieux que tout ce verbiage, c'est qu'il fut nommé par +Bonaparte lieutenant sur le champ de bataille. Mais il appréhende la fin +de la guerre et il s'écrie avec une pointe de gasconnade: «Encore trois ou +quatre culbutes sur la poussière, et j'étais général.» Le séjour +enchanteur de Milan va tourner d'autre côté ses préoccupations. Il est +amoureux, non pas à la légère comme il lui est advenu sur les bords du +Rhin ou à Nohant, mais avec tout l'emportement d'une passion qui veut être +durable. Et il s'en ouvre à sa mère, dans une lettre écrite d'Asola, le 29 +frimaire an IX: «Qu'il est doux d'être aimé, d'avoir une bonne mère, de +bons amis, une belle maîtresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des +ennemis à combattre!» La femme qui soulève tout cet enthousiasme--et qui +sera la mère de George Sand--s'appelait Sophie-Victoire-Antoinette +Delaborde. Elle avait été en prison au couvent des Anglaises en même temps +que madame Dupin, et pour lors elle usait de moyens d'existence assez +fâcheux. L'_Histoire de ma Vie_ recourt à des circonlocutions, à des +euphémismes, et finit par convenir que «sa jeunesse avait été livrée par +la force des choses à des hasards effrayants.» Ces explications très +embarrassées ont pour objet de ne pas confesser crûment que Victoire +Delaborde accompagnait un général de l'armée d'Italie et avait trouvé des +ressources dans les dépouilles du pays conquis. George Sand ne s'arrête +pas à ces misères. Elle veut excuser, sinon innocenter sa mère: «Un fait +subsiste devant Dieu, c'est qu'elle fut aimée de mon père, et qu'elle le +mérita apparemment, puisque son deuil, à elle, ne finit qu'avec sa vie.» +Haussant encore le ton, elle s'écrie sur le mode déclamatoire: «Le grand +révolutionnaire Jésus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y +avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un pécheur que pour la +persévérance de cent justes.» Redescendons des sommets de la morale +évangélique dans la réalité: Maurice Dupin recevait de madame Delaborde +des prêts d'argent, sans s'inquiéter d'abord d'où elle tirait ces +subsides. Ce n'est qu'à la réflexion qu'il doute de la délicatesse du +procédé et discute avec ses scrupules: «Qu'as-tu fait? qu'ai-je fait +moi-même en acceptant ce secours?... Si j'avais su que tu n'étais pas +mariée, que tout ce luxe ne t'appartenait pas!... Je me trompe, je ne sais +ce que je dis, il t'appartient, puisque l'amour te l'a donné: mais quand +je songe aux idées qui pourraient lui venir, à _lui_... Il ne les aurait +pas longtemps, je le tuerais! Enfin je suis fou, je t'aime et je suis au +désespoir. Tu es libre, tu peux le quitter quand tu voudras, tu n'es pas +heureuse avec lui, c'est moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux +perdre une position assurée et fortunée pour partager les hasards de ma +mince fortune.» + +Maurice Dupin réussit à détacher madame Delaborde de son général, mais il +rencontra mille obstacles avant d'aboutir au mariage. Quatre années +s'écoulèrent entre la rencontre d'Asola et la naissance de George Sand. +Elles furent singulièrement agitées: maintes fois le jeune homme essaya de +sacrifier son amour à sa mère, qui avait l'humeur ombrageuse et jalouse. +Fait prisonnier par les Autrichiens en nivôse an IX, il ne recouvra la +liberté, au bout de deux mois, que pour accourir à Nohant en floréal de la +même année. Victoire Delaborde vint le rejoindre à La Châtre, «ayant tout +quitté, tout sacrifié à un amour libre et désintéressé.» On sut sa +présence dans la petite ville, et Maurice en parla à madame Dupin. Son +précepteur, un certain Deschartres, ci-devant abbé, voulut intervenir et +le fit très maladroitement. Un beau matin, il se rend à La Châtre, à +l'auberge de la _Tête-Noire_, réveille la voyageuse, lui adresse des +reproches et des menaces, la somme de repartir le jour même pour Paris. +Elle riposte, lui ferme la porte au nez. Il va quérir le maire et les +gendarmes, qui pénètrent dans la chambre de Victoire et trouvent «une +toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord +de son lit, les bras nus et les cheveux épars.» + +Les _autorités constituées_ s'adoucissent. Elle leur raconte «qu'elle +avait rencontré Maurice en Italie, qu'elle l'avait aimé, qu'elle avait +quitté pour lui une riche protection et qu'elle ne connaissait aucune loi +qui pût lui faire un crime de sacrifier un général à un lieutenant et sa +fortune à son amour.» A ce récit, les magistrats municipaux sont émus. Ils +prennent parti contre le pédagogue. Mais le coup était porté, le scandale +produit, et madame Dupin, avertie par Deschartres, ne devait jamais +oublier cet esclandre. Maurice s'efforça de consoler sa mère par de +mensongères promesses. Il lui écrivit: «Enfin que crains-tu et +qu'imagines-tu? Que je vais épouser une femme qui me ferait _rougir un +jour?_... Ta crainte n'a pas le moindre fondement, Jamais l'idée du +mariage ne s'est encore présentée à moi; je suis beaucoup trop jeune pour +y songer, et la vie que je mène ne me permet guère d'avoir femme et +enfants. Victoire n'y pense pas plus que moi» Puis il entre dans des +détails pour rassurer madame Dupin, et il va sans nul doute à l'encontre +de ses visées. Victoire est veuve, elle a une petite fille. Elle +travaillera pour vivre. Elle a déjà été modiste; elle tiendra de nouveau +un magasin de modes. Et il conclut: «Est-ce que je peux, est-ce que je +pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire à ta volonté et à tes +désirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille.» + +L'orgueil de la châtelaine de Nohant devait être exaspéré, à la seule +pensée que cette modiste pourrait devenir sa bru et porter le nom presque +seigneurial des Dupin. Mais il y avait plus. Victoire, éloignée de La +Châtre, continuait d'écrire à Maurice, et quelles lettres! En ce point, +elle était la digne émule de Thérèse Levasseur. Et George Sand, qui nous +donne sur sa mère des renseignements qu'elle aurait pu et dû taire, +souligne son manque d'instruction: «C'est tout au plus si à cette époque +elle savait écrire assez pour se faire comprendre. Pour toute éducation, +elle avait reçu en 1788 les leçons élémentaires d'un vieux capucin qui +apprenait _gratis_ à lire et à réciter le catéchisme à de pauvres +enfants... Il fallait les yeux d'un amant pour déchiffrer ce petit +grimoire et comprendre ces élans d'un sentiment passionné qui ne pouvait +trouver de forme pour s'exprimer.» Cependant Maurice était conquis et +subissait l'ascendant de cette nature inférieure. Il y a une histoire +assez louche et assez répugnante au sujet de l'argent qu'elle lui avait +prêté et qui venait du général. La restitution fut effectuée, mais +péniblement, et Maurice est obligé de s'en expliquer avec sa mère: «Tous +les dons, dit-il, qu'elle lui avait _emportés pour en manger le profit +avec moi_ se réduisaient à _un_ diamant de peu de valeur qu'elle avait +conservé par mégarde, et qui lui avait été renvoyé avant même qu'elle +connût ses plaintes et ses calomnies.» N'importe, il devait être +infiniment douloureux pour madame Dupin que son fils fût réduit à lui +écrire: «Je ne sais pas si je suis un des Grieux, mais il n'y a point ici +de Manon Lescaut.» Devant la perspective d'une telle union, on ne peut que +comprendre et approuver les résistances de la mère. Il faudra pourtant +qu'elle finisse par céder, par consentir à un mariage que George Sand +tâche de justifier en recourant à de véritables paradoxes: «Il va épouser +une fille du peuple, c'est-à-dire qu'il va continuer et appliquer les +idées égalitaires de la Révolution dans le secret de sa propre vie. Il va +être en lutte dans le sein de sa propre famille contre les principes +d'aristocratie, contre le monde du passé. Il brisera son propre coeur, +mais il aura accompli son rêve.» En vérité, c'est employer de trop grands +mots pour expliquer des misères. Et, dans ce conflit d'ordre sentimental, +nos sympathies iront plutôt vers madame Dupin que vers Victoire Delaborde. + +Durant bien des mois les tiraillements se prolongèrent. Maurice écrivait à +sa mère, le 3 pluviôse an X (février 1802): «Je te jure _par tout ce qu'il +y a de plus sacré_ que V*** travaille et ne me coûte rien... Ne parlons +pas d'elle, je t'en prie, ma bonne mère, nous ne nous entendrions pas; +sois sûre seulement que j'aimerais mieux me brûler la cervelle que de +mériter de toi un reproche.» Aussi bien toutes les mercuriales de madame +Dupin demeuraient impuissantes, et le pauvre Deschartres, chargé du rôle +de Mentor, était berné sans vergogne, alors qu'il s'appliquait à tenir son +ancien écolier sous sa férule. «Un matin, raconte George Sand, mon père +s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin +du Palais-Royal, où ils s'étaient donné rendez-vous pour déjeuner ensemble +chez un restaurateur. A peine se sont-ils retrouvés, à peine Victoire +a-t-elle pris le bras de mon père, que Deschartres, jouantle rôle de +Méduse, se présente au devant d'eux. Maurice paye d'audace, fait bonne +mine à son argus et lui propose de venir déjeuner en tiers. Deschartres +accepte. Il n'était pas épicurien, pourtant il aimait les vins fins, et on +ne les lui épargna pas. Victoire prit le parti de le railler avec esprit +et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert; mais quand il +s'agit de se séparer, mon père voulant reconduire son amie chez elle, +Deschartres retomba dans ses idées noires et reprit tristement le chemin +de son hôtel.» + +Au printemps de 1802, Maurice va rejoindre son régiment à Charleville, et +Victoire l'accompagne. Auprès des camarades de la garnison et des gens de +la petite ville, ils passaient pour être secrètement mariés. Il n'en était +rien. Mais la naissance de plusieurs enfants vint resserrer étroitement +leurs liens. Ils ne poussèrent pas l'imitation de Jean-Jacques jusqu'à les +livrer à la charité publique. Un seul survécut: ce devait être George Sand, +qui ignore ou néglige de nous indiquer le nombre et le sexe des autres +enfants issus de cette union et emportés en bas âge. + +On était alors dans une période d'accalmie politique et militaire. Le +gouvernement personnel s'établissait sur les ruines de la République. +L'oeuvre de réaction débutait par une entente avec la Cour de Rome, aux +fins de briser l'Eglise constitutionnelle et nationale de 1789. L'armée, +en sa grande majorité, accueillait assez mal cette première étape sur la +route de Canossa. «Le Concordat, écrit Maurice Dupin à sa mère, ne fait +pas ici le moindre effet. Le peuple y est indifférent. Les gens riches, +même ceux qui se piquent de religion, ont grand'peur qu'on n'augmente les +impôts pour payer les évêques. Les militaires, qui ne peuvent pas obtenir +un sou dans les bureaux de la guerre, jurent de voir le palais épiscopal +meublé aux frais du gouvernement.» Et le jeune homme, fervent voltairien, +raille la bulle du Pape, «écrite dans le style de l'Apocalypse, et qui +menace les contrevenants de la colère de saint Pierre et de saint Paul.» +Bref, conclut-il, «nous nous couvrons de ridicule.» A la cérémonie de +Notre-Dame en l'honneur du Concordat, les généraux se rendirent à peu près +comme des chiens qu'on fouette. Le légat était en voiture, et sa croix +devant lui, dans une autre voiture. Ce fut là l'occasion de négociations +Pour lui, soldat de la Révolution, ayant grandi auprès d'une mère +royaliste mais philosophe, il voyait avec inquiétude «des changements dans +les affaires publiques qui ne promettent rien de bon», et même «un retour +complet à l'ancien régime». Démocrate, il devait s'affilier à la +franc-maçonnerie qui était déjà le foyer des idées libérales. Il nous a +malicieusement conté son initiation: «On m'a enfermé dans tous les trous +possibles, nez à nez avec des squelettes; on m'a fait monter dans un +clocher au bas duquel on a fait mine de me précipiter... On m'a fait +descendre dans des puits, et, après douze heures passées à subir toutes +ces gentillesses, on m'a cherché une mauvaise querelle sur ma bonne humeur +et mon ton goguenard, et on a décidé que je devais subir le dernier +supplice. En conséquence, on m'a cloué dans une bière, porté au milieu des +chants funèbres dans une église, pendant la nuit, et, à la clarté des +flambeaux, descendu dans un caveau, mis dans une fosse et recouvert de +terre, au son des cloches et du _De profundis_. Après quoi chacun s'est +retiré. Au bout de quelques instants, j'ai senti une main qui venait me +tirer mes souliers, et, tout en l'invitant à respecter les morts, je lui +ai détaché le plus beau coup de pied qui se puisse donner. Le voleur de +souliers a été rendre compte de mon état et constater que j'étais encore +en vie. Alors on est venu me chercher pour m'admettre aux grands secrets. +Comme avant l'enterrement on m'avait permis de faire mon testament, +j'avais légué le caveau dans lequel j'avais été enfermé au colonel de la +14e, afin qu'il en fît une salle de police; la corde avec laquelle on m'y +avait descendu, au colonel du 4e de cavalerie, pour qu'il s'en servît pour +se pendre, et les os dont j'étais entouré, à ronger à un certain frère +terrible, qui m'avait trimbalé toute la journée dans les caves et +greniers.» + +C'étaient là les menues distractions de la vie de garnison à Charleville. +Toutes les journées ne devaient pas y être aussi plaisantes pour Maurice, +partagé entre sa maîtresse et sa mère. Celle-ci, exempte de préjugés +religieux, et qui n'acceptait guère que les doctrines du Vicaire savoyard +ou cette foi à l'Etre suprême que George Sand appelle le culte épuré de +Robespierre et de Saint-Just, admettait fort bien que jeunesse se passe, +mais ne pouvait tolérer une mésalliance. C'est donc à son insu que le +mariage fut conclu, le 16 prairial an XII (1804), par devant le maire du +deuxième arrondissement de Paris, entre Maurice Dupin et Victoire +Delaborde, qui désormais prendra le prénom de Sophie. Un mois plus tard, +le 12 messidor (1er juillet), George Sand vit le jour, dans la maison +portant le numéro 15 de la rue Meslay. Ces deux événements furent cachés à +madame Dupin, qui, ultérieurement informée, courra à Paris et essayera +vainement de faire casser le mariage. Celui-ci avait été célébré presque +clandestinement. Sophie était allée à la mairie en modeste robe de basin, +n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or; car la gêne du ménage ne permit +d'acheter que quelques jours plus tard une véritable alliance de six +francs. En dépit de ces circonstances mystérieuses, George Sand, enfant de +l'amour, naquit au milieu de la joie. La soeur de Sophie Delaborde allait +épouser un officier, ami intime de Maurice, et l'on avait organisé une +petite sauterie. «Ma mère, lisons-nous dans l'_Histoire de ma Vie_, avait +une jolie robe couleur de rose, et mon père jouait sur son fidèle violon +de Crémone une contredanse de sa façon». Tout à coup souffrante, Sophie +passa dans la chambre voisine. Au milieu d'un _chassez-huit_, la tante +Lucie accourut en s'écriant: «Venez, venez, Maurice, vous avez une fille.» +Et elle ajouta: «Elle est née en musique et dans le rose, elle aura du +bonheur.» On l'appela Aurore, en souvenir de la grand'mère absente et que +l'on se garda bien d'informer. George Sand entrait dans le monde, l'an +dernier de la République, l'an premier de l'Empire. Sa vie devait être +agitée, comme la Révolution politique, philosophique, religieuse et +sociale dont elle est issue et que reflètera son oeuvre. + + + + +CHAPITRE II + +LES ANNÉES D'ENFANCE + + +Pour fil conducteur à travers l'enfance et la jeunesse de George Sand, +nons avons encore l'_Histoire de ma Vie_, mais rédigée sous une +inspiration sensiblement différente. Tous les premiers chapitres, relatifs +aux origines, avaient été composés et publiés sous la monarchie de +Juillet. L'écrivain reprend la plume et continue son autobiographie, le +1er juin 1848, après avoir participé aux événements de la Révolution qui +renversa Louis-Philippe et avoir collaboré, auprès de Ledru-Rollin, +fondateur du suffrage universel, aux circulaires du gouvernement +provisoire. Il en résulte une évolution de sa pensée, une volte-face +analogue à celle qu'on remarque, au regard de M. Thiers, dans les volumes +de l'_Histoire du Consulat et de l'Empire_ postérieurs au Deux Décembre. +«J'ai beaucoup appris, déclare George Sand, beaucoup vécu, beaucoup +vieilli durant ce court intervalle... Si j'eusse fini mon livre avant +cette Révolution, c'eût été un autre livre, celui d'un solitaire, d'un +enfant généreux, j'ose le dire, car je n'avais étudié l'humanité que sur +des individus souvent exceptionnels et toujours examinés par moi à loisir. +Depuis j'ai fait, de l'oeil, une campagne dans le monde des faits, et je +n'en suis point revenue telle que j'y étais entrée. J'y ai perdu les +illusions de la jeunesse, que par un privilège dû à ma vie de retraite et +de contemplation, j'avais conservées plus tard que de raison.» + +Ces illusions, nous les connaîtrons mieux et pourrons en apprécier la +persistance, en repassant avec George Sand les péripéties de ses premières +années et les hasards d'une éducation où se heurtèrent les influences +rivales de sa mère et de son aïeule. + +Madame Dupin, en dépit des fréquents voyages que son fils faisait à Nohant, +n'avait appris de lui ni le mariage avec madame Delaborde ni la naissance +de l'enfant survenue le 12 messidor. C'est seulement vers la fin de +brumaire an XIII (novembre 1804) qu'elle conçut des soupçons et voulut les +éclaircir. L'_Histoire de ma Vie_ rapporte les deux lettres qu'elle +adressa au maire du cinquième arrondissement: «J'ai de fortes raisons, +écrivait-elle, pour craindre que mon fils unique ne se soit récemment +marié à Paris sans mon consentement. Je suis veuve; il a vingt-six ans; il +sert, il s'appelle Maurice-François-Elisabeth Dupin. La personne avec +laquelle il a pu contracter mariage a porté différents noms; celui que je +crois le sien est Victoire Delaborde. Elle doit être un peu plus âgée que +mon fils--(elle avait effectivement trente ans),--tous deux demeurent +ensemble rue Meslay, n° 15... Cette fille ou cette femme, car je ne sais +de quel nom l'appeler, avant de s'établir dans la rue Meslay, demeurait en +nivôse dernier rue de la Monnaie, où elle tenait une boutique de modes.» + +Les lettres ni les démarches de madame Dupin ne purent aboutir à +l'annulation du mariage. Elle recueillit seulement, comme pour attiser sa +colère, des renseignements fort peu édifiants sur les origines de cette +bru qui entrait subrepticement dans sa famille, sur le père, Claude +Delaborde, oiselier au quai de la Mégisserie, sur le grand-père maternel, +un certain Cloquart, qui portait encore, par delà la Révolution, un grand +habit rouge et un chapeau à cornes, son costume de noces sous le règne de +Louis XV. + +Cependant l'officier de l'état civil, un maire à l'âme patriarcale, +tentait de calmer les inquiétudes de madame Dupin. Il chargeait, selon ses +propres expressions, une personne intelligente et sûre de pénétrer, sous +un prétexte quelconque, dans l'intérieur des jeunes époux, et voici le +tableau qu'il en trace, d'après ce témoin fidèle: «On a trouvé un local +extrêmement modeste, mais bien tenu, les deux jeunes gens ayant un +extérieur de décence et même de distinction, la jeune mère au milieu de +ses enfants, allaitant elle-même le dernier, et paraissant absorbée par +ces soins maternels; le jeune homme plein de politesse, de bienveillance +et de sérénité... Enfin, quels qu'aient pu être les antécédents de la +personne, antécédents que j'ignore entièrement, sa vie est actuellement +des plus régulières et dénote même une habitude d'ordre et de décence qui +n'aurait rien d'affecté. En outre, les deux époux avaient entre eux le ton +d'intimité douce qui suppose la bonne harmonie, et, depuis des +renseignements ultérieurs, je me suis convaincu que _rien n'annonce_ que +votre fils ait à se repentir de l'union contractée.» + +Le maire termine par quelques paroles de condoléance, en prévoyant qu'un +jour ou l'autre le jeune homme se repentira d'avoir brisé le coeur de sa +mère. Mais c'est sa première, sa seule faute. Elle est réparable, elle +comporte le pardon, et, au demeurant, le _ton qu'on a vu chez lui_ ne +justifie nullement les douloureux présages que madame Dupin avait conçus. +Comme beaucoup de belles-mères, elle espérait que son fils serait +malheureux et lui reviendrait. Il n'en était rien. Maurice n'avait d'autre +souci immédiat que de chercher les voies d'une réconciliation malaisée. Il +finit par les découvrir, sous une forme assez romanesque qui fut couronnée +de succès. Madame Dupin était venue secrètement à Paris, afin de consulter +M. de Sèze et deux autres avocats célèbres sur la validité du mariage. Ils +déclarèrent l'affaire _neuve_, comme toutes celles du même genre qui +découlaient de la législation civile récemment mise en vigueur; mais ils +estimèrent que le mariage avait toutes chances d'être reconnu valable par +les tribunaux, partant la naissance d'être proclamée légitime. + +Sur ces entrefaites, Maurice, informé du voyage de sa mère, prit la petite +Aurore dans ses bras et chargea la portière de monter avec l'enfant chez +madame Dupin, en lui disant: «Voyez donc, madame, la jolie petite fille +dont je suis grand'mère! Sa nourrice me l'a apportée aujourd'hui, et j'en +suis si heureuse que je ne peux pas m'en séparer un instant.» Tout en +bavardant, elle déposa le bébé sur les genoux de la vieille dame qui +cherchait sa bonbonnière. Soudain un soupçon traversa l'esprit de madame +Dupin. Elle s'écria: «Vous me trompez, cette enfant n'est pas à vous; ce +n'est pas à vous qu'elle ressemble... Je sais, je sais ce que c'est.» Et +elle repoussait la petite Aurore qui, effrayée, se mit à verser des +larmes. La portière s'apprêtait à reprendre et à emporter l'enfant. La +grand'mère fut vaincue. Lorsqu'elle sut que son fils était en bas, elle le +fit appeler. C'était le pardon. Quand ils se retirèrent, Aurore avait dans +la main une bague de rubis que madame Dupin envoyait à sa belle-fille: +George Sand a toujours porté cette bague. Quelques semaines plus tard, la +réconciliation fut complète. La châtelaine de Nohant consentit à recevoir +l'humble modiste qui s'était introduite dans la famille; elle assista au +mariage religieux, ainsi qu'au repas qui suivit. Aussitôt après, elle +regagna son manoir berrichon. + +Le jeune ménage s'était installé dans un étroit appartement de la rue +Grange Batelière. Bientôt Maurice fut obligé de rejoindre son régiment +pour la campagne d'Ulm, et sa femme demeura à Paris avec ses deux enfants, +la petite Aurore et son aînée Caroline, qui n'était pas la fille de +Maurice Dupin. Le train de vie était des plus modestes, l'existence des +plus régulières. Celle qui jadis avait suivi un général sur les grandes +routes de l'Italie, n'aspirait désormais qu'à la quiétude. Elle n'avait +aucun goût pour le monde. «Les grands dîners, écrit George Sand, les +longues soirées, les visites banales, le bal même, lui étaient odieux. +C'était la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folâtre.» En +ce point, ses sentiments étaient tout à fait conformes à ceux de son mari. +«Ils ne se trouvaient heureux, ajoute l'_Histoire de ma Vie_, que dans +leur petit ménage. Partout ailleurs ils étouffaient de mélancoliques +bâillements, et ils m'ont légué cette secrète sauvagerie qui m'a rendu +toujours le monde insupportable et le _home_ nécessaire.» + +Nous n'avons que de rares lettres de Maurice Dupin à sa femme et nous n'en +possédons point qui aient été adressées à sa mère, durant la campagne de +1805. On sait toutefois qu'il participa à la série d'opérations militaires +qui devaient se terminer par l'occupation de Vienne. Mais il n'est pas +certain qu'il ait assisté à la bataille d'Austerlitz. Son avancement +s'effectuait avec lenteur. Depuis Marengo, il marquait le pas au grade de +lieutenant. Il s'en plaint dans sa correspondance. De là cette phrase de +l'_Histoire de ma Vie_, sans qu'on voie bien exactement s'il faut +l'attribuer à George Sand ou à son père: «Chacun sous l'Empire songe à soi; +sous la République, c'était à qui s'oublierait.» + +Nommé enfin capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 décembre +1805) et chevalier de la Légion d'honneur à la même époque, Maurice Dupin +revint passer quelques semaines à Paris. Entre temps, la petite Aurore +avait été mise en sevrage à Chaillot, chez la tante Lucie, soeur de sa +mère, qui avait épousé M. Maréchal, officier retraité. Elle jouait avec sa +cousine Clotilde, leur fille, qui était du même âge et qui fut la +meilleure amie de ses jeunes années. On louait, pour promener les enfants, +l'âne d'un jardinier voisin, et on les plaçait sur du foin dans les +paniers qui servaient à porter les fruits, les légumes ou le lait au +marché, Caroline dans l'un, Clotilde et Aurore dans l'autre. + +Voilà le plus lointain souvenir qu'ait gardé George Sand, ainsi que celui +d'un accident qui vers deux ans lui arriva. La bonne qui la tenait dans +ses bras la laissa tomber sur l'angle d'une cheminée. Ce fut pour l'enfant +comme un éveil de la sensibilité. La venue du médecin, les sangsues, le +départ de la bonne, sont restés gravés dans sa mémoire. A quatre ans, elle +savait lire et elle récitait sans broncher ses prières, n'y comprenant +rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: «_Mon Dieu, je vous donne +mon coeur._» C'était, assure-t-elle à distance, le seul endroit où elle +eût une idée de Dieu et d'elle-même. Le _Pater_, le _Credo_ et l'_Ave +Maria_, qu'elle disait en français, lui étaient aussi inintelligibles que +si elle les eût appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles +lui étaient pareillement lettre close. A la réflexion, elle les juge trop +fortes et trop profondes pour le premier âge. + +Sa douceur n'était pas exempte d'un certain entêtement ingénu. Un jour, +par exemple, au cours de la leçon d'alphabet, elle répondit à sa mère: «Je +sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B.» Et, comme elle épelait +toutes les lettres excepté la seconde, elle donna pour unique raison de +cette résistance opiniâtre: «C'est que je ne connais pas le B.» Le +véritable fond de son caractère était une propension à la rêverie. +«L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant.» Elle +proteste contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'_Emile_, veut +supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. Pour elle, +l'impression fut très douloureuse, la première année où s'insinua dans son +esprit un doute sur la réalité du père Noël. «J'avais, écrit-elle, cinq ou +six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau +dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres +fois, et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au +petit homme à barbe blanche.» + +Elle eut une affection très vive, très persistante pour ses poupées, et de +l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costumé, mais qui +lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage. Plus tard +un goût analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes. Elle leur +élèvera un théâtre à Nohant et composera pour elles, en collaboration avec +son fils, de véritables comédies. Dès son plus jeune âge, elle aimait se +raconter à elle-même de longues et fantastiques histoires. Sa soeur +Caroline avait été mise en pension, sa mère était très occupée par les +soins du ménage. Aussi, pour qu'elle prît un peu l'air, la plaçait-on +volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu desquelles il y +avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret. Aurore, ainsi +emprisonnée, employait ses loisirs à dégarnir avec ses ongles la paille +des chaises, et grimpée sur la chaufferette, tandis que ses mains étaient +occupées, elle laissait errer son imagination. A haute voix elle débitait +les contes improvisés que sa mère appelait des romans. + +A de longs intervalles, son père revenait entre deux campagnes. La maison +s'emplissait de bruit et de gaîté. L'enfant entendait prononcer le nom et +raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, à la promenade, elle +l'aperçut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa mère +s'écria, toute joyeuse: «Il t'a regardée, souviens-toi de ça; ça te +portera bonheur!» Et George Sand ajoute dans l'_Histoire de ma Vie_: «Je +crois que l'Empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout à +fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage +pâle, dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai +donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun +portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il +avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle +était grise; il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je +fus comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier +moment, et tout à coup si bienveillant et si doux.» Elle vit également le +Roi de Rome dans les bras de sa nourrice, à une fenêtre des Tuileries d'où +il riait aux passants. En apercevant Aurore, dont la physionomie lui plut +sans doute, il se mit à rire davantage et jeta de son côté un gros bonbon. +Malgré les signes de la gouvernante du Roi, le factionnaire qui était au +pied de la fenêtre ne voulut pas que le bonbon fût ramassé. + +De ces temps éloignés George Sand avait conservé des souvenirs très +précis. Elle revoyait les jeux de son père qui, à table, pour la +désappointer, feignait de vouloir manger tout le plat de vermicelle cuit +dans du lait sucré, ou qui avec sa serviette faisait des figures de moine, +de lapin ou de pantin,--distraction familière aux mess de sous-officiers. +Cependant le bien-être et l'aisance ne régnaient pas à la maison. Maurice +Dupin, aide de camp de Murat, en dépit de ses appointements et des dons de +sa mère, se laissait endetter. On a accusé sa femme d'avoir été +désordonnée et dépensière. L'_Histoire de ma Vie_ proteste contre ce +reproche: «Ma mère faisait elle-même son lit, balayait l'appartement, +raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'était une femme d'une +activité et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie, elle s'est levée +avec le jour et couchée à une heure du matin.» + +Le grand ami d'Aurore, en ces premières années d'enfance, fut un certain +Pierret, d'origine champenoise, dont George Sand s'est complu à évoquer la +physionomie. Il occupait au Trésor un emploi des plus modestes, et il +était la seule personne que madame Maurice Dupin reçût dans l'intimité, en +l'absence de son mari. Ce Pierret avait pour la fillette «la tendresse +d'un père et les soins d'une mère». Le surplus de ses loisirs s'écoulait +dans un estaminet du faubourg Poissonnière, à l'enseigne du _Cheval blanc_; +car il aimait le vin, la bière, la pipe, le billard et le domino. Il +aimait surtout Aurore. C'était un disgracié, à l'âme tendre, aux effusions +sentimentales. «Le plus laid des hommes, dit George Sand, mais cette +laideur était si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amitié. Il avait +un gros nez épaté, une bouche épaisse et de très petits yeux; ses cheveux +blonds frisaient obstinément, et sa peau était si blanche et si rose qu'il +parut toujours jeune. A quarante ans, il se mit fort en colère, parce +qu'un commis de la mairie, où il servait de témoin au mariage de ma soeur, +lui demanda de très bonne foi s'il avait atteint l'âge de majorité.» Grand +et gros, la figure contractée par des tics nerveux, Pierret était le +meilleur des hommes. Une année où Aurore ne cessait de troubler le sommeil +de sa mère, il prit l'enfant, l'emporta chez lui, passa une vingtaine de +nuits auprès du berceau, administrant le lait et préparant l'eau, sucrée +avec la vigilance d'une nourrice. Le matin, il ramenait Aurore en allant à +son bureau, et le soir il la reprenait en sortant du _Cheval blanc_. + +Il fallut pourtant quitter l'ami Pierret. Madame Maurice Dupin, depuis +longtemps éloignée de son mari et un peu jalouse, voulut le rejoindre à +Madrid. Elle était enceinte, et ce voyage semblait assez imprudent. Elle +résolut néanmoins de l'entreprendre, laissa Caroline en pension et partit +avec Aurore. Comme Victor Hugo, George Sand était vouée, tout enfant, à +visiter l'Espagne: Elle en a rapporté des impressions qui méritent d'être +recueillies. D'abord son imagination fut émue par les hautes montagnes des +Asturies, puis elle admira la végétation avec cet instinctif enthousiasme +qui devait faire d'elle l'élève et l'imitatrice de Jean-Jacques: «Je vis, +dit-elle, pour la première fois, sur les marges du chemin, du liseron en +fleur. Ces clochettes roses, délicatement rayées de blanc, me frappèrent +beaucoup.» Sa mère attira son attention: «Respire-les, cela sent le bon +miel, et ne les oublie pas!» George Sand conserva, en effet, cette +première sensation de l'odorat, et depuis lors elle ne put respirer des +fleurs de liseron-vrille sans se rappeler le bord du chemin espagnol. Le +liseron était pour elle comme pour Rousseau la pervenche des _Confessions_. + +Une autre rencontre marqua le voyage avant l'arrivée à Madrid. C'était par +une nuit assez claire. Tout à coup le postillon modéra l'allure de son +attelage et cria au jockey: «Dites à ces dames de ne pas avoir peur, j'ai +de bons chevaux.» Trois énormes silhouettes, d'aspect ramassé, se +projetaient sur les bords de la route. Madame Dupin les prit pour des +voleurs. C'étaient de grands ours de montagne. + +Certaine nuit, il fallut coucher dans une chambre d'auberge où le plancher +avait une large tache de sang. La mère d'Aurore, tremblante de peur, +voulut aller à la découverte. Elle était persuadée qu'un pauvre soldat +français avait été assassiné par les Espagnols. En ouvrant une porte, elle +finit par découvrir les cadavres de trois porcs. Et cette anecdote +rappelle celle de Paul-Louis Courier, au fin fond des Calabres. + +Nous voici à Madrid. Maurice Dupin était logé au troisième étage du palais +du prince de la Paix, «le plus riche, dit George Sand, et le plus +confortable de Madrid, car il avait protégé les amours de la reine et de +son favori (Godoy), et il y régnait plus de luxe que dans la maison du roi +légitime.» Elle nous dépeint un appartement immense, tout tendu en damas +de soie cramoisi. «Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, +tout était doré et me parut en or massif, comme dans les contes de fées. +Il y avait d'énormes tableaux qui me faisaient peur.» Si le palais était +somptueux, il était également malpropre. Les animaux domestiques y +pullulaient, notamment des lapins qui circulaient en liberté à travers les +corridors, les chambres et les salons. La petite Aurore se prit d'une +particulière affection pour l'un d'eux, tout blanc, avec des yeux de +rubis. Il égratignait les inconnus, mais avec elle il était très familier, +dormant sur ses genoux ou sur sa robe, tandis qu'elle racontait des +histoires. + +Le palais du prince de la Paix avait pour hôte principal Joachim Murat, à +l'état-major duquel Maurice Dupin était attaché. Murat a laissé dans +l'imagination de George Sand un souvenir éblouissant. Il avait pris en +grande amitié cette enfant qu'on lui présenta revêtue d'un uniforme +militaire, semblable à quelque déguisement de carnaval, mais que +l'_Histoire de ma Vie_ nous retrace avec complaisance: «Cet uniforme était +une merveille. Il consistait en un dolman de Casimir blanc tout galonné et +boutonné d'or fin, une pelisse pareille garnie de fourrure noire et jetée +sur l'épaule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornements et +broderies d'or à la hongroise. J'avais aussi les bottes de maroquin rouge +à éperons dorés, le sabre, le ceinturon de ganses de soie cramoisi à +canons et aiguillettes d'or émaillés, la sabretache avec un aigle brodé en +perles fines, rien n'y manquait. En me voyant équipée absolument comme mon +père, soit qu'il me prît pour un garçon, soit qu'il voulût bien faire +semblant de s'y tromper, Murat, sensible à cette petite flatterie de ma +mère, me présenta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son +aide de camp, et nous admit dans son intimité.» + +Aurore était gênée par ce bel uniforme très lourd et très serré. Aussi se +lassa-t-elle bien vite de traîner son sabre et d'arborer sa pelisse. +Volontiers elle quittait la fourrure et les galons pour le joli costume +espagnol de l'époque, robe de soie noire très courte avec une frange qui +tombait sur la cheville, mantille de crêpe noir à large bande de velours. +Murat, si redoutable à la guerre, si héroïque sur le champ de bataille, +était le plus douillet des hommes devant la maladie. George Sand se +souvient de l'avoir entendu rugir comme si on l'assassinait, au milieu de +la nuit, pour une simple inflammation qui ne mettait pas sa vie en danger. +Elle se rappelle l'émoi qu'elle ressentit et ce cri qu'elle poussait au +milieu des sanglots: _On tue mon prince Fanfarinet_. C'est le nom que dans +ses contes elle donnait au beau Murat. Il était, d'ailleurs, plein de +sollicitude et même de tendresse pour elle. Un jour, en s'éveillant, elle +trouva à ses côtés, la tête sur le même oreiller, un jeune faon, couché en +rond, les pattes repliées. Elle le tenait enlacé entre ses bras. C'était +un cadeau que Murat lui avait apporté nuitamment, au retour de la chasse, +et il venait, de bon matin, contempler le tableau. Certains foudres de +guerre ont de ces recoins idylliques dans l'âme. + +Madame Dupin avait mis au monde à Madrid un enfant chétif et aveugle; puis +il fallut abandonner le palais du prince de la Paix. L'armée française +était obligée de battre en retraite. Nos troupes, déguenillées et rongées +par la gale, se repliaient sur les Pyrénées, tandis que Murat allait +occuper le trône de Naples. On traversait des villages incendiés, on +suivait des routes encombrées de cadavres. On avait soif, et dans l'eau +des fossés on trouvait des caillots de sang. On avait faim, et l'on +manquait de vivres. Un soir, dans un campement français, Aurore partagea +la gamelle du soldat, un bouillon très gras où le pain se mêlait à +quelques mèches noircies: c'était une soupe faite avec des bouts de +chandelles. + +Après maintes souffrances, la famille arriva à Nohant, chez la +grand'mère, et George Sand la revoit, telle qu'elle lui apparut, sur le +seuil de la demeure: «Une figure blanche et rosée, un air imposant, un +invariable costume composé d'une robe de soie brune à taille longue et à +manches plates, une perruque blonde et crêpée en touffe sur le front, un +petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu.» C'était la +première fois que Maurice amenait sa femme et ses enfants, et +sur-le-champ il fut nécessaire de les soigner tous pour l'affreuse +maladie éruptive qu'ils avaient rapportée d'Espagne. Aurore, au bout de +quelques jours de traitement, fut guérie. Elle eut vite lié connaissance +avec Hippolyte, un gros garçon de neuf ans que Maurice avait eu avant +son mariage, et aussi avec Deschartres, qui, pour recevoir les nouveaux +hôtes, avait revêtu son plus beau costume: culottes courtes, bas blancs, +guêtres de nankin, habit noisette, casquette à soufflet. Il semblait +qu'après toutes les péripéties du voyage en Espagne ce dût être le repos +et le bonheur. Bien au contraire, le petit aveugle mourut, consumé par +la fièvre, et ce fut pour madame Maurice Dupin une telle douleur qu'elle +éprouva une véritable hallucination. Elle s'imagina qu'on l'avait inhumé +vivant, et elle persuada à son mari d'aller rouvrir la tombe. George +Sand a relaté l'événement dans une des pages les plus tragiques de +l'_Histoire de ma Vie_. Il y passe un frisson d'épouvante: + +«Mon père se lève, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une +bêche et court au cimetière, qui touche à notre maison et qu'un mur sépare +du jardin; il approche de la terre fraîchement remuée et commence à +creuser... Il ne put voir assez clair pour distinguer la bière qu'il +découvrait, et ce ne fut que quand il l'eut débarrassée en entier, étonné +de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour être +celle de l'enfant. C'était celle d'un homme de notre village qui était +mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser à côté, et là, en effet, +il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant à le retirer, il +appuya fortement le pied sur la bière du pauvre paysan, et cette bière, +entraînée par le vide plus profond qu'il avait fait à côté, se dressa +devant lui, le frappa à l'épaule et le fit tomber dans le fossé.» + +Surmontant l'émotion qui l'agitait et lui mettait la sueur aux tempes, il +rapporta le cercueil de son enfant. La mère dut se rendre compte que +l'oeuvre de la mort était accomplie. Elle voulut pourtant garder le petit +cadavre un jour et une nuit encore; puis ils allèrent le confier à la +terre dans un coin du jardin, au pied d'un vieux poirier. Une semaine plus +tard, Maurice, en rentrant de La Châtre où il avait dîné chez des amis, +était désarçonné par un cheval ombrageux qu'il avait ramené d'Espagne. Il +tomba sur un tas de pierres et se brisa les vertèbres du cou. La mort dut +être instantanée. + +Ce fut un deuil cruel; qui laissait face à face une mère affolée de +douleur, une veuve désespérée. Les larmes auraient pu, semble-t-il, les +réconcilier, effacer les souvenirs amers. Tout au rebours, leur tendresse +jalouse et égoïste va se disputer la direction et l'affection de l'enfant. +Sur tous les points essentiels de l'éducation elles seront en désaccord. +La mère d'Aurore lisait et lui conseillait de lire des contes, des récits +fantastiques, les romans de madame de Genlis, alors que la vieille madame +Dupin, férue de principes voltairiens, eût souhaité un autre commerce +intellectuel. Quoi qu'il en soit, George Sand contracta dès le premier âge +ce goût passionné de la lecture qu'elle a délicieusement analysé dans la +septième des _Lettres d'un Voyageur_, adressée à Franz Liszt: + +«Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur +éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et +que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui +ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a dévorés ou +savourés! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les +rayons d'une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux +tableaux de vos jeunes années? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous +la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le +lûtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous +abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de +table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes +et que le pipeau du vacher se perdait dans l'éloignement? Oh! que la nuit +tombait vite sur ces pages divines! que le crépuscule faisait cruellement +flotter les caractères sur la feuille pâlissante! C'en est fait, les +agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l'étable, le grillon prend +possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans +le vague de l'air, comme tout à l'heure les caractères sur le livre. Il +faut partir; le chemin est pierreux, l'écluse est étroite et glissante, la +côte est rude; vous êtes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire, +vous arriverez trop tard, le souper sera commencé. C'est en vain que le +vieux domestique qui vous aime aura retardé le coup de cloche autant que +possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mère, +inexorable sur l'étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d'une +voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera +plus sensible qu'un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera, le +soir, la confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en +rougissant, que vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous +aurez été sommé de montrer le livre, après quelque hésitation et une +grande crainte de le voir confisqué sans l'avoir fini, vous tirerez en +tremblant de votre poche, quoi? _Estelle et Némorin_ ou _Robinson Crusoé!_ +Oh! alors la grand'mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera +rendu: mais il ne faudra pas désormais oublier l'heure du souper. Heureux +temps! ô ma Vallée Noire! ô Corinne! ô Bernardin de Saint-Pierre! ô +l'Iliade! ô Millevoye! ô Atala! ô les saules de la rivière! ô ma jeunesse +écoulée! ô mon vieux chien, qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui +répondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de +regret et de gourmandise!». + +Tels sont les souvenirs que George Sand avait gardés de l'âge d'or, où +elle eut comme compagne de jeu Ursule, nièce de la femme de chambre de +madame Dupin, et qui restera pour elle, à travers la vie, une amie fidèle, +malgré la différence des conditions. Quand il était question pour Aurore +de choisir entre sa grand'mère et sa mère, de sacrifier celle-ci au profit +de celle-là, Ursulette disait, en toute petite paysanne déjà attachée à +l'argent: «C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand +jardin comme ça pour se promener, et des voitures, et des robes, et des +bonnes choses à manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout ça? C'est +le _richement_. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta +bonne maman, toujours de l'_âge d'or_ et toujours du _richement_.» +L'enfant développait le mot qu'elle avait entendu sa tante Julie dire un +jour à Aurore: «Vous voulez donc retourner dans votre petit grenier manger +des haricots?» + +George Sand convient que sa mère avait un caractère assez difficile à +manier. Elle était brusque, emportée, vaniteuse en même temps, au point de +se faire adresser son courrier au nom de madame de Nohant-Dupin. +L'_Histoire de ma Vie_ lui prête des opinions démocratiques qu'elle n'eut +jamais. Elle était grisette dans l'âme et cherchait à inculquer à sa fille +des habitudes de frivolité et de coquetterie. Ne passait-elle pas des +heures à la coiffer à la chinoise? «C'était bien, dit George Sand, la plus +affreuse coiffure que l'on pût imaginer, et elle a été certainement +inventée par les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les +cheveux en les peignant à contre-sens jusqu'à ce qu'ils eussent pris une +attitude perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au +sommet du crâne, de manière à faire de la tête une boule allongée +surmontée d'une petite houle de cheveux. On ressemblait ainsi à une +brioche ou à une gourde de pèlerin. Ajoutez à cette laideur le supplice +d'avoir les cheveux plantés à contre-poil; il fallait huit jours d'atroces +douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forcé, et on les +serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre qu'on avait la peau +du front tirée et le coin des yeux, relevé comme les figures d'éventail +chinois.» La grand'mère, qui trouvait ridicules toutes ces futilités et +qui n'avait pour les goûts vulgaires et plébéiens de sa bru aucune +indulgence, s'évertua et réussit à prendre en mains l'éducation d'Aurore. +Les deux femmes, vers la fin de 1810, rompirent la vie commune. L'enfant +passa presque toute l'année à Nohant, sauf un court séjour à Paris en +hiver. Sophie, au contraire, domiciliée à Paris avec sa fille Caroline et +jouissant d'une pension que lui servait sa belle-mère, allait seulement à +Nohant pour la saison des vacances. Ce train d'existence dura jusqu'à la +fin de 1814. + +Outre Ursule, Aurore avait un grand ami à la campagne: c'était un âne, +très vieux et très bon, qui ne connaissait ni la corde ni le râtelier. On +le laissait errer en liberté. «Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer +dans la maison, dans la salle à manger et même dans l'appartement de ma +grand'mère, qui le trouva un jour installé dans son cabinet de toilette, +le nez sur une boîte de poudre d'iris qu'il respirait d'un air sérieux et +recueilli. Il avait même appris à ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au +loquet... Il lui était indifférent de faire rire; supérieur aux sarcasmes, +il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'à lui. Sa seule +faiblesse était le désoeuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la +conséquence. Une nuit, ayant trouvé la porte du lavoir ouverte, il monta +un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, +souleva le loquet de deux ou trois pièces et arriva à la porte de la +chambre à coucher de ma grand'mère; mais trouvant là un verrou, il se mit +à gratter du pied pour avertir de sa présence. Ne comprenant rien à ce +bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma +grand'mère sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumière, vint à la +porte, et tomba sur l'âne en jetant les hauts cris.» + +Chez madame Dupin, dans la solitude de Nohant, il y avait, à côté des +heures de distraction, bien des journées moroses pour une enfant aussi +exubérante que l'était instinctivement Aurore. Depuis l'arrangement--ou +même l'engagement--signé par Sophie, et qui laissait à la grand'mère toute +liberté et pleins pouvoirs pour l'éducation de la fillette, celle-ci était +livrée sans contrepoids à une direction solennelle, cérémonieuse et +guindée. La vieille madame Dupin, fuyant la familiarité, exigeait le +respect, et semblait éviter de caresser sa petite-fille; elle lui donnait +des baisers à titre de récompense. Aussi Aurore regrettait-elle l'humeur +mobile, parfois brutale, mais affectueuse de sa mère, et souffrait-elle de +l'excès de tenue qu'on lui imposait. Il était interdit de se rouler par +terre, de rire bruyamment, de parler berrichon. Sa grand'mère lui disait +_vous_, l'obligeait à porter des gants, à parler bas et à faire la +révérence aux personnes qui venaient en visite. Défense d'aller à la +cuisine et de tutoyer les domestiques. Avec madame Dupin Aurore devait +même employer la troisième personne: _Ma bonne maman veut-elle me +permettre d'aller au jardin?_ + +Les voyages à Paris étaient comme une oasis pour cette enfant qui avait +soif de tendresse. On mettait trois ou quatre jours, car madame Dupin, +quoique circulant en poste, refusait de passer la nuit en voiture. De +Châteauroux à Orléans, le paysage était monotone: on traversait la +Sologne. En revanche, la forêt d'Orléans, avec ses grands arbres, avait +une réputation tragique; les diligences y étaient assez souvent arrêtées. +Avant la Révolution, on s'armait jusqu'aux dents, lorsqu'il s'agissait de +s'aventurer dans ce coupe-gorge. La maréchaussée avait d'ailleurs une +singulière façon de rassurer les voyageurs: «Quand les brigands étaient +pris, jugés et condamnés, on les pendait aux arbres de la route, à +l'endroit même où ils avaient commis le crime; si bien qu'on voyait de +chaque côté du chemin, et à des distances très rapprochées, des cadavres +accrochés aux branches et que le vent balançait sur votre tête.» D'année +en année, on comptait les nouveaux pendus, autour desquels volaient des +corbeaux rapaces, et c'était tout ensemble un spectacle lugubre et une +odeur répugnante. + +Le séjour de Paris raviva chaque fois la tendresse d'Aurore pour sa mère +dont on chercha vainement à la détacher. Madame Dupin, imbue de rancunes +et de préjugés aristocratiques, ne voulait pas que sa petite-fille, qui +descendait du maréchal de Saxe et d'un roi de Pologne, frayât avec cette +soeur aînée, Caroline Delaborde, née de père inconnu. Ce fut la source de +querelles où la grand'mère finit par céder. Il y avait, en effet, nous dit +George Sand, deux camps dans la maison: «_le parti de ma mère_, représenté +par Rose, Ursule et moi; _le parti de ma grand'mère_, représenté par +Deschartres et par Julie.» + +Quand Aurore eut la rougeole, comme sa mère ne venait pas la voir ou +s'arrêtait au seuil de sa chambre, cette conduite fut, dans la domesticité, +l'objet d'appréciations contradictoires. Pour les uns, madame Sophie +Dupin craignait de contracter la maladie et s'abstenait d'approcher son +enfant. Pour les autres--et cette version est plus vraisemblable--elle +appréhendait d'apporter la rougeole à Caroline. + +Chez sa bonne maman, Aurore avait coutume de voir en visite un certain +nombre de personnes de qualité: son grand-oncle M. de Beaumont, madame de +la Marlière, madame Junot, plus tard duchesse d'Abrantès, madame de +Pardaillan, «petite bonne vieille qui avait été fort jolie, qui était +encore proprette, mignonne et fraîche sous les rides,» et donnait à la +jeune Aurore ce conseil en forme d'horoscope: «Soyez toujours bonne, ma +pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde.» Il y avait +encore deux _vieilles comtesses_, comme disait dédaigneusement Sophie +Dupin: madame de Ferrières qui, ayant de _beaux restes_ à montrer, avait +toujours les bras nus dans son manchon dès le matin; «mais ces beaux bras +de soixante ans, relate George Sand, étaient si flasques qu'ils devenaient +tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une +sorte de dégoût.» + +L'autre était madame de Béranger, dont le mari prétendait descendre de +Béranger, roi d'Italie au temps des Goths. La Révolution les avait ruinés. +N'importe, ils demeuraient haut perchés sur leur orgueil, + + Et comme du fumier regardaient tout le monde. + +Madame de Béranger avait des prétentions à la sveltesse de la taille. Il +fallait deux femmes de chambre pour serrer son corset en appuyant les +genoux sur la cambrure du dos. A soixante ans, elle avait le ridicule de +porter une perruque blonde frisée à l'enfant, qui contrastait avec la +rudesse de ses traits et la teinte bilieuse de sa peau. Après dîner, en +jouant aux cartes, elle ôtait fréquemment cette perruque qui la gênait, et, +en petit serre-tête noir, elle ressemblait à un vieux curé. S'il +survenait une visite, elle cherchait précipitamment sa perruque, qui était +à terre ou dans sa poche, ou sur laquelle elle était assise, et elle la +remettait de côté ou à l'envers, ce qui lui donnait l'aspect le plus +comique. + +Aurore était parfois enfant terrible. A une madame de Maleteste qui +fréquentait chez sa grand'mère, elle demanda un jour comment elle +s'appelait pour de bon, en ajoutant: «Mal de tête, mal à la tête, mal tête, +ce n'est pas un nom. Vous devriez vous fâcher quand on vous appelle comme +ça.» Et à l'abbé d'Andrezel qui portait des _spencers_ sur ses habits, qui +allait au spectacle et mangeait de la poularde le vendredi saint, Aurore +posa une fois cette question embarrassante: «Si tu n'es pas curé, où donc +est ta femme? Et, si tu es curé, où donc est ta messe?» + +Il y avait également la famille de Villeneuve, alliée aux Dupin de +Francueil, qui vivait de façon patriarcale dans une maison de la rue de +Grammont où les quatre générations étaient réunies. A telles enseignes que +la bisaïeule, madame de Courcelles, pouvait dire à madame de Guibert: «Ma +fille, va-t'en dire à ta fille que la fille de sa fille crie.» C'étaient +là, pour Aurore, les relations mondaines et élégantes qu'elle devait à sa +grand'mère: elle en parle avec complaisance. Celles de sa mère étaient +plus humbles: elle n'y fait même pas allusion. Mais, comme elle a +contracté depuis 1835 des sentiments démocratiques, George Sand leur donne +dans l'_Histoire de ma Vie_ un caractère rétrospectif. A l'en croire, +fillette de dix ans, elle dédaignait les gens de qualité et elle avait +coutume de dire: «Je voudrais être un boeuf ou un âne; on me laisserait +marcher à ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut +faire de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de +derrière et à donner la patte.» Elle atteste qu'il lui semblerait plus +enviable d'être une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise fleurant +le musc ou le benjoin. Il y a peut-être là quelque exagération +systématique. A l'époque où George Sand faisait ces déclarations, elle +était férue de socialisme, voire même de communisme; car le mot de +collectivisme n'était pas encore à la mode. Et elle écrivait: «L'idée +communiste a beaucoup de grandeur, parce qu'elle a beaucoup de vérité.» + +A Nohant et à Paris, vers 1814, Aurore entendait, tantôt sa mère faire +l'éloge de l'Empereur--et madame Sand a toujours conservé des sympathies +napoléoniennes,--tantôt sa grand'mère, les _vieilles comtesses_ et +Deschartres raconter sur lui les anecdotes les plus invraisemblables. Il +avait battu l'impératrice, arraché la barbe du Saint-Père, craché à la +figure de M. Cambacérès. Le fils de Marie-Louise était mort en venant au +monde, et on lui avait substitué l'enfant d'un boulanger. Voilà de quelles +billevesées se repaissaient les habitués des salons royalistes. + +La première communion de son frère Hippolyte frappa l'imagination +d'Aurore. La cérémonie eut lieu à la paroisse voisine de Saint-Chartier, +celle de Nohant étant supprimée. Le curé de Saint-Chartier était bien le +prêtre le plus étrange et le plus paysan qui se pût concevoir. Bonhomme et +terre à terre, il se souciait beaucoup moins de l'Evangile que des +intérêts temporels de ses ouailles et des profits de son ministère. Entre +beaucoup, George Sand nous a transmis l'un de ses sermons: «Mes chers amis, +voilà que je reçois un mandement de l'archevêque qui nous prescrit encore +une procession. Monseigneur en parle bien à son aise! Il a un beau +carrosse pour porter sa Grandeur, et un tas de personnages pour se donner +du mal à sa place; mais moi, me voilà vieux, et ce n'est pas une petite +besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous +n'entendent ni à _hue_ ni à _dia_. Vous vous poussez, vous vous marchez +sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou pour sortir de l'église, +et j'ai beau me mettre en colère, jurer après vous, vous ne m'écoutez +point, et vous vous comportez comme des veaux dans une étable. Il faut que +je sois à tout dans ma paroisse et dans mon église. C'est moi qui suis +obligé de faire toute la police, de gronder les enfants et de chasser les +chiens. Or je suis las de toutes ces processions qui ne servent à rien du +tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins +sont gâtés, et si Monseigneur était obligé de patauger comme nous deux +heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand +de cérémonies. Ma foi, je n'ai pas envie de me déranger pour celle-là, et, +si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous... Oui-da, j'entends +le père _un tel_ qui me blâme, et voilà ma servante qui ne m'approuve +point. Ecoutez, que ceux qui ne sont pas contents aillent... _se +promener_. Vous en ferez ce que vous voudrez; mais, quant à moi, je ne +compte pas sortir dans les champs. Je vous ferai votre procession autour +de l'église. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu. +Finissons cette messe, qui n'a duré que trop longtemps.» + + +Avec de tels prônes, les offices à Saint-Chartier ne devaient pas manquer +d'imprévu, d'autant que le banc des marguilliers était occupé par la femme +du maire, ci-devant religieuse qui avait escaladé les murailles de son +couvent pour rejoindre un garde-française. Pendant le sermon, elle +bâillait avec ostentation ou bien elle interpellait le curé: «Quelle +diable de messe! ce gredin n'en finira pas!--Allez au diable, répliquait +le curé à mi-voix en bénissant les fidèles. _Dominus vobiscum!_» + +On juge que les cérémonies du culte ainsi pratiquées n'étaient pas fort +édifiantes pour Aurore, qui respirait l'atmosphère voltairienne. Aussi, au +retour de la première messe à laquelle elle assista, interrogée par sa +grand'mère sur ses impressions, elle répondit: «J'ai vu le curé qui +déjeunait tout debout devant une grande table et qui de temps en temps se +retournait pour nous dire des sottises.» + +George Sand raconte très plaisamment les circonstances qui accompagnèrent +la première communion de son frère Hippolyte. Pour ce grand jour, le brave +curé avait invité à déjeuner le jeune communiant qui lui apportait, à +titre de cadeau, douze bouteilles de vin muscat de la part de madame +Dupin. On en déboucha une. «Ma foi, dit l'abbé, voilà un petit vin blanc +qui se laisse boire et qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du +cru; c'est doux, c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon +garçon, mettez-vous là. Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons +la seconde bouteille quand la première sera finie.» + +La servante et le sacristain, Hippolyte et le curé déclarèrent, d'un +commun accord, que ce vin ne portait pas l'eau. On passa, comme disait +l'abbé, au troisième et au quatrième feuillet du bréviaire--figuré par les +bouteilles du panier. Enfin les convives se séparèrent péniblement. +Hippolyte voyait danser les buissons et se réveilla sous un arbre. Alors, +conclut George Sand, «il put revenir à la maison, où il nous édifia tous +par sa gravité et sa sobriété le reste de la journée.» + +Le presbytère de Saint-Chartier était une maison joyeuse. Manette était +sourde, le curé de même. Il disait d'elle: «Elle n'entend pas la grosse +cloche.» Et il ne l'entendait pas davantage. Elle avait sauvé la vie de +son maître pendant la Révolution et elle le faisait marcher comme un petit +garçon, depuis cinquante-sept ans. C'était un prêtre, d'un modèle rare, +jurant comme un dragon, buvant comme un templier. «Je ne suis point un +cagot, moi, disait-il sous la Restauration. Je ne suis pas un de ces +hypocrites qui ont changé de manières depuis que le gouvernement nous +protège; je suis le même qu'auparavant et n'exige pas que mes paroissiens +me saluent plus bas ni qu'ils se privent du cabaret et de la danse, comme +si ce qui était permis hier ne devait plus l'être aujourd'hui.» Il se +targuait d'être un vieux de la vieille roche, n'aimait pas la loi du +sacrilège, non plus que de mettre de l'eau dans son vin. «Si l'archevêque +n'est pas content, qu'il le dise, je lui répondrai, moi! Et je me moquerai +bien de tous les archevêques du monde.» Le prélat en fit l'expérience. + +Etant venu pour la confirmation à Saint-Chartier et déjeunant au +presbytère, il dit au curé, par manière de badinage épiscopal: «Vous avez +quatre-vingt-deux ans, monsieur le curé, c'est un bel âge.--Oui-da, +Monseigneur, répliqua l'abbé en son libre langage, vous avez beau z'être +archevêque, vous n'y viendrez peut-être point!» Et, au dessert, impatienté +de la longueur du repas, il grommela entre haut et bas: «Ah! ça, +emmenez-le donc et débarrassez-moi de tous ces grands messieurs-là, qui me +font une dépense de tous les diables et qui mettent ma maison sens dessus +dessous. J'en ai _prou_, et grandement plus qu'il ne faut pour savoir +qu'ils mangent mes perdrix et mes poulets tout en se gaussant de moi.» Et +l'archevêque et son vicaire général de rire aux éclats. + +Ayant une fois été volé, le curé de Saint-Chartier se conduisit, au vrai, +à peu près comme M. Myriel dans les _Misérables_: il refusa de dénoncer le +coupable. Voilà le brave homme de prêtre qui forma la conscience +religieuse de George Sand. «L'Aurore, avait-il coutume de dire, est une +enfant que j'ai toujours aimée.» Il écrira à M. Dudevant: «Ma foi, +monsieur, prenez-le comme vous voudrez, mais j'aime tendrement votre +femme.» Il fréquentait chez les Dupin, ramenait parfois madame Dudevant en +croupe; car il montait à cheval, s'endormait, et l'animal s'arrêtait pour +brouter. Après dîner, le curé ronflait dans le salon du château, puis +demandait un petit air d'épinette. Sa religion était tolérante, placide et +bourgeoise. Il ne fut pour rien dans la crise de mysticisme qui guettait +George Sand, vers la seizième année. + + + + +CHAPITRE III + +AU COUVENT + + +L'éducation d'Aurore par les soins de sa grand'mère avait donné de +médiocres résultats: l'enfant souffrait d'être séparée de sa mère. +Deschartres, ci-devant précepteur de Maurice Dupin, n'était pas beaucoup +plus heureux dans son enseignement. Il avait des bourrasques, des rages de +vieux pédagogue, et la main leste. Un jour, comme la fillette était +distraite au cours de la leçon, il lui jeta à la tête un gros dictionnaire +latin. «Je crois, écrit-elle, qu'il m'aurait tuée si je n'eusse lestement +évité le boulet en me baissant à propos. Je ne dis rien du tout, je +rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et +j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fini ma +version: «Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux +plus.» Deschartres ne revint jamais sur ce sujet, et le latin fut +abandonné. On ne s'avisa que plus tard qu'il fallait compléter cette +instruction faite à bâtons rompus. En attendant, Aurore tout enfant avait +déjà ce culte de la nature qui hantera l'imagination de George Sand et +inspirera exquisement la meilleure part de ses oeuvres. Elle nous vante, +dans l'_Histoire de ma Vie_, l'automne et l'hiver, qui étaient ses saisons +les plus gaies, et proteste contre l'habitude mondaine qui «fait de Paris +le séjour des fêtes dans la saison de l'année la plus ennemie des bals, +des toilettes et de la dissipation.» Elle loue les riches Anglais de +passer l'hiver dans leurs châteaux, en goûtant les délices du coin du feu +et de la vie de famille. Cette passion pour la campagne s'épanche en une +jolie page de poésie descriptive: + +«On s'imagine à Paris que la nature est morte pendant six mois, et +pourtant les blés poussent dès l'automne, et le _pâle soleil_ des hivers, +on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le plus +brillant de l'année. Quand il dissipe les brumes, quand il se couche dans +la pourpre étincelante des soirs de grande gelée, on a peine à soutenir +l'éclat de ses rayons. Même dans nos contrées froides, et fort mal nommées +_tempérées_, la création ne se dépouille jamais d'un air de vie et de +parure. Les grandes plaines fromentales se couvrent de ces tapis courts et +frais, sur lesquels le soleil, bas à l'horizon, jette de grandes flammes +d'émeraude. Les prés se revêtent de mousses magnifiques, luxe tout gratuit +de l'hiver. Le lierre, ce pampre inutile mais somptueux, se marbre de tons +d'écarlate et d'or. Les jardins mêmes ne sont pas sans richesse. La +primevère, la violette et la rose de Bengale rient sous la neige. +Certaines autres fleurs, grâce à un accident de terrain, à une disposition +fortuite, survivent à la gelée et vous causent à chaque instant une +agréable surprise. Si le rossignol est absent, combien d'oiseaux de +passage, hôtes bruyants et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur +le faîte des grands arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus +beau que la neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamants, ou +lorsque la gelée se suspend aux arbres en fantastiques arcades, en +indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir n'est-ce +pas de se sentir en famille, auprès d'un bon feu, dans ces longues soirées +de campagne où l'on s'appartient si bien les uns aux autres, où le temps +même semble nous appartenir, où la vie devient toute morale et toute +intellectuelle en se retirant en nous-mêmes?» + +Voilà bien l'aimable tour de style qui fera le charme et le succès de +George Sand, en donnant à la peinture d'un paysage certain reflet de +psychologie! Elle écrira, par malheur, des pages moins soignées, sous le +coup de l'improvisation hasardeuse; ainsi cette phrase d'_Isidora_: +«Lorsqu'une main plus hardie cherche à soulever un coin du voile, elle +aperçoit, non pas seulement l'ignorance, la corruption de la société, mais +encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine.» Cette main +qui, en soulevant un voile, aperçoit..., évoque le souvenir d'une +métaphore fameuse de roman-feuilleton: «Sa main était froide comme celle +d'un serpent.» + +A douze ans, Aurore fait sa première communion, non à la paroisse de +Saint-Chartier comme son demi-frère Hippolyte, mais à La Châtre, sous la +direction d'un vieux curé qui avait du tact et lui épargna les questions +inutiles et messéantes de la confession. Cette cérémonie accomplie--et la +voltairienne madame Dupin disait volontiers: cette affaire +bâclée--l'enfant était en règle avec l'Eglise. Sa grand'mère, qui +n'entrait jamais dans un lieu de culte, tremblait qu'elle ne devînt +dévote. «Il n'en fut rien, raconte George Sand. On me fit faire une +seconde communion huit jours après, et puis on ne me reparla plus de +religion.» + +Pourtant la crise mystique allait atteindre cette jeune imagination, +éclose et développée dans une atmosphère d'incrédulité philosophique. +Elevée un peu à l'aventure, entre sa grand'mère, Deschartres et des +domestiques, Aurore devenait fantasque et presque révoltée. Elle refusait +de travailler et demandait obstinément à rejoindre sa mère. Madame Dupin +essaya des moyens de rigueur; l'enfant dut prendre ses repas seule, sans +que personne lui adressât la parole. Enfin la grand'mère, pour briser +cette résistance, usa d'un moyen détestable. Comme Aurore venait +s'agenouiller et implorer son pardon, elle lui dit avec sécheresse: +«Restez à genoux et m'écoutez avec attention; car ce que je vais vous dire, +vous ne l'avez jamais entendu et jamais plus vous ne l'entendrez de ma +bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu'une fois dans la vie, parce +qu'elles ne s'oublient pas; mais, faute de les connaître, quand par +malheur elles existent, on perd sa vie, on se perd soi-même.» Et la +cruelle, l'impitoyable aïeule étala sous les yeux de cette fillette de +treize ans les secrets de la famille; elle lui raconta le passé de son +père, de sa mère, leur mariage tardif, sa naissance hâtive. Elle laissa +même planer des doutes sur la conduite actuelle de sa bru. Et George Sand, +qui a gardé de cette épouvantable confession un odieux souvenir, résume +ainsi, quarante ans après, ses impressions ineffaçables: + +«Ma pauvre bonne maman, épuisée par ce long récit, hors d'elle-même, la +voix étouffée, les yeux humides et irrités, lâcha le grand mot, l'affreux +mot: ma mère était une femme perdue, et moi un enfant aveugle qui voulait +s'élancer dans un abîme.» + +Une telle révélation produisit sur Aurore une secousse dont elle nous a +transmis la description précise: «Ce fut pour moi comme un cauchemar; +j'avais la gorge serrée; chaque parole me faisait mourir, je sentais la +sueur me couler du front, je voulais interrompre, je voulais me lever, +m'en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence; je ne +pouvais pas, j'étais clouée sur mes genoux, la tête brisée et courbée par +cette voix qui planait sur moi et me desséchait comme un vent d'orage. Mes +mains glacées ne tenaient plus les mains brûlantes de ma grand'mère, je +crois que machinalement je les avais repoussées de mes lèvres avec +terreur.» + +Dès lors, le séjour de Nohant devint odieux à Aurore. Il y avait un lien +d'affection, ou brisé ou détendu, entre elle et sa grand'mère. Elle se +comporta en enfant terrible, rebelle au travail, s'évadant de la maison +pour courir les chemins, les buissons, les pacages, et ne revenir qu'à +nuit close avec des vêtements déchirés. Madame Dupin décida de la mettre +au couvent à Paris. Aurore accueillit avec joie cette nouvelle; du moins +elle verrait sa mère. + +Au début de l'hiver 1817-1818, madame Dupin conduisit sa petite-fille, +alors dans sa quatorzième année, au couvent des Anglaises, institué par la +veuve de Charles Ier pour les religieuses catholiques émigrées sous le +protectorat de Cromwell. George Sand devait y passer trois ans, jusqu'au +printemps de 1820. Elle a raconté avec d'amples détails son séjour dans +cette communauté, où les élèves, assez indisciplinées, semble-t-il, se +divisaient en trois catégories: les _diables_, les _sages_ et les +_bêtes_. Ces dernières, il va sans dire, étaient les plus nombreuses, et +l'_Histoire de ma Vie_ relate avec une complaisante prolixité maintes +anecdotes de couvent qui ne sauraient nous inspirer le même intérêt qu'à +madame Sand, lorsqu'elle se retournait vers les années de pension où son +esprit reçut la profonde commotion du mysticisme. + +La communauté des Anglaises consistait en «un assemblage de constructions, +de cours et de jardins qui en faisait une sorte de village plutôt qu'une +maison particulière.» C'était un dédale de couloirs, d'escaliers, de +galeries, d'ouvertures, de paliers; des chambres qui ouvraient à la file +sur des corridors interminables, et puis, ajoute George Sand, «de ces +recoins sans nom où les vieilles filles, et les nonnes surtout, entassent +mystérieusement une foule d'objets fort étonnés de se trouver ensemble, +des débris d'ornements d'église avec des oignons, des chaises brisées avec +des bouteilles vides, des cloches fêlées avec des guenilles, etc., etc.» +Des salles d'étude, et particulièrement de la petite classe où étaient +entassées une trentaine de fillettes, George Sand a gardé un déplaisant +souvenir. Elle revoit et nous montre «les murs revêtus d'un vilain papier +jaune d'oeuf, le plafond sale et dégradé, des bancs, des tables et des +tabourets malpropres, un vilain poêle qui fumait, une odeur de poulailler +mêlée à celle du charbon, un vilain crucifix de plâtre, un plancher tout +brisé; c'était là que nous devions passer les deux tiers de la journée, +les trois quarts en hiver.» Et de cette laideur des locaux scolaires de +son temps, elle tire argument pour expliquer la médiocrité ou l'absence +des aspirations esthétiques, alors qu'un simple paysan vit dans une +atmosphère et a sous les yeux des spectacles de beauté. A très bon droit, +elle demande qu'on élargisse et qu'on embellisse l'horizon intellectuel +des prolétaires français. Elle veut qu'on leur révèle les trésors et les +splendeurs de l'art. + +Des religieuses et des maîtresses de la communauté George Sand a esquissé +des portraits qui nous offrent, sous les aspects les plus divers, le +personnel d'une congrégation enseignante. C'était, d'abord, la maîtresse +de la petite classe, mademoiselle D..., «grasse, sale, voûtée, bigote, +bornée, irascible, dure jusqu'à la cruauté, sournoise, vindicative; elle +avait de la joie à punir, de la volupté à gronder, et, dans sa bouche, +gronder c'était insulter et outrager.» Il paraît qu'elle écoutait aux +portes, qu'elle obligeait les élèves, en manière de punition, à baiser la +terre. Et si, d'aventure, elles faisaient le simulacre et baisaient leur +main en se baissant vers le carreau, la farouche mademoiselle D... leur +poussait la figure dans la poussière. C'est qu'elle appartenait à l'espèce +des maîtresses séculières, des _pions_ femelles--selon l'expression de +George Sand--qui sont la plaie des couvents. + +Tout au rebours, il y avait la mère Alippe, «une petite nonne ronde et +rosée comme une pomme d'api trop mûre qui commence à se rider.» Chargée de +l'instruction religieuse, elle demanda à Aurore, le jour de son arrivée, +où languissaient les âmes des enfants morts sans baptême. La petite-fille +de madame Dupin était peu ferrée sur le catéchisme. Une de ses compagnes, +qui avait un fort accent anglais, lui souffla: «_Dans les limbes_.» Aurore +entendit et répéta: «_Dans l'Olympe_» Toute la classe éclata de rire, +d'autant que la nouvelle venue ne savait pas faire le signe de la croix. +Rose, la femme de chambre, lui avait appris à porter la main à l'épaule +droite avant l'épaule gauche. C'était une hérésie, et le brave curé jovial +de Saint-Chartier ne s'en était pas aperçu. On crut qu'une païenne était +entrée dans la communauté. Elle mettait l'Olympe dans le catéchisme, se +signait de travers, et disait «mon Dieu»--presque un juron--hors de ses +prières, dans la conversation courante. + +Ses camarades essayèrent de la tourner en dérision. Mary G..., qui était +le grand chef des _diables_ et la terreur des _bêtes_, l'aborda en ces +termes: «Mademoiselle s'appelle _Du pain? some bread?_ elle s'appelle +Aurore? _rising-sun?_ lever du soleil? les jolis noms! et la belle figure! +Elle a la tête d'un cheval sur le dos d'une poule. Lever du soleil, je me +prosterne devant vous; je veux être le tournesol qui saluera vos premiers +rayons. Il paraît que nous prenons les limbes pour l'Olympe; jolie +éducation, ma foi, et qui nous promet de l'amusement.» + +Aurore eut vite désarmé la malveillance et conquis les sympathies de ses +compagnes. Elle s'associa aux excursions de la _diablerie_ qui, imitant le +miaulement des chats, courait par les corridors et grimpait sur les toits, +au risque de briser des vitres avec un fracas épouvantable. La punition, +quand on était surprise, consistait à revêtir le _bonnet de nuit_; au +début, ce fut pour Aurore la coiffure habituelle. On composait aussi, pour +se distraire, et l'on se passait de main en main des modèles de confession +ou d'examen de conscience, destinés aux petites et adressés à l'abbé de +Villèle, confesseur d'une partie de la communauté. Voici l'un de ces +scénarios assez irrespectueux: + +«Hélas! mon petit père Villèle, il m'est arrivé bien souvent de me +barbouiller d'encre, de moucher la chandelle avec mes doigts, de me donner +des indigestions d'_haricots_, comme on dit dans le grand monde où j'ai +été z'élevée; j'ai scandalisé les jeunes _ladies_ de la classe par ma +malpropreté; j'ai eu l'air bête, et j'ai oublié de penser à quoi que ce +soit, plus de deux cents fois par jour. J'ai dormi au catéchisme et j'ai +ronflé à la messe; j'ai dit que vous n'étiez pas beau; j'ai fait égoutter +_mon rat_ sur le voile de la mère Alippe, et je l'ai fait exprès. J'ai +fait cette semaine au moins quinze pataquès en français et trente en +anglais, j'ai brûlé mes souliers au poêle et j'ai infecté la classe. C'est +ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute, etc.» + +Le samedi soir particulièrement, ou la veille des fêtes, on s'évertuait à +mettre en colère la D..., qui donnait des gifles à tour de bras et tout à +coup s'écriait lamentablement: «J'ai perdu mon absolution.» Ou bien on +racontait gravement aux nouvelles arrivées que l'une des doyennes de la +communauté, madame Anne-Augustine, ne digérait qu'au moyen d'un ventre +d'argent et que, lorsqu'elle marchait, on entendait le cliquetis de ce +ventre de métal. Les pires escapades de ces fillettes étaient de +rassembler des victuailles, des fruits, des gâteaux, des pâtés, et de se +concerter pour aller les dévorer de nuit, dans un coin de la maison. +«Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures où +l'on ne devait pas manger, c'était une fête, une partie fine et des rires +inextinguibles, et des saletés de l'autre monde, comme de lancer au +plafond la croûte d'une tarte aux confitures et de la voir s'y coller avec +grâce, de cacher des os de poulet au fond d'un piano, de semer des pelures +de fruits dans les escaliers sombres pour faire tomber les personnes +graves. Tout cela paraissait énormément spirituel, et l'on se grisait à +force de rire; car en fait de boisson nous n'avions que de l'eau ou de la +limonade.» + +Soudain la plus invraisemblable des révolutions se produisit chez cette +espiègle d'Aurore, adonnée à la _diablerie_. Elle devint dévote. Elle +avait quinze ans. L'éveil de son coeur fut une crise de mysticisme. Elle +avait besoin d'aimer hors d'elle-même. Elle aima Dieu. Voici comment la +métamorphose s'opéra. L'ordinaire religieux des pensionnaires était la +messe tous les matins, à sept heures, puis dans l'après-midi une +méditation d'une demi-heure à la chapelle. Celles qui méditaient +péniblement avaient le droit de faire une lecture pieuse. Plusieurs +bâillaient, chuchotaient ou sommeillaient: Aurore était du nombre. Un jour, +par ennui, elle ouvrit un abrégé de la _Vie des Saints_, lut la légende +de Siméon le Stylite, y prit intérêt, rouvrit le volume le lendemain et +les jours suivants. Un tableau du Titien, placé au fond du choeur, et qui +représentait Jésus au Jardin des Olives, lui sembla s'illuminer et révéler +le sens profond de l'agonie du Christ. Elle eut la vague curiosité de +poursuivre ses lectures, d'aborder la vie de saint Augustin, celle de +saint Paul, d'évoquer le peu de latin qu'elle avait su pour comprendre et +admirer les psaumes. Elle ouvrit l'Evangile, s'en pénétra, s'y complut, et +elle retourna au pied de l'autel, non seulement aux heures obligatoires, +mais pendant les récréations. A la pâle clarté de la lampe du sanctuaire, +elle priait, suivait son rêve mystique. Et le spectacle de cette chapelle, +où son âme se renouvelle et s'épure, est demeuré gravé en sa mémoire: «La +flamme blanche se répétait dans les marbres polis du pavé, comme une +étoile dans une eau immobile. Son reflet détachait quelques pâles +étincelles sur les angles des cadres dorés, sur les flambeaux ciselés et +sur les lames d'or du tabernacle. La porte placée au fond de +l'arrière-choeur était ouverte à cause de la chaleur, ainsi qu'une des +grandes croisées qui donnaient sur le cimetière. Les parfums du +chèvrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes d'une fraîche brise. +Une étoile perdue dans l'immensité était comme encadrée par le vitrage et +semblait me regarder attentivement. Les oiseaux chantaient; c'était un +calme, un charme, un recueillement, un mystère, dont je n'avais jamais eu +l'idée.» + +Peu à peu la chapelle se vida, la dernière religieuse, après avoir, selon +la coutume de la communauté, non seulement plié le genou, mais baisé le +sol devant l'autel, alluma sa bougie à la lampe symbolique. Aurore resta +seule, et le grand ébranlement nerveux des conversions et des extases se +produisit en elle. La grâce opérait avec la soudaineté de son efficace. + +«L'heure s'avançait, la prière était sonnée, on allait fermer l'église. +J'avais tout oublié. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une +atmosphère d'une suavité indicible, et je la respirais par l'âme plus +encore que par les sens. Tout à coup un vertige passe devant mes yeux, +comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre une +voix murmurer à mon oreille: _Tolle, lege_.» + +C'en était fait. Elle aimait Dieu. Tout son être lui appartenait. Un voile +venait de se déchirer devant ses regards. Elle entrevoyait une Terre +promise et voulait y pénétrer. Ses appels, ses prières allaient à la +divinité inconnue qu'elle adorait. Et les sanglots qui secouaient sa gorge, +les larmes qui inondaient ses joues, attestaient la ferveur de son +exaltation. De sens rassis, longtemps après, elle nous en donne une preuve +décisive: «J'étais tombée derrière mon banc. J'arrosais littéralement le +pavé de mes pleurs.» + +Dès lors sa dévotion prit une forme passionnée et fougueuse. Les +résistances de sa raison, les fantaisies de son humeur, les singularités +de son caractère eurent tôt fait de capituler devant l'explosion +victorieuse et triomphante de la foi. Ce zèle fut contenu par le tact d'un +confesseur habile homme, l'abbé de Prémord, jésuite, ou, comme on disait +alors, _Père de la foi_. Il écouta avec bienveillance la confession +générale d'Aurore, c'est-à-dire le récit de sa vie passée qui dura trois +heures. Quand elle eut terminé, il refusa d'entendre sa confession--elle +s'était confessée en se racontant--et il lui donna sur-le-champ +l'absolution: «Allez en paix, vous pouvez communier demain. Soyez calme et +joyeuse, ne vous embarrassez pas l'esprit de vains remords, remerciez Dieu +d'avoir touché votre coeur; soyez toute à l'ivresse d'une sainte union de +votre âme avec le Sauveur.» Elle communia le lendemain, fête de +l'Assomption. Elle avait quinze ans. Ce fut, à l'en croire, 1e véritable +jour de sa première communion. Dans l'intervalle, elle ne s'était pas +approchée du sacrement. Pour réparer cette négligence, durant plusieurs +mois, elle communia tous les dimanches, et même deux jours de suite. «J'en +suis revenue, dit-elle dans l'_Histoire de ma Vie_, à trouver fabuleuse et +inouïe l'idée matérialisée de manger la chair et de boire le sang d'un +Dieu; mais que m'importait alors?... Je brûlais littéralement comme sainte +Thérèse; je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans +m'apercevoir du mouvement de mon corps; je me condamnais à des austérités +qui étaient sans mérite, puisque je n'avais plus rien à immoler, à changer +ou à détruire en moi. Je ne sentais pas la langueur du jeûne. Je portais +autour du cou un chapelet de filigrane qui m'écorchait, en guise de +cilice. Je sentais la fraîcheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une +douleur c'était une sensation agréable. Enfin je vivais dans l'extase, mon +corps était insensible, il n'existait plus.» Bref, le mysticisme s'était +emparé d'elle, annihilait son corps et emportait sa pensée vers des songes +paradisiaques. + +Par esprit sans doute de mortification, elle se plaisait au commerce des +soeurs converses chargées des basses besognes de la communauté, et +spécialement de la soeur Hélène, une pauvre écossaise vouée à la phtisie, +qui s'arrêtait au milieu d'un couloir ou au bas d'un escalier, incapable +de porter les seaux d'eau sale qu'elle devait descendre du dortoir. Cette +malheureuse créature était laide, vulgaire, marquée de taches de rousseur; +mais elle avait des dents merveilleuses et sur le visage une expression de +souffrance d'une infinie mélancolie. Aurore voulut la seconder dans son +gros travail, l'aida à enlever ses seaux, à balayer, à frotter le parquet +de la chapelle, à épousseter et brosser les stalles des nonnes, voire même +à faire les lits au dortoir. Qu'eût pensé madame Dupin si elle avait su +que sa petite-fille se livrait à d'aussi viles occupations? En retour, +Aurore apprenait à soeur Hélène les éléments de la langue française, et +c'était là un touchant échange de services. A l'image de son élève, la +future châtelaine de Nohant voulait entrer en religion, et non pas comme +dame du choeur, mais comme simple converse, servante volontaire, par pur +amour de Dieu, dans quelque communauté. + +La supérieure des Anglaises et l'abbé de Prémord se garderont d'encourager +une vocation qui leur semblait factice et sans avenir. Ce fut, de leur +part, très avisé. Ils exigèrent même qu'Aurore renonçât aux exagérations +de son mysticisme, qu'elle jouât et courût avec ses compagnes, au lieu de +passer à la chapelle les heures de récréation. L'ordre était formel: «Vous +sauterez à la corde, vous jouerez aux barres.» Elle dut se soumettre à la +proscription, tout en continuant à communier le dimanche, et vite elle +recouvra son équilibre physique et moral. De la sorte elle eut plusieurs +mois de béatitude. «Ils sont, dit-elle, restés dans ma mémoire comme un +rêve, et je ne demande qu'à les retrouver dans l'éternité pour ma part de +paradis. Mon esprit était tranquille. Toutes mes idées étaient riantes. Il +ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguère hérissé de rochers et +d'épines. Je voyais à toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et +les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'était +indifférent. L'empyrée m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne +sentais plus en moi un grain de poussière qui pût ralentir le vol de mes +ailes. La terre était un lieu d'attente où tout m'aidait et m'invitait à +faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophète, +pour empêcher que, dans la nuit, mon pied ne heurtât la pierre du chemin.» + +Ce retour à la gaieté--une gaieté pieuse et pratiquante--fut marqué par un +goût très vif pour les charades d'abord, puis pour de petites comédies +qu'Aurore organisait avec cinq ou six de la grande classe. On élaborait +des _scénarios_ sur lesquels on dialoguait d'abondance, à l'improvisade. +Les travestissements étaient un peu bien primitifs, ceux surtout des rôles +masculins. C'était une manière de costume Louis XIII, où les +hauts-de-chausses consistaient en un retroussis des jupes froncées jusqu'à +mi-jambe. Avec des tabliers cousus on faisait des manteaux; avec du papier +frisé on simulait des plumes. Il y eut même des bottes, des épées et des +feutres fournis par les parents. Madame la supérieure daigna assister à +l'une des représentations avec toute la communauté, et l'on eut ce soir-là +permission de minuit. Aurore, qui était l'impresario de la troupe, +retrouva dans sa mémoire quelques scènes du _Malade imaginaire_ qu'elle +ajusta, et les religieuses, sans s'en douter, applaudirent une vague +paraphrase de Molière proscrit au couvent. Elles prirent plaisir aux +pratiques de monsieur Purgon, avec des intermèdes renouvelés de _Monsieur +de Pourceaugnac_. On avait découvert, dans le matériel de l'infirmerie, +les instruments classiques. Le latin de Molière fut apprécié par les +Anglaises qui avaient l'habitude de lire ou de psalmodier les offices en +latin. + +Cette représentation marqua l'apothéose d'Aurore. Peu de temps après, au +lendemain de l'assassinat du duc de Berry qui interrompit les +réjouissances théâtrales préparées au couvent pour le carnaval, avec un +programme de violons, de bal et de souper, madame Dupin s'avisa de ramener +sa petite-fille à Nohant. Elle avait appris ses projets d'entrer en +religion, qui d'ailleurs subsistaient à travers les distractions +dramatiques, et elle ne se souciait pas qu'Aurore devînt nonne ou béguine. +Il fallut quitter le couvent. O désespoir! C'était le paradis sur la +terre. L'idée de revoir le monde, la perspective d'être mariée, +épouvantaient cette imagination de seize ans. Par bonheur la mère et la +grand'mère ne devaient pas s'entendre pour choisir un prétendant. On +accorda quelque répit à Aurore. Elle espérait du moins qu'un rapprochement +pourrait survenir entre les deux influences qui s'étaient disputé son +affection. Mais, lorsqu'elle aborda ce sujet, sa mère lui répliqua +violemment: «Non certes! Je ne retournerai à Nohant que quand ma +belle-mère sera morte.» Et elle ajoutait avec son humeur emportée et +aigrie: «Va-t'en sans te désoler, nous nous retrouverons, et peut-être +plus tôt que l'on ne croit!» Au début du printemps de 1820, Aurore rentra +à Nohant avec sa grand'mère dans la grosse calèche bleue, et le lendemain +matin, quand elle s'éveilla, ce fut une sensation neuve et troublante: +«Les arbres étaient en fleur, les rossignols chantaient, et j'entendais au +loin la classique et solennelle cantilène des laboureurs.» Le couvent +allait bientôt s'effacer et disparaître dans les brumes du passé. + + + + +CHAPITRE IV + +LE MARIAGE + + +Le retour à Nohant fut pour Aurore un changement douloureux. Elle se +sentit d'abord dépaysée et pleura. Sans doute elle était libre, elle +pouvait dormir la grasse matinée et n'avait pas à craindre d'être +réveillée par la cloche du couvent et la voix criarde de soeur +Marie-Josèphe. Elle sortait de tutelle et disposait de son temps, de ses +pensées en toute indépendance: mais elle n'y trouvait aucun agrément. La +règle habituelle manquait à son accoutumance. Les gens de la maison, ceux +des alentours ne l'avaient pas reconnue, tant elle était grandie, et la +traitaient avec un respect cérémonieux. Deschartres l'appelait +«mademoiselle». Seuls les grands chiens, ses vieux amis, après quelques +instants de surprise, l'accablèrent de caresses. Il y avait des +domestiques nouveaux, notamment un certain Cadet promu aux fonctions +d'aide-valet de chambre, qui, lorsqu'on lui reprochait de briser les +carafes, répondait avec un grand sérieux: «Je n'en ai cassé que sept la +semaine dernière.» Il semblait à Aurore qu'elle fût dans un monde inconnu. +Elle regrettait la placidité routinière de la communauté. Elle s'ennuyait, +elle avait «le mal du couvent». + +Madame Dupin n'était pas faite pour égayer cette solitude et dissiper la +mélancolie de sa petite-fille. Elle luttait contre la surdité, la +somnolence, la lassitude intellectuelle. «Aux repas, dit George Sand, elle +se montrait avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles, +la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensée;» puis, +cet effort accompli, elle se retirait dans son boudoir, persiennes closes. +Pour la distraire, on jouait la comédie comme au couvent: c'était le +passe-temps favori d'Aurore. Les représentations ne devaient pas se +prolonger trop avant dans la soirée; vers dix heures, on procédait au +coucher de madame Dupin, et cette importante opération durait souvent +jusqu'à minuit. L'_Histoire de ma Vie_ nous en décrit le cérémonial: «Des +camisoles de satin piqué, des bonnets à dentelles, des cocardes de rubans, +des parfums, des bagues particulières pour la nuit, une certaine tabatière, +enfin tout un édifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et +il fallait l'arranger de manière qu'elle se reveillât sans avoir fait un +mouvement.» + +Après dîner, elle aimait qu'Aurore lui fît la lecture. On commença, en +février 1821, le _Génie du Christianisme_, qui ne s'harmonisait guère avec +les goûts littéraires non plus qu'avec les doctrines philosophiques de +l'invétérée voltairienne, et elle formulait sur le fond et la forme de +l'oeuvre les appréciations les plus judicieuses. Soudain, un soir, elle +interrompit la lectrice au milieu d'une riante description des savanes et +dit d'un air égaré: «Arrête-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si étrange +que j'ai peur d'être malade et d'entendre autre chose que ce que j'écoute. +Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu +composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idées noires dans +l'esprit.» Cet accès de délire fut vite dissipé. Madame Dupin réclama des +cartes pour jouer au grabuge; puis, abordant un sujet qu'elle n'avait +jamais effleuré, elle fit part à Aurore d'une demande en mariage formée +par «un homme immensément riche, mais cinquante ans et un grand coup de +sabre à travers la figure.» C'était un général de l'Empire qui ne tenait +pas à la dot. Il est vrai qu'il mettait pour première condition +qu'aussitôt mariée elle cesserait de voir sa mère. Malgré toute +l'antipathie qu'elle éprouvait pour sa bru, la vieille madame Dupin avait +eu le bon sens de refuser et d'éconduire le prétendant plus que +quinquagénaire. Elle prononça même dans cet entretien quelques paroles +conciliantes envers celle qui avait été l'épouse de son fils. + +Le lendemain matin, pour Aurore le réveil fut lugubre. Deschartres vint +lui annoncer que sa grand'mère avait eu une attaque d'apoplexie. Elle +s'était levée durant la nuit, était tombée et n'avait pu se relever. Elle +resta paralysée, avec un côté mort depuis l'épaule jusqu'au talon. +C'étaient des divagations presque continuelles, un lamentable état +d'enfance. Elle voulait qu'on lui lût le journal et ne pouvait fixer son +attention. Elle demandait des cartes, n'avait pas la force de les tenir et +se plaignait qu'on ne voulût pas la soulager en lui faisant une +application de la dame de pique sur le bras. Et cette dégénérescence des +facultés dura tout le printemps, tout l'été, tout l'automne, avec quelques +rares heures de lucidité. + +Autour du fauteuil, auprès du lit où s'éteignait cette belle intelligence +comme une lampe privée d'huile, Aurore passa neuf grands mois hantés par +de mélancoliques méditations. Elle dut prendre la direction de la maison. +Deschartres, fort avisé, exigea qu'elle fît chaque jour une sortie à +cheval, qu'elle respirât l'air du matin, après être demeurée des +après-midi ou des soirées entières dans la chambre de la malade, absorbant +du tabac à priser, du café noir sans sucre et même de l'eau-de-vie pour ne +pas succomber au sommeil. Il advenait souvent que la pauvre paralysée +prenait la nuit pour le jour, exigeait qu'on ouvrît les volets et se +croyait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil. + +Par une singulière volte-face de la pensée, Aurore, au chevet de sa +grand'mère, allait insensiblement se détacher des croyances et des +habitudes religieuses qu'elle avait contractées au couvent. La lecture du +_Génie du Christianisme_ et de l'_Imitation_, loin de la confirmer dans la +certitude de sa foi, lui apporta des scrupules et des doutes. Elle +trouvait une contradiction irréductible entre la doctrine de Gerson et +celle de Chateaubriand, et elle était incapable d'opter. «Il me fallait, +dit-elle, faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne +d'ascétisme dont je m'étais à moitié nourrie était un aliment pernicieux +dont il fallait à tout jamais me débarrasser, ou bien le livre (de +l'_Imitation_) avait raison, je devais repousser l'art et la science, et +la poésie, et le raisonnement, et l'amitié et la famille; passer les jours +et les nuits en extase et en prières auprès de ma moribonde, et, de là, +divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne +jamais redescendre dans le commerce de l'humanité.» Il en résultait pour +Aurore d'insurmontables perplexités et des points de vue différents, selon +qu'elle était en pleine campagne, à cheval, ou dans sa chambre, +agenouillée sur son prie-Dieu. «Au galop de Folette, j'étais tout +Chateaubriand. A la clarté de ma lampe, j'étais tout Gerson et me +reprochais le soir mes pensées du matin.» Entre temps, elle se tourmentait +de l'idée que sa grand'mère pouvait mourir sans sacrements, et elle +n'osait aborder avec la malade cette redoutable question. Elle en référa à +son confesseur, l'abbé de Prémord, qui, dans une lettre d'ailleurs fort +sage, l'approuva d'avoir gardé le silence. «Cet homme, dit George Sand, +était un saint, un vrai chrétien, dirai-je _quoique_ jésuite, ou _parce +que_ jésuite?» Et elle saisit cette occasion, dans l'_Histoire de ma Vie_, +pour nous donner son opinion--celle d'après 1850--sur la Compagnie de +Jésus. «Soyons équitables, écrit-elle. Au point de vue politique, en tant +que républicains, nous haïssons ou redoutons cette secte éprise de pouvoir +et jalouse de domination. Je dis _secte_ en parlant des disciples de +Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante +modification à l'orthodoxie romaine. C'est une hérésie bien conditionnée. +Elle ne s'est jamais déclarée telle, voilà tout. Elle a sapé et conquis la +papauté sans lui faire une guerre apparente; mais elle s'est ri de son +infaillibilité, tout en la déclarant souveraine. Bien plus habile en cela +que toutes les autres hérésies, et, partant, plus puissante et plus +durable. Oui, l'abbé de Prémord était plus chrétien que l'Eglise +intolérante, et il était hérétique parce, qu'il était jésuite. La doctrine +de Loyola est la boîte de Pandore.» + +Sa déclaration de principe une fois formulée, George Sand va plaider les +circonstances atténuantes pour la Compagnie de Jésus. Il sera impossible +de souscrire à cette conclusion, pour peu que l'on ait devant les yeux et +dans la mémoire les enseignements de l'histoire, l'oeuvre exécrable de +l'Inquisition, les censures de l'Assemblée du Clergé de France, les +protestations de Bossuet et de Port-Royal, les arrêts des Parlements et la +condamnation même prononcée par le pape Clément XIV qui, en 1773, +dissolvait l'ordre des Jésuites, sans parler des débats engagés en +Sorbonne autour du grand Arnauld à propos de l'_Augustinus_, non plus que +de l'écho, qui ne saurait s'affaiblir, des immortelles et vengeresses +_Provinciales_. En dépit de son indulgence, George Sand est obligée de +répudier la morale, ou plutôt l'immoralité jésuitique. «Dirai-je, +écrit-elle, pourquoi Pascal eut raison de flétrir Escobar et sa séquelle? +C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une +doctrine qui eût pu être si généreuse et si bienfaisante est devenue, +entre les mains de certains hommes, l'athéisme et la perfidie.» Voilà les +deux mots auxquels il faut se tenir, et qui résument l'intégrale vérité +sur la doctrine du _perinde ac cadaver_. + +Se tournant derechef vers l'abbé de Prémord, Aurore lui demanda de +départager son esprit entre les sollicitations contraires de l'_Imitation_ +et du _Génie du Christianisme_. Il répondit par le simple conseil--ce qui +est assez surprenant de la part d'un confesseur--de multiplier ses +lectures et de profiter de la latitude que lui avait laissée sa grand'mère +en la chargeant des clefs de la bibliothèque. Madame Dupin lui avait +montré le rayon des ouvrages qu'elle ne devait pas ouvrir. Pour le surplus, +c'était la liberté absolue, et le jésuite se range à cet avis: «Lisez les +poètes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes. Tous sont +impuissants contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'élève dans +votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de +l'Evangile, et vous vous sentirez docteur à tous ces docteurs.» + +Elle suivit le conseil et lut tour à tour Mably, Locke, Condillac, +Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne--«dont +ma grand'mère, dit-elle, m'avait marqué les chapitres et les feuillets à +passer,»--puis La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare, bref +une véritable encyclopédie, et elle absorba le tout pêle-mêle. Enfin +Rousseau arriva, celui qui devait la conquérir et la posséder sans +conteste, «Rousseau, écrit-elle, l'homme de passion et de sentiment par +excellence, et je fus entamée.» La sensibilité de Jean-Jacques allait +triompher de ses inclinations religieuses et des pratiques formalistes de +son catholicisme. Elle marque cette étape: «L'esprit de l'Eglise n'était +plus en moi; il n'y avait peut-être jamais été.» + +C'était l'époque où l'Italie et la Grèce se soulevaient pour leur +affranchissement. Or la monarchie et l'Eglise n'hésitaient pas à se +prononcer en faveur du Grand-Turc contre les chrétiens justement révoltés. +Aurore, avec lord Byron comme guide, avait embrassé la cause hellénique. +Deschartres soutenait le sultan, représentant de l'autorité. Et c'étaient +d'interminables discussions au cours de leurs promenades. Un jour, le +pédagogue distrait tomba sur le gazon, tout en ayant soin d'achever sa +phrase. «Après quoi, relate George Sand, il dit fort gravement en +s'essuyant les genoux: «Je crois vraiment que je suis tombé?--Ainsi +tombera l'empire ottoman,» répliqua Aurore, que son précepteur traitait de +jacobine, de régicide, de philhellène et de bonapartiste. + +Cependant les inquiétudes d'Aurore pour le salut de l'âme de sa grand'mère +subsistaient et survivaient même à l'ébranlement de sa foi religieuse. +Dégoûtée du culte tel qu'on le pratiquait à Saint-Chartier ou à La Châtre, +elle s'abstenait d'aller à la messe pour entendre les beuglements des +chantres, leurs calembours involontaires en latin, le ronflement des +bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet, les bavardages de la +bonne société, les disputes des sacristains et des enfants de choeur, et +le bruit des gros sous qu'on récolte et qu'on compte. Elle préférait lire +sa messe dans sa chambre; mais elle aurait voulu--et en cela son +catholicisme persistait--réconcilier sa grand'mère avec l'Eglise. Cet +événement si souhaité se produisit par les soins de l'archevêque d'Arles, +Loménie de Brienne, qui était pour la malade une manière de beau-fils, car +il était issu des fameuses amours de son mari Francueil et de madame +d'Epinay. Ce prélat, que madame Dupin avait entouré naguère de sollicitude +presque maternelle, était d'une balourdise et d'une stupidité d'autant +plus déconcertantes que son père et sa mère auraient dû lui léguer quelque +trait de leur remarquable intelligence. Physiquement, il ressemblait à +madame d'Epinay qui, de l'aveu unanime des contemporains et d'après son +propre témoignage, fut laide. Au surplus, George Sand nous a tracé le +portrait de l'archevêque: «Il n'avait pas plus d'expression qu'une +grenouille qui digère. Il était, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou +plutôt goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il +n'avait pas; très vif, très rond de manières, insupportablement gai, +quelque chagrin qu'on eût autour de lui; intolérant en paroles, débonnaire +en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales; +vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses +privilèges; cynique dans son besoin de bien-être; bruyant, colère, évaporé, +bonasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de +rire pour se désennuyer, enfin le chrétien le plus sincère à coup sûr, +mais le plus impropre au prosélytisme que l'on puisse imaginer.» + +C'est ce prélat qui, en arrivant à Nohant, devait surmonter la résistance +voltairienne de madame Dupin. Il lui fit une grotesque homélie débutant +par cet exorde: «Chère maman, je ne vous ai pas prise en traître et n'irai +pas par quatre chemins. Je veux sauver votre âme.» Il continuait en la +priant d'être bien gentille et bien complaisante pour son gros enfant, +refusait de discuter avec elle et ses beaux esprits reliés en veau, et +terminait ainsi sa fantaisiste allocution: «Il ne s'agit pas de ça; il +s'agit de me donner une grande marque d'amitié, et me voilà tout prêt à +vous la demander à genoux. Seulement, comme mon ventre me gênerait fort, +voilà votre petite qui va s'y mettre à ma place.» Avec de tels arguments, +renforcés par les regards suppliants d'Aurore, il eut cause gagnée. +«Allons, s'écria-t-il en se frottant les mains et en se frappant sur la +bedaine, voilà qui est enlevé! Il faut battre le fer pendant qu'il est +chaud. Demain matin, votre vieux curé viendra vous confesser et vous +administrer. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez +plus.» Il passa le reste de la journée à rire, à jouer avec les chiens en +leur disant qu'ils pouvaient bien regarder un évêque. Et il taquinait +Aurore, lui reprochait d'avoir failli tout faire manquer et les mettre +dans de beaux draps. Elle était stupéfaite de ce langage, de cette +familiarité, de cette façon, écrit-elle, de _fourrer_ les sacrements. Par +bonheur le curé eut un peu plus de tact que le prélat. Devant Aurore qui +assistait à la cérémonie, il résuma ainsi la doctrine de l'Eglise: «Ma +chère soeur, je serons tous pardonnés, parce que le bon Dieu nous aime et +sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons.» En aparté +madame Dupin dit à Aurore: «Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le +pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je reconnais que Dieu a ce +pouvoir, et j'espère qu'il a exaucé nos bonnes intentions à tous trois.» +Au regard du monde elle était en règle avec la divinité. + +L'archevêque, piqué de prosélytisme, essaya de chapitrer la petite-fille +après la grand'mère, en se promenant ou, nous dit George Sand, en roulant +comme une toupie à travers le jardin. Il eut moins de succès. «Fais ton +examen de conscience pour demain. Je parie que j'aurai à te laver la +tête.» Elle refusa. Et lui de reprendre: «Qu'est-ce à dire, oison bridé? +Mais voilà l'heure du dîner. J'ai une faim de chien. Dépêchons-nous de +rentrer.» Enfin, comme la sottise n'excluait pas chez lui le fanatisme, il +se rendit à la bibliothèque la veille de son départ, brûla et lacéra des +livres hétérodoxes. Deschartres l'arrêta dans cette besogne. + +Le spectacle de la confession de sa grand'mère avait attristé Aurore. +Elle-même ne devait plus solliciter l'absolution, à la suite d'une +question indiscrète du curé de La Châtre qui, sur des bavardages de petite +ville, lui demanda si elle avait un commencement d'amour pour un jeune +homme. Elle quitta le confessionnal, et ne voulut pas davantage s'adresser +au vieux curé de Saint-Chartier qui, lorsqu'on s'attardait à énumérer des +péchés, avait coutume de grommeler: «Très bien, très bien. Allons, est-ce +bientôt fini?» + +Pour occuper ses loisirs et détendre son imagination, elle s'adonna à +l'ostéologie, à l'anatomie, avec Deschartres et un camarade qu'elle +appelle Claudius et qui leur apportait des têtes, des bras, des jambes, +voire un squelette entier de petite fille qu'elle garda longtemps sur sa +commode et qui lui causait des cauchemars. Alors elle mettait le squelette +à la porte de sa chambre, et s'endormait paisiblement. Il va sans dire +qu'à La Châtre on jasait de cette jeune fille qui étudiait des os de mort, +tirait au pistolet, chassait, et s'habillait en garçon. On prétendit +qu'elle profanait les hosties et qu'elle entrait à cheval dans l'église, +caracolant autour du maître-autel, ou encore que la nuit elle déterrait +les cadavres. + +Le 22 décembre 1821, madame Dupin succomba. Depuis le mois de février ses +facultés s'étaient obscurcies, mais elle eut, à l'instant suprême, un +retour de lucidité et dit à sa petite-fille: «Tu perds ta meilleure amie.» +Deschartres, que cette mort avait affolé, réveilla Aurore vers une heure +du matin et par le verglas la conduisit au cimetière. Il avait ouvert le +cercueil de Maurice Dupin, souleva la tête qui se détacha d'elle-même, et +dit à Aurore: «Demain cette fosse sera fermée. Il faut y descendre, il +faut baiser cette relique. Ce sera un souvenir pour toute votre vie.» Etla +jeune fille, s'associant à l'exaltation du précepteur, accomplit, après +lui, cet acte, faut-il dire de dévotion ou de profanation? Il referma +ensuite le cercueil, et ajouta en sortant du cimetière: «Ne parlons de +cela à personne. On croirait que nous sommes fous, et pourtant nous ne le +sommes pas.» + +Aurore passait sous la direction de sa mère qui n'avait pas assisté aux +funérailles, mais qui arriva pour l'ouverture du testament. Les +dispositions prises par l'aïeule confiaient sa petite-fille à son cousin +paternel René de Villeneuve, mais elles ne furent pas respectées. Il y eut +des scènes violentes: madame Maurice Dupin s'abandonna à des +récriminations injurieuses contre la défunte. Aurore fut révoltée. Elle +aurait voulu rentrer au couvent. Il ne s'y trouvait pas de chambre +vacante. Elle dut suivre sa mère à Paris. Cette période de sa vie lui +laissa une impression d'amertume et de rancoeur. Entre la mère et la fille, +il se produisit une série de froissements inoubliables qui attestaient +une véritable incompatibilité d'humeur. Madame Maurice Dupin alla jusqu'à +exhiber à Aurore des lettres de La Châtre ou de Nohant, des délations de +domestiques, qui incriminaient la conduite de la jeune fille et +cherchaient à la salir. Ce fut le comble, un débordement de désespoir et +de nausée. + +De vrai, madame Maurice Dupin était folle, ou peu s'en faut. Ses nerfs +malades la dominaient et lui faisaient commettre des insanités. Si elle +voyait Aurore lire, elle lui arrachait le volume des mains, incapable +qu'elle était elle-même de se livrer à une lecture sérieuse. Elle ne +songeait qu'à s'attifer, à changer de toilette, à remuer; elle avait des +perruques, tour à tour blond, châtain clair, cendré et noir roux. Parfois, +elle entamait avec sa fille le chapitre de son passé et lui faisait des +confidences à tout le moins superflues. + +Aussi, lorsque l'occasion s'offrit pour Aurore d'aller passer quelques +jours à la campagne, près de Melun, chez des amis de l'oncle de Beaumont, +M. et madame Roettiers du Plessis, elle ne demanda qu'à y demeurer +plusieurs semaines, et sa mère consentit avec empressement. La famille +était charmante et la maison très agréable. Aurore s'y plut et s'y attarda, +entourée d'affection et de tendresse par madame Roettiers du Plessis. +Parmi les jeunes gens qui venaient en visite dans ce milieu très +bonapartiste et dont le chef James, ancien ami de Maurice Dupin, a inspiré +certains passages du roman de _Jacques_, figurait le fils naturel du baron +Dudevant, colonel en retraite. Casimir Dudevant avait vingt-sept ans; il +faisait son droit, après avoir servi comme sous-lieutenant dans l'armée. +Il était--dit George Sand à trente ans d'intervalle--«mince, assez élégant, +d'une figure gaie et d'une allure militaire» Au Plessis, il s'associait à +tous les jeux des enfants, colin-maillard, cache-cache, parties de barres +et d'escarpolette. Avec madame Angèle Roettiers il était affectueusement +familier, et, comme elle appelait Aurore «sa fille», il observa +malicieusement un jour: «Alors c'est ma femme? Vous savez que vous m'avez +promis la main de votre fille aînée.» Ce badinage devait devenir une +réalité. + +La plaisanterie fut reprise par les uns, par les autres. Casimir disait à +madame Angèle: «Votre fille est un bon garçon.» Et Aurore de répliquer: +«Votre gendre est un bon enfant.» Après plusieurs séjours au Plessis qui +se rapprochaient et se prolongeaient, le jeune Dudevant déclara ses +sentiments à mademoiselle Dupin, en s'excusant de ne pas agir selon les +usages, mais il voulait avoir son acquiescement et être assuré de sa +sympathie avant qu'une démarche fût tentée auprès de sa mère. Aurore +désira réfléchir. Casimir était très estimé par M. et madame Roettiers du +Plessis; il n'affectait pas une grande passion, restait silencieux sur le +chapitre de l'amour, parlait d'amitié, de bonheur domestique. Elle +appréciait cette réserve. Et, de vrai, il tenait un langage singulièrement +calme, que d'autres jeunes filles, celles qui ont l'instinct et +l'enthousiasme de leur âge, auraient jugé réfrigérant: «Je veux vous +avouer, disait-il, que j'ai été frappé, à la première vue, de votre air +bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvée ni belle ni jolie... Mais, quand +je me suis mis à rire et à jouer avec vous, il m'a semblé que je vous +connaissais depuis longtemps et que nous étions deux vieux amis.» On ne +saurait alléguer qu'il ait cherché à exciter l'imagination d'Aurore. +C'était un prétendant respectueux, comme les mères en souhaitent à leurs +filles, qui les rêvent plus effervescents. + +Une entrevue fut ménagée, au Plessis, entre madame Dupin et le colonel. +Celui-ci, avec sa chevelure d'argent, sa décoration et son air respectable, +plut à la veuve qui, on le sait, avait toujours eu beaucoup de goût pour +les militaires. Le fils lui était moins sympathique. «Il n'est pas beau, +disait-elle. J'aurais aimé un beau gendre pour lui donner le bras.» Cette +ci-devant modiste, à l'âme de grisette, avait les mêmes instincts que la +Grande-Duchesse de Gerolstein fredonnant à Fritz ces couplets qui portent +la signature de deux académiciens: + + Voici le sabre de mon père! + Tu vas le mettre à ton côté! + Ton bras est fort, ton âme est fière, + Ce glaive sera bien porté! + +Ou encore: + + Dites-lui qu'on l'a remarqué, + Distingué; + Dites-lui qu'on le trouve aimable. + +Madame Dupin accepta en principe l'idée du mariage, exprima le désir qu'on +arrêtât les conditions pécuniaires, quitta le Plessis en y laissant sa +fille, puis elle revint au bout de quelques jours, toute bouleversée. Elle +avait découvert des choses monstrueuses: Casimir avait été garçon de café! +On rit, elle se fâcha, elle emmena Aurore à l'écart, pour lui dire que +dans cette maison on mariait les héritières avec des aventuriers, moyennant +pot-de-vin. + +C'était là une calomnie gratuite à l'adresse des Roettiers, mais +l'écervelée avait vu clair dans le jeu de Casimir. Celui-ci, férocement +cupide--nous le découvrirons plus tard--se souciait surtout et même +uniquement de faire un riche mariage. Aurore était un beau parti; elle +avait presque un demi-million, et il ne devait apporter, en fin de compte, +après avoir jeté beaucoup de poudre aux yeux, qu'une soixantaine de mille +francs. Comment madame Dupin se laissa-t-elle persuader? Elle reçut la +visite de madame Dudevant, qui la séduisit par une rare distinction +mondaine et sut la flatter. Avec des éloges on trouvait aisément le chemin +de son coeur et les avenues de sa pensée. Aurore elle-même jugea charmante +la belle-mère de Casimir. Le mariage fut décidé, abandonné, repris. Madame +Dupin ne pouvait accepter la perspective d'avoir «ce garçon de café» pour +gendre. Son nez lui déplaisait. Elle allait si loin dans ses diatribes +qu'elle produisit sur sa fille un effet contraire à ses desseins. Enfin +elle exigea le régime dotal et qu'une rente annuelle de 3.000 francs fût +attribuée à Aurore pour ses besoins personnels. En cela fit-elle acte de +malveillance ou preuve de perspicacité? Il semble qu'elle avait deviné la +rapacité de Casimir, et elle rendit à sa fille un signalé service. Ces +3.000 francs seront un jour pour George Sand le moyen de conquérir +l'indépendance. Mais, dans ses illusions de fiancée, elle n'y vit qu'une +précaution injurieuse. Elle aimait peut-être Casimir Dudevant; à coup sûr, +elle avait confiance en lui. + +Le mariage fut célébré le 10 septembre 1822 à Paris, et quelques jours +après les jeunes époux partirent pour Nohant où Deschartres les accueillit +avec joie. La vie conjugale réserve à Aurore des désillusions rapides, +vite accrues, et qui la pousseront aux résolutions extrêmes. + + + + +CHAPITRE V + +LA CRISE CONJUGALE + + +Après s'être étendue avec complaisance et prolixité sur les origines de sa +famille et les événements de sa prime jeunesse, George Sand ne consacre, +dans l'_Histoire de ma Vie_, qu'un petit nombre de pages aux années qui +suivirent son mariage. De lune de miel il n'est pas question. Si elle +s'efforça d'aimer son mari, elle ne trouva en lui aucune ressource +d'affection ni de sensibilité. Tout aussitôt elle se tourna vers les +espérances, puis vers les joies de la maternité. Sa santé fut assez +éprouvée par l'hiver très rude de 1822-1823, et Aurore connut les longues +journées solitaires et silencieuses. Casimir Dudevant étant à la chasse de +l'aube au crépuscule, elle occupait ses loisirs par le travail de la +layette. «Je n'avais, dit-elle, jamais cousu de ma vie; mais, quand cela +eut pour but d'habiller le petit être que je voyais dans tous mes songes, +je m'y jetai avec une sorte de passion.» Vite elle apprit le _surjet_ et +le _rabattu_. Depuis lors elle déclare avoir toujours aimé le travail à +l'aiguille, véritable récréation et détente pour l'esprit. Son opinion à +cet égard mérite d'être retenue; c'est l'apologie de la couture formulée +par une femme qui fut, entre toutes, adonnée au labeur intellectuel: «J'ai +souvent entendu dire que les travaux du ménage, et ceux de l'aiguille +particulièrement, étaient abrutissants, insipides, et faisaient partie de +l'esclavage auquel on a condamné notre sexe. Je n'ai pas de goût pour la +théorie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une +conséquence. Il m'a toujours semblé qu'ils avaient pour nous un attrait +naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti à toutes les époques de ma +vie, et qu'ils ont calmé parfois en moi de grandes agitations d'esprit.» +Elle acquit ainsi «la _maestria_ du coup de ciseaux» dont elle sera, sur +le tard, presque aussi fîère que de son talent littéraire. + +Deschartres, qui faisait office de médecin consultant, entoura de mille +précautions la grossesse d'Aurore. Il exigea qu'elle demeurât six semaines +couchée. C'était à l'époque des grandes neiges. Pour la distraire, on +apporta sur son lit de petits oiseaux qui, affamés et grelottants, se +laissaient prendre à la main. Au baldaquin elle fit suspendre des branches +de sapin et elle passa ces longues journées d'inaction dans une véritable +volière, parmi les pinsons, les rouges-gorges, les verdiers, les moineaux +apprivoisés, à qui elle donnait la becquée et qui venaient se réchauffer +sur ses couvertures. Dès que la température fut plus clémente et qu'on +ouvrit les fenêtres, tous ces oiseaux--est-ce ingratitude ou amour de la +liberté?--s'envolèrent à tire-d'aile. «Un seul rouge-gorge, dit George +Sand, s'obstina à demeurer avec moi. La fenêtre fut ouverte vingt fois, +vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes à +l'air libre, fit comme une pirouette de grâces et rentra, avec la figure +expressive d'un personnage raisonnable qui reste où il se trouve bien. Il +resta ainsi jusqu'à la moitié du printemps, même avec les fenêtres +ouvertes pendant des journées entières. C'était l'hôte le plus spirituel +et le plus aimable que ce petit oiseau. Il était d'une pétulance, d'une +audace et d'une gaieté inouïes. Penché sur la tête d'un chenet, dans les +jours froids, ou sur le bout de mon pied étendu devant le feu, il lui +prenait, à la vue de la flamme brillante, de véritables accès de folie. Il +s'élançait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait +prendre sa place sans avoir une seule plume grillée... Il avait des goûts +aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il +s'indigérait de bougie et de pâte d'amandes. En un mot, la domesticité +volontaire l'avait transformé au point qu'il eut beaucoup de peine à +s'habituer à la vie rustique, quand, après avoir cédé au magnétisme du +soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le vîmes +longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me +promenais jamais sans qu'il vînt crier et voltiger près de moi.» + +Avec le printemps, la santé d'Aurore s'améliora. Il fut décidé qu'elle +ferait ses couches à Paris, et le 30 juin 1823, dans un petit appartement +garni de l'hôtel de Florence, rue Neuve des Mathurins, elle mit au monde +un fils qui fut nommé Maurice. On sait quelle affection elle lui voua et +quelle intimité d'existence, de pensée, quelle communion de tendresse il y +eut entre eux durant plus d'un demi-siècle. La _Correspondance_ de George +Sand en est l'éclatant témoignage. Dès le premier vagissement, elle +éprouva l'émoi d'un coeur que Casimir Dudevant n'avait pas su toucher. «Ce +fut, dit-elle, le plus beau moment de ma vie que celui où, après une heure +de profond sommeil qui succéda aux douleurs terribles de cette crise, je +vis en m'éveillant ce petit être endormi sur mon oreiller.» Est-il besoin +de noter qu'en fidèle disciple de Jean-Jacques elle allaita Maurice? Elle +se plaint seulement d'avoir gardé le lit beaucoup plus longtemps qu'il +n'était nécessaire. Après la naissance de sa fille, elle se vante de +s'être levée le second jour et de s'en être trouvée bien. C'était une +précipitation un peu chanceuse. + +Il fallut retourner à Nohant. Deschartres, qui était venu à Paris pour le +baptême de Maurice et qui l'avait consciencieusement démailloté afin de +s'assurer s'il était bien conformé, ne voulait pas continuer +l'administration du domaine. Casimir Dudevant dut s'en charger, et +l'installation du ménage à la campagne parut, sinon définitive, du moins à +long terme. Elle fut préjudiciable à l'un et à l'autre des époux. Aurore, +au printemps de 1824, ressentit les atteintes d'un spleen profond. Son +mari, qui avait l'esprit terre à terre et de la vulgarité dans les goûts, +contracta les habitudes oisives et peu relevées du gentilhomme campagnard. +Chacun d'eux s'ennuyait de son côté, et ils s'ennuyaient d'être ensemble. +Un séjour d'été au Plessis vint rompre la monotonie de cette existence; +puis ils passèrent l'hiver dans la banlieue de Paris, à Ormesson. «Nous +aimions la campagne, dit George Sand, mais nous avions peur de Nohant; +peur probablement de nous retrouver vis-à-vis l'un de l'autre, avec des +instincts différents et des caractères qui ne se pénétraient pas +mutuellement.» Aussi bien Casimir, avec la fatuité du sot, traitait-il sa +femme du haut de son dédain. Il la jugeait idiote, l'accablait de la +supériorité de sa toute-puissance masculine. Elle courbait la tête, +«écrasée et comme hébétée devant le monde.» La première scène de violence +publique s'était produite durant leur séjour au Plessis: George Sand n'en +fait pas mention dans l'_Histoire de ma Vie_, mais l'incident fut relaté +au cours du procès en séparation et figure dans deux lettres adressées par +elle, l'une à son amie Félicie Saint-Agnan, l'autre à son avoué. Vers la +fin de juillet, tandis qu'on prenait le café après dîner, les jeunes gens +et quelques nouvelles mariées, parmi lesquelles Aurore, se mirent à se +poursuivre sur la terrasse. Ils se jetèrent du sable, dont quelques grains +tombèrent dans la tasse de M. James Roettiers. On les invita à cesser ce +jeu ridicule. Comme Aurore continuait, Casimir s'élança sur elle, +l'insulta grossièrement et lui administra un soufflet. Il faut croire que, +de sa part, c'était un acte d'après boire, mais particulièrement fâcheux +dans ce milieu où ils s'étaient connus et fiancés. En vérité, Casimir +était trop flegmatique comme prétendant et trop pétulant comme mari. +D'abord il avait le coeur sec, et ensuite la main leste. Aurore, à très +bon droit, ne pardonna jamais ce procédé brutal, qui devait se renouveler. + +Henri Heine, ayant plus tard rencontré M. Dudevant chez sa femme alors +qu'ils étaient déjà séparés de fait, nous a laissé un pittoresque portrait +du personnage: «Il avait une de ces physionomies de philistin qui ne +disent rien, et il ne semblait être ni méchant, ni grossier, mais je +compris facilement que cette _quotidienneté_ humidement froide, ces yeux +de porcelaine, ces mouvements monotones de pagode chinoise auraient pu +amuser une commère banale, mais devaient, à la longue, donner le frisson à +une femme d'âme plus profonde et lui inspirer, avec l'horreur, l'envie de +s'enfuir.» L'heure n'était pas encore venue où la coupe d'amertume, trop +pleine, déborderait; mais ni à Nohant, ni à Ormesson, ni à Paris dans un +logement meublé du faubourg Saint-Honoré, Aurore ne trouva la quiétude. +Elle alla consulter son vieux confesseur l'abbé de Prémord, elle fit une +retraite à son couvent; car Casimir, qui était libre-penseur, voulait une +religion pour les femmes. C'était, à son estime, un paratonnerre à l'usage +des maris contre certains accidents conjugaux qui n'épargnent même pas les +têtes couronnées. Il y a là une égalité, de tous les temps et de tous les +pays, antérieure à la Révolution française et à la Déclaration des droits +de l'homme. George Dandin a des confrères dans toutes les conditions +sociales; la _Petite Paroisse_ d'Alphonse Daudet est une grande confrérie. + + Et la garde qui veille aux barrières du Louvre + N'en défend pas les rois. + +Pour Aurore le couvent même fut inefficace. On y avait cependant admis +Maurice, à condition qu'il passât par le tour; il y passa. Entre temps, +survint un gros chagrin, la mort subite et vraisemblablement le suicide de +Deschartres, qui s'était ruiné dans des spéculations malheureuses sur +l'huile de navette et de colza. Le séjour de Paris ne convenait guère ni à +Aurore ni à Casimir. Ils y voyaient assez fréquemment le baron Dudevant +qui sympathisait avec sa bru; mais sa femme était plus rèche. Elle ne +consentait à recevoir le petit Maurice que sous serment qu'on aurait pris +toutes les précautions désirables et que ses parquets seraient indemnes. +«C'était fort difficile, dit George Sand, Maurice n'ayant pas encore bien +compris la religion du serment. Il avait dix-huit mois.» + +Au printemps de 1825, M. et madame Dudevant regagnèrent Nohant, où Casimir +vivait en grande intimité de table et de cabaret avec le demi-frère +d'Aurore, Hippolyte Chatiron, marié à une demoiselle Emilie de Villeneuve, +et qui était le plus incorrigible des buveurs et le meilleur des garçons à +jeun. M. Dudevant, en prenant sur lui modèle, fut non moins ivrogne, mais +il eut le vin hargneux et méchant. A eux deux, ils symbolisaient l'un et +l'autre aspect du genre: le bon et le mauvais pochard. Et Aurore était +obligée de supporter leurs interminables et bruyantes «beuveries» qui se +prolongeaient parfois jusqu'à l'aube. + +La santé de la jeune femme étant assez précaire, les médecins +conseillèrent une cure à Cauterets. «J'avais, dit-elle, une toux opiniâtre, +des battements de coeur fréquents et quelques symptômes de phtisie.» Elle +murmurait en partant: «Allons, adieu, Nohant, je ne te reverrai peut-être +plus.» Ce voyage aux Pyrénées est longuement relaté dans l'_Histoire de ma +Vie_, sous forme de journal, et inspira quelques lettres descriptives +adressées à madame Dupin: ce sont les premiers essais littéraires de +George Sand. M. et madame Dudevant avaient quitté Nohant le 5 juillet 1825; +ils s'arrêtèrent à Bordeaux, et Aurore entra en relations avec l'avocat +général Aurélien de Sèze, fils du défenseur de Louis XVI, qui lui-même +devait siéger à la Constituante et à la Législative, sur les bancs de +l'extrême droite légitimiste. Ce fut pour Aurore l'objet d'un premier +amour, essentiellement platonique. De vrai, l'homme était charmant et le +paraissait encore davantage, par contraste avec Casimir Dudevant. C'est à +celui-ci que fait allusion un passage du journal: «Monsieur*** chasse avec +passion. Il tue des chamois et des aigles. Il se lève à deux heures du +matin et rentre à la nuit. Sa femme s'en plaint. Il n'a pas l'air de +prévoir qu'un temps peut venir où elle s'en réjouira.» Suivent des +observations de psychologie ou de physiologie conjugale, qui renferment la +substance des premiers romans où s'épanchera la rancoeur de George Sand +contre la tyrannie du ménage. «Le mariage est beau pour les amants et +utile pour les saints. En dehors des saints et des amants, il y a une +foule d'esprits ordinaires et de coeurs paisibles qui ne connaissent pas +l'amour et qui ne peuvent atteindre à la sainteté. La mariage est le but +suprême de l'amour. Quand l'amour n'y est plus ou n'y est pas, reste le +sacrifice.» Aurore commençait à se trouver sacrifiée et s'en ouvrait à +Aurélien de Sèze, leur compagnon de voyage. + +On faisait des excursions aux environs de Cauterets. La promenade +traditionnelle à Luz, Saint-Sauveur et Gavarnie amène sous la plume de +madame Dudevant des descriptions solennelles et des croquis humoristiques. +Celles-là sont sans intérêt, ceux-ci ont un tour assez piquant. Voici la +caravane devant le Marboré: «Mon mari est des plus intrépides. Il va +partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me +_singularise_. Je veux être pendue si j'y songe. Je me retourne, et je +vois Zoé qui me suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se fâche +parce que Zoé rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et +on s'y défâche vite. Les uns ont peur, les autres ont froid. Un monsieur +qui est dans le commerce compare la vallée coupée par petits enclos +cultivés à une _carte d'échantillons_. Une très jolie Bordelaise, très +élégante, s'écrie tout à coup avec une voix flûtée et un accent renforcé: +_Oh! la tripe me jappe!_ Ça signifie qu'elle a faim.» Passons sur les +propos du mari qui sont encore plus prosaïques. + +Le retour de M. et madame Dudevant s'effectua par Bagnères de Bigorre, +Lourdes et Nérac. Il fallut se séparer d'Aurélien de Sèze, et Aurore avoue +n'avoir gardé aucun souvenir de la suite du voyage: «Il en est ainsi, +dit-elle, de beaucoup de pays que j'ai traversés sous l'empire de quelque +préoccupation intérieure: je ne les ai pas vus. Les Pyrénées--(était-ce +bien les Pyrénées?)--m'avaient exaltée et enivrée comme un rêve qui devait +me suivre et me charmer pendant des années.» Bref, elle emportait un +viatique sentimental. + +Un séjour chez son beau-père, à Guillery, semble avoir laissé à Aurore une +impression favorable. Elle aimait ce vieillard, qui la traitait avec une +pointe de galanterie respectueuse, et dont elle résume ainsi le caractère, +«enjoué et bienveillant, colère, mais tendre, sensible et juste.» Elle +loue les Gascons, qu'elle ne trouve pas plus menteurs ni plus vantards que +les autres provinciaux, qui le sont tous un peu», mais elle n'aime pas +leur cuisine à la graisse, en dépit de la plantureuse chère que l'on +faisait à Guillery. Elle énumère les pièces de résistance qui composaient +des menus pantagruéliques: jambons, poulardes farcies, oies grasses, +canards obèses, truffes, gibier, gâteaux de millet et de maïs. Nul ne +séjournait en cette abbaye de Thélème, sans s'apercevoir, dit Aurore, +d'une notable augmentation de poids dans sa personne. Seule elle dérogeait +à la règle et maigrissait à vue d'oeil. Comment expliquer ce +dépérissement? Etait-ce le fait de la cuisine à la graisse ou de +l'éloignement d'Aurélien? Un voyage à Bordeaux les remit en présence. Dans +une longue conversation à la Brède, ils prirent la résolution +définitive--malgré lui, malgré elle, comme Titus et Bérénice--de n'être +jamais qu'amis. «J'eus là, écrit-elle, un très violent chagrin, un moment +de désespérance absolue.» Mais le calme revint dans son esprit et elle +trouva un équilibre provisoire. + +Le baron Dudevant mourut pendant l'hiver 1825-1826. Aurore était absente +de Guillery. Son mari lui annonça brusquement la nouvelle: «Il est mort.» +Immédiatement elle songea à son fils Maurice et tomba sur les genoux, +anéantie. Quand elle sut qu'il s'agissait de son beau-père, elle eut un +éclair de joie--«les entrailles maternelles sont féroces»--puis elle se +mit à pleurer, car elle aimait le vieux Dudevant. La veuve lui inspira +bientôt des sentiments tout autres. Sous des formes affables, c'était une +nature de glace, profondément égoïste. George Sand nous a tracé d'elle une +amusante silhouette: «Elle avait une jolie figure douce sur un corps plat, +osseux, carré et large d'épaules. Cette figure donnait confiance, mais en +regardant ses mains sèches et dures, ses doigts noueux et ses grands pieds, +on sentait une nature sans charme, sans nuances, sans élans ni retours de +tendresse. Elle était maladive et entretenait la maladie par un régime de +petits soins dont le résultat était l'étiolement. Elle était vêtue en +hiver de quatorze jupons qui ne réussissaient pas à arrondir sa personne. +Elle prenait mille petites drogues.» + +Au cours de l'été, M. et madame Dudevant retournèrent à Nohant, et durant +les cinq années suivantes Aurore ne devait guère s'en absenter. Sa santé, +chaque hiver, était très éprouvée par les rhumatismes qui l'obligeaient à +se couvrir de flanelle. «Je suis, mandait-elle à sa mère le 9 octobre 1826, +comme un capucin (à la saleté près) sous un cilice. Je commence à m'en +trouver bien et à ne plus sentir ce froid qui me glaçait les os et me +rendait toute triste.» En réalité, elle souffre de la même maladie morale +que Saint-Preux et Julie, René, Werther, Obermann. Elle a des crises de +mélancolie causées par l'incompatibilité d'humeur--comme disent les gens +de basoche--et aggravées par l'inquiétude d'un tempérament littéraire. +Son unique consolation, c'est son fils Maurice, doué d'une santé robuste. +«Il est grand, écrit-elle, gros et frais comme une pomme. Il est très bon, +très pétulant, assez volontaire quoique peu gâté, mais sans rancune, sans +mémoire pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractère +sera sensible et aimant, mais que ses goûts seront inconstants; un fonds +d'heureuse insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout +assez promptement.» + +En dépit de la tristesse et de la mauvaise santé, plusieurs des lettres +d'Aurore, datées de cette époque, sont d'un tour assez leste, notamment +celle qui est adressée à sa mère le 17 juillet 1827. Elle la plaint d'être +malheureuse dans le choix de ses servantes, mais lui demande si elle ne +les prend pas trop jeunes, à l'âge de la coquetterie et de la légèreté. +Elle lui conseille une femme d'un âge mûr, «quoiqu'il y ait souvent +l'inconvénient de l'humeur revêche et rabâcheuse.» Tout aussitôt elle lui +offre le spécimen de Marie Guillard, une des domestiques de Nohant, veuve +après vingt ans de mariage avec un vieillard borgne: «C'est la plus drôle +de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse, propre et fidèle, mais +grognon au delà de ce qu'on peut imaginer. Elle grogne le jour, et je +crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en faisant du beurre, elle +grogne en faisant manger ses poules, elle grogne en mangeant même. Elle +grogne les autres, et, quand elle est seule, elle se grogne. Je ne la +rencontre jamais sans lui demander comment va la grognerie, et elle ne +grogne que de plus belle.» Voilà bien, sous la plume d'Aurore, un des +modèles du parfait domestique, attaché à la maison et dévoué à ses +maîtres! + +L'été de 1827 fut en partie occupé par une saison thermale au Mont-Dore, +avec des excursions à Clermont-Ferrand, à Pontgibaud, à Aubusson. Madame +Dudevant en a fait le récit dans un _Voyage en Auvergne_ destiné à son +amie Zoé Leroy, le premier ouvrage limé et ciselé qui soit sorti de sa +plume. Il s'y trouve des lenteurs, de la redondance et de la déclamation; +c'est composé comme devant une glace. En rentrant à Nohant, on eut affaire +à d'autres préoccupations. Les élections législatives, par haine du +ministère Villèle, avaient amené un accord entre les républicains et les +bonapartistes. Casimir Dudevant, qui était de ce dernier parti, contribua +à faire nommer, dans le collège de La Châtre, M. Doris-Dufresne, +beau-frère du général Bertrand et républicain de vieille roche. Aurore lui +consacre un chaleureux éloge: «C'était un homme d'une droiture antique, +d'une grande simplicité de coeur, d'un esprit aimable et bienveillant. +J'aimais ce type d'un autre temps, encore empreint de l'élégance du +Directoire, avec des idées et des moeurs plus laconiennes. Sa petite +perruque rase et ses boucles d'oreilles donnaient de l'originalité à sa +physionomie vive et fine. Ses manières avaient une distinction extrême. +C'était un _jacobin_ fort sociable.» + +Une campagne électorale, où la sobriété n'est pas de rigueur et où le +candidat et son escorte sont voués à boire chez tous les personnages +influents, devait agréer à Casimir Dudevant. Les élections passèrent; +l'habitude persista, invétérée et accrue. Le seigneur de Nohant était sans +cesse en parties et en fêtes. «Vous savez, écrivait Aurore le 1er avril +1828 à un vieil ami de Paris M. Caron, comme il est paresseux de l'esprit +et enragé des jambes. Le froid, la boue ne l'empêchent pas d'être toujours +dehors, et, quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler.» Il est vrai +que, dans une autre lettre du 4 août de la même année, elle écrit à sa +mère, qu'elle voulut tenir le plus longtemps possible dans l'ignorance de +ses tristesses conjugales: «Le cher père est très occupé de sa moisson. Il +a adopté une manière de faire battre le blé qui termine en trois semaines +les travaux de cinq à six mois. Ainsi il sue sang et eau. Il est en blouse, +le râteau à la main, dès le point du jour.» Par malheur, si Casimir avait +du goût pour les occupations champêtres, il en avait également pour les +filles de ferme et pour les femmes de chambre. Aurore sera contrainte de +s'en apercevoir. + +En septembre 1828, elle mit au monde son second enfant, Solange. Le +médecin arriva quand la mère s'était déjà endormie et que le nouveau-né +était tout pomponné: Solange avait devancé l'époque à laquelle on +l'attendait. Aurélien de Sèze, qui venait quelques jours auparavant rendre +une visite sentimentale à Aurore, fut surpris de la trouver, sans avoir +été prévenu, ornée d'un respectable embonpoint et travaillant à une +layette. «Que faites-vous donc là? dit-il.--Ma foi, vous le voyez, je me +dépêche pour quelqu'un qui arrive plus tôt que je ne pensais.» Devant +cette layette et cette rotondité, l'affection platonique de «l'ami de +Bordeaux»--comme l'appelle l'_Histoire de ma Vie_--dut choir du septième +ciel dans une prosaïque réalité. + +Aurore ne se réveilla quelques heures après l'événement que pour assister +à un assez pitoyable spectacle. Son frère Hippolyte, qui était allé +chercher le médecin et qui, ravi sans doute d'avoir une nièce, avait fait +le repas le plus plantureux et le plus arrosé, entra dans la chambre de +l'accouchée en un tel état d'ivresse que, croyant s'asseoir au pied du lit, +il tomba comme une masse sur le plancher. Incapable de se relever, il +grommelait, avec l'idée fixe du pochard: «Eh bien! je suis gris, voilà +tout. Que veux-tu? j'ai été très ému, très inquiet, ce matin; ensuite j'ai +été très content, très heureux, c'est la joie qui m'a grisé; ce n'est pas +le vin, je te le jure, c'est l'amitié que j'ai pour toi qui m'empêche de +me tenir sur mes jambes.» Aurore, pour cette fois, rit du raisonnement de +l'ivrogne; mais de telles scènes, où son mari tenait un rôle, devenaient +hélas! presque quotidiennes. C'étaient de misérables orgies: les hobereaux +des environs avaient des moeurs et un langage de valetaille. «Tant que +l'_on_--c'est-à-dire Casimir--se bornait à être radoteur, fatigant, +bruyant, malade même et fort dégoûtant, je tâchais de rire, et je m'étais +même habituée à supporter un ton de plaisanterie qui, dans le principe, +m'avait révoltée.» Mais quand les nerfs se mettaient de la partie, quand +on devenait obscène et grossier, il fallait bien qu'Aurore se réfugiât +dans sa chambre. Or le tapage et les libations continuaient jusqu'à six ou +sept heures du matin. Ajoutez que de son lit madame Dudevant, le lendemain +de la naissance de Solange, entendit son mari lutinant et poursuivant une +chambrière. C'était tantôt l'espagnole Pépita, «sale et paresseuse comme +une véritable castillane,» tantôt la berrichonne Claire, sans préjudice de +la plus ignoble liaison à Bordeaux et du scandale public causé par une de +ces créatures qui réclamait une pension alimentaire pour son enfant. Et +Aurore, afin de rester fidèle à ses devoirs, avait écarté la tendresse si +loyale et si profonde d'Aurélien de Sèze! + +Dès lors, toute intimité conjugale fut supprimée. Une irréductible +mélancolie s'empare d'Aurore, qui par esprit d'abnégation envers ses +enfants essaie de demeurer à Nohant, comme la chèvre attachée à son +piquet. De ci, de là, on trouve quelques fugitives éclaircies de belle +humour dans sa correspondance, quand elle est à Bordeaux. Elle écrit à son +ami Duteil, avocat à La Châtre: «Loin de la patrie, le ciel est d'airain, +les pommes de terre sont mal cuites, le café est trop brûlé. Les rues, +c'est de la séparation de pierres; cette rivière, c'est de la séparation +d'eau; ces hommes, de la séparation en chair et en os! Voyez Victor Hugo.» +Ou à son vieux Caron, le 4 juin 1829: «Comment traitez-vous ou plutôt +comment vous traite la goutte, le catarrhe, la crachomanie, la prisomanie, +la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous +assiègent depuis tantôt _quarante-cinq ans_ que j'ai le bonheur de vous +connaître? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de +cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous +conserverez, jusqu'à la mort, le sentiment et le dévouement de tous ceux +qui vous entourent!» + +Pour remédier aux déboires de son existence, Aurore avait la consolation +de beaucoup lire--elle faisait venir de Paris les nouveautés--et de +soigner les malades de Nohant et des alentours. Elle était médiocre +ménagère, dépensant 14.000 francs en une année, quand son mari lui avait +assigné le maximum de 10.000. Dans les lettres à Jules Boucoiran, +précepteur de Maurice, ou à sa mère, elle n'a qu'une pensée dominante: la +sollicitude pour ses enfants. Le reste lui importe peu. Le spectacle de la +vie lui a donné un dégoût prématuré. Elle parle de sa sciatique, de ses +douleurs, à la façon d'une sexagénaire, et elle ajoute sous couleur de +badinage: «Je suis un peu dans les pommes cuites.» Nohant, c'était pour +elle la «stagnation permanente.» Elle avait comme compagnon de ses +rêveries un cricri, qui venait manger ses pains à cacheter, que d'ailleurs +elle choisissait blancs, de peur qu'il ne s'empoisonnât. Il se promenait +sur son papier, voulait goûter à l'encre, et périt écrasé par une servante +qui fermait une fenêtre. «Je ne trouvai, dit Aurore, de mon ami que les +deux pattes de derrière, entre la croisée et la boiserie. Il ne m'avait +pas dit qu'il avait l'habitude de sortir... J'ensevelis ses tristes restes +dans une feuille de datura que je gardai longtemps comme une relique.» + +La mort de ce grillon, ainsi qu'elle l'observe avec délicatesse, va +marquer de façon symbolique la fin de son séjour à Nohant. Elle écrivait +beaucoup, à l'aventure, d'abord par pure distraction, puis avec +l'arrière-pensée de trouver un gagne-pain et l'indépendance. Elle les +aurait demandés, très volontiers, à la peinture ou à la broderie, mais ni +l'une ni l'autre n'était rémunératrice. Or elle voulait être libre. M. +Dudevant la traitait en enfant, lui apportant par exemple une procuration +à signer sans lui permettre de la lire. Une vocation littéraire s'éveilla +en elle, ou plutôt le désir de vivre de sa prose. Vers douze ans, elle +avait commencé un vague roman, _Corambé_; en 1827, elle composait le +_Voyage en Auvergne_; en 1829, la _Marraine_, qui ne fut pas publiée. «Je +reconnus, dit-elle, que j'écrivais vite, facilement, longtemps, sans +fatigue; que mes idées, engourdies dans mon cerveau, s'éveillaient et +s'enchaînaient par la déduction, au courant de la plume.» Elle avait +secoué l'attachement platonique qui, durant de longues années, avait lié +son âme à celle d'Aurélien de Sèze. Ses enfants même ne parvenaient pas à +la retenir à Nohant: la répulsion pour cette vie vulgaire et plate auprès +de M. Dudevant était trop forte. «Ma petite chambre, s'écrie-t-elle, ne +voulait plus de moi.» + +La Révolution de 1830, qu'elle accueillit avec enthousiasme, vint encore +accroître son désir d'être à Paris, parmi la fermentation des idées +nouvelles, d'y retrouver ses compatriotes, Duvernet, Fleury et Jules +Sandeau. Puis ce fut, au mois de septembre, un accès de fièvre cérébrale +qui mit ses jours en danger. «Pendant quarante-huit heures, écrit-elle à +sa mère, j'ai été je ne sais où. Mon corps était bien au lit sous +l'apparence du sommeil, mais mon âme galopait dans je ne sais quelle +planète.» Enfin un incident favorisa son évasion, lui inspira la +résolution définitive. Le 3 décembre 1830, elle écrit à Jules Boucoiran: +«Sachez qu'en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma légèreté à +m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les chagrins et les +injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Vous connaissez +mon intérieur, vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt +fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me +l'avait brisée. Il y a un terme à tout.» Et elle donne dans cette lettre +une explication que l'_Histoire de ma Vie_ passe sous silence. Elle a +trouvé--était-ce par hasard?--dans le secrétaire de son mari un paquet à +son adresse, avec cette suscription: «Ne l'ouvrez qu'après ma mort.» +Naturellement elle l'a ouvert, n'ayant pas, dit-elle, la patience +d'attendre d'être veuve. C'était un testament, rempli pour elle de +malédictions et d'injures. Sur-le-champ son parti fut pris. Elle se +rappela la pension de 3.000 francs stipulée dans le contrat de mariage et +dont elle n'avait jamais usé. Le jour même de la découverte, elle dit à +son mari: «Je veux cette pension, j'irai à Paris, mes enfants resteront à +Nohant.» Ne s'éloignait-elle pas d'eux un peu bien aisément? Elle assure +que c'était une menace, qu'elle comptait les emmener. Toujours est-il +qu'elle eut gain de cause. Après huit ans d'humiliation, éclatait la +révolte. Il fut convenu qu'elle passerait six mois à Nohant, six mois à +Paris. Dès qu'elle eut la certitude que Jules Boucoiran reviendrait +occuper sa place de précepteur auprès de Maurice, elle se prépara au +départ. Malgré son frère, malgré ses amis de La Châtre, elle prenait le 4 +janvier 1831 le chemin de Paris. C'était la route de la littérature. + + + + +CHAPITRE VI + +LES DÉBUTS LITTÉRAIRES + + +L'arrivée d'Aurore Dudevant à Paris, au commencement de janvier 1831, a +été l'objet des récits les plus contradictoires et les plus bizarres. +Arsène Houssaye, dans ses _Confessions_ et ses _Souvenirs de Jeunesse_, +donne carrière à une imagination exubérante et conteuse. Félix Pyat a +publié, dans la _Grande Revue de Paris et de Pétersbourg_, un article +intitulé: _Comment j'ai connu George Sand_, qui est purement fantaisiste. +Il prétend être allé, en compagnie de Jules Sandeau, son compatriote +berrichon, recevoir au bureau des diligences une dame qui n'était autre +que la baronne Dudevant. Elle descendit de l'impériale sous le costume +d'un jeune bachelier, en vêtement de velours, avec un béret. Cette +anecdote est de tous points controuvée. La voyageuse n'avait pas pris la +diligence, comme en témoigne la lettre que sur-le-champ elle écrivit à son +fils: «La chaise de poste ne fermait pas, j'étais glacée. Je ne suis +arrivée à Paris qu'à minuit. J'étais bien embarrassée de ma voiture, parce +qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et que je ne pouvais +pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je l'ai fourrée à l'hôtel +de Narbonne.» Elle promet à Maurice d'être de retour à Nohant dans huit +jours au plus. Il n'en sera rien, et elle le sait elle-même, en faisant ce +mensonge maternel. Elle a l'intention de passer au moins trois mois hors +de sa famille. + +Où descendit-elle dès l'abord à Paris? Ce point est obscur. En tous cas, +ce ne fut pas chez son frère Hippolyte, car elle écrit à Maurice dans sa +première lettre: «Je n'ai pas encore eu le temps de voir ton oncle. Je +pense que je le verrai aujourd'hui.» Elle n'alla donc pas directement 31 +rue de Seine, où était l'appartement de M. Chatiron; mais on ignore si +elle se rendit rue Racine, chez Jules Sandeau, comme l'affirme M. Henri +Amic, ou 4 rue des Cordiers, proche la Sorbonne, en cet hôtel Jean-Jacques +Rousseau, ainsi dénommé parce que le philosophe genevois y avait rencontré +et aimé Thérèse. + +George Sand ne se soucie pas de nous fournir à cet égard des +renseignements précis. Elle imprime même à l'_Histoire de ma Vie_ une tout +autre allure, à dater du départ de Nohant, et elle s'en explique, non sans +quelque embarras, au début du treizième chapitre de la quatrième partie: +«Comme je ne prétends pas donner le change sur quoi que ce soit en +racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je +veux _taire_ et non _arranger_ ni _déguiser_ plusieurs circonstances de ma +vie. Mais, vis-à-vis du public, je ne m'attribue pas le droit de disposer +du passé de toutes les personnes dont l'existence a côtoyé la mienne. Mon +silence sera indulgence ou respect, oubli ou déférence, je n'ai pas à +m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement, +et je déclare qu'on ne doit rien préjuger pour ou contre les personnes +dont je parlerai peu ou point. Toutes mes affections ont été sérieuses, et +pourtant j'en ai brisé plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de +mon entourage, j'ai agi trop tôt ou trop tard, j'ai eu tort ou raison, +selon qu'on a plus ou moins bien connu les causes de mes résolutions... +Tout le monde sait de reste que dans toute querelle, qu'elle soit soit de +famille ou d'opinion, d'intérêt ou de coeur, de sentiments ou de principes, +d'amour ou d'amitié, il y a des torts réciproques et qu'on ne peut +expliquer et motiver les uns que par les autres. Il est des personnes que +j'ai vues à travers un prisme d'enthousiasme et vis-à-vis desquelles j'ai +eu le grand tort de recouvrer la lucidité de mon jugement. Tout ce +qu'elles avaient à demander, c'étaient de bons procédés, et je défie qui +que ce soit de dire que j'aie manqué à ce fait. Pourtant leur irritation a +été vive, et je le comprends très bien. On est disposé, dans le premier +moment d'une rupture, à prendre le désenchantement pour un outrage. Le +calme se fait, on devient plus juste. Quoi qu'il en soit de ces personnes, +je ne veux pas avoir à les peindre; je n'ai pas le droit de livrer leurs +traits à la curiosité ou à l'indifférence des passants.» + +Observera-t-elle toujours la règle qu'elle édicte? Non pas, puisqu'elle +publiera ce roman si transparent, _Elle et Lui_, bien peu de mois après la +mort d'Alfred de Musset. La théorie exposée dans l'_Histoire de ma Vie_ +n'est qu'un prétexte commode pour éviter des explications difficiles ou +des justifications incomplètes. N'oublions pas qu'elle a cinquante ans et +qu'elle est entrée dans la période de calme relatif, quand elle rédige son +autobiographie. Il ne lui est donc pas malaisé de prendre une attitude de +suprême bienveillance et d'excuser tout à la fois les torts qu'on a eus +envers elle et ceux qu'elle a eus envers autrui. + +«Moi, je pardonne, s'écrie-t-elle, et si des âmes très coupables devant +moi se réhabilitent sous d'autres influences, je suis prête à bénir. Le +public n'agit pas ainsi; il condamne et lapide. Je ne veux donc pas livrer +mes ennemis (si je peux me servir d'un mot qui n'a pas beaucoup de sens +pour moi) à des juges sans entrailles ou sans lumières, et aux arrêts +d'une opinion que ne dirige pas la moindre pensée religieuse, que +n'éclaire pas le moindre principe de charité. Je ne suis pas une sainte: +j'ai dû avoir, je le répète, et j'ai eu certainement ma part de torts, +sérieux aussi, dans la lutte qui s'est engagée entre moi et plusieurs +individualités. J'ai dû être injuste, violente de résolutions, comme le +sont les organisations lentes à se décider, et subir des préventions +cruelles, comme l'imagination en crée aux sensibilités surexcitées.» + +Ainsi formulées, les excuses de George Sand peuvent à la rigueur être +accueillies. Il lui sera beaucoup pardonné, comme à la Madeleine, parce +qu'elle a beaucoup aimé, avec une successivité un peu rapide, parfois même +avec une simultanéité qui semble avoir été sincère en partie double. +Peut-être, se rendant à Paris, obéissait-elle plus aux suggestions de son +esprit et à la passion de l'indépendance qu'aux curiosités de son +imagination et au vagabondage de son coeur. Le 13 janvier 1831, elle écrit +à Jules Boucoirau: «Je m'embarque sur la mer orageuse de la littérature. +Il faut vivre.» Cinq jours plus tard, elle est moins explicite ou moins +franche dans une lettre à sa mère: «Vous me demandez ce que je viens faire +à Paris. Ce que tout le monde y vient faire, je pense: me distraire, +m'occuper des arts que l'on ne trouve que là dans tout leur éclat. Je +cours les musées, je prends des leçons de dessin; cela m'occupe tellement +que je ne vois presque personne.» Elle ne parle pas de ses ambitions +littéraires, elle ne fait aucunement allusion aux compatriotes qu'elle +fréquente assidûment, les trois hugolâtres, Alphonse Fleury, Félix Pyat, +Jules Sandeau. Ce dernier, né à Aubusson le 19 février 1811, devait être +son initiateur, à tout le moins dans le monde des lettres. Il avait connu +M. et madame Dudevant, vers la fin de 1829, près de La Châtre, dans une +maison amie, chez les Duvernet. C'est à Charles Duvernet précisément +qu'Aurore adressait, le 1er décembre 1830, une épître romantique où elle +manifeste tout son enthousiasme pour la libre existence parisienne et +profile quelques malicieuses silhouettes. D'abord celle de son +correspondant: «O blond Charles, jeune homme aux rêveries sentimentales, +au caractère sombre comme un jour d'orage... L'hôte solitaire des forêts +désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et ombreux +n'étant plus là pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots +et tristes comme la nature, veuve de toi, ô jeune homme!» Puis c'est le +gigantesque Alphonse Fleury: «Homme aux pattes immenses, à la barbe +effrayante, au regard terrible; homme des premiers siècles, des siècles de +fer, homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal, +homme antérieur à la civilisation, antérieur au déluge.» Et, donnant +cours à cette humeur de grosse bouffonnerie que le romantisme encourageait +et qui s'épanouira en Victor Hugo, elle le plaisante sur sa poitrine +volcanique, sur le refroidissement de la contrée depuis qu'il ne la +réchauffe plus de son souffle, sur le déchaînement des _vents_ que +n'emprisonnent plus ses poumons athlétiques. «Depuis ton départ, +écrit-elle, toutes les maisons de La Châtre ont été ébranlées dans leurs +fondements, le moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique +n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M. de la Genetière a +été emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame +Saint-O... a été relevée à une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot +assure avoir vu sa jarretière.» + +Ce sont là, semble-t-il, badinages de rapins, comme Henri Murger nous en +offrira à profusion dans la _Vie de Bohême_. Mais, pour esquisser le +troisième portrait, le crayon de madame Dudevant devient plus délicat. La +caricature s'atténue. Sous les apparences de la blague, l'ironie se nuance +d'émotion ou tout au moins de discrète sympathie: «Et toi, petit Sandeau! +aimable et léger comme le colibri des savanes parfumées! gracieux et +piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de +Châteaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidité d'un chamois, +les mains dans les poches, la petite place, les dames de la ville ne se +lèvent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du +soleil; elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre à la +fenêtre, et les papillotes ont pris racine à leurs cheveux. La coiffure +languit, le cheveu dépérit, le fer à friser dort inutile sur les tisons +refroidis. L'usage des peignes commence à se perdre, la brosse tombe en +désuétude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton départ nous +a apporté une plaie d'Egypte bien connue.» + +Tandis que ses amis goûtaient les délices de la vie parisienne, Aurore +n'aspirait qu'à les rejoindre. Elle se plaignait d'avoir la fièvre et un +_bon_ rhumatisme, d'être «empaquetée de flanelles et fraîche comme une +momie dans ses bandelettes.» A l'en croire, elle fait à grand'peine en un +jour le voyage de son cabinet au salon, et l'une de ses jambes est auprès +de la cheminée du dit appartement que l'autre est encore dans la salle à +manger. Elle parle de s'acheter une de ces brouettes qui servent à +voiturer les culs-de-jatte. Mais, le mois suivant,--est-ce l'effet du +séjour de Paris ou du traitement de Jules Sandeau?--la guérison s'opère +comme par miracle. Elle mène la vie de l'étudiant enthousiaste et +exubérant, avide tout ensemble de travail et de plaisir. + +A La Châtre, il va sans dire que cette existence, dont on exagérait les +singularités, faisait scandale. Madame Dudevant s'était mise au ban de la +société, et les cancans allaient leur train. «Ceux qui ne m'aiment guère, +écrivait-elle à Jules Boucoiran, disent que j'_aime_ Sandot (vous +comprenez la portée du mot); ceux qui ne m'aiment pas du tout disent, que +j'_aime_ Sandot et Fleury à la fois; ceux qui me détestent, que Duvernet +et vous, par dessus le marché, ne me font pas peur. Ainsi j'ai quatre +amants à la fois. Ce n'est pas trop quand on a comme moi les passions +vives.» A dire vrai, sur les quatre il fallait en éliminer trois et garder +le seul Jules Sandeau. Elle affirme lui avoir résisté pendant trois mois à +Paris; mais déjà l'intrigue avait pris naissance dans un petit bois, aux +environs de Nohant. La littérature les rapprocha. Ils collaborèrent et +cohabitèrent. «J'ai résolu, écrit-elle à Charles Duvernet le 19 janvier +1831, de l'associer à mes travaux ou de m'associer aux siens, comme vous +voudrez. Tant y a qu'il me prête son nom, car je ne veux pas paraître, et +je lui prêterai mon aide, quand il en aura besoin. Gardez-nous le secret +sur cette association littéraire.» Ce fut bientôt le secret de +Polichinelle, à La Châtre et à Paris; mais l'associée de Jules Sandeau +n'en avait cure. Elle ne se souciait que de l'opinion de ses amis et des +profits que pouvait rapporter ce labeur en commun. «Pour moi, dit-elle, +âme épaisse et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de +l'argent plus que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette à +avoir de l'ordre. Or, ce dernier point est si difficile qu'il ne faut même +pas y songer.» + +Jules Sandeau, qui prêtait ainsi à Aurore Dudevant la moitié de son nom et +de son appartement, était plus jeune qu'elle de sept ans--elle n'a jamais +aimé les hommes très mûrs--et ni l'un ni l'autre ne possédait de notoriété +dans le monde des lettres. Elle dut donc chercher des appuis pour aborder +une carrière, de tout temps, mais alors surtout, difficilement accessible +aux femmes. Sa pension de 3.000 francs ne pouvait lui suffire. «Vous savez, +mande-t-elle à Jules Boucoiran, que c'est peu pour moi qui aime à donner +et qui n'aime pas à compter. Je songe donc uniquement à augmenter mon +bien-être. Comme je n'ai nulle ambition d'être connue, je ne le serai +point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne.» Le premier +littérateur avec qui elle entra en relations fut Henri de Latouche, un +compatriote, né en 1785 à La Châtre, qui s'exerça dans le journalisme, la +poésie, le roman et le théâtre. Il édita André Chénier et fonda le Figaro. +Elle s'adressa également à M. Doris-Dufresne, le député républicain; il la +mit en rapport avec son collègue à la Chambre, M. de Kératry, romancier à +ses heures, qui avait écrit le _Dernier des Beaumanoir_. L'_Histoire de ma +Vie_ raconte assez plaisamment la façon dont elle se présenta chez lui, à +huit heures du matin: + +«M. de Kératry me parut plus âgé qu'il ne l'était. Sa figure, encadrée de +cheveux blancs, était fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie +chambre où je vis, couchée sous un couvre-pied de soie rose très galant, +une charmante petite femme qui jeta un regard de pitié languissante sur ma +robe de stoff et sur mes souliers crottés, et qui ne crut pas devoir +m'inviter à m'asseoir. Je me passai de la permission et demandai à mon +nouveau patron, en me fourrant dans la cheminée, si mademoiselle sa fille +était malade. Je débutais par une insigne bêtise. Le vieillard me répondit, +d'un air tout gonflé d'orgueil armoricain, que c'était là madame de +Kératry, sa femme. «Très bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment; +mais elle est malade, et je la dérange. Donc je me chauffe et je m'en +vas.--Un instant, reprit le protecteur; M. Duris-Dufresne m'a dit que vous +vouliez écrire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet; mais +tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas écrire.--Si +c'est votre opinion, nous n'avons point à causer, repris-je. Ce n'était +pas la peine de nous éveiller si matin, madame de Kératry et moi, pour +entendre ce précepte.» + +Le plus joli mot de tout l'entretien fut celui de l'escalier ou plutôt de +l'antichambre, alors que l'auteur du _Dernier des Beaumanoir_ parachevait +sa théorie sur l'infériorité intellectuelle de la femme. Il eut, au seuil +de l'appartement, un trait superbe, à la Napoléon: «Croyez-moi, ne faites +pas de livres, faites des enfants.» Il y a deux versions de la réponse de +George Sand. Voici la sienne: «Ma foi, monsieur, gardez le précepte pour +vous-même, si bon vous semble.» Henri de Latouche y apporta cette +variante: «Faites-en vous-même, si vous pouvez.» + +Les lettres de George Sand, publiées par le vicomte de Spoëlberch de +Lovenjoul dans la _Véritable Histoire de Elle et Lui_, présentent d'autre +sorte ses premières relations avec Kératry. «Il m'a reçue, écrit-elle, +d'une manière paternelle, et j'ai bonne espérance maintenant.» De même +elle mande, le 12 février, à Jules Boucoiran: «Je vais chez Kératry le +matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconté comme nous avions +pleuré en lisant le _Dernier des Beaumanoir_. Il m'a dit qu'il était plus +sensible à ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des salons. C'est +un digne homme. J'espère beaucoup de sa protection pour vendre mon petit +roman. Je vais paraître dans la _Revue de Paris_.» + +Entre temps, elle fait de la copie, à sept francs la colonne, pour le +_Figaro_, dirigé par Henri de Latouche. «C'est, dit-elle, le dernier des +métiers.» Et dans une lettre à l'avocat Duteil: «J'essaye de fourrer des +articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines infinies et +une persévérance de chien. Si j'avais prévu la moitié des difficultés +que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carrière. Eh bien, plus +j'en rencontre, plus j'ai la résolution d'avancer.» Elle est, en effet, +envahie par une passion violente, irrésistible, la passion d'écrire. A +ce prix, elle supporte mainte privation et tout d'abord de peiner chaque +jour au _Figaro_, de neuf heures du matin à cinq heures, en qualité de +manoeuvre, «ouvrier-journaliste, garçon-rédacteur.» Puis elle ajoute: +«Le _journalisme_ est un postulat par lequel il faut passer.» + +Le soir, elle va assez fréquemment au théâtre; mais par esprit +d'économie--et en suivant, écrit-elle à Boucoiran, certain conseil que +vous m'avez donné--elle s'habille en homme. Ainsi elle évite de renouveler +sa garde-robe, et c'est en costume d'étudiant qu'elle occupe, avec Jules +Sandeau et d'autres amis, les loges qu'Henri de Latouche lui donne presque +tous les soirs. Le bruit en est arrivé jusqu'à sa mère, qui exprime son +étonnement de cette singularité. George Sand lui répond, pendant un de ses +séjours à Nohant, en feignant de prendre le change: «On vous a dit que je +portais culotte, on vous a bien trompée. En revanche, je ne veux point +qu'un mari porte mes jupes. Chacun son vêtement, chacun sa liberté.» + +Parmi les relations littéraires que se créa George Sand à ses débuts, il +faut au premier rang placer Balzac. C'était la rencontre des deux +écrivains qui, dans le roman, allaient personnifier les tendances +contraires de l'idéalisme et du réalisme. Balzac n'avait pas encore +produit ses chefs-d'oeuvre, mais déjà il manifestait cette humeur inquiète +et fastueuse qui devait sans cesse courir à la poursuite de la fortune, de +découvertes merveilleuses et des fantaisies du luxe. L'_Histoire de ma +Vie_ raconte plaisamment qu'il avait aménagé son petit appartement de la +rue de Cassini en boudoirs de marquise, tendus de soie et de dentelle. +Bohême à sa façon, il éprouvait le besoin du superflu et se privait de +soupe et de café plutôt que d'argenterie et de porcelaine de Chine. Au +surplus, il avait des bizarreries et des caprices d'enfant, dont George +Sand relate un spécimen très caractéristique: + +«Un soir que nous avions dîné chez Balzac d'une manière étrange, je crois +que cela se composait de boeuf bouilli, d'un melon et de champagne frappé, +il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la +montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costumé, un +bougeoir à la main, pour nous reconduire jusqu'à la grille du Luxembourg. +Il était tard, l'endroit désert, et je lui observais qu'il se ferait +assassiner en rentrant chez lui. «Du tout, me dit-il; si je rencontre des +voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour +uu prince, et ils me respecteront.» Il faisait une belle nuit calme. Il +nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumée dans un joli flambeau de +vermeil ciselé, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore, +qu'il aurait bientôt, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement +avoir pendant quelque temps. Il nous eût reconduits jusqu'à l'autre bout +de Paris, si nous l'avions laissé faire.» + +Entre Balzac et George Sand il y avait antinomie de conception. Non +qu'elle eût une théorie préconçue lorsqu'elle commença à écrire; mais son +tour d'esprit devait la porter à idéaliser les sentiments de ses +personnages, alors que Balzac suivait une impulsion toute contraire et +qu'il a définie à merveille dans un entretien avec madame Sand: «Vous +cherchez l'homme tel qu'il devrait être; moi, je le prends tel qu'il est. +Croyez-moi, nous avons raison tous deux.» Et, après avoir indiqué son +propre procédé qui consiste à grandir ses personnages dans leur laideur ou +leur bêtise, à donner à leurs difformités des proportions effrayantes ou +grotesques, il conclut en disant à sa rivale: «Idéalisez dans le joli et +dans le beau, c'est un ouvrage de femme.» + +Certes le premier roman de George Sand ne laisse rien prévoir du +développement ultérieur de son génie. _Rose et Blanche, ou la Comédienne +et la Religieuse_, qu'elle composa en collaboration avec Jules Sandeau et +qui parut en février 1832 sous le pseudonyme commun de J. Sand, porte la +marque de cette gaminerie blagueuse qui était à la mode parmi les +néophytes du romantisme. C'est l'oeuvre d'un étudiant qui s'amuse et qui +écrit à la hâte sur un coin de table, être énigmatique au sexe indécis, +avec des cheveux tombant sur les épaules et une de ces longues redingotes +à la propriétaire, descendant jusqu'aux talons, dont Hippolyte Chatiron a +précisé la coupe: «Le tailleur prend mesure sur une guérite, et ça va à +tout un régiment.» + +George Sand aussi travaillait sur commande, pour satisfaire au goût du +jour. Sans compter des articles et des fantaisies dans le _Figaro_, elle +publiait dans la _Revue de Paris_ une nouvelle, la _Prima Donna_, et, dans +la _Mode_ du 15 mars, la _Fille d'Albano_. Ce sont des bluettes. + +Après deux séjours à Nohant au milieu et à la fin de 1831, elle revient à +Paris en avril 1832, amène Solange et s'installe quai Saint-Michel, au +cinquième étage d'une grande maison d'où elle a une vue superbe sur +Notre-Dame, Saint-Jacques la Boucherie et la Sainte-Chapelle. «J'avais, +écrit-elle, du ciel, de l'eau, de l'air, des hirondelles, de la verdure +sur les toits.» Disons plus exactement: trois petites pièces avec balcon +pour trois cents francs par an. Mais les étages étaient rudes à monter, +d'autant qu'il fallait porter Solange déjà très lourde. La portière +faisait le ménage pour quinze francs par mois; un gargotier du voisinage +apportait la nourriture, moyennant deux francs par jour. George Sand +savonnait, repassait son linge fin. Et elle était plus heureuse que dans +le bien-être matériel de Nohant. Elle avait emprunté quelque argent à +Henri de Latouche pour s'acheter des meubles, somme qui fut remboursée par +M. Dudevant. Dans cette existence étroite et presque misérable, elle +goûtait les joies de la liberté et celles de la tendresse. «Vivre, +mandait-elle à Charles Duvernet, que c'est doux! que c'est bon! malgré les +chagrins, les maris, l'ennui, les dettes, les parents, les cancans, malgré +les poignantes douleurs et les fastidieuses tracasseries. Vivre, c'est +enivrant! Aimer, être aimé, c'est le bonheur, c'est le ciel!» Ici George +Sand laisse transparaître l'enthousiasme de son premier amour vraiment +complet, autrement fougueux que les expansions d'antan avec Aurélien de +Sèze. Elle confesse, en sa correspondance, l'ardeur qui circule dans ses +veines, qui bouillonne dans son sein. Nous sommes sous le premier consulat, +celui de Jules Sandeau. + +Il en résulta ce roman longuet, _Rose et Blanche_, où il est malaisé de +faire la part des deux collaborateurs. C'est un parallélisme assez factice +entre les destinées de Blanche la novice et de Rose la comédienne. La +lecture de ces cinq petits volumes laisse une impression monotone et +maussade. On se contente, à l'ordinaire, de parcourir le premier chapitre, +intitulé «la Diligence,» qui est un peu bien naturaliste. Jamais ce ton +faubourien ne se retrouvera dans l'oeuvre de George Sand. Il n'est même +pas possible de transcrire certains passages plus que lestes. Il faut se +borner à reproduire le portrait de la soeur Olympie, qui grimpe sur +l'impériale de la diligence et s'assied à côté d'un vieux dragon: «Le +militaire, c'était son élément. En avait-elle vu, des militaires, en +avait-elle vu! A Limoges, elle avait guéri de la gale le 35e d'infanterie +de ligne; à Lyon, tout le 12e de chasseurs lui avait passé par les mains +pour une colique contagieuse; aux frontières, pendant la campagne de +Russie, elle avait reçu des envois de blessés, des cargaisons de gelés, +des convois d'amputés. Elle avait exploré le hussard, cultivé le canonnier, +analysé le tambour-maître et monopolisé le cuirassier. Le voltigeur +l'avait bénie, le lancier l'avait adorée; et, dans une effusion de +reconnaissance, plus d'un l'avait embrassée, en dépit de ses grosses +verrues et de sa joue profondément sillonnée par la petite vérole; car +elle était si laide qu'elle pouvait se passer de pudeur... Après cinquante +ans d'une semblable existence, après une vie d'emplâtres, d'infections et +d'ordures, la soeur Olympie, rude et grossière comme la charité active, +n'avait plus de sexe: ce n'était ni un homme, ni une femme, ni un soldat, +ni une vierge; c'était la force, le dévouement, le courage incarné, +c'était le bienfait personnifié, la providence habillée d'une robe noire +et d'une guimpe blanche.» Aussi, quand le dragon lui offre une prise, +«Sensible! s'écrie-t-elle, en enfonçant ses longs doigts osseux dans la +tabatière et en portant à son nez une prise de tabac dont la moitié tomba +sur un rudiment de moustache grise qui couronnait sa lèvre supérieure.» + +De même provenance gouailleuse est le récit des infortunes intimes d'un +_soprano_ masculin, ainsi que l'énumération des professions de M. +Robolanti, «homme universel, industriel encyclopédiste, voyageur européen, +physicien, organiste, chef d'orchestre, instructeur de chiens, de serins +et de lièvres, fabricant de thé suisse, d'eau de Cologne, de pommade, +d'onguent odontalgique, de faux râteliers et de semelles imperméables.» + +Pour reconnaître la marque de George Sand, il faut s'arrêter à certains +épisodes: par exemple, au tome II, l'arrivée de l'archevêque qui rappelle +de tous points la visite du prélat à Nohant, au chevet de madame Dupin. +Dans _Rose et Blanche_ il a été croqué sur le vif: «Un homme court et gras, +à figure ronde et bourgeoise, taillé pour faire un épicier, un voltigeur +de la garde nationale ou un adjoint de village. Sa robe violette, costume +si noble et si beau sur un homme pâle et élancé, ressemblait sur lui au +premier fourreau d'un gros marmot; sa ceinture de moire était perdue sons +l'empiétement du ventre sur la poitrine, et sa croix d'or, cherchant en +vain sa place entre un cou qui n'existait pas et un estomac qui n'existait +plus, occupait tout l'espace intermédiaire entre le menton et l'ombilic.» + +Quelques autres pages attestent encore la forme littéraire qui sera celle +de George Sand. Ainsi la description des Landes, au chapitre 5 du tome II, +mais surtout la peinture du couvent des Augustines, dirigé par madame de +Lancastre, et où d'innombrables détails proviennent du séjour d'Aurore à +la communauté des Anglaises. De l'intrigue même de _Rose et Blanche_ il +n'y a rien à retenir. Horace et Laorens sont deux jeunes hommes sans grand +relief. L'un aime la comédienne Rose, qui devient religieuse. L'autre, +après avoir commis envers Blanche, alors idiote, le pire méfait qui se +puisse imaginer, la retrouve le jour où elle va prononcer ses voeux, fait +scandale dans la chapelle, la contraint au mariage et la voit mourir au +sortir de la bénédiction nuptiale. Ce n'est ni du roman psychologique, ni +du roman feuilleton qui tienne la curiosité en haleine. Aussi bien George +Sand discernait-elle nettement les défauts de son oeuvre: «Je suis fort +aise, écrit-elle à sa mère le 22 février 1832, que mon livre vous amuse. +Je me rends de tout mon coeur à vos critiques. Si vous trouvez la soeur +Olympie trop troupière, c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai +beaucoup connue, et je vous assure que, malgré ses jurons, c'était la +meilleure et la plus digne des femmes... En somme, je vous ai dit que je +n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y a beaucoup de farces que je +désapprouve: je ne les ai tolérées que pour satisfaire mon éditeur, qui +voulait quelque chose d'un peu _égrillard_. Vous pouvez répondre cela pour +me justifier aux yeux de Caroline, si la verdeur des mots la scandalise. +Je n'aime pas non plus les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans +le livre que j'écris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes +collaborateurs que le nom, le mien n'étant pas destiné à entrer jamais +dans le commerce du bel esprit.» En effet, lorsqu'elle rompt avec Jules +Sandeau cette courte association intellectuelle, elle garde de lui une +partie de son nom pour en faire George Sand. Désormais elle a trouvé sa +voie, son style, sa doctrine sociale, sa conception romanesque. C'est +_Indiana_ qu'elle compose durant l'hiver de 1831-1832. _Valentine_ va +suivre, puis _Lélia_: toute une série d'oeuvres spontanées et hardies, +révélatrices d'un art nouveau et d'une pensée qui se libère. + + + + +CHAPITRE VII + +LE ROMAN FÉMINISTE: _INDIANA_ ET _VALENTINE_ + + +Si, dans un bagage aussi complexe que celui de George Sand, toute +classification n'est pas fatalement artificielle et étroite, il semble +qu'on puisse diviser ses romans en quatre périodes ou catégories: le roman +féministe, le roman socialiste, le roman champêtre, et, durant les +dernières années, le roman purement sentimental et romanesque. Sa première +manière est une revendication éclatante des droits de la femme. Dans la +douzième des _Lettres d'un Voyageur_, elle discute le reproche, qui lui +est adressé par Désiré Nisard, d'avoir voulu réhabiliter l'égoïsme des +sens, d'avoir fait la métaphysique de la matière et poursuivi un but +antisocial. Elle oppose une dénégation formelle: «Vous dites, monsieur, +que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en +excepter quatre ou cinq, entre autres _Lélia_, que vous mettez au nombre +de mes plaidoyers contre l'institution sociale, et où je ne sache pas +qu'il en soit dit un mot... _Indiana_ ne m'a pas semblé non plus, lorsque +je l'écrivais, pouvoir être une apologie de l'adultère. Je crois que dans +ce roman (où il n'y a pas d'adultère commis, s'il m'en souvient bien), +_l'amant (ce roi de mes livres)_, comme vous l'appelez spirituellement a +un pire rôle que le mari. _Le Secrétaire intime_ a pour sujet (si je ne me +trompe pas absolument sur mes intentions) les douceurs de la fidélité +conjugale. _André_ n'est ni _contre_ le mariage, ni _pour_ l'amour +adultère, _Simon_ se termine par l'hyménée, ni plus ni moins qu'un conte +de Perrault ou de madame d'Aulnoy; et enfin dans _Valentine_, dont le +dénoûment n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalité +intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage, +d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre.» Mais la critique de Désiré +Nisard va plus loin et revêt un caractère de grief personnel: «Il serait +peut-être, écrivait-il, plus héroïque à qui n'a pas eu le bon lot, de ne +pas scandaliser le monde avec son malheur en faisant d'un cas privé une +question sociale.» Pour compléter cet argument _ad hominem_--ou plutôt _ad +feminam_--Nisard ajoute: «La ruine des maris, ou tout au moins leur +impopularité, tel a été le but des ouvrages de George Sand.» Voici sa +réplique: «Oui, monsieur, la ruine des _maris_, tel eût été l'objet de mon +ambition, si je me fusse senti la force d'être un _réformateur_.» A quoi +se bornait donc son dessein? A attaquer les abus, les ridicules, les +préjugés et les vices du temps. Si elle a incriminé les _lois sociales_, +elle n'y a apporté aucune arrière-pensée subversive: «Qui pouvait me +supposer l'intention de refaire les lois du pays?» Et, quand des +saint-simoniens, philanthropes consciencieux, à la recherche de la vérité, +lui ont demandé ce qu'elle mettrait à la place des maris, «je leur ai +répondu naïvement, dit-elle, que c'était le _mariage_, de même qu'à la +place des prêtres, qui ont tant compromis la religion, je crois que c'est +la religion qu'il faut mettre.» Enfin, pour excuser ses défaillances et +justifier ses aspirations, elle se place sous l'invocation de la _justice_, +«éternel rêve des coeurs simples.» + +_Indiana_ parut le 19 mai 1832. Dans l'_Histoire de ma Vie_, George Sand +affirme que ce roman, composé à Nohant, fut commencé sans projet et sans +espoir, voire même sans aucun plan, mais surtout sans aucune des visées +sociales que la critique affecta d'y découvrir. «On n'a pas manqué, +poursuit-elle, de dire qu'_Indiana_ était ma personne et mon histoire. Il +n'en est rien.» Admettons la véracité de cette déclaration. C'est à l'insu +de l'écrivain que sont venus sous sa plume, à la faveur de la fiction, les +souvenirs de ses tristesses conjugales. Les malheurs d'Indiana ressemblent +à ceux d'Aurore; il y a une parenté intellectuelle et morale, assez +fâcheuse d'ailleurs, entre le colonel Delmare, «vieille bravoure en +demi-solde,» et Casimir Dudevant, officier démissionnaire. + +Aussi bien, pour découvrir l'idée maîtresse et directrice d'_Indiana_, il +ne suffit pas de suivre les péripéties du roman, il convient encore de +comparer les deux préfaces, celle de 1832 et celle de 1842. La première +est modeste et plaide presque les circonstances atténuantes pour les +audaces de l'ouvrage: «Si quelques pages de ce livre encouraient le grave +reproche de tendance vers des croyances nouvelles, si des juges rigides +trouvaient leur allure imprudente et dangereuse, il faudrait répondre à la +critique qu'elle fait beaucoup trop d'honneur à une oeuvre sans +importance... Le narrateur n'a point la prétention de cacher un +enseignement grave sous la forme d'un conte; il ne vient pas donner _son +coup de main_ à l'édifice qu'un douteux avenir nous prépare, _son coup de +pied_ à celui du passé qui s'écroule. Il sait trop que nous vivons dans un +temps de ruine morale, où la raison humaine a besoin de rideaux pour +atténuer le trop grand jour qui l'éblouit. S'il s'était senti assez docte +pour faire un livre vraiment utile, il aurait adouci la vérité, au lieu de +la présenter avec ses teintes crues et ses effets tranchants. Ce livre-là +eût fait l'office des lunettes bleues pour les yeux malades.» + +De ce même style qui n'est pas exempt de mauvais goût, le romancier se +défend de «prendre des conclusions sur le grand procès entre l'avenir et +le passé» et de «s'affubler de la robe du philosophe.» Il n'aura garde de +«porter la main sur les grandes plaies de la civilisation agonisante--il +faut être si sûr de pouvoir les guérir, quand on se risque à les sonder!» +Après nous avoir attesté qu'il n'emploiera pas son talent, «s'il en avait, +à foudroyer les autels renversés,» il aboutit à cette conclusion ampoulée: +«Vous verrez que, s'il n'a pas effeuillé des roses sur le sol où la loi +parque nos volontés comme des appétits de mouton, il a jeté des orties sur +les chemins qui nous en éloignent.» Nous apprenons qu'Indiana, c'est un +type d'être faible qui représente les passions comprimées ou supprimées +par les lois. Car George Sand, disciple de Jean-Jacques, estime que +l'oeuvre de l'Etre suprême est pervertie par notre prétendue civilisation. +De là les protestations qu'elle formule contre les iniquités sociales, +tout en déclarant, dans une langue singulière, n'avoir pas pour son livre +«le naïf amour paternel qui emmaillote les productions rachitiques de ces +jours d'avortements littéraires.» + +En 1842, la pensée et les métaphores de George Sand sont mieux +équilibrées. Dans cette seconde préface, elle proclame qu'_Indiana_ et la +plupart de ses premiers romans sont basés sur une même donnée: le rapport +mal établi entre les sexes, par le fait de la société. Dix années de +réflexion ou plutôt de noviciat, le spectacle des misères humaines, le +commerce, dit-elle, de «quelques vastes intelligences religieusement +interrogées»--c'est-à-dire de Lamennais, de Pierre Leroux, de Michel (de +Bourges)--ont élargi son horizon. Elle confirme et accentue la thèse +d'_Indiana_, en paraphrasant le vers de Polyeucte: + + Je le ferais encor si j'avais à le faire. + +Elle a conscience de s'être acquittée d'une tâche utile et nécessaire. +«J'ai cédé, dit-elle, à un instinct puissant de plainte et de reproche que +Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d'inutile, pas même les plus +chétifs êtres.» Aussi bien la cause qu'elle défendait était celle de la +moitié du genre humain, et s'élevait bien au-dessus de la poursuite d'un +profit particulier ou de l'apologie d'un intérêt personnel. C'est alors +qu'elle formule une théorie qui recèle en substance les revendications +actuelles du féminisme: «J'ai écrit _Indiana_ avec le sentiment non +raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l'injustice et de la +barbarie des lois qui régissent encore l'existence de la femme dans le +mariage, la famille et la société... La guerre sera longue et rude; mais +je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d'une si +belle cause, et je la défendrai tant qu'il me restera un souffle de vie.» +Apôtre des droits de la femme dans cette préface, George Sand oublie sans +nul doute qu'elle s'est infligé à elle-même un démenti, en écrivant à la +page 235 d'_Indiana_: «La femme est imbécile par nature.» + +Si les thèses proposées sont discutables et captieuses, le roman en soi +est attachant. L'intrigue n'offre aucune complication. Indiana, âme +sentimentale et romanesque, souffre auprès du colonel Delmare. Ce rude +personnage a juré de tuer quiconque braconne sur ses terres. Il atteint +ainsi, mais d'un coup de fusil chargé de gros sel, un jeune voisin, Raymon +de Ramière, qui escaladait son mur pour rendre visite à Noun, une créole, +soubrette d'Indiana. Assez vite, d'ailleurs, le Don Juan provincial est +las de la femme de chambre en tablier blanc et en madras. Il ne +demanderait qu'à passer de l'escalier de service au grand escalier. Noun +s'en aperçoit et se jette dans la rivière prochaine. Indiana n'a-t-elle +rien deviné ou ne s'alarme-t-elle pas de succéder à sa camériste? Du moins +elle s'éprend de Raymon de Ramière, malgré les adjurations de sir Ralph +Brown qui tient auprès d'elle l'emploi de soupirant volontairement +platonique. Elle suit son mari à l'île Bourbon, mais sans pouvoir oublier +l'amour qui la possède. Dans un accès d'exaltation, elle s'embarque pour +la France, afin de rejoindre Raymon. Elle le trouve marié. Crise de +désespérance. Ralph la soigne, la guérit, et tous deux vont terminer leurs +jours dans quelque chaumière indienne, renouvelée de Bernardin de +Saint-Pierre. Ainsi se manifeste l'apophtegme de George Sand: «L'amour est +un contrat aussi bien que le mariage.» La démonstration semble assez +sinueuse. + +Il est déplaisant que les rendez-vous de Raymon et de Noun aient lieu dans +la chambre même d'Indiana absente, «où des orangers en fleurs répandaient +leurs suaves émanations, des bougies diaphanes brûlaient dans les +candélabres.» Noun a pris soin d'effeuiller sur le parquet des roses du +Bengale et de semer le divan de violettes. Elle a préparé un souper fin, +et pourtant les regards de Raymon ne se dirigent pas vers les fruits et +les flacons du guéridon, mais vers ce qui lui rappelle Indiana: ses livres, +son métier, sa harpe, les gravures de l'île Bourbon, et «surtout ce petit +lit à demi caché sous les rideaux de mousseline, ce lit blanc et pudique +comme celui d'une vierge, orné au chevet, en guise de rameau bénit, d'une +palme enlevée peut-être, le jour du départ, à quelque arbre de la patrie.» +Accueilli par la camériste, c'est à la maîtresse qu'il va songer. Noun +cependant a fait des frais de toilette, avec la garde-robe de madame +Delmare, mais toute cette élégance est visiblement empruntée. Elle a forcé +le décolletage. Voici comment George Sand nous l'explique: «Indiana eût +été plus cachée, son sein modeste ne se fût trahi que sous la triple gaze +de son corsage; elle eût peut-être orné ses cheveux de camélias naturels, +mais ce n'est pas dans ce désordre excitant qu'ils se fussent joués sur sa +tête; elle eût pu emprisonner ses pieds dans des souliers de satin, mais +sa chaste robe n'eût pas ainsi trahi les mystères de sa jambe mignonne.» +Bref, Raymon est saturé des amours ancillaires. Il demande à monter en +grade, c'est-à-dire à descendre de la mansarde à l'appartement. + +Pour traduire ces fluctuations d'un amour qui va de l'office au boudoir, +George Sand use assez volontiers du style hyperbolique et fleuri, à la +mode de 1830. Ce sont des exclamations: «Pauvre enfant! si jeune et si +belle, avoir déjà tant souffert!» Ou bien de singulières manifestations de +tendresse: «Je vous aurais portée dans mes bras pour empêcher vos pieds de +se blesser; je les aurais réchauffés de mon haleine.» Comment madame +Delmare accueille-t-elle ces déclarations adressées à ses pieds? Avec +quelque complaisance, ce semble. «Si l'on mourait de bonheur, Indiana +serait morte en ce moment.» Il est vrai que Raymon hausse le ton et secoue +furieusement les cordes de sa lyre: «Tu es la femme que j'avais rêvée, la +pureté que j'adorais, la chimère qui m'avait toujours fui, l'étoile +brillante qui luisait devant moi pour me dire: «Marche encore dans cette +vie de misère, et le ciel t'enverra un de ses anges pour t'accompagner. De +tout temps, tu m'étais destinée, ton âme était fiancée à la mienne!... +Vois-tu, Indiana, tu m'appartiens, tu es la moitié de mon âme, qui +cherchait depuis longtemps à rejoindre l'autre... Ne me reconnais-tu pas? +ne te semble-t-il pas qu'il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus? Ne +t'ai-je pas reconnue, ange, lorsque tu étanchais mon sang avec ton voile, +lorsque tu plaçais ta main sur mon coeur éteint pour y ramener la chaleur +et la vie?» Et des pages entières se déroulent ainsi sur le mode +déclamatoire. Raymon s'y abandonne avec une particulière volubilité. Au +matin, quand il se retrouve dans cet appartement, où, suivant l'étrange +expression de George Sand, Noun s'était endormie souveraine et réveillée +femme de chambre, il se jette à genoux, «la face tournée contre ce lit +foulé et meurtri qui le faisait rougir,» et il profère une invocation: «O +Indiana! s'écrie-t-il en se tordant les mains, t'ai-je assez outragée!... +Repousse-moi, foule-moi aux pieds, moi qui n'ai pas respecté l'asile de ta +pudeur sacrée; moi qui me suis enivré de tes vins comme un laquais, côte à +côte avec ta suivante; moi qui ai souillé ta robe de mon haleine maudite +et ta ceinture pudique de mes infâmes baisers sur le sein d'une autre; moi +qui n'ai pas craint d'empoisonner le repos de tes nuits solitaires, et de +verser jusque sur ce lit que respectait ton époux lui-même les influences +de la séduction et de l'adultère! Quelle sécurité trouveras-tu désormais +derrière ces rideaux dont je n'ai pas craint de profaner le mystère? Quels +songes impurs, quelles pensées acres et dévorantes ne viendront pas +s'attacher à ton cerveau pour le dessécher? Quels fantômes de vice et +d'insolence ne viendront pas ramper sur le lin virginal de ta couche? Et +ton sommeil, pur comme celui d'un enfant, quelle divinité chaste voudra le +protéger maintenant? N'ai-je pas mis en fuite l'ange qui gardait ton +chevet? N'ai-je pas ouvert au démon de la luxure l'entrée de ton alcôve? +Ne lui ai-je pas vendu ton âme? et l'ardeur insensée qui consume les +flancs de cette créole lascive ne viendra-t-elle pas, comme la robe de +Déjanire, s'attacher aux tiens pour les ronger? Oh! malheureux! coupable +et malheureux que je suis! que ne puis-je laver de mon sang la honte que +j'ai laissée sur cette couche!» + +Raymon de Ramière pourrait continuer longtemps sur ce ton, si Noun +n'arrivait avec son madras et son tablier, et ne s'étonnait de le voir +agenouillé, baisant et arrosant de ses larmes le lit d'Indiana. Elle crut +qu'il faisait sa prière. Et George Sand ajoute: «Elle ignorait que les +gens du monde n'en font pas.» Noun était naïve, Indiana pareillement. Le +romancier se charge de nous en faire part: «Femmes de France, vous ne +savez pas ce que c'est qu'une créole.» Désormais c'est suffisamment +expliqué. + +Par bonheur, et pour effacer l'impression de ce pathos, il est des pages +charmantes dans la partie descriptive. Voici, notamment, un paysage +nocturne, qui encadre un rendez-vous d'amour: «Il fallait traverser la +rivière pour entrer dans le parterre, et le seul passage en cet endroit +était un petit pont de bois jeté d'une rive à l'autre; le brouillard +devenait plus épais encore sur le lit de la rivière, et Raymon se +cramponna à la rampe pour ne pas s'égarer dans les roseaux qui croissaient +autour de ses marges. La lune se levait alors, et, cherchant à percer les +vapeurs, jetait des reflets incertains sur ces plantes agitées par le vent +et par le mouvement de l'eau. Il y avait, dans la brise qui glissait sur +les feuilles et frissonnait parmi les remous légers, comme des plaintes, +comme des paroles humaines entrecoupées. Un faible sanglot partit à côté +de Raymon, et un mouvement soudain ébranla les roseaux; c'était un courlis +qui s'envolait à son approche.» Ne trouvez-vous pas dans cette peinture +des touches délicates qui rappellent le procédé de Jean-Jacques et +évoquent la vision d'une toile de Corot? + +Entre les divers jugements, presque tous élogieux, que provoqua _Indiana_, +nous retiendrons seulement celui d'Alfred de Musset, sans ajouter créance +à une anecdote de Paul de Musset: il prétend que son frère avait raturé +sur les premières pages du roman tous les adjectifs inutiles et que +l'exemplaire tomba sous les yeux de George Sand, cruellement atteinte dans +son amour-propre littéraire. Ce récit ne concorde guère avec la lettre et +les vers, si enthousiastes, qu'Alfred de Musset adressa, le 24 juin 1833, +à l'auteur d'_Indiana_: + +«Madame, + +«Je prends la liberté de vous envoyer quelques vers que je viens d'écrire +en relisant un chapitre d'_Indiana_, celui où Noun reçoit Raymon dans la +chambre de sa maîtresse. Leur peu de valeur m'avait fait hésiter à les +mettre sous vos yeux, s'ils n'étaient pour moi une occasion de vous +exprimer le sentiment d'admiration sincère et profonde qui les a inspirés. + +«Agréez, Madame, l'assurance de mon respect. Alfred de MUSSET.» + + Sand, quand tu l'écrivais, où donc l'avais-tu vue, + Cette scène terrible où Noun, à demi-nue, + Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymon? + Qui donc te la dictait, cette page brûlante + Où l'amour cherche en vain, d'une main palpitante, + Le fantôme adoré de son illusion? + En as-tu dans le coeur la triste expérience? + Ce qu'éprouve Raymond, te le rappelais-tu? + Et tous ces sentiments d'une vague souffrance + Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d'un vide immense, + As-tu rêvé cela, George, ou t'en souviens-tu? + N'est-ce pas le réel dans toute sa tristesse, + Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs, + Versant à son ami le vin de sa maîtresse, + Croyant que le bonheur, c'est une nuit d'ivresse, + Et que la volupté, c'est le parfum des fleurs? + Et cet être divin, cette femme angélique, + Que dans l'air embaumé Raymon voit voltiger, + Cette frêle Indiana, dont la forme magique + Erre sur les miroirs comme un spectre léger, + O George! n'est-ce pas la pâle fiancée + Dont l'Ange du désir est l'immortel amant? + N'est-ce pas l'Idéal, cette amour insensée + Qui sur tous les amours plane éternellement? + Ah! malheur à celui qui lui livre son âme, + Qui couvre de baisers sur le corps d'une femme + Le fantôme d'une autre, et qui sur la beauté + Veut boire l'Idéal dans la réalité! + Malheur à l'imprudent qui, lorsque Noun l'embrasse, + Peut penser autre chose, en entrant dans son lit, + Sinon que Noun est belle et que le temps qui passe + A compté sur ses doigts les heures de la nuit! + + Demain viendra le jour; demain, désabusée, + Noun, la fidèle Noun, par la douleur brisée, + Rejoindra sous les eaux l'ombre d'Ophélia; + Elle abandonnera celui qui la méprise, + Et le coeur orgueilleux qui ne l'a pas comprise + Aimera l'autre en vain,--n'est-ce pas, Lélia? + +_Valentine_, qui parut trois mois après _Indiana_, avait été composée à +Nohant et achevée pendant les journées caniculaires de l'été de 1832. Le 6 +août de cette année, George Sand mandait à sa mère: «Je ne puis mieux +faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de travailler à _Valentine_.» +Ce second roman est d'une contexture supérieure au premier. Les campagnes +du Berry où il se déroule ont inspiré fort heureusement l'écrivain, à qui +elles étaient familières. «Cette _Vallée Noire_, si inconnue, lisons-nous +dans la préface, ce paysage sans grandeur, sans éclat, qu'il faut chercher +pour le trouver, et chérir pour l'admirer, c'était le sanctuaire de mes +premières, de mes longues, de mes continuelles rêveries. Il y avait +vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutilés, dans ces chemins +raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont +les rives ne sont praticables qu'aux enfants et aux troupeaux.» La thèse +de _Valentine_ est la même que celle d'_Indiana_. George Sand a voulu +montrer les dangers et les douleurs des unions mal assorties. «Il paraît, +ajoute-t-elle, que, croyant faire de la prose, j'avais fait du +Saint-Simonisme sans le savoir.» + +Elle prétend n'avoir ni vu si loin ni visé si haut. Elle demandait à la +littérature le pain quotidien: «J'étais obligée d'écrire et j'écrivais.» + +L'intrigue de ce nouveau roman est assez attachante. Valentine, mariée à +un gentilhomme égoïste et cupide, M. de Lansac, aime un simple campagnard, +Bénédict, qui, comme la plupart des héros de George Sand, n'a pas de +profession. C'est le fils de la nature, en face de ce Lansac, produit +d'une civilisation factice. Il sera aimé de reste, le séduisant Bénédict, +par toutes celles qui l'approchent, par la riche Athénaïs, fille du gros +fermier Lhéry, par Louise, soeur aînée de Valentine, qui a dû quitter le +toit familial à la suite d'une faute de jeunesse. Entre les trois d'abord +son coeur balance, puis s'arrête définitivement à Valentine. Sa tendresse +sera payée de retour. Cette fille noble aimera ce virtuose de l'amour, à +la fois poète et laboureur. «J'étais née, dit-elle, pour être fermière.» +Et elle ressentira la première commotion en jouant à cache-cache et à +colin-maillard, à la nuit tombante, dans les prés du père Lhéry, après un +plantureux repas arrosé de champagne. Bénédict, guidé, ce semble, par +l'instinct de l'amour--ou peut-être en regardant sous le +bandeau--atteignait toujours Valentine, la saisissait et, feignant de ne +pas la reconnaître, la gardait dans ses bras un peu plus longtemps qu'il +n'était nécessaire. «Ces jeux-là, observe George Sand, sont la plus +dangereuse chose du monde.» + +En quoi consistait le charme de Bénédict, si irrésistible qu'il s'emparait +de la chaste Valentine, qu'on nous dépeint comme la plus belle oeuvre de +la création et qui s'amourache d'un paysan? Voici les passages où le +romancier trace le portrait de son héros. Bénédict, doué d'une voix +harmonieuse, chante non loin du château. Valentine s'approche de la +fenêtre, l'écoute et le regarde, tandis qu'il descend le sentier: +«Bénédict n'était pas beau; mais sa taille était remarquablement élégante. +Son costume rustique, qu'il portait un peu théâtralement, sa marche légère +et assurée sur les bords du ravin, son grand chien blanc tacheté qui +bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur et assez +puissant pour suppléer chez lui à la beauté du visage, toute cette +apparition dans une scène champêtre qui, par les soins de l'art, +spoliateur de la nature, ressemblait assez à un décor d'opéra, c'était de +quoi émouvoir un jeune cerveau.» Et ailleurs: «Bénédict n'était pas +absolument dépourvu de beauté. Son teint était d'une pâleur bilieuse, ses +yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front était vaste et d'une +extrême pureté.» Or, Valentine le trouve autrement attrayant que son +correct et flegmatique fiancé, M. de Lansac, secrétaire d'ambassade. Il +est vrai que celui-ci ne songeait pas à se pencher au-dessus d'un ruisseau +pour y contempler, comme dans un miroir, l'image gracieuse de Valentine. +Bénédict avait de ces attentions romanesques. D'où son charme victorieux. +«Bénédict, pâle, fatigué, pensif, les cheveux eu désordre; Bénédict, vêtu +d'habits grossiers et couvert de vase, le cou nu et hâlé; Bénédict, assis +négligemment au milieu de cette belle verdure, au-dessus de ces belles +eaux; Bénédict, qui regardait Valentine à l'insu de Valentine, et qui +souriait de bonheur et d'admiration, Bénédict alors était un homme; un +homme des champs et de la nature, un homme dont la mâle poitrine pouvait +palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant lui-même dans la +contemplation de ce que Dieu a créé de plus beau. Je ne sais quelles +émanations magnétiques nageaient dans l'air embrasé autour de lui; je ne +sais quelles émotions mystérieuses, indéfinies, involontaires, firent tout +d'un coup battre le coeur ignorant et pur de la jeune comtesse.» + +Toujours est-il que le magnétisme opère, et nous l'entrevoyons à travers +des descriptions qui mériteraient d'être confrontées avec certaines pages +de _Madame Bovary_. La mélancolie, «ce mal terrible qui avait envahi la +destinée de Bénédict dans sa fleur», a une influence si communicative que +Valentine cède au sortilège. La veille de son mariage, elle accorde, au +fond du parc, une entrevue à Bénédict, qui se montre «le plus timide des +amants et le plus heureux des hommes.» Même scène, à huis clos, la nuit +des noces. Bénédict pleurait beaucoup; c'était un préservatif. Et M. de +Lansac lui laissait le champ libre, ayant accepté une migraine opportune +invoquée par Valentine. De là une scène assez pathétique d'hallucination +ou de somnambulisme, à laquelle Bénédict assiste avec émotion et qui lui +révèle un amour partagé. Puis, à deux heures du matin, au pied du lit de +Valentine, il lui écrit une lettre d'adieu, avant de s'évader par la +fenêtre. Cette lettre est un beau morceau de prose. En voici la +péroraison: «Je viens de m'approcher de vous, vous dormez, vous êtes +calme. Oh! si vous saviez comme vous êtes belle! oh! jamais, jamais une +poitrine d'homme ne renfermera sans se briser tout l'amour que j'avais +pour vous. Si l'âme n'est pas un vain souffle que le vent disperse, la +mienne habitera toujours près de vous. Le soir, quand vous irez au bout de +la prairie, pensez à moi si la brise soulève vos cheveux, et si, dans ses +froides caresses, vous sentez courir tout à coup une haleine embrasée: la +nuit, dans vos songes, si un baiser mystérieux vous effleure, +souvenez-vous de Bénédict.» + +Une situation aussi tendue ne saurait se dénouer que de façon tragique. M. +de Lansac a été tué en duel. Valentine va donc pouvoir épouser Bénédict. +Déjà il entonne l'épithalame: «Tu seras suzeraine dans la chaumière du +ravin; tu courras parmi les taillis avec ta chèvre blanche. Tu cultiveras +tes fleurs toi-même; tu dormiras sans crainte et sans souci sur le sein +d'un paysan. Chère Valentine, que tu seras belle sous le chapeau de paille +des faneuses!» Eh bien! non, Bénédict meurt sous la fourche d'un paysan +jaloux qui le soupçonnait de courtiser sa femme, alors qu'elle favorisait +les rendez-vous de Valentine. Et celle-ci succombe au désespoir. Le +dénouement pessimiste de _Valentine_ succède au dénouement florianesque et +mystique d'_Indiana_. + + + + +CHAPITRE VIII + +_LÉLIA_ + + +_Lélia_ parut au mois d'août 1833. George Sand, en l'écrivant, était dans +la période désespérée, désemparée, qui va de la fin de Jules Sandeau au +commencement d'Alfred de Musset, et où nous verrons passer un jour, un +seul jour, et fuir à la hâte--plus prestement que Galatée vers les +saules--la silhouette de Prosper Mérimée. Le succès littéraire était venu +avec _Indiana_, avec _Valentine_, sans satisfaire l'âme inquiète de la +femme à qui Jules Sandeau avait laissé un morceau de son nom et qui était +en train d'illustrer celui de George Sand. Du moins ces deux ouvrages, +avantageusement vendus à un éditeur, avaient procuré à la romancière un +capital de trois mille francs qui lui permit de régler son arriéré, +d'avoir une servante et de s'accorder un peu plus d'aisance. En même temps, +elle reçut des propositions de collaboration régulière à la _Revue de +Paris_ et à la _Revue des Deux Mondes_. Elle donna la préférence à +celle-ci, dont François Buloz avait pris la direction en groupant autour +de lui les plus éminents littérateurs. A George Sand il assurait par +contrat une rente annuelle de quatre mille francs, en échange de +trente-deux pages d'écriture toutes les six semaines. Vers cette époque, à +la faveur du bien-être qui arrivait, l'auteur d'_Indiana_ quitta le petit +logement au cinquième du quai Saint-Michel, pour aller s'installer 19 quai +Malaquais. Le bonheur ne l'y suivit pas. Le 12 décembre 1832, elle écrit à +Maurice: «Nous avons un appartement chaud comme une étuve; nous voyons de +grands jardins et nous n'entendons pas le moindre bruit du dehors. Le soir, +c'est silencieux et tranquille comme Nohant: c'est très commode pour +travailler. Aussi je travaille beaucoup.» Dans l'_Histoire de ma Vie_, +elle fournit quelques détails complémentaires: «Les grands arbres des +jardins environnants faisaient un épais rideau de verdure où chantaient +les merles et où babillaient les moineaux avec autant de laisser-aller +qu'en pleine campagne. Je me croyais donc en possession d'une retraite et +d'une vie conformes à mes goûts et à mes besoins. Hélas! bientôt je devais +soupirer, là comme partout, après le repos, et bientôt courir en vain, +comme Jean-Jacques, à la recherche d'une solitude.» C'est, en effet, au +quai Malaquais que survint la rupture avec Jules Sandeau, qui avait été +l'hôte fort apprécié de la mansarde du quai Saint-Michel. La crise fut +soudaine. Au début de 1833, George Sand eut l'idée de faire une aimable +surprise à Sandeau et de revenir de Nohant sans l'avertir. En arrivant au +logis, elle le trouva dans l'intime compagnie d'une blanchisseuse, Indiana +était suppléée par Noun! Il se conduisait comme un simple Dudevant. +L'amour libre ne valait donc pas mieux que le mariage? Ce fut pour George +Sand un effondrement. Vainement celui qu'elle avait congédié essaya de +s'excuser et de rentrer en grâce. Elle fut, à bon droit, inexorable. Et +voici comment elle éconduisit ses supplications, le 15 avril 1833: + +«Je veux croire votre lettre sincère, et, dans ce cas, l'absence pourra +seule vous guérir. Si, après cette réponse, vous persistiez dans des +prétentions que je ne pourrais plus attribuer à la folie, j'aurais pour +vous fermer ma porte des motifs plus impérieux et plus décisifs encore. +Aussi, quelle que soit l'explication que vous préfériez pour la lettre +inexplicable que vous m'avez envoyée, je vous prie absolument, +littéralement et définitivement, de ne plus vous présenter chez moi.» + +On sent en elle la brisure d'âme. Elle s'ouvre à celui qui fut l'ami +sincère et désintéressé de toute sa vie, l'avocat François Rollinat, de +Châteauroux: «Je ne t'ai pas donné signe de souvenir et de vie depuis bien +des mois. C'est que j'ai vécu des siècles; c'est que j'ai subi un enfer +depuis ce temps-là. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma +position est extérieurement calme, indépendante, avantageuse. Mais, pour +arriver là, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai traversés... Cette +indépendance si chèrement achetée, il faudrait savoir en jouir, et je n'en +suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans, et rien dans la vie +ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de passions profondes, plus de +joies vives. Tout est dit. J'ai doublé le cap.» + +Si, en se séparant de Sandeau, elle avait tranché dans le vif, avec la +rudesse d'amputation chirurgicale qui lui était familière, elle souffrit +néanmoins, et très cruellement, dans son amour et dans son amour-propre. +Sa vie et celle de son compagnon étaient si étroitement enchevêtrées qu'il +y eut une liquidation difficile. Chacun dut reprendre sa part de mobilier, +mais le plus gros lot revenait à George Sand qui fournissait à peu près +tout l'argent du ménage. Sandeau en convient implicitement dans son roman +_Marianna_, où certain Henry accepte volontiers les subsides de sa +maîtresse, puisqu'ils ont tout mis en commun. Sur cette pente, on risque +de glisser jusqu'à Des Grieux. + +George Sand, qui avait la bourse aussi libéralement ouverte que le coeur, +paya tout ce qu'il fallait pour reconquérir sa pleine liberté. Témoin +cette lettre, du mois de juin 1833, à un jeune médecin, Emile Régnault, +qui l'avait soignée et qui était le grand ami de Jules Sandeau: + +«Je viens d'écrire à M. Desgranges pour lui donner congé de l'appartement +de Jules et lui demander quittance des deux termes échus que je veux payer; +l'appartement sera donc à ma charge jusqu'au mois de janvier 1834... Je +reprends chez moi le reste de mes meubles. Je ferai un paquet de quelques +hardes de Jules, restées dans les armoires, et je les ferai porter chez +vous, car je désire n'avoir aucune entrevue, aucune relation avec lui à +son retour, qui, d'après les derniers mots de sa lettre, que vous m'avez +montrée, me paraît devoir ou pouvoir être prochain. J'ai été trop +profondément blessée des découvertes que j'ai faites sur sa conduite, pour +lui conserver aucun autre sentiment qu'une compassion affectueuse. +Faites-lui comprendre, tant qu'il en sera besoin, que rien dans l'avenir +ne peut nous rapprocher. Si cette dure commission n'est pas nécessaire, +c'est-à-dire si Jules comprend de lui-même qu'il doit en être ainsi, +épargnez-lui le chagrin d'apprendre qu'il a tout perdu, même mon estime. +Il a sans doute perdu la sienne propre. Il est assez puni.» + +Elle avait fait d'ailleurs, pour le tenir à distance, tous les sacrifices +utiles. C'est avec l'argent qu'elle lui transmit qu'il put effectuer un +voyage en Italie, cette même année 1833. George Sand, en lui fermant sa +porte, en lui retirant le souper, le gîte et le reste, lui laissait du +moins un viatique. Elle le congédiait en l'indemnisant. C'est le principe +de la loi sur les accidents du travail. + +Un philosophe a dit: «Une femme peut n'avoir qu'un amant, mais elle ne +peut pas n'en avoir que deux.» Quand la série est commencée, il faut +poursuivre. George Sand continua. _Alea jacta est_. Instituons donc une +chronologie. Le second fut encore un homme de lettres, mais qui ne fit que +passer, comme l'ombre sur la muraille dont parle Platon. Prosper Mérimée +et George Sand n'avaient rien de ce qui importait, ni pour se complaire ni +même pour se comprendre. Ce fut une déplorable expérience, sans lendemain. +Sainte-Beuve y joua-t-il le rôle fâcheux de truchement et d'intermédiaire? +Lui écrivit-elle après coup: «Vous me l'avez prêté, je vous le rends?» En +tous cas, il exerça en cette occurrence l'emploi de confident. Elle lui +explique comment, «déjà très vieille et encore un peu jeune», elle commit +cette grossière erreur, sans enthousiasme, par nonchalance et +désoeuvrement. Elle avait des pensées de suicide. Prête à s'aller noyer, +elle se raccrocha à une branche qui manquait de solidité: + +«Un de ces jours d'ennui et de désespoir, je rencontrai un homme qui ne +doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien à ma +nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina +entièrement; pendant huit jours je crus qu'il avait le secret du bonheur, +qu'il me l'apprendrait, que sa dédaigneuse insouciance me guérirait de mes +puériles susceptibilités. Je croyais qu'il avait souffert comme moi, et +qu'il avait triomphé de sa sensibilité antérieure. Je ne sais pas encore +si je me suis trompée, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa +pauvreté.» + +Après bien des digressions, elle poursuit sa confession en ces termes: +«Enfin je me conduisis à trente ans, comme une fille de quinze ne l'eût +pas fait... L'expérience manqua complètement. Je pleurai de souffrance, +de dégoût, de découragement. Au lieu de trouver une affection capable de +me plaindre et de me dédommager, je ne trouvai qu'une raillerie amère et +frivole. Si Prosper Mérimée m'avait comprise, il m'eût peut-être aimée, et +s'il m'eût aimée, il m'eût soumise, et si j'avais pu me soumettre à un +homme, je serais sauvée, car la liberté me ronge et me tue. Mais il ne me +connut pas assez, et au lieu de lui en donner le temps, je me décourageai +tout de suite.» + +Et voici la conclusion du mélancolique épisode: «Après cette _ânerie_, +je fus plus consternée que jamais, et vous m'avez vue en humeur de suicide +très réelle.» + +De l'aventure et de la lettre où elle est résumée avec toute la sincérité +d'un _mea culpa_, il sied de retenir cette phrase décisive: «Je ne me +convainquis pas assez d'une chose, c'est que j'étais absolument et +complètement Lélia.» Elle l'écrit un mois avant la publication du roman, +mais déjà elle en avait lu les principaux passages à Sainte-Beuve qui, au +lendemain de la lecture, le 10 mars 1833, lui adressait ses félicitations +et ses remerciements enthousiastes. Ce morceau d'intime critique +littéraire a été publié par M. de Spoëlberch de Lovenjoul, dans la +_Véritable Histoire de «Elle et Lui_.» C'est la consécration du talent ou +plutôt du génie de George Sand par le juge le plus avisé: + +«Madame, je ne veux pas tarder à vous dire combien la soirée d'hier et ce +que j'y ai entendu m'a déjà fait penser depuis, et combien _Lélia_ m'a +continué et poussé plus loin encore dans mon admiration sérieuse et mon +amitié sentie pour vous... Ce sera votre livre de philosophie, votre vue +générale sur le monde et la vie. Tous vos romans suivants en seront +éclairés d'en haut et y gagneront une autorité grave qui ne leur serait +venue que plus lentement... Je ne vous dirai jamais assez combien j'ai été +saisi de tant de fermeté, de suite et d'abondance, à travers des régions +si générales, si profondes, si habitées à chaque pas par l'effroi et le +vertige. Etre femme, avoir moins de trente ans, et qu'il n'y paraisse en +rien au dehors quand on a sondé ces abîmes; porter cette science, qui, à +nous, nous dévasterait les tempes et nous blanchirait les cheveux, la +porter avec légèreté, aisance, sobriété de discours,--voilà ce que +j'admire avant tout. C'est _Lélia_ en vous-même, dans la substance de +votre âme, dans ce que vous avez longuement senti et raisonné, dans ce que +vous en exprimez si puissamment quand vous voulez le peindre, et aussi +dans ce que vous savez en dérober aux yeux sous le simple extérieur et +l'habitude ordinaire. Allez, madame, vous êtes une nature bien rare et +forte. Quelque corrosive qu'ait été la liqueur dans le calice, le métal du +calice est vierge et n'a pas été altéré.» + +Si hardie que fût la métaphore, et quoique ce _métal vierge_ dût un peu +déconcerter George Sand, elle prêtait aux flatteries et aux louanges de +Sainte-Beuve une oreille attentive. C'est lui qui la détermina, si nous en +croyons l'_Histoire de ma Vie_, à publier _Lélia_. Elle affirme avoir +composé d'abord des fragments épars, puis les avoir reliés par le fil +d'une donnée romanesque. Toutefois elle mandait à François Rollinat, le 26 +mai 1833: «Je t'enverrai un livre que j'ai fait depuis que nous nous +sommes quittés. C'est une éternelle causerie entre nous deux. Nous en +sommes les plus graves personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras à +ta fantaisie. Tu iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon âme et +jusqu'au fond de la tienne.» + +Lélia, c'est donc bien--comme elle se complaisait à le confesser à +Sainte-Beuve--George Sand elle-même. L'ouvrage a été conçu et écrit dans +l'abattement, dans la désespérance, alors qu'elle s'isolait en sa rêverie +pour tracer la synthèse du doute, de la souffrance, et la maladive +inquiétude d'une âme errante, incapable de se fixer au rivage d'aucune +certitude. «C'est, dit-elle, un livre qui n'a pas le sens commun au point +de vue de l'art, mais qui n'en a été que plus remarqué par les artistes, +comme une chose d'inspiration spontanée.» + +Dans _Lélia_, de même que dans la _Nouvelle Héloïse_--et il existe entre +ces deux oeuvres des traits de ressemblance caractéristiques--ce n'est +point à l'intrigue qu'il faut s'attacher, mais bien au développement +prestigieux de la pensée, à l'art de la forme et à l'ampleur du style. +Aimée par le jeune poète Sténio, Lélia ne peut l'aimer d'amour. Elle +appartient toute à la mélancolie, à la désespérance, qui se sont emparées +de son imagination et de son coeur, en tuant chez elle le don de la +tendresse. A Sténio elle ne saurait accorder que la sollicitude +affectueuse d'une mère ou d'une soeur. Il a d'autres visées. Ce qu'il +demande n'est pas ce qu'elle offre. Tout le roman roulera sur ce mécompte, +qui n'est pas d'ordre purement métaphysique. Sa confiance, Lélia l'a +octroyée à Trenmor, un ancien libertin qui a tué sa maîtresse dans une +orgie, est devenu forçat, et au bagne s'est métamorphosé en parangon de +vertu, comme plus tard le Jean Valjean des _Misérables_. Cependant, pour +fuir Sténio, elle s'est retirée dans les ruines d'une abbaye qui +s'écroulent en une nuit de tempête. Elle est arrachée à la mort par le +moine Magnus, une manière de disciple de saint Antoine, mais moins +réfractaire à la tentation, et qui est harcelé par tous les aiguillons du +désir. C'est un devancier, moins réaliste, de frère Archangias, dans la +_Faute de l'abbé Mouret_. Lélia se désintéresse des troubles de Magnus, +mais elle voudrait apaiser ceux du triste et beau Sténio. De ce soin elle +charge sa soeur Pulchérie, qu'elle retrouve après bien des années de +séparation et qui, au lieu de s'adonner à la métaphysique, prodigue aux +hommes des consolations momentanées et mercenaires. Entre les deux soeurs +George Sand a ménagé une antithèse qui se peut ainsi résumer: Pulchérie, +c'est la courtisane du corps; Lélia, la courtisane de l'âme. Et l'on +retrouve là l'écho des controverses de l'auteur avec son amie, l'actrice +Marie Dorval. + +A la faveur de la nuit, une substitution s'opère, dans une fête de la +villa Bambucci. Sténio, qui a passé des heures délicieuses à philosopher +avec Lélia, s'aventure dans des appartements sombres et ne reconnaît qu'à +l'aube Pulchérie. Désespoir du poète, détresse de Lélia. Seule Pulchérie +ne se plaint pas. Désormais Sténio est voué à la débauche, et Lélia au +cloître. Elle s'enferme et devient abbesse au couvent des Camaldules, pour +régénérer la règle d'observance et faire régner le christianisme intégral, +avec la pureté des âges primitifs. Elle pense ramener dans les sentiers de +la vertu un cardinal pervers, qui s'intéresse passionnément à la +communauté et à la révérende mère abbesse: nous sommes dans une atmosphère +moins ascétique que celle de Port-Royal. Sténio, dont l'amour s'est +transformé en jalousie et en haine, se déguise en religieuse et vient +participer à une conférence contradictoire d'édification, où l'orthodoxie +de Lélia triomphe de son diabolique adversaire. Faute de mieux, il essaie +d'enlever une des novices, la princesse Claudia. Mais Lélia, vengeresse de +l'honneur du couvent, surgit comme un fantôme et entrave ses desseins. Que +reste-t-il au poète, sans abbesse, sans novice, sinon de se noyer dans le +lac prochain? Il met ce projet à exécution, et il est temps, car le roman +est déjà très long, débordant de digressions fastueuses, de descriptions +variées et de tirades éloquentes. Lélia, qui n'a pas voulu partager la vie +de Sténio, tient à le rejoindre dans la mort. C'est une femme d'un +caractère compliqué et contradictoire. Mais l'au delà, paraît-il, ne +comporte pas de solutions définitives; car Trenmor, voyant sur le lac, non +loin des tombes de Lélia et de Sténio, voltiger deux feux follets qui +tantôt se rapprochent, tantôt s'éloignent, se demande si les infortunés +ont réussi, dans un effort posthume, à accrocher leurs atomes. Et ce +Trenmor, qui est en même temps un grand réformateur, le mystérieux +carbonaro et franc-maçon Valmarina, reprend son bâton pour aller soulager +d'autres douleurs humaines. La route sera longue. + +George Sand, se commentant elle-même, a essayé d'expliquer, dans un +morceau adressé à François Rollinat, que les divers personnages de _Lélia_ +sont comme les reflets et les modalités de son être, les formes +successives de sa pensée et de sa vie: «Magnus, c'est mon enfance, Sténio +ma jeunesse, Lélia est mon âge mûr. Trenmor sera ma vieillesse peut-être.» +Plus véridique nous apparaît l'interprétation donnée dans la seconde +préface du livre, celle de l'édition revue de 1836, d'après laquelle les +personnages représentent les divers éléments de synthèse philosophique du +dix-neuvième siècle: «Pulchérie, l'épicuréisme héritier des sophismes du +siècle dernier; Sténio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps où +l'intelligence monte très haut, entraînée par l'imagination, et tombe très +bas, écrasée par une réalité sans poésie et sans grandeur; Magnus, le +débris d'un clergé corrompu et abruti.» Quant à Lélia, c'est, au dire de +George Sand, «la personnification encore plus que l'avocat du +spiritualisme de ces temps-ci; spiritualisme qui n'est plus chez l'homme à +l'état de vertu, puisqu'il a cessé de croire au dogme qui le lui +prescrivait, mais qui reste et restera à jamais, chez les nations +éclairées, à l'état de besoin et d'aspiration sublime, puisqu'il est +l'essence même des intelligences élevées.» + +La substance des caractères ainsi déterminée, cherchons à préciser les +linéaments de ces physionomies. Lélia d'abord. Sténio lui écrit du style +le plus tendu et avec des sentiments presque surhumains, à tout le moins +suraigus: «J'aurais voulu m'agenouiller devant vous et baiser la _trace +embaumée_ de vos pas.» Ceci donne le ton et comme le parfum du livre, où +toutes les sensations analysées ont une acuité extrême. Le vrai portrait +de Lélia nous est offert au cours d'un bal costumé chez le riche musicien +Spuela. Elle a «le vêtement austère et pourtant recherché, la pâleur, la +gravité, le regard profond d'un jeune poète d'autrefois.» Et Sténio, qui +la contemple avec extase, s'écrie amoureusement: «Regardez Lélia, regardez +cette grande taille grecque sous ces habits de l'Italie dévote et +passionnée, cette beauté antique dont la statuaire a perdu le moule, avec +l'expression de rêverie profonde des siècles philosophiques; ces formes et +ces traits si riches; ce luxe d'organisation extérieure dont un soleil +homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés... Regardez! C'est +le marbre sans tache de Galatée avec le regard céleste du Tasse, avec le +sourire sombre d'Alighieri. C'est l'attitude aisée et chevaleresque des +jeunes héros de Shakespeare; c'est Roméo, le poétique amoureux; c'est +Hamlet, le pâle et ascétique visionnaire; c'est Juliette, Juliette +demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d'un amour +brisé.» Puis l'énumération continue, avec Raphaël, avec Corinne au +Capitole, avec le page silencieux de Lara. Et tous ces hommes, et toutes +ces femmes, toutes ces idéalités, c'est Lélia! + +Elle nous apparaît aussi dans le cadre prestigieux de la nature, et c'est +sous le pinceau de George Sand un paysage d'une magie transcendante et +d'une perspective infinie: «Hier, à l'heure où le soleil descendait +derrière le glacier, noyé dans des vapeurs d'un rose bleuâtre, alors que +l'air tiède d'un beau soir d'hiver glissait dans vos cheveux, et que la +cloche de l'église jetait ses notes mélancoliques aux échos de la vallée; +alors, Lélia, je vous le dis, vous étiez vraiment la fille du ciel. Les +molles clartés du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient +d'un reflet magique. Vos yeux levés vers la voûte bleue où se montraient à +peine quelques étoiles timides, brillaient d'un feu sacré. Moi, poète des +bois et des vallées, j'écoutais le murmure mystérieux des eaux, je +regardais les molles ondulations des pins faiblement agités, je respirais +le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiède qui se +présente, au premier rayon de soleil pâle qui les convie, ouvrent leurs +calices d'azur sous la mousse desséchée. Mais vous, vous ne songiez point +à tout cela; ni les fleurs, ni les forêts, ni le torrent, n'appelaient vos +regards. Nul objet sur la terre n'éveillait vos sensations, vous étiez +toute au ciel. Et quand je vous montrai le spectacle enchanté qui +s'étendait sous nos pieds, vous me dîtes, en élevant la main vers la voûte +éthérée: «_Regardez cela!_» O Lélia! vous soupiriez après votre patrie, +n'est-ce pas? vous demandiez à Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps +parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter +à lui?» + +Trenmor, l'ex-forçat devenu presque prophète, est à l'unisson de la +ténébreuse Lélia. Il inquiète, il effraie Sténio, qui interroge sa +décevante amie: «Quel est donc cet homme pâle que je vois maintenant +apparaître comme une vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes?... +Quand il m'approche, j'ai froid; si son vêtement effleure le mien, +j'éprouve comme une commotion électrique.» Et il ajoute: «Avec lui, vous +n'êtes jamais gaie. Voyez si j'ai sujet d'être jaloux!» + +Quelle est l'origine de cet homme? Lélia l'apprend à Sténio. Il avait des +trésors gagnés par l'abjection de ses parents; son père avait été le +favori d'une reine galante, sa mère était la servante de sa rivale. Et il +en rougissait. Jugez à quel point! «Ses larmes tombaient au fond de sa +coupe dans un festin, comme une pluie d'orage dans un jour brûlant.» De +son palais il est allé en un cachot, son génie dévoyé l'a conduit au +bagne. «On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu +de ses orgies, et les jeter par les fenêtres au peuple ameuté. On le vit +souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que +de s'en débarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange, et +jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnées de +fleurs.» Pourquoi n'avait-il pas d'amour? Lélia répond: «Parce qu'il +n'avait pas de Dieu.» Au bagne, «il versait avec ses larmes une goutte de +baume céleste dans des coupes à jamais abreuvées de fiel.» Et voilà +l'homme avec qui, en compagnie de Lélia, Sténio n'hésite pas à monter en +barque sur le lac endormi! Trenmor, enveloppé d'un manteau sombre, tient +la barre du gouvernail, Sténio manie les rames. Un grand calme descend. +«La brise tombe tout à coup, comme l'haleine épuisée d'un sein fatigué de +souffrir.» Lélia rêve, en regardant le sillage de la barque où palpitent +des étoiles. Et Trenmor soupire, en distinguant les arbres du rivage +prochain: «Vous ramez trop vite, Sténio, vous êtes bien pressé de nous +ramener parmi les hommes.» + +Sténio, au gré de certains critiques, c'est Alfred de Musset; mais ils +oublient que _Lélia_, fut composée entre l'été de 1832 et la fin du +printemps de 1833, que l'oeuvre était terminée, déjà lue à Sainte-Beuve et +livrée à l'imprimeur, lorsque le poète et la femme de lettres se +rencontrèrent au mois de juin 1833. Tout au plus Alfred de Musset a-t-il +pu fournir l'_Inno ebrioso_, l'hymne bachique qu'entonne Sténio au cours +d'un souper, et dont voici les premières et les dernières strophes, +empreintes d'un romantisme éperdu et délirant: + + Que le chypre embrasé circule dans mes veines! + Effaçons de mon coeur les espérances vaines, + Et jusqu'au souvenir + Des jours évanouis dontl'importune image, + Comme au fond d'un lac pur un ténébreux nuage, + Troublerait l'avenir! + + Oublions, oublions! La suprême sagesse + Est d'ignorer les jours épargnés par l'ivresse, + Et de ne pas savoir + Si la veille était sobre, ou si de nos années + Les plus belles déjà disparaissaient, fanées + Avant l'heure du soir. + + Qu'on m'apporte un flacon, que ma coupe remplie + Déborde, et que ma lèvre, en plongeant dans la lie + De ce flot radieux, + S'altère, se dessèche et redemande encore + Une chaleur nouvelle à ce vin qui dévore + Et qui m'égale aux Dieux! + + Sur mes yeux éblouis qu'un voile épais descende! + Que ce flambeau confus pâlisse et que j'entende, + Au milieu de la nuit, + Le choc retentissant de vos coupes heurtées, + Comme sur l'Océan les vagues agitées + Par le vent qui s'enfuit! + + Et si Dieu me refuse une mort fortunée, + De gloire et de bonheur à la fois couronnée, + Si je sens mes désirs. + D'une rage impuissante immortelle agonie, + Comme un pâle reflet d'une lampe ternie, + Survivre à mes plaisirs, + + De mon maître jaloux insultant le caprice, + Que ce vin généreux abrège le supplice + Du corps qui s'engourdit, + Dans un baiser d'adieu que nos lèvres s'étreignent, + Qu'en un sommeil glacé tous mes désirs s'éteignent, + Et que Dieu soit maudit! + +En admettant que, dans l'édition remaniée et amplifiée de 1836, Alfred de +Musset ait inspiré à George Sand certains traits complémentaires, il n'est +pas le Sténio de 1833, l'enfant pur et suave, ainsi dépeint par Trenmor: +«Je n'ai point vu de physionomie d'un calme plus angélique, ni de bleu +dans le plus beau ciel qui fût plus limpide et plus céleste que le bleu de +ses yeux. Je n'ai pas entendu de voix plus harmonieuse et plus douce que +la sienne; les paroles qu'il dit sont comme les notes faibles et veloutées +que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis sa démarche lente, ses +attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps +frêle et souple, ses cheveux d'un ton si doux et d'une mollesse si soyeuse, +son teint changeant comme le ciel d'automne, ce carmin éclatant qu'un +regard de vous, Lélia, répand sur ses joues, cette pâleur bleuâtre qu'un +mot de vous imprime à ses lèvres, tout cela, c'est un poète, c'est un +jeune homme vierge, c'est une âme que Dieu envoie souffrir ici-bas pour +l'éprouver avant d'en faire un ange.» + +Que deviendra Sténio au contact de Lélia, de Lélia qui définit en ces +termes l'amour immatérialisé: «Ce n'est pas une violente aspiration de +toutes les facultés vers un être créé, c'est l'aspiration sainte de la +partie la plus éthérée de notre âme vers l'inconnu?» Il lui répond, avec +des réminiscences d'Hamlet: «Doute de Dieu, doute des hommes, doute de +moi-même, si tu veux, mais ne doute pas de l'amour, ne doute pas de ton +coeur, Lélia!» Ou bien elle murmure mélancoliquement: «Pauvres hommes, que +savons-nous?» Et il lui réplique, avec une précoce sagesse: «Nous savons +seulement que nous ne pouvons pas savoir.» Du moins il rêvait de connaître +le ciel, et Lélia lui révèle l'enfer. Bien sèche, en effet, pour cette +candeur d'adolescent, est la doctrinaire du désenchantement qui, plus +encore que Pulchérie, derrière l'amour voit le dégoût, la tristesse, la +haine, et semble uniquement susceptible d'aimer, comme la Samaritaine, +«celui qui, né parmi les hommes, vécut sans faiblesse et sans péché, celui +qui dicta l'Evangile et transforma la morale humaine pour une longue suite +de siècles, et dont on peut dire qu'il est vraiment le fils de Dieu.» + +Ici-bas, Lélia--et sans doute George Sand--sait où se prendre, mais non +pas où se fixer. «Je fus, dit-elle, infidèle en imagination, non seulement +à l'homme que j'aimais, mais chaque lendemain me vit infidèle à celui que +j'avais aimé la veille.» Encore que ce soit un peu précipité, Lélia avoue +ses engouements successifs pour le musicien, le philosophe, le comédien, +le poète, le peintre, le sculpteur. «J'embrassai, s'écrie-t-elle, +plusieurs fantômes à la fois.» Entendez-vous, ô Alfred de Musset, ô Chopin, +ô Michel de Bourges, et vous tous qui formez une longue théorie amoureuse +derrière la Muse de _Lélia?_ + +A Sténio cependant elle ne peut offrir qu'une tendresse épurée, de +platoniques embrassements, «l'amour qu'on connaît au séjour des anges, là +où les âmes seules brûlent du feu des saints désirs.» Et le jeune homme, +déçu dans ses espérances et ses convoitises, lui jette cet anathème: +«Adieu, tu m'as bien instruit, bien éclairé, je te dois la science; +maudite sois-tu, Lélia!» + +Elle a bu, selon le mot de Trenmor, «les larmes brûlantes des enfants dans +la coupe glacée de l'orgueil;» puis, en la solitude du couvent, elle vide +son calice parmi le secret de ses nuits mélancoliques. L'homme qu'elle +pourrait aimer n'est pas né, et ne naîtra peut-être, dit-elle, que +plusieurs siècles après sa mort. Auparavant, il faut que de grandes +révolutions s'accomplissent, et d'abord que le catholicisme disparaisse; +car, tant qu'il subsistera, «il n'y aura ni foi, ni culte, ni progrès chez +les hommes.» Elle a méconnu Sténio et ne commence à en avoir conscience +que lorsqu'elle voit, «au bord de l'eau tranquille, sur un tapis de lotus +d'un vert tendre et velouté, dormir pâle et paisible le jeune homme aux +yeux bleus.» Alors elle assigne à celui qui n'est plus rendez-vous dans +l'éternité. Lélia prenait des échéances plus lointaines que George Sand. +Celle-là n'offrait à Sténio que des attendrissements après décès. Celle-ci +accueillera moins fièrement Alfred de Musset et lui fera même escorte sur +la route de Venise. La dame de Nohant n'était pas abbesse des Camaldules. + + + + +CHAPITRE IX + +ALFRED DE MUSSET ET LE VOYAGE A VENISE + + +Le succès de _Lélia_ fut prodigieux. Ce roman symbolique, où se retrouve +la phraséologie du romantisme, obtint l'adhésion et emporta les éloges des +critiques les plus sévères, notamment Sainte-Beuve et Gustave Planche. +Celui-ci, qui épancha dans la _Revue des Deux Mondes_ son admiration de +classique impénitent, semble n'avoir été pour George Sand qu'un ami +littéraire des plus dévoués. Elle s'en explique, sans ambages, au cours +des lettres écrites à Sainte-Beuve, en juillet et août 1833: «On le +regarde comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas été et +ne le sera pas.» Le pauvre Gustave Planche avait les charges de l'emploi, +sans en recueillir les bénéfices. Il poussait l'obligeance jusqu'à faire +sortir et promener, les jours de congé, le jeune Maurice Dudevant, élève +au collège Henri IV. Non content de mettre sa plume au service de George +Sand, il provoquait pour elle, en combat singulier--tel un chevalier du +moyen âge arborant les couleurs de sa dame--certain Capo de Feuillide qui, +dans l'_Europe littéraire_ du 22 août 1833, avait parlé de _Lélia_ +irrévérencieusement. Le duel eut lieu, mais l'issue n'en fut pas tragique, +aucun des adversaires n'ayant été atteint. Toutefois on assure que la +balle de Gustave Planche alla, dans un pré voisin, tuer une vache que +Buloz dut payer chèrement à son propriétaire. Seul, en effet, le directeur +de la _Revue des Deux Mondes_ était assez cossu pour assumer une si lourde +indemnité. + +A ce sujet fut composée une complainte, presque aussi longue que celle de +Fualdès, et intitulée: «Complainte historique et véritable sur le fameux +duel qui survint entre plusieurs hommes de plume, très inconnus dans Paris, +à l'occasion d'un livre dont il a été beaucoup parlé de différentes +manières, ainsi qu'il est relaté dans la présente complainte.» Il y a +vingt-quatre couplets. Citons les trois premiers: + + Monsieur Capot de Feuillide + Ayant insulté _Lélia_, + Monsieur Planche, ce jour-là, + S'éveilla fort intrépide, + Et fit preuve de valeur + Entre midi et une _heur!_ + + Il écrivit une lettre + Dans un français très correct, + Se plaignant que, sans respect, + On osât le méconnaître; + Et, plein d'indignation, + Il passa son pantalon. + + Buloz, dedans sa chambrette, + Sommeillait innocemment. + Il s'éveille incontinent, + Et bâilla d'un air fort bête, + Lorsque Planche entra soudain, + Un vieux journal à la main. + +Et voici la conclusion rimée de cette mémorable affaire, qui ne fit pas +verser de sang, mais beaucoup d'encre: + + Les combattants en présence + Firent feu des quatre pieds. + Planche tira le premier, + A cent toises de distance; + Feuillide, comme un éclair, + Riposta, cent pieds en l'air. + + «Cessez cette boucherie, + Crièrent les assistants, + C'est assez répandre un sang + Précieux à la patrie; + Planche a lavé son affront + Par sa détonation.» + + Dedans les bras de Feuillide + Planche s'élance à l'instant, + Et lui dit en sanglotant: + «Nous sommes deux intrépides, + Je suis satisfait vraiment, + Vous aussi probablement.» + + Alors ils se séparèrent, + Et depuis ce jour fameux, + Ils vécurent très heureux. + Et c'est de cette manière + Qu'on a enfin reconnu + De George Sand la vertu. + +Cette vertu, solennellement attestée, allait cependant subir une nouvelle +secousse. Après la rupture avec Jules Sandeau et la courte et fâcheuse +épreuve avec Prosper Mérimée, le coeur de George Sand était libre, et +Lélia, au milieu de ses travaux, avait du vague à l'âme. Gustave Planche +n'était pour elle qu'un officieux et un chargé d'affaires, Sainte-Beuve un +confident et presque un confesseur laïque. Elle cherchait d'autres amitiés +littéraires. Qui? Nous avons la trace de ses hésitations et de ses +tâtonnements. Elle écrit, le 11 mars 1833, à son mentor, Sainte-Beuve: «A +propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de +Musset. Il est très dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus +de curiosité que d'intérêt à le voir. Je pense qu'il est imprudent de +satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d'obéir à ses sympathies. A +la place de celui-là, je veux donc vous prier de m'amener Dumas en l'art +de qui j'ai trouvé de l'âme, abstraction faite du talent. Il m'en a +témoigné le désir, vous n'aurez donc qu'un mot à lui dire de ma part; mais +venez avec lui la première fois, car les premières fois me sont toujours +fatales.» Elle se souvenait de Mérimée. + +Dumas vint et ne revint pas. Sa belle humeur copieuse ne pouvait +s'accommoder de la sensibilité subtile de George Sand. Alors celle-ci se +retourne vers Sainte-Beuve, et lui demande d'autres présentations. On +essayait de tous les genres, on tâta même des philosophes. Elle écrit, en +avril 1833, à son cicérone, qui tenait l'emploi de fourrier ou de +pourvoyeur sentimental: «Mon ami, je recevrai M. Jouffroy de votre main.» +La livraison ne fut pas faite. Lélia recula devant un personnage aussi +grave. «Je crains un peu, dit-elle à Sainte-Beuve, ces hommes vertueux de +naissance. Je les apprécie bien comme de belles fleurs et de beaux fruits, +mais je ne sympathise pas avec eux; ils m'inspirent une sorte de jalousie +mauvaise et chagrine; car, après tout, pourquoi ne suis-je pas comme eux? +Je suis auprès d'eux dans la situation des bossus qui haïssent les hommes +bien faits; les bossus sont généralement puérils et méchants, mais les +hommes bien faits ne sont-ils pas insolents, fats et cruels envers les +bossus?» + +A l'image de Diogène allumant sa lanterne, George Sand cherchait un homme, +moins léger que Sandeau, plus stable que Mérimée, moins affairé que Dumas, +plus sociable que Jouffroy. Elle rencontra Alfred de Musset, au mois de +juin 1833. Ce fut--si nous en croyons le frère du poète, son biographe et +son panégyriste--à un grand dîner offert aux rédacteurs de la _Revue_ chez +les _Frères provençaux_. Paul de Musset ajoute: «Les convives étaient +nombreux; une seule femme se trouvait parmi eux. Alfred fut placé près +d'elle à table. Elle l'engagea simplement et avec bonhomie à venir chez +elle. Il y alla deux ou trois fois, à huit jours d'intervalle, et puis il +y prit habitude et n'en bougea plus.» C'est outre mesure précipiter les +événements. George Sand ne fut pas tout à fait si expéditive; mais en la +calomniant, soit dans la _Biographie_, soit dans _Lui et Elle_, Paul de +Musset a toujours cru remplir un devoir de famille. Le vrai est que, le 24 +juin, Alfred de Musset adressait à George Sand les fameux vers, _Après la +lecture d'Indiana_, puis, quelques jours plus tard, un passage de _Rolla_ +qu'il était en train de composer et qu'accompagnait un billet cérémonieux, +ainsi conçu: + +«Voilà, Madame, le fragment que vous désirez lire, et que je suis assez +heureux pour avoir retrouvé, en partie dans mes papiers, en partie dans ma +mémoire. Soyez assez bonne pour faire en sorte que votre petit caprice de +curiosité ne soit partagé par personne. + +«Votre bien dévoué serviteur, + +«Alfred de MUSSET.» + +Près de deux mois s'écoulent. _Lélia_ paraît dans les premiers jours +d'août 1833, puisqu'il en est fait mention au _Journal de la Librairie_ +du 10 août. George Sand offre un exemplaire du roman à Alfred de Musset, +avec cette dédicace sur le tome premier: «A monsieur mon gamin d'Alfred, +_George_», et cette autre sur le tome II: «A monsieur le vicomte Alfred +de Musset, hommage respectueux de son dévoué serviteur, George Sand.» Elle +le prenait, on le voit, sur un ton assez familier, et lui-même marquait +dans sa correspondance une progression d'intimité qu'il n'est pas sans +intérêt de noter. Voici un premier billet, encore réservé d'allure: + +«Votre aimable lettre a fait bien plaisir, Madame, à une espèce d'idiot +entortillé dans de la flanelle comme une épée de bourgmestre... Que vous +ayez le plus tôt possible la fantaisie de perdre une soirée avec lui, +c'est ce qu'il vous demande surtout. Votre bien dévoué, + +«Alfred de MUSSET.» + +Quelques jours plus tard, la camaraderie s'accentue: + +«Je suis obligé, Madame, de vous faire le plus triste aveu: je monte la +garde mardi prochain; tout autre jour de la semaine ou ce soir même, si +vous étiez libre, je suis tout à vos ordres et reconnaissant des moments +que vous voulez bien me sacrifier. Votre maladie n'a rien de plaisant, +quoique vous ayez envie d'en rire. Il serait plus facile de vous couper +une jambe que de vous guérir. Malheureusement on n'a pas encore trouvé de +cataplasme à poser sur le coeur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en +prie, et ne mourez pas avant que nous ayons exécuté ce beau projet de +voyage dont nous avons parlé. Voyez quel égoïste je suis; vous dites que +vous avez manqué d'aller dans l'autre monde; je ne sais vraiment pas trop +ce que je fais dans celui-ci.» + +«Tout à vous de coeur. + +«Alfred de MUSSET.» + +Dans une lettre, c'est souvent le post-scriptum qu'il faut lire avec le +plus d'attention, et c'est la formule finale qui laisse volontiers +pressentir l'intensité des sentiments. Ici, «tout à vous de coeur» a +remplacé «votre bien dévoué serviteur» du début. Puis voici le billet par +lequel il accuse réception des deux nouveaux volumes qui lui sont +communiqués en bonnes feuilles: + +«J'ai reçu _Lélia_. Je vous en remercie, et, bien que j'eusse résolu de +me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j'aurai +tout lu avant de retourner au corps de garde. + +«Si, après avoir raisonnablement trempé vos doigts dans l'encre, vous vous +couchez prosaïquement, je souhaite que Dieu vous délivre de votre mal de +tête. Si vous avez réellement l'idée d'aller vous percher sur les tours de +Notre-Dame, vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez +d'y aller avec vous. Pourvu que je rentre à mon poste le matin, je puis +disposer de ma veillée patriotique. Répondez-moi un mot, et croyez à mon +amitié sincère. + +«Alfred de MUSSET.» + +Sur tous les premiers incidents de cette liaison littéraire et +sentimentale, l'_Histoire de ma Vie_ est silencieuse, la _Correspondance_ +de George Sand, éditée par les soins de son fils, ne contient aucune +lettre, la _Biographie_ d'Alfred de Musset par son frère est muette ou de +mauvaise foi. Les seuls documents authentiques et dignes de créance sont +les lettres de George Sand à Sainte-Beuve, publiées chez Calmann Lévy par +M. Emile Aucante avec une introduction de M. Rocheblave, et les lettres +inédites d'Alfred de Musset à George Sand que la famille du poète n'a pas +voulu laisser imprimer, mais que l'on colporte sous le manteau. Il en a +paru des passages dans la biographie d'Alfred de Musset par Arvède Barine, +dans les études de M. Maurice Clouard insérées à la _Revue de Paris_, et +dans le volume de M. Paul Mariéton, _Une Histoire d'Amour_. + +Voici, _in extenso_, le texte de la lettre adressée à madame Sand, 19 quai +Malaquais, vers le milieu de juillet, et où Alfred de Musset formule son +appréciation sur _Lêlia_. Il y a de l'amour, c'est-à-dire de l'hyperbole +et de la flatterie, dans cet éloge aussi enthousiaste pour la femme que +pour le livre: + +«Eprouver de la joie à la lecture d'une belle chose faite par un autre, +est le privilège d'une ancienne amitié. Je n'ai pas ces droits auprès de +vous, Madame; il faut cependant que je vous dise que c'est là ce qui m'est +arrivé en lisant _Lélia_. + +»J'étais, dans ma petite cervelle, très inquiet de savoir ce que c'était; +cela ne pouvait pas être médiocre, mais enfin ça pouvait être bien des +choses, avant d'être ce que cela est. Avec votre caractère, vos idées, +votre nature de talent, si vous eussiez échoué là, je vous aurais regardée +comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgré tout +votre cher mépris pour vos livres, que vous regardez comme des espèces de +contre-parties des mémoires de vos boulangers, etc., etc., vous savez, +dis-je, que pour moi un livre c'est un homme ou rien. Je me soucie autant +que de la fumée d'une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames, +qu'à tête reposée et en travaillant pour votre plaisir vous pourriez +imaginer et combiner. Il y a dans _Lélia_ des vingtaines de pages qui +vont droit au coeur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que +celles de _René_ et _Lara_. Vous voilà George Sand; autrement vous +eussiez été madame une telle, faisant des livres. + +«Voilà un insolent compliment. Je ne saurais en faire d'autres. Le public +vous les fera. Quant à la joie que j'ai éprouvée, en voici la raison. + +«Vous me connaissez assez pour être sûre à présent que jamais le mot +ridicule de «Voulez-vous ou ne voulez-vous pas?» ne sortira de mes lèvres +avec vous. Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. Vous +ne pouvez donner que l'amour moral, et je ne puis le rendre à personne (en +admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m'envoyer paître, +si je m'avisais de vous le demander); mais je puis être, si vous m'en +jugez digne, non pas même votre ami--c'est encore trop moral pour +moi--mais une espèce de camarade sans conséquence et sans droits, par +conséquent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac, +de chiffonner vos peignoirs, et d'attraper des rhumes de cerveau en +philosophant avec vous sous tous les marronniers de l'Europe moderne. Si, +à ce titre, quand vous n'avez rien à faire, ou envie de faire une bêtise +(comme je suis poli!) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soirée, +au lieu d'aller ces jours-là chez madame une telle, faisant des livres, +j'aurai affaire à mon cher monsieur George Sand, qui est désormais pour +moi un homme de génie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n'ai +aucune raison pour mentir. + +«A vous de coeur. + +«Alfred de MUSSET.» + +_Lélia_ avait servi d'entrée en matière ou de prétexte. Sous le couvert +de la littérature, la déclaration était faite, par un artifice analogue à +cette figure de rhétorique qui s'appelle la prétérition. L'aveu ne semble +pas avoir été mal accueilli. Très peu de jours après, Alfred de Musset, +qui avait un joli talent de dessinateur et surtout de caricaturiste, +adresse à sa correspondante un petit portrait crayonné avec ces mots: «Mon +cher George, vos beaux yeux noirs que j'ai outragés hier, m'ont trotté +dans la tête ce matin. Je vous envoie cette ébauche, toute laide qu'elle +est, par curiosité, pour voir si vos amis la reconnaîtront et si vous la +reconnaîtrez vous-même. + +_Good night. I am gloomy to-day_.» + +Nous approchons de l'instant décisif. Les lettres d'Alfred de Musset se +font de plus en plus familières. En voici une dont la date est sûre--28 +juillet--comme on peut le constater par l'article qu'elle vise dans le +_Journal des Débats_ et qui traitait avec dédain le _Spectacle dans un +fauteuil_ et les _Contes d'Espagne et d'Italie_: + +«Je crois, mon cher George, que tout le monde est fou ce matin. Vous qui +vous couchez à quatre heures, vous m'écrivez à huit. Moi qui me couche à +sept, j'étais tout grand éveillé au beau milieu de mon lit, quand votre +lettre est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un +usurier, car on l'a renvoyé sans réponse. Comme j'étais en train de vous +lire et d'admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis +(toujours à huit heures) lequel ami se lève ordinairement à deux heures de +l'après-midi. Il était cramoisi de fureur contre un article des _Débats_ +où l'on s'efforce, ce matin même, de me faire un tort commercial de +quelques douzaines d'exemplaires. En vertu de quoi j'ai essayé mon rasoir +dessus. + +«J'irai certainement vous voir à minuit. Si vous étiez venue hier soir, je +vous aurais remerciée sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui +fait bien proche de Dieu. J'ai pleuré comme un veau pour faire ma +digestion, après quoi je suis accouché par le forceps de cinq vers et +_une_(?) hémistiche, et j'ai mangé un fromage à la crème qui était tout +aigre. + +«Que Dieu vous conserve en joie, vous et votre progéniture, jusqu'à la +vingt-et-unième génération. + +_Yours truly_ + +Alfred de MUSSET. + +George Sand, qui avait en si peu de temps éprouvé de tels déboires d'amour, +affectait-elle de ne pas entendre les sollicitations du poète? Ou +voulait-elle--ce qui est bien féminin--l'amener et l'obliger à des +supplications encore plus pressantes? Toujours est-il que l'auteur de la +_Ballade à la Lune_ dut mettre les points sur les i et formuler sa requête +sentimentale. Il le fit dans une lettre naïve et touchante, exempte de cet +insupportable dandysme qui recherchait les mots et le genre anglais: + +«Mon cher George, j'ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire: +Je vous l'écris sottement, au lieu de vous l'avoir dit, je ne sais +pourquoi, en rentrant de cette promenade. J'en serai désolé ce soir. Vous +allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes +rapports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez +que je mens. Je suis amoureux de vous, je le suis depuis le premier jour +où j'ai été chez vous. J'ai cru que je m'en guérirais tout simplement, en +vous voyant à titre d'ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractère +qui pourraient m'en guérir. J'ai tâché de me le persuader tant que j'ai pu; +mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J'aime mieux +vous le dire, et j'ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour +m'en guérir à présent, si vous me fermez votre porte. + +«Cette nuit, pendant que (_ces deux derniers mots ont été biffés par +George Sand à la plume, et la ligne suivante est coupée aux ciseaux dans +la lettre originale d'Alfred de Musset._) + +«J'avais résolu de vous faire dire que j'étais à la campagne, mais je ne +veux pas vous faire de mystères, ni avoir l'air de me brouiller sans +sujet. Maintenant, George, vous allez dire: «Encore un qui va m'ennuyer!» +comme vous dites. Si je ne suis pas tout à fait le premier venu pour vous, +dites-moi, comme vous me l'auriez dit hier en me parlant d'un autre, ce +qu'il faut que je fasse. Mais, je vous en prie, si vous voulez me dire que +vous doutez de ce que je vous écris, ne me répondez plutôt pas du tout. Je +sais comme vous pensez de moi, et je n'espère rien en vous disant cela. Je +ne puis qu'y perdre une amie et les seules heures agréables que j'ai +passées depuis un mois. Mais je sais que vous êtes bonne, que vous avez +aimé, et je me confie à vous, non pas comme à une maîtresse, mais comme à +un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir +de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore à passer à Paris, +avant votre voyage à la campagne et votre départ pour l'Italie, où nous +aurions passé de belles nuits, si j'avais de la force. Mais la vérité est +que je souffre et que la force me manque. + +«Alfred de MUSSET.» + +On n'a pas, par grand malheur, la réponse de George Sand à cette épître +qui fleure un parfum de sincérité juvénile. Ce ne dut être ni un +acquiescement ni un refus, mais une parole de vague espérance qui +maintenait et surexcitait l'exaltation du poète. Il est au seuil de la +Terre promise et il se désespère, dans une autre lettre qu'on n'a jamais +entièrement citée. La voici en sa teneur intégrale: + +«Je voudrais que vous me connaissiez mieux, que vous voyiez qu'il n'y a +dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecté, et que vous ne +me fassiez pas plus grand ni plus petit que je ne suis. Je me suis livré +sans réflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. Je vous ai aimée, +non pas chez vous, près de vous, mais ici, dans cette chambre où me voilà +seul à présent. C'est là que je vous ai dit ce que je n'ai dit à personne. + +«Vous souvenez-vous que vous m'avez dit un jour que quelqu'un vous avait +demandé si j'étais Octave ou Célio, et que vous aviez répondu: «Tous les +deux, je crois?» Ma folie a été de ne vous en montrer qu'un, George, et +quand l'autre a parlé, vous lui avez répondu comme à... + +(_Les deux lignes suivantes ont été coupées._) + +«A qui la faute? A moi. Plaignez ma triste nature qui s'est habituée à +vivre dans un cercueil scellé, et haïssez les hommes qui m'y ont forcé. +«Voilà un mur de prison, disiez-vous hier, tout viendrait s'y +briser.»--Oui, George, voilà un mur; vous n'avez oublié qu'une chose, +c'est qu'il y a derrière un prisonnier. + +«Voilà mon histoire tout entière, ma vie passée, ma vie future. Je serai +bien avancé, bien heureux, quand j'aurai barbouillé de mauvaises rimes les +murs de mon cachot. Voilà un beau calcul, une belle organisation, de +rester muet en face de l'être qui peut vous comprendre, et de faire de ses +souffrances un trésor sacré pour le jeter dans toutes les voiries, dans +tous les égouts, à six francs l'exemplaire. Pouah! + +«Plaignez-moi, ne me méprisez pas. Puisque je n'ai pu parler devant vous, +je mourrai muet. Si mon nom est écrit dans un coin de votre coeur, quelque +faible, quelque décolorée qu'en soit l'empreinte, ne l'effacez pas. Je +puis embrasser une fille galeuse et ivre-morte, mais je ne puis embrasser +ma mère. + +«Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours où +je me tuerais; mais je pleure ou j'éclate de rire; non pas aujourd'hui, +par exemple. + +«Adieu, George, je vous aime comme un enfant.» + +L'appel de Musset fut entendu, sa prière exaucée, dans les tout premiers +jours d'août. On le peut pressentir, d'après une lettre que George Sand +adressait à Sainte-Beuve le 3 août et où elle semble secouer le pessimisme +de _Lélia_. Son aversion, récemment déclarée, pour l'amour n'est plus +irréductible. «Quoique j'en médise souvent, écrit-elle, comme je fais de +mes plus saintes convictions aux heures où le démon m'assiège, je sais +bien qu'il n'y a que cela au monde de beau et de sacré.» Vite, elle +éprouve le besoin de crier sa passion, de la rendre publique et de +l'arborer comme une cocarde. Elle s'en ouvre à Sainte-Beuve, le 25 août, +dans les termes les plus explicites; car elle veut qu'il voie clair dans +sa conduite, qu'il connaisse ses actions et ses intentions: + +«Je me suis énamourée, et cette fois très sérieusement, d'Alfred de +Musset. Ceci n'est plus un caprice, c'est un attachement senti... Il ne +m'appartient pas de promettre à cette affection une durée qui vous la +fasse paraître aussi sacrée que les affections dont vous êtes susceptible. +J'ai aimé une fois pendant six ans[1], une autre fois pendant trois[2], et, +maintenant, je ne sais pas de quoi je suis capable. Beaucoup de +fantaisies ont traversé mon cerveau, mais mon coeur n'a pas été aussi usé +que je m'en effrayais; je le dis maintenant parce que je le sens. + +[Note 1: Aurélien de Sèze.] + +[Note 2: Jules Sandeau.] + +«Loin d'être affligée et méconnue[3], je trouve cette fois une candeur, +une loyauté, une tendresse qui m'enivrent. C'est un amour de jeune homme +et une amitié de camarade. C'est quelque chose dont je n'avais pas l'idée, +que je ne croyais rencontrer nulle part, et surtout là. + +[Note 3: Ceci est un retour vers Prosper Mérimée.] + +«Je l'ai niée, cette affection, je l'ai repoussée, je l'ai refusée d'abord, +et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de l'avoir fait. Je m'y +suis rendue par amitié plus que par amour, et l'amour que je ne +connaissais pas s'est révélé à moi sans aucune des douleurs que je croyais +accepter.» + +Après cette affirmation qui n'est flatteuse ni pour Casimir Dudevant, ni +pour Aurélien de Sèze, ni pour Jules Sandeau, ni pour Prosper Mérimée, +George Sand ajoute, comme si elle réclamait la bénédiction d'un confesseur: + +«Je suis heureuse, remerciez Dieu pour moi... Si vous êtes étonné et +effrayé peut-être de ce choix, de cette réunion de deux êtres qui, chacun +de leur côté, niaient ce qu'ils ont cherché et trouvé l'un dans l'autre, +attendez, pour en augurer les suites, que je vous aie mieux raconté ce +nouveau roman... Je ne sais pas si ma conduite hardie vous plaira. +Peut-être trouverez-vous qu'une femme doit cacher ses affections. Mais je +vous prie de voir que je suis dans une situation tout à fait +exceptionnelle, et que je suis forcée de mettre désormais ma vie privée au +grand jour.» + +Pour avancer dans cette voie sans encombre, elle demande l'assistance de +deux ou trois nobles âmes, entre lesquelles est Sainte-Beuve, et elle +conclut sur le mode mystique: «Ce sont des frères et des soeurs que je +retrouverai dans le sein de Dieu au bout du pèlerinage.» Un mois plus tard, +elle reprend son hosannah, dans une lettre du 19 septembre au même +Sainte-Beuve: «Je suis heureuse, très heureuse, mon ami. Chaque jour je +m'attache davantage à _lui_; chaque jour je vois s'effacer de lui les +petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois luire et +briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par dessus tout, +ce qu'il est, il est _bon enfant_, et son intimité m'est aussi douce que +sa préférence m'a été précieuse. Vous êtes heureux aussi, mon ami. Vous +aimez, vous êtes aimé. Tant mieux. Après tout, voyez-vous, il n'y a que +cela de bon sur la terre. Le reste ne vaut pas la peine qu'on se donne +pour manger et dormir tous les jours.» + +Pendant que George Sand épanchait ainsi ses confessions et son bonheur, +Alfred de Musset s'était installé chez elle. De cette vie nouvelle, où la +délicatesse du poète supportait malaisément certains bohêmes, hôtes +familiers du logis, Paul de Musset nous a tracé, dans _Lui et Elle_, une +peinture un peu chargée. George Sand eut tôt fait, d'ailleurs, d'écarter +ceux de ses amis, de vieille ou fraîche date, qui déplaisaient à son +aristocratique compagnon. Il semble, toutefois, qu'Alfred de Musset, au +début, ne témoigna pas des répugnances aussi vives, non plus que des +exigences aussi acariâtres; car c'est la belle humeur qui domine dans les +versiculets par lui consacrés à peindre les réunions du quai Malaquais: + + George est dans sa chambrette + Entre deux pots de fleurs, + Fumant sa cigarette, + Les yeux baignés de pleurs. + + Buloz, assis par terre, + Lui fait de doux serments; + Solange par derrière + Gribouille ses romans. + + Planté comme une borne, + Boucoiran tout mouillé + Contemple d'un oeil morne + Musset tout débraillé. + + Dans le plus grand silence, + Paul, se versant du thé, + Ecoute l'éloquence. + De Ménard tout crotté. + + Planche saoûl de la veille + Est assis dans un coin + Et se cure l'oreille + Avec le plus grand soin. + + La mère Lacouture + Accroupie au foyer + Renverse la friture + Et casse un saladier. + + De colère pieuse + Guéroult tout palpitant + Se plaint d'une dent creuse + Et des vices du temps. + + Pâle et mélancolique, + D'un air mystérieux, + Papet, pris de colique, + Demande où sont les lieux. + +Aussi bien les plaisanteries et les mystifications étaient à la mode dans +ce milieu jeune et joyeux, d'où l'on élimina Gustave Planche, sous +prétexte qu'il manquait de tenue, en réalité parce qu'il avait été épris +de George Sand et la traitait sur un ton familier de camaraderie. Le +critique atrabilaire s'éloigna en maugréant et en gardant rancune à Musset +de l'avoir évincé. Il y avait, quai Malaquais, des inventions drôlatiques +que n'eussent pas désavouées les héros folâtres d'Henri Murger. Témoin ce +dîner où figuraient plusieurs rédacteurs de la _Revue_, notamment le +sévère Lerminier. On lui donna pour voisin de table le mime Debureau qui, +ce soir-là, avait revêtu, au lieu du blanc costume de Pierrot, l'habit +noir et la mine grave d'un diplomate anglais. Tout le long du repas, il +garda le silence professionnel. C'est seulement au dessert, après une +dissertation copieuse de Lerminier sur la politique étrangère, qu'il +voulut expliquer à sa manière l'équilibre européen. Il lança son assiette +en l'air, la reçut et la fit tournoyer sur la pointe du couteau. Lerminier +n'avait jamais entendu interpréter de la sorte les traités de 1815. + +Cependant la place d'Alfred de Musset était demeurée vide. On regrettait +vivement son absence. Le dîner fut servi assez mal par une jeune servante +très novice, en costume de Cauchoise, «avec le jupon court, les bas à +côtes, la croix d'or au cou et les bras nus.» Elle commettait maladresse +sur maladresse, mais plusieurs des convives la regardaient avec intérêt. +Troublée sans doute, elle laissait tomber les plats, posait les assiettes +à l'envers, et, pendant la conférence sur l'équilibre européen, elle versa +le contenu d'une carafe sur le crâne et dans le cou de Lerminier. La +Normande appétissante n'était autre qu'Alfred de Musset que personne +n'avait reconnu sous son déguisement. Seule George Sand était dans la +confidence. La Cauchoise prit place à table à côté du diplomate, et l'on +imagine si la soirée s'acheva gaiement. + +Au mois de septembre, les deux amants, lassés du tumulte de Paris et +peut-être aussi de la surveillance indiscrète qu'exerçait Paul de Musset, +se rendirent à Fontainebleau. Ils y passèrent plusieurs semaines. De ce +séjour on retrouve la trace dans l'oeuvre de l'un et l'autre écrivain, +dans le _Souvenir_ et la _Confession d'un enfant du siècle_, de même +que dans divers romans, préfaces ou pages détachées de George Sand. C'est +là qu'ils conçurent le projet d'un voyage en Italie qui, deux mois après, +se réalisait. On a peine à croire, avec Arvède Barine, que déjà à +Fontainebleau Alfred de Musset ait manifesté ces écarts de caractère, ces +violences d'humeur dont s'accuse Octave dans la _Confession d'un enfant +du siècle_. Nous n'avons pas le droit d'accueillir à la lettre et +d'imputer au poète toutes les défaillances d'un personnage d'imagination +qui n'est pas exactement son double. Certes il y a un trait d'éternelle +vérité dans les vers fameux: + + Ah! malheur à celui qui laisse la débauche + Planter le premier clou sous sa mamelle gauche! + Le coeur d'un homme vierge est un vase profond; + Lorsque la première eau qu'on y verse est impure, + La mer y passerait sans laver la souillure, + Car l'abîme est immense et la tache est au fond. + + +Alfred de Musset était libertin, buveur et fantasque; mais à Fontainebleau +il aimait George Sand avec toute l'ardeur du premier enthousiasme, et ne +pouvait manquer de se contraindre. Plus tard il donnera à ses vices, à ses +soupçons et à ses violences, libre carrière avec frénésie. + +Le voyage en Italie décidé, il s'agissait d'obtenir, d'une part +l'assentiment de madame de Musset mère, de l'autre celui de M. Dudevant. +Il ne tenait pas beaucoup de place dans l'existence de George Sand, mais +il restait, somme toute, un mari et allait être obligé de s'occuper de la +petite Solange, rentrée à Nohant, et de veiller sur Maurice, élève au +collège Henri IV, sortant le dimanche chez sa grand'mère Dupin. + +Alfred de Musset, dans l'intervalle de ses débauches et des hallucinations +qui déjà le hantaient durant l'excursion à Franchard près de Fontainebleau, +était d'une humeur joyeuse et même gamine, qui contrastait avec la +rêverie sentimentale et lyrique de George Sand. Il atteste cette gaieté +naturelle dans la série de dessins, de croquis et de caricatures que +possède M. de Spoëlberch de Lovenjoul. On y voit de nombreuses esquisses +représentant George Sand, «le nez légèrement busqué, la bouche sensuelle, +l'oeil impérieux»; un Mérimée dédaigneux, avec cette légende: _Carvajal +renfonçant une expansion_; un Sainte-Beuve sournoisement paterne, orné de +cette devise: _le bedeau du temple de Gnide canonisant une demoiselle +infortunée_; un jeune homme à la chevelure ondée, à la redingote serrée +comme autour d'un corset, qui figure Musset dessiné par lui-même, et +au-dessous: _Don Juan allant emprunter dix sous pour payer son idéale et +enfoncer Byron_; enfin un oeil, une bouche, une mèche de cheveux, une +verrue où se hérisse un poil, un bonnet grec, le tout symbolisant François +Buloz, avec ce commentaire: _Fragments de la Revue trouvés dans une caisse +vide_. Suivent des types humoristiques, comme ceux qui illustreront les +_Comédies et Proverbes_, et qui sont ici dénommés: «Le chevalier _Colombat +du Roseau vert_, l'abbé _Potiron de Vent du soir_, le baron _Prétextat de +Clair de lune_, le marquis _Gérondif de Pimprenelle_.» + +Tous ces croquis et nombre d'autres sont réunis dans un album qui a +appartenu à George Sand. Sur le premier feuillet figure une inscription, +sinueuse et désordonnée, ainsi conçue: + + «_Le public est prié de ne pas se méprendre. + Ceci est l'album de George Sand, + Le réceptacle informe de ses aberrations mentales + Et autres. + Je soussigné, Mussaillon Ier, + Déclare que mon album n'est pas si cochonné que ça. + Celui qui a inscrit son nom + Sur ce stupide album n'est qu'un vil facétieux. + Il est vexant d'être accusé des turpitudes de George Sand_ + +MUSSAILLON Ier.» + +Ce tempérament d'enfant gâté, à la fantaisie débridée et maladive, aux +soubresauts nerveux et convulsifs, presque hystériques, s'accordait, au +début, avec les instincts maternels de George Sand. Il avait de soudains +caprices qu'il fallait immédiatement satisfaire. Autour de lui, dans sa +famille, on avait pris l'habitude de lui céder. Pourtant, le projet ou +plutôt l'idée fixe du voyage en Italie rencontra une résistance inusitée. +Sur ce point, Paul de Musset semble avoir dit vrai dans la _Biographie_, +quand il relate qu'aux premières ouvertures d'Alfred leur mère répondit: +«Jamais je ne donnerai mon consentement à un voyage que je regarde comme +une chose dangereuse et fatale. Je sais que mon opposition sera inutile et +que tu partiras, mais ce sera contre mon gré et sans ma permission.» +Devant les larmes de sa mère, il parut céder et alla donner contre-ordre +aux préparatifs d'un départ tout prochain. George Sand ne se résigna pas +si aisément. Voici comment elle intervint le jour même, si nous en croyons +Paul de Musset: «Ce soir-là, vers neuf heures, notre mère était seule avec +sa fille au coin de feu, lorsqu'on vint lui dire qu'une dame l'attendait à +la porte dans une voiture de place, et demandait instamment à lui parler. +Elle descendit accompagnée d'un domestique. La dame inconnue se nomma; +elle supplia cette mère désolée de lui confier son fils, disant qu'elle +aurait pour lui une affection et des soins maternels. Les promesses ne +suffisant pas, elle alla jusqu'aux serments. Elle y employa toute son +éloquence, et il fallait qu'elle en eût beaucoup, puisqu'elle vint à bout +d'une telle entreprise. Dans un moment d'émotion, le consentement fut +arraché.» + +Selon ce récit, George Sand aurait réussi, par des paroles dorées, à +consommer sans violence l'enlèvement ou plutôt le détournement d'un jeune +homme à peine sorti de minorité. C'est à peu près la même version que nous +donne madame de Musset dans une lettre écrite le 10 avril 1859, après +l'apparition de _Lui et Elle_, et qui a été rendue publique grâce à M. +Maurice Clouard,[4] vigilant gardien de la mémoire d'Alfred de Musset. +Elle rapporte, en des termes analogues à ceux de la _Biographie_, la venue +de George Sand dans un fiacre, 59 rue de Grenelle: «Je montai dans cette +voiture, dit madame de Musset, voyant une femme seule. C'était _Elle_. +Alors elle employa toute l'éloquence dont elle était maîtresse à me +décider à lui confier mon fils, me répétant qu'elle l'aimerait comme une +mère, qu'elle le soignerait mieux que moi. Que sais-je? La sirène +m'arracha mon consentement. Je lui cédai, tout en larmes et à contre-coeur, +car _il avait une mère prudente_, bien qu'elle ait osé dire le contraire +dans _Elle et Lui_.» + +[Note 4: _Alfred de Musset et George Sand_, par M. Maurice Clouard, +dans la _Revue de Paris_ du 15 août 1896.] + +Quand elle rédigeait cette lettre aigrie et portait cette accusation, +madame de Musset était enfiévrée par le conflit de récriminations +rétrospectives qui avait suivi la mort de son fils et où, de part et +d'autre, on eut le tort de batailler sur une tombe. Elle oubliait que, +vingt-cinq ans plus tôt, le 17 mars 1834, elle écrivait de Paris à Alfred, +malade à Venise: «J'ai une bien grande reconnaissance pour madame Sand et +pour tous les soins qu'elle t'a donnés. Que serais-tu devenu sans elle? +C'est affreux à penser.» A distance, la gratitude s'est transformée en +invectives et en calomnies. + +N'est-il donc pas possible d'analyser de sang-froid les torts respectifs +de deux êtres de génie, doués de caractères foncièrement incompatibles, au +cours de ce voyage qui leur semblait une échappée vers quelque Terre +promise? Paul de Musset, âme cancanière et rancunière, note qu'il les +conduisit, «par une soirée brumeuse et triste, jusqu'à la malle-poste où +ils montèrent au milieu de circonstances de mauvais augure.» Est-ce parce +qu'ils partaient le jeudi 13 décembre? Dans _Lui et Elle_, Pierre--lisez +Paul--qui accompagne les voyageurs, observe que leur voiture était la +treizième, qu'elle heurta la borne sous la porte cochère des messageries +et renversa, au coin de la rue Jean-Jacques Rousseau, un tonneau de +porteur d'eau et l'homme qui le traînait. Voilà, dans la fiction, et sans +doute aussi dans la réalité, ce que Paul de Musset appelait «des +circonstances de mauvais augure!» + +L'_Histoire de ma Vie_, où George Sand glisse sur ce voyage comme chat sur +braise et mentionne à peine le nom de son compagnon, en indiquant assez +étrangement qu'elle regrettait de ne pas avoir ses enfants avec elle, +fournit cependant quelques détails pour le trajet en bateau à vapeur de +Lyon à Avignon. Ils lièrent connaissance avec Beyle, qui, sous le +pseudonyme de Stendhal, a publié des oeuvres vantées outre mesure par +toute une école légèrement fétichiste, éprise de cette manière sèche, +satirique et coupante. Il regagnait Civita-Vecchia, où il occupait +vaguement un poste de consul. George Sand signale le brillant de sa +conversation et l'amertume de son esprit, immuablement dédaigneux et +moqueur. «Je ne crois pas, dit-elle, qu'il fût méchant; il se donnait trop +de peine pour le paraître.» C'était une affectation, une pose. En deux +jours elle eut fait le tour de cette intelligence que plusieurs déclarent +si profonde et si complexe. Au Pont-Saint-Esprit, «il fut d'une gaieté +folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses +grosses bottes fourrées, devint quelque peu grotesque et pas du tout +joli.» A Avignon, il manifesta ses sentiments esthétiques et son horreur +de l'idolâtrie, en apostrophant dans une église un vieux christ en bois +peint, énorme et fort laid, auquel il montrait le poing furieusement. + +On se sépara à Marseille sans regret. Beyle apparaissait ennuyeux, +fatigant et même obscène en ses propos. Il se rendait à Gênes par la voie +de terre. «Je confesse, dit George Sand, que j'avais assez de lui, et que, +s'il eût pris la mer, j'aurais peut-être pris la montagne. C'était, du +reste, un homme éminent--ajoute-t-elle avec bienveillance--d'une sagacité +plus ingénieuse que juste en toutes choses appréciées par lui, d'un talent +original et véritable, écrivant mal, et disant pourtant de manière à +frapper et à intéresser vivement ses lecteurs.» + +De Marseille George Sand adressait, le 18 décembre, à son fils Maurice une +lettre qu'elle ne montra sans doute pas à Alfred de Musset. Elle ne +pouvait tenir à l'un et à l'autre le même langage. Il lui fallait être +maternelle en partie double. «Mon cher petit, écrivait-elle au collégien, +je vais m'embarquer sur la mer pour aller en Italie. Je n'y resterai pas +longtemps; ne te chagrine pas. Ma santé me force à passer quelque temps +dans un pays chaud. Je retournerai près de toi, le plus tôt possible. Tu +sais bien que je n'aime pas à vivre loin de mes petits miochons, bien +gentils tous deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien +vous avoir avec moi et vous mener partout où je vais.» En vérité, Maurice +et Solange eussent été plutôt gênants durant ce voyage sentimental, et les +raisons de santé qu'invoque George Sand ne nous semblent pas péremptoires. +La fièvre la prit à Gênes dont le climat lui était défavorable, et c'est +là aussi que surgirent ses premiers dissentiments avec Alfred de Musset. +Sur ce point _Lui et Elle_, par miracle, ne contredit pas _Elle et Lui_. +Dans l'un et l'autre roman, Gênes est le théâtre des querelles naissantes +entre Laurent et Thérèse, entre Olympe et Edouard de Falconey. La version +de George Sand est assez imprécise: on est en présence d'un jeune homme +paresseux et dissipé, ou même dissolu. La fiction de Paul de Musset +reproche, au contraire, à la jeune femme d'avoir tenu des propos étranges +devant deux Italiens, de familles patriciennes, avec qui ils avaient fait +la traversée et qu'ils retrouvaient à Gênes. Comme on parlait de la +défense de cette ville par Masséna, elle aurait raconté que, «dans ce +temps-là, sa mère accompagnait à l'armée un officier supérieur, à qui son +père l'enleva pour l'épouser, et que sa naissance avait été un résultat si +prompt de cette union que la célébration du mariage avait précédé d'un +mois seulement son entrée en ce monde.» Malgré le mécontentement de son +ami et l'étonnement des deux Italiens, elle insista, paraît-il, en +raillant les préjugés de gentilhommerie et en vantant sa mère qui était +une femme forte, obéissant au voeu de la nature. + +Nous laisserons cette aventure pour compte à l'auteur de _Lui et Elle_, +d'autant que nul indice n'en vient manifester l'authenticité et qu'elle +doit émaner de l'imagination haineuse et perfide de Paul de Musset. + +Du voyage par mer de Gênes à Livourne, de la visite à Pise et du séjour à +Florence, ni George Sand ni son compagnon ne semblent avoir voulu nous +transmettre d'autre trace que la simple notation de leur itinéraire. On +sait que, sur tout cet épisode, Alfred de Musset observa un silence qui +contraste avec les commérages tardifs et malsonnants que colporta son +frère, lorsque la volonté du poète ne fut plus là pour lui fermer la +bouche et lui arrêter la plume. George SDu voyage par mer de Gênes à +Livourne, de la visite à Pise et du séjourand, dans l'_Histoire de ma Vie_, +relate simplement qu'ils jouèrent à pile ou face s'ils iraient à Venise +ou à Rome. «_Venise face_ retomba dix fois sur le plancher.» Par Bologne +et Ferrare, ils gagnèrent Venise, où le passeport d'Alfred de Musset fut +visé le 19 janvier 1834. Le «bon pour séjour» porte la signature du consul +de France, Silvestre de Sacy. + +L'arrivée à Venise, qui a inspiré tant d'écrivains, ne pouvait manquer de +solliciter la plume de George Sand. Elle l'a décrite dans une page, +retrouvée et publiée par le vicomte de Spoëlberch de Lovenjoul, et qu'on +peut regarder soit comme le début d'un roman abandonné, soit comme un +morceau d'autobiographie. L'héroïne est atteinte de cette même fièvre qui +depuis Gênes n'avait pas quitté la compagne d'Alfred de Musset. Il y a là +des traits qui n'appartiennent pas au domaine de la fiction: + +«Il était dix heures du soir lorsque le misérable _legno_, qui nous +cahotait depuis le matin sur la route sèche et glacée, s'arrêta à Mestre. +C'était une nuit de janvier sombre et froide. Nous gagnâmes le rivage dans +l'obscurité. Nous descendîmes à tâtons dans une gondole. Le chargement de +nos paquets fut long. Nous n'entendions pas un mot de vénitien. La fièvre +me jetait dans une apathie profonde. Je ne vis rien, ni la grève, ni +l'onde, ni la barque, ni le visage des bateliers. J'avais le frisson, et +je sentais vaguement qu'il y avait dans cet embarquement quelque chose +d'horriblement triste. Cette gondole noire, étroite, basse, fermée de +partout, ressemblait à un cercueil. Enfin je la sentis glisser sur le +flot... Il faisait si noir que nous ne savions pas si nous étions en +pleine mer ou sur un canal étroit et bordé d'habitations. J'eus, un +instant, le sentiment de l'isolement. Dans ces ténèbres, dans ce +tête-à-tête avec un enfant que ne liait point à moi une affection +puissante, dans cette arrivée chez un peuple dont nous ne connaissions pas +un seul individu et dont nous n'entendions pas même la langue, dans le +froid de l'atmosphère dont l'abattement de la fièvre ne me laissait plus +la force de chercher à me préserver, il y avait de quoi contrister une âme +plus forte que la mienne. Mais l'habitude de tout risquer à tout propos +m'a donné un fond d'insouciance plus efficace que toutes les philosophies. +Qui m'eût prédit que cette Venise, où je croyais passer en voyageur, sans +lui rien donner de ma vie, et sans en rien recevoir, sinon quelques +impressions d'artiste, allait s'emparer de moi, de mon être, de mes +passions, de mon présent, de mon avenir, de mon coeur, de mes idées, et me +ballotter comme la mer ballotte un débris, en le frappant sur ses grèves +jusqu'à ce qu'elle l'ait rejeté au loin, et, faible jouet, avec mépris? +Qui m'eût prédit que cette Venise allait me séparer violemment de mon +idole, et me garder avec jalousie dans son enceinte implacable, aux prises +avec le désespoir, la joie, l'amour et la misère?... Tout à coup Théodore, +ayant réussi à tirer une des coulisses qui servent de double persienne aux +gondoles, et regardant à travers la glace, s'écria:--Venise!» + +Suit une description qui mérite d'être citée, car elle donne une +impression à la fois véridique et pittoresque: + +«Quel spectacle magique s'offrait à nous à travers ce cadre étroit! Nous +descendions légèrement le superbe canal de la Giudecca; le temps s'était +éclairci, les lumières de la ville brillaient au loin sur ces vastes quais +qui font une si large et si majestueuse avenue à la cité reine! Devant +nous, la lune se levait derrière Saint-Marc, la lune mate et rouge, +découpant sous son disque énorme des sculptures élégantes et des masses +splendides. Peu à peu, elle blanchit, se contracta, et, montant sur +l'horizon au milieu de nuages lourds et bizarres, elle commença d'éclairer +les trésors d'architecture variée qui font de la place Saint-Marc un site +unique dans l'univers. + +«Au mouvement de la gondole, qui louvoyait sur le courant de la Giudecca, +nous vîmes passer successivement sur la région lumineuse de l'horizon la +silhouette de ces monuments d'une beauté sublime, d'une grandeur ou d'une +bizarrerie fantastique: la corniche transparente du palais ducal, avec sa +découpure arabe et ses campaniles chrétiens soutenus par mille colonnettes +élancées, surmontées d'aiguilles légères; les coupoles arrondies de +Saint-Marc, qu'on prendrait la nuit pour de l'albâtre quand la lune les +éclaire; la vieille Tour de l'Horloge avec ses ornements étranges; les +grandes lignes régulières des Procuraties; le Campanile, ou Tour de +Saint-Marc, géant isolé, au pied duquel, par antithèse, un mignon portique +de marbres précieux rappelle en petit notre Arc triomphal, déjà si petit, +du Carrousel; enfin, les masses simples et sévères de la Monnaie, et les +deux colonnes grecques qui ornent l'entrée de la Piazzetta. Ce tableau +ainsi éclairé nous rappelait tellement les compositions capricieuses de +Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture, dans +notre mémoire ou dans notre imagination. + +«--Que nous sommes heureux! s'écria Théodore. Cela est beau comme le plus +beau rêve. Voilà Venise comme je la connaissais, comme je la voulais, +comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers. Et cette lune qui +se lève exprès pour nous la montrer dans toute sa poésie! Ne dirait-on pas +que Venise et le ciel se mettent en frais pour notre réception? Quelle +magnifique entrée! Ne sommes-nous pas bénis? Allons, voilà un heureux +présage. Je sens que la Muse me parlera ici. Je vais enfin retrouver +l'Italie que je cherche depuis Gênes sans pouvoir mettre la main dessus! + +«Pauvre Théodore! Tu ne prévoyais pas...» + +Plus succinctement, mais presque dans les mêmes termes, l'_Histoire de ma +Vie_ traduit une impression analogue. George Sand a la passion de Venise. +Toutefois, si elle allait y chercher la santé, l'erreur était grossière. +L'insalubrité de la ville égale son charme prestigieux. C'est le lieu +d'élection de la fièvre typhoïde. Tandis que George Sand continuait à être +souffrante, Alfred de Musset tomba malade. Il menait, il est vrai, +l'existence la plus agitée, et la plus contraire aux goûts comme aux +habitudes de sa compagne. Alors qu'elle s'asseyait le soir à sa table de +travail pour envoyer de la copie à Buloz, il reprenait la vie de +noctambule, qui à Paris commençait de l'épuiser et faisait le désespoir de +madame de Musset. Il courait les tavernes et les filles, doublement +intempérant. Déjà, à Gênes, à Florence, George Sand avait eu sujet de +plainte. Dès l'arrivée à Venise, elle avait fermé sa porte. Ils n'étaient +plus qu'amis, ils avaient recouvré leur liberté respective. C'est ce que +passent sous silence tous les biographes et les apologistes d'Alfred de +Musset. + +Les deux voyageurs s'étaient installés dans un appartement de l'hôtel +Danieli. George Sand dut s'aliter durant deux semaines. Pendant sa maladie, +Musset fréquentait les brelans; car il n'était pas seulement buveur et +libertin, mais follement joueur. Il perdit dix mille francs et alla le +lendemain se confesser à son amie: il lui fallait payer ou se tuer. George +Sand--et nous avons sur ce point le témoignage d'Edmond Plauchut--demanda +la somme à Buloz, à titre d'avance qu'elle devait rembourser en copie. Par +retour du courrier le directeur de la _Revue_ lui accorda satisfaction. +Dès le début de sa convalescence, elle fut donc obligée de se remettre au +travail pour acquitter en manuscrit les dettes de jeu du poète. Jamais les +défenseurs d'Alfred de Musset n'ont révoqué en doute l'allégation formelle +d'Edmond Planchut et de François Buloz. + +A peine George Sand avait-elle repris sa tâche littéraire qu'elle dut +mener de front des devoirs de garde-malade. Elle s'en explique avec un +tact et une délicatesse extrêmes dans l'_Histoire de ma Vie_: «Alfred de +Musset subit bien plus gravement que moi l'effet de l'air de Venise, qui +foudroie beaucoup d'étrangers, on ne le sait pas assez. Il fit une maladie +grave; une fièvre typhoïde le mit à deux doigts de la mort. Ce ne fut pas +seulement le respect dû à un beau génie qui m'inspira pour lui une grande +sollicitude et qui me donna, à moi très malade aussi, des forces +inattendues; c'était aussi les côtés charmants de son caractère et les +souffrances morales que de certaines luttes, entre son coeur et son +imagination créaient sans cesse à cette organisation de poète. Je passai +dix-sept jours à son chevet, sans prendre plus d'une heure de repos sur +vingt-quatre.» + +C'est bien une fièvre typhoïde que relate George Sand, et il n'est pas +permis de transformer la nature de la maladie, comme l'a fait sans aucune +preuve l'écrivain russe Wladimir Karénine, en une note ainsi conçue: «Il a +été beaucoup parlé dans la presse de la maladie de Musset que personne, à +commencer par le médecin, n'a jamais osé appeler de son vrai nom. Le +médecin l'a poliment appelée «fièvre typhoïde», mais en réalité c'était le +«delirium tremens», effet final de la vie de débauches de Musset.[5]» + +[Note 5: _George Sand, sa vie et ses oeuvres_, par Wladimir Karénine +(madame Komarof), II, 67.] + +Il y a là une assertion que rien ne justifie ni n'étaie. Les excès +indéniables d'Alfred de Musset ne l'avaient pas conduit jusqu'à un accès +de delirium tremens, auquel d'ailleurs il n'aurait pas survécu vingt-trois +ans. La nature et les progrès du mal peuvent se noter d'après les lettres +que George Sand adressait à ses divers correspondants. Le 4 février, elle +écrit à Boucoiran: «Je viens encore d'être malade cinq jours d'une +dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est très malade aussi. Nous +ne nous en vantons pas, parce que nous avons à Paris une foule d'ennemis +qui se réjouiraient en disant: «Ils ont été en Italie pour s'amuser et ils +ont le choléra! quel plaisir pour nous! ils sont malades!» Ensuite madame +de Musset serait au désespoir si elle apprenait la maladie de son fils, +ainsi n'en soufflez mot. Il n'est pas dans un état inquiétant, mais il est +fort triste de voir languir et _souffroter_ une personne qu'on aime et qui +est ordinairement si bonne et si gaie. J'ai donc le coeur aussi barbouillé +que l'estomac.» Le lendemain, autre lettre plus sombre au même Boucoiran: +«Je viens d'annoncer à Buloz l'état d'Alfred qui est fort alarmant ce soir, +et en même temps je lui démontre qu'il me faut absolument de l'argent +pour payer les frais d'une maladie qui sera sérieuse et pour retourner en +France. Comme au bout du compte c'est un assez bon diable et qu'il a de +l'attachement pour Alfred, je crois qu'il comprendra ce que notre position +a de triste et qu'il n'hésitera plus... Adieu, mon ami, je vous écrirai +dans quelques jours, je suis rongée d'inquiétudes, accablée de fatigue, +malade et au désespoir. Embrassez mon fils pour moi. Mes pauvres enfants, +vous reverrai-je jamais? Gardez un silence absolu sur la maladie d'Alfred, +à cause de sa mère qui l'apprendrait infailliblement et en mourrait de +chagrin.» Trois jours après, le 8 février, encore à Boucoiran: «Mon enfant, +je suis toujours bien à plaindre. Il est réellement en danger et les +médecins me disent: _poco a sperare, poco a disperare_, c'està-dire que la +maladie suit son cours sans trop de mauvais symptômes alarmants. Les nerfs +du cerveau sont tellement entrepris, que le délire est affreux et +continuel. Aujourd'hui, cependant, il y a un mieux extraordinaire. La +raison est pleinement revenue et le calme est parfait; mais la nuit +dernière a été horrible. Six heures d'une frénésie telle que, malgré deux +hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des +hurlements, des convulsions, ô mon Dieu! mon Dieu! quel spectacle! Il a +failli m'étrangler en m'embrassant. Les deux hommes ne pouvaient lui faire +lâcher le collet de ma robe. Les médecins annoncent un accès du même genre +pour la nuit prochaine, et d'autres encore peut-être, car il n'y aura pas +à se flatter avant six jours encore. Aura-t-il la force de supporter de si +horribles crises? Suis-je assez malheureuse, et vous qui connaissez ma vie, +en connaissez-vous beaucoup de pires? Heureusement j'ai trouvé enfin un +jeune médecin, excellent, qui ne le quitte ni jour ni nuit, et qui lui +administre des remèdes d'un très bon effet.» + +Ce jeune médecin, qui va aider George Sand à soigner et à sauver Alfred de +Musset, s'appelait le docteur Pietro Pagello. Il a vécu soixante-quatre +ans après ces événements qui lui ont valu une notoriété +extra-professionnelle, et c'est seulement entre la quatre-vingtième et la +quatre-vingt-dixième année qu'il s'est décidé à parler et à ouvrir ses +archives, sous les sollicitations qui l'obsédaient. + +Né à Castelfranco Veneto en 1807, Pagello venait de terminer ses études et +exerçait depuis quelques mois la chirurgie et la médecine à Venise. Sa +clientèle était encore mince. Un jour--c'est lui qui le raconte--en se +promenant sur le quai des Esclavons avec un Génois de ses amis, il vit à +un balcon de l'_Albergo Danieli_, «une jeune femme assise, d'une +physionomie mélancolique, avec les cheveux très noirs et deux yeux d'une +expression décidée et virile. Son accoutrement avait un je ne sais quoi de +singulier. Ses cheveux étaient enveloppés d'un foulard écarlate, en +manière de petit turban. Elle portait au cou une cravate, gentiment +attachée sur un col blanc comme neige, et, avec la désinvolture d'un +soldat, elle fumait un paquitos en causant avec un jeune homme blond, +assis à ses côtés.» Le lendemain--est-ce pure coïncidence, ou George Sand +avait-elle remarqué et désirait-elle connaître celui qui l'observait avec +tant de curiosité?--Pagello fut appelé à l'hôtel Danieli. «Je fus +introduit, raconte-t-il à des amis, dans l'appartement de la fumeuse qui, +assise sur un petit siège, la tête mollement appuyée sur sa main, me pria +de la soulager d'une forte migraine. Je lui tâtai le pouls; je lui +proposai une saignée qu'elle accepta; je la pratiquai, et à l'instant elle +fut soulagée. En me congédiant, elle me pria de revenir, si elle ne me +faisait rien dire. Le jeune homme blond, son compagnon inséparable, me +reconduisit avec beaucoup de courtoisie jusqu'au bas de l'escalier, et +voilà tout, tout ce qui est arrivé aujourd'hui; mais un +pressentiment--doux ou amer, je ne sais--me dit: «Tu reverras cette femme, +et elle te dominera.» + +Notons que déjà George Sand avait fait venir un médecin, le docteur +Santini, qui n'avait pas pu la saigner, parce qu'elle avait, paraît-il, +une veine fort difficile, _vena difficilissima_. Elle préféra Pagello, +qui avait su trouver sa veine et qui était un fort joli garçon blond, +presque roux, de vingt-sept ans. Elle aimait les blonds. Le surlendemain, +il fit une seconde visite. Elle était debout et guérie. Quinze ou vingt +jours plus tard, on l'appela de nouveau, mais non plus pour George Sand. +Voici la traduction du billet qu'elle lui avait écrit, en mauvais italien: + +«Mon cher monsieur Païello (Pagello), + +«Je vous prie de venir nous voir le plus tôt que vous pourrez, avec un bon +médecin, pour conférer ensemble sur l'état du _signor_ français de +l'Hôtel-Royal. Mais je veux vous dire auparavant que je crains pour sa +raison plus que pour sa vie. Depuis qu'il est malade, il a la tête +excessivement faible et raisonne souvent comme un enfant. C'est cependant +un homme d'un caractère énergique et d'une puissante imagination. C'est un +poète fort admiré en France. Mais l'exaltation du travail de l'esprit, le +vin, la fête, les femmes, le jeu, l'ont beaucoup fatigué et ont excité ses +nerfs. Pour le moindre motif, il est agité comme pour une chose +d'importance. + +«Une fois, il y a trois mois de cela, il a été comme fou, toute une nuit, +à la suite d'une grande inquiétude. Il voyait comme des fantômes autour de +lui, et criait de peur et d'horreur[6]. A présent, il est toujours inquiet, +et, ce matin, il ne sait presque ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait. Il +pleure, se plaint d'un mal sans nom et sans cause, demande son pays, dit +qu'il est près de mourir ou de devenir fou! + +[Note 6: Elle fait allusion aux hallucinations survenues à Franchard.] + +«Je ne sais si c'est là le résultat de la fièvre, ou de la surexcitation +des nerfs, ou d'un principe de folie. Je crois qu'une saignée pourrait le +soulager. Je vous prie de faire toutes ces observations au médecin et de +ne pas vous laisser rebuter par la difficulté que présente la disposition +indocile du malade. C'est la personne que j'aime le plus au monde, et je +suis dans une grande angoisse de la voir en cet état. + +«J'espère que vous aurez pour nous toute l'amitié que peuvent espérer deux +étrangers. + +«Excusez le misérable italien que j'écris. + +«G. SAND.» + +Quel fut, au chevet de Musset, le diagnostic du docteur Pagello? Il l'a +résumé longtemps après, alors qu'il ne s'agissait plus de violer le secret +professionnel, dans une lettre au professeur Moreni: «L'impression que me +fit l'extérieur de Musset n'était pas nouvelle pour moi; elle resta la +même que quinze jours auparavant: figure fine et spirituelle, organisme +enclin à la phtisie, ce que l'on voyait à ses mains longues et maigres, au +faible développement de sa poitrine, à sa figure tirée et à la rougeur de +ses pommettes. La maladie consistait en une fièvre nerveuse typhoïde[7]. +La cure fut longue et difficile, par suite surtout de l'état agité du +malade, qui fut mourant durant plusieurs jours. Enfin le mal prit une +tournure favorable, et le malade se rétablit peu à peu. George Sand, +durant toute la maladie, le soigna avec l'empressement d'une mère, +constamment assise, nuit et jour, auprès de son lit, prenant à peine +quelques heures de repos, sans se déshabiller et seulement lorsque je la +remplaçais.» + +[Note 7: «Une typhoïdette compliquée de délire alcoolique,» dit Pietro +Pagello dans son entretien avec le docteur Cabanès. (_Le Cabinet secret +de l'Histoire_, page 303.)] + +Doute-t-on du témoignage de Pagello en faveur de la sollicitude vraiment +maternelle de George Sand? Il est corroboré par le plus intime ami de +Musset, Alfred Tattet, qui, de passage à Venise, avait séjourné auprès du +malade et écrivait de Florence à Sainte-Beuve, le 17 mars 1834: «J'ai +tâché de procurer quelques distractions à madame Dudevant, qui n'en +pouvait plus; la maladie d'Alfred l'avait beaucoup fatiguée. Je ne les ai +quittés que lorsqu'il m'a été bien prouvé que l'un était tout à fait hors +de danger et que l'autre était entièrement remise de ses longues veilles. +Soyez donc maintenant sans inquiétude, mon cher monsieur de Sainte-Beuve; +Alfred est dans les mains d'un jeune homme tout dévoué, très capable, et +qui le soigne comme un frère. Il a remplacé auprès de lui un âne qui le +tuait tout bonnement. Dès qu'il pourra se mettre en route, madame Dudevant +et lui partiront pour Rome, dont Alfred a un désir effréné.» + +Ainsi Alfred Tattet rend, le plus formel et le plus élogieux hommage aux +soins combinés de George Sand et du docteur Pagello. Il n'a rien vu, rien +pressenti qui éveillât ses soupçons. Lié à Musset par la plus étroite +camaraderie, il n'a recueilli de sa bouche aucune plainte, pas la moindre +allusion à la scène mystérieuse et dramatique que le poète des _Nuits_ +n'a jamais retracée, mais qui, sous la plume haineuse de son frère, +devient la plus cruelle des incriminations. L'âme généreuse d'Alfred de +Musset ne peut ni avoir conçu ni avoir autorisé cette vengeance posthume. +Aussi bien n'eût-il pas songé à partir avec George Sand pour Rome, si elle +l'avait misérablement et cyniquement trompé. + + + + +CHAPITRE X + +LE DOCTEUR PAGELLO + + +Avant d'examiner comment au chevet d'un malade la sympathie et la +tendresse ont pu naître entre le docteur Pagello et George Sand, il +importe, pour bien établir des responsabilités morales qui seront assez +lourdes, de préciser s'il y avait rupture d'intimité entre Alfred de +Musset et sa compagne de voyage. Cette rupture n'est pas niable. George +Sand s'en explique catégoriquement, dans une des lettres qu'elle écrivit +au cours des réconciliations et des brouilles qui se succédèrent durant +l'hiver 1834-1835: «De quel droit d'ailleurs m'interroges-tu sur Venise? +Etais-je à toi à Venise? Dès le premier jour, quand tu m'as vue malade, +n'as-tu pas pris de l'humeur, en disant que c'était bien triste et bien +ennuyeux, une femme malade? et n'est-ce pas du premier jour que date notre +rupture? Mon enfant, moi, je ne veux pas récriminer, mais il faut bien que +tu t'en souviennes, toi qui oublies si aisément les faits. Je ne veux pas +dire tes torts, jamais je ne t'ai dit seulement ce mot-là, jamais je ne me +suis plainte d'avoir été enlevée à mes enfants[8], à mes amis, à mon +travail, à mes affections et à mes devoirs, pour être conduite à trois +cents lieues et abandonnée avec des paroles si offensantes et si navrantes, +sans aucun autre motif qu'une fièvre tierce, des yeux abattus et la +tristesse profonde où me jetait ton indifférence. Je ne me suis jamais +plainte, je t'ai caché mes larmes, et ce mot affreux a été prononcé, un +certain soir que je n'oublierai jamais, dans le casino Danieli: «George, +je m'étais trompé, je t'en demande pardon, mais _je ne t'aime pas_.» Si je +n'eusse été malade, si on n'eût dû me saigner le lendemain, je serais +partie; mais tu n'avais pas d'argent, je ne savais pas si tu voudrais en +accepter de moi, et je ne voulais pas, je ne pouvais pas te laisser seul, +en pays étranger, sans entendre la langue et sans un sou. La porte de nos +chambres fut fermée entre nous, et nous avons essayé là de reprendre notre +vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n'était plus +possible. Tu t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour +tu me dis que tu craignais... + +[Note 8: Est-ce qu'un jeune homme de vingt-trois ans peut enlever une +femme de trente ans?] + +(_Ici quatre mots effacés par George Sand au crayon bleu_). + +«Nous étions tristes. Je te disais: «_Partons, je te reconduirai jusqu'à +Marseille_», et tu répondais: «Oui, c'est le mieux, mais je voudrais +travailler un peu ici, puisque nous y sommes.» Pierre venait me voir et me +soignait, tu ne pensais guère à être jaloux, et certes je ne pensais guère +à l'aimer. Mais quand je l'aurais aimé dès ce moment-là, quand j'aurais +été à lui dès lors, veux-tu me dire quels comptes j'avais à te rendre, à +toi, qui m'appelais l'ennui personnifié, la rêveuse, la bête, la +religieuse, que sais-je? Tu m'avais blessée et offensée, et je te l'avais +dit aussi: «_Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimés_.» + +Que s'était-il passé entre ces trois personnages, le malade, la garde et +le médecin? A distance, quand Alfred de Musset, avec une perverse +curiosité d'amour, veut connaître, jour par jour, heure par heure, +l'historique de cette liaison superposée à la sienne, elle lui dénie le +droit de la questionner: «Je m'avilirais en me laissant confesser comme +une femme qui t'aurait trompé. Admets tout ce que tu voudras pour nous +tourmenter, je n'ai à te répondre que ceci: Ce n'est pas du premier jour +que j'ai aimé Pierre, et même après ton départ, après t'avoir dit que je +l'aimais _peut-être_, que _c'était mon secret_ et que _n'étant plus à toi +je pouvais être à lui sans te rendre compte de rien_, il s'est trouvé dans +sa vie à lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes maîtresses, des +situations ridicules et désagréables qui m'ont fait hésiter à me regarder +comme engagée par des précédents _quelconques_. Donc, il y a eu de ma part +une sincérité dont j'appelle à toi-même et dont tes lettres font foi pour +ma conscience. Je ne t'ai pas permis à Venise de me demander le moindre +détail, si nous nous étions embrassés tel jour sur l'oeil ou sur le front, +et je te défends d'entrer dans une phase de ma vie où j'avais le droit de +reprendre les voiles de la pudeur vis-à-vis de toi.» + +Que faut-il entendre par «des précédents quelconques?» Quelle était, au +cours de la maladie de Musset, la nature de cette intimité qu'elle +circonscrit entre l'oeil et le front? + +Devant le silence d'_Elle_ et de _Lui_, et en présence des seules +accusations proférées par Paul de Musset, il sied d'interroger Pagello. +Son récit semble véridique et exempt de toute fatuité. Il parle des nuits +qu'il a passées avec George Sand au chevet du poète: «Ces veillées +n'étaient pas muettes, et les grâces, l'esprit élevé, la douce confiance +que me montrait la Sand, m'enchaînaient à elle tous les jours, à toute +heure et à chaque instant davantage.» Il se défend toutefois d'avoir fait +les premiers aveux, et il déclare qu'il devenait rouge comme braise, quand +elle lui demandait à quoi il pensait. Certain soir, elle se mit à écrire +avec fougue, tandis qu'il parcourait un volume de Victor Hugo. Au bout +d'une heure, elle posa la plume, parut longuement réfléchir la tête entre +ses mains. «Puis, se levant, ajoute Pagello, elle me regarda fixement, +saisit le feuillet où elle avait écrit et me dit: «C'est pour vous.» + +Ils s'approchèrent du lit où Alfred de Musset dormait, et le docteur se +retira, emportant le papier qu'il lut avec surprise. Etait-ce quelque page +détachée d'un roman? Ou un fragment d'autobiographie? Il le demanda le +lendemain à George Sand, en la priant d'indiquer à qui s'adressait et +devait être remis ce morceau de prose passionnée. + +--Au stupide Pagello,» écrivit-elle en travers du pli. + +C'était, dans le style coloré et enflammé de _Lélia_, une véritable +déclaration d'amour, intitulée «En Morée.» qui débutait ainsi: + +«Nés sous des cieux différents, nous n'avons ni les mêmes pensées ni le +même langage; avons-nous du moins des coeurs semblables? Le tiède et +brumeux climat d'où je viens m'a laissé des impressions douces et +mélancoliques: le généreux soleil qui a bruni ton front, quelles passions +t'a-t-il données? Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu? +L'ardeur de tes regards, l'étreinte violente de tes bras, l'audace de tes +désirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta passion ni +la partager. Dans mon pays on n'aime pas ainsi; je suis auprès de toi +comme une pâle statue, je te regarde avec étonnement, avec désir, avec +inquiétude.» + +Elle continue, usant de ce don du développement qui lui est propre, et +elle s'afflige de ne pas parler la même langue. Ce sont ensuite des +questions singulièrement indiscrètes, qu'une femme ne pose pas, auxquelles +un homme ne saurait répondre. Et voici la conclusion de ces pages, où le +lyrisme romantique s'allie à de maladives curiosités qui devaient +déconcerter le simple Pagello: + +«Je ne sais ni ta vie passée, ni ton caractère, ni ce que les hommes qui +te connaissent pensent de toi. Peut-être es-tu le premier, peut-être le +dernier d'entre eux. Je t'aime sans savoir si je pourrai t'estimer, je +t'aime parce que tu me plais, peut-être serai-je forcée de te haïr +bientôt. Si tu étais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me +comprendrais. Mais je serais peut-être plus malheureuse encore, car tu me +tromperais. Toi, du moins, tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de +vaines promesses et de faux serments. Tu m'aimeras comme tu sais et comme +tu peux aimer. Ce que j'ai cherché en vain dans les autres, je ne le +trouverai peut-être pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le +possèdes. Les regards et les caresses d'amour qui m'ont toujours menti, tu +me les laisseras expliquer à mon gré, sans y joindre de trompeuses +paroles. Je pourrai interpréter ta rêverie et faire parler éloquemment ton +silence. J'attribuerai à tes actions l'intention que je te désirerai. +Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton âme s'adresse à la +mienne; quand tu regarderas le ciel, je croirai que ton intelligence +remonte vers le foyer éternel dont elle émane.» + +«Restons donc ainsi, n'apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher +dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je +veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel rôle tu joues parmi les +hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton âme, que je +puisse toujours la croire belle!» + +Obligé de comprendre l'appel de George Sand et d'y répondre, Pagello dut +remettre au lendemain l'explosion de sa reconnaissance et de son +enthousiasme. Lorsqu'il fit sa visite quotidienne à Alfred de Musset, il +le trouva sensiblement mieux. «La Sand, dit-il, n'était pas là. Il y avait +pourtant deux désirs contraires en moi: l'un qui haletait ardemment de la +voir, l'autre qui aurait voulu la fuir; mais celui-ci perdait toujours à +la loterie.» + +Soudain George Sand entra, et, à long intervalle, Pagello la revoit, au +plus profond de ses souvenirs, «introduisant sa petite main dans un gant +d'une rare blancheur, vêtue d'une robe de satin couleur noisette, avec un +petit chapeau de peluche orné d'une belle plume d'autruche ondoyante, avec +une écharpe de cachemire aux grandes arabesques, d'un excellent et fin +goût français. Je ne l'avais vue encore aussi élégamment parée et j'en +demeurais surpris, lorsque s'avançant vers moi avec une grâce et une +désinvolture enchanteresses, elle me dit: «Signor Pagello, j'aurais besoin +de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si cependant +cela ne vous dérange pas.» + +Les achats n'étaient qu'un prétexte pour le tête-à-tête. Elle eut tôt fait +d'aborder le chapitre des confidences, de se plaindre du caractère et des +procédés d'Alfred de Musset, et de manifester sa résolution de ne pas +retourner avec lui en France. «Je vis alors mon sort, soupire Pagello, je +n'en eus ni joie ni douleur, mais je m'y engouffrai les yeux fermés.» La +promenade dura trois heures, et l'on ne fit aucune emplette. «Nous +parlâmes comme tout le monde en pareil cas. C'étaient les variations +accoutumées du verbe _je t'aime_.» + +A moins que l'on ne révoque en doute l'authenticité de ce récit et de la +«déclaration au stupide Pagello»--ce qui n'a jamais été tenté--il est +acquis qu'au cours même de la maladie d'Alfred de Musset George Sand +s'abandonnait à un autre amour. Fut-il d'abord platonique? Le docteur +vénitien s'abstient de nous l'apprendre, et tout au contraire Paul de +Musset produit une incrimination, qui serait accablante si elle était +véridique. Il prétend que son frère lui aurait dicté, en décembre 1852, +une relation dont il a transmis à sa soeur l'autographe et qui est +l'équivalent de la scène fameuse de _Lui et Elle_. Edouard de Falconey, +presque moribond, voyant sa maîtresse dans les bras du médecin qui le +soignait, ce serait une tragique aventure de la vie réelle. Alfred de +Musset, George Sand et Pagello en auraient été les acteurs. + +Le témoignage de Paul de Musset semble entaché de ce que les +jurisconsultes appellent la suspicion légitime,--disons tout net: la +haine. D'autre part, George Sand a toujours protesté, notamment dans sa +lettre du 6 février 1861 à Sainte-Beuve, contre «la saleté de cette +accusation» d'avoir donné «le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux +d'un mourant.» Enfin, Alfred de Musset, qui a conservé une attitude si +correcte et si digne au regard des événements de Venise, qui savait la +violence du parti pris de son frère et qui la redoutait, ne peut pas lui +avoir confié pour un usage posthume et perfide cette arme empoisonnée. Ne +rendait-il point un délicat et chevaleresque hommage à George Sand, dès +son retour à Paris, en écrivant à Sainte-Beuve le 27 avril 1834? + +«J'ai à vous remercier, mon cher Sainte-Beuve, de l'intérêt que vous avez +bien voulu prendre aux tristes circonstances qui m'ont forcé de quitter +l'Italie. Buloz sort de chez moi maintenant, et j'apprends par lui que mon +retour est interprété de plusieurs manières par certaines gens. Tant qu'il +ne s'agit que de moi-même, je suis obligé d'avouer qu'un mépris naturel +m'a toujours là-dessus tenu lieu de philosophie; mais je verrais avec le +plus grand chagrin qu'on accusât madame Sand du plus léger tort à mon +occasion, et surtout que de pareilles accusations pussent venir jusqu'à +vous. Je sais que madame Sand tient à votre estime, et je mettrais autant +d'empressement à la défendre auprès d'un homme capable de l'apprécier, que +je mets d'orgueil à laisser parler les sots anonymes. Un mot de vous, à ce +sujet, me ferait plaisir. J'ai pour madame Sand trop de respect et +d'estime pour les renfermer en moi seul, et vous êtes un de ceux à qui je +voudrais le plus possible les voir partager. + +«Tout à vous de coeur. + +«Alfred de MUSSET.» + +S'il avait eu devant les yeux, quelques semaines auparavant, l'infâme +trahison de sa maîtresse, Alfred de Musset n'aurait pas écrit cette +lettre. L'ayant écrite, il ne désavouera pas les sentiments qu'il y +traduit et dont on retrouve l'écho dans la _Confession d'un enfant du +siècle_, il n'ira pas salir et déshonorer George Sand, en dictant à son +frère Paul la page suivante, effroyablement accusatrice: + +«Il y avait à peu près huit ou dix jours que j'étais malade à Venise. Un +soir, Pagello et George Sand étaient assis près de mon lit. Je voyais l'un, +je ne voyais pas l'autre, et je les entendais tous les deux. Par instants, +les sons de leurs voix me paraissaient faibles et lointains; par instants, +ils résonnaient dans ma tête avec un bruit insupportable. + +«Je sentais des bouffées de froid monter du fond de mon lit, une vapeur +glacée, comme il en sort d'une cave ou d'un tombeau, me pénétrer jusqu'à +la moelle des os. Je conçus la pensée d'appeler, mais je ne l'essayai même +pas, tant il y avait loin du siège de ma pensée aux organes qui auraient +dû l'exprimer. A l'idée qu'on pouvait me croire mort et m'enterrer avec ce +reste de vie réfugié dans mon cerveau, j'eus peur; et il me fut impossible +d'en donner aucun signe. Par bonheur, une main, je ne sais laquelle, ôta +de mon front la compresse d'eau froide, et je sentis un peu de chaleur. + +«J'entendis alors mes deux gardiens se consulter sur mon état. Ils +n'espéraient plus me sauver. Pagello s'approcha du lit et me tâta le +pouls. Le mouvement qu'il me fit faire était si brusque pour ma pauvre +machine que je souffris comme si on m'eût écartelé. Le médecin ne se donna +pas la peine de poser doucement mon bras sur le lit. Il le jeta comme une +chose inerte, me croyant mort ou à peu près. A cette secousse terrible, je +sentis toutes mes fibres se rompre à la fois; j'entendis un coup de +tonnerre dans ma tête et je m'évanouis. Il se passa ensuite un long temps. +Est-ce le même jour ou le lendemain que je vis le tableau suivant, c'est +ce que je ne saurais dire aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, je suis certain +d'avoir aperçu ce tableau que j'aurais pris pour une vision de malade, si +d'autres preuves et des aveux complets ne m'eussent appris que je ne +m'étais pas trompé. En face de moi, je voyais une femme assise sur les +genoux d'un homme. Elle avait la tête renversée en arrière. Je n'avais pas +la force de soulever ma paupière pour voir le haut de ce groupe, où la +tête de l'homme devait se trouver. Le rideau du lit me dérobait aussi une +partie du groupe; mais cette tête que je cherchais vint d'elle-même se +poser dans mon rayon visuel. Je vis les deux personnes s'embrasser. Dans +le premier moment, ce tableau ne me fit pas une vive impression. Il me +fallut une minute pour comprendre cette révélation: mais je compris tout à +coup et je poussai un léger cri. J'essayai alors de tourner ma tête sur +l'oreiller et elle tourna. Ce succès me rendit si joyeux, que j'oubliai +mon indignation et mon horreur et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes +gardiens pour leur crier: «Mes amis, je suis vivant!» Mais je songeai +qu'ils ne s'en réjouiraient pas et je les regardai fixement. Pagello +s'approcha de moi, me regarda et dit: «Il va mieux. S'il continue ainsi, +il est sauvé!» Je l'étais en effet. + +«C'est, je crois, le même soir, ou le lendemain peut-être, que Pagello +s'apprêtait à sortir lorsque George Sand lui dit de rester et lui offrit +de prendre le thé avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et +causa gaiement. Ils se parlèrent ensuite à voix basse, et j'entendis +qu'ils projetaient d'aller dîner ensemble en gondole à Murano. «--Quand +donc, pensais-je, iront-ils dîner ensemble à Murano? Apparemment quand je +serai enterré.» Mais je songeai que les dîneurs comptaient sans leur hôte. +En les regardant prendre leur thé, je m'aperçus qu'ils buvaient l'un après +l'autre dans la même tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello voulut sortir. +George Sand le reconduisit. Ils passèrent derrière un paravent, et je +soupçonnai qu'ils s'y embrassaient. George Sand prit ensuite une lumière +pour éclairer Pagello. Ils restèrent quelque temps ensemble sur +l'escalier. Pendant ce temps-là, je réussis à soulever mon corps sur mes +mains tremblantes. Je me mis _à quatre pattes_ sur le lit. Je regardai la +table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse! Je ne +m'étais pas trompé. Ils étaient amants! Cela ne pouvait plus souffrir +l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore le +moyen de douter; tant j'avais de répugnance à croire une chose si +horrible!» + +Ce n'est pas seulement le doute, c'est une parfaite incrédulité que nous +inspire le récit de Paul de Musset. Il ne revêt aucun caractère de +vraisemblance. Il se produit après la mort du poète, qui par tous ses +actes, par toutes ses lettres, l'a implicitement démenti. Il est rédigé en +des termes déclamatoires et mélodramatiques qui ne sont pas le style +d'Alfred de Musset. Il est inconciliable avec l'impression qu'Alfred +Tattet rapportait de Venise, avec la plus élémentaire pudeur féminine, +avec ce respect dû à la mort qui plane au-dessus du lit d'un être qu'on a +aimé. George Sand a pu reprendre sa liberté et se détacher de Musset, +convalescent et guéri. Il est impossible qu'elle l'ait trahi quand il +était au seuil de l'agonie. + +Toutefois entre le poète et sa maîtresse, à la suite des explications +orageuses précédemment accumulées, était survenu ce que M. Paul Bourget a +appelé «l'irréparable.» George Sand avait admirablement soigné l'_ami_ +malade; elle était incapable de pardonner à l'_amant_ qui l'avait +offensée. Sur ce point, elle donne de son caractère une analyse bien +pénétrante dans une sorte de confession adressée à Pagello: «Quand je vois +les torts recommencer après les larmes, le repentir qui vient après ne me +semble plus qu'une faiblesse. Tu me commandes d'être généreuse. Je le +serai; mais je crains que cela ne nous rende encore plus malheureux tous +les trois... Tant que j'aime, il m'est impossible d'injurier ce que j'aime, +et quand j'ai dit une fois _je ne vous aime plus_, il est impossible à +mon coeur de rétracter ce qu'a prononcé ma bouche. C'est là, je crois, un +mauvais caractère; je suis orgueilleuse et dure. Sache cela, mon enfant, +et ne m'offense jamais. Je ne suis pas généreuse, ma conscience me force à +te le dire. Ma conduite peut être magnanime, mon coeur ne peut pas être +miséricordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis +servir encore Alfred par devoir et par honneur, mais lui pardonner par +amour ce m'est impossible.» + +Vient ensuite l'hymne d'adoration qu'elle dédie à Pagello, comme à l'idole +vers qui tendent ses désirs et ses extases: + +«Es-tu sûr que je sois digne d'un coeur aussi noble que le tien? Je suis +si exigeante et si sévère, ai-je bien le droit d'être ainsi? Mon coeur +est-il pur comme l'or pour demander un amour irréprochable? Hélas! j'ai +tant souffert, j'ai tant cherché cette perfection sans la rencontrer! +Est-ce toi, est-ce enfin toi, mon Pietro, qui réaliseras mon rêve? Je le +crois, et jusqu'ici je te vois grand comme Dieu. Pardonne-moi d'avoir peur +quelquefois. C'est quand je suis seule et que je songe à mes maux passés +que le doute et le découragement s'emparent de moi. + +«Quand je vois ta figure honnête et bonne, ton regard tendre et sincère, +ton front pur comme celui d'un enfant, je me rassure et ne songe plus +qu'au plaisir de te regarder. Tes paroles sont si belles et si bonnes! tu +parles une langue si mélodieuse, si nouvelle à mes oreilles et à mon âme! +Tout ce que tu penses, tout ce que tu fais est juste et saint. Oui, je +t'aime, c'est toi que j'aurais dû toujours aimer. Pourquoi t'ai-je +rencontré si tard, quand je ne t'apporte plus qu'une beauté flétrie par +les années et un coeur usé par les déceptions?--Mais non, mon coeur n'est +pas usé. Il est sévère, il est méfiant, il est inexorable, mais il est +fort, ce passionné. Jamais je n'ai mieux senti sa vigueur et sa jeunesse +que la dernière fois que tu m'as couverte de tes caresses. + +»Oui, je peux encore aimer. Ceux qui disent que non en ont menti. Il n'y a +que Dieu qui puisse me dire: «Tu n'aimeras plus».--Et je sens bien qu'il +ne l'a pas dit. Je sens bien qu'il ne m'a pas retiré le feu du ciel; et +que, plus je suis devenue ambitieuse en amour, plus je suis devenue +capable d'aimer celui qui satisfera mon ambition. C'est toi, oui, c'est +toi. Reste ce que tu es à présent, n'y change rien. Je ne trouve rien en +toi qui ne me plaise et ne me satisfasse. _C'est la première fois que +j'aime sans souffrir au bout de trois jours_. Reste mon Pagello, avec ses +gros baisers, son air simple, son sourire de jeune fille, ses caresses, +son grand gilet, son regard doux... Oh! quand serai-je ici seule au monde +avec toi? Tu m'enfermeras dans ta chambre et tu emporteras la clef quand +tu sortiras, afin que je ne voie, que je n'entende rien que toi, et tu... + +»Etre heureuse un an et mourir. Je ne demande que cela à Dieu et à toi. +Bonsoir, _mio Piero_, mon bon cher ami, je ne pense plus à mes chagrins +quand je parle avec toi. Pourtant mentir toujours est bien triste. Cette +dissimulation m'est odieuse. Cet amour si mal payé, si déplorable, qui +agonise entre moi et Alfred, sans pouvoir recommencer ni finir, est un +supplice. Il est là devant moi comme un mauvais présage pour l'avenir et +semble me dire, à tout instant: «Voilà ce que devient l'amour.» Mais non, +mais non, je ne veux pas le croire, je veux espérer, croire en toi seul, +t'aimer en dépit de tout et en dépit de moi-même. Je ne le voulais pas. Tu +m'y as forcée. Dieu aussi l'a voulu. Que ma destinée s'accomplisse!» + +Tel est l'aveu que nous recueillons sur les lèvres mêmes de George Sand, +tels sont les torts qui lui peuvent être reprochés. Ils furent assez +graves pour qu'on n'aille pas en chercher d'imaginaires. Or, Paul de +Musset a jeté dans la circulation et livré à la sottise humaine des griefs +où le ridicule le dispute à l'odieux. Comme le malade parlait et se +plaignait--est-ce plausible?--de l'ignoble spectacle qu'il pensait avoir +eu devant les yeux, _on_--est-ce George Sand ou Pagello?--l'aurait +menacé de l'enfermer dans une maison de santé, en tant qu'atteint de +folie. Elle aurait fait cela, l'admirable garde-malade qui n'avait pas +quitté son chevet? Et voilà les énormités, les absurdités, les mensonges +que Paul de Musset tente audacieusement d'accréditer! Il va jusqu'à +prétendre que son frère lui aurait dicté un autre récit dont il faut noter +l'invraisemblable, l'extravagante teneur: + +«Je m'expliquai un soir avec George Sand. Elle nia effrontément ce que +j'avais vu et entendu et me soutint que tout cela était une invention de +la fièvre. Malgré l'assurance dont elle faisait parade, elle craignait +qu'en présence de Pagello il lui devint impossible de nier, et elle voulut +le prévenir, probablement même lui dicter les réponses qu'il devrait me +faire lorsque je l'interrogerais. Pendant la nuit, je vis de la lumière +sous la porte qui séparait nos deux chambres. Je mis ma robe de chambre et +j'entrai chez George. Un froissement m'apprit qu'elle cachait un papier +dans son lit. D'ailleurs elle écrivait sur ses genoux et l'encrier était +sur sa table de nuit. Je n'hésitai pas à lui dire que je savais qu'elle +écrivait à Pagello et que je saurais bien déjouer ses manoeuvres. Elle se +mit dans une colère épouvantable et me déclara que si je continuais ainsi, +je ne sortirais jamais de Venise. Je lui demandai comment elle m'en +empêcherait. «En vous faisant enfermer dans une maison de fous,» me +répondit-elle. J'avoue que j'eus peur. Je rentrai dans ma chambre sans +oser répliquer. J'entendis George Sand se lever, marcher, ouvrir la +fenêtre et la refermer. Persuadé qu'elle avait déchiré sa lettre à Pagello +et jeté les morceaux par la fenêtre, j'attendis le point du jour et je +descendis en robe de chambre dans la ruelle. La porte de la maison était +ouverte, ce qui m'étonna beaucoup. Je regardai dans la rue et j'aperçus +une femme en jupon enveloppée d'un châle. Elle était courbée. Elle +cherchait quelque chose à terre. Le vent était glacial. Je frappai sur +l'épaule de la chercheuse, lui disant, comme dans le _Majorat_: «George, +George, que viens-tu faire ici à cette heure? Tu ne retrouveras pas les +morceaux de ta lettre. Le vent les a balayés; mais ta présence ici me +prouve que tu avais écrit à Pagello.» + +«Elle me répondit que je ne coucherais pas ce soir dans mon lit; qu'elle +me ferait arrêter tout à l'heure; et elle partit en courant. Je la suivis +le plus vite que je pus. Arrivée au Grand-Canal, elle sauta dans une +gondole, en criant au gondolier d'aller au Lido; mais je m'étais jeté dans +la gondole, à côté d'elle, et nous partîmes ensemble. Elle n'ouvrit pas la +bouche pendant le voyage. En débarquant au Lido, elle se remit à courir, +sautant de tombe en tombe dans le cimetière des Juifs. Je la suivais et je +sautais comme elle. Enfin elle s'assit épuisée sur une pierre sépulcrale. +De rage et de dépit, elle se mit à pleurer: «A votre place, lui dis-je, je +renoncerais à une entreprise impossible. Vous ne réussirez pas à joindre +Pagello sans moi et à me faire enfermer avec les fous. Avouez plutôt que +vous êtes une c...--Eh bien! oui, répondit-elle.--Et une désolée c...,» +ajoutai-je.--Et je la ramenai vaincue à la maison.» + +Qui accordera créance à cette grotesque anecdote? Paul de Musset passe la +mesure en proposant de telles niaiseries à la crédulité du lecteur. Au +vrai, les événements suivirent un cours plus simple. Jusqu'au 22 mars, +George Sand et Alfred de Musset devaient partir ensemble de Venise. Sept +jours plus tard, le poète reprit seul la route de France. Il était survenu, +dans l'intervalle, un incident que la _Confession d'un enfant du siècle_ +nous aide à comprendre. George Sand avait spontanément confessé son +inclination croissante, son amour pour Pagello. Musset voulut être +héroïque. Non seulement il refusa d'entraver cette tendresse, mais il y +donna son consentement et comme sa bénédiction. Dans une nuit d'extase, il +unit leurs mains en s'écriant: «Vous vous aimez, et vous m'aimez pourtant; +vous m'avez sauvé, âme et corps.» Et ils s'aimèrent, effectivement, plus +qu'à la manière mystique, en Alfred de Musset, leur enfant d'adoption. +Pagello célèbre avec elle _il nostro amore per Alfredo_. Il y eut là une +triple déviation du sens moral. + +Ces émotions, toutefois, et la surexcitation qui en résultait étaient +funestes à la convalescence d'Alfred de Musset. Il fallait qu'il +s'éloignât. Son immolation n'avait pas supprimé son amour. Le 29 mars, il +fit viser son passeport. George Sand avait vainement essayé de le retenir; +car il courait la ville, échappant à la surveillance de son gondolier pour +entrer dans les tavernes. Il avait quitté le domicile commun, sans doute +afin de se soustraire au spectacle du bonheur de Pagello, et il écrivait à +George Sand, au moment du départ: «Adieu, mon enfant, je pense que tu +resteras ici et que tu m'enverras l'argent par Antonio[9]. Quelle que soit +ta haine ou ton indifférence pour moi, si le baiser d'adieu que je t'ai +donné aujourd'hui est le dernier de ma vie, il faut que tu saches qu'au +premier pas que j'ai fait dehors avec la pensée que je t'avais perdue pour +toujours, j'ai senti que j'avais mérité de te perdre, et que rien n'est +trop dur. Mais s'il t'importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou +non, il m'importe à moi aujourd'hui que ton spectre s'efface déjà et +s'éloigne devant moi, de te dire que rien d'impur ne restera dans le +sillon de ma vie où tu as passé, et que celui qui n'a pas su t'honorer +quand il te possédait peut encore y voir clair à travers ses larmes, et +t'honorer dans son coeur, où ton image ne mourra jamais. Adieu, mon +enfant.» + +[Note 9: Un jeune perruquier qui accompagna Musset à Paris.] + +Sur le verso de cette lettre apportée par un gondolier, George Sand +écrivit au crayon la réponse suivante: + +«_Al signor A. de Musset_. + +«Non, ne pars pas comme ça! Tu n'es pas assez guéri, et Buloz ne m'a pas +encore envoyé l'argent qu'il faudrait pour le voyage d'Antonio. Je ne veux +pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu? Ne suis je pas +toujours le frère George, l'ami d'autrefois?» + +Alfred de Musset s'obstina à partir. Il avait annoncé à sa mère son +arrivée en ces termes: «Je vous apporterai un corps malade, une âme +abattue, un coeur en sang, mais qui vous aime encore.» Cependant George +Sand et Pagello, désireux de lui offrir un petit souvenir, s'étaient +cotisés et lui avaient acheté un portefeuille qu'ils ornèrent de deux +dédicaces. Sur la première page il y avait: «A son bon camarade, frère et +ami, sa maîtresse, George. Venise, 28 mars 1834. «Quel étrange amalgame de +mots! Et sur la page 72 et dernière était écrit: «_Pietro Pagello +raccomanda M. Alfred de Musset a Pietro Pinzio, a Vicenzo Stefanelli, à +Aggiunta, ingegneri_.» Le poète, ainsi lesté de recommandations, avait son +congé et sa lettre de voyage. Il s'éloigna avec Antonio, accompagné +jusqu'à Mestre par George Sand qui prétend qu'au retour elle voyait tous +les objets, particulièrement les ponts, à l'envers. Encore qu'elle ne +l'avoue pas, elle ressentait comme une impression de soulagement, de +délivrance. Loin de ses enfants, séparée d'Alfred de Musset, elle va +pouvoir travailler et aimer. Auprès de ce Pagello qui lui donne la +quiétude au sortir des grands orages de la passion romantique, elle écrira +abondamment pour la _Revue des Deux Mondes_, et composera, en recueillant +et distillant ses émotions, ce chef-d'oeuvre de description et d'analyse, +les _Lettres d'un Voyageur_. + + + + +CHAPITRE XI + +LES ROMANS DE VENISE + + +Après le départ d'Alfred de Musset, la vie de George Sand semble se +dédoubler. Par intervalles, son imagination suit le poète sur la route de +France, et le reste du temps elle est à Pagello ou à sa tâche opiniâtre, +infatigable, pour alimenter de romans la _Revue_ de Buloz. «J'en suis +arrivée, écrit-elle à son frère Hippolyte, à travailler, sans être malade, +treize heures de suite, mais, en moyenne, sept ou huit heures par jour, +bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup +d'argent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, si je n'avais +rien à faire, à avoir le spleen, auquel me porte mon tempérament bilieux.» +N'éprouvait-elle, dans ses moments de loisir et de méditation, aucun +scrupule d'avoir confié, à peine convalescent, aux soins d'un garçon +perruquier, le poète avec qui elle avait entrepris ce voyage et qu'elle +délaissait pour demeurer auprès du docteur Pagello? Elle explique et +cherche à justifier sa conduite dans une lettre à Jules Boucoiran, du 6 +avril 1834[10]: «Alfred est parti pour Paris sans moi, et je vais rester +ici quelques mois encore. Vous savez les motifs de cette séparation. De +jour en jour elle devenait plus nécessaire, et il lui eût été impossible +de faire le voyage avec moi sans s'exposer à une rechute... La poitrine +encore délicate lui prescrivait une abstinence complète, mais ses nerfs, +toujours irrités, lui rendaient les privations insupportables. Il a fallu +mettre ordre à ces dangers et à ces souffrances et nous diviser aussitôt +que possible. Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long +voyage, et je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le +supportera. Mais il lui était plus nuisible de rester que de partir, et +chaque jour consacré à attendre le retour de sa santé le retardait au lieu +de l'accélérer. Il est parti _enfin_ sous la garde d'un domestique très +soigneux et très dévoué. Le médecin m'a répondu de sa poitrine en tant +qu'il la ménagerait. Je ne suis pas bien tranquille, j'ai le coeur bien +déchiré, mais j'ai fait ce que je devais. Nous nous sommes quittés +peut-être pour quelques mois, peut-être pour toujours. Dieu sait +maintenant ce que deviendront ma tête et mon coeur. Je me sens de la force +pour vivre, pour travailler, pour souffrir. La manière dont je me suis +séparée d'Alfred m'en a donné beaucoup. Il m'a été doux de voir cet homme, +si athée en amour, si incapable (à ce qu'il m'a semblé d'abord) de +s'attacher à moi sérieusement, devenir bon, affectueux et plus loyal de +jour en jour. Si j'ai quelquefois souffert de la différence de nos +caractères et surtout de nos âges, j'ai eu encore plus souvent lieu de +m'applaudir des autres rapports qui nous attachaient l'un à l'autre. Il y +a en lui un fonds de tendresse, de bonté et de sincérité qui doivent le +rendre adorable à tous ceux qui le connaîtront bien et qui ne le jugeront +pas sur des actions légères. S'il conservera de l'amour pour moi, j'en +doute, et je n'en doute pas. C'est-à-dire que ses sens et son caractère le +porteront à se distraire avec d'autres femmes, mais son coeur me sera +fidèle, je le sais, car personne ne le comprendra mieux que moi et ne +saura mieux s'en faire entendre. Je doute que nous redevenions amants. +Nous ne nous sommes rien promis l'un à l'autre sous ce rapport, mais nous +nous aimerons toujours et les plus doux moments de notre vie seront ceux +que nous pourrons passer ensemble. Il m'a promis de m'écrire durant son +voyage et après son arrivée.» + +[Note 10: Cette lettre a été mutilée dans la _Correspondance_, I, 265-269.] + +Cette correspondance, partiellement inédite en ce qui concerne les lettres +d'Alfred de Musset, est du plus vif intérêt sentimental et littéraire. +Elle indique quelles impressions et quelles émotions subsistaient dans ces +cerveaux et ces coeurs douloureusement dissociés. Voici, d'abord, un +billet du voyageur à la première étape de sa route, qui témoigne quelle +influence George Sand conservait sur lui, même à distance et après toute +l'amertume de la séparation: «Tu m'as dit de partir, et je suis parti; tu +m'as dit de vivre, et je vis. Nous nous sommes arrêtés à Padoue; il était +huit heures du soir, et j'étais fatigué. Ne doute pas de mon courage. +Ecris-moi un mot à Milan, frère chéri, George bien-aimé.» + +Dès le lendemain du départ, le dimanche 30 mars, George Sand adressait de +Trévise, où elle s'était rendue avec Pagello, une lettre à Alfred de +Musset, poste restante à Milan. Elle avait d'abord conçu le projet--du +moins elle l'affirme--de le rejoindre à Vicence, pour savoir comment +s'était écoulée la première et triste journée. Elle se fit violence et +resta auprès de son médecin. «J'ai senti, dit-elle, que je n'aurais pas le +courage de passer la nuit dans la même ville que toi sans aller +t'embrasser encore le matin. J'en mourais d'envie.» Mais elle a craint de +l'émouvoir outre mesure, et elle préfère que leurs attendrissements +s'échangent par correspondance. «Un voyage si long, s'écrie-t-elle, et toi +si faible encore! Mon Dieu! mon Dieu! Je prierai Dieu du matin au soir, +j'espère qu'il m'entendra... Ne t'inquiète pas de moi. Je suis forte comme +un cheval, mais ne me dis pas d'être gaie et tranquille. Cela ne +m'arrivera pas de si tôt. Pauvre ange, comment auras-tu passé cette nuit? +J'espère que la fatigue t'aura forcé de dormir. Sois sage et prudent et +bon, comme tu me l'as promis... Adieu, adieu, mon ange, que Dieu te +protège, te conduise et te ramène un jour ici, si j'y suis. Dans tous les +cas, certes, je te verrai aux vacances, avec quel bonheur alors! Comme +nous nous aimerons bien! n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon petit frère, mon +enfant? Ah! qui te soignera, et qui soignerai-je? Qui aura besoin de moi, +et de qui voudrai-je prendre soin désormais? Comment me passerai-je du +bien et du mal que tu me faisais? Puisses-tu oublier les souffrances que +je t'ai causées et ne te rappeler que les bons jours, le dernier surtout, +qui me laissera un baume dans le coeur et en soulagera la blessure! Adieu, +mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George.» + +Cependant, avant de clore sa lettre, elle cède à la tentation de lui +parler de l'_autre_. Etait-ce un sujet qui devait agréer au voyageur et +le réconforter? Peu importe! Il faut qu'elle entretienne l'absent de celui +qui occupe ses regards et sa pensée: + +«Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu'il te pleure presque +autant que moi.» Or, si nous comprenons les larmes de Musset, voire même +de George Sand, celles de Pagello sont moins explicables. N'est-il pas, +pour le moment, le plus heureux des trois? + +De Genève, Alfred de Musset répond, le 4 avril. Il envoie sa lettre à M. +Pagello, docteur-médecin, pharmacie Ancillo, pour remettre à madame Sand. +«Mon George chéri, écrit-il, je t'ai laissée bien lasse, bien épuisée de +ces deux mois de chagrins; tu me l'as dit d'ailleurs, tu as bien des +choses à me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras +heureuse; tu sais que j'ai très bien supporté la route; Antonio doit +t'avoir écrit. Je suis fort bien portant, presque heureux. Te dirai-je que +je n'ai pas souffert, que je n'ai pas pleuré bien des fois dans ces +tristes nuits d'auberges? Ce serait me vanter d'être une brute, et tu ne +me croirais pas. + +«Je t'aime encore d'amour, George; dans quatre jours il y aura trois cents +lieues entre nous, pourquoi ne parlerais-je pas franchement? A cette +distance-là, il n'y a plus ni violences ni attaques de nerfs. Je t'aime, +je te sais auprès d'un homme que tu aimes, et cependant je suis +tranquille. Les larmes coulent abondamment sur mes mains, tandis que je +t'écris; mais ce sont les plus douces, les plus chères larmes que j'aie +versées. Je suis tranquille; ce n'est pas un enfant épuisé de fatigue qui +te parle ainsi. J'atteste le soleil que j'y vois aussi clair dans mon +coeur que lui dans son orbite. Je n'ai pas voulu t'écrire avant d'être sûr +de moi; il s'est passé tant de choses dans cette pauvre tête! De quel rêve +étrange je m'éveille! + +«Ce matin, je courais les rues de Genève en regardant les boutiques; un +gilet neuf, une belle édition d'un livre anglais, voilà ce qui attirait +mon attention. Je me suis aperçu dans une glace, j'ai reconnu l'enfant +d'autrefois. Qu'avais-tu donc fait, ma pauvre amie? C'était là l'homme que +tu voulais aimer! Tu avais dix ans de souffrance dans le coeur, tu avais +depuis dix ans une soif inextinguible de bonheur, et c'était là le roseau +sur lequel tu voulais t'appuyer! Toi, m'aimer! Mon pauvre George, cela m'a +fait frémir. Je t'ai rendue si malheureuse! Et quels malheurs plus +terribles n'ai-je pas encore été sur le point de te causer! Je le verrai +longtemps, mon George, ce visage pâli par les veilles, qui s'est penché +dix-huit nuits sur mon chevet, je te verrai longtemps dans cette chambre +funeste où tant de larmes ont coulé. Pauvre George, pauvre chère enfant! +Tu t'étais trompée, tu t'es crue ma maîtresse, tu n'étais que ma mère. Le +ciel nous avait faits l'un pour l'autre; nos intelligences, dans leur +sphère élevée, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes; elles +ont volé l'une vers l'autre; mais l'étreinte a été trop forte. C'est un +inceste que nous commettions. + +«Eh bien! mon unique amie, j'ai été presque un bourreau pour toi, du moins +dans ces derniers temps. Je t'ai fait beaucoup souffrir; mais, Dieu soit +loué, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l'ai pas fait. Oh! mon +enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promènes sous le plus beau +ciel du monde, appuyée sur un homme dont le coeur est digne de toi. Brave +jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et que je ne puis retenir mes +larmes en pensant à lui. Eh bien! je ne t'ai donc pas dérobée à la +Providence, je n'ai donc pas détourné de toi la main qu'il te fallait pour +être heureuse! J'ai fait peut-être, en te quittant, la chose la plus +simple du monde, mais je l'ai faite; mon coeur se dilate malgré mes larmes; +j'emporte avec moi deux étranges compagnes, une tristesse et une joie +sans fin. Quand tu passeras le Simplon, pense à moi, George. C'était la +première fois que les spectres éternels des Alpes se levaient devant moi, +dans leur force et dans leur calme. J'étais seul dans le cabriolet, je ne +sais comment rendre ce que j'ai éprouvé. Il me semblait que ces géants me +parlaient de toutes les grandeurs sorties de la main de Dieu. «Je ne suis +qu'un enfant, me suis-je écrié, mais j'ai deux grands amis, et ils sont +heureux.» + +«Ecris-moi, mon George: sois sûre que je vais m'occuper de tes affaires. +Que mon amitié ne te soit jamais importune; respecte-la, cette amitié plus +ardente que l'amour; c'est tout ce qu'il y a de bon en moi. Pense à cela, +c'est l'ouvrage de Dieu; tu es le fil qui me rattache à lui; pense à la +vie qui m'attend.» + +George Sand recevait ces lettres enflammées des mains de Pagello et les +lisait avec lui; car elle habitait à San-Fantino un petit logement, +séparé seulement par une salle de l'appartement du médecin. Elle répond +à Alfred de Musset, le 15 avril, sur le même ton passionné, avec cette +nuance de sollicitude maternelle qui donne à l'amour un caractère +fâcheux et équivoque: «Que j'aie été ta maîtresse ou ta mère, peu +importe, que je t'aie inspiré de l'amour ou de l'amitié, que j'aie été +heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l'état de +mon âme à présent. Je sais que je t'aime, et c'est tout. Veiller sur +toi, te préserver de tout mal, de toute contrariété, t'entourer de +distractions et de plaisirs, voilà le besoin et le regret que je sens +depuis que je t'ai perdu. Pourquoi cette tâche si douce, et que j'aurais +remplie avec tant de joie, est-elle devenue peu à peu si amère et puis +tout à coup impossible? Quelle fatalité a changé en poison les remèdes +que je t'offrais? Pourquoi, moi qui aurais donné tout mon sang pour te +donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour toi un +tourment, un fléau, un spectre? Quand ces affreux souvenirs m'assiègent +(et à quelle heure me laissent-ils en paix?) je deviens presque folle. +Je couvre mon oreiller de mes larmes, j'entends ta voix m'appeler dans +le silence de la nuit. Qu'est-ce qui m'appellera à présent? qui est-ce +qui aura besoin de mes veilles? à quoi emploierai-je la force que j'ai +amassée pour toi, et qui maintenant se tourne contre moi-même? Oh! mon +enfant! mon enfant! que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon!» + +Elle l'invite alors à quelque union surnaturelle de l'intelligence et du +coeur; elle lui propose de se guérir mutuellement par une affection +sainte. «Nos caractères, dit-elle, plus âpres, plus violents que ceux des +autres, nous empêchaient d'accepter la vie des amants ordinaires. Mais +nous sommes nés pour nous connaître et pour nous aimer, sois-en sûr. Sans +ta jeunesse et la faiblesse que tes larmes m'ont causée un matin, nous +serions restés frère et soeur. Nous savions que cela nous convenait, nous +nous étions prédit les maux qui nous sont arrivés. Eh bien! qu'importe, +après tout? Nous avons passé par un rude sentier, mais nous sommes arrivés +à la hauteur où nous devions nous reposer ensemble.» Et elle conclut qu'en +renonçant l'un à l'autre ils se lient pour l'éternité. O paradoxe! ô +chimère! + +Tout à coup George Sand change de ton, descend des sommets de l'amour dans +la simplicité de l'existence quotidienne. Il lui plaît de rassurer Musset, +en accumulant des détails sur l'emploi de son temps. On peut douter qu'ils +soient conformes à la vérité. Elle ment pour endormir les inquiétudes de +l'absent: «Je vis à peu près seule. Rebizzo vient me voir une demi-heure +le matin. Pagello vient dîner avec moi et me quitte à huit heures. Il est +très occupé de ses malades.» Elle raconte ensuite les mésaventures +amoureuses du beau docteur, poursuivi, relancé par une ancienne maîtresse, +l'Arpalice, une véritable furie. «Cette femme, dit-elle, vient me demander +de les réconcilier; je ne peux pas faire autrement, quoique je sente bien +que je leur rends à l'un et à l'autre un assez mauvais service. Pagello +est un ange de vertu et mériterait d'être heureux... Je passe avec lui les +plus doux moments de ma journée à parler de toi. Il est si sensible et si +bon, cet homme! Il comprend si bien ma tristesse, il la respecte si +religieusement! C'est un muet qui se ferait couper la tête pour moi. Il +m'entoure de soins et d'attentions dont je ne me suis jamais fait l'idée. +Je n'ai pas le temps de former un souhait, il devine toutes les choses +matérielles qui peuvent servir à me rendre la vie meilleure.» + +Pour compléter l'idylle et occuper les moments où Pagello est retenu par +sa clientèle et par l'Arpalice, George Sand a un autre compagnon dont +Alfred de Musset ne prendra pas ombrage, non plus que Catulle du moineau +de Lesbie. «J'ai, dit-elle, un ami intime qui fait mes délices et que tu +aimerais à la folie. C'est un sansonnet familier que Pagello a tiré un +matin de sa poche et qu'il a mis sur mon épaule. Figure-toi l'être le plus +insolent, le plus poltron, le plus espiègle, le plus gourmand, le plus +extravagant. Je crois que l'âme de Jean Kreyssler est passée dans le corps +de cet animal. Il boit de l'encre, il mange le tabac de ma pipe tout +allumée; la fumée le réjouit beaucoup et, tout le temps que je fume, il +est perché sur le bâton et se penche amoureusement vers la capsule +fumante. Il est sur mon genou ou sur mon pied quand je travaille; il +m'arrache des mains tout ce que je mange; il foire sur le _bel vestito_ +de Pagello. Enfin c'est un animal charmant. Bientôt il parlera; il +commence à essayer le nom de George.» + +Elle tient également Alfred de Musset au courant de ses travaux +littéraires; car il est chargé de négocier avec Buloz, qui réclame sans +cesse de la copie et ne se hâte pas d'envoyer de l'argent. Avant de +quitter Paris, elle a livré à la _Revue_ le _Secrétaire intime_, oeuvre +faite à la hâte, qui nous montre la princesse Cavalcanti rencontrant sur +les grandes routes le jeune comte de Saint-Julien et l'attachant à sa +personne. Durant les six mois de séjour à Venise, la production de George +Sand est particulièrement abondante. Ce sont des nouvelles, comme _Mattea_, +histoire de la fille du marchand de soieries, Zacomo Spada, qui devient +amoureuse du Turc Abul. C'est _Leone Leoni_, composé en huit jours. Le +dessein de l'auteur fut de faire de Manon Lescaut un homme, de Des Grieux +une femme. On réputa dangereux cet ouvrage qui nous présente un aventurier +enlevant une jeune fille, vivant de jeu et de vol, sachant malgré tout se +faire aimer de la malheureuse et la soumettant à son empire. Une partie du +roman se passe à Venise, où il fut écrit durant le carnaval. George Sand a +étrangement idéalisé le misérable Leoni et tristement ravalé l'infortunée +Juliette qu'il tâche de vendre à son ami lord Edwards et qu'il oblige à +demeurer chez sa maîtresse, une princesse Zagarolo, riche et phtisique, +qui l'a institué son héritier. Et Juliette se résigne, par une monstrueuse +bassesse d'amour. «J'avais fini, avoue-t-elle, par m'habituer à voir leurs +baisers et à entendre leurs fadeurs sans en être révoltée.» En dépit des +avanies qu'il lui faut subir, elle ne peut briser la chaîne qui l'attache +à Leoni. «C'est le boulet qui accouple les galériens, mais c'est la main +de Dieu qui l'a rivé.» + +_André_, que George Sand avait commencé avant le départ d'Alfred de Musset, +est une étude de moeurs provinciales, telle qu'elle avait pu les observer +à La Châtre. «C'est, dit la préface de 1851, au sein de la belle Venise, +au bruit des eaux tranquilles que soulève la rame, au son des guitares +errantes, et en face des palais féeriques qui partout projettent leur +ombre sur les canaux les plus étroits et les moins fréquentés, que je me +rappelai les rues sales et noires, les maisons déjetées, les pauvres toits +moussus, et les aigres concerts de coqs, d'enfants et de chats de ma +petite ville.» L'intrigue est menue: c'est l'histoire des amours du jeune +comte André de Morand avec la grisette--comme on disait alors--Geneviève, +ouvrière en fleurs artificielles. La grisette, selon la définition des +dictionnaires, était et est peut-être encore une fille de condition +modeste, de moeurs accueillantes, mais non vénales. Telle la Mimi Pinson +d'Alfred de Musset ou l'héroïne favorite d'Henri Murger en la bohême du +quartier latin. André est un personnage romantique, voué à l'idéalisme, et +qui poursuit la réalisation de son rêve en une «belle chercheuse de +bluets.» Geneviève lui apparaît, la première fois, habillée de blanc, avec +un petit châle couleur arbre de Judée et un mince chapeau de paille; elle +est occupée à cueillir les fleurettes de la prairie, au bord de la +rivière. Selon le tour d'esprit familier à George Sand, en cette humble +fille s'incarne la poésie qui ne saurait mourir et qui, «exilée des +hauteurs sociales», se réfugie dans le peuple et y rayonne. La passion +d'André se heurte à la résistance hautaine, intraitable, de son père le +marquis, lequel ne veut pas avoir pour bru une grisette. Et c'est +l'occasion, vite saisie par George Sand, de développer une autre thèse qui +lui est chère, l'apologie de l'amour libre: «Qu'y a-t il d'impur entre +deux enfants beaux et tristes, et abandonnés du reste du monde? Pourquoi +flétrir la sainte union de deux êtres à qui Dieu inspire un mutuel amour? +André ne put combattre longtemps le voeu de la nature.» Mais, s'il savait +aimer, il était incapable de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de +la femme qu'il avait entraînée. Comme la plupart des héros de George Sand, +il n'exerçait aucune autre profession que celle d'amoureux, qui nourrit +mal son homme. «Instruit et intelligent, il n'était pas _industrieux_.» +Geneviève lutta contre la misère. «Elle essaya de consoler André en +pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d'amour un homme +qu'elle sent inférieur à elle en courage; l'amour sans vénération et sans +enthousiasme n'est plus que l'amitié: l'amitié est une froide compagne +pour aider à supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter.» +Parfois Geneviève prenait un lis et disait à André, agenouillé devant +elle: «Tu es blanc comme lui, et ton âme est suave et chaste comme son +calice; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te +renverse. Je t'ai aimé peut-être à cause de cela; car tu étais, comme mes +fleurs chéries, inoffensif, inutile et précieux.» Et le roman finit +mélancoliquement par le mal de langueur auquel succombe Geneviève. Sur son +lit d'agonie, telle Albine dans la _Faute de l'abbé Mouret_, elle demande +à mourir et à reposer parmi les fleurs amoncelées. + +_Jacques_ est d'une tout autre valeur. On peut le regarder comme le plus +psychologique et le plus profond des premiers romans de George Sand. La +forme même, imitée de la _Nouvelle Héloïse_, qui consiste en lettres +échangées par les divers personnages, ajoute ici à l'émotion. Non que la +personnalité ni les doctrines de l'auteur disparaissent. On sent, au +contraire, palpiter son âme et vibrer ses nerfs, dans cette oeuvre écrite +au printemps de 1834, en une période d'extrême agitation morale et de +tiraillement entre la présence réelle de Pagello et le souvenir obsédant +d'Alfred de Musset. «Que Jacques, déclare George Sand dans la notice +rédigée quoique vingt ans après, soit l'expression et le résultat de +pensées tristes et de sentiments amers, il n'est pas besoin de le dire. +C'est un livre douloureux et un dénouement désespéré. Les gens heureux, +qui sont parfois fort intolérants, m'en ont blâmé. A-t-on le droit d'être +désespéré? disaient-ils. A-t-on le droit d'être malade? _Jacques_ n'est +cependant pas l'apologie du suicide; c'est l'histoire d'une passion, de la +dernière et intolérable passion d'une âme passionnée.» Aussi bien George +Sand professe-t-elle que, dans l'état actuel de la société, «certains +coeurs dévoués se voient réduits à céder la place aux autres.» Dans +_Jacques_, et au gré de l'auteur, c'est le mari qui doit disparaître. Il +obtiendra l'aumône de la compassion, mais il faut qu'il s'immole. Ainsi +l'exige la morale de l'union libre. Elle veut cet holocauste. George Sand +le proclame en termes courroucés: «Le mariage est toujours, selon moi, une +des plus barbares institutions que la société ait ébauchées. Je ne doute +pas qu'il ne soit aboli, si l'espèce humaine fait quelque progrès vers la +justice et la raison; un lien plus humain et non moins sacré remplacera +celui-là, et saura assurer l'existence des enfants qui naîtront d'un homme +et d'une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l'un et de l'autre.» +Tels sont les principes que Jacques, vague disciple de M. de Wolmar, +énonce dans une lettre adressée à Sylvia, qui rappelle la Claire de +Jean-Jacques. Pour compléter le quatuor, Octave c'est exactement +Saint-Preux, et Fernande Julie. Quand Jacques, âgé de trente-cinq ans, va +épouser Fernande qui en a dix-sept, il l'avertit congrûment que les liens +et les promesses du mariage ne sont rien, que le libre consentement est +tout. Il n'entend la tenir que de sa seule volonté: + +«La société, dit-il, va vous dicter une formule de serment. Vous allez me +jurer de m'être fidèle et de m'être soumise, c'est à-dire de n'aimer +jamais que moi et de m'obéir en tout. L'un de ces serments est une +absurdité, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre +coeur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes; +vous ne devez pas me promettre de m'obéir, parce que ce serait nous avilir +l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots +consacrés sans lesquels votre mère et le monde vous défendraient de +m'appartenir; moi aussi je dirai les paroles que le prêtre et le magistrat +me dicteront, puisqu'à ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer +ma vie. Mais à ce serment de vous protéger que la loi me prescrit, et que +je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes +n'ont pas jugé nécessaire à la sainteté du mariage, et sans lequel tu ne +dois pas m'accepter pour époux. Ce serment, c'est de te respecter, et +c'est à tes pieds que je veux le faire, en présence de Dieu, le jour où tu +m'auras accepté pour amant.» + +A l'estime de Jacques, partant de George Sand, les êtres humains ne sont +rendus malheureux que par les liens indissolubles. Mais Octave, qui +connaît les approches et les détours du coeur féminin, excelle à apaiser +les scrupules de Fernande qu'il veut séduire, en lui offrant les joies +éthérées de la tendresse platonique. «Ah! je saurai, s'écrie-t-il, +m'élever jusqu'à toi, et planer du même vol au-dessus des orages des +passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur. +Laisse-moi t'aimer, et laisse-moi donner encore le nom d'amour à ce +sentiment étrange et sublime que j'éprouve; _amitié_ est un mot trop froid +et trop vulgaire pour une si ardente affection; la langue humaine n'a pas +de nom pour la baptiser.» Depuis George Sand, et tout récemment, le +baptême a eu lieu. Une brillante élève de Guy de Maupassant n'a-t-elle pas +défini et dénommé ce sentiment complexe et subtil, un peu hypocrite, mais +suprêmement habile pour obtenir de l'avancement, quand elle a composé son +joli roman, _Amitié amoureuse_? + +C'est de l'avancement, en effet, que ne tarde pas à réclamer Octave, et il +a une singulière façon de postuler. Sa passion s'exaspère, au moment où +Fernande sèvre ses jumeaux; car cette femme poétique fut une nourrice +accomplie, qui, fidèle aux leçons de l'_Emile_, n'eut garde de recourir +aux _Remplaçantes_ qu'a flétries M. Brieux. Et voici en quels termes elle +est admonestée par Octave: «Quand vous parliez de votre mari, sans +blasphémer un mérite que personne n'apprécie mieux que moi, sans nier une +affection que je ne voudrais pas lui arracher, vous aviez le secret +ineffable de me persuader que ma part était aussi belle que la sienne, +quoique différente. A présent, vous avez le talent inutile et cruel de me +montrer combien sa part est magnifique et la mienne ridicule. Ne +pouviez-vous me cacher ce tripotage d'enfants et de berceaux? me +comprenez-vous? Je ne sais comment m'expliquer, et je crains d'être brutal; +car je suis aujourd'hui d'une singulière âcreté. Enfin, vous avez fait +emporter vos enfants de votre chambre, n'est-ce pas? A la bonne heure. +Vous êtes jeune, vous avez des sens; votre mari vous persécutait pour +hâter ce sevrage. Eh bien! tant mieux! vous avez bien fait: vous êtes +moins belle ce matin, et vous me semblez moins pure. Je vous respectais +dans ma pensée jusqu'à la vénération, et en vous voyant si jeune, avec vos +enfants dans vos bras, je vous comparais à la Vierge mère, à la blanche et +chaste madone de Raphaël caressant son fils et celui d'Elisabeth. Dans les +plus ardents transports de ma passion, la vue de votre sein d'ivoire, +distillant un lait pur sur les lèvres de votre fille, me frappait d'un +respect inconnu, et je détournais mon regard de peur de profaner, par un +désir égoïste, un des plus saints mystères de la nature providente. A +présent, cachez bien votre sein, vous êtes redevenue femme, vous n'êtes +plus mère; vous n'avez plus de droit à ce respect naïf que j'avais hier, +et qui me remplissait de piété et de mélancolie. Je me sens plus +indifférent et plus hardi.» + +Aussi bien Jacques, l'époux héroïque, confiant et trahi, qui refuse de se +venger et préfère se sacrifier, personnage surhumain dont nous avons vu +l'équivalent dans le drame de M. Gabriel Trarieux, _A la Clarté des +Etoiles_, pose par lettre à l'amant un singulier questionnaire. En voici la +teneur, qui est destinée à lui épargner l'embarras d'une explication +verbale: + +«1° Croyez-vous que j'ignore ce qui s'est passé entre vous et une personne +qu'il n'est pas besoin de nommer? + +«2° En revenant ici, ces jours derniers, en même temps qu'elle, et en vous +présentant à moi avec assurance, quelle a été votre intention? + +«3° Avez-vous pour cette personne un attachement véritable? Vous +chargeriez-vous d'elle, et répondriez-vous de lui consacrer votre vie, si +son mari l'abandonnait?» + +Octave, ainsi interrogé, s'explique en trois points, comme s'il était dans +le cabinet d'un juge d'instruction: + +«1° Je savais, en quittant la Touraine, que vous étiez informé de ce qui +s'est passé entre _elle_ et moi; + +«2° Je suis venu ici pour vous offrir ma vie en réparation de l'outrage et +du tort que je vous ai fait; si vous êtes généreux envers elle, je +découvrirai ma poitrine, et je vous prierai de tirer sur moi ou de me +frapper avec l'épée, moi les mains vides; mais si vous devez vous venger +sur _elle_, je vous disputerai ma vie et je tâcherai de vous tuer; + +«3° J'ai pour _elle_ un attachement si profond et si vrai, que, si vous +devez l'abandonner soit par la mort, soit par le ressentiment, je fais +serment de lui consacrer ma vie tout entière, et de réparer ainsi, autant +que possible, le mal que je lui ai fait.» + +Selon toute apparence, cette réponse donna satisfaction à Jacques, car il +résolut de s'effacer. «Je n'ai plus à souffrir, je n'ai plus à aimer; mon +rôle est achevé parmi les hommes.» Vainement Sylvia, à qui il adressait +cette profession de foi ou plutôt cette lettre de démission, lui suggérait +un étrange et chimérique _modus vivendi_: «N'es-tu pas au-dessus d'une +vaine et grossière jalousie? Reprends le coeur de ta femme, laisse le +reste à ce jeune homme! Tu t'es résigné à ce sacrifice, résigne-toi à en +être le témoin, et que la générosité fasse taire l'amour-propre. Est-ce +quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou détruisent une +affection aussi sainte que la vôtre?» L'abnégation de Jacques n'allait pas +jusqu'à servir de témoin et à compter les coups portés à son honneur +conjugal. On cherchait cependant à le ménager, on pensait à lui aux +moments pathétiques, et Fernande avait de touchantes attentions. «O mon +cher Octave, écrivait-elle, nous ne passerons jamais une nuit ensemble +sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques.» Au demeurant, ils +étaient enchantés qu'il s'éloignât. Ils honoraient le gêneur, mais lui +conseillaient do voyager. Il le note, au moment du départ: «Les deux +amants étaient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils +me comblèrent tout le jour d'amitiés et de caresses délicates... Octave +m'a embrassé avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils étaient +bien contents!» Sylvia s'indigne de cette capitulation de Jacques. Sans +doute elle l'appelle le Christ, mais n'est-ce pas avec une nuance +d'ironie? Et elle ajoute: «Qu'ils s'aiment et qu'ils dorment sur ton +cercueil; ce sera leur couche nuptiale.» Puis elle lui propose, pour le +dissuader du suicide, d'élever deux enfants de sexe différent et de les +marier un jour «à la face de Dieu, sans autre temple que le désert, sans +autre prêtre que l'amour; il y aura peut-être alors, grâce à nous, un +couple heureux et pur sur la surface de la terre.» Le projet n'agrée pas à +Jacques. Il a fait ses préparatifs pour le grand voyage. Volontiers il +dirait à Fernande: «Je sais tout, et je pardonne à tous deux; sois ma +fille, et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux, +et que la présence d'un ami malheureux, accueilli et consolé par vous, +appelle sur vos amours la bénédiction du ciel.» Il n'ose pas hasarder +cette tentative insolite, dont le sublime pourrait déchoir au ridicule. En +quelque glacier de la Suisse il ira trouver une mort qui paraîtra +accidentelle; mais d'abord il défend à Sylvia de maudire les deux amants: +«Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime là où il y +a de l'amour sincère.» Dans une de ses dernières lettres, le ressouvenir +de Fernande lui inspire cette émouvante et poétique invocation: «Oh! je +t'ai aimée, simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beauté +délicate et pure, et je t'ai cueillie, espérant garder pour moi seul ton +suave parfum, qui s'exhalait à l'ombre et dans la solitude; mais la brise +me l'a emporté en passant, et ton sein n'a pu le retenir. Est-ce une +raison pour que je te haïsse et te foule aux pieds? Non! je te reposerai +doucement dans la rosée où je t'ai prise, et je te dirai adieu, parce que +mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu'il en est un autre dans ton +atmosphère qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, ô mon beau +lis! je ne te toucherai plus.» Et cette voix de Jacques, qui semble déjà +d'outre-tombe, a la langueur d'un murmure, la mélancolie d'une plainte et +la gravité d'un pardon. C'est la majesté de la mort absolvant les misères +de la vie. + + + + +CHAPITRE XII + +_LES LETTRES D'UN VOYAGEUR_ + + +Selon l'humeur naturelle des écrivains qui utilisent leurs douleurs et +leurs larmes, George Sand s'apprêtait à tirer un parti littéraire de la +crise morale qu'elle venait de traverser. Alfred de Musset à peine parti, +elle avait effectué avec Pagello une petite excursion pédestre dans les +Alpes vénitiennes. Elle imagina d'en amalgamer les impressions avec les +ressouvenirs et sans doute les remords de son amour brisé. Cet alliage +étrange produisit un métal d'une trempe merveilleuse. Jamais elle n'en a +retrouvé la souplesse malléable et ductile. «Je t'ai écrit, mande-t-elle à +Musset le 15 avril, une longue lettre sur mon voyage dans les Alpes, que +j'ai intention de publier dans la _Revue_, si cela ne te contrarie pas. Je +te renverrai, et, si tu n'y trouves rien à redire, tu la donneras à Buloz. +Si tu veux y faire des corrections et des suppressions, je n'ai pas besoin +de te dire que tu as droit de vie et de mort sur tous mes manuscrits +passés, présents et futurs. Enfin, si tu la trouves entièrement +_impubliable_, jette-la au feu ou mets-la dans ton portefeuille, _ad +libitum_.» Alfred de Musset, apprenant ce voyage, écrit le 19 avril: «Tu +es donc dans les Alpes? N'est-ce pas que c'est beau? Il n'y a que cela au +monde. Je pense avec plaisir que tu es dans les Alpes; je voudrais +qu'elles pussent te répondre, elles te raconteraient peut-être ce que je +leur ai dit. O mon enfant, c'est là cependant qu'il est triste d'être +seul.» Dans la même lettre il annonce son arrivée à Paris, presque bien +portant, en dépit d'un coup de soleil sur la figure et d'un érysipèle aux +jambes. «Grâce à Dieu, je suis debout aujourd'hui et guéri, sauf une +fièvre lente qui me prend tous les soirs au lit, et dont je ne me vante +pas à ma mère, parce que le temps seul et le repos peuvent la guérir. Du +reste, à peine dehors du lit, je me suis rejeté à corps perdu dans mon +ancienne vie.» Elle à Venise avec Pagello, lui à Paris, livré aux voluptés +faciles, ils se paient de la même monnaie. Mais, tout en racontant qu'il +cherche un nouvel amour et dîne avec des filles d'Opéra, il ajoute: «Plus +je vais, plus je m'attache à toi, et, bien que très tranquille, je suis +dévoré d'un chagrin qui ne me quitte plus.» Et tout aussitôt: «Dis-moi que +tu t'es donnée à l'homme que tu aimes, parle-moi de vos joies; non, ne me +dis pas cela, dis-moi simplement que tu aimes et que tu es aimée. Alors je +me sens plus de courage, et je demande au ciel que chacune de mes +souffrances se change en joie pour toi... Madame Hennequin avait fait à ma +mère tous les cancans possibles sur ton compte. Je n'ai pas eu de peine à +la désabuser; il a suffi de lui parler des nuits que tu as passées à me +soigner, c'est tout pour une mère... Adieu, ma soeur adorée. Va au Tyrol, +à Venise, à Constantinople; fais ce qui te plaît, ris et pleure à ta guise; +mais le jour où tu te retrouveras quelque part seule et triste comme à ce +Lido, étends la main avant de mourir, et souviens toi qu'il y a dans un +coin du monde un être dont tu es le premier et le dernier amour.» A cette +lettre si complexe et si contradictoire, George Sand répond le 29 avril: +«Tu es un méchant, mon petit ange, tu es arrivé le 12 et tu ne m'as écrit +que le 19. J'étais dans une inquiétude mortelle.» Puis c'est la +sollicitude maternelle qui reparaît: «Ce qui me fait mal, c'est l'idée que +tu ne ménages pas ta pauvre santé. Oh! je t'en prie à genoux, pas encore +de vin, pas encore de filles! c'est trop tôt. Songe à ton corps qui a +moins de force que ton âme et que j'ai vu mourant dans mes bras. Ne +t'abandonne au plaisir que quand la nature viendra te le demander +impérieusement, mais ne le cherche pas comme un remède à l'ennui et au +chagrin. C'est le pire de tous. Ménage cette vie que je t'ai conservée, +peut-être, par mes veilles et mes soins. Ne m'appartient-elle pas un peu à +cause de cela? Laisse-moi le croire, laisse-moi être un peu vaine d'avoir +consacré quelques fatigues de mon inutile et sotte existence à sauver +celle d'un homme tel que toi.» + +Ces conseils de tempérance et de sobriété concordent avec une lettre que +Pagello écrivait, un peu plus tard, au «cher Alfred» et où il célèbre +«cette réciprocité d'affection qui nous liera toujours de liens sublimes +pour nous, et incompréhensibles aux autres.» Il rappelle au poète la +nécessité de «résister à ces tentations de désordres qui sont les +compagnes d'une nature trop impétueuse.» Et il conclut: «Lorsque vous êtes +entouré d'une douzaine de bouteilles de champagne, souvenez-vous de cette +petite barrique d'eau de gomme arabique que je vous ai fait vider à +l'hôtel Danieli, et je suis certain que vous aurez le courage de les fuir! +Adieu, mon bon Alfred. Aimez-moi comme je vous aime. Votre véritable ami, +_Pietro Pagello_.» + +Dans la correspondance de George Sand et d'Alfred de Musset, on a pu +observer que les préoccupations littéraires et même les intérêts de +librairie avaient leur place. Le 29 avril, elle lui fait tenir le +manuscrit précédemment annoncé, et l'on voit toute l'importance qu'elle y +attache. L'amour-propre d'auteur se complique d'une arrière-pensée +sentimentale: «Je t'envoie la _Lettre_ dont je t'ai parlé. Je l'ai écrite +comme elle m'est venue; sans songer à tous ceux qui devaient la lire. Je +n'y ai vu qu'un cadre et un prétexte pour _parler tout haut de ma +tendresse pour toi_ et pour fermer _tout à coup_ la gueule à ceux qui ne +manqueront pas de dire que tu m'as ruinée et abandonnée. En la relisant, +j'ai craint pourtant qu'elle ne te semblât ridicule. Le monde que tu as +recommencé à fréquenter ne comprend rien à ces sortes de choses, et +_peut-être te dira-t-on que cet amour imprimé et comique est +anti-mériméen_. Si tu m'en crois, tu laisseras dire et tu donneras la +_Lettre_ à la _Revue_. S'il y a quelque ridicule à encourir, il n'est que +pour ton oisillon qui s'en moque et qui aime mieux le blâme que la louange +de certaines gens. Que les belles dames crient au scandale, que t'importe? +Elles ne t'en feront la cour qu'un peu plus tendrement. D'ailleurs, il n'y +a pas de _nom_ tracé dans cette _Lettre_, on peut la prendre pour un +fragment de roman, nul n'est obligé de savoir si je suis une femme. En un +mot, je ne la crois pas trop inconvenante; pour la forme, tu retrancheras +ou changeras ce que tu voudras, tu la jetteras au feu, si tu veux.» + +La _Lettre_, à laquelle George Sand fait allusion, est la première de +celles qui parurent au nombre de douze, à différentes dates, de 1834 à +1836, et qui furent rassemblées sous le titre général, _Lettres d'un +Voyageur_. Elles sont adressées à des correspondants tels que Néraud, +Rollinat, Everard--pseudonyme de Michel (de Bourges)--Liszt, Meyerbeer, +Désiré Nisard. Les trois premières sont dédiées «A un poète,» c'est-à-dire +à Alfred de Musset. On y rencontre des pages d'une incomparable éloquence. +A ce propos, il est surprenant que Pagello ait osé noter dans son +mémorial: «J'écrivais aussi; nous avons du moins travaillé ensemble aux +_Lettres d'un Voyageur_, où nous dépeignîmes en quelques croquis, et +plutôt à sa façon qu'à la mienne, les coutumes de Venise et des environs.» +A dire vrai, la «façon» de George Sand nous inspire plus de confiance et +jouit de plus de notoriété que celle de Pagello, qui très glorieusement +déclare avoir servi de modèle et de protagoniste pour l'intrigue de +_Jacques_. Aussi bien il était très fier de son intimité avec George Sand, +en dépit des représentations de son père qui lui reprochait ce «mauvais +pas» et ordonnait à son autre fils Robert de s'éloigner du logis et de la +société de Pietro, tant que durerait la liaison. «Je prévoyais cette +première amertume, dit Pagello, et je la supportai, sinon en paix, du +moins avec assez d'aplomb. Plusieurs de mes clients et de mes amis, parmi +lesquels beaucoup de personnes distinguées, souriaient en me rencontrant +dans les rues; d'autres pinçaient les lèvres en me regardant, et évitaient +de me saluer quand je paraissais sur la place avec la Sand à mon bras. +Quelques femmes me complimentaient malicieusement. George Sand, avec cette +perception qui lui était propre, voyait et comprenait tout, et lorsque +quelque léger nuage passait sur mon front, elle savait le dissiper à +l'instant avec son esprit et ses grâces enchanteresses.» + +Il fallait que la clientèle du docteur Pagello ne fût ni bien nombreuse ni +bien absorbante pour lui permettre de courir la campagne avec George Sand, +habillée en garçon. Elle avait apporté de France un costume très simple, +pantalon de toile, casquette et blouse bleue. Tous deux, légers d'argent, +mais dans l'allégresse d'un amour naissant, se livraient à la joie des +excursions pédestres que Jean-Jacques a pratiquées et vantées. Le +délicieux printemps du nord de l'Italie favorisait leur dessein, et, quand +ils rentraient à Venise, George Sand, en disciple fidèle, retrouvait, pour +traduire ses impressions de touriste, le merveilleux coloris des +_Confessions_. Dans les _Lettres d'un Voyageur_, la partie descriptive +renferme peut-être les plus belles pages qui soient sorties de la plume du +romancier; mais ce que nous jugerons le plus digne d'intérêt par delà la +somptuosité ou la délicatesse du style, ce sont les aveux d'une âme +tumultueuse, qui encadre ses inquiétudes ou ses remords dans le décor +prestigieux de la nature. + +Lorsque George Sand, à distance et à loisir, composa une préface pour +l'ensemble des _Lettres d'un Voyageur_, elle y mit des idées +philosophiques, de la métaphysique même, avec un grain de déclamation. +Elle récuse l'opinion de la plupart de ceux qui ont voulu se mirer dans +son âme et se sont fait peur à eux-mêmes. «Ils se sont écriés que j'étais +un malade, un fou, une âme d'exception, un prodige d'orgueil et de +scepticisme. Non, non! je suis votre semblable, hommes de mauvaise foi! Je +ne diffère de vous que parce que je ne nie pas mon mal et ne cherche point +à farder des couleurs de la jeunesse et de la santé mes traits flétris par +l'épouvante. Vous avez bu le même calice, vous avez souffert les mêmes +tourments. Comme moi vous avez douté, comme moi vous avez nié et blasphémé, +comme moi vous avez erré dans les ténèbres, maudissant la Divinité et +l'humanité, faute de comprendre!» Et, cherchant la cause et la source des +misères morales qui travaillent la société moderne: «Le doute, dit-elle, +est le mal de notre âge, comme le choléra... Il est né de l'examen. Il est +le fils malade et fiévreux d'une puissante mère, la liberté. Mais ce ne +sont pas les oppresseurs qui le guériront. Les oppresseurs sont athées.» +George Sand ici semble paraphraser la maxime si judicieuse de Maximilien +Robespierre: «L'athéisme est aristocratique.» De vrai, le spiritualisme +est le principe, l'idéalisme est la loi de la démocratie, en sa forme la +plus noble et la plus féconde. + +A l'encontre du scepticisme, et dans l'attente et le désir d'une foi sûre, +la préface des _Lettres d'un Voyageur_ nous propose cette saisissante +image: «Au retour de la campagne de Russie, on voyait courir sur les +neiges des spectres effarés qui s'efforçaient, en gémissant et en +blasphémant, de retrouver le chemin de la patrie. D'autres, qui semblaient +calmes et résignés, se couchaient sur la glace et restaient là engourdis +par la mort. Malheur aux résignés d'aujourd'hui! Malheur à ceux qui +acceptent l'injustice, l'erreur, l'ignorance, le sophisme et le doute, +avec un visage serein! Ceux-là mourront, ceux-là sont morts déjà, +ensevelis dans la glace et dans la neige. Mais ceux qui errent avec des +pieds sanglants et qui appellent avec des plaintes amères, retrouveront le +chemin de la Terre promise, et ils verront luire le soleil.» + +Si la préface se complaît ainsi à évoquer des sentiments généraux et +altruistes, ce sont des émotions tout intimes qui se traduisent et se +reflètent dans les trois premières _Lettres d'un Voyageur_. Le souvenir +d'Alfred de Musset y plane ou y flotte. Au murmure de la Brenta, par +exemple, elle pense à la veillée du Christ dans le jardin des Olives, et +elle se remémore un soir où ils ont longuement parlé de ce chant du divin +poème évangélique. «C'était, dit-elle, un triste soir que celui-là, une de +ces sombres veillées où nous avons bu ensemble le calice d'amertume. Et +toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable; toi aussi, tu as été +cloué sur une croix. Avais-tu donc quelque grand péché à racheter pour +servir de victime sur l'autel de la douleur? qu'avais-tu fait pour être +menacé et châtié ainsi? est-on coupable à ton âge? sait-on ce que c'est +que le bien et le mal? Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le +plaisir ne doivent faire qu'un. Tu te fatiguais à jouir de tout, vite et +sans réflexion. Tu méconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie +au gré des passions qui devaient l'user et l'éteindre, comme les autres +hommes ont le droit de le faire. Tu t'arrogeas ce droit sur toi-même, et +tu oublias que tu es de ceux qui ne s'appartiennent pas. Tu voulus vivre +pour ton compte, et suicider ta gloire par mépris de toutes les choses +humaines. Tu jetas pêle-mêle dans l'abîme toutes les pierres précieuses de +la couronne que Dieu t'avait mise au front, la force, la beauté, le génie, +et jusqu'à l'innocence de ton âge, que tu voulus fouler aux pieds, enfant +superbe!» + +Puis, sur le mode mystique, elle célèbre le poète qu'elle a aimé, admiré, +soigné, guéri, et remplacé, mais non pas oublié, et qui a été éloigné +d'elle par l'inévitable lassitude des sentiments périssables: «Au milieu +des fougueux plaisirs où tu cherchais vainement ton refuge, l'esprit +mystérieux vint te réclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poète, +tu l'as été en dépit de toi-même. Tu abjuras en vain le culte de la vertu; +tu aurais été le plus beau de ses jeunes lévites; tu aurais desservi ses +autels en chantant sur une lyre d'or les plus divins cantiques, et le +blanc vêtement de la pudeur aurait paré ton corps frêle d'une grâce plus +suave que le masque et les grelots de la Folie... Tu poursuivais ton chant +sublime et bizarre, tout à l'heure cynique et fougueux comme une ode +antique, maintenant chaste et doux comme la prière d'un enfant. Couché sur +les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l'Eden qui ne se +flétrissent pas; et, en respirant le parfum éphémère de tes plaisirs, tu +parlais de l'éternel encens que les anges entretiennent sur les marches du +trône de Dieu. Tu l'avais donc respiré, cet encens? Tu les avais donc +cueillies, ces roses immortelles? Tu avais donc gardé, de cette patrie des +poètes, de vagues et délicieux souvenirs qui t'empêchaient d'être +satisfait de tes folles jouissances d'ici-bas?» Et cette éloquente +apostrophe aboutit à une véridique peinture de la mélancolie du poète, mal +incurable au sein des voluptés. Tel le goût amer dont parle Lucrèce, et +qui corrompt ou dénature la douceur du breuvage: «Suspendu entre la terre +et le ciel, avide de l'un, curieux de l'autre, dédaigneux de la gloire, +effrayé du néant, incertain, tourmenté, changeant, tu vivais seul au +milieu des hommes; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La +puissance de ton âme te fatiguait. Tes pensées étaient trop vastes, tes +désirs trop immenses, tes épaules débiles pliaient sous le fardeau de ton +génie. Tu cherchais dans les voluptés incomplètes de la terre l'oubli des +biens irréalisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue +avait brisé ton corps, ton âme se réveillait plus active et ta soif plus +ardente. Tu quittais les bras de tes folles maîtresses pour t'arrêter en +soupirant devant les vierges de Raphaël.--Quel est donc, disait à propos +de toi un pieux et tendre songeur, _ce jeune homme qui s'inquiète tant de +la blancheur des marbres?_» + +Dans ce récit à mots couverts, mais transparent, quelle sera l'explication +que donnera George Sand de leur rupture, et qui doit satisfaire à la fois +Musset, Pagello, elle-même, le public et la vérité? C'est peut-être, sous +la grâce et la sinuosité des métaphores, le passage le plus audacieux de +la première _Lettre_: «Ton corps, aussi fatigué, aussi affaibli que ton +coeur, céda au ressentiment de ses anciennes fatigues, et _comme un beau +lis se pencha pour mourir_. Dieu, irrité de ta rébellion et de ton orgueil, +posa sur ton front une main chaude de colère, et, en un instant, tes +idées se confondirent, ta raison t'abandonna. L'ordre divin établi dans +les fibres de ton cerveau fut bouleversé. La mémoire, le discernement, +toutes les nobles facultés de l'intelligence, si déliées en toi, se +troublèrent et s'effacèrent comme les nuages qu'un coup de vent balaie. Tu +te levas sur ton lit en criant:--Où suis-je, ô mes amis? pourquoi +m'avez-vous descendu vivant dans le tombeau?--Un seul sentiment survivait +en toi à tous les autres, la volonté, mais une volonté aveugle, déréglée, +qui courait comme un cheval sans frein et sans but à travers l'espace. Une +dévorante inquiétude te pressait de ses aiguillons; tu repoussais +l'étreinte de ton ami, tu voulais t'élancer, courir. Une force effrayante +te débordait.--Laissez-moi ma liberté, criais-tu, laissez-moi fuir; ne +voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune?--Où voulais-tu donc aller? +Quelles visions ont passé dans le vague de ton délire? Quels célestes +fantômes t'ont convié à une vie meilleure? Quels secrets insaisissables à +la raison humaine as-tu surpris dans l'exaltation de ta folie? Sais-tu +quelque chose à présent, dis-moi? Tu as souffert ce qu'on souffre pour +mourir; tu as vu la fosse ouverte pour te recevoir; tu as senti le froid +du cercueil, et tu as crié:--Tirez-moi, tirez-moi de cette terre +humide!» + +Ainsi se trouve relatée et affirmée par George Sand l'hallucination +étrange et morbide d'Alfred de Musset à Venise, et cela précisément dans +une _Lettre_ qu'elle le chargea de relire, de corriger, de transmettre à +la _Revue des Deux Mondes_, si mieux il n'aimait la détruire! Du même coup +s'évanouit la narration mensongère et odieuse de Paul de Musset. Son frère, +si George Sand n'avait pas dit vrai, aurait-il donné son acquiescement et +son concours à l'impression d'un manuscrit, passé par ses mains, qui +évoquait et précisait les chimères de son cerveau délirant? Devant ces +navrantes détresses de l'humaine fragilité, à mi-chemin entre la vie et la +mort, l'âme angoissée de la femme se tourne vers la source invisible, mais +certaine, de toute consolation. Elle prie en un essor d'amour. «La seule +puissance, dit-elle, à laquelle je croie est celle d'un Dieu juste, mais +paternel... Ecoute, écoute, Dieu terrible et bon! Il est faux que tu +n'aies pas le temps d'entendre la prière des hommes; tu as bien celui +d'envoyer à chaque brin d'herbe la goutte de rosée du matin!» Dans cet +élan de reconnaissance infinie et d'humble respect envers l'Etre des êtres, +il y a la nécessaire adoration de la créature qui ne discerne en soi-même +ni son origine ni sa fin, qui perçoit, avec la certitude de la raison plus +décisive que le témoignage des sens, l'existence d'une force éternelle, +extérieure et supérieure à sa faiblesse. Nier Dieu est un incommensurable +orgueil; l'ignorer est une transcendante indifférence; l'honorer et +l'adorer est l'acte réfléchi de la foi libre et consciente. Alfred de +Musset ne nous a-t-il pas, en deux vers sublimes, incités à ce réconfort +de la prière, confiant appel de l'isolé et viatique d'espérance? + + Si le ciel est désert, nous n'offensons personne, + Si quelqu'un nous entend, qu'il nous prenne en pitié. + +Ce généreux spiritualisme, nous le retrouvons dans l'oeuvre entière de +George Sand, et il se manifeste en un instinct de survivance pour les +pensées, les affections, comme pour la substance même de l'être, par delà +l'inconnu de la tombe. Ainsi l'exquise senteur, emportée d'une fleur que +l'on a touchée et qui confie aux doigts un peu de son arome, inspire à +George Sand une image d'un touchant symbolisme: «Quelle chose précieuse +est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, +s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui +rappeler longtemps la beauté de la fleur qu'il aime?--Le parfum de l'âme, +c'est le souvenir. C'est la partie la plus délicate, la plus suave du +coeur, qui se détache pour embrasser un autre coeur et le suivre partout. +L'affection d'un absent n'est plus qu'un parfum; mais qu'il est doux et +suave! qu'il apporte, à l'esprit abattu et malade, de bienfaisantes images +et de chères espérances!--Ne crains pas, ô toi qui as laissé sur mon +chemin cette trace embaumée, ne crains jamais que je la laisse se perdre. +Je la serrerai dans mon coeur silencieux, comme une essence subtile dans +un flacon scellé. Nul ne la respirera que moi, et je la porterai à mes +lèvres dans mes jours de détresse, pour y puiser la consolation et la +force, les rêves du passé, l'oubli du présent.» + +Du fond de ses souvenirs de jeunesse, George Sand appelle et nous montre +les palombes ensanglantées que rapportaient les chasseurs, en la saison +d'automne. Quelques-unes vivaient encore. On les donnait à Aurore. Elle +les soignait avec cette sollicitude de tendre mère que plus tard elle ne +devait pas réserver aux seules palombes. Quand elles étaient guéries, dans +la cage qui les emprisonnait, elles avaient la soif du plein air, la +nostalgie de la liberté. Et Aurore, qui déjà était douée de l'instinct +sentimental, les voyant refuser les fèves vertes et se heurter aux +impitoyables barreaux, songeait à leur rendre la plénitude de vivre. +«C'était un jour de vives émotions, de joie triomphante et de regret +invincible, que celui où je portais une de mes palombes sur la fenêtre. Je +lui donnais mille baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de +revenir manger les fèves tendres de mon jardin. Puis j'ouvrais une main +que je refermais aussitôt pour ressaisir mon amie. Je l'embrassais encore, +le coeur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, après bien des +hésitations et des efforts, je la posais sur la fenêtre. Elle restait +quelque temps immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis +elle partait avec un petit cri de joie qui m'allait au coeur. Je la +suivais longtemps des yeux; et quand elle avait disparu derrière les +sorbiers du jardin, je me mettais à pleurer amèrement...» + +Alfred de Musset venait d'être, lui aussi, la palombe ensanglantée, +souffreteuse, lentement réchauffée, péniblement guérie, qui d'une aile +encore lasse, à peine remise de sa brisure, avait fui la cage vénitienne +pour s'envoler vers la douce France et rentrer au nid déserté, au vrai nid +maternel. + +«Quand nous nous sommes quittés--murmure celle qui reste et +s'attarde--j'étais fier et heureux de te voir rendu à la vie; j'attribuais +un peu à mes soins la gloire d'y avoir contribué. Je rêvais pour toi des +jours meilleurs, une vie plus calme. Je te voyais renaître à la jeunesse, +aux affections, à la gloire. Mais quand je t'eus déposé à terre, quand je +me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis +que mon âme s'en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les +lagunes agitées qu'un corps malade et stupide. Un homme m'attendait sur +les marches de la Piazzetta.--Du courage! me dit-il.--Oui, lui +répondis-je, vous m'avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant +dans nos bras, quand, nous pensions qu'il n'avait plus qu'une heure à +vivre. A présent, il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa +mère, ses amis, ses plaisirs. C'est bien; mais pensez de moi ce que vous +voudrez, je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur +votre épaule, et sa main froide dans la mienne. Il était là entre nous +deux, et il n'y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les +épaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est +parti, nous l'avons voulu; mais il n'est plus ici, nous sommes au +désespoir.» + +Il faudrait, dans les _Lettres d'un Voyageur_, dans celles qui furent +écrites à Venise comme dans celles qui sont postérieures, noter tant de +pages exquises où transparaît l'âme de George Sand: les idées qu'elle +professe et n'appliquera qu'à demi pour l'éducation de ses enfants; le +portrait du Juste: la critique de _Lélia_ et _de Jacques_; les vues sur +_Manon Lescaut_, sur la _Nouvelle Héloïse_ et la probabilité du suicide de +Rousseau. «Martyr infortuné, qui avez voulu être philosophe classique +comme un autre, pourquoi n'avoir pas crié tout haut? Cela vous aurait +soulagé, et nous boirions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur; +nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes.» Il faudrait +entendre et répercuter l'apostrophe émouvante qu'elle adresse à ses dieux +Lares, et cet éloge de l'amitié qui rappelle les belles périodes +cicéroniennes: «Amitié! amitié! délices des coeurs que l'amour maltraite +et abandonne; soeur généreuse qu'on néglige et qui pardonne toujours!» +Mais, parmi tant de cris de douleur, de soupirs ou de murmures qui sortent +d'une poitrine angoissée, est-il rien qui égale cet aveu de repentir et de +remords, proféré par une âme en deuil: + +«Je n'ai pas rencontré l'être avec lequel j'aurais voulu vivre et mourir, +ou, si je l'ai rencontré, je n'ai pas su le garder. Ecoute une histoire, +et pleure. + +«Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait à +l'eau-forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte +et lui apprit à graver à l'eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son +mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les +maudit; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia. +Quarante ans après, on découvrit aux environs de Paris, dans une +maisonnette appelée _Moulin-Joli_, un vieux homme qui gravait à +l'eau-forte et une vieille femme, qu'il appelait sa meunière, et qui +gravait à l'eau-forte, assise à la même table. Le premier oisif qui +découvrit cette merveille l'annonça aux autres, et le beau monde courut en +foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène. Un amour de quarante ans, un +travail toujours assidu et toujours aimé; deux beaux talents jumeaux; +Philémon et Baucis du vivant de mesdames Pompadour et Dubarry. Cela fit +époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poètes, +ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours +après, car le le monde eût tout gâté. Le dernier dessin qu'ils gravèrent +représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise: +_Cur valle permutem Sabina divitias operosiores?_ + +«Il est encadré dans ma chambre au-dessus d'un portrait dont personne ici +n'a vu l'original. Pendant un an, l'être qui m'a légué ce portrait s'est +assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du même +travail que moi... Au lever du jour, nous nous consultions sur notre +oeuvre, et nous soupions à la même petite table, tout en causant d'art, de +sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manqué de parole. Prie pour moi, ô +Marguerite Le Conte!» + +On voit qu'en cette page pathétique elle ne cherche pas à plaider non +coupable. Elle confesse implicitement ses torts, ses chutes et ses +rechutes. «Je tombai souvent», dit-elle; puis elle parle avec mélancolie +de l'hiver de son âme qui est venu, un éternel hiver. Dans sa pensée +surgit une comparaison entre les jours d'autrefois, si lumineux, si doux, +et ceux d'à présent, voués à un déplorable veuvage: «Il fut un temps où je +ne regardais ni le ciel ni les fleurs, où je ne m'inquiétais pas de +l'absence du soleil et ne plaignais pas les moineaux transis sur leur +branche. A genoux devant l'autel où brûlait le feu sacré, j'y versais tous +les parfums de mon coeur. Tout ce que Dieu a donné à l'homme de force et +de jeunesse, d'aspiration et d'enivrement, je le consumais et le rallumais +sans cesse à cette flamme qu'un autre amour attisait. Aujourd'hui l'autel +est renversé, le feu sacré est éteint, une pâle fumée s'élève encore et +cherche à rejoindre la flamme qui n'est plus; c'est mon amour qui s'exhale +et qui cherche à ressaisir l'âme qui l'embrasait. Mais cette âme s'est +envolée au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt sur la terre.» + +Tels sont les ressouvenirs et les regrets que George Sand exprime, à +quelques mois d'intervalle, dans la cinquième des _Lettres d'un Voyageur_, +adressée à François Rollinat. L'heure viendra--mais il lui faut auparavant +traverser la crise la plus douloureuse--où elle pourra sortir d'esclavage +et, selon l'admirable métaphore de la sixième _Lettre_ à Everard, se +délivrer de la flèche qui lui perce le coeur. «C'est ma main qui l'a +brisée, c'est ma main qui l'arrachera; car chaque jour je l'ébranle dans +mon sein, ce dard acéré, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et +l'élargissant, je sens avec orgueil que j'en retire le fer et que mon âme +ne le suit pas.» Elle veut alors, elle veut abdiquer sa grande folie, +l'amour! A cette idole de sa jeunesse, dont elle croit--ô +illusion!--déserter le temple à jamais, elle envoie un éloquent et +solennel adieu: «Adieu! Malgré moi mes genoux plient et ma bouche tremble +en te disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l'offrande d'une +couronne de roses nouvelles, les premières du printemps, et adieu!» A +d'autres, à de plus jeunes lévites elle laisse les courtes joies, les +longs soucis et les cruels tourments de la passion. Ceux-là continueront +d'aimer au jour le jour, sans prévoir les lendemains de souffrance. «Régne, +amour, règne en attendant que la vertu et la république te coupent les +ailes.» + +Une évolution, en effet, à laquelle nous assisterons, s'annonce et +s'effectue dans la pensée et la sensibilité de George Sand. De l'amour +égoïste et sensuel elle voudrait s'élever à l'amour idéaliste et +immatériel. Mais combien malaisée est la délivrance de tout ce passé qui +l'enlace! Elle entend encore, durant ses insomnies fiévreuses, les tendres +modulations du rossignol. «_O chantre des nuits heureuses!_ comme +l'appelle Obermann... Nuits heureuses pour ceux qui s'aiment et se +possèdent; nuits dangereuses à ceux qui n'ont point encore aimé; nuits +profondément tristes pour ceux qui n'aiment plus! Retournez à vos livres, +vous qui ne voulez plus vivre que de la pensée, il ne fait pas bon ici +pour vous. Les parfums des fleurs nouvelles, l'odeur de la sève, +fermentent partout trop violemment; il semble qu'une atmosphère d'oubli et +de fièvre plane lourdement sur la tête; la vie de sentiment émane de tous +les pores de la création. Fuyons! l'esprit des passions funestes erre dans +ces ténèbres et dans ces vapeurs enivrantes. O Dieu! il n'y a pas +longtemps que j'aimais encore et qu'une pareille nuit eût été délicieuse. +Chaque soupir du rossignol frappe la poitrine d'une commotion électrique. +O Dieu! mon Dieu, je suis encore si jeune!» + +Cependant elle veut et croit se ressaisir; elle se reproche d'avoir trop +vécu, de n'avoir rien fait de bon; elle aspire à mettre sa vie, ses forces, +son intelligence, «au service d'une idée et non d'une passion, au service +de la vérité et non à celui d'un homme.» Pour la Liberté et pour la +Justice, pour l'avenir républicain et la foi démocratique, sur les traces +de Jésus, de Washington, de Franklin ou de Saint-Simon, elle demande à +servir dans le rang d'une grande armée libératrice. «Je ne suis qu'un +pauvre enfant de troupe, emmenez-moi!» Et voici le couplet où elle épanche +son nouvel amour, humanitaire et social: «République, aurore de la justice +et de l'égalité, divine utopie, soleil d'un avenir peut-être chimérique, +salut! rayonne dans le ciel, astre que demande à posséder la terre. Si tu +descends sur nous avant l'accomplissement des temps prévus, tu me +trouveras prêt à te recevoir, et tout vêtu déjà conformément à tes lois +somptuaires. Mes amis, mes maîtres, mes frères, salut! mon sang et mon +pain vous appartiennent désormais, en attendant que la république les +réclame. Et toi, ô grande Suisse! ô vous, belles montagnes, ondes +éloquentes, aigles sauvages, chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges +argentées, sombres sapins, sentiers perdus, roches terribles! ce ne peut +être un mal que d'aller me jeter à genoux, seul et pleurant, au milieu de +vous. La vertu et la république ne peuvent défendre à un pauvre artiste +chagrin et fatigué d'aller prendre dans son cerveau le calque de vos +lignes sublimes et le prisme de vos riches couleurs. Vous lui permettrez +bien, ô échos de la solitude, de vous raconter ses peines; herbe fine et +semée de fleurs, tu lui fourniras bien un lit et une table; ruisseaux +limpides, vous ne retournerez pas en arrière quand il s'approchera de vous; +et toi, botanique, ô sainte botanique! ô mes campanules bleues, qui +fleurissez tranquillement sous la foudre des cataractes! ô mes panporcini +d'Oliero, que je trouvai endormis au fond de la grotte et repliés dans vos +calices, mais qui, au bout d'une heure, vous éveillâtes autour de moi +comme pour me regarder avec vos faces fraîches et vermeilles! ô ma petite +sauge du Tyrol! ô mes heures de solitude, les seules de ma vie que je me +rappelle avec délices!» + +Alors, dans l'enthousiasme de cette religion nouvelle, disant adieu à +l'amour qui décline et saluant l'aurore de la vérité prochaine, George +Sand s'écrie, avec toute sa ferveur de néophyte: «Si vous proclamez la +république pendant mon absence, prenez tout ce qu'il y a chez moi, ne vous +gênez pas; j'ai des terres, donnez-les à ceux qui n'en ont pas; j'ai un +jardin, faites-y paître vos chevaux; j'ai une maison, faites-en un hospice +pour vos blessés; j'ai du vin, buvez-le; j'ai du tabac, fumez-le; j'ai mes +oeuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il n'y a dans tout mon +patrimoine que deux choses dont la perte me serait cruelle: le portrait de +ma vieille grand'mère, et six pieds carrés de gazon plantés de cyprès et +de rosiers. C'est là qu'elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce +tableau sous la protection de la république, et je demande qu'à mon retour +on m'accorde une indemnité des pertes que j'aurais faites, savoir: une +pipe, une plume et de l'encre; moyennant quoi je gagnerai ma vie +joyeusement, et passerai le reste de mes jours à écrire que vous avez bien +fait.» + +Si nous prenions ce serment à la lettre, c'en serait fait pour George Sand +des terrestres amours. La conversion serait accomplie. De même qu'on avait +dit de Racine: «Il aima Dieu comme il avait aimé la Champmeslé,» on +pourrait croire qu'elle va chérir l'idéal républicain avec la fougue qui +l'avait entraînée aux voluptés humaines. Mais ce sont là promesses hâtives +et révocables. Ni Pagello, ni Alfred de Musset n'auront calmé en George +Sand les curieuses inquiétudes du coeur. + + + + +CHAPITRE XIII + +ENTRE VENISE ET PARIS + + +Tandis que George Sand s'attarde à Venise, écrivant des romans, se livrant +à de menus travaux manuels ou même aidant sa servante la Catina à faire la +cuisine, qu'advient-il à Paris d'Alfred de Musset? Nous l'apprenons par sa +correspondance encore inédite, mais dont certains passages ont été publiés +de ci de là, notamment dans les études de M. Maurice Clouard et d'Arvède +Barine, ainsi que dans le volume de M. Paul Mariéton. Le 30 avril, il +envoie de meilleures nouvelles de sa santé, mais surtout il parle de cet +amour interrompu, non pas rompu, et qu'il affirme être toujours vivace en +son coeur. «Songe à cela, s'écrie-t-il, je n'ai que toi, j'ai tout nié, +tout blasphémé, je doute de tout, hormis de toi... Sais-tu pourquoi je +n'aime que toi? Sais-tu pourquoi, quand je vais dans le monde à présent, +je regarde de travers comme un cheval ombrageux? Je ne m'abuse sur aucun +de tes défauts; tu ne mens pas, voilà pourquoi je t'aime. Je me souviens +bien de cette nuit de la lettre. Mais, dis-moi, quand tous mes soupçons +seraient vrais, en quoi me tromperais-tu? Me disais-tu que tu m'aimais? +N'étais-je pas averti? Avais-je aucun droit? O mon enfant chéri, lorsque +tu m'aimais, m'as-tu jamais trompé? Quel reproche ai-je jamais eu à te +faire, pendant sept mois que je t'ai vue jour par jour? Et quel est donc +le lâche misérable qui appelle perfide la femme qui l'estime assez pour +l'avertir que son heure est venue? Le mensonge, voilà ce que j'abhorre, ce +qui me rend le plus défiant des hommes, peut-être le plus malheureux. Mais +tu es aussi sincère que tu es noble et orgueilleuse. Voilà pourquoi je +crois en toi, et je te défendrai contre le monde entier jusqu'à ce que je +crève.» + +Non qu'il promette à George Sand une autre fidélité que celle du souvenir. +Il entend garder sa liberté; il aura--et il l'en avertit--d'autres +attachements. Déjà, depuis son retour, il a cédé à des fantaisies, comme +pour secouer le joug de l'absente. La raison qu'il en donne est +physiologique et printanière: «Les arbres se couvrent de verdure, et +l'odeur des lilas entre ici par bouffées, tout renaît, et le coeur me +bondit malgré moi.» Aussi bien s'est-il promis à lui-même que la première +femme qu'il aimera sera _jeune_. Et cette déclaration est médiocrement +flatteuse pour les trente ans révolus de George Sand; mais presque +aussitôt, et par contraste, il ajoute une impression tendre et même une +câlinerie sentimentale. Il est allé chez elle quai Malaquais, il a trouvé +dans la soucoupe des cigarettes qu'elle avait faites avant leur départ. +«Je les ai fumées, dit-il, avec une tristesse et un bonheur étranges. J'ai, +de plus, volé un petit peigne à moitié cassé dans la toilette, et je m'en +vais partout avec cela dans ma poche.» Quelques lignes plus loin, nouvelle +et singulière virevolte de la pensée: «Sais-tu une chose qui m'a charmé +dans ta lettre? C'est la manière dont tu me parles de Pagello, de ses +soins pour toi, de ton affection pour lui, et la franchise avec laquelle +tu me laisses lire dans ton coeur. Traite-moi toujours ainsi, cela me rend +fier. Mon amie, la femme qui parle ainsi de son nouvel amant à celui +qu'elle quitte et qui l'aime encore, lui donne la preuve d'estime la plus +grande qu'un homme puisse recevoir d'une femme.» Du même coup ses +félicitations et ses sympathies s'étendent à son successeur. Il la charge +de l'en informer: «Dis à Pagello que je le remercie de t'aimer et de +veiller sur toi comme il le fait. N'est-ce pas la chose la plus ridicule +du monde que ce sentiment-là? Je l'aime, ce garçon, presque autant que toi; +arrange cela comme tu voudras. Il est cause que j'ai perdu toute la +richesse de ma vie, et je l'aime comme s'il me l'avait donnée. Je ne +voudrais pas vous voir ensemble, et je suis heureux de penser que vous +êtes ensemble. Oh! mon ange, mon ange, sois heureuse et je le serai.» Puis +c'est l'aveu, le cri du coeur, qu'à cette époque il profère dans chacune +de ses lettres: «Je t'ai si mal aimée!» + +Cependant il l'entretient de projets littéraires auxquels elle est mêlée. +Il a l'intention d'écrire un roman qui sera leur histoire, celui-là même +qu'il intitulera la _Confession d'un enfant du siècle_. «Il me semble que +cela me guérirait et m'élèverait le coeur. Je voudrais te bâtir un autel, +fût-ce avec mes os; mais j'attendrai ta permission formelle.» Il insiste, +il entend la venger de tant de calomnies stupides. Le monde s'étonnera, +rira peut-être de ce mouvement chevaleresque d'un amant abandonné. +Qu'importe? «Il m'est bien indifférent qu'on se moque de moi, mais il +m'est odieux qu'on t'accuse avec toute cette histoire de maladie.» Et +voilà, sous la plume d'Alfred de Musset, la réfutation anticipée de tout +ce qu'inventera et publiera l'humeur enfiellée de son frère! + +Le 12 mai, George Sand répond point par point et donne au poète pleine +licence d'user de sa liberté reconquise: «Aime donc, mon Alfred, aime pour +tout de bon. Aime une femme jeune, belle et qui n'ait pas encore aimé, pas +encore souffert. Ménage-la, et ne la fais pas souffrir; le coeur d'une +femme est une chose si délicate, quand ce n'est pas un glaçon ou une +pierre.» A ses confidences elle en oppose d'autres, qui ont trait à +Pagello. Avec lui, dit-elle, «je n'ai pas affaire à des yeux aussi +pénétrants que les tiens, et je puis faire ma figure d'oiseau malade sans +qu'on s'en aperçoive. Si on me soupçonne un peu de tristesse, je me +justifie avec une douleur de tête ou un cor au pied... Ce brave Pierre n'a +pas lu _Lélia_, et je crois bien qu'il n'y comprendrait goutte. Il n'est +pas en méfiance contre ces aberrations de nos têtes de poètes. Il me +traite comme une femme de vingt ans et il me couronne d'étoiles comme une +âme vierge. Je ne dis rien pour détruire ou pour entretenir son erreur. Je +me laisse régénérer par cette affection douce et honnête; pour la première +fois de ma vie, j'aime sans passion.» + +Se retournant alors vers Alfred de Musset, elle lui conseille, elle le +supplie de veiller sur son coeur, de ne pas en mésuser. «Qu'il se mette, +dit-elle, tout entier ou en partie dans toutes les amours de la vie, mais +qu'il y joue toujours son rôle noble, afin qu'un jour tu puisses regarder +en arrière et dire comme moi: «_J'ai souffert souvent, je me suis trompé +quelquefois, mais j'ai aimé; c'est moi qui ai vécu, et non pas un être +factice créé par mon orgueil et mon ennui._» Or, ces quelques lignes d'un +billet intime ont paru à Alfred de Musset assez éloquentes et assez +émouvantes pour qu'il les reproduisît textuellement dans _On ne badine pas +avec l'amour_, en les plaçant dans la bouche de Perdican. + +Le surplus de la lettre est consacré à des détails familiers. «Mon oiseau +est mort, et j'ai pleuré, et Pagello s'est mis à rire, et je me suis mise +en colère, et il s'est mis à pleurer et je me suis mise à rire.» Elle +remplacera le sansonnet, quand elle aura quelques sous, en achetant une +tourterelle dont elle est éprise. Ce sont ensuite des commissions dont +elle charge Alfred de Musset. Elle le prie de lui envoyer douze paires de +gants glacés, deux paires de souliers de satin noir et deux paires de +maroquin noir, en recommandant à Michiels, cordonnier au coin de la rue du +Helder et du boulevard, de les faire un peu plus larges que sa mesure; car +elle a les pieds enflés, et le maroquin de Venise est dur comme du buffle. +Enfin elle a besoin de parfumerie, mais elle appréhende qu'Alfred de +Musset ne paie trop cher un quart de patchouli. Il devra le prendre chez +Leblanc, rue Sainte-Anne. «Ne te fais pas attraper, cela vaut deux francs +le quart; Marquis le vend six francs.» Et ce sont encore d'autres +indications pour du papier à lettre, des romances espagnoles, des paquets +de journaux. + +Le 18 mai, elle reçoit à Venise, datée du 10, la réponse d'Alfred de +Musset à sa «lettre du Tyrol,» la première des _Lettres d'un Voyageur_, +qui parut le 15 mai dans la _Revue des Deux Mondes_. En la lisant, il a +versé des larmes, il a senti sa blessure se raviver, et ce qui devrait +être le baume le plus doux, le plus céleste, «tombe comme une huile +brûlante sur un fer rouge.» Alors il veut s'adonner au plaisir, follement, +éperdument, au risque de n'avoir qu'un an ou deux à vivre. «Mais avec qui? +où?» Puis ce sont les idées de suicide qui le hantent, ce suicide par +l'ivresse qu'il devait accomplir avec une lente ténacité. «Voilà pourquoi +j'ai des envies de mettre ma blouse de cotonnade bleue, de prendre une +bouteille de rhum avec un peu d'opium autour de ma ceinture, et d'aller +m'étendre sur le dos sur la roche de Fontainebleau.» Cette persistance de +mélancolie n'est pas sans inquiéter ses amis, notamment Alfred Tattet. +Mais, dit-il, «je bois autant de vin de champagne que devant, ce qui le +rassure.» + +Combien plus sympathique que ce buveur invétéré et taciturne est l'autre +Alfred de Musset, celui qui a des retours de sensibilité et qui confesse +ses fautes avec une sincérité juvénile! Ses repentirs ont le double +attrait de l'éloquence et de la vérité. «Et c'est à un homme, s'écrie-t-il, +qui fait du matin au soir de pareilles réflexions ou de pareils rêves, +que tu adresses cette lettre du Tyrol, cette lettre sublime! Mon George, +jamais tu n'as rien écrit d'aussi beau, d'aussi divin; jamais ton génie ne +s'est mieux trouvé dans ton coeur. C'est à moi, c'est de moi que tu parles +aussi! Et j'en suis là! Et la femme qui a écrit ces pages-là, je l'ai +tenue sur mon sein! Elle y a glissé comme une ombre céleste, et je me suis +réveillé à son dernier baiser. Elle est ma soeur et mon amie; elle le sait, +elle me le dit. Toutes les fibres de mon corps voudraient s'en détacher +pour aller à elle et la saisir; toutes les nobles sympathies, toutes les +harmonies du monde nous ont poussés l'un vers l'autre, et il y a entre +nous un abîme éternel!» + +Afin d'occuper ses tristes loisirs, il lit _Werther_, la _Nouvelle +Héloïse_. «Je dévore, dit-il, toutes ces folies sublimes dont je me suis +tant moqué. J'irai peut-être trop loin dans ce sens-là, comme dans +l'autre. Qu'est-ce que cela me fait? J'irai toujours.» Et sous sa plume +vient une de ces pensées charmantes par où il savait effacer les +bizarreries de son humeur et les pires écarts de sa conduite: «Ne +t'offense pas de ma douleur, ange chéri. Si cette lettre te trouve dans un +jour de bonheur et d'oubli, pardonne-la moi, jette-la dans la lagune; que +ton coeur n'en soit pas plus troublé que son flot tranquille, mais qu'une +larme y tombe avec elle, une de ces belles larmes que j'ai bues autrefois +sur tes yeux noirs.» + +Le 24 mai, George Sand écrit à son tour; la lettre arrive à Paris le 2 +juin. Il n'en faut retenir que ce qui précise respectivement leur état +d'âme. Elle revient sur les mérites de Pagello et les énumère avec +complaisance: «J'ai là, près de moi, mon ami, mon soutien; il ne souffre +pas, lui; il n'est pas faible, il n'est pas soupçonneux; il n'a pas connu +les amertumes qui t'ont rongé le coeur; il n'a pas besoin de ma force, il +a son calme et sa vertu; il m'aime en paix, il est heureux sans que je +souffre, sans que je travaille à son bonheur. Eh bien, moi, j'ai besoin de +souffrir pour quelqu'un, j'ai besoin d'employer ce trop d'énergie et de +sensibilité qui _sont_ en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle +sollicitude qui s'est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué. +_Oh.'pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux +sans appartenir ni à l'un ni à l'autre?_ J'aurais bien vécu dix ans +ainsi.» + +Cette idée lui agrée; elle y insiste, et elle croit ouïr la voix de Dieu, +tandis que les hommes, déconcertés par la singularité de ses paroles, de +ses actes, et par l'audace de ses professions de foi, lui crient: horreur, +folie, scandale, mensonge, la couvrent d'anathèmes et de malédictions. +Elle ne veut ni s'en émouvoir ni s'en indigner. Les clabauderies d'en bas +ne sauraient l'atteindre, et elle a recours, pour s'en expliquer, à une +réminiscence de sa prime jeunesse: «Je me souviens du temps où j'étais au +couvent. La rue Saint-Marceau passait derrière notre chapelle. Quand les +forts de la Halle et les maraîchères élevaient la voix, on entendait leurs +blasphèmes jusqu'au pied du sanctuaire. Mais ce n'était pour moi qu'un son +qui frappait les murs. Il me tirait quelquefois de ma prière dans le +silence du soir; j'entendais le bruit, je ne comprenais pas le sens des +jurements grossiers. Je reprenais ma prière sans que mon oreille ni mon +coeur se fussent souillés à les entendre. Depuis, j'ai vécu retirée dans +l'amour comme dans un sanctuaire, et quelquefois les sales injures du +dehors m'ont fait lever la tête, mais elles n'ont pas interrompu l'hymne +que j'adressais au ciel, et je me suis dit comme au couvent: «Ce sont des +charretiers qui passent.» Cependant elle annonce son retour pour le mois +d'août. Sans doute, quand ils se reverront, il sera engagé dans un nouvel +amour. Elle le désire et le craint tout ensemble. C'est une lutte entre sa +tendresse de mère et ses instincts d'amante. «Je ne sais, écrit-elle, ce +qui se passe en moi quand je prévois cela. Si je pouvais lui donner une +poignée de main à celle-là! et lui dire comment il faut te soigner et +t'aimer; mais elle sera jalouse, elle te dira: «Ne me parlez jamais de +madame Sand, c'est une femme infâme.» Plus heureuse--et ici la liaison des +idées est d'une rare ingénuité--elle peut parler d'Alfred de Musset à +Pagello, sans voir un front se rembrunir, sans entendre une parole amère. +Le nouvel occupant est d'une complexion sentimentale des plus +accommodantes; il a de l'amour pour son prédécesseur, et George Sand se +complaît à l'entretenir dans ce culte pieux. «Ton souvenir est une relique +sacrée, ton nom est une parole solennelle que je prononce le soir dans le +silence des lagunes et auquel répond une voix émue et une douce parole, +simple et laconique, mais qui me semble si belle alors: _Io l'amo!_» Elle +ne pouvait évoquer face à face Musset et Pagello, sans inviter Dieu à +assister à la confrontation. C'est au paradis qu'elle donne volontiers ses +rendez-vous mystiquement galants. Au cas où elle n'arriverait pas la +première, elle charge Alfred de Musset d'une commission utile: «Mon petit +ange, si tu rejoins Dieu avant moi, garde-moi une petite place là-haut, +près de toi. Si c'est moi qui pars la première, sois sûr que je la +garderai bonne.» + +Les anges ont, d'ailleurs, un rôle prépondérant dans cette correspondance +qui ne semblait pas devoir être précisément séraphique. Alfred de Musset, +en sa lettre du 4 juin arrivée le 12 mai à Venise[11], traite un sujet +analogue et s'élève, lui aussi, aux sphères éthérées. «Deux êtres, dit-il, +qui s'aiment bien sur la terre, font un ange dans le ciel.» A ce prix, le +paradis ne saurait jamais souffrir de la dépopulation. Une image aussi +hardie, pour expliquer la naissance des anges en des conditions humaines +et très laïques, était, paraît-il, de l'invention de Latouche. George Sand +trouve la métaphore exquise. Elle avait figuré dans une comédie, la _Reine +d'Espagne_, qui fut outrageusement sifflée et qui, à l'en croire, méritait +un meilleur sort. «A cette phrase si belle et si sainte, dit-elle, un +monsieur du parterre a crié: «Oh! quelle cochonnerie!» et les sifflets +n'ont pas permis à l'acteur d'aller plus loin.» Sans doute les spectateurs +avaient une autre conception de la genèse des anges. + +[Note 11: Les dates indiquées ici sont bien celles qui figurent sur le +livre publié en 1903 par la Librairie Paul Ollendorff] + +Presque en chacune de ses lettres, Alfred de Musset, avec la fatuité naïve +de la jeunesse, aime à parler des bonnes fortunes qui s'offrent à lui et +qu'il repousse. C'est peut-être une manière de rendre à George Sand la +monnaie de Pagello. Du moins il se targue d'une belle impertinence dans +les préludes obligés de la galanterie: «L'autre soir, une femme que +j'estime beaucoup sous le rapport de l'intelligence, dans un entretien de +bonne amitié que j'avais avec elle, commençait à se livrer. Je +m'approchais d'elle franchement et de bonne foi, lorsqu'elle a posé sa +main sur la mienne, en me disant: «Soyez sûr que le jour où vous êtes né, +il est né une femme pour vous.»--J'ai reculé malgré moi.--«Cela est +possible, me suis-je dit, mais alors je vais chercher ailleurs, car +assurément ce n'est pas vous.» Cette affectation de dandysme et de +byronisme, dédaigneux ou insolent, est l'élément insupportable du +caractère d'Alfred de Musset. De même, dans sa littérature et jusque dans +cette correspondance intime avec George Sand, on s'irrite parfois d'un +surcroît de rhétorique et de déclamation qui altère la sincérité des +sentiments. Ainsi ce passage où il évoque, sur un ton de mélodrame, +l'image de son cadavre: «Prie pour moi, mon enfant. Quoi qu'il doive +m'arriver, plains-moi; je t'ai connue un an trop tôt. J'ai cru longtemps à +mon bonheur, à une espèce d'étoile qui me suivait. Il en est tombé une +étincelle de la foudre sur ma tête, de cet astre tremblant. Je suis lavé +par ce feu céleste qui a failli me consumer. Si tu vas chez Danieli, +regarde dans ce lit où j'ai souffert; il doit y avoir un cadavre, car +celui qui s'en est levé n'est pas celui qui s'y était couché.» + +George Sand avait chargé Boucoiran de voir son fils et d'envoyer à Venise +une somme que lui devait Buloz. Or elle ne recevait ni nouvelles de +Maurice ni argent. Elle prie Alfred de Musset d'aller au collège Henri IV +et de stimuler la négligence et l'apathie de Boucoiran. La lettre où elle +lui transmet cette requête est inquiète et agitée. On y sent l'affection +maternelle--la vraie--qui se réveille, et en même temps elle confesse ses +embarras et ses tourments financiers. Pagello a mis toutes ses pauvres +_roba_ au Mont-de-Piété; elle doit deux cents francs à Rebizzo, fait des +économies sur son estomac et se nourrit de deux sardines. Va-t-elle être +obligée de demander l'aumône, alors qu'elle travaille, qu'elle a gagné son +salaire et attend un argent qui lui est dû? Sa colère se déchaîne contre +Boucoiran. En réalité, il n'était pas coupable. La lettre, qui contenait +un mandat de onze cents francs sur un banquier de Venise, s'était égarée +au fond d'une case à la poste restante. On ne la retrouva que tardivement. +Dans l'intervalle, George Sand connut les angoisses de la gêne et presque +la détresse. Elle en parle très discrètement à Alfred de Musset, mais +surtout elle s'alarme de la santé de Maurice; elle le croit mort, elle est +comme folle toutes les nuits. Qui la rassurera? Boucoiran n'écrit pas, +Papet est peut-être absent. Elle ne veut s'adresser ni à Paultre, qui +n'est pas exact, ni à Sainte-Beuve, avec qui elle n'est pas assez liée, ni +à Gustave Planche, qu'elle a tenu à distance, car il est encombrant et +vantard. «Les cancans, dit-elle, recommenceraient sur notre prétendue +passion.» Il semblerait naturel qu'elle recourût à sa famille. Elle y +répugne. «Mon frère est parfaitement indifférent à tout ce qui me concerne, +mon mari voudrait bien me savoir crevée.» Aussi sa lettre n'est qu'un +long épanchement de tristesse et de désespérance. Elle a l'obsession du +suicide: «Quelle vie! J'ai bien envie d'en finir, bien envie, bien envie! +Tu es bon et tu m'aimes. Pietro aussi, mais rien ne peut empêcher qu'on +soit malheureux.» + +La lettre suivante de George Sand, datée du 13 juin, réitère les mêmes +doléances. Elle n'a pas encore reçu de Boucoiran l'argent qu'elle réclame +avec impatience. «Cet excès de misère, écrit-elle à Alfred de Musset, +empoisonne beaucoup ma vie et me force à de continuelles privations ou à +des mortifications d'orgueil auxquelles je ne saurais m'habituer.» Elle +fait diversion à ses soucis en donnant à son correspondant des leçons sur +l'amour, dont elle espère qu'il tirera profit. Voici les définitions et +les métaphores qu'elle lui propose: «L'amour est un temple que bâtit celui +qui aime à un objet plus ou moins digne de son culte, et ce qu'il y a de +plus beau dans cela, ce n'est pas tant le dieu que l'autel. Pourquoi +craindrais-tu de te risquer? Que l'idole reste debout longtemps, ou +qu'elle se brise bientôt, tu n'en auras pas moins bâti un beau temple. Ton +âme l'aura habité, elle l'aura rempli d'un encens divin, et une âme comme +la tienne doit produire de grandes oeuvres. Le dieu changera peut-être, le +temple durera autant que toi. Ce sera un lieu de refuge sublime où tu iras +retremper ton coeur à la flamme éternelle, et ce coeur sera assez riche, +assez puissant pour renouveler la divinité, si la divinité déserte son +piédestal.» Au milieu de cette page de noble allure, elle insinue une +question qui a tout l'air, sous sa forme prudente, d'être un plaidoyer +_pro domo_. «Crois-tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour épuiser et +flétrir une âme forte? Je l'ai cru aussi pendant longtemps, mais je sais à +présent que c'est tout le contraire. C'est un feu qui tend toujours à +monter et à s'épurer.» Ainsi sa doctrine--et sa pratique--consiste à +multiplier les foyers d'incendie. Elle y trouvera des points de +comparaison et décidera, sur le tard, lequel fut le plus lumineux. Il faut +aimer, à son école, jusqu'en l'arrière-saison, par delà l'automne et l'été +de la Saint-Martin, même en hiver. «C'est peut-être, dit-elle, l'oeuvre +terrible, magnifique et courageuse de toute une vie. C'est une couronne +d'épines qui fleurit et se couvre de roses quand les cheveux commencent à +blanchir.» Or, voici en quels termes elle encourage à la récidive, à la +persévérance opiniâtre, ceux qui du premier coup n'ont pas eu la main +heureuse: «Peut-être que plus on a cherché en vain, plus on devient habile +à trouver; plus on a été forcé de changer, plus on devient propre à +conserver. Qui sait?» C'est la théorie du mouvement perpétuel. C'est +l'apologie de la prodigalité sentimentale. Si l'on n'a pas gagné à la +loterie, il faut prendre de nouveaux billets, jusqu'à ce que l'escarcelle +soit vide. Est-ce prudent? Mais elle invoque comme autorité Jésus disant à +Madeleine: «Il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aimé.» Et +elle compte sur le même traitement. + +Ses conseils littéraires valent mieux que ses exhortations douteusement +morales. «Aime et écris, dit-elle à Alfred de Musset, c'est ta vocation, +mon ami. Monte vers Dieu sur les rayons de ton génie et envoie ta muse sur +la terre raconter aux hommes les mystères de l'amour et de la foi.» Tandis +qu'elle l'incite de la sorte à l'ascension des sommets qui se perdent dans +la nue, elle goûte à Venise le placide et bourgeois amour de Pagello. +Aucune de ses souffrances ne lui vient de l'honnête et consciencieux +médecin, très appliqué à tous ses devoirs professionnels. En dehors de +l'exactitude, il témoigne même de délicates attentions d'amoureux pauvre, +mais enflammé: «N'ayant pas une petite pièce de monnaie pour m'acheter un +bouquet, il se lève avant le jour et fait deux lieues à pied pour m'en +cueillir un dans les jardins des faubourgs. Cette petite chose est le +résumé de toute sa conduite. Il me sert, il me porte et il me remercie. +Oh! dis-moi que tu es heureux, et je le serai.» + +Heureux, Alfred de Musset ne pouvait l'être, ni alors ni plus tard, avec +ce tempérament de fièvre et ces habitudes de débauche qui useront ses +nerfs et brûleront sa vie. De près, il n'a pas su--il le reconnaît--aimer +George Sand et lui donner le bonheur. De loin, il offre de sauter pour +elle dans un précipice, avec une joie immortelle dans l'âme. «Mais sais-tu, +dit-il, ce que c'est que d'être là, dans cette chambre, seul, sans un ami, +sans un chien, sans un sou, sans une espérance, inondé de larmes depuis +trois mois et pour bien des années, d'avoir tout perdu, jusqu'à mes rêves, +de me repaître d'un ennui sans fin, d'être plus vide que la nuit? Sais-tu +ce que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pensée: qu'il +faut que je souffre, et que je m'ensevelisse en silence, mais que du moins +tu es heureuse! peut-être heureuse par mes larmes, par mon absence, par le +repos que je ne trouble plus! O mon amie, mon amie, si tu ne l'étais +pas!...» Il veut qu'elle le soit; elle doit l'être. Pagello est «une noble +créature, bonne et sincère.» C'est même cette certitude qui lui a donné le +courage de quitter Venise, de fuir. Mais le bonheur est un hiéroglyphe +terrible, l'énigme indéchiffrable sur cette route de Thèbes où le sphinx +dévore tant de pèlerins de l'éternel voyage. Et il lui pose à elle, il se +pose à lui-même la douloureuse question: «Ce mot si souvent répété, le +bonheur, ô mon Dieu, la création tout entière frémit de crainte et +d'espérance en l'entendant! Le bonheur! Est-ce l'absence du désir? Est-ce +de sentir tous les atomes de son être en contact avec d'autres? Est-ce +dans la pensée, dans les sens, dans le coeur que se trouve le bonheur? Qui +sait pourquoi il souffre?» Ni le génie qui s'interroge, ni les efforts de +l'humanité pensante, ni la simplicité des humbles, ne découvriront la +solution du mystérieux problème. + +Le 26 juin, George Sand écrit de Venise la dernière lettre que nous +possédions. Elle a reçu, grâce à Alfred de Musset, de bonnes nouvelles de +son fils, elle a trouvé son argent à la poste restante. C'est un +soulagement. Elle annonce son retour à Paris pour la première quinzaine +d'août, car elle veut assister à la distribution des prix du collège Henri +IV. Reviendra-t-elle seule? Non, Pagello va l'accompagner. Le voyage est +coûteux, mais il a, dit-elle, «bien envie de ne pas me quitter, et il se +fait une joie de t'embrasser; j'espère que cela l'emportera sur les +embarras de sa position.» Une fois encore--mais c'est la dernière--elle +remercie Musset de «l'avoir remise dans les mains d'un être dont +l'affection et la vertu sont immuables comme les Alpes.» Elle va donc +revoir ses enfants et son Alfred--ses trois enfants--elle constatera, de +ses propres yeux, s'il est rose comme autrefois et gras comme il s'en +vante. «Que je sois bien rassurée sur ta santé, écrit-elle, et que mon +coeur se dilate en t'embrassant comme mon Maurice, et en t'entendant me +dire que tu es mon ami, mon fils bien-aimé, et que tu ne changeras jamais +pour moi!» Cette maternité en partie double--ou même triple, si l'on +n'oublie pas Solange--est le tout de sa vie. Et Pagello? direz-vous. Elle +a vite fait sa part. «Quant à Pierre, c'est un corps qui nous enterrera +tous, c'est un coeur qui ne s'appartient plus et qui est à _nous_ comme +celui que nous avons dans la poitrine.» Puis elle termine en hâte par ce +paragraphe qui résume bien la complexité bizarre de ses sentiments: «Adieu, +adieu, mon cher ange, ne sois pas triste à cause de moi. Cherche, au +contraire, ton espérance et ta consolation dans le souvenir de ta vieille +mignonne, qui te chérit et qui prie Dieu pour que tu sois aimé.» + +Enfin, il y a une lettre d'Alfred de Musset, en date du 11 juillet, qui se +divise en deux parties. L'une est dédiée _al mio caro Pietro Pagello_. +Elle traite sur le ton du badinage ses recommandations relatives au vin de +champagne: «Je vous promets que jamais, jamais je ne boirai plus de cette +maudite boisson--sans me faire les plus grands reproches.» Et le poète +ajoute: «George me mande que vous hésitez à venir ici avec elle; il faut +venir, mon ami, ou ne pas la laisser partir.» Signé: «Un de vos meilleurs +amis, Alfred de Musset.» Les autres feuilles, destinées à George Sand, ont +été dépecées par elle à coups de ciseaux. Il n'en subsiste, pour ainsi +dire, que ce bout de conversation: «Dites-moi, monsieur, est-il-vrai que +madame Sand soit une femme adorable?»--Telle est l'honnête question qu'une +belle bête m'adressait l'autre jour. La chère créature ne l'a pas répétée +moins de trois fois, pour voir apparemment si je varierais mes +réponses.--«Chante, mon brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me feras +pas renier, comme saint Pierre.» + +Ni l'_Histoire de ma Vie_, ni la _Correspondance_ ne contiennent de +détails sur les circonstances qui précédèrent et déterminèrent le départ +de George Sand. Le journal intime de Pagello est plus explicite. Quand +elle parla de la nécessité de rejoindre ses enfants pour les vacances et +qu'elle lui demanda de l'accompagner, sauf à retourner ensuite à Venise +ensemble, il fut tout déconcerté et sollicita le temps de la réflexion. +«Je compris du coup que j'irais en France et que j'en reviendrais sans +elle; mais je l'aimais au delà de tout, et j'aurais affronté mille +désagréments plutôt que de la laisser courir seule un si long voyage.» Il +finit par accepter, en spécifiant qu'il ne se rendrait pas à Nohant, qu'il +habiterait seul à Paris et compléterait dans les hôpitaux son instruction +médicale. Ils tombèrent d'accord, mais ils avaient compris ce qui allait +les séparer. «A partir de ce moment-là, dit Pagello, nos relations se +changèrent en amitié, au moins pour elle. Moi, je voulais bien n'être +qu'un ami, mais je me sentais néanmoins amoureux.» Hélas! ses soupirs et +ses appels ne seront plus guère entendus. + +Le trajet s'effectua par Milan, Domo d'Ossola, le Simplon, Chamonix--où +ils firent l'excursion de la Mer de Glace--et Genève. Le 29 juillet, ils +étaient à Milan; le 10 août, ils arrivaient à Paris. «A mesure que nous +avancions, dit Pagello, nos relations devenaient plus circonspectes et +plus froides. Je souffrais beaucoup, mais je faisais mille efforts pour le +cacher. George Sand était un peu mélancolique et beaucoup plus +indépendante de moi. Je voyais douloureusement en elle une actrice assez +coutumière de telles farces, et le voile qui me bandait les yeux +commençait à s'éclaircir.» Pagello, qui semble avoir eu l'esprit porté au +sentiment plutôt qu'à la géographie, raconte qu'ils allèrent de Genève à +Paris par le Dauphiné et la Champagne: on a peine à croire que la +diligence ait suivi cet itinéraire fantaisiste. En descendant de voiture, +George Sand, attendue par le fidèle Boucoiran, gagna son appartement du +quai Malaquais, et Pagello, tout dépaysé, alla occuper, à l'hôtel +d'Orléans, rue des Petits-Augustins, une chambrette du troisième étage à 1 +fr. 50. Pauvre Pietro, les jours sombres commencent. A Venise, il avait +supplanté Alfred de Musset. A Paris, il va être évincé par lui. Juste +revanche. Pagello n'était pas un article d'exportation. Tels ces fruits +qui demandent à être consommés sur place et supportent mal le voyage. + + + + +CHAPITRE XIV + +RETOUR A ALFRED DE MUSSET + + +A peine arrivée à Paris, George Sand se trouva dans la situation la plus +fausse entre Pagello qu'elle avait amené, mais qu'elle n'aimait plus, et +Alfred de Musset qui brûlait de la revoir et que peut-être elle aimait +encore. Une entrevue eut lieu. Fut-elle sollicitée par _elle_ ou par +_lui_? On l'ignore. Ils se rapprochèrent en vertu de cette propriété +mystérieuse et attractive qui appartient à l'aimant. Que pensa Pagello de +la réunion, amicale en apparence, mais vouée à devenir amoureuse, dont il +devait être le témoin? Il l'avait autorisée avec longanimité, ou plutôt il +s'y était résigné. «La Sand, dit-il dans son journal intime, voulait +partir avec ses deux petits enfants pour La Châtre, et moi j'avais +manifesté la ferme volonté de ne pas la suivre. Elle voyait toute la +singularité de ma position, tous les sacrifices que j'avais faits à mon +amour: ma clientèle perdue, mes parents quittés, et moi exilé sans fortune, +sans appui, sans espérance.» Ajoutez l'indifférence croissante de George +Sand à son endroit, et la reprise ostensible, publique de l'ancienne +passion pour Alfred de Musset. Aussi bien cette renaissance de tendresse +ne devait-elle pas se produire sans de cruelles secousses. L'affection +essaya vainement de demeurer platonique. «Georgette, écrit Musset, j'ai +trop compté sur moi en voulant te revoir, et j'ai reçu le dernier coup.» +Il s'éloignera, du moins il l'annonce; il ira aux Pyrénées, en Espagne. +«Si Dieu le permet, je reverrai ma mère, mais je ne reverrai jamais la +France... Je pars aujourd'hui pour toujours, je pars seul, sans un +compagnon, sans un chien. Je te demande une heure, et un dernier baiser. +Si tu crains un moment de tristesse, si ma demande importune Pierre, +n'hésite pas à me refuser.» Et, recourant à ces grands effets de style +qu'il savait irrésistibles auprès de George Sand, il poursuit sur le mode +pathétique: «Reçois-moi sur ton coeur, ne parlons ni du passé, ni du +présent, ni de l'avenir; que ce ne soit pas l'adieu de Monsieur un tel et +de Madame une telle. Que ce soient deux âmes qui ont souffert, deux +intelligences souffrantes, deux aigles blessés qui se rencontrent dans le +ciel et qui échangent un cri de douleur avant de se séparer pour +l'éternité! Que ce soit un embrassement, chaste comme l'amour céleste, +profond comme la douleur humaine! O ma fiancée! Pose-moi doucement la +couronne d'épines, et adieu! Ce sera le dernier souvenir que conservera ta +vieillesse d'un enfant qui n'y sera plus!» + +Les lettres suivantes, du mois d'août 1834, mais sans indication précise +de date, développent les mêmes sentiments et affirment sa résolution de +partir. «Quoique tu m'aies connu enfant, s'écrie-t-il, crois aujourd'hui +que je suis homme... Tu me dis que je me trompe sur ce que j'éprouve. Non, +je ne me trompe pas, j'éprouve le seul amour que j'aurai de ma vie... +Adieu, ma bien-aimée Georgette, ton enfant, Alfred.» Toutefois, avant de +se rendre à Toulouse d'abord, chez son oncle, puis à Cadix, il sollicite +un suprême entretien. Ces entretiens-là sont périlleux. Le plus souvent, +ils débutent par des adieux et s'achèvent en des recommencements. «Tu me +dis que tu ne crains pas de blesser Pierre en me voyant. Quoi donc alors? +Ta position n'est pas changée? Mon amour-propre, dis-tu? Ecoute, écoute, +George, si tu as du coeur, rencontrons-nous quelque part, chez moi, chez +toi, au Jardin des Plantes, au cimetière, au tombeau de mon père c'est là +que je voulais te dire adieu... Songe que je pars, mon enfant. Ne fermons +pas légèrement des portes éternelles.» Et la lettre se termine, à la +pensée de ne pas la revoir, sur cette apostrophe et cette adjuration: «Ah! +c'est trop, c'est trop. Je suis bien jeune, mon Dieu! Qu'ai-je donc fait?» + +La réponse de George Sand est calme et raisonnable. Elle s'abrite derrière +Pagello, derrière ses projets de voyage à Nohant. «Il est inquiet, +dit-elle, et il n'a pas tort, puisque tu es si troublé, et il voit bien +que cela me fait du mal... Je lui ai tout dit. Il comprend tout, il est +bon. Il veut que je te voie sans lui une dernière fois et que je te décide +à rester, au moins jusqu'à mon retour de Nohant.» Dans cette même lettre, +elle autorise, elle invite Alfred de Musset à venir quai Malaquais: car +elle est trop malade pour sortir, et il fait un temps affreux. Il vint, il +s'attarda, et l'on pourrait croire qu'il allait abandonner ses idées de +départ. Au contraire, il s'y attache, après une nuit qui porte conseil. Il +ira à Baden. La lettre où il le signifie, au lendemain de l'entrevue de +réconciliation, a été par lui très attentivement et très éloquemment +composée: «Notre amitié est consacrée, mon enfant. Elle a reçu hier, +devant Dieu, le saint baptême de nos larmes. Elle est immortelle comme +lui. Je ne crains plus rien ni n'espère plus rien. J'ai fini sur la terre. +Il ne m'était pas réservé d'avoir un plus grand bonheur. Eh bien, ma soeur +chérie, je vais quitter ma patrie, ma mère, mes amis, le monde de ma +jeunesse; je vais partir seul, pour toujours, et je remercie Dieu. Celui +qui est aimé de toi ne peut plus maudire, George. Je puis souffrir encore +maintenant, mais je ne puis plus maudire.» + +Il lui offre le sacrifice de sa vie et d'aller mourir en silence à trois +cents lieues, ou simplement de ne plus la poursuivre de ses lettres. Il +est prêt à obéir: «Sois heureuse à tout prix, oh! sois heureuse, +bien-aimée de mon âme! Le temps est inexorable, la mort avare; les +dernières années de la jeunesse s'envolent plus rapidement que les +premières.» Puis il ajoute, avec un tantinet de déclamation: «Les +condamnés à mort ne renient pas leur Dieu... Rétrécis ton coeur, mon grand +George, tu en as trop pour une poitrine humaine. Mais si tu renonces à la +vie, si tu te retrouves jamais seule en face du malheur, rappelle toi le +serment que tu m'as fait: «Ne meurs pas sans moi.» Souviens-t'en, +souviens-t'en, tu me l'as promis devant Dieu.» + +Le surplus de la lettre, où frémit et vibre l'émotion, est d'une rare +beauté de pensée et de style. On y sent tressaillir l'âme douloureuse du +poète: + +«Je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait mon livre sur moi et sur toi (sur +toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fiancée, tu ne te coucheras pas +dans cette froide terre, sans qu'elle sache qui elle a porté. Non, non, +j'en jure par ma jeunesse et mon génie, il ne poussera sur ta tombe que +des lis sans tache. J'y poserai, de ces mains que voilà, ton épitaphe en +marbre plus pur que les statues de nos gloires d'un jour. La postérité +répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n'en ont plus +qu'un à eux deux, comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard; on ne +parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. Ce sera là un mariage plus +sacré que ceux que font les prêtres; le mariage impérissable et chaste de +l'Intelligence. Les peuples futurs y reconnaîtront le symbole du seul Dieu +qu'ils adoreront. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que les révolutions de +l'esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annonçaient à +leur siècle? Eh bien, le siècle de l'Intelligence est venu. Elle sort des +ruines du monde, cette souveraine de l'avenir; elle gravera ton portrait +et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le prêtre qui +nous bénira, qui nous couchera dans la tombe, comme une mère y couche sa +fille le soir de ses noces; elle écrira nos deux chiffres sur la nouvelle +écorce de l'arbre de vie. Je terminerai ton histoire par mon hymne d'amour; +je ferai un appel, du fond d'un coeur de vingt ans, à tous les enfants de +la terre; je sonnerai aux oreilles de ce siècle blasé et corrompu, athée +et crapuleux, la trompette des résurrections humaines, que le Cbrist a +laissée au pied de sa croix. Jésus! Jésus! et moi aussi, je suis fils de +ton père. Je te rendrai les baisers de ma fiancée; c'est toi qui me l'as +envoyée, à travers tant de dangers, tant de courses lointaines, qu'elle a +couru pour venir à moi. Je nous ferai, à elle et à moi, une tombe qui sera +toujours verte, et peut-être les générations futures répéteront-elles +quelques-unes de mes paroles, peut-être béniront-elles un jour ceux qui +auront frappé avec le myrte de l'amour aux portes de la liberté.» + +Cette lettre, écrite avec une sensibilité qui ne dédaigne pas d'être très +littéraire, fut envoyée la veille ou l'avant-veille du départ d'Alfred de +Musset. Il quitta Paris la dernière semaine d'août, traversa Strasbourg le +28, et le 1er septembre, arrivé à Baden, il adressa à George Sand un +nouvel hymne d'amour. En voici l'un des plus brûlants passages: + +«Ma chère âme, tu as un coeur d'ange... Jamais homme n'a aimé comme je +t'aime. Je suis perdu, vois-tu, je suis noyé, inondé d'amour; je ne sais +plus si je vis, si je mange, si je marche, si je respire, si je parle; je +sais que j'aime. Ah! si tu as eu toute ta vie une soif de bonheur +inextinguible, si c'est un bonheur d'être aimée, si tu l'as jamais demandé +au ciel, oh! toi, ma vie, mon bien, ma bien-aimée, regarde le soleil, les +fleurs, la verdure, le monde! Tu es aimée, dis-toi cela, autant que Dieu +peut être aimé par ses lévites, par ses amants, par ses martyrs. Je t'aime, +ô ma chair et mon sang! Je meurs d'amour, d'un amour sans fin, sans nom, +insensé, désespéré, perdu; tu es aimée, adorée, idolâtrée, jusqu'à mourir! +Et non, je ne guérirai pas. Et non, je n'essaierai pas de vivre; et j'aime +mieux cela, et mourir en t'aimant vaut mieux que de vivre. Je me soucie +bien de ce qu'ils diront. Ils diront que tu as un autre amant. Je le sais +bien, j'en meurs. Mais j'aime, j'aime, j'aime! Qu'ils m'empêchent +d'aimer!» + +Il est parti--il le confesse--dans un état d'exaltation éperdue, après +avoir tenu entre ses bras ce corps adoré, après l'avoir pressé sur une +blessure cbérie. Il emportait à ses lèvres le souffle des lèvres aimées, +et, comme il l'exprime très poétiquement: «Je te respirais encore.» Ce +baiser, il l'avait attendu cinq mois, dans une continuelle angoisse: +«Sais-tu ce que c'est pour un pauvre coeur qui a senti pendant cinq mois, +jour par jour, heure par heure, la vie l'abandonner, le froid de la tombe +descendre lentement dans la solitude, la mort et l'oubli tomber goutte à +goutte comme la neige; sais-tu ce que c'est pour un coeur serré jusqu'à +cesser de battre, de se dilater un moment, de se rouvrir, comme une pauvre +fleur mourante, et de boire une goutte de rosée vivifiante? O mon Dieu! je +le sentais bien, je le savais, il ne fallait pas nous revoir.» + +Vainement il avait tenté de l'oublier, de prendre un autre amour: nulle +part, il n'a ni n'aurait trouvé ce qui le charme en elle. Les faciles et +vénales amours l'ont écoeuré, et il le crie en quelques mots d'une vérité +saisissante: «Ces belles créatures, je les hais; elles me dégoûtent avec +leurs diamants, leur velours. Je les embrasse; après je me rince la bouche +et je deviens furieux, je n'aime pas les Vénus. O mon amour, ce que j'aime, +c'est ta petite robe noire, le noeud de ton soulier, ton col, tes yeux.» +Et il se compare, en son agonie de passion, à l'un de ces taureaux blessés +dans le cirque qui ont la permission d'aller se coucher dans un coin avec +l'épée du matador dans l'épaule et de mourir en paix. Voilà le droit qu'il +réclame. Il n'admet pas qu'on le lui conteste. «Le reste, dit-il, me +regarde. Il serait trop cruel de venir dire à un malheureux qui meurt +d'amour, qu'il a tort de mourir.» Elle ne l'entend pas, quand il l'appelle +à cent cinquante lieues de distance, et pourtant il ne peut vivre sans +elle. Il voudrait s'établir aux environs de Moulins ou de Châteauroux, +louer un grenier avec une table et un lit. Elle viendrait le voir une fois +ou deux, à cheval, et là, dans la solitude, il écrirait la mélancolique +histoire de leur amour. Puisqu'il n'en peut être ainsi, du moins il a +conçu un rêve et il formule une prière: «O ma fiancée, je te demande +encore pourtant quelque chose. Sors un beau soir, au soleil couchant, +seule; va dans la campagne, assieds-toi sur l'herbe, sous quelque saule +vert; regarde l'occident, et pense à ton enfant qui va mourir. Tâche +d'oublier le reste, relis mes lettres, si tu les as, ou mon petit livre. +Pense, laisse aller ton bon coeur, donne-moi une larme, et puis rentre +chez toi doucement, allume ta lampe, prends ta plume, donne une heure à +ton pauvre ami. Donne-moi tout ce qu'il y a pour moi dans ton coeur. +Efforce-toi plutôt un peu; ce n'est pas un crime, mon enfant. Tu peux m'en +dire même plus que tu n'en sentiras; je n'en saurai rien, ce ne peut être +un crime; je suis perdu.» Et la lettre se termine en un véritable spasme +de passion, où éclate l'éréthisme névrosé du poète: «Dis-moi que tu me +donnes tes lèvres, tes dents, tes cheveux, tout cela, cette tête que j'ai +eue, et que tu m'embrasses, toi, moi! O Dieu, ô Dieu, quand j'y pense, ma +gorge se serre, mes yeux se troublent, mes genoux chancellent. Ah! il est +horrible de mourir, il est horrible d'aimer ainsi. Quelle soif, mon George, +oh! quelle soif j'ai de toi! Je t'en prie, que j'aie cette lettre. Je me +meurs. Adieu.» Après avoir indiqué son adresse, à Baden (Grand-Duché), +près Strasbourg, poste restante, il ajoute en post-scriptum: «O ma vie, ma +vie, je te serre sur mon coeur, ô mon George, ma belle maîtresse, mon +premier, mon dernier amour!» + +Que devient cependant George Sand? Elle a profité de son séjour à Paris +pour régler ses intérêts avec Buloz, mais nous ne savons pas si elle a, +comme elle projetait, sermonné le bavard et compromettant Gustave Planche, +contre lequel Alfred de Musset nourrissait une rancune particulière. +Planche, en effet, fils de pharmacien, avait joué au poète un tour +pendable, du temps où ils étaient rivaux d'influence auprès de l'auteur de +_Lélia_. Certain jour, il offrit à Musset des bonbons au chocolat. A +peine en eut-il mangé deux ou trois qu'il dut céder la place. C'étaient +des bonbons purgatifs que Gustave Planche avait dérobés à l'officine +paternelle. Et cette anecdote, qui a son parfum moliéresque, a été +transmise par madame Martelet, gouvernante d'Alfred de Musset. + +Le 29 août, George Sand arrive à Nohant, en compagnie de son fils Maurice. +Elle y retrouve Solange et le singulier M. Dudevant qui la reçoit +placidement, comme si elle ne revenait pas de Venise. Elle a laissé à +Paris, sans s'émouvoir, sans éprouver ni remords ni scrupules, le triste +Pagello, qui ne paraît pas avoir supporté cette séparation avec son +habituelle philosophie. Comme c'était la saison des vacances et que +d'ailleurs George Sand se souciait peu de l'exhiber dans les milieux +littéraires, il n'entra en relations qu'avec Gustave Planche et Buloz qui, +par une politesse sans doute ironique, lui offrit de collaborer à la +_Revue des Deux Mondes_. Il fit plusieurs visites à Alfred de Musset, dont +l'accueil fut «des plus courtois, mais dépourvu de toute expansion +cordiale; il était, au reste--d'après Pagello--d'un naturel peu expansif.» +Il ne trouva de véritable intimité qu'auprès d'Alfred Tattet, bon vivant, +amant de Déjazet avec qui il avait fait le voyage d'Italie; mais surtout +compagnon de plaisir de Musset et grand amateur de vin de Chypre dont il +se faisait envoyer chaque année un tonnelet. Voici la lettre découragée +que Pagello lui adresse, le 6 septembre: + +«Mon cher Alfred, votre pauvre ami est à Paris. Je suis allé chez vous +demander de vos nouvelles; on m'a dit que vous étiez à la campagne. Si +j'avais eu le temps, je serais allé vous donner un baiser, mais comme je +suis ici pour peu, je vous l'envoie par cette feuille. Je ne sais combien +de jours encore je resterai à Paris. Vous savez que je suis obligé d'obéir +à ma petite bourse, et celle-ci me commande déjà le départ. Adieu. Si je +puis vous voir à Paris, je serai heureux; si je ne puis, envoyez-moi un +baiser, vous aussi, sur un petit bout de papier. Hôtel d'Orléans, n° 17, +rue des Petits-Augustins. Adieu, mon bon, mon sincère ami, adieu, votre +très affectionné ami, + +Pietro PAGELLO.» + +Le Vénitien déraciné prenait ses repas dans une pension tenue par un +compatriote, Burnharda, hôtelier à Paris depuis trente-trois ans; mais +souvent aussi, obligé d'être économe, il allait au Jardin des Plantes +manger un pain et quelques fruits, au sortir de la clinique de Velpeau. +George Sand, avant de partir pour Nohant, s'était bornée à lui donner +quelques recommandations dans le monde médical. Or le malheureux, isolé, +sans ressources, sans relations, parlant à peine notre langue, menait une +vie de délaissement et de misère, inconsolable d'un injurieux abandon qui +succédait à la passion la plus enflammée. «Il me semble, écrivait-il à son +père le 18 août, être un oiseau étranger jeté dans une tempête.» Et plus +loin: «Si quelqu'un a toutes raisons de se jeter à la Seine, c'est moi!» + +George Sand, sur le point de quitter Paris, avait dû affronter une +explication orageuse avec Pagello. Nous en trouvons l'écho dans la lettre +qu'elle adresse de Nohant à Alfred de Musset, au commencement de +septembre. Elle rêve,_pour eux trois_, un amour de l'âme où les sens ne +seraient rien. Mais ni le poète ni le médecin ne veulent s'en accommoder. +«Eh bien! s'écrie-t-elle, voilà que tu t'égares, et lui aussi. Oui, +lui-même, qui dans son parler italien est plein d'images et de +protestations qui paraîtraient exagérées si on les traduisait mot à mot, +lui qui, selon l'usage de là-bas, embrasse ses amis presque sur la bouche, +et cela sans y entendre malice, le brave et pur garçon qu'il est, lui qui +tutoie la belle Cressini sans jamais avoir songé à être son amant; enfin, +lui qui faisait à Giulia (je t'ai dit qu'elle était sa soeur de la main +gauche) des vers et des romances tout remplis d'_amore_ et de _felicità_, +le voilà, ce pauvre Pierre, qui, après m'avoir dit tant de fois: _il +nostro amore per Alfredo_, lit je ne sais quel mot, quelle ligne de ma +réponse à toi le jour du départ, et s'imagine je ne sais quoi.» Pagello +est jaloux. A-t-il décacheté une lettre de George Sand? A-t-il lu, par +dessus l'épaule d'Alfred de Musset, une phrase ainsi conçue: «Il faut que +je sois à toi, c'est ma destinée?» Elle nie l'avoir écrite. En réalité, il +n'admet pas qu'on lui ait fait faire trois cents lieues pour l'abandonner +et lui laisser l'unique distraction de promenades au Jardin des Plantes, +ou lui infliger la lugubre solitude d'une misérable chambre d'hôtel. + +Nous nous expliquons, mais George Sand semble ne pas s'expliquer la +révolte de Pagello: «Lui qui comprenait tout à Venise, du moment qu'il a +mis le pied en France, il n'a plus rien compris, et le voilà désespéré. +Tout de moi le blesse et l'irrite. Et faut-il le dire? il part, il est +peut-être parti à l'heure qu'il est, et moi, je ne le retiendrai pas, +parce que je suis offensée jusqu'au fond de l'âme de ce qu'il m'écrit, et +que, je le sens bien, il n'a plus la foi, par conséquent il n'a plus +l'amour.» Elle ira à Paris, en apparence pour consoler Pagello--car elle +ne veut ni se justifier ni le retenir--mais, à dire vrai, avec l'espoir et +le désir de rencontrer Musset, à son retour de Baden. Le Vénitien l'obsède; +elle en est excédée, et elle philosophe sur cet amour expirant, qui va +rejoindre les affections défuntes: «Est-ce que l'amour élevé et croyant +est possible? Est-ce qu'il ne faut pas que je meure sans l'avoir +rencontré? Toujours saisir des fantômes et poursuivre des ombres! Je m'en +lasse. Et pourtant je l'aimais sincèrement et sérieusement, cet homme +généreux, aussi romanesque que moi, et que je croyais plus fort que moi. +Je l'aimais comme un père, et tu étais alors notre enfant à tous deux. Le +voilà qui redevient un être faible, soupçonneux, injuste, faisant des +querelles d'Allemand et vous laissant tomber sur la tête ces pierres qui +brisent tout.» + +Elle espérait, certes, que Pagello serait raisonnable. N'avait-il pas +accepté qu'elle revît Alfred de Musset et qu'elle l'embrassât en sa +présence? «Les trois baisers que je t'ai donnés, un sur le front et un sur +chaque joue, en te quittant, il les a vus, et il n'en a pas été troublé, +et moi je lui savais tant de gré de me comprendre!» Elle hésite, elle +flotte, elle ne sait où se prendre, partagée entre celui qui va partir et +celui qui ne revient pas. Mais elle est «outrée» que Pagello ne la croie +pas sur parole, et elle ne saurait descendre à se disculper. «Qu'il parte, +je te redemanderai alors ma lettre, et je la lui enverrai pour le punir... +Mais non, pauvre Pierre, il souffre, et je tâcherai de le consoler, et tu +m'y aideras, car je sens que je meurs de tous ces orages, je suis tous les +jours plus malade, plus dégoûtée de la vie, et il faut que nous nous +séparions tous trois sans fiel et sans outrage. Je veux te revoir encore +une fois et lui aussi; je te l'ai promis, d'ailleurs, et je te renouvelle +ma promesse; mais ne m'aime plus, entends-tu bien? Je ne vaux plus rien. +Le doute de tout m'envahit tout à fait. Aime-moi, si tu veux, dans le +passé, et non telle que je suis à présent.» + +Elle l'avertit que, s'ils se revoient à Paris, du moins aucun +rapprochement d'amour n'est possible entre eux, et qu'elle ne saurait +entreprendre de guérir cette passion qu'il croit et dit inguérissable. +«Adieu donc le beau poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal qui +s'était formé entre nous trois, lorsque tu lui arrachas à Venise l'aveu de +son amour pour moi et qu'il te jura de me rendre heureuse.» Elle lui +rappelle la nuit mémorable, la nuit d'enthousiasme où, malgré eux, il +joignit leurs mains et les bénit solennellement. «Tout cela était donc un +roman? Oui, rien qu'un rêve, et moi seule, imbécile, enfant que je suis, +j'y marchais de confiance et de bonne foi! Et tu veux qu'après le réveil, +quand je vois que l'un me désire, et que l'autre m'abandonne en +m'outrageant, je croie encore à l'amour sublime! Non, hélas! il n'y a rien +de tel en ce monde, et ceux qui se moquent de tout ont raison. Adieu, mon +pauvre enfant. Ah! sans mes enfants à moi, comme je me jetterais dans la +rivière avec plaisir!» + +Ainsi tous les trois, George Sand, Alfred de Musset, Pagello, arrivent à +la même conclusion du suicide, de la noyade. Et aucun d'eux ne se jette +dans la rivière... + +Les tristesses de Pagello laissent, il va sans dire, Musset fort +insensible. Il est trop pénétré de sa propre douleur pour s'apitoyer sur +celle de son rival, et même il savoure la joie d'une équitable revanche. +«S'il souffre, lui, eh bien! qu'il souffre, ce Vénitien, qui m'a appris à +souffrir. Je lui rends sa leçon; il me l'avait donnée en maître. Qu'il +souffre, il te possède... Par le ciel, en fermant cette lettre, il me +semble que c'est mon coeur que je ferme. Je le sens qui se resserre et +s'ossifie.» + +Pareilles pensées de désespoir hantaient l'imagination de George Sand. Le +31 août, de Nohant elle écrit à Jules Boucoiran: «C'est un adieu que je +venais dire à mon pays, à tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon +enfance; car vous avez dû le comprendre et le deviner: la vie m'est +odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu. Nous en +reparlerons.» Elle lui recommande Pagello, «un brave et digne homme de +votre trempe, bon et dévoué comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la +mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois à Paris. Je vous le +confie et je vous le lègue; car, dans l'état de maladie violente où est +mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver.» + +De vrai, Pagello s'apprêtait à regagner Venise. Il avait décliné très +dignement l'invitation que George Sand lui adressait, avec l'agrément de +M. Dudevant, de venir passer huit ou dix jours à Nohant. Au surplus, +malgré ses velléités de suicide, elle chargeait Boucoiran de dire au +propriétaire qu'elle gardait son appartement du quai Malaquais, et elle +donnait l'ordre de faire carder ses matelas, «ne voulant pas être mangée +aux vers de son vivant.» + +Dans la première quinzaine d'octobre, George Sand rentrait à Paris. Alfred +de Musset y revenait le 13. Peu de jours après, le 23, Pagello reprenait +le chemin de l'Italie. La vente de quatre tableaux--à l'huile, +observe-t-il--de Zucarelli lui avait, par l'entremise de George Sand, +procuré une somme de quinze cents francs. Il acheta une boîte d'instruments +de chirurgie et quelques livres de médecine. «Le temps, dit-il, qui est un +grand honnête homme, amena le jour redouté et désiré par moi du retour de +la Sand à Paris.» Il reçut le complément du prix des tableaux, prépara son +bagage et alla prendre congé de George Sand, devant Boucoiran. «Nos adieux +furent muets; je lui serrai la main sans pouvoir la regarder. Elle était +comme perplexe; je ne sais pas si elle souffrait; ma présence +l'embarrassait. Il l'ennuyait, cet Italien qui, avec son simple bon sens, +abattait la sublimité incomprise dont elle avait coutume d'envelopper la +lassitude de ses amours. Je lui avais déjà fait connaître que j'avais +profondément sondé son coeur plein de qualités excellentes, obscurcies par +beaucoup de défauts. Cette connaissance de ma part ne pouvait que lui +donner du dépit, ce qui me fit abréger, autant que je pus, la visite. +J'embrassai ses enfants et je pris le bras de Boucoiran qui m'accompagna.» + +En s'éloignant, Pagello ne lança pas la flèche du Parthe, bien qu'il fût +en état de légitime défense. Le jour même où il quittait Paris, il écrivit +à Alfred Tattet: «Mon bon ami, avant de partir, je vous envoie encore un +baiser. Je vous conjure de ne jamais parler de mon amour avec la George. +Je ne veux pas de _vendette_. Je pars avec la certitude d'avoir agi en +honnête homme. Ceci me fait oublier ma souffrance et ma pauvreté. Adieu, +mon ange. Je vous écrirai de Venise. Adieu, adieu.» + +Avait-il, l'infortuné Pagello, été dûment informé de la réconciliation +amoureuse survenue entre Alfred de Musset et George Sand? Il est probable. +Le jour même de son retour à Paris, 13 octobre, le poète envoyait, non pas +à Nohant, comme le croit M. Maurice Clouard, mais au quai Malaquais, où se +trouvait George Sand, une lettre qui débute ainsi: «Mon amour, me voilà +ici... Tu veux bien que nous nous voyions. Et moi, si je le veux! Mais ne +crains pas de moi, mon enfant, la moindre parole, la moindre chose, qui +puisse te faire souffrir un instant... Fie-toi à moi, George, Dieu sait +que je ne te ferai jamais de mal. Reçois-moi, pleurons ou rions ensemble, +parlons du passé ou de l'avenir, de la mort ou de la vie, de l'espérance +ou de la douleur, je ne suis plus rien que ce que tu me feras.» Et il lui +rappelle, et il s'approprie les touchantes paroles de Ruth à Noémi: +«Laissez-moi vivre de votre vie; le pays où vous irez sera ma patrie, vos +parents seront mes parents; là où vous mourrez, je mourrai, et dans la +terre qui vous recevra, là je serai enseveli.» Ce mystique appel aboutit à +la conclusion plus pratique d'un rendez-vous: «Dis-moi ton heure. Sera-ce +ce soir? Demain? Quand tu voudras, quand tu auras une heure, un instant à +perdre. Réponds-moi une ligne. Si c'est ce soir, tant mieux. Si c'est dans +un mois, j'y serai. Ce sera quand tu n'auras rien à faire. Moi, je n'ai à +faire que de t'aimer. Ton frère, Alfred.» + +Ils se réconcilièrent amoureusement, dans le courant d'octobre, sans qu'on +puisse préciser la date, car leurs lettres d'alors ne contiennent aucune +indication; mais ce fut, selon toute apparence, avant le départ de +Pagello. Il emportait cette blessure au coeur et, ne devant plus revoir +George Sand, il ne lui écrira désormais, du fond de sa Vénétie, qu'à de +lointains intervalles, pour recommander des amis. Aussi bien fut-il +amplement vengé de cet abandon. Entre George Sand et Alfred de Musset, +l'amour ne pouvait ni cesser ni durer, ni mourir ni renaître. Le lendemain +même ou le surlendemain de leur rapprochement, les souvenirs du passé +cruel se dressèrent devant eux. Il n'y eut, pour ainsi dire, point de +journée sans raccommodement et sans brouille. La jalousie de Musset, et +comme une rage infernale de torturer, se donnait carrière. «J'en étais +bien sûre, écrit George Sand, que ces reproches-là viendraient dès le +lendemain du bonheur rêvé et promis, et que tu me ferais un crime de ce +que tu avais accepté comme un droit. A peine satisfait, c'est contre moi +que tu tournes ton désespoir et ta colère.» Il accumule, en effet, les +questions, les soupçons, les récriminations. «N'ai-je pas prévu, +s'écrie-t-elle, que tu souffrirais de ce passé qui t'exaltait comme un +beau poème tant que je me refusais à toi, et qui ne te paraît plus qu'un +cauchemar, à présent que tu me ressaisis comme une proie. Voyons, +laisse-moi donc partir. Nous allons être plus malheureux que jamais. Si je +suis galante et perfide comme tu sembles me le dire, pourquoi +t'acharnes-tu à me reprendre et à me garder?... Que nous restera-t-il donc, +mon Dieu! d'un lien qui nous avait semblé si beau? Ni amour, ni amitié, +mon Dieu!» + +Après chacune de ces scènes, au sortir de chaque crise, Alfred de Musset +s'humilie, implore son pardon, s'accuse et se condamne, pour recommencer +le jour suivant: «Mon enfant, mon enfant, lui écrit-il, que je suis +coupable envers toi! que de mal je t'ai fait cette nuit! Oh! je le sais, +et toi, toi, voudrais-tu m'en punir? O ma vie, ma bien-aimée, que je suis +malheureux, que je suis fou, que je suis stupide, ingrat, brutal!... O mon +enfant, ô mon âme, je t'ai pressée, je t'ai fatiguée, quand je devrais +passer les journées et les nuits à tes pieds, à attendre qu'il tombe une +larme de tes beaux yeux pour la boire, à te regarder en silence, à +respecter tout ce qu'il y a de douleur dans ton coeur; quand ta douleur +devrait être pour moi un enfant chéri que je bercerais doucement. O George, +George! Ecoute, ne pense pas au passé. Non, non, au nom du ciel, ne +compare pas, ne réfléchis pas, je t'aime comme on n'a jamais aimé... O +Dieul si je te perdais! ma pauvre raison n'y tient pas. Mon enfant, +punis-moi, je t'en prie; je suis un fou misérable, je mérite ta colère... +Ma vie, mon bien suprême, pardon, oh! pardon à genoux! Ah! pense à ces +beaux jours que j'ai là dans le coeur, qui viennent, qui se lèvent, que je +sens là, pense au bonheur, hélas! hélas! si l'amour l'a jamais donné. +George, je n'ai jamais souffert ainsi. Un mot, non pas un pardon, je ne le +mérite pas; mais dis seulement: _J'attendrai_. Et moi, Dieu du ciel, il y +a sept mois que j'attends, je puis en attendre encore bien d'autres. Ma +vie, doutes-tu de mon pauvre amour? O mon enfant, crois-y, ou j'en +mourrai.» Ces cris de désespoir, d'ivresse, de folie, ces lamentations, +succédant à des explosions de colère, ne sont qu'un faible écho des +tourments qui secouaient deux êtres de génie, un homme enfiévré et +hystérique, surexcité par l'alcool, une femme mobile et irritable, plus +mère qu'amante. Ils vont se débattre cinq mois dans cette agonie +d'amour. + + + + +CHAPITRE XV + +LA RUPTURE DÉFINITIVE + + +Cette réconciliation avec George Sand, aussitôt suivie de reproches et de +querelles, devait avoir sur l'organisme d'Alfred de Musset une +répercussion fâcheuse. Au commencement de novembre, selon toute +apparence--car les lettres ne sont pas datées,--il envoya à son amie un +court billet, sans signature et d'une écriture tourmentée. En voici le +texte: «J'ai une fièvre de cheval. Impossible de tenir sur mes jambes. +J'espérais que cela se calmerait. Comment donc faire pour te voir? Viens +donc avec Papet ou Rollinat; il entrerait le premier tout seul, et, quand +il n'y aurait personne, il t'ouvrirait. Après dîner, cela se peut bien. Je +me meurs de te voir une minute, si tu veux. Aime-moi. Vers huit heures tu +peux venir, veux-tu?» Sur-le-champ George Sand lui répondit: «Certainement, +j'irai, mon pauvre enfant. Je suis bien inquiète. Dis-moi, est-ce que je +ne peux pas t'aller soigner? Est-ce que ta mère s'y opposerait? Je peux +mettre un bonnet et un tablier à Sophie. Ta soeur ne me connaît pas. Ta +mère fera semblant de ne pas me reconnaître, et je passerai pour une +garde. Laisse-moi te veiller cette nuit, je t'en supplie. Parle à ta mère, +dis-lui que tu le veux.» C'était un réveil, un revenez-y de cette +tendresse maternelle qui se prodiguait au chevet du malade et s'atténuait +après la guérison. Elle vint, en effet, revêtit le costume de la servante +et soigna le poète avec sollicitude. Il fut vite rétabli, mais les soucis +s'accumulaient autour de leur amour. Pour Alfred de Musset, il y eut +d'abord une brouille avec Alfred Tattet, qui avait blâmé la reprise de la +liaison rompue; puis une provocation adressée à Gustave Planche, qui nia +avoir tenu les propos désobligeants qu'on lui prêtait. Enfin, entre _Elle +et Lui_, les récriminations et les griefs s'amoncelaient. Perpétuelle +alternance de soupçons, de colères, de repentirs et de pardons. On a +prétendu qu'alors, comme avant le voyage de Venise, Alfred de Musset +habitait chez George Sand, et l'on invoque à cet égard l'adresse, 19, quai +Malaquais, mise au-dessous de sa signature dans le cartel à Gustave +Planche. En réalité, ce ne devait être là qu'un domicile intermittent. Les +billets qu'il envoyait à madame Sand portent presque tous cette +suscription: Madame Dudevant, n° 19, quai Malaquais. Ils n'ont pas le +cachet de la poste et étaient remis par un commissionnaire. En voici un +qui a été écrit par Alfred de Musset dans un intervalle de calme relatif: +«Le bonheur, le bonheur, et la mort après, la mort avec. Oui, tu me +pardonnes, tu m'aimes! Tu vis, ô mon âme, tu seras heureuse! Oui, par Dieu, +heureuse par moi. Eh! oui, j'ai vingt-trois ans, et pourquoi les ai-je? +Pourquoi suis-je dans la force de l'âge, sinon pour te verser ma vie, pour +que tu la boives sur mes lèvres? Ce soir, à dix heures, et compte que j'y +serai plutôt (_sic_). Viens, dès que tu pourras; viens, pour que je me +mette à genoux, pour que je te demande de vivre, d'aimer, de pardonner. Ce +soir, ce soir!» Les bonnes résolutions d'Alfred de Musset duraient peu, +ses promesses n'avaient pas de lendemain. George Sand le lui rappelle et +s'en plaint avec une douce mélancolie: «Pourquoi nous sommes-nous quittés +si tristes? Nous verrons-nous ce soir? Pouvons-nous être heureux? +Pouvons-nous nous aimer? Tu as dit que oui, et j'essaie de le croire. Mais +il me semble qu'il n'y a pas de suite dans tes idées, et qu'à la moindre +souffrance tu t'indignes contre moi, comme contre un joug. Hélas! mon +enfant, nous nous aimons, voilà la seule chose sûre qu'il y ait entre +nous. Le temps et l'absence ne nous ont pas empêchés et ne nous +empêcheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble? +La mienne est-elle possible avec quelqu'un? Cela m'effraie. Je suis triste +et consternée par instants; tu me fais espérer et désespérer à chaque +instant. Que ferai-je? Veux-tu que je parte? Veux-tu essayer encore de +m'oublier? Moi, je ne chercherai pas, mais je puis me taire et m'en aller. +Je sens que je vais t'aimer encore comme autrefois, si je ne fuis pas. Je +te tuerai peut être et moi avec toi, penses-y bien.» Est-ce à cette lettre +et à l'offre de rupture amiable qui y est formulée qu'Alfred de Musset, de +nouveau malade, répond en quelques lignes? «Quitte-moi, toi, si tu veux. +Tant que tu m'aimeras, c'est de la folie, je n'en aurais jamais la force. +Ecris-moi un mot, je donnerais je ne sais quoi pour t'avoir là. Si je peux +me lever, j'irai te voir.» Le lendemain ou le surlendemain, autre billet +du poète, où l'on sent l'exaltation s'accroître. Ce ne sont plus guère +que des exclamations: «Mon ange adoré, je te renvoie ton _agent_ +(l'_r_ manque). Buloz m'en a envoyé. Je t'aime, je j'aime, je t'aime. +Adieu! O mon George, c'est donc vrai? Je t'aime pourtant. Adieu, adieu, ma +vie, mon bien; adieu, mes lèvres, mon coeur, mon amour. Je t'aime tant! O +Dieu, adieu, toi, toi, toi, ne te moque pas d'un pauvre homme.» George +Sand atteint, elle aussi, au paroxysme de la névrose; elle suit Musset sur +le chemin de la frénésie amoureuse, et lui propose de rejoindre leur amie +Roxanne dans cette forêt de Fontainebleau où ils ont connu, l'automne +précédent, les joies de l'amour naissant, mais où, pour la première fois, +se sont manifestées les hallucinations du poète. Là-bas, dans la solitude, +ils pourront réaliser le lugubre et tragique dessein que chacun d'eux +nourrit en son imagination maladive. «Tout cela, répond George Sand, +vois-tu, c'est un jeu que nous jouons, mais notre coeur et notre vie +servent d'enjeux, et ce n'est pas tout à fait aussi plaisant que cela en a +l'air. Veux-tu que nous allions nous brûler la cervelle ensemble à +Franchard? Ce sera plus tôt fait. Roxanne a eu une petite larme sur la +joue, quand je lui ai lu le paragraphe qui la concerne. Viens pour elle, +si ce n'est pour moi. Elle te donnera du lait et tu lui feras des vers. Je +ne serai jalouse que du plaisir qu'elle aura à te soigner.» + +Ces projets de suicide étaient dans le goût du jour et conformes à +l'esthétique du romantisme. C'est l'époque où Victor Escousse, âgé de +dix-neuf ans, s'asphyxiait avec son collaborateur Auguste Lebras, parce +que sa troisième pièce, _Raymond_, avait été froidement accueillie. + +Plus sages à la réflexion, George Sand et Alfred de Musset remplacèrent le +suicide par une rupture. Ils parurent écouter les avis que leur donnaient, +à _Lui_ Alfred Tattet, à _Elle_ Sainte-Beuve, qui exerçaient en partie +double les fonctions de confident, presque de confesseur et de directeur +de conscience sentimentale. Alfred Tattet n'aimait pas George Sand, et +Sainte-Beuve jalousait un peu Musset. Ils devaient, l'un et l'autre, +pousser à la séparation. Nous avons une lettre de madame Sand implorant de +Sainte-Beuve assistance et protection, en cette crise du mois de novembre +1834: «Mon ami, écrit-elle, je voudrais vous voir et causer avec vous +tête-à-tête; cela est impossible chez moi. Soyez assez bon pour aller au +collège Henri IV demain, de midi et demi à une heure; demandez mon fils, +je serai avec lui. De là nous irons faire un tour sur la place +Sainte-Geneviève, et, en une demi-heure, je vous expliquerai ma situation +et vous demanderai un conseil. J'ai une question de vie et de mort à +trancher. Aidez-moi. A vous.» + +Par malheur, nous n'avons pas la réponse de Sainte-Beuve; mais, au cours +de la promenade sur la place Sainte-Geneviève, il dut conseiller le +départ. Elle se rendit, en effet, à Nohant, d'où elle écrit, le 15 +novembre, à Jules Boucoiran: «Je ne vais pas mal, je me distrais, et ne +retournerai à Paris que guérie et fortifiée. Vous avez tort de parler +comme vous faites d'Alfred. N'en parlez pas du tout, si vous m'aimez, et +soyez sûr que c'est fini à jamais entre lui et moi.» De son côté, Musset +va en Bourgogne, à Montbard, chez des parents, pour soigner sa santé fort +ébranlée par ces secousses, et il mande, le 12 novembre, à Alfred Tattet: +«Tout est fini. Si par hasard _on_ vous faisait quelques questions, si +peut-être _on_ allait vous voir pour vous demander à vous-même si vous ne +m'avez pas vu, répondez purement que non, et soyez sûr que notre secret +commun est bien gardé de ma part.» Paul de Musset, dans la _Biographie_, +passe rapidement sur tous ces détails, non sans tâcher de donner à son +frère le beau rôle de l'homme poursuivi et harcelé: «Le retour, dit-il, +d'une personne qu'il ne voulait pas revoir et qu'il revit bien malgré +lui[12] le plongea de nouveau dans une vie si remplie de scènes violentes +et de débats pénibles que le pauvre garçon eut une rechute, à croire qu'il +ne s'en relèverait plus. Cependant il puisa dans son mal même les moyens +de se guérir. A défaut de la raison, le soupçon et l'incrédulité le +sauvèrent. Il s'ennuya des récriminations et de l'emphase, et prit la +résolution de se dérober à ce régime malsain.» + +[Note 12: Ceci est faux, comme l'indique le billet d'Alfred de Musset à +son retour de Baden.] + +Quoiqu'ils l'eussent juré, _Elle et Lui_, à Sainte-Beuve et à Tattet, +rien n'était encore fini. Nous voici, au contraire, en pleine drame. Ni +Montbard ni Nohant n'étaient assez loin de Paris. Ils y reviennent, l'un +et l'autre. George Sand est reprise, à la fin de novembre, de la passion +la plus effrénée; la plus délirante pour Musset: + + C'est Vénus toute entière à sa proie attachée. + +Et nous entendons ses sanglots, nous voyons couler ses larmes dans le +_Journal_ inédit où s'épanche le débordement de sa folie d'amour. Il +faudrait citer toutes ces pages cruellement éloquentes, et nous n'en +pouvons retenir que les passages les plus douloureusement émus. Avant le +départ pour Nohant, elle avait consigné sur son _Journal_ ces lignes +navrantes: «Je t'aime avec toute mon âme, et toi, tu n'as pas même +d'amitié pour moi. Je t'ai écrit ce soir. Tu n'as pas voulu répondre à mon +billet. On a dit que tu étais sorti, et tu n'es pas venu seulement passer +cinq minutes avec moi. Tu es donc rentré bien tard, et où étais-tu, mon +Dieu? Hélas! c'est bien fini, tu ne m'aimes plus du tout. Je te +deviendrais abjecte et odieuse, si je restais ici. D'ailleurs, tu désires +que je parte. Tu m'as dit l'autre jour, d'un air incrédule: «Bah! tu ne +partiras pas.» Ah! tu es donc bien pressé? Sois tranquille, je pars dans +quatre jours, et nous ne nous reverrons plus. Pardonne-moi de t'avoir fait +souffrir, et sois bien vengé; personne au monde n'est plus malheureux que +moi.» + +A son retour de Nohant, elle apprend que Musset est également rentré à +Paris. Elle se rend chez lui; la porte est close. Alors elle se retourne +vers Sainte-Beuve, comme vers le guide, le sauveur, et lui écrit, le 25 +novembre: «Voilà deux jours que je ne vous ai vu, mon ami. Je ne suis pas +encore en état d'être abandonnée, de vous surtout qui êtes mon meilleur +soutien. Je suis résignée moins que jamais. Je sors, je me distrais, je me +secoue, mais en rentrant dans ma chambre, le soir, je deviens folle. Hier, +mes jambes m'ont emportée malgré moi; j'ai été chez lui. Heureusement je +ne l'ai pas trouvé. J'en mourrai.» Elle allait, en effet, pleurer, +sangloter, se morfondre à sa porte. Et il ne la recevait pas. Alors elle +lui envoya un petit paquet qu'il ouvrit et qui contenait ses admirables +nattes brunes, sa chevelure opulente, qu'elle avait coupée pour lui en +faire don, comme mademoiselle de La Vallière à son Dieu, lors de cette +vêture où s'émut la froideur majestueuse de Bossuet. Devant un pareil +sacrifice, suprême abnégation féminine, le poète ne pouvait demeurer +insensible. Ils se revirent, mais quel lugubre crépuscule d'amour! Nous en +apercevons toute la mélancolie à travers le _Journal_ de George Sand: «Si +j'allais casser le cordon de sa sonnette jusqu'à ce qu'il m'ouvrît la +porte? Si je m'y couchais en travers jusqu'à ce qu'il passe? Si je me +jetais--non pas à ses pieds, c'est fou après tout, car c'est l'implorer, +et certes il fait pour moi ce qu'il peut, il est cruel de l'obséder et de +lui demander l'impossible--mais si je me jetais à son cou, dans ses bras, +si je lui disais: «Tu m'aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais +tu me plains trop pour ne pas m'aimer. Tu vois bien que je t'aime, que je +ne peux aimer que toi. Embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas; +dis-moi quelques douces paroles, caresse-moi, puisque tu me trouves encore +jolie malgré mes cheveux coupés, malgré les deux grandes rides qui se sont +formées depuis l'autre jour sur mes joues. Eh bien! quand tu sentiras ta +sensibilité se lasser et ton irritation revenir, renvoie-moi, +maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot _dernière +fois!_ Je souffrirai tant que tu voudras, mais laisse-moi quelquefois, ne +fût-ce qu'une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser qui me +fasse vivre et me donne du courage.» Elle adjure la Providence +d'intervenir, de la protéger, de la sauver. Volontiers elle demanderait un +miracle: «Ah! il a tort, n'est-ce pas? mon Dieu, il a tort de me quitter à +présent que mon âme est purifiée et que, pour la première fois, une +volonté sévère s'est arrêtée en moi... Cet amour pourrait me conduire au +bout du monde. Mais personne n'en veut, et la flamme s'éteindra comme un +holocauste inutile. Personne n'en veut!... Ah! mais on ne peut pas aimer +deux hommes à la fois. Cela m'est arrivé. Quelque chose qui m'est arrivé +ne m'arrivera plus.» + +Elle en donne alors une explication qui paraît véridique et où tressaille +toute l'angoisse de la passion, au moment où elle voit disparaître +irréparablement son bonheur: «Est-ce que je ne souffre pas des folies ou +des fautes que je fais? Est-ce que les leçons ne profitent pas aux femmes +comme moi? Est-ce que je n'ai pas trente ans? Est-ce que je ne suis pas +dans toute ma force? Oui, Dieu du ciel, je le sens bien, je puis encore +faire la joie et l'orgueil d'un homme, si cet homme veut franchement +m'aider. J'ai besoin d'un bras solide pour me soutenir, d'un coeur sans +vanité pour m'accueillir et me conserver. Si j'avais trouvé cet homme-là, +je n'en serais pas où j'en suis. Mais ces hommes-là sont des chênes noueux, +dont l'écorce repousse. Et toi, poète, belle fleur, j'ai voulu boire ta +rosée. Elle m'a enivrée, elle m'a empoisonnée, et, dans un jour de colère, +j'ai cherché un autre poison qui m'a achevée. Tu étais trop suave et trop +subtil, mon cher parfum, pour ne pas t'évaporer chaque fois que mes lèvres +t'aspiraient. Les beaux arbrisseaux de l'Inde et de la Chine plient sur +une faible tige et se courbent au moindre vent. Ce n'est pas d'eux qu'on +tirera des poutres pour bâtir des maisons. On s'abreuve de leur nectar, on +s'entête de leur odeur, on s'endort et on meurt.» + +N'y a-t-il pas là toute l'ivresse d'un amour qui, en échange du don de ses +tresses noires, demandait à Musset et obtenait de lui une mèche de ses +cheveux blonds? N'y a-t-il pas le délire de l'être livré à la frénésie des +sens? Comme Liszt prétendait un soir que Dieu seul méritait d'être aimé, +elle répondit: «C'est possible, mais quand on a aimé un homme, il est bien +difficile d'aimer Dieu.» Ou bien elle demandait des consultations sur +l'amour, ici et là. Henri Heine lui dit qu'on n'aime qu'avec la tête et +les sens, que le coeur n'est que pour bien peu dans l'amour. Madame Allart +lui déclara qu'il faut ruser auprès des hommes et faire semblant de se +fâcher pour les ramener. Enfin, Sainte-Beuve, qui avait été mêlé à toute +cette série de brouilles et de raccommodements avec Alfred de Musset, +questionné par elle sur ce que c'était que l'amour, en donna cette +définition exquise: «Ce sont les larmes. Vous pleurez, vous aimez.» + +Si elle va au théâtre, en bousingot, les cheveux coupés, elle se trouve +les yeux cernés, les joues creuses, l'air bête et vieux. Elle admire, au +balcon, dans les loges, «toutes ces femmes blondes, blanches, parées, +couleur de rose, des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets, +des épaules nues.» Et elle s'écrie, la vibrante amoureuse: «Voilà, +au-dessus de moi, le champ où Fantasio ira cueillir ses bluets!» Elle +revient longuement, tristement, sur ses souvenirs de Venise, alors que, +séparés déjà, il lui écrivait de Paris des lettres palpitantes de +tendresse. «Oh! ces lettres que je n'ai plus, que j'ai tant baisées, tant +arrosées de larmes, tant collées sur mon coeur nu, quand l'autre ne me +voyait pas!» Combien, en effet, il lui est devenu odieux, l'autre, le +Pagello, sur qui elle est prête à reporter la responsabilité de ses fautes +et de ses malheurs! «Cet Italien, vous savez, mon Dieu, si son premier mot +ne m'a pas arraché un cri d'horreur. Et pourquoi ai-je cédé, pourquoi, +pourquoi? Le sais-je?» De ce crime involontaire elle est effroyablement +punie. «Voilà dix semaines que je meurs jour par jour, et à présent, +minute par minute! C'est une agonie trop longue. Vraiment, toi, cruel +enfant, pourquoi m'as-tu aimée, après m'avoir haïe? Quel mystère +s'accomplit donc en toi chaque semaine?» + +Va-t-elle courir vers lui, le supplier encore, se traîner à ses pieds? +Elle en a une furieuse envie. «Je vais y aller, j'y vais!--Non.--Crier, +hurler, mais il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas.» Et elle +reprend, comme si elle prononçait, à voix haute, sa confession publique: +«Enfin, c'est le retour de votre amour à Venise qui a fait mon désespoir +et mon crime. Pouvais-je parler? Vous n'auriez plus voulu de mes soins, +vous seriez mort de rage en les subissant. Et qu'auriez-vous fait sans moi, +ma pauvre colombe mourante? Ah! Dieu, je n'ai jamais pensé un instant à +ce que vous aviez souffert à cause de cette maladie et à cause de moi, +sans que ma poitrine se brisât en sanglots. Je vous trompais, et j'étais +là entre ces deux hommes, l'un qui me disait: «Reviens à moi, je réparerai +mes torts, je t'aimerai, je mourrai sans toi!» et l'autre qui disait tout +bas dans mon autre oreille: «Faites attention, vous êtes à moi, il n'y a +plus à en revenir. Mentez, Dieu le veut. Dieu vous absoudra.»--Ah! pauvre +femme, pauvre femme, c'est alors qu'il fallait mourir.» + +Peut-être retournerait-il vers elle, le tendre enfant, le poète que +Lamartine appellera «jeune homme au coeur de cire.» Mais il redoute le +jugement des salons esthétiques et le blâme de M. Tattet, «qui dirait d'un +air bête: «Dieu! quelle faiblesse!» lui qui pleure, quand il est saoûl, +dans le giron de mademoiselle Déjazet.» Ah! elle regrette maintenant avec +amertume les folies de Venise. Si elle avait su! «Je me serais, +s'écrie-t-elle avec frénésie, je me serais coupé une main, je te l'aurais +présentée en te disant: «Voilà une main menteuse et sale. Jetons-la dans +la mer, et que le sang qui en coulera lave l'autre. Prends-la, et mène-moi +au bout du monde.» Si tu devais accepter cette main ainsi lavée, je le +ferais bien encore. Veux-tu?» + +«Mais à qui, continue-t-elle dans une sorte d'extase, s'adresse tout cela? +Est-ce à vous, murs de ma chambre, échos de sanglots et de cris? Est-ce à +toi, portrait silencieux et grave? A toi, crâne effrayant, plein d'un +poison plus sûr que tous ceux qui tuent le corps, cercueil où j'ai +enseveli tout espoir? A toi, Christ sourd et muet? J'aurai beau dire, beau +pleurer et me plaindre, il n'y a que vous qui me pardonnerez, mon Dieu! +Que votre miséricorde commence donc par donner le repos et l'oubli à ce +coeur dévoré de chagrin; car, tant que je souffre, tant que j'aime ainsi, +je vois bien que vous êtes en colère. Ah! rendez-moi mon amant, et je +serai dévote et mes genoux useront les pavés des églises.» + +Essaiera-t-elle, de le rendre jaloux? Déploiera-t-elle des sortilèges pour +le ramener, la pauvre «Madeleine sans cheveux, mais non pas sans larmes, +sans croix et sans tête de mort?» De qui pourrait-il prendre ombrage? Ce +ne serait ni de Buloz, ni de Sainte Beuve. Peut-être de Liszt? Mais Liszt, +dit-elle, «ne pense qu'à Dieu et à la Sainte Vierge qui ne me ressemble +pas absolument. Bon et heureux jeune homme!» Plus tard, il pensera aussi à +madame d'Agoult. Au demeurant, elle se flatte de réconquérir Musset, en +s'entourant d'hommes très illustres et très purs, Delacroix, Berlioz, +Meyerbeer. Que lui demande-t-elle, pour avoir la force de patienter? Son +amitié. «Si j'avais, soupire-t-elle, quelques lignes de toi, de temps en +temps, un mot, la permission de t'envoyer de temps en temps une petite +image de quatre sous achetée sur les quais, des cigarettes faites par moi, +un oiseau, un joujou! Quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui, +pour me figurer que tu penses un peu à moi en recevant ces niaiseries!» + +Elle ne souhaite qu'une affection dans l'ombre et le silence, elle ne +sollicite ni actes publics, ni démarches qui prouvent qu'elle n'est pas +«une malheureuse chassée à coups de pied.» Ce qu'elle implore est pour son +coeur, non pour son orgueil. «Mon Dieu, dit-elle, j'aimerais mieux des +coups que rien. Rien, c'est ce qu'il y a de plus affreux au monde, mais +c'est mon expiation.» Et elle ajoute, n'oubliant jamais que la douleur +doit être un auxiliaire, un adjuvant de la littérature: «Alfred, je vais +faire un livre. Tu verras que mon âme n'est pas corrompue; car ce livre +sera une terrible accusation contre moi. Saints du ciel, vous avez péché, +vous avez souffert!» + +Elle veut mourir, elle voit s'entr'ouvrir la tombe de sa jeunesse et de +ses amours. Tout au plus s'accorde-t-elle quatre jours encore, avant que +sonne l'heure fatale. «Et que serai-je ensuite? Triste spectre, sur quelle +rive vas-tu errer et gémir? Grèves immenses, hivers sans fin! Il faut plus +de courage pour franchir le seuil de la vie des passions et pour entrer +dans le calme du désespoir que pour avaler la ciguë. Oh! mes enfants, vous +ne saurez jamais combien je vous aime. Pourquoi m'avez-vous réveillée, ô +mon Dieu, quand je m'étendais avec résignation sur cette couche glacée? +Pourquoi avez-vous fait repasser devant moi ce fantôme de mes nuits +brûlantes, ange de mort, amour funeste, ô mon destin, sous la figure d'un +enfant blond et délicat? Oh! que je t'aime encore, assassin! Que tes +baisers me brûlent donc vite, et que je meure consumée! Tu jetteras mes +cendres au vent. Elles feront pousser des fleurs qui te réjouiront.» + +Voici le paroxysme du mal d'aimer; nous touchons aux ultimes confins de la +passion, tout près des régions de la folie: «O mes yeux bleus, vous ne me +regarderez plus! Belle tête, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te +voiler d'une douce langueur. Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous +étendrez plus sur moi, comme Elisée sur l'enfant mort, pour me ranimer. +Vous ne me toucherez plus la main, comme Jésus à la fille de Jaïre, en +disant: «Petite fille, lève toi.» Adieu, mes cheveux blonds, adieu, mes +blanches épaules, adieu, tout ce que j'aimais, tout ce qui était à moi. +J'embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et +les rochers dans les forêts en criant votre nom, et, quand j'aurai rêvé le +plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide.» + +A nuit close, en plein jour, elle est en proie ù l'idée fixe, elle voit +sans cesse un profil divin, toujours le même, qui se dessine entre son +oeil et la muraille. Sur les épaules de ses interlocuteurs elle aperçoit +une tête qui n'est pas la leur, la tête de l'aimé. Cette image la hante, +la possède: «Quelle fièvre avez-vous fait passer dans la moelle de mes os, +esprits de la vengeance céleste? Quel mal avais-je fait aux anges du ciel +pour qu'ils descendissent sur moi et pour qu'ils missent en moi, pour +châtiment, un amour de lionne? Pourquoi mon sang s'est-il changé en feu et +pourquoi ai-je connu, au moment de mourir, des embrassements plus fougueux +que ceux des hommes? Quelle furie t'anime donc contre moi, toi qui me +pousses du pied dans le cercueil, tandis que ta bouche s'abreuve de mon +corps et de ma chair? Tu veux donc que je me tue? Tu dis que tu me le +défends, et cependant que deviendrai-je loin de toi, si cette flamme +continue à me ronger? Si je ne puis passer une nuit sans crier après toi +et me tordre dans mon lit, que ferai-je quand je t'aurai perdu pour +toujours? Pâlirai-je comme une religieuse dévorée par les désirs? +Deviendrai-je folle, et réveillerai-je les hôtes des maisons par mes +hurlements? Oh! tu veux que je me tue!» + +Est-il rien dans la littérature d'imagination qui soit plus déchirant que +ce _Journal_ véridique et vécu? Phèdre, Didon, _la Religieuse portugaise_ +ont-elles plus désespérément gémi ou crié leur amour? Qui la retient +encore, au bord de l'abîme, «dans ces heures féroces où elle voudrait +arracher son coeur et le dévorer»? Il ne subsiste, désormais, de sain dans +son être que le recoin mystérieux de la tendresse maternelle: «O mon fils, +mon fils, je veux que tu lises ceci un jour et que tu saches combien je +t'ai aimé. O mes larmes, larmes de mon coeur, signez cette page, et que +les siennes retrouvent un jour vos larmes auprès de son nom!» + +Ce _Journal_, en effet, que George Sand ne voulut jamais publier, fut +classé parmi ses papiers intimes, et n'a été édité ni par son fils ni par +ses héritiers, alors même que la correspondance fut recueillie en volumes +et qu'ensuite on livra très légitimement à la curiosité littéraire du +public les lettres adressées à Alfred de Musset. Ces lettres, qui +provoquèrent vers 1840 un échange de récriminations et, de réclamations +entre _Lui et Elle_, sont finalement restées aux mains de George Sand. +Elle faillit les donner au libraire après la mort de Musset, mais elle en +fut dissuadée par Sainte-Beuve. Nous n'y trouvons que de trop rares +indications sur la réconciliation du mois de janvier 1835, lorsque George +Sand écrivait victorieusement à Tattet, le 14: «Alfred est redevenu mon +amant», de même que sur la rupture définitive du mois suivant. Nous +n'avons guère, pour pénétrer le secret, qu'une lettre de la malheureuse à +celui qu'elle ne peut retenir: «Eh bien! oui, s-écrie-t-elle, tu es jeune, +tu es poète, tu es dans ta beauté et dans ta force... Moi, je vais mourir, +adieu, adieu. Je ne veux pas te quitter, je ne veux pas te reprendre, je +ne veux rien, rien! J'ai les genoux par terre et les reins brisés. Qu'on +ne me parle de rien! Je veux embrasser la terre et pleurer. Je ne t'aime +plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux +pas m'en passer. Il n'y aurait qu'un coup de foudre d'en haut qui pourrait +me guérir en m'anéantissant. Adieu, reste, pars, seulement ne dis pas que +je ne souffre pas: il n'y a que cela qui puisse me faire souffrir +davantage. Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frère, mon sang, +allez-vous-en, mais tuez-moi en partant.» + +Alfred de Musset, dans un accès de délire, avait menacé de la tuer. Le +lendemain, en annonçant son départ et en sollicitant chez elle une suprême +entrevue de quelques instants, il ajoute: «Ne t'effraie pas, je ne suis de +force à tuer personne ce matin.» Elle lui avait renvoyé ce qu'il avait +laissé quai Malaquais, ce qu'il appelle «les oripeaux des anciens jours de +joie.» Pour l'apitoyer peut-être, il l'avertit qu'il a retenu sa place +dans la malle-poste de Strasbourg, mais il lui adresse auparavant l'adieu +de Sténio à Lélia: «Il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton Sténio; il +est à tes côtés, il assiste à toutes tes douleurs; ses yeux trempés de +larmes veillent sur tes nuits silencieuses.» Et il lui raconte une manière +de rêve, une hallucination symbolique: «Moi, je me disais: Voilà ce que je +ferai; je la prendrai avec moi pour aller dans une prairie, je lui +montrerai les feuilles qui poussent, les fleurs qui s'aiment, le soleil +qui réchauffe tout dans l'horizon plein de vie; je l'asseoirai sur du +jeune chaume, elle écoutera et elle comprendra bien ce que disent tous ces +oiseaux, toutes ces rivières, avec les harmonies du monde; elle +reconnaîtra tous ces milliers de frères, et moi pour l'un d'entre eux. +Elle me pressera sur son coeur, elle deviendra blanche comme un lis, et +elle prendra racine dans la sève du monde tout-puissant.» + +Un autre jour, il envoie, encore à la veille de partir, ces deux lignes +sans signature: «_Senza veder, e senza parlar, toccar la mano d'un pazzo +che parte domani_ (sans se voir, sans se parler, serrer la main d'un fou +qui part demain).» Elle lui répond, et c'est la lettre qui pose la pierre +tombale sur leur amour, à la fin de février: «Non, non, c'est assez, +pauvre malheureux, je t'ai aimé comme un fils, c'est un amour de mère, +j'en saigne encore. Je te plains, je te pardonne tout, mais il faut nous +quitter. J'y deviendrais méchante. Tu dis que cela vaudrait mieux, et que +je devrais te souffleter quand tu m'outrages. Je ne sais pas lutter. Dieu +m'a faite douce, et cependant fière. Mon orgueil est brisé à présent, et +mon amour n'est plus que de la pitié. Je te le dis, il faut en guérir. +Sainte-Beuve a raison. Ta conduite est déplorable, impossible! Mon Dieu, à +quelle vie vais-je te laisser! l'ivresse, le vin! les filles, et encore et +toujours! Mais, puisque je ne peux plus rien pour t'en préserver, faut-il +prolonger cette honte pour moi et ce supplice pour toi-même? Mes larmes +t'irritent, ta folle jalousie à tout propos, au milieu de tout cela! Plus +tu perds le droit d'être jaloux, plus tu le deviens! Cela ressemble à une +punition de Dieu sur ta pauvre tête. Mais mes enfants à moi, oh! mes +enfants, mes enfants, adieu, adieu, malheureux que tu es, mes enfants, mes +enfants!» Dans cette crise de lassitude amoureuse ou d'angoisse maternelle, +elle exécuta la résolution dont il parlait toujours, sans l'accomplir. Ce +fut elle qui se déroba clandestinement, en brisant la chaîne trop lourde. +Le 6 mars, elle écrit à Jules Boucoiran, complice de son évasion: «Mon ami, +aidez-moi à partir aujourd'hui. Allez au courrier à midi et retenez moi +une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu'il faut faire. +Cependant, si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car +j'aurai bien de la peine à tromper l'inquiétude d'Alfred, je vais vous +l'expliquer en quatre mots. Vous arriverez à cinq heures chez moi et, d'un +air empressé et affairé, vous me direz que ma mère vient d'arriver, qu'elle +est très fatiguée et assez sérieusement malade, que sa servante n'est pas +chez elle, qu'elle a besoin de moi tout de suite et qu'il faut que j'y +aille sans différer. Je mettrai mon chapeau, je dirai que je vais revenir +et vous me mettrez en voiture. Venez chercher mon sac de nuit dans la +journée. Il vous sera facile de l'emporter sans qu'on le voie et vous le +porterez au bureau. Adieu, venez tout de suite, si vous pouvez. Mais si +Alfred est à la maison, n'ayez pas l'air d'avoir quelque chose à me dire. +Je sortirai dans la cuisine pour vous parler.» + +Il en fut comme il était convenu. Trois jours après, le 9 mars, elle écrit +à Boucoiran, de Nohant où elle va pour la quatrième fois depuis son retour +de Venise: «J'ai fait ce que je devais faire. La seule chose qui me +tourmente, c'est la santé d'Alfred. Donnez-moi de ses nouvelles, et +racontez-moi, sans y rien changer et sans en rien atténuer, l'indifférence, +la colère ou le chagrin qu'il a pu montrer en recevant la nouvelle de mon +départ.» Et, dans un autre passage de la même lettre: «Je vais me mettre à +travailler pour Buloz. Je suis très calme.» Elle n'était point aussi calme +qu'elle le veut dire; car elle eut une crise hépatique qui lui couvrit +tout le corps de taches et la mit en danger de mort. Puis le travail la +reprit et l'absorba, tandis que Musset cherchait l'oubli dans ses plaisirs +habituels, le vin et les filles. Le drame intime est terminé; la +littérature reconquiert ses droits. George Sand orientera sa vie vers +d'autres pensées et d'autres désirs. Alfred de Musset, en ses jours de +répit, épanchera ses souvenirs et ses rancoeurs dans les strophes +admirables des _Nuits_ et la _Confession d'un enfant du siècle_. _Elle_ et +_Lui_ auront trouvé, daus la mutuelle souffrance, un aliment pour leur +génie. Sur les ruines de cet amour va croître et s'épanouir la luxuriante +floraison des chefs-d'oeuvre. + + + + +CHAPITRE XVI + +INFLUENCE POLITIQUE: MICHEL (DE BOURGES). + + +Retirée à Nohant, et résolue à se soustraire à l'affection troublante et +tumultueuse d'Alfred de Musset, George Sand recouvre, après une violente +secousse, la sérénité de son jugement. Elle ne traîne pas derrière soi ce +cortège de rancunes ou de haines qui encombre trop souvent les lendemains +de l'amour, jusqu'à transformer en mortels ennemis ceux qui s'étaient juré +une tendresse éternelle. Comme Boucoiran, dans une de ses lettres, +s'exprimait sur le compte de Musset avec une amertume dédaigneuse, elle +lui écrit tout net, le 15 mars 1835: «Mon ami, vous avez tort de me parler +d'Alfred. Ce n'est pas le moment de m'en dire du mal, et si ce que vous en +pensez était juste, il faudrait me le taire. Mépriser est beaucoup plus +pénible que regretter. Au reste ni l'un ni l'autre ne m'arrivera. Je ne +puis regretter la vie orageuse et misérable que je quitte, je ne puis +mépriser un homme que sous le rapport de l'honneur je connais aussi bien. +J'ai bien assez de raisons de le fuir, sans m'en créer d'imaginaires. Je +vous avais prié seulement de me parler de sa santé et de l'effet que lui +ferait mon départ. Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montré +aucun chagrin. C'est tout ce que je désirais savoir, et c'est ce que je +puis apprendre de plus heureux. Tout mon désir était de le quitter sans le +faire souffrir. S'il en est ainsi, Dieu soit loué. Ne parlez de lui avec +personne, mais surtout avec Buloz. Buloz juge fort à côté de toutes choses, +et de plus il répète immédiatement aux gens le mal qu'on dit d'eux et +celui qu'il en dit lui-même. C'est un excellent homme et un dangereux ami. +Prenez-y garde, il vous ferait une affaire sérieuse avec Musset, tout en +vous encourageant à mal parler de lui. Je me trouverais mêlée à ces +cancans et cela me serait odieux. Ayez une réponse prête à toutes les +questions: «Je ne sais pas.» C'est bientôt dit et ne compromet +personne.» + +La même circonspection, que George Sand recommande à Boucoiran, est mise +par elle en pratique dans l'_Histoire de ma Vie_. On s'est étonné qu'elle +y mentionnât à peine le nom d'Alfred de Musset, à qui elle avait adressé +les trois premières _Lettres d'un Voyageur_. Pourquoi ce silence obstiné +dans l'autobiographie officielle écrite par George Sand? Etait-elle, aux +environs de la cinquantième année, embarrassée de revenir sur un épisode +d'amour, vieux de vingt ans? Alfred de Musset lui semblait-il, dans les +_Nuits_ et la _Confession d'un enfant du siècle_, avoir épuisé le sujet? +Craignait-elle d'engager une polémique et de susciter des récriminations? +Voici l'insuffisante explication qu'elle donne, à la fin du chapitre VI de +la cinquième partie de l'_Histoire de ma Vie_: «Des personnes dont j'étais +disposée à parler avec toute la convenance que le goût exige, avec tout le +respect dû à de hautes facultés, ou tous les égards auxquels a droit tout +contemporain, quel qu'il soit; des personnes enfin qui eussent dû me +connaître assez pour être sans inquiétude, m'ont témoigné, ou fait +exprimer par des tiers, de vives appréhensions sur la part que je comptais +leur faire dans ces mémoires. A ces personnes-là je n'avais qu'une réponse +à faire, qui était de leur promettre de ne leur assigner aucune part, +bonne ou mauvaise, petite ou grande, dans mes souvenirs. Du moment +qu'elles doutaient de mon discernement et de mon savoir-vivre dans un +ouvrage tel que celui-ci, je ne devais pas songer à leur donner confiance +en mon caractère d'écrivain, mais bien à les rassurer d'une manière +spontanée et absolue par la promesse de mon impartialité.» + +Au premier rang de ces _personnes_ qu'elle a connues, «même d'une +manière particulière,» et dont elle ne parlera pas, se trouve Alfred de +Musset. En rentrant à Nohant après la rupture, elle s'était promis de +garder le silence sur leur amour défunt. Elle ne se départira de cette +attitude qu'un quart de siècle plus tard, assez malencontreusement +d'ailleurs, pour publier _Elle et Lui_, au lendemain même de la mort du +poète. + +D'autres sympathies, d'autres aspirations vont l'envahir et la posséder. +Elles s'incarneront en un personnage nouveau, dont le nom figure la +première fois dans une lettre qu'elle adresse, le 17 avril 1835, à son +frère Hippolyte Chatiron: «J'ai fait connaissance avec Michel, qui me +paraît un gaillard solidement trempé pour faire un tribun du peuple. S'il +y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le +connais-tu?» Michel (de Bourges) sera l'inspirateur politique de George +Sand, l'âme de ses romans humanitaires, en même temps que son avocat dans +le procès en séparation de corps contre Casimir Dudevant. Le dissentiment +conjugal, en effet, ne tardera pas à se produire à la barre des tribunaux. +Des vengeances de domestiques congédiés, et particulièrement d'une +certaine femme de chambre, Julie, qui menait Solange à coups de verges +durant l'absence de la mère, aigrirent la débonnaireté sournoise et lâche +de M. Dudevant. Ayant du goût pour ce qu'on a appelé les amours +ancillaires et ce qu'un réaliste nommerait «les poches grasses,» il +correspondit avec la Julie, après qu'elle eut quitté son service. «Je ne +prévoyais pas, relate George Sand dans l'_Histoire de ma Vie_, que mes +tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir à des orages. Il y en +avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus, depuis que nous nous +étions faits indépendants l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais passé +à Venise, M. Dudevant m'avait écrit sur un ton de bonne amitié et de +satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfants, et +m'engageant même à voyager pour mon instruction et ma santé.» De vrai, il +aimait mieux, suivant le train de ses vulgaires habitudes, que sa femme +fût au loin qu'à Nohant. Il livrait la maison et Solange à la direction +des domestiques, et laissait toute latitude à George Sand, pourvu qu'elle +ne lui demandât pas d'argent et vécût du produit de sa plume. Des +difficultés d'ordre financier surgirent entre eux, dès le printemps de +1835. A ce sujet, elle écrit, le 20 mai, à Alexis Duteil: «Ma profession +est la liberté, et mon goût est de ne recevoir ni grâce ni faveur de +personne, même lorsqu'on me fait la charité avec mon argent. Je ne serais +pas fort aise que mon mari (qui subit, à ce qu'il paraît, des influences +contre moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout +aux yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir +me faire rendre ce témoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou de +mauvais, qu'il n'ait autorisé ou souffert.» Casimir Dudevant appartenait à +ce genre trop commun d'hommes suprêmement illogiques, définis par George +Sand dans une lettre du mois de juin 1835, «qui ne veulent plus de femmes +dévotes, qui ne veulent pas encore de femmes éclairées, et qui veulent +toujours des femmes fidèles.» Sur ce dernier point, il devait avoir perdu +certaines illusions. + +Quel ressort d'énergie morale n'y eut-il pas cependant, à côté de maintes +défaillances de l'imagination ou des sens, chez celle qui, inspirée par la +tendresse maternelle, écrivait à son fils Maurice, le 18 juin de la même +année, cette admirable lettre, guide de la conscience et règle du devoir: + +«Travaille, sois fort, sois fier, sois indépendant, méprise les petites +vexations attribuées à ton âge. Réserve ta force de résistance pour des +actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps viendront. +Si je n'y suis plus, pense à moi qui ai souffert, et travaillé gaiement. +Nous nous ressemblons d'âme et de visage. Je sais dès aujourd'hui quelle +sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi bien des douleurs profondes, +j'espère pour toi des joies bien pures. Garde en toi le trésor de la +bonté. Sache donner sans hésitation, perdre sans regret, acquérir sans +lâcheté. Sache mettre dans ton coeur le bonheur de ceux que tu aimes à la +place de celui qui te manquera! Garde l'espérance d'une autre vie, c'est +là que les mères retrouvent leurs fils. Aime toutes les créatures de Dieu; +pardonne à celles qui sont disgraciées; résiste à celles qui sont iniques; +dévoue-toi à celles qui sont grandes par la vertu. Aime-moi! je +t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si nous ne sommes +pas appelés à ce bonheur (le plus grand qui puisse m'arriver, le seul qui +me fasse désirer une longue vie), tu prieras Dieu pour moi, et, du sein de +la mort, s'il reste dans l'univers quelque chose de moi, l'ombre de ta +mère veillera sur toi. + +»Ton amie. + +»George.» + +Avant la fin de la même année, et alors que son affection pour ses enfants +semblait l'incliner aux mesures de conciliation et de paix, George Sand +prit la résolution d'introduire une instance en séparation de corps. Elle +en avertit sa mère, par une lettre écrite de Nohant le 25 octobre 1835, +qui débute ainsi: «Ma chère maman, je vous dois, à vous la première, +l'exposé de faits que vous ne devez point apprendre par la voie publique. +J'ai formé une demande en séparation contre mon mari. Les raisons en sont +si majeures, que, par égard pour lui, je ne vous les détaillerai pas. +J'irai à Paris dans quelque temps, et je vous prendrai vous-même pour juge +de ma conduite.» Elle ne dit pas à sa mère, mais il importe de rechercher +quels événements l'avaient induite à entamer cette lutte, alors qu'elle +sortait à peine de sa liaison tourmentée avec Alfred de Musset. + +Durant les séjours que George Sand fit à Nohant après le voyage de Venise, +elle eut avec son mari, sinon des explications décisives, du moins des +scènes pénibles devant témoins. M. Dudevant était un homme étrange, exempt +de dignité morale. Il n'avait cessé d'écrire à sa femme, et même en termes +affectueux, tandis qu'elle cohabitait avec Musset, puis avec Pagello; il +avait invité celui-ci à venir passer quelques jours à la campagne. Bref, +il acceptait la situation qui lui était faite, mais il prenait sa revanche +dans les menues choses de la vie. Sous l'excitation du vin ou de l'alcool, +il tempêtait à table, brusquait Solange, et, pour une bouteille cassée que +George Sand commandait de remplacer, il défendait aux domestiques, devant +les convives étonnés, de recevoir d'autres ordres que les siens. «Je suis +le maître,» aimait-il à répéter. En tous cas, il avait fort mal géré ses +affaires. Son patrimoine était dissipé, et déjà il entamait la fortune de +sa femme. Elle proposa et il accueillit une séparation à l'amiable, qui +réglerait leurs intérêts matériels. George Sand aurait Nohant; Casimir +l'hôtel de Narbonne, à Paris. Solange serait élevée par sa mère, les +vacances de Maurice se partageraient entre ses parents. Enfin, comme M. +Dudevant n'avait plus que 1.200 francs de rente, sa femme se chargeait de +lui fournir une pension supplémentaire de 3.800 francs, en même temps +qu'elle assumait les autres obligations qui incombaient à la communauté. + +Cette convention devait être exécutée à dater du 11 novembre 1835. Elle +avait reçu l'assentiment des deux parties, l'approbation de divers hommes +de loi, notamment de Michel (de Bourges) dont George Sand prenait les +conseils. Deux amis communs, Fleury et Planet, les avaient mis en +relations, et il allait devenir pour elle plus et mieux qu'un avocat. + +Voici comment l'_Histoire de ma Vie_ relate leur première rencontre, en +lui conservant ce pseudonyme transparent d'Everard qui figure dans les +_Lettres d'un Voyageur_: «Arrivée à l'auberge de Bourges, je commençai par +dîner, après quoi j'envoyai dire à Everard par Planet que j'étais là, et +il accourut. Il venait de lire _Lélia_, et il était _toqué_ de cet +ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le +consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes idées.» L'entretien, +commencé à sept heures du soir, se prolongea jusqu'à quatre heures du +matin, par une promenade à travers les rues silencieuses et endormies. Ce +ne fut guère qu'un monologue. Michel était un merveilleux, un intarissable +causeur. Fils d'un républicain qui mourut en 1799 sous les coups de la +réaction royaliste, il fut élevé par sa mère dans le culte et l'amour de +la Révolution. En 1835, il avait trente-sept ans et comptait déjà les plus +brillants succès à la barre. Sur l'âme mobile et ardente de George Sand, +il exerça d'instinct, encore que plus tard elle ait voulu s'en défendre, +une réelle fascination. Que dit-il donc, et comment, pour que la conquête +fût si rapide? «Tout et rien, explique-t-elle. Il s'était laissé emporter +par nos _dires_, qui ne se plaçaient là que pour lui fournir la réplique, +tant nous étions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'écouter. Il +avait monté d'idée en idée jusqu'aux plus sublimes élans vers la Divinité, +et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il était véritablement +transfiguré. Jamais parole plus éloquente n'est sortie, je crois, d'une +bouche humaine, et cette parole grandiose était toujours simple. Du moins +elle s'empressait de redevenir naturelle et familière quand elle +s'arrachait souriante à l'entraînement de l'enthousiasme. C'était comme +une musique pleine d'idées qui vous élève l'âme jusqu'aux contemplations +célestes, et qui vous ramène sans effort et sans contraste, par un lien +logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de +la nature.» Chez Michel (de Bourges) la séduction intellectuelle ne devait +rien à la tromperie des agréments physiques. George Sand a tracé de +l'orateur et du politique un portrait singulièrement élogieux, dans le +sixième chapitre des _Lettres d'un Voyageur_, où se trouvent réunies les +réponses qu'elle lui adressait au début même de leur liaison; puis, dans +la septième _Lettre_ à Liszt, elle l'analyse et le décrit, suivant les +lois de la physionomonie de Lavater dont elle était alors férue. «Je salue, +s'écrie-t-elle, à l'aspect de vos spectres chéris, ô mes amis! ô mes +maîtres! les trésors de grandeur ou de bonté qui sont en vous, et que le +doigt de Dieu a révélés en caractères sacrés sur vos nobles fronts! La +voûte immense du crâne chauve d'Everard, si belle et si vaste, si parfaite +et si complète dans ses contours qu'on ne sait quelle magnifique faculté +domine en lui toutes les autres; ce nez, ce menton et ce sourcil dont +l'énergie ferait trembler si la délicatesse exquise de l'intelligence ne +résidait dans la narine, la bonté surhumaine dans le regard, et la sagesse +indulgente dans les lèvres; cette tête, qui est à la fois celle d'un héros +et celle d'un saint, m'apparaît dans mes rêves à côté de la face austère +et terrible du grand Lamennais.» Moins idéalisé, plus véridique est le +portrait d'Everard que nous offre l'_Histoire de ma Vie_. George Sand +affirme avoir tout d'abord observé en lui la forme extraordinaire de la +tête. Peut-être la phrénologie y trouvait-elle son compte, mais non pas +l'esthétique. «Il semblait avoir deux crânes soudés l'un à l'autre, les +signes des hautes facultés de l'âme étant aussi proéminents à la proue de +ce puissant navire que ceux des généreux instincts l'étaient à la poupe. +Intelligence, vénération, enthousiasme, subtilité et vastitude d'esprit +étaient équilibrés par l'amour familial, l'amitié, la tendre domesticité, +le courage physique. Everard était une organisation admirable. Mais +Everard était malade, Everard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La +poitrine, l'estomac, le foie étaient envahis. Malgré une vie sobre et +austère, il était usé.» Et George Sand ajoute: «Ce fut précisément cette +absence de vie physique qui me toucha profondément.» Déjà chez Alfred de +Musset, elle s'était intéressée à un organisme frêle; mais chez Pagello +elle avait été séduite par la bonne santé, l'agréable prestance et la +vigueur musculaire. En Michel (de Bourges) elle distingua, s'il faut l'en +croire, «une belle âme aux prises avec les causes d'une inévitable +destruction.» Cette belle âme avait une enveloppe caduque. «Le premier +aspect d'Everard, lisons-nous dans l'_Histoire de ma Vie_, était celui +d'un vieillard petit, grêle, chauve et voûté. Le temps n'était pas venu où +il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller à la mode et aller +dans le monde... Il paraissait donc, au premier coup d'oeil, avoir +soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en même temps, il +n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure pâle, ses +dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur +admirables à travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette +particularité de paraître et d'être réellement jeune et vieux tout +ensemble.» Le contraste signalé se retrouvait dans l'allure de son +intelligence. George Sand nous le représente mourant à toute heure et +cependant débordant de vie, «parfois, dit-elle, avec une intensité +d'expansion fatigante même pour l'esprit qu'il a le plus émerveillé et +charmé, je veux dire pour mon propre esprit.» Ne va-t-elle pas, sinon +jusqu'à la caricature, du moins jusqu'à cette ironie qui succède parfois +aux passions hyperboliques, lorsqu'elle nous dépeint sa manière d'être +extérieure? «Né paysan, il avait conservé le besoin d'aise et de solidité +dans ses vêtements. Il portait chez lui et dans la ville une épaisse +houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et +partout, mais, poli quand même, il ne consentait pas à garder sa casquette +ou son chapeau dans les appartements. Il demandait seulement la permission +de mettre un _mouchoir_, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards +qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en +gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant +ainsi, sans le savoir, de la manière tantôt la plus fantastique et tantôt +la plus pittoresque.» Il est vrai que ce paysan du Danube avait le goût du +beau linge. Sa chemise était fine, toujours blanche et fraîche: On blâmait, +dans certains cénacles, «ce sybaritisme caché et ce soin extrême de sa +personne.» George Sand, au contraire, l'en loue comme d'une «secrète +exquisité», et elle en profite pour faire l'éloge de l'élégance des +manières et de l'agrément de la toilette, qui ne sont nullement +incompatibles avec l'ardeur des convictions démocratiques. L'amour du +peuple se concilie à merveille avec l'urbanité du langage et le souci de +la beauté. Un démocrate n'est point obligé d'être hirsute et malpropre. +George Sand savait gré à Michel (de Bourges) de n'être négligé qu'en +apparence; le dessous valait mieux que la houppelande. «La propreté, +dit-elle, est un indice et une preuve de sociabilité et de déférence pour +nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la propreté raffinée, +car il n'y a pas de demi-propreté.» Elle ne concède aux savants, aux +artistes ou aux patriotes--que viennent faire ici les patriotes?--ni +l'abandon de soi-même, ni la mauvaise odeur, ni les dents répugnantes à +voir, ni les cheveux sales. Elle répudie ces habitudes malséantes et +déclare, en femme très préoccupée du commerce masculin: «Il n'est point de +si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui +vous donne des nausées.» C'est là un truisme auquel nul ne contredira. + +Faut-il voir chez Michel (de Bourges), comme l'a dit George Sand, +_Robespierre en personne_. Maximilien, qu'on a justement surnommé +l'incorruptible, fut à la fois plus élégant, plus doctrinaire et plus +désintéressé. Les opinions de Michel varièrent, comme l'importance qu'il +attachait, selon les temps, ou n'attachait pas à son costume. Non +seulement il fut tour à tour Montagnard et Girondin--ce qui serait +excusable--mais les évolutions de sa pensée étaient déconcertantes: il +s'éprenait successivement ou même simultanément de Babeuf et de +Montesquieu, d'_Obermann_ et de Platon, de la vie monastique et +d'Aristote. C'étaient les soubresauts d'une imagination effervescente, +prompte à s'engouer et à se déprendre. Il était agité, trépidant, +contradictoire. En cela George Sand le trouvait inquiétant. Elle ne +parvenait pas à le suivre et perdait sa trace. «J'étais forcée, dit-elle, +de constater ce que j'avais déjà constaté ailleurs, c'est que les plus +beaux génies touchent parfois et comme fatalement à l'aliénation. Si +Everard n'avait pas été voué à l'eau sucrée pour toute boisson, même +pendant ses repas, maintes fois je l'aurais cru ivre.» Quant aux attaques +d'adversaires acharnés qui lui reprochaient un amour du gain inné chez le +paysan, voici la réponse indignée de George Sand: «O mon frère, on ne peut +pas inventer de plus folle calomnie contre toi que l'accusation de +cupidité. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en +quoi l'argent peut être désirable pour un homme sans vices, sans +fantaisies, et qui n'a ni maîtresses, ni cabinet de tableaux, ni +collection de médailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d'aucun +genre?» Elle revient sur ce sujet dans l'_Histoire de ma Vie_, alors qu'à +distance, le charme rompu, elle essaie de résumer leurs dissidences et +d'expliquer son refroidissement. A ses enthousiasmes défunts succède une +impitoyable clairvoyance. Elle serait portée, sinon à brûler, tout au +moins à ravaler et à rejeter sans merci ce qu'elle avait adoré. Or elle +défend encore, ou plutôt elle excuse Michel (de Bourges). «Au milieu, +dit-elle, de ses flottements tumultueux et de ses cataractes d'idées +opposées, Everard nourrissait le ver rongeur de l'ambition. On a dit qu'il +aimait l'argent et l'influence. Je n'ai jamais vu d'étroitesse ni de +laideur dans ses instincts. Quand il se tourmentait d'une perte d'argent, +ou quand il se réjouissait d'un succès de ce genre, c'était avec l'émotion +légitime d'un malade courageux qui craint la cessation de ses forces, de +son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endetté, il +avait épousé une femme riche. Si ce n'était pas un tort, c'était un +malheur. Cette femme avait des enfants, et la pensée de les dépouiller +pour ses besoins personnels était odieuse à Everard. Il avait soif de +faire fortune, non seulement afin de ne jamais tomber à leur charge, mais +encore par un sentiment de tendresse et de fierté très concevable, afin de +les laisser plus riches qu'il ne les avait trouvés en les adoptant.» + +La politique qui avait rapproché George Sand et Michel (de Bourges) devait +contribuer à les diviser. Convertie par lui aux doctrines démocratiques, +elle eut la tristesse de le voir s'attiédir. Il avait inculqué à son élève +le culte des Jacobins, de ceux qu'elle appelait «mes pères, les fils de +notre aïeul Rousseau», et qui sauvèrent effectivement la patrie aux jours +de l'invasion et de la Terreur, à l'encontre de l'émigration et de la +guerre civile. Mais bientôt elle devait dépasser et inquiéter son maître. +Dès avant 1848, «j'étais devenue socialiste, dit-elle, Everard ne l'était +plus.» Le dissentiment portait et sur l'idéal même et sur la méthode et la +morale de la politique. Michel (de Bourges), que la Révolution de Février +surprendra, selon l'expression de l'_Histoire de ma Vie_, dans une phase +de modération un peu dictatoriale, serait comme l'ancêtre de +l'opportunisme. A défaut du mot, il pratiqua la chose. Ses principes de +justice ne répugnaient pas à fléchir et à supporter des compromissions, +qui révoltent l'âme généreuse, un peu chimérique, de George Sand. «En même +temps, écrit-elle, qu'Everard concevait un monde renouvelé par le progrès +moral du genre humain, il acceptait en théorie ce qu'il appelait les +nécessités de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge +même, les concessions sans sincérité, les alliances sans foi, les +promesses vaines. Il était encore de ceux qui disent que qui veut la fin +veut les moyens. Je pense qu'il ne réglait jamais sa conduite personnelle +sur ces déplorables errements de l'esprit de parti, mais j'étais affligée +de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement inévitables.» +Michel (de Bourges) avait l'amour de l'autorité, l'humeur tyrannique. Si +nous en croyons George Sand, «c'était le fond, c'était les entrailles +mêmes de son caractère, et cela ne diminuait en rien ses hontes et ses +condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre +heureux.» Singulière contre-façon du bonheur, qui consiste en la +spoliation de la liberté! Ce fut le malheur de Michel (de Bourges) +d'aspirer à une sorte de despotisme démocratique où il eût tenu l'emploi +de dictateur. George Sand, apitoyée sur les déboires d'une ambition qui +fut stérile pour la cause révolutionnaire, lui dédiera cette oraison +funèbre: «Il a passé sur la terre comme une âme éperdue, chassée de +quelque monde supérieur, vainement avide de quelque grande existence +appropriée à son grand désir. Il a dédaigné la part de gloire qui lui +était comptée et qui eût enivré bien d'autres. L'emploi borné d'un talent +immense n'a pas suffi à son vaste rêve.» + +En 1835, la cliente n'entrevoyait point les défauts de son avocat. Elle +quitta Bourges, subjuguée, fascinée, et le lendemain elle reçut à son +réveil «une lettre enflammée du même souffle de prosélytisme qu'il +semblait avoir épuisé dans la veillée déambulatoire à travers les grands +édifices blanchis par la lune et sur le pavé retentissant de la vieille +cité endormie.» Une correspondance s'ensuivit, dont nous retrouvons une +part, due à George Sand, dans les _Lettres d'un Voyageur_. Ils allaient +d'ailleurs se rejoindre à Paris. Michel (de Bourges) plaidait dans le +procès d'avril, le _procès monstre_, qui se déroula devant la Chambre +des pairs et qui mettait aux prises la Monarchie et la République. C'était +le va-tout du gouvernement de Louis-Philippe. + +George Sand, habillée en homme, assista à l'audience du 20 mai, où elle +pénétra en compagnie d'Emmanuel Arago. Chaque soir, le petit cénacle, +moitié littéraire, moitié politique, se réunissait dans le logement du +quai Malaquais. Ou bien, après un dîner frugal dans un modeste restaurant, +on allait se promener, soit en bateau sur la Seine, soit le long des +boulevards. Une de ces promenades exerça une influence décisive sur +l'imagination et la foi de George Sand. C'était au sortir du +Théâtre-Français. Par une nuit magnifique, elle ramenait Michel (de +Bourges) à son domicile du quai Voltaire. Planet les accompagnait. Entre +eux trois, la question sociale fut sérieusement posée. On discuta +l'hypothèse du partage des biens, et George Sand, devenue conservatrice ou +du moins modérée quand elle écrit l'_Histoire de ma Vie_, ajoute ce +commentaire et cette rétractation: «J'entendais, moi, le partage des biens +de la terre d'une façon toute métaphorique; j'entendais réellement par là +la participation au bonheur, due à tous les hommes, et je ne pouvais pas +m'imaginer un dépècement de la propriété qui n'eût pu rendre les hommes +heureux qu'à la condition de les rendre barbares.» C'est alors que Michel +(de Bourges), pressé par ses deux interlocuteurs, exposa son système. Ils +étaient sur le pont des Saints-Pères, non loin du château brillamment +illuminé. Il y avait bal à la cour, tandis que sur le quai trois +réformateurs changeaient la face du monde. «On voyait, dit George Sand, le +reflet des lumières sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait +le son des instruments qui passait par bouffées dans l'air chargé de +parfums printaniers, et que couvrait à chaque instant le roulement des +voitures sur la place du Carrousel. Le quai désert du bord de l'eau, le +silence et l'immobilité qui régnaient sur le pont contrastaient avec ces +rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'étais tombée dans la +rêverie, je n'écoutais plus le dialogue entamé, je ne me souciais plus de +la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues +mélodies, des doux reflets de la lune mêlés à ceux de la fête royale.» + +Cependant, parmi les objections stimulantes de Planet, Michel (de Bourges) +déduisait son plan de régénération sociale, dérivé de Babeuf ou emprunté à +Jean-Jacques. Et comme George Sand, tirée de sa songerie, alléguait les +droits et les devoirs d'une société civilisée, le tribun refit à la +moderne la prosopopée de Fabricius. «La civilisation, s'écria-t-il +courroucé et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui, +voilà le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que +pour rajeunir et renouveler votre société corrompue, il faut que ce beau +fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit réduit en cendres, et +que cette vaste cité où plongent vos regards, soit une grève nue, où la +famille du pauvre promènera la charrue et dressera sa chaumière!» + +Tout le discours continua sur ce ton, avec de grands éclats de voix et de +larges gestes qui enveloppaient l'espace et foudroyaient la tyrannie. +George Sand résume ainsi cette harangue d'une austérité lacédemonienne, +qui attestait un usage immodéré du _Conciones_ et la lecture assidue de +Plutarque. «Ce fut une déclamation horrible et magnifique contre la +perversité des cours, la corruption des grandes villes, l'action +dissolvante et énervante des arts, du luxe, de l'industrie, de la +civilisation en un mot. Ce fut un appel au poignard et à la torche, ce fut +une malédiction sur l'impure Jérusalem et des prédictions apocalyptiques; +puis, après ces funèbres images, il évoqua le monde de l'avenir comme il +le rêvait en ce moment-là, l'idéal de la vie champêtre, les moeurs de +l'âge d'or, le paradis terrestre florissant sur les ruines fumantes du +vieux monde par la vertu de quelque fée.» + +Deux heures sonnèrent à l'horloge du château, et George Sand profita d'une +pause de l'orateur pour hasarder, non pas un argument contraire, mais une +approbation un tantinet ironique. Il se récria. A son tour, elle prit la +parole en faveur de l'art, plaida pour la République athénienne contre la +République Spartiate. Le démagogue ne fut pas convaincu. «Il était hors de +lui, raconte son interlocutrice; il descendit sur le quai en déclamant, il +brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations +tellement _séditieuses_ que je ne comprends pas comment il ne fut ni +remarqué, ni entendu, ni _ramassé_ par la police. Il n'y avait que lui au +monde qui pût faire de pareilles excentricités sans paraître fou et sans +être ridicule.» + +Comme George Sand, ébranlée et lasse, s'éloignait avec Planet, Michel (de +Bourges) s'aperçut qu'il plaidait tout seul, devant un auditoire +imaginaire. Il courut, rejoignit les fugitifs, leur fit une scène violente, +s'offrant à les persuader s'ils lui accordaient encore quelques heures +d'audience jusqu'à l'aurore, puis les menaçant de ne jamais les revoir +s'ils le quittaient avant qu'il eût achevé sa démonstration. Et George +Sand observe: «On eût dit d'une querelle d'amour, et il ne s'agissait +pourtant que de la doctrine de Babeuf.» Mais, pour un idéaliste, pour un +semeur d'espérance dans les sillons de l'avenir, qu'y a-t-il de plus +séduisant que cette recherche d'un monde meilleur, que la conception d'une +humanité régénérée? George Sand en ira quérir les origines, les premiers +germes dans la Bohême de Jean Huss, de même que Jean-Jacques en a dessiné +les linéaments dans son _Contrat social_. Certes les utopies de Michel (de +Bourges) valaient mieux que la vulgarité de nos résignations égoïstes ou +serviles. Il plaidait avec conscience toutes les causes qu'il accueillait, +la thèse des revendications de la démocratie intégrale aussi bien que la +réalité, plus contingente, des doléances conjugales de George Sand. Ce +dernier procès était plus facile à gagner devant la justice humaine que +l'autre à la barre d'un insaisissable tribunal. + + + + +CHAPITRE XVII + +LA SEPARATION DE CORPS + + +Dans la neuvième des _Lettres d'un Voyageur_, adressée au Malgache, +c'est-à-dire à son ami Jules Néraud, George Sand exprime son dégoût des +contestations judiciaires, surtout lorsqu'elles touchent aux affections +les plus sacrées. «Ce procès, écrit-elle, d'où dépend mon avenir, mon +honneur, mon repos, l'avenir et le repos de mes enfants, je le croyais +loyalement terminé. Tu m'as quitté comme j'étais à la veille de rentrer +dans la maison paternelle. On m'en chasse de nouveau, on rompt les +conventions jurées. Il faut combattre sur nouveaux frais, disputer pied à +pied un coin de terre..., coin précieux, terre sacrée, où les os de mes +parents reposent sous les fleurs que ma main sema et que mes pleurs +arrosèrent.» Plus loin elle se demande comment poète, marquée au front +pour n'appartenir à rien et à personne, pour mener une vie errante, elle +s'est liée à la société et a fait alliance avec la famille humaine. «Ce +n'était pas là mon lot, soupire t-elle. Dieu m'avait donné un orgueil +silencieux et indomptable, une haine profonde pour l'injustice, un +dévouement invincible pour les opprimés. J'étais un oiseau des champs, et +je me suis laissé mettre en cage; une liane voyageuse des grandes mers, et +on m'a mis sous une cloche de jardin. Mes sens ne me provoquaient pas à +l'amour, mon coeur ne savait ce que c'était. Mon esprit n'avait besoin que +de contemplation, d'air natal, de lectures et de mélodies. Pourquoi des +chaînes indissolubles à moi?.. Et parce qu'en écrivant des contes pour +gagner le pain qu'on me refusait je me suis souvenu d'avoir été malheureux, +parce que j'ai osé dire qu'il y avait des êtres misérables dans le +mariage, à cause de la faiblesse qu'on ordonne à la femme, à cause de la +brutalité qu'on permet au mari, à cause des turpitudes que la société +couvre d'un voile et protège du manteau de l'abus, on m'a déclaré immoral, +on m'a traité comme si j'étais l'ennemi du genre humain!» Doutant de la +justice d'ici-bas, elle tourne ses regards et tend ses mains vers l'autre, +en s'écriant: «Non! toi seul, ô Dieu! peux laver ces taches sanglantes que +l'oppression brutale fait chaque jour à la robe expiatoire de ton Fils et +de ceux qui souffrent en invoquant son nom!... Du moins toi, tu le peux et +tu le veux; car tu permets que je sois heureux, malgré tout, à cette heure, +sans autre richesse que mon encrier, sans autre abri que le ciel, sans +autre désir que celui de rendre un jour le bien pour le mal, sans autre +plaisir terrestre que celui de sécher mes pieds sur cette pierre chauffée +du soleil. O mes ennemis! vous ne connaissez pas Dieu; vous ne savez pas +qu'il n'exauce point les voeux de la haine! Vous aurez beau faire, vous ne +m'ôterez pas cette matinée de printemps.» + +Entendez-la, cette plaideuse qui lutte pour la liberté, pour la possession +de ses enfants, pour le salut de son foyer et la sauvegarde de sa dignité; +écoutez comme elle célèbre le charme et l'allégresse de la nature en fleur: + +«Le soleil est en plein sur ma tête; je me suis oublié au bord de la +rivière sur l'arbre renversé qui sert de pont. L'eau courait si limpide +sur son lit de cailloux bleus changeants; il y avait autour des rochers de +la rive tant et de si brillantes petites nageoires de poissons espiègles; +les demoiselles s'envolaient par myriades si transparentes et si diaprées, +que j'ai laissé courir mon esprit avec les insectes, avec l'onde et ses +habitants. Que cette petite gorge est jolie avec sa bordure étroite +d'herbe et de buisson, son torrent rapide et joyeux, avec sa profondeur +mystérieuse et son horizon borné par les lignes douces des guérets +aplanis! comme la traîne est coquette et sinueuse! comme le merle propre +et lustré y court silencieusement devant moi à mesure que j'avance.» + +Quand George Sand écrivait au Malgache ces pages exquises, en mai 1836, +elle portait depuis près d'un an le fardeau d'un procès auquel était +suspendue toute sa tendresse maternelle. Vainement des amis lui avaient +conseillé de se résigner et de «se rendre maîtresse de la situation en +devenant la maîtresse de son mari.» Elle répugnait à un rapprochement sans +amour. «Une femme, dit-elle, qui recherche son mari dans le but de +s'emparer de sa volonté, fait quelque chose d'analogue à ce que font les +prostituées pour avoir du pain et les courtisanes pour avoir du luxe.» Dès +le milieu de 1835, George Sand était résolue à intenter l'instance en +séparation de corps. Ses relations avec Michel (de Bourges), la confiance +qu'il lui inspirait, les soins dont elle l'entoura au cours d'une +bronchite aiguë contractée en plaidant devant la Chambre des pairs, ne +firent que l'attacher plus étroitement à son dessein. L'ardent avocat +avait été condamné par cette juridiction politique à un mois de prison, en +raison de la lettre qu'il avait rédigée au nom des accusés d'avril. Il +regagna Bourges, aussitôt rétabli, et George Sand, après l'avoir suivi, +alla passer les vacances à Nohant. La vie pour elle y devint impossible. +M. Dudevant était criblé de dettes, incapable de faire face à ses +engagements. Il demanda une signature à sa femme, qui ne la refusa pas. +C'était un vague palliatif. «Il avait acheté, dit-elle, des terres qu'il +ne pouvait payer; il était inquiet, chagrin. Quand j'eus signé, les choses +n'allèrent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas résolu le problème qu'il +m'avait donné à résoudre quelques années auparavant; ses dépenses +excédaient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part.» Elle +signala certaines friponneries flagrantes des domestiques. Il se fâcha, +lui défendit de se mêler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de +commander à ses gens. Il la ruinait, et elle devait se taire. + +Aussi bien, après avoir souscrit, puis rompu le contrat qui réglait leurs +intérêts financiers, il ne craignit pas de se livrer aux pires outrages et +même à des sévices envers sa femme. Le 19 octobre 1835, survint une scène +décisive, irréparable. Voici en quels termes Michel la relate et +l'explique, dans la plaidoirie qu'il prononça pour George Sand devant la +Cour de Bourges et qui fut reproduite par la _Gazette des Tribunaux_, du +30 juillet 1836: + +«Les femmes seules ne sont pas capricieuses; il y a des hommes qui ont +aussi leurs caprices. Voilà que M. Dudevant veut mener la vie de garçon. +Il fut question de procéder à l'exécution du traité de février, et de le +mettre ainsi en position de satisfaire son nouveau caprice. Il y eut une +entrevue entre les époux. Leurs amis communs furent invités. Il y eut un +dîner. Après le repas, on prenait le café. L'enfant des deux époux, +Maurice, demanda de la crème. «Il n'y en a plus, répondit le père; va à la +cuisine; d'ailleurs, sors d'ici.» L'enfant, au lieu de sortir, se réfugia +auprès de sa mère; M. Dudevant insista de nouveau pour qu'il sortît, et +madame Dudevant dit elle-même à son fils: «Sors, puisque ton père le +veut.» Il s'éleva alors une altercation entre les époux, altercation dans +laquelle l'épouse montra le plus grand calme et le mari la plus grande +violence. Il alla même jusqu'à dire à sa femme: «Sors, toi aussi.» Il fit +mine de la frapper; il en fut empêché par les personnes qui étaient +présentes. Il se retira pour aller prendre son fusil, qu'on parvint à lui +retirer des mains.» + +Cette version n'a pas été contredite par l'avocat de Casimir Dudevant. +Elle est exacte de tous points et n'aggrave aucunement les faits. Ce fut +chez cet égoïste, qui sentait qu'une partie de ses revenus allait bientôt +lui échapper, une véritable crise de folie furieuse. + +Les amis présents, notamment Duteil, tentèrent vainement une +réconciliation. Le lendemain, après une nuit d'insomnie et d'angoisse, +George Sand décida irrévocablement de ne plus vivre avec M. Dudevant et +même de ne plus le revoir. Elle passa cette journée, la dernière des +vacances, en compagnie de ses enfants, dans le bois de Vavray. «Un +endroit charmant, dit-elle, d'où, assis sur la mousse à l'ombre des +vieux chênes, on embrassait de l'oeil les horizons mélancoliques et +profonds de la Vallée Noire. Il faisait un temps superbe, Maurice +m'avait aidée à dételer le petit cheval qui paissait à côté de nous. Un +doux soleil d'automne faisait resplendir les bruyères. Armés de couteaux +et de paniers, nous faisions une récolte de mousse et de jungermannes +que le Malgache m'avait demandé de prendre là, au hasard, pour sa +collection, n'ayant pas, lui, m'écrivait-il, le temps d'aller si loin +pour explorer la localité. Nous prenions donc tout sans choisir, et mes +enfants, l'un qui n'avait pas vu passer la tempête domestique de la +veille, l'autre qui, grâce à l'insouciance de son âge, l'avait déjà +oubliée, couraient, criaient et riaient à travers le taillis.» Après un +goûter sur l'herbe, on rentra à la nuit tombante, et ce furent les +adieux. M. Dudevant, qui avait eu du moins ]a pudeur de quitter Nohant, +attendait Maurice et Solange à La Châtre pour les ramener au collège et +à la pension. + +George Sand consulta tout d'abord à Châteauroux son vieil ami, l'avocat +Rollinat, qui lui conseilla une séparation judiciaire; puis ils allèrent +ensemble, le jour même, à Bourges, prendre l'avis de Michel, qui +purgeait sa peine à la prison de ville, antique château des ducs de +Bourgogne. Grâce à la complaisance d'un geôlier, ils s'introduisirent +par une brèche, et dans les ténèbres suivirent des galeries et des +escaliers fantastiques. Les deux avocats tombèrent d'accord et +résolurent de mener la procédure en toute hâte, de manière à déconcerter +M. Dudevant et à profiter de son désarroi. Le 30 octobre 1835, George +Sand, élisant domicile de droit et de fait à La Châtre chez Duteil, ami +commun du ménage, déposa devant le tribunal de cette ville une plainte +avec demande de séparation de corps, pour injures graves, sévices et +mauvais traitements. Le 1er novembre, elle en informe madame d'Agoult, +alors à Genève: «Je plaide en séparation contre mon époux, qui a +déguerpi, me laissant maîtresse du champ de bataille... Je ne reçois +personne, je mène une vie monacale. J'attends l'issue de mon procès, +d'où dépend le pain de mes vieux jours; car vous pensez bien que je +n'amasserai jamais un denier pour payer l'hôpital où la tendresse d'un +mari me laisserait mourir. Mais voyez! Il a eu l'heureuse idée de +vouloir me tuer un soir qu'il était ivre.» En dépit de cet isolement et +de ses inquiétudes, elle ressent une impression de soulagement physique; +elle indique plaisamment à madame d'Agoult pourquoi le jardinier et sa +femme ont refusé de demeurer dans la maison: «J'ai voulu en savoir le +motif. Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit: +«C'est que madame a une tête si laide, que ma femme, étant enceinte, +pourrait être malade de peur.» Il s'agissait, paraît-il, de la tête de +mort que George Sand avait sur sa table. + +Les formalités du procès se succédèrent assez vite. Dudevant était cité à +comparaître le 2 novembre devant le tribunal. Il ne se présenta pas. Elle +crut donc avoir gain de cause et écrivit le 9 novembre, de La Châtre, à +Adolphe Guéroult, le fervent saint-simonien: «Le baron ne plaide pas, il +demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le condamne à me +laisser tranquille, et tout va bien. Quant à ce qu'on en pensera à Paris, +cela m'occupe aussi peu que ce qu'on pense en Chine de Gustave Planche.» +S'adressant à un zélé défenseur des droits de la femme, elle allègue sa +dignité blessée, elle réclame l'affranchissement de son sexe et conclut: +«L'opinion est une prostituée qu'il faut mener à grands coups de pied +quand on a raison... Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous +permet pas de provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous +tueraient, ce qui leur ferait trop de plaisir. Mais nous avons la +ressource de crier bien haut, d'invoquer trois imbéciles en robe noire, +qui font semblant de rendre la justice, et qui, en vertu de certaine +_bonté_ de législation envers les esclaves menacées de mort, daignent nous +dire: «On vous permet de ne plus aimer monsieur votre maître, et, si la +maison est à vous, de le mettre dehors.» + +Cette justice, dont George Sand pensait tant de mal, allait pourtant lui +donner satisfaction. Le 1er décembre, une décision du tribunal reconnut +les faits allégués par la plaignante pertinents et admissibles, et lui +permit d'en administrer la preuve. Signification de ce jugement fut faite +au domicile légal de M. Dudevant le 2 janvier 1836, et l'audition des +témoins commença le 14 janvier. Le procès-verbal de leurs dépositions, +d'ailleurs probantes, ayant été communiqué à la partie sans qu'il y eût de +réponse, le 16 février, sur les conclusions favorables du ministère public, +le tribunal rendit un jugement par défaut qui déclarait bien fondés et +établis par l'enquête les griefs de madame Dudevant. La séparation de +corps était prononcée, un notaire commis pour procéder au partage de la +communauté et aux reprises. Casimir Dudevant ne comparut pas chez le +notaire. Et le 26 février, George Sand, tout heureuse d'avoir la garde de +son fils et de sa fille, mandait à madame d'Agoult: «Grâce à Dieu, j'ai +gagné mon procès et j'ai mes deux enfants à moi. Je ne sais si c'est fini. +Mon adversaire peut en appeler et prolonger mes ennuis.» M. Dudevant, en +effet, qui dès le début de l'instance avait résigné ses fonctions de maire +de Nohant et s'était installé à Paris, changea soudain de tactique. +Stimulé par sa belle-mère, la baronne Dudevant, et peut-être aussi par la +mère d'Aurore, l'étrange madame Dupin, il interjeta, le 8 avril, +opposition aux jugements intervenus, en invoquant des vices de procédure +et en réclamant une contre-enquête. On plaida, les 10 et 11 mai, devant le +tribunal de première instance de La Châtre. Me Michel (de Bourges) était à +la barre pour madame Dudevant, et Me Vergne pour le mari. + +L'avocat de M. Dudevant se borna à traiter le point de droit; il demanda +la nullité de la procédure. Michel (de Bourges), au contraire, abordant le +fond du débat, montra ce mari ivrogne, brutal, débauché, qui laissait +toute liberté à sa femme, à la seule condition de jouir de l'intégralité +des revenus. Il était complaisant, parce qu'il était cupide et rapace. +Puis, prenant la requête du 14 avril, à laquelle son confrère avait à +peine osé faire allusion, Michel en signala les imputations ignominieuses, +dont la plus infâme rappelait l'accusation dirigée contre +Marie-Antoinette. Il évoqua et fit sienne la fameuse réponse de la reine: +«J'en appelle à toutes les mères.» Et il s'indigna que M. Dudevant voulût +obliger sa femme à réintégrer le domicile conjugal, après l'avoir menacée +de mort, mais surtout après l'avoir épouvantablement offensée et suspectée +des vices les plus ignobles. + +Le tribunal de La Châtre donna gain de cause, en droit à M. Dudevant, en +fait à la partie adverse. L'opposition était admise pour irrégularités de +procédure; mais, à raison des imputations diffamatoires de l'acte du 14 +avril--calomnies de servantes congédiées--la séparation de corps était +maintenue et la garde des deux enfants attribuée à la mère. + +George Sand atteignait-elle au terme de ses angoisses? Non pas. Il lui +fallut encore aller en appel. Tour à tour alarmée et confiante, elle +écrivait le 5 mai à Franz Liszt, qui avait accompagné la comtesse d'Agoult +à Genève: «Mon procès a été gagné; puis l'adversaire, après avoir engagé +son honneur à ne pas plaider, s'est mis à manquer de parole et à oublier +sa signature et son serment, comme des bagatelles qui ne sont plus de +mode. Si la possession de mes enfants et la sécurité de ma vie n'étaient +en jeu, vraiment ce ne serait pas la peine de les défendre au prix de tant +d'ennuis. Je combats par devoir plutôt que par nécessité.» Le 11 mai, +tandis que son sort se débattait au tribunal de La Châtre, elle dormait +profondément. On dut la réveiller à une heure de l'après-midi, pour lui +apprendre que Michel (de Bourges) avait fait pleurer l'auditoire et que +son procès était gagné. Provisoirement du moins. M. Dudevant, campé à +Nohant, ne se souciait pas de rendre la dot de sa femme. Il voulut un +nouvel éclat à l'audience de la Cour. George Sand, établie à La Châtre +chez des amis et toujours ardente au travail, était armée pour la lutte. +«S'il ne s'agissait que de ma fortune, écrit-elle le 25 mai à madame +d'Agoult, je ne voudrais pas y sacrifier un jour de la vie du coeur; mais +il s'agit de ma progéniture, mes seules amours, et à laquelle je +sacrifierais les sept plus belles étoiles du firmament, si je les avais.» +A aucun prix, elle n'admettait qu'on pût la séparer de ses enfants. Elle +invoquait la justice et la loi, mais elle était prête à entrer en révolte, +si la magistrature se montrait défavorable à ses revendications. De Paris +elle avait ramené Solange, et toutes ses dispositions étaient prises pour +enlever Maurice, pensionnaire au collège Henri IV. Elle plaçait les droits +maternels au-dessus de tous autres et déniait à la société la faculté de +les annuler ou de les amoindrir. «La nature, s'écrie-t-elle, n'accepte pas +de tels arrêts, et jamais on ne persuadera à une mère que ses enfants ne +sont pas à elle plus qu'à leur père. Les enfants ne s'y trompent pas non +plus.» Voilà en quel état d'esprit elle comparut devant la Cour de Bourges, +dont l'opinion, au seuil des débats, lui était plutôt hostile. Une +légende, accréditée parmi l'aristocratie et la haute bourgeoisie locales, +la représentait comme une créature extravagante et sans vergogne. + +Les plaidoiries occupèrent les deux audiences des 25 et 26 juillet 1836. +M. Mater, premier président, dirigeait les débats dont nous trouvons un +compte-rendu dans les deux grands journaux judiciaires, la _Gazette des +Tribunaux_ et le _Droit_. La curiosité publique était violemment +surexcitée. «Depuis longtemps, dit le chroniqueur de la _Gazette_, on +n'avait vu une foule aussi considérable assiéger les portes du Palais de +Justice pour une affaire civile... L'auteur d'_Indiana_, de _Lélia_ et de +_Jacques_ était assise derrière son avocat, Me Michel (de Bourges). Des +Parisiens ne l'auraient peut-être pas reconnue sous ce costume de son sexe, +accoutumés qu'ils sont à voir cette dame, dans les spectacles et autres +lieux publics, avec des habits masculins et une redingote de velours noir, +sur le collet de laquelle retombent en boucles ondoyantes les plus beaux +cheveux blonds (_ils étaient bruns_) que l'on puisse voir. Elle est mise +avec beaucoup de simplicité: robe blanche, capote blanche, collerette +tombant sur un châle à fleurs.» Est-ce bien là une toilette sévère pour +procès en séparation de corps? Et le rédacteur judiciaire ajoute: «Cette +dame semble n'être venue à l'audience que pour y trouver quelques +éloquentes inspirations contre l'irrévocabilité des unions mal assorties.» +L'avocat de l'appelant, Me Thiot-Varennes, prit d'abord la parole. Voici +les principaux passages de sa plaidoirie: «M. Dudevant aimait sa femme, il +s'en croyait aimé, et jusqu'en 1825 rien n'avait troublé le bonheur de +cette union. Mais déjà l'humeur inquiète, le caractère aventureux de +madame Dudevant présageaient que cette félicité ne serait pas durable. +Elle éprouvait un ennui profond, un dégoût de toutes choses. Elle croyait +que le bonheur était là où il n'était pas; elle demandait ce bonheur à +tout; elle ne le trouvait nulle part; car son âme ardente et mobile +n'avait pu comprendre qu'on ne saurait le goûter hors de l'accomplissement +de ses devoirs. Un événement malheureux vint donner carrière aux désirs +impétueux de cette imagination exaltée et jeta l'amertume dans le coeur de +M. Dudevant. Madame Dudevant fit un voyage à Bordeaux. Entraînée par des +penchants qu'elle ne voulut point dominer, elle conçut une passion, elle y +céda. M. Dudevant apprit bientôt qu'il était trahi par celle qu'il +adorait. Il sut tout et, maîtrisé par son amour et par sa tendresse +conjugale, il pardonna tout. Madame Dudevant fut touchée de cet excès de +générosité et d'indulgence; elle écrivit à son mari une lettre où elle +faisait une confession générale et l'aveu d'une faute qu'elle se +reprochait.» + +Me Thiot-Varennes dénature le caractère de cette lettre, en nous laissant +croire que madame Dudevant y faisait amende honorable, prenait posture de +suppliante et «rendait justice à la bonté, à la générosité, aux soins +prévenants, aux égards continuels de son cher Casimir.» C'est altérer la +vérité plus qu'il n'est permis, même à la barre. De vrai, il y avait entre +les époux une différence de goûts et de penchants, que l'avocat du mari +présente en ces termes: «Madame Dudevant aimait avec passion la poésie, +les beaux-arts, les entretiens littéraires et philosophiques. M. Dudevant +avait les goûts simples de l'homme des champs, plus occupé de ses +propriétés que de descriptions champêtres. Elle était rêveuse, +mélancolique, cherchant parfois la solitude; il avait les habitudes et le +laisser-aller d'un bon bourgeois.» + +Il était malaisé de faire admettre à la Cour que M. Dudevant eût obéi à +l'amour conjugal en repoussant la séparation, et il convenait d'invoquer +quelque sentiment plus plausible. Me Thiot-Varennes s'y évertua sans grand +succès, en alléguant la tendresse paternelle. «S'il n'y avait pas +d'enfants, s'écria-t-il, on pourrait croire que l'intérêt seul guide M. +Dudevant. Mais ici, s'il résiste, s'il pardonne, s'il veut rappeler auprès +de lui la mère de ses enfants, c'est parce qu'il songe à leur avenir. Et +qu'on ne dise pas que les plaintes qu'il a élevées, les griefs qu'il a +exposés rendent impossible la réunion des époux! La loi a prévu le cas où +le mari offensé peut poursuivre l'épouse infidèle, faire constater sa +honte, sans qu'elle puisse cependant se soustraire au joug marital; il a +recours à la voie correctionnelle, et elle n'est pas autorisée pour cela à +demander la séparation; et même, la séparation prononcée, le mari peut la +faire cesser en consentant à reprendre sa femme.» Toute cette +argumentation, où intervient Jésus, homme ou Dieu, philosophe ou prophète, +est très fragile. On sent que M. Dudevant avait un moindre souci de +l'honneur que de l'argent. Et son avocat, pour masquer la vulgarité du +personnage, hasarde la péroraison pathétique: «Madame, votre mari fut +généreux en 1825; il l'est encore, car aujourd'hui comme alors il oublie +vos torts et il vous pardonne.» Puis, venant à la question des enfants: +«Peut-on les arracher à M. Dudevant pour les livrer à une mère qui a donné +au monde le scandale de la vie la plus licencieuse et des préceptes les +plus immoraux?... Vos ouvrages, madame, sont remplis de l'amertume et des +regrets qui dévorent votre coeur; ils annoncent un dégoût profond. Les +tourments de l'âme vous poursuivent au milieu de votre gloire et +empoisonnent vos triomphes. Vous avez demandé le bonheur à tout, vous ne +l'avez trouvé nulle part. Eh bien! je veux vous en indiquer la route; +revenez à votre époux, rentrez sous ce toit où vos premières années +s'écoulèrent douces et paisibles; redevenez épouse et mère, rentrez dans +le sentier du devoir et de la vertu; soumettez-vous aux lois de la nature. +Hors de là, tout n'est qu'erreur et déception, et là seulement vous +trouverez le bonheur et la paix.» + +A cette mercuriale bourgeoise Me Michel (de Bourges) répondit, en +invoquant les immunités du génie. Son exorde est pompeux, à la manière +antique: «Pourquoi cette foule empressée qui nous environne? Pourquoi +cette réunion inaccoutumée qui se presse dans cette enceinte? Pourquoi ces +femmes parées comme pour un jour de fête? Etes-vous appelés à délibérer +sur une mesure d'où dépend le bonheur de l'Etat? Allez-vous donner votre +sanction à l'un de ces édits de clémence qui font la gloire d'un règne? +Non. Qu'est-ce donc, messieurs? Une femme veut reconquérir sa liberté +outragée, son indépendance foulée aux pieds. Elle vient ici demander un +asile pour sa vieillesse, et pour consolation aux calomnies dont on l'a +abreuvée, ses enfants, le fruit de ses entrailles! Cette femme est la +gloire de notre époque; c'est le génie qui vient s'abattre de la hauteur +de son vol dans le sanctuaire de la justice et courber son imposante +majesté devant l'autorité sacrée des lois!» Prenant alors l'offensive, +Michel (de Bourges) reproche à M. Dudevant d'avoir rompu un traité de +séparation librement signé, d'avoir profané le domicile conjugal en y +introduisant la débauche et la prostitution. «Il faut un arrêt pour le +purifier.» Et brandissant la lettre de vingt pages dont Me Thiot-Varennes +n'avait donné que des extraits, il la lit tout entière,--«cette lettre que +M. Dudevant conservait comme l'arche sainte renfermant les moyens qui +devaient nous broyer»--il y découvre, il y souligne les preuves de +l'innocence de sa cliente. Aux pieds des Pyrénées, dans la vallée de +Lourdes, devant une nature grandiose, elle a consommé le sacrifice d'une +inclination chaste. + +L'effet de cette lecture fut saisissant, et le rédacteur de la _Gazette +des Tribunaux_ note dans son compte-rendu: «Ce passage, écrit à vingt ans +avec une magie de style, un coloris brillant, digne des plus belles pages +que l'auteur de _Jacques_ a écrites depuis, a produit une impression +impossible à décrire.» + +Michel (de Bourges) poursuit victorieusement. Il rappelle les procédés +grossiers de M. Dudevant traitant Aurore de folle, radoteuse, bête, +stupide. Cet homme n'avait pas le talent de la divination. Il n'était que +cupide, «faisant à sa femme une modique pension, tandis qu'il jouissait, +dans l'opulence et dans une vie licencieuse, sous le toit qui appartenait +à sa femme, d'une fortune qui était à elle.» N'acceptait-il pas sa +situation maritale, au point de mander à madame Dudevant, en décembre +1831: «J'irai à Paris; je ne descendrai pas chez toi, parce que je ne veux +pas te gêner, pas plus que je ne veux que tu me gênes?» Et l'avocat déduit +avec force cette conclusion hardie: «Le pardon que vous offrez à votre +femme est un outrage; c'est vous qui l'avez offensée.» Il insiste sur la +requête du 14 avril, _véritable monument de démence judiciaire_, où sont +articulés «des faits atroces, des faits qu'aucune bouche humaine n'a osé +répéter dans leur hideuse nudité, dans leur révoltante difformité.» Cette +épouse qu'on a accusée d'être une Messaline, capable de dépraver son fils, +on lui offre le retour au foyer domestique. On parle de pardonner, alors +qu'on a besoin de pardon. «N'est-ce pas vous, dit Michel (de Bourges) dans +un bel élan oratoire, vous qui l'avez forcée à quitter le domicile +conjugal en l'abreuvant de dégoûts? Vous n'êtes pas seulement l'auteur des +causes de cette absence, vous en êtes l'instigateur et le complice. +N'avez-vous pas livré votre femme, jeune et sans expérience, à elle-même? +Ne l'avez-vous pas abandonnée? Vous ne pouvez plus dire aux magistrats: +«Remettez dans mes mains les rênes du coursier,» quand vous-même les avez +lâchées. Pour gouverner une femme, il faut une certaine puissance +d'intelligence; et qu'êtes-vous, que prétendez-vous être, à côté de celle +que vous avez méconnue? Quand une femme est près de succomber, il faut +être capable de la relever; quand elle est faible, il faut la soutenir, +être capable de lui donner le bon exemple; et quel exemple pouvez-vous lui +donner? Pouvez-vous réclamer une femme que vous avez délaissée pendant +huit ans? Etait-elle coupable, celle qui épanchait sa belle âme tout +entière dans cette lettre que vous-même venez de livrer à la publicité des +débats? Ils étaient donc bien faibles ses torts, puisque vous êtes réduit +à les chercher dans cette lettre qui la justifie? Depuis, vous avez reçu +votre femme, vous lui avez écrit, vous avez vécu intimement avec l'ami +honnête et pur qui sut la respecter; vous lui avez serré la main. Pourquoi +donc avez-vous délaissé, une épouse qui ne méritait aucun reproche?» + +Aucun reproche? C'est aller un peu loin; mais nous sommes à l'audience, et +c'est un avocat qui parle. Il se lance dans les réminiscences historiques. +Mirabeau, pour un moindre outrage, fut débouté, lorsqu'il redemandait sa +femme au Parlement de Provence, «faisant à la face du ciel et des hommes +amende honorable d'une jeunesse désordonnée et plus égarée que coupable.» +Dans quelles conditions M. Dudevant se présente-t-il au _sanctuaire de la +justice_? Est-ce le coeur humilié et repentant, la tête courbée par la +douleur et couverte d'un voile? Non, c'est l'invective à la bouche. «Et +vous osez réclamer votre femme! continue Michel (de Bourges). Et vous osez +appeler une nécessité de la défense ces diffamations! Vous la demandez, et +vous lui fermez le chemin de la couche nuptiale; vous la demandez, et pour +arc-de-triomphe, dans cette maison toute pleine des souvenirs de vos +fureurs, vous lui préparez un pilori où vous inscrivez son déshonneur en +caractères indélébiles... Vous la réclamez d'une main, et de l'autre vous +lui enfoncez un poignard dans le sein. Mais vous dites que vous la voulez; +non, vous ne la voulez pas! Vous n'oseriez pas dire cela sérieusement en +face de la Cour. La voulez-vous avec vous, voulez-vous cohabiter avec elle, +la garder? Dites-le, si vous l'osez!» + +Michel (de Bourges) couronne sa plaidoirie en réfutant les griefs +d'indignité maternelle imputés à madame Dudevant: «Parce qu'une femme cède +aux caprices de sa lyre, aux inspirations d'un esprit créateur, vous la +croiriez incapable d'élever ses enfants?» A ce titre, il faudrait +refuser--observe-t-il--les qualités éducatrices à tant d'écrivains de +génie qui commirent quelque oeuvre licencieuse. Ces qualités, madame +Dudevant les possède, comme l'atteste la lettre qu'elle adressa à son fils +au cours du procès et qui se termine par cette adjuration: «Mon enfant, +prie Dieu pour ton père et pour moi.» + +A l'audience du 26 juillet, il y eut répliques successives de Me +Thiot-Varennes et de Me Michel (de Bourges). L'avocat de M. Dudevant fit +un aveu qui mérite d'être retenu: «Sans doute mon client ne saurait +promettre à son épouse un grand amour, au moins dans les premiers moments +de la réunion. Mais le temps est un grand maître. Plus tard M. Dudevant +rendra à sa femme sa tendresse, quand elle en sera devenue digne.» Enfin +l'avocat général Corbin donna ses conclusions. Il constata que si les +premiers torts pouvaient, en partie, être rejetés sur madame Dudevant, si +elle avait commis tout au moins un adultère moral et peut-être quelque +chose de plus, en revanche son mari l'avait gravement et gratuitement +outragée par ses imputations infâmes et impies. En conséquence, le +ministère public tendait à l'admission de la demande en séparation de +corps et à ce que Maurice fût placé sous la surveillance de son père, +Solange sous celle de sa mère. + +Après trois quarts d'heure de délibéré, la Cour rentra en séance et le +premier président annonça que, les voix étant partagées, la cause était +renvoyée au lundi 1er août, pour être plaidée de nouveau, avec adjonction +de trois conseillers. Dans l'intervalle, une solution amiable prévalut. M. +Dudevant se désista de son appel, en échange d'un sacrifice d'argent +consenti par George Sand. Elle lui concédait une rente annuelle de 5.000 +francs. Et il le reconnaît implicitement dans une lettre, dite +rectificative, qu'il adressa le 17 août à la _Gazette des Tribunaux_. En +voici le dernier paragraphe: «Les deux parties ont fait une transaction +portant qu'il y aurait partage égal d'enfants et de fortune, d'après les +bases du traité du 15 février 1835, avant le commencement du procès qui +m'a été intenté. Ainsi je garde mon fils, et madame Dudevant sa fille.» + +Les démêlés pourtant n'étaient pas clos. On se querella encore au sujet du +mode d'éducation de Maurice qui, malade, fut remis aux soins de sa mère. +Par contre, M. Dudevant enleva de Nohant Solange, et George Sand eut +grand'peine à la reprendre. Puis ce furent les contestations d'argent. Le +baron ayant hérité de sa belle-mère, madame Dudevant demanda, par l'organe +de Me Chaix-d'Est-Ange, la suppression de la pension qu'elle servait sur +les revenus de l'hôtel de Narbonne. Le tribunal de la Seine, le 11 juillet +1837, refusa de statuer au fond. Et ce fut encore une transaction qui +intervint. En échange de l'hôtel de Narbonne, M. Dudevant obtint 40.000 +francs. Il renonçait à Maurice et à Solange, sous condition qu'on les lui +conduisît une fois l'an et que leur mère supportât la moitié des frais de +déplacement. C'était toujours le même homme qui, dans la liquidation, +réclamait, par ministère d'avoué, quinze pots de confitures et un poêle en +fer de la valeur de 1 franc 50 centimes, et qui, en 1841, revenait à la +charge pour 125 francs. A son fils, il envoyait pour étrennes six pots de +confitures, à partager avec sa soeur. Il devait aimer les confitures. + +En 1846, les époux séparés se revirent une fois, puis, l'année suivante, +lors du mariage de Solange, le baron vint à Nohant, et sa présence durant +quelques heures jeta un froid. Il ne mourut qu'en 1871, après avoir +intenté un procès à ses enfants. Sa vie s'était partagée entre +l'ivrognerie et la cupidité. + + + + +CHAPITRE XVIII + +L'ÉPOQUE DE _MAUPRAT_ + + +Ni les tourments du coeur ni les tracas de justice n'avaient interrompu la +production littéraire de George Sand. Elle travaillait chaque jour, ou +plutôt chaque après-midi et chaque nuit, avec une régularité automatique. +Le graveur Manceau, qui vécut longtemps dans son intimité et qui +l'expliquait un peu comme un montreur de phénomènes, si nous en croyons le +_Journal des Goncourt_, donnait d'elle cette définition: «C'est égal qu'on +la dérange. Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre, +vous le fermez: c'est madame Sand.» Rien ne la pouvait distraire de sa +besogne quotidienne. Bonne ou médiocre, la copie qu'elle devait fournir +prenait le chemin de l'éditeur. Ainsi, en 1836-1837, deux oeuvres fort +inégales: _Simon_ et _Mauprat_. «Le roman de _Simon_, dit George Sand dans +la notice, n'est pas, je crois, des mieux conduits, mais j'en avais connu +les types, en plusieurs exemplaires dans la réalité.» De vrai, toute cette +intrigue de l'avocat Simon, épousant Fiamma Faliero, fille de la comtesse, +mais non pas du comte de Fougères, sous les auspices de maître Parquet et +de sa fille Bonne, est fort ennuyeuse. Or Simon, fils de la modeste +paysanne Jeanne Féline et neveu d'un abbé républicain, c'est l'image de +Michel (de Bourges). George Sand, alors en pleine ferveur d'enthousiasme +pour son défenseur, a peint ce portrait avec sollicitude: «Simon portait +au dedans de lui-même la lèpre qui consume les âmes actives lorsque leur +destinée ne répond pas à leurs facultés. Il était ambitieux. Il se sentait +à l'étroit dans la vie et ne savait vers quelle issue s'envoler. Ce qu'il +avait souhaité d'être ne lui semblait plus, maintenant qu'il avait mis les +deux pieds sur cet échelon, qu'une conquête dérisoire hasardée sur le +champ de l'infini. Simple paysan, il avait désiré une profession éclairée; +avocat, il rêvait les succès parlementaires de la politique, sans savoir +encore s'il aurait assez de talent oratoire pour défendre la propriété +d'une haie ou d'un sillon... Cette maladie de l'âme est commune +aujourd'hui à tous les jeunes gens qui abandonnent la position de leur +famille pour en conquérir une plus élevée... Il souffrait, mais non pas +comme la plupart de ceux qui se lamentent de leur impuissance; il +subissait en silence le mal des grandes âmes. Il sentait se former en lui +un géant, et sa frêle jeunesse pliait sous le poids de cet autre lui-même +qui grondait dans son sein.» _Simon_, roman démocratique, est dédié en ces +termes à la comtesse d'Agoult, aristocrate de naissance, républicaine de +sentiment: + +«Mystérieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre petit conte. + +«Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique. + +«Madame, ne dites à personne que vous êtes sa soeur. + +«Coeur trois fois noble, descendez jusqu'à lui et rendez-le fier. + +«Comtesse, soyez pardonnée. + +«Etoile cachée, reconnaissez-vous à ces litanies.» + +En regard de _Simon_, et par un effet de contraste, il faut placer la +_Marquise_, piquante nouvelle qui retrace l'aventure d'une coquette sous +le règne de Louis XV. Voici comment, à quatre-vingts ans, elle résume sa +liaison, qui dura plus d'un demi-siècle, avec le vicomte de Larrieux +qu'elle avait rencontré et peut-être aimé, toute jeune veuve, très +consolable, de seize ans et demi: + +«En trois jours, le vicomte me devint insoutenable. Eh bien! mon cher, je +n'eus jamais l'énergie de me débarrasser de lui! Pendant soixante ans il a +fait mon tourment et ma satiété. Par complaisance, par faiblesse ou par +ennui, je l'ai supporté.» En réalité, la marquise n'a jamais été touchée +que d'une affection, platonique au demeurant, pour le comédien Lélio. Elle +le guette, elle le suit jusque dans un café borgne, et alors elle le voit, +tel qu'il est sans maquillage, loin de la rampe et des lustres: «Il avait +au moins trente-cinq ans; il était jaune, flétri, usé; il était mal mis; +il avait l'air commun; il parlait d'une voix rauque et éteinte, donnait la +main à des pleutres, avalait de l'eau-de-vie et jurait horriblement. Je ne +retrouvais plus rien en lui des charmes qui m'avaient fascinée, pas même +son regard si noble, si ardent et si triste. Son oeil était morne, éteint, +presque stupide; sa prononciation accentuée devenait ignoble en +s'adressant au garçon de café, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. +Sa démarche était lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard. +Ce n'était plus Hippolyte, c'était Lélio. Le temple était vide et pauvre; +l'oracle était muet; le dieu s'était fait homme; pas même homme, comédien.» + +D'où vient donc l'émotion qu'elle ressent, l'espèce d'amour qui l'enchaîne +à Lélio, dès qu'elle le voit en scène, jouant Rodrigue ou Bajazet? C'est, +note-t-elle, une passion toute intellectuelle, toute romanesque. Elle aime +en lui les héros qu'il représente, les vertus qu'il fait revivre. +L'imagination seule est en jeu. + +Si la _Marquise_ ressemble à un joli pastel, _Mauprat_ est un merveilleux +tableau de la vieille France féodale, un chef-d'oeuvre, ou de peu s'en +faut. Les caractères y sont tracés de main de maître. Et pourtant ce roman +avait été conçu et commencé parmi les pires angoisses du procès qui +mettait tout en cause pour George Sand, son avenir, sa fortune, le sort de +ses enfants. Quand _Mauprat_ parut dans la _Revue des Deux Mondes_, du 1er +avril au 15 juin 1837, ce fut un cri d'admiration. Les exagérations +sentimentales d'_Indiana_, de _Valentine_ et de _Jacques_, les +déclamations éloquentes de _Lélia_ cédaient la place à une intrigue +attachante dans un décor pittoresque. La Roche-Mauprat dressait la +redoutable image du château-fort occupé par des hobereaux dégénérés, +devenus des brigands. Edmée, qui appartient à la branche honorable de la +famille, trouverait dans ce repaire, où elle s'égare au terme d'une partie +de chasse, soit le déshonneur, soit la mort, si elle n'était sauvée par +son petit cousin, Bernard Mauprat. Elle emmène et veut apprivoiser le +louveteau. Autour de ces deux personnages se groupent les figures les plus +variées: les farouches habitants de la Roche-Mauprat, le généreux père +d'Edmée, et don Marcasse le preneur de taupes, et le vertueux Monsieur +Patience. Longue et méritoire sera la lutte de Bernard pour triompher de +son naturel violent et de la sauvagerie héréditaire. Il ira guerroyer en +Amérique, dans l'armée de La Fayette, et, lors de son retour, il sera +soupçonné, accusé d'un attentat commis contre Edmée par le dernier des +Mauprat félons. L'innocent est condamné, après des débats tragiques, mais +un dénouement favorable vient réconforter le lecteur sensible. Bernard +épouse sa cousine. Et George Sand, au sortir de toutes les amertumes d'un +mariage malheureux, tient à affirmer son respect et son culte pour l'union +de deux êtres harmonieusement attachés par l'amour. Abdiquant les théories +révoltées de ses premières oeuvres, elle montra la sainteté du lien +conjugal formé sous d'heureux auspices. + +C'est sa réponse aux outrages et aux calomnies de M. Dudevant. «Le +mariage--écrit-elle dans la notice de _Mauprat_--dont jusque-là j'avais +combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir suffisamment +développé ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence, m'apparaissait +précisément dans toute la beauté morale de son principe... Tout en faisant +un roman pour m'occuper et me distraire, la pensée me vint de peindre un +amour exclusif, éternel, avant, pendant et après le mariage. Je fis donc +le héros de mon livre attestant, à quatre-vingts ans, sa fidélité pour la +seule femme qu'il eût aimée. L'idéal de l'amour est certainement la +fidélité éternelle.» A ceux qui incriminent George Sand et allèguent +l'immoralité de son oeuvre, il n'est point inutile d'opposer la thèse de +_Mauprat_, où le mariage est proclamé «une institution sacrée que la +société a le tort de rabaisser, en l'assimilant à un contrat d'intérêts +matériels.» Et cette déclaration mérite d'être retenue: «Le sentiment qui +me pénétrait se résume dans ces paroles de Mauprat vers la fin de +l'ouvrage: «Elle fut la seule femme que j'aimai dans toute ma vie; jamais +aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'étreinte de ma main.» + +On retrouve cette même doctrine, au terme du chapitre XI de la cinquième +partie de l'_Histoire de ma Vie_, après que George Sand a rappelé les +péripéties de ses procès et tout l'effort de son travail pour subvenir à +l'éducation de ses enfants. «D'où je conclus, dit-elle, que le mariage +doit être rendu aussi indissoluble que possible; car, pour mener une +barque aussi fragile que la sécurité d'une famille sur les flots rétifs de +notre société, ce n'est pas trop d'un homme et d'une femme, un père et une +mère se partageant la tâche, chacun selon sa capacité. Mais +l'indissolubilité du mariage n'est possible qu'à la condition d'être +volontaire, et, pour la rendre volontaire, il faut la rendre possible. Si, +pour sortir de ce cercle vicieux, vous trouvez autre chose que la religion +de l'égalité de droits entre l'homme et la femme, vous aurez fait une +belle découverte.» + +A l'année 1837, se rattachent trois oeuvres secondaires de George Sand, +qui procèdent de l'inspiration ou du souvenir de Venise: les _Maîtres +Mosaïstes_, la _Dernière Aldini_ et l'_Uscoque_. Elle écrivit les _Maîtres +Mosaïstes_ pour son fils, qui n'avait encore lu qu'un roman, _Paul et +Virginie_. «Cette lecture, dit-elle, était trop forte pour les nerfs d'un +pauvre enfant. Il avait tant pleuré, que je lui avais promis de lui faire +un roman où il n'y aurait pas d'amour et où toutes choses finiraient pour +le mieux.» A cette fin, elle composa une nouvelle assez longue relatant la +rivalité professionnelle qui surgit entre deux groupes de mosaïstes de +Saint-Marc à l'époque du Tintoret, les Zuccatti et les Bianchini. Sous le +couvert de la fiction, c'est une description de Venise, avec quelques +pages émouvantes sur ces effroyables plombs que Silvio Pellico a voués à +notre exécration. On sent que George Sand, avec tous les libéraux et tous +les démocrates de son temps, déteste l'occupation autrichienne sous +laquelle gémit la ville des Doges. Et le volume se termine par le +rayonnement d'une aurore qui incite l'un des personnages à cette réflexion +mélancolique: «Voilà la seule chose que l'étranger ne puisse pas nous +ôter. Si un décret pouvait empêcher le soleil de se lever radieux sur nos +coupoles, il y a longtemps que trois sbires eussent été lui signifier de +garder ses sourires et ses regards d'amour pour les murs de Vienne.» + +Les lettres de George Sand à Luigi Calamatta, l'éminent graveur dont la +fille Lina devait en 1863 épouser Maurice Sand, nous apprennent qu'en mai +1837, à Nohant, elle travaillait aux _Maîtres Mosaïstes_, «un petit conte +qui vous plaira, j'espère, non pas qu'il vaille mieux que le reste, mais +parce qu'il est dans nos idées et dans nos goûts, à nous _artistes_.» Puis, +le 12 juillet, elle écrit au même Calamatta, qui lui avait envoyé des +dessins sur Venise et la Renaissance: «Lisez, dans le prochain numéro de +la _Revue_, les _Maîtres Mosaïstes_. C'est peu de chose, mais j'ai pensé à +vous en traçant le caractère de Valerio. J'ai pensé aussi à votre rivalité +avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette réveillera en vous +quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse.» +Il y a, effectivement, dans cette oeuvre délicate et chaste, une +atmosphère de sérénité. On perçoit que l'âme de l'auteur était en pleine +quiétude: l'accalmie après l'orage. «Je ne sais pourquoi, dit-elle, j'ai +écrit peu de livres avec autant de plaisir que celui-là. C'était à la +campagne, par un été aussi chaud que le climat de l'Italie, que je venais +de quitter. Jamais je n'ai vu autant de fleurs et d'oiseaux dans mon +jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chaussée, et les rossignols, +enivrés de musique et de soleil, s'égosillaient avec rage sur les lilas +environnants.» + +La _Dernière Aldini_ fut composée à Fontainebleau, où les souvenirs de +l'automne de 1833, en compagnie de Musset, ramenaient l'imagination de +George Sand vers Venise. Elle se plut à raconter l'aventure de Nello, +gondolier chioggiote, qui est aimé de la princesse Bianca Aldini. Elle lui +offre de l'épouser, il refuse. Plus tard, devenu le grand chanteur Lélio, +il attire l'attention de la petite Alezia, qui l'entend à San Carlo. Or +elle est la fille de la princesse Aldini. Il l'a jadis bercée, toute +enfant, de ses chansons de gondolier. Il se dérobe à une manière d'inceste +sentimental. Et ce roman, où les deux Aldini font une agréable antithèse, +offre à nos méditations un cas de conscience ou plutôt une énigme +voluptueuse que George Sand formule ainsi: «A quoi connaît-on l'amour? au +plaisir qu'on donne ou à celui qu'on éprouve?» Le champ est ouvert aux +controversistes. + +Moindre nous apparaît l'intérêt de l'_Uscoque_, conte byronien. Orio +Soranzo épouse la belle Giovanna Morosini, en la détournant de son fiancé, +le comte Ezzelin. Officier au service de la république de Venise, Orio se +fait pirate, autrement dit, uscoque. Il tue Ezzelin, sa femme, ses +complices, avec le concours de Naam, jolie fille turque, déguisée en homme, +qui l'a délivré lui-même en assassinant le pacha de Patras. Arrêté, Orio +simule la folie, mais il est condamné à mort et exécuté. Naam subirait le +même sort sans l'intervention d'un juge, frappé de sa beauté. Or Naam +était un homme. Dès lors, le juge fut-il content ou déçu? Tout cela est +obscur et troublant. + +En même temps qu'elle fournissait ainsi à la _Revue des Deux Mondes_ sa +production romanesque, George Sand s'orientait vers des idées plus graves. +Lamennais et Pierre Leroux allaient la convertir aux conceptions d'une +philosophie démocratique, égalitaire et socialiste. Elle y inclinait +progressivement, comme on le peut voir dans diverses lettres à son fils, +notamment dans celle du 3 janvier 1836. Cette correspondance, adressés à +un collégien de treize ans, traite fort éloquemment la question sociale, +soulevée par toutes les écoles réformatrices d'alors. «Quand tu seras plus +grand, écrit-elle à Maurice, tu liras l'histoire de cette Révolution dont +tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas à la raison et +à la justice.» Mais, à son estime, l'oeuvre révolutionnaire n'est +qu'ébauchée, imparfaite. Il faut la parachever, en organisant une société +meilleure, toute différente de «cette immense armée de coeurs impitoyables +et d'âmes viles qui s'appelle la _Garde Nationale_» Elle ne veut pas que +son fils se range un jour du côté de ces hommes, plus bêtes que méchants, +qui défendent la propriété avec des fusils et des baïonnettes et qui +regardent comme des brigands et des assassins ceux qui donnent leur vie +pour la cause du peuple. Sur tous ces points elle catéchise Maurice, elle +lui communique la ferveur républicaine, en lui recommandant de ne montrer +ses lettres à personne,--ce qui visait particulièrement M. Dudevant, +modèle achevé de l'électeur censitaire et du bourgeois rétrograde. +«Dis-moi, demande-t-elle à son fils, si tu trouves juste cette manière de +partager inégalement les produits de la terre, les fruits, les grains, les +troupeaux, les matériaux de toute espèce, et l'or (ce métal qui représente +toutes les jouissances, parce qu'un petit fragment se prend en échange de +tous les autres biens). Dis-moi, en un mot, si la répartition des dons de +la création est bien faite, lorsque celui-ci a une part énorme, cet autre +une moindre, un troisième presque rien, un quatrième rien du tout! Il me +semble que la terre appartient à Dieu, qui l'a faite, et qui l'a confiée +aux hommes pour qu'elle leur servît d'éternel asile. Mais il ne peut pas +être dans ses desseins que les uns y crèvent d'indigestion et que les +autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire là-dessus ne +m'empêchera pas d'être triste et en colère quand je vois un mendiant +pleurant à la porte d'un riche.» + +Voilà le mal social clairement et justement dénoncé. Où est le remède? +George Sand le cherchera avec persévérance. Elle le demandera aux divers +systèmes socialistes qui sollicitaient la faveur ou la curiosité publique. +De même que Sainte-Beuve, elle traversa le saint-simonisme, mais sans y +trouver la satisfaction de son esprit et la réalisation de ses rêves. En +compagnie d'Alfred de Musset, elle avait assisté à l'une des cérémonies +rituelles de cette nouvelle religion humanitaire. Elle ne se soucia pas +d'être la Mère que cherchait le Père Enfantin, et elle explique ses +réserves dans une lettre du 14 février 1837 à Adolphe Guéroult. Les +saint-simoniens ont le tort grave, à ses yeux, de déserter la cause de la +justice et de la vérité en France, de transporter leurs efforts en Orient, +de pactiser avec le gouvernement de Louis-Philippe et de négliger l'idéal +républicain. Ces compromissions-là, elle ne peut y acquiescer. Dès le 15 +février 1836, dans l'ardeur de son premier zèle de néophyte, elle écrivait +à la famille saint-simonienne de Paris: «Fidèle à de vieilles affections +d'enfance, à de vieilles haines sociales, je ne puis séparer l'idée de +_république_ de celle de _régénération_; le salut du monde me semble +reposer sur nous pour détruire, sur vous pour rebâtir. Tandis que les bras +énergiques du républicain feront la _ville_, les prédications sacrées du +saint-simonien feront la _cité_. Vous êtes les prêtres, nous sommes les +soldats.» + +Suit un hymne enflammé où, républicaine, elle annonce sa foi combative en +de vagues croyances philanthropiques: «Quant à moi, solitaire jeté dans la +foule, sorte de rapsode, conservateur dévot des enthousiasmes du vieux +Platon, adorateur silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur +indécis et stupéfait du grand Spinoza, sorte d'être souffrant et sans +importance qu'on appelle un poète, incapable de formuler une conviction et +de prouver, autrement que par des récits et des plaintes, le mal et le +bien des choses humaines, je sens que je ne puis être ni soldat ni prêtre, +ni maître ni disciple, ni prophète ni apôtre; je serai pour tous un frère +débile, mais dévoué; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je n'ai +pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la guerre sainte +et la sainte paix; car je crois à la nécessité de l'une et de l'autre. Je +rêve dans ma tête de poète des combats homériques, que je contemple le +coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien au milieu desquels je me +précipite sous les pieds des chevaux, ivre d'enthousiasme et de sainte +vengeance. Je rêve aussi, après la tempête, un jour nouveau, un lever de +soleil magnifique; des autels parés de fleurs, des législateurs couronnés +d'olivier, la dignité de l'homme réhabilitée, l'homme affranchi de la +tyrannie de l'homme, la femme de celle de la femme, une tutelle d'amour +exercée par le prêtre sur l'homme, une tutelle d'amour exercée par l'homme +sur la femme; un gouvernement qui s'appellerait _conseil_ et non pas +_domination, persuasion_ et non pas _puissance_. En attendant, je +chanterai au diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car +je suis l'enfant de mon siècle, j'ai subi ses maux, j'ai partagé ses +erreurs, j'ai bu à toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis +plus fervent que la masse pour désirer son salut, je ne suis pas plus +savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi gémir et prier +sur cette Jérusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore salué son +messie. Ma vocation est de haïr le mal, d'aimer le bien, de m'agenouiller +devant le beau.» + +Comment vont se traduire ces maximes en actes? Et, d'abord, comment le +républicanisme de George Sand va-t-il s'adapter à l'éducation de Maurice? +Elle sait que son fils est, au collège Henri IV, camarade du duc de +Montpensier, qu'il a été invité aux Tuileries, qu'il est allé chez la +reine. Elle s'en émeut: «Tu es encore trop jeune pour que cela tire à +conséquence; mais, à mesure que tu grandiras, tu réfléchiras aux +conséquences des liaisons avec les aristocrates. Je crois bien que tu n'es +pas très lié avec Sa Majesté et que tu n'es invité que comme faisant +partie de la classe de Montpensier. Mais, si tu avais dix ans de plus, tes +opinions te défendraient d'accepter ces invitations.» + +Elle le met en garde contre les séductions de la cour, contre les +sortilèges de la puissance: «Les amusements que Montpensier t'offre sont +déjà des faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent à rien; mais, +s'il arrivait qu'on te fit, devant lui, quelque question sur tes opinions, +tu répondrais, j'espère, comme il convient à un enfant, que tu ne peux pas +en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis sûre, comme il convient à un +homme, que tu es républicain de race et de nature; c'est-à-dire qu'on t'a +enseigné déjà à désirer l'égalité, et que ton coeur se sent disposé à ne +croire qu'à cette justice-là. La crainte de mécontenter le prince ne +t'arrêterait pas, je pense. Si, pour un diner ou un bal, tu étais capable +de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui déplaire par ta +franchise, ce serait déjà une grande lâcheté.» + +Toutefois elle l'incite à s'abstenir d'une arrogance déplacée, à ne dire, +devant Montpensier, ni du mal de son père: ce serait une espèce de +crime--ni du bien: ce serait vendre sa conscience. Bref, Maurice devra +éviter, à la cour, d'appeler Louis-Philippe _la Poire_, selon l'expression +que George Sand emploie au courant de la plume. Mais qu'il se garde de +toute familiarité, de tout abandon avec les princes! «Ce sont nos ennemis +naturels, et, quelque bon que puisse être l'enfant d'un roi, il est +destiné à être tyran. Nous sommes destinés à être avilis, repoussés ou +persécutés par lui. Ne te laisse donc pas trop éblouir par les bons dîners +et par les fêtes. Sois un _vieux Romain_ de bonne heure, c'est-à-dire, +fier, prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui coûtent l'honneur et la +sincérité.» Et Maurice lui répond: «Montpensier m'a invité à son bal, +malgré mes opinions politiques. Je m'y suis bien amusé. Il nous a tous +fait cracher avec lui sur la tête des gardes nationaux.» On ne s'ennuyait +pas à un gala du roi-citoyen. + +Voilà cette correspondance extraordinaire que George Sand recommandait à +son fils de garder secrète, sans la montrer jamais à son père et même sans +lui en parler. «Tu sais, ajoutait-elle, que ses opinions diffèrent des +miennes. Tu dois écouter avec respect tout ce qu'il te dira; mais ta +conscience est libre et tu choisiras, entre ses idées et les miennes, +celles qui te paraîtront meilleures. Je ne te demanderai jamais ce qu'il +te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce que je t'écris.» +Aussi a-t-elle soin de ne point envoyer ses lettres par la poste ni par +l'intermédiaire du proviseur. Comme s'il s'agissait de billets d'amour, +elle les fait porter par son jeune ami Emmanuel Arago, qui va voir +l'enfant aux heures de récréation et qui, trois ou quatre jours après, +reçoit les réponses du collégien, pour les transmettre à la mère. De plus, +Maurice doit laisser cette correspondance dans _sa baraque_ au collège et +ne jamais l'emporter les jours de sortie. Que de mystères pour des +effusions politiques! + +Au demeurant, George Sand ne pratiquera pas toujours l'intransigeance +républicaine qu'elle enseigne et préconise. Sous le second Empire, elle +aura des accointances avec le Palais-Royal, sinon avec les Tuileries. Elle +sera en commerce épistolaire des plus assidus avec le prince Jérôme +Napoléon, et témoignera pour les Bonaparte une sympathie qu'elle interdit +à son fils envers les d'Orléans. En 1836, sa raison, son âme et son coeur +appartiennent à la République. Michel (de Bourges) a suscité en elle la +foi démocratique; le saint-simonisme, côtoyé, lui a communiqué une ardeur +de régénération sociale et de prosélytisme égalitaire qu'elle pousse +jusqu'à déclarer à Adolphe Guéroult: «Je ne connais et n'ai jamais connu +qu'un principe: celui de l'abolition de la propriété.» Sous les auspices +de Lamennais, elle va donner l'essor à son idéal humanitaire. + + + + +CHAPITRE XIX + +INFLUENCE PHILOSOPHIQUE: LAMENNAIS + + +Quand George Sand rencontra Lamennais, il n'était plus le prêtre +ultramontain dont Rome avait pensé faire un cardinal, ni même le +catholique libéral qui fondait le journal l'_Avenir_ avec le comte de +Montalembert, les abbés Lacordaire et Gerbet. Il était devenu, par une +évolution logique, loyale et douloureuse de la pensée, le démocrate +chrétien qui trouvait dans l'Evangile la loi de liberté, d'égalité et de +fraternité, recueillie par les philosophes et proclamée par la Révolution. +Républicain, son amour du peuple lui dicta cette oeuvre de génie, les +_Paroles d'un Croyant_. Excommunié, il continua à dire la messe dans son +oratoire. Et le parti clérical ne cessa de l'accabler d'outrages, de le +représenter comme un apostat prédestiné à cette chute, pour ce que, dès +ses débuts dans le sacerdoce, il avait commis le double méfait de renoncer +à la lecture quotidienne du bréviaire et de porter un chapeau de paille. +En dépit des calomnies et de la haine des dévots, il reste l'un des plus +sublimes penseurs et le premier prosateur du siècle écoulé. Son style a la +concision et la majesté bibliques. + +C'est Liszt qui, au milieu des péripéties du _procès monstre_, en mai 1835, +mit en relations George Sand et Lamennais. «Il le fit consentir, dit-elle, +à monter jusqu'à mon grenier de poète.» Tout aussitôt elle reçut la +commotion de l'enthousiasme, voire même de la vénération, et cette fois +l'imagination seule était en cause. Félicité de Lamennais n'avait aucun +agrément physique et pratiquait la plus stricte chasteté[13]. Né en 1782 à +Saint-Malo, il était alors âgé de cinquante-trois ans et paraissait en +avoir plus de soixante. Voici comment George Sand le vit avec les yeux de +l'extase: «M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un +faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa tête! Son +nez était trop proéminent pour sa petite taille et pour sa figure étroite. +Sans ce nez disproportionné, son visage eût été beau. L'oeil clair lançait +des flammes; le front droit et sillonné de grands plis verticaux, indice +d'ardeur dans la volonté, la bouche souriante et le masque mobile sous une +apparence de contraction austère, c'était une tête fortement caractérisée +pour la vie de renoncement, de contemplation et de prédication. Toute sa +personne, ses manières simples, ses mouvements brusques, ses attitudes +gauches, sa gaieté franche, ses obstinations emportées, ses soudaines +bonhomies, tout en lui, jusqu'à ses gros habits propres, mais pauvres, et +à ses bas bleus, sentait le cloarek breton. Il ne fallait pas longtemps +pour être saisi de respect et d'affection pour cette âme courageuse et +candide. Il se révélait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or +et simple comme la nature.» + +[Note 13: Il y eut pourtant un voisin de campagne de George Sand assez +ineptement calomniateur pour prétendre qu'il avait aperçu Lamennais, sur +la terrasse de Nohant, en robe de chambre orientale, avec des babouches et +une calotte grecque, fumant un narghileh, auprès de l'auteur de _Lélia_.] + +Lamennais quittait sa Bretagne afin de commencer une vie nouvelle, où le +philosophe stoïque allait se doubler d'un lutteur intrépide. Il +s'improvisait avocat, en acceptant de défendre les accusés d'avril, à la +barre de la Chambre des pairs. «C'était beau et brave, dit George Sand. Il +était plein de foi, et il disait sa foi avec netteté, avec clarté, avec +chaleur; sa parole était belle, sa déduction vive, ses images rayonnantes, +et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a +successivement parcourus, il y était tout entier, passé, présent et avenir, +tête et coeur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure +admirables. Il se résumait alors dans l'intimité avec un éclat que +tempérait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontré +perdu dans ses rêveries, n'ont vu de lui que son oeil vert, quelquefois +hagard, et son grand nez acéré comme un glaive, ont eu peur de lui et ont +déclaré son aspect diabolique.» + +Ce passage de l'_Histoire de ma Vie_, postérieur à la mort de Lamennais, +fait justice des calomnies et des invectives qui s'acharnèrent sur le +penseur sublime, sur le merveilleux écrivain. George Sand, même par delà +les dissidences de doctrine, ne peut parler de lui qu'avec un infini +respect. Elle répond à ceux qui le méconnaissent: «S'ils l'avaient regardé +trois minutes, s'ils avaient échangé avec lui trois paroles, ils eussent +compris qu'il fallait chérir cette bonté, tout en frissonnant devant cette +puissance, et qu'en lui tout était versé à grandes doses, la colère et la +douceur, la douleur et la gaieté, l'indignation et la mansuétude.» Elle +honore en Lamennais «le prêtre du vrai Dieu, crucifié pendant soixante +ans», qui fut «insulté jusque sur son lit de mort par les pamphlétaires, +conduit à la fosse commune sous l'oeil des sergents de ville, comme si les +larmes du peuple eussent menacé de réveiller son cadavre». Elle montre +l'homogénéité, non pas apparente peut-être, mais intime, de cette destinée +qui nous révèle l'ascension du génie vers la vérité et la lumière. C'est, +dit-elle, «le progrès d'une intelligence éclose dans les liens des +croyances du passé et condamnée par la Providence à les élargir et à les +briser, à travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus +puissante que celle des écoles, la logique du sentiment.» Elle explique, +avec une clairvoyance doublée de poésie, ce mélange de dogmatisme absolu +et de sensibilité impétueuse qui détermina Lamennais à chercher, d'étape +en étape, un lieu d'asile pour son imagination tourmentée et morose. +Maintes fois il crut l'avoir trouvé. Il s'en réjouissait et le proclamait. +Mais le duel continuait entre son coeur et sa raison, et celui-là criait à +celle-ci une adjuration que George Sand résume en ces termes: «Eh bien! tu +t'étais donc trompée! car voilà que des serpents habitaient avec toi, à +ton insu. Ils s'étaient glissés, froids et muets, sous ton autel, et voilà +que, réchauffés, ils sifflent et relèvent la tête. Fuyons, ce lieu est +maudit et la vérité y serait profanée. Emportons nos lares, nos travaux, +nos découvertes, nos croyances; mais allons plus loin, montons plus haut, +suivons ces esprits qui s'élèvent en brisant leurs fers; suivons-les pour +leur bâtir un autel nouveau, pour leur conserver un idéal divin, tout en +les aidant à se débarrasser des liens qu'ils traînent après eux et à se +guérir du venin qui les a souillés dans les horreurs de cette prison.» + +Alors sur d'autres bases et d'autres plans, en quelque contrée qui +avoisine la République de Salente et la Cité de Dieu, surgit une église +nouvelle, ouverte toute grande à des foules qui préféreront, hélas! +l'étroitesse et la vulgarité de leurs anciens sanctuaires. La foi +démocratique et chrétienne de Lamennais ne s'adresse qu'à une élite +idéaliste. De là les déceptions et les surprises qu'il éprouve, lorsqu'il +entre en contact avec les réalités coutumières, lorsqu'il redescend des +sommets radieux vers l'humanité misérable. Il se laissait parfois, à +l'estime de George Sand, séduire et duper par des influences passagères et +inférieures. Elle se plaint d'en avoir pâti. «Ces inconséquences, +écrit-elle, ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles +étaient à la surface de son caractère, au degré du thermomètre de sa frêle +santé. Nerveux et irascible, il se fâchait souvent avant d'avoir réfléchi, +et son unique défaut était de croire avec précipitation à des torts qu'il +ne prenait pas le temps de se faire prouver.» Il en attribua, paraît-il, +quelques-uns à George Sand, dont elle se défend, sans les préciser. De +vrai, il y avait entre eux une divergence irréductible sur un point +essentiel. Elle revendiquait pour la femme des titres et des droits qu'il +ne voulait, en aucune manière, concéder. Ils se heurtèrent, et elle n'en +garda ni froissement ni rancune. S'ils ne se brouillèrent pas, selon +l'habituelle issue des enthousiasmes de George Sand, c'est qu'elle ne +ressentit pour lui qu'une tendresse intellectuelle, tout immatérielle. +«J'avais, déclare-t-elle dans l'_Histoire de ma Vie_, comme une faiblesse +maternelle pour ce vieillard, que je reconnaissais en même temps pour un +des pères de mon Eglise, pour une des vénérations de mon âme. Par le génie +et la vertu qui rayonnaient en lui, il était dans mon ciel, sur ma tête. +Par les infirmités de son tempérament débile, par ses dépits, ses +bouderies, ses susceptibilités, il était à mes yeux comme un enfant +généreux, mais enfant à qui l'on doit dire de temps en temps: «Prenez +garde, vous allez être injuste. Ouvrez donc les yeux!» + +La communauté des aspirations républicaines les avait rapprochés; mais +l'élève ne tarda pas à alarmer le maître par l'audace de ses tendances +socialistes. Lamennais ne souhaitait que d'instituer le règne de +l'Evangile dans les consciences. George Sand avait des conceptions plus +hardies et plus hasardeuses. Elle battait en brèche l'autorité maritale et +la propriété individuelle. Elle professait déjà une sorte de collectivisme +qui ne demandait qu'à devenir gouvernemental. Et Lamennais renonçait à la +suivre. «Après m'avoir poussée en avant, dit-elle, il a trouvé que je +marchais trop vite. Moi, je trouvais qu'il marchait parfois trop lentement +à mon gré. Nous avions raison tous les deux à notre point de vue: moi, +dans mon petit nuage, comme lui dans son grand soleil, car nous étions +égaux, j'ose le dire, en candeur et en bonne volonté. Sur ce terrain-là, +Dieu admet tous les hommes à la même communion.» + +Elle avait promis d'écrire, et elle n'a pas écrit l'histoire de leurs +petites dissidences; elle voulait le montrer «sous un des aspects de sa +rudesse apostolique, soudainement tempérée par sa suprême équité et sa +bonté charmante.» Nous savons seulement qu'il exerça sur elle l'action +d'un directeur de conscience, et l'initia à une méthode de philosophie +religieuse qui la toucha profondément, «en même temps, ajoute-t-elle, que +ses admirables écrits rendirent à mon espérance la flamme prête à +s'éteindre.» + +Durant les six ou sept années qui suivirent 1835, ce fut chez George Sand +une adhésion sans réserve aux doctrines propagées par l'auteur des +_Paroles d'un Croyant_. Dans la septième des _Lettres d'un Voyageur_, elle +célèbre «la probité inflexible, l'austérité cénobitique, le travail +incessant d'une pensée ardente et vaste comme le ciel; mais, poursuit-elle, +le sourire qui vient tout d'un coup humaniser ce visage change ma terreur +en confiance, mon respect en adoration.» Elle unit alors dans un même +culte Lamennais et Michel (de Bourges), l'écrivain et l'orateur qui font +vibrer en elle les cordes secrètes. «Les voyez-vous, s'écrie-t-elle, se +donner la main, ces deux hommes d'une constitution si frêle, qui ont paru +cependant comme des géants devant les Parisiens étonnés, lorsque la +défense d'une sainte cause les tira dernièrement de leur retraite, et les +éleva sur la montagne de Jérusalem pour prier et pour menacer, pour bénir +le peuple, et pour faire trembler les pharisiens et les docteurs de la loi +jusque dans leur synagogue?» + +Entre tous les jugements littéraires portés par George Sand sur le +caractère et le génie de Lamennais, le plus décisif est celui qu'elle +formula dans un article de la _Revue Indépendante_ de 1842. Elle y +analysait l'oeuvre étrange et vigoureuse qu'il venait de publier sous ce +titre symbolique: _Amschaspands et Darvands_--c'est-à-dire les bons et les +mauvais génies. Et George Sand, spirituelle et malicieuse contre son +ordinaire, proposait de traduire ainsi en français moderne, pour être +compris du _Journal des Débats_ et de la presse conservatrice: _Chenapans +et Pédants_. Cet article, après une sortie véhémente contre le +gouvernement de Louis-Philippe qui est accusé de corruption et de vénalité, +contient une éloquente apologie de Lamennais: «Ecoutez avec respect la +voix austère de cet apôtre. Ce n'est ni pour endormir complaisamment vos +souffrances, ni pour flatter vos rêves dorés que l'esprit de Dieu l'agite, +le trouble et le force à parler. Lui aussi a souffert, lui aussi a subi le +martyre de la foi. Il a lutté contre l'envie, la calomnie, la haine +aveugle, l'hypocrite intolérance. Il a cru à la sincérité des hommes, à la +puissance de la vérité sur les consciences. Il a rencontré des hommes qui +ne l'ont pas compris, et d'autres hommes qui ne voulaient pas le +comprendre, qui taxaient son mâle courage d'ambition, sa candeur de dépit, +sa généreuse indignation de basse animosité. Il a parlé, il a flétri les +turpitudes du siècle, et on l'a jeté en prison. Il était vieux, débile, +maladif: ils se sont réjouis, pensant qu'ils allaient le tuer, et que de +la geôle, où ils l'enfermaient, ils ne verraient bientôt sortir qu'une +ombre, un esprit déchu, une voix éteinte, une puissance anéantie. Et +cependant il parle encore, il parle plus haut que jamais. Ils ont cru +avoir affaire à un enfant timide qu'on brise avec les châtiments, qu'on +abrutit avec la peur. Les pédants! ils se regardent maintenant confus, +épouvantés, et se demandent quelle étincelle divine anime ce corps si +frêle, cette âme si tenace.» Au seul Lamennais George Sand attribue le +réveil évangélique qui combat le matérialisme, institue une philosophie +chrétienne et triomphe du voltairianisme, répandu dans le peuple aussi +bien que dans les hautes classes. «Il est, dit-elle, le dernier prêtre, le +dernier apôtre du christianisme de nos pères, le dernier réformateur de +l'Eglise qui viendra faire entendre à vos oreilles étonnées cette voix de +la prédication, cette parole accentuée et magnifique des Augustin et des +Bossuet, qui ne retentit plus, qui ne pourra plus jamais retentir sous les +voûtes affaissées de l'Eglise.» + +Que va-t-il cependant devenir, sortant de sa tour d'ivoire, de sa solitude +de La Chesnaie, pour entrer dans la politique militante, dans la mêlée des +partis? Il se fixe à Paris, il fonde un journal, qui s'appelle le _Monde_. +George Sand l'annonce à madame d'Agoult, dans une lettre envoyée de La +Châtre à Genève, le 25 mai 1836. Que sera ce journal? Sera-t-il viable? +Lamennais sera-t-il l'homme de la polémique quotidienne? Et elle se répond +à elle-même: «Il lui faut une école, des disciples. En morale et en +politique, il n'en aura pas, s'il ne fait d'énormes concessions à notre +époque et à nos lumières. Il y a encore en lui, d'après ce qui m'est +rapporté par ses intimes amis, beaucoup plus du prêtre que je ne croyais. +On espérait l'amener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le +faire. Il résiste. On se querelle et on s'embrasse. On ne conclut rien +encore. Je voudrais bien que l'on s'entendît. Tout l'espoir de +l'_intelligence vertueuse_ est là. Lamennais ne peut marcher seul.» + +Va-t-elle s'enrégimenter dans la phalange sacrée du prophète? Sera-t-elle +une unité dans cette armée? «Le plus grand général du monde, dit-elle, ne +fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats éprouvés et croyants.» +Elle l'invite à se méfier des gens qui ne disputeront pas avant d'accepter +sa direction. Elle-même est fort indécise en réfléchissant aux +conséquences d'un tel engagement, et le confesse: «Je m'entendrais +aisément avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais, là, je +réclamerais une certaine liberté de conscience, et il ne me l'accorderait +pas.» S'il échoue, qu'adviendra-t-il de ceux qui aspirent à la religion de +l'idéal? A cette pensée, elle éprouve une grande consternation de coeur et +d'esprit: «Les éléments de lumière et d'éducation des peuples s'en iront +encore épars, flottant sur une mer capricieuse, échouant sur tous les +rivages, s'y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le seul +pilote qui eût pu les rassembler leur aura retiré son appui et les +laissera plus tristes, plus désunis et plus découragés que jamais.» Elle +adjure madame d'Agoult et Franz Liszt de déterminer Lamennais à bien +connaître et bien apprécier «l'étendue du mandat que Dieu lui a confié. +Les hommes comme lui, ajoute-t-elle, font les religions et ne les +acceptent pas. C'est là leur devoir. Ils n'appartiennent point au passé. +Ils ont un pas à faire faire à l'humanité. L'humilité d'esprit, le +scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu défend aux +réformateurs.» + +Elle cède toutefois à l'ascendant du maître, au prestige du génie, et +collabore au _Monde_, en même temps qu'elle refuse de travailler dans les +_Débats_. De ce refus elle donne l'explication en une lettre à Jules Janin, +du 15 février 1837: «Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses +sacrées, même chez une femme, mais seulement de la manière d'envisager la +question littéraire. Songez que je n'ai pas l'ombre d'esprit, que je suis +lourde, prolixe, emphatique, et que je n'ai aucune des conditions du +journalisme.» Comme Jules Janin pouvait s'étonner qu'elle préférât aux +_Débats_, riches et solides, un journal qui ne payait pas ses rédacteurs, +elle déclare à son correspondant: «Je ne travaille pas dans le _Monde_, je +ne suis l'associée de personne. Associée de l'abbé de Lamennais est un +titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son dévoué serviteur. +Il est si bon et je l'aime tant que je lui donnerai autant de mon sang et +de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera guère, car il +n'a pas besoin de moi, Dieu merci! Je n'ai pas l'outrecuidance de croire +que je le sens autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques +abonnés de plus à son journal; lequel journal durera ce qu'il voudra et me +paiera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abbé de +Lamennais sera toujours l'abbé de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni +association possibles pour faire, de George, autre chose qu'un très pauvre +garçon.» + +Un journal, tel que le _Monde_, ne pouvait guère insérer un vulgaire +roman. George Sand lui donna une sorte de feuilleton philosophique, les +_Lettres à Marcie_, qu'elle écrivait au jour le jour, malgré sa répugnance +pour ce labeur hâtif et haletant. Elle se reconnaît impropre à la +«fabrication rapide, pittoresque et habilement accidentée de ces romans +dont l'intérêt se soutient malgré les hasards de la publication +quotidienne.» Elle ne continua pas les _Lettres à Marcie_, du jour où +Lamennais abandonna la direction du _Monde_. «Je n'avais pas de goût, +dit-elle, et je manquais de facilité pour ce genre de travail interrompu, +et pour ainsi dire haché.» L'oeuvre avait cependant une idée directrice. +George Sand voulait répondre aux prétendus moralistes qui l'avaient +souvent mise au défi de dévoiler ses criminelles intentions à l'endroit du +mariage. Elle expose sa doctrine sous le patronage de Lamennais, qui sera +bientôt assez gêné de couvrir cette marchandise de son pavillon. + +L'héroïne, Marcie, est une fille de vingt-cinq ans, sans fortune, à qui +sont adressées les six _Lettres_ qui traitent de la condition de la femme +et de l'égalité des droits des deux sexes. Néanmoins, l'ami qui correspond +avec elle, n'admet pas les équivoques revendications féminines formulées +par les saint-simoniens. La théorie de l'amour libre, naguère préconisée +par George Sand, a cédé devant l'austère influence de Lamennais. Voici la +déclaration très explicite de la première _Lettre_: «Quant à ces +dangereuses tentatives qu'ont faites quelques femmes dans le +saint-simonisme pour goûter le plaisir dans la liberté, pensez-en ce que +vous voudrez, mais ne vous y hasardez pas.» Et dans la troisième _Lettre_: +«Les femmes crient à l'esclavage. Qu'elles attendent que l'homme soit +libre, car l'esclavage ne peut donner la liberté!» En revendiquant +certains droits pour la femme, George Sand n'a garde d'identifier ses +facultés avec celles de l'homme. «L'égalité, dit-elle, n'est pas la +similitude.» Et elle répudie telles tendances aventureuses et chimériques: +«Des velléités d'ambition se sont trahies chez quelques femmes trop fières +de leur éducation de fraîche date. Les complaisantes rêveries des modernes +philosophes les ont encouragées, et ces femmes ont donné d'assez tristes +preuves de l'impuissance de leur raisonnement. Il est à craindre que les +vaines tentatives de ce genre et ces prétentions mal fondées ne fassent +beaucoup de tort à ce qu'on appelle aujourd'hui la cause des femmes. Les +femmes ont des droits, n'en doutons pas, car elles subissent des +injustices. Elles doivent prétendre à un meilleur avenir, à une sage +indépendance, à une plus grande participation aux lumières, à plus de +respect, d'estime et d'intérêt de la part des hommes. Mais cet avenir est +entre leurs mains. Les hommes seront un jour à leur égard ce qu'elles les +feront.» Aussi bien George Sand s'abstient-elle de postuler pour la femme, +soit la mission sacerdotale, soit l'action politique. Elle ne l'estime pas +propre à tous les emplois. «Vous ne pouvez être qu'artiste, écrit-elle, et +cela, rien ne vous en empêchera... Loin de moi cette pensée que la femme +soit inférieure à l'homme. Elle est son égale devant Dieu, et rien dans +les desseins providentiels ne la destine à l'esclavage. Mais elle n'est +pas semblable à l'homme, et son organisation comme son penchant lui +assignent un autre rôle, non moins beau, non moins noble, et dont, à moins +d'une dépravation de l'intelligence, je ne conçois guère qu'elle puisse +trouver à se plaindre.» Ce sont les fonctions et les joies de la maternité, +ce sont les fatigues et les devoirs du ménage, c'est la tendresse +consolatrice qui assiste et réconforte. George Sand a exprimé la même +pensée en d'autres termes, dans ce récit de la guerre des Hussites, +intitulé _Jean Ziska_: «Femmes, je n'ai jamais douté que malgré vos vices, +vos travers, votre insigne paresse, votre absurde coquetterie, votre +frivolité puérile, il n'y eût en vous quelque chose de pur, d'enthousiaste, +de candide, de grand et de généreux, que les hommes ont perdu ou n'ont +point encore. Vous êtes de beaux enfants. Votre tête est faible, votre +éducation misérable, votre prévoyance nulle, votre mémoire vide, vos +facultés de raisonnement inertes. La faute n'en est point à vous.» Elle +reprenait là et développait une idée favorite de Lamennais, qui compare la +femme à un brillant et folâtre papillon. Mais, chez cet être plus délicat +que réfléchi, quelles ressources de sensibilité! «Les larmes précieuses +des âmes mystiques, écrit George Sand, fécondent un germe de salut.» Et +quelle ardeur vers une foi religieuse qui est l'humaine figuration de +l'idéal! La femme a l'instinct ritualiste. Dans les cérémonies du culte, +elle cherche les formes plus encore que la substance, elle croit et elle +pratique plutôt par les sens que par la raison. Elle veut «la splendeur +des rites, les émotions du sanctuaire, la richesse ou la grandeur des +temples, ce concours de sympathies explicites, l'autorité du prêtre, en un +mot tout ce qui frappe l'imagination.» George Sand s'inscrit là contre et +répudie ce matérialisme religieux. «Il faudra, dit-elle, que les femmes +renoncent à faire du culte un spectacle.» Elle demande une croyance _plus +mâle_, des communications plus directes, plus intimes avec la Divinité. +Elle formule ce qui nous apparaît comme la religion épurée et sublime. +«Dieu, écrit-elle, a placé notre vie entre une foi éteinte et une foi à +venir... Votre catholicisme, Marcie, est tombé dans les ténèbres du doute. +Votre christianisme est à son aurore de foi et de certitude... S'il est +encore des âmes croyantes, laissons-les s'endormir, pâles fleurs, parmi +l'herbe des ruines.» Et voici le mystérieux appel qu'elle adresse à la +vierge en qui se symbolisent le rêve et la recherche des vérités futures, +aux clartés radieuses: + +«Marcie, il est une heure dans la nuit que vous devez connaître, vous qui +avez veillé au chevet des malades ou sur votre prie-Dieu, à gémir, à +invoquer l'espérance: c'est l'heure qui précède le lever du jour; alors, +tout est froid, tout est triste; les songes sont sinistres et les mourants +ferment leurs paupières. Alors, j'ai perdu les plus chers d'entre les +miens, et la mort est venue dans mon sein comme un désir. Cette heure, +Marcie, vient de sonner pour nous; nous avons veillé, nous avons pleuré, +nous avons souffert, nous avons douté; mais vous, Marcie, vous êtes plus +jeune; levez-vous donc et regardez: le matin descend déjà sur vous à +travers les pampres et les giroflées de votre fenêtre. Votre lampe +solitaire lutte et pâlit; le soleil va se lever, son rayon court et +tremble sur les cimes mouvantes des forêts; la terre, sentant ses +entrailles se féconder, s'étonne et s'émeut comme une jeune mère, quand, +pour la première fois, dans son sein, l'enfant a tressailli.» + +Vers qui se tournera l'espérance de ceux qui cherchent les horizons +nouveaux de la Terre promise? Vers Lamennais, au gré de George Sand. Il +conduira l'humanité par des sentiers inconnus, il abaissera devant elle +les barrières et les obstacles. Ce sera le bon guide de l'heureux voyage, +sous des cieux propices. Les _Lettres à Marcie_ nous entraînent sur ses +traces: «Quelques élus ont marché sans crainte et sans fatigue par des +chemins bénis; ils ont gravi des pentes douces à travers de riantes +vallées... Ils ont dépouillé sans effort ni terreur le fond de la forme, +l'erreur du mensonge; ils ont tendu la main à ceux qui tremblaient, ils +ont porté dans leurs bras les débiles et les accablés. Déjà ils pourraient +sans doute formuler le christianisme futur, si le monde voulait les +écouter; et, quant à eux, ils ont placé leur temple sur les hauteurs +au-dessus des orages, au-dessus du souffle des passions humaines. Ceux-là +ne connaissent ni indignation contre la faiblesse, ni colère contre +l'incertitude, ni haine contre la sincérité. Peut-être l'avenir +n'acceptera-t-il pas tout ce qu'ils ont conservé des formes du passé; mais +ce qu'ils auront sauvé d'éternellement durable, c'est l'amour, élan de +l'homme à Dieu; c'est la charité, rapport de l'homme à l'homme. Quant à +nous qui sommes les enfants du siècle, nous chercherons dans notre Eden +ruiné quelques palmiers encore debout, pour nous agenouiller à l'ombre et +demander à Dieu de rallumer la lampe de la foi... Là où notre conviction +restera impuissante à percer le mystère de la lettre, nous nous +rattacherons à l'esprit de l'Evangile, doctrine céleste de l'idéal, +essence de la vie de l'âme.» + +Est-ce à dire que Lamennais acceptât de tous points les théories de sa +collaboratrice? Il devait, au contraire, en être inquiet et même épouvanté, +si l'on s'en rapporte à la lettre que lui adressait George Sand, le 28 +février 1837: «Monsieur et excellent ami, écrit-elle de Nohant, vous +m'avez entraînée, sans le savoir, sur un terrain difficile à tenir.» Elle +en est _effrayée_, elle voudrait parler de tous les devoirs de la femme, +du mariage, de la maternité, et ce sont matières scabreuses. +Evitera-t-elle les fondrières?» Je crains, confesse-t-elle, d'être +emportée par ma pétulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez +d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais ai-je le temps de +vous demander, à chaque page, de me tracer le chemin? Avez-vous le temps +de suffire à mon ignorance? Non, le journal s'imprime, je suis accablée de +mille autres soins, et, quand j'ai une heure le soir pour penser à +_Marcie_, il faut produire et non chercher.» + +Dans cette lettre qui résume ses hardiesses, elle proclame la nécessité du +divorce, bien que, pour sa part, elle aimât mieux passer le reste de sa +vie dans un cachot que de se remarier. Elle renonce à la théorie de +l'union libre, mais elle proteste contre l'indissolubilité du mariage. +«J'ai beau, dit-elle, chercher le remède aux injustices sanglantes, aux +misères sans fin, aux passions souvent sans remède qui troublent l'union +des sexes, je n'y vois que la liberté de rompre et de reformer l'union +conjugale. Je ne serais pas d'avis qu'on dût le faire à la légère et sans +des raisons moindres que celles dont on appuie la séparation légale +aujourd'hui en vigueur.» Elle estime que Lamennais, chaste et inaccessible +aux faiblesses humaines, ignore certains abîmes qu'elle-même a mesurés. +«Vous avez vécu avec les anges; moi, j'ai vécu avec les hommes et les +femmes. Je sais combien on souffre, combien on pèche.» Mais, si elle +évoque les fautes passées, elle déclare que son âge lui permet d'envisager +avec calme les orages qui palpitent et meurent à son horizon. En cela, ou +bien elle s'abuse, ou bien elle induit en erreur celui qu'elle appelle +«père et ami.» La pécheresse n'a pas terminé son cycle. + +Si Lamennais fut effarouché des _Lettres à Marcie_, il dut l'être bien +davantage du _Poème de Myrza_, où George Sand transpose le procédé +littéraire des _Paroles d'un Croyant_ sur le mode amoureux. C'est, en un +style alternativement mystique et voluptueux, la rencontre paradisiaque de +l'homme et de la femme. Il la voit, l'admire et reconnaît l'oeuvre et la +fille de Dieu. «Il marcha devant elle, et elle le suivit jusqu'à la porte +de sa demeure, qui était faite de bois de cèdre et recouverte d'écorce de +palmier. Il y avait un lit de mousse fraîche; l'homme cueillit les fleurs +d'un rosier qui tapissait le seuil, et, les effeuillant sur sa couche, il +y fit asseoir la femme en lui disant:--«L'Eternel soit béni.»--Et, +allumant une torche de mélèze, il la regarda, et la trouva si belle qu'il +pleura, et il ne sut quelle rosée tombait de ses yeux, car jusque là +l'homme n'avait pas pleuré. Et l'homme connut la femme dans les pleurs et +dans la joie.» + +Au réveil, «quand l'étoile du matin vint à pâlir sur la mer,» il se +demanda si c'était un rêve, et il attendit avec impatience que le jour +éclairât l'obscurité de sa demeure. «Mais la femme lui parla, et sa voix +fut plus douce à l'homme que celle de l'alouette qui venait chanter sur sa +fenêtre au lever de l'aube.» Tout aussitôt il se mit à verser des pleurs +d'amertume et de désolation. Pourquoi? C'est qu'avec l'amour il a conçu la +précarité de son destin. «Car tu vaux mieux que la vie, dit-il, et +pourtant je te perdrai avec elle.» D'un regard, d'un sourire, elle le +console en murmurant ces mots: «Si tu dois mourir, je mourrai aussi, et +j'aime mieux un seul jour avec toi que l'éternité sans toi.» Il suffit de +cette parole pour endormir la douleur de l'homme. La femme lui a apporté +l'espérance. «Il courut chercher des fruits et du lait pour la nourrir, +des fleurs pour la parer.» Et le _Poème de Myrza_, qui commence par une +cantilène d'hyménée, se termine par un appel mystique sur la route qui +mène au désert de la Thébaïde. En allant de l'homme à Dieu, Myrza peut +encore dire: «Ma foi, c'est l'amour!» + +Lamennais et George Sand allaient suivre des chemins divers, elle vers le +socialisme sentimental de Pierre Leroux, lui vers l'idéalisme d'une +démocratie chrétienne. En février 1841, quand l'auteur des _Paroles d'un +Croyant_, enfermé à Sainte-Pélagie, lança une sorte d'anathème contre les +revendications féministes, George Sand lui répliqua en s'étonnant qu'il +refusât estime et confiance à tout ce qui ne porte pas de _barbe au +menton_. «Nous vous comptons, dit-elle, parmi nos saints, vous êtes le +père de notre Eglise nouvelle.» Mais tous ces éloges ne sauraient ébranler +la rigidité de Lamennais. Le 23 juin 1841, il mande à M. de Vitrolles dans +une de ces lettres qu'a publiées en 1883 la _Nouvelle Revue_: «Je crois +vraiment que George Sand m'a pardonné mes irrévérences; mais elle ne +pardonne point à saint Paul d'avoir dit: _Femmes, obéissez à vos maris_. +C'est un peu dur, en effet.» Dans une autre lettre du 25 novembre 1841 au +même M. de Vitrolles, Lamennais stigmatise les tendances anti-chrétiennes +de la _Revue Indépendante_, et prédit que son directeur Pierre Leroux ne +tardera pas à rester seul avec madame Sand. «Celle-ci, ajoute-t-il, fidèle +au révélateur, prêche, dès la première livraison, le communisme, dans un +roman[14] où je crains bien qu'on trouve peu de traces de son ancien +talent. Comment peut-on gâter à plaisir des dons naturels aussi rares!» + +[Note 14: _Horace_.] + +Dans la _Correspondance_ de George Sand, on ne rencontre, à partir de +1842, aucune lettre adressée à Lamennais. Mais elle lui dédia, le 4 mai +1848, un article recueilli dans le volume intitulé: _Souvenirs de 1848_. +Elle y discute le projet de Constitution élaboré par Lamennais, et lui +reproche de remettre aux mains d'un seul homme le pouvoir exécutif. «La +présidence, dit-elle, serait forcée de devenir la dictature, et tout +dictateur serait forcé de marcher dans le sang.» Pour n'être que d'une +femme, l'argument avait sa valeur. Lamennais et la France en comprirent la +portée au lendemain du 2 Décembre. George Sand avait été plus clairvoyante +que les hommes politiques et les fabricants de constitutions. + + + + +CHAPITRE XX + +INFLUENCE MÉTAPHYSIQUE: PIERRE LEROUX + + +Lorsque la doctrine idéaliste, chrétienne et démocratique de Lamennais +ne suffit plus à satisfaire la ferveur réformatrice de George Sand, elle +trouva un nouveau guide et un autre Mentor, un peu nébuleux celui-là, en +la personne de Pierre Leroux. Un enthousiasme non moins moindre, plus +humain et sans doute mieux payé de retour, la posséda. Durant quatre ou +cinq ans, elle jura sur la foi de ce métaphysicien socialiste. A propos +de la traduction qu'il fit de _Werther_ et qui était illustrée +d'eaux-fortes de Tony Johannot, elle écrivit: «C'est une chose +infiniment précieuse que le livre d'un homme de génie traduit dans une +autre langue par un autre homme de génie.» Le mot dépasse, à coup sûr, +le jugement que la postérité portera sur Pierre Leroux; mais George +Sand, comme on sait, n'était pas sans outrance dans ses admirations. Le +philosophe, à qui Buloz refusait un jour certain article sur Dieu parce +que ce n'était point un sujet d'actualité, fut présenté à l'auteur de +_Lélia_ par le berrichon Planet, toujours préoccupé d'élucider et de +résoudre la question sociale. Ils cherchaient, les uns et les autres, à +tâtons, le moyen de compléter et de parachever la Révolution de 1789 +qu'ils jugeaient trop exclusivement politique. George Sand explique, +dans l'_Histoire de ma Vie_, comment et pourquoi elle désira entrer en +relations avec Pierre Leroux: «J'ai ouï dire à Sainte-Beuve qu'il y +avait deux hommes dont l'intelligence supérieure avait creusé et éclairé +particulièrement ce problème dans une tendance qui répondait à mes +aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inquiétudes. Ils se +trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avancés +que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas été retardés comme lui par les +empêchements du catholicisme. Ils sont d'accord sur les points +essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une école de +sympathies qui les entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux +hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait +tourmentée des désespérances de _Lélia_, il me disait de chercher vers +eux la lumière, et il m'a proposé de m'amener ces savants médecins de +l'intelligence.» Elle hésita longtemps, s'estimant «trop ignorante pour +les comprendre, trop bornée pour les juger, trop timide pour leur +exposer ses doutes intérieurs.» Egale, sinon plus grande, était la +timidité de Pierre Leroux. Enfin, ce fut la femme qui fit les premirs +pas. Elle lui demanda par lettre, pour un meunier de ses amis, le +catéchisme du républicain en deux ou trois heures de conversation. +Planet tint l'emploi du meunier, personnage muet. + +Un dîner rassembla les trois convives dans la mansarde de George Sand. +«Pierre Leroux fut d'abord gêné, dit-elle; il était trop fin pour n'avoir +pas deviné le piège innocent que je lui avais tendu, et il balbutia +quelque temps avant de s'exprimer.» La bonhomie de Planet, la sollicitude +attentive de l'hôtesse, le mirent à l'aise. Et voici l'impression que +laissa chez son auditrice cette première entrevue: «Quand il eut un peu +tourné autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il +arriva à cette grande clarté, à ces vifs aperçus et à cette véritable +éloquence qui jaillissent de lui comme de grands éclairs d'un nuage +imposant. Nulle instruction n'est plus précieuse que la sienne, quand on +ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir +suffisamment dégagé pour lui-même. Il a la figure belle et douce, l'oeil +pénétrant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique, et ce +langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chasteté et de +bonté vraies qui s'emparent de la persuasion autant que la force des +raisonnements. Il était dès lors le plus grand critique possible dans la +philosophie de l'histoire, et, s'il ne vous faisait pas bien nettement +entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait +apparaître le passé dans une si vive lumière, et il en promenait une si +belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le +bandeau des yeux comme avec la main.» + +George Sand confesse qu'elle ne l'entendit qu'à moitié, quand il développa +le système de la _propriété des instruments de travail_. Elle essaie de +croire ou de faire croire que c'était le fait des arcanes de la langue +philosophique, inaccessible à la médiocrité de sa culture intellectuelle. +En vérité, elle est trop modeste, et le Pierre Leroux n'est pas très +clair. Néanmoins, elle discerna des lueurs et le proclame avec joie: «La +logique de la Providence m'apparut dans ses discours, et c'était déjà +beaucoup: c'était une assise jetée dans le champ de mes réflexions. Je me +promis d'étudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne +fut que plus tard que, grâce à ce grand et noble esprit, je pus saisir +enfin quelques certitudes.» + +Ces certitudes, que nous tâcherons de démêler, resteront assez vagues, la +philosophie de Pierre Leroux étant si éthérée, si loin des réalités +mesquines ou grossières, qu'elle risque parfois de disparaître dans les +nuages ou de planer aux régions lointaines et imprécises de l'empyrée. + +Dès ce temps-là, la métaphysique nourrissait mal son prêtre. Pierre Leroux, +en dépit d'un travail énorme, avait grand'peine à suffire aux besoins +d'une famille nombreuse. Aussi, lorsqu'il alla passer quelques jours à +Nohant en octobre 1837, George Sand conçut le projet de lui élever ses +enfants et de le tirer de la misère à son insu. «C'est plus difficile que +nous ne pensions, écrit-elle à madame d'Agoult. Il a une fierté d'autant +plus invincible qu'il ne l'avoue pas et donne à ses résistances toute +sorte de prétextes. Je ne sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est +toujours le meilleur des hommes et l'un des plus grands. Il est très drôle +quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il +dit: + +»--J'étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. _Cette +dame_ est venue à moi et m'a parlé avec une bonté incroyable. Elle était +bien belle! + +»Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde ou +brune, grande ou petite, etc. Il répond: + +--Je n'en sais rien, je suis très timide; je ne l'ai pas vue. + +--Mais comment savez-vous si elle est belle? + +--Je ne sais pas; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu qu'elle +devait être belle et aimable. + +»Voilà bien une raison _philosophique!_ qu'en dites-vous?» + +Entre temps, Pierre Leroux reprenait auprès de George Sand la place +laissée vide par Sainte-Beuve, lui servait de directeur de conscience. Il +avait fort à faire. Elle le chargeait notamment de sermonner Félicien +Mallefille, qui, occupant à Nohant le poste de précepteur auquel Eugène +Pelletan fut trouvé impropre, ajouta à ses fonctions officielles un autre +emploi que l'on présume. Six mois durant, il eut l'honneur d'être un +secrétaire très intime, et il ne voulait pas abdiquer; mais l'affection de +George Sand suivit l'évolution coutumière. Au début, pendant l'hiver de +1837-38, elle atteste que Mallefille est une «nature sublime», qu'elle +«l'aime de toute son âme» et donnerait pour lui «la moitié de son sang.» +Or, il advint que le sentimental et envahissant précepteur s'avisa de +vouloir supplanter ou doubler Liszt, et adressa à la comtesse d'Agoult une +lettre enflammée et irrespectueuse. George Sand, que cette liaison +domestique commençait à lasser, saisit l'occasion propice pour le rendre à +ses stricts devoirs de pédagogue. Il résista, fit des scènes, faillit se +battre en duel avec un ami de la maison. Afin de calmer cet effervescent, +elle le dépêcha auprès de Pierre Leroux, en le munissant d'une petite +image coloriée qui représentait saint Pierre au moment où le Christ le +préserve d'être englouti par les flots. Elle avait joint cette dédicace: +«Soyez le sauveur de celui qui se noie.» Et elle fournissait des +explications complémentaires, dans une lettre en date du 26 septembre +1838: «Quand viendra entre vous la question des femmes, dites-lui bien +qu'elles n'appartiennent pas à l'homme par droit de force brutale, et +qu'on ne raccommode rien en se coupant la gorge.» Pierre Leroux administra +la mercuriale demandée, débarrassa George Sand, _sauva_ Mallefille et fut +son remplaçant. + +A Nohant, l'existence était celle de la liberté absolue, en même temps que +du travail opiniâtre. De même à Paris, lorsque George Sand y faisait de +rapides séjours. Elle se sentit délivrée de ses dernières entraves morales, +lorsqu'elle perdit sa mère, à la fin d'août 1837. Tout aussitôt, elle +écrit de Fontainebleau à son ami Gustave Papet: «Elle a eu la mort la plus +douce et la plus calme; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin, +et croyant s'endormir pour se réveiller un instant après. Tu sais qu'elle +était proprette et coquette. Sa dernière parole a été: «Arrangez-moi mes +cheveux.» Pauvre petite femme! fine, intelligente, artiste, généreuse; +colère dans les petites choses, et bonne dans les grandes. Elle m'avait +fait bien souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d'elle. Mais +elle les avait bien réparés dans ces derniers temps, et j'ai eu la +satisfaction de voir qu'elle comprenait enfin mon caractère et qu'elle me +rendait une complète justice. J'ai la conscience d'avoir fait pour elle +tout ce que je devais. Je puis bien dire que je n'ai plus de famille. Le +ciel m'en a dédommagée en me donnant des amis tels que personne peut-être +n'a eu le bonheur d'en avoir.» + +Dans le nombre, Pierre Leroux occupe une situation avantageuse et comme +privilégiée. Il n'était ni assez jeune ni assez séduisant pour obtenir +l'affection exaltée qu'eurent en partage Jules Sandeau, Alfred de Musset +et le docteur Pagello. Du moins il n'encourut pas la même disgrâce que +Michel (de Bourges), Félicien Mallefille et plusieurs autres. En ce qui le +concerne, la brouille retentissante ne succéda pas au violent +enthousiasme. Ce fut une bonne liaison très littéraire, plus +intellectuelle que tendre. George Sand y recueillit la substance +métaphysique de Pierre Leroux, qui reçut en échange des romans +humanitaires pour la _Revue Indépendante_. Elle subit cependant à tel +point l'ascendant du philosophe qu'elle voulut éduquer ses enfants dans +les principes de cette religion sociale. D'autres furent ses amants, +Pierre Leroux fut son grand-prêtre laïque. «Dites-lui, mande-t-elle le 22 +février 1839 de Majorque où elle cohabite avec Chopin, que j'élève Maurice +dans son _Evangile_. Il faudra qu'il le perfectionne lui-même, quand le +disciple sera sorti de page. En attendant, c'est un grand bonheur pour moi, +je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idées. +C'est à Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi +quelques sentiments et beaucoup d'idées de plus[15].» + +[Note 15: Il convient, d'ailleurs, d'observer qu'elle écrira plus tard, en +décembre 1847: «C'est un génie admirable dans la vie idéale, mais qui +patauge toujours dans la vie réelle.»] + +Où trouver cette _formule_? Sera-ce dans les deux oeuvres de George Sand +que Pierre Leroux a marquées de son empreinte la plus profonde, +_Spiridion_ et les _Sept Cordes de la Lyre_? L'élément de haute et +abstraite psychologie y domine et presque y étouffe l'intrigue romanesque. +Buloz n'avait aucune sympathie pour ce genre de littérature et ne +l'accueillait dans la _Revue des Deux Mondes_ qu'en maugréant et en +réclamant pour ses lecteurs une pâture plus légère, plus facilement +assimilable. George Sand, le 22 avril 1839, s'en explique dans une lettre +à madame Marliani: «Dites à Buloz de se consoler! Je lui fais une espèce +de roman _dans son goût_. Mais il faudra qu'il paye comptant, et qu'avant +tout il fasse paraître _la Lyre_. Au reste, ne vous effrayez pas du roman +_au goût_ de Buloz, j'y mettrai plus de philosophie qu'il n'en pourra +comprendre. Il n'y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond.» De +quel roman s'agit-il là? Ce ne peut être d'_ Engelwald_, un long récit +dont l'intrigue, se déroulant au Tyrol, reflétait les doctrines +républicaines de Michel (de Bourges), et dont le manuscrit fut retiré et +détruit. Il est sans doute question, non pas d'_Horace_ qui sera refusé +par la _Revue_ en raison de ses tendances socialistes, mais de _Gabriel_, +roman devenu un drame, qui obtint les éloges les plus chaleureux de Balzac +et repose sur l'ambiguïté de sexe d'une jeune fille, déguisée en garçon +pour recueillir un majorat. _Gabriel_ fut écrit à Marseille, au retour du +voyage aux îles Baléares, et l'on peut supposer que l'écrivain y mit le +reflet de son caractère et de sa pensée. + +_Spiridion_, commencé à Nohant et terminé à Majorque, dans la chartreuse +de Valdemosa, en janvier 1839, est dédié en ces termes à Pierre Leroux: +«Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science, +agréez l'envoi d'un de mes contes, non comme un travail digne de vous être +offert, mais comme un témoignage d'amitié et de vénération.» Ils étaient +alors, elle et lui, en parfaite communion d'aspirations philosophiques, en +pleine lune de miel littéraire. «J'ai la certitude, écrira-t-elle encore +le 27 septembre 1841 à Charles Duvernet, qu'un jour on lira Leroux comme +on lit le _Contrat social_. C'est le mot de M. de Lamartine... Au temps de +mon scepticisme, quand j'écrivais _Lélia_, la tête perdue de douleurs et de +doutes sur toute chose, j'adorais la bonté, la simplicité, la science, la +profondeur de Leroux; mais je n'étais pas convaincue. Je le regardais +comme un homme dupe de sa vertu. J'en ai bien rappelé; car, si j'ai une +goutte de vertu dans les veines, c'est à lui que je la dois, depuis cinq +ans que je l'étudie, lui et ses oeuvres.» Cette étude inspira à George +Sand la thèse de _Spiridion_, ainsi qu'elle l'indique dans la _préface +générale_ écrite en 1842 et recueillie dans le volume, _Questions d'art et +de littérature_: «Je demandai à mon siècle quelle était sa religion. On +m'observa que cette préoccupation de mon cerveau _manquait d'actualité_. +Les critiques qui m'avaient tant reproché de n'avoir ni foi ni loi, de +n'être qu'un _artiste_, c'est-à-dire, dans leurs idées d'alors, un +brouillon et un athée, m'adressèrent de doctes et paternels reproches sur +ma prétention à une croyance, et m'accusèrent de vouloir me donner des +airs de philosophe. «Restez artiste!» me disait-on alors de toutes parts, +comme Voltaire disait à son perruquier: «Fais des perruques.» + +Dans _Spiridion_ apparaît la trilogie ou la trinité mystique, chère à +Pierre Leroux, et que George Sand résumait en une lettre à mademoiselle +Leroyer de Chantepie, le 28 août 1842: «Je crois à la vie éternelle, à +l'humanité éternelle, au progrès éternel.» Cette religion de bienfaisance +et d'amour ouvre à nos regards des perspectives infinies de beauté, de +bonheur et d'espoir. Le maître a vu clair dans ces espaces, et le néophyte, +qui a la foi, redit ce que le maître a vu. Il s'en fait gloire et le +proclame dans une lettre à M. Guillon, du 14 février 1844: «George Sand +n'est qu'un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même +idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à +jeter au feu toutes ses oeuvres, pour écrire, parler, penser, prier et +agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume +diligente et au coeur impressionnable, qui cherche à traduire dans des +romans la philosophie du maître. Otez-vous donc de l'esprit que je suis un +grand talent. Je ne suis rien du tout, qu'un croyant docile et pénétré.» +Suit une déclaration, que nous n'accepterons pas sans réserve, sur le +genre d'amour, essentiellement platonique,--«psychique» dirait le Bellac +du _Monde où l'on s'ennuie_,--qui a fait ce miracle. «L'amour de l'âme, +dit-elle, je le veux bien, car, de la crinière du philosophe, je n'ai +jamais songé à toucher un cheveu et n'ai jamais eu plus de rapports avec +elle qu'avec la barbe du Grand Turc. Je dis cela pour que vous sentiez +bien que c'est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie, et non +l'engouement équivoque d'une petite dame pour son médecin ou son +confesseur. Il y a encore de la religion et de la foi en ce monde.» + +Cette foi, cette religion, qui évoquent la mémoire du Vicaire Savoyard, +vont prendre corps dans un couvent de Bénédictins où doit éclore et +rayonner la lumière du renouveau. Hébronius, c'est-à-dire Spiridion, moine +parvenu aux extrêmes confins d'un spiritualisme épuré qui, derrière le +mythe et le symbole, entrevoit la réalité divine, a dépouillé, au +sanctuaire de sa conscience, toutes les superstitions rituelles. George +Sand nous dépeint ainsi l'état douloureux de cette âme: «Il renonça sans +retour au christianisme; mais, comme il n'avait plus de religion nouvelle +à embrasser à la place, et que, devenu plus prudent et plus calme, il ne +voulait pas se faire inutilement accuser encore d'inconstance et +d'apostasie, il garda toutes les pratiques extérieures de ce culte qu'il +avait intérieurement abjuré. Mais ce n'était pas assez d'avoir quitté +l'erreur; il aurait encore fallu trouver la vérité. «Spiridion l'a +cherchée, et après lui son disciple Fulgence, et ensuite Alexis, disciple +de Fulgence, et enfin Angel, disciple d'Alexis. A quel résultat sont-ils +parvenus? Ils n'ont établi que ce qu'on pourrait appeler des constatations +négatives. Leur doctrine, très nette en sa partie critique, demeurera +vague en ses conclusions positives. Le P. Alexis a été conçu fort +exactement: il expose à Angel les vices et les calculs des moines, leurs +voisins de cellules. C'est un tableau, sévère mais véridique, de la vie +conventuelle et de l'âme monacale: «Ils ont pressenti en toi un homme de +coeur, sensible à l'outrage, compatissant à la souffrance, ennemi des +féroces et lâches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne +trouveraient pas un complice, mais un juge; et ils veulent faire de toi ce +qu'ils font de tous ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les +gêne. Ils veulent t'abrutir, effacer en toi par la persécution toute +notion du juste et de l'injuste, émousser par d'inutiles souffrances toute +généreuse énergie. Ils veulent, par de mystérieux et vils complots, par +des énigmes sans mot et des châtiments sans objet, t'habituer à vivre +brutalement dans l'amour et l'estime de toi seul, à te passer de sympathie, +à perdre toute confiance, à mépriser toute amitié. Ils veulent te faire +désespérer de la bonté du maître, te dégoûter de la prière, te forcer à +mentir ou à trahir tes frères dans la confession, te rendre envieux, +sournois, calomniateur, délateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide +et infâme. Ils veulent t'enseigner que le premier des biens c'est +l'intempérance et l'oisiveté, que pour s'y livrer en paix il faut tout +avilir, tout sacrifier, dépouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout +noble instinct. Ils veulent t'enseigner la haine hypocrite, la vengeance +patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent que ton âme meure pour +avoir été nourrie de miel, pour avoir aimé la douceur et l'innocence. Ils +veulent, en un mot, faire de toi un moine.» Et, comme Angel se récrie +devant cette peinture d'un monastère avili, peuplé de prévaricateurs, +Alexis résume ce qui, dans sa bouche, n'est pas une philippique ou une +déclamation sous forme de réquisitoire, mais une thèse étayée par des +faits: «Tu chercherais en vain un couvent moins souillé et des moines +meilleurs; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est +impuni.» + +Comment réveiller la foi et exterminer le vice? Il faut d'abord, à +l'estime du P. Alexis, écho de Spiridion, c'est-à-dire de Pierre Leroux, +remonter à l'origine de l'Etre et se donner à soi-même une explication +plus normale que la simple pré-existence d'un Dieu pur esprit, qui tire de +sa seule substance la matière et peut la faire rentrer en lui par un +anéantissement pareil à sa création. Voici de la Cause des causes, dont +nous sommes les effets, l'interprétation métaphysique que le vertueux +Alexis ne saurait admettre: «Organisé comme il l'est, l'homme, qui ne doit +pourtant juger et croire que d'après ses perceptions, peut-il concevoir +qu'on fasse de rien quelque chose, et de quelque chose rien? Et sur cette +base, quel édifice se trouve bâti? Que vient faire l'homme sur ce monde +matériel que le pur esprit a tiré de lui-même? Il a été tiré et formé de +la matière, puis placé dessus par le Dieu qui connaît l'avenir, pour être +soumis à des épreuves que ce Dieu dispose à son gré et dont il sait +d'avance l'issue, pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit +nécessairement succomber, et expier ensuite une faute qu'il n'a pu +s'empêcher de commettre.» + +A cette conception des antiques théologies, que l'on retrouve encore dans +le christianisme, Spiridion opposait une croyance d'éternel devenir et de +perpétuel recommencement, qu'il déduisait au cours de ses entretiens avec +Fulgence: «Que peut signifier ce mot, _passé?_ et quelle action veut +marquer ce verbe, _n'être plus?_ Ne sont-ce pas là des idées créées par +l'erreur de nos sens et l'impuissance de notre raison? Ce qui a été +peut-il cesser d'être? Et ce qui est peut-il n'avoir pas été de tout +temps?» Puis, comme Fulgence l'interroge à la manière dont les apôtres +interrogeaient le Christ, et lui demande s'il ne mourra point ou si on le +verra encore après qu'il ne sera plus, Spiridion insiste et cherche à +préciser. C'est ici qu'en dépit de ses efforts la doctrine devient fluide: +«Je ne serai plus et je serai encore, répondit le maître. Si tu ne cesses +pas de m'aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m'entendras partout. Ma +forme sera devant tes yeux, parce qu'elle restera gravée dans ton esprit; +ma voix vibrera à ton oreille, parce qu'elle restera dans la mémoire de +ton coeur; mon esprit se révélera encore à ton esprit, parce que ton âme +me comprend et me possède.» Par suite, la mort n'est plus qu'une apparence, +c'est en réalité une transformation de la substance et une migration. +Spiridion, à son lit d'agonie, lègue cette promesse et cette certitude à +Fulgence: «Je ne m'en vais pas... Tous les éléments de mon être retournent +à Dieu, et une partie de moi passe en toi.» Ainsi le spiritualisme +transcendant de Pierre Leroux rejoint l'enseignement du Christ. A défaut +du Jardin des Olives et du Golgotha, nous gardons une Cène symbolique et +une Pentecôte qui veut répandre à travers le monde d'autres évangélistes. +Il n'y a pas résurrection de l'être, mais pérennité de l'esprit. A telles +enseignes que, lorsque Spiridion apparaît à ses disciples, on peut se +demander si c'est par la présence réelle ou par la permanence secrète et +la survivance suprasensible. Ni Alexis ni Angel, ni George Sand ni Pierre +Leroux, ne se chargent de traduire le mythe, d'élucider le mystère. + +Voici l'une de ces apparitions, à peine entrevue, bientôt enfuie comme un +mirage, alors qu'Alexis, hanté par la curiosité de l'inconnu, pénètre dans +la bibliothèque close, réservée aux livres hérétiques: «Il 'était assis +dans l'embrasure d'une longue croisée gothique, et le soleil enveloppait +d'un chaud rayon sa lumineuse chevelure blonde; il semblait lire +attentivement. Je le contemplai, immobile, pendant environ une demi-minute, +puis je fis un mouvement pour m'élancer à ses pieds; mais je me trouvai à +genoux devant un fauteuil vide: la vision s'était évanouie dans le rayon +solaire.» Au sortir de ces hallucinations ou de ces extases, Alexis, ne +pouvant déchiffrer l'énigme de l'au delà, essaie au moins d'arracher à +l'histoire des religions le secret de leurs vicissitudes. Il étudie tour à +tour Abélard, Arnauld de Brescia, Pierre Valdo, tous les hétérodoxes du +moyen âge, Wiclef, Jean Huss, Luther, ainsi que les philosophes de +l'antiquité païenne. C'est la voie qui conduira George Sand, sur les +traces de Pierre Leroux, vers les prodigieux héros de la guerre des +Hussites, un Jean Ziska, un Procope le Grand, pour aboutir à la fiction de +_Consuelo_ et de la _Comtesse de Rudolstadt_. De cette pérégrination, et +le P. Alexis et George Sand ont rapporté une sainte et légitime horreur +contre cette fausse orthodoxie et cette prétendue infaillibilité qui +édictent la maxime abominable: «Hors de l'Eglise, point de salut.» Et +l'auteur de _Spiridion_, se substituant à son personnage, aboutit à une +conclusion aussi lamentable que patente: «Il n'y a pas de milieu pour le +catholique: il faut qu'il reste catholique ou qu'il devienne incrédule. Il +faut que sa religion soit la seule vraie, ou que toutes les religions +soient fausses.» + +Sur ces ruines et avec les matériaux qui jonchent le sol, est-il possible +d'opérer une reconstruction, d'édifier la Jérusalem nouvelle? Dans +_Spiridion_, George Sand a consommé la besogne de démolition. Dans les +_Sept Cordes de la Lyre_, se dessinera en 1839 le concept de la Cité +future, où l'humanité, au lieu de végéter, devra prospérer et s'épanouir +en une atmosphère de lumière et de beauté. Cette idée se formule sous les +espèces d'un drame philosophique, analogue à ceux que s'est complu à +concevoir Renan sur son déclin: l'_Abbesse de Jouarre, Caliban_, l'_Eau de +Jouvence_, le _Prêtre de Némi_. Ici, l'oeuvre se divise en cinq actes, qui +ont pour dénominations: _la Lyre_, les _Cordes d'or_, les _Cordes +d'argent_, les _Cordes d'acier_, la _Corde d'airain_. Maître Albertus, +docteur ès métaphysique, a hérité cette lyre de son vieil ami, le luthier +Meinbaker, qui lui a légué le soin d'élever sa fille Hélène. Elle grandit +parmi les disciples du philosophe, encline à cultiver la poésie et la +musique qui lui sont interdites. Maître Albertus est un éducateur austère, +incorruptible. A tous les acheteurs successifs il refusera de vendre la +lyre merveilleuse; il la protégera contre le perfide Méphistophélès, qui +tâchera de la dérober ou de la détruire. Il honore en elle la majesté d'un +symbole. «L'âme, dit-il, est une lyre dont il faut faire vibrer toutes les +cordes, tantôt ensemble, tantôt une à une, suivant les règles de +l'harmonie et de la mélodie; mais, si on laisse rouiller ou détendre ces +cordes à la fois délicates et puissantes, en vain l'on conservera avec +soin la beauté extérieure de l'instrument, en vain l'or et l'ivoire de la +lyre resteront purs et brillants; la voix du ciel ne l'habite plus, et ce +corps sans âme n'est plus qu'un meuble inutile. «C'est la même doctrine +que professe Hanz, disciple favori du maître, et qui paraît être un double +de Pierre Leroux. Il récite fort congrûment sa leçon de métaphysique: +«L'humanité est un vaste instrument dont toutes les cordes vibrent sous un +souffle providentiel, et, malgré la différence des tons, elles produisent +la sublime harmonie. Beaucoup de cordes sont brisées, beaucoup sont +faussées; mais la loi de l'harmonie est telle que l'hymne éternel de la +civilisation s'élève incessamment de toutes parts, et que tout tend à +rétablir l'accord souvent détruit par l'orage qui passe.» + +Le drame entier des _Sept Cordes de la Lyre_ est sur ce ton métaphorique, +un peu sibyllin. Tantôt, ce sont des apostrophes: «Principe éternel, âme +de l'univers, ô grand esprit, ô Dieu! toi qui resplendis dans ce firmament +sublime, et qui vis dans l'infini de ces soleils et de ces mondes +étincelants...» Tantôt, des sentences synthétiques: «Je définis la +métaphysique l'_idée de Dieu_, et la poésie, le _sentiment de Dieu_.» Ou +encore: «Vous autres artistes, vous êtes des colombes, et nous, logiciens, +des bêtes de somme.» Parfois, mais rarement, il y a un trait d'ironie: «A +quoi sert la critique? A tracer des épitaphes.» Et ce passage, assez amer, +semble viser Victor Cousin, chef de l'éclectisme, irréductible adversaire +de Pierre Leroux: «Au nom de la philosophie, tel ambitieux occupe les +premières charges de l'Etat, tandis que, martyr de son génie, tel artiste +vit dans la misère, entre le désespoir et la vulgarité.» + +De ci, de là, le dialogue s'émaille de morceaux d'éloquence, de maximes +d'un style noble, un peu tendu. Hélène s'écrie, en soutenant la lyre d'une +main, en levant l'autre vers le ciel: «La vie est courte, mais elle est +pleine! L'homme n'a qu'un jour, mais ce jour est l'aurore de l'éternité!» +Et la lyre résonne magnifiquement, et Hanz s'écrie à son tour, comme +l'antistrophe succédant à la strophe: «Oui, l'âme est immortelle, et, +après cette vie, l'infini s'ouvrira devant nous.» Puis, résonne à notre +oreille, tandis que nous gravissons les pentes du Parnasse, du Pinde ou de +l'Hélicon, le Choeur des esprits célestes: «Chaque grain de poussière d'or +qui se balance dans le rayon solaire chante la gloire et la beauté de +l'Eternel; chaque goutte de rosée qui brille sur chaque brin d'herbe +chante la gloire et la beauté de l'Eternel; chaque flot du rivage, chaque +rocher, chaque brin de mousse, chaque insecte chante la gloire et la +beauté de l'Eternel! Et le soleil de la terre, et la lune pâle, et les +vastes planètes, et tous les soleils de l'infini avec les mondes +innombrables qu'ils éclairent, et les splendeurs de l'éther étincelant, et +les abîmes incommensurables de l'empyrée, entendent la voix du grain de +sable qui roule sur la pente de la montagne, la voix que l'insecte produit +en dépliant son aile diaprée, la voix de la fleur qui sèche et éclate en +laissant tomber sa graine, la voix de la mousse qui fleurit, la voix de la +feuille qui se dilate en buvant la goutte de rosée; et l'Eternel entend +toutes les voix de la lyre universelle.» + +Pourquoi maître Albertus brise-t-il successivement les deux cordes d'or, +les deux cordes d'argent, qui représentent, celles-là la foi et l'infini, +celles-ci l'espérance et la beauté? Ce n'est pas pour complaire à +Méphistophélès, qu'il traite avec une rudesse antisémite: «Votre maladie, +dites-vous, était mortelle, mais les juifs ont la vie si dure!... Quand un +juif se plaint, c'est signe qu'il est content.» Albertus, quoique ce drame +ne soit ni localisé ni daté, est un idéaliste que le machinisme moderne +doit déconcerter. Mais l'Esprit de la lyre lui annonce--comme la Sibylle à +Enée les glorieux destins réservés aux chemins de fer. Cette prophétie ne +sera point sans intérêt, formulée qu'elle est en 1839: «Sur ces chemins +étroits, rayés de fer, qui tantôt s'élèvent sur les collines et tantôt +s'enfoncent et se perdent dans le sein des la terre, vois rouler, avec la +rapidité de la foudre, ces lourds chariots enchaînés à la file, qui +portent des populations entières d'une frontière à l'autre dans l'espace +d'un jour, et qui n'ont pour moteur qu'une colonne de noire fumée! Ne +dirait-on pas du char de Vulcain roulé par la main formidable des +invisibles cyclopes?» On pourrait ajouter que la description de George +Sand ressemble au développement d'une matière de vers latins ou à une +paraphrase en prose de l'abbé Delille. + +Après les cordes d'acier brisées, qui étaient les cordes humaines, il ne +reste plus que la seule corde d'airain, la corde d'amour. Et l'Esprit de +la lyre murmure à Hélène, mystiquement éprise d'Albertus: «O Hélène, +aime-moi comme je t'aime! L'amour est puissant, l'amour est immense, +l'amour est tout; c'est l'amour qui est dieu; car l'amour est la seule +chose qui puisse être infinie dans le coeur de l'homme.» En un paroxysme +d'extase, la jeune fille saisit la lyre, touche avec impétuosité la corde +d'airain et la brise. Elle tombe morte, Albertus évanoui. Quand il se +réveille, il dit à ses disciples ces simples paroles: «Mes enfants, +l'orage a éclaté, mais le temps est serein; mes pleurs ont coulé, mais mon +front est calme; la lyre est brisée, mais l'harmonie a passé dans mon âme. +Allons travailler!» Et ce dernier mot est précisément celui que Claude +Ruper, qui a prié comme Albertus, adresse à son disciple Antonin, quand le +rideau du dernier acte tombe sur la _Femme de Claude_. + +Voilà les pensées sublimes d'éternité et de pardon que nous retrouverons +au terme de la _Comtesse de Rudolstadt!_ Elles rappellent la maxime +admirable du sage: «Il faut travailler comme si l'on devait vivre toujours, +et être prêt comme si l'on devait partir demain.» Cet idéal de perfection, +de bonté et d'amour, hantait l'âme généreuse de George Sand, alors que la +calomnie stupide l'accusait d'aller le dimanche à la barrière et d'en +revenir ivre avec Pierre Leroux. + + + + +CHAPITRE XXI + +INFLUENCE ARTISTIQUE: LISZT ET CHOPIN + + +C'est à Franz Liszt qu'est adressée la septième des _Lettres d'un +Voyageur_, sur Lavater et la maison déserte. A ce grand musicien, +«l'enfant sublime», de quoi George Sand pouvait-elle parler, sinon de +musique? «Heureux amis! s'écrie-t-elle, que l'art auquel vous vous êtes +adonnés est une noble et douce vocation, et que le mien est aride et +fâcheux auprès du vôtre! Il me faut travailler dans le silence et la +solitude, tandis que le musicien vit d'accord, de sympathie et d'union +avec ses élèves et ses exécutants. La musique s'enseigne, se révèle, se +répand, se communique. L'harmonie des sons n'exige-t-elle pas celle des +volontés et des sentiments? Quelle superbe république réalisent cent +instrumentistes réunis par un même esprit d'ordre et d'amour pour exécuter +la symphonie d'un grand maître! Oui, la musique, c'est la prière, c'est la +foi, c'est l'amitié, c'est l'association par excellence.» En même temps +qu'à Franz Liszt, cette définition enthousiaste était destinée à celle qui +partageait sa vie et qui, pour lui, avait sacrifié les séductions du monde +et l'orgueil d'une origine aristocratique, la brillante Marie de Flavigny, +comtesse d'Agoult, en littérature Daniel Stern. + +George Sand avait rencontré Liszt, en 1834, au temps de son intimité avec +Alfred de Musset. Elle le tint d'abord à distance, pour complaire sans +doute à son ombrageux amant. Plus tard, quand l'illustre pianiste eut +contracté une liaison rendue publique, tous obstacles disparurent. Au mois +de mai 1835, George Sand écrivait à madame d'Agoult, qui avait suivi Liszt +à Genève: «Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds, je ne vous connais +pas personnellement, mais j'ai entendu Franz parler de vous et je vous ai +vue. Je crois que, d'après cela, je puis sans folie vous dire que je vous +aime, que vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment +noble que j'aie vue briller dans la sphère patricienne. Il faut que vous +soyez en effet bien puissante pour que j'aie oublié que vous êtes +comtesse. Mais, à présent, vous êtes pour moi le véritable type de la +princesse fantastique, artiste, aimante et noble de manières, de langage +et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poétiques.» Et la +lettre se termine par ces simples mots, exquisement délicats: «Adieu, +chère Marie. _Ave, Maria, gratia plena!_» + +Si plus tard une brouille ou un refroidissement se produisit entre ces +deux femmes de lettres, ce ne fut point à l'occasion de Liszt. Il ne plut +jamais, amoureusement s'entend, à George Sand qui ne lui plut pas +davantage. Leurs atomes crochus refusèrent de se joindre. Et pourtant +Liszt était un séducteur irrésistible, qui traînait les coeurs sur son +passage et cueillait ses fantaisies, comme des fleurs dans un parterre. +Don Juan mystique, tour à tour voué à la passion et à la religiosité, il +n'enrichit pas la galerie de George Sand. Peut-être eût-elle souhaité +d'esquisser vaguement avec lui un marivaudage, pour réveiller par la +jalousie la tendresse languissante de Musset. Mais «aimer Liszt, dit-elle +familièrement, m'eût été aussi impossible que d'aimer les épinards.» Il y +avait de rares plats qui n'étaient pas à son goût. Au demeurant, elle +avait bon appétit. + +Franz Liszt offre, au regard des aspirations intellectuelles, le même +contraste que dans l'ordre moral et religieux. Son esprit fut aussi +contradictoire que son coeur. Né en 1811 d'une famille très modeste de +Hongrie--son père était attaché aux domaines du prince Esterhazy--il eut +la fortune et les succès précoces d'un petit prodige, doué d'une +merveilleuse virtuosité. La société la plus aristocratique de toute +l'Europe lui octroya ses flatteries et ses caresses. Il se glissa pourtant +quelques déboires à travers tant de cajoleries féminines. Franz Liszt ne +put épouser la jeune fille qu'il aimait, une de ses élèves, mademoiselle +Caroline de Saint-Criq. Cette déception, le tour naturel de son esprit +idéaliste et humanitaire, le milieu ambiant, saturé d'effluves socialistes, +l'amenèrent à professer des doctrines démocratiques qui s'harmonisaient +avec les revendications de George Sand. Pour compléter une instruction +demeurée fort incomplète en dehors de la musique, le pianiste hongrois +s'adressait à tout venant, il cherchait, de ci, de là, cette lumière de +l'âme que, plus tard, il pensera trouver dans le catholicisme. A l'avocat +Crémieux, futur garde des sceaux et dès lors intime ami, voire même +secrétaire de la tragédienne Rachel, il demandait un jour, à +brûle-pourpoint: «Monsieur Crémieux, apprenez-moi toute la littérature +française.» + +Après une période saint-simonienne, analogue à celle que traversa +Sainte-Beuve et qu'effleura George Sand, il vécut dans l'intimité de +Lamennais dont il accepta avec enthousiasme la philosophie chrétienne, la +foi élargie et le dogmatisme épuré. La religion du Christ devenait la +religion d'une humanité supérieure, la communion des âmes en des croyances +compréhensives et symboliques. Ce fut une des haltes de la pensée mobile +de George Sand, qui aimait à fuir vers de nouveaux horizons. Franz Liszt +lui servit d'intermédiaire auprès de Lamennais, dont l'âme foncièrement +aimante, mais inquiète, revêtait des apparences de sauvagerie. Chez lui, +l'humanitaire côtoyait le misanthrope. Le musicien servit de trait d'union +entre l'apôtre et la néophyte. Alfred de Musset ne risquait plus de +projeter sur cette relation tout amicale l'ombre de sa jalousie. George +Sand conçut pour Lamennais de la vénération, pour Franz Liszt, partant +pour madame d'Agoult, une sympathie qui s'épancha, de part et d'autre, en +une correspondance chaleureuse. + +On a publié bon nombre de lettres adressées par George Sand, non seulement +à Liszt, mais encore à son amie. Or madame d'Agoult, abandonnant mari et +enfant dans un de ces coups de tête familiers à une nature qui se plaisait +au tapage et à la publicité, s'était réfugiée à Genève. Liszt l'y avait +rejointe. C'était la, au vrai, le thème de l'un de ces romans où George +Sand plaidait les droits de l'amour libre contre les entraves conjugales. +Tout aussitôt, entre les deux femmes également sollicitées par la +littérature, par la vie indépendante et par un besoin d'émancipation +sociale, se noua ce que M. Rocheblave a dénommé «une Amitié +romanesque.[16]» George Sand, aussi spontanée et simple que la comtesse +d'Agoult était calculée et hautaine, livra son coeur et sa pensée avec sa +prodigalité coutumière. De Nohant elle envoya à Genève des lettres +charmantes. Dans celle du 1er novembre 1835, elle donne d'elle-même une +définition précieuse à retenir: «Imaginez-vous, ma chère amie, que mon +plus grand supplice, c'est la timidité. Vous ne vous en douteriez guère, +n'est-ce pas? Tout le monde me croit l'esprit et le caractère fort +audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indifférent et le caractère +quinteux.» + +[Note 16: _Revue de Paris_, du 15 décembre 1894.] + +Elle explique que l'espèce humaine est son ennemie, qu'elle a eu, comme +Alceste, des haines vigoureuses. Mais elles se sont calmées. Toute furie a +disparu. Cependant, dit-elle, «il y a un froid de mort pour tout ce que je +ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit là ce qu'on appelle +l'égoïsme de la vieillesse.» Elle se calomnie, car elle aime ses amis avec +tendresse, avec engouement, avec aveuglement, et elle aspire à se guérir +de ses moments de raideur. Pour cette cure morale, elle compte sur +l'assistance bienveillante de madame d'Agoult et se remet entre ses mains. +«Si nous nous lions davantage, comme je le veux, il faudra que vous +preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai toujours désagréable. Si +vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai à +l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer à conséquence, parce que je +pourrai dire tout ce qu'il y a de plus bête, de plus fou, de plus déplacé, +sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez _acceptée_... Il faut vous +arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord, +j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a répondu de vous comme de +lui.» Puis voici, ce qui est assez rare sous la plume de George Sand, un +mélange de coquetterie et de subtilité un peu mièvre, avec un impatient +désir de plaire: «La première fois que je vous ai vue, je vous ai trouvée +jolie; mais vous étiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je +détestais la noblesse. Je ne savais pas que vous en étiez. Au lieu de me +donner un soufflet, comme je le méritais, vous m'avez parlé de votre âme, +comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C'était bien, et j'ai eu tout +de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce n'est +pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je +vous connaîtrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me connaissez pas assez. +Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je suis en réalité, je ne +veux pas vous aimer encore.» Et elle se compare très modestement à un +porc-épic que frôle une main douce et blanche. Elle appréhende de rebuter +les caresses ou simplement la sollicitude. «Ainsi, voyez si vous pouvez +accorder votre coeur à un porc-épic. Je suis capable de tout. Je vous +ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous répondrai +une grossièreté à propos de rien. Je vous reprocherai un défaut que vous +n'avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n'aurez jamais eue. +Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu'à ce que +je sois bien sûre que je ne peux pas vous fâcher et vous dégoûter de moi. +Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je +laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz me semblera divin. Si +vous marchez dans quelque chose de sale, je trouverai que cela sent bon.» + +Au porc-épic, comment va répondre celle que George Sand définissait «la +blonde péri à la robe d'azur?» Elle se compare à une tortue qu'elle a +reçue pour ses étrennes, ironique symbole de la _rapidité_ et de la +_mobilité_ de ses idées. «Eh bien, ajoute-t-elle, ne vous laissez pas +rebuter par les écailles de la tortue, qui ne s'effraie nullement des +piquants du porc-épic. Sous ces écailles, il y a encore de la vie.» Est-ce +une fable, imitée de La Fontaine, «la Tortue et le Porc-épic,» qui va nous +déduire quelque moralité? Elle commence à merveille. George couvre Marie +de louanges, s'extasie devant son _incommensurable supériorité_, lui +conseille, la supplie d'écrire et de manifester son talent. «Faites-en +profiter le monde: vous le devez.» La fumée de cet encens était suave à +l'orgueilleuse sensualité de la comtesse d'Agoult. En cette lune de miel +de l'amitié, George Sand déverse les effluves de sa tendresse. On se donne +de petits noms caressants. _Piffoël_, de Nohant, adore les _Fellows_, de +Genève. Elle aspire à les rejoindre. Ce projet, entravé par l'instance +contre M. Dudevant, se réalise, non pas en septembre 1835, comme l'indique +par erreur M. Rocheblave, mais seulement en septembre 1836. Ce sont douze +mois d'attente impatiente. George Sand maudit les lenteurs de Thémis. Le 5 +mai 1836, en pleine bataille judiciaire, elle écrit à Franz Liszt: «Je +serais depuis longtemps près de vous, sans tous ces déboires. C'est mon +rêve, c'est l'Eldorado que je me fais, quand je puis avoir, entre le +procès et le travail, un quart d'heure de rêvasserie. Pourrai-je entrer +dans ce beau château en Espagne? Serai-je quelque jour assise aux pieds de +la belle et bonne Marie, sous le piano de Votre Excellence?» Et deux mois +plus tard, le 10 juillet, elle emploie presque les mêmes termes, dans une +lettre à madame d'Agoult: «Je rêve mon oasis près de vous et de Franz. +Après tant de sables traversés, après avoir affronté tant d'orages, j'ai +besoin de la source pure et de l'ombrage des deux beaux palmiers du +désert.» Au préalable, ce sont des échanges d'impressions littéraires. +Lamartine subit de rudes assauts. «Il m'est impossible, écrit Liszt, +d'accepter comme une grande oeuvre l'ensemble de _Jocelyn_.» Et George +Sand lui répond, non moins sévère: «_Jocelyn_ est, en somme, un mauvais +ouvrage. Pensées communes, sentiment faux, style lâché, vers plats et +diffus, sujet rebattu, personnages traînant partout, affectation jointe à +la négligence; mais, au milieu de tout cela, il y a des pages et des +chapitres qui n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'à sept +fois de suite en pleurant comme un âne.» La postérité ne retiendra que la +seconde partie de ce jugement. Ane ou non, celui qui a pleuré est désarmé +et conquis. + +A noter aussi cette appréciation d'un Italien que madame d'Agoult +interrogeait sur les célébrités littéraires: «_Conoscete i libri di George +Sand?--Si, Signora_ (ici une moue indéfinissable voulant dire à peu près: +ce n'est pas le Pérou) _mi piace di più..._», je crus entendre Victor Hugo; +pourtant, pour plus de sûreté, et comme par un pressentiment de la joie +qu'il allait me donner, je lui fis répéter le nom: «_Mi piace molto di più, +Paul de Kock_.» Et madame d'Agoult a beau s'écrier: «O soleil, voile ta +face! O lune, rougis de honte,» on se demande si elle n'a pas éprouvé +quelque contentement à informer George Sand qu'on lui préfère Paul de +Kock. N'est-ce pas bien d'une femme, à tout le moins d'une femme de +lettres? + +A Paris, le bruit courait que Liszt était à Genève, non pas avec madame +d'Agoult, mais avec George Sand. Celle-ci, fort occupée à plaider, trouve +plaisir à leur communiquer ce racontar extravagant, qui circule à travers +la petite ville cancanière de La Châtre. Elle envie leur sort d'êtres +libérés des servitudes mondaines, tandis qu'elle supporte l'inquisition +des curiosités provinciales, et, travailleuse nocturne, elle termine ainsi +sa lettre: «Bonjour! il est six heures du matin. Le rossignol chante, et +l'odeur d'un lilas arrive jusqu'à moi par une mauvaise petite rue +tortueuse, noire et sale.» Ce bonjour, elle le leur apporte en personne, +dès qu'elle peut sortir de l'antre de la chicane et disposer de trois +cents écus. Elle part de Nohant, le 28 août 1836, avec Maurice et Solange, +et passe en Suisse tout le mois de septembre. Son arrivée à Genève est +plaisante. En descendant de la diligence, elle demande au postillon le +domicile de M. Liszt, en disant que c'est un artiste: l'un veut la +conduire chez un vétérinaire, un autre chez un marchand de violons, un +troisième chez un musicien du théâtre. + +Ce mois de séjour fut charmant. _Piffoëls_ et _Fellows_ s'étaient rejoints +à Chamonix. La troupe joyeuse et folle s'égayait de tout, mais d'abord des +effarements d'Ursule, la servante berrichonne, qui, à Martigny, croyait +être à la Martinique et tremblait de traverser la mer pour revenir au +pays. La famille _Piffoëls_--surnom tiré du long nez de George Sand et de +son fils--s'inscrivait ainsi sur un registre d'hôtel: _Domicile_, la +nature; _d'où ils viennent_, de Dieu; _où ils vont_, au ciel; _lieu de +naissance_, Europe; _qualités_, flâneurs. + +Au mois d'octobre, George Sand rentre à Paris, après avoir touché barre à +Nohant. Elle s'installe à l'Hôtel de France, rue Laffitte, où viennent +également habiter Liszt et madame d'Agoult. Les deux femmes ont un salon +commun. Au bout de deux mois de cette cohabitation de phalanstère, George +Sand, fidèle à ses préférences pour la campagne, regagne son Berry: elle y +travaille plus à l'aise. Elle était éblouie, fatiguée du mouvement +intellectuel et mondain où se complaisait sa tumultueuse amie et où +tournoyaient toutes les célébrités littéraires de l'époque: Lamennais, +Henri Heine, Lamartine, Berryer, Pierre Leroux, Eugène Sue, Mickiewicz, +Ballanche, Louis de Ronchaud. C'était un kaléidoscope, une lanterne +magique. + +L'intimité cependant subsistait. A la fin de janvier 1837, madame +d'Agoult--autrement dit, «la Princesse» ou «Mirabelle»--se rendit à +Nohant. Elle y passa plusieurs semaines, amenant derrière elle Franz Liszt +et plusieurs amis, tels que Charles Didier, Alexandre Rey et l'acteur +Bocage. Frédéric Chopin, l'émule de Liszt, avait été invité. Il ne vint +pas. + +L'illustre compositeur polonais, alors âgé de vingt-huit ans--de six ans +plus jeune que George Sand--était récemment entré en relations avec elle. +Dans quelles conditions? On a peine à le préciser. Il a raconté, et ses +biographes répètent, que ce fut à une soirée chez la comtesse Marliani. Le +comte Wodzinski, dans son livre, _les Trois Romans de Chopin_, a +singulièrement dramatisé l'aventure: «Toute la journée, il crut entendre +de ces appels mystérieux qui jadis, aux temps de son adolescence, le +faisaient souvent se retourner, au milieu de ses promenades ou de ses +rêveries, et qu'il disait être ses esprits avertisseurs... Le soir, arrivé +à la porte de l'hôtel Marliani, un tremblement nerveux le secoua; un +instant, il eut l'idée de retourner sur ses pas; puis il dépassa le seuil +des salons. Le sort en décidait ainsi.» Il ne tarda pas à s'asseoir devant +le piano et à improviser. Quand il s'arrêta, il se trouva en face de +George Sand qui le félicitait. + +Frédéric Chopin n'avait pas la beauté radieuse, la grâce florentine de +Franz Liszt; mais celui-ci était le talent, celui-là le génie. George Sand +fut vite éprise, encore que les choses se fussent plus simplement passées +que ne l'indiquent les biographies romanesques. Elle avait un vif désir de +connaître Chopin, lequel n'éprouvait aucune sympathie pour les bas-bleus. +Liszt et madame d'Agoult les rapprochèrent et ne tardèrent pas à le +regretter. Le 28 mars 1837, de Nohant George Sand écrit à Franz: «Dites à +Chopin que je le prie de vous accompagner; que Marie ne peut pas vivre +sans lui, et que, moi, je l'adore.» Et, le 5 avril, à madame d'Agoult +elle-même: «Dites à Chopin que je l'idolâtre.» La belle Princesse fut +aussitôt jalouse, mordante et acerbe. Elle envoya ce malicieux bulletin de +santé: «Chopin tousse avec une grâce infinie. C'est l'homme irrésolu; il +n'y a chez lui que la toux de permanente.» Est-ce pour détourner ses +soupçons que George Sand réplique, le 10 avril 1837: «Je veux les +_Fellows_, je les veux le plus tôt et le plus longtemps possible. Je les +veux _à mort_. Je veux aussi le Chopin et tous les Mickiewicz et Grzymala +du monde. Je veux même Sue, si vous le voulez... Tout, excepté un amant.» +Or, cet amant, elle allait l'avoir en Chopin, pour près de dix années. +Madame d'Agoult ne le pardonna, ni à elle, ni à lui. Les relations se +refroidirent, les lettres s'espacèrent. Et Lamennais, qui jugeait toutes +ces incartades de femmes avec sa sévérité ascétique, résumera ainsi la +brouille, dans une lettre adressée de Sainte-Pélagie, le 20 mai 1841, à M. +de Vitrolles: «Elles s'aiment comme ces deux diables de Le Sage, l'un +desquels disait: «On nous réconcilia, nous nous embrassâmes; depuis ce +temps-là, nous sommes ennemis mortels.» + +Inquiète de la santé de son fils qu'elle avait dû retirer du collège Henri +IV et soigner à Nohant de même que Solange, tous deux gravement atteints +de la variole, George Sand résolut de passer dans le midi l'hiver de +1838-39. Tandis que Liszt et sa compagne s'étaient rendus en Italie afin +de dérober à la société parisienne quelque événement extra-conjugal, +l'auteur de _Lélia_ partit pour les îles Baléares. Outre ses enfants, elle +emmenait Chopin. Entre temps, elle avait fourni à Balzac les matériaux +d'un roman qu'elle lui conseillait d'intituler les _Galériens_, et où +Liszt et madame d'Agoult devaient occuper le premier plan. Il modifia +légèrement le sujet, élargit le cadre, et dans _Béatrix_ ajouta le +portrait de George Sand, d'ailleurs idéalisée en Camille Maupin. + +L'_Histoire de ma Vie_, d'où les préoccupations apologétiques ne sont +jamais absentes, laisse croire que Chopin s'imposa comme compagnon de +voyage et que George Sand l'emmena par pure affection maternelle. Elle lui +portait alors, à dire vrai, des sentiments plus tendres, qu'elle dérobait +officiellement en l'appelant _son cher enfant, son malade ordinaire_. Et +nous ne devons pas être dupes, lorsqu'elle prétend, quinze ans après, que +ses amis et ceux de Chopin lui forcèrent la main. «J'eus tort, dit-elle, +par le fait, de céder à leur espérance et à ma propre sollicitude. C'était +bien assez de m'en aller seule à l'étranger avec deux enfants, l'un déjà +malade, l'autre exubérant de santé et de turbulence, sans prendre encore +un tourment de coeur et une responsabilité de médecin.» M. Rocheblave a +dit excellemment, pour qualifier cette fugue et ce coup de tête +sentimental: «Le voyage de Majorque fut, comme folie, le pendant du voyage +de Venise.» Mais, lorsque George Sand était énamourée, elle ne raisonnait +point et cédait à des élans impulsifs, qu'elle désavouait plus tard. + +Chopin rejoignit à Perpignan ses compagnons de route, qui étaient venus à +petites journées par la vallée du Rhône. La traversée fut favorable. Le 14 +novembre 1838, George Sand écrivait, de Palma de Mallorca, à madame +Marliani: «J'ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique, +pour cinquante francs _par mois_. De plus, j'ai, à deux lieues de là, une +cellule, c'est-à-dire trois pièces et un jardin plein d'oranges et de +citrons, pour trente-cinq francs _par an_, dans la grande chartreuse de +Valdemosa.» Les désillusions furent presque immédiates. Elles apparaissent +dans la _Correspondance_, elles pullulent dans le volume intitulé _Un +Hiver à Majorque_. «Notre voyage, avoue-t-elle, est un _fiasco_ +épouvantable.» A Palma, il n'y avait pas d'hôtel. Ils durent se contenter +de «deux petites chambres garnies, ou plutôt dégarnies, dans une espèce de +mauvais lieu, où les étrangers sont bien heureux d'avoir chacun un lit de +sangle avec un matelas douillet et rebondi comme une ardoise, une chaise +de paille, et, en fait d'aliments, du poivre et de l'ail à discrétion.» On +trouve de la vermine dans les paillasses, des scorpions dans la soupe. +Pour se procurer les objets de première nécessité, diurne ou nocturne, il +faut écrire à Barcelone. Deux mois sont le moindre délai pour +confectionner une paire de pincettes. Le piano de Chopin est soumis à 700 +francs de droits d'entrée, chiffre qui s'abaisse à 400, en faisant sortir +l'instrument par une autre porte de la ville. «Enfin, dit George Sand, le +naturel du pays est le type de la méfiance, de l'inhospitalité, de la +mauvaise grâce et de l'égoïsme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, +dévots comme au moyen âge. Ils font bénir leurs bêtes, tout comme si +c'étaient des chrétiens. Ils ont la fête des mulets, des chevaux, des ânes, +des chèvres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-mêmes, puants, +grossiers et poltrons; avec cela, superbes, très bien costumés, jouant de +la guitare et dansant le fandango.» D'où proviennent tous ces vices, toute +cette misère intellectuelle et morale? Du joug clérical sous lequel +Majorque est courbée. Ce ne sont que couvents. L'Inquisition a trouvé là +sa terre d'élection. Tous les domestiques, tous les gueux du pays sont +fils de moines. + +L'alimentation était détestable pour la santé précaire de Chopin. Il y +avait cinq sortes de viandes: du cochon, du porc, du lard, du jambon, du +salé. Pour dessert, la tourte de cochon à l'ail. Le climat, propice à +Maurice et à Solange, avait une humidité tiède, très nuisible à Chopin. +Les Majorquains, le croyant phtisique au dernier degré et le voyant +cohabiter avec une famille qui n'allait pas à la messe, les mirent tous à +l'index. Trois médecins, les meilleurs de l'île, furent appelés en +consultation. «L'un, raconte Chopin, prétendait que j'allais finir; le +second, que je me mourais; le troisième, que j'étais mort.» Pour George +Sand, ce fut une torture. «Le pauvre grand artiste, dit-elle, était un +malade détestable. Doux, enjoué, charmant dans le monde, il était +désespérant dans l'intimité exclusive... Son esprit était écorché vif; le +pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner.» + +Toute la colonie ne demandait qu'à repartir. Petits et grands geignaient, +moitié riant, moitié pleurant: «J'veux m'en aller _cheux_ nous, dans +_noute_ pays de La Châtre, l'_ous' qu'y a_ pas de tout ça.» Au +commencement de mars, Chopin eut un crachement de sang qui épouvanta +George Sand. Le lendemain, ils s'embarquèrent, en compagnie de cent +pourceaux, sur l'unique vapeur de l'île. Pendant la traversée, le malade +vomissait le sang à pleine cuvette. A Barcelone, l'hôtelier voulait faire +payer le lit où il avait couché, sous prétexte que la police ordonnait de +le brûler. + +Le 8 mars, ils étaient à Marseille, puis ils firent une excursion à Gênes. +Qu'allait devenir Chopin? Il demanda à George Sand de la suivre à Nohant. +Elle acquiesça, mais, dans l'_Histoire de ma Vie_, revenue à d'autres +sentiments, elle fournit des explications peu vraisemblables. «La +perspective, dit-elle, de cette sorte d'alliance de famille avec un ami +nouveau me donna à réfléchir. Je fus effrayée de la tâche que j'allais +accepter et que j'avais crue devoir se borner au voyage en Espagne.» A ce +prix, elle obéissait, non pas à la passion, mais à une sorte d'adoration +maternelle très vive, très vraie, qu'elle déclare d'ailleurs moins +profonde en elle que «l'amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui +puisse être passionné.» Enfin, elle se persuade ou veut nous persuader +qu'elle accueillit Chopin, pour se défendre contre l'éventualité d'autres +amours qui auraient risqué de la distraire de ses enfants. Elle y vit, +citons le mot, un _préservatif_ contre des émotions qu'elle ne voulait +plus connaître. Et elle s'écrie, longtemps après, en un élan de +phraséologie mystique: «Un devoir de plus dans ma vie, déjà si remplie et +si accablée de fatigue, me parut une chance de plus pour l'austérité vers +laquelle je me sentais attirée avec une sorte d'enthousiasme religieux.» +Bref, elle résume ainsi sa vocation sentimentale: «J'avais de la tendresse +et le besoin impérieux d'exercer cet instinct-là. Il me fallait chérir ou +mourir.» Elle a beaucoup chéri, et elle est morte plus que septuagénaire. + +Huit années durant, Chopin fut un compagnon absorbant et tyrannique. +Ilvoulait chaque année retourner à Nohant, et chaque année il y +languissait. Mondain, il s'ennuyait à la campagne. Aristocrate et raffiné, +il était froissé et choqué dans un milieu sans apprêt, où Hippolyte +Chatiron, le bâtard né heureux, frère naturel de George Sand, lui +prodiguait ses effusions d'après boire. Catholique exalté, il ne pouvait +communier en la religion humanitaire de Lamennais ou de Pierre Leroux. Il +demeurait pourtant, attaché par l'admiration, l'adulation, les caresses +enveloppantes qui l'ensorcelaient. Ne se donnant qu'à demi, il voulait +qu'on lui appartînt tout à fait. L'_Histoire de ma Vie_ observe avec une +netteté un peu cruelle: «Il n'était pas né exclusif dans ses affections; +il ne l'était que par rapport à celles qu'il exigeait. Il aimait +passionnément trois femmes dans la même soirée de fête, et s'en allait +tout seul, ne songeant à aucune d'elles, les laissant toutes trois +convaincues de l'avoir exclusivement charmé.» Sa vanité maladive et son +égoïsme allaient à ce point qu'il rompit avec une jeune fille qu'il allait +demander en mariage, parce que, recevant sa visite avec celle d'un autre +musicien, elle avait offert une chaise à ce dernier avant de faire asseoir +Chopin. + +A Paris également, d'abord rue Pigalle, puis square d'Orléans, le pianiste +poitrinaire vécut auprès de George Sand, qui remplit avec un zèle +infatigable l'office de garde-malade. Un refroidissement advint, lorsqu'il +crut qu'elle l'avait peint dans _Lucrezia Floriani_, sous les traits du +prince Karol, un rêveur déséquilibré. Et Lucrezia n'était-ce pas elle-même, +cette étrange femme qui a des passions de huit jours ou d'une heure +toujours sincères, mère de quatre enfants issus de trois pères différents? +Ainsi se résume son signalement pathologique: «Une pauvre vieille fille de +théâtre comme moi, veuve de... plusieurs amants (je n'ai jamais eu la +pensée d'en revoir le compte).» Chopin avait lu _Lucrezia Floriani_, jour +après jour, sur la table de George Sand. Il ne s'alarma et ne se crut visé +que lorsque l'oeuvre parut en feuilleton dans la _Presse_: c'était au +commencement de 1847. Le roman se termine par la victoire que l'amour des +enfants remporte sur l'amour des amants. Il en fut de même dans la vie +réelle. A la suite d'une querelle avec Maurice qui parla de quitter la +partie--«cela, dit George Sand, ne pouvait pas et ne devait pas +être».--Chopin abandonna, en juillet 1847, la maison du square d'Orléans. +Elle murmure avec mélancolie: «Il ne supporta pas mon intervention +légitime et nécessaire. Il baissa la tête et prononça que je ne l'aimais +plus. Quel blasphème, après ces huit années de dévouement maternel! Mais +le pauvre coeur froissé n'avait pas conscience de son délire.» Et elle +écrit à Charles Poncy, l'ouvrier-poète: «J'ai été payée d'ingratitude, et +le mal l'a emporté dans une âme dont j'aurais voulu faire le sanctuaire et +le foyer du beau et du bien... Que Dieu m'assiste! je crois en lui et +j'espère.» + +Avant la mort de Chopin survenue le 17 octobre 1849, ils se rencontrèrent +une seule fois dans un salon ami. George Sand s'approcha avec angoisse; en +balbutiant: «Frédéric.» Il rencontra son regard suppliant, pâlit, se leva +sans répondre et s'éloigna. Quels étaient ses mystérieux griefs? C'est le +mutuel secret que tous deux ont emporté dans la tombe. Au terme de +l'_Histoire de ma Vie_, George Sand se contente de quelques éloquentes +apostrophes à ceux qu'elle a aimés et qui ont cessé d'être. Chopin, qui +avait eu le plus long bail, doit en prendre sa part: «Saintes promesses +des cieux, s'écrie-t-elle, où l'on se retrouve et où l'on se reconnaît, +vous n'êtes pas un vain rêve!... O heures de suprême joie et d'ineffables +émotions, quand la mère retrouvera son enfant, et les amis les dignes +objets de leur amour!» Puis, faisant un retour sur soi-même, voici qu'elle +prononce cette lugubre parole: «Mon coeur est un cimetière.» Sans doute +elle y voit défiler les cortèges et s'accumuler les tombes des affections +défuntes. Dès 1833, Jules Sandeau, évincé et jetant la flèche du Parthe, +la comparait à une nécropole. Plus habile, il avait évité d'être livré au +fossoyeur. + + + + +CHAPITRE XXII + +_CONSUELO_ ET LES ROMANS SOCIALISTES + + +A son retour de Majorque, dans une lettre adressée à madame Marliani le 3 +juin 1839, George Sand se jugeait elle-même en ces termes: «Je l'avoue à +ma honte, je n'ai guère été jusqu'ici qu'un artiste, et je suis encore à +bien des égards et malgré moi un grand enfant.» Au cours des années +suivantes, sous les influences contraires de Chopin et de Pierre Leroux, +la lutte va s'engager entre les préoccupations de l'art et les +sollicitations de la politique. De là, dans les romans de George Sand, un +double filon qu'il nous faut suivre: d'un côté, _Consuelo_ et la _Comtesse +de Rudolstadt_, de l'autre, _Horace_, le _Compagnon du Tour de France_, le +_Meunier d'Angibault_ et le _Péché de Monsieur Antoine_. C'est le +parallélisme des conceptions esthétiques et des rêves humanitaires. + +_Consuelo_ fut composé sous l'inspiration immédiate et dans le commerce +quotidien de Chopin. L'oeuvre vaut, non seulement par l'intérêt de la +fable, mais encore et surtout par la délicatesse et l'agrément de +l'exécution. Très touchante est l'aventure de cette cantatrice, fille +d'une bohémienne. George Sand en a succinctement résumé les péripéties, à +la page 176 du troisième et dernier volume. Ce sont: les fiançailles de +Consuelo au chevet de sa mère avec Anzoleto, l'infidélité de celui-ci, la +haine de la Corilla, les outrageants desseins de Zustiniani, les conseils +du Porpora, le départ de Venise, l'attachement qu'Albert avait pris pour +elle, les offres de la famille de Rudolstadt, ses propres hésitations et +ses scrupules, sa fuite du château des Géants, sa rencontre avec Joseph +Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au lit de douleur de la +Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée par le chanoine à +l'enfant d'Anzoleto, enfin son retour à Vienne et son entrevue avec +Marie-Thérèse. + +Le début du roman est un pur chef-d'oeuvre, avec de curieux détails sur la +vie intime de Venise et cette attachante figure du Porpora, le professeur +de chant de Consuelo qui ne tarda pas à être surnommée la Porporina. Puis +c'est le début triomphal de la cantatrice au théâtre San Samuel, où elle +devient l'objet des poursuites du directeur, le comte Zustiniani. Il y a +là sur la vie des coulisses et des planches un brillant développement qui +rappelle certaines tirades de _Kean_. Le sujet qu'Alexandre Dumas père +avait traité avec éloquence, George Sand s'en empare et le renouvelle +ingénieusement. «Un comédien, dit-elle, n'est pas un homme; c'est une +femme. Il ne vit que de vanité maladive; il ne songe qu'à satisfaire sa +vanité; il ne travaille que pour s'enivrer de vanité. La beauté d'une +femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. +Une femme est son rival, ou plutôt il est la rivale d'une femme; il a +toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les +ridicules d'une coquette.» Consuelo en fait l'expérience auprès d'Anzoleto, +jusqu'à ce qu'elle s'éloigne, sur les conseils du Porpora, et se réfugie +en Bohême, dans la famille de Rudolstadt. L'héritier de cette noble race, +le comte Albert, a l'âme d'un vrai Hussite. Il descend du roi George +Podiebrad et de Jean Ziska du Calice, chef des Taborites. Les doctrines +d'autrefois hantent son imagination extatique: «Il haïssait les papes, ces +apôtres de Jésus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la +dignité des peuples. Il blâmait le luxe des évêques et l'esprit mondain +des abbés, et l'ambition de tous les hommes d'église.» Cette question du +hussitisme, les débats et les luttes qui se sont engagés autour de «la +coupe de bois» par opposition aux vases d'or des Romains, ont intéressé et +passionné George Sand. En dehors du roman de _Consuelo_, elle a écrit sur +ce sujet deux remarquables études historiques. _Jean Ziska_ est un +émouvant récit de la guerre des Hussites; on y rencontre l'exacte +définition des points de désaccord avec Rome. Dans _Procope le Grand_ +apparaît la doctrine de ces généreux révoltés, telle que la formule le +pape Martin V dans sa lettre au roi de Pologne, Wladislas IV: «Ils disent +qu'il ne faut point obéir aux rois, que tous les biens doivent être +communs, et que tous les hommes sont égaux.» Bref, à l'estime de George +Sand, ce sont les précurseurs de la Révolution française, dont ils +réalisent par anticipation la devise. Leur cri: «La coupe au peuple!» a la +valeur d'un impérissable symbole. Ils prêchent la communion universelle de +l'humanité et protestent contre la corruption et la débauche de l'Eglise +ultramontaine. Derrière le dogme utraquiste qui revendique la Cène sous +les deux espèces, l'héroïque Bohême réclame la liberté du culte, la +liberté de conscience, la liberté politique, la liberté civile. George +Sand synthétise en ces termes l'enseignement qui découle du martyre de +Jean Huss et de Jérôme de Prague: «L'Eglise est tombée au dernier rang +dans l'esprit des peuples, parce qu'elle a versé le sang. L'Eglise n'est +plus représentée que par des processions et des cathédrales, comme la +royauté n'est plus représentée que par des citadelles et par des soldats. +Mais l'Evangile, la doctrine de l'Egalité et de la Fraternité, est +toujours et plus que jamais vivant dans l'âme du peuple. Et voyez le +crucifié, il est toujours debout au sommet de nos édifices, il est +toujours le drapeau de l'Eglise! Il est là sur son gibet, ce Galiléen, cet +esclave, ce lépreux, ce paria, cette misère, cette pauvreté, cette +faiblesse, cette protestation incarnées!... Sa prophétie s'est accomplie: +il est remonté dans le Ciel, parce qu'il est rentré dans l'Idéal. Et de +l'Idéal il redescendra pour se manifester sur la terre, pour apparaître +dans le réel. Et voilà pourquoi, depuis dix-huit siècles, il plane adoré +sur nos têtes.» Puis George Sand, confrontant les bûchers de Constance et +de Rouen, aboutit à cette conclusion, toute conforme à sa thèse: «Qui ne +sent dans son coeur que si Jeanne d'Arc eût vu le jour en Bohême, elle +aurait été une de ces intrépides femmes du Tabor qui mouraient pour leur +foi en Dieu et en l'Humanité?» + +Dans _Consuelo_, le hussitisme n'est qu'un épisode. La partie vraiment +attrayante de l'oeuvre, ce sont les incidents romanesques où le génie de +George Sand se donne carrière: le voyage souterrain de la Porporina pour +rejoindre Albert de Rudolstadt, l'arrivée d'Anzoleto au château des Géants, +l'odyssée d'Haydn, les embûches tendues par le recruteur Mayer. Ce sont +aussi telles pages prestigieuses, comme le discours de Satan qui se dit le +frère du Christ, et maints paysages qui évoquent devant nos yeux le charme +et la diversité de la nature. Quel poète se flatterait d'égaler cette +prose harmonieuse et rythmée? Voici, par exemple, un passage qui traduit +beaucoup mieux que le _Chemineau_, de M. Jean Richepin, la vision d'une +route se déroulant à travers champs, parmi les sapins et les bruyères: +«Qu'y-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait Consuelo; c'est le symbole +et l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent +pour moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des +lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils +doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là +éternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles +nuances d'or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui +le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites +et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à +regarder les grandes lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend: +pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma +pensée embrassent tout d'abord? Au lieu que le libre chemin qui s'enfuit +et se cache à demi dans les bois m'invite et m'appelle à suivre ses +détours et à pénétrer ses mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de +l'humanité, c'est la route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître +qui puisse le fermer et l'ouvrir, à son gré. Ce n'est pas seulement le +puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de +respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses +branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, +un mur ou une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas +devant lui; et, tant que la vue peut s'étendre, le chemin est une terre de +liberté. A droite, à gauche, les champs, les bois appartiennent à des +maîtres; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose; +aussi comme il l'aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour +invincible. Qu'on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce +seront toujours des prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera +toujours le grand chemin.» + +Après un séjour à la cour de Marie-Thérèse, où l'élève préférée du Porpora, +la compagne d'Haydn, redevient cantatrice, voici le retour au château des +Géants. Elle y arrive pour épouser Albert et pour assister à sa mort. Mais +cette mort--comme nous le verrons dans les deux volumes suivants de la +_Comtesse de Rudolstadt_--n'était qu'une crise de catalepsie. Consuelo, +veuve aussitôt que mariée, et dédaigneuse de la richesse, a quitté Vienne +pour se réfugier à Berlin. Elle y courra d'autres dangers. Frédéric la +poursuivra de ses assiduités, puis de sa rancune. Alors se succèdent la +silhouette de Voltaire et celle de la soeur du roi, Amélie, abbesse de +Quedlimbourg. Elle a une périlleuse aventure d'amour. Consuelo, qui s'y +trouve mêlée par dévouement, est arrêtée, incarcérée à Spandau, sous la +surveillance des époux Schwartz. Or c'est à leur fils, le mystique et +sentimental Gottlieb, qu'elle devra la liberté. Ça et là, apparaissent de +délicieux épisodes, ainsi celui du rouge-gorge et les adieux de Consuelo à +sa prison. + +Elle est libre, sauvée, entraînée dans une voiture par un individu masqué. +Quel est-il? Elle ressent un trouble profond et ne songe pas à se dérober. +Tandis que les chevaux galopent, elle s'endort auprès de ce singulier +compagnon, qui a serré les deux bras autour de sa taille. Au réveil, elle +essaie de se dégager, mais sans trop insister. Un vague attrait la domine. +«L'inconnu rapprocha Consuelo de sa poitrine, dont la chaleur embrasa +magnétiquement la sienne, et lui ôta la force et le désir de s'éloigner. +Cependant il n'y avait rien de violent ni de brutal dans l'étreinte douce +et brûlante de cet homme. La chasteté ne se sentait ni effrayée ni +souillée par ses caresses; et Consuelo, comme si un charme eût été jeté +sur elle, oubliant la retenue, on pourrait même dire la froideur virginale +dont elle n'avait jamais été tentée de se départir, même dans les bras du +fougueux Anzoleto, rendit à l'inconnu le baiser enthousiaste et pénétrant +qu'il cherchait sur ses lèvres. Comme tout était bizarre et insolite chez +cet être mystérieux, le transport involontaire de Consuelo ne parut ni le +surprendre, ni l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement +contre son coeur; et quoique ce fut avec une force extraordinaire, elle ne +ressentit pas la douleur qu'une violente pression cause toujours à un être +délicat. Elle n'éprouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable +oubli de sa pudeur accoutumée eût dû lui apporter après un instant de +réflexion. Aucune pensée ne vint troubler la sécurité ineffable de cet +instant d'amour senti et partagé comme par miracle. C'était le premier de +sa vie. Elle en avait l'instinct ou plutôt la révélation; et le charme en +était si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir +jamais l'altérer. L'inconnu lui paraissait un être à part, quelque chose +d'angélique dont l'amour la sanctifiait. Il passa légèrement le bout de +ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupières de +Consuelo, et à l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il +resta éveillé cette fois, mais calme en apparence, comme s'il eût été +invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu pénétrer son +armure. Il veillait en entraînant Consuelo vers des régions inconnues, tel +qu'un archange emportant sous son aile un jeune séraphin anéanti et +consumé par le rayonnement de la Divinité.» + +Le lecteur a deviné, mais Consuelo ignore que l'inconnu c'est Albert de +Rudolstadt, sorti de léthargie. Elle est légitimement enlevée par son +époux. Avec lui, et sous la sympathique protection de cet homme masqué, +elle s'initiera à la doctrine des Invisibles, confrérie franc-maçonnique. +Ils lui révéleront la trilogie démocratique: Liberté, Egalité, Fraternité, +et ils démontreront qu'elle procède de l'Evangile. Leur foi est le déisme +chrétien. Ecoutez les questions et les réponses de cette initiation: +«Qu'est-ce que le Christ?--C'est la pensée divine, révélée à +l'humanité.--Cette pensée est-elle tout entière dans la lettre de +l'Evangile?--Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout entière +dans son esprit.» L'interrogatoire de Consuelo satisfait les Invisibles, +qui la félicitent de son courage, de ses talents et des vertus. Elle +recevra, en dépit de son sexe, les degrés de tous les rites. On le lui +déclare solennellement: «L''épouse et l'élève d'Albert de Rudolstadt est +notre fille, notre soeur et notre égale. Comme Albert, nous professons le +précepte de l'égalité divine de l'homme et de la femme.» Avec Consuelo ils +communieront en une sorte de christianisme supérieur et épuré. Aussi bien +était-ce alors l'intime religion de George Sand. Elle charge son héroïne +d'en esquisser les principaux linéaments: «Le Christ est un homme divin +que nous révérons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint +des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le +meilleur et le plus grand des maîtres et des martyrs... Mais nous adorons +Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d'idolâtrie. Nous +distinguons la divinité de la révélation de celle du révélateur.» + +De même que pour composer _Consuelo_, qui parut en 1843, George Sand avait +étudié les annales religieuses de la Bohême, elle consacra plusieurs mois +à s'assimiler les doctrines des sociétés secrètes, qui forment la +substance de la _Comtesse de Rudolstadt_. Elle écrit, le 6 juin 1843, à +son fils: «Je suis dans la franc-maçonnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors +pas du _Kadosh_, du _Rose-Croix_ et du _Sublime Ecossais_. Il va en +résulter un roman des plus mystérieux. Je t'attends pour retrouver les +origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc.» +Et la semaine suivante, à madame Marliani: «Dites à Pierre Leroux qu'il +m'a jetée là dans un abîme de folies et d'incertitudes, mais que j'y +barbote avec courage, sauf à n'en tirer que des bêtises. Dites-lui, enfin, +que je l'aime toujours, comme les dévotes aiment leur _doux Jésus_.» Le 28 +novembre 1843, elle avertit Maurice que la _Comtesse de Rudolstadt_, en +cours de publication dans la _Revue Indépendante_, risque d'être +interrompue. Il lui sera impossible de fournir du manuscrit pour le numéro +du 10 décembre, tellement elle est envahie par la politique et préoccupée +par la fondation d'un journal, l'_Eclaireur de l'Indre_. + +En dépit de parties attachantes, la _Comtesse de Rudolstadt_ n'égale pas +_Consuelo_. Le dénouement tourne au symbole, alors que l'héroïque élève du +Porpora devient réellement l'épouse d'Albert et se voue à rester +cantatrice, pour offrir le spectacle de la vertu sur les planches. Ils +accomplissent à travers l'Europe un infatigable pèlerinage: elle, +s'adonnant à son art, lui, annonçant la république prochaine, plus de +maîtres ni d'esclaves, les sacrements à tout le monde, la coupe à tous. Et +Consuelo la Zingara, et Albert le mystique, vont de province en province, +comme des bohémiens, accompagnés de leurs enfants. Ils prophétisent la +renaissance du Beau et l'avènement du Vrai. Ils vont au triomphe ou au +martyre, zélateurs de l'Idéal, précurseurs de la Révolution. + +La curiosité artistique, qui anime _Consuelo_ et la _Comtesse de +Rudolstadt_, ne pouvait détacher George Sand des visions de renouveau +social dont sa pensée était obsédée. Son rêve d'un monde régénéré et +égalitaire s'épanche dans ses oeuvres, dans _Horace_ qui, en 1841, la +brouilla avec la _Revue des Deux Mondes_, mais surtout dans le _Compagnon +du Tour de France_. Ce premier roman vraiment socialiste fut inspiré par +la lecture d'un ouvrage qu'avait composé un simple ouvrier, Agricol +Perdiguier, menuisier au faubourg Saint-Antoine, et plus tard représentant +du peuple. Son _Livre du Compagnonnage_, publié sous le pseudonyme +d'_Avignonnais-la-Vertu_, relatait la généalogie et les affiliations de +ces associations ouvrières, véritables sociétés secrètes, non avouées par +les lois, mais tolérées par la police, qui prirent le titre de _Devoirs_. +On trouve là le lien qui rattache les syndicats ouvriers d'à présent aux +anciennes corporations. Aussi bien les rites de ces Devoirs remontent-ils, +les uns au moyen âge, les autres à la plus lointaine antiquité. Ils sont +dominés, de même que l'institution de la franc-maçonnerie, par le symbole +du Temple de Salomon. + +Entre les différents Devoirs, il s'en fallait de beaucoup que régnât un +accord parfait. De rite à rite, le compagnonnage avait ses querelles et +ses batailles, qui enfantaient toute une littérature en prose et en vers, +sorte de chansons de geste du prolétariat à travers les âges. Ce fut +l'honneur d'Agricol Perdiguier de vouloir opérer une réconciliation +durable parmi les associations ouvrières profondément divisées. Son petit +volume, dont les journaux démocratiques de l'époque, notamment le +_National_, reproduisirent de nombreux extraits, prêchait aux travailleurs +manuels l'union et la concorde qui devaient améliorer leur condition +morale et matérielle. Agricol Perdiguier ne se contenta pas d'enseigner à +ses frères, les compagnons du _Tour de France_, la sublimité de l'idéal +éclos et épanoui dans son coeur. Il effectua lui-même un voyage social et +humanitaire à travers les départements. Tous les Devoirs entendirent cette +bonne parole, animée d'un souffle évangélique. Presque tous en +profitèrent. La devise d'_Avignonnais-la-Vertu_ n'était autre que celle de +l'apôtre Jean: «Aimez-vous les uns les autres.» Si la cause était gagnée +auprès des compagnons, qui renoncèrent à leurs vieilles haines +corporatives et ouvrirent leurs âmes au sentiment de la solidarité, il +restait à faire pénétrer les idées nouvelles dans le public bourgeois, +fort ignorant des questions ouvrières. La monarchie de Juillet avait +institué le _pays légal_, qui affectait de ne point connaître et de +dédaigner le pays véritable. Pour cette tâche de vulgarisation et de +propagande au delà des frontières professionnelles, Agricol Perdiguier eut +la plus retentissante et la plus efficace des collaborations. Il obtint le +concours littéraire de George Sand. + +L'auteur d'_Indiana_, de _Valentine_ et de _Mauprat_ ne pouvait demeurer +insensible à aucune des manifestations du renouveau qui pénétrait dans les +classes intellectuelles. Elle s'indignait de cet égoïsme ploutocratique, +personnifié en Louis-Philippe. Elle aspirait à un réveil de l'esprit +révolutionnaire qui, un demi-siècle plus tôt, s'était affirmé avec tant +d'éclat. Selon l'expression qu'elle emploiera dans le _Péché de Monsieur +Antoine_, elle voulait régénérer «l'antique bourgeoisie, cette race +intelligente, vindicative et têtue, qui a eu de si grands jours dans +l'histoire, et qui serait encore si noble, si elle avait tendu la main au +peuple au lieu de le repousser du pied.» Et elle ajoutait, pour calmer les +inquiétudes des libéraux et des républicains doctrinaires: «Ceux qui +accusent les écrits socialistes d'incendier les esprits devraient se +rappeler qu'ils ont oublié d'apprendre à lire aux paysans.» + +Entre les diverses écoles réformatrices, George Sand cherchait sa voie. +Elle était hantée, comme toutes les âmes fières, par le rêve d'une +humanité meilleure, d'une société plus juste, qui aidât à réparer les +inégalités de la naissance. Fourier et Victor Considérant proposaient le +phalanstère, Pierre Leroux un vague communisme sentimental, Cabet une +Icarie qui tenait de la république de Platon et de la cité d'Utopie. +Lamennais, au lendemain de son héroïque rupture avec l'Eglise +ultramontaine, ouvrait à la démocratie les avenues de l'idéalisme chrétien +et de la fraternité évangélique. Il concevait un majestueux édifice, fondé +sur les assises du devoir et habité par un peuple de sages.--Toutes ces +doctrines, séduisantes à des degrés divers, George Sand les avait +pressenties et éprouvées; elle en avait extrait le suc et la substance. +Elle haïssait le «gouvernement infâme de Louis-Philippe», elle +stigmatisait le «cancan des prostituées et de la bourgeoisie», elle +entendait avec joie les craquements de l'édifice. Son coeur et sa raison +la conduisaient de Jean-Jacques à Robespierre, et l'incitaient à se +pencher avec sollicitude vers le peuple. De là ses sympathies pour Agricol +Perdiguier, et l'enthousiasme qu'elle apporta, durant toute l'année 1840, +à écrire le _Compagnon du Tour de France_. Cette oeuvre, qui suscita +l'admiration parmi le monde de la pensée, répandit la terreur dans la +société ignorante et cossue, pour qui toute nouveauté est une perturbation +séditieuse. George Sand fut maudite par les gens du bel air, les classes +dirigeantes et le clergé. Elle n'eut garde de s'en émouvoir. «Voilà, +dit-elle simplement dans la préface du roman, comment un certain monde et +une certaine religion accueillent les tentatives de moralisation, et +comment un livre dont l'idée évangélique était le but bien déclaré, fut +reçu par les conservateurs de la morale et les ministres de l'Evangile.» +Le crime, en effet, de George Sand était double: dans la thèse et dans la +fable. Pour exposer les doctrines du compagnonnage telles que les +formulait Agricol Perdiguier, elle avait eu recours à une intrigue qui +place le peuple au-dessus de la noblesse, exalte le travail aux dépens de +l'oisiveté et célèbre les vertus plébéiennes. On estima, en haut lieu, que +de pareilles maximes étaient subversives et antisociales. + +Le héros du _Compagnon du Tour de France_, Pierre Huguenin, surnommé +l'_Ami-du-Trait_, simple ouvrier menuisier, ne s'avise-t-il pas de se +faire platoniquement aimer de la belle Yseult de Villepreux, et ne +s'éloigne-t-il pas avec fierté, plutôt que de lui infliger ce que le monde +appelle une mésalliance? Et son camarade Amaury, dit _le Corinthien_, ne +pénètre-t-il pas assez intimement dans les bonnes grâces de la marquise +Joséphine, pour que certaine calèche, durant la nuit, leur rende le même +office hospitalier que le fiacre de _Madame Bovary_? Cela était +impardonnable, au gré des lecteurs bien pensants. George Sand avait +l'audace de montrer le travailleur qui s'élève, et des filles ou des +femmes nobles qui tombent dans des bras plébéiens. Son Pierre Huguenin +était bon, loyal et brave; il savait plaire. Et Yseult voulait épouser un +homme du peuple, afin de devenir peuple elle-même! + +Le type de cet ouvrier pouvait-il paraître embelli, poétisé, aux gens du +monde qui n'avaient pas de rapports directs avec l'atelier? George Sand se +défend de ce reproche: «Agricol Perdiguier, écrit-elle, était au moins +aussi intelligent, aussi instruit que Pierre Huguenin. Un autre ouvrier, +le premier venu, pouvait être jeune et beau, personne ne le niera. Une +femme _bien née_, comme on dit, peut aimer la beauté dans un homme sans +naissance, cela s'est vu!» Le romancier souhaite que l'aventure se +généralise, que l'amour ne connaisse d'autres affinités que celles du +coeur et de l'esprit. «Un ouvrier, s'écrie-t elle, est un homme tout +pareil à un autre homme, un _monsieur_ tout pareil à un autre _monsieur_, +et je m'étonne beaucoup que cela étonne encore quelqu'un.» On s'étonna, +effectivement, et même on se révolta, parmi les censitaires de 1840. +George Sand, non contente de heurter les préjugés nobiliaires ou bourgeois, +appelait un autre état social, fondé sur cette maxime: «A chacun selon +ses besoins!» Elle estimait que le morcellement de la propriété gâte la +beauté de la nature. Elle honorait le peuple qui peine avec résignation: +«Effacez ses souillures, disait-elle, remédiez à ses maux, et vous verrez +bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien +que vous. C'est en vain que vous voulez faire des distinctions et des +catégories; il n'y a pas deux peuples, il n'y en a qu'un.» Et l'âme +idéaliste de George Sand se rencontrait avec l'esprit pratique d'Agricol +Perdiguier pour enseigner aux humbles l'ascension vers le mieux. Dans le +compagnonnage, elle découvrait un germe bienfaisant, la loi mutuelle +d'assistance et d'amour. + +De la même inspiration procède le _Meunier d'Angibault_, qui parut en +1845. Marcelle, comtesse de Blanchemont, veuve et à demi ruinée, aime +l'ouvrier mécanicien Henri Lémor, qui ne voulait pas l'épouser, la croyant +riche. Elle se réfugie au fin fond du Berry; il la suit. Là surgit, en +parallèle, un autre couple amoureux. Rose, fille de maître Bricolin, +l'avide régisseur de Blanchemont, aime le meunier Grand-Louis, qui est +sans fortune. Les parents de Rose, surtout sa mère, s'opposent au mariage. +Ils ont pourtant une fille aînée qui est devenue folle «d'une amour +contrariée» et qui erre à travers la campagne. Cette possédée incendie la +ferme de Blanchemont. Alors les théories socialistes resplendissent de +leur plus pur éclat. Marcelle, pauvre et radieuse, épouse Henri Lémor. Et +Rose se marie avec le Grand-Louis, le farinier d'Angibault. + +Plus accentuées encore sont les doctrines du roman qui suivit, le _Péché +de Monsieur Antoine_. Composé en 1845 à la campagne, «dans une phase de +calme extérieur et intérieur, nous dit George Sand, comme il s'en +rencontre peu dans la vie des individus», cet ouvrage hardiment socialiste +fut publié en feuilleton par un journal ultra-conservateur, l'_Epoque_, +vers le même temps où les romans d'Eugène Sue paraissaient dans les +_Débats_ et le _Constitutionnel_, feuilles gouvernementales. En effet, les +organes républicains, tels que le _National_, se refusaient à accueillir +les oeuvres de George Sand qu'ils estimaient subversives et +révolutionnaires. + +Ce socialisme, purement intellectuel, n'eût pas été désavoué par Fénelon +en sa république de Salente. Il n'est aucunement responsable du décevant +résultat des ateliers nationaux, non plus que de la sinistre aventure des +journées de Juin. A sa base on trouve un communisme virtuel, la communauté +par association, embryon de propriété collective. Mais l'idée demeura +incomprise et rejetée par les masses. «Elle est, déclare George Sand, +antipathique dans la campagne et n'y sera réalisable que par l'initiative +d'un gouvernement fort, ou par une rénovation philosophique, religieuse et +chrétienne, ouvrage des siècles peut-être». + +A sa thèse généreuse l'écrivain avait adapté une intrigue assez +invraisemblable, mais attachante. Emile Cardonnet, étudiant enthousiaste, +est appelé auprès de son père, industriel positif, esprit sec et précis, +superlativement bourgeois. Dans le pays, aux environs de Gargilesse, sur +les confins de la Marche, habitent en leurs manoirs respectifs deux +anciens amis devenus ennemis mortels, le comte Antoine de Chateaubrun et +le marquis de Boisguilbault. A Chateaubrun, tout est dévasté, et le comte +ruiné s'est transformé en une manière de paysan qui s'appelle M. Antoine. +Il a une fille de dix-huit ans, Gilberte, blanche et blonde, «belle comme +la plus belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes.» A Boisguilbault, +autre original, hanté par l'hypocondrie, un misanthrope de soixante-dix +ans. Encore droit, mais très maigre, ses vêtements semblaient couvrir un +homme de bois. Et, de fait, il n'avait pas changé la coupe de son costume +depuis un demi-siècle: «Un habit vert très court, des pantalons de nankin, +un jabot très roide, des bottes à coeur, et, pour rester fidèle à ses +habitudes, une petite perruque blonde, de la nuance de ses anciens cheveux +et ramassée en touffe sur le milieu du front. Des cols empesés montant +très haut, et relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la +neige, donnaient à sa longue figure la forme d'un triangle.» Habillé en +petit maître de l'Empire, M. de Boisguilbault était communiste. + +D'où provenait la brouille entre le comte et le marquis? Quel était le +péché de M. Antoine? Quel était le grief du septuagénaire? C'est--nous +l'apprendrons au dénouement--qu'Antoine de Châteaubrun, en sa fringante +jeunesse, avait été l'amant de madame de Boisguilbault. Au demeurant, +Emile Cardonnet, qui aime la fille du comte et les théories du marquis, +entre en rébellion contre son père, prompt à pourfendre le socialisme. +«Voilà, s'écrie l'industriel avec indignation, voilà les utopies du frère +Emile, frère morave, quaker, néo-chrétien, néo-platonicien, que sais-je? +C'est superbe, mais c'est absurde.» Sans cesse ils sont aux prises, l'un +prenant pour formule: «A chacun suivant sa capacité», l'autre ayant pour +axiome: «A chacun suivant ses besoins». Emile, rudoyé par l'infaillibilité +paternelle, se console auprès du marquis, qui lui enseigne que l'égalité +des droits implique l'égalité des jouissances, que la vérité communiste +est tout aussi respectable que la vérité évangélique. C'est, en effet, +l'Evangile qui, par les voies esséniennes, les conduit à une conclusion +d'égalité niveleuse. Le Dieu qu'ils adorent est la justice sans alliage, +la miséricorde sans défaillance. «Dieu est dans tout, et la nature est son +temple.» Mais la raison pure peut-elle suffire à la vingtième année? Si +l'esprit d'Emile est plus souvent à Boisguilbault, son coeur est presque +toujours à Chateaubrun. Après des chapitres interminables de dissertations +socialistes, la jeunesse et l'amour recouvrent leurs droits. Le fils +altruiste de l'égoïste industriel épouse la fille de M. Antoine. On peut +espérer que les deux époux n'examineront pas seulement les beautés du +communisme. Vainement le marquis, qui se plaignait d'avoir jadis partagé +sa femme, professe que tout doit être mis en commun: Emile n'y mettra pas +Gilberte. Et les théories de George Sand viennent se briser sur le roc de +l'amour, qui est un irréductible individualiste. + + + + +CHAPITRE XXIII + +EN 1848 + + +Dès 1830, George Sand était républicaine. Durant les dix-huit années du +règne de Louis-Philippe, elle ne cessa d'appeler de ses voeux une +révolution qui renversât la monarchie et le régime censitaire. Elle avait +donné son âme à la démocratie, elle était en communion parfaite avec les +accusés d'avril. Les ennemis du gouvernement de Juillet pouvaient compter +sur sa coopération intellectuelle: les romans qu'elle publiait sapaient +les assises de la royauté bourgeoise. Toutefois, elle refusa d'approuver +l'échauffourée du 12 mai 1839, tentée par la _Société des Saisons_, et +dont elle apprit à Gênes l'infructueuse issue. Elle se contenta de +plaindre et d'admirer les vaincus. «A Dieu ne plaise, écrit-elle dans son +autobiographie, que j'accuse Barbès, Martin Bernard et les autres généreux +martyrs de cette série, d'avoir aveuglément sacrifié à leur audace +naturelle, à leur mépris de la vie, à un égoïste besoin de gloire! Non! +c'étaient des esprits réfléchis, studieux, modestes; mais ils étaient +jeunes, ils étaient exaltés par la religion du devoir, ils espéraient que +leur mort serait féconde. Ils croyaient trop à l'excellence soutenue de la +nature humaine; ils la jugeaient d'après eux-mêmes. Ah! mes amis, que +votre vie est belle, puisque, pour y trouver une faute, il faut faire, au +nom de la froide raison, le procès aux plus nobles sentiments dont l'âme +de l'homme soit capable! La véritable grandeur de Barbès se manifesta dans +son attitude devant ses juges et se compléta dans le long martyre de la +prison. C'est là que son âme s'éleva jusqu'à la sainteté. C'est du silence +de cette âme profondément humble et pieusement résignée qu'est sorti le +plus éloquent et le plus pur enseignement à la vertu qu'il ait été donné à +ce siècle de comprendre. Les lettres de Barbès à ses amis sont dignes des +plus beaux temps de la foi.» + +A ce chevalier, à ce paladin héroïque de la démocratie, aboutissait le +cycle des enthousiasmes de George Sand. Elle avait tour à tour demandé la +certitude philosophique et la vérité sociale aux sources les plus diverses; +elle avait interrogé le passé et le présent, elle s'était efforcée +d'arracher à l'avenir son redoutable secret. Et elle s'écrie, au terme de +l'_Histoire de ma Vie_: «_Terre_ de Pierre Leroux, _Ciel_ de Jean Reynaud, +_Univers_ de Leibnitz, _Charité_ de Lamennais, vous montez ensemble vers +le Dieu de Jésus... Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la +voûte de plomb des mystères, Lamennais vint à propos étayer les parties +sacrées du temple. Quand, indignés après les lois de septembre, nous +étions prêts encore à renverser le sanctuaire réservé, Leroux vint, +éloquent, ingénieux, sublime, nous promettre le règne du ciel sur cette +même terre que nous maudissions. Et de nos jours, comme nous désespérions +encore, Reynaud, déjà grand, s'est levé plus grand encore pour nous ouvrir, + au nom de la science et de la foi, au nom de Leibnitz et de Jésus, +l'infini des mondes comme une patrie qui nous réclame.» + +La République, en effet, qu'elle attend, qu'elle appelle, c'est l'Evangile +en acte, c'est la réalisation de cette doctrine «toute d'idéal et de +sentiment sublime» qui fut apportée aux hommes par le Nazaréen. Du haut de +ses rêves, elle devait choir dans la réalité. La désillusion sera cruelle. + +Douée d'une intelligence religieuse et d'une raison anticléricale, elle +était délibérément hostile à la théologie et aux pratiques du +catholicisme. L'Eglise romaine lui apparaissait inconciliable avec +l'esprit de liberté. Le 13 novembre 1844, elle répondait à un desservant +qui, par circulaire, venait la solliciter pour une oeuvre pie: «Depuis +qu'il n'y a plus, dans la foi catholique, ni discussions, ni conciles, ni +progrès, ni lumières, je la regarde comme une lettre morte, qui s'est +placée comme un frein politique au-dessous des trônes et au-dessus des +peuples. C'est à mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une +fausse interprétation des sublimes Evangiles, et un obstacle insurmontable +à la sainte égalité que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la +terre comme au ciel.» Plus tard, en février 1848, à la veille de la +Révolution, George Sand communique au _Constitutionnel_ une lettre +adressée à Pie IX par Joseph Mazzini, et elle y ajoute un commentaire qui +se termine par cette adjuration: «Courage, Saint-Père! Soyez chrétien!» + +C'est avec le même instinct de générosité confiante et un peu crédule +qu'elle se tourne vers le prince Louis-Napoléon Bonaparte, prisonnier au +fort de Ham, pour le féliciter de son «remarquable travail, l'_Extinction +du Paupérisme_.» Cette correspondance est du mois de décembre 1844. George +Sand était alors vaguement communiste, tout au moins dans le _Compagnon du +Tour de France_, le _Meunier d'Angibault_ et le _Péché de Monsieur +Antoine_. Elle compte, pour assurer le triomphe de la liberté, sur +l'impérial rêveur, chez qui se dérobe un sinistre ambitieux. En lui elle +ne veut voir qu'un guerrier captif, un héros désarmé, un grand citoyen. +Elle demande impatiemment à l'_homme d'élite_ de tirer la France des mains +d'un _homme vulgaire, pour ne rien dire de pis_. Par là elle a désigné +Louis-Philippe. Comme la plupart des contemporains, elle subit la +fascination de la légende napoléonienne. «Ce n'est pas, dit-elle, le nom +terrible et magnifique que vous portez qui nous eût séduit. Nous avons à +la fois diminué et grandi depuis les jours d'ivresse sublime qu'IL nous a +donnés: son règne illustre n'est plus de ce monde, et l'héritier de son +nom se préoccupe du sort des prolétaires!... Quant à moi personnellement, +je ne connais pas le soupçon, et, s'il dépendait de moi, après vous avoir +lu, j'aurais foi en vos promesses et j'ouvrirais la prison pour vous faire +sortir, la main pour vous recevoir... Parlez-nous donc encore de liberté, +noble captif! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napoléon +d'aujourd'hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l'autre +personnifiait sa gloire.» A célébrer ainsi le renouveau des souvenirs +d'antan, George Sand ne pressent pas qu'elle est sur le chemin de +l'élection présidentielle, du coup d'Etat et de l'Empire. + +Dès 1844, elle estimait, comme elle le proclamera en 1848 dans sa lettre +_Aux Riches_, que «le communisme, c'est le vrai christianisme,» et elle +ajoutera: «Hélas! non, le peuple n'est pas communiste, et cependant la +France est appelée à l'être avant un siècle.» Sous le ministère Guizot, +elle recueille des signatures en faveur de la _Pétition pour +l'organisation du travail_, qui contient en germe la doctrine socialiste +de Louis Blanc et les ateliers nationaux. Elle va de l'avant, mais sans +discerner très nettement ceux qu'elle suit, non plus que ceux qu'elle +entraîne. Le 18 février 1848, elle ne croit aucunement à la révolution qui +éclatera six jours plus tard. «Je n'y vois pas, écrit-elle à son fils, de +prétexte raisonnable dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre +ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du +bruit autour de leur table, il n'en résultera que des horions, des +assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne +crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre +M. Guizot. Thiers vaut mieux, à coup sûr; mais il ne donnera pas plus de +pain aux pauvres que les autres.» Elle déclare que se faire assommer pour +Odilon Barrot et compagnie, _ce serait trop bête_, et elle exhorte Maurice +à observer les événements de loin, sans se fourrer dans une bagarre que du +reste elle ne prévoit pas. Et voici sa conclusion: «Nous sommes gouvernés +par de la canaille.» + +Le 24 février, le peuple de Paris est debout. George Sand accourt de +Nohant, à la première nouvelle de la Révolution. Elle vient mettre sa +plume à la disposition du Gouvernement provisoire: on l'utilisera. Le 6 +mars, elle écrit à son ami Girerd, commissaire de la République à Nevers: +«Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique +nous appelle et nous absorbe. La République est la meilleure des familles, +le peuple est le meilleur des amis.» Elle lui envoie--car elle est +l'auteur de sa nomination--les instructions suivantes, au nom du citoyen +Ledru-Rollin, ministre de l'Intérieur: «Agis avec vigueur, mon cher frère. +Dans une situation comme celle où nous sommes, il ne faut pas seulement du +dévouement et de la loyauté, il faut du fanatisme au besoin. Il faut +s'élever au-dessus de soi-même, abjurer toute faiblesse, briser ses +propres affections si elles contrarient la marche d'un pouvoir élu par le +peuple et réellement, foncièrement révolutionnaire. «Elle lui en offre une +preuve en sacrifiant un ami que, d'ailleurs, elle a cessé d'aimer--ce qui +amoindrit son mérite d'héroïne à la Corneille: «Ne t'apitoie pas sur le +sort de Michel (de Bourges); Michel est riche, il est ce qu'il a souhaité, +ce qu'il a choisi d'être. Il nous a trahis, abandonnés, dans les mauvais +jours. A présent, son orgueil, son esprit de domination se réveillent. Il +faudra qu'il donne à la République des gages certains de son dévouement +s'il veut qu'elle lui donne sa confiance.» Elle n'admet aucune transaction, +aucun accommodement; on doit balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois. +C'est avec encore plus d'allégresse qu'elle mande, le 9 mars, à Charles +Poncy, l'ouvrier-poète de Toulon: «Vive la République! Quel rêve, quel +enthousiasme, et, en même temps, quelle tenue, quel ordre à Paris! J'ai vu +s'ouvrir les dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, +sublime, naïf, généreux, le peuple français, réuni au coeur de la France, +au coeur du monde; le plus admirable peuple de l'univers! J'ai passé bien +des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est +ivre, on est heureux de s'être endormi dans la fange et de se réveiller +dans les cieux... J'ai le coeur plein et la tête en feu. Tous mes maux +physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliés. Je vis, je suis +forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans.» Cet hosannah, nous le +retrouvons dans tous les écrits de George Sand, en ces deux mois de mars +et d'avril, notamment dans les _Lettres de Blaise Bonnin_, qui figurent au +volume intitulé _Souvenirs de 1848_ et qui sont d'excellente propagande +démocratique à l'usage des paysans. De même, sous le titre générique: +_Questions politiques et sociales_, voici les _Lettres au peuple_, celle +par exemple du 7 mars, où George Sand déploie une éloquence qu'elle n'a +jamais surpassée: «Venez, tous, morts illustres, maîtres et martyrs +vénérés, venez voir ce qui se passe maintenant sur la terre; viens le +premier, ô Christ, roi des victimes, et, à ta suite, le long et sanglant +cortège de ceux qui ont vécu d'un souffle de ton esprit, et qui ont péri +dans les supplices pour avoir aimé ton peuple! Venez, venez en foule, et +que votre esprit soit parmi nous!» Puis, le 19 mars, s'adressant encore au +peuple dans un élan mystique, elle s'écrie: «La République est un baptême, +et, pour le recevoir dignement, il faut être en état de grâce. L'état de +grâce, c'est un état de l'âme où, à force de haïr le mal, on n'y croit +pas.» + +Ces envolées dans l'empyrée ne lui font point négliger les réalités de la +politique courante et des intérêts électoraux. Elle recommande à Maurice, +qui est maire de Nohant, de travailler à prêcher, à républicaniser les +bons paroissiens, et elle n'oublie pas l'irrésistible argument: «Nous ne +manquons pas de vin cette année, tu peux faire rafraîchir ta garde +nationale armée, modérément, _dans la cuisine_, et, là, pendant une heure, +tu peux causer avec eux et les éclairer beaucoup.» Elle lui adresse, pour +être lues aux populations, les circulaires officielles qu'elle-même a +rédigées comme secrétaire bénévole de Ledru-Rollin, et elle hasarde un +calembour--ce qui est assez rare sous sa plume--à propos du _maire_ qui +recevra les instructions de sa _mère_. De vrai, elle est occupée, absorbée +comme un homme d'Etat. Le romancier a cédé la place au publiciste +politique, qui alimente de sa prose le _Bulletin de la République_. Elle +en est fière, mais cette collaboration «ne doit pas être criée sur les +toits.» Elle ne signe pas. + +George Sand serait-elle antisémite? En 1861, dans son roman de _Valvèdre_, +elle créera l'étrange figure de l'Israélite Moserwald, et l'un des +personnages formulera cette déclaration de principes: «Le juif a +instinctivement besoin de manger un morceau de notre coeur, lui qui a tant +de motifs pour nous haïr, et qui n'a pas acquis avec le baptême la sublime +notion du pardon.» Déjà, le 24 mars 1848, elle écrivait à son fils: +«Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la République. Il est +gardé à vue par le Gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se sauve +avec son argent et qui lui mettrait de la mobile à ses trousses. Encore +_motus_ là-dessus.» Elle professe, en effet, la répugnance des +républicains si probes et si désintéressés d'alors, à l'endroit des hommes +d'affaires, des spéculateurs et des agioteurs. Dans une admirable lettre à +Lamartine, au commencement d'avril, elle le plaint de s'asseoir et de +manger à la table des centeniers. Elle en profite pour exposer ce qu'on +pourrait appeler la conception idéaliste de la démocratie: «Eh quoi! +dit-elle, en peu d'années, vous vous êtes élevé dans les plus hautes +régions de la pensée humaine, et, vous faisant jour au sein des ténèbres +du catholicisme, vous avez été emporté par l'esprit de Dieu, assez haut +pour crier cet oracle que je répète du matin au soir: «Plus il fait clair, +mieux on voit Dieu!» Alors elle l'interroge, elle l'adjure, elle le +presse: «Pourquoi êtes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas éclairer, et +non avec ceux qu'il éclaire? pourquoi vous placez-vous entre la +bourgeoisie et le prolétariat?... Vous avez de la conscience, vous êtes +pur, incorruptible, sincère, honnête dans toute l'acception du mot en +politique, je le sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force, +d'enthousiasme, d'abnégation et de pieux fanatisme pour être en prose le +même homme que vous êtes en vers!... Mais non, vous n'êtes pas fanatique, +et cependant vous devriez l'être, vous à qui Dieu parle sur le Sinaï. Vous +devez porter les feux dont vous avez été embrasé dans votre rencontre avec +le Seigneur, au milieu des glaces où les mauvais coeurs languissent et se +paralysent. Vous êtes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous +reste à être un homme vertueux. Faites, ô source de lumière et d'amour, +que le zèle de votre maison dévore le coeur de cette créature d'élite!» + +Lamartine, sur ses sommets, n'entendit pas l'appel de George Sand, et ce +fut pour elle un prémier déboire. Elle en éprouva un second, encore plus +amer, en cette journée du 17 avril où deux cent mille bouches proférèrent +les cris: «_Mort aux communistes! Mort à Cabet!_» Le soir même, elle écrit +à Maurice une lettre désespérée: «J'ai bien dans l'idée que la République +a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son +prochain avenir.» Elle s'apitoie sur ceux qui seront les vaincus, les +victimes, les proscrits, et plus particulièrement sur Barbès, en qui elle +voit--étrange rapprochement!--la vertu de Jeanne d'Arc et la pureté de +Robespierre l'incorruptible. Il lui semble que son rôle, à elle, son rôle +civique est fini, qu'il est temps de regagner Nohant. Elle a rédigé un +_Bulletin_ qu'elle déclare «un peu raide» et qui a déchaîné toutes les +fureurs de la bourgeoisie. Un moment, elle reprend courage, le 20 avril, +devant la fête de la Fraternité, «la plus belle journée de l'histoire», où +un million d'âmes communient dans la religion d'amour: «Du haut de l'Arc +de l'Etoile, le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les dômes +des grands édifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la +plus gigantesque scène humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille, +de l'Observatoire à l'Arc de triomphe, et au delà et en deçà hors de +Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils pressés +comme un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la +mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes +les pompes de l'armée, toutes les guenilles de la _sainte canaille_, et +toute la population de tout âge et de tout sexe pour témoin, chantant, +criant, applaudissant, se mêlant au cortège. C'était vraiment sublime.» +Trois semaines s'écoulent. Le 15 mai, l'Assemblée Constituante, à peine +réunie, est envahie sous prétexte d'une manifestation en faveur de la +Pologne. George Sand, qui avait l'âme polonaise--en ce temps-là on +exécrait la Russie--s'est mêlée à la foule des pétitionnaires, sans peut +être conniver à leur dessein de violer la représentation nationale. Elle +est dénoncée, compromise, et se retire à Nohant, d'où elle envoie des +articles au journal ultra démocratique du citoyen Théophile Thoré, la +_Vraie République_. Par ainsi elle se sépare de Ledru-Rollin, qui devient +suspect de modérantisme et que, dans certains départements, on appelait +_le duc Rollin_. Dans le Berry, une réaction forcenée domine. Les +bourgeois racontent, et les paysans croient, que George Sand est l'ardent +disciple du _père Communisme_, «un gaillard très méchant qui brouille tout +à Paris et qui veut que l'on mette à mort les enfants au-dessous de trois +ans et les vieillards au-dessus de soixante.» Comment réfuter de telles +inepties, propagées par le fanatisme, accueillies par l'ignorance et la +sottise? George Sand épanche sa tristesse dans des lettres indignées, +adressées soit à Barbès, détenu au donjon de Vincennes, soit à Joseph +Mazzini, qui caressait à Milan son beau rêve de l'unité italienne, avec la +glorieuse devise: _Dio e Popolo_. Dieu, où est-il? On croirait qu'il se +désintéresse du train des choses humaines. La solitaire de Nohant gémit de +ce spectacle. «Si Jésus reparaissait parmi nous, s'écrie-t-elle, il serait +empoigné par la garde nationale comme factieux et anarchiste.» + +Sa mélancolie va redoubler devant les journées de Juin. Elle est atteinte +dans les oeuvres vives de sa foi. Où peut aller, sinon au suicide, une +République qui, suivant sa vigoureuse expression, commence par tuer ses +prolétaires? De vrai, George Sand, en proie à l'exaltation de généreuses +utopies, ne s'aperçoit pas qu'on a épouvanté les classes moyennes en +discutant leurs croyances les plus chères, en ébranlant et sapant la +propriété individuelle, pour lui substituer on ne sait quelle propriété +sociale qui, un demi-siècle plus tard, ne sera pas encore clairement +définie. Il va falloir que la docile élève de Pierre Leroux dépouille, une +à une, toutes ses illusions. Ce sera une mue lente et douloureuse. Nous +retrouvons les angoisses de son coeur et de sa pensée, à travers la +_Correspondance_. Le 30 septembre 1848, elle écrit à Joseph Mazzini: «La +majorité du peuple français est aveugle, crédule, ignorante, ingrate, +méchante et bête; elle est bourgeoise enfin! Il y a une minorité sublime +dans les villes industrielles.» Elle dit vrai; c'est cette minorité qui, +par la bouche d'un ouvrier parisien, prononçait l'héroïque parole: «_Nous +avons encore trois mois de misère au service de la République_.» Mais que +peuvent des dévouements épars et indisciplinés, en face de la veulerie +générale? George Sand a résumé en une formule synthétique la résistance +des uns, l'impuissance des autres: «Les riches ne veulent pas, et les +pauvres ne savent pas.» + +Durant l'année 1849, le découragement s'accentue. A distance, elle +s'évertue à porter sur les événements et sur les hommes un jugement +impartial. De Ledru-Rollin elle esquisse un portrait où subsiste à peine +quelque vague trace de son engouement d'autrefois: «Je commence par vous +dire, mande-t-elle à Mazzini le 5 juillet 1849, que j'ai de la sympathie, +de l'amitié même pour cet homme-là. Il est aimable, expansif, confiant, +brave de sa personne, sensible, chaleureux, désintéressé en fait d'argent. +Mais je crois ne pas me tromper, je crois être bien sûre de mon fait quand +je vous déclare, après cela, que ce n'est point un homme d'action; que +l'amour-propre politique est excessif en lui; qu'il est vain; qu'il aime +le pouvoir et la popularité autant que Lamartine; qu'il est _femme_ dans +la mauvaise acception du mot, c'est-à-dire plein de personnalité, de +dépits amoureux et de coquetteries politiques; qu'il est faible, qu'il +n'est pas brave au moral comme au physique; qu'il a un entourage misérable +et qu'il subit des influences mauvaises; qu'il aime la flatterie; qu'il +est d'une légèreté impardonnable; enfin, qu'en dépit de ses précieuses +qualités, cet homme, entraîné par ses incurables défauts, trahira la +véritable cause populaire.» Et l'appréciation se résume ainsi: «C'est +l'homme capable de tout, et pourtant c'est un très honnête homme, mais +c'est un pauvre caractère. + +Les préférences de George Sand vont à Louis Blanc, dont le socialisme +érudit lui paraît plus substantiel que le jacobinisme à la fois +déclamatoire et bourgeois de Ledru-Rollin. Dès 1845, elle avait consacré à +l'_Histoire de Dix ans_ un article enthousiaste, qui figure dans le volume +_Questions politiques et sociales_. Pareil éloge, en novembre 1847, pour +les deux premiers tomes de l'_Histoire de la Révolution française_. Ils +avaient, elle et lui, le même culte de Robespierre, le même respect de la +Montagne, le même amour religieux de cette Convention nationale qui a +fondé la République une et indivisible. Et les vers, prosaïques mais +excellemment intentionnés de Ponsard, dans le _Lion amoureux_, remontent à +la mémoire: + + La Convention peut, comme l'ancien Romain, + Sur l'autel attesté posant sa forte main, + Répondre fièrement, alors qu'on l'injurie: + «Je jure que tel jour j'ai sauvé la patrie!» + +George Sand n'était pas Girondine. A telles enseignes qu'elle se déroba à +l'universelle admiration soulevée par l'_Histoire des Girondins_. Elle ne +goûtait ni la prose poétique ni la forme oratoire, élégamment verbeuse, de +Lamartine. Même elle le juge avec quelque cruauté dans une lettre du 4 +août 1850, adressée à Mazzini: «Croyez-moi, ceux qui sont toujours en +_voix_ et qui chantent d'eux-mêmes, sont des égoïstes qui ne vivent que de +leur propre vie. Triste vie que celle qui n'est pas une émanation de la +vie collective. C'est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre +Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ingénieux en +appréciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d'idées +et de principes; il s'enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son +honneur peut-être, sous la facilité prostituée de son éloquence.» Est-elle +plus favorable à Victor Hugo? Il s'échauffait pour la République à +l'époque même où, tout au contraire, elle commençait à se refroidir. On ne +trouve dans la _Correspondance_ aucune appréciation sur les discours, +gonflés d'emphase et d'antithèses, qu'il prononçait à la Législative, mais +bien ce passage un peu rude qui vise les _Contemplations_: «Je n'ai jamais +compris les poètes faisant des vers sur la tombe de leur mère et de leurs +enfants. Je ne saurais faire de l'éloquence sur la tombe de la patrie!» +Elle n'en fera même pas sur les ruines de la liberté. Au fond de l'âme, +elle était, sinon impérialiste et napoléonienne, du moins teintée de +bonapartisme. Un régime consulaire devait lui agréer. De là ses sympathies, +avant et pendant l'Empire, pour Jérôme Napoléon, le prince qui se disait +républicain. Au 10 décembre 1848, quand le suffrage universel alla jusqu'à +préférer le neveu de l'Empereur au général Cavaignac, George Sand voulut +voir dans ce résultat un triomphe, non pas de l'esprit rétrograde, mais du +socialisme et même du communisme dont alors elle était férue. Cette +opinion paradoxale inspire l'article intitulé: _A propos de l'élection de +Louis Bonaparte à la présidence de la République_. Trois ans plus tard, on +souhaiterait que la démocrate exaltée de 1848 s'indignât devant le 2 +Décembre, devant la victoire de la force brutale, le triomphe du parjure +et la violation du droit. Or, elle écrit simplement de Nohant, le 6 +décembre 1851, à son amie madame Augustine de Bertholdi: «Chère enfant, +rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, à travers la fusillade, +et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice, Lambert et +Manceau.»--Lambert était un peintre, ami de Maurice; Manceau, un graveur, +mi-artisan, mi-artiste, qu'elle avait attaché à sa personne et qui demeura +quinze ans en fonctions, lentement phtisique. Il eut le chant du +cygne.--Elle poursuit: «Le pays est aussi tranquille qu'il peut l'être, au +milieu d'événements si imprévus. Cela tue mes affaires qui étaient en bon +train.» Voilà le cri de l'égoïsme ou de la lassitude! Puis elle reprend: +«N'importe! tant d'autres souffrent en ce monde, qu'on n'a pas le droit de +s'occuper de soi-même.» Et ce vague correctif est la seule protestation +que lui arrache le coup d'Etat, l'assassinat de cette République qu'elle a +tant aimée. Elle garde le silence, alors que partent en exil Victor Hugo, +Charras, Edgar Quinet, Barni, Emile Deschanel, et tant d'autres, les +meilleurs citoyens, demeurés les serviteurs de la liberté. Elle désarme et +capitule. + +Sans doute elle profite de ses relations amicales avec le prince Jérôme +pour le prier d'intercéder auprès de son cousin et solliciter quelques +grâces en faveur de républicains livrés aux commissions mixtes, et +condamnés à la prison, à la déportation ou au bannissement. Elle demande +qu'on relaxe Fleury, Périgois, Aucante. Mais, s'il faut reconnaître la +générosité de l'intention, le ton des lettres est parfois déconcertant. +Dès le 3 janvier 1852, elle s'adresse à Son Altesse le Prince Jérôme +Napoléon, et les réponses inédites de son impérial correspondant +mériteraient d'être publiées. Il écrit le 14 janvier: «On m'a _promis_, +mais toujours avec des restrictions, on n'obtient pas, on arrache!» Le 18 +février, il la félicite de dérober le plus de victimes possible à la +réaction. Et le 27 mai: «Voici, dit-il, une occasion pour moi d'être utile +à de malheureux républicains dont je partage les opinions.» Langage de +prince, qui se déclare démocrate, mais qui a accepté une grosse dotation +et, l'Empire rétabli, habitera au Palais-Royal! + +C'est au Président lui même que George Sand demande une audience, le 26 +janvier 1852, en une longue lettre dont il faut retenir les passages +essentiels: «Je ne suis pas madame de Staël. Je n'ai ni son génie ni +l'orgueil qu'elle mit à lutter contre la double force du génie et de la +puissance... Prince, je vous ai toujours regardé comme un génie socialiste, +et, le 2 Décembre, après la stupeur d'un instant, en présence de ce +dernier lambeau de société républicaine foulé aux pieds de la conquête, +mon premier cri a été: «O Barbès, voilà la souveraineté du but! Je ne +l'acceptais pas même dans ta bouche austère: mais voilà que Dieu te donne +raison et qu'il l'impose à la France, comme sa dernière chance de salut, +au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idées... +Vous qui, pour accomplir de tels événements, avez eu devant les yeux une +apparition idéale de justice et de vérité, il importe bien que vous +sachiez ceci: c'est que je n'ai pas été seule dans ma religion à accepter +votre avènement avec la soumission qu'on doit à la logique de la +Providence.» Enfin, la lettre se termine par ces mots: «Amnistie, amnistie +bientôt, mon Prince!» A travers l'appel à la pitié, c'est l'acquiescement +au régime issu du coup d'Etat. Tandis qu'elle adresse encore à Jules +Hetzel, le 20 février 1832, une profession de foi républicaine où elle +atteste que «toute la sève était dans quelques hommes aujourd'hui +prisonniers, morts ou bannis,» George Sand écrit, le 1er du même mois, au +chef de cabinet du ministre de l'Intérieur: «Le peuple accepte, nous +devons accepter.» Et le même jour, hélas! qu'elle renouvelait à Hetzel +l'assurance de son républicanisme, elle disait humblement au +Prince-Président: «Prenez la couronne de la clémence; celle-là, on ne la +perd jamais.» Puis le mois suivant: «Prince, prince, écoutez la femme qui +a des cheveux blancs et qui vous prie à genoux; la femme cent fois +calomniée, qui est toujours sortie pure, devant Dieu et devant les témoins +de sa conduite, de toutes les épreuves de la vie, la femme qui n'abjure +aucune de ses croyances et qui ne croit pas se parjurer en croyant en +vous. Son opinion laissera peut-être une trace dans l'avenir.» + +Dans le camp républicain, parmi les proscrits et les vaincus, on la +désavoue, on lui crie: «Vous vous compromettez, vous vous perdez, vous +vous déshonorez, vous êtes bonapartiste.» Elle s'en défend, mais elle +déclare au Prince qu'elle est le seul esprit socialiste qui lui soit resté +personnellement attaché, malgré tous les coups frappés sur son Eglise. +Elle confesse à son brave ami Fleury que s'il fallait tomber dans un +pouvoir oligarchique et militaire, _elle aime autant celui-ci_. Lorsque +l'Empire est proclamé, elle s'incline devant le fait accompli. Que dis-je? +elle a déjà répudié ses anciens compagnons d'armes, dans une ample lettre +à Mazzini, du 23 mai 1852, qui contient ce triste passage: «La grande +vérité, c'est que le parti républicain, en France, composé de tous les +éléments possibles, est un parti indigne de son principe et incapable, +pour toute une génération, de le faire triompher.» Est-ce bien là ce +qu'elle pense du parti qui comptait dans ses rangs Lamartine, Louis Blanc, +Ledru-Rollin, Michelet, Edgar Quinet, Barbès, Victor Hugo? Ceux-là n'ont +pas chanté la palinodie. Et Mazzini, que de tels aveux devaient navrer, +mais qui restait courtois devant la faiblesse d'une femme, prononce le mot +de _résignation_. Elle est plus que résignée à l'Empire, elle est ralliée, +ou peu s'en faut. Qu'elle retourne à la littérature! De nouveaux +chefs-d'oeuvre vont pallier les défaillances et les virevoltes de sa +politique. + + + + +CHAPITRE XXIV + +LES ROMANS CHAMPÊTRES + + +La rude commotion de 1848 eut l'effet inattendu de renouveler le talent de +George Sand, en la soustrayant aux préoccupations politiques et sociales +qui risquaient d'accaparer sa pensée et de restreindre son horizon +littéraire. Issue de la lignée intellectuelle de Jean-Jacques, elle était, +comme son glorieux ancêtre, tour à tour sollicitée par les problèmes du +_Contrat social_ et par la contemplation de la nature. C'est celle-ci qui +va définitivement triompher. La sociologie--pour user du néologisme créé +par Auguste Comte--devra s'avouer vaincue, après avoir ajouté au bagage de +George Sand le _Compagnon du Tour de France_, le _Meunier d'Angibault_ et +le _Péché de Monsieur Antoine_. Jamais, à dire vrai, l'auteur de _Mauprat_ +et de _Consuelo_ n'avait déserté ce filon purement romanesque qui était la +vraie richesse de son domaine et sera la meilleure part de son héritage. +En 1840, elle retraçait dans _Pauline_ les aventures d'une fille de +province, devenue actrice, qui rentre dans sa ville natale, revoit une +amie, l'emmène à Paris, et ne réussit qu'à troubler une placide existence. +Le manuscrit, commencé en 1832, au temps de _Valentine_, fut égaré, puis +retrouvé huit ans après, et terminé; on sent que cette nouvelle n'est pas +d'une seule venue et que deux procédés différents s'y rencontrent, sans se +fondre et s'amalgamer.--Il y a lieu pareillement de faire des réserves sur +_Isidora_, médiocre roman en trois parties, publié en 1845. Le jeune +Jacques Laurent a le coeur partagé entre la courtisane Isidora, mariée _in +extremis_ au comte Félix, et sa belle-soeur la chaste Alice. C'est une +série de dissertations où se rencontre cette définition alambiquée: +«L'amour est un échange d'abandon et de délices; c'est quelque chose de si +surnaturel et de si divin, qu'il faut une réciprocité complète, une fusion +intime des deux âmes; c'est une trinité entre Dieu, l'homme et la femme. +Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et +misérables qui luttent en vain pour entretenir le feu sacré, et qui +l'éteignent en se le disputant.» Plus loin, un parallèle entre la jeunesse, +comparée à un admirable paysage des Alpes, et la vieillesse, qui +ressemble à un vaste et beau jardin, bien planté, bien uni, bien noble, à +l'ancienne mode. + +_Teverino_ est de la même année 1845. Il n'y faut voir qu'une fantaisie +sans plan, sans but, à la suite d'un jeune aventurier déguisé en homme du +monde. Emule de Figaro, tour à tour modèle, batelier, jockey, enfant de +choeur, figurant de théâtre, chanteur des rues, marchand de coquillages, +garçon de café, cicérone, Teverino est un de ces enfants de l'Italie qui +ont le sens de la beauté, le goût de la paresse et l'immoralité +native.--De provenance analogue le roman de _Lucrezia Floriani_, paru en +1847. Fille du pêcheur Menapace, la Floriani est enlevée par le jeune +Memmo Ranieri, remporte de grands succès au théâtre, et se retire au bord +du lac d'Iseo, où elle conquiert le coeur du prince Karol de Roswald. Et +l'on prétendit que leur étrange et vraisemblable liaison était précisément +celle de George Sand et de Chopin.--A la même époque et à la même +inspiration se rattache une petite nouvelle, _Lavinia_, qui met en scène +une héroïne coupant ses cheveux pour en faire un sacrifice à l'amour. A +cela près, cette restitution de lettres, après dix ans de rupture, n'offre, +en dépit du cadre pyrénéen de Saint-Sauveur, qu'un médiocre agrément. + +Entre toutes les oeuvres contemporaines des romans socialistes, il en est +une qui mérite d'être retenue et attentivement examinée. C'est _Jeanne_, +publiée en 1844 par le _Constitutionnel_, alors que George Sand avait +rompu avec la _Revue des Deux Mondes_. Pour la première fois elle se +hasardait dans le feuilleton d'un journal quotidien. «Ce mode, dit-elle, +exige un art particulier que je n'ai pas essayé d'acquérir, ne m'y sentant +pas propre. Alexandre Dumas et Eugène Sue possédaient dès lors, au plus +haut point, l'art de finir un chapitre sur une péripétie intéressante, qui +devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l'attente de la +curiosité ou de l'inquiétude. Tel n'était pas le talent de Balzac, tel est +encore moins le mien.» Mais surtout George Sand abordait un genre nouveau, +celui où elle obtiendra ses plus éclatants et plus durables succès. Elle +le déclare dans la notice de 1852: «_Jeanne_ est une première tentative +qui m'a conduit à faire plus tard la _Mare au Diable_, le _Champi_ et la +_Petite Fadette_. La vierge d'Holbein m'avait toujours frappé comme un +type mystérieux où je ne pouvais voir qu'une fille des champs rêveuse, +sévère et simple: la candeur infinie de l'âme, par conséquent un sentiment +profond dans une mélancolie vague, où les idées ne se formulent point. +Cette femme primitive, cette vierge de l'âge d'or, où la trouver dans la +société moderne?» George Sand a voulu que son héroïne fût une paysanne +gauloise, sorte de Jeanne d'Arc ignorée, qui ne sût ni lire ni écrire, et +vécût, non pas même aux champs, mais au désert, «sur une lande inculte, +sur une terre primitive qui porte les stigmates mystérieux de notre plus +antique civilisation.» Malheureusement, le romancier fut entravé ou par la +hâte de son travail, ou par la nouveauté de son dessein, ou par l'idiome +semi-campagnard prêté aux personnages. La notice plaide, à ce sujet, les +circonstances atténuantes: «Je n'osai point alors faire ce que j'ai osé +plus tard, peindre mon type dans son vrai milieu, et l'encadrer +exclusivement de figures rustiques en harmonie avec la mesure, assez +limitée en litterature, de ses idées et de ses sentiments.» _Jeanne_ est +un ouvrage composite, où des sensations et des pensées contradictoires ne +procurent pas cette impression d'unité qui est la règle supérieure de +l'art. Ici, les contrastes du fond se retrouvent dans la forme, et +l'auteur en a très nettement conscience: «Je me sentis dérangé de l'oasis +austère où j'aurais voulu oublier et faire oublier à mon lecteur le monde +moderne et la vie présente. Mon propre style, ma phrase me gênait. Cette +langue nouvelle ne peignait ni les lieux, ni les figures que j'avais vues +avec mes yeux et comprises avec ma rêverie. Il me semblait que je +barbouillais d'huile et de bitume les peintures sèches, brillantes, naïves +et plates des maîtres primitifs, que je cherchais à faire du relief sur +une figure étrusque, que je traduisais Homère en rébus, enfin que je +profanais le nu antique avec des draperies modernes.» Or, ce sont +précisément ces imperfections qu'il est précieux de saisir et d'analyser. +On y discerne les tâtonnements de George Sand, avant que son génie pût +découvrir et suivre la large voie du roman champêtre. + +La dédicace de _Jeanne_ est adressée à une humble paysanne, Françoise +Maillant, en des termes d'une touchante délicatesse: «Tu ne sais pas lire, +ma paisible amie, mais ta fille et la mienne ont été à l'école. Quelque +jour, à la veillée d'hiver, pendant que tu fileras ta quenouille, elles te +raconteront cette histoire qui deviendra beaucoup plus jolie en passant +par leurs bouches.» Les principales scènes du récit se déroulent à +Toull-Sainte-Croix, sur la frontière de la Marche. Nous assistons à +l'agonie de Tula, mère de Jeanne, et c'est un émouvant spectacle que la +veillée funèbre, sur la pierre d'Ep-Nell. La silhouette de la jeune fille +se détache, immobile et tragique, au-dessus du cadavre: «Peut-être +s'était-elle endormie dans l'attitude de la prière. Sa mante grise, dont +le capuchon était rabattu sur son visage en signe de deuil, lui donnait, +au clair de la lune, l'aspect d'une ombre. Le curé, tout vêtu de noir, et +la morte roulée dans son linceul blanc, formaient avec elle un tableau +lugubre. De temps en temps, le feu, contenu sous les amas de débris, +faisait, en petit, l'effet d'une éruption volcanique. Il s'échappait avec +une légère détonation, lançait au loin la paille noircie qui l'avait couvé, +et montait en jets de flamme pour s'éteindre au bout de peu d'instants. +Ces lueurs fugitives faisaient alors vaciller tous les objets. La morte +semblait s'agiter sur sa pierre, et Jeanne avait l'air de suivre ses +mouvements, comme pour la bercer dans son dernier sommeil. On entendait au +loin le hennissement de quelques cavales au pâturage et les aboiements des +chiens dans les métairies. La reine verte des marécages coassait d'une +façon monotone, et ce qu'il y avait de plus étrange dans ces voix, +insouciantes des douleurs et des agitations humaines, c'était le chant des +grillons de cheminée, ces hôtes incombustibles du foyer domestique, qui, +réjouis par la chaleur des pierres, couraient sur les ruines de leur asile +en s'appelant et en se répondant avec force dans la nuit silencieuse et +sonore.» + +Voilà les prémices du genre littéraire où George Sand excellera, et voilà +aussi l'apothéose de la beauté en son épanouissement juvénile. Jeanne la +paysanne--c'est encore la thèse égalitaire--a un charme et une grâce qui +ne redoutent aucune comparaison avec les femmes les plus élégantes de la +bourgeoisie ou de la noblesse. Le curé lui-même la regarde avec une +discrète complaisance. La remarque en est faite, sans irrévérence ni +malice: «Comme il n'avait pas plus de trente ans, qu'il avait des yeux, du +goût et de la sensibilité, il était bien un peu agité auprès d'elle». Non +moins ému, et plus libre en ses desseins, sera l'Anglais millionnaire, +Arthur Harley, qui veut épouser Jeanne, domestique chez madame de Boussac. +Et ce roman, qui débute par une mort, se termine par une agonie mystique. +La pastoure expire, ayant à son chevet sir Arthur, et les dernières +paroles qui viennent à ses lèvres sont les vers d'une chanson de terroir: + + En traversant les nuages, + J'entends chanter ma mort. + Sur le bord du rivage + On me regrette encore. + +Dans l'avant-propos de _François le Champi_, George Sand imagine un +dialogue, à nuit close, avec un ami qui censure la forme mixte dont elle +s'est servie pour instituer un genre où la littérature se mêle à la +paysannerie. L'homme des champs, à ce prix, ne parle ni son véritable +langage--il serait besoin d'une traduction pour l'entendre--ni la langue +de la société polie--ce serait aussi invraisemblable que l'_Astrée_. +George Sand s'est arrêtée à un procédé intermédiaire, conventionnel et +aimable, qui est une manière de transposition ou d'adaptation artistique. +Et l'ami anonyme répond: «Tu peins une fille des champs, tu l'appelles +_Jeanne_, et tu mets dans sa bouche des paroles qu'à la rigueur elle peut +dire. Mais toi, romancier, qui veux faire partager à tes lecteurs +l'attrait que tu éprouves à peindre ce type, tu la compares à une +druidesse, à Jeanne d'Arc, que sais-je? Ton sentiment et ton langage font +avec les siens un effet disparate comme la rencontre de tons criards dans +un tableau; et ce n'est pas ainsi que je peux entrer tout à fait dans la +nature, même en l'idéalisant.» Il veut qu'elle raconte une de ces +histoires qu'on a entendues à la veillée, comme si elle avait un Parisien +à sa droite, un paysan à sa gauche, et qu'il fallût parler clairement pour +le premier, naïvement pour le second. C'est sur ce patron qu'elle a +excellemment tracé l'aventure de _François le Champi_, l'enfant trouvé, le +bâtard, abandonné dans les champs, qui, recueilli par Madeleine Blanchet, +s'éprend pour sa mère adoptive d'une mystérieuse et grandissante tendresse. + +Ce sentiment équivoque, où l'affection filiale se mue en inclination +amoureuse, était délicat à analyser. George Sand s'y complaît et devait y +réussir. Elle connaissait les déviations troublantes des sollicitudes et +des caresses qui se croient ou se disent maternelles. Dans Madeleine, +veuve de Cadet Blanchet, elle a mis quelque chose d'elle-même, un peu de +cette passion ambiguë qu'elle éprouva pour Alfred de Musset et Chopin. +Avec le prestige d'un cadre de nature, l'élément de vague inceste se +dissipe, et s'évanouit. Nous connivons au secret désir de deux êtres, trop +inégaux d'âge, mais appariés par le coeur, qui se recherchent et s'adorent +sans oser murmurer l'aveu. + +En regard, le roman comporte le personnage inhérent et indispensable à +tout bon mélodrame, celui du traître. Ici, c'est une traîtresse, la Sévère, +faraude commère, qui a déjà dominé, ruiné fou Blanchet, et qui maintenant +porte sa convoitise sur les dix-sept ans du Champi. C'est la sirène, la +Circé de village, dont le chanvreur à la verve conteuse esquisse ainsi le +portrait: «Cette femme-là s'appelait Sévère, et son nom n'était pas bien +ajusté sur elle, car elle n'avait rien de pareil dans son idée. Elle en +savait long pour endormir les gens dont elle voulait voir reluire les écus +au soleil. On ne peut pas dire qu'elle fût méchante, car elle était +d'humeur réjouissante et sans souci, mais elle rapportait tout à elle, et +ne se mettait guère en peine du dommage des autres, pourvu qu'elle fût +brave et fêtée. Elle avait été à la mode dans le pays, et, disait-on, elle +avait trouvé trop de gens à son goût. Elle était encore très belle femme +et très avenante, vive quoique corpulente, et fraîche comme une guigne.» +Comment en vint-elle à s'amouracher du Champi? D'abord, ce fut un jeu, un +badinage: «Si elle le rencontrait dans son grenier ou dans sa cour, elle +lui disait quelque fadaise pour se moquer de lui, mais sans mauvais +vouloir, et pour l'amusement de le voir rougir; car il rougissait comme +une fille quand cette femme lui parlait, et il se sentait mal à son aise.» +Puis elle le considéra avec plus d'attention et de contentement; elle le +trouva _diablement beau garçon_. Or il l'était. «Il ne ressemblait pas aux +autres enfants de campagne, qui sont trapus et comme tassés à cet âge-là, +et qui ne font mine de se dénouer et de devenir quelque chose que deux ou +trois ans plus tard. Lui, il était déjà grand, bien bâti; il avait la peau +blanche, même en temps de moisson, et des cheveux tout frisés qui étaient +comme brunets à la racine et finissaient en couleur d'or.» + +_François le Champi_ paraissait en feuilleton dans le _Journal des Débats_, +lorsque éclata la révolution de février 1848. Il fallut interrompre la +publication: la politique reléguait à l'arrière-plan la littérature +romanesque. Quatre mois révolus, George Sand, désabusée, reprenait sa +plume rustique et composait la _Petite Fadette_. Elle explique, dans la +notice de l'ouvrage, que «l'horreur profonde du sang versé de part et +d'autre et une sorte de désespoir à la vue de cette haine, de ces injures, +de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur +holocauste, à la suite des convulsions sociales», s'emparèrent de son +esprit, au lendemain des journées de Juin. Elle alla demander au contact +de la nature et à la contemplation de la vie rurale, sinon le bonheur, du +moins la foi. Tout comme un politique évincé, elle retournait à ses chères +études. Les lettres ont une vertu mystérieusement apaisante, que George +Sand préconise. «L'artiste, dit-elle, qui n'est que le reflet et l'écho +d'une génération assez semblable à lui, éprouve le besoin impérieux de +détourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un +idéal de calme, d'innocence et de rêverie. Sa mission est de célébrer la +douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis +ou découragés, que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'équité +primitive sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes +aux malheurs présents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point +là le chemin du salut; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau +rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans +souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore +par les couleurs de la fiction.» + +Dans la _Petite Fadette_, George Sand remplit son dessein. C'est une naïve +et touchante histoire que celle des deux bessons, Landry et Sylvinet. Et +Fadette, «le pauvre grelet,» est une étrange créature, qui se rend à la +danse, plaisamment habillée: «Elle avait une coiffe toute jaunie par le +renfermé, qui, au lieu d'être petite et bien retroussée par le derrière, +selon la nouvelle mode du pays, montrait de chaque côté de sa tête deux +grands oreillons bien larges et bien plats; et, sur le derrière de sa tête, +la cayenne retombait jusque sur son cou, ce qui lui donnait l'air de sa +grand'mère et lui faisait une tête large comme un boisseau sur un petit +cou mince comme un bâton. Son cotillon de droguet était trop court de deux +mains; et, comme elle avait grandi beaucoup dans l'année, ses bras maigres, +tout mordus par le soleil, sortaient de ses manches comme deux pattes +d'aranelle. Elle avait cependant un tablier d'incarnat dont elle était +bien fière, mais qui lui venait de sa mère, et dont elle n'avait point +songé à retirer la bavousette, que, depuis plus de dix ans, les jeunesses +ne portent plus.» + +Landry précisément, le bel adolescent, fait grief à Fanchon Fadet de ne +point être coquette comme le sont les autres danseuses. «C'est, dit-il, +que tu n'as rien d'une fille et tout d'un garçon, dans ton air et dans tes +manières; c'est que tu ne prends pas soin de ta personne. Pour commencer, +tu n'as point l'air propre et soigneux, et tu te fais paraître laide par +ton habillement et ton langage.» En effet, elle galope sur une jument sans +bride ni selle, elle grimpe aux arbres comme un _chat-écurieux_, et les +enfants du pays l'appellent le _grelet_ ou même le _mâlot_. + +De tous ces reproches Fadette est fort marrie, car elle a du penchant pour +Landry, le joli gars. Mais à quoi bon y songer et se troubler la cervelle? +«Je sais, dit-elle, ce qu'il est, et je sais ce que je suis. Il est beau, +riche et considéré; je suis laide, pauvre et méprisée.» N'importe, elle +est touchée, et l'amour exerce sur elle son influence coutumière. Elle en +sera embellie, métamorphosée. Et voyez comme elle apparaît un dimanche à +la messe: «C'était bien toujours son pauvre dressage, son jupon de droguet, +son devanteau rouge et sa coiffe de linge sans dentelle; mais elle avait +reblanchi, recoupé et recousu tout cela dans le courant de la semaine. Sa +robe était plus longue et tombait plus convenablement sur ses bas, qui +étaient bien blancs, ainsi que sa coiffe, laquelle avait pris la forme +nouvelle et s'attachait gentillement sur ses cheveux noirs bien lissés; +son fichu était neuf et d'une jolie couleur jaune doux qui faisait valoir +sa peau brune. Elle avait aussi rallongé son corsage, et, au lieu d'avoir +l'air d'une pièce de bois habillée, elle avait la taille fine et ployante +comme le corps d'une belle mouche à miel. De plus, je ne sais pas avec +quelle mixture de fleurs ou d'herbes elle avait lavé pendant huit jours +son visage et ses mains, mais sa figure pâle et ses mains mignonnes +avaient l'air aussi net et aussi doux que la blanche épine du printemps. +Landry, la voyant si changée, laissa tomber son livre d'heures, et, au +bruit qu'il fit, la petite Fadette se retourna tout à fait et le regarda, +tout en même temps qu'il la regardait. Et elle devint un peu rouge, pas +plus que la petite rose des buissons; mais cela fa fit paraître quasi +belle, d'autant plus que ses yeux noirs, auxquels jamais personne n'avait +pu trouver à redire, laissèrent échapper un feu si clair qu'elle en parut +transfigurée. Et Landry pensa encore: Elle est sorcière; elle a voulu +devenir belle de laide qu'elle était, et la voilà belle par miracle. Il en +fut comme transi de peur, et sa peur ne l'empêchait pourtant point d'avoir +une telle envie de s'approcher d'elle et de lui parler, que, jusqu'à la +fin de la messe, le coeur lui en sauta d'impatience.» + +Enfin les aveux s'échangent, le jour où Fadette doit s'éloigner, et les +paroles qu'elle prononce sont d'une chasteté parfaite et d'une suavité +pénétrante, Landry en est tout troublé. Il rit, il pleure, comme un fou. +«Et il embrassait Fanchon sur ses mains, sur sa robe; et il l'eût +embrassée sur ses pieds, si elle avait voulu le souffrir; mais elle le +releva et lui donna un vrai baiser d'amour dont il faillit mourir; car +c'était le premier qu'il eût jamais reçu d'elle, ni d'aucune autre, et, du +temps qu'il en tombait comme pâmé sur le bord du chemin, elle ramassa son +paquet, toute rouge et confuse qu'elle était, et se sauva en lui défendant +de la suivre et en lui jurant qu'elle reviendrait.» Elle revient en effet, +et ils s'épousent. Heureuse et riche, elle se comporte en bonne +villageoise à l'âme socialiste, tout comme la châtelaine de Nohant. Dans +sa demeure elle recueille, quatre heures chaque jour, les enfants +nécessiteux de la commune, les instruit, les assiste, leur enseigne la +vraie religion, sans doute le christianisme intégral. Mais il y a une +ombre à ce patriarcal tableau. Landry, hélas! n'était pas seul à aimer +Fanchon Fadette. Le besson Sylvinet nourrissait les mêmes sentiments. Il +lui serait trop cruel d'être le témoin d'un bonheur dont il se trouve +frustré. Alors il s'engage dans la Grande Armée, devient capitaine, +obtient la croix, et peut-être ira-t-il finir ses jours au village, quand +la blessure de son coeur sera définitivement cicatrisée. + +Pour compléter la trilogie des romans champêtres, voici le plus court, +mais le plus exquis, la _Mare au Diable_, qui fut composé avant _François +le Champi_ et la _Petite Fadette_. Ce triptyque, dans la pensée de +l'auteur, ne correspondait à aucun système, à aucune prétention +révolutionnaire en littérature. George Sand se bornait à traduire +d'instinct les douces émotions rurales qui lui étaient familières. «Si +l'on me demande, écrit-elle dans la «notice» de la _Mare au Diable_, ce +que j'ai voulu faire, je répondrai que j'ai voulu faire une chose très +touchante et très simple, et que je n'ai pas réussi à mon gré. J'ai bien +vu, j'ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont +deux! Tout ce que l'artiste peut espérer de mieux, c'est d'engager ceux +qui ont des yeux à regarder aussi. Voyez donc la simplicité, vous autres, +voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout dans ce +qu'ils ont de bon et de vrai: vous les verrez un peu dans mon livre, vous +les verrez beaucoup dans la nature.» + +Par quel étrange caprice du romancier cette oeuvre, essentiellement +descriptive et reposante, met-elle à son frontispice le mélancolique +spectacle d'une composition d'Holbein, presque macabre? Un laboureur, qui +pousse son maigre attelage, est talonné par un personnage fantastique, +squelette armé d'un fouet. Ce valet de charrue, c'est la Mort. Et George +Sand, dans le chapitre préliminaire intitulé: «L'auteur au lecteur», +proteste contre cette philosophie du désespoir, résumée dans le vieux +quatrain: + + A la sueur de ton visaige + Tu gagnerois ta pauvre vie. + Après long travail et usaige, + Voicy la _mort_ qui te convie. + +L'optimisme, non pas inné, mais acquis et voulu, qui inspire les «romans +champêtres,» ne saurait souscrire à une conception aussi désenchantée. Une +voix s'élève, la voix bienfaisante de l'idéalisme: «Non, nous n'avons plus +affaire à la mort, mais à la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la +tombe, ni au salut acheté par un renoncement forcé; nous voulons que la +vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit féconde. Il faut que +Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se réjouisse plus de la +mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de +quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il faut que le +laboureur, en semant son blé, sache qu'il travaille à l'oeuvre de vie, et +non qu'il se réjouisse de ce que la mort marche à ses côtés. Il faut enfin +que la mort ne soit plus ni le châtiment de la prospérité, ni la +consolation de la détresse. Dieu ne l'a destinée ni à punir, ni à +dédommager de la vie: car il a béni la vie, et la tombe ne doit pas être +un refuge où il soit permis d'envoyer ceux qu'on ne veut pas rendre +heureux.» + +Telle est, chez George Sand, la transition du roman socialiste au roman +champêtre. Elle formule d'abord la théorie idéaliste, qui se flatte +d'_embellir un peu_ le domaine de l'imagination: «L'art, dit-elle, n'est +pas une étude de la réalité positive; c'est une recherche de la vérité +idéale»; puis elle se retourne, comme dans un adieu, vers la théorie +socialiste qui lui fut si chère: «Ces richesses qui couvrent le sol, ces +moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui s'engraissent dans les +longues herbes, sont la propriété de quelques-uns et les instruments de la +fatigue et de l'esclavage du plus grand nombre.» Elle ne se résigne pas, +mais elle cesse de s'indigner, et demeure triste et perplexe devant les +déplorables inégalités. + +La _Mare au Diable_ n'est guère qu'une promenade nocturne, mais pénétrée +d'une harmonie suave et d'une sensibilité toute virgilienne. Germain, le +fin laboureur, est veuf et doit se décider à reprendre femme, afin +d'élever ses trois enfants. Son beau-père lui parle de la Léonard, veuve +d'un Guérin. Il ira docilement la voir au domaine de la Fourche, et, comme +il est homme d'honnêteté, on le charge de conduire Marie, fille de la +Guillette, qui se rend en condition, tout auprès, pour faire l'office de +bergère. Germain n'a que vingt-huit ans, et «quoique, selon les idées de +son pays, il passât pour vieux au point de vue du mariage, il était encore +le plus bel homme de l'endroit.» Le teint frais, l'oeil vif et bleu comme +le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps élégant et +souple comme celui d'un jeune cheval qui n'a pas encore quitté le pré, +--voilà prestement dessiné le «veuf» auquel est confiée la mission de +mener aux Ormeaux la petite pastoure de seize ans. Marie monte en croupe +sur la Grise, et Petit-Pierre, l'enfant de Germain, les rejoint à un +détour du sentier. Ce sera comme leur ange gardien. Ils s'égarent à +travers bois. La nuit est glacée. Il faut allumer un feu de brindilles et +de feuilles à demi-sèches. Petit-Pierre murmure sa prière et s'endort sur +les genoux de la jeune fille, après avoir balbutié ces touchantes et +simples paroles: «Mon petit père, si tu veux me donner une autre mère, je +veux que ce soit la petite Marie.» L'appel candide de l'enfant sera exaucé, +et sur la naïveté charmante du récit s'épand une atmosphère de sérénité. +Le génie de George Sand s'est épuré, rajeuni, apaisé, au sein de la nature, +radieuse et consolatrice. + + + + +CHAPITRE XXV + +SOUS LE SECOND EMPIRE + + +La politique n'est qu'une aventure, les romans champêtres ne sont qu'une +étape, peut-être une oasis, dans la destinée laborieuse et féconde de +George Sand. Dès le lendemain des journées de Juin, elle avait repris sa +plume, et, lorsque le coup d'Etat du 2 Décembre étrangle la République et +envoie les meilleurs citoyens en exil ou à Lambessa, elle continue +paisiblement à produire, vaille que vaille, ses deux volumes par année. +Elle appartient à son métier et accomplit ainsi une fonction naturelle. +C'est la poule, exacte et diligente, qui pond son oeuf au fond de la +basse-cour, sans s'inquiéter si l'on se querelle à la maison. Certains +amis de George Sand s'émeuvent de cette quiétude, devant la détresse du +parti et des hommes qui lui étaient chers. Elle veut s'expliquer et se +disculper dans une lettre du 15 décembre 1853, à Joseph Mazzini: «Vous +vous étonnez que je puisse faire de la littérature; moi, je remercie Dieu +de m'en conserver la faculté, parce qu'une conscience honnête, et pure +comme la mienne, trouve encore, en dehors de toute discussion, une oeuvre +de moralisation à poursuivre. Que ferais-je donc si j'abandonnais mon +humble tâche? Des conspirations? Ce n'est pas ma vocation, je n'y +entendrais rien. Des pamphlets? Je n'ai ni fiel ni esprit pour cela. Des +théories? Nous en avons trop fait et nous sommes tombés dans la dispute, +qui est le tombeau de toute vérité, de toute puissance. Je suis, j'ai +toujours été artiste avant tout; je sais que les hommes purement +politiques, ont un grand mépris pour l'artiste, parce qu'ils le jugent sur +quelques types de saltimbanques qui déshonorent l'art. Mais vous, mon ami, +vous savez bien qu'un véritable artiste est aussi utile que le _prêtre_ et +le _guerrier_; et que, quand il respecte le vrai et le bon, il est dans +une voie où Dieu le bénit toujours. L'art est de tous les temps et de tous +les pays; son bienfait particulier est précisément de vivre encore quand +tout semble mourir.» + +George Sand va-t-elle traduire en actes cette fière profession de foi? +Trouvera-t-elle les mêmes inspirations éloquentes et pathétiques, alors +que l'exaltation enthousiaste de ses premières oeuvres fera place à des +sentiments plus pondérés et plus bourgeois? Il semble qu'elle ait voulu +dresser son bilan en composant l'_Histoire de ma Vie_, qu'elle termine +ou plutôt qu'elle arrête à la veille des événements de 1848. Son oeuvre, à +partir de cette époque, cesse d'être orientée, soit vers la thèse +conjugale, soit vers la formule socialiste, soit vers les horizons +rustiques, et tente un peu au hasard des sentiers nouveaux. + +Le _Château des Désertes_ est la suite de _Lucrezia Floriani_: dans cette +demeure des Boccaferri on joue la comédie de salon sur une petite estrade, +comme à Nohant.--Les _Mississipiens_ sont une pièce écrite à la hâte sur +l'affaire de Law, et qui met aux prises la noblesse et la roture.--Dans +les _Maîtres Sonneurs_, publiés en 1853, résonne un écho, mélancoliquement +affaibli, des romans champêtres. La dédicace est adressée à cet Eugène +Lambert, l'hôte familier de Nohant, sorte d'enfant adoptif, qui disait un +jour à George Sand: «A propos, je suis venu ici, il y a bientôt dix ans, +pour y passer un mois. Il faut pourtant que je songe à m'en aller.» Dans +la préface des _Maîtres Sonneurs_, elle lui répond: «Je t'ai laissé partir, +mais à la condition que tu reviendrais passer ici tous les étés. Je +t'envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te +rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et +que la grande fête printanière de la nature va commencer aux champs.» Sur +les faits et gestes des muletiers maîtres sonneurs du Bourbonnais, et +notamment du Grand Bûcheur dont le fils Huriel aime la gracieuse Brulette, +se détachent quelques jolis dessins de la vie campagnarde, un brin +poétisée. Voici des propos tenus entre deux danses, à une assemblée +villageoise: «Je suis sotte et rêvasseuse, dit la fille, enfin je +m'imagine d'être aussi mal placée en une compagnie que le serait un loup +ou un renard que l'on inviterait à danser.» Et le gars réplique: «Vous +n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune bête chafouine, et vous dansez +d'une aussi belle grâce que les branches des saules quand un air doux les +caresse.» Très séduisante aussi cette antithèse, qui évoque le souvenir de +Cendrillon et de telle de ses soeurs: «Je venais de voir Brulette, aussi +brillante qu'un soleil d'été, dans la joie de son amour et le vol de sa +danse; Thérence était là, seule et contente, aussi blanche que la lune +dans la nuit claire du printemps. On entendait au loin la musique des +noceux; mais cela ne disait rien à l'oreille de la fille des bois, et je +pense qu'elle écoutait le rossignol qui lui chantait un plus beau cantique +dans le buisson voisin.»--Des champs nous passons sur les planches, avec +_Adriani_. C'est, en quelque château du Vivarais, l'histoire d'un chanteur, +d'abord amateur, qui s'éprend de Laure de Larnac, veuve d'Octave de +Monteluz. Elle n'a guère plus de vingt ans et passe pour folle. Il la +console. Ils s'aiment, et elle l'épouse, malgré les anathèmes de son +entourage aristocratique. L'idée maîtresse du roman est l'apologie des +musiciens, des acteurs, de tous les gens de théâtre. Et Laure déclare, au +dénouement: «Je haïssais l'état de comédien. Tu t'es fait comédien. J'ai +reconnu que c'était le plus bel état du monde.»--Même thèse, ou peu s'en +faut, dans _Narcisse_: la vertueuse mademoiselle d'Estorade aime le +chanteur Albany. Elle résiste à sa passion et se retire au couvent. Plus +tard, quand elle épouse le brave, mais vulgaire Narcisse Pardoux, elle +succombe à un mal de langueur. Elle a silencieusement adoré Albany. + +Le _Piccinino_, qui sort de la manière habituelle de l'auteur, est un +roman d'aventures ayant pour cadre la Sicile et se déroulant dans une +atmosphère de conspirations. George Sand décrivait là une contrée qu'elle +n'avait pas visitée: c'est le procédé dont usa Méry, puis Victor Hugo +lui-même, dans les _Orientales_ et _Han d'Islande_. Or, le _Piccinino_ +contient des paysages, par exemple ceux de Catane, qu'un voyageur bien +informé peut attester scrupuleusement exacts.--C'est, au contraire, après +un séjour à Rome que George Sand écrivit la _Daniella_ (1857), où +s'amalgament une intrigue romanesque et le guide du touriste dans «la +ville éternelle de Satan.» De Guernesey Victor Hugo lui envoya de +chaleureuses félicitations, en cette forme hyperbolique qui caractérise +ses jugements littéraires: «La _Daniella_ est un grand et beau livre. Je +ne vous parle pas du côté politique de l'ouvrage, car les seules choses +que je pourrais écrire à propos de l'Italie seraient impossibles à lire en +France et empêcheraient ma lettre de vous parvenir. Quant aux grandes +aspirations de liberté et de progrès, elles font invinciblement partie de +votre nature, et une poésie comme la vôtre souffle toujours du côté de +l'avenir. La Révolution, c'est de la lumière, et qu'êtes-vous, sinon un +flambeau?» La Rome, célébrée par tant d'écrivains et classiques et +romantiques et modernes, voire même par les frères de Goncourt dans +_Madame Gervaisais_, avait causé à George Sand une déception profonde, qui +se traduit dans une lettre du 20 janvier 1861 à Ernest Périgois: «Vous +avez envie de voir les splendeurs de la papauté? Vous verrez trois +comparses mal costumés et une bande d'affreux Allemands prétendus Suisses, +dont le déguisement tombe en loques et dont les pieds infectent +Saint-Pierre de Rome. Pouah! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir la +pauvre mascarade.» Dans la _Daniella_, George Sand nous montre un étrange +artiste qui, ayant à choisir entre deux amours, préfère à l'élégante miss +Médora sa camériste, bientôt devenue _stiratrice_, c'est-à-dire +blanchisseuse. Deux fois par jour, il échange quelques regards avec cette +Daniella qui, dans une salle basse des communs, travaille à une formidable +lessive. Mais cet homme, suprêmement délicat avec les lavandières, a grand +soin d'ajouter: «J'ai tant de respect pour elle qu'afin de ne pas +l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison, je fais semblant de ne +pas la connaître.» O pudeur des tendresses subalternes, ô poésie des +amours ancillaires, sous le ciel où Lamartine a rencontré Graziella! + +Vers la même époque (1855), George Sand, sollicitée par les rêveries +palingénésiques de Ballanche et par l'idéalisme cosmique de Jean Reynaud, +imaginait de reconstituer, hors des frontières du christianisme, un mythe +analogue à celui d'Adam et d'Eve. L'aventure sentimentale d'Évenor et de +Leucippe s'intitula définitivement les _Amours de l'âge d'or_. La +théorie darwinienne y est réfutée, plutôt par des impressions morales que +par des arguments scientifiques. «Écoutez, dit George Sand, les grands +esprits; ils vous diront que l'homme est vraiment le fils de Dieu, tandis +que toutes les créatures inférieures ne sont que son ouvrage.» Et elle +cite, à l'appui de sa foi spiritualiste, ces vers d'un poète alors très +jeune, Henri Brissac, dans le _Banquet_: + + Je cherche vainement le sein + D'où découle notre origine. + Je vois l'arbre;--mais la racine? + Mais la souche du genre humain? + + Le singe fut-il notre ancêtre? + Rude coup frappé sur l'orgueil! + Soit! mais je trouve cet écueil: + Homme ou singe, qui le fit naître? + +Cette doctrine, généreuse et réconfortante, d'un au delà où régnera +l'absolue justice avec ses réparations providentielles, George Sand l'a +synthétisée dans une lettre du 25 mai 1866 à M. Desplanches: «Croyons +quand même et disons: _Je crois!_ ce n'est pas dire: «J'affirme;» +disons: _J'espère!_ ce n'est pas dire: «Je sais.» Unissons-nous dans +cette notion, dans ce voeu, dans ce rêve, qui est celui des bonnes âmes. +Nous sentons qu'il est nécessaire; que, pour avoir la charité, il faut +avoir l'espérance et la foi; de même que, pour avoir la liberté et +l'égalité, il faut avoir la fraternité.» + +En l'année 1855, une grande douleur frappa George Sand. Elle perdit sa +petite-fille Jeanne, issue du mariage, hélas! si orageux, de Solange et du +sculpteur Clésinger. Ce deuil, cruel à la grand'mère, ne fit qu'aviver et +renforcer l'idéalisme de l'écrivain. «Je vois, mande-t-elle le 14 février +1855 à Edouard Charton, disciple de Jean Reynaud, je vois la vie future et +éternelle devant moi comme une certitude, comme une lumière dans l'éclat +de laquelle les objets sont insaisissables; mais la lumière y est, c'est +tout ce qu'il me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais +bien que je la retrouverai et qu'elle me reconnaîtra, quand même elle ne +se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle était une partie de moi-même, +et cela ne peut être changé.» Quinze mois révolus, le ler mai 1856, elle +écrit encore à madame Arnould-Plessy, la délicieuse artiste: «Ce que j'ai +retrouvé à Nohant, c'est la présence de cette enfant qui, ici, ne me +semble jamais possible à oublier. Dans cette maison, dans ce jardin, je ne +peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces jours. Je la +vois partout, et cette illusion-là ramène des déchirements continuels. +Dieu est bon quand même: il l'a reprise pour son bonheur, à elle, et nous +nous reverrons tous, un peu plus tôt, un peu plus tard.» Elle a mis de +côté les poupées de l'enfant, ses joujoux, ses livres, sa brouette, son +arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, et elle contemple, aïeule +mélancolique, tous ces objets qui attendent vainement le retour de +l'absente. + +Il faut pourtant que la vie de labeur suive son cours, il faut travailler, +peiner, produire; car le budget de Nohant est lourd. Pour que la maison +maintienne sa large hospitalité et que les siens aient le superflu, George +Sand se prive souvent du nécessaire. Le 8 janvier 1858, elle avoue à +Charles Edmond qu'elle n'a pas pu s'acheter un manteau et une robe +d'hiver. Depuis vingt-cinq ans, elle gagne au jour le jour l'argent vite +dépensé. Les circonstances ou sa nature lui ont interdit l'épargne. Et +elle entasse les volumes, sacrifiant peut-être la qualité à la +quantité.--En 1855, c'est _Mont-Revêche_ où se manifeste la thèse +proclamée dans la préface: «Le roman n'a rien à prouver.» Il ne s'agit que +d'intéresser. Ici, Duterte, grand propriétaire et député, marié en +secondes noces à une jeune et jolie femme, Olympe, fait la cruelle +expérience des misères qu'entraîne la disproportion d'âge. Olympe succombe +à une maladie de langueur. Les caractères dissemblables des trois filles +de Dutertre, Nathalie, Eveline et Caroline, sont agréablement dessinés. +_Mont-Revêche_ est d'une littérature fluide et facile.--La même année, +George Sand termine le _Diable aux Champs_, commencé avant le Deux +Décembre et dédié à son intime commensal, le graveur Manceau. Le livre +parut, expurgé de toutes les théories politiques et sociales que l'Empire +eût pu trouver subversives, et ce sont, sous forme de dialogue, des +dissertations longuettes sur la nature du diable, sur les châtiments après +la mort, étranges propos tenus par des personnages au nombre desquels +figurent des héros de George Sand, tels que Jacques, le mari qui se +suicide pour libérer sa femme, et Ralph, d'_Indiana_. + +La mort d'Alfred de Musset, ravivant des souvenirs vieux d'un quart de +siècle, provoquait en 1858 la déplorable polémique, réciproquement +diffamatoire, où George Sand publiait _Elle et Lui_, et Paul de Musset +_Lui et Elle_. Si ce fut une faute grave, une manière de sacrilège +sentimental sous forme posthume, George Sand en a été trop rudement +châtiée. Elle avait expliqué une crise, commenté une rupture. Paul de +Musset lança contre une femme des imputations ignominieuses. Elle +produisit, peu après, une justification émue et éloquente, dans la préface +de _Jean de la Roche_, où, à propos de _Narcisse_, elle affirme le droit +pour l'artiste de puiser dans sa vie et d'analyser les sentiments de son +coeur. Venant alors au cas de Paul de Musset, elle le résout par +prétérition: «Sans nous occuper, dit-elle, d'une tentative déshonorante +pour ceux qui l'ont faite, pour ceux qui l'ont conseillée en secret et +pour ceux qui l'ont approuvée publiquement, sans vouloir en appeler à la +justice des hommes pour réprimer un délit bien conditionné d'outrage et de +calomnie, répression qui nous serait trop facile, et qui aurait +l'inconvénient d'atteindre, dans la personne des vivants, le nom porté par +un mort illustre... On peut, ajoute-t-elle, être _femme_ et ne pas se +sentir atteint par les divagations de l'ivresse ou les hallucinations de +la fièvre, encore moins par les accusations de perversité qui viennent à +l'esprit de certaines gens habitués à trop vivre avec eux-mêmes.» Elle +atteste qu'_Elle et Lui_ est un livre sincère--mais était-ce un livre +utile?--elle le déclare «vrai sans amertume et sans vengeance»; enfin, +elle lance cette apostrophe où l'indignation imprime au style un +incomparable éclat: «Quant aux malheureux esprits qui viennent d'essayer +un genre nouveau dans la littérature et dans la critique en publiant un +triste pamphlet, en annonçant à grand renfort de réclames et de +déclamations imprimées que l'horrible héroïne de leur élucabration était +une personne vivante dont il leur était permis d'écrire le nom en toutes +lettres, et qui lui ont prêté leur style en affirmant qu'ils tenaient +leurs preuves et leurs détails de la main d'un mourant, le public a déjà +prononcé que c'était là une tentative monstrueuse dont l'art rougit et que +la vraie critique renie, en même temps que c'était une souillure jetée sur +une tombe. Et nous disons, nous, que le mort illustre renfermé dans cette +tombe se relèvera indigné quand le moment sera venu. Il revendiquera sa +véritable pensée, ses propres sentiments, le droit de faire lui-même la +fière confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le +ciel les grands cris de justice et de vérité qui résument la meilleure +partie de son âme et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un +roman, ni un pamphlet, ni une délation. Ce sera un monument écrit de ses +propres mains et consacré à sa mémoire par des mains toujours amies. Ce +monument sera élevé quand les insulteurs se seront assez compromis. Les +laisser dans leur voie est la seule punition qu'on veuille leur infliger. +Laissons-les donc blasphémer, divaguer et passer.» D'un dernier trait +dédaigneux, l'auteur de la préface signale qu'occupé en Auvergne à suivre +les traces d'un roman nouveau à travers les sentiers embaumés, au milieu +des plus belles scènes du printemps, «il avait bien emporté le pamphlet +pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oublié son herbier, et les +pages du livre infâme furent purifiées par le contact des fleurs du +Puy-de-Dôme et du Sancy.» + +Il y a, dans _Jean de la Roche_, mieux qu'une préface vibrante, le récit +délicat d'un amour contrarié, avec la perspective des paysages d'Auvergne +où se dresse la pittoresque silhouette du château de Murols. Jean, élevé +par une mère pieuse dans un petit manoir du Velay, aime Love, la fille un +peu capricieuse de M. Butler. «En elle la grâce et les parfums couvraient +un coeur de pierre inaccessible.» Ecarté d'abord par la maladive jalousie +du jeune Hope, frère de Love, il part pour un voyage de cinq ans autour du +monde. Quand il revient, il trouve Hope apaisé, et les accordailles se +concluent sur les pentes du Sancy, alors que Jean de la Roche, déguisé en +guide, aide à porter la chaise de Love qui s'est foulé le pied à la +Roche-Vendeix. + +Un peu auparavant, George Sand avait publié, en 1859, les _Dames Vertes_, +bizarre aventure du jeune avocat Nivières, qui, chargé de plaider en 1788 +pour la famille d'Ionis contre la famille d'Aillane, couche au château +d'Ionis dans la chambre où apparaissent les dames vertes: l'apparition, +c'est mademoiselle d'Aillane qu'il épousera;--la _Filleule_, non moins +baroque odyssée de la gitanilla Morenita, recueillie à Fontainebleau par +le romanesque Stephen, et qui s'éprend de son protecteur:--_Laura_, avec +le sous-titre: _Voyage dans le cristal_, rêverie fantasmagorique de +pérégrination au pôle arctique;--_Flavie_, analyse d'une jeune fille à +l'âme de papillon, qui hésite entre deux prétendants Malcolm et Emile de +Voreppe, honnête récit où il n'y a lieu de retenir que cet aphorisme où se +reflète George Sand: «Je n'aime pas l'argent, mais j'adore la dépense»; +--_Constance Verrier_, dont la préface est consacrée à réfuter la théorie +de Jean-Jacques contre la pernicieuse influence des romans, et dont la +fable est un peu bien singulière. Trois femmes sont intimement liées et +dissertent sur l'amour: la duchesse Sibylle d'Evereux, veuve galante qui +sauve les apparences, la cantatrice Solia Mozzelli, et Constance Verrier, +jeune fille bourgeoise de vingt-cinq ans, qui attend son fiancé, absent +depuis quatre longues années. Or, ce Raoul Mahoult a été, en voyage, +l'amant de la duchesse d'Evereux et de la Mozzelli. Etrange coïncidence! +Quand Constance l'apprend, elle tombe évanouie; on la soigne, on la sauve. +Elle pardonne ou plutôt efface, et finit par épouser Raoul: ils seront +peut-être heureux. _Constance Verrier_ aurait dû s'intituler «Trois femmes +pour un mari». Il s'y trouve quelques jolis développements sur l'amour et +aussi ce portrait, qui semble celui de George Sand dessiné par elle-même: +«Elle ne se piquait, comme feu Ninon, que d'unir le plaisir à l'amitié; +elle bannissait les grands mots de son vocabulaire; mais elle était bonne, +serviable, dévouée, indulgente, courageuse dans ses opinions, généreuse +dans ses triomphes... Tout ce qu'elle déployait de finesse, de +persévérance, d'habileté, d'empire sur elle-même pour se satisfaire sans +blesser personne et sans porter atteinte à la dignité de sa position, est +inimaginable.» De vrai, pour George Sand, nombre d'hommes, en un long +cortège depuis Jules Sandeau jusqu'à Manceau, pourraient en témoigner. + +En 1859, parut un véritable chef-d'oeuvre en trois volumes, l'_Homme de +neige_. C'est, dans un paysage de Dalécarlie, au manoir gothique de +Stollborg, la série des épreuves traversées par Christiano, montreur de +marionnettes, qui recouvre son noble nom de Waldemora et épouse la +gracieuse comtesse Marguerite Elveda, après avoir été ouvrier mineur. +Voici la double morale, sociale et métaphysique, de l'ouvrage: «Dans toute +misère (ce doit être George Sand qui parle), il y a moitié de la faute des +gouvernants et moitié de celle des gouvernés.» C'est encore elle qui +formule, par la bouche de Christiano, sa profession de foi déiste: «Nous +vivons dans un temps où personne ne croit à grand'chose, si ce n'est à la +nécessité et au devoir de la tolérance; mais, moi, je crois vaguement à +l'âme du monde, qu'on l'appelle comme on voudra, à une grande âme, toute +d'amour et de bonté, qui reçoit nos pleurs et nos aspirations. Les +philosophes d'aujourd'hui disent que c'est une platitude de s'imaginer que +l'Etre des êtres daignera s'occuper de vermisseaux de notre espèce. Moi, +je dis qu'il n'y a rien de petit et rien de grand devant celui qui est +tout, et que, dans un océan d'amour, il y aura toujours de la place pour +recueillir avec bonté une pauvre petite larme humaine.» + +De même aloi et de non moindre mérite est le _Marquis de Villemer_, qui a +conquis au théâtre une éclatante notoriété, grâce à la précieuse +collaboration d'Alexandre Dumas fils. Le roman, moins alerte, mais plus +délicat, met agréablement en lumière le caractère hautain de la marquise +et la rivalité de ses deux fils, le duc Gaëtan d'Aléria et le marquis +Urbain de Villemer, qui ont distingué, celui-là pour le mauvais, celui-ci +pour le bon motif, la trop attrayante lectrice Caroline de Saint-Geneix. +Toute la partie descriptive qui disparaît à la scène, les paysages du +Velay, la poursuite d'Urbain enseveli sous la neige au pied du Mezenc et +sauvé par Caroline, tous ces détails purement romanesques ont un charme +pénétrant; puis le dénouement est de nature à satisfaire les âmes +sensibles. Comme il convient, Urbain épouse Caroline au gré de son coeur, +et Gaëtan la jeune Diane de Xaintrailles, plusieurs fois millionnaire. +Eternelle antithèse de l'honneur et de l'argent. + +Voici des oeuvres de second plan:--_Valvèdre_, où le très entreprenant +Francis Valigny séduit et enlève madame Alida de Valvèdre, épouse d'un +savant adonné à la botanique et à la météorologie; mais la science reprend +ses droits, alors que l'expiation arrive et qu'Alida, minée par le chagrin, +rapprochant à son lit de mort mari et amant, leur tient ce mirifique +discours: «Je voudrais mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour +sauver ma vie, vous qui êtes venu sauver mon âme.» Et la réconciliation +finale a lieu, au bord de l'alcôve, dans cette molle atmosphère de Palerme +embaumée par les orangers.--C'est _Tamaris_, où la peinture d'une plage +méditerranéenne qu'habita George Sand encadre les amours du lieutenant de +vaisseau la Florade, lequel courtise à la fois mademoiselle Roque, une +demi-mahométane, la Zinovèse, femme d'un brigadier, et la marquise +d'Elmeval. Or, la Zinovèse s'empoisonne, la marquise épouse un médecin, et +la Florade mademoiselle Roque.--_Antonia_ est le nom d'un lis merveilleux, +créé par les soins d'un septuagénaire aussi riche qu'égoïste, Antoine +Thierry, dont le neveu Julien, peintre très pauvre et très sentimental, +aime la comtesse Julie d'Estrelle. Et leur amour finit par attendrir le +vieillard.--La _Famille de Germandre_, c'est le _Testament de César +Girodot_ transporté dans un milieu de noblesse, vers 1808. L'héritage du +marquis de Germandre appartient à celui de ses collatéraux qui découvre le +secret pour ouvrir une boîte qu'il a minutieusement fabriquée.--La +_Ville-Noire_, retour indirect vers les préoccupations sociales, atteste +la supériorité de l'ouvrier sur le patronat. + +Une incursion dans le roman d'aventures produit cette oeuvre charmante, +les _Beaux Messieurs de Bois-Doré_ (1862). Céladon de Bois-Doré, aimable +paladin attardé, demande, en sa soixante-dixième année, la main de +Lauriane de Beuvre, petite veuve de dix-huit ans. Très spirituelle, elle +feint d'être émue et l'ajourne à sept années d'intervalle. On réfléchira, +au préalable. Après des faits et gestes divers, batailles, sièges, +assassinats, le marquis Céladon retrouve, pour sa plus grande joie, et +adopte son neveu Mario, qui épousera Lauriane. L'oncle galant renonce au +bénéfice de l'échéance promise. + +Très long, très lent est le roman intitulé la _Confession d'une jeune +fille_, odyssée d'une enfant volée à sa nourrice.--Dans _Monsieur +Sylvestre_ et dans le volume qui lui fait suite, le _Dernier Amour_, il y +a des parties descriptives qui ne sont point sans agrément. C'est le récit +des recherches et des déboires d'un isolé, Monsieur Sylvestre, qui aspire +à la vérité, en poursuivant la définition du bonheur. Voici celle qu'il +propose: «Le bonheur n'est pas un mot, mais c'est une île lointaine. La +mer est immense, et les navires manquent.» A soixante ans--c'est un peu +tard--Monsieur Sylvestre est aimé par la mystérieuse Félicie, qui atteint +la trentaine et qui cache une faute de la seizième année. Elle a une +rechute et s'empoisonne. «Ne jouez pas avec l'amour!» murmure le +sexagénaire, à qui le dernier amour n'a pas plus réussi que le premier. + +_Pierre qui roule_ et le _Beau Laurence_ sont l'histoire, en deux tomes, +d'un comédien qui voit apparaître une inconnue exquisement belle dans une +maison de Blois. Il mène la vie errante de sa profession, va au Monténégro, +revient, fait un héritage, retrouve en madame de Valdère sa délicieuse +apparition et l'épouse.--Dans _Mademoiselle Merquem_ (1868), George Sand, +reprenant un sentier parallèle à Balzac, dépeint, non pas la femme, mais +la fille de trente ans, élève d'un Bellac qui n'était pas professeur pour +dames, mais pour simples ruraux. Célie Merquem servira de modèle et de +consolation aux célibataires attardées du sexe féminin: «Peut-être, +observe l'auteur, ne sait-on pas à quel degré de charme et de mérite +pourrait s'élever la femme bien douée, si on la laissait mûrir, et si +elle-même avait la patience d'attendre son développement complet pour +entrer dans la vie complète. On les marie trop jeunes, elles sont mères +avant d'avoir cessé d'être des enfants.» + +Entre tous les romans écrits par George Sand sous le Second Empire, celui +où elle a mis assurément le plus d'elle-même, l'ardeur intense de sa foi, +c'est _Mademoiselle La Quintinie_, consacrée à réfuter _Sibylle_, d'Octave +Feuillet. A l'apologie de l'éducation catholique et de la direction +cléricale elle oppose la libre-pensée spiritualiste. C'est le contraste du +fanatisme et de la philosophie. Emile Lemontier aime Lucie, fille du +général La Quintinie, mais elle lui est disputée et manque de lui être +ravie par le confesseur Moreali, qui jadis a dominé la femme du général. +La fille après la mère! Contre les directeurs de conscience, contre la +confession, il y a des pages enflammées. George Sand évoque le fameux +passage de Paul-Louis Courier qui commence ainsi: «On leur défend l'amour, +et le mariage surtout; on leur livre les femmes. Ils n'en peuvent avoir +une, mais ils vivent avec toutes familièrement,» et qui se termine en ces +termes: «Seuls et n'ayant pour témoins que ces voûtes, que ces murs, ils +causent! De quoi? Hélas! de tout ce qui n'est pas innocent. Ils parlent, +ou plutôt ils murmurent à voix basse, et leurs bouches s'approchent, et +leur souffle se confond. Cela dure une heure, et se renouvelle souvent.» +_Mademoiselle La Quintinie_ est l'éloquente et émouvante paraphrase de +cette profession de foi anticléricale. George Sand montre la religion qui +se matérialise, en même temps que se spiritualise la philosophie. Elle +répudie les illusions ou les espérances catholiques de certains +républicains de 1848, et elle prête à Moreali lui-même cet aveu: «J'ai vu +Rome, et j'ai failli perdre la foi.» Le grand-père voltairien de Lucie, M. +de Turdy, lance l'anathème traditionnel à l'infâme: «Maudite et trois fois +maudite soit l'intervention du prêtre dans les familles!» En la place de +cette devise de l'Eglise: «que tout chemin mène à Rome», George Sand +demande «que tout chemin mène Rome à Dieu.» Et, à côté de Moreali, jésuite +mondain de robe courte, elle place le moine grossier Onorio, vêtu de bure +et souillé de poussière, exhalant une odeur de terre et d'humidité. Contre +l'intrusion de l'un et de l'autre elle érige la maxime vraiment +évangélique: «La parole de Jésus est l'héritage de tous.» En doctrine et +en discipline, elle conclut au mariage des prêtres ou à l'abolition de la +confession, dans quelques pages d'une révolte sublime: «Ah! vous vous y +entendez, s'écrie-t elle, apôtres persistants du quiétisme. Vous prélevez +la fleur des âmes, vous respirez le parfum du matin, et vous nous laissez +l'enveloppe épuisée de ses purs aromes. Vous appelez cela le divin amour +pour vous autres!» Au dénouement, comme il sied, Emile épouse Lucie. Il a +vaincu Moreali. L'amour a triomphé du fanatisme. + +Dans la _Correspondance_ de George Sand, mais surtout de 1860 à 1870, nous +retrouvons les mêmes croyances qui s'épanouissent en _Mademoiselle La +Quintinie_. Ce sont de fougueuses déclarations contre le cléricalisme, +contre «les parfums de la sacristie,» particulièrement dans ses lettres au +prince Jérôme. «Monseigneur, lui écrit-elle, ne laissez pas élever votre +fils par les prêtres.» Elle prêche d'exemple dans sa famille. Maurice a +épousé civilement mademoiselle Lina Calamatta, et plus tard c'est à un +pasteur protestant qu'ils s'adressent pour bénir leur mariage et baptiser +leurs enfants. «Pas de prêtres, s'écrie George Sand le 11 mai 1862, nous +ne croyons pas, nous autres, à l'Eglise catholique, nous serions +hypocrites d'y aller.» Dans sa pensée, le protestantisme est une +affirmation pure et simple de déisme chrétien. De là ce qu'elle appelle +«les baptêmes spiritualistes» de ses petites-filles. Elle voit, avec une +sorte de prescience, l'expansion menaçante des Jésuites, le réveil du +parti prêtre, comme on disait sous la Restauration. Elle montre la France +envahie par les couvents et «les sales ignorantins s'emparant de +l'éducation, abrutissant les enfants.» Dans le naufrage de sa foi +politique, il n'a surnagé que l'horreur de l'intolérance et de la +superstition. + + + + +CHAPITRE XXVI + +LE THEATRE + + +George Sand avait-elle le tempérament dramatique? On en peut douter, +encore qu'elle ait remporté au théâtre quelques succès authentiques et +durables. Ses comédies étaient moins favorablement accueillies par les +directeurs que ses romans par les revues et les journaux. Elle se +plaignait qu'on voulût en général, et Montigny en particulier, l'obliger à +remanier ses pièces. «Il y a pourtant, écrivait-elle à Maurice le 24 +février 1855, une observation à faire, c'est que toutes les pièces qu'on +ne m'a pas fait changer: le _Champi, Claudie, Victorine_, le _Démon du +Foyer_, le _Pressoir_, ont eu un vrai succès, tandis que les autres sont +tombées ou ont eu un court succès. Je n'ai jamais vu que les idées des +autres m'aient amené le public, tandis que mes hardiesses ont passé malgré +tout. Et quelles hardiesses! Trop d'idéal, voilà mon grand vice devant les +directeurs de théâtre.» Elle regimbe contre les projets d'_amélioration_ +qu'on lui suggère ou qu'on lui impose. Les exigences de la forme scénique +l'impatientent, et elle s'écrie: «Je suis ce que je suis. Ma manière et +mon sentiment sont à moi. Si le public des théâtres n'en veut pas, soit, +il est le maître; mais je suis le maître aussi de mes propres tendances, +et de les publier sous la forme qu'il sera forcé d'avaler au coin de son +feu.» Dans une lettre à Jules Janin, du 1er octobre 1855, elle épanche sa +colère, en lui reprochant de trouver mauvaises toutes ses productions +dramatiques, et elle plaide avec quelque amertume pour chacune des pièces +qu'elle a fait représenter. Plus sagace et plus concluante est la préface +qui se trouve en tête des quatre volumes du _Théâtre complet_. George Sand +y développe la thèse idéaliste. Elle se flatte d'avoir contribué à +délivrer les planches du matérialisme qui les envahissait. De même dans la +dédicace de _Maître Favilla_, adressée à M. Rouvière: «Une seule critique, +dit-elle, m'a affligée dans ma vie d'artiste: c'est celle qui me +reprochait de rêver des personnages trop aimants, trop dévoués, _trop +vertueux_, c'était le mot qui frappait mes oreilles consternées. Et, quand +je l'avais entendu, je revenais, me demandant si j'étais le bon et +l'absurde don Quichotte, incapable de voir la vie réelle, et condamné à +caresser tout seul des illusions trop douces pour être vraies.» C'est +encore la doctrine qu'elle expose, dans la profession de foi qu'elle a +mise en préambule de sa traduction d'une comédie de Shakespeare, _Comme il +vous plaira_, sous la forme d'une lettre à M. Régnier. «Le temps, dit-elle, +n'est guère à la poésie, et le lyrisme ne nous transporte plus par +lui-même au-dessus de ces régions de la réalité dont nous voulons que les +arts soient désormais la peinture. Si, à cette heure (1856), la Ristori +réveille notre enthousiasme, c'est qu'elle est miraculeusement belle, +puissante et inspirée. Il ne fallait pas moins que l'apparition d'une muse +descendue de l'Hymette pour nous arracher à nos goûts matérialistes. Elle +nous fascine et nous emporte avec elle dans son rêve sacré; mais, quant à +l'hymne qu'elle nous chante, nous l'écoutons fort mal, et nous nous +soucions aussi peu d'Alfieri que de Corneille; c'est-à-dire que nous ne +nous en soucions pas du tout, puisque, notre muse Rachel absente, la +tragédie française est morte jusqu'à nouvel ordre.» + +Le programme de George Sand était noble et vaste; mais elle n'a pu en +réaliser toute l'ampleur. De là une nuance de mélancolie, quand elle parle +de ceux qui cherchent et découvrent la _fibre du succès d'argent_. Elle +n'est pas envieuse--un tel sentiment lui fut toujours étranger--mais elle +estime que le public manque de justice distributive. «L'auteur, dit-elle, +qui n'obtient pas le _succès d'argent_, ne trouve plus que des portes +fermées dans les directions de théâtre.» A elle, on lui fait grief de +présenter de trop grands caractères, des personnages trop honnêtes, +partant invraisemblables, de ne pas chercher les effets. En dépit des +aristarques, elle persiste à affirmer, sinon à atteindre, la supériorité +d'une forme dramatique, uniquement soucieuse de «flatter le beau côté de +la nature humaine, les instincts élevés qui, tôt ou tard, reprennent le +dessus.» Si la critique lui a été parfois sévère, amère et même +_irréfléchie_, elle garde l'espoir d'un retour favorable. «Nous +l'attendons, écrit-elle, à des jours plus rassis et à des jugements moins +précipités. Ce qu'elle nous accordera un jour, ce sera de n'avoir pas +manqué de conscience et de dignité dans nos études de la vie humaine; ce +sera d'avoir fait de patients efforts pour introduire la pensée du +spectateur dans un monde plus pur et mieux inspiré que le triste et dur +courant de la vie terre à terre. Nous avons cru que c'était là le but du +théâtre, et que ce délassement, qui tient tant de place dans la vie +civilisée, devait être une aspiration aux choses élevées, un mirage +poétique dans le désert de la réalité.» En effet, l'oeuvre dramatique de +George Sand est aux antipodes du réalisme. Elle n'offre pas, comme on +disait alors, un daguerréotype des misères et des plaies humaines, mais un +tableau riant, embelli, un peu idyllique. Son souci était de réagir contre +le laid, le bas et le faux, et de poétiser la vie. Il en est parfois +besoin. Et faut-il nous étonner si un romancier produisit un théâtre +romanesque? + +La première pièce de George Sand fut _Cosima ou la Haine dans l'amour_, +drame en cinq actes et un prologue, représenté à la Comédie-Française le +29 avril 1840. La préface constate que _Cosima_ fut fort mal accueillie, +et elle ajoute: «L'auteur ne s'est fait illusion ni la veille ni le +lendemain sur l'issue de cette première soirée. Il attend fort +paisiblement un auditoire plus calme et plus indulgent. Il a droit à cette +indulgence, il y compte.» Moins solennelle et encore plus sincère est +l'impression formulée dans une lettre du 1er mai au graveur Calamatta: +«J'ai été huée et sifflée comme je m'y attendais. Chaque mot approuvé et +aimé de toi et de mes amis a soulevé des éclats de rire et des tempêtes +d'indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale, +et il n'est pas sûr que le gouvernement ne la défende pas. Les acteurs, +déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient +tout de travers. Enfin, la pièce a été jusqu'au bout, très attaquée et +très défendue, très applaudie et très sifflée. Je suis contente du +résultat et je ne changerai pas un mot aux représentations suivantes. +J'étais là, fort tranquille et même fort gaie; car on a beau dire et beau +croire que l'_auteur_ doit être accablé, tremblant et agité; je n'ai rien +éprouvé de tout cela, et l'incident me paraît burlesque.» + +_Cosima_ avait pour interprètes les meilleurs artistes de la +Comédie-Française: Menjaud, Geffroy, Maillard, Beauvallet, madame Dorval, +alors dans toute la splendeur de son talent, et intimement liée avec +George Sand. Mais le sujet était invraisemblable et maladroitement exposé. +Cosima, épouse d'Alvice Petruccio, bourgeois et négociant de Florence, se +trouve en butte aux assiduités d'un riche Vénitien, Ordonio Elisei. Il la +poursuit à l'église--où se passe le premier acte--puis à la promenade; il +monte la garde sous ses fenêtres. Une telle obsession d'amour voudrait le +déploiement des grandes tirades romantiques d'_Antony_, d'_Henri III et sa +Cour_, ou de _Chatterton_. Il paraît que l'auteur de _Jacques_ et +d'_Indiana_ se piquait de mettre en scène l'intérieur d'un ménage. Son +dessein a été médiocrement rempli; car il n'avait à sa disposition ni les +ressources d'une psychologie délicate ni l'éblouissement du dialogue. Au +dénouement, Cosima s'empoisonne. Pourquoi? Ce n'est cependant pas une +Lucrèce. George Sand allègue des raisons qui sont insuffisantes et mal +adaptées: «Non, dit-elle, tous les hommes d'aujourd'hui ne sont pas livrés +à des pensées de despotisme et de cruauté. Non, la vengeance n'est pas le +seul sentiment, le seul devoir de l'homme froissé dans son bonheur +domestique et brisé dans les affections de son coeur. Non, la patience, le +pardon et la bonté ne sont pas ridicules aux yeux de tous; et, si la femme +est encore faible, impressionnable et sujette à faiblir, dans le temps où +nous vivons, l'homme qui se pose auprès d'elle en protecteur, en ami et en +médecin de l'âme, n'est ni lâche ni coupable: c'est là l'immoralité que +j'ai voulu proclamer.» Il se peut que l'auteur ait pensé mettre tout cela +dans _Cosima_ et l'y ait mis en effet; mais nous avons peine à l'y +découvrir. + +En 1848, pour le Théâtre de la République, c'est-à-dire pour la +Comédie-Française, George Sand composa un prologue intitulé le _Roi +attend_. On y voyait Molière et les acteurs et actrices de sa troupe, +ainsi que les ombres de Sophocle, Eschyle, Euripide, Shakespeare, Voltaire +et Beaumarchais. La représentation eut lieu le 9 avril. Les rôles étaient +tenus par Samson, Ligier, Maubant, Maillard, Geffroy, Provost, Régnier, +Delaunay, Mirecour, Leroux, mesdames Rachel et Augustine Brohan. Dans +cette pièce de circonstance, destinée à glorifier la Révolution récente, +il n'y a lieu de retenir qu'une tirade où Molière, déchirant les voiles de +l'avenir, pressent et annonce l'avènement de la démocratie. Et voici son +dithyrambe: «Je vois bien un roi, mais il ne s'appelle plus Louis XIV; il +s'appelle le peuple! le peuple souverain! C'est un mot que je ne +connaissais point, un mot grand comme l'éternité! Ce souverain-là est +grand aussi, plus grand que tous les rois, parce qu'il est bon, parce +qu'il n'a pas d'intérêt à tromper, parce qu'au lieu de courtisans il a des +frères... Ah! oui, je le reconnais maintenant, car j'en suis aussi, moi, +de cette forte race, où le génie et le coeur vont de compagnie. Quoi! pas +un seul marquis, point de précieuse ridicule, point de gras financier, +point de Tartufe, point de fâcheux, point de Pourceaugnac?» George Sand, +on le sent de reste, ne recule pas devant l'anachronisme, et cette +apologie de la République, dans la bouche de Molière, a la valeur d'un feu +d'artifice pour fête officielle. + +_Molière_, tel est le titre d'un drame en cinq actes que madame Sand fit +représenter, le 10 mai 1851, à la Gaîté. Le sujet, c'est la mort du grand +et mélancolique écrivain, qui tant aura fait rire les contemporains et la +postérité, et qui fut un mari malheureux, jaloux de son élève Baron. De ci, +de là, quelques sentences égalitaires, celle-ci par exemple: «Les grands +ne sont grands que parce que nous les portons sur nos épaules; nous +n'avons qu'à les secouer pour en joncher la terre.» Si l'oeuvre est +médiocre, la préface, dédiée à Alexandre Dumas, ne manque pas d'intérêt. +George Sand y relate que l'absence d'incidents et d'action est un peu +volontaire. Elle oppose le théâtre psychologique au théâtre dramatique, et +préconise une forme nouvelle, destinée tout ensemble à distraire, à +éduquer et à moraliser le peuple. Un de ses personnages, reprenant un +thème développé dans _Kean_ et qu'elle-même a utilisé dans plusieurs de +ses romans, analyse ainsi le caractère de Molière: «Qui croirait que ce +misanthrope est, sur les planches, le plus beau rieur de la troupe? Le +public ne se doute guère de l'humeur véritable du joyeux Gros-René! le +public ne sait point que le masque qui rit et grimace est souvent collé au +visage du comédien par ses pleurs!» + +Il y a, dans le bagage théâtral de George Sand, trois pièces champêtres, +de valeur inégale: _François le Champi, Claudie_ et le _Pressoir_. +_François le Champi_ est la plus réputée. Non qu'elle vaille le roman d'où +elle a été extraite, et l'on peut à ce propos se demander, selon la +formule employée dans la préface de _Mauprat_, «s'il est favorable au +développement de l'art littéraire de faire deux coupes de la même idée.» +Le cadre romanesque ne suffisait plus aux curiosités rurales de George +Sand. Elle voulait porter à la scène les moeurs campagnardes avec la bonne +odeur des guérets et le parfum des traînes berrichonnes. Elle y fut +vivement incitée par son ami, l'acteur républicain Bocage, devenu +directeur de l'Odéon. C'est à lui que sont dédiées les deux préfaces de +_François le Champi_ et de _Claudie_. La première de ces oeuvres fut +représentée le 25 novembre 1849 à l'Odéon, la seconde le 11 janvier 1851 à +la Porte-Saint-Martin. Elles ont d'étroites affinités. + +Si la préface de _Claudie_, est un simple remerciement à Bocage qui avait +créé le rôle du père Rémy, celle de _François le Champi_ a l'allure d'un +manifeste dramatique. Sans affecter la solennité de Victor Hugo dans la +profession de foi qui accompagna _Cromwell_, George Sand apporte une +conception renouvelée du théâtre. Elle introduit le paysan sur les +planches, en la place du berger et de la pastorale. Son paysan ne +ressemble en aucune manière à celui que M. Emile Zola devait présenter +quarante ans plus tard dans le milieu naturaliste de la _Terre. Il a ses +origines chez Jean Jacques, il procède des _Confessions_, des _Rêveries +d'un promeneur solitaire_ et des _Lettres de la Montagne_. On lui trouve +un air de parenté avec Saint-Preux et Julie; il est d'une branche rustique +de la même lignée. Aussi bien George Sand, alors que ses personnages +revêtent des costumes et tiennent des propos champêtres, demeure telle +délibérément attachée à l'école idéaliste. Elle s'en explique sous une +forme un peu sinueuse: «L'art cherchait la réalité, et ce n'est pas un mal, +il l'avait trop longtemps évitée ou sacrifiée. Il a peut-être été un peu +trop loin. L'art doit vouloir une vérité relative plutôt qu'une réalité +absolue. En fait de bergerie, Sedaine, dans quelques scènes adorables, +avait peut-être touché juste et marqué la limite. Je n'ai pas prétendu +faire une tentative nouvelle; j'ai subi comme nos bons aïeux, et pour +parler comme eux, la douce _ivresse_ de la vie rustique.» Se rattachant au +_Comme il vous plaira_ de Shakespeare et à la _Symphonie pastorale_ de +Beethoven, George Sand déclare avec sa modestie coutumière: «J'ai cherché +à jouer de ce vieux luth et de ces vieux pipeaux, chauds encore des mains +de tant de grands maîtres, et je n'y ai touché qu'en tremblant, car je +savais bien qu'il y avait là des notes sublimes que je ne trouverais pas.» +Elle aspire à nous montrer, sous des vêtements et avec des sentiments +modernes, Nausicaa tordant le linge à la fontaine et Calypso trayant les +vaches. Toutefois elle se défend de faire acte de réaction littéraire et +de s'associer au mouvement néo-classique de l'école du bon sens, qui se +manifestait avec _Lucrèce_ et _Agnès de Méranie_, de Ponsard, avec la +_Ciguë_ et _Gabrielle_, d'Emile Augier. Elle définit _François le Champi_ +une pastorale romantique. + +Par la doctrine non moins que par le style, le théâtre champêtre de George +Sand rappelle l'enseignement moral et social de Jean-Jacques, le grand +ancêtre. Elle invoque et même elle «prend à deux mains ce pauvre coeur que +Dieu a fait tendre et faible, que les discordes civiles rendent amer et +défiant.» N'entendez-vous pas l'écho de l'_Emile_, quand un de ces +paysans s'écrie avec la naïveté berrichonne: «Mon Dieu, je suis pourtant +bon; d'où vient donc que je suis méchant?» + +Le socialisme humanitaire de 1840 a touché l'auteur et ses personnages. Il +est question des vertus du peuple, de l'éducation du coeur, du bon grain +qui germe dans la bonne terre. George Sand ajoute avec attendrissement: +«Il n'y a pas de mauvaise terre, les agriculteurs vous le disent; il y a +des ronces et des pierres: ôtez-les; il y a des oiseaux qui dévorent la +semence, préservez la semence. Veillez à l'éclosion du germe, et croyez +bien que Dieu n'a rien fait qui soit condamné à nuire et à périr.» Telle +est la poétique qui inspire les deux pièces champêtres de George Sand. Il +s'y rencontre des maximes sociales, celle-ci notamment: «Vous m'avez fait +apprendre à lire, ce qui est la clef de tout pour un paysan.» Et c'est +aussi la réhabilitation des naissances illégitimes, thèse qu'Alexandre +Dumas fils reprendra dans le _Fils naturel_. François le Champi, l'enfant +de l'hospice, trouvé dans les champs, abandonné de père et de mère, sera +le parfait exemplaire du dévouement et du sacrifice, encore que bien +étranges nous apparaissent, à la scène et surtout dans le roman, ses +sentiments pour Madeleine Blanchet qui l'a recueilli et élevé. Mais il est +issu de l'imagination, semi-maternelle, semi-passionnée, de George Sand. +C'est un petit cousin rural de l'Alfred de Musset que nous avons entrevu à +Venise dans une atmosphère de sollicitude et de duperie, à travers les +dissertations pathétiques et les paysages chaudement colorés des _Lettres +d'un Voyageur_. + +Plus dramatique et moins exceptionnelle que _François le Champi_ est +l'intrigue de _Claudie_. Cette jeune fille de vingt et un ans, qui +travaille comme un moissonneur de profession, aux côtés de son grand-père +octogénaire, a une noblesse et une vérité que Léopold Robert ne sut pas +imprimer aux personnages de son tableau fameux, solennellement romantique. +Et la physionomie de l'aïeul revêt un caractère de majesté qui domine la +pièce et émeut le spectateur. Nos sympathies conspirent avec celles de +George Sand, pour que Claudie n'expie pas trop sévèrement l'erreur de ses +quinze ans abusés et pour qu'après la tromperie de Denis Ronciat elle +trouve chez Sylvain Fauveau les joies du foyer domestique. C'est, dans un +milieu paysan, un sujet analogue à celui qu'Alexandre Dumas fils, avec les +_Idées de Madame Aubray_, placera en bonne bourgeoisie. L'infortune de +Claudie sera celle de _Denise_. + +Pour fêter la gerbaude, George Sand a mis dans la bouche du père Rémy un +couplet de superbe prose, élégante et rythmée: «Gerbe! gerbe de blé, si tu +pouvais parler! si tu pouvais dire combien il t'a fallu de gouttes de +notre sueur pour t'arroser, pour te lier l'an passé, pour séparer ton +grain de ta paille avec le fléau, pour te préserver tout l'hiver, pour te +remettre en terre au printemps, pour te faire un lit au tranchant de +l'arrau, pour te recouvrir, te fumer, te herser, t'héserber, et enfin pour +te moissonner et te lier encore, et pour te rapporter ici, où de nouvelles +peines vont recommencer pour ceux qui travaillent... Gerbe de blé! tu fais +blanchir et tomber les cheveux, tu courbes les reins, tu uses les genoux. +Le pauvre monde travaille quatre-vingts ans pour obtenir à titre de +récompense une gerbe qui lui servira peut-être d'oreiller pour mourir et +rendre à Dieu sa pauvre âme fatiguée.» + +Tout ce morceau, où s'épanouit la gloire de la terre restituant au +laboureur le fruit de ses peines opiniâtres, évoque le souvenir de +l'antique Cybèle, l'oeuvre mystérieuse de Cérés. On dirait d'un épisode +des _Géorgiques_, illustré par le romantisme et transformé en symbole. + +C'est un sujet analogue que George Sand traite dans le _Pressoir_ (1853), +où elle met en scène, non plus des paysans, mais des villageois. «Les +villageois, dit-elle, sont plus instruits. Ils ont des écoles, des +industries qui étendent leurs relations. Ils ont des rapports et des +causeries journalières avec le curé, le magistrat local, le médecin, le +marchand, le militaire en retraite, que sais-je? tout un petit monde qui a +vu un peu plus loin que l'horizon natal.» L'intrigue du _Pressoir_ est des +plus simples, mais non sans agrément. La petite Reine, filleule de Maître +Bienvenu, menuisier, aime le gars Valentin, fils de Maître Valentin, +charpentier, et ne veut pas l'avouer; car elle est sans dot. D'autre part, +le fils Valentin a de l'amitié pour Pierre Bienvenu et craint de le +supplanter. On surmonte les obstacles, et Valentin épouse Reine. Pour +donner un spécimen du parler villageois, il suffit de citer cette +déclaration d'un coureur de cotillons: «Savez-vous, Reine, que vous êtes +tous les matins plus jolie que la veille, et que ça crève un peu le coeur +à un jeune homme sur le point de se marier, de voir que tant de belles +roses fleurissent quand même dans le jardin des +amours?» + +A propos de _Claudie_, Gustave Planche avait surnommé George Sand le +_disciple de Sedaine_. Elle voulut mériter cette flatteuse dénomination et +composa le _Mariage de Victorine_, qui fut représenté le 26 novembre 1851 +au Gymnase-Dramatique. C'était, en trois actes, la suite attrayante du +_Philosophe sans le savoir_. Victorine, fille du brave caissier Antoine, +aime le fils Vanderke, et là, comme dans le _Pressoir_, l'amour triomphe +des difficultés. Le théâtre de George Sand se complaît aux dénouements +optimistes. + +Que dire des Vacances de _Pandolphe_ (1852), sinon que c'est une très +médiocre restitution de la comédie italienne?--Dans le _Démon du Foyer_, +il y a trois soeurs qui avec des mérites inégaux sont cantatrices. Camille +Corsari a le talent, Flora la beauté--c'est le «démon du foyer»--et Nina +tient l'emploi de Cendrillon. Le prince qui enlève Flora n'est pas sans +ressemblance avec Carnioli de _Dalila_, mais le mélomane d'Octave Feuillet +prodigue une verve et un brio qui manquent à son émule.--_Flaminio_ (1854) +est un proche parent de Teverino, le type de l'aventurier effronté et +pourtant sympathique. Champi italien, il a été trouvé sous un berceau de +pampres, au bord de l'Adriatique, au pied d'une belle et souriante madone. +De pauvres pêcheurs l'ont recueilli, nourri, battu, puis délaissé, le jour +où il fut assez fort pour devenir contrebandier. Voici son portrait peint +par lui-même: «Je suis artiste, monsieur; je chante, j'ai une voix +magnifique. Je ne suis pas musicien précisément, mais je joue de tous les +instruments, depuis l'orgue d'église jusqu'au triangle. Je suis né +sculpteur et je dessine... mieux que vous, sans vous offenser. J'improvise +en vers dans plusieurs langues. Je suis bon comédien dans tous les +emplois. Je suis adroit de mes mains, j'ai une superbe écriture, je sais +un peu de mécanique, un peu de latin et le français comme vous voyez. Je +ne monte pas mal les bijoux; je suis savant en céramique et en +numismatique. Je danse la tarentelle, je tire les cartes, je magnétise. +Attendez! j'oublie quelque chose. Je suis bon nageur, bon rameur, homme de +belles manières, hardi conteur, orateur entraînant!... enfin j'imite dans +la perfection le cri des divers animaux.» Tel est l'homme qui, sous son +déguisement mondain, a touché la trop sensible Sarah Melvil et réussit à +l'épouser.--_Maître Favilla_ (1855) est un musicien halluciné qui croit +avoir hérité du château de Muhldorf; on flatte sa manie.--Dans _Lucie_, +André revient au gîte et s'éprend de celle qu'il croit être sa soeur +naturelle. Il n'en est rien. Ils peuvent se marier.--_Françoise_, +représentée au Gymnase en 1856 avec le concours précieux de Rose-Chéri, +retrace l'aventure sentimentale de la fille du docteur Laurent. George +Sand y réfute l'égoïsme d'une bourgeoise qui formule ainsi sa conception +de la vie: «L'amour, ça passe; le rang, ça reste.»--_Marguerite de +Sainte-Gemme_, à ce même théâtre du Gymnase, et en dépit de la même +interprète, n'eut qu'une médiocre fortune en 1859.--George Sand devait +être plus heureuse avec deux pièces tirées de ses romans: d'abord avec +_Mauprat_, quoique la distribution des actes et des tableaux soit +imparfaitement agencée, mais surtout avec le _Marquis de Villemer_, où +elle eut la prestigieuse collaboration d'Alexandre Dumas fils saupoudrant +d'esprit le dialogue et donnant à l'oeuvre une allure entraînante. Le +succès fut éclatant à l'Odéon, le 29 février 1864, et se prolongea durant +plusieurs mois. Aussi bien George Sand rendait-elle justice à son précieux +auxiliaire. Elle savait qu'il avait imprimé à l'ouvrage le tour vraiment +dramatique. La veille de la première représentation, elle écrit à Maurice: +«Le théâtre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une m'appelle +_notre trésor_, les musiciens, les machinistes, la troupe, les allumeurs +de quinquets, les pompiers, pleurent à la répétition comme un tas de veaux +et dans l'ivresse d'un succès qui va dépasser celui du _Champi_.» Le +lendemain, elle raconte à son fils les ovations frénétiques, et que les +étudiants l'ont escortée aux cris de «Vive George Sand! Vive _Mademoiselle +La Quintinie!_ A bas les cléricaux!» Puis cinq ou six mille personnes sont +allées manifester devant le club catholique et la maison des Jésuites, en +chantant: _Esprit saint, descendez en nous!_ La police les a dispersées +avec quelque rudesse, peut-être parce qu'on saluait l'impératrice par les +couplets du _Sire de Framboisy_. Dans la salle, c'était un enthousiasme +confinant au délire. L'empereur applaudissait et pleurait. De même Gustave +Flaubert. Le prince Jérôme faisait l'office de chef de claque, en criant à +tue-tête. George Sand était radieuse. + +Elle retrouvera un succès presque égal avec une pièce à thèse, l'_Autre_, +représentée à l'Odéon, le 25 février 1870. Il s'y pose un assez curieux +cas de conscience: Une jeune fille doit-elle pardonner à celui qui est son +véritable père, hors du mariage, et absoudre ainsi la faute de sa mère? +Les divers personnages épiloguent. La morale du pardon est indiquée par la +vieille grand'mère, et l'_autre_, qui s'appelle Maxwell, érige ainsi sa +protestation, pareille à celle du marquis de Neste, dans l'_Enigme_ de M. +Paul Hervieu: «J'en appelle à la justice de l'avenir. Il faudra bien que +la pitié entre dans les jugements humains et qu'on choisisse entre +protéger ou pardonner! Mais le monde ne comprend pas encore.» + +De moindre valeur, _Cadio_, qui fut primitivement un roman dialogué en +onze parties, puis un drame sur la guerre de Vendée, où l'on voit +l'ascension du peuple, et le paysan Cadio, devenu capitaine républicain, +réhabiliter la fille au sang bleu, déshonorée par le vil patricien +Saint-Gueltas;--ensuite, les _Beaux Messieurs de Bois-Doré_, extraits du +roman par M. Paul Meurice, et où Bocage trouva le dernier rôle, les +suprêmes applaudissements d'une glorieuse carrière, assombrie vers le +déclin par la double éclipse de la République et du romantisme. + +Faut-il ranger dans le bagage dramatique de George Sand les essais et les +fantaisies qu'elle rassembla sous le titre de _Théâtre de Nohant_? La +moins négligeable de ces petites oeuvres est le _Drac_, rêverie en trois +actes, dédiée à Alexandre Dumas fils, et dont le titre évoque un lutin des +bords de la Méditerranée. Ces dialogues, improvisés pour la scène +familiale de Nohant, pouvaient être la distraction de quelques soirées +consacrées à répéter et à jouer la pièce. Les réunir en volume ne devait +rien ajouter au renom de George Sand. Les lire est un peu fastidieux. Ce +sont les amusettes enfantines d'un talent qui vieillit. + +La grand'mère, en effet, apparaît chez George Sand, au lendemain du deuil +qui frappe son coeur encore sensible de sexagénaire. En septembre 1865, à +Palaiseau, elle perd Alexandre Manceau, le graveur, qui fut moins un +compagnon qu'un factotum. «Me voilà, écrit-elle à Gustave Flaubert, toute +seule dans ma maisonnette... Cette solitude absolue, qui a toujours été +pour moi vacance et récréation, est partagée maintenant par un mort qui a +fini là, comme une lampe qui s'éteint, et qui est toujours là. Je ne le +tiens pas pour malheureux, dans la région qu'il habite; mais cette image +qu'il a laissée autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se +plaindre de ne pouvoir plus me parler.» Nous tenons ainsi le dernier +chaînon, nous avons égrené tout le chapelet d'amour qui d'Aurélien de Sèze, +l'aristocrate raffiné, à Manceau, l'artisan dégrossi, occupa quarante +années d'une existence partagée entre le travail régulier et la curiosité +vagabonde. + + + + +CHAPITRE XXVII + +LES DERNIÈRES ANNÉES. + + +Attelée à sa besogne quotidienne, George Sand, pour qui le théâtre avait +été un délassement, composait le roman périodique, à peu près bi-annuel, +qu'elle s'était engagée à fournir à Buloz pour la _Revue des Deux Mondes_. +Alors même que le mérite littéraire fléchissait, elle avait conservé une +clientèle indéfectible, et, parmi l'abondance de sa production automnale, +de temps à autre apparaissait encore une oeuvre où l'on retrouvait le +charme de ses débuts et l'éclat de sa maturité. Ce fut le cas de +_Malgrétout_, paru en mars 1870, et qui obtint un gros succès d'allusion +malicieuse. Le récit des amours de Miss Sarah Owen pour le violoniste Abel, +virtuose de l'archet, reprenait un thème maintes fois traité par George +Sand; mais la rivale de la jeune fille était une certaine Carmen d'Ortosa, +en qui l'on voulut voir le portrait de l'impératrice Eugénie, au temps où +avec sa mère, madame de Montijo, elle fréquentait les villes d'eaux et les +plages à la mode, en quête de quelque épouseur. L'auteur de _Malgrétout_ +se défendit énergiquement d'avoir eu une telle pensée et de spéculer sur +le scandale. Le 19 mars 1870, elle écrivit à Gustave Flaubert: «Je sais, +mon ami, que tu lui es très dévoué. Je sais qu'_Elle_ est très bonne pour +les malheureux qu'on lui recommande; voilà tout ce que je sais de sa vie +privée. Je n'ai jamais eu ni révélation ni document sur son compte, _pas +un mot, pas un fait_, qui m'eût autorisée à la peindre. Je n'ai donc tracé +qu'une figure de fantaisie, je le jure, et ceux qui prétendraient la +reconnaître dans une satire quelconque seraient, en tous cas, de mauvais +serviteurs et de mauvais amis. Moi, je ne fais pas de satires; j'ignore +même ce que c'est. Je ne fais pas non plus de _portraits_: ce n'est pas +mon état. J'invente. Le public, qui ne sait pas en quoi consiste +l'invention, veut voir partout des modèles. Il se trompe et rabaisse +l'art. Voilà ma réponse sincère!» Cette lettre fut communiquée par les +soins de Flaubert à madame Cornu, filleule de la reine Hortense et soeur +de lait de Napoléon III. George Sand revient sur ce sujet, eu s'adressant, +le 3 juillet, d'abord à Emile de Girardin, puis au docteur Henri Favre. +Elle atteste qu'on lui fait injure, dans certaine presse, en assimilant la +tâche de l'artiste à celle du pamphlétaire honteux. «Si j'avais voulu, +dit-elle, peindre une figure historique, je l'aurais nommée. Ne la nommant +pas, je n'ai pas voulu la désigner; ne la connaissant pas, je n'aurais pu +la peindre. S'il y a ressemblance fortuite, je l'ignore, mais je ne le +crois pas.» Quelle était donc cette Carmen d'Ortosa, personnage épisodique +de _Malgrétout_, qui soulevait une ardente controverse? Voici le portrait +de l'aventurière, tracé par elle-même: «Je suis la fille d'une très grande +dame. Le comte d'Ortosa, époux de ma mère, était vieux et délabré; il lui +avait procuré des fils rachitiques qui n'ont pas vécu. Ma mère, en +traversant certaines montagnes, fut enlevée par un chef de brigands fort +célèbre chez nous. Il était jeune, beau, bien né et plein de courtoisie. +Il lui rendit sa liberté sans conditions, en lui donnant un sauf-conduit +pour qu'elle pût circuler à l'avenir dans toutes les provinces où il avait +des partisans, car c'était une manière d'homme politique à la façon de +chez nous. Voilà ce que racontait ma mère. Je vins au monde à une date qui +correspond à cette aventure. Ma ressemblance avec le brigand est une autre +circonstance bizarre que personne n'a prétendu expliquer. Le comte +d'Ortosa prétendit bien que je ne pouvais pas appartenir à sa famille; +mais il mourut subitement, et je vécus riche d'un beau sang dont je +remercie celui qui me l'a donné. Je fus élevée à Madrid, à Paris, à +Londres, à Naples, à Vienne, c'est-à-dire pas élevée du tout. Ma mère, +belle et charmante, ne m'a jamais appris que l'art de bien porter la +mantille et le jeu non moins important de l'éventail. Mes filles de +chambre m'ont enseigné la _jota aragonese_ et nos autres danses nationales, +qui ont été pour moi de grands éléments de santé à domicile et de +précoces succès dans le monde... Je vis les amours de ma mère; elle ne +s'en cachait pas beaucoup, et j'étais curieuse. J'en parle parce qu'ils +sont à sa louange, comme vous devez l'entendre. Elle était plus tendre +qu'ambitieuse, plus spontanée que prévoyante. Sa jeunesse se passa dans +des ivresses toujours suivies de larmes. Elle était bonne et pleurait +devant moi en me disant: «Embrasse-moi, console ta pauvre mère, qui a du +chagrin!» Pouvait-elle s'imaginer que j'en ignorais la cause?» + +Cependant, il est un passage où les analogies se précisent et semblent +devenir de formelles allusions. Carmen d'Ortosa indique ce qu'elle rêve, +ce qu'elle veut être, ce qu'elle sera. «Ce but normal et logique pour moi, +ce n'est pas l'argent, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas le plaisir; +c'est le temple où ces biens sont des accessoires nécessaires, mais +secondaires: c'est un état libre, brillant, splendide, suprême. Cela se +résume pour moi dans un mot qui me plaît: _l'éclat!_ Je veux épouser un +homme riche, beau, jeune, éperdument épris de moi, à jamais soumis à moi, +et portant avec éclat dans le monde un nom très illustre. Je veux aussi +qu'il ait la puissance, je veux qu'il soit roi, empereur, tout au moins +héritier présomptif ou prince régnant. Tous mes soins s'appliqueront +désormais à le rechercher, et, quand je l'aurai trouvé, je suis sûre de +m'emparer de lui, mon éducation est faite.» + +_Malgrétout_ était publié quelques mois ou plutôt quelques semaines avant +la guerre de 1870, et certes, si George Sand avait eu d'aventure la pensée +de prendre la souveraine pour modèle, elle eût été vite désolée d'avoir +atteint celle qui devait tomber du trône, parmi la plus lamentable des +catastrophes nationales. La dynastie allait sombrer, en manquant +d'entraîner la patrie dans sa ruine. Ici, la _Correspondance_ de George +Sand nous sert de fil conducteur, pour suivre les sinuosités de sa pensée. +Le 14 juillet, elle est opposée à la guerre, où elle ne voit «qu'une +question d'amour-propre, à savoir qui aura le meilleur fusil.» C'est un +jeu de princes. Elle proteste contre «cette _Marseillaise_ autorisée» que +l'on chante sur les boulevards et qui lui paraît sacrilège. Le 18 août, +elle écrit à Jérôme Napoléon, au camp de Châlons: «Quel que soit le sort +de nos armes, et j'espère qu'elles triompheront, l'Empire est fini, à +moins de se maintenir par la violence, s'il le peut... Sachez bien que la +République va renaître et que rien ne pourra l'empêcher. Viable ou non, +elle est dans tous les esprits, même quand elle devrait s'appeler d'un nom +nouveau, j'ignore lequel. Moi, je voudrais qu'une fois vos devoirs de +famille remplis, vous puissiez vous réserver, je ne dis pas _comme +prétendant_,--vous ne le voulez pas plus que moi, vous avez la fibre +républicaine,--mais comme citoyen véritable d'un état social qui aura +besoin de lumière, d'éloquence, de probité.» En même temps, et par une +étonnante contradiction--est-ce un regain de ses opinions de 1848?--elle +déclare à son ami Boutet: «Je suis, moi, de la sociale la plus rouge, +aujourd'hui comme jadis.» A l'en croire, elle avait toujours prévu un +dénouement sinistre à l'ivresse aveugle de l'Empire; mais le 31 août, dans +une lettre à Edmond Plauchut, elle se prononce pour les moyens de légalité +constitutionnelle: «Faire une révolution maintenant serait coupable; elle +était possible à la nouvelle de nos premiers revers, quand les fautes du +pouvoir étaient flagrantes; à présent, il cherche à les réparer. Il faut +l'aider. La France comptera avec lui après.» Elle proclame que +désorganiser et réorganiser le gouvernement en face de l'ennemi, ce serait +le comble de la démence. Cinq jours plus tard, avec une mobilité bien +féminine, elle salue de ses voeux enthousiastes la République nouvelle. +«Quelle grande chose, écrit-elle à Plauchut le 5 septembre, quelle belle +journée au milieu de tant de désastres! Je n'espérais pas cette victoire +de la liberté sans résistance. Voilà pourquoi je disais: «N'ensanglantons +pas le sol que nous voulons défendre.» Mais, devant les grandes et vraies +manifestations, tout s'efface. Paris s'est enfin levé comme un seul homme! +Voilà ce qu'il eût dû faire, il y a quinze jours. Nous n'eussions pas +perdu tant de braves. Mais c'est fait: vive Paris! Je t'embrasse de toute +mon âme. Nous sommes un peu ivres.» Cette ivresse sera de courte durée. +Sans doute elle charge André Boutet, le 15 septembre, de porter mille +francs, de son mois prochain, au gouvernement pour les blessés ou pour la +défense; mais les préoccupations de famille l'assiègent et dominent le +zèle républicain. Une épidémie de petite vérole charbonneuse sévit à +Nohant et la détermine à se retirer, avec tous les siens, dans la +direction de Boussac; puis elle se rend à La Châtre et ne regagne son +logis que vers la mi-novembre. Sur les hommes et les choses de la Défense +nationale ses premières impressions sont flottantes et confuses. Elle +s'évertue à justifier la sincérité des contradictions où elle se débat.» +Ne suis-je pas, écrit-elle au prince Jérôme, républicaine en principe +depuis que j'existe? La république n'est-elle pas un idéal qu'il faut +réaliser un jour ou l'autre dans le monde entier?» Mais, si l'on analyse +sa _Correspondance_ et surtout le _Journal d'un Voyageur pendant la +guerre_, on voit croître l'aigreur des récriminations. Le 11 octobre, +quand elle apprend que deux ballons, nommés _Armand Barbès_ et _George +Sand_, sont sortis de Paris, emportant entre autres personnes M. Gambetta, +elle le définit «un remarquable orateur, homme d'action, de volonté, de +persévérance.» Trois semaines après, il a «une manière vague et violente +de dire les choses qui ne porte pas la persuasion dans les esprits +équitables. Il est verbeux et obscur, son enthousiasme a l'expression +vulgaire, c'est la rengaine emphatique dans toute sa platitude.» Cette +opinion s'accentue ultérieurement et atteint une extrême virulence de +vocabulaire. «Arrière la politique! écrit-elle le 29 janvier 1871 à M. +Henry Harrisse, arrière cet héroïsme féroce du parti de Bordeaux qui veut +nous réduire au désespoir et qui cache son incapacité sous un lyrisme +fanatique et creux, vide d'entrailles!» Elle aspire impatiemment à la paix +et maudit «une dictature d'écolier». Sa colère l'entraîne jusqu'à mander +au prince Jérôme: «Vous avez raison, cet homme est fou.» Elle ne retrouve +le calme de sa pensée et l'impartialité de son jugement que lorsque la +guerre étrangère et la guerre civile ont fait place à un gouvernement +régulier. Non qu'elle eût beaucoup de goût pour Thiers et qu'elle +appréciât judicieusement ses mérites. Elle avait contre lui des +préventions, ainsi qu'il résulte de sa _Correspondance_ et de +conversations que relate M. Henri Amic: «La carrière politique de cet +homme, disait-elle, finit mieux qu'elle n'a commencé. Il a toujours eu +plus d'habileté que d'honnêteté.» De vrai, ils étaient en froid, depuis +certaine scène d'antichambre qui montre Thiers sous un jour plus léger et +George Sand sous un aspect plus farouche qu'on ne serait induit à +l'imaginer. C'était à un dîner de cérémonie, avant la révolution de 1848. +George Sand s'apprêtait à se retirer et avait envoyé Emmanuel Arago +chercher son manteau. «J'étais, raconte-t-elle, tranquillement dans le +vestibule, lorsque survint le petit Thiers. Il se mit aussitôt à me parler +avec quelque empressement, je lui répondis de mon mieux; mais tout d'un +coup, je n'ai jamais su pourquoi, voici qu'assez brusquement la fantaisie +lui vint de m'embrasser. Je refusai, bien entendu; il en fut très +profondément étonné, il me regardait tout ébahi, avec des yeux bien +drôles. Lorsque Emmanuel Arago revint, je me mis à rire de bon coeur. Le +petit bonhomme Thiers ne riait pas, par exemple, il semblait très furieux +et tout déconcerté. Monsieur Thiers Don Juan, voilà comme le temps change +les hommes.» Peu à peu cependant, devant l'oeuvre accomplie par celui qui +devait être le libérateur du territoire, George Sand atténue sa +sévérité.«M. Thiers n'est pas l'idéal, écrit-elle à Edmond Plauchut le 26 +mars 1871, il ne fallait pas lui demander de l'être. Il fallait l'accepter +comme un pont jeté entre Paris et la France, entre la République et la +réaction.» Et, le 6 juillet de la même année, dans une lettre à M. Henry +Harrisse: «Je crois à la sincérité, à l'honneur, à la grande intelligence +de M. Thiers et du _noyau modéré_ qui joint ses efforts aux +siens.» + +La politique, au demeurant, la laisse assez indifférente. Elle vit de plus +en plus retirée à Nohant, en famille, avec d'intimes amis, recevant les +visites espacées de quelques grands hommes de lettres. Voici comment +Théophile Gautier racontait la sienne, si nous en croyons le _Journal des +Goncourt_: «A propos, lui demandait-on au dîner Magny, vous revenez de +Nohant, est-ce amusant?--Comme un Couvent des frères moraves... Il y avait +Marchal le peintre, Alexandre Dumas fils... On déjeune à dix heures... +Madame Sand arrive avec un air de somnambule et reste endormie tout le +déjeuner... Après le déjeuner, on va dans le jardin. On joue au cochonnet; +ça la ranime... A trois heures, madame Sand remonte faire de la copie +jusqu'à six heures... Après dîner, elle fait des patiences sans dire un +mot, jusqu'à minuit... Par exemple, le second jour, j'ai commencé à dire +que si on ne parlait pas littérature je m'en allais... Ah! littérature, +ils semblaient revenir tous de l'autre monde... Il faut vous dire que pour +le moment il n'y a qu'une chose dont on s'occupe là-bas: la minéralogie. +Chacun a son marteau, on ne sort pas sans... Tout de même Manceau lui +avait joliment machiné ce Nohant pour la copie. Elle ne peut s'asseoir +dans une pièce sans qu'il surgisse des plumes, de l'encre bleue, du papier +à cigarettes, du tabac turc et du papier à lettre rayé. Et elle en use... +La copie est une fonction chez madame Sand. Au reste, on est très bien +chez elle. Par exemple, c'est un service silencieux. Il y a dans le +corridor une boîte qui a deux compartiments: l'un est destiné aux lettres +pour la poste, l'autre aux lettres pour la maison. J'ai eu besoin d'un +peigne, j'ai écrit: «M. Gautier telle chambre,» et ma demande. Le +lendemain, à six heures, j'avais trente peignes à choisir.» Si l'abondante +chevelure de Théophile Gautier réclamait un démêloir, Charles Edmond avait +d'autres exigences. George Sand l'avertit, le 20 décembre 1873, qu'à son +prochain voyage il recevra satisfaction: «On a acheté pour vous une énorme +cuvette, Solange nous ayant dit que vous trouviez la vôtre trop petite. +Alors, Lina s'est _émue_, et elle a fait venir de tous les environs une +quantité de cuvettes. Les Berrichons, qui s'en servent fort peu, ouvraient +la bouche de surprise, et demandaient si c'était pour _couler la +lessive_.» George Sand relate tous ces menus détails avec sa placidité +coutumière, et, quand Théophile Gautier toujours effervescent s'étonne et +s'impatiente d'un mutisme opiniâtre, elle répond à Alexandre Dumas fils +qui s'était fait l'écho des doléances du poète: «Vous ne lui avez donc pas +dit que j'étais bête?» + +Nohant est une usine ou plutôt un comptoir, où l'on débite de la copie. Il +faut suivre cette production ininterrompue.--En 1870, c'est _Césarine +Dietrich_, analyse d'un caractère de jeune fille très riche, très belle et +très fantasque, qui ne réussit pas à se faire aimer du seul homme qui lui +plaise, Paul Gilbert. Il préfère épouser sa maîtresse, une fille du peuple +qu'il relève et qu'il instruit. Césarine, par dépit de s'être offerte et +d'avoir été repoussée, devient marquise de Rivonnière et courra les +aventures.--_Francia_, qui date de 1871, est un épisode de l'entrée des +Cosaques à Paris. Le prince Mourzakine retrouve cette petite Francia qu'il +a sauvée durant la retraite de Russie. Grisette sensible, elle l'aime. +Française, elle en rougit et le tue, dans un accès d'exaltation +chauvine.--_Nanon_ (1871) nous reporte aux événements de la Révolution que +George Sand envisage, non plus avec l'ardeur de 1848, mais avec une +modération sénile. La jacobine est passée au parti de la Gironde. «Couthon +et Saint-Just, écrit-elle, rêvent-ils encore la paix fraternelle après ces +sacrifices humains? En cela, ils se trompent; on ne purifie pas l'autel +avec des mains souillées, et leur école sera maudite, car ceux qui les +auront admirés sans réserve garderont leur férocité sans comprendre leur +patriotisme.»--Dans _Ma soeur Jeanne_, Laurent Bielsa, fils d'un +contrebandier, a terminé ses études de médecine et sent grandir en lui une +tendresse inquiétante pour Jeanne. Par bonheur Jeanne n'est pas sa soeur. +Il pourra la chérir sans trouble et l'épouser.--_Flamarande_ et les _Deux +Frères_, qui lui font suite, sont les mémoires d'un valet de chambre qui +retrace les infortunes de la famille de Flamarande. Il y a là une étude +assez tenace de la jalousie et des persécutions dirigées par un mari +contre sa femme qu'il croit adultère. Elle passe vingt ans à gémir et à +réclamer l'enfant qui lui a été ravi.--_Marianne_ est un retour vers les +moeurs simples de la campagne, avec une nuance d'idylle, et la _Tour de +Percemont_ met en scène une belle-mère qui tyrannise une jeune fille pour +lui extorquer son héritage.--Reste un roman, _Albine_, qui demeura +interrompu, et dont les premiers chapitres furent publiés par la _Nouvelle +Revue_. + +Les autres volumes de George Sand sont ou des contes pour les enfants, +comme le _Chêne parlant_, le _Château de Pictordu_, la _Coupe_, les +_Légendes rustiques_, recueils de glanures, ou des ouvrages de critique +généralement indulgente et consacrée à louanger des amis, sous les +rubriques diverses de _Questions d'art et de littérature, Autour de la +Table, Impressions et Souvenirs, Dernières Pages_. Il y a plus d'agrément +dans les _Promenades autour d'un village_, où elle a rassemblé des +paysages du bas Berry, d'aimables descriptions des rives de la Creuse et +des sous-bois de la Vallée Noire, ou dans les _Nouvelles Lettres d'un +Voyageur_, qui nous conduisent à Marseille, en Italie, et sur les vagues +confins d'une botanique imprégnée de mysticisme, «au pays des anémones.» +La visite des Catacombes romaines a suggéré à George Sand d'admirables +pages, d'une éloquence pathétique, sur la mort: «Homme d'un jour, +s'écrie-t-elle, pourquoi tant d'effroi à l'approche du soir? Si tu n'es +que poussière, vois comme la poussière est paisible, vois comme la cendre +humaine aspire à se mêler à la cendre régénératrice du monde! Pleures-tu +sur le vieux chêne abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché du jeune +palmier que le vent embrasé du sud a touché de son aile? Non, car tu vois +la souche antique reverdir au premier souffle du printemps et le pollen du +jeune palmier, porté par le même vent de mort qui frappa la tige, donner +la semence de vie au calice de l'arbre voisin!» + +Voici l'oeuvre de George Sand qui touche à son terme, toujours avec la +même ferveur de spiritualisme, la même continuité de labeur, la même +amplitude d'horizons! A soixante-sept ans, en juillet 1871, au cours d'une +brouille provoquée par le refus de Buloz d'insérer la très belle _Lettre +de Junius_ d'Alexandre Dumas fils, elle projette de créer une concurrence +à la _Revue des Deux Mondes_. «Dites-moi donc, écrit-elle à l'auteur de la +_Dame aux Camélias_, pourquoi nous ne ferions pas une _Revue_, vous, moi, +About, Cherbuliez et nombre d'autres également mécontents du droit que +s'arroge la _Revue_, de refuser, de changer, de couper ceci et cela, de +faire passer tous les esprits sous le même gaufrier?» Ce vague dessein +n'eut pas de suite. La curiosité de George Sand était surtout portée vers +le théâtre. Elle ne venait guère à Paris que pour s'aboucher avec les +directeurs, négocier la reprise de ses pièces, apporter quelque manuscrit. +A la fin de 1872, elle voulut faire jouer un drame tiré de _Mademoiselle +La Quintinie_. L'ouvrage fut même mis en répétition à l'Odéon; mais l'état +de siège opposa son veto. Le 29 novembre 1872, George Sand écrit à Gustave +Flaubert: «Les censeurs ont déclaré que c'était un chef-d'oeuvre de la +plus haute et de la plus saine moralité, mais qu'ils ne pouvaient pas +prendre sur eux d'en autoriser la représentation. Il faut que cela aille +plus haut, c'est-à-dire au ministre qui renverra au général Ladmirault; +c'est à mourir de rire.» Et à Charles Edmond elle ajoute: «Ne laissez pas +_La Quintinie_ tomber dans la main des généraux!» Parmi les théâtres, +l'Odéon est sa maison de prédilection. Elle y est adorée des artistes, des +ouvreuses. Pour tous et toutes elle a un mot gracieux et familier. Une +restriction vient cependant sous sa plume. «Sarah, dit-elle, n'est guère +consolante, à moins qu'elle n'ait beaucoup changé. C'est une excellente +fille, mais qui ne travaille pas et ne songe qu'à s'amuser; quand elle +joue son rôle, elle l'improvise; ça fait son effet, mais ce n'est pas +toujours juste.» En revanche, George Sand éprouve une tendresse et une +estime profondes pour mademoiselle Baretta, qui allait émigrer de l'Odéon +à la Comédie-Française et jouer avec un tact si exquis le _Mariage de +Victorine_. Cette reprise eut lieu la première semaine de mars 1876, sans +que l'auteur pût y assister. Elle était retenue à Nohant par le médiocre +état de sa santé, mais elle gardait cette humeur sereine qui s'épanouit +surtout dans les lettres à Flaubert.» Faut pas être malade, lui +écrivait-elle, faut pas être grognon, mon vieux troubadour. Il faut +tousser, moucher, guérir, dire que la France est folle, l'humanité bête, +et que nous sommes des animaux mal finis; il faut s'aimer quand même, soi, +son espèce, ses amis surtout. J'ai des heures bien tristes. Je regarde +_mes fleurs_, ces deux petites qui sourient toujours, leur mère charmante +et mon sage piocheur de fils que la fin du monde trouverait chassant, +cataloguant, faisant chaque jour sa tâche, et gai quand même comme +_Polichinelle_ aux heures rares où il se repose. Il me disait ce matin: +«Dis à Flaubert de venir, je me mettrai en récréation tout de suite, je +lui jouerai les marionnettes, je le forcerai à rire.» Et, dans une autre +lettre au même Flaubert, George Sand finit par cette formule de +salutation: «J'embrasse les deux gros diamants qui t'ornent la trompette.» +Elle le blâmait un peu d'être inapaisé et inquiet, impatient de perfection +et d'immortalité. «Je n'ai pas monté aussi haut que toi, dit-elle, dans +mon ambition. Tu veux écrire pour les temps. Moi, je crois que dans +cinquante ans je serai parfaitement oubliée et peut-être méconnue. C'est +la loi des choses qui ne sont pas de premier ordre, et je ne me suis +jamais crue de premier ordre. Mon idée a été plutôt d'agir sur mes +contemporains, ne fût-ce que sur quelques-uns, et de leur faire partager +mon idéal de douceur et de poésie.» Elle se tient très consciencieusement +au courant du mouvement littéraire. Le mois qui précède sa mort, elle lit +des volumes de Renan, d'Alphonse Daudet; elle projette d'écrire un +feuilleton sur les romans de M. Emile Zola, et il eût été fort digne +d'intérêt d'avoir le jugement de cette idéaliste impénitente sur le +propagateur du naturalisme. En voici l'esquisse dans une lettre à Flaubert, +du 25 mars 1876: «La chose dont je ne me dédirai pas, tout en faisant la +critique _philosophique_ du procédé, c'est que _Rougon_ est un livre de +grande valeur, un livre _fort_, comme tu dis, et digne d'être placé au +premier rang.» + +Le 28 mai 1876, George Sand adressa au docteur Henri Favre, à Paris, la +dernière lettre qu'on ait recueillie. Elle lui promettait de suivre toutes +ses prescriptions, et ajoutait: «L'état général n'est pas détérioré, et, +malgré l'âge (soixante et douze ans bientôt), je ne sens pas les atteintes +de la sénilité. Les jambes sont bonnes, la vue est meilleure qu'elle n'a +été depuis vingt ans, le sommeil est calme, les mains sont aussi sûres et +aussi adroites que dans la jeunesse... Mais, une partie des fonctions de +la vie étant presque absolument supprimées, je me demande où je vais, et +s'il ne faut pas m'attendre à un départ subit, un de ces matins.» Deux +jours plus tard, George Sand s'alitait pour ne plus se relever. Elle +souffrait, depuis plusieurs années, d'une maladie chronique de l'intestin, +dont l'évolution avait été lente. Son tempérament robuste lui permit de +résister longtemps. A soixante-huit ans, elle se plongeait tous les jours +dans l'Indre, sous sa cascade glacée. Elle avait d'ailleurs des moments de +cruelle douleur, des crampes d'estomac «à en devenir bleue» qui +l'obligeaient à s'étendre sur son lit, à interrompre tout travail, toute +lecture. Mais, écrivait-elle à Flaubert au sortir d'une de ces crises, le +25 mars 1876, je pense toujours à ce que me disait mon vieux curé quand il +avait la goutte: _Ça passera ou je passerai_. Et là-dessus il riait, +content de son mot.» En huit jours, du 30 mai au 8 juin, la paralysie de +l'intestin accomplit son oeuvre, en dépit ou à la suite d'une opération +faite par le docteur Péan. George Sand mourut, entourée de tous les siens. +Elle eut les funérailles qui convenaient à sa gloire et à sa simplicité, +le concours de l'élite intellectuelle, Alexandre Dumas fils, Ernest Renan, +Gustave Flaubert, Paul Meurice, le prince Napoléon, et l'affluence de tous +les villages environnants. Victor Hugo envoya par le télégraphe un suprême +adieu qui débutait ainsi: «Je pleure une morte et je salue une immortelle», +et qui se terminait par cette affirmation spiritualiste: «Est-ce que nous +l'avons perdue? Non. Ces hautes figures disparaissent, mais ne +s'évanouissent pas. Loin de là, on pourrait presque dire qu'elles se +réalisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent +visibles sous l'autre, transfiguration sublime!» Alexandre Dumas fils, +tout en larmes, n'eut pas la force de prononcer le discours qu'il avait +composé durant la nuit. Devant cette tombe, les lettres françaises étaient +en deuil: un génie lumineux venait de nous être ravi. Mais surtout les +paysans sanglotaient: ils avaient perdu leur bienfaitrice, leur amie, la +bonne dame de Nohant. Cet hommage des humbles, plus encore que les +louanges officielles, honorait la mémoire et pouvait toucher l'âme tendre, +sentimentale et fraternelle de George Sand. + +FIN + + * * * * * + +TABLE + +CHAPITRE Ier. Les origines 1 + +II. Les années d'enfance 19 + +III. Au couvent 48 + +IV. Le mariage 64 + +V. La crise conjugale 80 + +VI. Les débuts littéraires 99 + +VII. Le roman féministe: _Indiana_ et _Valentine_ 117 + +VIII. _Lélia_ 133 + +IX. Alfred de Musset et le voyage de Venise 152 + +X. Le docteur Pagello 191 + +XI. Les romans de Venise 210 + +XII. Les _Lettres d'un Voyageur_ 230 + +XIII. Entre Venise et Paris 251 + +XIV. Retour à Alfred de Musset 270 + +XV. La rupture définitive 289 + +XVI. Influence politique: Michel (de Bourges) 309 + +XVII. La séparation de corps 329 + +XVIII. L'époque de _Mauprat_ 349 + +XIX. Influence philosophique: Lamennais 364 + +XX. Influence métaphysique: Pierre Leroux 384 + +XXI. Influence artistique: Liszt et Chopin 404 + +XXII. _Consuelo_ et les romans socialistes 423 + +XXIII. En 1848 441 + +XXIV. Les romans champêtres 460 + +XXV. Sous le second Empire 476 + +XXVI. Le théâtre 495 + +XXVII. Les dernières années 512 + + * * * * * + +FIN + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of George Sand et ses amis, by Abert Le Roy + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13737 *** |
