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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13737 ***
+
+GEORGE SAND ET SES AMIS
+
+par
+
+ALBERT LE ROY
+
+
+
+
+1903
+
+
+SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES, Librairie Paul Ollendorff,
+50, CHAUSSÉE D'ANTIN, PARIS, Tous droits réservés.
+
+
+
+
+A M. OCTAVE GRÉARD, de l'Académie Française, Vice-Recteur Honoraire de
+l'Académie de Paris
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LES ORIGINES
+
+
+George Sand a voulu résumer sa personne littéraire et morale dans
+l'épigraphe qu'elle inscrivit en tête de l'_Histoire de ma Vie_: «Charité
+envers les autres, dignité envers soi-même, sincérité devant Dieu.»
+Fut-elle toujours fidèle, et dans ses livres et dans ses actes, à cette
+noble devise? C'est l'étude qu'il sera loisible d'entreprendre, en
+retraçant les vicissitudes de sa destinée, en analysant son oeuvre, en
+instituant une enquête sur les hommes de son temps et les événements
+auxquels elle fut mêlée.
+
+A l'image de Jean-Jacques Rousseau, son maître, elle nous a légué un
+ouvrage autobiographique, composé non pas au déclin, mais au milieu même
+d'une existence diverse et contradictoire. La première partie de
+l'_Histoire de ma Vie_ a été rédigée en 1847, alors que George Sand était
+dans tout l'éclat de sa renommée. Elle explique nettement l'objet qu'elle
+se propose et le plan qu'elle a conçu: «Je ne pense pas qu'il y ait de
+l'orgueil et de l'impertinence à écrire l'histoire de sa propre vie,
+encore moins à choisir, dans les souvenirs que cette vie a laissés en nous,
+ceux qui nous paraissent valoir la peine d'être conservés. Pour ma part,
+je crois accomplir un devoir, assez pénible même, car je ne connais rien
+de plus malaisé que de se définir... Une insurmontable paresse (c'est la
+maladie des esprits trop occupés et celle de la jeunesse par conséquent)
+m'a fait différer jusqu'à ce jour d'accomplir cette tâche; et, coupable
+peut-être envers moi-même, j'ai laissé publier sur mon compte un assez
+grand nombre de biographies pleines d'erreurs, dans la louange comme dans
+le blâme.» Ce sont, à dire vrai, ces erreurs de détail que George Sand
+s'est surtout complu à redresser en racontant les années de sa jeunesse,
+voire même les origines de sa maison, avec une singulière prolixité. Sur
+les quatre gros volumes de l'_Histoire de ma Vie_, le premier est consacré
+presque entièrement à nous décrire «l'Histoire d'une famille de Fontenoy à
+Marengo.» Elle remonte à Fontenoy pour rappeler que Maurice de Saxe fut
+son bisaïeul. Quelque démocrate qu'elle soit devenue, elle tire vanité
+d'être par le sang arrière-petite-fille de l'illustre maréchal, de même
+qu'elle est par l'esprit de la lignée de Jean-Jacques; puis elle formule
+ainsi son état civil: «Je suis née l'année du couronnement de Napoléon,
+l'an XII de la République française (1804). Mon nom n'est pas Marie-Aurore
+de Saxe, marquise de Dudevant, comme plusieurs de mes biographes l'ont
+découvert, mais Amantine-Lucile-Aurore Dupin.»
+
+Aussi bien, en se défendant de la manie aristocratique, n'est-elle pas
+indifférente et veut-elle nous intéresser à tous les souvenirs
+généalogiques de sa famille. Elle s'étend longuement sur le maréchal de
+Saxe et sur cette noblesse de race qu'elle ramènera théoriquement à sa
+juste valeur dans le _Piccinino_. Sa grand'mère, Aurore Dupin de Francueil,
+avait vu Jean-Jacques une seule fois, mais en des conditions qu'elle
+n'eut garde d'oublier. Voici comment elle relatait l'anecdote dans les
+papiers dont George Sand hérita: «Il vivait déjà sauvage et retiré,
+atteint de cette misanthropie qui fut trop cruellement raillée par ses
+amis paresseux ou frivoles. Depuis mon mariage, je ne cessais de
+tourmenter M. de Francueil pour qu'il me le fît voir; et ce n'était pas
+bien aisé. Il y alla plusieurs fois sans pouvoir être reçu. Enfin, un jour,
+il le trouva jetant du pain sur sa fenêtre à des moineaux. Sa tristesse
+était si grande qu'il lui dit en les voyant s'envoler: «Les voilà repus.
+Savez-vous ce qu'ils vont faire? Ils s'en vont au plus haut des toits pour
+dire du mal de moi et que mon pain ne vaut rien.» En digne aïeule de
+George Sand, madame Dupin de Francueil avait le culte de Jean-Jacques.
+Lorsqu'il accepta de dîner chez elle, sans doute pour faire honneur à son
+hôte elle lut tout d'une haleine la _Nouvelle Héloïse_. Aux dernières
+pages elle sanglotait, et ce jour-là, du matin jusqu'au soir, elle ne fit
+que pleurer. «J'en étais malade, dit-elle, j'en étais laide.» Rousseau
+arrive sur ces entrefaites, et M. de Francueil se garde de la prévenir.
+«Je ne finissais pas de m'accommoder, ne me doutant point qu'il était là,
+l'ours sublime, dans mon salon. Il y était entré d'un air demi-niais,
+demi-bourru, et s'était assis dans un coin, sans marquer d'autre
+impatience que celle de dîner, afin de s'en aller bien vite. Enfin, ma
+toilette finie, et mes yeux toujours rouges et gonflés, je vais au salon;
+j'aperçois un petit homme assez mal vêtu et comme renfrogné, qui se levait
+lourdement, qui mâchonnait des mots confus. Je le regarde et je devine; je
+crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques, étourdi de cet
+accueil, veut me remercier et fond en larmes. Francueil veut nous remettre
+l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous ne pûmes nous rien
+dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas une parole. On essaya
+de dîner pour couper court à tous ces sanglots. Mais je ne pus rien manger,
+M. de Francueil ne put avoir de l'esprit, et Rousseau s'esquiva en
+sortant de table, sans avoir dit un mot.» Quant à George Sand,
+quatre-vingts ans plus tard, elle est radieuse d'avoir eu une grand'mère
+qui a pleuré avec Jean-Jacques.
+
+La Révolution jeta en prison, pour quelques semaines, madame Dupin, très
+attachée aux hommes et aux choses de l'ancien régime. Son fils, Maurice,
+le père de George Sand, avait l'humeur plus libérale, et les lettres qu'il
+écrivit durant la Terreur, reproduites dans l'_Histoire de ma Vie_, sont
+d'un style assez alerte. Il gardait, d'ailleurs, certains préjugés du
+monde où il avait grandi, celui par exemple d'imputer à Robespierre la
+responsabilité de toutes les violences auxquelles la République fut
+condamnée, pour se défendre contre ses adversaires du dehors et du dedans.
+Plus équitable et mieux informée, George Sand s'applique à détruire cette
+légende. «Voilà, dit-elle, l'effet des calomnies de la réaction. De tous
+les terroristes, Robespierre fut le plus humain, le plus ennemi par nature
+et par conviction des apparentes nécessités de la Terreur et du fatal
+système de la peine de mort. Cela est assez prouvé aujourd'hui, et l'on ne
+peut pas récuser à cet égard le témoignage de M. de Lamartine. La réaction
+thermidorienne est une des plus lâches que l'histoire ait produites. Cela
+est encore suffisamment prouvé. A quelques exceptions près, les
+thermidoriens n'obéirent à aucune conviction, à aucun cri de la conscience
+en immolant Robespierre. La plupart d'entre eux le trouvaient trop faible
+et trop miséricordieux la veille de sa mort, et le lendemain ils lui
+attribuèrent leurs propres forfaits pour se rendre populaires. Soyons
+justes enfin, et ne craignons plus de le dire: Robespierre est le plus
+grand homme de la Révolution et un des plus grands hommes de l'histoire.»
+
+L'esprit révolutionnaire animera George Sand, dirigera sa pensée et
+inspirera son oeuvre, encore qu'elle ait reçu des traditions de famille et
+une éducation qui devaient lui inculquer des sentiments contraires. Sa
+grand'mère, madame Dupin, au sortir des prisons de la Terreur, eut des
+procès qui entamèrent sa fortune: c'était double raison pour détester le
+régime nouveau. On vivait, au fond du Berry, dans cette terre de Nohant
+que George Sand a tant aimée. Elle y passa presque toute sa vie et elle
+souhaitait de pouvoir y mourir: son voeu s'est réalisé. Voici la peinture
+qu'elle a tracée de ce modeste domaine qu'il nous importe de connaître.
+C'est le cadre même de son existence:
+
+«L'habitation est simple et commode. Le pays est sans beauté, bien que
+situé au centre de la Vallée Noire, qui est un vaste et admirable site...
+Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de
+terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce ou de la Brie,
+c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissants détails que
+nous trouvons en descendant jusqu'au lit caché de la rivière, à un quart
+de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons
+en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et
+borné... Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout
+ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en désordre, ce cimetière
+plein d'herbe, ce petit clocher couvert en tuiles, ce porche de bois brut,
+ces grands ormeaux délabrés, ces maisonnettes de paysan entourées de leurs
+jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevières,
+tout cela devient doux à la vue et cher à la pensée, quand on a vécu si
+longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux.»
+
+C'est là que madame Dupin traversera des années de gêne extrême, au
+lendemain de la Terreur. Les revenus de Nohant ne s'élevaient pas à 4.000
+francs, payables en assignats, et il fallait rembourser des emprunts
+onéreux contractés en 1793. Durant plus d'un an, on vécut, paraît-il, des
+médiocres revenus du jardin, de la vente des légumes et des fruits qui
+produisait au marché de 12 à 15 francs par semaine. Puis l'horizon
+s'éclaircit, sans que jamais la fortune patrimoniale, après la Révolution,
+ait dépassé 15.000 livres de rente.
+
+Le père de George Sand, Maurice Dupin nous laisse l'impression d'un assez
+mauvais sujet. Est-ce la faute de l'éducation qu'il reçut ou des
+commotions politiques et sociales? Du moins il manquait d'équilibre,
+peut-être même de bon sens, et l'_Histoire de ma Vie_ essaie en vain de
+colorer avantageusement ses défauts: «Ce père que j'ai à peine connu, et
+qui est resté dans ma mémoire comme une brillante apparition, ce jeune
+homme artiste et guerrier est resté tout entier vivant dans les élans de
+mon âme, dans les fatalités de mon organisation, dans les traits de mon
+visage.» Il y a là quelque hyperbole et un excès d'adoration filiale. La
+destinée de Maurice Dupin fut surtout hasardeuse, comme l'était sa pensée.
+A dix-neuf ans, il voulait être musicien et jouait la comédie dans les
+salons de La Châtre. L'année suivante, la loi du 2 vendémiaire an VII
+ayant institué le service militaire obligatoire, il lui fallut servir sous
+les drapeaux de la République. Sa mère, toute royaliste qu'elle fût, avait
+aliéné ses diamants pour l'équiper. Il est protégé par le citoyen La Tour
+d'Auvergne Corret, capitaine d'infanterie, et rejoint son régiment à
+Cologne; ensuite il passe en Italie. Entre temps, un incident était
+survenu à Nohant, que George Sand relate sans s'émouvoir, mais qui dut
+troubler la quiétude de madame Dupin: «Une jeune femme, attachée au
+service de la maison, venait de donner le jour à un beau garçon, qui a été
+plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie
+personne n'avait pas été victime de la séduction. Elle avait cédé, comme
+mon père, à l'entraînement de son âge. Ma grand'mère l'éloigna sans
+reproche, pourvut à son existence, garda l'enfant et l'éleva.» George Sand
+ajoute: «Elle avait lu et chéri Jean-Jacques; elle avait profité de ses
+vérités et de ses erreurs.» Maurice Dupin, lui aussi, avait-il lu
+Rousseau? En tous cas, il avait trouvé une Thérèse dans le personnel
+domestique de Nohant.
+
+La guerre lui réserve d'autres aventures. Il traverse le Saint-Bernard en
+prairial an VIII et nous raconte comment il fut accueilli à Aoste par le
+Premier Consul, qui venait de l'attacher à son état-major: «Je fus à lui
+pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon
+compliment pour me demander qui j'étais.--Le petit-fils du maréchal de
+Saxe.--Ah oui! ah bon! Dans quel régiment êtes-vous?--1er de
+chasseurs.--Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous êtes donc adjoint à
+l'état-major?--Oui, général.--C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de
+vous voir.--Et il tourna le dos.»
+
+Après avoir pris part à la bataille de Marengo, voici en quels termes
+Maurice Dupin relate ses impressions, dans une lettre à son oncle de
+Beaumont, ou, comme dit la suscription, au citoyen Beaumont, à l'hôtel de
+Bouillon, quai Malaquais, Paris:
+
+«Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! en retraite, en
+batterie! nous sommes perdus! victoire! sauve qui peut! Courez à droite, à
+gauche, au milieu! revenez, restez, partez, dépêchons-nous! Gare l'obus!
+au galop! Baisse la tête, voilà un boulet qui ricoche!... Des morts, des
+blessés, des jambes de moins, des bras emportés, des prisonniers, des
+bagages, des chevaux, des mulets; des cris de rage, des cris de victoire,
+des cris de douleur, une poussière du diable, une chaleur d'enfer; un
+charivari, une confusion, une bagarre magnifique; voilà, mon bon et
+aimable oncle, en deux mots, l'aperçu clair et net de la bataille de
+Marengo, dont votre neveu est revenu très bien portant, après avoir été
+culbuté, lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et avoir été
+régalé pendant quinze heures par les Autrichiens du feu de trente pièces
+de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils.»
+
+Ce qui vaut mieux que tout ce verbiage, c'est qu'il fut nommé par
+Bonaparte lieutenant sur le champ de bataille. Mais il appréhende la fin
+de la guerre et il s'écrie avec une pointe de gasconnade: «Encore trois ou
+quatre culbutes sur la poussière, et j'étais général.» Le séjour
+enchanteur de Milan va tourner d'autre côté ses préoccupations. Il est
+amoureux, non pas à la légère comme il lui est advenu sur les bords du
+Rhin ou à Nohant, mais avec tout l'emportement d'une passion qui veut être
+durable. Et il s'en ouvre à sa mère, dans une lettre écrite d'Asola, le 29
+frimaire an IX: «Qu'il est doux d'être aimé, d'avoir une bonne mère, de
+bons amis, une belle maîtresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des
+ennemis à combattre!» La femme qui soulève tout cet enthousiasme--et qui
+sera la mère de George Sand--s'appelait Sophie-Victoire-Antoinette
+Delaborde. Elle avait été en prison au couvent des Anglaises en même temps
+que madame Dupin, et pour lors elle usait de moyens d'existence assez
+fâcheux. L'_Histoire de ma Vie_ recourt à des circonlocutions, à des
+euphémismes, et finit par convenir que «sa jeunesse avait été livrée par
+la force des choses à des hasards effrayants.» Ces explications très
+embarrassées ont pour objet de ne pas confesser crûment que Victoire
+Delaborde accompagnait un général de l'armée d'Italie et avait trouvé des
+ressources dans les dépouilles du pays conquis. George Sand ne s'arrête
+pas à ces misères. Elle veut excuser, sinon innocenter sa mère: «Un fait
+subsiste devant Dieu, c'est qu'elle fut aimée de mon père, et qu'elle le
+mérita apparemment, puisque son deuil, à elle, ne finit qu'avec sa vie.»
+Haussant encore le ton, elle s'écrie sur le mode déclamatoire: «Le grand
+révolutionnaire Jésus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y
+avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un pécheur que pour la
+persévérance de cent justes.» Redescendons des sommets de la morale
+évangélique dans la réalité: Maurice Dupin recevait de madame Delaborde
+des prêts d'argent, sans s'inquiéter d'abord d'où elle tirait ces
+subsides. Ce n'est qu'à la réflexion qu'il doute de la délicatesse du
+procédé et discute avec ses scrupules: «Qu'as-tu fait? qu'ai-je fait
+moi-même en acceptant ce secours?... Si j'avais su que tu n'étais pas
+mariée, que tout ce luxe ne t'appartenait pas!... Je me trompe, je ne sais
+ce que je dis, il t'appartient, puisque l'amour te l'a donné: mais quand
+je songe aux idées qui pourraient lui venir, à _lui_... Il ne les aurait
+pas longtemps, je le tuerais! Enfin je suis fou, je t'aime et je suis au
+désespoir. Tu es libre, tu peux le quitter quand tu voudras, tu n'es pas
+heureuse avec lui, c'est moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux
+perdre une position assurée et fortunée pour partager les hasards de ma
+mince fortune.»
+
+Maurice Dupin réussit à détacher madame Delaborde de son général, mais il
+rencontra mille obstacles avant d'aboutir au mariage. Quatre années
+s'écoulèrent entre la rencontre d'Asola et la naissance de George Sand.
+Elles furent singulièrement agitées: maintes fois le jeune homme essaya de
+sacrifier son amour à sa mère, qui avait l'humeur ombrageuse et jalouse.
+Fait prisonnier par les Autrichiens en nivôse an IX, il ne recouvra la
+liberté, au bout de deux mois, que pour accourir à Nohant en floréal de la
+même année. Victoire Delaborde vint le rejoindre à La Châtre, «ayant tout
+quitté, tout sacrifié à un amour libre et désintéressé.» On sut sa
+présence dans la petite ville, et Maurice en parla à madame Dupin. Son
+précepteur, un certain Deschartres, ci-devant abbé, voulut intervenir et
+le fit très maladroitement. Un beau matin, il se rend à La Châtre, à
+l'auberge de la _Tête-Noire_, réveille la voyageuse, lui adresse des
+reproches et des menaces, la somme de repartir le jour même pour Paris.
+Elle riposte, lui ferme la porte au nez. Il va quérir le maire et les
+gendarmes, qui pénètrent dans la chambre de Victoire et trouvent «une
+toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord
+de son lit, les bras nus et les cheveux épars.»
+
+Les _autorités constituées_ s'adoucissent. Elle leur raconte «qu'elle
+avait rencontré Maurice en Italie, qu'elle l'avait aimé, qu'elle avait
+quitté pour lui une riche protection et qu'elle ne connaissait aucune loi
+qui pût lui faire un crime de sacrifier un général à un lieutenant et sa
+fortune à son amour.» A ce récit, les magistrats municipaux sont émus. Ils
+prennent parti contre le pédagogue. Mais le coup était porté, le scandale
+produit, et madame Dupin, avertie par Deschartres, ne devait jamais
+oublier cet esclandre. Maurice s'efforça de consoler sa mère par de
+mensongères promesses. Il lui écrivit: «Enfin que crains-tu et
+qu'imagines-tu? Que je vais épouser une femme qui me ferait _rougir un
+jour?_... Ta crainte n'a pas le moindre fondement, Jamais l'idée du
+mariage ne s'est encore présentée à moi; je suis beaucoup trop jeune pour
+y songer, et la vie que je mène ne me permet guère d'avoir femme et
+enfants. Victoire n'y pense pas plus que moi» Puis il entre dans des
+détails pour rassurer madame Dupin, et il va sans nul doute à l'encontre
+de ses visées. Victoire est veuve, elle a une petite fille. Elle
+travaillera pour vivre. Elle a déjà été modiste; elle tiendra de nouveau
+un magasin de modes. Et il conclut: «Est-ce que je peux, est-ce que je
+pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire à ta volonté et à tes
+désirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille.»
+
+L'orgueil de la châtelaine de Nohant devait être exaspéré, à la seule
+pensée que cette modiste pourrait devenir sa bru et porter le nom presque
+seigneurial des Dupin. Mais il y avait plus. Victoire, éloignée de La
+Châtre, continuait d'écrire à Maurice, et quelles lettres! En ce point,
+elle était la digne émule de Thérèse Levasseur. Et George Sand, qui nous
+donne sur sa mère des renseignements qu'elle aurait pu et dû taire,
+souligne son manque d'instruction: «C'est tout au plus si à cette époque
+elle savait écrire assez pour se faire comprendre. Pour toute éducation,
+elle avait reçu en 1788 les leçons élémentaires d'un vieux capucin qui
+apprenait _gratis_ à lire et à réciter le catéchisme à de pauvres
+enfants... Il fallait les yeux d'un amant pour déchiffrer ce petit
+grimoire et comprendre ces élans d'un sentiment passionné qui ne pouvait
+trouver de forme pour s'exprimer.» Cependant Maurice était conquis et
+subissait l'ascendant de cette nature inférieure. Il y a une histoire
+assez louche et assez répugnante au sujet de l'argent qu'elle lui avait
+prêté et qui venait du général. La restitution fut effectuée, mais
+péniblement, et Maurice est obligé de s'en expliquer avec sa mère: «Tous
+les dons, dit-il, qu'elle lui avait _emportés pour en manger le profit
+avec moi_ se réduisaient à _un_ diamant de peu de valeur qu'elle avait
+conservé par mégarde, et qui lui avait été renvoyé avant même qu'elle
+connût ses plaintes et ses calomnies.» N'importe, il devait être
+infiniment douloureux pour madame Dupin que son fils fût réduit à lui
+écrire: «Je ne sais pas si je suis un des Grieux, mais il n'y a point ici
+de Manon Lescaut.» Devant la perspective d'une telle union, on ne peut que
+comprendre et approuver les résistances de la mère. Il faudra pourtant
+qu'elle finisse par céder, par consentir à un mariage que George Sand
+tâche de justifier en recourant à de véritables paradoxes: «Il va épouser
+une fille du peuple, c'est-à-dire qu'il va continuer et appliquer les
+idées égalitaires de la Révolution dans le secret de sa propre vie. Il va
+être en lutte dans le sein de sa propre famille contre les principes
+d'aristocratie, contre le monde du passé. Il brisera son propre coeur,
+mais il aura accompli son rêve.» En vérité, c'est employer de trop grands
+mots pour expliquer des misères. Et, dans ce conflit d'ordre sentimental,
+nos sympathies iront plutôt vers madame Dupin que vers Victoire Delaborde.
+
+Durant bien des mois les tiraillements se prolongèrent. Maurice écrivait à
+sa mère, le 3 pluviôse an X (février 1802): «Je te jure _par tout ce qu'il
+y a de plus sacré_ que V*** travaille et ne me coûte rien... Ne parlons
+pas d'elle, je t'en prie, ma bonne mère, nous ne nous entendrions pas;
+sois sûre seulement que j'aimerais mieux me brûler la cervelle que de
+mériter de toi un reproche.» Aussi bien toutes les mercuriales de madame
+Dupin demeuraient impuissantes, et le pauvre Deschartres, chargé du rôle
+de Mentor, était berné sans vergogne, alors qu'il s'appliquait à tenir son
+ancien écolier sous sa férule. «Un matin, raconte George Sand, mon père
+s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin
+du Palais-Royal, où ils s'étaient donné rendez-vous pour déjeuner ensemble
+chez un restaurateur. A peine se sont-ils retrouvés, à peine Victoire
+a-t-elle pris le bras de mon père, que Deschartres, jouantle rôle de
+Méduse, se présente au devant d'eux. Maurice paye d'audace, fait bonne
+mine à son argus et lui propose de venir déjeuner en tiers. Deschartres
+accepte. Il n'était pas épicurien, pourtant il aimait les vins fins, et on
+ne les lui épargna pas. Victoire prit le parti de le railler avec esprit
+et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert; mais quand il
+s'agit de se séparer, mon père voulant reconduire son amie chez elle,
+Deschartres retomba dans ses idées noires et reprit tristement le chemin
+de son hôtel.»
+
+Au printemps de 1802, Maurice va rejoindre son régiment à Charleville, et
+Victoire l'accompagne. Auprès des camarades de la garnison et des gens de
+la petite ville, ils passaient pour être secrètement mariés. Il n'en était
+rien. Mais la naissance de plusieurs enfants vint resserrer étroitement
+leurs liens. Ils ne poussèrent pas l'imitation de Jean-Jacques jusqu'à les
+livrer à la charité publique. Un seul survécut: ce devait être George Sand,
+qui ignore ou néglige de nous indiquer le nombre et le sexe des autres
+enfants issus de cette union et emportés en bas âge.
+
+On était alors dans une période d'accalmie politique et militaire. Le
+gouvernement personnel s'établissait sur les ruines de la République.
+L'oeuvre de réaction débutait par une entente avec la Cour de Rome, aux
+fins de briser l'Eglise constitutionnelle et nationale de 1789. L'armée,
+en sa grande majorité, accueillait assez mal cette première étape sur la
+route de Canossa. «Le Concordat, écrit Maurice Dupin à sa mère, ne fait
+pas ici le moindre effet. Le peuple y est indifférent. Les gens riches,
+même ceux qui se piquent de religion, ont grand'peur qu'on n'augmente les
+impôts pour payer les évêques. Les militaires, qui ne peuvent pas obtenir
+un sou dans les bureaux de la guerre, jurent de voir le palais épiscopal
+meublé aux frais du gouvernement.» Et le jeune homme, fervent voltairien,
+raille la bulle du Pape, «écrite dans le style de l'Apocalypse, et qui
+menace les contrevenants de la colère de saint Pierre et de saint Paul.»
+Bref, conclut-il, «nous nous couvrons de ridicule.» A la cérémonie de
+Notre-Dame en l'honneur du Concordat, les généraux se rendirent à peu près
+comme des chiens qu'on fouette. Le légat était en voiture, et sa croix
+devant lui, dans une autre voiture. Ce fut là l'occasion de négociations
+Pour lui, soldat de la Révolution, ayant grandi auprès d'une mère
+royaliste mais philosophe, il voyait avec inquiétude «des changements dans
+les affaires publiques qui ne promettent rien de bon», et même «un retour
+complet à l'ancien régime». Démocrate, il devait s'affilier à la
+franc-maçonnerie qui était déjà le foyer des idées libérales. Il nous a
+malicieusement conté son initiation: «On m'a enfermé dans tous les trous
+possibles, nez à nez avec des squelettes; on m'a fait monter dans un
+clocher au bas duquel on a fait mine de me précipiter... On m'a fait
+descendre dans des puits, et, après douze heures passées à subir toutes
+ces gentillesses, on m'a cherché une mauvaise querelle sur ma bonne humeur
+et mon ton goguenard, et on a décidé que je devais subir le dernier
+supplice. En conséquence, on m'a cloué dans une bière, porté au milieu des
+chants funèbres dans une église, pendant la nuit, et, à la clarté des
+flambeaux, descendu dans un caveau, mis dans une fosse et recouvert de
+terre, au son des cloches et du _De profundis_. Après quoi chacun s'est
+retiré. Au bout de quelques instants, j'ai senti une main qui venait me
+tirer mes souliers, et, tout en l'invitant à respecter les morts, je lui
+ai détaché le plus beau coup de pied qui se puisse donner. Le voleur de
+souliers a été rendre compte de mon état et constater que j'étais encore
+en vie. Alors on est venu me chercher pour m'admettre aux grands secrets.
+Comme avant l'enterrement on m'avait permis de faire mon testament,
+j'avais légué le caveau dans lequel j'avais été enfermé au colonel de la
+14e, afin qu'il en fît une salle de police; la corde avec laquelle on m'y
+avait descendu, au colonel du 4e de cavalerie, pour qu'il s'en servît pour
+se pendre, et les os dont j'étais entouré, à ronger à un certain frère
+terrible, qui m'avait trimbalé toute la journée dans les caves et
+greniers.»
+
+C'étaient là les menues distractions de la vie de garnison à Charleville.
+Toutes les journées ne devaient pas y être aussi plaisantes pour Maurice,
+partagé entre sa maîtresse et sa mère. Celle-ci, exempte de préjugés
+religieux, et qui n'acceptait guère que les doctrines du Vicaire savoyard
+ou cette foi à l'Etre suprême que George Sand appelle le culte épuré de
+Robespierre et de Saint-Just, admettait fort bien que jeunesse se passe,
+mais ne pouvait tolérer une mésalliance. C'est donc à son insu que le
+mariage fut conclu, le 16 prairial an XII (1804), par devant le maire du
+deuxième arrondissement de Paris, entre Maurice Dupin et Victoire
+Delaborde, qui désormais prendra le prénom de Sophie. Un mois plus tard,
+le 12 messidor (1er juillet), George Sand vit le jour, dans la maison
+portant le numéro 15 de la rue Meslay. Ces deux événements furent cachés à
+madame Dupin, qui, ultérieurement informée, courra à Paris et essayera
+vainement de faire casser le mariage. Celui-ci avait été célébré presque
+clandestinement. Sophie était allée à la mairie en modeste robe de basin,
+n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or; car la gêne du ménage ne permit
+d'acheter que quelques jours plus tard une véritable alliance de six
+francs. En dépit de ces circonstances mystérieuses, George Sand, enfant de
+l'amour, naquit au milieu de la joie. La soeur de Sophie Delaborde allait
+épouser un officier, ami intime de Maurice, et l'on avait organisé une
+petite sauterie. «Ma mère, lisons-nous dans l'_Histoire de ma Vie_, avait
+une jolie robe couleur de rose, et mon père jouait sur son fidèle violon
+de Crémone une contredanse de sa façon». Tout à coup souffrante, Sophie
+passa dans la chambre voisine. Au milieu d'un _chassez-huit_, la tante
+Lucie accourut en s'écriant: «Venez, venez, Maurice, vous avez une fille.»
+Et elle ajouta: «Elle est née en musique et dans le rose, elle aura du
+bonheur.» On l'appela Aurore, en souvenir de la grand'mère absente et que
+l'on se garda bien d'informer. George Sand entrait dans le monde, l'an
+dernier de la République, l'an premier de l'Empire. Sa vie devait être
+agitée, comme la Révolution politique, philosophique, religieuse et
+sociale dont elle est issue et que reflètera son oeuvre.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LES ANNÉES D'ENFANCE
+
+
+Pour fil conducteur à travers l'enfance et la jeunesse de George Sand,
+nons avons encore l'_Histoire de ma Vie_, mais rédigée sous une
+inspiration sensiblement différente. Tous les premiers chapitres, relatifs
+aux origines, avaient été composés et publiés sous la monarchie de
+Juillet. L'écrivain reprend la plume et continue son autobiographie, le
+1er juin 1848, après avoir participé aux événements de la Révolution qui
+renversa Louis-Philippe et avoir collaboré, auprès de Ledru-Rollin,
+fondateur du suffrage universel, aux circulaires du gouvernement
+provisoire. Il en résulte une évolution de sa pensée, une volte-face
+analogue à celle qu'on remarque, au regard de M. Thiers, dans les volumes
+de l'_Histoire du Consulat et de l'Empire_ postérieurs au Deux Décembre.
+«J'ai beaucoup appris, déclare George Sand, beaucoup vécu, beaucoup
+vieilli durant ce court intervalle... Si j'eusse fini mon livre avant
+cette Révolution, c'eût été un autre livre, celui d'un solitaire, d'un
+enfant généreux, j'ose le dire, car je n'avais étudié l'humanité que sur
+des individus souvent exceptionnels et toujours examinés par moi à loisir.
+Depuis j'ai fait, de l'oeil, une campagne dans le monde des faits, et je
+n'en suis point revenue telle que j'y étais entrée. J'y ai perdu les
+illusions de la jeunesse, que par un privilège dû à ma vie de retraite et
+de contemplation, j'avais conservées plus tard que de raison.»
+
+Ces illusions, nous les connaîtrons mieux et pourrons en apprécier la
+persistance, en repassant avec George Sand les péripéties de ses premières
+années et les hasards d'une éducation où se heurtèrent les influences
+rivales de sa mère et de son aïeule.
+
+Madame Dupin, en dépit des fréquents voyages que son fils faisait à Nohant,
+n'avait appris de lui ni le mariage avec madame Delaborde ni la naissance
+de l'enfant survenue le 12 messidor. C'est seulement vers la fin de
+brumaire an XIII (novembre 1804) qu'elle conçut des soupçons et voulut les
+éclaircir. L'_Histoire de ma Vie_ rapporte les deux lettres qu'elle
+adressa au maire du cinquième arrondissement: «J'ai de fortes raisons,
+écrivait-elle, pour craindre que mon fils unique ne se soit récemment
+marié à Paris sans mon consentement. Je suis veuve; il a vingt-six ans; il
+sert, il s'appelle Maurice-François-Elisabeth Dupin. La personne avec
+laquelle il a pu contracter mariage a porté différents noms; celui que je
+crois le sien est Victoire Delaborde. Elle doit être un peu plus âgée que
+mon fils--(elle avait effectivement trente ans),--tous deux demeurent
+ensemble rue Meslay, n° 15... Cette fille ou cette femme, car je ne sais
+de quel nom l'appeler, avant de s'établir dans la rue Meslay, demeurait en
+nivôse dernier rue de la Monnaie, où elle tenait une boutique de modes.»
+
+Les lettres ni les démarches de madame Dupin ne purent aboutir à
+l'annulation du mariage. Elle recueillit seulement, comme pour attiser sa
+colère, des renseignements fort peu édifiants sur les origines de cette
+bru qui entrait subrepticement dans sa famille, sur le père, Claude
+Delaborde, oiselier au quai de la Mégisserie, sur le grand-père maternel,
+un certain Cloquart, qui portait encore, par delà la Révolution, un grand
+habit rouge et un chapeau à cornes, son costume de noces sous le règne de
+Louis XV.
+
+Cependant l'officier de l'état civil, un maire à l'âme patriarcale,
+tentait de calmer les inquiétudes de madame Dupin. Il chargeait, selon ses
+propres expressions, une personne intelligente et sûre de pénétrer, sous
+un prétexte quelconque, dans l'intérieur des jeunes époux, et voici le
+tableau qu'il en trace, d'après ce témoin fidèle: «On a trouvé un local
+extrêmement modeste, mais bien tenu, les deux jeunes gens ayant un
+extérieur de décence et même de distinction, la jeune mère au milieu de
+ses enfants, allaitant elle-même le dernier, et paraissant absorbée par
+ces soins maternels; le jeune homme plein de politesse, de bienveillance
+et de sérénité... Enfin, quels qu'aient pu être les antécédents de la
+personne, antécédents que j'ignore entièrement, sa vie est actuellement
+des plus régulières et dénote même une habitude d'ordre et de décence qui
+n'aurait rien d'affecté. En outre, les deux époux avaient entre eux le ton
+d'intimité douce qui suppose la bonne harmonie, et, depuis des
+renseignements ultérieurs, je me suis convaincu que _rien n'annonce_ que
+votre fils ait à se repentir de l'union contractée.»
+
+Le maire termine par quelques paroles de condoléance, en prévoyant qu'un
+jour ou l'autre le jeune homme se repentira d'avoir brisé le coeur de sa
+mère. Mais c'est sa première, sa seule faute. Elle est réparable, elle
+comporte le pardon, et, au demeurant, le _ton qu'on a vu chez lui_ ne
+justifie nullement les douloureux présages que madame Dupin avait conçus.
+Comme beaucoup de belles-mères, elle espérait que son fils serait
+malheureux et lui reviendrait. Il n'en était rien. Maurice n'avait d'autre
+souci immédiat que de chercher les voies d'une réconciliation malaisée. Il
+finit par les découvrir, sous une forme assez romanesque qui fut couronnée
+de succès. Madame Dupin était venue secrètement à Paris, afin de consulter
+M. de Sèze et deux autres avocats célèbres sur la validité du mariage. Ils
+déclarèrent l'affaire _neuve_, comme toutes celles du même genre qui
+découlaient de la législation civile récemment mise en vigueur; mais ils
+estimèrent que le mariage avait toutes chances d'être reconnu valable par
+les tribunaux, partant la naissance d'être proclamée légitime.
+
+Sur ces entrefaites, Maurice, informé du voyage de sa mère, prit la petite
+Aurore dans ses bras et chargea la portière de monter avec l'enfant chez
+madame Dupin, en lui disant: «Voyez donc, madame, la jolie petite fille
+dont je suis grand'mère! Sa nourrice me l'a apportée aujourd'hui, et j'en
+suis si heureuse que je ne peux pas m'en séparer un instant.» Tout en
+bavardant, elle déposa le bébé sur les genoux de la vieille dame qui
+cherchait sa bonbonnière. Soudain un soupçon traversa l'esprit de madame
+Dupin. Elle s'écria: «Vous me trompez, cette enfant n'est pas à vous; ce
+n'est pas à vous qu'elle ressemble... Je sais, je sais ce que c'est.» Et
+elle repoussait la petite Aurore qui, effrayée, se mit à verser des
+larmes. La portière s'apprêtait à reprendre et à emporter l'enfant. La
+grand'mère fut vaincue. Lorsqu'elle sut que son fils était en bas, elle le
+fit appeler. C'était le pardon. Quand ils se retirèrent, Aurore avait dans
+la main une bague de rubis que madame Dupin envoyait à sa belle-fille:
+George Sand a toujours porté cette bague. Quelques semaines plus tard, la
+réconciliation fut complète. La châtelaine de Nohant consentit à recevoir
+l'humble modiste qui s'était introduite dans la famille; elle assista au
+mariage religieux, ainsi qu'au repas qui suivit. Aussitôt après, elle
+regagna son manoir berrichon.
+
+Le jeune ménage s'était installé dans un étroit appartement de la rue
+Grange Batelière. Bientôt Maurice fut obligé de rejoindre son régiment
+pour la campagne d'Ulm, et sa femme demeura à Paris avec ses deux enfants,
+la petite Aurore et son aînée Caroline, qui n'était pas la fille de
+Maurice Dupin. Le train de vie était des plus modestes, l'existence des
+plus régulières. Celle qui jadis avait suivi un général sur les grandes
+routes de l'Italie, n'aspirait désormais qu'à la quiétude. Elle n'avait
+aucun goût pour le monde. «Les grands dîners, écrit George Sand, les
+longues soirées, les visites banales, le bal même, lui étaient odieux.
+C'était la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folâtre.» En
+ce point, ses sentiments étaient tout à fait conformes à ceux de son mari.
+«Ils ne se trouvaient heureux, ajoute l'_Histoire de ma Vie_, que dans
+leur petit ménage. Partout ailleurs ils étouffaient de mélancoliques
+bâillements, et ils m'ont légué cette secrète sauvagerie qui m'a rendu
+toujours le monde insupportable et le _home_ nécessaire.»
+
+Nous n'avons que de rares lettres de Maurice Dupin à sa femme et nous n'en
+possédons point qui aient été adressées à sa mère, durant la campagne de
+1805. On sait toutefois qu'il participa à la série d'opérations militaires
+qui devaient se terminer par l'occupation de Vienne. Mais il n'est pas
+certain qu'il ait assisté à la bataille d'Austerlitz. Son avancement
+s'effectuait avec lenteur. Depuis Marengo, il marquait le pas au grade de
+lieutenant. Il s'en plaint dans sa correspondance. De là cette phrase de
+l'_Histoire de ma Vie_, sans qu'on voie bien exactement s'il faut
+l'attribuer à George Sand ou à son père: «Chacun sous l'Empire songe à soi;
+sous la République, c'était à qui s'oublierait.»
+
+Nommé enfin capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 décembre
+1805) et chevalier de la Légion d'honneur à la même époque, Maurice Dupin
+revint passer quelques semaines à Paris. Entre temps, la petite Aurore
+avait été mise en sevrage à Chaillot, chez la tante Lucie, soeur de sa
+mère, qui avait épousé M. Maréchal, officier retraité. Elle jouait avec sa
+cousine Clotilde, leur fille, qui était du même âge et qui fut la
+meilleure amie de ses jeunes années. On louait, pour promener les enfants,
+l'âne d'un jardinier voisin, et on les plaçait sur du foin dans les
+paniers qui servaient à porter les fruits, les légumes ou le lait au
+marché, Caroline dans l'un, Clotilde et Aurore dans l'autre.
+
+Voilà le plus lointain souvenir qu'ait gardé George Sand, ainsi que celui
+d'un accident qui vers deux ans lui arriva. La bonne qui la tenait dans
+ses bras la laissa tomber sur l'angle d'une cheminée. Ce fut pour l'enfant
+comme un éveil de la sensibilité. La venue du médecin, les sangsues, le
+départ de la bonne, sont restés gravés dans sa mémoire. A quatre ans, elle
+savait lire et elle récitait sans broncher ses prières, n'y comprenant
+rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: «_Mon Dieu, je vous donne
+mon coeur._» C'était, assure-t-elle à distance, le seul endroit où elle
+eût une idée de Dieu et d'elle-même. Le _Pater_, le _Credo_ et l'_Ave
+Maria_, qu'elle disait en français, lui étaient aussi inintelligibles que
+si elle les eût appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles
+lui étaient pareillement lettre close. A la réflexion, elle les juge trop
+fortes et trop profondes pour le premier âge.
+
+Sa douceur n'était pas exempte d'un certain entêtement ingénu. Un jour,
+par exemple, au cours de la leçon d'alphabet, elle répondit à sa mère: «Je
+sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B.» Et, comme elle épelait
+toutes les lettres excepté la seconde, elle donna pour unique raison de
+cette résistance opiniâtre: «C'est que je ne connais pas le B.» Le
+véritable fond de son caractère était une propension à la rêverie.
+«L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant.» Elle
+proteste contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'_Emile_, veut
+supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. Pour elle,
+l'impression fut très douloureuse, la première année où s'insinua dans son
+esprit un doute sur la réalité du père Noël. «J'avais, écrit-elle, cinq ou
+six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau
+dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres
+fois, et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au
+petit homme à barbe blanche.»
+
+Elle eut une affection très vive, très persistante pour ses poupées, et de
+l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costumé, mais qui
+lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage. Plus tard
+un goût analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes. Elle leur
+élèvera un théâtre à Nohant et composera pour elles, en collaboration avec
+son fils, de véritables comédies. Dès son plus jeune âge, elle aimait se
+raconter à elle-même de longues et fantastiques histoires. Sa soeur
+Caroline avait été mise en pension, sa mère était très occupée par les
+soins du ménage. Aussi, pour qu'elle prît un peu l'air, la plaçait-on
+volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu desquelles il y
+avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret. Aurore, ainsi
+emprisonnée, employait ses loisirs à dégarnir avec ses ongles la paille
+des chaises, et grimpée sur la chaufferette, tandis que ses mains étaient
+occupées, elle laissait errer son imagination. A haute voix elle débitait
+les contes improvisés que sa mère appelait des romans.
+
+A de longs intervalles, son père revenait entre deux campagnes. La maison
+s'emplissait de bruit et de gaîté. L'enfant entendait prononcer le nom et
+raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, à la promenade, elle
+l'aperçut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa mère
+s'écria, toute joyeuse: «Il t'a regardée, souviens-toi de ça; ça te
+portera bonheur!» Et George Sand ajoute dans l'_Histoire de ma Vie_: «Je
+crois que l'Empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout à
+fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage
+pâle, dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai
+donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun
+portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il
+avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle
+était grise; il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je
+fus comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier
+moment, et tout à coup si bienveillant et si doux.» Elle vit également le
+Roi de Rome dans les bras de sa nourrice, à une fenêtre des Tuileries d'où
+il riait aux passants. En apercevant Aurore, dont la physionomie lui plut
+sans doute, il se mit à rire davantage et jeta de son côté un gros bonbon.
+Malgré les signes de la gouvernante du Roi, le factionnaire qui était au
+pied de la fenêtre ne voulut pas que le bonbon fût ramassé.
+
+De ces temps éloignés George Sand avait conservé des souvenirs très
+précis. Elle revoyait les jeux de son père qui, à table, pour la
+désappointer, feignait de vouloir manger tout le plat de vermicelle cuit
+dans du lait sucré, ou qui avec sa serviette faisait des figures de moine,
+de lapin ou de pantin,--distraction familière aux mess de sous-officiers.
+Cependant le bien-être et l'aisance ne régnaient pas à la maison. Maurice
+Dupin, aide de camp de Murat, en dépit de ses appointements et des dons de
+sa mère, se laissait endetter. On a accusé sa femme d'avoir été
+désordonnée et dépensière. L'_Histoire de ma Vie_ proteste contre ce
+reproche: «Ma mère faisait elle-même son lit, balayait l'appartement,
+raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'était une femme d'une
+activité et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie, elle s'est levée
+avec le jour et couchée à une heure du matin.»
+
+Le grand ami d'Aurore, en ces premières années d'enfance, fut un certain
+Pierret, d'origine champenoise, dont George Sand s'est complu à évoquer la
+physionomie. Il occupait au Trésor un emploi des plus modestes, et il
+était la seule personne que madame Maurice Dupin reçût dans l'intimité, en
+l'absence de son mari. Ce Pierret avait pour la fillette «la tendresse
+d'un père et les soins d'une mère». Le surplus de ses loisirs s'écoulait
+dans un estaminet du faubourg Poissonnière, à l'enseigne du _Cheval blanc_;
+car il aimait le vin, la bière, la pipe, le billard et le domino. Il
+aimait surtout Aurore. C'était un disgracié, à l'âme tendre, aux effusions
+sentimentales. «Le plus laid des hommes, dit George Sand, mais cette
+laideur était si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amitié. Il avait
+un gros nez épaté, une bouche épaisse et de très petits yeux; ses cheveux
+blonds frisaient obstinément, et sa peau était si blanche et si rose qu'il
+parut toujours jeune. A quarante ans, il se mit fort en colère, parce
+qu'un commis de la mairie, où il servait de témoin au mariage de ma soeur,
+lui demanda de très bonne foi s'il avait atteint l'âge de majorité.» Grand
+et gros, la figure contractée par des tics nerveux, Pierret était le
+meilleur des hommes. Une année où Aurore ne cessait de troubler le sommeil
+de sa mère, il prit l'enfant, l'emporta chez lui, passa une vingtaine de
+nuits auprès du berceau, administrant le lait et préparant l'eau, sucrée
+avec la vigilance d'une nourrice. Le matin, il ramenait Aurore en allant à
+son bureau, et le soir il la reprenait en sortant du _Cheval blanc_.
+
+Il fallut pourtant quitter l'ami Pierret. Madame Maurice Dupin, depuis
+longtemps éloignée de son mari et un peu jalouse, voulut le rejoindre à
+Madrid. Elle était enceinte, et ce voyage semblait assez imprudent. Elle
+résolut néanmoins de l'entreprendre, laissa Caroline en pension et partit
+avec Aurore. Comme Victor Hugo, George Sand était vouée, tout enfant, à
+visiter l'Espagne: Elle en a rapporté des impressions qui méritent d'être
+recueillies. D'abord son imagination fut émue par les hautes montagnes des
+Asturies, puis elle admira la végétation avec cet instinctif enthousiasme
+qui devait faire d'elle l'élève et l'imitatrice de Jean-Jacques: «Je vis,
+dit-elle, pour la première fois, sur les marges du chemin, du liseron en
+fleur. Ces clochettes roses, délicatement rayées de blanc, me frappèrent
+beaucoup.» Sa mère attira son attention: «Respire-les, cela sent le bon
+miel, et ne les oublie pas!» George Sand conserva, en effet, cette
+première sensation de l'odorat, et depuis lors elle ne put respirer des
+fleurs de liseron-vrille sans se rappeler le bord du chemin espagnol. Le
+liseron était pour elle comme pour Rousseau la pervenche des _Confessions_.
+
+Une autre rencontre marqua le voyage avant l'arrivée à Madrid. C'était par
+une nuit assez claire. Tout à coup le postillon modéra l'allure de son
+attelage et cria au jockey: «Dites à ces dames de ne pas avoir peur, j'ai
+de bons chevaux.» Trois énormes silhouettes, d'aspect ramassé, se
+projetaient sur les bords de la route. Madame Dupin les prit pour des
+voleurs. C'étaient de grands ours de montagne.
+
+Certaine nuit, il fallut coucher dans une chambre d'auberge où le plancher
+avait une large tache de sang. La mère d'Aurore, tremblante de peur,
+voulut aller à la découverte. Elle était persuadée qu'un pauvre soldat
+français avait été assassiné par les Espagnols. En ouvrant une porte, elle
+finit par découvrir les cadavres de trois porcs. Et cette anecdote
+rappelle celle de Paul-Louis Courier, au fin fond des Calabres.
+
+Nous voici à Madrid. Maurice Dupin était logé au troisième étage du palais
+du prince de la Paix, «le plus riche, dit George Sand, et le plus
+confortable de Madrid, car il avait protégé les amours de la reine et de
+son favori (Godoy), et il y régnait plus de luxe que dans la maison du roi
+légitime.» Elle nous dépeint un appartement immense, tout tendu en damas
+de soie cramoisi. «Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans,
+tout était doré et me parut en or massif, comme dans les contes de fées.
+Il y avait d'énormes tableaux qui me faisaient peur.» Si le palais était
+somptueux, il était également malpropre. Les animaux domestiques y
+pullulaient, notamment des lapins qui circulaient en liberté à travers les
+corridors, les chambres et les salons. La petite Aurore se prit d'une
+particulière affection pour l'un d'eux, tout blanc, avec des yeux de
+rubis. Il égratignait les inconnus, mais avec elle il était très familier,
+dormant sur ses genoux ou sur sa robe, tandis qu'elle racontait des
+histoires.
+
+Le palais du prince de la Paix avait pour hôte principal Joachim Murat, à
+l'état-major duquel Maurice Dupin était attaché. Murat a laissé dans
+l'imagination de George Sand un souvenir éblouissant. Il avait pris en
+grande amitié cette enfant qu'on lui présenta revêtue d'un uniforme
+militaire, semblable à quelque déguisement de carnaval, mais que
+l'_Histoire de ma Vie_ nous retrace avec complaisance: «Cet uniforme était
+une merveille. Il consistait en un dolman de Casimir blanc tout galonné et
+boutonné d'or fin, une pelisse pareille garnie de fourrure noire et jetée
+sur l'épaule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornements et
+broderies d'or à la hongroise. J'avais aussi les bottes de maroquin rouge
+à éperons dorés, le sabre, le ceinturon de ganses de soie cramoisi à
+canons et aiguillettes d'or émaillés, la sabretache avec un aigle brodé en
+perles fines, rien n'y manquait. En me voyant équipée absolument comme mon
+père, soit qu'il me prît pour un garçon, soit qu'il voulût bien faire
+semblant de s'y tromper, Murat, sensible à cette petite flatterie de ma
+mère, me présenta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son
+aide de camp, et nous admit dans son intimité.»
+
+Aurore était gênée par ce bel uniforme très lourd et très serré. Aussi se
+lassa-t-elle bien vite de traîner son sabre et d'arborer sa pelisse.
+Volontiers elle quittait la fourrure et les galons pour le joli costume
+espagnol de l'époque, robe de soie noire très courte avec une frange qui
+tombait sur la cheville, mantille de crêpe noir à large bande de velours.
+Murat, si redoutable à la guerre, si héroïque sur le champ de bataille,
+était le plus douillet des hommes devant la maladie. George Sand se
+souvient de l'avoir entendu rugir comme si on l'assassinait, au milieu de
+la nuit, pour une simple inflammation qui ne mettait pas sa vie en danger.
+Elle se rappelle l'émoi qu'elle ressentit et ce cri qu'elle poussait au
+milieu des sanglots: _On tue mon prince Fanfarinet_. C'est le nom que dans
+ses contes elle donnait au beau Murat. Il était, d'ailleurs, plein de
+sollicitude et même de tendresse pour elle. Un jour, en s'éveillant, elle
+trouva à ses côtés, la tête sur le même oreiller, un jeune faon, couché en
+rond, les pattes repliées. Elle le tenait enlacé entre ses bras. C'était
+un cadeau que Murat lui avait apporté nuitamment, au retour de la chasse,
+et il venait, de bon matin, contempler le tableau. Certains foudres de
+guerre ont de ces recoins idylliques dans l'âme.
+
+Madame Dupin avait mis au monde à Madrid un enfant chétif et aveugle; puis
+il fallut abandonner le palais du prince de la Paix. L'armée française
+était obligée de battre en retraite. Nos troupes, déguenillées et rongées
+par la gale, se repliaient sur les Pyrénées, tandis que Murat allait
+occuper le trône de Naples. On traversait des villages incendiés, on
+suivait des routes encombrées de cadavres. On avait soif, et dans l'eau
+des fossés on trouvait des caillots de sang. On avait faim, et l'on
+manquait de vivres. Un soir, dans un campement français, Aurore partagea
+la gamelle du soldat, un bouillon très gras où le pain se mêlait à
+quelques mèches noircies: c'était une soupe faite avec des bouts de
+chandelles.
+
+Après maintes souffrances, la famille arriva à Nohant, chez la
+grand'mère, et George Sand la revoit, telle qu'elle lui apparut, sur le
+seuil de la demeure: «Une figure blanche et rosée, un air imposant, un
+invariable costume composé d'une robe de soie brune à taille longue et à
+manches plates, une perruque blonde et crêpée en touffe sur le front, un
+petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu.» C'était la
+première fois que Maurice amenait sa femme et ses enfants, et
+sur-le-champ il fut nécessaire de les soigner tous pour l'affreuse
+maladie éruptive qu'ils avaient rapportée d'Espagne. Aurore, au bout de
+quelques jours de traitement, fut guérie. Elle eut vite lié connaissance
+avec Hippolyte, un gros garçon de neuf ans que Maurice avait eu avant
+son mariage, et aussi avec Deschartres, qui, pour recevoir les nouveaux
+hôtes, avait revêtu son plus beau costume: culottes courtes, bas blancs,
+guêtres de nankin, habit noisette, casquette à soufflet. Il semblait
+qu'après toutes les péripéties du voyage en Espagne ce dût être le repos
+et le bonheur. Bien au contraire, le petit aveugle mourut, consumé par
+la fièvre, et ce fut pour madame Maurice Dupin une telle douleur qu'elle
+éprouva une véritable hallucination. Elle s'imagina qu'on l'avait inhumé
+vivant, et elle persuada à son mari d'aller rouvrir la tombe. George
+Sand a relaté l'événement dans une des pages les plus tragiques de
+l'_Histoire de ma Vie_. Il y passe un frisson d'épouvante:
+
+«Mon père se lève, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une
+bêche et court au cimetière, qui touche à notre maison et qu'un mur sépare
+du jardin; il approche de la terre fraîchement remuée et commence à
+creuser... Il ne put voir assez clair pour distinguer la bière qu'il
+découvrait, et ce ne fut que quand il l'eut débarrassée en entier, étonné
+de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour être
+celle de l'enfant. C'était celle d'un homme de notre village qui était
+mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser à côté, et là, en effet,
+il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant à le retirer, il
+appuya fortement le pied sur la bière du pauvre paysan, et cette bière,
+entraînée par le vide plus profond qu'il avait fait à côté, se dressa
+devant lui, le frappa à l'épaule et le fit tomber dans le fossé.»
+
+Surmontant l'émotion qui l'agitait et lui mettait la sueur aux tempes, il
+rapporta le cercueil de son enfant. La mère dut se rendre compte que
+l'oeuvre de la mort était accomplie. Elle voulut pourtant garder le petit
+cadavre un jour et une nuit encore; puis ils allèrent le confier à la
+terre dans un coin du jardin, au pied d'un vieux poirier. Une semaine plus
+tard, Maurice, en rentrant de La Châtre où il avait dîné chez des amis,
+était désarçonné par un cheval ombrageux qu'il avait ramené d'Espagne. Il
+tomba sur un tas de pierres et se brisa les vertèbres du cou. La mort dut
+être instantanée.
+
+Ce fut un deuil cruel; qui laissait face à face une mère affolée de
+douleur, une veuve désespérée. Les larmes auraient pu, semble-t-il, les
+réconcilier, effacer les souvenirs amers. Tout au rebours, leur tendresse
+jalouse et égoïste va se disputer la direction et l'affection de l'enfant.
+Sur tous les points essentiels de l'éducation elles seront en désaccord.
+La mère d'Aurore lisait et lui conseillait de lire des contes, des récits
+fantastiques, les romans de madame de Genlis, alors que la vieille madame
+Dupin, férue de principes voltairiens, eût souhaité un autre commerce
+intellectuel. Quoi qu'il en soit, George Sand contracta dès le premier âge
+ce goût passionné de la lecture qu'elle a délicieusement analysé dans la
+septième des _Lettres d'un Voyageur_, adressée à Franz Liszt:
+
+«Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur
+éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et
+que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui
+ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a dévorés ou
+savourés! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les
+rayons d'une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux
+tableaux de vos jeunes années? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous
+la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le
+lûtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous
+abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de
+table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes
+et que le pipeau du vacher se perdait dans l'éloignement? Oh! que la nuit
+tombait vite sur ces pages divines! que le crépuscule faisait cruellement
+flotter les caractères sur la feuille pâlissante! C'en est fait, les
+agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l'étable, le grillon prend
+possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans
+le vague de l'air, comme tout à l'heure les caractères sur le livre. Il
+faut partir; le chemin est pierreux, l'écluse est étroite et glissante, la
+côte est rude; vous êtes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire,
+vous arriverez trop tard, le souper sera commencé. C'est en vain que le
+vieux domestique qui vous aime aura retardé le coup de cloche autant que
+possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mère,
+inexorable sur l'étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d'une
+voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera
+plus sensible qu'un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera, le
+soir, la confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en
+rougissant, que vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous
+aurez été sommé de montrer le livre, après quelque hésitation et une
+grande crainte de le voir confisqué sans l'avoir fini, vous tirerez en
+tremblant de votre poche, quoi? _Estelle et Némorin_ ou _Robinson Crusoé!_
+Oh! alors la grand'mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera
+rendu: mais il ne faudra pas désormais oublier l'heure du souper. Heureux
+temps! ô ma Vallée Noire! ô Corinne! ô Bernardin de Saint-Pierre! ô
+l'Iliade! ô Millevoye! ô Atala! ô les saules de la rivière! ô ma jeunesse
+écoulée! ô mon vieux chien, qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui
+répondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de
+regret et de gourmandise!».
+
+Tels sont les souvenirs que George Sand avait gardés de l'âge d'or, où
+elle eut comme compagne de jeu Ursule, nièce de la femme de chambre de
+madame Dupin, et qui restera pour elle, à travers la vie, une amie fidèle,
+malgré la différence des conditions. Quand il était question pour Aurore
+de choisir entre sa grand'mère et sa mère, de sacrifier celle-ci au profit
+de celle-là, Ursulette disait, en toute petite paysanne déjà attachée à
+l'argent: «C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand
+jardin comme ça pour se promener, et des voitures, et des robes, et des
+bonnes choses à manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout ça? C'est
+le _richement_. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta
+bonne maman, toujours de l'_âge d'or_ et toujours du _richement_.»
+L'enfant développait le mot qu'elle avait entendu sa tante Julie dire un
+jour à Aurore: «Vous voulez donc retourner dans votre petit grenier manger
+des haricots?»
+
+George Sand convient que sa mère avait un caractère assez difficile à
+manier. Elle était brusque, emportée, vaniteuse en même temps, au point de
+se faire adresser son courrier au nom de madame de Nohant-Dupin.
+L'_Histoire de ma Vie_ lui prête des opinions démocratiques qu'elle n'eut
+jamais. Elle était grisette dans l'âme et cherchait à inculquer à sa fille
+des habitudes de frivolité et de coquetterie. Ne passait-elle pas des
+heures à la coiffer à la chinoise? «C'était bien, dit George Sand, la plus
+affreuse coiffure que l'on pût imaginer, et elle a été certainement
+inventée par les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les
+cheveux en les peignant à contre-sens jusqu'à ce qu'ils eussent pris une
+attitude perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au
+sommet du crâne, de manière à faire de la tête une boule allongée
+surmontée d'une petite houle de cheveux. On ressemblait ainsi à une
+brioche ou à une gourde de pèlerin. Ajoutez à cette laideur le supplice
+d'avoir les cheveux plantés à contre-poil; il fallait huit jours d'atroces
+douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forcé, et on les
+serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre qu'on avait la peau
+du front tirée et le coin des yeux, relevé comme les figures d'éventail
+chinois.» La grand'mère, qui trouvait ridicules toutes ces futilités et
+qui n'avait pour les goûts vulgaires et plébéiens de sa bru aucune
+indulgence, s'évertua et réussit à prendre en mains l'éducation d'Aurore.
+Les deux femmes, vers la fin de 1810, rompirent la vie commune. L'enfant
+passa presque toute l'année à Nohant, sauf un court séjour à Paris en
+hiver. Sophie, au contraire, domiciliée à Paris avec sa fille Caroline et
+jouissant d'une pension que lui servait sa belle-mère, allait seulement à
+Nohant pour la saison des vacances. Ce train d'existence dura jusqu'à la
+fin de 1814.
+
+Outre Ursule, Aurore avait un grand ami à la campagne: c'était un âne,
+très vieux et très bon, qui ne connaissait ni la corde ni le râtelier. On
+le laissait errer en liberté. «Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer
+dans la maison, dans la salle à manger et même dans l'appartement de ma
+grand'mère, qui le trouva un jour installé dans son cabinet de toilette,
+le nez sur une boîte de poudre d'iris qu'il respirait d'un air sérieux et
+recueilli. Il avait même appris à ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au
+loquet... Il lui était indifférent de faire rire; supérieur aux sarcasmes,
+il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'à lui. Sa seule
+faiblesse était le désoeuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la
+conséquence. Une nuit, ayant trouvé la porte du lavoir ouverte, il monta
+un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule,
+souleva le loquet de deux ou trois pièces et arriva à la porte de la
+chambre à coucher de ma grand'mère; mais trouvant là un verrou, il se mit
+à gratter du pied pour avertir de sa présence. Ne comprenant rien à ce
+bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma
+grand'mère sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumière, vint à la
+porte, et tomba sur l'âne en jetant les hauts cris.»
+
+Chez madame Dupin, dans la solitude de Nohant, il y avait, à côté des
+heures de distraction, bien des journées moroses pour une enfant aussi
+exubérante que l'était instinctivement Aurore. Depuis l'arrangement--ou
+même l'engagement--signé par Sophie, et qui laissait à la grand'mère toute
+liberté et pleins pouvoirs pour l'éducation de la fillette, celle-ci était
+livrée sans contrepoids à une direction solennelle, cérémonieuse et
+guindée. La vieille madame Dupin, fuyant la familiarité, exigeait le
+respect, et semblait éviter de caresser sa petite-fille; elle lui donnait
+des baisers à titre de récompense. Aussi Aurore regrettait-elle l'humeur
+mobile, parfois brutale, mais affectueuse de sa mère, et souffrait-elle de
+l'excès de tenue qu'on lui imposait. Il était interdit de se rouler par
+terre, de rire bruyamment, de parler berrichon. Sa grand'mère lui disait
+_vous_, l'obligeait à porter des gants, à parler bas et à faire la
+révérence aux personnes qui venaient en visite. Défense d'aller à la
+cuisine et de tutoyer les domestiques. Avec madame Dupin Aurore devait
+même employer la troisième personne: _Ma bonne maman veut-elle me
+permettre d'aller au jardin?_
+
+Les voyages à Paris étaient comme une oasis pour cette enfant qui avait
+soif de tendresse. On mettait trois ou quatre jours, car madame Dupin,
+quoique circulant en poste, refusait de passer la nuit en voiture. De
+Châteauroux à Orléans, le paysage était monotone: on traversait la
+Sologne. En revanche, la forêt d'Orléans, avec ses grands arbres, avait
+une réputation tragique; les diligences y étaient assez souvent arrêtées.
+Avant la Révolution, on s'armait jusqu'aux dents, lorsqu'il s'agissait de
+s'aventurer dans ce coupe-gorge. La maréchaussée avait d'ailleurs une
+singulière façon de rassurer les voyageurs: «Quand les brigands étaient
+pris, jugés et condamnés, on les pendait aux arbres de la route, à
+l'endroit même où ils avaient commis le crime; si bien qu'on voyait de
+chaque côté du chemin, et à des distances très rapprochées, des cadavres
+accrochés aux branches et que le vent balançait sur votre tête.» D'année
+en année, on comptait les nouveaux pendus, autour desquels volaient des
+corbeaux rapaces, et c'était tout ensemble un spectacle lugubre et une
+odeur répugnante.
+
+Le séjour de Paris raviva chaque fois la tendresse d'Aurore pour sa mère
+dont on chercha vainement à la détacher. Madame Dupin, imbue de rancunes
+et de préjugés aristocratiques, ne voulait pas que sa petite-fille, qui
+descendait du maréchal de Saxe et d'un roi de Pologne, frayât avec cette
+soeur aînée, Caroline Delaborde, née de père inconnu. Ce fut la source de
+querelles où la grand'mère finit par céder. Il y avait, en effet, nous dit
+George Sand, deux camps dans la maison: «_le parti de ma mère_, représenté
+par Rose, Ursule et moi; _le parti de ma grand'mère_, représenté par
+Deschartres et par Julie.»
+
+Quand Aurore eut la rougeole, comme sa mère ne venait pas la voir ou
+s'arrêtait au seuil de sa chambre, cette conduite fut, dans la domesticité,
+l'objet d'appréciations contradictoires. Pour les uns, madame Sophie
+Dupin craignait de contracter la maladie et s'abstenait d'approcher son
+enfant. Pour les autres--et cette version est plus vraisemblable--elle
+appréhendait d'apporter la rougeole à Caroline.
+
+Chez sa bonne maman, Aurore avait coutume de voir en visite un certain
+nombre de personnes de qualité: son grand-oncle M. de Beaumont, madame de
+la Marlière, madame Junot, plus tard duchesse d'Abrantès, madame de
+Pardaillan, «petite bonne vieille qui avait été fort jolie, qui était
+encore proprette, mignonne et fraîche sous les rides,» et donnait à la
+jeune Aurore ce conseil en forme d'horoscope: «Soyez toujours bonne, ma
+pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde.» Il y avait
+encore deux _vieilles comtesses_, comme disait dédaigneusement Sophie
+Dupin: madame de Ferrières qui, ayant de _beaux restes_ à montrer, avait
+toujours les bras nus dans son manchon dès le matin; «mais ces beaux bras
+de soixante ans, relate George Sand, étaient si flasques qu'ils devenaient
+tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une
+sorte de dégoût.»
+
+L'autre était madame de Béranger, dont le mari prétendait descendre de
+Béranger, roi d'Italie au temps des Goths. La Révolution les avait ruinés.
+N'importe, ils demeuraient haut perchés sur leur orgueil,
+
+ Et comme du fumier regardaient tout le monde.
+
+Madame de Béranger avait des prétentions à la sveltesse de la taille. Il
+fallait deux femmes de chambre pour serrer son corset en appuyant les
+genoux sur la cambrure du dos. A soixante ans, elle avait le ridicule de
+porter une perruque blonde frisée à l'enfant, qui contrastait avec la
+rudesse de ses traits et la teinte bilieuse de sa peau. Après dîner, en
+jouant aux cartes, elle ôtait fréquemment cette perruque qui la gênait, et,
+en petit serre-tête noir, elle ressemblait à un vieux curé. S'il
+survenait une visite, elle cherchait précipitamment sa perruque, qui était
+à terre ou dans sa poche, ou sur laquelle elle était assise, et elle la
+remettait de côté ou à l'envers, ce qui lui donnait l'aspect le plus
+comique.
+
+Aurore était parfois enfant terrible. A une madame de Maleteste qui
+fréquentait chez sa grand'mère, elle demanda un jour comment elle
+s'appelait pour de bon, en ajoutant: «Mal de tête, mal à la tête, mal tête,
+ce n'est pas un nom. Vous devriez vous fâcher quand on vous appelle comme
+ça.» Et à l'abbé d'Andrezel qui portait des _spencers_ sur ses habits, qui
+allait au spectacle et mangeait de la poularde le vendredi saint, Aurore
+posa une fois cette question embarrassante: «Si tu n'es pas curé, où donc
+est ta femme? Et, si tu es curé, où donc est ta messe?»
+
+Il y avait également la famille de Villeneuve, alliée aux Dupin de
+Francueil, qui vivait de façon patriarcale dans une maison de la rue de
+Grammont où les quatre générations étaient réunies. A telles enseignes que
+la bisaïeule, madame de Courcelles, pouvait dire à madame de Guibert: «Ma
+fille, va-t'en dire à ta fille que la fille de sa fille crie.» C'étaient
+là, pour Aurore, les relations mondaines et élégantes qu'elle devait à sa
+grand'mère: elle en parle avec complaisance. Celles de sa mère étaient
+plus humbles: elle n'y fait même pas allusion. Mais, comme elle a
+contracté depuis 1835 des sentiments démocratiques, George Sand leur donne
+dans l'_Histoire de ma Vie_ un caractère rétrospectif. A l'en croire,
+fillette de dix ans, elle dédaignait les gens de qualité et elle avait
+coutume de dire: «Je voudrais être un boeuf ou un âne; on me laisserait
+marcher à ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut
+faire de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de
+derrière et à donner la patte.» Elle atteste qu'il lui semblerait plus
+enviable d'être une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise fleurant
+le musc ou le benjoin. Il y a peut-être là quelque exagération
+systématique. A l'époque où George Sand faisait ces déclarations, elle
+était férue de socialisme, voire même de communisme; car le mot de
+collectivisme n'était pas encore à la mode. Et elle écrivait: «L'idée
+communiste a beaucoup de grandeur, parce qu'elle a beaucoup de vérité.»
+
+A Nohant et à Paris, vers 1814, Aurore entendait, tantôt sa mère faire
+l'éloge de l'Empereur--et madame Sand a toujours conservé des sympathies
+napoléoniennes,--tantôt sa grand'mère, les _vieilles comtesses_ et
+Deschartres raconter sur lui les anecdotes les plus invraisemblables. Il
+avait battu l'impératrice, arraché la barbe du Saint-Père, craché à la
+figure de M. Cambacérès. Le fils de Marie-Louise était mort en venant au
+monde, et on lui avait substitué l'enfant d'un boulanger. Voilà de quelles
+billevesées se repaissaient les habitués des salons royalistes.
+
+La première communion de son frère Hippolyte frappa l'imagination
+d'Aurore. La cérémonie eut lieu à la paroisse voisine de Saint-Chartier,
+celle de Nohant étant supprimée. Le curé de Saint-Chartier était bien le
+prêtre le plus étrange et le plus paysan qui se pût concevoir. Bonhomme et
+terre à terre, il se souciait beaucoup moins de l'Evangile que des
+intérêts temporels de ses ouailles et des profits de son ministère. Entre
+beaucoup, George Sand nous a transmis l'un de ses sermons: «Mes chers amis,
+voilà que je reçois un mandement de l'archevêque qui nous prescrit encore
+une procession. Monseigneur en parle bien à son aise! Il a un beau
+carrosse pour porter sa Grandeur, et un tas de personnages pour se donner
+du mal à sa place; mais moi, me voilà vieux, et ce n'est pas une petite
+besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous
+n'entendent ni à _hue_ ni à _dia_. Vous vous poussez, vous vous marchez
+sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou pour sortir de l'église,
+et j'ai beau me mettre en colère, jurer après vous, vous ne m'écoutez
+point, et vous vous comportez comme des veaux dans une étable. Il faut que
+je sois à tout dans ma paroisse et dans mon église. C'est moi qui suis
+obligé de faire toute la police, de gronder les enfants et de chasser les
+chiens. Or je suis las de toutes ces processions qui ne servent à rien du
+tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins
+sont gâtés, et si Monseigneur était obligé de patauger comme nous deux
+heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand
+de cérémonies. Ma foi, je n'ai pas envie de me déranger pour celle-là, et,
+si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous... Oui-da, j'entends
+le père _un tel_ qui me blâme, et voilà ma servante qui ne m'approuve
+point. Ecoutez, que ceux qui ne sont pas contents aillent... _se
+promener_. Vous en ferez ce que vous voudrez; mais, quant à moi, je ne
+compte pas sortir dans les champs. Je vous ferai votre procession autour
+de l'église. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu.
+Finissons cette messe, qui n'a duré que trop longtemps.»
+
+
+Avec de tels prônes, les offices à Saint-Chartier ne devaient pas manquer
+d'imprévu, d'autant que le banc des marguilliers était occupé par la femme
+du maire, ci-devant religieuse qui avait escaladé les murailles de son
+couvent pour rejoindre un garde-française. Pendant le sermon, elle
+bâillait avec ostentation ou bien elle interpellait le curé: «Quelle
+diable de messe! ce gredin n'en finira pas!--Allez au diable, répliquait
+le curé à mi-voix en bénissant les fidèles. _Dominus vobiscum!_»
+
+On juge que les cérémonies du culte ainsi pratiquées n'étaient pas fort
+édifiantes pour Aurore, qui respirait l'atmosphère voltairienne. Aussi, au
+retour de la première messe à laquelle elle assista, interrogée par sa
+grand'mère sur ses impressions, elle répondit: «J'ai vu le curé qui
+déjeunait tout debout devant une grande table et qui de temps en temps se
+retournait pour nous dire des sottises.»
+
+George Sand raconte très plaisamment les circonstances qui accompagnèrent
+la première communion de son frère Hippolyte. Pour ce grand jour, le brave
+curé avait invité à déjeuner le jeune communiant qui lui apportait, à
+titre de cadeau, douze bouteilles de vin muscat de la part de madame
+Dupin. On en déboucha une. «Ma foi, dit l'abbé, voilà un petit vin blanc
+qui se laisse boire et qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du
+cru; c'est doux, c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon
+garçon, mettez-vous là. Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons
+la seconde bouteille quand la première sera finie.»
+
+La servante et le sacristain, Hippolyte et le curé déclarèrent, d'un
+commun accord, que ce vin ne portait pas l'eau. On passa, comme disait
+l'abbé, au troisième et au quatrième feuillet du bréviaire--figuré par les
+bouteilles du panier. Enfin les convives se séparèrent péniblement.
+Hippolyte voyait danser les buissons et se réveilla sous un arbre. Alors,
+conclut George Sand, «il put revenir à la maison, où il nous édifia tous
+par sa gravité et sa sobriété le reste de la journée.»
+
+Le presbytère de Saint-Chartier était une maison joyeuse. Manette était
+sourde, le curé de même. Il disait d'elle: «Elle n'entend pas la grosse
+cloche.» Et il ne l'entendait pas davantage. Elle avait sauvé la vie de
+son maître pendant la Révolution et elle le faisait marcher comme un petit
+garçon, depuis cinquante-sept ans. C'était un prêtre, d'un modèle rare,
+jurant comme un dragon, buvant comme un templier. «Je ne suis point un
+cagot, moi, disait-il sous la Restauration. Je ne suis pas un de ces
+hypocrites qui ont changé de manières depuis que le gouvernement nous
+protège; je suis le même qu'auparavant et n'exige pas que mes paroissiens
+me saluent plus bas ni qu'ils se privent du cabaret et de la danse, comme
+si ce qui était permis hier ne devait plus l'être aujourd'hui.» Il se
+targuait d'être un vieux de la vieille roche, n'aimait pas la loi du
+sacrilège, non plus que de mettre de l'eau dans son vin. «Si l'archevêque
+n'est pas content, qu'il le dise, je lui répondrai, moi! Et je me moquerai
+bien de tous les archevêques du monde.» Le prélat en fit l'expérience.
+
+Etant venu pour la confirmation à Saint-Chartier et déjeunant au
+presbytère, il dit au curé, par manière de badinage épiscopal: «Vous avez
+quatre-vingt-deux ans, monsieur le curé, c'est un bel âge.--Oui-da,
+Monseigneur, répliqua l'abbé en son libre langage, vous avez beau z'être
+archevêque, vous n'y viendrez peut-être point!» Et, au dessert, impatienté
+de la longueur du repas, il grommela entre haut et bas: «Ah! ça,
+emmenez-le donc et débarrassez-moi de tous ces grands messieurs-là, qui me
+font une dépense de tous les diables et qui mettent ma maison sens dessus
+dessous. J'en ai _prou_, et grandement plus qu'il ne faut pour savoir
+qu'ils mangent mes perdrix et mes poulets tout en se gaussant de moi.» Et
+l'archevêque et son vicaire général de rire aux éclats.
+
+Ayant une fois été volé, le curé de Saint-Chartier se conduisit, au vrai,
+à peu près comme M. Myriel dans les _Misérables_: il refusa de dénoncer le
+coupable. Voilà le brave homme de prêtre qui forma la conscience
+religieuse de George Sand. «L'Aurore, avait-il coutume de dire, est une
+enfant que j'ai toujours aimée.» Il écrira à M. Dudevant: «Ma foi,
+monsieur, prenez-le comme vous voudrez, mais j'aime tendrement votre
+femme.» Il fréquentait chez les Dupin, ramenait parfois madame Dudevant en
+croupe; car il montait à cheval, s'endormait, et l'animal s'arrêtait pour
+brouter. Après dîner, le curé ronflait dans le salon du château, puis
+demandait un petit air d'épinette. Sa religion était tolérante, placide et
+bourgeoise. Il ne fut pour rien dans la crise de mysticisme qui guettait
+George Sand, vers la seizième année.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+AU COUVENT
+
+
+L'éducation d'Aurore par les soins de sa grand'mère avait donné de
+médiocres résultats: l'enfant souffrait d'être séparée de sa mère.
+Deschartres, ci-devant précepteur de Maurice Dupin, n'était pas beaucoup
+plus heureux dans son enseignement. Il avait des bourrasques, des rages de
+vieux pédagogue, et la main leste. Un jour, comme la fillette était
+distraite au cours de la leçon, il lui jeta à la tête un gros dictionnaire
+latin. «Je crois, écrit-elle, qu'il m'aurait tuée si je n'eusse lestement
+évité le boulet en me baissant à propos. Je ne dis rien du tout, je
+rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et
+j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fini ma
+version: «Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux
+plus.» Deschartres ne revint jamais sur ce sujet, et le latin fut
+abandonné. On ne s'avisa que plus tard qu'il fallait compléter cette
+instruction faite à bâtons rompus. En attendant, Aurore tout enfant avait
+déjà ce culte de la nature qui hantera l'imagination de George Sand et
+inspirera exquisement la meilleure part de ses oeuvres. Elle nous vante,
+dans l'_Histoire de ma Vie_, l'automne et l'hiver, qui étaient ses saisons
+les plus gaies, et proteste contre l'habitude mondaine qui «fait de Paris
+le séjour des fêtes dans la saison de l'année la plus ennemie des bals,
+des toilettes et de la dissipation.» Elle loue les riches Anglais de
+passer l'hiver dans leurs châteaux, en goûtant les délices du coin du feu
+et de la vie de famille. Cette passion pour la campagne s'épanche en une
+jolie page de poésie descriptive:
+
+«On s'imagine à Paris que la nature est morte pendant six mois, et
+pourtant les blés poussent dès l'automne, et le _pâle soleil_ des hivers,
+on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le plus
+brillant de l'année. Quand il dissipe les brumes, quand il se couche dans
+la pourpre étincelante des soirs de grande gelée, on a peine à soutenir
+l'éclat de ses rayons. Même dans nos contrées froides, et fort mal nommées
+_tempérées_, la création ne se dépouille jamais d'un air de vie et de
+parure. Les grandes plaines fromentales se couvrent de ces tapis courts et
+frais, sur lesquels le soleil, bas à l'horizon, jette de grandes flammes
+d'émeraude. Les prés se revêtent de mousses magnifiques, luxe tout gratuit
+de l'hiver. Le lierre, ce pampre inutile mais somptueux, se marbre de tons
+d'écarlate et d'or. Les jardins mêmes ne sont pas sans richesse. La
+primevère, la violette et la rose de Bengale rient sous la neige.
+Certaines autres fleurs, grâce à un accident de terrain, à une disposition
+fortuite, survivent à la gelée et vous causent à chaque instant une
+agréable surprise. Si le rossignol est absent, combien d'oiseaux de
+passage, hôtes bruyants et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur
+le faîte des grands arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus
+beau que la neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamants, ou
+lorsque la gelée se suspend aux arbres en fantastiques arcades, en
+indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir n'est-ce
+pas de se sentir en famille, auprès d'un bon feu, dans ces longues soirées
+de campagne où l'on s'appartient si bien les uns aux autres, où le temps
+même semble nous appartenir, où la vie devient toute morale et toute
+intellectuelle en se retirant en nous-mêmes?»
+
+Voilà bien l'aimable tour de style qui fera le charme et le succès de
+George Sand, en donnant à la peinture d'un paysage certain reflet de
+psychologie! Elle écrira, par malheur, des pages moins soignées, sous le
+coup de l'improvisation hasardeuse; ainsi cette phrase d'_Isidora_:
+«Lorsqu'une main plus hardie cherche à soulever un coin du voile, elle
+aperçoit, non pas seulement l'ignorance, la corruption de la société, mais
+encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine.» Cette main
+qui, en soulevant un voile, aperçoit..., évoque le souvenir d'une
+métaphore fameuse de roman-feuilleton: «Sa main était froide comme celle
+d'un serpent.»
+
+A douze ans, Aurore fait sa première communion, non à la paroisse de
+Saint-Chartier comme son demi-frère Hippolyte, mais à La Châtre, sous la
+direction d'un vieux curé qui avait du tact et lui épargna les questions
+inutiles et messéantes de la confession. Cette cérémonie accomplie--et la
+voltairienne madame Dupin disait volontiers: cette affaire
+bâclée--l'enfant était en règle avec l'Eglise. Sa grand'mère, qui
+n'entrait jamais dans un lieu de culte, tremblait qu'elle ne devînt
+dévote. «Il n'en fut rien, raconte George Sand. On me fit faire une
+seconde communion huit jours après, et puis on ne me reparla plus de
+religion.»
+
+Pourtant la crise mystique allait atteindre cette jeune imagination,
+éclose et développée dans une atmosphère d'incrédulité philosophique.
+Elevée un peu à l'aventure, entre sa grand'mère, Deschartres et des
+domestiques, Aurore devenait fantasque et presque révoltée. Elle refusait
+de travailler et demandait obstinément à rejoindre sa mère. Madame Dupin
+essaya des moyens de rigueur; l'enfant dut prendre ses repas seule, sans
+que personne lui adressât la parole. Enfin la grand'mère, pour briser
+cette résistance, usa d'un moyen détestable. Comme Aurore venait
+s'agenouiller et implorer son pardon, elle lui dit avec sécheresse:
+«Restez à genoux et m'écoutez avec attention; car ce que je vais vous dire,
+vous ne l'avez jamais entendu et jamais plus vous ne l'entendrez de ma
+bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu'une fois dans la vie, parce
+qu'elles ne s'oublient pas; mais, faute de les connaître, quand par
+malheur elles existent, on perd sa vie, on se perd soi-même.» Et la
+cruelle, l'impitoyable aïeule étala sous les yeux de cette fillette de
+treize ans les secrets de la famille; elle lui raconta le passé de son
+père, de sa mère, leur mariage tardif, sa naissance hâtive. Elle laissa
+même planer des doutes sur la conduite actuelle de sa bru. Et George Sand,
+qui a gardé de cette épouvantable confession un odieux souvenir, résume
+ainsi, quarante ans après, ses impressions ineffaçables:
+
+«Ma pauvre bonne maman, épuisée par ce long récit, hors d'elle-même, la
+voix étouffée, les yeux humides et irrités, lâcha le grand mot, l'affreux
+mot: ma mère était une femme perdue, et moi un enfant aveugle qui voulait
+s'élancer dans un abîme.»
+
+Une telle révélation produisit sur Aurore une secousse dont elle nous a
+transmis la description précise: «Ce fut pour moi comme un cauchemar;
+j'avais la gorge serrée; chaque parole me faisait mourir, je sentais la
+sueur me couler du front, je voulais interrompre, je voulais me lever,
+m'en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence; je ne
+pouvais pas, j'étais clouée sur mes genoux, la tête brisée et courbée par
+cette voix qui planait sur moi et me desséchait comme un vent d'orage. Mes
+mains glacées ne tenaient plus les mains brûlantes de ma grand'mère, je
+crois que machinalement je les avais repoussées de mes lèvres avec
+terreur.»
+
+Dès lors, le séjour de Nohant devint odieux à Aurore. Il y avait un lien
+d'affection, ou brisé ou détendu, entre elle et sa grand'mère. Elle se
+comporta en enfant terrible, rebelle au travail, s'évadant de la maison
+pour courir les chemins, les buissons, les pacages, et ne revenir qu'à
+nuit close avec des vêtements déchirés. Madame Dupin décida de la mettre
+au couvent à Paris. Aurore accueillit avec joie cette nouvelle; du moins
+elle verrait sa mère.
+
+Au début de l'hiver 1817-1818, madame Dupin conduisit sa petite-fille,
+alors dans sa quatorzième année, au couvent des Anglaises, institué par la
+veuve de Charles Ier pour les religieuses catholiques émigrées sous le
+protectorat de Cromwell. George Sand devait y passer trois ans, jusqu'au
+printemps de 1820. Elle a raconté avec d'amples détails son séjour dans
+cette communauté, où les élèves, assez indisciplinées, semble-t-il, se
+divisaient en trois catégories: les _diables_, les _sages_ et les
+_bêtes_. Ces dernières, il va sans dire, étaient les plus nombreuses, et
+l'_Histoire de ma Vie_ relate avec une complaisante prolixité maintes
+anecdotes de couvent qui ne sauraient nous inspirer le même intérêt qu'à
+madame Sand, lorsqu'elle se retournait vers les années de pension où son
+esprit reçut la profonde commotion du mysticisme.
+
+La communauté des Anglaises consistait en «un assemblage de constructions,
+de cours et de jardins qui en faisait une sorte de village plutôt qu'une
+maison particulière.» C'était un dédale de couloirs, d'escaliers, de
+galeries, d'ouvertures, de paliers; des chambres qui ouvraient à la file
+sur des corridors interminables, et puis, ajoute George Sand, «de ces
+recoins sans nom où les vieilles filles, et les nonnes surtout, entassent
+mystérieusement une foule d'objets fort étonnés de se trouver ensemble,
+des débris d'ornements d'église avec des oignons, des chaises brisées avec
+des bouteilles vides, des cloches fêlées avec des guenilles, etc., etc.»
+Des salles d'étude, et particulièrement de la petite classe où étaient
+entassées une trentaine de fillettes, George Sand a gardé un déplaisant
+souvenir. Elle revoit et nous montre «les murs revêtus d'un vilain papier
+jaune d'oeuf, le plafond sale et dégradé, des bancs, des tables et des
+tabourets malpropres, un vilain poêle qui fumait, une odeur de poulailler
+mêlée à celle du charbon, un vilain crucifix de plâtre, un plancher tout
+brisé; c'était là que nous devions passer les deux tiers de la journée,
+les trois quarts en hiver.» Et de cette laideur des locaux scolaires de
+son temps, elle tire argument pour expliquer la médiocrité ou l'absence
+des aspirations esthétiques, alors qu'un simple paysan vit dans une
+atmosphère et a sous les yeux des spectacles de beauté. A très bon droit,
+elle demande qu'on élargisse et qu'on embellisse l'horizon intellectuel
+des prolétaires français. Elle veut qu'on leur révèle les trésors et les
+splendeurs de l'art.
+
+Des religieuses et des maîtresses de la communauté George Sand a esquissé
+des portraits qui nous offrent, sous les aspects les plus divers, le
+personnel d'une congrégation enseignante. C'était, d'abord, la maîtresse
+de la petite classe, mademoiselle D..., «grasse, sale, voûtée, bigote,
+bornée, irascible, dure jusqu'à la cruauté, sournoise, vindicative; elle
+avait de la joie à punir, de la volupté à gronder, et, dans sa bouche,
+gronder c'était insulter et outrager.» Il paraît qu'elle écoutait aux
+portes, qu'elle obligeait les élèves, en manière de punition, à baiser la
+terre. Et si, d'aventure, elles faisaient le simulacre et baisaient leur
+main en se baissant vers le carreau, la farouche mademoiselle D... leur
+poussait la figure dans la poussière. C'est qu'elle appartenait à l'espèce
+des maîtresses séculières, des _pions_ femelles--selon l'expression de
+George Sand--qui sont la plaie des couvents.
+
+Tout au rebours, il y avait la mère Alippe, «une petite nonne ronde et
+rosée comme une pomme d'api trop mûre qui commence à se rider.» Chargée de
+l'instruction religieuse, elle demanda à Aurore, le jour de son arrivée,
+où languissaient les âmes des enfants morts sans baptême. La petite-fille
+de madame Dupin était peu ferrée sur le catéchisme. Une de ses compagnes,
+qui avait un fort accent anglais, lui souffla: «_Dans les limbes_.» Aurore
+entendit et répéta: «_Dans l'Olympe_» Toute la classe éclata de rire,
+d'autant que la nouvelle venue ne savait pas faire le signe de la croix.
+Rose, la femme de chambre, lui avait appris à porter la main à l'épaule
+droite avant l'épaule gauche. C'était une hérésie, et le brave curé jovial
+de Saint-Chartier ne s'en était pas aperçu. On crut qu'une païenne était
+entrée dans la communauté. Elle mettait l'Olympe dans le catéchisme, se
+signait de travers, et disait «mon Dieu»--presque un juron--hors de ses
+prières, dans la conversation courante.
+
+Ses camarades essayèrent de la tourner en dérision. Mary G..., qui était
+le grand chef des _diables_ et la terreur des _bêtes_, l'aborda en ces
+termes: «Mademoiselle s'appelle _Du pain? some bread?_ elle s'appelle
+Aurore? _rising-sun?_ lever du soleil? les jolis noms! et la belle figure!
+Elle a la tête d'un cheval sur le dos d'une poule. Lever du soleil, je me
+prosterne devant vous; je veux être le tournesol qui saluera vos premiers
+rayons. Il paraît que nous prenons les limbes pour l'Olympe; jolie
+éducation, ma foi, et qui nous promet de l'amusement.»
+
+Aurore eut vite désarmé la malveillance et conquis les sympathies de ses
+compagnes. Elle s'associa aux excursions de la _diablerie_ qui, imitant le
+miaulement des chats, courait par les corridors et grimpait sur les toits,
+au risque de briser des vitres avec un fracas épouvantable. La punition,
+quand on était surprise, consistait à revêtir le _bonnet de nuit_; au
+début, ce fut pour Aurore la coiffure habituelle. On composait aussi, pour
+se distraire, et l'on se passait de main en main des modèles de confession
+ou d'examen de conscience, destinés aux petites et adressés à l'abbé de
+Villèle, confesseur d'une partie de la communauté. Voici l'un de ces
+scénarios assez irrespectueux:
+
+«Hélas! mon petit père Villèle, il m'est arrivé bien souvent de me
+barbouiller d'encre, de moucher la chandelle avec mes doigts, de me donner
+des indigestions d'_haricots_, comme on dit dans le grand monde où j'ai
+été z'élevée; j'ai scandalisé les jeunes _ladies_ de la classe par ma
+malpropreté; j'ai eu l'air bête, et j'ai oublié de penser à quoi que ce
+soit, plus de deux cents fois par jour. J'ai dormi au catéchisme et j'ai
+ronflé à la messe; j'ai dit que vous n'étiez pas beau; j'ai fait égoutter
+_mon rat_ sur le voile de la mère Alippe, et je l'ai fait exprès. J'ai
+fait cette semaine au moins quinze pataquès en français et trente en
+anglais, j'ai brûlé mes souliers au poêle et j'ai infecté la classe. C'est
+ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute, etc.»
+
+Le samedi soir particulièrement, ou la veille des fêtes, on s'évertuait à
+mettre en colère la D..., qui donnait des gifles à tour de bras et tout à
+coup s'écriait lamentablement: «J'ai perdu mon absolution.» Ou bien on
+racontait gravement aux nouvelles arrivées que l'une des doyennes de la
+communauté, madame Anne-Augustine, ne digérait qu'au moyen d'un ventre
+d'argent et que, lorsqu'elle marchait, on entendait le cliquetis de ce
+ventre de métal. Les pires escapades de ces fillettes étaient de
+rassembler des victuailles, des fruits, des gâteaux, des pâtés, et de se
+concerter pour aller les dévorer de nuit, dans un coin de la maison.
+«Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures où
+l'on ne devait pas manger, c'était une fête, une partie fine et des rires
+inextinguibles, et des saletés de l'autre monde, comme de lancer au
+plafond la croûte d'une tarte aux confitures et de la voir s'y coller avec
+grâce, de cacher des os de poulet au fond d'un piano, de semer des pelures
+de fruits dans les escaliers sombres pour faire tomber les personnes
+graves. Tout cela paraissait énormément spirituel, et l'on se grisait à
+force de rire; car en fait de boisson nous n'avions que de l'eau ou de la
+limonade.»
+
+Soudain la plus invraisemblable des révolutions se produisit chez cette
+espiègle d'Aurore, adonnée à la _diablerie_. Elle devint dévote. Elle
+avait quinze ans. L'éveil de son coeur fut une crise de mysticisme. Elle
+avait besoin d'aimer hors d'elle-même. Elle aima Dieu. Voici comment la
+métamorphose s'opéra. L'ordinaire religieux des pensionnaires était la
+messe tous les matins, à sept heures, puis dans l'après-midi une
+méditation d'une demi-heure à la chapelle. Celles qui méditaient
+péniblement avaient le droit de faire une lecture pieuse. Plusieurs
+bâillaient, chuchotaient ou sommeillaient: Aurore était du nombre. Un jour,
+par ennui, elle ouvrit un abrégé de la _Vie des Saints_, lut la légende
+de Siméon le Stylite, y prit intérêt, rouvrit le volume le lendemain et
+les jours suivants. Un tableau du Titien, placé au fond du choeur, et qui
+représentait Jésus au Jardin des Olives, lui sembla s'illuminer et révéler
+le sens profond de l'agonie du Christ. Elle eut la vague curiosité de
+poursuivre ses lectures, d'aborder la vie de saint Augustin, celle de
+saint Paul, d'évoquer le peu de latin qu'elle avait su pour comprendre et
+admirer les psaumes. Elle ouvrit l'Evangile, s'en pénétra, s'y complut, et
+elle retourna au pied de l'autel, non seulement aux heures obligatoires,
+mais pendant les récréations. A la pâle clarté de la lampe du sanctuaire,
+elle priait, suivait son rêve mystique. Et le spectacle de cette chapelle,
+où son âme se renouvelle et s'épure, est demeuré gravé en sa mémoire: «La
+flamme blanche se répétait dans les marbres polis du pavé, comme une
+étoile dans une eau immobile. Son reflet détachait quelques pâles
+étincelles sur les angles des cadres dorés, sur les flambeaux ciselés et
+sur les lames d'or du tabernacle. La porte placée au fond de
+l'arrière-choeur était ouverte à cause de la chaleur, ainsi qu'une des
+grandes croisées qui donnaient sur le cimetière. Les parfums du
+chèvrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes d'une fraîche brise.
+Une étoile perdue dans l'immensité était comme encadrée par le vitrage et
+semblait me regarder attentivement. Les oiseaux chantaient; c'était un
+calme, un charme, un recueillement, un mystère, dont je n'avais jamais eu
+l'idée.»
+
+Peu à peu la chapelle se vida, la dernière religieuse, après avoir, selon
+la coutume de la communauté, non seulement plié le genou, mais baisé le
+sol devant l'autel, alluma sa bougie à la lampe symbolique. Aurore resta
+seule, et le grand ébranlement nerveux des conversions et des extases se
+produisit en elle. La grâce opérait avec la soudaineté de son efficace.
+
+«L'heure s'avançait, la prière était sonnée, on allait fermer l'église.
+J'avais tout oublié. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une
+atmosphère d'une suavité indicible, et je la respirais par l'âme plus
+encore que par les sens. Tout à coup un vertige passe devant mes yeux,
+comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre une
+voix murmurer à mon oreille: _Tolle, lege_.»
+
+C'en était fait. Elle aimait Dieu. Tout son être lui appartenait. Un voile
+venait de se déchirer devant ses regards. Elle entrevoyait une Terre
+promise et voulait y pénétrer. Ses appels, ses prières allaient à la
+divinité inconnue qu'elle adorait. Et les sanglots qui secouaient sa gorge,
+les larmes qui inondaient ses joues, attestaient la ferveur de son
+exaltation. De sens rassis, longtemps après, elle nous en donne une preuve
+décisive: «J'étais tombée derrière mon banc. J'arrosais littéralement le
+pavé de mes pleurs.»
+
+Dès lors sa dévotion prit une forme passionnée et fougueuse. Les
+résistances de sa raison, les fantaisies de son humeur, les singularités
+de son caractère eurent tôt fait de capituler devant l'explosion
+victorieuse et triomphante de la foi. Ce zèle fut contenu par le tact d'un
+confesseur habile homme, l'abbé de Prémord, jésuite, ou, comme on disait
+alors, _Père de la foi_. Il écouta avec bienveillance la confession
+générale d'Aurore, c'est-à-dire le récit de sa vie passée qui dura trois
+heures. Quand elle eut terminé, il refusa d'entendre sa confession--elle
+s'était confessée en se racontant--et il lui donna sur-le-champ
+l'absolution: «Allez en paix, vous pouvez communier demain. Soyez calme et
+joyeuse, ne vous embarrassez pas l'esprit de vains remords, remerciez Dieu
+d'avoir touché votre coeur; soyez toute à l'ivresse d'une sainte union de
+votre âme avec le Sauveur.» Elle communia le lendemain, fête de
+l'Assomption. Elle avait quinze ans. Ce fut, à l'en croire, 1e véritable
+jour de sa première communion. Dans l'intervalle, elle ne s'était pas
+approchée du sacrement. Pour réparer cette négligence, durant plusieurs
+mois, elle communia tous les dimanches, et même deux jours de suite. «J'en
+suis revenue, dit-elle dans l'_Histoire de ma Vie_, à trouver fabuleuse et
+inouïe l'idée matérialisée de manger la chair et de boire le sang d'un
+Dieu; mais que m'importait alors?... Je brûlais littéralement comme sainte
+Thérèse; je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans
+m'apercevoir du mouvement de mon corps; je me condamnais à des austérités
+qui étaient sans mérite, puisque je n'avais plus rien à immoler, à changer
+ou à détruire en moi. Je ne sentais pas la langueur du jeûne. Je portais
+autour du cou un chapelet de filigrane qui m'écorchait, en guise de
+cilice. Je sentais la fraîcheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une
+douleur c'était une sensation agréable. Enfin je vivais dans l'extase, mon
+corps était insensible, il n'existait plus.» Bref, le mysticisme s'était
+emparé d'elle, annihilait son corps et emportait sa pensée vers des songes
+paradisiaques.
+
+Par esprit sans doute de mortification, elle se plaisait au commerce des
+soeurs converses chargées des basses besognes de la communauté, et
+spécialement de la soeur Hélène, une pauvre écossaise vouée à la phtisie,
+qui s'arrêtait au milieu d'un couloir ou au bas d'un escalier, incapable
+de porter les seaux d'eau sale qu'elle devait descendre du dortoir. Cette
+malheureuse créature était laide, vulgaire, marquée de taches de rousseur;
+mais elle avait des dents merveilleuses et sur le visage une expression de
+souffrance d'une infinie mélancolie. Aurore voulut la seconder dans son
+gros travail, l'aida à enlever ses seaux, à balayer, à frotter le parquet
+de la chapelle, à épousseter et brosser les stalles des nonnes, voire même
+à faire les lits au dortoir. Qu'eût pensé madame Dupin si elle avait su
+que sa petite-fille se livrait à d'aussi viles occupations? En retour,
+Aurore apprenait à soeur Hélène les éléments de la langue française, et
+c'était là un touchant échange de services. A l'image de son élève, la
+future châtelaine de Nohant voulait entrer en religion, et non pas comme
+dame du choeur, mais comme simple converse, servante volontaire, par pur
+amour de Dieu, dans quelque communauté.
+
+La supérieure des Anglaises et l'abbé de Prémord se garderont d'encourager
+une vocation qui leur semblait factice et sans avenir. Ce fut, de leur
+part, très avisé. Ils exigèrent même qu'Aurore renonçât aux exagérations
+de son mysticisme, qu'elle jouât et courût avec ses compagnes, au lieu de
+passer à la chapelle les heures de récréation. L'ordre était formel: «Vous
+sauterez à la corde, vous jouerez aux barres.» Elle dut se soumettre à la
+proscription, tout en continuant à communier le dimanche, et vite elle
+recouvra son équilibre physique et moral. De la sorte elle eut plusieurs
+mois de béatitude. «Ils sont, dit-elle, restés dans ma mémoire comme un
+rêve, et je ne demande qu'à les retrouver dans l'éternité pour ma part de
+paradis. Mon esprit était tranquille. Toutes mes idées étaient riantes. Il
+ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguère hérissé de rochers et
+d'épines. Je voyais à toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et
+les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'était
+indifférent. L'empyrée m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne
+sentais plus en moi un grain de poussière qui pût ralentir le vol de mes
+ailes. La terre était un lieu d'attente où tout m'aidait et m'invitait à
+faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophète,
+pour empêcher que, dans la nuit, mon pied ne heurtât la pierre du chemin.»
+
+Ce retour à la gaieté--une gaieté pieuse et pratiquante--fut marqué par un
+goût très vif pour les charades d'abord, puis pour de petites comédies
+qu'Aurore organisait avec cinq ou six de la grande classe. On élaborait
+des _scénarios_ sur lesquels on dialoguait d'abondance, à l'improvisade.
+Les travestissements étaient un peu bien primitifs, ceux surtout des rôles
+masculins. C'était une manière de costume Louis XIII, où les
+hauts-de-chausses consistaient en un retroussis des jupes froncées jusqu'à
+mi-jambe. Avec des tabliers cousus on faisait des manteaux; avec du papier
+frisé on simulait des plumes. Il y eut même des bottes, des épées et des
+feutres fournis par les parents. Madame la supérieure daigna assister à
+l'une des représentations avec toute la communauté, et l'on eut ce soir-là
+permission de minuit. Aurore, qui était l'impresario de la troupe,
+retrouva dans sa mémoire quelques scènes du _Malade imaginaire_ qu'elle
+ajusta, et les religieuses, sans s'en douter, applaudirent une vague
+paraphrase de Molière proscrit au couvent. Elles prirent plaisir aux
+pratiques de monsieur Purgon, avec des intermèdes renouvelés de _Monsieur
+de Pourceaugnac_. On avait découvert, dans le matériel de l'infirmerie,
+les instruments classiques. Le latin de Molière fut apprécié par les
+Anglaises qui avaient l'habitude de lire ou de psalmodier les offices en
+latin.
+
+Cette représentation marqua l'apothéose d'Aurore. Peu de temps après, au
+lendemain de l'assassinat du duc de Berry qui interrompit les
+réjouissances théâtrales préparées au couvent pour le carnaval, avec un
+programme de violons, de bal et de souper, madame Dupin s'avisa de ramener
+sa petite-fille à Nohant. Elle avait appris ses projets d'entrer en
+religion, qui d'ailleurs subsistaient à travers les distractions
+dramatiques, et elle ne se souciait pas qu'Aurore devînt nonne ou béguine.
+Il fallut quitter le couvent. O désespoir! C'était le paradis sur la
+terre. L'idée de revoir le monde, la perspective d'être mariée,
+épouvantaient cette imagination de seize ans. Par bonheur la mère et la
+grand'mère ne devaient pas s'entendre pour choisir un prétendant. On
+accorda quelque répit à Aurore. Elle espérait du moins qu'un rapprochement
+pourrait survenir entre les deux influences qui s'étaient disputé son
+affection. Mais, lorsqu'elle aborda ce sujet, sa mère lui répliqua
+violemment: «Non certes! Je ne retournerai à Nohant que quand ma
+belle-mère sera morte.» Et elle ajoutait avec son humeur emportée et
+aigrie: «Va-t'en sans te désoler, nous nous retrouverons, et peut-être
+plus tôt que l'on ne croit!» Au début du printemps de 1820, Aurore rentra
+à Nohant avec sa grand'mère dans la grosse calèche bleue, et le lendemain
+matin, quand elle s'éveilla, ce fut une sensation neuve et troublante:
+«Les arbres étaient en fleur, les rossignols chantaient, et j'entendais au
+loin la classique et solennelle cantilène des laboureurs.» Le couvent
+allait bientôt s'effacer et disparaître dans les brumes du passé.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LE MARIAGE
+
+
+Le retour à Nohant fut pour Aurore un changement douloureux. Elle se
+sentit d'abord dépaysée et pleura. Sans doute elle était libre, elle
+pouvait dormir la grasse matinée et n'avait pas à craindre d'être
+réveillée par la cloche du couvent et la voix criarde de soeur
+Marie-Josèphe. Elle sortait de tutelle et disposait de son temps, de ses
+pensées en toute indépendance: mais elle n'y trouvait aucun agrément. La
+règle habituelle manquait à son accoutumance. Les gens de la maison, ceux
+des alentours ne l'avaient pas reconnue, tant elle était grandie, et la
+traitaient avec un respect cérémonieux. Deschartres l'appelait
+«mademoiselle». Seuls les grands chiens, ses vieux amis, après quelques
+instants de surprise, l'accablèrent de caresses. Il y avait des
+domestiques nouveaux, notamment un certain Cadet promu aux fonctions
+d'aide-valet de chambre, qui, lorsqu'on lui reprochait de briser les
+carafes, répondait avec un grand sérieux: «Je n'en ai cassé que sept la
+semaine dernière.» Il semblait à Aurore qu'elle fût dans un monde inconnu.
+Elle regrettait la placidité routinière de la communauté. Elle s'ennuyait,
+elle avait «le mal du couvent».
+
+Madame Dupin n'était pas faite pour égayer cette solitude et dissiper la
+mélancolie de sa petite-fille. Elle luttait contre la surdité, la
+somnolence, la lassitude intellectuelle. «Aux repas, dit George Sand, elle
+se montrait avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles,
+la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensée;» puis,
+cet effort accompli, elle se retirait dans son boudoir, persiennes closes.
+Pour la distraire, on jouait la comédie comme au couvent: c'était le
+passe-temps favori d'Aurore. Les représentations ne devaient pas se
+prolonger trop avant dans la soirée; vers dix heures, on procédait au
+coucher de madame Dupin, et cette importante opération durait souvent
+jusqu'à minuit. L'_Histoire de ma Vie_ nous en décrit le cérémonial: «Des
+camisoles de satin piqué, des bonnets à dentelles, des cocardes de rubans,
+des parfums, des bagues particulières pour la nuit, une certaine tabatière,
+enfin tout un édifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et
+il fallait l'arranger de manière qu'elle se reveillât sans avoir fait un
+mouvement.»
+
+Après dîner, elle aimait qu'Aurore lui fît la lecture. On commença, en
+février 1821, le _Génie du Christianisme_, qui ne s'harmonisait guère avec
+les goûts littéraires non plus qu'avec les doctrines philosophiques de
+l'invétérée voltairienne, et elle formulait sur le fond et la forme de
+l'oeuvre les appréciations les plus judicieuses. Soudain, un soir, elle
+interrompit la lectrice au milieu d'une riante description des savanes et
+dit d'un air égaré: «Arrête-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si étrange
+que j'ai peur d'être malade et d'entendre autre chose que ce que j'écoute.
+Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu
+composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idées noires dans
+l'esprit.» Cet accès de délire fut vite dissipé. Madame Dupin réclama des
+cartes pour jouer au grabuge; puis, abordant un sujet qu'elle n'avait
+jamais effleuré, elle fit part à Aurore d'une demande en mariage formée
+par «un homme immensément riche, mais cinquante ans et un grand coup de
+sabre à travers la figure.» C'était un général de l'Empire qui ne tenait
+pas à la dot. Il est vrai qu'il mettait pour première condition
+qu'aussitôt mariée elle cesserait de voir sa mère. Malgré toute
+l'antipathie qu'elle éprouvait pour sa bru, la vieille madame Dupin avait
+eu le bon sens de refuser et d'éconduire le prétendant plus que
+quinquagénaire. Elle prononça même dans cet entretien quelques paroles
+conciliantes envers celle qui avait été l'épouse de son fils.
+
+Le lendemain matin, pour Aurore le réveil fut lugubre. Deschartres vint
+lui annoncer que sa grand'mère avait eu une attaque d'apoplexie. Elle
+s'était levée durant la nuit, était tombée et n'avait pu se relever. Elle
+resta paralysée, avec un côté mort depuis l'épaule jusqu'au talon.
+C'étaient des divagations presque continuelles, un lamentable état
+d'enfance. Elle voulait qu'on lui lût le journal et ne pouvait fixer son
+attention. Elle demandait des cartes, n'avait pas la force de les tenir et
+se plaignait qu'on ne voulût pas la soulager en lui faisant une
+application de la dame de pique sur le bras. Et cette dégénérescence des
+facultés dura tout le printemps, tout l'été, tout l'automne, avec quelques
+rares heures de lucidité.
+
+Autour du fauteuil, auprès du lit où s'éteignait cette belle intelligence
+comme une lampe privée d'huile, Aurore passa neuf grands mois hantés par
+de mélancoliques méditations. Elle dut prendre la direction de la maison.
+Deschartres, fort avisé, exigea qu'elle fît chaque jour une sortie à
+cheval, qu'elle respirât l'air du matin, après être demeurée des
+après-midi ou des soirées entières dans la chambre de la malade, absorbant
+du tabac à priser, du café noir sans sucre et même de l'eau-de-vie pour ne
+pas succomber au sommeil. Il advenait souvent que la pauvre paralysée
+prenait la nuit pour le jour, exigeait qu'on ouvrît les volets et se
+croyait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil.
+
+Par une singulière volte-face de la pensée, Aurore, au chevet de sa
+grand'mère, allait insensiblement se détacher des croyances et des
+habitudes religieuses qu'elle avait contractées au couvent. La lecture du
+_Génie du Christianisme_ et de l'_Imitation_, loin de la confirmer dans la
+certitude de sa foi, lui apporta des scrupules et des doutes. Elle
+trouvait une contradiction irréductible entre la doctrine de Gerson et
+celle de Chateaubriand, et elle était incapable d'opter. «Il me fallait,
+dit-elle, faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne
+d'ascétisme dont je m'étais à moitié nourrie était un aliment pernicieux
+dont il fallait à tout jamais me débarrasser, ou bien le livre (de
+l'_Imitation_) avait raison, je devais repousser l'art et la science, et
+la poésie, et le raisonnement, et l'amitié et la famille; passer les jours
+et les nuits en extase et en prières auprès de ma moribonde, et, de là,
+divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne
+jamais redescendre dans le commerce de l'humanité.» Il en résultait pour
+Aurore d'insurmontables perplexités et des points de vue différents, selon
+qu'elle était en pleine campagne, à cheval, ou dans sa chambre,
+agenouillée sur son prie-Dieu. «Au galop de Folette, j'étais tout
+Chateaubriand. A la clarté de ma lampe, j'étais tout Gerson et me
+reprochais le soir mes pensées du matin.» Entre temps, elle se tourmentait
+de l'idée que sa grand'mère pouvait mourir sans sacrements, et elle
+n'osait aborder avec la malade cette redoutable question. Elle en référa à
+son confesseur, l'abbé de Prémord, qui, dans une lettre d'ailleurs fort
+sage, l'approuva d'avoir gardé le silence. «Cet homme, dit George Sand,
+était un saint, un vrai chrétien, dirai-je _quoique_ jésuite, ou _parce
+que_ jésuite?» Et elle saisit cette occasion, dans l'_Histoire de ma Vie_,
+pour nous donner son opinion--celle d'après 1850--sur la Compagnie de
+Jésus. «Soyons équitables, écrit-elle. Au point de vue politique, en tant
+que républicains, nous haïssons ou redoutons cette secte éprise de pouvoir
+et jalouse de domination. Je dis _secte_ en parlant des disciples de
+Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante
+modification à l'orthodoxie romaine. C'est une hérésie bien conditionnée.
+Elle ne s'est jamais déclarée telle, voilà tout. Elle a sapé et conquis la
+papauté sans lui faire une guerre apparente; mais elle s'est ri de son
+infaillibilité, tout en la déclarant souveraine. Bien plus habile en cela
+que toutes les autres hérésies, et, partant, plus puissante et plus
+durable. Oui, l'abbé de Prémord était plus chrétien que l'Eglise
+intolérante, et il était hérétique parce, qu'il était jésuite. La doctrine
+de Loyola est la boîte de Pandore.»
+
+Sa déclaration de principe une fois formulée, George Sand va plaider les
+circonstances atténuantes pour la Compagnie de Jésus. Il sera impossible
+de souscrire à cette conclusion, pour peu que l'on ait devant les yeux et
+dans la mémoire les enseignements de l'histoire, l'oeuvre exécrable de
+l'Inquisition, les censures de l'Assemblée du Clergé de France, les
+protestations de Bossuet et de Port-Royal, les arrêts des Parlements et la
+condamnation même prononcée par le pape Clément XIV qui, en 1773,
+dissolvait l'ordre des Jésuites, sans parler des débats engagés en
+Sorbonne autour du grand Arnauld à propos de l'_Augustinus_, non plus que
+de l'écho, qui ne saurait s'affaiblir, des immortelles et vengeresses
+_Provinciales_. En dépit de son indulgence, George Sand est obligée de
+répudier la morale, ou plutôt l'immoralité jésuitique. «Dirai-je,
+écrit-elle, pourquoi Pascal eut raison de flétrir Escobar et sa séquelle?
+C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une
+doctrine qui eût pu être si généreuse et si bienfaisante est devenue,
+entre les mains de certains hommes, l'athéisme et la perfidie.» Voilà les
+deux mots auxquels il faut se tenir, et qui résument l'intégrale vérité
+sur la doctrine du _perinde ac cadaver_.
+
+Se tournant derechef vers l'abbé de Prémord, Aurore lui demanda de
+départager son esprit entre les sollicitations contraires de l'_Imitation_
+et du _Génie du Christianisme_. Il répondit par le simple conseil--ce qui
+est assez surprenant de la part d'un confesseur--de multiplier ses
+lectures et de profiter de la latitude que lui avait laissée sa grand'mère
+en la chargeant des clefs de la bibliothèque. Madame Dupin lui avait
+montré le rayon des ouvrages qu'elle ne devait pas ouvrir. Pour le surplus,
+c'était la liberté absolue, et le jésuite se range à cet avis: «Lisez les
+poètes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes. Tous sont
+impuissants contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'élève dans
+votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de
+l'Evangile, et vous vous sentirez docteur à tous ces docteurs.»
+
+Elle suivit le conseil et lut tour à tour Mably, Locke, Condillac,
+Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne--«dont
+ma grand'mère, dit-elle, m'avait marqué les chapitres et les feuillets à
+passer,»--puis La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare, bref
+une véritable encyclopédie, et elle absorba le tout pêle-mêle. Enfin
+Rousseau arriva, celui qui devait la conquérir et la posséder sans
+conteste, «Rousseau, écrit-elle, l'homme de passion et de sentiment par
+excellence, et je fus entamée.» La sensibilité de Jean-Jacques allait
+triompher de ses inclinations religieuses et des pratiques formalistes de
+son catholicisme. Elle marque cette étape: «L'esprit de l'Eglise n'était
+plus en moi; il n'y avait peut-être jamais été.»
+
+C'était l'époque où l'Italie et la Grèce se soulevaient pour leur
+affranchissement. Or la monarchie et l'Eglise n'hésitaient pas à se
+prononcer en faveur du Grand-Turc contre les chrétiens justement révoltés.
+Aurore, avec lord Byron comme guide, avait embrassé la cause hellénique.
+Deschartres soutenait le sultan, représentant de l'autorité. Et c'étaient
+d'interminables discussions au cours de leurs promenades. Un jour, le
+pédagogue distrait tomba sur le gazon, tout en ayant soin d'achever sa
+phrase. «Après quoi, relate George Sand, il dit fort gravement en
+s'essuyant les genoux: «Je crois vraiment que je suis tombé?--Ainsi
+tombera l'empire ottoman,» répliqua Aurore, que son précepteur traitait de
+jacobine, de régicide, de philhellène et de bonapartiste.
+
+Cependant les inquiétudes d'Aurore pour le salut de l'âme de sa grand'mère
+subsistaient et survivaient même à l'ébranlement de sa foi religieuse.
+Dégoûtée du culte tel qu'on le pratiquait à Saint-Chartier ou à La Châtre,
+elle s'abstenait d'aller à la messe pour entendre les beuglements des
+chantres, leurs calembours involontaires en latin, le ronflement des
+bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet, les bavardages de la
+bonne société, les disputes des sacristains et des enfants de choeur, et
+le bruit des gros sous qu'on récolte et qu'on compte. Elle préférait lire
+sa messe dans sa chambre; mais elle aurait voulu--et en cela son
+catholicisme persistait--réconcilier sa grand'mère avec l'Eglise. Cet
+événement si souhaité se produisit par les soins de l'archevêque d'Arles,
+Loménie de Brienne, qui était pour la malade une manière de beau-fils, car
+il était issu des fameuses amours de son mari Francueil et de madame
+d'Epinay. Ce prélat, que madame Dupin avait entouré naguère de sollicitude
+presque maternelle, était d'une balourdise et d'une stupidité d'autant
+plus déconcertantes que son père et sa mère auraient dû lui léguer quelque
+trait de leur remarquable intelligence. Physiquement, il ressemblait à
+madame d'Epinay qui, de l'aveu unanime des contemporains et d'après son
+propre témoignage, fut laide. Au surplus, George Sand nous a tracé le
+portrait de l'archevêque: «Il n'avait pas plus d'expression qu'une
+grenouille qui digère. Il était, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou
+plutôt goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il
+n'avait pas; très vif, très rond de manières, insupportablement gai,
+quelque chagrin qu'on eût autour de lui; intolérant en paroles, débonnaire
+en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales;
+vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses
+privilèges; cynique dans son besoin de bien-être; bruyant, colère, évaporé,
+bonasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de
+rire pour se désennuyer, enfin le chrétien le plus sincère à coup sûr,
+mais le plus impropre au prosélytisme que l'on puisse imaginer.»
+
+C'est ce prélat qui, en arrivant à Nohant, devait surmonter la résistance
+voltairienne de madame Dupin. Il lui fit une grotesque homélie débutant
+par cet exorde: «Chère maman, je ne vous ai pas prise en traître et n'irai
+pas par quatre chemins. Je veux sauver votre âme.» Il continuait en la
+priant d'être bien gentille et bien complaisante pour son gros enfant,
+refusait de discuter avec elle et ses beaux esprits reliés en veau, et
+terminait ainsi sa fantaisiste allocution: «Il ne s'agit pas de ça; il
+s'agit de me donner une grande marque d'amitié, et me voilà tout prêt à
+vous la demander à genoux. Seulement, comme mon ventre me gênerait fort,
+voilà votre petite qui va s'y mettre à ma place.» Avec de tels arguments,
+renforcés par les regards suppliants d'Aurore, il eut cause gagnée.
+«Allons, s'écria-t-il en se frottant les mains et en se frappant sur la
+bedaine, voilà qui est enlevé! Il faut battre le fer pendant qu'il est
+chaud. Demain matin, votre vieux curé viendra vous confesser et vous
+administrer. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez
+plus.» Il passa le reste de la journée à rire, à jouer avec les chiens en
+leur disant qu'ils pouvaient bien regarder un évêque. Et il taquinait
+Aurore, lui reprochait d'avoir failli tout faire manquer et les mettre
+dans de beaux draps. Elle était stupéfaite de ce langage, de cette
+familiarité, de cette façon, écrit-elle, de _fourrer_ les sacrements. Par
+bonheur le curé eut un peu plus de tact que le prélat. Devant Aurore qui
+assistait à la cérémonie, il résuma ainsi la doctrine de l'Eglise: «Ma
+chère soeur, je serons tous pardonnés, parce que le bon Dieu nous aime et
+sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons.» En aparté
+madame Dupin dit à Aurore: «Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le
+pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je reconnais que Dieu a ce
+pouvoir, et j'espère qu'il a exaucé nos bonnes intentions à tous trois.»
+Au regard du monde elle était en règle avec la divinité.
+
+L'archevêque, piqué de prosélytisme, essaya de chapitrer la petite-fille
+après la grand'mère, en se promenant ou, nous dit George Sand, en roulant
+comme une toupie à travers le jardin. Il eut moins de succès. «Fais ton
+examen de conscience pour demain. Je parie que j'aurai à te laver la
+tête.» Elle refusa. Et lui de reprendre: «Qu'est-ce à dire, oison bridé?
+Mais voilà l'heure du dîner. J'ai une faim de chien. Dépêchons-nous de
+rentrer.» Enfin, comme la sottise n'excluait pas chez lui le fanatisme, il
+se rendit à la bibliothèque la veille de son départ, brûla et lacéra des
+livres hétérodoxes. Deschartres l'arrêta dans cette besogne.
+
+Le spectacle de la confession de sa grand'mère avait attristé Aurore.
+Elle-même ne devait plus solliciter l'absolution, à la suite d'une
+question indiscrète du curé de La Châtre qui, sur des bavardages de petite
+ville, lui demanda si elle avait un commencement d'amour pour un jeune
+homme. Elle quitta le confessionnal, et ne voulut pas davantage s'adresser
+au vieux curé de Saint-Chartier qui, lorsqu'on s'attardait à énumérer des
+péchés, avait coutume de grommeler: «Très bien, très bien. Allons, est-ce
+bientôt fini?»
+
+Pour occuper ses loisirs et détendre son imagination, elle s'adonna à
+l'ostéologie, à l'anatomie, avec Deschartres et un camarade qu'elle
+appelle Claudius et qui leur apportait des têtes, des bras, des jambes,
+voire un squelette entier de petite fille qu'elle garda longtemps sur sa
+commode et qui lui causait des cauchemars. Alors elle mettait le squelette
+à la porte de sa chambre, et s'endormait paisiblement. Il va sans dire
+qu'à La Châtre on jasait de cette jeune fille qui étudiait des os de mort,
+tirait au pistolet, chassait, et s'habillait en garçon. On prétendit
+qu'elle profanait les hosties et qu'elle entrait à cheval dans l'église,
+caracolant autour du maître-autel, ou encore que la nuit elle déterrait
+les cadavres.
+
+Le 22 décembre 1821, madame Dupin succomba. Depuis le mois de février ses
+facultés s'étaient obscurcies, mais elle eut, à l'instant suprême, un
+retour de lucidité et dit à sa petite-fille: «Tu perds ta meilleure amie.»
+Deschartres, que cette mort avait affolé, réveilla Aurore vers une heure
+du matin et par le verglas la conduisit au cimetière. Il avait ouvert le
+cercueil de Maurice Dupin, souleva la tête qui se détacha d'elle-même, et
+dit à Aurore: «Demain cette fosse sera fermée. Il faut y descendre, il
+faut baiser cette relique. Ce sera un souvenir pour toute votre vie.» Etla
+jeune fille, s'associant à l'exaltation du précepteur, accomplit, après
+lui, cet acte, faut-il dire de dévotion ou de profanation? Il referma
+ensuite le cercueil, et ajouta en sortant du cimetière: «Ne parlons de
+cela à personne. On croirait que nous sommes fous, et pourtant nous ne le
+sommes pas.»
+
+Aurore passait sous la direction de sa mère qui n'avait pas assisté aux
+funérailles, mais qui arriva pour l'ouverture du testament. Les
+dispositions prises par l'aïeule confiaient sa petite-fille à son cousin
+paternel René de Villeneuve, mais elles ne furent pas respectées. Il y eut
+des scènes violentes: madame Maurice Dupin s'abandonna à des
+récriminations injurieuses contre la défunte. Aurore fut révoltée. Elle
+aurait voulu rentrer au couvent. Il ne s'y trouvait pas de chambre
+vacante. Elle dut suivre sa mère à Paris. Cette période de sa vie lui
+laissa une impression d'amertume et de rancoeur. Entre la mère et la fille,
+il se produisit une série de froissements inoubliables qui attestaient
+une véritable incompatibilité d'humeur. Madame Maurice Dupin alla jusqu'à
+exhiber à Aurore des lettres de La Châtre ou de Nohant, des délations de
+domestiques, qui incriminaient la conduite de la jeune fille et
+cherchaient à la salir. Ce fut le comble, un débordement de désespoir et
+de nausée.
+
+De vrai, madame Maurice Dupin était folle, ou peu s'en faut. Ses nerfs
+malades la dominaient et lui faisaient commettre des insanités. Si elle
+voyait Aurore lire, elle lui arrachait le volume des mains, incapable
+qu'elle était elle-même de se livrer à une lecture sérieuse. Elle ne
+songeait qu'à s'attifer, à changer de toilette, à remuer; elle avait des
+perruques, tour à tour blond, châtain clair, cendré et noir roux. Parfois,
+elle entamait avec sa fille le chapitre de son passé et lui faisait des
+confidences à tout le moins superflues.
+
+Aussi, lorsque l'occasion s'offrit pour Aurore d'aller passer quelques
+jours à la campagne, près de Melun, chez des amis de l'oncle de Beaumont,
+M. et madame Roettiers du Plessis, elle ne demanda qu'à y demeurer
+plusieurs semaines, et sa mère consentit avec empressement. La famille
+était charmante et la maison très agréable. Aurore s'y plut et s'y attarda,
+entourée d'affection et de tendresse par madame Roettiers du Plessis.
+Parmi les jeunes gens qui venaient en visite dans ce milieu très
+bonapartiste et dont le chef James, ancien ami de Maurice Dupin, a inspiré
+certains passages du roman de _Jacques_, figurait le fils naturel du baron
+Dudevant, colonel en retraite. Casimir Dudevant avait vingt-sept ans; il
+faisait son droit, après avoir servi comme sous-lieutenant dans l'armée.
+Il était--dit George Sand à trente ans d'intervalle--«mince, assez élégant,
+d'une figure gaie et d'une allure militaire» Au Plessis, il s'associait à
+tous les jeux des enfants, colin-maillard, cache-cache, parties de barres
+et d'escarpolette. Avec madame Angèle Roettiers il était affectueusement
+familier, et, comme elle appelait Aurore «sa fille», il observa
+malicieusement un jour: «Alors c'est ma femme? Vous savez que vous m'avez
+promis la main de votre fille aînée.» Ce badinage devait devenir une
+réalité.
+
+La plaisanterie fut reprise par les uns, par les autres. Casimir disait à
+madame Angèle: «Votre fille est un bon garçon.» Et Aurore de répliquer:
+«Votre gendre est un bon enfant.» Après plusieurs séjours au Plessis qui
+se rapprochaient et se prolongeaient, le jeune Dudevant déclara ses
+sentiments à mademoiselle Dupin, en s'excusant de ne pas agir selon les
+usages, mais il voulait avoir son acquiescement et être assuré de sa
+sympathie avant qu'une démarche fût tentée auprès de sa mère. Aurore
+désira réfléchir. Casimir était très estimé par M. et madame Roettiers du
+Plessis; il n'affectait pas une grande passion, restait silencieux sur le
+chapitre de l'amour, parlait d'amitié, de bonheur domestique. Elle
+appréciait cette réserve. Et, de vrai, il tenait un langage singulièrement
+calme, que d'autres jeunes filles, celles qui ont l'instinct et
+l'enthousiasme de leur âge, auraient jugé réfrigérant: «Je veux vous
+avouer, disait-il, que j'ai été frappé, à la première vue, de votre air
+bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvée ni belle ni jolie... Mais, quand
+je me suis mis à rire et à jouer avec vous, il m'a semblé que je vous
+connaissais depuis longtemps et que nous étions deux vieux amis.» On ne
+saurait alléguer qu'il ait cherché à exciter l'imagination d'Aurore.
+C'était un prétendant respectueux, comme les mères en souhaitent à leurs
+filles, qui les rêvent plus effervescents.
+
+Une entrevue fut ménagée, au Plessis, entre madame Dupin et le colonel.
+Celui-ci, avec sa chevelure d'argent, sa décoration et son air respectable,
+plut à la veuve qui, on le sait, avait toujours eu beaucoup de goût pour
+les militaires. Le fils lui était moins sympathique. «Il n'est pas beau,
+disait-elle. J'aurais aimé un beau gendre pour lui donner le bras.» Cette
+ci-devant modiste, à l'âme de grisette, avait les mêmes instincts que la
+Grande-Duchesse de Gerolstein fredonnant à Fritz ces couplets qui portent
+la signature de deux académiciens:
+
+ Voici le sabre de mon père!
+ Tu vas le mettre à ton côté!
+ Ton bras est fort, ton âme est fière,
+ Ce glaive sera bien porté!
+
+Ou encore:
+
+ Dites-lui qu'on l'a remarqué,
+ Distingué;
+ Dites-lui qu'on le trouve aimable.
+
+Madame Dupin accepta en principe l'idée du mariage, exprima le désir qu'on
+arrêtât les conditions pécuniaires, quitta le Plessis en y laissant sa
+fille, puis elle revint au bout de quelques jours, toute bouleversée. Elle
+avait découvert des choses monstrueuses: Casimir avait été garçon de café!
+On rit, elle se fâcha, elle emmena Aurore à l'écart, pour lui dire que
+dans cette maison on mariait les héritières avec des aventuriers, moyennant
+pot-de-vin.
+
+C'était là une calomnie gratuite à l'adresse des Roettiers, mais
+l'écervelée avait vu clair dans le jeu de Casimir. Celui-ci, férocement
+cupide--nous le découvrirons plus tard--se souciait surtout et même
+uniquement de faire un riche mariage. Aurore était un beau parti; elle
+avait presque un demi-million, et il ne devait apporter, en fin de compte,
+après avoir jeté beaucoup de poudre aux yeux, qu'une soixantaine de mille
+francs. Comment madame Dupin se laissa-t-elle persuader? Elle reçut la
+visite de madame Dudevant, qui la séduisit par une rare distinction
+mondaine et sut la flatter. Avec des éloges on trouvait aisément le chemin
+de son coeur et les avenues de sa pensée. Aurore elle-même jugea charmante
+la belle-mère de Casimir. Le mariage fut décidé, abandonné, repris. Madame
+Dupin ne pouvait accepter la perspective d'avoir «ce garçon de café» pour
+gendre. Son nez lui déplaisait. Elle allait si loin dans ses diatribes
+qu'elle produisit sur sa fille un effet contraire à ses desseins. Enfin
+elle exigea le régime dotal et qu'une rente annuelle de 3.000 francs fût
+attribuée à Aurore pour ses besoins personnels. En cela fit-elle acte de
+malveillance ou preuve de perspicacité? Il semble qu'elle avait deviné la
+rapacité de Casimir, et elle rendit à sa fille un signalé service. Ces
+3.000 francs seront un jour pour George Sand le moyen de conquérir
+l'indépendance. Mais, dans ses illusions de fiancée, elle n'y vit qu'une
+précaution injurieuse. Elle aimait peut-être Casimir Dudevant; à coup sûr,
+elle avait confiance en lui.
+
+Le mariage fut célébré le 10 septembre 1822 à Paris, et quelques jours
+après les jeunes époux partirent pour Nohant où Deschartres les accueillit
+avec joie. La vie conjugale réserve à Aurore des désillusions rapides,
+vite accrues, et qui la pousseront aux résolutions extrêmes.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA CRISE CONJUGALE
+
+
+Après s'être étendue avec complaisance et prolixité sur les origines de sa
+famille et les événements de sa prime jeunesse, George Sand ne consacre,
+dans l'_Histoire de ma Vie_, qu'un petit nombre de pages aux années qui
+suivirent son mariage. De lune de miel il n'est pas question. Si elle
+s'efforça d'aimer son mari, elle ne trouva en lui aucune ressource
+d'affection ni de sensibilité. Tout aussitôt elle se tourna vers les
+espérances, puis vers les joies de la maternité. Sa santé fut assez
+éprouvée par l'hiver très rude de 1822-1823, et Aurore connut les longues
+journées solitaires et silencieuses. Casimir Dudevant étant à la chasse de
+l'aube au crépuscule, elle occupait ses loisirs par le travail de la
+layette. «Je n'avais, dit-elle, jamais cousu de ma vie; mais, quand cela
+eut pour but d'habiller le petit être que je voyais dans tous mes songes,
+je m'y jetai avec une sorte de passion.» Vite elle apprit le _surjet_ et
+le _rabattu_. Depuis lors elle déclare avoir toujours aimé le travail à
+l'aiguille, véritable récréation et détente pour l'esprit. Son opinion à
+cet égard mérite d'être retenue; c'est l'apologie de la couture formulée
+par une femme qui fut, entre toutes, adonnée au labeur intellectuel: «J'ai
+souvent entendu dire que les travaux du ménage, et ceux de l'aiguille
+particulièrement, étaient abrutissants, insipides, et faisaient partie de
+l'esclavage auquel on a condamné notre sexe. Je n'ai pas de goût pour la
+théorie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une
+conséquence. Il m'a toujours semblé qu'ils avaient pour nous un attrait
+naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti à toutes les époques de ma
+vie, et qu'ils ont calmé parfois en moi de grandes agitations d'esprit.»
+Elle acquit ainsi «la _maestria_ du coup de ciseaux» dont elle sera, sur
+le tard, presque aussi fîère que de son talent littéraire.
+
+Deschartres, qui faisait office de médecin consultant, entoura de mille
+précautions la grossesse d'Aurore. Il exigea qu'elle demeurât six semaines
+couchée. C'était à l'époque des grandes neiges. Pour la distraire, on
+apporta sur son lit de petits oiseaux qui, affamés et grelottants, se
+laissaient prendre à la main. Au baldaquin elle fit suspendre des branches
+de sapin et elle passa ces longues journées d'inaction dans une véritable
+volière, parmi les pinsons, les rouges-gorges, les verdiers, les moineaux
+apprivoisés, à qui elle donnait la becquée et qui venaient se réchauffer
+sur ses couvertures. Dès que la température fut plus clémente et qu'on
+ouvrit les fenêtres, tous ces oiseaux--est-ce ingratitude ou amour de la
+liberté?--s'envolèrent à tire-d'aile. «Un seul rouge-gorge, dit George
+Sand, s'obstina à demeurer avec moi. La fenêtre fut ouverte vingt fois,
+vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes à
+l'air libre, fit comme une pirouette de grâces et rentra, avec la figure
+expressive d'un personnage raisonnable qui reste où il se trouve bien. Il
+resta ainsi jusqu'à la moitié du printemps, même avec les fenêtres
+ouvertes pendant des journées entières. C'était l'hôte le plus spirituel
+et le plus aimable que ce petit oiseau. Il était d'une pétulance, d'une
+audace et d'une gaieté inouïes. Penché sur la tête d'un chenet, dans les
+jours froids, ou sur le bout de mon pied étendu devant le feu, il lui
+prenait, à la vue de la flamme brillante, de véritables accès de folie. Il
+s'élançait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait
+prendre sa place sans avoir une seule plume grillée... Il avait des goûts
+aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il
+s'indigérait de bougie et de pâte d'amandes. En un mot, la domesticité
+volontaire l'avait transformé au point qu'il eut beaucoup de peine à
+s'habituer à la vie rustique, quand, après avoir cédé au magnétisme du
+soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le vîmes
+longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me
+promenais jamais sans qu'il vînt crier et voltiger près de moi.»
+
+Avec le printemps, la santé d'Aurore s'améliora. Il fut décidé qu'elle
+ferait ses couches à Paris, et le 30 juin 1823, dans un petit appartement
+garni de l'hôtel de Florence, rue Neuve des Mathurins, elle mit au monde
+un fils qui fut nommé Maurice. On sait quelle affection elle lui voua et
+quelle intimité d'existence, de pensée, quelle communion de tendresse il y
+eut entre eux durant plus d'un demi-siècle. La _Correspondance_ de George
+Sand en est l'éclatant témoignage. Dès le premier vagissement, elle
+éprouva l'émoi d'un coeur que Casimir Dudevant n'avait pas su toucher. «Ce
+fut, dit-elle, le plus beau moment de ma vie que celui où, après une heure
+de profond sommeil qui succéda aux douleurs terribles de cette crise, je
+vis en m'éveillant ce petit être endormi sur mon oreiller.» Est-il besoin
+de noter qu'en fidèle disciple de Jean-Jacques elle allaita Maurice? Elle
+se plaint seulement d'avoir gardé le lit beaucoup plus longtemps qu'il
+n'était nécessaire. Après la naissance de sa fille, elle se vante de
+s'être levée le second jour et de s'en être trouvée bien. C'était une
+précipitation un peu chanceuse.
+
+Il fallut retourner à Nohant. Deschartres, qui était venu à Paris pour le
+baptême de Maurice et qui l'avait consciencieusement démailloté afin de
+s'assurer s'il était bien conformé, ne voulait pas continuer
+l'administration du domaine. Casimir Dudevant dut s'en charger, et
+l'installation du ménage à la campagne parut, sinon définitive, du moins à
+long terme. Elle fut préjudiciable à l'un et à l'autre des époux. Aurore,
+au printemps de 1824, ressentit les atteintes d'un spleen profond. Son
+mari, qui avait l'esprit terre à terre et de la vulgarité dans les goûts,
+contracta les habitudes oisives et peu relevées du gentilhomme campagnard.
+Chacun d'eux s'ennuyait de son côté, et ils s'ennuyaient d'être ensemble.
+Un séjour d'été au Plessis vint rompre la monotonie de cette existence;
+puis ils passèrent l'hiver dans la banlieue de Paris, à Ormesson. «Nous
+aimions la campagne, dit George Sand, mais nous avions peur de Nohant;
+peur probablement de nous retrouver vis-à-vis l'un de l'autre, avec des
+instincts différents et des caractères qui ne se pénétraient pas
+mutuellement.» Aussi bien Casimir, avec la fatuité du sot, traitait-il sa
+femme du haut de son dédain. Il la jugeait idiote, l'accablait de la
+supériorité de sa toute-puissance masculine. Elle courbait la tête,
+«écrasée et comme hébétée devant le monde.» La première scène de violence
+publique s'était produite durant leur séjour au Plessis: George Sand n'en
+fait pas mention dans l'_Histoire de ma Vie_, mais l'incident fut relaté
+au cours du procès en séparation et figure dans deux lettres adressées par
+elle, l'une à son amie Félicie Saint-Agnan, l'autre à son avoué. Vers la
+fin de juillet, tandis qu'on prenait le café après dîner, les jeunes gens
+et quelques nouvelles mariées, parmi lesquelles Aurore, se mirent à se
+poursuivre sur la terrasse. Ils se jetèrent du sable, dont quelques grains
+tombèrent dans la tasse de M. James Roettiers. On les invita à cesser ce
+jeu ridicule. Comme Aurore continuait, Casimir s'élança sur elle,
+l'insulta grossièrement et lui administra un soufflet. Il faut croire que,
+de sa part, c'était un acte d'après boire, mais particulièrement fâcheux
+dans ce milieu où ils s'étaient connus et fiancés. En vérité, Casimir
+était trop flegmatique comme prétendant et trop pétulant comme mari.
+D'abord il avait le coeur sec, et ensuite la main leste. Aurore, à très
+bon droit, ne pardonna jamais ce procédé brutal, qui devait se renouveler.
+
+Henri Heine, ayant plus tard rencontré M. Dudevant chez sa femme alors
+qu'ils étaient déjà séparés de fait, nous a laissé un pittoresque portrait
+du personnage: «Il avait une de ces physionomies de philistin qui ne
+disent rien, et il ne semblait être ni méchant, ni grossier, mais je
+compris facilement que cette _quotidienneté_ humidement froide, ces yeux
+de porcelaine, ces mouvements monotones de pagode chinoise auraient pu
+amuser une commère banale, mais devaient, à la longue, donner le frisson à
+une femme d'âme plus profonde et lui inspirer, avec l'horreur, l'envie de
+s'enfuir.» L'heure n'était pas encore venue où la coupe d'amertume, trop
+pleine, déborderait; mais ni à Nohant, ni à Ormesson, ni à Paris dans un
+logement meublé du faubourg Saint-Honoré, Aurore ne trouva la quiétude.
+Elle alla consulter son vieux confesseur l'abbé de Prémord, elle fit une
+retraite à son couvent; car Casimir, qui était libre-penseur, voulait une
+religion pour les femmes. C'était, à son estime, un paratonnerre à l'usage
+des maris contre certains accidents conjugaux qui n'épargnent même pas les
+têtes couronnées. Il y a là une égalité, de tous les temps et de tous les
+pays, antérieure à la Révolution française et à la Déclaration des droits
+de l'homme. George Dandin a des confrères dans toutes les conditions
+sociales; la _Petite Paroisse_ d'Alphonse Daudet est une grande confrérie.
+
+ Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
+ N'en défend pas les rois.
+
+Pour Aurore le couvent même fut inefficace. On y avait cependant admis
+Maurice, à condition qu'il passât par le tour; il y passa. Entre temps,
+survint un gros chagrin, la mort subite et vraisemblablement le suicide de
+Deschartres, qui s'était ruiné dans des spéculations malheureuses sur
+l'huile de navette et de colza. Le séjour de Paris ne convenait guère ni à
+Aurore ni à Casimir. Ils y voyaient assez fréquemment le baron Dudevant
+qui sympathisait avec sa bru; mais sa femme était plus rèche. Elle ne
+consentait à recevoir le petit Maurice que sous serment qu'on aurait pris
+toutes les précautions désirables et que ses parquets seraient indemnes.
+«C'était fort difficile, dit George Sand, Maurice n'ayant pas encore bien
+compris la religion du serment. Il avait dix-huit mois.»
+
+Au printemps de 1825, M. et madame Dudevant regagnèrent Nohant, où Casimir
+vivait en grande intimité de table et de cabaret avec le demi-frère
+d'Aurore, Hippolyte Chatiron, marié à une demoiselle Emilie de Villeneuve,
+et qui était le plus incorrigible des buveurs et le meilleur des garçons à
+jeun. M. Dudevant, en prenant sur lui modèle, fut non moins ivrogne, mais
+il eut le vin hargneux et méchant. A eux deux, ils symbolisaient l'un et
+l'autre aspect du genre: le bon et le mauvais pochard. Et Aurore était
+obligée de supporter leurs interminables et bruyantes «beuveries» qui se
+prolongeaient parfois jusqu'à l'aube.
+
+La santé de la jeune femme étant assez précaire, les médecins
+conseillèrent une cure à Cauterets. «J'avais, dit-elle, une toux opiniâtre,
+des battements de coeur fréquents et quelques symptômes de phtisie.» Elle
+murmurait en partant: «Allons, adieu, Nohant, je ne te reverrai peut-être
+plus.» Ce voyage aux Pyrénées est longuement relaté dans l'_Histoire de ma
+Vie_, sous forme de journal, et inspira quelques lettres descriptives
+adressées à madame Dupin: ce sont les premiers essais littéraires de
+George Sand. M. et madame Dudevant avaient quitté Nohant le 5 juillet 1825;
+ils s'arrêtèrent à Bordeaux, et Aurore entra en relations avec l'avocat
+général Aurélien de Sèze, fils du défenseur de Louis XVI, qui lui-même
+devait siéger à la Constituante et à la Législative, sur les bancs de
+l'extrême droite légitimiste. Ce fut pour Aurore l'objet d'un premier
+amour, essentiellement platonique. De vrai, l'homme était charmant et le
+paraissait encore davantage, par contraste avec Casimir Dudevant. C'est à
+celui-ci que fait allusion un passage du journal: «Monsieur*** chasse avec
+passion. Il tue des chamois et des aigles. Il se lève à deux heures du
+matin et rentre à la nuit. Sa femme s'en plaint. Il n'a pas l'air de
+prévoir qu'un temps peut venir où elle s'en réjouira.» Suivent des
+observations de psychologie ou de physiologie conjugale, qui renferment la
+substance des premiers romans où s'épanchera la rancoeur de George Sand
+contre la tyrannie du ménage. «Le mariage est beau pour les amants et
+utile pour les saints. En dehors des saints et des amants, il y a une
+foule d'esprits ordinaires et de coeurs paisibles qui ne connaissent pas
+l'amour et qui ne peuvent atteindre à la sainteté. La mariage est le but
+suprême de l'amour. Quand l'amour n'y est plus ou n'y est pas, reste le
+sacrifice.» Aurore commençait à se trouver sacrifiée et s'en ouvrait à
+Aurélien de Sèze, leur compagnon de voyage.
+
+On faisait des excursions aux environs de Cauterets. La promenade
+traditionnelle à Luz, Saint-Sauveur et Gavarnie amène sous la plume de
+madame Dudevant des descriptions solennelles et des croquis humoristiques.
+Celles-là sont sans intérêt, ceux-ci ont un tour assez piquant. Voici la
+caravane devant le Marboré: «Mon mari est des plus intrépides. Il va
+partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me
+_singularise_. Je veux être pendue si j'y songe. Je me retourne, et je
+vois Zoé qui me suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se fâche
+parce que Zoé rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et
+on s'y défâche vite. Les uns ont peur, les autres ont froid. Un monsieur
+qui est dans le commerce compare la vallée coupée par petits enclos
+cultivés à une _carte d'échantillons_. Une très jolie Bordelaise, très
+élégante, s'écrie tout à coup avec une voix flûtée et un accent renforcé:
+_Oh! la tripe me jappe!_ Ça signifie qu'elle a faim.» Passons sur les
+propos du mari qui sont encore plus prosaïques.
+
+Le retour de M. et madame Dudevant s'effectua par Bagnères de Bigorre,
+Lourdes et Nérac. Il fallut se séparer d'Aurélien de Sèze, et Aurore avoue
+n'avoir gardé aucun souvenir de la suite du voyage: «Il en est ainsi,
+dit-elle, de beaucoup de pays que j'ai traversés sous l'empire de quelque
+préoccupation intérieure: je ne les ai pas vus. Les Pyrénées--(était-ce
+bien les Pyrénées?)--m'avaient exaltée et enivrée comme un rêve qui devait
+me suivre et me charmer pendant des années.» Bref, elle emportait un
+viatique sentimental.
+
+Un séjour chez son beau-père, à Guillery, semble avoir laissé à Aurore une
+impression favorable. Elle aimait ce vieillard, qui la traitait avec une
+pointe de galanterie respectueuse, et dont elle résume ainsi le caractère,
+«enjoué et bienveillant, colère, mais tendre, sensible et juste.» Elle
+loue les Gascons, qu'elle ne trouve pas plus menteurs ni plus vantards que
+les autres provinciaux, qui le sont tous un peu», mais elle n'aime pas
+leur cuisine à la graisse, en dépit de la plantureuse chère que l'on
+faisait à Guillery. Elle énumère les pièces de résistance qui composaient
+des menus pantagruéliques: jambons, poulardes farcies, oies grasses,
+canards obèses, truffes, gibier, gâteaux de millet et de maïs. Nul ne
+séjournait en cette abbaye de Thélème, sans s'apercevoir, dit Aurore,
+d'une notable augmentation de poids dans sa personne. Seule elle dérogeait
+à la règle et maigrissait à vue d'oeil. Comment expliquer ce
+dépérissement? Etait-ce le fait de la cuisine à la graisse ou de
+l'éloignement d'Aurélien? Un voyage à Bordeaux les remit en présence. Dans
+une longue conversation à la Brède, ils prirent la résolution
+définitive--malgré lui, malgré elle, comme Titus et Bérénice--de n'être
+jamais qu'amis. «J'eus là, écrit-elle, un très violent chagrin, un moment
+de désespérance absolue.» Mais le calme revint dans son esprit et elle
+trouva un équilibre provisoire.
+
+Le baron Dudevant mourut pendant l'hiver 1825-1826. Aurore était absente
+de Guillery. Son mari lui annonça brusquement la nouvelle: «Il est mort.»
+Immédiatement elle songea à son fils Maurice et tomba sur les genoux,
+anéantie. Quand elle sut qu'il s'agissait de son beau-père, elle eut un
+éclair de joie--«les entrailles maternelles sont féroces»--puis elle se
+mit à pleurer, car elle aimait le vieux Dudevant. La veuve lui inspira
+bientôt des sentiments tout autres. Sous des formes affables, c'était une
+nature de glace, profondément égoïste. George Sand nous a tracé d'elle une
+amusante silhouette: «Elle avait une jolie figure douce sur un corps plat,
+osseux, carré et large d'épaules. Cette figure donnait confiance, mais en
+regardant ses mains sèches et dures, ses doigts noueux et ses grands pieds,
+on sentait une nature sans charme, sans nuances, sans élans ni retours de
+tendresse. Elle était maladive et entretenait la maladie par un régime de
+petits soins dont le résultat était l'étiolement. Elle était vêtue en
+hiver de quatorze jupons qui ne réussissaient pas à arrondir sa personne.
+Elle prenait mille petites drogues.»
+
+Au cours de l'été, M. et madame Dudevant retournèrent à Nohant, et durant
+les cinq années suivantes Aurore ne devait guère s'en absenter. Sa santé,
+chaque hiver, était très éprouvée par les rhumatismes qui l'obligeaient à
+se couvrir de flanelle. «Je suis, mandait-elle à sa mère le 9 octobre 1826,
+comme un capucin (à la saleté près) sous un cilice. Je commence à m'en
+trouver bien et à ne plus sentir ce froid qui me glaçait les os et me
+rendait toute triste.» En réalité, elle souffre de la même maladie morale
+que Saint-Preux et Julie, René, Werther, Obermann. Elle a des crises de
+mélancolie causées par l'incompatibilité d'humeur--comme disent les gens
+de basoche--et aggravées par l'inquiétude d'un tempérament littéraire.
+Son unique consolation, c'est son fils Maurice, doué d'une santé robuste.
+«Il est grand, écrit-elle, gros et frais comme une pomme. Il est très bon,
+très pétulant, assez volontaire quoique peu gâté, mais sans rancune, sans
+mémoire pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractère
+sera sensible et aimant, mais que ses goûts seront inconstants; un fonds
+d'heureuse insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout
+assez promptement.»
+
+En dépit de la tristesse et de la mauvaise santé, plusieurs des lettres
+d'Aurore, datées de cette époque, sont d'un tour assez leste, notamment
+celle qui est adressée à sa mère le 17 juillet 1827. Elle la plaint d'être
+malheureuse dans le choix de ses servantes, mais lui demande si elle ne
+les prend pas trop jeunes, à l'âge de la coquetterie et de la légèreté.
+Elle lui conseille une femme d'un âge mûr, «quoiqu'il y ait souvent
+l'inconvénient de l'humeur revêche et rabâcheuse.» Tout aussitôt elle lui
+offre le spécimen de Marie Guillard, une des domestiques de Nohant, veuve
+après vingt ans de mariage avec un vieillard borgne: «C'est la plus drôle
+de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse, propre et fidèle, mais
+grognon au delà de ce qu'on peut imaginer. Elle grogne le jour, et je
+crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en faisant du beurre, elle
+grogne en faisant manger ses poules, elle grogne en mangeant même. Elle
+grogne les autres, et, quand elle est seule, elle se grogne. Je ne la
+rencontre jamais sans lui demander comment va la grognerie, et elle ne
+grogne que de plus belle.» Voilà bien, sous la plume d'Aurore, un des
+modèles du parfait domestique, attaché à la maison et dévoué à ses
+maîtres!
+
+L'été de 1827 fut en partie occupé par une saison thermale au Mont-Dore,
+avec des excursions à Clermont-Ferrand, à Pontgibaud, à Aubusson. Madame
+Dudevant en a fait le récit dans un _Voyage en Auvergne_ destiné à son
+amie Zoé Leroy, le premier ouvrage limé et ciselé qui soit sorti de sa
+plume. Il s'y trouve des lenteurs, de la redondance et de la déclamation;
+c'est composé comme devant une glace. En rentrant à Nohant, on eut affaire
+à d'autres préoccupations. Les élections législatives, par haine du
+ministère Villèle, avaient amené un accord entre les républicains et les
+bonapartistes. Casimir Dudevant, qui était de ce dernier parti, contribua
+à faire nommer, dans le collège de La Châtre, M. Doris-Dufresne,
+beau-frère du général Bertrand et républicain de vieille roche. Aurore lui
+consacre un chaleureux éloge: «C'était un homme d'une droiture antique,
+d'une grande simplicité de coeur, d'un esprit aimable et bienveillant.
+J'aimais ce type d'un autre temps, encore empreint de l'élégance du
+Directoire, avec des idées et des moeurs plus laconiennes. Sa petite
+perruque rase et ses boucles d'oreilles donnaient de l'originalité à sa
+physionomie vive et fine. Ses manières avaient une distinction extrême.
+C'était un _jacobin_ fort sociable.»
+
+Une campagne électorale, où la sobriété n'est pas de rigueur et où le
+candidat et son escorte sont voués à boire chez tous les personnages
+influents, devait agréer à Casimir Dudevant. Les élections passèrent;
+l'habitude persista, invétérée et accrue. Le seigneur de Nohant était sans
+cesse en parties et en fêtes. «Vous savez, écrivait Aurore le 1er avril
+1828 à un vieil ami de Paris M. Caron, comme il est paresseux de l'esprit
+et enragé des jambes. Le froid, la boue ne l'empêchent pas d'être toujours
+dehors, et, quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler.» Il est vrai
+que, dans une autre lettre du 4 août de la même année, elle écrit à sa
+mère, qu'elle voulut tenir le plus longtemps possible dans l'ignorance de
+ses tristesses conjugales: «Le cher père est très occupé de sa moisson. Il
+a adopté une manière de faire battre le blé qui termine en trois semaines
+les travaux de cinq à six mois. Ainsi il sue sang et eau. Il est en blouse,
+le râteau à la main, dès le point du jour.» Par malheur, si Casimir avait
+du goût pour les occupations champêtres, il en avait également pour les
+filles de ferme et pour les femmes de chambre. Aurore sera contrainte de
+s'en apercevoir.
+
+En septembre 1828, elle mit au monde son second enfant, Solange. Le
+médecin arriva quand la mère s'était déjà endormie et que le nouveau-né
+était tout pomponné: Solange avait devancé l'époque à laquelle on
+l'attendait. Aurélien de Sèze, qui venait quelques jours auparavant rendre
+une visite sentimentale à Aurore, fut surpris de la trouver, sans avoir
+été prévenu, ornée d'un respectable embonpoint et travaillant à une
+layette. «Que faites-vous donc là? dit-il.--Ma foi, vous le voyez, je me
+dépêche pour quelqu'un qui arrive plus tôt que je ne pensais.» Devant
+cette layette et cette rotondité, l'affection platonique de «l'ami de
+Bordeaux»--comme l'appelle l'_Histoire de ma Vie_--dut choir du septième
+ciel dans une prosaïque réalité.
+
+Aurore ne se réveilla quelques heures après l'événement que pour assister
+à un assez pitoyable spectacle. Son frère Hippolyte, qui était allé
+chercher le médecin et qui, ravi sans doute d'avoir une nièce, avait fait
+le repas le plus plantureux et le plus arrosé, entra dans la chambre de
+l'accouchée en un tel état d'ivresse que, croyant s'asseoir au pied du lit,
+il tomba comme une masse sur le plancher. Incapable de se relever, il
+grommelait, avec l'idée fixe du pochard: «Eh bien! je suis gris, voilà
+tout. Que veux-tu? j'ai été très ému, très inquiet, ce matin; ensuite j'ai
+été très content, très heureux, c'est la joie qui m'a grisé; ce n'est pas
+le vin, je te le jure, c'est l'amitié que j'ai pour toi qui m'empêche de
+me tenir sur mes jambes.» Aurore, pour cette fois, rit du raisonnement de
+l'ivrogne; mais de telles scènes, où son mari tenait un rôle, devenaient
+hélas! presque quotidiennes. C'étaient de misérables orgies: les hobereaux
+des environs avaient des moeurs et un langage de valetaille. «Tant que
+l'_on_--c'est-à-dire Casimir--se bornait à être radoteur, fatigant,
+bruyant, malade même et fort dégoûtant, je tâchais de rire, et je m'étais
+même habituée à supporter un ton de plaisanterie qui, dans le principe,
+m'avait révoltée.» Mais quand les nerfs se mettaient de la partie, quand
+on devenait obscène et grossier, il fallait bien qu'Aurore se réfugiât
+dans sa chambre. Or le tapage et les libations continuaient jusqu'à six ou
+sept heures du matin. Ajoutez que de son lit madame Dudevant, le lendemain
+de la naissance de Solange, entendit son mari lutinant et poursuivant une
+chambrière. C'était tantôt l'espagnole Pépita, «sale et paresseuse comme
+une véritable castillane,» tantôt la berrichonne Claire, sans préjudice de
+la plus ignoble liaison à Bordeaux et du scandale public causé par une de
+ces créatures qui réclamait une pension alimentaire pour son enfant. Et
+Aurore, afin de rester fidèle à ses devoirs, avait écarté la tendresse si
+loyale et si profonde d'Aurélien de Sèze!
+
+Dès lors, toute intimité conjugale fut supprimée. Une irréductible
+mélancolie s'empare d'Aurore, qui par esprit d'abnégation envers ses
+enfants essaie de demeurer à Nohant, comme la chèvre attachée à son
+piquet. De ci, de là, on trouve quelques fugitives éclaircies de belle
+humour dans sa correspondance, quand elle est à Bordeaux. Elle écrit à son
+ami Duteil, avocat à La Châtre: «Loin de la patrie, le ciel est d'airain,
+les pommes de terre sont mal cuites, le café est trop brûlé. Les rues,
+c'est de la séparation de pierres; cette rivière, c'est de la séparation
+d'eau; ces hommes, de la séparation en chair et en os! Voyez Victor Hugo.»
+Ou à son vieux Caron, le 4 juin 1829: «Comment traitez-vous ou plutôt
+comment vous traite la goutte, le catarrhe, la crachomanie, la prisomanie,
+la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous
+assiègent depuis tantôt _quarante-cinq ans_ que j'ai le bonheur de vous
+connaître? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de
+cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous
+conserverez, jusqu'à la mort, le sentiment et le dévouement de tous ceux
+qui vous entourent!»
+
+Pour remédier aux déboires de son existence, Aurore avait la consolation
+de beaucoup lire--elle faisait venir de Paris les nouveautés--et de
+soigner les malades de Nohant et des alentours. Elle était médiocre
+ménagère, dépensant 14.000 francs en une année, quand son mari lui avait
+assigné le maximum de 10.000. Dans les lettres à Jules Boucoiran,
+précepteur de Maurice, ou à sa mère, elle n'a qu'une pensée dominante: la
+sollicitude pour ses enfants. Le reste lui importe peu. Le spectacle de la
+vie lui a donné un dégoût prématuré. Elle parle de sa sciatique, de ses
+douleurs, à la façon d'une sexagénaire, et elle ajoute sous couleur de
+badinage: «Je suis un peu dans les pommes cuites.» Nohant, c'était pour
+elle la «stagnation permanente.» Elle avait comme compagnon de ses
+rêveries un cricri, qui venait manger ses pains à cacheter, que d'ailleurs
+elle choisissait blancs, de peur qu'il ne s'empoisonnât. Il se promenait
+sur son papier, voulait goûter à l'encre, et périt écrasé par une servante
+qui fermait une fenêtre. «Je ne trouvai, dit Aurore, de mon ami que les
+deux pattes de derrière, entre la croisée et la boiserie. Il ne m'avait
+pas dit qu'il avait l'habitude de sortir... J'ensevelis ses tristes restes
+dans une feuille de datura que je gardai longtemps comme une relique.»
+
+La mort de ce grillon, ainsi qu'elle l'observe avec délicatesse, va
+marquer de façon symbolique la fin de son séjour à Nohant. Elle écrivait
+beaucoup, à l'aventure, d'abord par pure distraction, puis avec
+l'arrière-pensée de trouver un gagne-pain et l'indépendance. Elle les
+aurait demandés, très volontiers, à la peinture ou à la broderie, mais ni
+l'une ni l'autre n'était rémunératrice. Or elle voulait être libre. M.
+Dudevant la traitait en enfant, lui apportant par exemple une procuration
+à signer sans lui permettre de la lire. Une vocation littéraire s'éveilla
+en elle, ou plutôt le désir de vivre de sa prose. Vers douze ans, elle
+avait commencé un vague roman, _Corambé_; en 1827, elle composait le
+_Voyage en Auvergne_; en 1829, la _Marraine_, qui ne fut pas publiée. «Je
+reconnus, dit-elle, que j'écrivais vite, facilement, longtemps, sans
+fatigue; que mes idées, engourdies dans mon cerveau, s'éveillaient et
+s'enchaînaient par la déduction, au courant de la plume.» Elle avait
+secoué l'attachement platonique qui, durant de longues années, avait lié
+son âme à celle d'Aurélien de Sèze. Ses enfants même ne parvenaient pas à
+la retenir à Nohant: la répulsion pour cette vie vulgaire et plate auprès
+de M. Dudevant était trop forte. «Ma petite chambre, s'écrie-t-elle, ne
+voulait plus de moi.»
+
+La Révolution de 1830, qu'elle accueillit avec enthousiasme, vint encore
+accroître son désir d'être à Paris, parmi la fermentation des idées
+nouvelles, d'y retrouver ses compatriotes, Duvernet, Fleury et Jules
+Sandeau. Puis ce fut, au mois de septembre, un accès de fièvre cérébrale
+qui mit ses jours en danger. «Pendant quarante-huit heures, écrit-elle à
+sa mère, j'ai été je ne sais où. Mon corps était bien au lit sous
+l'apparence du sommeil, mais mon âme galopait dans je ne sais quelle
+planète.» Enfin un incident favorisa son évasion, lui inspira la
+résolution définitive. Le 3 décembre 1830, elle écrit à Jules Boucoiran:
+«Sachez qu'en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma légèreté à
+m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les chagrins et les
+injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Vous connaissez
+mon intérieur, vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt
+fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me
+l'avait brisée. Il y a un terme à tout.» Et elle donne dans cette lettre
+une explication que l'_Histoire de ma Vie_ passe sous silence. Elle a
+trouvé--était-ce par hasard?--dans le secrétaire de son mari un paquet à
+son adresse, avec cette suscription: «Ne l'ouvrez qu'après ma mort.»
+Naturellement elle l'a ouvert, n'ayant pas, dit-elle, la patience
+d'attendre d'être veuve. C'était un testament, rempli pour elle de
+malédictions et d'injures. Sur-le-champ son parti fut pris. Elle se
+rappela la pension de 3.000 francs stipulée dans le contrat de mariage et
+dont elle n'avait jamais usé. Le jour même de la découverte, elle dit à
+son mari: «Je veux cette pension, j'irai à Paris, mes enfants resteront à
+Nohant.» Ne s'éloignait-elle pas d'eux un peu bien aisément? Elle assure
+que c'était une menace, qu'elle comptait les emmener. Toujours est-il
+qu'elle eut gain de cause. Après huit ans d'humiliation, éclatait la
+révolte. Il fut convenu qu'elle passerait six mois à Nohant, six mois à
+Paris. Dès qu'elle eut la certitude que Jules Boucoiran reviendrait
+occuper sa place de précepteur auprès de Maurice, elle se prépara au
+départ. Malgré son frère, malgré ses amis de La Châtre, elle prenait le 4
+janvier 1831 le chemin de Paris. C'était la route de la littérature.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LES DÉBUTS LITTÉRAIRES
+
+
+L'arrivée d'Aurore Dudevant à Paris, au commencement de janvier 1831, a
+été l'objet des récits les plus contradictoires et les plus bizarres.
+Arsène Houssaye, dans ses _Confessions_ et ses _Souvenirs de Jeunesse_,
+donne carrière à une imagination exubérante et conteuse. Félix Pyat a
+publié, dans la _Grande Revue de Paris et de Pétersbourg_, un article
+intitulé: _Comment j'ai connu George Sand_, qui est purement fantaisiste.
+Il prétend être allé, en compagnie de Jules Sandeau, son compatriote
+berrichon, recevoir au bureau des diligences une dame qui n'était autre
+que la baronne Dudevant. Elle descendit de l'impériale sous le costume
+d'un jeune bachelier, en vêtement de velours, avec un béret. Cette
+anecdote est de tous points controuvée. La voyageuse n'avait pas pris la
+diligence, comme en témoigne la lettre que sur-le-champ elle écrivit à son
+fils: «La chaise de poste ne fermait pas, j'étais glacée. Je ne suis
+arrivée à Paris qu'à minuit. J'étais bien embarrassée de ma voiture, parce
+qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et que je ne pouvais
+pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je l'ai fourrée à l'hôtel
+de Narbonne.» Elle promet à Maurice d'être de retour à Nohant dans huit
+jours au plus. Il n'en sera rien, et elle le sait elle-même, en faisant ce
+mensonge maternel. Elle a l'intention de passer au moins trois mois hors
+de sa famille.
+
+Où descendit-elle dès l'abord à Paris? Ce point est obscur. En tous cas,
+ce ne fut pas chez son frère Hippolyte, car elle écrit à Maurice dans sa
+première lettre: «Je n'ai pas encore eu le temps de voir ton oncle. Je
+pense que je le verrai aujourd'hui.» Elle n'alla donc pas directement 31
+rue de Seine, où était l'appartement de M. Chatiron; mais on ignore si
+elle se rendit rue Racine, chez Jules Sandeau, comme l'affirme M. Henri
+Amic, ou 4 rue des Cordiers, proche la Sorbonne, en cet hôtel Jean-Jacques
+Rousseau, ainsi dénommé parce que le philosophe genevois y avait rencontré
+et aimé Thérèse.
+
+George Sand ne se soucie pas de nous fournir à cet égard des
+renseignements précis. Elle imprime même à l'_Histoire de ma Vie_ une tout
+autre allure, à dater du départ de Nohant, et elle s'en explique, non sans
+quelque embarras, au début du treizième chapitre de la quatrième partie:
+«Comme je ne prétends pas donner le change sur quoi que ce soit en
+racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je
+veux _taire_ et non _arranger_ ni _déguiser_ plusieurs circonstances de ma
+vie. Mais, vis-à-vis du public, je ne m'attribue pas le droit de disposer
+du passé de toutes les personnes dont l'existence a côtoyé la mienne. Mon
+silence sera indulgence ou respect, oubli ou déférence, je n'ai pas à
+m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement,
+et je déclare qu'on ne doit rien préjuger pour ou contre les personnes
+dont je parlerai peu ou point. Toutes mes affections ont été sérieuses, et
+pourtant j'en ai brisé plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de
+mon entourage, j'ai agi trop tôt ou trop tard, j'ai eu tort ou raison,
+selon qu'on a plus ou moins bien connu les causes de mes résolutions...
+Tout le monde sait de reste que dans toute querelle, qu'elle soit soit de
+famille ou d'opinion, d'intérêt ou de coeur, de sentiments ou de principes,
+d'amour ou d'amitié, il y a des torts réciproques et qu'on ne peut
+expliquer et motiver les uns que par les autres. Il est des personnes que
+j'ai vues à travers un prisme d'enthousiasme et vis-à-vis desquelles j'ai
+eu le grand tort de recouvrer la lucidité de mon jugement. Tout ce
+qu'elles avaient à demander, c'étaient de bons procédés, et je défie qui
+que ce soit de dire que j'aie manqué à ce fait. Pourtant leur irritation a
+été vive, et je le comprends très bien. On est disposé, dans le premier
+moment d'une rupture, à prendre le désenchantement pour un outrage. Le
+calme se fait, on devient plus juste. Quoi qu'il en soit de ces personnes,
+je ne veux pas avoir à les peindre; je n'ai pas le droit de livrer leurs
+traits à la curiosité ou à l'indifférence des passants.»
+
+Observera-t-elle toujours la règle qu'elle édicte? Non pas, puisqu'elle
+publiera ce roman si transparent, _Elle et Lui_, bien peu de mois après la
+mort d'Alfred de Musset. La théorie exposée dans l'_Histoire de ma Vie_
+n'est qu'un prétexte commode pour éviter des explications difficiles ou
+des justifications incomplètes. N'oublions pas qu'elle a cinquante ans et
+qu'elle est entrée dans la période de calme relatif, quand elle rédige son
+autobiographie. Il ne lui est donc pas malaisé de prendre une attitude de
+suprême bienveillance et d'excuser tout à la fois les torts qu'on a eus
+envers elle et ceux qu'elle a eus envers autrui.
+
+«Moi, je pardonne, s'écrie-t-elle, et si des âmes très coupables devant
+moi se réhabilitent sous d'autres influences, je suis prête à bénir. Le
+public n'agit pas ainsi; il condamne et lapide. Je ne veux donc pas livrer
+mes ennemis (si je peux me servir d'un mot qui n'a pas beaucoup de sens
+pour moi) à des juges sans entrailles ou sans lumières, et aux arrêts
+d'une opinion que ne dirige pas la moindre pensée religieuse, que
+n'éclaire pas le moindre principe de charité. Je ne suis pas une sainte:
+j'ai dû avoir, je le répète, et j'ai eu certainement ma part de torts,
+sérieux aussi, dans la lutte qui s'est engagée entre moi et plusieurs
+individualités. J'ai dû être injuste, violente de résolutions, comme le
+sont les organisations lentes à se décider, et subir des préventions
+cruelles, comme l'imagination en crée aux sensibilités surexcitées.»
+
+Ainsi formulées, les excuses de George Sand peuvent à la rigueur être
+accueillies. Il lui sera beaucoup pardonné, comme à la Madeleine, parce
+qu'elle a beaucoup aimé, avec une successivité un peu rapide, parfois même
+avec une simultanéité qui semble avoir été sincère en partie double.
+Peut-être, se rendant à Paris, obéissait-elle plus aux suggestions de son
+esprit et à la passion de l'indépendance qu'aux curiosités de son
+imagination et au vagabondage de son coeur. Le 13 janvier 1831, elle écrit
+à Jules Boucoirau: «Je m'embarque sur la mer orageuse de la littérature.
+Il faut vivre.» Cinq jours plus tard, elle est moins explicite ou moins
+franche dans une lettre à sa mère: «Vous me demandez ce que je viens faire
+à Paris. Ce que tout le monde y vient faire, je pense: me distraire,
+m'occuper des arts que l'on ne trouve que là dans tout leur éclat. Je
+cours les musées, je prends des leçons de dessin; cela m'occupe tellement
+que je ne vois presque personne.» Elle ne parle pas de ses ambitions
+littéraires, elle ne fait aucunement allusion aux compatriotes qu'elle
+fréquente assidûment, les trois hugolâtres, Alphonse Fleury, Félix Pyat,
+Jules Sandeau. Ce dernier, né à Aubusson le 19 février 1811, devait être
+son initiateur, à tout le moins dans le monde des lettres. Il avait connu
+M. et madame Dudevant, vers la fin de 1829, près de La Châtre, dans une
+maison amie, chez les Duvernet. C'est à Charles Duvernet précisément
+qu'Aurore adressait, le 1er décembre 1830, une épître romantique où elle
+manifeste tout son enthousiasme pour la libre existence parisienne et
+profile quelques malicieuses silhouettes. D'abord celle de son
+correspondant: «O blond Charles, jeune homme aux rêveries sentimentales,
+au caractère sombre comme un jour d'orage... L'hôte solitaire des forêts
+désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et ombreux
+n'étant plus là pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots
+et tristes comme la nature, veuve de toi, ô jeune homme!» Puis c'est le
+gigantesque Alphonse Fleury: «Homme aux pattes immenses, à la barbe
+effrayante, au regard terrible; homme des premiers siècles, des siècles de
+fer, homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal,
+homme antérieur à la civilisation, antérieur au déluge.» Et, donnant
+cours à cette humeur de grosse bouffonnerie que le romantisme encourageait
+et qui s'épanouira en Victor Hugo, elle le plaisante sur sa poitrine
+volcanique, sur le refroidissement de la contrée depuis qu'il ne la
+réchauffe plus de son souffle, sur le déchaînement des _vents_ que
+n'emprisonnent plus ses poumons athlétiques. «Depuis ton départ,
+écrit-elle, toutes les maisons de La Châtre ont été ébranlées dans leurs
+fondements, le moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique
+n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M. de la Genetière a
+été emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame
+Saint-O... a été relevée à une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot
+assure avoir vu sa jarretière.»
+
+Ce sont là, semble-t-il, badinages de rapins, comme Henri Murger nous en
+offrira à profusion dans la _Vie de Bohême_. Mais, pour esquisser le
+troisième portrait, le crayon de madame Dudevant devient plus délicat. La
+caricature s'atténue. Sous les apparences de la blague, l'ironie se nuance
+d'émotion ou tout au moins de discrète sympathie: «Et toi, petit Sandeau!
+aimable et léger comme le colibri des savanes parfumées! gracieux et
+piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de
+Châteaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidité d'un chamois,
+les mains dans les poches, la petite place, les dames de la ville ne se
+lèvent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du
+soleil; elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre à la
+fenêtre, et les papillotes ont pris racine à leurs cheveux. La coiffure
+languit, le cheveu dépérit, le fer à friser dort inutile sur les tisons
+refroidis. L'usage des peignes commence à se perdre, la brosse tombe en
+désuétude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton départ nous
+a apporté une plaie d'Egypte bien connue.»
+
+Tandis que ses amis goûtaient les délices de la vie parisienne, Aurore
+n'aspirait qu'à les rejoindre. Elle se plaignait d'avoir la fièvre et un
+_bon_ rhumatisme, d'être «empaquetée de flanelles et fraîche comme une
+momie dans ses bandelettes.» A l'en croire, elle fait à grand'peine en un
+jour le voyage de son cabinet au salon, et l'une de ses jambes est auprès
+de la cheminée du dit appartement que l'autre est encore dans la salle à
+manger. Elle parle de s'acheter une de ces brouettes qui servent à
+voiturer les culs-de-jatte. Mais, le mois suivant,--est-ce l'effet du
+séjour de Paris ou du traitement de Jules Sandeau?--la guérison s'opère
+comme par miracle. Elle mène la vie de l'étudiant enthousiaste et
+exubérant, avide tout ensemble de travail et de plaisir.
+
+A La Châtre, il va sans dire que cette existence, dont on exagérait les
+singularités, faisait scandale. Madame Dudevant s'était mise au ban de la
+société, et les cancans allaient leur train. «Ceux qui ne m'aiment guère,
+écrivait-elle à Jules Boucoiran, disent que j'_aime_ Sandot (vous
+comprenez la portée du mot); ceux qui ne m'aiment pas du tout disent, que
+j'_aime_ Sandot et Fleury à la fois; ceux qui me détestent, que Duvernet
+et vous, par dessus le marché, ne me font pas peur. Ainsi j'ai quatre
+amants à la fois. Ce n'est pas trop quand on a comme moi les passions
+vives.» A dire vrai, sur les quatre il fallait en éliminer trois et garder
+le seul Jules Sandeau. Elle affirme lui avoir résisté pendant trois mois à
+Paris; mais déjà l'intrigue avait pris naissance dans un petit bois, aux
+environs de Nohant. La littérature les rapprocha. Ils collaborèrent et
+cohabitèrent. «J'ai résolu, écrit-elle à Charles Duvernet le 19 janvier
+1831, de l'associer à mes travaux ou de m'associer aux siens, comme vous
+voudrez. Tant y a qu'il me prête son nom, car je ne veux pas paraître, et
+je lui prêterai mon aide, quand il en aura besoin. Gardez-nous le secret
+sur cette association littéraire.» Ce fut bientôt le secret de
+Polichinelle, à La Châtre et à Paris; mais l'associée de Jules Sandeau
+n'en avait cure. Elle ne se souciait que de l'opinion de ses amis et des
+profits que pouvait rapporter ce labeur en commun. «Pour moi, dit-elle,
+âme épaisse et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de
+l'argent plus que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette à
+avoir de l'ordre. Or, ce dernier point est si difficile qu'il ne faut même
+pas y songer.»
+
+Jules Sandeau, qui prêtait ainsi à Aurore Dudevant la moitié de son nom et
+de son appartement, était plus jeune qu'elle de sept ans--elle n'a jamais
+aimé les hommes très mûrs--et ni l'un ni l'autre ne possédait de notoriété
+dans le monde des lettres. Elle dut donc chercher des appuis pour aborder
+une carrière, de tout temps, mais alors surtout, difficilement accessible
+aux femmes. Sa pension de 3.000 francs ne pouvait lui suffire. «Vous savez,
+mande-t-elle à Jules Boucoiran, que c'est peu pour moi qui aime à donner
+et qui n'aime pas à compter. Je songe donc uniquement à augmenter mon
+bien-être. Comme je n'ai nulle ambition d'être connue, je ne le serai
+point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne.» Le premier
+littérateur avec qui elle entra en relations fut Henri de Latouche, un
+compatriote, né en 1785 à La Châtre, qui s'exerça dans le journalisme, la
+poésie, le roman et le théâtre. Il édita André Chénier et fonda le Figaro.
+Elle s'adressa également à M. Doris-Dufresne, le député républicain; il la
+mit en rapport avec son collègue à la Chambre, M. de Kératry, romancier à
+ses heures, qui avait écrit le _Dernier des Beaumanoir_. L'_Histoire de ma
+Vie_ raconte assez plaisamment la façon dont elle se présenta chez lui, à
+huit heures du matin:
+
+«M. de Kératry me parut plus âgé qu'il ne l'était. Sa figure, encadrée de
+cheveux blancs, était fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie
+chambre où je vis, couchée sous un couvre-pied de soie rose très galant,
+une charmante petite femme qui jeta un regard de pitié languissante sur ma
+robe de stoff et sur mes souliers crottés, et qui ne crut pas devoir
+m'inviter à m'asseoir. Je me passai de la permission et demandai à mon
+nouveau patron, en me fourrant dans la cheminée, si mademoiselle sa fille
+était malade. Je débutais par une insigne bêtise. Le vieillard me répondit,
+d'un air tout gonflé d'orgueil armoricain, que c'était là madame de
+Kératry, sa femme. «Très bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment;
+mais elle est malade, et je la dérange. Donc je me chauffe et je m'en
+vas.--Un instant, reprit le protecteur; M. Duris-Dufresne m'a dit que vous
+vouliez écrire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet; mais
+tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas écrire.--Si
+c'est votre opinion, nous n'avons point à causer, repris-je. Ce n'était
+pas la peine de nous éveiller si matin, madame de Kératry et moi, pour
+entendre ce précepte.»
+
+Le plus joli mot de tout l'entretien fut celui de l'escalier ou plutôt de
+l'antichambre, alors que l'auteur du _Dernier des Beaumanoir_ parachevait
+sa théorie sur l'infériorité intellectuelle de la femme. Il eut, au seuil
+de l'appartement, un trait superbe, à la Napoléon: «Croyez-moi, ne faites
+pas de livres, faites des enfants.» Il y a deux versions de la réponse de
+George Sand. Voici la sienne: «Ma foi, monsieur, gardez le précepte pour
+vous-même, si bon vous semble.» Henri de Latouche y apporta cette
+variante: «Faites-en vous-même, si vous pouvez.»
+
+Les lettres de George Sand, publiées par le vicomte de Spoëlberch de
+Lovenjoul dans la _Véritable Histoire de Elle et Lui_, présentent d'autre
+sorte ses premières relations avec Kératry. «Il m'a reçue, écrit-elle,
+d'une manière paternelle, et j'ai bonne espérance maintenant.» De même
+elle mande, le 12 février, à Jules Boucoiran: «Je vais chez Kératry le
+matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconté comme nous avions
+pleuré en lisant le _Dernier des Beaumanoir_. Il m'a dit qu'il était plus
+sensible à ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des salons. C'est
+un digne homme. J'espère beaucoup de sa protection pour vendre mon petit
+roman. Je vais paraître dans la _Revue de Paris_.»
+
+Entre temps, elle fait de la copie, à sept francs la colonne, pour le
+_Figaro_, dirigé par Henri de Latouche. «C'est, dit-elle, le dernier des
+métiers.» Et dans une lettre à l'avocat Duteil: «J'essaye de fourrer des
+articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines infinies et
+une persévérance de chien. Si j'avais prévu la moitié des difficultés
+que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carrière. Eh bien, plus
+j'en rencontre, plus j'ai la résolution d'avancer.» Elle est, en effet,
+envahie par une passion violente, irrésistible, la passion d'écrire. A
+ce prix, elle supporte mainte privation et tout d'abord de peiner chaque
+jour au _Figaro_, de neuf heures du matin à cinq heures, en qualité de
+manoeuvre, «ouvrier-journaliste, garçon-rédacteur.» Puis elle ajoute:
+«Le _journalisme_ est un postulat par lequel il faut passer.»
+
+Le soir, elle va assez fréquemment au théâtre; mais par esprit
+d'économie--et en suivant, écrit-elle à Boucoiran, certain conseil que
+vous m'avez donné--elle s'habille en homme. Ainsi elle évite de renouveler
+sa garde-robe, et c'est en costume d'étudiant qu'elle occupe, avec Jules
+Sandeau et d'autres amis, les loges qu'Henri de Latouche lui donne presque
+tous les soirs. Le bruit en est arrivé jusqu'à sa mère, qui exprime son
+étonnement de cette singularité. George Sand lui répond, pendant un de ses
+séjours à Nohant, en feignant de prendre le change: «On vous a dit que je
+portais culotte, on vous a bien trompée. En revanche, je ne veux point
+qu'un mari porte mes jupes. Chacun son vêtement, chacun sa liberté.»
+
+Parmi les relations littéraires que se créa George Sand à ses débuts, il
+faut au premier rang placer Balzac. C'était la rencontre des deux
+écrivains qui, dans le roman, allaient personnifier les tendances
+contraires de l'idéalisme et du réalisme. Balzac n'avait pas encore
+produit ses chefs-d'oeuvre, mais déjà il manifestait cette humeur inquiète
+et fastueuse qui devait sans cesse courir à la poursuite de la fortune, de
+découvertes merveilleuses et des fantaisies du luxe. L'_Histoire de ma
+Vie_ raconte plaisamment qu'il avait aménagé son petit appartement de la
+rue de Cassini en boudoirs de marquise, tendus de soie et de dentelle.
+Bohême à sa façon, il éprouvait le besoin du superflu et se privait de
+soupe et de café plutôt que d'argenterie et de porcelaine de Chine. Au
+surplus, il avait des bizarreries et des caprices d'enfant, dont George
+Sand relate un spécimen très caractéristique:
+
+«Un soir que nous avions dîné chez Balzac d'une manière étrange, je crois
+que cela se composait de boeuf bouilli, d'un melon et de champagne frappé,
+il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la
+montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costumé, un
+bougeoir à la main, pour nous reconduire jusqu'à la grille du Luxembourg.
+Il était tard, l'endroit désert, et je lui observais qu'il se ferait
+assassiner en rentrant chez lui. «Du tout, me dit-il; si je rencontre des
+voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour
+uu prince, et ils me respecteront.» Il faisait une belle nuit calme. Il
+nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumée dans un joli flambeau de
+vermeil ciselé, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore,
+qu'il aurait bientôt, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement
+avoir pendant quelque temps. Il nous eût reconduits jusqu'à l'autre bout
+de Paris, si nous l'avions laissé faire.»
+
+Entre Balzac et George Sand il y avait antinomie de conception. Non
+qu'elle eût une théorie préconçue lorsqu'elle commença à écrire; mais son
+tour d'esprit devait la porter à idéaliser les sentiments de ses
+personnages, alors que Balzac suivait une impulsion toute contraire et
+qu'il a définie à merveille dans un entretien avec madame Sand: «Vous
+cherchez l'homme tel qu'il devrait être; moi, je le prends tel qu'il est.
+Croyez-moi, nous avons raison tous deux.» Et, après avoir indiqué son
+propre procédé qui consiste à grandir ses personnages dans leur laideur ou
+leur bêtise, à donner à leurs difformités des proportions effrayantes ou
+grotesques, il conclut en disant à sa rivale: «Idéalisez dans le joli et
+dans le beau, c'est un ouvrage de femme.»
+
+Certes le premier roman de George Sand ne laisse rien prévoir du
+développement ultérieur de son génie. _Rose et Blanche, ou la Comédienne
+et la Religieuse_, qu'elle composa en collaboration avec Jules Sandeau et
+qui parut en février 1832 sous le pseudonyme commun de J. Sand, porte la
+marque de cette gaminerie blagueuse qui était à la mode parmi les
+néophytes du romantisme. C'est l'oeuvre d'un étudiant qui s'amuse et qui
+écrit à la hâte sur un coin de table, être énigmatique au sexe indécis,
+avec des cheveux tombant sur les épaules et une de ces longues redingotes
+à la propriétaire, descendant jusqu'aux talons, dont Hippolyte Chatiron a
+précisé la coupe: «Le tailleur prend mesure sur une guérite, et ça va à
+tout un régiment.»
+
+George Sand aussi travaillait sur commande, pour satisfaire au goût du
+jour. Sans compter des articles et des fantaisies dans le _Figaro_, elle
+publiait dans la _Revue de Paris_ une nouvelle, la _Prima Donna_, et, dans
+la _Mode_ du 15 mars, la _Fille d'Albano_. Ce sont des bluettes.
+
+Après deux séjours à Nohant au milieu et à la fin de 1831, elle revient à
+Paris en avril 1832, amène Solange et s'installe quai Saint-Michel, au
+cinquième étage d'une grande maison d'où elle a une vue superbe sur
+Notre-Dame, Saint-Jacques la Boucherie et la Sainte-Chapelle. «J'avais,
+écrit-elle, du ciel, de l'eau, de l'air, des hirondelles, de la verdure
+sur les toits.» Disons plus exactement: trois petites pièces avec balcon
+pour trois cents francs par an. Mais les étages étaient rudes à monter,
+d'autant qu'il fallait porter Solange déjà très lourde. La portière
+faisait le ménage pour quinze francs par mois; un gargotier du voisinage
+apportait la nourriture, moyennant deux francs par jour. George Sand
+savonnait, repassait son linge fin. Et elle était plus heureuse que dans
+le bien-être matériel de Nohant. Elle avait emprunté quelque argent à
+Henri de Latouche pour s'acheter des meubles, somme qui fut remboursée par
+M. Dudevant. Dans cette existence étroite et presque misérable, elle
+goûtait les joies de la liberté et celles de la tendresse. «Vivre,
+mandait-elle à Charles Duvernet, que c'est doux! que c'est bon! malgré les
+chagrins, les maris, l'ennui, les dettes, les parents, les cancans, malgré
+les poignantes douleurs et les fastidieuses tracasseries. Vivre, c'est
+enivrant! Aimer, être aimé, c'est le bonheur, c'est le ciel!» Ici George
+Sand laisse transparaître l'enthousiasme de son premier amour vraiment
+complet, autrement fougueux que les expansions d'antan avec Aurélien de
+Sèze. Elle confesse, en sa correspondance, l'ardeur qui circule dans ses
+veines, qui bouillonne dans son sein. Nous sommes sous le premier consulat,
+celui de Jules Sandeau.
+
+Il en résulta ce roman longuet, _Rose et Blanche_, où il est malaisé de
+faire la part des deux collaborateurs. C'est un parallélisme assez factice
+entre les destinées de Blanche la novice et de Rose la comédienne. La
+lecture de ces cinq petits volumes laisse une impression monotone et
+maussade. On se contente, à l'ordinaire, de parcourir le premier chapitre,
+intitulé «la Diligence,» qui est un peu bien naturaliste. Jamais ce ton
+faubourien ne se retrouvera dans l'oeuvre de George Sand. Il n'est même
+pas possible de transcrire certains passages plus que lestes. Il faut se
+borner à reproduire le portrait de la soeur Olympie, qui grimpe sur
+l'impériale de la diligence et s'assied à côté d'un vieux dragon: «Le
+militaire, c'était son élément. En avait-elle vu, des militaires, en
+avait-elle vu! A Limoges, elle avait guéri de la gale le 35e d'infanterie
+de ligne; à Lyon, tout le 12e de chasseurs lui avait passé par les mains
+pour une colique contagieuse; aux frontières, pendant la campagne de
+Russie, elle avait reçu des envois de blessés, des cargaisons de gelés,
+des convois d'amputés. Elle avait exploré le hussard, cultivé le canonnier,
+analysé le tambour-maître et monopolisé le cuirassier. Le voltigeur
+l'avait bénie, le lancier l'avait adorée; et, dans une effusion de
+reconnaissance, plus d'un l'avait embrassée, en dépit de ses grosses
+verrues et de sa joue profondément sillonnée par la petite vérole; car
+elle était si laide qu'elle pouvait se passer de pudeur... Après cinquante
+ans d'une semblable existence, après une vie d'emplâtres, d'infections et
+d'ordures, la soeur Olympie, rude et grossière comme la charité active,
+n'avait plus de sexe: ce n'était ni un homme, ni une femme, ni un soldat,
+ni une vierge; c'était la force, le dévouement, le courage incarné,
+c'était le bienfait personnifié, la providence habillée d'une robe noire
+et d'une guimpe blanche.» Aussi, quand le dragon lui offre une prise,
+«Sensible! s'écrie-t-elle, en enfonçant ses longs doigts osseux dans la
+tabatière et en portant à son nez une prise de tabac dont la moitié tomba
+sur un rudiment de moustache grise qui couronnait sa lèvre supérieure.»
+
+De même provenance gouailleuse est le récit des infortunes intimes d'un
+_soprano_ masculin, ainsi que l'énumération des professions de M.
+Robolanti, «homme universel, industriel encyclopédiste, voyageur européen,
+physicien, organiste, chef d'orchestre, instructeur de chiens, de serins
+et de lièvres, fabricant de thé suisse, d'eau de Cologne, de pommade,
+d'onguent odontalgique, de faux râteliers et de semelles imperméables.»
+
+Pour reconnaître la marque de George Sand, il faut s'arrêter à certains
+épisodes: par exemple, au tome II, l'arrivée de l'archevêque qui rappelle
+de tous points la visite du prélat à Nohant, au chevet de madame Dupin.
+Dans _Rose et Blanche_ il a été croqué sur le vif: «Un homme court et gras,
+à figure ronde et bourgeoise, taillé pour faire un épicier, un voltigeur
+de la garde nationale ou un adjoint de village. Sa robe violette, costume
+si noble et si beau sur un homme pâle et élancé, ressemblait sur lui au
+premier fourreau d'un gros marmot; sa ceinture de moire était perdue sons
+l'empiétement du ventre sur la poitrine, et sa croix d'or, cherchant en
+vain sa place entre un cou qui n'existait pas et un estomac qui n'existait
+plus, occupait tout l'espace intermédiaire entre le menton et l'ombilic.»
+
+Quelques autres pages attestent encore la forme littéraire qui sera celle
+de George Sand. Ainsi la description des Landes, au chapitre 5 du tome II,
+mais surtout la peinture du couvent des Augustines, dirigé par madame de
+Lancastre, et où d'innombrables détails proviennent du séjour d'Aurore à
+la communauté des Anglaises. De l'intrigue même de _Rose et Blanche_ il
+n'y a rien à retenir. Horace et Laorens sont deux jeunes hommes sans grand
+relief. L'un aime la comédienne Rose, qui devient religieuse. L'autre,
+après avoir commis envers Blanche, alors idiote, le pire méfait qui se
+puisse imaginer, la retrouve le jour où elle va prononcer ses voeux, fait
+scandale dans la chapelle, la contraint au mariage et la voit mourir au
+sortir de la bénédiction nuptiale. Ce n'est ni du roman psychologique, ni
+du roman feuilleton qui tienne la curiosité en haleine. Aussi bien George
+Sand discernait-elle nettement les défauts de son oeuvre: «Je suis fort
+aise, écrit-elle à sa mère le 22 février 1832, que mon livre vous amuse.
+Je me rends de tout mon coeur à vos critiques. Si vous trouvez la soeur
+Olympie trop troupière, c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai
+beaucoup connue, et je vous assure que, malgré ses jurons, c'était la
+meilleure et la plus digne des femmes... En somme, je vous ai dit que je
+n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y a beaucoup de farces que je
+désapprouve: je ne les ai tolérées que pour satisfaire mon éditeur, qui
+voulait quelque chose d'un peu _égrillard_. Vous pouvez répondre cela pour
+me justifier aux yeux de Caroline, si la verdeur des mots la scandalise.
+Je n'aime pas non plus les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans
+le livre que j'écris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes
+collaborateurs que le nom, le mien n'étant pas destiné à entrer jamais
+dans le commerce du bel esprit.» En effet, lorsqu'elle rompt avec Jules
+Sandeau cette courte association intellectuelle, elle garde de lui une
+partie de son nom pour en faire George Sand. Désormais elle a trouvé sa
+voie, son style, sa doctrine sociale, sa conception romanesque. C'est
+_Indiana_ qu'elle compose durant l'hiver de 1831-1832. _Valentine_ va
+suivre, puis _Lélia_: toute une série d'oeuvres spontanées et hardies,
+révélatrices d'un art nouveau et d'une pensée qui se libère.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LE ROMAN FÉMINISTE: _INDIANA_ ET _VALENTINE_
+
+
+Si, dans un bagage aussi complexe que celui de George Sand, toute
+classification n'est pas fatalement artificielle et étroite, il semble
+qu'on puisse diviser ses romans en quatre périodes ou catégories: le roman
+féministe, le roman socialiste, le roman champêtre, et, durant les
+dernières années, le roman purement sentimental et romanesque. Sa première
+manière est une revendication éclatante des droits de la femme. Dans la
+douzième des _Lettres d'un Voyageur_, elle discute le reproche, qui lui
+est adressé par Désiré Nisard, d'avoir voulu réhabiliter l'égoïsme des
+sens, d'avoir fait la métaphysique de la matière et poursuivi un but
+antisocial. Elle oppose une dénégation formelle: «Vous dites, monsieur,
+que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en
+excepter quatre ou cinq, entre autres _Lélia_, que vous mettez au nombre
+de mes plaidoyers contre l'institution sociale, et où je ne sache pas
+qu'il en soit dit un mot... _Indiana_ ne m'a pas semblé non plus, lorsque
+je l'écrivais, pouvoir être une apologie de l'adultère. Je crois que dans
+ce roman (où il n'y a pas d'adultère commis, s'il m'en souvient bien),
+_l'amant (ce roi de mes livres)_, comme vous l'appelez spirituellement a
+un pire rôle que le mari. _Le Secrétaire intime_ a pour sujet (si je ne me
+trompe pas absolument sur mes intentions) les douceurs de la fidélité
+conjugale. _André_ n'est ni _contre_ le mariage, ni _pour_ l'amour
+adultère, _Simon_ se termine par l'hyménée, ni plus ni moins qu'un conte
+de Perrault ou de madame d'Aulnoy; et enfin dans _Valentine_, dont le
+dénoûment n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalité
+intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage,
+d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre.» Mais la critique de Désiré
+Nisard va plus loin et revêt un caractère de grief personnel: «Il serait
+peut-être, écrivait-il, plus héroïque à qui n'a pas eu le bon lot, de ne
+pas scandaliser le monde avec son malheur en faisant d'un cas privé une
+question sociale.» Pour compléter cet argument _ad hominem_--ou plutôt _ad
+feminam_--Nisard ajoute: «La ruine des maris, ou tout au moins leur
+impopularité, tel a été le but des ouvrages de George Sand.» Voici sa
+réplique: «Oui, monsieur, la ruine des _maris_, tel eût été l'objet de mon
+ambition, si je me fusse senti la force d'être un _réformateur_.» A quoi
+se bornait donc son dessein? A attaquer les abus, les ridicules, les
+préjugés et les vices du temps. Si elle a incriminé les _lois sociales_,
+elle n'y a apporté aucune arrière-pensée subversive: «Qui pouvait me
+supposer l'intention de refaire les lois du pays?» Et, quand des
+saint-simoniens, philanthropes consciencieux, à la recherche de la vérité,
+lui ont demandé ce qu'elle mettrait à la place des maris, «je leur ai
+répondu naïvement, dit-elle, que c'était le _mariage_, de même qu'à la
+place des prêtres, qui ont tant compromis la religion, je crois que c'est
+la religion qu'il faut mettre.» Enfin, pour excuser ses défaillances et
+justifier ses aspirations, elle se place sous l'invocation de la _justice_,
+«éternel rêve des coeurs simples.»
+
+_Indiana_ parut le 19 mai 1832. Dans l'_Histoire de ma Vie_, George Sand
+affirme que ce roman, composé à Nohant, fut commencé sans projet et sans
+espoir, voire même sans aucun plan, mais surtout sans aucune des visées
+sociales que la critique affecta d'y découvrir. «On n'a pas manqué,
+poursuit-elle, de dire qu'_Indiana_ était ma personne et mon histoire. Il
+n'en est rien.» Admettons la véracité de cette déclaration. C'est à l'insu
+de l'écrivain que sont venus sous sa plume, à la faveur de la fiction, les
+souvenirs de ses tristesses conjugales. Les malheurs d'Indiana ressemblent
+à ceux d'Aurore; il y a une parenté intellectuelle et morale, assez
+fâcheuse d'ailleurs, entre le colonel Delmare, «vieille bravoure en
+demi-solde,» et Casimir Dudevant, officier démissionnaire.
+
+Aussi bien, pour découvrir l'idée maîtresse et directrice d'_Indiana_, il
+ne suffit pas de suivre les péripéties du roman, il convient encore de
+comparer les deux préfaces, celle de 1832 et celle de 1842. La première
+est modeste et plaide presque les circonstances atténuantes pour les
+audaces de l'ouvrage: «Si quelques pages de ce livre encouraient le grave
+reproche de tendance vers des croyances nouvelles, si des juges rigides
+trouvaient leur allure imprudente et dangereuse, il faudrait répondre à la
+critique qu'elle fait beaucoup trop d'honneur à une oeuvre sans
+importance... Le narrateur n'a point la prétention de cacher un
+enseignement grave sous la forme d'un conte; il ne vient pas donner _son
+coup de main_ à l'édifice qu'un douteux avenir nous prépare, _son coup de
+pied_ à celui du passé qui s'écroule. Il sait trop que nous vivons dans un
+temps de ruine morale, où la raison humaine a besoin de rideaux pour
+atténuer le trop grand jour qui l'éblouit. S'il s'était senti assez docte
+pour faire un livre vraiment utile, il aurait adouci la vérité, au lieu de
+la présenter avec ses teintes crues et ses effets tranchants. Ce livre-là
+eût fait l'office des lunettes bleues pour les yeux malades.»
+
+De ce même style qui n'est pas exempt de mauvais goût, le romancier se
+défend de «prendre des conclusions sur le grand procès entre l'avenir et
+le passé» et de «s'affubler de la robe du philosophe.» Il n'aura garde de
+«porter la main sur les grandes plaies de la civilisation agonisante--il
+faut être si sûr de pouvoir les guérir, quand on se risque à les sonder!»
+Après nous avoir attesté qu'il n'emploiera pas son talent, «s'il en avait,
+à foudroyer les autels renversés,» il aboutit à cette conclusion ampoulée:
+«Vous verrez que, s'il n'a pas effeuillé des roses sur le sol où la loi
+parque nos volontés comme des appétits de mouton, il a jeté des orties sur
+les chemins qui nous en éloignent.» Nous apprenons qu'Indiana, c'est un
+type d'être faible qui représente les passions comprimées ou supprimées
+par les lois. Car George Sand, disciple de Jean-Jacques, estime que
+l'oeuvre de l'Etre suprême est pervertie par notre prétendue civilisation.
+De là les protestations qu'elle formule contre les iniquités sociales,
+tout en déclarant, dans une langue singulière, n'avoir pas pour son livre
+«le naïf amour paternel qui emmaillote les productions rachitiques de ces
+jours d'avortements littéraires.»
+
+En 1842, la pensée et les métaphores de George Sand sont mieux
+équilibrées. Dans cette seconde préface, elle proclame qu'_Indiana_ et la
+plupart de ses premiers romans sont basés sur une même donnée: le rapport
+mal établi entre les sexes, par le fait de la société. Dix années de
+réflexion ou plutôt de noviciat, le spectacle des misères humaines, le
+commerce, dit-elle, de «quelques vastes intelligences religieusement
+interrogées»--c'est-à-dire de Lamennais, de Pierre Leroux, de Michel (de
+Bourges)--ont élargi son horizon. Elle confirme et accentue la thèse
+d'_Indiana_, en paraphrasant le vers de Polyeucte:
+
+ Je le ferais encor si j'avais à le faire.
+
+Elle a conscience de s'être acquittée d'une tâche utile et nécessaire.
+«J'ai cédé, dit-elle, à un instinct puissant de plainte et de reproche que
+Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d'inutile, pas même les plus
+chétifs êtres.» Aussi bien la cause qu'elle défendait était celle de la
+moitié du genre humain, et s'élevait bien au-dessus de la poursuite d'un
+profit particulier ou de l'apologie d'un intérêt personnel. C'est alors
+qu'elle formule une théorie qui recèle en substance les revendications
+actuelles du féminisme: «J'ai écrit _Indiana_ avec le sentiment non
+raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l'injustice et de la
+barbarie des lois qui régissent encore l'existence de la femme dans le
+mariage, la famille et la société... La guerre sera longue et rude; mais
+je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d'une si
+belle cause, et je la défendrai tant qu'il me restera un souffle de vie.»
+Apôtre des droits de la femme dans cette préface, George Sand oublie sans
+nul doute qu'elle s'est infligé à elle-même un démenti, en écrivant à la
+page 235 d'_Indiana_: «La femme est imbécile par nature.»
+
+Si les thèses proposées sont discutables et captieuses, le roman en soi
+est attachant. L'intrigue n'offre aucune complication. Indiana, âme
+sentimentale et romanesque, souffre auprès du colonel Delmare. Ce rude
+personnage a juré de tuer quiconque braconne sur ses terres. Il atteint
+ainsi, mais d'un coup de fusil chargé de gros sel, un jeune voisin, Raymon
+de Ramière, qui escaladait son mur pour rendre visite à Noun, une créole,
+soubrette d'Indiana. Assez vite, d'ailleurs, le Don Juan provincial est
+las de la femme de chambre en tablier blanc et en madras. Il ne
+demanderait qu'à passer de l'escalier de service au grand escalier. Noun
+s'en aperçoit et se jette dans la rivière prochaine. Indiana n'a-t-elle
+rien deviné ou ne s'alarme-t-elle pas de succéder à sa camériste? Du moins
+elle s'éprend de Raymon de Ramière, malgré les adjurations de sir Ralph
+Brown qui tient auprès d'elle l'emploi de soupirant volontairement
+platonique. Elle suit son mari à l'île Bourbon, mais sans pouvoir oublier
+l'amour qui la possède. Dans un accès d'exaltation, elle s'embarque pour
+la France, afin de rejoindre Raymon. Elle le trouve marié. Crise de
+désespérance. Ralph la soigne, la guérit, et tous deux vont terminer leurs
+jours dans quelque chaumière indienne, renouvelée de Bernardin de
+Saint-Pierre. Ainsi se manifeste l'apophtegme de George Sand: «L'amour est
+un contrat aussi bien que le mariage.» La démonstration semble assez
+sinueuse.
+
+Il est déplaisant que les rendez-vous de Raymon et de Noun aient lieu dans
+la chambre même d'Indiana absente, «où des orangers en fleurs répandaient
+leurs suaves émanations, des bougies diaphanes brûlaient dans les
+candélabres.» Noun a pris soin d'effeuiller sur le parquet des roses du
+Bengale et de semer le divan de violettes. Elle a préparé un souper fin,
+et pourtant les regards de Raymon ne se dirigent pas vers les fruits et
+les flacons du guéridon, mais vers ce qui lui rappelle Indiana: ses livres,
+son métier, sa harpe, les gravures de l'île Bourbon, et «surtout ce petit
+lit à demi caché sous les rideaux de mousseline, ce lit blanc et pudique
+comme celui d'une vierge, orné au chevet, en guise de rameau bénit, d'une
+palme enlevée peut-être, le jour du départ, à quelque arbre de la patrie.»
+Accueilli par la camériste, c'est à la maîtresse qu'il va songer. Noun
+cependant a fait des frais de toilette, avec la garde-robe de madame
+Delmare, mais toute cette élégance est visiblement empruntée. Elle a forcé
+le décolletage. Voici comment George Sand nous l'explique: «Indiana eût
+été plus cachée, son sein modeste ne se fût trahi que sous la triple gaze
+de son corsage; elle eût peut-être orné ses cheveux de camélias naturels,
+mais ce n'est pas dans ce désordre excitant qu'ils se fussent joués sur sa
+tête; elle eût pu emprisonner ses pieds dans des souliers de satin, mais
+sa chaste robe n'eût pas ainsi trahi les mystères de sa jambe mignonne.»
+Bref, Raymon est saturé des amours ancillaires. Il demande à monter en
+grade, c'est-à-dire à descendre de la mansarde à l'appartement.
+
+Pour traduire ces fluctuations d'un amour qui va de l'office au boudoir,
+George Sand use assez volontiers du style hyperbolique et fleuri, à la
+mode de 1830. Ce sont des exclamations: «Pauvre enfant! si jeune et si
+belle, avoir déjà tant souffert!» Ou bien de singulières manifestations de
+tendresse: «Je vous aurais portée dans mes bras pour empêcher vos pieds de
+se blesser; je les aurais réchauffés de mon haleine.» Comment madame
+Delmare accueille-t-elle ces déclarations adressées à ses pieds? Avec
+quelque complaisance, ce semble. «Si l'on mourait de bonheur, Indiana
+serait morte en ce moment.» Il est vrai que Raymon hausse le ton et secoue
+furieusement les cordes de sa lyre: «Tu es la femme que j'avais rêvée, la
+pureté que j'adorais, la chimère qui m'avait toujours fui, l'étoile
+brillante qui luisait devant moi pour me dire: «Marche encore dans cette
+vie de misère, et le ciel t'enverra un de ses anges pour t'accompagner. De
+tout temps, tu m'étais destinée, ton âme était fiancée à la mienne!...
+Vois-tu, Indiana, tu m'appartiens, tu es la moitié de mon âme, qui
+cherchait depuis longtemps à rejoindre l'autre... Ne me reconnais-tu pas?
+ne te semble-t-il pas qu'il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus? Ne
+t'ai-je pas reconnue, ange, lorsque tu étanchais mon sang avec ton voile,
+lorsque tu plaçais ta main sur mon coeur éteint pour y ramener la chaleur
+et la vie?» Et des pages entières se déroulent ainsi sur le mode
+déclamatoire. Raymon s'y abandonne avec une particulière volubilité. Au
+matin, quand il se retrouve dans cet appartement, où, suivant l'étrange
+expression de George Sand, Noun s'était endormie souveraine et réveillée
+femme de chambre, il se jette à genoux, «la face tournée contre ce lit
+foulé et meurtri qui le faisait rougir,» et il profère une invocation: «O
+Indiana! s'écrie-t-il en se tordant les mains, t'ai-je assez outragée!...
+Repousse-moi, foule-moi aux pieds, moi qui n'ai pas respecté l'asile de ta
+pudeur sacrée; moi qui me suis enivré de tes vins comme un laquais, côte à
+côte avec ta suivante; moi qui ai souillé ta robe de mon haleine maudite
+et ta ceinture pudique de mes infâmes baisers sur le sein d'une autre; moi
+qui n'ai pas craint d'empoisonner le repos de tes nuits solitaires, et de
+verser jusque sur ce lit que respectait ton époux lui-même les influences
+de la séduction et de l'adultère! Quelle sécurité trouveras-tu désormais
+derrière ces rideaux dont je n'ai pas craint de profaner le mystère? Quels
+songes impurs, quelles pensées acres et dévorantes ne viendront pas
+s'attacher à ton cerveau pour le dessécher? Quels fantômes de vice et
+d'insolence ne viendront pas ramper sur le lin virginal de ta couche? Et
+ton sommeil, pur comme celui d'un enfant, quelle divinité chaste voudra le
+protéger maintenant? N'ai-je pas mis en fuite l'ange qui gardait ton
+chevet? N'ai-je pas ouvert au démon de la luxure l'entrée de ton alcôve?
+Ne lui ai-je pas vendu ton âme? et l'ardeur insensée qui consume les
+flancs de cette créole lascive ne viendra-t-elle pas, comme la robe de
+Déjanire, s'attacher aux tiens pour les ronger? Oh! malheureux! coupable
+et malheureux que je suis! que ne puis-je laver de mon sang la honte que
+j'ai laissée sur cette couche!»
+
+Raymon de Ramière pourrait continuer longtemps sur ce ton, si Noun
+n'arrivait avec son madras et son tablier, et ne s'étonnait de le voir
+agenouillé, baisant et arrosant de ses larmes le lit d'Indiana. Elle crut
+qu'il faisait sa prière. Et George Sand ajoute: «Elle ignorait que les
+gens du monde n'en font pas.» Noun était naïve, Indiana pareillement. Le
+romancier se charge de nous en faire part: «Femmes de France, vous ne
+savez pas ce que c'est qu'une créole.» Désormais c'est suffisamment
+expliqué.
+
+Par bonheur, et pour effacer l'impression de ce pathos, il est des pages
+charmantes dans la partie descriptive. Voici, notamment, un paysage
+nocturne, qui encadre un rendez-vous d'amour: «Il fallait traverser la
+rivière pour entrer dans le parterre, et le seul passage en cet endroit
+était un petit pont de bois jeté d'une rive à l'autre; le brouillard
+devenait plus épais encore sur le lit de la rivière, et Raymon se
+cramponna à la rampe pour ne pas s'égarer dans les roseaux qui croissaient
+autour de ses marges. La lune se levait alors, et, cherchant à percer les
+vapeurs, jetait des reflets incertains sur ces plantes agitées par le vent
+et par le mouvement de l'eau. Il y avait, dans la brise qui glissait sur
+les feuilles et frissonnait parmi les remous légers, comme des plaintes,
+comme des paroles humaines entrecoupées. Un faible sanglot partit à côté
+de Raymon, et un mouvement soudain ébranla les roseaux; c'était un courlis
+qui s'envolait à son approche.» Ne trouvez-vous pas dans cette peinture
+des touches délicates qui rappellent le procédé de Jean-Jacques et
+évoquent la vision d'une toile de Corot?
+
+Entre les divers jugements, presque tous élogieux, que provoqua _Indiana_,
+nous retiendrons seulement celui d'Alfred de Musset, sans ajouter créance
+à une anecdote de Paul de Musset: il prétend que son frère avait raturé
+sur les premières pages du roman tous les adjectifs inutiles et que
+l'exemplaire tomba sous les yeux de George Sand, cruellement atteinte dans
+son amour-propre littéraire. Ce récit ne concorde guère avec la lettre et
+les vers, si enthousiastes, qu'Alfred de Musset adressa, le 24 juin 1833,
+à l'auteur d'_Indiana_:
+
+«Madame,
+
+«Je prends la liberté de vous envoyer quelques vers que je viens d'écrire
+en relisant un chapitre d'_Indiana_, celui où Noun reçoit Raymon dans la
+chambre de sa maîtresse. Leur peu de valeur m'avait fait hésiter à les
+mettre sous vos yeux, s'ils n'étaient pour moi une occasion de vous
+exprimer le sentiment d'admiration sincère et profonde qui les a inspirés.
+
+«Agréez, Madame, l'assurance de mon respect. Alfred de MUSSET.»
+
+ Sand, quand tu l'écrivais, où donc l'avais-tu vue,
+ Cette scène terrible où Noun, à demi-nue,
+ Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymon?
+ Qui donc te la dictait, cette page brûlante
+ Où l'amour cherche en vain, d'une main palpitante,
+ Le fantôme adoré de son illusion?
+ En as-tu dans le coeur la triste expérience?
+ Ce qu'éprouve Raymond, te le rappelais-tu?
+ Et tous ces sentiments d'une vague souffrance
+ Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d'un vide immense,
+ As-tu rêvé cela, George, ou t'en souviens-tu?
+ N'est-ce pas le réel dans toute sa tristesse,
+ Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs,
+ Versant à son ami le vin de sa maîtresse,
+ Croyant que le bonheur, c'est une nuit d'ivresse,
+ Et que la volupté, c'est le parfum des fleurs?
+ Et cet être divin, cette femme angélique,
+ Que dans l'air embaumé Raymon voit voltiger,
+ Cette frêle Indiana, dont la forme magique
+ Erre sur les miroirs comme un spectre léger,
+ O George! n'est-ce pas la pâle fiancée
+ Dont l'Ange du désir est l'immortel amant?
+ N'est-ce pas l'Idéal, cette amour insensée
+ Qui sur tous les amours plane éternellement?
+ Ah! malheur à celui qui lui livre son âme,
+ Qui couvre de baisers sur le corps d'une femme
+ Le fantôme d'une autre, et qui sur la beauté
+ Veut boire l'Idéal dans la réalité!
+ Malheur à l'imprudent qui, lorsque Noun l'embrasse,
+ Peut penser autre chose, en entrant dans son lit,
+ Sinon que Noun est belle et que le temps qui passe
+ A compté sur ses doigts les heures de la nuit!
+
+ Demain viendra le jour; demain, désabusée,
+ Noun, la fidèle Noun, par la douleur brisée,
+ Rejoindra sous les eaux l'ombre d'Ophélia;
+ Elle abandonnera celui qui la méprise,
+ Et le coeur orgueilleux qui ne l'a pas comprise
+ Aimera l'autre en vain,--n'est-ce pas, Lélia?
+
+_Valentine_, qui parut trois mois après _Indiana_, avait été composée à
+Nohant et achevée pendant les journées caniculaires de l'été de 1832. Le 6
+août de cette année, George Sand mandait à sa mère: «Je ne puis mieux
+faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de travailler à _Valentine_.»
+Ce second roman est d'une contexture supérieure au premier. Les campagnes
+du Berry où il se déroule ont inspiré fort heureusement l'écrivain, à qui
+elles étaient familières. «Cette _Vallée Noire_, si inconnue, lisons-nous
+dans la préface, ce paysage sans grandeur, sans éclat, qu'il faut chercher
+pour le trouver, et chérir pour l'admirer, c'était le sanctuaire de mes
+premières, de mes longues, de mes continuelles rêveries. Il y avait
+vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutilés, dans ces chemins
+raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont
+les rives ne sont praticables qu'aux enfants et aux troupeaux.» La thèse
+de _Valentine_ est la même que celle d'_Indiana_. George Sand a voulu
+montrer les dangers et les douleurs des unions mal assorties. «Il paraît,
+ajoute-t-elle, que, croyant faire de la prose, j'avais fait du
+Saint-Simonisme sans le savoir.»
+
+Elle prétend n'avoir ni vu si loin ni visé si haut. Elle demandait à la
+littérature le pain quotidien: «J'étais obligée d'écrire et j'écrivais.»
+
+L'intrigue de ce nouveau roman est assez attachante. Valentine, mariée à
+un gentilhomme égoïste et cupide, M. de Lansac, aime un simple campagnard,
+Bénédict, qui, comme la plupart des héros de George Sand, n'a pas de
+profession. C'est le fils de la nature, en face de ce Lansac, produit
+d'une civilisation factice. Il sera aimé de reste, le séduisant Bénédict,
+par toutes celles qui l'approchent, par la riche Athénaïs, fille du gros
+fermier Lhéry, par Louise, soeur aînée de Valentine, qui a dû quitter le
+toit familial à la suite d'une faute de jeunesse. Entre les trois d'abord
+son coeur balance, puis s'arrête définitivement à Valentine. Sa tendresse
+sera payée de retour. Cette fille noble aimera ce virtuose de l'amour, à
+la fois poète et laboureur. «J'étais née, dit-elle, pour être fermière.»
+Et elle ressentira la première commotion en jouant à cache-cache et à
+colin-maillard, à la nuit tombante, dans les prés du père Lhéry, après un
+plantureux repas arrosé de champagne. Bénédict, guidé, ce semble, par
+l'instinct de l'amour--ou peut-être en regardant sous le
+bandeau--atteignait toujours Valentine, la saisissait et, feignant de ne
+pas la reconnaître, la gardait dans ses bras un peu plus longtemps qu'il
+n'était nécessaire. «Ces jeux-là, observe George Sand, sont la plus
+dangereuse chose du monde.»
+
+En quoi consistait le charme de Bénédict, si irrésistible qu'il s'emparait
+de la chaste Valentine, qu'on nous dépeint comme la plus belle oeuvre de
+la création et qui s'amourache d'un paysan? Voici les passages où le
+romancier trace le portrait de son héros. Bénédict, doué d'une voix
+harmonieuse, chante non loin du château. Valentine s'approche de la
+fenêtre, l'écoute et le regarde, tandis qu'il descend le sentier:
+«Bénédict n'était pas beau; mais sa taille était remarquablement élégante.
+Son costume rustique, qu'il portait un peu théâtralement, sa marche légère
+et assurée sur les bords du ravin, son grand chien blanc tacheté qui
+bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur et assez
+puissant pour suppléer chez lui à la beauté du visage, toute cette
+apparition dans une scène champêtre qui, par les soins de l'art,
+spoliateur de la nature, ressemblait assez à un décor d'opéra, c'était de
+quoi émouvoir un jeune cerveau.» Et ailleurs: «Bénédict n'était pas
+absolument dépourvu de beauté. Son teint était d'une pâleur bilieuse, ses
+yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front était vaste et d'une
+extrême pureté.» Or, Valentine le trouve autrement attrayant que son
+correct et flegmatique fiancé, M. de Lansac, secrétaire d'ambassade. Il
+est vrai que celui-ci ne songeait pas à se pencher au-dessus d'un ruisseau
+pour y contempler, comme dans un miroir, l'image gracieuse de Valentine.
+Bénédict avait de ces attentions romanesques. D'où son charme victorieux.
+«Bénédict, pâle, fatigué, pensif, les cheveux eu désordre; Bénédict, vêtu
+d'habits grossiers et couvert de vase, le cou nu et hâlé; Bénédict, assis
+négligemment au milieu de cette belle verdure, au-dessus de ces belles
+eaux; Bénédict, qui regardait Valentine à l'insu de Valentine, et qui
+souriait de bonheur et d'admiration, Bénédict alors était un homme; un
+homme des champs et de la nature, un homme dont la mâle poitrine pouvait
+palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant lui-même dans la
+contemplation de ce que Dieu a créé de plus beau. Je ne sais quelles
+émanations magnétiques nageaient dans l'air embrasé autour de lui; je ne
+sais quelles émotions mystérieuses, indéfinies, involontaires, firent tout
+d'un coup battre le coeur ignorant et pur de la jeune comtesse.»
+
+Toujours est-il que le magnétisme opère, et nous l'entrevoyons à travers
+des descriptions qui mériteraient d'être confrontées avec certaines pages
+de _Madame Bovary_. La mélancolie, «ce mal terrible qui avait envahi la
+destinée de Bénédict dans sa fleur», a une influence si communicative que
+Valentine cède au sortilège. La veille de son mariage, elle accorde, au
+fond du parc, une entrevue à Bénédict, qui se montre «le plus timide des
+amants et le plus heureux des hommes.» Même scène, à huis clos, la nuit
+des noces. Bénédict pleurait beaucoup; c'était un préservatif. Et M. de
+Lansac lui laissait le champ libre, ayant accepté une migraine opportune
+invoquée par Valentine. De là une scène assez pathétique d'hallucination
+ou de somnambulisme, à laquelle Bénédict assiste avec émotion et qui lui
+révèle un amour partagé. Puis, à deux heures du matin, au pied du lit de
+Valentine, il lui écrit une lettre d'adieu, avant de s'évader par la
+fenêtre. Cette lettre est un beau morceau de prose. En voici la
+péroraison: «Je viens de m'approcher de vous, vous dormez, vous êtes
+calme. Oh! si vous saviez comme vous êtes belle! oh! jamais, jamais une
+poitrine d'homme ne renfermera sans se briser tout l'amour que j'avais
+pour vous. Si l'âme n'est pas un vain souffle que le vent disperse, la
+mienne habitera toujours près de vous. Le soir, quand vous irez au bout de
+la prairie, pensez à moi si la brise soulève vos cheveux, et si, dans ses
+froides caresses, vous sentez courir tout à coup une haleine embrasée: la
+nuit, dans vos songes, si un baiser mystérieux vous effleure,
+souvenez-vous de Bénédict.»
+
+Une situation aussi tendue ne saurait se dénouer que de façon tragique. M.
+de Lansac a été tué en duel. Valentine va donc pouvoir épouser Bénédict.
+Déjà il entonne l'épithalame: «Tu seras suzeraine dans la chaumière du
+ravin; tu courras parmi les taillis avec ta chèvre blanche. Tu cultiveras
+tes fleurs toi-même; tu dormiras sans crainte et sans souci sur le sein
+d'un paysan. Chère Valentine, que tu seras belle sous le chapeau de paille
+des faneuses!» Eh bien! non, Bénédict meurt sous la fourche d'un paysan
+jaloux qui le soupçonnait de courtiser sa femme, alors qu'elle favorisait
+les rendez-vous de Valentine. Et celle-ci succombe au désespoir. Le
+dénouement pessimiste de _Valentine_ succède au dénouement florianesque et
+mystique d'_Indiana_.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+_LÉLIA_
+
+
+_Lélia_ parut au mois d'août 1833. George Sand, en l'écrivant, était dans
+la période désespérée, désemparée, qui va de la fin de Jules Sandeau au
+commencement d'Alfred de Musset, et où nous verrons passer un jour, un
+seul jour, et fuir à la hâte--plus prestement que Galatée vers les
+saules--la silhouette de Prosper Mérimée. Le succès littéraire était venu
+avec _Indiana_, avec _Valentine_, sans satisfaire l'âme inquiète de la
+femme à qui Jules Sandeau avait laissé un morceau de son nom et qui était
+en train d'illustrer celui de George Sand. Du moins ces deux ouvrages,
+avantageusement vendus à un éditeur, avaient procuré à la romancière un
+capital de trois mille francs qui lui permit de régler son arriéré,
+d'avoir une servante et de s'accorder un peu plus d'aisance. En même temps,
+elle reçut des propositions de collaboration régulière à la _Revue de
+Paris_ et à la _Revue des Deux Mondes_. Elle donna la préférence à
+celle-ci, dont François Buloz avait pris la direction en groupant autour
+de lui les plus éminents littérateurs. A George Sand il assurait par
+contrat une rente annuelle de quatre mille francs, en échange de
+trente-deux pages d'écriture toutes les six semaines. Vers cette époque, à
+la faveur du bien-être qui arrivait, l'auteur d'_Indiana_ quitta le petit
+logement au cinquième du quai Saint-Michel, pour aller s'installer 19 quai
+Malaquais. Le bonheur ne l'y suivit pas. Le 12 décembre 1832, elle écrit à
+Maurice: «Nous avons un appartement chaud comme une étuve; nous voyons de
+grands jardins et nous n'entendons pas le moindre bruit du dehors. Le soir,
+c'est silencieux et tranquille comme Nohant: c'est très commode pour
+travailler. Aussi je travaille beaucoup.» Dans l'_Histoire de ma Vie_,
+elle fournit quelques détails complémentaires: «Les grands arbres des
+jardins environnants faisaient un épais rideau de verdure où chantaient
+les merles et où babillaient les moineaux avec autant de laisser-aller
+qu'en pleine campagne. Je me croyais donc en possession d'une retraite et
+d'une vie conformes à mes goûts et à mes besoins. Hélas! bientôt je devais
+soupirer, là comme partout, après le repos, et bientôt courir en vain,
+comme Jean-Jacques, à la recherche d'une solitude.» C'est, en effet, au
+quai Malaquais que survint la rupture avec Jules Sandeau, qui avait été
+l'hôte fort apprécié de la mansarde du quai Saint-Michel. La crise fut
+soudaine. Au début de 1833, George Sand eut l'idée de faire une aimable
+surprise à Sandeau et de revenir de Nohant sans l'avertir. En arrivant au
+logis, elle le trouva dans l'intime compagnie d'une blanchisseuse, Indiana
+était suppléée par Noun! Il se conduisait comme un simple Dudevant.
+L'amour libre ne valait donc pas mieux que le mariage? Ce fut pour George
+Sand un effondrement. Vainement celui qu'elle avait congédié essaya de
+s'excuser et de rentrer en grâce. Elle fut, à bon droit, inexorable. Et
+voici comment elle éconduisit ses supplications, le 15 avril 1833:
+
+«Je veux croire votre lettre sincère, et, dans ce cas, l'absence pourra
+seule vous guérir. Si, après cette réponse, vous persistiez dans des
+prétentions que je ne pourrais plus attribuer à la folie, j'aurais pour
+vous fermer ma porte des motifs plus impérieux et plus décisifs encore.
+Aussi, quelle que soit l'explication que vous préfériez pour la lettre
+inexplicable que vous m'avez envoyée, je vous prie absolument,
+littéralement et définitivement, de ne plus vous présenter chez moi.»
+
+On sent en elle la brisure d'âme. Elle s'ouvre à celui qui fut l'ami
+sincère et désintéressé de toute sa vie, l'avocat François Rollinat, de
+Châteauroux: «Je ne t'ai pas donné signe de souvenir et de vie depuis bien
+des mois. C'est que j'ai vécu des siècles; c'est que j'ai subi un enfer
+depuis ce temps-là. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma
+position est extérieurement calme, indépendante, avantageuse. Mais, pour
+arriver là, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai traversés... Cette
+indépendance si chèrement achetée, il faudrait savoir en jouir, et je n'en
+suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans, et rien dans la vie
+ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de passions profondes, plus de
+joies vives. Tout est dit. J'ai doublé le cap.»
+
+Si, en se séparant de Sandeau, elle avait tranché dans le vif, avec la
+rudesse d'amputation chirurgicale qui lui était familière, elle souffrit
+néanmoins, et très cruellement, dans son amour et dans son amour-propre.
+Sa vie et celle de son compagnon étaient si étroitement enchevêtrées qu'il
+y eut une liquidation difficile. Chacun dut reprendre sa part de mobilier,
+mais le plus gros lot revenait à George Sand qui fournissait à peu près
+tout l'argent du ménage. Sandeau en convient implicitement dans son roman
+_Marianna_, où certain Henry accepte volontiers les subsides de sa
+maîtresse, puisqu'ils ont tout mis en commun. Sur cette pente, on risque
+de glisser jusqu'à Des Grieux.
+
+George Sand, qui avait la bourse aussi libéralement ouverte que le coeur,
+paya tout ce qu'il fallait pour reconquérir sa pleine liberté. Témoin
+cette lettre, du mois de juin 1833, à un jeune médecin, Emile Régnault,
+qui l'avait soignée et qui était le grand ami de Jules Sandeau:
+
+«Je viens d'écrire à M. Desgranges pour lui donner congé de l'appartement
+de Jules et lui demander quittance des deux termes échus que je veux payer;
+l'appartement sera donc à ma charge jusqu'au mois de janvier 1834... Je
+reprends chez moi le reste de mes meubles. Je ferai un paquet de quelques
+hardes de Jules, restées dans les armoires, et je les ferai porter chez
+vous, car je désire n'avoir aucune entrevue, aucune relation avec lui à
+son retour, qui, d'après les derniers mots de sa lettre, que vous m'avez
+montrée, me paraît devoir ou pouvoir être prochain. J'ai été trop
+profondément blessée des découvertes que j'ai faites sur sa conduite, pour
+lui conserver aucun autre sentiment qu'une compassion affectueuse.
+Faites-lui comprendre, tant qu'il en sera besoin, que rien dans l'avenir
+ne peut nous rapprocher. Si cette dure commission n'est pas nécessaire,
+c'est-à-dire si Jules comprend de lui-même qu'il doit en être ainsi,
+épargnez-lui le chagrin d'apprendre qu'il a tout perdu, même mon estime.
+Il a sans doute perdu la sienne propre. Il est assez puni.»
+
+Elle avait fait d'ailleurs, pour le tenir à distance, tous les sacrifices
+utiles. C'est avec l'argent qu'elle lui transmit qu'il put effectuer un
+voyage en Italie, cette même année 1833. George Sand, en lui fermant sa
+porte, en lui retirant le souper, le gîte et le reste, lui laissait du
+moins un viatique. Elle le congédiait en l'indemnisant. C'est le principe
+de la loi sur les accidents du travail.
+
+Un philosophe a dit: «Une femme peut n'avoir qu'un amant, mais elle ne
+peut pas n'en avoir que deux.» Quand la série est commencée, il faut
+poursuivre. George Sand continua. _Alea jacta est_. Instituons donc une
+chronologie. Le second fut encore un homme de lettres, mais qui ne fit que
+passer, comme l'ombre sur la muraille dont parle Platon. Prosper Mérimée
+et George Sand n'avaient rien de ce qui importait, ni pour se complaire ni
+même pour se comprendre. Ce fut une déplorable expérience, sans lendemain.
+Sainte-Beuve y joua-t-il le rôle fâcheux de truchement et d'intermédiaire?
+Lui écrivit-elle après coup: «Vous me l'avez prêté, je vous le rends?» En
+tous cas, il exerça en cette occurrence l'emploi de confident. Elle lui
+explique comment, «déjà très vieille et encore un peu jeune», elle commit
+cette grossière erreur, sans enthousiasme, par nonchalance et
+désoeuvrement. Elle avait des pensées de suicide. Prête à s'aller noyer,
+elle se raccrocha à une branche qui manquait de solidité:
+
+«Un de ces jours d'ennui et de désespoir, je rencontrai un homme qui ne
+doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien à ma
+nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina
+entièrement; pendant huit jours je crus qu'il avait le secret du bonheur,
+qu'il me l'apprendrait, que sa dédaigneuse insouciance me guérirait de mes
+puériles susceptibilités. Je croyais qu'il avait souffert comme moi, et
+qu'il avait triomphé de sa sensibilité antérieure. Je ne sais pas encore
+si je me suis trompée, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa
+pauvreté.»
+
+Après bien des digressions, elle poursuit sa confession en ces termes:
+«Enfin je me conduisis à trente ans, comme une fille de quinze ne l'eût
+pas fait... L'expérience manqua complètement. Je pleurai de souffrance,
+de dégoût, de découragement. Au lieu de trouver une affection capable de
+me plaindre et de me dédommager, je ne trouvai qu'une raillerie amère et
+frivole. Si Prosper Mérimée m'avait comprise, il m'eût peut-être aimée, et
+s'il m'eût aimée, il m'eût soumise, et si j'avais pu me soumettre à un
+homme, je serais sauvée, car la liberté me ronge et me tue. Mais il ne me
+connut pas assez, et au lieu de lui en donner le temps, je me décourageai
+tout de suite.»
+
+Et voici la conclusion du mélancolique épisode: «Après cette _ânerie_,
+je fus plus consternée que jamais, et vous m'avez vue en humeur de suicide
+très réelle.»
+
+De l'aventure et de la lettre où elle est résumée avec toute la sincérité
+d'un _mea culpa_, il sied de retenir cette phrase décisive: «Je ne me
+convainquis pas assez d'une chose, c'est que j'étais absolument et
+complètement Lélia.» Elle l'écrit un mois avant la publication du roman,
+mais déjà elle en avait lu les principaux passages à Sainte-Beuve qui, au
+lendemain de la lecture, le 10 mars 1833, lui adressait ses félicitations
+et ses remerciements enthousiastes. Ce morceau d'intime critique
+littéraire a été publié par M. de Spoëlberch de Lovenjoul, dans la
+_Véritable Histoire de «Elle et Lui_.» C'est la consécration du talent ou
+plutôt du génie de George Sand par le juge le plus avisé:
+
+«Madame, je ne veux pas tarder à vous dire combien la soirée d'hier et ce
+que j'y ai entendu m'a déjà fait penser depuis, et combien _Lélia_ m'a
+continué et poussé plus loin encore dans mon admiration sérieuse et mon
+amitié sentie pour vous... Ce sera votre livre de philosophie, votre vue
+générale sur le monde et la vie. Tous vos romans suivants en seront
+éclairés d'en haut et y gagneront une autorité grave qui ne leur serait
+venue que plus lentement... Je ne vous dirai jamais assez combien j'ai été
+saisi de tant de fermeté, de suite et d'abondance, à travers des régions
+si générales, si profondes, si habitées à chaque pas par l'effroi et le
+vertige. Etre femme, avoir moins de trente ans, et qu'il n'y paraisse en
+rien au dehors quand on a sondé ces abîmes; porter cette science, qui, à
+nous, nous dévasterait les tempes et nous blanchirait les cheveux, la
+porter avec légèreté, aisance, sobriété de discours,--voilà ce que
+j'admire avant tout. C'est _Lélia_ en vous-même, dans la substance de
+votre âme, dans ce que vous avez longuement senti et raisonné, dans ce que
+vous en exprimez si puissamment quand vous voulez le peindre, et aussi
+dans ce que vous savez en dérober aux yeux sous le simple extérieur et
+l'habitude ordinaire. Allez, madame, vous êtes une nature bien rare et
+forte. Quelque corrosive qu'ait été la liqueur dans le calice, le métal du
+calice est vierge et n'a pas été altéré.»
+
+Si hardie que fût la métaphore, et quoique ce _métal vierge_ dût un peu
+déconcerter George Sand, elle prêtait aux flatteries et aux louanges de
+Sainte-Beuve une oreille attentive. C'est lui qui la détermina, si nous en
+croyons l'_Histoire de ma Vie_, à publier _Lélia_. Elle affirme avoir
+composé d'abord des fragments épars, puis les avoir reliés par le fil
+d'une donnée romanesque. Toutefois elle mandait à François Rollinat, le 26
+mai 1833: «Je t'enverrai un livre que j'ai fait depuis que nous nous
+sommes quittés. C'est une éternelle causerie entre nous deux. Nous en
+sommes les plus graves personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras à
+ta fantaisie. Tu iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon âme et
+jusqu'au fond de la tienne.»
+
+Lélia, c'est donc bien--comme elle se complaisait à le confesser à
+Sainte-Beuve--George Sand elle-même. L'ouvrage a été conçu et écrit dans
+l'abattement, dans la désespérance, alors qu'elle s'isolait en sa rêverie
+pour tracer la synthèse du doute, de la souffrance, et la maladive
+inquiétude d'une âme errante, incapable de se fixer au rivage d'aucune
+certitude. «C'est, dit-elle, un livre qui n'a pas le sens commun au point
+de vue de l'art, mais qui n'en a été que plus remarqué par les artistes,
+comme une chose d'inspiration spontanée.»
+
+Dans _Lélia_, de même que dans la _Nouvelle Héloïse_--et il existe entre
+ces deux oeuvres des traits de ressemblance caractéristiques--ce n'est
+point à l'intrigue qu'il faut s'attacher, mais bien au développement
+prestigieux de la pensée, à l'art de la forme et à l'ampleur du style.
+Aimée par le jeune poète Sténio, Lélia ne peut l'aimer d'amour. Elle
+appartient toute à la mélancolie, à la désespérance, qui se sont emparées
+de son imagination et de son coeur, en tuant chez elle le don de la
+tendresse. A Sténio elle ne saurait accorder que la sollicitude
+affectueuse d'une mère ou d'une soeur. Il a d'autres visées. Ce qu'il
+demande n'est pas ce qu'elle offre. Tout le roman roulera sur ce mécompte,
+qui n'est pas d'ordre purement métaphysique. Sa confiance, Lélia l'a
+octroyée à Trenmor, un ancien libertin qui a tué sa maîtresse dans une
+orgie, est devenu forçat, et au bagne s'est métamorphosé en parangon de
+vertu, comme plus tard le Jean Valjean des _Misérables_. Cependant, pour
+fuir Sténio, elle s'est retirée dans les ruines d'une abbaye qui
+s'écroulent en une nuit de tempête. Elle est arrachée à la mort par le
+moine Magnus, une manière de disciple de saint Antoine, mais moins
+réfractaire à la tentation, et qui est harcelé par tous les aiguillons du
+désir. C'est un devancier, moins réaliste, de frère Archangias, dans la
+_Faute de l'abbé Mouret_. Lélia se désintéresse des troubles de Magnus,
+mais elle voudrait apaiser ceux du triste et beau Sténio. De ce soin elle
+charge sa soeur Pulchérie, qu'elle retrouve après bien des années de
+séparation et qui, au lieu de s'adonner à la métaphysique, prodigue aux
+hommes des consolations momentanées et mercenaires. Entre les deux soeurs
+George Sand a ménagé une antithèse qui se peut ainsi résumer: Pulchérie,
+c'est la courtisane du corps; Lélia, la courtisane de l'âme. Et l'on
+retrouve là l'écho des controverses de l'auteur avec son amie, l'actrice
+Marie Dorval.
+
+A la faveur de la nuit, une substitution s'opère, dans une fête de la
+villa Bambucci. Sténio, qui a passé des heures délicieuses à philosopher
+avec Lélia, s'aventure dans des appartements sombres et ne reconnaît qu'à
+l'aube Pulchérie. Désespoir du poète, détresse de Lélia. Seule Pulchérie
+ne se plaint pas. Désormais Sténio est voué à la débauche, et Lélia au
+cloître. Elle s'enferme et devient abbesse au couvent des Camaldules, pour
+régénérer la règle d'observance et faire régner le christianisme intégral,
+avec la pureté des âges primitifs. Elle pense ramener dans les sentiers de
+la vertu un cardinal pervers, qui s'intéresse passionnément à la
+communauté et à la révérende mère abbesse: nous sommes dans une atmosphère
+moins ascétique que celle de Port-Royal. Sténio, dont l'amour s'est
+transformé en jalousie et en haine, se déguise en religieuse et vient
+participer à une conférence contradictoire d'édification, où l'orthodoxie
+de Lélia triomphe de son diabolique adversaire. Faute de mieux, il essaie
+d'enlever une des novices, la princesse Claudia. Mais Lélia, vengeresse de
+l'honneur du couvent, surgit comme un fantôme et entrave ses desseins. Que
+reste-t-il au poète, sans abbesse, sans novice, sinon de se noyer dans le
+lac prochain? Il met ce projet à exécution, et il est temps, car le roman
+est déjà très long, débordant de digressions fastueuses, de descriptions
+variées et de tirades éloquentes. Lélia, qui n'a pas voulu partager la vie
+de Sténio, tient à le rejoindre dans la mort. C'est une femme d'un
+caractère compliqué et contradictoire. Mais l'au delà, paraît-il, ne
+comporte pas de solutions définitives; car Trenmor, voyant sur le lac, non
+loin des tombes de Lélia et de Sténio, voltiger deux feux follets qui
+tantôt se rapprochent, tantôt s'éloignent, se demande si les infortunés
+ont réussi, dans un effort posthume, à accrocher leurs atomes. Et ce
+Trenmor, qui est en même temps un grand réformateur, le mystérieux
+carbonaro et franc-maçon Valmarina, reprend son bâton pour aller soulager
+d'autres douleurs humaines. La route sera longue.
+
+George Sand, se commentant elle-même, a essayé d'expliquer, dans un
+morceau adressé à François Rollinat, que les divers personnages de _Lélia_
+sont comme les reflets et les modalités de son être, les formes
+successives de sa pensée et de sa vie: «Magnus, c'est mon enfance, Sténio
+ma jeunesse, Lélia est mon âge mûr. Trenmor sera ma vieillesse peut-être.»
+Plus véridique nous apparaît l'interprétation donnée dans la seconde
+préface du livre, celle de l'édition revue de 1836, d'après laquelle les
+personnages représentent les divers éléments de synthèse philosophique du
+dix-neuvième siècle: «Pulchérie, l'épicuréisme héritier des sophismes du
+siècle dernier; Sténio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps où
+l'intelligence monte très haut, entraînée par l'imagination, et tombe très
+bas, écrasée par une réalité sans poésie et sans grandeur; Magnus, le
+débris d'un clergé corrompu et abruti.» Quant à Lélia, c'est, au dire de
+George Sand, «la personnification encore plus que l'avocat du
+spiritualisme de ces temps-ci; spiritualisme qui n'est plus chez l'homme à
+l'état de vertu, puisqu'il a cessé de croire au dogme qui le lui
+prescrivait, mais qui reste et restera à jamais, chez les nations
+éclairées, à l'état de besoin et d'aspiration sublime, puisqu'il est
+l'essence même des intelligences élevées.»
+
+La substance des caractères ainsi déterminée, cherchons à préciser les
+linéaments de ces physionomies. Lélia d'abord. Sténio lui écrit du style
+le plus tendu et avec des sentiments presque surhumains, à tout le moins
+suraigus: «J'aurais voulu m'agenouiller devant vous et baiser la _trace
+embaumée_ de vos pas.» Ceci donne le ton et comme le parfum du livre, où
+toutes les sensations analysées ont une acuité extrême. Le vrai portrait
+de Lélia nous est offert au cours d'un bal costumé chez le riche musicien
+Spuela. Elle a «le vêtement austère et pourtant recherché, la pâleur, la
+gravité, le regard profond d'un jeune poète d'autrefois.» Et Sténio, qui
+la contemple avec extase, s'écrie amoureusement: «Regardez Lélia, regardez
+cette grande taille grecque sous ces habits de l'Italie dévote et
+passionnée, cette beauté antique dont la statuaire a perdu le moule, avec
+l'expression de rêverie profonde des siècles philosophiques; ces formes et
+ces traits si riches; ce luxe d'organisation extérieure dont un soleil
+homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés... Regardez! C'est
+le marbre sans tache de Galatée avec le regard céleste du Tasse, avec le
+sourire sombre d'Alighieri. C'est l'attitude aisée et chevaleresque des
+jeunes héros de Shakespeare; c'est Roméo, le poétique amoureux; c'est
+Hamlet, le pâle et ascétique visionnaire; c'est Juliette, Juliette
+demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d'un amour
+brisé.» Puis l'énumération continue, avec Raphaël, avec Corinne au
+Capitole, avec le page silencieux de Lara. Et tous ces hommes, et toutes
+ces femmes, toutes ces idéalités, c'est Lélia!
+
+Elle nous apparaît aussi dans le cadre prestigieux de la nature, et c'est
+sous le pinceau de George Sand un paysage d'une magie transcendante et
+d'une perspective infinie: «Hier, à l'heure où le soleil descendait
+derrière le glacier, noyé dans des vapeurs d'un rose bleuâtre, alors que
+l'air tiède d'un beau soir d'hiver glissait dans vos cheveux, et que la
+cloche de l'église jetait ses notes mélancoliques aux échos de la vallée;
+alors, Lélia, je vous le dis, vous étiez vraiment la fille du ciel. Les
+molles clartés du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient
+d'un reflet magique. Vos yeux levés vers la voûte bleue où se montraient à
+peine quelques étoiles timides, brillaient d'un feu sacré. Moi, poète des
+bois et des vallées, j'écoutais le murmure mystérieux des eaux, je
+regardais les molles ondulations des pins faiblement agités, je respirais
+le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiède qui se
+présente, au premier rayon de soleil pâle qui les convie, ouvrent leurs
+calices d'azur sous la mousse desséchée. Mais vous, vous ne songiez point
+à tout cela; ni les fleurs, ni les forêts, ni le torrent, n'appelaient vos
+regards. Nul objet sur la terre n'éveillait vos sensations, vous étiez
+toute au ciel. Et quand je vous montrai le spectacle enchanté qui
+s'étendait sous nos pieds, vous me dîtes, en élevant la main vers la voûte
+éthérée: «_Regardez cela!_» O Lélia! vous soupiriez après votre patrie,
+n'est-ce pas? vous demandiez à Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps
+parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter
+à lui?»
+
+Trenmor, l'ex-forçat devenu presque prophète, est à l'unisson de la
+ténébreuse Lélia. Il inquiète, il effraie Sténio, qui interroge sa
+décevante amie: «Quel est donc cet homme pâle que je vois maintenant
+apparaître comme une vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes?...
+Quand il m'approche, j'ai froid; si son vêtement effleure le mien,
+j'éprouve comme une commotion électrique.» Et il ajoute: «Avec lui, vous
+n'êtes jamais gaie. Voyez si j'ai sujet d'être jaloux!»
+
+Quelle est l'origine de cet homme? Lélia l'apprend à Sténio. Il avait des
+trésors gagnés par l'abjection de ses parents; son père avait été le
+favori d'une reine galante, sa mère était la servante de sa rivale. Et il
+en rougissait. Jugez à quel point! «Ses larmes tombaient au fond de sa
+coupe dans un festin, comme une pluie d'orage dans un jour brûlant.» De
+son palais il est allé en un cachot, son génie dévoyé l'a conduit au
+bagne. «On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu
+de ses orgies, et les jeter par les fenêtres au peuple ameuté. On le vit
+souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que
+de s'en débarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange, et
+jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnées de
+fleurs.» Pourquoi n'avait-il pas d'amour? Lélia répond: «Parce qu'il
+n'avait pas de Dieu.» Au bagne, «il versait avec ses larmes une goutte de
+baume céleste dans des coupes à jamais abreuvées de fiel.» Et voilà
+l'homme avec qui, en compagnie de Lélia, Sténio n'hésite pas à monter en
+barque sur le lac endormi! Trenmor, enveloppé d'un manteau sombre, tient
+la barre du gouvernail, Sténio manie les rames. Un grand calme descend.
+«La brise tombe tout à coup, comme l'haleine épuisée d'un sein fatigué de
+souffrir.» Lélia rêve, en regardant le sillage de la barque où palpitent
+des étoiles. Et Trenmor soupire, en distinguant les arbres du rivage
+prochain: «Vous ramez trop vite, Sténio, vous êtes bien pressé de nous
+ramener parmi les hommes.»
+
+Sténio, au gré de certains critiques, c'est Alfred de Musset; mais ils
+oublient que _Lélia_, fut composée entre l'été de 1832 et la fin du
+printemps de 1833, que l'oeuvre était terminée, déjà lue à Sainte-Beuve et
+livrée à l'imprimeur, lorsque le poète et la femme de lettres se
+rencontrèrent au mois de juin 1833. Tout au plus Alfred de Musset a-t-il
+pu fournir l'_Inno ebrioso_, l'hymne bachique qu'entonne Sténio au cours
+d'un souper, et dont voici les premières et les dernières strophes,
+empreintes d'un romantisme éperdu et délirant:
+
+ Que le chypre embrasé circule dans mes veines!
+ Effaçons de mon coeur les espérances vaines,
+ Et jusqu'au souvenir
+ Des jours évanouis dontl'importune image,
+ Comme au fond d'un lac pur un ténébreux nuage,
+ Troublerait l'avenir!
+
+ Oublions, oublions! La suprême sagesse
+ Est d'ignorer les jours épargnés par l'ivresse,
+ Et de ne pas savoir
+ Si la veille était sobre, ou si de nos années
+ Les plus belles déjà disparaissaient, fanées
+ Avant l'heure du soir.
+
+ Qu'on m'apporte un flacon, que ma coupe remplie
+ Déborde, et que ma lèvre, en plongeant dans la lie
+ De ce flot radieux,
+ S'altère, se dessèche et redemande encore
+ Une chaleur nouvelle à ce vin qui dévore
+ Et qui m'égale aux Dieux!
+
+ Sur mes yeux éblouis qu'un voile épais descende!
+ Que ce flambeau confus pâlisse et que j'entende,
+ Au milieu de la nuit,
+ Le choc retentissant de vos coupes heurtées,
+ Comme sur l'Océan les vagues agitées
+ Par le vent qui s'enfuit!
+
+ Et si Dieu me refuse une mort fortunée,
+ De gloire et de bonheur à la fois couronnée,
+ Si je sens mes désirs.
+ D'une rage impuissante immortelle agonie,
+ Comme un pâle reflet d'une lampe ternie,
+ Survivre à mes plaisirs,
+
+ De mon maître jaloux insultant le caprice,
+ Que ce vin généreux abrège le supplice
+ Du corps qui s'engourdit,
+ Dans un baiser d'adieu que nos lèvres s'étreignent,
+ Qu'en un sommeil glacé tous mes désirs s'éteignent,
+ Et que Dieu soit maudit!
+
+En admettant que, dans l'édition remaniée et amplifiée de 1836, Alfred de
+Musset ait inspiré à George Sand certains traits complémentaires, il n'est
+pas le Sténio de 1833, l'enfant pur et suave, ainsi dépeint par Trenmor:
+«Je n'ai point vu de physionomie d'un calme plus angélique, ni de bleu
+dans le plus beau ciel qui fût plus limpide et plus céleste que le bleu de
+ses yeux. Je n'ai pas entendu de voix plus harmonieuse et plus douce que
+la sienne; les paroles qu'il dit sont comme les notes faibles et veloutées
+que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis sa démarche lente, ses
+attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps
+frêle et souple, ses cheveux d'un ton si doux et d'une mollesse si soyeuse,
+son teint changeant comme le ciel d'automne, ce carmin éclatant qu'un
+regard de vous, Lélia, répand sur ses joues, cette pâleur bleuâtre qu'un
+mot de vous imprime à ses lèvres, tout cela, c'est un poète, c'est un
+jeune homme vierge, c'est une âme que Dieu envoie souffrir ici-bas pour
+l'éprouver avant d'en faire un ange.»
+
+Que deviendra Sténio au contact de Lélia, de Lélia qui définit en ces
+termes l'amour immatérialisé: «Ce n'est pas une violente aspiration de
+toutes les facultés vers un être créé, c'est l'aspiration sainte de la
+partie la plus éthérée de notre âme vers l'inconnu?» Il lui répond, avec
+des réminiscences d'Hamlet: «Doute de Dieu, doute des hommes, doute de
+moi-même, si tu veux, mais ne doute pas de l'amour, ne doute pas de ton
+coeur, Lélia!» Ou bien elle murmure mélancoliquement: «Pauvres hommes, que
+savons-nous?» Et il lui réplique, avec une précoce sagesse: «Nous savons
+seulement que nous ne pouvons pas savoir.» Du moins il rêvait de connaître
+le ciel, et Lélia lui révèle l'enfer. Bien sèche, en effet, pour cette
+candeur d'adolescent, est la doctrinaire du désenchantement qui, plus
+encore que Pulchérie, derrière l'amour voit le dégoût, la tristesse, la
+haine, et semble uniquement susceptible d'aimer, comme la Samaritaine,
+«celui qui, né parmi les hommes, vécut sans faiblesse et sans péché, celui
+qui dicta l'Evangile et transforma la morale humaine pour une longue suite
+de siècles, et dont on peut dire qu'il est vraiment le fils de Dieu.»
+
+Ici-bas, Lélia--et sans doute George Sand--sait où se prendre, mais non
+pas où se fixer. «Je fus, dit-elle, infidèle en imagination, non seulement
+à l'homme que j'aimais, mais chaque lendemain me vit infidèle à celui que
+j'avais aimé la veille.» Encore que ce soit un peu précipité, Lélia avoue
+ses engouements successifs pour le musicien, le philosophe, le comédien,
+le poète, le peintre, le sculpteur. «J'embrassai, s'écrie-t-elle,
+plusieurs fantômes à la fois.» Entendez-vous, ô Alfred de Musset, ô Chopin,
+ô Michel de Bourges, et vous tous qui formez une longue théorie amoureuse
+derrière la Muse de _Lélia?_
+
+A Sténio cependant elle ne peut offrir qu'une tendresse épurée, de
+platoniques embrassements, «l'amour qu'on connaît au séjour des anges, là
+où les âmes seules brûlent du feu des saints désirs.» Et le jeune homme,
+déçu dans ses espérances et ses convoitises, lui jette cet anathème:
+«Adieu, tu m'as bien instruit, bien éclairé, je te dois la science;
+maudite sois-tu, Lélia!»
+
+Elle a bu, selon le mot de Trenmor, «les larmes brûlantes des enfants dans
+la coupe glacée de l'orgueil;» puis, en la solitude du couvent, elle vide
+son calice parmi le secret de ses nuits mélancoliques. L'homme qu'elle
+pourrait aimer n'est pas né, et ne naîtra peut-être, dit-elle, que
+plusieurs siècles après sa mort. Auparavant, il faut que de grandes
+révolutions s'accomplissent, et d'abord que le catholicisme disparaisse;
+car, tant qu'il subsistera, «il n'y aura ni foi, ni culte, ni progrès chez
+les hommes.» Elle a méconnu Sténio et ne commence à en avoir conscience
+que lorsqu'elle voit, «au bord de l'eau tranquille, sur un tapis de lotus
+d'un vert tendre et velouté, dormir pâle et paisible le jeune homme aux
+yeux bleus.» Alors elle assigne à celui qui n'est plus rendez-vous dans
+l'éternité. Lélia prenait des échéances plus lointaines que George Sand.
+Celle-là n'offrait à Sténio que des attendrissements après décès. Celle-ci
+accueillera moins fièrement Alfred de Musset et lui fera même escorte sur
+la route de Venise. La dame de Nohant n'était pas abbesse des Camaldules.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+ALFRED DE MUSSET ET LE VOYAGE A VENISE
+
+
+Le succès de _Lélia_ fut prodigieux. Ce roman symbolique, où se retrouve
+la phraséologie du romantisme, obtint l'adhésion et emporta les éloges des
+critiques les plus sévères, notamment Sainte-Beuve et Gustave Planche.
+Celui-ci, qui épancha dans la _Revue des Deux Mondes_ son admiration de
+classique impénitent, semble n'avoir été pour George Sand qu'un ami
+littéraire des plus dévoués. Elle s'en explique, sans ambages, au cours
+des lettres écrites à Sainte-Beuve, en juillet et août 1833: «On le
+regarde comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas été et
+ne le sera pas.» Le pauvre Gustave Planche avait les charges de l'emploi,
+sans en recueillir les bénéfices. Il poussait l'obligeance jusqu'à faire
+sortir et promener, les jours de congé, le jeune Maurice Dudevant, élève
+au collège Henri IV. Non content de mettre sa plume au service de George
+Sand, il provoquait pour elle, en combat singulier--tel un chevalier du
+moyen âge arborant les couleurs de sa dame--certain Capo de Feuillide qui,
+dans l'_Europe littéraire_ du 22 août 1833, avait parlé de _Lélia_
+irrévérencieusement. Le duel eut lieu, mais l'issue n'en fut pas tragique,
+aucun des adversaires n'ayant été atteint. Toutefois on assure que la
+balle de Gustave Planche alla, dans un pré voisin, tuer une vache que
+Buloz dut payer chèrement à son propriétaire. Seul, en effet, le directeur
+de la _Revue des Deux Mondes_ était assez cossu pour assumer une si lourde
+indemnité.
+
+A ce sujet fut composée une complainte, presque aussi longue que celle de
+Fualdès, et intitulée: «Complainte historique et véritable sur le fameux
+duel qui survint entre plusieurs hommes de plume, très inconnus dans Paris,
+à l'occasion d'un livre dont il a été beaucoup parlé de différentes
+manières, ainsi qu'il est relaté dans la présente complainte.» Il y a
+vingt-quatre couplets. Citons les trois premiers:
+
+ Monsieur Capot de Feuillide
+ Ayant insulté _Lélia_,
+ Monsieur Planche, ce jour-là,
+ S'éveilla fort intrépide,
+ Et fit preuve de valeur
+ Entre midi et une _heur!_
+
+ Il écrivit une lettre
+ Dans un français très correct,
+ Se plaignant que, sans respect,
+ On osât le méconnaître;
+ Et, plein d'indignation,
+ Il passa son pantalon.
+
+ Buloz, dedans sa chambrette,
+ Sommeillait innocemment.
+ Il s'éveille incontinent,
+ Et bâilla d'un air fort bête,
+ Lorsque Planche entra soudain,
+ Un vieux journal à la main.
+
+Et voici la conclusion rimée de cette mémorable affaire, qui ne fit pas
+verser de sang, mais beaucoup d'encre:
+
+ Les combattants en présence
+ Firent feu des quatre pieds.
+ Planche tira le premier,
+ A cent toises de distance;
+ Feuillide, comme un éclair,
+ Riposta, cent pieds en l'air.
+
+ «Cessez cette boucherie,
+ Crièrent les assistants,
+ C'est assez répandre un sang
+ Précieux à la patrie;
+ Planche a lavé son affront
+ Par sa détonation.»
+
+ Dedans les bras de Feuillide
+ Planche s'élance à l'instant,
+ Et lui dit en sanglotant:
+ «Nous sommes deux intrépides,
+ Je suis satisfait vraiment,
+ Vous aussi probablement.»
+
+ Alors ils se séparèrent,
+ Et depuis ce jour fameux,
+ Ils vécurent très heureux.
+ Et c'est de cette manière
+ Qu'on a enfin reconnu
+ De George Sand la vertu.
+
+Cette vertu, solennellement attestée, allait cependant subir une nouvelle
+secousse. Après la rupture avec Jules Sandeau et la courte et fâcheuse
+épreuve avec Prosper Mérimée, le coeur de George Sand était libre, et
+Lélia, au milieu de ses travaux, avait du vague à l'âme. Gustave Planche
+n'était pour elle qu'un officieux et un chargé d'affaires, Sainte-Beuve un
+confident et presque un confesseur laïque. Elle cherchait d'autres amitiés
+littéraires. Qui? Nous avons la trace de ses hésitations et de ses
+tâtonnements. Elle écrit, le 11 mars 1833, à son mentor, Sainte-Beuve: «A
+propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de
+Musset. Il est très dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus
+de curiosité que d'intérêt à le voir. Je pense qu'il est imprudent de
+satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d'obéir à ses sympathies. A
+la place de celui-là, je veux donc vous prier de m'amener Dumas en l'art
+de qui j'ai trouvé de l'âme, abstraction faite du talent. Il m'en a
+témoigné le désir, vous n'aurez donc qu'un mot à lui dire de ma part; mais
+venez avec lui la première fois, car les premières fois me sont toujours
+fatales.» Elle se souvenait de Mérimée.
+
+Dumas vint et ne revint pas. Sa belle humeur copieuse ne pouvait
+s'accommoder de la sensibilité subtile de George Sand. Alors celle-ci se
+retourne vers Sainte-Beuve, et lui demande d'autres présentations. On
+essayait de tous les genres, on tâta même des philosophes. Elle écrit, en
+avril 1833, à son cicérone, qui tenait l'emploi de fourrier ou de
+pourvoyeur sentimental: «Mon ami, je recevrai M. Jouffroy de votre main.»
+La livraison ne fut pas faite. Lélia recula devant un personnage aussi
+grave. «Je crains un peu, dit-elle à Sainte-Beuve, ces hommes vertueux de
+naissance. Je les apprécie bien comme de belles fleurs et de beaux fruits,
+mais je ne sympathise pas avec eux; ils m'inspirent une sorte de jalousie
+mauvaise et chagrine; car, après tout, pourquoi ne suis-je pas comme eux?
+Je suis auprès d'eux dans la situation des bossus qui haïssent les hommes
+bien faits; les bossus sont généralement puérils et méchants, mais les
+hommes bien faits ne sont-ils pas insolents, fats et cruels envers les
+bossus?»
+
+A l'image de Diogène allumant sa lanterne, George Sand cherchait un homme,
+moins léger que Sandeau, plus stable que Mérimée, moins affairé que Dumas,
+plus sociable que Jouffroy. Elle rencontra Alfred de Musset, au mois de
+juin 1833. Ce fut--si nous en croyons le frère du poète, son biographe et
+son panégyriste--à un grand dîner offert aux rédacteurs de la _Revue_ chez
+les _Frères provençaux_. Paul de Musset ajoute: «Les convives étaient
+nombreux; une seule femme se trouvait parmi eux. Alfred fut placé près
+d'elle à table. Elle l'engagea simplement et avec bonhomie à venir chez
+elle. Il y alla deux ou trois fois, à huit jours d'intervalle, et puis il
+y prit habitude et n'en bougea plus.» C'est outre mesure précipiter les
+événements. George Sand ne fut pas tout à fait si expéditive; mais en la
+calomniant, soit dans la _Biographie_, soit dans _Lui et Elle_, Paul de
+Musset a toujours cru remplir un devoir de famille. Le vrai est que, le 24
+juin, Alfred de Musset adressait à George Sand les fameux vers, _Après la
+lecture d'Indiana_, puis, quelques jours plus tard, un passage de _Rolla_
+qu'il était en train de composer et qu'accompagnait un billet cérémonieux,
+ainsi conçu:
+
+«Voilà, Madame, le fragment que vous désirez lire, et que je suis assez
+heureux pour avoir retrouvé, en partie dans mes papiers, en partie dans ma
+mémoire. Soyez assez bonne pour faire en sorte que votre petit caprice de
+curiosité ne soit partagé par personne.
+
+«Votre bien dévoué serviteur,
+
+«Alfred de MUSSET.»
+
+Près de deux mois s'écoulent. _Lélia_ paraît dans les premiers jours
+d'août 1833, puisqu'il en est fait mention au _Journal de la Librairie_
+du 10 août. George Sand offre un exemplaire du roman à Alfred de Musset,
+avec cette dédicace sur le tome premier: «A monsieur mon gamin d'Alfred,
+_George_», et cette autre sur le tome II: «A monsieur le vicomte Alfred
+de Musset, hommage respectueux de son dévoué serviteur, George Sand.» Elle
+le prenait, on le voit, sur un ton assez familier, et lui-même marquait
+dans sa correspondance une progression d'intimité qu'il n'est pas sans
+intérêt de noter. Voici un premier billet, encore réservé d'allure:
+
+«Votre aimable lettre a fait bien plaisir, Madame, à une espèce d'idiot
+entortillé dans de la flanelle comme une épée de bourgmestre... Que vous
+ayez le plus tôt possible la fantaisie de perdre une soirée avec lui,
+c'est ce qu'il vous demande surtout. Votre bien dévoué,
+
+«Alfred de MUSSET.»
+
+Quelques jours plus tard, la camaraderie s'accentue:
+
+«Je suis obligé, Madame, de vous faire le plus triste aveu: je monte la
+garde mardi prochain; tout autre jour de la semaine ou ce soir même, si
+vous étiez libre, je suis tout à vos ordres et reconnaissant des moments
+que vous voulez bien me sacrifier. Votre maladie n'a rien de plaisant,
+quoique vous ayez envie d'en rire. Il serait plus facile de vous couper
+une jambe que de vous guérir. Malheureusement on n'a pas encore trouvé de
+cataplasme à poser sur le coeur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en
+prie, et ne mourez pas avant que nous ayons exécuté ce beau projet de
+voyage dont nous avons parlé. Voyez quel égoïste je suis; vous dites que
+vous avez manqué d'aller dans l'autre monde; je ne sais vraiment pas trop
+ce que je fais dans celui-ci.»
+
+«Tout à vous de coeur.
+
+«Alfred de MUSSET.»
+
+Dans une lettre, c'est souvent le post-scriptum qu'il faut lire avec le
+plus d'attention, et c'est la formule finale qui laisse volontiers
+pressentir l'intensité des sentiments. Ici, «tout à vous de coeur» a
+remplacé «votre bien dévoué serviteur» du début. Puis voici le billet par
+lequel il accuse réception des deux nouveaux volumes qui lui sont
+communiqués en bonnes feuilles:
+
+«J'ai reçu _Lélia_. Je vous en remercie, et, bien que j'eusse résolu de
+me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j'aurai
+tout lu avant de retourner au corps de garde.
+
+«Si, après avoir raisonnablement trempé vos doigts dans l'encre, vous vous
+couchez prosaïquement, je souhaite que Dieu vous délivre de votre mal de
+tête. Si vous avez réellement l'idée d'aller vous percher sur les tours de
+Notre-Dame, vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez
+d'y aller avec vous. Pourvu que je rentre à mon poste le matin, je puis
+disposer de ma veillée patriotique. Répondez-moi un mot, et croyez à mon
+amitié sincère.
+
+«Alfred de MUSSET.»
+
+Sur tous les premiers incidents de cette liaison littéraire et
+sentimentale, l'_Histoire de ma Vie_ est silencieuse, la _Correspondance_
+de George Sand, éditée par les soins de son fils, ne contient aucune
+lettre, la _Biographie_ d'Alfred de Musset par son frère est muette ou de
+mauvaise foi. Les seuls documents authentiques et dignes de créance sont
+les lettres de George Sand à Sainte-Beuve, publiées chez Calmann Lévy par
+M. Emile Aucante avec une introduction de M. Rocheblave, et les lettres
+inédites d'Alfred de Musset à George Sand que la famille du poète n'a pas
+voulu laisser imprimer, mais que l'on colporte sous le manteau. Il en a
+paru des passages dans la biographie d'Alfred de Musset par Arvède Barine,
+dans les études de M. Maurice Clouard insérées à la _Revue de Paris_, et
+dans le volume de M. Paul Mariéton, _Une Histoire d'Amour_.
+
+Voici, _in extenso_, le texte de la lettre adressée à madame Sand, 19 quai
+Malaquais, vers le milieu de juillet, et où Alfred de Musset formule son
+appréciation sur _Lêlia_. Il y a de l'amour, c'est-à-dire de l'hyperbole
+et de la flatterie, dans cet éloge aussi enthousiaste pour la femme que
+pour le livre:
+
+«Eprouver de la joie à la lecture d'une belle chose faite par un autre,
+est le privilège d'une ancienne amitié. Je n'ai pas ces droits auprès de
+vous, Madame; il faut cependant que je vous dise que c'est là ce qui m'est
+arrivé en lisant _Lélia_.
+
+»J'étais, dans ma petite cervelle, très inquiet de savoir ce que c'était;
+cela ne pouvait pas être médiocre, mais enfin ça pouvait être bien des
+choses, avant d'être ce que cela est. Avec votre caractère, vos idées,
+votre nature de talent, si vous eussiez échoué là, je vous aurais regardée
+comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgré tout
+votre cher mépris pour vos livres, que vous regardez comme des espèces de
+contre-parties des mémoires de vos boulangers, etc., etc., vous savez,
+dis-je, que pour moi un livre c'est un homme ou rien. Je me soucie autant
+que de la fumée d'une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames,
+qu'à tête reposée et en travaillant pour votre plaisir vous pourriez
+imaginer et combiner. Il y a dans _Lélia_ des vingtaines de pages qui
+vont droit au coeur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que
+celles de _René_ et _Lara_. Vous voilà George Sand; autrement vous
+eussiez été madame une telle, faisant des livres.
+
+«Voilà un insolent compliment. Je ne saurais en faire d'autres. Le public
+vous les fera. Quant à la joie que j'ai éprouvée, en voici la raison.
+
+«Vous me connaissez assez pour être sûre à présent que jamais le mot
+ridicule de «Voulez-vous ou ne voulez-vous pas?» ne sortira de mes lèvres
+avec vous. Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. Vous
+ne pouvez donner que l'amour moral, et je ne puis le rendre à personne (en
+admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m'envoyer paître,
+si je m'avisais de vous le demander); mais je puis être, si vous m'en
+jugez digne, non pas même votre ami--c'est encore trop moral pour
+moi--mais une espèce de camarade sans conséquence et sans droits, par
+conséquent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac,
+de chiffonner vos peignoirs, et d'attraper des rhumes de cerveau en
+philosophant avec vous sous tous les marronniers de l'Europe moderne. Si,
+à ce titre, quand vous n'avez rien à faire, ou envie de faire une bêtise
+(comme je suis poli!) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soirée,
+au lieu d'aller ces jours-là chez madame une telle, faisant des livres,
+j'aurai affaire à mon cher monsieur George Sand, qui est désormais pour
+moi un homme de génie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n'ai
+aucune raison pour mentir.
+
+«A vous de coeur.
+
+«Alfred de MUSSET.»
+
+_Lélia_ avait servi d'entrée en matière ou de prétexte. Sous le couvert
+de la littérature, la déclaration était faite, par un artifice analogue à
+cette figure de rhétorique qui s'appelle la prétérition. L'aveu ne semble
+pas avoir été mal accueilli. Très peu de jours après, Alfred de Musset,
+qui avait un joli talent de dessinateur et surtout de caricaturiste,
+adresse à sa correspondante un petit portrait crayonné avec ces mots: «Mon
+cher George, vos beaux yeux noirs que j'ai outragés hier, m'ont trotté
+dans la tête ce matin. Je vous envoie cette ébauche, toute laide qu'elle
+est, par curiosité, pour voir si vos amis la reconnaîtront et si vous la
+reconnaîtrez vous-même.
+
+_Good night. I am gloomy to-day_.»
+
+Nous approchons de l'instant décisif. Les lettres d'Alfred de Musset se
+font de plus en plus familières. En voici une dont la date est sûre--28
+juillet--comme on peut le constater par l'article qu'elle vise dans le
+_Journal des Débats_ et qui traitait avec dédain le _Spectacle dans un
+fauteuil_ et les _Contes d'Espagne et d'Italie_:
+
+«Je crois, mon cher George, que tout le monde est fou ce matin. Vous qui
+vous couchez à quatre heures, vous m'écrivez à huit. Moi qui me couche à
+sept, j'étais tout grand éveillé au beau milieu de mon lit, quand votre
+lettre est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un
+usurier, car on l'a renvoyé sans réponse. Comme j'étais en train de vous
+lire et d'admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis
+(toujours à huit heures) lequel ami se lève ordinairement à deux heures de
+l'après-midi. Il était cramoisi de fureur contre un article des _Débats_
+où l'on s'efforce, ce matin même, de me faire un tort commercial de
+quelques douzaines d'exemplaires. En vertu de quoi j'ai essayé mon rasoir
+dessus.
+
+«J'irai certainement vous voir à minuit. Si vous étiez venue hier soir, je
+vous aurais remerciée sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui
+fait bien proche de Dieu. J'ai pleuré comme un veau pour faire ma
+digestion, après quoi je suis accouché par le forceps de cinq vers et
+_une_(?) hémistiche, et j'ai mangé un fromage à la crème qui était tout
+aigre.
+
+«Que Dieu vous conserve en joie, vous et votre progéniture, jusqu'à la
+vingt-et-unième génération.
+
+_Yours truly_
+
+Alfred de MUSSET.
+
+George Sand, qui avait en si peu de temps éprouvé de tels déboires d'amour,
+affectait-elle de ne pas entendre les sollicitations du poète? Ou
+voulait-elle--ce qui est bien féminin--l'amener et l'obliger à des
+supplications encore plus pressantes? Toujours est-il que l'auteur de la
+_Ballade à la Lune_ dut mettre les points sur les i et formuler sa requête
+sentimentale. Il le fit dans une lettre naïve et touchante, exempte de cet
+insupportable dandysme qui recherchait les mots et le genre anglais:
+
+«Mon cher George, j'ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire:
+Je vous l'écris sottement, au lieu de vous l'avoir dit, je ne sais
+pourquoi, en rentrant de cette promenade. J'en serai désolé ce soir. Vous
+allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes
+rapports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez
+que je mens. Je suis amoureux de vous, je le suis depuis le premier jour
+où j'ai été chez vous. J'ai cru que je m'en guérirais tout simplement, en
+vous voyant à titre d'ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractère
+qui pourraient m'en guérir. J'ai tâché de me le persuader tant que j'ai pu;
+mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J'aime mieux
+vous le dire, et j'ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour
+m'en guérir à présent, si vous me fermez votre porte.
+
+«Cette nuit, pendant que (_ces deux derniers mots ont été biffés par
+George Sand à la plume, et la ligne suivante est coupée aux ciseaux dans
+la lettre originale d'Alfred de Musset._)
+
+«J'avais résolu de vous faire dire que j'étais à la campagne, mais je ne
+veux pas vous faire de mystères, ni avoir l'air de me brouiller sans
+sujet. Maintenant, George, vous allez dire: «Encore un qui va m'ennuyer!»
+comme vous dites. Si je ne suis pas tout à fait le premier venu pour vous,
+dites-moi, comme vous me l'auriez dit hier en me parlant d'un autre, ce
+qu'il faut que je fasse. Mais, je vous en prie, si vous voulez me dire que
+vous doutez de ce que je vous écris, ne me répondez plutôt pas du tout. Je
+sais comme vous pensez de moi, et je n'espère rien en vous disant cela. Je
+ne puis qu'y perdre une amie et les seules heures agréables que j'ai
+passées depuis un mois. Mais je sais que vous êtes bonne, que vous avez
+aimé, et je me confie à vous, non pas comme à une maîtresse, mais comme à
+un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir
+de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore à passer à Paris,
+avant votre voyage à la campagne et votre départ pour l'Italie, où nous
+aurions passé de belles nuits, si j'avais de la force. Mais la vérité est
+que je souffre et que la force me manque.
+
+«Alfred de MUSSET.»
+
+On n'a pas, par grand malheur, la réponse de George Sand à cette épître
+qui fleure un parfum de sincérité juvénile. Ce ne dut être ni un
+acquiescement ni un refus, mais une parole de vague espérance qui
+maintenait et surexcitait l'exaltation du poète. Il est au seuil de la
+Terre promise et il se désespère, dans une autre lettre qu'on n'a jamais
+entièrement citée. La voici en sa teneur intégrale:
+
+«Je voudrais que vous me connaissiez mieux, que vous voyiez qu'il n'y a
+dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecté, et que vous ne
+me fassiez pas plus grand ni plus petit que je ne suis. Je me suis livré
+sans réflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. Je vous ai aimée,
+non pas chez vous, près de vous, mais ici, dans cette chambre où me voilà
+seul à présent. C'est là que je vous ai dit ce que je n'ai dit à personne.
+
+«Vous souvenez-vous que vous m'avez dit un jour que quelqu'un vous avait
+demandé si j'étais Octave ou Célio, et que vous aviez répondu: «Tous les
+deux, je crois?» Ma folie a été de ne vous en montrer qu'un, George, et
+quand l'autre a parlé, vous lui avez répondu comme à...
+
+(_Les deux lignes suivantes ont été coupées._)
+
+«A qui la faute? A moi. Plaignez ma triste nature qui s'est habituée à
+vivre dans un cercueil scellé, et haïssez les hommes qui m'y ont forcé.
+«Voilà un mur de prison, disiez-vous hier, tout viendrait s'y
+briser.»--Oui, George, voilà un mur; vous n'avez oublié qu'une chose,
+c'est qu'il y a derrière un prisonnier.
+
+«Voilà mon histoire tout entière, ma vie passée, ma vie future. Je serai
+bien avancé, bien heureux, quand j'aurai barbouillé de mauvaises rimes les
+murs de mon cachot. Voilà un beau calcul, une belle organisation, de
+rester muet en face de l'être qui peut vous comprendre, et de faire de ses
+souffrances un trésor sacré pour le jeter dans toutes les voiries, dans
+tous les égouts, à six francs l'exemplaire. Pouah!
+
+«Plaignez-moi, ne me méprisez pas. Puisque je n'ai pu parler devant vous,
+je mourrai muet. Si mon nom est écrit dans un coin de votre coeur, quelque
+faible, quelque décolorée qu'en soit l'empreinte, ne l'effacez pas. Je
+puis embrasser une fille galeuse et ivre-morte, mais je ne puis embrasser
+ma mère.
+
+«Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours où
+je me tuerais; mais je pleure ou j'éclate de rire; non pas aujourd'hui,
+par exemple.
+
+«Adieu, George, je vous aime comme un enfant.»
+
+L'appel de Musset fut entendu, sa prière exaucée, dans les tout premiers
+jours d'août. On le peut pressentir, d'après une lettre que George Sand
+adressait à Sainte-Beuve le 3 août et où elle semble secouer le pessimisme
+de _Lélia_. Son aversion, récemment déclarée, pour l'amour n'est plus
+irréductible. «Quoique j'en médise souvent, écrit-elle, comme je fais de
+mes plus saintes convictions aux heures où le démon m'assiège, je sais
+bien qu'il n'y a que cela au monde de beau et de sacré.» Vite, elle
+éprouve le besoin de crier sa passion, de la rendre publique et de
+l'arborer comme une cocarde. Elle s'en ouvre à Sainte-Beuve, le 25 août,
+dans les termes les plus explicites; car elle veut qu'il voie clair dans
+sa conduite, qu'il connaisse ses actions et ses intentions:
+
+«Je me suis énamourée, et cette fois très sérieusement, d'Alfred de
+Musset. Ceci n'est plus un caprice, c'est un attachement senti... Il ne
+m'appartient pas de promettre à cette affection une durée qui vous la
+fasse paraître aussi sacrée que les affections dont vous êtes susceptible.
+J'ai aimé une fois pendant six ans[1], une autre fois pendant trois[2], et,
+maintenant, je ne sais pas de quoi je suis capable. Beaucoup de
+fantaisies ont traversé mon cerveau, mais mon coeur n'a pas été aussi usé
+que je m'en effrayais; je le dis maintenant parce que je le sens.
+
+[Note 1: Aurélien de Sèze.]
+
+[Note 2: Jules Sandeau.]
+
+«Loin d'être affligée et méconnue[3], je trouve cette fois une candeur,
+une loyauté, une tendresse qui m'enivrent. C'est un amour de jeune homme
+et une amitié de camarade. C'est quelque chose dont je n'avais pas l'idée,
+que je ne croyais rencontrer nulle part, et surtout là.
+
+[Note 3: Ceci est un retour vers Prosper Mérimée.]
+
+«Je l'ai niée, cette affection, je l'ai repoussée, je l'ai refusée d'abord,
+et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de l'avoir fait. Je m'y
+suis rendue par amitié plus que par amour, et l'amour que je ne
+connaissais pas s'est révélé à moi sans aucune des douleurs que je croyais
+accepter.»
+
+Après cette affirmation qui n'est flatteuse ni pour Casimir Dudevant, ni
+pour Aurélien de Sèze, ni pour Jules Sandeau, ni pour Prosper Mérimée,
+George Sand ajoute, comme si elle réclamait la bénédiction d'un confesseur:
+
+«Je suis heureuse, remerciez Dieu pour moi... Si vous êtes étonné et
+effrayé peut-être de ce choix, de cette réunion de deux êtres qui, chacun
+de leur côté, niaient ce qu'ils ont cherché et trouvé l'un dans l'autre,
+attendez, pour en augurer les suites, que je vous aie mieux raconté ce
+nouveau roman... Je ne sais pas si ma conduite hardie vous plaira.
+Peut-être trouverez-vous qu'une femme doit cacher ses affections. Mais je
+vous prie de voir que je suis dans une situation tout à fait
+exceptionnelle, et que je suis forcée de mettre désormais ma vie privée au
+grand jour.»
+
+Pour avancer dans cette voie sans encombre, elle demande l'assistance de
+deux ou trois nobles âmes, entre lesquelles est Sainte-Beuve, et elle
+conclut sur le mode mystique: «Ce sont des frères et des soeurs que je
+retrouverai dans le sein de Dieu au bout du pèlerinage.» Un mois plus tard,
+elle reprend son hosannah, dans une lettre du 19 septembre au même
+Sainte-Beuve: «Je suis heureuse, très heureuse, mon ami. Chaque jour je
+m'attache davantage à _lui_; chaque jour je vois s'effacer de lui les
+petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois luire et
+briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par dessus tout,
+ce qu'il est, il est _bon enfant_, et son intimité m'est aussi douce que
+sa préférence m'a été précieuse. Vous êtes heureux aussi, mon ami. Vous
+aimez, vous êtes aimé. Tant mieux. Après tout, voyez-vous, il n'y a que
+cela de bon sur la terre. Le reste ne vaut pas la peine qu'on se donne
+pour manger et dormir tous les jours.»
+
+Pendant que George Sand épanchait ainsi ses confessions et son bonheur,
+Alfred de Musset s'était installé chez elle. De cette vie nouvelle, où la
+délicatesse du poète supportait malaisément certains bohêmes, hôtes
+familiers du logis, Paul de Musset nous a tracé, dans _Lui et Elle_, une
+peinture un peu chargée. George Sand eut tôt fait, d'ailleurs, d'écarter
+ceux de ses amis, de vieille ou fraîche date, qui déplaisaient à son
+aristocratique compagnon. Il semble, toutefois, qu'Alfred de Musset, au
+début, ne témoigna pas des répugnances aussi vives, non plus que des
+exigences aussi acariâtres; car c'est la belle humeur qui domine dans les
+versiculets par lui consacrés à peindre les réunions du quai Malaquais:
+
+ George est dans sa chambrette
+ Entre deux pots de fleurs,
+ Fumant sa cigarette,
+ Les yeux baignés de pleurs.
+
+ Buloz, assis par terre,
+ Lui fait de doux serments;
+ Solange par derrière
+ Gribouille ses romans.
+
+ Planté comme une borne,
+ Boucoiran tout mouillé
+ Contemple d'un oeil morne
+ Musset tout débraillé.
+
+ Dans le plus grand silence,
+ Paul, se versant du thé,
+ Ecoute l'éloquence.
+ De Ménard tout crotté.
+
+ Planche saoûl de la veille
+ Est assis dans un coin
+ Et se cure l'oreille
+ Avec le plus grand soin.
+
+ La mère Lacouture
+ Accroupie au foyer
+ Renverse la friture
+ Et casse un saladier.
+
+ De colère pieuse
+ Guéroult tout palpitant
+ Se plaint d'une dent creuse
+ Et des vices du temps.
+
+ Pâle et mélancolique,
+ D'un air mystérieux,
+ Papet, pris de colique,
+ Demande où sont les lieux.
+
+Aussi bien les plaisanteries et les mystifications étaient à la mode dans
+ce milieu jeune et joyeux, d'où l'on élimina Gustave Planche, sous
+prétexte qu'il manquait de tenue, en réalité parce qu'il avait été épris
+de George Sand et la traitait sur un ton familier de camaraderie. Le
+critique atrabilaire s'éloigna en maugréant et en gardant rancune à Musset
+de l'avoir évincé. Il y avait, quai Malaquais, des inventions drôlatiques
+que n'eussent pas désavouées les héros folâtres d'Henri Murger. Témoin ce
+dîner où figuraient plusieurs rédacteurs de la _Revue_, notamment le
+sévère Lerminier. On lui donna pour voisin de table le mime Debureau qui,
+ce soir-là, avait revêtu, au lieu du blanc costume de Pierrot, l'habit
+noir et la mine grave d'un diplomate anglais. Tout le long du repas, il
+garda le silence professionnel. C'est seulement au dessert, après une
+dissertation copieuse de Lerminier sur la politique étrangère, qu'il
+voulut expliquer à sa manière l'équilibre européen. Il lança son assiette
+en l'air, la reçut et la fit tournoyer sur la pointe du couteau. Lerminier
+n'avait jamais entendu interpréter de la sorte les traités de 1815.
+
+Cependant la place d'Alfred de Musset était demeurée vide. On regrettait
+vivement son absence. Le dîner fut servi assez mal par une jeune servante
+très novice, en costume de Cauchoise, «avec le jupon court, les bas à
+côtes, la croix d'or au cou et les bras nus.» Elle commettait maladresse
+sur maladresse, mais plusieurs des convives la regardaient avec intérêt.
+Troublée sans doute, elle laissait tomber les plats, posait les assiettes
+à l'envers, et, pendant la conférence sur l'équilibre européen, elle versa
+le contenu d'une carafe sur le crâne et dans le cou de Lerminier. La
+Normande appétissante n'était autre qu'Alfred de Musset que personne
+n'avait reconnu sous son déguisement. Seule George Sand était dans la
+confidence. La Cauchoise prit place à table à côté du diplomate, et l'on
+imagine si la soirée s'acheva gaiement.
+
+Au mois de septembre, les deux amants, lassés du tumulte de Paris et
+peut-être aussi de la surveillance indiscrète qu'exerçait Paul de Musset,
+se rendirent à Fontainebleau. Ils y passèrent plusieurs semaines. De ce
+séjour on retrouve la trace dans l'oeuvre de l'un et l'autre écrivain,
+dans le _Souvenir_ et la _Confession d'un enfant du siècle_, de même
+que dans divers romans, préfaces ou pages détachées de George Sand. C'est
+là qu'ils conçurent le projet d'un voyage en Italie qui, deux mois après,
+se réalisait. On a peine à croire, avec Arvède Barine, que déjà à
+Fontainebleau Alfred de Musset ait manifesté ces écarts de caractère, ces
+violences d'humeur dont s'accuse Octave dans la _Confession d'un enfant
+du siècle_. Nous n'avons pas le droit d'accueillir à la lettre et
+d'imputer au poète toutes les défaillances d'un personnage d'imagination
+qui n'est pas exactement son double. Certes il y a un trait d'éternelle
+vérité dans les vers fameux:
+
+ Ah! malheur à celui qui laisse la débauche
+ Planter le premier clou sous sa mamelle gauche!
+ Le coeur d'un homme vierge est un vase profond;
+ Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,
+ La mer y passerait sans laver la souillure,
+ Car l'abîme est immense et la tache est au fond.
+
+
+Alfred de Musset était libertin, buveur et fantasque; mais à Fontainebleau
+il aimait George Sand avec toute l'ardeur du premier enthousiasme, et ne
+pouvait manquer de se contraindre. Plus tard il donnera à ses vices, à ses
+soupçons et à ses violences, libre carrière avec frénésie.
+
+Le voyage en Italie décidé, il s'agissait d'obtenir, d'une part
+l'assentiment de madame de Musset mère, de l'autre celui de M. Dudevant.
+Il ne tenait pas beaucoup de place dans l'existence de George Sand, mais
+il restait, somme toute, un mari et allait être obligé de s'occuper de la
+petite Solange, rentrée à Nohant, et de veiller sur Maurice, élève au
+collège Henri IV, sortant le dimanche chez sa grand'mère Dupin.
+
+Alfred de Musset, dans l'intervalle de ses débauches et des hallucinations
+qui déjà le hantaient durant l'excursion à Franchard près de Fontainebleau,
+était d'une humeur joyeuse et même gamine, qui contrastait avec la
+rêverie sentimentale et lyrique de George Sand. Il atteste cette gaieté
+naturelle dans la série de dessins, de croquis et de caricatures que
+possède M. de Spoëlberch de Lovenjoul. On y voit de nombreuses esquisses
+représentant George Sand, «le nez légèrement busqué, la bouche sensuelle,
+l'oeil impérieux»; un Mérimée dédaigneux, avec cette légende: _Carvajal
+renfonçant une expansion_; un Sainte-Beuve sournoisement paterne, orné de
+cette devise: _le bedeau du temple de Gnide canonisant une demoiselle
+infortunée_; un jeune homme à la chevelure ondée, à la redingote serrée
+comme autour d'un corset, qui figure Musset dessiné par lui-même, et
+au-dessous: _Don Juan allant emprunter dix sous pour payer son idéale et
+enfoncer Byron_; enfin un oeil, une bouche, une mèche de cheveux, une
+verrue où se hérisse un poil, un bonnet grec, le tout symbolisant François
+Buloz, avec ce commentaire: _Fragments de la Revue trouvés dans une caisse
+vide_. Suivent des types humoristiques, comme ceux qui illustreront les
+_Comédies et Proverbes_, et qui sont ici dénommés: «Le chevalier _Colombat
+du Roseau vert_, l'abbé _Potiron de Vent du soir_, le baron _Prétextat de
+Clair de lune_, le marquis _Gérondif de Pimprenelle_.»
+
+Tous ces croquis et nombre d'autres sont réunis dans un album qui a
+appartenu à George Sand. Sur le premier feuillet figure une inscription,
+sinueuse et désordonnée, ainsi conçue:
+
+ «_Le public est prié de ne pas se méprendre.
+ Ceci est l'album de George Sand,
+ Le réceptacle informe de ses aberrations mentales
+ Et autres.
+ Je soussigné, Mussaillon Ier,
+ Déclare que mon album n'est pas si cochonné que ça.
+ Celui qui a inscrit son nom
+ Sur ce stupide album n'est qu'un vil facétieux.
+ Il est vexant d'être accusé des turpitudes de George Sand_
+
+MUSSAILLON Ier.»
+
+Ce tempérament d'enfant gâté, à la fantaisie débridée et maladive, aux
+soubresauts nerveux et convulsifs, presque hystériques, s'accordait, au
+début, avec les instincts maternels de George Sand. Il avait de soudains
+caprices qu'il fallait immédiatement satisfaire. Autour de lui, dans sa
+famille, on avait pris l'habitude de lui céder. Pourtant, le projet ou
+plutôt l'idée fixe du voyage en Italie rencontra une résistance inusitée.
+Sur ce point, Paul de Musset semble avoir dit vrai dans la _Biographie_,
+quand il relate qu'aux premières ouvertures d'Alfred leur mère répondit:
+«Jamais je ne donnerai mon consentement à un voyage que je regarde comme
+une chose dangereuse et fatale. Je sais que mon opposition sera inutile et
+que tu partiras, mais ce sera contre mon gré et sans ma permission.»
+Devant les larmes de sa mère, il parut céder et alla donner contre-ordre
+aux préparatifs d'un départ tout prochain. George Sand ne se résigna pas
+si aisément. Voici comment elle intervint le jour même, si nous en croyons
+Paul de Musset: «Ce soir-là, vers neuf heures, notre mère était seule avec
+sa fille au coin de feu, lorsqu'on vint lui dire qu'une dame l'attendait à
+la porte dans une voiture de place, et demandait instamment à lui parler.
+Elle descendit accompagnée d'un domestique. La dame inconnue se nomma;
+elle supplia cette mère désolée de lui confier son fils, disant qu'elle
+aurait pour lui une affection et des soins maternels. Les promesses ne
+suffisant pas, elle alla jusqu'aux serments. Elle y employa toute son
+éloquence, et il fallait qu'elle en eût beaucoup, puisqu'elle vint à bout
+d'une telle entreprise. Dans un moment d'émotion, le consentement fut
+arraché.»
+
+Selon ce récit, George Sand aurait réussi, par des paroles dorées, à
+consommer sans violence l'enlèvement ou plutôt le détournement d'un jeune
+homme à peine sorti de minorité. C'est à peu près la même version que nous
+donne madame de Musset dans une lettre écrite le 10 avril 1859, après
+l'apparition de _Lui et Elle_, et qui a été rendue publique grâce à M.
+Maurice Clouard,[4] vigilant gardien de la mémoire d'Alfred de Musset.
+Elle rapporte, en des termes analogues à ceux de la _Biographie_, la venue
+de George Sand dans un fiacre, 59 rue de Grenelle: «Je montai dans cette
+voiture, dit madame de Musset, voyant une femme seule. C'était _Elle_.
+Alors elle employa toute l'éloquence dont elle était maîtresse à me
+décider à lui confier mon fils, me répétant qu'elle l'aimerait comme une
+mère, qu'elle le soignerait mieux que moi. Que sais-je? La sirène
+m'arracha mon consentement. Je lui cédai, tout en larmes et à contre-coeur,
+car _il avait une mère prudente_, bien qu'elle ait osé dire le contraire
+dans _Elle et Lui_.»
+
+[Note 4: _Alfred de Musset et George Sand_, par M. Maurice Clouard,
+dans la _Revue de Paris_ du 15 août 1896.]
+
+Quand elle rédigeait cette lettre aigrie et portait cette accusation,
+madame de Musset était enfiévrée par le conflit de récriminations
+rétrospectives qui avait suivi la mort de son fils et où, de part et
+d'autre, on eut le tort de batailler sur une tombe. Elle oubliait que,
+vingt-cinq ans plus tôt, le 17 mars 1834, elle écrivait de Paris à Alfred,
+malade à Venise: «J'ai une bien grande reconnaissance pour madame Sand et
+pour tous les soins qu'elle t'a donnés. Que serais-tu devenu sans elle?
+C'est affreux à penser.» A distance, la gratitude s'est transformée en
+invectives et en calomnies.
+
+N'est-il donc pas possible d'analyser de sang-froid les torts respectifs
+de deux êtres de génie, doués de caractères foncièrement incompatibles, au
+cours de ce voyage qui leur semblait une échappée vers quelque Terre
+promise? Paul de Musset, âme cancanière et rancunière, note qu'il les
+conduisit, «par une soirée brumeuse et triste, jusqu'à la malle-poste où
+ils montèrent au milieu de circonstances de mauvais augure.» Est-ce parce
+qu'ils partaient le jeudi 13 décembre? Dans _Lui et Elle_, Pierre--lisez
+Paul--qui accompagne les voyageurs, observe que leur voiture était la
+treizième, qu'elle heurta la borne sous la porte cochère des messageries
+et renversa, au coin de la rue Jean-Jacques Rousseau, un tonneau de
+porteur d'eau et l'homme qui le traînait. Voilà, dans la fiction, et sans
+doute aussi dans la réalité, ce que Paul de Musset appelait «des
+circonstances de mauvais augure!»
+
+L'_Histoire de ma Vie_, où George Sand glisse sur ce voyage comme chat sur
+braise et mentionne à peine le nom de son compagnon, en indiquant assez
+étrangement qu'elle regrettait de ne pas avoir ses enfants avec elle,
+fournit cependant quelques détails pour le trajet en bateau à vapeur de
+Lyon à Avignon. Ils lièrent connaissance avec Beyle, qui, sous le
+pseudonyme de Stendhal, a publié des oeuvres vantées outre mesure par
+toute une école légèrement fétichiste, éprise de cette manière sèche,
+satirique et coupante. Il regagnait Civita-Vecchia, où il occupait
+vaguement un poste de consul. George Sand signale le brillant de sa
+conversation et l'amertume de son esprit, immuablement dédaigneux et
+moqueur. «Je ne crois pas, dit-elle, qu'il fût méchant; il se donnait trop
+de peine pour le paraître.» C'était une affectation, une pose. En deux
+jours elle eut fait le tour de cette intelligence que plusieurs déclarent
+si profonde et si complexe. Au Pont-Saint-Esprit, «il fut d'une gaieté
+folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses
+grosses bottes fourrées, devint quelque peu grotesque et pas du tout
+joli.» A Avignon, il manifesta ses sentiments esthétiques et son horreur
+de l'idolâtrie, en apostrophant dans une église un vieux christ en bois
+peint, énorme et fort laid, auquel il montrait le poing furieusement.
+
+On se sépara à Marseille sans regret. Beyle apparaissait ennuyeux,
+fatigant et même obscène en ses propos. Il se rendait à Gênes par la voie
+de terre. «Je confesse, dit George Sand, que j'avais assez de lui, et que,
+s'il eût pris la mer, j'aurais peut-être pris la montagne. C'était, du
+reste, un homme éminent--ajoute-t-elle avec bienveillance--d'une sagacité
+plus ingénieuse que juste en toutes choses appréciées par lui, d'un talent
+original et véritable, écrivant mal, et disant pourtant de manière à
+frapper et à intéresser vivement ses lecteurs.»
+
+De Marseille George Sand adressait, le 18 décembre, à son fils Maurice une
+lettre qu'elle ne montra sans doute pas à Alfred de Musset. Elle ne
+pouvait tenir à l'un et à l'autre le même langage. Il lui fallait être
+maternelle en partie double. «Mon cher petit, écrivait-elle au collégien,
+je vais m'embarquer sur la mer pour aller en Italie. Je n'y resterai pas
+longtemps; ne te chagrine pas. Ma santé me force à passer quelque temps
+dans un pays chaud. Je retournerai près de toi, le plus tôt possible. Tu
+sais bien que je n'aime pas à vivre loin de mes petits miochons, bien
+gentils tous deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien
+vous avoir avec moi et vous mener partout où je vais.» En vérité, Maurice
+et Solange eussent été plutôt gênants durant ce voyage sentimental, et les
+raisons de santé qu'invoque George Sand ne nous semblent pas péremptoires.
+La fièvre la prit à Gênes dont le climat lui était défavorable, et c'est
+là aussi que surgirent ses premiers dissentiments avec Alfred de Musset.
+Sur ce point _Lui et Elle_, par miracle, ne contredit pas _Elle et Lui_.
+Dans l'un et l'autre roman, Gênes est le théâtre des querelles naissantes
+entre Laurent et Thérèse, entre Olympe et Edouard de Falconey. La version
+de George Sand est assez imprécise: on est en présence d'un jeune homme
+paresseux et dissipé, ou même dissolu. La fiction de Paul de Musset
+reproche, au contraire, à la jeune femme d'avoir tenu des propos étranges
+devant deux Italiens, de familles patriciennes, avec qui ils avaient fait
+la traversée et qu'ils retrouvaient à Gênes. Comme on parlait de la
+défense de cette ville par Masséna, elle aurait raconté que, «dans ce
+temps-là, sa mère accompagnait à l'armée un officier supérieur, à qui son
+père l'enleva pour l'épouser, et que sa naissance avait été un résultat si
+prompt de cette union que la célébration du mariage avait précédé d'un
+mois seulement son entrée en ce monde.» Malgré le mécontentement de son
+ami et l'étonnement des deux Italiens, elle insista, paraît-il, en
+raillant les préjugés de gentilhommerie et en vantant sa mère qui était
+une femme forte, obéissant au voeu de la nature.
+
+Nous laisserons cette aventure pour compte à l'auteur de _Lui et Elle_,
+d'autant que nul indice n'en vient manifester l'authenticité et qu'elle
+doit émaner de l'imagination haineuse et perfide de Paul de Musset.
+
+Du voyage par mer de Gênes à Livourne, de la visite à Pise et du séjour à
+Florence, ni George Sand ni son compagnon ne semblent avoir voulu nous
+transmettre d'autre trace que la simple notation de leur itinéraire. On
+sait que, sur tout cet épisode, Alfred de Musset observa un silence qui
+contraste avec les commérages tardifs et malsonnants que colporta son
+frère, lorsque la volonté du poète ne fut plus là pour lui fermer la
+bouche et lui arrêter la plume. George SDu voyage par mer de Gênes à
+Livourne, de la visite à Pise et du séjourand, dans l'_Histoire de ma Vie_,
+relate simplement qu'ils jouèrent à pile ou face s'ils iraient à Venise
+ou à Rome. «_Venise face_ retomba dix fois sur le plancher.» Par Bologne
+et Ferrare, ils gagnèrent Venise, où le passeport d'Alfred de Musset fut
+visé le 19 janvier 1834. Le «bon pour séjour» porte la signature du consul
+de France, Silvestre de Sacy.
+
+L'arrivée à Venise, qui a inspiré tant d'écrivains, ne pouvait manquer de
+solliciter la plume de George Sand. Elle l'a décrite dans une page,
+retrouvée et publiée par le vicomte de Spoëlberch de Lovenjoul, et qu'on
+peut regarder soit comme le début d'un roman abandonné, soit comme un
+morceau d'autobiographie. L'héroïne est atteinte de cette même fièvre qui
+depuis Gênes n'avait pas quitté la compagne d'Alfred de Musset. Il y a là
+des traits qui n'appartiennent pas au domaine de la fiction:
+
+«Il était dix heures du soir lorsque le misérable _legno_, qui nous
+cahotait depuis le matin sur la route sèche et glacée, s'arrêta à Mestre.
+C'était une nuit de janvier sombre et froide. Nous gagnâmes le rivage dans
+l'obscurité. Nous descendîmes à tâtons dans une gondole. Le chargement de
+nos paquets fut long. Nous n'entendions pas un mot de vénitien. La fièvre
+me jetait dans une apathie profonde. Je ne vis rien, ni la grève, ni
+l'onde, ni la barque, ni le visage des bateliers. J'avais le frisson, et
+je sentais vaguement qu'il y avait dans cet embarquement quelque chose
+d'horriblement triste. Cette gondole noire, étroite, basse, fermée de
+partout, ressemblait à un cercueil. Enfin je la sentis glisser sur le
+flot... Il faisait si noir que nous ne savions pas si nous étions en
+pleine mer ou sur un canal étroit et bordé d'habitations. J'eus, un
+instant, le sentiment de l'isolement. Dans ces ténèbres, dans ce
+tête-à-tête avec un enfant que ne liait point à moi une affection
+puissante, dans cette arrivée chez un peuple dont nous ne connaissions pas
+un seul individu et dont nous n'entendions pas même la langue, dans le
+froid de l'atmosphère dont l'abattement de la fièvre ne me laissait plus
+la force de chercher à me préserver, il y avait de quoi contrister une âme
+plus forte que la mienne. Mais l'habitude de tout risquer à tout propos
+m'a donné un fond d'insouciance plus efficace que toutes les philosophies.
+Qui m'eût prédit que cette Venise, où je croyais passer en voyageur, sans
+lui rien donner de ma vie, et sans en rien recevoir, sinon quelques
+impressions d'artiste, allait s'emparer de moi, de mon être, de mes
+passions, de mon présent, de mon avenir, de mon coeur, de mes idées, et me
+ballotter comme la mer ballotte un débris, en le frappant sur ses grèves
+jusqu'à ce qu'elle l'ait rejeté au loin, et, faible jouet, avec mépris?
+Qui m'eût prédit que cette Venise allait me séparer violemment de mon
+idole, et me garder avec jalousie dans son enceinte implacable, aux prises
+avec le désespoir, la joie, l'amour et la misère?... Tout à coup Théodore,
+ayant réussi à tirer une des coulisses qui servent de double persienne aux
+gondoles, et regardant à travers la glace, s'écria:--Venise!»
+
+Suit une description qui mérite d'être citée, car elle donne une
+impression à la fois véridique et pittoresque:
+
+«Quel spectacle magique s'offrait à nous à travers ce cadre étroit! Nous
+descendions légèrement le superbe canal de la Giudecca; le temps s'était
+éclairci, les lumières de la ville brillaient au loin sur ces vastes quais
+qui font une si large et si majestueuse avenue à la cité reine! Devant
+nous, la lune se levait derrière Saint-Marc, la lune mate et rouge,
+découpant sous son disque énorme des sculptures élégantes et des masses
+splendides. Peu à peu, elle blanchit, se contracta, et, montant sur
+l'horizon au milieu de nuages lourds et bizarres, elle commença d'éclairer
+les trésors d'architecture variée qui font de la place Saint-Marc un site
+unique dans l'univers.
+
+«Au mouvement de la gondole, qui louvoyait sur le courant de la Giudecca,
+nous vîmes passer successivement sur la région lumineuse de l'horizon la
+silhouette de ces monuments d'une beauté sublime, d'une grandeur ou d'une
+bizarrerie fantastique: la corniche transparente du palais ducal, avec sa
+découpure arabe et ses campaniles chrétiens soutenus par mille colonnettes
+élancées, surmontées d'aiguilles légères; les coupoles arrondies de
+Saint-Marc, qu'on prendrait la nuit pour de l'albâtre quand la lune les
+éclaire; la vieille Tour de l'Horloge avec ses ornements étranges; les
+grandes lignes régulières des Procuraties; le Campanile, ou Tour de
+Saint-Marc, géant isolé, au pied duquel, par antithèse, un mignon portique
+de marbres précieux rappelle en petit notre Arc triomphal, déjà si petit,
+du Carrousel; enfin, les masses simples et sévères de la Monnaie, et les
+deux colonnes grecques qui ornent l'entrée de la Piazzetta. Ce tableau
+ainsi éclairé nous rappelait tellement les compositions capricieuses de
+Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture, dans
+notre mémoire ou dans notre imagination.
+
+«--Que nous sommes heureux! s'écria Théodore. Cela est beau comme le plus
+beau rêve. Voilà Venise comme je la connaissais, comme je la voulais,
+comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers. Et cette lune qui
+se lève exprès pour nous la montrer dans toute sa poésie! Ne dirait-on pas
+que Venise et le ciel se mettent en frais pour notre réception? Quelle
+magnifique entrée! Ne sommes-nous pas bénis? Allons, voilà un heureux
+présage. Je sens que la Muse me parlera ici. Je vais enfin retrouver
+l'Italie que je cherche depuis Gênes sans pouvoir mettre la main dessus!
+
+«Pauvre Théodore! Tu ne prévoyais pas...»
+
+Plus succinctement, mais presque dans les mêmes termes, l'_Histoire de ma
+Vie_ traduit une impression analogue. George Sand a la passion de Venise.
+Toutefois, si elle allait y chercher la santé, l'erreur était grossière.
+L'insalubrité de la ville égale son charme prestigieux. C'est le lieu
+d'élection de la fièvre typhoïde. Tandis que George Sand continuait à être
+souffrante, Alfred de Musset tomba malade. Il menait, il est vrai,
+l'existence la plus agitée, et la plus contraire aux goûts comme aux
+habitudes de sa compagne. Alors qu'elle s'asseyait le soir à sa table de
+travail pour envoyer de la copie à Buloz, il reprenait la vie de
+noctambule, qui à Paris commençait de l'épuiser et faisait le désespoir de
+madame de Musset. Il courait les tavernes et les filles, doublement
+intempérant. Déjà, à Gênes, à Florence, George Sand avait eu sujet de
+plainte. Dès l'arrivée à Venise, elle avait fermé sa porte. Ils n'étaient
+plus qu'amis, ils avaient recouvré leur liberté respective. C'est ce que
+passent sous silence tous les biographes et les apologistes d'Alfred de
+Musset.
+
+Les deux voyageurs s'étaient installés dans un appartement de l'hôtel
+Danieli. George Sand dut s'aliter durant deux semaines. Pendant sa maladie,
+Musset fréquentait les brelans; car il n'était pas seulement buveur et
+libertin, mais follement joueur. Il perdit dix mille francs et alla le
+lendemain se confesser à son amie: il lui fallait payer ou se tuer. George
+Sand--et nous avons sur ce point le témoignage d'Edmond Plauchut--demanda
+la somme à Buloz, à titre d'avance qu'elle devait rembourser en copie. Par
+retour du courrier le directeur de la _Revue_ lui accorda satisfaction.
+Dès le début de sa convalescence, elle fut donc obligée de se remettre au
+travail pour acquitter en manuscrit les dettes de jeu du poète. Jamais les
+défenseurs d'Alfred de Musset n'ont révoqué en doute l'allégation formelle
+d'Edmond Planchut et de François Buloz.
+
+A peine George Sand avait-elle repris sa tâche littéraire qu'elle dut
+mener de front des devoirs de garde-malade. Elle s'en explique avec un
+tact et une délicatesse extrêmes dans l'_Histoire de ma Vie_: «Alfred de
+Musset subit bien plus gravement que moi l'effet de l'air de Venise, qui
+foudroie beaucoup d'étrangers, on ne le sait pas assez. Il fit une maladie
+grave; une fièvre typhoïde le mit à deux doigts de la mort. Ce ne fut pas
+seulement le respect dû à un beau génie qui m'inspira pour lui une grande
+sollicitude et qui me donna, à moi très malade aussi, des forces
+inattendues; c'était aussi les côtés charmants de son caractère et les
+souffrances morales que de certaines luttes, entre son coeur et son
+imagination créaient sans cesse à cette organisation de poète. Je passai
+dix-sept jours à son chevet, sans prendre plus d'une heure de repos sur
+vingt-quatre.»
+
+C'est bien une fièvre typhoïde que relate George Sand, et il n'est pas
+permis de transformer la nature de la maladie, comme l'a fait sans aucune
+preuve l'écrivain russe Wladimir Karénine, en une note ainsi conçue: «Il a
+été beaucoup parlé dans la presse de la maladie de Musset que personne, à
+commencer par le médecin, n'a jamais osé appeler de son vrai nom. Le
+médecin l'a poliment appelée «fièvre typhoïde», mais en réalité c'était le
+«delirium tremens», effet final de la vie de débauches de Musset.[5]»
+
+[Note 5: _George Sand, sa vie et ses oeuvres_, par Wladimir Karénine
+(madame Komarof), II, 67.]
+
+Il y a là une assertion que rien ne justifie ni n'étaie. Les excès
+indéniables d'Alfred de Musset ne l'avaient pas conduit jusqu'à un accès
+de delirium tremens, auquel d'ailleurs il n'aurait pas survécu vingt-trois
+ans. La nature et les progrès du mal peuvent se noter d'après les lettres
+que George Sand adressait à ses divers correspondants. Le 4 février, elle
+écrit à Boucoiran: «Je viens encore d'être malade cinq jours d'une
+dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est très malade aussi. Nous
+ne nous en vantons pas, parce que nous avons à Paris une foule d'ennemis
+qui se réjouiraient en disant: «Ils ont été en Italie pour s'amuser et ils
+ont le choléra! quel plaisir pour nous! ils sont malades!» Ensuite madame
+de Musset serait au désespoir si elle apprenait la maladie de son fils,
+ainsi n'en soufflez mot. Il n'est pas dans un état inquiétant, mais il est
+fort triste de voir languir et _souffroter_ une personne qu'on aime et qui
+est ordinairement si bonne et si gaie. J'ai donc le coeur aussi barbouillé
+que l'estomac.» Le lendemain, autre lettre plus sombre au même Boucoiran:
+«Je viens d'annoncer à Buloz l'état d'Alfred qui est fort alarmant ce soir,
+et en même temps je lui démontre qu'il me faut absolument de l'argent
+pour payer les frais d'une maladie qui sera sérieuse et pour retourner en
+France. Comme au bout du compte c'est un assez bon diable et qu'il a de
+l'attachement pour Alfred, je crois qu'il comprendra ce que notre position
+a de triste et qu'il n'hésitera plus... Adieu, mon ami, je vous écrirai
+dans quelques jours, je suis rongée d'inquiétudes, accablée de fatigue,
+malade et au désespoir. Embrassez mon fils pour moi. Mes pauvres enfants,
+vous reverrai-je jamais? Gardez un silence absolu sur la maladie d'Alfred,
+à cause de sa mère qui l'apprendrait infailliblement et en mourrait de
+chagrin.» Trois jours après, le 8 février, encore à Boucoiran: «Mon enfant,
+je suis toujours bien à plaindre. Il est réellement en danger et les
+médecins me disent: _poco a sperare, poco a disperare_, c'està-dire que la
+maladie suit son cours sans trop de mauvais symptômes alarmants. Les nerfs
+du cerveau sont tellement entrepris, que le délire est affreux et
+continuel. Aujourd'hui, cependant, il y a un mieux extraordinaire. La
+raison est pleinement revenue et le calme est parfait; mais la nuit
+dernière a été horrible. Six heures d'une frénésie telle que, malgré deux
+hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des
+hurlements, des convulsions, ô mon Dieu! mon Dieu! quel spectacle! Il a
+failli m'étrangler en m'embrassant. Les deux hommes ne pouvaient lui faire
+lâcher le collet de ma robe. Les médecins annoncent un accès du même genre
+pour la nuit prochaine, et d'autres encore peut-être, car il n'y aura pas
+à se flatter avant six jours encore. Aura-t-il la force de supporter de si
+horribles crises? Suis-je assez malheureuse, et vous qui connaissez ma vie,
+en connaissez-vous beaucoup de pires? Heureusement j'ai trouvé enfin un
+jeune médecin, excellent, qui ne le quitte ni jour ni nuit, et qui lui
+administre des remèdes d'un très bon effet.»
+
+Ce jeune médecin, qui va aider George Sand à soigner et à sauver Alfred de
+Musset, s'appelait le docteur Pietro Pagello. Il a vécu soixante-quatre
+ans après ces événements qui lui ont valu une notoriété
+extra-professionnelle, et c'est seulement entre la quatre-vingtième et la
+quatre-vingt-dixième année qu'il s'est décidé à parler et à ouvrir ses
+archives, sous les sollicitations qui l'obsédaient.
+
+Né à Castelfranco Veneto en 1807, Pagello venait de terminer ses études et
+exerçait depuis quelques mois la chirurgie et la médecine à Venise. Sa
+clientèle était encore mince. Un jour--c'est lui qui le raconte--en se
+promenant sur le quai des Esclavons avec un Génois de ses amis, il vit à
+un balcon de l'_Albergo Danieli_, «une jeune femme assise, d'une
+physionomie mélancolique, avec les cheveux très noirs et deux yeux d'une
+expression décidée et virile. Son accoutrement avait un je ne sais quoi de
+singulier. Ses cheveux étaient enveloppés d'un foulard écarlate, en
+manière de petit turban. Elle portait au cou une cravate, gentiment
+attachée sur un col blanc comme neige, et, avec la désinvolture d'un
+soldat, elle fumait un paquitos en causant avec un jeune homme blond,
+assis à ses côtés.» Le lendemain--est-ce pure coïncidence, ou George Sand
+avait-elle remarqué et désirait-elle connaître celui qui l'observait avec
+tant de curiosité?--Pagello fut appelé à l'hôtel Danieli. «Je fus
+introduit, raconte-t-il à des amis, dans l'appartement de la fumeuse qui,
+assise sur un petit siège, la tête mollement appuyée sur sa main, me pria
+de la soulager d'une forte migraine. Je lui tâtai le pouls; je lui
+proposai une saignée qu'elle accepta; je la pratiquai, et à l'instant elle
+fut soulagée. En me congédiant, elle me pria de revenir, si elle ne me
+faisait rien dire. Le jeune homme blond, son compagnon inséparable, me
+reconduisit avec beaucoup de courtoisie jusqu'au bas de l'escalier, et
+voilà tout, tout ce qui est arrivé aujourd'hui; mais un
+pressentiment--doux ou amer, je ne sais--me dit: «Tu reverras cette femme,
+et elle te dominera.»
+
+Notons que déjà George Sand avait fait venir un médecin, le docteur
+Santini, qui n'avait pas pu la saigner, parce qu'elle avait, paraît-il,
+une veine fort difficile, _vena difficilissima_. Elle préféra Pagello,
+qui avait su trouver sa veine et qui était un fort joli garçon blond,
+presque roux, de vingt-sept ans. Elle aimait les blonds. Le surlendemain,
+il fit une seconde visite. Elle était debout et guérie. Quinze ou vingt
+jours plus tard, on l'appela de nouveau, mais non plus pour George Sand.
+Voici la traduction du billet qu'elle lui avait écrit, en mauvais italien:
+
+«Mon cher monsieur Païello (Pagello),
+
+«Je vous prie de venir nous voir le plus tôt que vous pourrez, avec un bon
+médecin, pour conférer ensemble sur l'état du _signor_ français de
+l'Hôtel-Royal. Mais je veux vous dire auparavant que je crains pour sa
+raison plus que pour sa vie. Depuis qu'il est malade, il a la tête
+excessivement faible et raisonne souvent comme un enfant. C'est cependant
+un homme d'un caractère énergique et d'une puissante imagination. C'est un
+poète fort admiré en France. Mais l'exaltation du travail de l'esprit, le
+vin, la fête, les femmes, le jeu, l'ont beaucoup fatigué et ont excité ses
+nerfs. Pour le moindre motif, il est agité comme pour une chose
+d'importance.
+
+«Une fois, il y a trois mois de cela, il a été comme fou, toute une nuit,
+à la suite d'une grande inquiétude. Il voyait comme des fantômes autour de
+lui, et criait de peur et d'horreur[6]. A présent, il est toujours inquiet,
+et, ce matin, il ne sait presque ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait. Il
+pleure, se plaint d'un mal sans nom et sans cause, demande son pays, dit
+qu'il est près de mourir ou de devenir fou!
+
+[Note 6: Elle fait allusion aux hallucinations survenues à Franchard.]
+
+«Je ne sais si c'est là le résultat de la fièvre, ou de la surexcitation
+des nerfs, ou d'un principe de folie. Je crois qu'une saignée pourrait le
+soulager. Je vous prie de faire toutes ces observations au médecin et de
+ne pas vous laisser rebuter par la difficulté que présente la disposition
+indocile du malade. C'est la personne que j'aime le plus au monde, et je
+suis dans une grande angoisse de la voir en cet état.
+
+«J'espère que vous aurez pour nous toute l'amitié que peuvent espérer deux
+étrangers.
+
+«Excusez le misérable italien que j'écris.
+
+«G. SAND.»
+
+Quel fut, au chevet de Musset, le diagnostic du docteur Pagello? Il l'a
+résumé longtemps après, alors qu'il ne s'agissait plus de violer le secret
+professionnel, dans une lettre au professeur Moreni: «L'impression que me
+fit l'extérieur de Musset n'était pas nouvelle pour moi; elle resta la
+même que quinze jours auparavant: figure fine et spirituelle, organisme
+enclin à la phtisie, ce que l'on voyait à ses mains longues et maigres, au
+faible développement de sa poitrine, à sa figure tirée et à la rougeur de
+ses pommettes. La maladie consistait en une fièvre nerveuse typhoïde[7].
+La cure fut longue et difficile, par suite surtout de l'état agité du
+malade, qui fut mourant durant plusieurs jours. Enfin le mal prit une
+tournure favorable, et le malade se rétablit peu à peu. George Sand,
+durant toute la maladie, le soigna avec l'empressement d'une mère,
+constamment assise, nuit et jour, auprès de son lit, prenant à peine
+quelques heures de repos, sans se déshabiller et seulement lorsque je la
+remplaçais.»
+
+[Note 7: «Une typhoïdette compliquée de délire alcoolique,» dit Pietro
+Pagello dans son entretien avec le docteur Cabanès. (_Le Cabinet secret
+de l'Histoire_, page 303.)]
+
+Doute-t-on du témoignage de Pagello en faveur de la sollicitude vraiment
+maternelle de George Sand? Il est corroboré par le plus intime ami de
+Musset, Alfred Tattet, qui, de passage à Venise, avait séjourné auprès du
+malade et écrivait de Florence à Sainte-Beuve, le 17 mars 1834: «J'ai
+tâché de procurer quelques distractions à madame Dudevant, qui n'en
+pouvait plus; la maladie d'Alfred l'avait beaucoup fatiguée. Je ne les ai
+quittés que lorsqu'il m'a été bien prouvé que l'un était tout à fait hors
+de danger et que l'autre était entièrement remise de ses longues veilles.
+Soyez donc maintenant sans inquiétude, mon cher monsieur de Sainte-Beuve;
+Alfred est dans les mains d'un jeune homme tout dévoué, très capable, et
+qui le soigne comme un frère. Il a remplacé auprès de lui un âne qui le
+tuait tout bonnement. Dès qu'il pourra se mettre en route, madame Dudevant
+et lui partiront pour Rome, dont Alfred a un désir effréné.»
+
+Ainsi Alfred Tattet rend, le plus formel et le plus élogieux hommage aux
+soins combinés de George Sand et du docteur Pagello. Il n'a rien vu, rien
+pressenti qui éveillât ses soupçons. Lié à Musset par la plus étroite
+camaraderie, il n'a recueilli de sa bouche aucune plainte, pas la moindre
+allusion à la scène mystérieuse et dramatique que le poète des _Nuits_
+n'a jamais retracée, mais qui, sous la plume haineuse de son frère,
+devient la plus cruelle des incriminations. L'âme généreuse d'Alfred de
+Musset ne peut ni avoir conçu ni avoir autorisé cette vengeance posthume.
+Aussi bien n'eût-il pas songé à partir avec George Sand pour Rome, si elle
+l'avait misérablement et cyniquement trompé.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LE DOCTEUR PAGELLO
+
+
+Avant d'examiner comment au chevet d'un malade la sympathie et la
+tendresse ont pu naître entre le docteur Pagello et George Sand, il
+importe, pour bien établir des responsabilités morales qui seront assez
+lourdes, de préciser s'il y avait rupture d'intimité entre Alfred de
+Musset et sa compagne de voyage. Cette rupture n'est pas niable. George
+Sand s'en explique catégoriquement, dans une des lettres qu'elle écrivit
+au cours des réconciliations et des brouilles qui se succédèrent durant
+l'hiver 1834-1835: «De quel droit d'ailleurs m'interroges-tu sur Venise?
+Etais-je à toi à Venise? Dès le premier jour, quand tu m'as vue malade,
+n'as-tu pas pris de l'humeur, en disant que c'était bien triste et bien
+ennuyeux, une femme malade? et n'est-ce pas du premier jour que date notre
+rupture? Mon enfant, moi, je ne veux pas récriminer, mais il faut bien que
+tu t'en souviennes, toi qui oublies si aisément les faits. Je ne veux pas
+dire tes torts, jamais je ne t'ai dit seulement ce mot-là, jamais je ne me
+suis plainte d'avoir été enlevée à mes enfants[8], à mes amis, à mon
+travail, à mes affections et à mes devoirs, pour être conduite à trois
+cents lieues et abandonnée avec des paroles si offensantes et si navrantes,
+sans aucun autre motif qu'une fièvre tierce, des yeux abattus et la
+tristesse profonde où me jetait ton indifférence. Je ne me suis jamais
+plainte, je t'ai caché mes larmes, et ce mot affreux a été prononcé, un
+certain soir que je n'oublierai jamais, dans le casino Danieli: «George,
+je m'étais trompé, je t'en demande pardon, mais _je ne t'aime pas_.» Si je
+n'eusse été malade, si on n'eût dû me saigner le lendemain, je serais
+partie; mais tu n'avais pas d'argent, je ne savais pas si tu voudrais en
+accepter de moi, et je ne voulais pas, je ne pouvais pas te laisser seul,
+en pays étranger, sans entendre la langue et sans un sou. La porte de nos
+chambres fut fermée entre nous, et nous avons essayé là de reprendre notre
+vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n'était plus
+possible. Tu t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour
+tu me dis que tu craignais...
+
+[Note 8: Est-ce qu'un jeune homme de vingt-trois ans peut enlever une
+femme de trente ans?]
+
+(_Ici quatre mots effacés par George Sand au crayon bleu_).
+
+«Nous étions tristes. Je te disais: «_Partons, je te reconduirai jusqu'à
+Marseille_», et tu répondais: «Oui, c'est le mieux, mais je voudrais
+travailler un peu ici, puisque nous y sommes.» Pierre venait me voir et me
+soignait, tu ne pensais guère à être jaloux, et certes je ne pensais guère
+à l'aimer. Mais quand je l'aurais aimé dès ce moment-là, quand j'aurais
+été à lui dès lors, veux-tu me dire quels comptes j'avais à te rendre, à
+toi, qui m'appelais l'ennui personnifié, la rêveuse, la bête, la
+religieuse, que sais-je? Tu m'avais blessée et offensée, et je te l'avais
+dit aussi: «_Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimés_.»
+
+Que s'était-il passé entre ces trois personnages, le malade, la garde et
+le médecin? A distance, quand Alfred de Musset, avec une perverse
+curiosité d'amour, veut connaître, jour par jour, heure par heure,
+l'historique de cette liaison superposée à la sienne, elle lui dénie le
+droit de la questionner: «Je m'avilirais en me laissant confesser comme
+une femme qui t'aurait trompé. Admets tout ce que tu voudras pour nous
+tourmenter, je n'ai à te répondre que ceci: Ce n'est pas du premier jour
+que j'ai aimé Pierre, et même après ton départ, après t'avoir dit que je
+l'aimais _peut-être_, que _c'était mon secret_ et que _n'étant plus à toi
+je pouvais être à lui sans te rendre compte de rien_, il s'est trouvé dans
+sa vie à lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes maîtresses, des
+situations ridicules et désagréables qui m'ont fait hésiter à me regarder
+comme engagée par des précédents _quelconques_. Donc, il y a eu de ma part
+une sincérité dont j'appelle à toi-même et dont tes lettres font foi pour
+ma conscience. Je ne t'ai pas permis à Venise de me demander le moindre
+détail, si nous nous étions embrassés tel jour sur l'oeil ou sur le front,
+et je te défends d'entrer dans une phase de ma vie où j'avais le droit de
+reprendre les voiles de la pudeur vis-à-vis de toi.»
+
+Que faut-il entendre par «des précédents quelconques?» Quelle était, au
+cours de la maladie de Musset, la nature de cette intimité qu'elle
+circonscrit entre l'oeil et le front?
+
+Devant le silence d'_Elle_ et de _Lui_, et en présence des seules
+accusations proférées par Paul de Musset, il sied d'interroger Pagello.
+Son récit semble véridique et exempt de toute fatuité. Il parle des nuits
+qu'il a passées avec George Sand au chevet du poète: «Ces veillées
+n'étaient pas muettes, et les grâces, l'esprit élevé, la douce confiance
+que me montrait la Sand, m'enchaînaient à elle tous les jours, à toute
+heure et à chaque instant davantage.» Il se défend toutefois d'avoir fait
+les premiers aveux, et il déclare qu'il devenait rouge comme braise, quand
+elle lui demandait à quoi il pensait. Certain soir, elle se mit à écrire
+avec fougue, tandis qu'il parcourait un volume de Victor Hugo. Au bout
+d'une heure, elle posa la plume, parut longuement réfléchir la tête entre
+ses mains. «Puis, se levant, ajoute Pagello, elle me regarda fixement,
+saisit le feuillet où elle avait écrit et me dit: «C'est pour vous.»
+
+Ils s'approchèrent du lit où Alfred de Musset dormait, et le docteur se
+retira, emportant le papier qu'il lut avec surprise. Etait-ce quelque page
+détachée d'un roman? Ou un fragment d'autobiographie? Il le demanda le
+lendemain à George Sand, en la priant d'indiquer à qui s'adressait et
+devait être remis ce morceau de prose passionnée.
+
+--Au stupide Pagello,» écrivit-elle en travers du pli.
+
+C'était, dans le style coloré et enflammé de _Lélia_, une véritable
+déclaration d'amour, intitulée «En Morée.» qui débutait ainsi:
+
+«Nés sous des cieux différents, nous n'avons ni les mêmes pensées ni le
+même langage; avons-nous du moins des coeurs semblables? Le tiède et
+brumeux climat d'où je viens m'a laissé des impressions douces et
+mélancoliques: le généreux soleil qui a bruni ton front, quelles passions
+t'a-t-il données? Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu?
+L'ardeur de tes regards, l'étreinte violente de tes bras, l'audace de tes
+désirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta passion ni
+la partager. Dans mon pays on n'aime pas ainsi; je suis auprès de toi
+comme une pâle statue, je te regarde avec étonnement, avec désir, avec
+inquiétude.»
+
+Elle continue, usant de ce don du développement qui lui est propre, et
+elle s'afflige de ne pas parler la même langue. Ce sont ensuite des
+questions singulièrement indiscrètes, qu'une femme ne pose pas, auxquelles
+un homme ne saurait répondre. Et voici la conclusion de ces pages, où le
+lyrisme romantique s'allie à de maladives curiosités qui devaient
+déconcerter le simple Pagello:
+
+«Je ne sais ni ta vie passée, ni ton caractère, ni ce que les hommes qui
+te connaissent pensent de toi. Peut-être es-tu le premier, peut-être le
+dernier d'entre eux. Je t'aime sans savoir si je pourrai t'estimer, je
+t'aime parce que tu me plais, peut-être serai-je forcée de te haïr
+bientôt. Si tu étais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me
+comprendrais. Mais je serais peut-être plus malheureuse encore, car tu me
+tromperais. Toi, du moins, tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de
+vaines promesses et de faux serments. Tu m'aimeras comme tu sais et comme
+tu peux aimer. Ce que j'ai cherché en vain dans les autres, je ne le
+trouverai peut-être pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le
+possèdes. Les regards et les caresses d'amour qui m'ont toujours menti, tu
+me les laisseras expliquer à mon gré, sans y joindre de trompeuses
+paroles. Je pourrai interpréter ta rêverie et faire parler éloquemment ton
+silence. J'attribuerai à tes actions l'intention que je te désirerai.
+Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton âme s'adresse à la
+mienne; quand tu regarderas le ciel, je croirai que ton intelligence
+remonte vers le foyer éternel dont elle émane.»
+
+«Restons donc ainsi, n'apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher
+dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je
+veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel rôle tu joues parmi les
+hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton âme, que je
+puisse toujours la croire belle!»
+
+Obligé de comprendre l'appel de George Sand et d'y répondre, Pagello dut
+remettre au lendemain l'explosion de sa reconnaissance et de son
+enthousiasme. Lorsqu'il fit sa visite quotidienne à Alfred de Musset, il
+le trouva sensiblement mieux. «La Sand, dit-il, n'était pas là. Il y avait
+pourtant deux désirs contraires en moi: l'un qui haletait ardemment de la
+voir, l'autre qui aurait voulu la fuir; mais celui-ci perdait toujours à
+la loterie.»
+
+Soudain George Sand entra, et, à long intervalle, Pagello la revoit, au
+plus profond de ses souvenirs, «introduisant sa petite main dans un gant
+d'une rare blancheur, vêtue d'une robe de satin couleur noisette, avec un
+petit chapeau de peluche orné d'une belle plume d'autruche ondoyante, avec
+une écharpe de cachemire aux grandes arabesques, d'un excellent et fin
+goût français. Je ne l'avais vue encore aussi élégamment parée et j'en
+demeurais surpris, lorsque s'avançant vers moi avec une grâce et une
+désinvolture enchanteresses, elle me dit: «Signor Pagello, j'aurais besoin
+de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si cependant
+cela ne vous dérange pas.»
+
+Les achats n'étaient qu'un prétexte pour le tête-à-tête. Elle eut tôt fait
+d'aborder le chapitre des confidences, de se plaindre du caractère et des
+procédés d'Alfred de Musset, et de manifester sa résolution de ne pas
+retourner avec lui en France. «Je vis alors mon sort, soupire Pagello, je
+n'en eus ni joie ni douleur, mais je m'y engouffrai les yeux fermés.» La
+promenade dura trois heures, et l'on ne fit aucune emplette. «Nous
+parlâmes comme tout le monde en pareil cas. C'étaient les variations
+accoutumées du verbe _je t'aime_.»
+
+A moins que l'on ne révoque en doute l'authenticité de ce récit et de la
+«déclaration au stupide Pagello»--ce qui n'a jamais été tenté--il est
+acquis qu'au cours même de la maladie d'Alfred de Musset George Sand
+s'abandonnait à un autre amour. Fut-il d'abord platonique? Le docteur
+vénitien s'abstient de nous l'apprendre, et tout au contraire Paul de
+Musset produit une incrimination, qui serait accablante si elle était
+véridique. Il prétend que son frère lui aurait dicté, en décembre 1852,
+une relation dont il a transmis à sa soeur l'autographe et qui est
+l'équivalent de la scène fameuse de _Lui et Elle_. Edouard de Falconey,
+presque moribond, voyant sa maîtresse dans les bras du médecin qui le
+soignait, ce serait une tragique aventure de la vie réelle. Alfred de
+Musset, George Sand et Pagello en auraient été les acteurs.
+
+Le témoignage de Paul de Musset semble entaché de ce que les
+jurisconsultes appellent la suspicion légitime,--disons tout net: la
+haine. D'autre part, George Sand a toujours protesté, notamment dans sa
+lettre du 6 février 1861 à Sainte-Beuve, contre «la saleté de cette
+accusation» d'avoir donné «le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux
+d'un mourant.» Enfin, Alfred de Musset, qui a conservé une attitude si
+correcte et si digne au regard des événements de Venise, qui savait la
+violence du parti pris de son frère et qui la redoutait, ne peut pas lui
+avoir confié pour un usage posthume et perfide cette arme empoisonnée. Ne
+rendait-il point un délicat et chevaleresque hommage à George Sand, dès
+son retour à Paris, en écrivant à Sainte-Beuve le 27 avril 1834?
+
+«J'ai à vous remercier, mon cher Sainte-Beuve, de l'intérêt que vous avez
+bien voulu prendre aux tristes circonstances qui m'ont forcé de quitter
+l'Italie. Buloz sort de chez moi maintenant, et j'apprends par lui que mon
+retour est interprété de plusieurs manières par certaines gens. Tant qu'il
+ne s'agit que de moi-même, je suis obligé d'avouer qu'un mépris naturel
+m'a toujours là-dessus tenu lieu de philosophie; mais je verrais avec le
+plus grand chagrin qu'on accusât madame Sand du plus léger tort à mon
+occasion, et surtout que de pareilles accusations pussent venir jusqu'à
+vous. Je sais que madame Sand tient à votre estime, et je mettrais autant
+d'empressement à la défendre auprès d'un homme capable de l'apprécier, que
+je mets d'orgueil à laisser parler les sots anonymes. Un mot de vous, à ce
+sujet, me ferait plaisir. J'ai pour madame Sand trop de respect et
+d'estime pour les renfermer en moi seul, et vous êtes un de ceux à qui je
+voudrais le plus possible les voir partager.
+
+«Tout à vous de coeur.
+
+«Alfred de MUSSET.»
+
+S'il avait eu devant les yeux, quelques semaines auparavant, l'infâme
+trahison de sa maîtresse, Alfred de Musset n'aurait pas écrit cette
+lettre. L'ayant écrite, il ne désavouera pas les sentiments qu'il y
+traduit et dont on retrouve l'écho dans la _Confession d'un enfant du
+siècle_, il n'ira pas salir et déshonorer George Sand, en dictant à son
+frère Paul la page suivante, effroyablement accusatrice:
+
+«Il y avait à peu près huit ou dix jours que j'étais malade à Venise. Un
+soir, Pagello et George Sand étaient assis près de mon lit. Je voyais l'un,
+je ne voyais pas l'autre, et je les entendais tous les deux. Par instants,
+les sons de leurs voix me paraissaient faibles et lointains; par instants,
+ils résonnaient dans ma tête avec un bruit insupportable.
+
+«Je sentais des bouffées de froid monter du fond de mon lit, une vapeur
+glacée, comme il en sort d'une cave ou d'un tombeau, me pénétrer jusqu'à
+la moelle des os. Je conçus la pensée d'appeler, mais je ne l'essayai même
+pas, tant il y avait loin du siège de ma pensée aux organes qui auraient
+dû l'exprimer. A l'idée qu'on pouvait me croire mort et m'enterrer avec ce
+reste de vie réfugié dans mon cerveau, j'eus peur; et il me fut impossible
+d'en donner aucun signe. Par bonheur, une main, je ne sais laquelle, ôta
+de mon front la compresse d'eau froide, et je sentis un peu de chaleur.
+
+«J'entendis alors mes deux gardiens se consulter sur mon état. Ils
+n'espéraient plus me sauver. Pagello s'approcha du lit et me tâta le
+pouls. Le mouvement qu'il me fit faire était si brusque pour ma pauvre
+machine que je souffris comme si on m'eût écartelé. Le médecin ne se donna
+pas la peine de poser doucement mon bras sur le lit. Il le jeta comme une
+chose inerte, me croyant mort ou à peu près. A cette secousse terrible, je
+sentis toutes mes fibres se rompre à la fois; j'entendis un coup de
+tonnerre dans ma tête et je m'évanouis. Il se passa ensuite un long temps.
+Est-ce le même jour ou le lendemain que je vis le tableau suivant, c'est
+ce que je ne saurais dire aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, je suis certain
+d'avoir aperçu ce tableau que j'aurais pris pour une vision de malade, si
+d'autres preuves et des aveux complets ne m'eussent appris que je ne
+m'étais pas trompé. En face de moi, je voyais une femme assise sur les
+genoux d'un homme. Elle avait la tête renversée en arrière. Je n'avais pas
+la force de soulever ma paupière pour voir le haut de ce groupe, où la
+tête de l'homme devait se trouver. Le rideau du lit me dérobait aussi une
+partie du groupe; mais cette tête que je cherchais vint d'elle-même se
+poser dans mon rayon visuel. Je vis les deux personnes s'embrasser. Dans
+le premier moment, ce tableau ne me fit pas une vive impression. Il me
+fallut une minute pour comprendre cette révélation: mais je compris tout à
+coup et je poussai un léger cri. J'essayai alors de tourner ma tête sur
+l'oreiller et elle tourna. Ce succès me rendit si joyeux, que j'oubliai
+mon indignation et mon horreur et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes
+gardiens pour leur crier: «Mes amis, je suis vivant!» Mais je songeai
+qu'ils ne s'en réjouiraient pas et je les regardai fixement. Pagello
+s'approcha de moi, me regarda et dit: «Il va mieux. S'il continue ainsi,
+il est sauvé!» Je l'étais en effet.
+
+«C'est, je crois, le même soir, ou le lendemain peut-être, que Pagello
+s'apprêtait à sortir lorsque George Sand lui dit de rester et lui offrit
+de prendre le thé avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et
+causa gaiement. Ils se parlèrent ensuite à voix basse, et j'entendis
+qu'ils projetaient d'aller dîner ensemble en gondole à Murano. «--Quand
+donc, pensais-je, iront-ils dîner ensemble à Murano? Apparemment quand je
+serai enterré.» Mais je songeai que les dîneurs comptaient sans leur hôte.
+En les regardant prendre leur thé, je m'aperçus qu'ils buvaient l'un après
+l'autre dans la même tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello voulut sortir.
+George Sand le reconduisit. Ils passèrent derrière un paravent, et je
+soupçonnai qu'ils s'y embrassaient. George Sand prit ensuite une lumière
+pour éclairer Pagello. Ils restèrent quelque temps ensemble sur
+l'escalier. Pendant ce temps-là, je réussis à soulever mon corps sur mes
+mains tremblantes. Je me mis _à quatre pattes_ sur le lit. Je regardai la
+table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse! Je ne
+m'étais pas trompé. Ils étaient amants! Cela ne pouvait plus souffrir
+l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore le
+moyen de douter; tant j'avais de répugnance à croire une chose si
+horrible!»
+
+Ce n'est pas seulement le doute, c'est une parfaite incrédulité que nous
+inspire le récit de Paul de Musset. Il ne revêt aucun caractère de
+vraisemblance. Il se produit après la mort du poète, qui par tous ses
+actes, par toutes ses lettres, l'a implicitement démenti. Il est rédigé en
+des termes déclamatoires et mélodramatiques qui ne sont pas le style
+d'Alfred de Musset. Il est inconciliable avec l'impression qu'Alfred
+Tattet rapportait de Venise, avec la plus élémentaire pudeur féminine,
+avec ce respect dû à la mort qui plane au-dessus du lit d'un être qu'on a
+aimé. George Sand a pu reprendre sa liberté et se détacher de Musset,
+convalescent et guéri. Il est impossible qu'elle l'ait trahi quand il
+était au seuil de l'agonie.
+
+Toutefois entre le poète et sa maîtresse, à la suite des explications
+orageuses précédemment accumulées, était survenu ce que M. Paul Bourget a
+appelé «l'irréparable.» George Sand avait admirablement soigné l'_ami_
+malade; elle était incapable de pardonner à l'_amant_ qui l'avait
+offensée. Sur ce point, elle donne de son caractère une analyse bien
+pénétrante dans une sorte de confession adressée à Pagello: «Quand je vois
+les torts recommencer après les larmes, le repentir qui vient après ne me
+semble plus qu'une faiblesse. Tu me commandes d'être généreuse. Je le
+serai; mais je crains que cela ne nous rende encore plus malheureux tous
+les trois... Tant que j'aime, il m'est impossible d'injurier ce que j'aime,
+et quand j'ai dit une fois _je ne vous aime plus_, il est impossible à
+mon coeur de rétracter ce qu'a prononcé ma bouche. C'est là, je crois, un
+mauvais caractère; je suis orgueilleuse et dure. Sache cela, mon enfant,
+et ne m'offense jamais. Je ne suis pas généreuse, ma conscience me force à
+te le dire. Ma conduite peut être magnanime, mon coeur ne peut pas être
+miséricordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis
+servir encore Alfred par devoir et par honneur, mais lui pardonner par
+amour ce m'est impossible.»
+
+Vient ensuite l'hymne d'adoration qu'elle dédie à Pagello, comme à l'idole
+vers qui tendent ses désirs et ses extases:
+
+«Es-tu sûr que je sois digne d'un coeur aussi noble que le tien? Je suis
+si exigeante et si sévère, ai-je bien le droit d'être ainsi? Mon coeur
+est-il pur comme l'or pour demander un amour irréprochable? Hélas! j'ai
+tant souffert, j'ai tant cherché cette perfection sans la rencontrer!
+Est-ce toi, est-ce enfin toi, mon Pietro, qui réaliseras mon rêve? Je le
+crois, et jusqu'ici je te vois grand comme Dieu. Pardonne-moi d'avoir peur
+quelquefois. C'est quand je suis seule et que je songe à mes maux passés
+que le doute et le découragement s'emparent de moi.
+
+«Quand je vois ta figure honnête et bonne, ton regard tendre et sincère,
+ton front pur comme celui d'un enfant, je me rassure et ne songe plus
+qu'au plaisir de te regarder. Tes paroles sont si belles et si bonnes! tu
+parles une langue si mélodieuse, si nouvelle à mes oreilles et à mon âme!
+Tout ce que tu penses, tout ce que tu fais est juste et saint. Oui, je
+t'aime, c'est toi que j'aurais dû toujours aimer. Pourquoi t'ai-je
+rencontré si tard, quand je ne t'apporte plus qu'une beauté flétrie par
+les années et un coeur usé par les déceptions?--Mais non, mon coeur n'est
+pas usé. Il est sévère, il est méfiant, il est inexorable, mais il est
+fort, ce passionné. Jamais je n'ai mieux senti sa vigueur et sa jeunesse
+que la dernière fois que tu m'as couverte de tes caresses.
+
+»Oui, je peux encore aimer. Ceux qui disent que non en ont menti. Il n'y a
+que Dieu qui puisse me dire: «Tu n'aimeras plus».--Et je sens bien qu'il
+ne l'a pas dit. Je sens bien qu'il ne m'a pas retiré le feu du ciel; et
+que, plus je suis devenue ambitieuse en amour, plus je suis devenue
+capable d'aimer celui qui satisfera mon ambition. C'est toi, oui, c'est
+toi. Reste ce que tu es à présent, n'y change rien. Je ne trouve rien en
+toi qui ne me plaise et ne me satisfasse. _C'est la première fois que
+j'aime sans souffrir au bout de trois jours_. Reste mon Pagello, avec ses
+gros baisers, son air simple, son sourire de jeune fille, ses caresses,
+son grand gilet, son regard doux... Oh! quand serai-je ici seule au monde
+avec toi? Tu m'enfermeras dans ta chambre et tu emporteras la clef quand
+tu sortiras, afin que je ne voie, que je n'entende rien que toi, et tu...
+
+»Etre heureuse un an et mourir. Je ne demande que cela à Dieu et à toi.
+Bonsoir, _mio Piero_, mon bon cher ami, je ne pense plus à mes chagrins
+quand je parle avec toi. Pourtant mentir toujours est bien triste. Cette
+dissimulation m'est odieuse. Cet amour si mal payé, si déplorable, qui
+agonise entre moi et Alfred, sans pouvoir recommencer ni finir, est un
+supplice. Il est là devant moi comme un mauvais présage pour l'avenir et
+semble me dire, à tout instant: «Voilà ce que devient l'amour.» Mais non,
+mais non, je ne veux pas le croire, je veux espérer, croire en toi seul,
+t'aimer en dépit de tout et en dépit de moi-même. Je ne le voulais pas. Tu
+m'y as forcée. Dieu aussi l'a voulu. Que ma destinée s'accomplisse!»
+
+Tel est l'aveu que nous recueillons sur les lèvres mêmes de George Sand,
+tels sont les torts qui lui peuvent être reprochés. Ils furent assez
+graves pour qu'on n'aille pas en chercher d'imaginaires. Or, Paul de
+Musset a jeté dans la circulation et livré à la sottise humaine des griefs
+où le ridicule le dispute à l'odieux. Comme le malade parlait et se
+plaignait--est-ce plausible?--de l'ignoble spectacle qu'il pensait avoir
+eu devant les yeux, _on_--est-ce George Sand ou Pagello?--l'aurait
+menacé de l'enfermer dans une maison de santé, en tant qu'atteint de
+folie. Elle aurait fait cela, l'admirable garde-malade qui n'avait pas
+quitté son chevet? Et voilà les énormités, les absurdités, les mensonges
+que Paul de Musset tente audacieusement d'accréditer! Il va jusqu'à
+prétendre que son frère lui aurait dicté un autre récit dont il faut noter
+l'invraisemblable, l'extravagante teneur:
+
+«Je m'expliquai un soir avec George Sand. Elle nia effrontément ce que
+j'avais vu et entendu et me soutint que tout cela était une invention de
+la fièvre. Malgré l'assurance dont elle faisait parade, elle craignait
+qu'en présence de Pagello il lui devint impossible de nier, et elle voulut
+le prévenir, probablement même lui dicter les réponses qu'il devrait me
+faire lorsque je l'interrogerais. Pendant la nuit, je vis de la lumière
+sous la porte qui séparait nos deux chambres. Je mis ma robe de chambre et
+j'entrai chez George. Un froissement m'apprit qu'elle cachait un papier
+dans son lit. D'ailleurs elle écrivait sur ses genoux et l'encrier était
+sur sa table de nuit. Je n'hésitai pas à lui dire que je savais qu'elle
+écrivait à Pagello et que je saurais bien déjouer ses manoeuvres. Elle se
+mit dans une colère épouvantable et me déclara que si je continuais ainsi,
+je ne sortirais jamais de Venise. Je lui demandai comment elle m'en
+empêcherait. «En vous faisant enfermer dans une maison de fous,» me
+répondit-elle. J'avoue que j'eus peur. Je rentrai dans ma chambre sans
+oser répliquer. J'entendis George Sand se lever, marcher, ouvrir la
+fenêtre et la refermer. Persuadé qu'elle avait déchiré sa lettre à Pagello
+et jeté les morceaux par la fenêtre, j'attendis le point du jour et je
+descendis en robe de chambre dans la ruelle. La porte de la maison était
+ouverte, ce qui m'étonna beaucoup. Je regardai dans la rue et j'aperçus
+une femme en jupon enveloppée d'un châle. Elle était courbée. Elle
+cherchait quelque chose à terre. Le vent était glacial. Je frappai sur
+l'épaule de la chercheuse, lui disant, comme dans le _Majorat_: «George,
+George, que viens-tu faire ici à cette heure? Tu ne retrouveras pas les
+morceaux de ta lettre. Le vent les a balayés; mais ta présence ici me
+prouve que tu avais écrit à Pagello.»
+
+«Elle me répondit que je ne coucherais pas ce soir dans mon lit; qu'elle
+me ferait arrêter tout à l'heure; et elle partit en courant. Je la suivis
+le plus vite que je pus. Arrivée au Grand-Canal, elle sauta dans une
+gondole, en criant au gondolier d'aller au Lido; mais je m'étais jeté dans
+la gondole, à côté d'elle, et nous partîmes ensemble. Elle n'ouvrit pas la
+bouche pendant le voyage. En débarquant au Lido, elle se remit à courir,
+sautant de tombe en tombe dans le cimetière des Juifs. Je la suivais et je
+sautais comme elle. Enfin elle s'assit épuisée sur une pierre sépulcrale.
+De rage et de dépit, elle se mit à pleurer: «A votre place, lui dis-je, je
+renoncerais à une entreprise impossible. Vous ne réussirez pas à joindre
+Pagello sans moi et à me faire enfermer avec les fous. Avouez plutôt que
+vous êtes une c...--Eh bien! oui, répondit-elle.--Et une désolée c...,»
+ajoutai-je.--Et je la ramenai vaincue à la maison.»
+
+Qui accordera créance à cette grotesque anecdote? Paul de Musset passe la
+mesure en proposant de telles niaiseries à la crédulité du lecteur. Au
+vrai, les événements suivirent un cours plus simple. Jusqu'au 22 mars,
+George Sand et Alfred de Musset devaient partir ensemble de Venise. Sept
+jours plus tard, le poète reprit seul la route de France. Il était survenu,
+dans l'intervalle, un incident que la _Confession d'un enfant du siècle_
+nous aide à comprendre. George Sand avait spontanément confessé son
+inclination croissante, son amour pour Pagello. Musset voulut être
+héroïque. Non seulement il refusa d'entraver cette tendresse, mais il y
+donna son consentement et comme sa bénédiction. Dans une nuit d'extase, il
+unit leurs mains en s'écriant: «Vous vous aimez, et vous m'aimez pourtant;
+vous m'avez sauvé, âme et corps.» Et ils s'aimèrent, effectivement, plus
+qu'à la manière mystique, en Alfred de Musset, leur enfant d'adoption.
+Pagello célèbre avec elle _il nostro amore per Alfredo_. Il y eut là une
+triple déviation du sens moral.
+
+Ces émotions, toutefois, et la surexcitation qui en résultait étaient
+funestes à la convalescence d'Alfred de Musset. Il fallait qu'il
+s'éloignât. Son immolation n'avait pas supprimé son amour. Le 29 mars, il
+fit viser son passeport. George Sand avait vainement essayé de le retenir;
+car il courait la ville, échappant à la surveillance de son gondolier pour
+entrer dans les tavernes. Il avait quitté le domicile commun, sans doute
+afin de se soustraire au spectacle du bonheur de Pagello, et il écrivait à
+George Sand, au moment du départ: «Adieu, mon enfant, je pense que tu
+resteras ici et que tu m'enverras l'argent par Antonio[9]. Quelle que soit
+ta haine ou ton indifférence pour moi, si le baiser d'adieu que je t'ai
+donné aujourd'hui est le dernier de ma vie, il faut que tu saches qu'au
+premier pas que j'ai fait dehors avec la pensée que je t'avais perdue pour
+toujours, j'ai senti que j'avais mérité de te perdre, et que rien n'est
+trop dur. Mais s'il t'importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou
+non, il m'importe à moi aujourd'hui que ton spectre s'efface déjà et
+s'éloigne devant moi, de te dire que rien d'impur ne restera dans le
+sillon de ma vie où tu as passé, et que celui qui n'a pas su t'honorer
+quand il te possédait peut encore y voir clair à travers ses larmes, et
+t'honorer dans son coeur, où ton image ne mourra jamais. Adieu, mon
+enfant.»
+
+[Note 9: Un jeune perruquier qui accompagna Musset à Paris.]
+
+Sur le verso de cette lettre apportée par un gondolier, George Sand
+écrivit au crayon la réponse suivante:
+
+«_Al signor A. de Musset_.
+
+«Non, ne pars pas comme ça! Tu n'es pas assez guéri, et Buloz ne m'a pas
+encore envoyé l'argent qu'il faudrait pour le voyage d'Antonio. Je ne veux
+pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu? Ne suis je pas
+toujours le frère George, l'ami d'autrefois?»
+
+Alfred de Musset s'obstina à partir. Il avait annoncé à sa mère son
+arrivée en ces termes: «Je vous apporterai un corps malade, une âme
+abattue, un coeur en sang, mais qui vous aime encore.» Cependant George
+Sand et Pagello, désireux de lui offrir un petit souvenir, s'étaient
+cotisés et lui avaient acheté un portefeuille qu'ils ornèrent de deux
+dédicaces. Sur la première page il y avait: «A son bon camarade, frère et
+ami, sa maîtresse, George. Venise, 28 mars 1834. «Quel étrange amalgame de
+mots! Et sur la page 72 et dernière était écrit: «_Pietro Pagello
+raccomanda M. Alfred de Musset a Pietro Pinzio, a Vicenzo Stefanelli, à
+Aggiunta, ingegneri_.» Le poète, ainsi lesté de recommandations, avait son
+congé et sa lettre de voyage. Il s'éloigna avec Antonio, accompagné
+jusqu'à Mestre par George Sand qui prétend qu'au retour elle voyait tous
+les objets, particulièrement les ponts, à l'envers. Encore qu'elle ne
+l'avoue pas, elle ressentait comme une impression de soulagement, de
+délivrance. Loin de ses enfants, séparée d'Alfred de Musset, elle va
+pouvoir travailler et aimer. Auprès de ce Pagello qui lui donne la
+quiétude au sortir des grands orages de la passion romantique, elle écrira
+abondamment pour la _Revue des Deux Mondes_, et composera, en recueillant
+et distillant ses émotions, ce chef-d'oeuvre de description et d'analyse,
+les _Lettres d'un Voyageur_.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+LES ROMANS DE VENISE
+
+
+Après le départ d'Alfred de Musset, la vie de George Sand semble se
+dédoubler. Par intervalles, son imagination suit le poète sur la route de
+France, et le reste du temps elle est à Pagello ou à sa tâche opiniâtre,
+infatigable, pour alimenter de romans la _Revue_ de Buloz. «J'en suis
+arrivée, écrit-elle à son frère Hippolyte, à travailler, sans être malade,
+treize heures de suite, mais, en moyenne, sept ou huit heures par jour,
+bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup
+d'argent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, si je n'avais
+rien à faire, à avoir le spleen, auquel me porte mon tempérament bilieux.»
+N'éprouvait-elle, dans ses moments de loisir et de méditation, aucun
+scrupule d'avoir confié, à peine convalescent, aux soins d'un garçon
+perruquier, le poète avec qui elle avait entrepris ce voyage et qu'elle
+délaissait pour demeurer auprès du docteur Pagello? Elle explique et
+cherche à justifier sa conduite dans une lettre à Jules Boucoiran, du 6
+avril 1834[10]: «Alfred est parti pour Paris sans moi, et je vais rester
+ici quelques mois encore. Vous savez les motifs de cette séparation. De
+jour en jour elle devenait plus nécessaire, et il lui eût été impossible
+de faire le voyage avec moi sans s'exposer à une rechute... La poitrine
+encore délicate lui prescrivait une abstinence complète, mais ses nerfs,
+toujours irrités, lui rendaient les privations insupportables. Il a fallu
+mettre ordre à ces dangers et à ces souffrances et nous diviser aussitôt
+que possible. Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long
+voyage, et je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le
+supportera. Mais il lui était plus nuisible de rester que de partir, et
+chaque jour consacré à attendre le retour de sa santé le retardait au lieu
+de l'accélérer. Il est parti _enfin_ sous la garde d'un domestique très
+soigneux et très dévoué. Le médecin m'a répondu de sa poitrine en tant
+qu'il la ménagerait. Je ne suis pas bien tranquille, j'ai le coeur bien
+déchiré, mais j'ai fait ce que je devais. Nous nous sommes quittés
+peut-être pour quelques mois, peut-être pour toujours. Dieu sait
+maintenant ce que deviendront ma tête et mon coeur. Je me sens de la force
+pour vivre, pour travailler, pour souffrir. La manière dont je me suis
+séparée d'Alfred m'en a donné beaucoup. Il m'a été doux de voir cet homme,
+si athée en amour, si incapable (à ce qu'il m'a semblé d'abord) de
+s'attacher à moi sérieusement, devenir bon, affectueux et plus loyal de
+jour en jour. Si j'ai quelquefois souffert de la différence de nos
+caractères et surtout de nos âges, j'ai eu encore plus souvent lieu de
+m'applaudir des autres rapports qui nous attachaient l'un à l'autre. Il y
+a en lui un fonds de tendresse, de bonté et de sincérité qui doivent le
+rendre adorable à tous ceux qui le connaîtront bien et qui ne le jugeront
+pas sur des actions légères. S'il conservera de l'amour pour moi, j'en
+doute, et je n'en doute pas. C'est-à-dire que ses sens et son caractère le
+porteront à se distraire avec d'autres femmes, mais son coeur me sera
+fidèle, je le sais, car personne ne le comprendra mieux que moi et ne
+saura mieux s'en faire entendre. Je doute que nous redevenions amants.
+Nous ne nous sommes rien promis l'un à l'autre sous ce rapport, mais nous
+nous aimerons toujours et les plus doux moments de notre vie seront ceux
+que nous pourrons passer ensemble. Il m'a promis de m'écrire durant son
+voyage et après son arrivée.»
+
+[Note 10: Cette lettre a été mutilée dans la _Correspondance_, I, 265-269.]
+
+Cette correspondance, partiellement inédite en ce qui concerne les lettres
+d'Alfred de Musset, est du plus vif intérêt sentimental et littéraire.
+Elle indique quelles impressions et quelles émotions subsistaient dans ces
+cerveaux et ces coeurs douloureusement dissociés. Voici, d'abord, un
+billet du voyageur à la première étape de sa route, qui témoigne quelle
+influence George Sand conservait sur lui, même à distance et après toute
+l'amertume de la séparation: «Tu m'as dit de partir, et je suis parti; tu
+m'as dit de vivre, et je vis. Nous nous sommes arrêtés à Padoue; il était
+huit heures du soir, et j'étais fatigué. Ne doute pas de mon courage.
+Ecris-moi un mot à Milan, frère chéri, George bien-aimé.»
+
+Dès le lendemain du départ, le dimanche 30 mars, George Sand adressait de
+Trévise, où elle s'était rendue avec Pagello, une lettre à Alfred de
+Musset, poste restante à Milan. Elle avait d'abord conçu le projet--du
+moins elle l'affirme--de le rejoindre à Vicence, pour savoir comment
+s'était écoulée la première et triste journée. Elle se fit violence et
+resta auprès de son médecin. «J'ai senti, dit-elle, que je n'aurais pas le
+courage de passer la nuit dans la même ville que toi sans aller
+t'embrasser encore le matin. J'en mourais d'envie.» Mais elle a craint de
+l'émouvoir outre mesure, et elle préfère que leurs attendrissements
+s'échangent par correspondance. «Un voyage si long, s'écrie-t-elle, et toi
+si faible encore! Mon Dieu! mon Dieu! Je prierai Dieu du matin au soir,
+j'espère qu'il m'entendra... Ne t'inquiète pas de moi. Je suis forte comme
+un cheval, mais ne me dis pas d'être gaie et tranquille. Cela ne
+m'arrivera pas de si tôt. Pauvre ange, comment auras-tu passé cette nuit?
+J'espère que la fatigue t'aura forcé de dormir. Sois sage et prudent et
+bon, comme tu me l'as promis... Adieu, adieu, mon ange, que Dieu te
+protège, te conduise et te ramène un jour ici, si j'y suis. Dans tous les
+cas, certes, je te verrai aux vacances, avec quel bonheur alors! Comme
+nous nous aimerons bien! n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon petit frère, mon
+enfant? Ah! qui te soignera, et qui soignerai-je? Qui aura besoin de moi,
+et de qui voudrai-je prendre soin désormais? Comment me passerai-je du
+bien et du mal que tu me faisais? Puisses-tu oublier les souffrances que
+je t'ai causées et ne te rappeler que les bons jours, le dernier surtout,
+qui me laissera un baume dans le coeur et en soulagera la blessure! Adieu,
+mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George.»
+
+Cependant, avant de clore sa lettre, elle cède à la tentation de lui
+parler de l'_autre_. Etait-ce un sujet qui devait agréer au voyageur et
+le réconforter? Peu importe! Il faut qu'elle entretienne l'absent de celui
+qui occupe ses regards et sa pensée:
+
+«Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu'il te pleure presque
+autant que moi.» Or, si nous comprenons les larmes de Musset, voire même
+de George Sand, celles de Pagello sont moins explicables. N'est-il pas,
+pour le moment, le plus heureux des trois?
+
+De Genève, Alfred de Musset répond, le 4 avril. Il envoie sa lettre à M.
+Pagello, docteur-médecin, pharmacie Ancillo, pour remettre à madame Sand.
+«Mon George chéri, écrit-il, je t'ai laissée bien lasse, bien épuisée de
+ces deux mois de chagrins; tu me l'as dit d'ailleurs, tu as bien des
+choses à me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras
+heureuse; tu sais que j'ai très bien supporté la route; Antonio doit
+t'avoir écrit. Je suis fort bien portant, presque heureux. Te dirai-je que
+je n'ai pas souffert, que je n'ai pas pleuré bien des fois dans ces
+tristes nuits d'auberges? Ce serait me vanter d'être une brute, et tu ne
+me croirais pas.
+
+«Je t'aime encore d'amour, George; dans quatre jours il y aura trois cents
+lieues entre nous, pourquoi ne parlerais-je pas franchement? A cette
+distance-là, il n'y a plus ni violences ni attaques de nerfs. Je t'aime,
+je te sais auprès d'un homme que tu aimes, et cependant je suis
+tranquille. Les larmes coulent abondamment sur mes mains, tandis que je
+t'écris; mais ce sont les plus douces, les plus chères larmes que j'aie
+versées. Je suis tranquille; ce n'est pas un enfant épuisé de fatigue qui
+te parle ainsi. J'atteste le soleil que j'y vois aussi clair dans mon
+coeur que lui dans son orbite. Je n'ai pas voulu t'écrire avant d'être sûr
+de moi; il s'est passé tant de choses dans cette pauvre tête! De quel rêve
+étrange je m'éveille!
+
+«Ce matin, je courais les rues de Genève en regardant les boutiques; un
+gilet neuf, une belle édition d'un livre anglais, voilà ce qui attirait
+mon attention. Je me suis aperçu dans une glace, j'ai reconnu l'enfant
+d'autrefois. Qu'avais-tu donc fait, ma pauvre amie? C'était là l'homme que
+tu voulais aimer! Tu avais dix ans de souffrance dans le coeur, tu avais
+depuis dix ans une soif inextinguible de bonheur, et c'était là le roseau
+sur lequel tu voulais t'appuyer! Toi, m'aimer! Mon pauvre George, cela m'a
+fait frémir. Je t'ai rendue si malheureuse! Et quels malheurs plus
+terribles n'ai-je pas encore été sur le point de te causer! Je le verrai
+longtemps, mon George, ce visage pâli par les veilles, qui s'est penché
+dix-huit nuits sur mon chevet, je te verrai longtemps dans cette chambre
+funeste où tant de larmes ont coulé. Pauvre George, pauvre chère enfant!
+Tu t'étais trompée, tu t'es crue ma maîtresse, tu n'étais que ma mère. Le
+ciel nous avait faits l'un pour l'autre; nos intelligences, dans leur
+sphère élevée, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes; elles
+ont volé l'une vers l'autre; mais l'étreinte a été trop forte. C'est un
+inceste que nous commettions.
+
+«Eh bien! mon unique amie, j'ai été presque un bourreau pour toi, du moins
+dans ces derniers temps. Je t'ai fait beaucoup souffrir; mais, Dieu soit
+loué, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l'ai pas fait. Oh! mon
+enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promènes sous le plus beau
+ciel du monde, appuyée sur un homme dont le coeur est digne de toi. Brave
+jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et que je ne puis retenir mes
+larmes en pensant à lui. Eh bien! je ne t'ai donc pas dérobée à la
+Providence, je n'ai donc pas détourné de toi la main qu'il te fallait pour
+être heureuse! J'ai fait peut-être, en te quittant, la chose la plus
+simple du monde, mais je l'ai faite; mon coeur se dilate malgré mes larmes;
+j'emporte avec moi deux étranges compagnes, une tristesse et une joie
+sans fin. Quand tu passeras le Simplon, pense à moi, George. C'était la
+première fois que les spectres éternels des Alpes se levaient devant moi,
+dans leur force et dans leur calme. J'étais seul dans le cabriolet, je ne
+sais comment rendre ce que j'ai éprouvé. Il me semblait que ces géants me
+parlaient de toutes les grandeurs sorties de la main de Dieu. «Je ne suis
+qu'un enfant, me suis-je écrié, mais j'ai deux grands amis, et ils sont
+heureux.»
+
+«Ecris-moi, mon George: sois sûre que je vais m'occuper de tes affaires.
+Que mon amitié ne te soit jamais importune; respecte-la, cette amitié plus
+ardente que l'amour; c'est tout ce qu'il y a de bon en moi. Pense à cela,
+c'est l'ouvrage de Dieu; tu es le fil qui me rattache à lui; pense à la
+vie qui m'attend.»
+
+George Sand recevait ces lettres enflammées des mains de Pagello et les
+lisait avec lui; car elle habitait à San-Fantino un petit logement,
+séparé seulement par une salle de l'appartement du médecin. Elle répond
+à Alfred de Musset, le 15 avril, sur le même ton passionné, avec cette
+nuance de sollicitude maternelle qui donne à l'amour un caractère
+fâcheux et équivoque: «Que j'aie été ta maîtresse ou ta mère, peu
+importe, que je t'aie inspiré de l'amour ou de l'amitié, que j'aie été
+heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l'état de
+mon âme à présent. Je sais que je t'aime, et c'est tout. Veiller sur
+toi, te préserver de tout mal, de toute contrariété, t'entourer de
+distractions et de plaisirs, voilà le besoin et le regret que je sens
+depuis que je t'ai perdu. Pourquoi cette tâche si douce, et que j'aurais
+remplie avec tant de joie, est-elle devenue peu à peu si amère et puis
+tout à coup impossible? Quelle fatalité a changé en poison les remèdes
+que je t'offrais? Pourquoi, moi qui aurais donné tout mon sang pour te
+donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour toi un
+tourment, un fléau, un spectre? Quand ces affreux souvenirs m'assiègent
+(et à quelle heure me laissent-ils en paix?) je deviens presque folle.
+Je couvre mon oreiller de mes larmes, j'entends ta voix m'appeler dans
+le silence de la nuit. Qu'est-ce qui m'appellera à présent? qui est-ce
+qui aura besoin de mes veilles? à quoi emploierai-je la force que j'ai
+amassée pour toi, et qui maintenant se tourne contre moi-même? Oh! mon
+enfant! mon enfant! que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon!»
+
+Elle l'invite alors à quelque union surnaturelle de l'intelligence et du
+coeur; elle lui propose de se guérir mutuellement par une affection
+sainte. «Nos caractères, dit-elle, plus âpres, plus violents que ceux des
+autres, nous empêchaient d'accepter la vie des amants ordinaires. Mais
+nous sommes nés pour nous connaître et pour nous aimer, sois-en sûr. Sans
+ta jeunesse et la faiblesse que tes larmes m'ont causée un matin, nous
+serions restés frère et soeur. Nous savions que cela nous convenait, nous
+nous étions prédit les maux qui nous sont arrivés. Eh bien! qu'importe,
+après tout? Nous avons passé par un rude sentier, mais nous sommes arrivés
+à la hauteur où nous devions nous reposer ensemble.» Et elle conclut qu'en
+renonçant l'un à l'autre ils se lient pour l'éternité. O paradoxe! ô
+chimère!
+
+Tout à coup George Sand change de ton, descend des sommets de l'amour dans
+la simplicité de l'existence quotidienne. Il lui plaît de rassurer Musset,
+en accumulant des détails sur l'emploi de son temps. On peut douter qu'ils
+soient conformes à la vérité. Elle ment pour endormir les inquiétudes de
+l'absent: «Je vis à peu près seule. Rebizzo vient me voir une demi-heure
+le matin. Pagello vient dîner avec moi et me quitte à huit heures. Il est
+très occupé de ses malades.» Elle raconte ensuite les mésaventures
+amoureuses du beau docteur, poursuivi, relancé par une ancienne maîtresse,
+l'Arpalice, une véritable furie. «Cette femme, dit-elle, vient me demander
+de les réconcilier; je ne peux pas faire autrement, quoique je sente bien
+que je leur rends à l'un et à l'autre un assez mauvais service. Pagello
+est un ange de vertu et mériterait d'être heureux... Je passe avec lui les
+plus doux moments de ma journée à parler de toi. Il est si sensible et si
+bon, cet homme! Il comprend si bien ma tristesse, il la respecte si
+religieusement! C'est un muet qui se ferait couper la tête pour moi. Il
+m'entoure de soins et d'attentions dont je ne me suis jamais fait l'idée.
+Je n'ai pas le temps de former un souhait, il devine toutes les choses
+matérielles qui peuvent servir à me rendre la vie meilleure.»
+
+Pour compléter l'idylle et occuper les moments où Pagello est retenu par
+sa clientèle et par l'Arpalice, George Sand a un autre compagnon dont
+Alfred de Musset ne prendra pas ombrage, non plus que Catulle du moineau
+de Lesbie. «J'ai, dit-elle, un ami intime qui fait mes délices et que tu
+aimerais à la folie. C'est un sansonnet familier que Pagello a tiré un
+matin de sa poche et qu'il a mis sur mon épaule. Figure-toi l'être le plus
+insolent, le plus poltron, le plus espiègle, le plus gourmand, le plus
+extravagant. Je crois que l'âme de Jean Kreyssler est passée dans le corps
+de cet animal. Il boit de l'encre, il mange le tabac de ma pipe tout
+allumée; la fumée le réjouit beaucoup et, tout le temps que je fume, il
+est perché sur le bâton et se penche amoureusement vers la capsule
+fumante. Il est sur mon genou ou sur mon pied quand je travaille; il
+m'arrache des mains tout ce que je mange; il foire sur le _bel vestito_
+de Pagello. Enfin c'est un animal charmant. Bientôt il parlera; il
+commence à essayer le nom de George.»
+
+Elle tient également Alfred de Musset au courant de ses travaux
+littéraires; car il est chargé de négocier avec Buloz, qui réclame sans
+cesse de la copie et ne se hâte pas d'envoyer de l'argent. Avant de
+quitter Paris, elle a livré à la _Revue_ le _Secrétaire intime_, oeuvre
+faite à la hâte, qui nous montre la princesse Cavalcanti rencontrant sur
+les grandes routes le jeune comte de Saint-Julien et l'attachant à sa
+personne. Durant les six mois de séjour à Venise, la production de George
+Sand est particulièrement abondante. Ce sont des nouvelles, comme _Mattea_,
+histoire de la fille du marchand de soieries, Zacomo Spada, qui devient
+amoureuse du Turc Abul. C'est _Leone Leoni_, composé en huit jours. Le
+dessein de l'auteur fut de faire de Manon Lescaut un homme, de Des Grieux
+une femme. On réputa dangereux cet ouvrage qui nous présente un aventurier
+enlevant une jeune fille, vivant de jeu et de vol, sachant malgré tout se
+faire aimer de la malheureuse et la soumettant à son empire. Une partie du
+roman se passe à Venise, où il fut écrit durant le carnaval. George Sand a
+étrangement idéalisé le misérable Leoni et tristement ravalé l'infortunée
+Juliette qu'il tâche de vendre à son ami lord Edwards et qu'il oblige à
+demeurer chez sa maîtresse, une princesse Zagarolo, riche et phtisique,
+qui l'a institué son héritier. Et Juliette se résigne, par une monstrueuse
+bassesse d'amour. «J'avais fini, avoue-t-elle, par m'habituer à voir leurs
+baisers et à entendre leurs fadeurs sans en être révoltée.» En dépit des
+avanies qu'il lui faut subir, elle ne peut briser la chaîne qui l'attache
+à Leoni. «C'est le boulet qui accouple les galériens, mais c'est la main
+de Dieu qui l'a rivé.»
+
+_André_, que George Sand avait commencé avant le départ d'Alfred de Musset,
+est une étude de moeurs provinciales, telle qu'elle avait pu les observer
+à La Châtre. «C'est, dit la préface de 1851, au sein de la belle Venise,
+au bruit des eaux tranquilles que soulève la rame, au son des guitares
+errantes, et en face des palais féeriques qui partout projettent leur
+ombre sur les canaux les plus étroits et les moins fréquentés, que je me
+rappelai les rues sales et noires, les maisons déjetées, les pauvres toits
+moussus, et les aigres concerts de coqs, d'enfants et de chats de ma
+petite ville.» L'intrigue est menue: c'est l'histoire des amours du jeune
+comte André de Morand avec la grisette--comme on disait alors--Geneviève,
+ouvrière en fleurs artificielles. La grisette, selon la définition des
+dictionnaires, était et est peut-être encore une fille de condition
+modeste, de moeurs accueillantes, mais non vénales. Telle la Mimi Pinson
+d'Alfred de Musset ou l'héroïne favorite d'Henri Murger en la bohême du
+quartier latin. André est un personnage romantique, voué à l'idéalisme, et
+qui poursuit la réalisation de son rêve en une «belle chercheuse de
+bluets.» Geneviève lui apparaît, la première fois, habillée de blanc, avec
+un petit châle couleur arbre de Judée et un mince chapeau de paille; elle
+est occupée à cueillir les fleurettes de la prairie, au bord de la
+rivière. Selon le tour d'esprit familier à George Sand, en cette humble
+fille s'incarne la poésie qui ne saurait mourir et qui, «exilée des
+hauteurs sociales», se réfugie dans le peuple et y rayonne. La passion
+d'André se heurte à la résistance hautaine, intraitable, de son père le
+marquis, lequel ne veut pas avoir pour bru une grisette. Et c'est
+l'occasion, vite saisie par George Sand, de développer une autre thèse qui
+lui est chère, l'apologie de l'amour libre: «Qu'y a-t il d'impur entre
+deux enfants beaux et tristes, et abandonnés du reste du monde? Pourquoi
+flétrir la sainte union de deux êtres à qui Dieu inspire un mutuel amour?
+André ne put combattre longtemps le voeu de la nature.» Mais, s'il savait
+aimer, il était incapable de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de
+la femme qu'il avait entraînée. Comme la plupart des héros de George Sand,
+il n'exerçait aucune autre profession que celle d'amoureux, qui nourrit
+mal son homme. «Instruit et intelligent, il n'était pas _industrieux_.»
+Geneviève lutta contre la misère. «Elle essaya de consoler André en
+pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d'amour un homme
+qu'elle sent inférieur à elle en courage; l'amour sans vénération et sans
+enthousiasme n'est plus que l'amitié: l'amitié est une froide compagne
+pour aider à supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter.»
+Parfois Geneviève prenait un lis et disait à André, agenouillé devant
+elle: «Tu es blanc comme lui, et ton âme est suave et chaste comme son
+calice; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te
+renverse. Je t'ai aimé peut-être à cause de cela; car tu étais, comme mes
+fleurs chéries, inoffensif, inutile et précieux.» Et le roman finit
+mélancoliquement par le mal de langueur auquel succombe Geneviève. Sur son
+lit d'agonie, telle Albine dans la _Faute de l'abbé Mouret_, elle demande
+à mourir et à reposer parmi les fleurs amoncelées.
+
+_Jacques_ est d'une tout autre valeur. On peut le regarder comme le plus
+psychologique et le plus profond des premiers romans de George Sand. La
+forme même, imitée de la _Nouvelle Héloïse_, qui consiste en lettres
+échangées par les divers personnages, ajoute ici à l'émotion. Non que la
+personnalité ni les doctrines de l'auteur disparaissent. On sent, au
+contraire, palpiter son âme et vibrer ses nerfs, dans cette oeuvre écrite
+au printemps de 1834, en une période d'extrême agitation morale et de
+tiraillement entre la présence réelle de Pagello et le souvenir obsédant
+d'Alfred de Musset. «Que Jacques, déclare George Sand dans la notice
+rédigée quoique vingt ans après, soit l'expression et le résultat de
+pensées tristes et de sentiments amers, il n'est pas besoin de le dire.
+C'est un livre douloureux et un dénouement désespéré. Les gens heureux,
+qui sont parfois fort intolérants, m'en ont blâmé. A-t-on le droit d'être
+désespéré? disaient-ils. A-t-on le droit d'être malade? _Jacques_ n'est
+cependant pas l'apologie du suicide; c'est l'histoire d'une passion, de la
+dernière et intolérable passion d'une âme passionnée.» Aussi bien George
+Sand professe-t-elle que, dans l'état actuel de la société, «certains
+coeurs dévoués se voient réduits à céder la place aux autres.» Dans
+_Jacques_, et au gré de l'auteur, c'est le mari qui doit disparaître. Il
+obtiendra l'aumône de la compassion, mais il faut qu'il s'immole. Ainsi
+l'exige la morale de l'union libre. Elle veut cet holocauste. George Sand
+le proclame en termes courroucés: «Le mariage est toujours, selon moi, une
+des plus barbares institutions que la société ait ébauchées. Je ne doute
+pas qu'il ne soit aboli, si l'espèce humaine fait quelque progrès vers la
+justice et la raison; un lien plus humain et non moins sacré remplacera
+celui-là, et saura assurer l'existence des enfants qui naîtront d'un homme
+et d'une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l'un et de l'autre.»
+Tels sont les principes que Jacques, vague disciple de M. de Wolmar,
+énonce dans une lettre adressée à Sylvia, qui rappelle la Claire de
+Jean-Jacques. Pour compléter le quatuor, Octave c'est exactement
+Saint-Preux, et Fernande Julie. Quand Jacques, âgé de trente-cinq ans, va
+épouser Fernande qui en a dix-sept, il l'avertit congrûment que les liens
+et les promesses du mariage ne sont rien, que le libre consentement est
+tout. Il n'entend la tenir que de sa seule volonté:
+
+«La société, dit-il, va vous dicter une formule de serment. Vous allez me
+jurer de m'être fidèle et de m'être soumise, c'est à-dire de n'aimer
+jamais que moi et de m'obéir en tout. L'un de ces serments est une
+absurdité, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre
+coeur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes;
+vous ne devez pas me promettre de m'obéir, parce que ce serait nous avilir
+l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots
+consacrés sans lesquels votre mère et le monde vous défendraient de
+m'appartenir; moi aussi je dirai les paroles que le prêtre et le magistrat
+me dicteront, puisqu'à ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer
+ma vie. Mais à ce serment de vous protéger que la loi me prescrit, et que
+je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes
+n'ont pas jugé nécessaire à la sainteté du mariage, et sans lequel tu ne
+dois pas m'accepter pour époux. Ce serment, c'est de te respecter, et
+c'est à tes pieds que je veux le faire, en présence de Dieu, le jour où tu
+m'auras accepté pour amant.»
+
+A l'estime de Jacques, partant de George Sand, les êtres humains ne sont
+rendus malheureux que par les liens indissolubles. Mais Octave, qui
+connaît les approches et les détours du coeur féminin, excelle à apaiser
+les scrupules de Fernande qu'il veut séduire, en lui offrant les joies
+éthérées de la tendresse platonique. «Ah! je saurai, s'écrie-t-il,
+m'élever jusqu'à toi, et planer du même vol au-dessus des orages des
+passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur.
+Laisse-moi t'aimer, et laisse-moi donner encore le nom d'amour à ce
+sentiment étrange et sublime que j'éprouve; _amitié_ est un mot trop froid
+et trop vulgaire pour une si ardente affection; la langue humaine n'a pas
+de nom pour la baptiser.» Depuis George Sand, et tout récemment, le
+baptême a eu lieu. Une brillante élève de Guy de Maupassant n'a-t-elle pas
+défini et dénommé ce sentiment complexe et subtil, un peu hypocrite, mais
+suprêmement habile pour obtenir de l'avancement, quand elle a composé son
+joli roman, _Amitié amoureuse_?
+
+C'est de l'avancement, en effet, que ne tarde pas à réclamer Octave, et il
+a une singulière façon de postuler. Sa passion s'exaspère, au moment où
+Fernande sèvre ses jumeaux; car cette femme poétique fut une nourrice
+accomplie, qui, fidèle aux leçons de l'_Emile_, n'eut garde de recourir
+aux _Remplaçantes_ qu'a flétries M. Brieux. Et voici en quels termes elle
+est admonestée par Octave: «Quand vous parliez de votre mari, sans
+blasphémer un mérite que personne n'apprécie mieux que moi, sans nier une
+affection que je ne voudrais pas lui arracher, vous aviez le secret
+ineffable de me persuader que ma part était aussi belle que la sienne,
+quoique différente. A présent, vous avez le talent inutile et cruel de me
+montrer combien sa part est magnifique et la mienne ridicule. Ne
+pouviez-vous me cacher ce tripotage d'enfants et de berceaux? me
+comprenez-vous? Je ne sais comment m'expliquer, et je crains d'être brutal;
+car je suis aujourd'hui d'une singulière âcreté. Enfin, vous avez fait
+emporter vos enfants de votre chambre, n'est-ce pas? A la bonne heure.
+Vous êtes jeune, vous avez des sens; votre mari vous persécutait pour
+hâter ce sevrage. Eh bien! tant mieux! vous avez bien fait: vous êtes
+moins belle ce matin, et vous me semblez moins pure. Je vous respectais
+dans ma pensée jusqu'à la vénération, et en vous voyant si jeune, avec vos
+enfants dans vos bras, je vous comparais à la Vierge mère, à la blanche et
+chaste madone de Raphaël caressant son fils et celui d'Elisabeth. Dans les
+plus ardents transports de ma passion, la vue de votre sein d'ivoire,
+distillant un lait pur sur les lèvres de votre fille, me frappait d'un
+respect inconnu, et je détournais mon regard de peur de profaner, par un
+désir égoïste, un des plus saints mystères de la nature providente. A
+présent, cachez bien votre sein, vous êtes redevenue femme, vous n'êtes
+plus mère; vous n'avez plus de droit à ce respect naïf que j'avais hier,
+et qui me remplissait de piété et de mélancolie. Je me sens plus
+indifférent et plus hardi.»
+
+Aussi bien Jacques, l'époux héroïque, confiant et trahi, qui refuse de se
+venger et préfère se sacrifier, personnage surhumain dont nous avons vu
+l'équivalent dans le drame de M. Gabriel Trarieux, _A la Clarté des
+Etoiles_, pose par lettre à l'amant un singulier questionnaire. En voici la
+teneur, qui est destinée à lui épargner l'embarras d'une explication
+verbale:
+
+«1° Croyez-vous que j'ignore ce qui s'est passé entre vous et une personne
+qu'il n'est pas besoin de nommer?
+
+«2° En revenant ici, ces jours derniers, en même temps qu'elle, et en vous
+présentant à moi avec assurance, quelle a été votre intention?
+
+«3° Avez-vous pour cette personne un attachement véritable? Vous
+chargeriez-vous d'elle, et répondriez-vous de lui consacrer votre vie, si
+son mari l'abandonnait?»
+
+Octave, ainsi interrogé, s'explique en trois points, comme s'il était dans
+le cabinet d'un juge d'instruction:
+
+«1° Je savais, en quittant la Touraine, que vous étiez informé de ce qui
+s'est passé entre _elle_ et moi;
+
+«2° Je suis venu ici pour vous offrir ma vie en réparation de l'outrage et
+du tort que je vous ai fait; si vous êtes généreux envers elle, je
+découvrirai ma poitrine, et je vous prierai de tirer sur moi ou de me
+frapper avec l'épée, moi les mains vides; mais si vous devez vous venger
+sur _elle_, je vous disputerai ma vie et je tâcherai de vous tuer;
+
+«3° J'ai pour _elle_ un attachement si profond et si vrai, que, si vous
+devez l'abandonner soit par la mort, soit par le ressentiment, je fais
+serment de lui consacrer ma vie tout entière, et de réparer ainsi, autant
+que possible, le mal que je lui ai fait.»
+
+Selon toute apparence, cette réponse donna satisfaction à Jacques, car il
+résolut de s'effacer. «Je n'ai plus à souffrir, je n'ai plus à aimer; mon
+rôle est achevé parmi les hommes.» Vainement Sylvia, à qui il adressait
+cette profession de foi ou plutôt cette lettre de démission, lui suggérait
+un étrange et chimérique _modus vivendi_: «N'es-tu pas au-dessus d'une
+vaine et grossière jalousie? Reprends le coeur de ta femme, laisse le
+reste à ce jeune homme! Tu t'es résigné à ce sacrifice, résigne-toi à en
+être le témoin, et que la générosité fasse taire l'amour-propre. Est-ce
+quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou détruisent une
+affection aussi sainte que la vôtre?» L'abnégation de Jacques n'allait pas
+jusqu'à servir de témoin et à compter les coups portés à son honneur
+conjugal. On cherchait cependant à le ménager, on pensait à lui aux
+moments pathétiques, et Fernande avait de touchantes attentions. «O mon
+cher Octave, écrivait-elle, nous ne passerons jamais une nuit ensemble
+sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques.» Au demeurant, ils
+étaient enchantés qu'il s'éloignât. Ils honoraient le gêneur, mais lui
+conseillaient do voyager. Il le note, au moment du départ: «Les deux
+amants étaient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils
+me comblèrent tout le jour d'amitiés et de caresses délicates... Octave
+m'a embrassé avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils étaient
+bien contents!» Sylvia s'indigne de cette capitulation de Jacques. Sans
+doute elle l'appelle le Christ, mais n'est-ce pas avec une nuance
+d'ironie? Et elle ajoute: «Qu'ils s'aiment et qu'ils dorment sur ton
+cercueil; ce sera leur couche nuptiale.» Puis elle lui propose, pour le
+dissuader du suicide, d'élever deux enfants de sexe différent et de les
+marier un jour «à la face de Dieu, sans autre temple que le désert, sans
+autre prêtre que l'amour; il y aura peut-être alors, grâce à nous, un
+couple heureux et pur sur la surface de la terre.» Le projet n'agrée pas à
+Jacques. Il a fait ses préparatifs pour le grand voyage. Volontiers il
+dirait à Fernande: «Je sais tout, et je pardonne à tous deux; sois ma
+fille, et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux,
+et que la présence d'un ami malheureux, accueilli et consolé par vous,
+appelle sur vos amours la bénédiction du ciel.» Il n'ose pas hasarder
+cette tentative insolite, dont le sublime pourrait déchoir au ridicule. En
+quelque glacier de la Suisse il ira trouver une mort qui paraîtra
+accidentelle; mais d'abord il défend à Sylvia de maudire les deux amants:
+«Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime là où il y
+a de l'amour sincère.» Dans une de ses dernières lettres, le ressouvenir
+de Fernande lui inspire cette émouvante et poétique invocation: «Oh! je
+t'ai aimée, simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beauté
+délicate et pure, et je t'ai cueillie, espérant garder pour moi seul ton
+suave parfum, qui s'exhalait à l'ombre et dans la solitude; mais la brise
+me l'a emporté en passant, et ton sein n'a pu le retenir. Est-ce une
+raison pour que je te haïsse et te foule aux pieds? Non! je te reposerai
+doucement dans la rosée où je t'ai prise, et je te dirai adieu, parce que
+mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu'il en est un autre dans ton
+atmosphère qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, ô mon beau
+lis! je ne te toucherai plus.» Et cette voix de Jacques, qui semble déjà
+d'outre-tombe, a la langueur d'un murmure, la mélancolie d'une plainte et
+la gravité d'un pardon. C'est la majesté de la mort absolvant les misères
+de la vie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+_LES LETTRES D'UN VOYAGEUR_
+
+
+Selon l'humeur naturelle des écrivains qui utilisent leurs douleurs et
+leurs larmes, George Sand s'apprêtait à tirer un parti littéraire de la
+crise morale qu'elle venait de traverser. Alfred de Musset à peine parti,
+elle avait effectué avec Pagello une petite excursion pédestre dans les
+Alpes vénitiennes. Elle imagina d'en amalgamer les impressions avec les
+ressouvenirs et sans doute les remords de son amour brisé. Cet alliage
+étrange produisit un métal d'une trempe merveilleuse. Jamais elle n'en a
+retrouvé la souplesse malléable et ductile. «Je t'ai écrit, mande-t-elle à
+Musset le 15 avril, une longue lettre sur mon voyage dans les Alpes, que
+j'ai intention de publier dans la _Revue_, si cela ne te contrarie pas. Je
+te renverrai, et, si tu n'y trouves rien à redire, tu la donneras à Buloz.
+Si tu veux y faire des corrections et des suppressions, je n'ai pas besoin
+de te dire que tu as droit de vie et de mort sur tous mes manuscrits
+passés, présents et futurs. Enfin, si tu la trouves entièrement
+_impubliable_, jette-la au feu ou mets-la dans ton portefeuille, _ad
+libitum_.» Alfred de Musset, apprenant ce voyage, écrit le 19 avril: «Tu
+es donc dans les Alpes? N'est-ce pas que c'est beau? Il n'y a que cela au
+monde. Je pense avec plaisir que tu es dans les Alpes; je voudrais
+qu'elles pussent te répondre, elles te raconteraient peut-être ce que je
+leur ai dit. O mon enfant, c'est là cependant qu'il est triste d'être
+seul.» Dans la même lettre il annonce son arrivée à Paris, presque bien
+portant, en dépit d'un coup de soleil sur la figure et d'un érysipèle aux
+jambes. «Grâce à Dieu, je suis debout aujourd'hui et guéri, sauf une
+fièvre lente qui me prend tous les soirs au lit, et dont je ne me vante
+pas à ma mère, parce que le temps seul et le repos peuvent la guérir. Du
+reste, à peine dehors du lit, je me suis rejeté à corps perdu dans mon
+ancienne vie.» Elle à Venise avec Pagello, lui à Paris, livré aux voluptés
+faciles, ils se paient de la même monnaie. Mais, tout en racontant qu'il
+cherche un nouvel amour et dîne avec des filles d'Opéra, il ajoute: «Plus
+je vais, plus je m'attache à toi, et, bien que très tranquille, je suis
+dévoré d'un chagrin qui ne me quitte plus.» Et tout aussitôt: «Dis-moi que
+tu t'es donnée à l'homme que tu aimes, parle-moi de vos joies; non, ne me
+dis pas cela, dis-moi simplement que tu aimes et que tu es aimée. Alors je
+me sens plus de courage, et je demande au ciel que chacune de mes
+souffrances se change en joie pour toi... Madame Hennequin avait fait à ma
+mère tous les cancans possibles sur ton compte. Je n'ai pas eu de peine à
+la désabuser; il a suffi de lui parler des nuits que tu as passées à me
+soigner, c'est tout pour une mère... Adieu, ma soeur adorée. Va au Tyrol,
+à Venise, à Constantinople; fais ce qui te plaît, ris et pleure à ta guise;
+mais le jour où tu te retrouveras quelque part seule et triste comme à ce
+Lido, étends la main avant de mourir, et souviens toi qu'il y a dans un
+coin du monde un être dont tu es le premier et le dernier amour.» A cette
+lettre si complexe et si contradictoire, George Sand répond le 29 avril:
+«Tu es un méchant, mon petit ange, tu es arrivé le 12 et tu ne m'as écrit
+que le 19. J'étais dans une inquiétude mortelle.» Puis c'est la
+sollicitude maternelle qui reparaît: «Ce qui me fait mal, c'est l'idée que
+tu ne ménages pas ta pauvre santé. Oh! je t'en prie à genoux, pas encore
+de vin, pas encore de filles! c'est trop tôt. Songe à ton corps qui a
+moins de force que ton âme et que j'ai vu mourant dans mes bras. Ne
+t'abandonne au plaisir que quand la nature viendra te le demander
+impérieusement, mais ne le cherche pas comme un remède à l'ennui et au
+chagrin. C'est le pire de tous. Ménage cette vie que je t'ai conservée,
+peut-être, par mes veilles et mes soins. Ne m'appartient-elle pas un peu à
+cause de cela? Laisse-moi le croire, laisse-moi être un peu vaine d'avoir
+consacré quelques fatigues de mon inutile et sotte existence à sauver
+celle d'un homme tel que toi.»
+
+Ces conseils de tempérance et de sobriété concordent avec une lettre que
+Pagello écrivait, un peu plus tard, au «cher Alfred» et où il célèbre
+«cette réciprocité d'affection qui nous liera toujours de liens sublimes
+pour nous, et incompréhensibles aux autres.» Il rappelle au poète la
+nécessité de «résister à ces tentations de désordres qui sont les
+compagnes d'une nature trop impétueuse.» Et il conclut: «Lorsque vous êtes
+entouré d'une douzaine de bouteilles de champagne, souvenez-vous de cette
+petite barrique d'eau de gomme arabique que je vous ai fait vider à
+l'hôtel Danieli, et je suis certain que vous aurez le courage de les fuir!
+Adieu, mon bon Alfred. Aimez-moi comme je vous aime. Votre véritable ami,
+_Pietro Pagello_.»
+
+Dans la correspondance de George Sand et d'Alfred de Musset, on a pu
+observer que les préoccupations littéraires et même les intérêts de
+librairie avaient leur place. Le 29 avril, elle lui fait tenir le
+manuscrit précédemment annoncé, et l'on voit toute l'importance qu'elle y
+attache. L'amour-propre d'auteur se complique d'une arrière-pensée
+sentimentale: «Je t'envoie la _Lettre_ dont je t'ai parlé. Je l'ai écrite
+comme elle m'est venue; sans songer à tous ceux qui devaient la lire. Je
+n'y ai vu qu'un cadre et un prétexte pour _parler tout haut de ma
+tendresse pour toi_ et pour fermer _tout à coup_ la gueule à ceux qui ne
+manqueront pas de dire que tu m'as ruinée et abandonnée. En la relisant,
+j'ai craint pourtant qu'elle ne te semblât ridicule. Le monde que tu as
+recommencé à fréquenter ne comprend rien à ces sortes de choses, et
+_peut-être te dira-t-on que cet amour imprimé et comique est
+anti-mériméen_. Si tu m'en crois, tu laisseras dire et tu donneras la
+_Lettre_ à la _Revue_. S'il y a quelque ridicule à encourir, il n'est que
+pour ton oisillon qui s'en moque et qui aime mieux le blâme que la louange
+de certaines gens. Que les belles dames crient au scandale, que t'importe?
+Elles ne t'en feront la cour qu'un peu plus tendrement. D'ailleurs, il n'y
+a pas de _nom_ tracé dans cette _Lettre_, on peut la prendre pour un
+fragment de roman, nul n'est obligé de savoir si je suis une femme. En un
+mot, je ne la crois pas trop inconvenante; pour la forme, tu retrancheras
+ou changeras ce que tu voudras, tu la jetteras au feu, si tu veux.»
+
+La _Lettre_, à laquelle George Sand fait allusion, est la première de
+celles qui parurent au nombre de douze, à différentes dates, de 1834 à
+1836, et qui furent rassemblées sous le titre général, _Lettres d'un
+Voyageur_. Elles sont adressées à des correspondants tels que Néraud,
+Rollinat, Everard--pseudonyme de Michel (de Bourges)--Liszt, Meyerbeer,
+Désiré Nisard. Les trois premières sont dédiées «A un poète,» c'est-à-dire
+à Alfred de Musset. On y rencontre des pages d'une incomparable éloquence.
+A ce propos, il est surprenant que Pagello ait osé noter dans son
+mémorial: «J'écrivais aussi; nous avons du moins travaillé ensemble aux
+_Lettres d'un Voyageur_, où nous dépeignîmes en quelques croquis, et
+plutôt à sa façon qu'à la mienne, les coutumes de Venise et des environs.»
+A dire vrai, la «façon» de George Sand nous inspire plus de confiance et
+jouit de plus de notoriété que celle de Pagello, qui très glorieusement
+déclare avoir servi de modèle et de protagoniste pour l'intrigue de
+_Jacques_. Aussi bien il était très fier de son intimité avec George Sand,
+en dépit des représentations de son père qui lui reprochait ce «mauvais
+pas» et ordonnait à son autre fils Robert de s'éloigner du logis et de la
+société de Pietro, tant que durerait la liaison. «Je prévoyais cette
+première amertume, dit Pagello, et je la supportai, sinon en paix, du
+moins avec assez d'aplomb. Plusieurs de mes clients et de mes amis, parmi
+lesquels beaucoup de personnes distinguées, souriaient en me rencontrant
+dans les rues; d'autres pinçaient les lèvres en me regardant, et évitaient
+de me saluer quand je paraissais sur la place avec la Sand à mon bras.
+Quelques femmes me complimentaient malicieusement. George Sand, avec cette
+perception qui lui était propre, voyait et comprenait tout, et lorsque
+quelque léger nuage passait sur mon front, elle savait le dissiper à
+l'instant avec son esprit et ses grâces enchanteresses.»
+
+Il fallait que la clientèle du docteur Pagello ne fût ni bien nombreuse ni
+bien absorbante pour lui permettre de courir la campagne avec George Sand,
+habillée en garçon. Elle avait apporté de France un costume très simple,
+pantalon de toile, casquette et blouse bleue. Tous deux, légers d'argent,
+mais dans l'allégresse d'un amour naissant, se livraient à la joie des
+excursions pédestres que Jean-Jacques a pratiquées et vantées. Le
+délicieux printemps du nord de l'Italie favorisait leur dessein, et, quand
+ils rentraient à Venise, George Sand, en disciple fidèle, retrouvait, pour
+traduire ses impressions de touriste, le merveilleux coloris des
+_Confessions_. Dans les _Lettres d'un Voyageur_, la partie descriptive
+renferme peut-être les plus belles pages qui soient sorties de la plume du
+romancier; mais ce que nous jugerons le plus digne d'intérêt par delà la
+somptuosité ou la délicatesse du style, ce sont les aveux d'une âme
+tumultueuse, qui encadre ses inquiétudes ou ses remords dans le décor
+prestigieux de la nature.
+
+Lorsque George Sand, à distance et à loisir, composa une préface pour
+l'ensemble des _Lettres d'un Voyageur_, elle y mit des idées
+philosophiques, de la métaphysique même, avec un grain de déclamation.
+Elle récuse l'opinion de la plupart de ceux qui ont voulu se mirer dans
+son âme et se sont fait peur à eux-mêmes. «Ils se sont écriés que j'étais
+un malade, un fou, une âme d'exception, un prodige d'orgueil et de
+scepticisme. Non, non! je suis votre semblable, hommes de mauvaise foi! Je
+ne diffère de vous que parce que je ne nie pas mon mal et ne cherche point
+à farder des couleurs de la jeunesse et de la santé mes traits flétris par
+l'épouvante. Vous avez bu le même calice, vous avez souffert les mêmes
+tourments. Comme moi vous avez douté, comme moi vous avez nié et blasphémé,
+comme moi vous avez erré dans les ténèbres, maudissant la Divinité et
+l'humanité, faute de comprendre!» Et, cherchant la cause et la source des
+misères morales qui travaillent la société moderne: «Le doute, dit-elle,
+est le mal de notre âge, comme le choléra... Il est né de l'examen. Il est
+le fils malade et fiévreux d'une puissante mère, la liberté. Mais ce ne
+sont pas les oppresseurs qui le guériront. Les oppresseurs sont athées.»
+George Sand ici semble paraphraser la maxime si judicieuse de Maximilien
+Robespierre: «L'athéisme est aristocratique.» De vrai, le spiritualisme
+est le principe, l'idéalisme est la loi de la démocratie, en sa forme la
+plus noble et la plus féconde.
+
+A l'encontre du scepticisme, et dans l'attente et le désir d'une foi sûre,
+la préface des _Lettres d'un Voyageur_ nous propose cette saisissante
+image: «Au retour de la campagne de Russie, on voyait courir sur les
+neiges des spectres effarés qui s'efforçaient, en gémissant et en
+blasphémant, de retrouver le chemin de la patrie. D'autres, qui semblaient
+calmes et résignés, se couchaient sur la glace et restaient là engourdis
+par la mort. Malheur aux résignés d'aujourd'hui! Malheur à ceux qui
+acceptent l'injustice, l'erreur, l'ignorance, le sophisme et le doute,
+avec un visage serein! Ceux-là mourront, ceux-là sont morts déjà,
+ensevelis dans la glace et dans la neige. Mais ceux qui errent avec des
+pieds sanglants et qui appellent avec des plaintes amères, retrouveront le
+chemin de la Terre promise, et ils verront luire le soleil.»
+
+Si la préface se complaît ainsi à évoquer des sentiments généraux et
+altruistes, ce sont des émotions tout intimes qui se traduisent et se
+reflètent dans les trois premières _Lettres d'un Voyageur_. Le souvenir
+d'Alfred de Musset y plane ou y flotte. Au murmure de la Brenta, par
+exemple, elle pense à la veillée du Christ dans le jardin des Olives, et
+elle se remémore un soir où ils ont longuement parlé de ce chant du divin
+poème évangélique. «C'était, dit-elle, un triste soir que celui-là, une de
+ces sombres veillées où nous avons bu ensemble le calice d'amertume. Et
+toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable; toi aussi, tu as été
+cloué sur une croix. Avais-tu donc quelque grand péché à racheter pour
+servir de victime sur l'autel de la douleur? qu'avais-tu fait pour être
+menacé et châtié ainsi? est-on coupable à ton âge? sait-on ce que c'est
+que le bien et le mal? Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le
+plaisir ne doivent faire qu'un. Tu te fatiguais à jouir de tout, vite et
+sans réflexion. Tu méconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie
+au gré des passions qui devaient l'user et l'éteindre, comme les autres
+hommes ont le droit de le faire. Tu t'arrogeas ce droit sur toi-même, et
+tu oublias que tu es de ceux qui ne s'appartiennent pas. Tu voulus vivre
+pour ton compte, et suicider ta gloire par mépris de toutes les choses
+humaines. Tu jetas pêle-mêle dans l'abîme toutes les pierres précieuses de
+la couronne que Dieu t'avait mise au front, la force, la beauté, le génie,
+et jusqu'à l'innocence de ton âge, que tu voulus fouler aux pieds, enfant
+superbe!»
+
+Puis, sur le mode mystique, elle célèbre le poète qu'elle a aimé, admiré,
+soigné, guéri, et remplacé, mais non pas oublié, et qui a été éloigné
+d'elle par l'inévitable lassitude des sentiments périssables: «Au milieu
+des fougueux plaisirs où tu cherchais vainement ton refuge, l'esprit
+mystérieux vint te réclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poète,
+tu l'as été en dépit de toi-même. Tu abjuras en vain le culte de la vertu;
+tu aurais été le plus beau de ses jeunes lévites; tu aurais desservi ses
+autels en chantant sur une lyre d'or les plus divins cantiques, et le
+blanc vêtement de la pudeur aurait paré ton corps frêle d'une grâce plus
+suave que le masque et les grelots de la Folie... Tu poursuivais ton chant
+sublime et bizarre, tout à l'heure cynique et fougueux comme une ode
+antique, maintenant chaste et doux comme la prière d'un enfant. Couché sur
+les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l'Eden qui ne se
+flétrissent pas; et, en respirant le parfum éphémère de tes plaisirs, tu
+parlais de l'éternel encens que les anges entretiennent sur les marches du
+trône de Dieu. Tu l'avais donc respiré, cet encens? Tu les avais donc
+cueillies, ces roses immortelles? Tu avais donc gardé, de cette patrie des
+poètes, de vagues et délicieux souvenirs qui t'empêchaient d'être
+satisfait de tes folles jouissances d'ici-bas?» Et cette éloquente
+apostrophe aboutit à une véridique peinture de la mélancolie du poète, mal
+incurable au sein des voluptés. Tel le goût amer dont parle Lucrèce, et
+qui corrompt ou dénature la douceur du breuvage: «Suspendu entre la terre
+et le ciel, avide de l'un, curieux de l'autre, dédaigneux de la gloire,
+effrayé du néant, incertain, tourmenté, changeant, tu vivais seul au
+milieu des hommes; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La
+puissance de ton âme te fatiguait. Tes pensées étaient trop vastes, tes
+désirs trop immenses, tes épaules débiles pliaient sous le fardeau de ton
+génie. Tu cherchais dans les voluptés incomplètes de la terre l'oubli des
+biens irréalisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue
+avait brisé ton corps, ton âme se réveillait plus active et ta soif plus
+ardente. Tu quittais les bras de tes folles maîtresses pour t'arrêter en
+soupirant devant les vierges de Raphaël.--Quel est donc, disait à propos
+de toi un pieux et tendre songeur, _ce jeune homme qui s'inquiète tant de
+la blancheur des marbres?_»
+
+Dans ce récit à mots couverts, mais transparent, quelle sera l'explication
+que donnera George Sand de leur rupture, et qui doit satisfaire à la fois
+Musset, Pagello, elle-même, le public et la vérité? C'est peut-être, sous
+la grâce et la sinuosité des métaphores, le passage le plus audacieux de
+la première _Lettre_: «Ton corps, aussi fatigué, aussi affaibli que ton
+coeur, céda au ressentiment de ses anciennes fatigues, et _comme un beau
+lis se pencha pour mourir_. Dieu, irrité de ta rébellion et de ton orgueil,
+posa sur ton front une main chaude de colère, et, en un instant, tes
+idées se confondirent, ta raison t'abandonna. L'ordre divin établi dans
+les fibres de ton cerveau fut bouleversé. La mémoire, le discernement,
+toutes les nobles facultés de l'intelligence, si déliées en toi, se
+troublèrent et s'effacèrent comme les nuages qu'un coup de vent balaie. Tu
+te levas sur ton lit en criant:--Où suis-je, ô mes amis? pourquoi
+m'avez-vous descendu vivant dans le tombeau?--Un seul sentiment survivait
+en toi à tous les autres, la volonté, mais une volonté aveugle, déréglée,
+qui courait comme un cheval sans frein et sans but à travers l'espace. Une
+dévorante inquiétude te pressait de ses aiguillons; tu repoussais
+l'étreinte de ton ami, tu voulais t'élancer, courir. Une force effrayante
+te débordait.--Laissez-moi ma liberté, criais-tu, laissez-moi fuir; ne
+voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune?--Où voulais-tu donc aller?
+Quelles visions ont passé dans le vague de ton délire? Quels célestes
+fantômes t'ont convié à une vie meilleure? Quels secrets insaisissables à
+la raison humaine as-tu surpris dans l'exaltation de ta folie? Sais-tu
+quelque chose à présent, dis-moi? Tu as souffert ce qu'on souffre pour
+mourir; tu as vu la fosse ouverte pour te recevoir; tu as senti le froid
+du cercueil, et tu as crié:--Tirez-moi, tirez-moi de cette terre
+humide!»
+
+Ainsi se trouve relatée et affirmée par George Sand l'hallucination
+étrange et morbide d'Alfred de Musset à Venise, et cela précisément dans
+une _Lettre_ qu'elle le chargea de relire, de corriger, de transmettre à
+la _Revue des Deux Mondes_, si mieux il n'aimait la détruire! Du même coup
+s'évanouit la narration mensongère et odieuse de Paul de Musset. Son frère,
+si George Sand n'avait pas dit vrai, aurait-il donné son acquiescement et
+son concours à l'impression d'un manuscrit, passé par ses mains, qui
+évoquait et précisait les chimères de son cerveau délirant? Devant ces
+navrantes détresses de l'humaine fragilité, à mi-chemin entre la vie et la
+mort, l'âme angoissée de la femme se tourne vers la source invisible, mais
+certaine, de toute consolation. Elle prie en un essor d'amour. «La seule
+puissance, dit-elle, à laquelle je croie est celle d'un Dieu juste, mais
+paternel... Ecoute, écoute, Dieu terrible et bon! Il est faux que tu
+n'aies pas le temps d'entendre la prière des hommes; tu as bien celui
+d'envoyer à chaque brin d'herbe la goutte de rosée du matin!» Dans cet
+élan de reconnaissance infinie et d'humble respect envers l'Etre des êtres,
+il y a la nécessaire adoration de la créature qui ne discerne en soi-même
+ni son origine ni sa fin, qui perçoit, avec la certitude de la raison plus
+décisive que le témoignage des sens, l'existence d'une force éternelle,
+extérieure et supérieure à sa faiblesse. Nier Dieu est un incommensurable
+orgueil; l'ignorer est une transcendante indifférence; l'honorer et
+l'adorer est l'acte réfléchi de la foi libre et consciente. Alfred de
+Musset ne nous a-t-il pas, en deux vers sublimes, incités à ce réconfort
+de la prière, confiant appel de l'isolé et viatique d'espérance?
+
+ Si le ciel est désert, nous n'offensons personne,
+ Si quelqu'un nous entend, qu'il nous prenne en pitié.
+
+Ce généreux spiritualisme, nous le retrouvons dans l'oeuvre entière de
+George Sand, et il se manifeste en un instinct de survivance pour les
+pensées, les affections, comme pour la substance même de l'être, par delà
+l'inconnu de la tombe. Ainsi l'exquise senteur, emportée d'une fleur que
+l'on a touchée et qui confie aux doigts un peu de son arome, inspire à
+George Sand une image d'un touchant symbolisme: «Quelle chose précieuse
+est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane,
+s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui
+rappeler longtemps la beauté de la fleur qu'il aime?--Le parfum de l'âme,
+c'est le souvenir. C'est la partie la plus délicate, la plus suave du
+coeur, qui se détache pour embrasser un autre coeur et le suivre partout.
+L'affection d'un absent n'est plus qu'un parfum; mais qu'il est doux et
+suave! qu'il apporte, à l'esprit abattu et malade, de bienfaisantes images
+et de chères espérances!--Ne crains pas, ô toi qui as laissé sur mon
+chemin cette trace embaumée, ne crains jamais que je la laisse se perdre.
+Je la serrerai dans mon coeur silencieux, comme une essence subtile dans
+un flacon scellé. Nul ne la respirera que moi, et je la porterai à mes
+lèvres dans mes jours de détresse, pour y puiser la consolation et la
+force, les rêves du passé, l'oubli du présent.»
+
+Du fond de ses souvenirs de jeunesse, George Sand appelle et nous montre
+les palombes ensanglantées que rapportaient les chasseurs, en la saison
+d'automne. Quelques-unes vivaient encore. On les donnait à Aurore. Elle
+les soignait avec cette sollicitude de tendre mère que plus tard elle ne
+devait pas réserver aux seules palombes. Quand elles étaient guéries, dans
+la cage qui les emprisonnait, elles avaient la soif du plein air, la
+nostalgie de la liberté. Et Aurore, qui déjà était douée de l'instinct
+sentimental, les voyant refuser les fèves vertes et se heurter aux
+impitoyables barreaux, songeait à leur rendre la plénitude de vivre.
+«C'était un jour de vives émotions, de joie triomphante et de regret
+invincible, que celui où je portais une de mes palombes sur la fenêtre. Je
+lui donnais mille baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de
+revenir manger les fèves tendres de mon jardin. Puis j'ouvrais une main
+que je refermais aussitôt pour ressaisir mon amie. Je l'embrassais encore,
+le coeur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, après bien des
+hésitations et des efforts, je la posais sur la fenêtre. Elle restait
+quelque temps immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis
+elle partait avec un petit cri de joie qui m'allait au coeur. Je la
+suivais longtemps des yeux; et quand elle avait disparu derrière les
+sorbiers du jardin, je me mettais à pleurer amèrement...»
+
+Alfred de Musset venait d'être, lui aussi, la palombe ensanglantée,
+souffreteuse, lentement réchauffée, péniblement guérie, qui d'une aile
+encore lasse, à peine remise de sa brisure, avait fui la cage vénitienne
+pour s'envoler vers la douce France et rentrer au nid déserté, au vrai nid
+maternel.
+
+«Quand nous nous sommes quittés--murmure celle qui reste et
+s'attarde--j'étais fier et heureux de te voir rendu à la vie; j'attribuais
+un peu à mes soins la gloire d'y avoir contribué. Je rêvais pour toi des
+jours meilleurs, une vie plus calme. Je te voyais renaître à la jeunesse,
+aux affections, à la gloire. Mais quand je t'eus déposé à terre, quand je
+me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis
+que mon âme s'en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les
+lagunes agitées qu'un corps malade et stupide. Un homme m'attendait sur
+les marches de la Piazzetta.--Du courage! me dit-il.--Oui, lui
+répondis-je, vous m'avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant
+dans nos bras, quand, nous pensions qu'il n'avait plus qu'une heure à
+vivre. A présent, il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa
+mère, ses amis, ses plaisirs. C'est bien; mais pensez de moi ce que vous
+voudrez, je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur
+votre épaule, et sa main froide dans la mienne. Il était là entre nous
+deux, et il n'y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les
+épaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est
+parti, nous l'avons voulu; mais il n'est plus ici, nous sommes au
+désespoir.»
+
+Il faudrait, dans les _Lettres d'un Voyageur_, dans celles qui furent
+écrites à Venise comme dans celles qui sont postérieures, noter tant de
+pages exquises où transparaît l'âme de George Sand: les idées qu'elle
+professe et n'appliquera qu'à demi pour l'éducation de ses enfants; le
+portrait du Juste: la critique de _Lélia_ et _de Jacques_; les vues sur
+_Manon Lescaut_, sur la _Nouvelle Héloïse_ et la probabilité du suicide de
+Rousseau. «Martyr infortuné, qui avez voulu être philosophe classique
+comme un autre, pourquoi n'avoir pas crié tout haut? Cela vous aurait
+soulagé, et nous boirions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur;
+nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes.» Il faudrait
+entendre et répercuter l'apostrophe émouvante qu'elle adresse à ses dieux
+Lares, et cet éloge de l'amitié qui rappelle les belles périodes
+cicéroniennes: «Amitié! amitié! délices des coeurs que l'amour maltraite
+et abandonne; soeur généreuse qu'on néglige et qui pardonne toujours!»
+Mais, parmi tant de cris de douleur, de soupirs ou de murmures qui sortent
+d'une poitrine angoissée, est-il rien qui égale cet aveu de repentir et de
+remords, proféré par une âme en deuil:
+
+«Je n'ai pas rencontré l'être avec lequel j'aurais voulu vivre et mourir,
+ou, si je l'ai rencontré, je n'ai pas su le garder. Ecoute une histoire,
+et pleure.
+
+«Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait à
+l'eau-forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte
+et lui apprit à graver à l'eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son
+mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les
+maudit; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia.
+Quarante ans après, on découvrit aux environs de Paris, dans une
+maisonnette appelée _Moulin-Joli_, un vieux homme qui gravait à
+l'eau-forte et une vieille femme, qu'il appelait sa meunière, et qui
+gravait à l'eau-forte, assise à la même table. Le premier oisif qui
+découvrit cette merveille l'annonça aux autres, et le beau monde courut en
+foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène. Un amour de quarante ans, un
+travail toujours assidu et toujours aimé; deux beaux talents jumeaux;
+Philémon et Baucis du vivant de mesdames Pompadour et Dubarry. Cela fit
+époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poètes,
+ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours
+après, car le le monde eût tout gâté. Le dernier dessin qu'ils gravèrent
+représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise:
+_Cur valle permutem Sabina divitias operosiores?_
+
+«Il est encadré dans ma chambre au-dessus d'un portrait dont personne ici
+n'a vu l'original. Pendant un an, l'être qui m'a légué ce portrait s'est
+assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du même
+travail que moi... Au lever du jour, nous nous consultions sur notre
+oeuvre, et nous soupions à la même petite table, tout en causant d'art, de
+sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manqué de parole. Prie pour moi, ô
+Marguerite Le Conte!»
+
+On voit qu'en cette page pathétique elle ne cherche pas à plaider non
+coupable. Elle confesse implicitement ses torts, ses chutes et ses
+rechutes. «Je tombai souvent», dit-elle; puis elle parle avec mélancolie
+de l'hiver de son âme qui est venu, un éternel hiver. Dans sa pensée
+surgit une comparaison entre les jours d'autrefois, si lumineux, si doux,
+et ceux d'à présent, voués à un déplorable veuvage: «Il fut un temps où je
+ne regardais ni le ciel ni les fleurs, où je ne m'inquiétais pas de
+l'absence du soleil et ne plaignais pas les moineaux transis sur leur
+branche. A genoux devant l'autel où brûlait le feu sacré, j'y versais tous
+les parfums de mon coeur. Tout ce que Dieu a donné à l'homme de force et
+de jeunesse, d'aspiration et d'enivrement, je le consumais et le rallumais
+sans cesse à cette flamme qu'un autre amour attisait. Aujourd'hui l'autel
+est renversé, le feu sacré est éteint, une pâle fumée s'élève encore et
+cherche à rejoindre la flamme qui n'est plus; c'est mon amour qui s'exhale
+et qui cherche à ressaisir l'âme qui l'embrasait. Mais cette âme s'est
+envolée au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt sur la terre.»
+
+Tels sont les ressouvenirs et les regrets que George Sand exprime, à
+quelques mois d'intervalle, dans la cinquième des _Lettres d'un Voyageur_,
+adressée à François Rollinat. L'heure viendra--mais il lui faut auparavant
+traverser la crise la plus douloureuse--où elle pourra sortir d'esclavage
+et, selon l'admirable métaphore de la sixième _Lettre_ à Everard, se
+délivrer de la flèche qui lui perce le coeur. «C'est ma main qui l'a
+brisée, c'est ma main qui l'arrachera; car chaque jour je l'ébranle dans
+mon sein, ce dard acéré, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et
+l'élargissant, je sens avec orgueil que j'en retire le fer et que mon âme
+ne le suit pas.» Elle veut alors, elle veut abdiquer sa grande folie,
+l'amour! A cette idole de sa jeunesse, dont elle croit--ô
+illusion!--déserter le temple à jamais, elle envoie un éloquent et
+solennel adieu: «Adieu! Malgré moi mes genoux plient et ma bouche tremble
+en te disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l'offrande d'une
+couronne de roses nouvelles, les premières du printemps, et adieu!» A
+d'autres, à de plus jeunes lévites elle laisse les courtes joies, les
+longs soucis et les cruels tourments de la passion. Ceux-là continueront
+d'aimer au jour le jour, sans prévoir les lendemains de souffrance. «Régne,
+amour, règne en attendant que la vertu et la république te coupent les
+ailes.»
+
+Une évolution, en effet, à laquelle nous assisterons, s'annonce et
+s'effectue dans la pensée et la sensibilité de George Sand. De l'amour
+égoïste et sensuel elle voudrait s'élever à l'amour idéaliste et
+immatériel. Mais combien malaisée est la délivrance de tout ce passé qui
+l'enlace! Elle entend encore, durant ses insomnies fiévreuses, les tendres
+modulations du rossignol. «_O chantre des nuits heureuses!_ comme
+l'appelle Obermann... Nuits heureuses pour ceux qui s'aiment et se
+possèdent; nuits dangereuses à ceux qui n'ont point encore aimé; nuits
+profondément tristes pour ceux qui n'aiment plus! Retournez à vos livres,
+vous qui ne voulez plus vivre que de la pensée, il ne fait pas bon ici
+pour vous. Les parfums des fleurs nouvelles, l'odeur de la sève,
+fermentent partout trop violemment; il semble qu'une atmosphère d'oubli et
+de fièvre plane lourdement sur la tête; la vie de sentiment émane de tous
+les pores de la création. Fuyons! l'esprit des passions funestes erre dans
+ces ténèbres et dans ces vapeurs enivrantes. O Dieu! il n'y a pas
+longtemps que j'aimais encore et qu'une pareille nuit eût été délicieuse.
+Chaque soupir du rossignol frappe la poitrine d'une commotion électrique.
+O Dieu! mon Dieu, je suis encore si jeune!»
+
+Cependant elle veut et croit se ressaisir; elle se reproche d'avoir trop
+vécu, de n'avoir rien fait de bon; elle aspire à mettre sa vie, ses forces,
+son intelligence, «au service d'une idée et non d'une passion, au service
+de la vérité et non à celui d'un homme.» Pour la Liberté et pour la
+Justice, pour l'avenir républicain et la foi démocratique, sur les traces
+de Jésus, de Washington, de Franklin ou de Saint-Simon, elle demande à
+servir dans le rang d'une grande armée libératrice. «Je ne suis qu'un
+pauvre enfant de troupe, emmenez-moi!» Et voici le couplet où elle épanche
+son nouvel amour, humanitaire et social: «République, aurore de la justice
+et de l'égalité, divine utopie, soleil d'un avenir peut-être chimérique,
+salut! rayonne dans le ciel, astre que demande à posséder la terre. Si tu
+descends sur nous avant l'accomplissement des temps prévus, tu me
+trouveras prêt à te recevoir, et tout vêtu déjà conformément à tes lois
+somptuaires. Mes amis, mes maîtres, mes frères, salut! mon sang et mon
+pain vous appartiennent désormais, en attendant que la république les
+réclame. Et toi, ô grande Suisse! ô vous, belles montagnes, ondes
+éloquentes, aigles sauvages, chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges
+argentées, sombres sapins, sentiers perdus, roches terribles! ce ne peut
+être un mal que d'aller me jeter à genoux, seul et pleurant, au milieu de
+vous. La vertu et la république ne peuvent défendre à un pauvre artiste
+chagrin et fatigué d'aller prendre dans son cerveau le calque de vos
+lignes sublimes et le prisme de vos riches couleurs. Vous lui permettrez
+bien, ô échos de la solitude, de vous raconter ses peines; herbe fine et
+semée de fleurs, tu lui fourniras bien un lit et une table; ruisseaux
+limpides, vous ne retournerez pas en arrière quand il s'approchera de vous;
+et toi, botanique, ô sainte botanique! ô mes campanules bleues, qui
+fleurissez tranquillement sous la foudre des cataractes! ô mes panporcini
+d'Oliero, que je trouvai endormis au fond de la grotte et repliés dans vos
+calices, mais qui, au bout d'une heure, vous éveillâtes autour de moi
+comme pour me regarder avec vos faces fraîches et vermeilles! ô ma petite
+sauge du Tyrol! ô mes heures de solitude, les seules de ma vie que je me
+rappelle avec délices!»
+
+Alors, dans l'enthousiasme de cette religion nouvelle, disant adieu à
+l'amour qui décline et saluant l'aurore de la vérité prochaine, George
+Sand s'écrie, avec toute sa ferveur de néophyte: «Si vous proclamez la
+république pendant mon absence, prenez tout ce qu'il y a chez moi, ne vous
+gênez pas; j'ai des terres, donnez-les à ceux qui n'en ont pas; j'ai un
+jardin, faites-y paître vos chevaux; j'ai une maison, faites-en un hospice
+pour vos blessés; j'ai du vin, buvez-le; j'ai du tabac, fumez-le; j'ai mes
+oeuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il n'y a dans tout mon
+patrimoine que deux choses dont la perte me serait cruelle: le portrait de
+ma vieille grand'mère, et six pieds carrés de gazon plantés de cyprès et
+de rosiers. C'est là qu'elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce
+tableau sous la protection de la république, et je demande qu'à mon retour
+on m'accorde une indemnité des pertes que j'aurais faites, savoir: une
+pipe, une plume et de l'encre; moyennant quoi je gagnerai ma vie
+joyeusement, et passerai le reste de mes jours à écrire que vous avez bien
+fait.»
+
+Si nous prenions ce serment à la lettre, c'en serait fait pour George Sand
+des terrestres amours. La conversion serait accomplie. De même qu'on avait
+dit de Racine: «Il aima Dieu comme il avait aimé la Champmeslé,» on
+pourrait croire qu'elle va chérir l'idéal républicain avec la fougue qui
+l'avait entraînée aux voluptés humaines. Mais ce sont là promesses hâtives
+et révocables. Ni Pagello, ni Alfred de Musset n'auront calmé en George
+Sand les curieuses inquiétudes du coeur.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+ENTRE VENISE ET PARIS
+
+
+Tandis que George Sand s'attarde à Venise, écrivant des romans, se livrant
+à de menus travaux manuels ou même aidant sa servante la Catina à faire la
+cuisine, qu'advient-il à Paris d'Alfred de Musset? Nous l'apprenons par sa
+correspondance encore inédite, mais dont certains passages ont été publiés
+de ci de là, notamment dans les études de M. Maurice Clouard et d'Arvède
+Barine, ainsi que dans le volume de M. Paul Mariéton. Le 30 avril, il
+envoie de meilleures nouvelles de sa santé, mais surtout il parle de cet
+amour interrompu, non pas rompu, et qu'il affirme être toujours vivace en
+son coeur. «Songe à cela, s'écrie-t-il, je n'ai que toi, j'ai tout nié,
+tout blasphémé, je doute de tout, hormis de toi... Sais-tu pourquoi je
+n'aime que toi? Sais-tu pourquoi, quand je vais dans le monde à présent,
+je regarde de travers comme un cheval ombrageux? Je ne m'abuse sur aucun
+de tes défauts; tu ne mens pas, voilà pourquoi je t'aime. Je me souviens
+bien de cette nuit de la lettre. Mais, dis-moi, quand tous mes soupçons
+seraient vrais, en quoi me tromperais-tu? Me disais-tu que tu m'aimais?
+N'étais-je pas averti? Avais-je aucun droit? O mon enfant chéri, lorsque
+tu m'aimais, m'as-tu jamais trompé? Quel reproche ai-je jamais eu à te
+faire, pendant sept mois que je t'ai vue jour par jour? Et quel est donc
+le lâche misérable qui appelle perfide la femme qui l'estime assez pour
+l'avertir que son heure est venue? Le mensonge, voilà ce que j'abhorre, ce
+qui me rend le plus défiant des hommes, peut-être le plus malheureux. Mais
+tu es aussi sincère que tu es noble et orgueilleuse. Voilà pourquoi je
+crois en toi, et je te défendrai contre le monde entier jusqu'à ce que je
+crève.»
+
+Non qu'il promette à George Sand une autre fidélité que celle du souvenir.
+Il entend garder sa liberté; il aura--et il l'en avertit--d'autres
+attachements. Déjà, depuis son retour, il a cédé à des fantaisies, comme
+pour secouer le joug de l'absente. La raison qu'il en donne est
+physiologique et printanière: «Les arbres se couvrent de verdure, et
+l'odeur des lilas entre ici par bouffées, tout renaît, et le coeur me
+bondit malgré moi.» Aussi bien s'est-il promis à lui-même que la première
+femme qu'il aimera sera _jeune_. Et cette déclaration est médiocrement
+flatteuse pour les trente ans révolus de George Sand; mais presque
+aussitôt, et par contraste, il ajoute une impression tendre et même une
+câlinerie sentimentale. Il est allé chez elle quai Malaquais, il a trouvé
+dans la soucoupe des cigarettes qu'elle avait faites avant leur départ.
+«Je les ai fumées, dit-il, avec une tristesse et un bonheur étranges. J'ai,
+de plus, volé un petit peigne à moitié cassé dans la toilette, et je m'en
+vais partout avec cela dans ma poche.» Quelques lignes plus loin, nouvelle
+et singulière virevolte de la pensée: «Sais-tu une chose qui m'a charmé
+dans ta lettre? C'est la manière dont tu me parles de Pagello, de ses
+soins pour toi, de ton affection pour lui, et la franchise avec laquelle
+tu me laisses lire dans ton coeur. Traite-moi toujours ainsi, cela me rend
+fier. Mon amie, la femme qui parle ainsi de son nouvel amant à celui
+qu'elle quitte et qui l'aime encore, lui donne la preuve d'estime la plus
+grande qu'un homme puisse recevoir d'une femme.» Du même coup ses
+félicitations et ses sympathies s'étendent à son successeur. Il la charge
+de l'en informer: «Dis à Pagello que je le remercie de t'aimer et de
+veiller sur toi comme il le fait. N'est-ce pas la chose la plus ridicule
+du monde que ce sentiment-là? Je l'aime, ce garçon, presque autant que toi;
+arrange cela comme tu voudras. Il est cause que j'ai perdu toute la
+richesse de ma vie, et je l'aime comme s'il me l'avait donnée. Je ne
+voudrais pas vous voir ensemble, et je suis heureux de penser que vous
+êtes ensemble. Oh! mon ange, mon ange, sois heureuse et je le serai.» Puis
+c'est l'aveu, le cri du coeur, qu'à cette époque il profère dans chacune
+de ses lettres: «Je t'ai si mal aimée!»
+
+Cependant il l'entretient de projets littéraires auxquels elle est mêlée.
+Il a l'intention d'écrire un roman qui sera leur histoire, celui-là même
+qu'il intitulera la _Confession d'un enfant du siècle_. «Il me semble que
+cela me guérirait et m'élèverait le coeur. Je voudrais te bâtir un autel,
+fût-ce avec mes os; mais j'attendrai ta permission formelle.» Il insiste,
+il entend la venger de tant de calomnies stupides. Le monde s'étonnera,
+rira peut-être de ce mouvement chevaleresque d'un amant abandonné.
+Qu'importe? «Il m'est bien indifférent qu'on se moque de moi, mais il
+m'est odieux qu'on t'accuse avec toute cette histoire de maladie.» Et
+voilà, sous la plume d'Alfred de Musset, la réfutation anticipée de tout
+ce qu'inventera et publiera l'humeur enfiellée de son frère!
+
+Le 12 mai, George Sand répond point par point et donne au poète pleine
+licence d'user de sa liberté reconquise: «Aime donc, mon Alfred, aime pour
+tout de bon. Aime une femme jeune, belle et qui n'ait pas encore aimé, pas
+encore souffert. Ménage-la, et ne la fais pas souffrir; le coeur d'une
+femme est une chose si délicate, quand ce n'est pas un glaçon ou une
+pierre.» A ses confidences elle en oppose d'autres, qui ont trait à
+Pagello. Avec lui, dit-elle, «je n'ai pas affaire à des yeux aussi
+pénétrants que les tiens, et je puis faire ma figure d'oiseau malade sans
+qu'on s'en aperçoive. Si on me soupçonne un peu de tristesse, je me
+justifie avec une douleur de tête ou un cor au pied... Ce brave Pierre n'a
+pas lu _Lélia_, et je crois bien qu'il n'y comprendrait goutte. Il n'est
+pas en méfiance contre ces aberrations de nos têtes de poètes. Il me
+traite comme une femme de vingt ans et il me couronne d'étoiles comme une
+âme vierge. Je ne dis rien pour détruire ou pour entretenir son erreur. Je
+me laisse régénérer par cette affection douce et honnête; pour la première
+fois de ma vie, j'aime sans passion.»
+
+Se retournant alors vers Alfred de Musset, elle lui conseille, elle le
+supplie de veiller sur son coeur, de ne pas en mésuser. «Qu'il se mette,
+dit-elle, tout entier ou en partie dans toutes les amours de la vie, mais
+qu'il y joue toujours son rôle noble, afin qu'un jour tu puisses regarder
+en arrière et dire comme moi: «_J'ai souffert souvent, je me suis trompé
+quelquefois, mais j'ai aimé; c'est moi qui ai vécu, et non pas un être
+factice créé par mon orgueil et mon ennui._» Or, ces quelques lignes d'un
+billet intime ont paru à Alfred de Musset assez éloquentes et assez
+émouvantes pour qu'il les reproduisît textuellement dans _On ne badine pas
+avec l'amour_, en les plaçant dans la bouche de Perdican.
+
+Le surplus de la lettre est consacré à des détails familiers. «Mon oiseau
+est mort, et j'ai pleuré, et Pagello s'est mis à rire, et je me suis mise
+en colère, et il s'est mis à pleurer et je me suis mise à rire.» Elle
+remplacera le sansonnet, quand elle aura quelques sous, en achetant une
+tourterelle dont elle est éprise. Ce sont ensuite des commissions dont
+elle charge Alfred de Musset. Elle le prie de lui envoyer douze paires de
+gants glacés, deux paires de souliers de satin noir et deux paires de
+maroquin noir, en recommandant à Michiels, cordonnier au coin de la rue du
+Helder et du boulevard, de les faire un peu plus larges que sa mesure; car
+elle a les pieds enflés, et le maroquin de Venise est dur comme du buffle.
+Enfin elle a besoin de parfumerie, mais elle appréhende qu'Alfred de
+Musset ne paie trop cher un quart de patchouli. Il devra le prendre chez
+Leblanc, rue Sainte-Anne. «Ne te fais pas attraper, cela vaut deux francs
+le quart; Marquis le vend six francs.» Et ce sont encore d'autres
+indications pour du papier à lettre, des romances espagnoles, des paquets
+de journaux.
+
+Le 18 mai, elle reçoit à Venise, datée du 10, la réponse d'Alfred de
+Musset à sa «lettre du Tyrol,» la première des _Lettres d'un Voyageur_,
+qui parut le 15 mai dans la _Revue des Deux Mondes_. En la lisant, il a
+versé des larmes, il a senti sa blessure se raviver, et ce qui devrait
+être le baume le plus doux, le plus céleste, «tombe comme une huile
+brûlante sur un fer rouge.» Alors il veut s'adonner au plaisir, follement,
+éperdument, au risque de n'avoir qu'un an ou deux à vivre. «Mais avec qui?
+où?» Puis ce sont les idées de suicide qui le hantent, ce suicide par
+l'ivresse qu'il devait accomplir avec une lente ténacité. «Voilà pourquoi
+j'ai des envies de mettre ma blouse de cotonnade bleue, de prendre une
+bouteille de rhum avec un peu d'opium autour de ma ceinture, et d'aller
+m'étendre sur le dos sur la roche de Fontainebleau.» Cette persistance de
+mélancolie n'est pas sans inquiéter ses amis, notamment Alfred Tattet.
+Mais, dit-il, «je bois autant de vin de champagne que devant, ce qui le
+rassure.»
+
+Combien plus sympathique que ce buveur invétéré et taciturne est l'autre
+Alfred de Musset, celui qui a des retours de sensibilité et qui confesse
+ses fautes avec une sincérité juvénile! Ses repentirs ont le double
+attrait de l'éloquence et de la vérité. «Et c'est à un homme, s'écrie-t-il,
+qui fait du matin au soir de pareilles réflexions ou de pareils rêves,
+que tu adresses cette lettre du Tyrol, cette lettre sublime! Mon George,
+jamais tu n'as rien écrit d'aussi beau, d'aussi divin; jamais ton génie ne
+s'est mieux trouvé dans ton coeur. C'est à moi, c'est de moi que tu parles
+aussi! Et j'en suis là! Et la femme qui a écrit ces pages-là, je l'ai
+tenue sur mon sein! Elle y a glissé comme une ombre céleste, et je me suis
+réveillé à son dernier baiser. Elle est ma soeur et mon amie; elle le sait,
+elle me le dit. Toutes les fibres de mon corps voudraient s'en détacher
+pour aller à elle et la saisir; toutes les nobles sympathies, toutes les
+harmonies du monde nous ont poussés l'un vers l'autre, et il y a entre
+nous un abîme éternel!»
+
+Afin d'occuper ses tristes loisirs, il lit _Werther_, la _Nouvelle
+Héloïse_. «Je dévore, dit-il, toutes ces folies sublimes dont je me suis
+tant moqué. J'irai peut-être trop loin dans ce sens-là, comme dans
+l'autre. Qu'est-ce que cela me fait? J'irai toujours.» Et sous sa plume
+vient une de ces pensées charmantes par où il savait effacer les
+bizarreries de son humeur et les pires écarts de sa conduite: «Ne
+t'offense pas de ma douleur, ange chéri. Si cette lettre te trouve dans un
+jour de bonheur et d'oubli, pardonne-la moi, jette-la dans la lagune; que
+ton coeur n'en soit pas plus troublé que son flot tranquille, mais qu'une
+larme y tombe avec elle, une de ces belles larmes que j'ai bues autrefois
+sur tes yeux noirs.»
+
+Le 24 mai, George Sand écrit à son tour; la lettre arrive à Paris le 2
+juin. Il n'en faut retenir que ce qui précise respectivement leur état
+d'âme. Elle revient sur les mérites de Pagello et les énumère avec
+complaisance: «J'ai là, près de moi, mon ami, mon soutien; il ne souffre
+pas, lui; il n'est pas faible, il n'est pas soupçonneux; il n'a pas connu
+les amertumes qui t'ont rongé le coeur; il n'a pas besoin de ma force, il
+a son calme et sa vertu; il m'aime en paix, il est heureux sans que je
+souffre, sans que je travaille à son bonheur. Eh bien, moi, j'ai besoin de
+souffrir pour quelqu'un, j'ai besoin d'employer ce trop d'énergie et de
+sensibilité qui _sont_ en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle
+sollicitude qui s'est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué.
+_Oh.'pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux
+sans appartenir ni à l'un ni à l'autre?_ J'aurais bien vécu dix ans
+ainsi.»
+
+Cette idée lui agrée; elle y insiste, et elle croit ouïr la voix de Dieu,
+tandis que les hommes, déconcertés par la singularité de ses paroles, de
+ses actes, et par l'audace de ses professions de foi, lui crient: horreur,
+folie, scandale, mensonge, la couvrent d'anathèmes et de malédictions.
+Elle ne veut ni s'en émouvoir ni s'en indigner. Les clabauderies d'en bas
+ne sauraient l'atteindre, et elle a recours, pour s'en expliquer, à une
+réminiscence de sa prime jeunesse: «Je me souviens du temps où j'étais au
+couvent. La rue Saint-Marceau passait derrière notre chapelle. Quand les
+forts de la Halle et les maraîchères élevaient la voix, on entendait leurs
+blasphèmes jusqu'au pied du sanctuaire. Mais ce n'était pour moi qu'un son
+qui frappait les murs. Il me tirait quelquefois de ma prière dans le
+silence du soir; j'entendais le bruit, je ne comprenais pas le sens des
+jurements grossiers. Je reprenais ma prière sans que mon oreille ni mon
+coeur se fussent souillés à les entendre. Depuis, j'ai vécu retirée dans
+l'amour comme dans un sanctuaire, et quelquefois les sales injures du
+dehors m'ont fait lever la tête, mais elles n'ont pas interrompu l'hymne
+que j'adressais au ciel, et je me suis dit comme au couvent: «Ce sont des
+charretiers qui passent.» Cependant elle annonce son retour pour le mois
+d'août. Sans doute, quand ils se reverront, il sera engagé dans un nouvel
+amour. Elle le désire et le craint tout ensemble. C'est une lutte entre sa
+tendresse de mère et ses instincts d'amante. «Je ne sais, écrit-elle, ce
+qui se passe en moi quand je prévois cela. Si je pouvais lui donner une
+poignée de main à celle-là! et lui dire comment il faut te soigner et
+t'aimer; mais elle sera jalouse, elle te dira: «Ne me parlez jamais de
+madame Sand, c'est une femme infâme.» Plus heureuse--et ici la liaison des
+idées est d'une rare ingénuité--elle peut parler d'Alfred de Musset à
+Pagello, sans voir un front se rembrunir, sans entendre une parole amère.
+Le nouvel occupant est d'une complexion sentimentale des plus
+accommodantes; il a de l'amour pour son prédécesseur, et George Sand se
+complaît à l'entretenir dans ce culte pieux. «Ton souvenir est une relique
+sacrée, ton nom est une parole solennelle que je prononce le soir dans le
+silence des lagunes et auquel répond une voix émue et une douce parole,
+simple et laconique, mais qui me semble si belle alors: _Io l'amo!_» Elle
+ne pouvait évoquer face à face Musset et Pagello, sans inviter Dieu à
+assister à la confrontation. C'est au paradis qu'elle donne volontiers ses
+rendez-vous mystiquement galants. Au cas où elle n'arriverait pas la
+première, elle charge Alfred de Musset d'une commission utile: «Mon petit
+ange, si tu rejoins Dieu avant moi, garde-moi une petite place là-haut,
+près de toi. Si c'est moi qui pars la première, sois sûr que je la
+garderai bonne.»
+
+Les anges ont, d'ailleurs, un rôle prépondérant dans cette correspondance
+qui ne semblait pas devoir être précisément séraphique. Alfred de Musset,
+en sa lettre du 4 juin arrivée le 12 mai à Venise[11], traite un sujet
+analogue et s'élève, lui aussi, aux sphères éthérées. «Deux êtres, dit-il,
+qui s'aiment bien sur la terre, font un ange dans le ciel.» A ce prix, le
+paradis ne saurait jamais souffrir de la dépopulation. Une image aussi
+hardie, pour expliquer la naissance des anges en des conditions humaines
+et très laïques, était, paraît-il, de l'invention de Latouche. George Sand
+trouve la métaphore exquise. Elle avait figuré dans une comédie, la _Reine
+d'Espagne_, qui fut outrageusement sifflée et qui, à l'en croire, méritait
+un meilleur sort. «A cette phrase si belle et si sainte, dit-elle, un
+monsieur du parterre a crié: «Oh! quelle cochonnerie!» et les sifflets
+n'ont pas permis à l'acteur d'aller plus loin.» Sans doute les spectateurs
+avaient une autre conception de la genèse des anges.
+
+[Note 11: Les dates indiquées ici sont bien celles qui figurent sur le
+livre publié en 1903 par la Librairie Paul Ollendorff]
+
+Presque en chacune de ses lettres, Alfred de Musset, avec la fatuité naïve
+de la jeunesse, aime à parler des bonnes fortunes qui s'offrent à lui et
+qu'il repousse. C'est peut-être une manière de rendre à George Sand la
+monnaie de Pagello. Du moins il se targue d'une belle impertinence dans
+les préludes obligés de la galanterie: «L'autre soir, une femme que
+j'estime beaucoup sous le rapport de l'intelligence, dans un entretien de
+bonne amitié que j'avais avec elle, commençait à se livrer. Je
+m'approchais d'elle franchement et de bonne foi, lorsqu'elle a posé sa
+main sur la mienne, en me disant: «Soyez sûr que le jour où vous êtes né,
+il est né une femme pour vous.»--J'ai reculé malgré moi.--«Cela est
+possible, me suis-je dit, mais alors je vais chercher ailleurs, car
+assurément ce n'est pas vous.» Cette affectation de dandysme et de
+byronisme, dédaigneux ou insolent, est l'élément insupportable du
+caractère d'Alfred de Musset. De même, dans sa littérature et jusque dans
+cette correspondance intime avec George Sand, on s'irrite parfois d'un
+surcroît de rhétorique et de déclamation qui altère la sincérité des
+sentiments. Ainsi ce passage où il évoque, sur un ton de mélodrame,
+l'image de son cadavre: «Prie pour moi, mon enfant. Quoi qu'il doive
+m'arriver, plains-moi; je t'ai connue un an trop tôt. J'ai cru longtemps à
+mon bonheur, à une espèce d'étoile qui me suivait. Il en est tombé une
+étincelle de la foudre sur ma tête, de cet astre tremblant. Je suis lavé
+par ce feu céleste qui a failli me consumer. Si tu vas chez Danieli,
+regarde dans ce lit où j'ai souffert; il doit y avoir un cadavre, car
+celui qui s'en est levé n'est pas celui qui s'y était couché.»
+
+George Sand avait chargé Boucoiran de voir son fils et d'envoyer à Venise
+une somme que lui devait Buloz. Or elle ne recevait ni nouvelles de
+Maurice ni argent. Elle prie Alfred de Musset d'aller au collège Henri IV
+et de stimuler la négligence et l'apathie de Boucoiran. La lettre où elle
+lui transmet cette requête est inquiète et agitée. On y sent l'affection
+maternelle--la vraie--qui se réveille, et en même temps elle confesse ses
+embarras et ses tourments financiers. Pagello a mis toutes ses pauvres
+_roba_ au Mont-de-Piété; elle doit deux cents francs à Rebizzo, fait des
+économies sur son estomac et se nourrit de deux sardines. Va-t-elle être
+obligée de demander l'aumône, alors qu'elle travaille, qu'elle a gagné son
+salaire et attend un argent qui lui est dû? Sa colère se déchaîne contre
+Boucoiran. En réalité, il n'était pas coupable. La lettre, qui contenait
+un mandat de onze cents francs sur un banquier de Venise, s'était égarée
+au fond d'une case à la poste restante. On ne la retrouva que tardivement.
+Dans l'intervalle, George Sand connut les angoisses de la gêne et presque
+la détresse. Elle en parle très discrètement à Alfred de Musset, mais
+surtout elle s'alarme de la santé de Maurice; elle le croit mort, elle est
+comme folle toutes les nuits. Qui la rassurera? Boucoiran n'écrit pas,
+Papet est peut-être absent. Elle ne veut s'adresser ni à Paultre, qui
+n'est pas exact, ni à Sainte-Beuve, avec qui elle n'est pas assez liée, ni
+à Gustave Planche, qu'elle a tenu à distance, car il est encombrant et
+vantard. «Les cancans, dit-elle, recommenceraient sur notre prétendue
+passion.» Il semblerait naturel qu'elle recourût à sa famille. Elle y
+répugne. «Mon frère est parfaitement indifférent à tout ce qui me concerne,
+mon mari voudrait bien me savoir crevée.» Aussi sa lettre n'est qu'un
+long épanchement de tristesse et de désespérance. Elle a l'obsession du
+suicide: «Quelle vie! J'ai bien envie d'en finir, bien envie, bien envie!
+Tu es bon et tu m'aimes. Pietro aussi, mais rien ne peut empêcher qu'on
+soit malheureux.»
+
+La lettre suivante de George Sand, datée du 13 juin, réitère les mêmes
+doléances. Elle n'a pas encore reçu de Boucoiran l'argent qu'elle réclame
+avec impatience. «Cet excès de misère, écrit-elle à Alfred de Musset,
+empoisonne beaucoup ma vie et me force à de continuelles privations ou à
+des mortifications d'orgueil auxquelles je ne saurais m'habituer.» Elle
+fait diversion à ses soucis en donnant à son correspondant des leçons sur
+l'amour, dont elle espère qu'il tirera profit. Voici les définitions et
+les métaphores qu'elle lui propose: «L'amour est un temple que bâtit celui
+qui aime à un objet plus ou moins digne de son culte, et ce qu'il y a de
+plus beau dans cela, ce n'est pas tant le dieu que l'autel. Pourquoi
+craindrais-tu de te risquer? Que l'idole reste debout longtemps, ou
+qu'elle se brise bientôt, tu n'en auras pas moins bâti un beau temple. Ton
+âme l'aura habité, elle l'aura rempli d'un encens divin, et une âme comme
+la tienne doit produire de grandes oeuvres. Le dieu changera peut-être, le
+temple durera autant que toi. Ce sera un lieu de refuge sublime où tu iras
+retremper ton coeur à la flamme éternelle, et ce coeur sera assez riche,
+assez puissant pour renouveler la divinité, si la divinité déserte son
+piédestal.» Au milieu de cette page de noble allure, elle insinue une
+question qui a tout l'air, sous sa forme prudente, d'être un plaidoyer
+_pro domo_. «Crois-tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour épuiser et
+flétrir une âme forte? Je l'ai cru aussi pendant longtemps, mais je sais à
+présent que c'est tout le contraire. C'est un feu qui tend toujours à
+monter et à s'épurer.» Ainsi sa doctrine--et sa pratique--consiste à
+multiplier les foyers d'incendie. Elle y trouvera des points de
+comparaison et décidera, sur le tard, lequel fut le plus lumineux. Il faut
+aimer, à son école, jusqu'en l'arrière-saison, par delà l'automne et l'été
+de la Saint-Martin, même en hiver. «C'est peut-être, dit-elle, l'oeuvre
+terrible, magnifique et courageuse de toute une vie. C'est une couronne
+d'épines qui fleurit et se couvre de roses quand les cheveux commencent à
+blanchir.» Or, voici en quels termes elle encourage à la récidive, à la
+persévérance opiniâtre, ceux qui du premier coup n'ont pas eu la main
+heureuse: «Peut-être que plus on a cherché en vain, plus on devient habile
+à trouver; plus on a été forcé de changer, plus on devient propre à
+conserver. Qui sait?» C'est la théorie du mouvement perpétuel. C'est
+l'apologie de la prodigalité sentimentale. Si l'on n'a pas gagné à la
+loterie, il faut prendre de nouveaux billets, jusqu'à ce que l'escarcelle
+soit vide. Est-ce prudent? Mais elle invoque comme autorité Jésus disant à
+Madeleine: «Il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aimé.» Et
+elle compte sur le même traitement.
+
+Ses conseils littéraires valent mieux que ses exhortations douteusement
+morales. «Aime et écris, dit-elle à Alfred de Musset, c'est ta vocation,
+mon ami. Monte vers Dieu sur les rayons de ton génie et envoie ta muse sur
+la terre raconter aux hommes les mystères de l'amour et de la foi.» Tandis
+qu'elle l'incite de la sorte à l'ascension des sommets qui se perdent dans
+la nue, elle goûte à Venise le placide et bourgeois amour de Pagello.
+Aucune de ses souffrances ne lui vient de l'honnête et consciencieux
+médecin, très appliqué à tous ses devoirs professionnels. En dehors de
+l'exactitude, il témoigne même de délicates attentions d'amoureux pauvre,
+mais enflammé: «N'ayant pas une petite pièce de monnaie pour m'acheter un
+bouquet, il se lève avant le jour et fait deux lieues à pied pour m'en
+cueillir un dans les jardins des faubourgs. Cette petite chose est le
+résumé de toute sa conduite. Il me sert, il me porte et il me remercie.
+Oh! dis-moi que tu es heureux, et je le serai.»
+
+Heureux, Alfred de Musset ne pouvait l'être, ni alors ni plus tard, avec
+ce tempérament de fièvre et ces habitudes de débauche qui useront ses
+nerfs et brûleront sa vie. De près, il n'a pas su--il le reconnaît--aimer
+George Sand et lui donner le bonheur. De loin, il offre de sauter pour
+elle dans un précipice, avec une joie immortelle dans l'âme. «Mais sais-tu,
+dit-il, ce que c'est que d'être là, dans cette chambre, seul, sans un ami,
+sans un chien, sans un sou, sans une espérance, inondé de larmes depuis
+trois mois et pour bien des années, d'avoir tout perdu, jusqu'à mes rêves,
+de me repaître d'un ennui sans fin, d'être plus vide que la nuit? Sais-tu
+ce que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pensée: qu'il
+faut que je souffre, et que je m'ensevelisse en silence, mais que du moins
+tu es heureuse! peut-être heureuse par mes larmes, par mon absence, par le
+repos que je ne trouble plus! O mon amie, mon amie, si tu ne l'étais
+pas!...» Il veut qu'elle le soit; elle doit l'être. Pagello est «une noble
+créature, bonne et sincère.» C'est même cette certitude qui lui a donné le
+courage de quitter Venise, de fuir. Mais le bonheur est un hiéroglyphe
+terrible, l'énigme indéchiffrable sur cette route de Thèbes où le sphinx
+dévore tant de pèlerins de l'éternel voyage. Et il lui pose à elle, il se
+pose à lui-même la douloureuse question: «Ce mot si souvent répété, le
+bonheur, ô mon Dieu, la création tout entière frémit de crainte et
+d'espérance en l'entendant! Le bonheur! Est-ce l'absence du désir? Est-ce
+de sentir tous les atomes de son être en contact avec d'autres? Est-ce
+dans la pensée, dans les sens, dans le coeur que se trouve le bonheur? Qui
+sait pourquoi il souffre?» Ni le génie qui s'interroge, ni les efforts de
+l'humanité pensante, ni la simplicité des humbles, ne découvriront la
+solution du mystérieux problème.
+
+Le 26 juin, George Sand écrit de Venise la dernière lettre que nous
+possédions. Elle a reçu, grâce à Alfred de Musset, de bonnes nouvelles de
+son fils, elle a trouvé son argent à la poste restante. C'est un
+soulagement. Elle annonce son retour à Paris pour la première quinzaine
+d'août, car elle veut assister à la distribution des prix du collège Henri
+IV. Reviendra-t-elle seule? Non, Pagello va l'accompagner. Le voyage est
+coûteux, mais il a, dit-elle, «bien envie de ne pas me quitter, et il se
+fait une joie de t'embrasser; j'espère que cela l'emportera sur les
+embarras de sa position.» Une fois encore--mais c'est la dernière--elle
+remercie Musset de «l'avoir remise dans les mains d'un être dont
+l'affection et la vertu sont immuables comme les Alpes.» Elle va donc
+revoir ses enfants et son Alfred--ses trois enfants--elle constatera, de
+ses propres yeux, s'il est rose comme autrefois et gras comme il s'en
+vante. «Que je sois bien rassurée sur ta santé, écrit-elle, et que mon
+coeur se dilate en t'embrassant comme mon Maurice, et en t'entendant me
+dire que tu es mon ami, mon fils bien-aimé, et que tu ne changeras jamais
+pour moi!» Cette maternité en partie double--ou même triple, si l'on
+n'oublie pas Solange--est le tout de sa vie. Et Pagello? direz-vous. Elle
+a vite fait sa part. «Quant à Pierre, c'est un corps qui nous enterrera
+tous, c'est un coeur qui ne s'appartient plus et qui est à _nous_ comme
+celui que nous avons dans la poitrine.» Puis elle termine en hâte par ce
+paragraphe qui résume bien la complexité bizarre de ses sentiments: «Adieu,
+adieu, mon cher ange, ne sois pas triste à cause de moi. Cherche, au
+contraire, ton espérance et ta consolation dans le souvenir de ta vieille
+mignonne, qui te chérit et qui prie Dieu pour que tu sois aimé.»
+
+Enfin, il y a une lettre d'Alfred de Musset, en date du 11 juillet, qui se
+divise en deux parties. L'une est dédiée _al mio caro Pietro Pagello_.
+Elle traite sur le ton du badinage ses recommandations relatives au vin de
+champagne: «Je vous promets que jamais, jamais je ne boirai plus de cette
+maudite boisson--sans me faire les plus grands reproches.» Et le poète
+ajoute: «George me mande que vous hésitez à venir ici avec elle; il faut
+venir, mon ami, ou ne pas la laisser partir.» Signé: «Un de vos meilleurs
+amis, Alfred de Musset.» Les autres feuilles, destinées à George Sand, ont
+été dépecées par elle à coups de ciseaux. Il n'en subsiste, pour ainsi
+dire, que ce bout de conversation: «Dites-moi, monsieur, est-il-vrai que
+madame Sand soit une femme adorable?»--Telle est l'honnête question qu'une
+belle bête m'adressait l'autre jour. La chère créature ne l'a pas répétée
+moins de trois fois, pour voir apparemment si je varierais mes
+réponses.--«Chante, mon brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me feras
+pas renier, comme saint Pierre.»
+
+Ni l'_Histoire de ma Vie_, ni la _Correspondance_ ne contiennent de
+détails sur les circonstances qui précédèrent et déterminèrent le départ
+de George Sand. Le journal intime de Pagello est plus explicite. Quand
+elle parla de la nécessité de rejoindre ses enfants pour les vacances et
+qu'elle lui demanda de l'accompagner, sauf à retourner ensuite à Venise
+ensemble, il fut tout déconcerté et sollicita le temps de la réflexion.
+«Je compris du coup que j'irais en France et que j'en reviendrais sans
+elle; mais je l'aimais au delà de tout, et j'aurais affronté mille
+désagréments plutôt que de la laisser courir seule un si long voyage.» Il
+finit par accepter, en spécifiant qu'il ne se rendrait pas à Nohant, qu'il
+habiterait seul à Paris et compléterait dans les hôpitaux son instruction
+médicale. Ils tombèrent d'accord, mais ils avaient compris ce qui allait
+les séparer. «A partir de ce moment-là, dit Pagello, nos relations se
+changèrent en amitié, au moins pour elle. Moi, je voulais bien n'être
+qu'un ami, mais je me sentais néanmoins amoureux.» Hélas! ses soupirs et
+ses appels ne seront plus guère entendus.
+
+Le trajet s'effectua par Milan, Domo d'Ossola, le Simplon, Chamonix--où
+ils firent l'excursion de la Mer de Glace--et Genève. Le 29 juillet, ils
+étaient à Milan; le 10 août, ils arrivaient à Paris. «A mesure que nous
+avancions, dit Pagello, nos relations devenaient plus circonspectes et
+plus froides. Je souffrais beaucoup, mais je faisais mille efforts pour le
+cacher. George Sand était un peu mélancolique et beaucoup plus
+indépendante de moi. Je voyais douloureusement en elle une actrice assez
+coutumière de telles farces, et le voile qui me bandait les yeux
+commençait à s'éclaircir.» Pagello, qui semble avoir eu l'esprit porté au
+sentiment plutôt qu'à la géographie, raconte qu'ils allèrent de Genève à
+Paris par le Dauphiné et la Champagne: on a peine à croire que la
+diligence ait suivi cet itinéraire fantaisiste. En descendant de voiture,
+George Sand, attendue par le fidèle Boucoiran, gagna son appartement du
+quai Malaquais, et Pagello, tout dépaysé, alla occuper, à l'hôtel
+d'Orléans, rue des Petits-Augustins, une chambrette du troisième étage à 1
+fr. 50. Pauvre Pietro, les jours sombres commencent. A Venise, il avait
+supplanté Alfred de Musset. A Paris, il va être évincé par lui. Juste
+revanche. Pagello n'était pas un article d'exportation. Tels ces fruits
+qui demandent à être consommés sur place et supportent mal le voyage.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+RETOUR A ALFRED DE MUSSET
+
+
+A peine arrivée à Paris, George Sand se trouva dans la situation la plus
+fausse entre Pagello qu'elle avait amené, mais qu'elle n'aimait plus, et
+Alfred de Musset qui brûlait de la revoir et que peut-être elle aimait
+encore. Une entrevue eut lieu. Fut-elle sollicitée par _elle_ ou par
+_lui_? On l'ignore. Ils se rapprochèrent en vertu de cette propriété
+mystérieuse et attractive qui appartient à l'aimant. Que pensa Pagello de
+la réunion, amicale en apparence, mais vouée à devenir amoureuse, dont il
+devait être le témoin? Il l'avait autorisée avec longanimité, ou plutôt il
+s'y était résigné. «La Sand, dit-il dans son journal intime, voulait
+partir avec ses deux petits enfants pour La Châtre, et moi j'avais
+manifesté la ferme volonté de ne pas la suivre. Elle voyait toute la
+singularité de ma position, tous les sacrifices que j'avais faits à mon
+amour: ma clientèle perdue, mes parents quittés, et moi exilé sans fortune,
+sans appui, sans espérance.» Ajoutez l'indifférence croissante de George
+Sand à son endroit, et la reprise ostensible, publique de l'ancienne
+passion pour Alfred de Musset. Aussi bien cette renaissance de tendresse
+ne devait-elle pas se produire sans de cruelles secousses. L'affection
+essaya vainement de demeurer platonique. «Georgette, écrit Musset, j'ai
+trop compté sur moi en voulant te revoir, et j'ai reçu le dernier coup.»
+Il s'éloignera, du moins il l'annonce; il ira aux Pyrénées, en Espagne.
+«Si Dieu le permet, je reverrai ma mère, mais je ne reverrai jamais la
+France... Je pars aujourd'hui pour toujours, je pars seul, sans un
+compagnon, sans un chien. Je te demande une heure, et un dernier baiser.
+Si tu crains un moment de tristesse, si ma demande importune Pierre,
+n'hésite pas à me refuser.» Et, recourant à ces grands effets de style
+qu'il savait irrésistibles auprès de George Sand, il poursuit sur le mode
+pathétique: «Reçois-moi sur ton coeur, ne parlons ni du passé, ni du
+présent, ni de l'avenir; que ce ne soit pas l'adieu de Monsieur un tel et
+de Madame une telle. Que ce soient deux âmes qui ont souffert, deux
+intelligences souffrantes, deux aigles blessés qui se rencontrent dans le
+ciel et qui échangent un cri de douleur avant de se séparer pour
+l'éternité! Que ce soit un embrassement, chaste comme l'amour céleste,
+profond comme la douleur humaine! O ma fiancée! Pose-moi doucement la
+couronne d'épines, et adieu! Ce sera le dernier souvenir que conservera ta
+vieillesse d'un enfant qui n'y sera plus!»
+
+Les lettres suivantes, du mois d'août 1834, mais sans indication précise
+de date, développent les mêmes sentiments et affirment sa résolution de
+partir. «Quoique tu m'aies connu enfant, s'écrie-t-il, crois aujourd'hui
+que je suis homme... Tu me dis que je me trompe sur ce que j'éprouve. Non,
+je ne me trompe pas, j'éprouve le seul amour que j'aurai de ma vie...
+Adieu, ma bien-aimée Georgette, ton enfant, Alfred.» Toutefois, avant de
+se rendre à Toulouse d'abord, chez son oncle, puis à Cadix, il sollicite
+un suprême entretien. Ces entretiens-là sont périlleux. Le plus souvent,
+ils débutent par des adieux et s'achèvent en des recommencements. «Tu me
+dis que tu ne crains pas de blesser Pierre en me voyant. Quoi donc alors?
+Ta position n'est pas changée? Mon amour-propre, dis-tu? Ecoute, écoute,
+George, si tu as du coeur, rencontrons-nous quelque part, chez moi, chez
+toi, au Jardin des Plantes, au cimetière, au tombeau de mon père c'est là
+que je voulais te dire adieu... Songe que je pars, mon enfant. Ne fermons
+pas légèrement des portes éternelles.» Et la lettre se termine, à la
+pensée de ne pas la revoir, sur cette apostrophe et cette adjuration: «Ah!
+c'est trop, c'est trop. Je suis bien jeune, mon Dieu! Qu'ai-je donc fait?»
+
+La réponse de George Sand est calme et raisonnable. Elle s'abrite derrière
+Pagello, derrière ses projets de voyage à Nohant. «Il est inquiet,
+dit-elle, et il n'a pas tort, puisque tu es si troublé, et il voit bien
+que cela me fait du mal... Je lui ai tout dit. Il comprend tout, il est
+bon. Il veut que je te voie sans lui une dernière fois et que je te décide
+à rester, au moins jusqu'à mon retour de Nohant.» Dans cette même lettre,
+elle autorise, elle invite Alfred de Musset à venir quai Malaquais: car
+elle est trop malade pour sortir, et il fait un temps affreux. Il vint, il
+s'attarda, et l'on pourrait croire qu'il allait abandonner ses idées de
+départ. Au contraire, il s'y attache, après une nuit qui porte conseil. Il
+ira à Baden. La lettre où il le signifie, au lendemain de l'entrevue de
+réconciliation, a été par lui très attentivement et très éloquemment
+composée: «Notre amitié est consacrée, mon enfant. Elle a reçu hier,
+devant Dieu, le saint baptême de nos larmes. Elle est immortelle comme
+lui. Je ne crains plus rien ni n'espère plus rien. J'ai fini sur la terre.
+Il ne m'était pas réservé d'avoir un plus grand bonheur. Eh bien, ma soeur
+chérie, je vais quitter ma patrie, ma mère, mes amis, le monde de ma
+jeunesse; je vais partir seul, pour toujours, et je remercie Dieu. Celui
+qui est aimé de toi ne peut plus maudire, George. Je puis souffrir encore
+maintenant, mais je ne puis plus maudire.»
+
+Il lui offre le sacrifice de sa vie et d'aller mourir en silence à trois
+cents lieues, ou simplement de ne plus la poursuivre de ses lettres. Il
+est prêt à obéir: «Sois heureuse à tout prix, oh! sois heureuse,
+bien-aimée de mon âme! Le temps est inexorable, la mort avare; les
+dernières années de la jeunesse s'envolent plus rapidement que les
+premières.» Puis il ajoute, avec un tantinet de déclamation: «Les
+condamnés à mort ne renient pas leur Dieu... Rétrécis ton coeur, mon grand
+George, tu en as trop pour une poitrine humaine. Mais si tu renonces à la
+vie, si tu te retrouves jamais seule en face du malheur, rappelle toi le
+serment que tu m'as fait: «Ne meurs pas sans moi.» Souviens-t'en,
+souviens-t'en, tu me l'as promis devant Dieu.»
+
+Le surplus de la lettre, où frémit et vibre l'émotion, est d'une rare
+beauté de pensée et de style. On y sent tressaillir l'âme douloureuse du
+poète:
+
+«Je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait mon livre sur moi et sur toi (sur
+toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fiancée, tu ne te coucheras pas
+dans cette froide terre, sans qu'elle sache qui elle a porté. Non, non,
+j'en jure par ma jeunesse et mon génie, il ne poussera sur ta tombe que
+des lis sans tache. J'y poserai, de ces mains que voilà, ton épitaphe en
+marbre plus pur que les statues de nos gloires d'un jour. La postérité
+répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n'en ont plus
+qu'un à eux deux, comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard; on ne
+parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. Ce sera là un mariage plus
+sacré que ceux que font les prêtres; le mariage impérissable et chaste de
+l'Intelligence. Les peuples futurs y reconnaîtront le symbole du seul Dieu
+qu'ils adoreront. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que les révolutions de
+l'esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annonçaient à
+leur siècle? Eh bien, le siècle de l'Intelligence est venu. Elle sort des
+ruines du monde, cette souveraine de l'avenir; elle gravera ton portrait
+et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le prêtre qui
+nous bénira, qui nous couchera dans la tombe, comme une mère y couche sa
+fille le soir de ses noces; elle écrira nos deux chiffres sur la nouvelle
+écorce de l'arbre de vie. Je terminerai ton histoire par mon hymne d'amour;
+je ferai un appel, du fond d'un coeur de vingt ans, à tous les enfants de
+la terre; je sonnerai aux oreilles de ce siècle blasé et corrompu, athée
+et crapuleux, la trompette des résurrections humaines, que le Cbrist a
+laissée au pied de sa croix. Jésus! Jésus! et moi aussi, je suis fils de
+ton père. Je te rendrai les baisers de ma fiancée; c'est toi qui me l'as
+envoyée, à travers tant de dangers, tant de courses lointaines, qu'elle a
+couru pour venir à moi. Je nous ferai, à elle et à moi, une tombe qui sera
+toujours verte, et peut-être les générations futures répéteront-elles
+quelques-unes de mes paroles, peut-être béniront-elles un jour ceux qui
+auront frappé avec le myrte de l'amour aux portes de la liberté.»
+
+Cette lettre, écrite avec une sensibilité qui ne dédaigne pas d'être très
+littéraire, fut envoyée la veille ou l'avant-veille du départ d'Alfred de
+Musset. Il quitta Paris la dernière semaine d'août, traversa Strasbourg le
+28, et le 1er septembre, arrivé à Baden, il adressa à George Sand un
+nouvel hymne d'amour. En voici l'un des plus brûlants passages:
+
+«Ma chère âme, tu as un coeur d'ange... Jamais homme n'a aimé comme je
+t'aime. Je suis perdu, vois-tu, je suis noyé, inondé d'amour; je ne sais
+plus si je vis, si je mange, si je marche, si je respire, si je parle; je
+sais que j'aime. Ah! si tu as eu toute ta vie une soif de bonheur
+inextinguible, si c'est un bonheur d'être aimée, si tu l'as jamais demandé
+au ciel, oh! toi, ma vie, mon bien, ma bien-aimée, regarde le soleil, les
+fleurs, la verdure, le monde! Tu es aimée, dis-toi cela, autant que Dieu
+peut être aimé par ses lévites, par ses amants, par ses martyrs. Je t'aime,
+ô ma chair et mon sang! Je meurs d'amour, d'un amour sans fin, sans nom,
+insensé, désespéré, perdu; tu es aimée, adorée, idolâtrée, jusqu'à mourir!
+Et non, je ne guérirai pas. Et non, je n'essaierai pas de vivre; et j'aime
+mieux cela, et mourir en t'aimant vaut mieux que de vivre. Je me soucie
+bien de ce qu'ils diront. Ils diront que tu as un autre amant. Je le sais
+bien, j'en meurs. Mais j'aime, j'aime, j'aime! Qu'ils m'empêchent
+d'aimer!»
+
+Il est parti--il le confesse--dans un état d'exaltation éperdue, après
+avoir tenu entre ses bras ce corps adoré, après l'avoir pressé sur une
+blessure cbérie. Il emportait à ses lèvres le souffle des lèvres aimées,
+et, comme il l'exprime très poétiquement: «Je te respirais encore.» Ce
+baiser, il l'avait attendu cinq mois, dans une continuelle angoisse:
+«Sais-tu ce que c'est pour un pauvre coeur qui a senti pendant cinq mois,
+jour par jour, heure par heure, la vie l'abandonner, le froid de la tombe
+descendre lentement dans la solitude, la mort et l'oubli tomber goutte à
+goutte comme la neige; sais-tu ce que c'est pour un coeur serré jusqu'à
+cesser de battre, de se dilater un moment, de se rouvrir, comme une pauvre
+fleur mourante, et de boire une goutte de rosée vivifiante? O mon Dieu! je
+le sentais bien, je le savais, il ne fallait pas nous revoir.»
+
+Vainement il avait tenté de l'oublier, de prendre un autre amour: nulle
+part, il n'a ni n'aurait trouvé ce qui le charme en elle. Les faciles et
+vénales amours l'ont écoeuré, et il le crie en quelques mots d'une vérité
+saisissante: «Ces belles créatures, je les hais; elles me dégoûtent avec
+leurs diamants, leur velours. Je les embrasse; après je me rince la bouche
+et je deviens furieux, je n'aime pas les Vénus. O mon amour, ce que j'aime,
+c'est ta petite robe noire, le noeud de ton soulier, ton col, tes yeux.»
+Et il se compare, en son agonie de passion, à l'un de ces taureaux blessés
+dans le cirque qui ont la permission d'aller se coucher dans un coin avec
+l'épée du matador dans l'épaule et de mourir en paix. Voilà le droit qu'il
+réclame. Il n'admet pas qu'on le lui conteste. «Le reste, dit-il, me
+regarde. Il serait trop cruel de venir dire à un malheureux qui meurt
+d'amour, qu'il a tort de mourir.» Elle ne l'entend pas, quand il l'appelle
+à cent cinquante lieues de distance, et pourtant il ne peut vivre sans
+elle. Il voudrait s'établir aux environs de Moulins ou de Châteauroux,
+louer un grenier avec une table et un lit. Elle viendrait le voir une fois
+ou deux, à cheval, et là, dans la solitude, il écrirait la mélancolique
+histoire de leur amour. Puisqu'il n'en peut être ainsi, du moins il a
+conçu un rêve et il formule une prière: «O ma fiancée, je te demande
+encore pourtant quelque chose. Sors un beau soir, au soleil couchant,
+seule; va dans la campagne, assieds-toi sur l'herbe, sous quelque saule
+vert; regarde l'occident, et pense à ton enfant qui va mourir. Tâche
+d'oublier le reste, relis mes lettres, si tu les as, ou mon petit livre.
+Pense, laisse aller ton bon coeur, donne-moi une larme, et puis rentre
+chez toi doucement, allume ta lampe, prends ta plume, donne une heure à
+ton pauvre ami. Donne-moi tout ce qu'il y a pour moi dans ton coeur.
+Efforce-toi plutôt un peu; ce n'est pas un crime, mon enfant. Tu peux m'en
+dire même plus que tu n'en sentiras; je n'en saurai rien, ce ne peut être
+un crime; je suis perdu.» Et la lettre se termine en un véritable spasme
+de passion, où éclate l'éréthisme névrosé du poète: «Dis-moi que tu me
+donnes tes lèvres, tes dents, tes cheveux, tout cela, cette tête que j'ai
+eue, et que tu m'embrasses, toi, moi! O Dieu, ô Dieu, quand j'y pense, ma
+gorge se serre, mes yeux se troublent, mes genoux chancellent. Ah! il est
+horrible de mourir, il est horrible d'aimer ainsi. Quelle soif, mon George,
+oh! quelle soif j'ai de toi! Je t'en prie, que j'aie cette lettre. Je me
+meurs. Adieu.» Après avoir indiqué son adresse, à Baden (Grand-Duché),
+près Strasbourg, poste restante, il ajoute en post-scriptum: «O ma vie, ma
+vie, je te serre sur mon coeur, ô mon George, ma belle maîtresse, mon
+premier, mon dernier amour!»
+
+Que devient cependant George Sand? Elle a profité de son séjour à Paris
+pour régler ses intérêts avec Buloz, mais nous ne savons pas si elle a,
+comme elle projetait, sermonné le bavard et compromettant Gustave Planche,
+contre lequel Alfred de Musset nourrissait une rancune particulière.
+Planche, en effet, fils de pharmacien, avait joué au poète un tour
+pendable, du temps où ils étaient rivaux d'influence auprès de l'auteur de
+_Lélia_. Certain jour, il offrit à Musset des bonbons au chocolat. A
+peine en eut-il mangé deux ou trois qu'il dut céder la place. C'étaient
+des bonbons purgatifs que Gustave Planche avait dérobés à l'officine
+paternelle. Et cette anecdote, qui a son parfum moliéresque, a été
+transmise par madame Martelet, gouvernante d'Alfred de Musset.
+
+Le 29 août, George Sand arrive à Nohant, en compagnie de son fils Maurice.
+Elle y retrouve Solange et le singulier M. Dudevant qui la reçoit
+placidement, comme si elle ne revenait pas de Venise. Elle a laissé à
+Paris, sans s'émouvoir, sans éprouver ni remords ni scrupules, le triste
+Pagello, qui ne paraît pas avoir supporté cette séparation avec son
+habituelle philosophie. Comme c'était la saison des vacances et que
+d'ailleurs George Sand se souciait peu de l'exhiber dans les milieux
+littéraires, il n'entra en relations qu'avec Gustave Planche et Buloz qui,
+par une politesse sans doute ironique, lui offrit de collaborer à la
+_Revue des Deux Mondes_. Il fit plusieurs visites à Alfred de Musset, dont
+l'accueil fut «des plus courtois, mais dépourvu de toute expansion
+cordiale; il était, au reste--d'après Pagello--d'un naturel peu expansif.»
+Il ne trouva de véritable intimité qu'auprès d'Alfred Tattet, bon vivant,
+amant de Déjazet avec qui il avait fait le voyage d'Italie; mais surtout
+compagnon de plaisir de Musset et grand amateur de vin de Chypre dont il
+se faisait envoyer chaque année un tonnelet. Voici la lettre découragée
+que Pagello lui adresse, le 6 septembre:
+
+«Mon cher Alfred, votre pauvre ami est à Paris. Je suis allé chez vous
+demander de vos nouvelles; on m'a dit que vous étiez à la campagne. Si
+j'avais eu le temps, je serais allé vous donner un baiser, mais comme je
+suis ici pour peu, je vous l'envoie par cette feuille. Je ne sais combien
+de jours encore je resterai à Paris. Vous savez que je suis obligé d'obéir
+à ma petite bourse, et celle-ci me commande déjà le départ. Adieu. Si je
+puis vous voir à Paris, je serai heureux; si je ne puis, envoyez-moi un
+baiser, vous aussi, sur un petit bout de papier. Hôtel d'Orléans, n° 17,
+rue des Petits-Augustins. Adieu, mon bon, mon sincère ami, adieu, votre
+très affectionné ami,
+
+Pietro PAGELLO.»
+
+Le Vénitien déraciné prenait ses repas dans une pension tenue par un
+compatriote, Burnharda, hôtelier à Paris depuis trente-trois ans; mais
+souvent aussi, obligé d'être économe, il allait au Jardin des Plantes
+manger un pain et quelques fruits, au sortir de la clinique de Velpeau.
+George Sand, avant de partir pour Nohant, s'était bornée à lui donner
+quelques recommandations dans le monde médical. Or le malheureux, isolé,
+sans ressources, sans relations, parlant à peine notre langue, menait une
+vie de délaissement et de misère, inconsolable d'un injurieux abandon qui
+succédait à la passion la plus enflammée. «Il me semble, écrivait-il à son
+père le 18 août, être un oiseau étranger jeté dans une tempête.» Et plus
+loin: «Si quelqu'un a toutes raisons de se jeter à la Seine, c'est moi!»
+
+George Sand, sur le point de quitter Paris, avait dû affronter une
+explication orageuse avec Pagello. Nous en trouvons l'écho dans la lettre
+qu'elle adresse de Nohant à Alfred de Musset, au commencement de
+septembre. Elle rêve,_pour eux trois_, un amour de l'âme où les sens ne
+seraient rien. Mais ni le poète ni le médecin ne veulent s'en accommoder.
+«Eh bien! s'écrie-t-elle, voilà que tu t'égares, et lui aussi. Oui,
+lui-même, qui dans son parler italien est plein d'images et de
+protestations qui paraîtraient exagérées si on les traduisait mot à mot,
+lui qui, selon l'usage de là-bas, embrasse ses amis presque sur la bouche,
+et cela sans y entendre malice, le brave et pur garçon qu'il est, lui qui
+tutoie la belle Cressini sans jamais avoir songé à être son amant; enfin,
+lui qui faisait à Giulia (je t'ai dit qu'elle était sa soeur de la main
+gauche) des vers et des romances tout remplis d'_amore_ et de _felicità_,
+le voilà, ce pauvre Pierre, qui, après m'avoir dit tant de fois: _il
+nostro amore per Alfredo_, lit je ne sais quel mot, quelle ligne de ma
+réponse à toi le jour du départ, et s'imagine je ne sais quoi.» Pagello
+est jaloux. A-t-il décacheté une lettre de George Sand? A-t-il lu, par
+dessus l'épaule d'Alfred de Musset, une phrase ainsi conçue: «Il faut que
+je sois à toi, c'est ma destinée?» Elle nie l'avoir écrite. En réalité, il
+n'admet pas qu'on lui ait fait faire trois cents lieues pour l'abandonner
+et lui laisser l'unique distraction de promenades au Jardin des Plantes,
+ou lui infliger la lugubre solitude d'une misérable chambre d'hôtel.
+
+Nous nous expliquons, mais George Sand semble ne pas s'expliquer la
+révolte de Pagello: «Lui qui comprenait tout à Venise, du moment qu'il a
+mis le pied en France, il n'a plus rien compris, et le voilà désespéré.
+Tout de moi le blesse et l'irrite. Et faut-il le dire? il part, il est
+peut-être parti à l'heure qu'il est, et moi, je ne le retiendrai pas,
+parce que je suis offensée jusqu'au fond de l'âme de ce qu'il m'écrit, et
+que, je le sens bien, il n'a plus la foi, par conséquent il n'a plus
+l'amour.» Elle ira à Paris, en apparence pour consoler Pagello--car elle
+ne veut ni se justifier ni le retenir--mais, à dire vrai, avec l'espoir et
+le désir de rencontrer Musset, à son retour de Baden. Le Vénitien l'obsède;
+elle en est excédée, et elle philosophe sur cet amour expirant, qui va
+rejoindre les affections défuntes: «Est-ce que l'amour élevé et croyant
+est possible? Est-ce qu'il ne faut pas que je meure sans l'avoir
+rencontré? Toujours saisir des fantômes et poursuivre des ombres! Je m'en
+lasse. Et pourtant je l'aimais sincèrement et sérieusement, cet homme
+généreux, aussi romanesque que moi, et que je croyais plus fort que moi.
+Je l'aimais comme un père, et tu étais alors notre enfant à tous deux. Le
+voilà qui redevient un être faible, soupçonneux, injuste, faisant des
+querelles d'Allemand et vous laissant tomber sur la tête ces pierres qui
+brisent tout.»
+
+Elle espérait, certes, que Pagello serait raisonnable. N'avait-il pas
+accepté qu'elle revît Alfred de Musset et qu'elle l'embrassât en sa
+présence? «Les trois baisers que je t'ai donnés, un sur le front et un sur
+chaque joue, en te quittant, il les a vus, et il n'en a pas été troublé,
+et moi je lui savais tant de gré de me comprendre!» Elle hésite, elle
+flotte, elle ne sait où se prendre, partagée entre celui qui va partir et
+celui qui ne revient pas. Mais elle est «outrée» que Pagello ne la croie
+pas sur parole, et elle ne saurait descendre à se disculper. «Qu'il parte,
+je te redemanderai alors ma lettre, et je la lui enverrai pour le punir...
+Mais non, pauvre Pierre, il souffre, et je tâcherai de le consoler, et tu
+m'y aideras, car je sens que je meurs de tous ces orages, je suis tous les
+jours plus malade, plus dégoûtée de la vie, et il faut que nous nous
+séparions tous trois sans fiel et sans outrage. Je veux te revoir encore
+une fois et lui aussi; je te l'ai promis, d'ailleurs, et je te renouvelle
+ma promesse; mais ne m'aime plus, entends-tu bien? Je ne vaux plus rien.
+Le doute de tout m'envahit tout à fait. Aime-moi, si tu veux, dans le
+passé, et non telle que je suis à présent.»
+
+Elle l'avertit que, s'ils se revoient à Paris, du moins aucun
+rapprochement d'amour n'est possible entre eux, et qu'elle ne saurait
+entreprendre de guérir cette passion qu'il croit et dit inguérissable.
+«Adieu donc le beau poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal qui
+s'était formé entre nous trois, lorsque tu lui arrachas à Venise l'aveu de
+son amour pour moi et qu'il te jura de me rendre heureuse.» Elle lui
+rappelle la nuit mémorable, la nuit d'enthousiasme où, malgré eux, il
+joignit leurs mains et les bénit solennellement. «Tout cela était donc un
+roman? Oui, rien qu'un rêve, et moi seule, imbécile, enfant que je suis,
+j'y marchais de confiance et de bonne foi! Et tu veux qu'après le réveil,
+quand je vois que l'un me désire, et que l'autre m'abandonne en
+m'outrageant, je croie encore à l'amour sublime! Non, hélas! il n'y a rien
+de tel en ce monde, et ceux qui se moquent de tout ont raison. Adieu, mon
+pauvre enfant. Ah! sans mes enfants à moi, comme je me jetterais dans la
+rivière avec plaisir!»
+
+Ainsi tous les trois, George Sand, Alfred de Musset, Pagello, arrivent à
+la même conclusion du suicide, de la noyade. Et aucun d'eux ne se jette
+dans la rivière...
+
+Les tristesses de Pagello laissent, il va sans dire, Musset fort
+insensible. Il est trop pénétré de sa propre douleur pour s'apitoyer sur
+celle de son rival, et même il savoure la joie d'une équitable revanche.
+«S'il souffre, lui, eh bien! qu'il souffre, ce Vénitien, qui m'a appris à
+souffrir. Je lui rends sa leçon; il me l'avait donnée en maître. Qu'il
+souffre, il te possède... Par le ciel, en fermant cette lettre, il me
+semble que c'est mon coeur que je ferme. Je le sens qui se resserre et
+s'ossifie.»
+
+Pareilles pensées de désespoir hantaient l'imagination de George Sand. Le
+31 août, de Nohant elle écrit à Jules Boucoiran: «C'est un adieu que je
+venais dire à mon pays, à tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon
+enfance; car vous avez dû le comprendre et le deviner: la vie m'est
+odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu. Nous en
+reparlerons.» Elle lui recommande Pagello, «un brave et digne homme de
+votre trempe, bon et dévoué comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la
+mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois à Paris. Je vous le
+confie et je vous le lègue; car, dans l'état de maladie violente où est
+mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver.»
+
+De vrai, Pagello s'apprêtait à regagner Venise. Il avait décliné très
+dignement l'invitation que George Sand lui adressait, avec l'agrément de
+M. Dudevant, de venir passer huit ou dix jours à Nohant. Au surplus,
+malgré ses velléités de suicide, elle chargeait Boucoiran de dire au
+propriétaire qu'elle gardait son appartement du quai Malaquais, et elle
+donnait l'ordre de faire carder ses matelas, «ne voulant pas être mangée
+aux vers de son vivant.»
+
+Dans la première quinzaine d'octobre, George Sand rentrait à Paris. Alfred
+de Musset y revenait le 13. Peu de jours après, le 23, Pagello reprenait
+le chemin de l'Italie. La vente de quatre tableaux--à l'huile,
+observe-t-il--de Zucarelli lui avait, par l'entremise de George Sand,
+procuré une somme de quinze cents francs. Il acheta une boîte d'instruments
+de chirurgie et quelques livres de médecine. «Le temps, dit-il, qui est un
+grand honnête homme, amena le jour redouté et désiré par moi du retour de
+la Sand à Paris.» Il reçut le complément du prix des tableaux, prépara son
+bagage et alla prendre congé de George Sand, devant Boucoiran. «Nos adieux
+furent muets; je lui serrai la main sans pouvoir la regarder. Elle était
+comme perplexe; je ne sais pas si elle souffrait; ma présence
+l'embarrassait. Il l'ennuyait, cet Italien qui, avec son simple bon sens,
+abattait la sublimité incomprise dont elle avait coutume d'envelopper la
+lassitude de ses amours. Je lui avais déjà fait connaître que j'avais
+profondément sondé son coeur plein de qualités excellentes, obscurcies par
+beaucoup de défauts. Cette connaissance de ma part ne pouvait que lui
+donner du dépit, ce qui me fit abréger, autant que je pus, la visite.
+J'embrassai ses enfants et je pris le bras de Boucoiran qui m'accompagna.»
+
+En s'éloignant, Pagello ne lança pas la flèche du Parthe, bien qu'il fût
+en état de légitime défense. Le jour même où il quittait Paris, il écrivit
+à Alfred Tattet: «Mon bon ami, avant de partir, je vous envoie encore un
+baiser. Je vous conjure de ne jamais parler de mon amour avec la George.
+Je ne veux pas de _vendette_. Je pars avec la certitude d'avoir agi en
+honnête homme. Ceci me fait oublier ma souffrance et ma pauvreté. Adieu,
+mon ange. Je vous écrirai de Venise. Adieu, adieu.»
+
+Avait-il, l'infortuné Pagello, été dûment informé de la réconciliation
+amoureuse survenue entre Alfred de Musset et George Sand? Il est probable.
+Le jour même de son retour à Paris, 13 octobre, le poète envoyait, non pas
+à Nohant, comme le croit M. Maurice Clouard, mais au quai Malaquais, où se
+trouvait George Sand, une lettre qui débute ainsi: «Mon amour, me voilà
+ici... Tu veux bien que nous nous voyions. Et moi, si je le veux! Mais ne
+crains pas de moi, mon enfant, la moindre parole, la moindre chose, qui
+puisse te faire souffrir un instant... Fie-toi à moi, George, Dieu sait
+que je ne te ferai jamais de mal. Reçois-moi, pleurons ou rions ensemble,
+parlons du passé ou de l'avenir, de la mort ou de la vie, de l'espérance
+ou de la douleur, je ne suis plus rien que ce que tu me feras.» Et il lui
+rappelle, et il s'approprie les touchantes paroles de Ruth à Noémi:
+«Laissez-moi vivre de votre vie; le pays où vous irez sera ma patrie, vos
+parents seront mes parents; là où vous mourrez, je mourrai, et dans la
+terre qui vous recevra, là je serai enseveli.» Ce mystique appel aboutit à
+la conclusion plus pratique d'un rendez-vous: «Dis-moi ton heure. Sera-ce
+ce soir? Demain? Quand tu voudras, quand tu auras une heure, un instant à
+perdre. Réponds-moi une ligne. Si c'est ce soir, tant mieux. Si c'est dans
+un mois, j'y serai. Ce sera quand tu n'auras rien à faire. Moi, je n'ai à
+faire que de t'aimer. Ton frère, Alfred.»
+
+Ils se réconcilièrent amoureusement, dans le courant d'octobre, sans qu'on
+puisse préciser la date, car leurs lettres d'alors ne contiennent aucune
+indication; mais ce fut, selon toute apparence, avant le départ de
+Pagello. Il emportait cette blessure au coeur et, ne devant plus revoir
+George Sand, il ne lui écrira désormais, du fond de sa Vénétie, qu'à de
+lointains intervalles, pour recommander des amis. Aussi bien fut-il
+amplement vengé de cet abandon. Entre George Sand et Alfred de Musset,
+l'amour ne pouvait ni cesser ni durer, ni mourir ni renaître. Le lendemain
+même ou le surlendemain de leur rapprochement, les souvenirs du passé
+cruel se dressèrent devant eux. Il n'y eut, pour ainsi dire, point de
+journée sans raccommodement et sans brouille. La jalousie de Musset, et
+comme une rage infernale de torturer, se donnait carrière. «J'en étais
+bien sûre, écrit George Sand, que ces reproches-là viendraient dès le
+lendemain du bonheur rêvé et promis, et que tu me ferais un crime de ce
+que tu avais accepté comme un droit. A peine satisfait, c'est contre moi
+que tu tournes ton désespoir et ta colère.» Il accumule, en effet, les
+questions, les soupçons, les récriminations. «N'ai-je pas prévu,
+s'écrie-t-elle, que tu souffrirais de ce passé qui t'exaltait comme un
+beau poème tant que je me refusais à toi, et qui ne te paraît plus qu'un
+cauchemar, à présent que tu me ressaisis comme une proie. Voyons,
+laisse-moi donc partir. Nous allons être plus malheureux que jamais. Si je
+suis galante et perfide comme tu sembles me le dire, pourquoi
+t'acharnes-tu à me reprendre et à me garder?... Que nous restera-t-il donc,
+mon Dieu! d'un lien qui nous avait semblé si beau? Ni amour, ni amitié,
+mon Dieu!»
+
+Après chacune de ces scènes, au sortir de chaque crise, Alfred de Musset
+s'humilie, implore son pardon, s'accuse et se condamne, pour recommencer
+le jour suivant: «Mon enfant, mon enfant, lui écrit-il, que je suis
+coupable envers toi! que de mal je t'ai fait cette nuit! Oh! je le sais,
+et toi, toi, voudrais-tu m'en punir? O ma vie, ma bien-aimée, que je suis
+malheureux, que je suis fou, que je suis stupide, ingrat, brutal!... O mon
+enfant, ô mon âme, je t'ai pressée, je t'ai fatiguée, quand je devrais
+passer les journées et les nuits à tes pieds, à attendre qu'il tombe une
+larme de tes beaux yeux pour la boire, à te regarder en silence, à
+respecter tout ce qu'il y a de douleur dans ton coeur; quand ta douleur
+devrait être pour moi un enfant chéri que je bercerais doucement. O George,
+George! Ecoute, ne pense pas au passé. Non, non, au nom du ciel, ne
+compare pas, ne réfléchis pas, je t'aime comme on n'a jamais aimé... O
+Dieul si je te perdais! ma pauvre raison n'y tient pas. Mon enfant,
+punis-moi, je t'en prie; je suis un fou misérable, je mérite ta colère...
+Ma vie, mon bien suprême, pardon, oh! pardon à genoux! Ah! pense à ces
+beaux jours que j'ai là dans le coeur, qui viennent, qui se lèvent, que je
+sens là, pense au bonheur, hélas! hélas! si l'amour l'a jamais donné.
+George, je n'ai jamais souffert ainsi. Un mot, non pas un pardon, je ne le
+mérite pas; mais dis seulement: _J'attendrai_. Et moi, Dieu du ciel, il y
+a sept mois que j'attends, je puis en attendre encore bien d'autres. Ma
+vie, doutes-tu de mon pauvre amour? O mon enfant, crois-y, ou j'en
+mourrai.» Ces cris de désespoir, d'ivresse, de folie, ces lamentations,
+succédant à des explosions de colère, ne sont qu'un faible écho des
+tourments qui secouaient deux êtres de génie, un homme enfiévré et
+hystérique, surexcité par l'alcool, une femme mobile et irritable, plus
+mère qu'amante. Ils vont se débattre cinq mois dans cette agonie
+d'amour.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+LA RUPTURE DÉFINITIVE
+
+
+Cette réconciliation avec George Sand, aussitôt suivie de reproches et de
+querelles, devait avoir sur l'organisme d'Alfred de Musset une
+répercussion fâcheuse. Au commencement de novembre, selon toute
+apparence--car les lettres ne sont pas datées,--il envoya à son amie un
+court billet, sans signature et d'une écriture tourmentée. En voici le
+texte: «J'ai une fièvre de cheval. Impossible de tenir sur mes jambes.
+J'espérais que cela se calmerait. Comment donc faire pour te voir? Viens
+donc avec Papet ou Rollinat; il entrerait le premier tout seul, et, quand
+il n'y aurait personne, il t'ouvrirait. Après dîner, cela se peut bien. Je
+me meurs de te voir une minute, si tu veux. Aime-moi. Vers huit heures tu
+peux venir, veux-tu?» Sur-le-champ George Sand lui répondit: «Certainement,
+j'irai, mon pauvre enfant. Je suis bien inquiète. Dis-moi, est-ce que je
+ne peux pas t'aller soigner? Est-ce que ta mère s'y opposerait? Je peux
+mettre un bonnet et un tablier à Sophie. Ta soeur ne me connaît pas. Ta
+mère fera semblant de ne pas me reconnaître, et je passerai pour une
+garde. Laisse-moi te veiller cette nuit, je t'en supplie. Parle à ta mère,
+dis-lui que tu le veux.» C'était un réveil, un revenez-y de cette
+tendresse maternelle qui se prodiguait au chevet du malade et s'atténuait
+après la guérison. Elle vint, en effet, revêtit le costume de la servante
+et soigna le poète avec sollicitude. Il fut vite rétabli, mais les soucis
+s'accumulaient autour de leur amour. Pour Alfred de Musset, il y eut
+d'abord une brouille avec Alfred Tattet, qui avait blâmé la reprise de la
+liaison rompue; puis une provocation adressée à Gustave Planche, qui nia
+avoir tenu les propos désobligeants qu'on lui prêtait. Enfin, entre _Elle
+et Lui_, les récriminations et les griefs s'amoncelaient. Perpétuelle
+alternance de soupçons, de colères, de repentirs et de pardons. On a
+prétendu qu'alors, comme avant le voyage de Venise, Alfred de Musset
+habitait chez George Sand, et l'on invoque à cet égard l'adresse, 19, quai
+Malaquais, mise au-dessous de sa signature dans le cartel à Gustave
+Planche. En réalité, ce ne devait être là qu'un domicile intermittent. Les
+billets qu'il envoyait à madame Sand portent presque tous cette
+suscription: Madame Dudevant, n° 19, quai Malaquais. Ils n'ont pas le
+cachet de la poste et étaient remis par un commissionnaire. En voici un
+qui a été écrit par Alfred de Musset dans un intervalle de calme relatif:
+«Le bonheur, le bonheur, et la mort après, la mort avec. Oui, tu me
+pardonnes, tu m'aimes! Tu vis, ô mon âme, tu seras heureuse! Oui, par Dieu,
+heureuse par moi. Eh! oui, j'ai vingt-trois ans, et pourquoi les ai-je?
+Pourquoi suis-je dans la force de l'âge, sinon pour te verser ma vie, pour
+que tu la boives sur mes lèvres? Ce soir, à dix heures, et compte que j'y
+serai plutôt (_sic_). Viens, dès que tu pourras; viens, pour que je me
+mette à genoux, pour que je te demande de vivre, d'aimer, de pardonner. Ce
+soir, ce soir!» Les bonnes résolutions d'Alfred de Musset duraient peu,
+ses promesses n'avaient pas de lendemain. George Sand le lui rappelle et
+s'en plaint avec une douce mélancolie: «Pourquoi nous sommes-nous quittés
+si tristes? Nous verrons-nous ce soir? Pouvons-nous être heureux?
+Pouvons-nous nous aimer? Tu as dit que oui, et j'essaie de le croire. Mais
+il me semble qu'il n'y a pas de suite dans tes idées, et qu'à la moindre
+souffrance tu t'indignes contre moi, comme contre un joug. Hélas! mon
+enfant, nous nous aimons, voilà la seule chose sûre qu'il y ait entre
+nous. Le temps et l'absence ne nous ont pas empêchés et ne nous
+empêcheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble?
+La mienne est-elle possible avec quelqu'un? Cela m'effraie. Je suis triste
+et consternée par instants; tu me fais espérer et désespérer à chaque
+instant. Que ferai-je? Veux-tu que je parte? Veux-tu essayer encore de
+m'oublier? Moi, je ne chercherai pas, mais je puis me taire et m'en aller.
+Je sens que je vais t'aimer encore comme autrefois, si je ne fuis pas. Je
+te tuerai peut être et moi avec toi, penses-y bien.» Est-ce à cette lettre
+et à l'offre de rupture amiable qui y est formulée qu'Alfred de Musset, de
+nouveau malade, répond en quelques lignes? «Quitte-moi, toi, si tu veux.
+Tant que tu m'aimeras, c'est de la folie, je n'en aurais jamais la force.
+Ecris-moi un mot, je donnerais je ne sais quoi pour t'avoir là. Si je peux
+me lever, j'irai te voir.» Le lendemain ou le surlendemain, autre billet
+du poète, où l'on sent l'exaltation s'accroître. Ce ne sont plus guère
+que des exclamations: «Mon ange adoré, je te renvoie ton _agent_
+(l'_r_ manque). Buloz m'en a envoyé. Je t'aime, je j'aime, je t'aime.
+Adieu! O mon George, c'est donc vrai? Je t'aime pourtant. Adieu, adieu, ma
+vie, mon bien; adieu, mes lèvres, mon coeur, mon amour. Je t'aime tant! O
+Dieu, adieu, toi, toi, toi, ne te moque pas d'un pauvre homme.» George
+Sand atteint, elle aussi, au paroxysme de la névrose; elle suit Musset sur
+le chemin de la frénésie amoureuse, et lui propose de rejoindre leur amie
+Roxanne dans cette forêt de Fontainebleau où ils ont connu, l'automne
+précédent, les joies de l'amour naissant, mais où, pour la première fois,
+se sont manifestées les hallucinations du poète. Là-bas, dans la solitude,
+ils pourront réaliser le lugubre et tragique dessein que chacun d'eux
+nourrit en son imagination maladive. «Tout cela, répond George Sand,
+vois-tu, c'est un jeu que nous jouons, mais notre coeur et notre vie
+servent d'enjeux, et ce n'est pas tout à fait aussi plaisant que cela en a
+l'air. Veux-tu que nous allions nous brûler la cervelle ensemble à
+Franchard? Ce sera plus tôt fait. Roxanne a eu une petite larme sur la
+joue, quand je lui ai lu le paragraphe qui la concerne. Viens pour elle,
+si ce n'est pour moi. Elle te donnera du lait et tu lui feras des vers. Je
+ne serai jalouse que du plaisir qu'elle aura à te soigner.»
+
+Ces projets de suicide étaient dans le goût du jour et conformes à
+l'esthétique du romantisme. C'est l'époque où Victor Escousse, âgé de
+dix-neuf ans, s'asphyxiait avec son collaborateur Auguste Lebras, parce
+que sa troisième pièce, _Raymond_, avait été froidement accueillie.
+
+Plus sages à la réflexion, George Sand et Alfred de Musset remplacèrent le
+suicide par une rupture. Ils parurent écouter les avis que leur donnaient,
+à _Lui_ Alfred Tattet, à _Elle_ Sainte-Beuve, qui exerçaient en partie
+double les fonctions de confident, presque de confesseur et de directeur
+de conscience sentimentale. Alfred Tattet n'aimait pas George Sand, et
+Sainte-Beuve jalousait un peu Musset. Ils devaient, l'un et l'autre,
+pousser à la séparation. Nous avons une lettre de madame Sand implorant de
+Sainte-Beuve assistance et protection, en cette crise du mois de novembre
+1834: «Mon ami, écrit-elle, je voudrais vous voir et causer avec vous
+tête-à-tête; cela est impossible chez moi. Soyez assez bon pour aller au
+collège Henri IV demain, de midi et demi à une heure; demandez mon fils,
+je serai avec lui. De là nous irons faire un tour sur la place
+Sainte-Geneviève, et, en une demi-heure, je vous expliquerai ma situation
+et vous demanderai un conseil. J'ai une question de vie et de mort à
+trancher. Aidez-moi. A vous.»
+
+Par malheur, nous n'avons pas la réponse de Sainte-Beuve; mais, au cours
+de la promenade sur la place Sainte-Geneviève, il dut conseiller le
+départ. Elle se rendit, en effet, à Nohant, d'où elle écrit, le 15
+novembre, à Jules Boucoiran: «Je ne vais pas mal, je me distrais, et ne
+retournerai à Paris que guérie et fortifiée. Vous avez tort de parler
+comme vous faites d'Alfred. N'en parlez pas du tout, si vous m'aimez, et
+soyez sûr que c'est fini à jamais entre lui et moi.» De son côté, Musset
+va en Bourgogne, à Montbard, chez des parents, pour soigner sa santé fort
+ébranlée par ces secousses, et il mande, le 12 novembre, à Alfred Tattet:
+«Tout est fini. Si par hasard _on_ vous faisait quelques questions, si
+peut-être _on_ allait vous voir pour vous demander à vous-même si vous ne
+m'avez pas vu, répondez purement que non, et soyez sûr que notre secret
+commun est bien gardé de ma part.» Paul de Musset, dans la _Biographie_,
+passe rapidement sur tous ces détails, non sans tâcher de donner à son
+frère le beau rôle de l'homme poursuivi et harcelé: «Le retour, dit-il,
+d'une personne qu'il ne voulait pas revoir et qu'il revit bien malgré
+lui[12] le plongea de nouveau dans une vie si remplie de scènes violentes
+et de débats pénibles que le pauvre garçon eut une rechute, à croire qu'il
+ne s'en relèverait plus. Cependant il puisa dans son mal même les moyens
+de se guérir. A défaut de la raison, le soupçon et l'incrédulité le
+sauvèrent. Il s'ennuya des récriminations et de l'emphase, et prit la
+résolution de se dérober à ce régime malsain.»
+
+[Note 12: Ceci est faux, comme l'indique le billet d'Alfred de Musset à
+son retour de Baden.]
+
+Quoiqu'ils l'eussent juré, _Elle et Lui_, à Sainte-Beuve et à Tattet,
+rien n'était encore fini. Nous voici, au contraire, en pleine drame. Ni
+Montbard ni Nohant n'étaient assez loin de Paris. Ils y reviennent, l'un
+et l'autre. George Sand est reprise, à la fin de novembre, de la passion
+la plus effrénée; la plus délirante pour Musset:
+
+ C'est Vénus toute entière à sa proie attachée.
+
+Et nous entendons ses sanglots, nous voyons couler ses larmes dans le
+_Journal_ inédit où s'épanche le débordement de sa folie d'amour. Il
+faudrait citer toutes ces pages cruellement éloquentes, et nous n'en
+pouvons retenir que les passages les plus douloureusement émus. Avant le
+départ pour Nohant, elle avait consigné sur son _Journal_ ces lignes
+navrantes: «Je t'aime avec toute mon âme, et toi, tu n'as pas même
+d'amitié pour moi. Je t'ai écrit ce soir. Tu n'as pas voulu répondre à mon
+billet. On a dit que tu étais sorti, et tu n'es pas venu seulement passer
+cinq minutes avec moi. Tu es donc rentré bien tard, et où étais-tu, mon
+Dieu? Hélas! c'est bien fini, tu ne m'aimes plus du tout. Je te
+deviendrais abjecte et odieuse, si je restais ici. D'ailleurs, tu désires
+que je parte. Tu m'as dit l'autre jour, d'un air incrédule: «Bah! tu ne
+partiras pas.» Ah! tu es donc bien pressé? Sois tranquille, je pars dans
+quatre jours, et nous ne nous reverrons plus. Pardonne-moi de t'avoir fait
+souffrir, et sois bien vengé; personne au monde n'est plus malheureux que
+moi.»
+
+A son retour de Nohant, elle apprend que Musset est également rentré à
+Paris. Elle se rend chez lui; la porte est close. Alors elle se retourne
+vers Sainte-Beuve, comme vers le guide, le sauveur, et lui écrit, le 25
+novembre: «Voilà deux jours que je ne vous ai vu, mon ami. Je ne suis pas
+encore en état d'être abandonnée, de vous surtout qui êtes mon meilleur
+soutien. Je suis résignée moins que jamais. Je sors, je me distrais, je me
+secoue, mais en rentrant dans ma chambre, le soir, je deviens folle. Hier,
+mes jambes m'ont emportée malgré moi; j'ai été chez lui. Heureusement je
+ne l'ai pas trouvé. J'en mourrai.» Elle allait, en effet, pleurer,
+sangloter, se morfondre à sa porte. Et il ne la recevait pas. Alors elle
+lui envoya un petit paquet qu'il ouvrit et qui contenait ses admirables
+nattes brunes, sa chevelure opulente, qu'elle avait coupée pour lui en
+faire don, comme mademoiselle de La Vallière à son Dieu, lors de cette
+vêture où s'émut la froideur majestueuse de Bossuet. Devant un pareil
+sacrifice, suprême abnégation féminine, le poète ne pouvait demeurer
+insensible. Ils se revirent, mais quel lugubre crépuscule d'amour! Nous en
+apercevons toute la mélancolie à travers le _Journal_ de George Sand: «Si
+j'allais casser le cordon de sa sonnette jusqu'à ce qu'il m'ouvrît la
+porte? Si je m'y couchais en travers jusqu'à ce qu'il passe? Si je me
+jetais--non pas à ses pieds, c'est fou après tout, car c'est l'implorer,
+et certes il fait pour moi ce qu'il peut, il est cruel de l'obséder et de
+lui demander l'impossible--mais si je me jetais à son cou, dans ses bras,
+si je lui disais: «Tu m'aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais
+tu me plains trop pour ne pas m'aimer. Tu vois bien que je t'aime, que je
+ne peux aimer que toi. Embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas;
+dis-moi quelques douces paroles, caresse-moi, puisque tu me trouves encore
+jolie malgré mes cheveux coupés, malgré les deux grandes rides qui se sont
+formées depuis l'autre jour sur mes joues. Eh bien! quand tu sentiras ta
+sensibilité se lasser et ton irritation revenir, renvoie-moi,
+maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot _dernière
+fois!_ Je souffrirai tant que tu voudras, mais laisse-moi quelquefois, ne
+fût-ce qu'une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser qui me
+fasse vivre et me donne du courage.» Elle adjure la Providence
+d'intervenir, de la protéger, de la sauver. Volontiers elle demanderait un
+miracle: «Ah! il a tort, n'est-ce pas? mon Dieu, il a tort de me quitter à
+présent que mon âme est purifiée et que, pour la première fois, une
+volonté sévère s'est arrêtée en moi... Cet amour pourrait me conduire au
+bout du monde. Mais personne n'en veut, et la flamme s'éteindra comme un
+holocauste inutile. Personne n'en veut!... Ah! mais on ne peut pas aimer
+deux hommes à la fois. Cela m'est arrivé. Quelque chose qui m'est arrivé
+ne m'arrivera plus.»
+
+Elle en donne alors une explication qui paraît véridique et où tressaille
+toute l'angoisse de la passion, au moment où elle voit disparaître
+irréparablement son bonheur: «Est-ce que je ne souffre pas des folies ou
+des fautes que je fais? Est-ce que les leçons ne profitent pas aux femmes
+comme moi? Est-ce que je n'ai pas trente ans? Est-ce que je ne suis pas
+dans toute ma force? Oui, Dieu du ciel, je le sens bien, je puis encore
+faire la joie et l'orgueil d'un homme, si cet homme veut franchement
+m'aider. J'ai besoin d'un bras solide pour me soutenir, d'un coeur sans
+vanité pour m'accueillir et me conserver. Si j'avais trouvé cet homme-là,
+je n'en serais pas où j'en suis. Mais ces hommes-là sont des chênes noueux,
+dont l'écorce repousse. Et toi, poète, belle fleur, j'ai voulu boire ta
+rosée. Elle m'a enivrée, elle m'a empoisonnée, et, dans un jour de colère,
+j'ai cherché un autre poison qui m'a achevée. Tu étais trop suave et trop
+subtil, mon cher parfum, pour ne pas t'évaporer chaque fois que mes lèvres
+t'aspiraient. Les beaux arbrisseaux de l'Inde et de la Chine plient sur
+une faible tige et se courbent au moindre vent. Ce n'est pas d'eux qu'on
+tirera des poutres pour bâtir des maisons. On s'abreuve de leur nectar, on
+s'entête de leur odeur, on s'endort et on meurt.»
+
+N'y a-t-il pas là toute l'ivresse d'un amour qui, en échange du don de ses
+tresses noires, demandait à Musset et obtenait de lui une mèche de ses
+cheveux blonds? N'y a-t-il pas le délire de l'être livré à la frénésie des
+sens? Comme Liszt prétendait un soir que Dieu seul méritait d'être aimé,
+elle répondit: «C'est possible, mais quand on a aimé un homme, il est bien
+difficile d'aimer Dieu.» Ou bien elle demandait des consultations sur
+l'amour, ici et là. Henri Heine lui dit qu'on n'aime qu'avec la tête et
+les sens, que le coeur n'est que pour bien peu dans l'amour. Madame Allart
+lui déclara qu'il faut ruser auprès des hommes et faire semblant de se
+fâcher pour les ramener. Enfin, Sainte-Beuve, qui avait été mêlé à toute
+cette série de brouilles et de raccommodements avec Alfred de Musset,
+questionné par elle sur ce que c'était que l'amour, en donna cette
+définition exquise: «Ce sont les larmes. Vous pleurez, vous aimez.»
+
+Si elle va au théâtre, en bousingot, les cheveux coupés, elle se trouve
+les yeux cernés, les joues creuses, l'air bête et vieux. Elle admire, au
+balcon, dans les loges, «toutes ces femmes blondes, blanches, parées,
+couleur de rose, des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets,
+des épaules nues.» Et elle s'écrie, la vibrante amoureuse: «Voilà,
+au-dessus de moi, le champ où Fantasio ira cueillir ses bluets!» Elle
+revient longuement, tristement, sur ses souvenirs de Venise, alors que,
+séparés déjà, il lui écrivait de Paris des lettres palpitantes de
+tendresse. «Oh! ces lettres que je n'ai plus, que j'ai tant baisées, tant
+arrosées de larmes, tant collées sur mon coeur nu, quand l'autre ne me
+voyait pas!» Combien, en effet, il lui est devenu odieux, l'autre, le
+Pagello, sur qui elle est prête à reporter la responsabilité de ses fautes
+et de ses malheurs! «Cet Italien, vous savez, mon Dieu, si son premier mot
+ne m'a pas arraché un cri d'horreur. Et pourquoi ai-je cédé, pourquoi,
+pourquoi? Le sais-je?» De ce crime involontaire elle est effroyablement
+punie. «Voilà dix semaines que je meurs jour par jour, et à présent,
+minute par minute! C'est une agonie trop longue. Vraiment, toi, cruel
+enfant, pourquoi m'as-tu aimée, après m'avoir haïe? Quel mystère
+s'accomplit donc en toi chaque semaine?»
+
+Va-t-elle courir vers lui, le supplier encore, se traîner à ses pieds?
+Elle en a une furieuse envie. «Je vais y aller, j'y vais!--Non.--Crier,
+hurler, mais il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas.» Et elle
+reprend, comme si elle prononçait, à voix haute, sa confession publique:
+«Enfin, c'est le retour de votre amour à Venise qui a fait mon désespoir
+et mon crime. Pouvais-je parler? Vous n'auriez plus voulu de mes soins,
+vous seriez mort de rage en les subissant. Et qu'auriez-vous fait sans moi,
+ma pauvre colombe mourante? Ah! Dieu, je n'ai jamais pensé un instant à
+ce que vous aviez souffert à cause de cette maladie et à cause de moi,
+sans que ma poitrine se brisât en sanglots. Je vous trompais, et j'étais
+là entre ces deux hommes, l'un qui me disait: «Reviens à moi, je réparerai
+mes torts, je t'aimerai, je mourrai sans toi!» et l'autre qui disait tout
+bas dans mon autre oreille: «Faites attention, vous êtes à moi, il n'y a
+plus à en revenir. Mentez, Dieu le veut. Dieu vous absoudra.»--Ah! pauvre
+femme, pauvre femme, c'est alors qu'il fallait mourir.»
+
+Peut-être retournerait-il vers elle, le tendre enfant, le poète que
+Lamartine appellera «jeune homme au coeur de cire.» Mais il redoute le
+jugement des salons esthétiques et le blâme de M. Tattet, «qui dirait d'un
+air bête: «Dieu! quelle faiblesse!» lui qui pleure, quand il est saoûl,
+dans le giron de mademoiselle Déjazet.» Ah! elle regrette maintenant avec
+amertume les folies de Venise. Si elle avait su! «Je me serais,
+s'écrie-t-elle avec frénésie, je me serais coupé une main, je te l'aurais
+présentée en te disant: «Voilà une main menteuse et sale. Jetons-la dans
+la mer, et que le sang qui en coulera lave l'autre. Prends-la, et mène-moi
+au bout du monde.» Si tu devais accepter cette main ainsi lavée, je le
+ferais bien encore. Veux-tu?»
+
+«Mais à qui, continue-t-elle dans une sorte d'extase, s'adresse tout cela?
+Est-ce à vous, murs de ma chambre, échos de sanglots et de cris? Est-ce à
+toi, portrait silencieux et grave? A toi, crâne effrayant, plein d'un
+poison plus sûr que tous ceux qui tuent le corps, cercueil où j'ai
+enseveli tout espoir? A toi, Christ sourd et muet? J'aurai beau dire, beau
+pleurer et me plaindre, il n'y a que vous qui me pardonnerez, mon Dieu!
+Que votre miséricorde commence donc par donner le repos et l'oubli à ce
+coeur dévoré de chagrin; car, tant que je souffre, tant que j'aime ainsi,
+je vois bien que vous êtes en colère. Ah! rendez-moi mon amant, et je
+serai dévote et mes genoux useront les pavés des églises.»
+
+Essaiera-t-elle, de le rendre jaloux? Déploiera-t-elle des sortilèges pour
+le ramener, la pauvre «Madeleine sans cheveux, mais non pas sans larmes,
+sans croix et sans tête de mort?» De qui pourrait-il prendre ombrage? Ce
+ne serait ni de Buloz, ni de Sainte Beuve. Peut-être de Liszt? Mais Liszt,
+dit-elle, «ne pense qu'à Dieu et à la Sainte Vierge qui ne me ressemble
+pas absolument. Bon et heureux jeune homme!» Plus tard, il pensera aussi à
+madame d'Agoult. Au demeurant, elle se flatte de réconquérir Musset, en
+s'entourant d'hommes très illustres et très purs, Delacroix, Berlioz,
+Meyerbeer. Que lui demande-t-elle, pour avoir la force de patienter? Son
+amitié. «Si j'avais, soupire-t-elle, quelques lignes de toi, de temps en
+temps, un mot, la permission de t'envoyer de temps en temps une petite
+image de quatre sous achetée sur les quais, des cigarettes faites par moi,
+un oiseau, un joujou! Quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui,
+pour me figurer que tu penses un peu à moi en recevant ces niaiseries!»
+
+Elle ne souhaite qu'une affection dans l'ombre et le silence, elle ne
+sollicite ni actes publics, ni démarches qui prouvent qu'elle n'est pas
+«une malheureuse chassée à coups de pied.» Ce qu'elle implore est pour son
+coeur, non pour son orgueil. «Mon Dieu, dit-elle, j'aimerais mieux des
+coups que rien. Rien, c'est ce qu'il y a de plus affreux au monde, mais
+c'est mon expiation.» Et elle ajoute, n'oubliant jamais que la douleur
+doit être un auxiliaire, un adjuvant de la littérature: «Alfred, je vais
+faire un livre. Tu verras que mon âme n'est pas corrompue; car ce livre
+sera une terrible accusation contre moi. Saints du ciel, vous avez péché,
+vous avez souffert!»
+
+Elle veut mourir, elle voit s'entr'ouvrir la tombe de sa jeunesse et de
+ses amours. Tout au plus s'accorde-t-elle quatre jours encore, avant que
+sonne l'heure fatale. «Et que serai-je ensuite? Triste spectre, sur quelle
+rive vas-tu errer et gémir? Grèves immenses, hivers sans fin! Il faut plus
+de courage pour franchir le seuil de la vie des passions et pour entrer
+dans le calme du désespoir que pour avaler la ciguë. Oh! mes enfants, vous
+ne saurez jamais combien je vous aime. Pourquoi m'avez-vous réveillée, ô
+mon Dieu, quand je m'étendais avec résignation sur cette couche glacée?
+Pourquoi avez-vous fait repasser devant moi ce fantôme de mes nuits
+brûlantes, ange de mort, amour funeste, ô mon destin, sous la figure d'un
+enfant blond et délicat? Oh! que je t'aime encore, assassin! Que tes
+baisers me brûlent donc vite, et que je meure consumée! Tu jetteras mes
+cendres au vent. Elles feront pousser des fleurs qui te réjouiront.»
+
+Voici le paroxysme du mal d'aimer; nous touchons aux ultimes confins de la
+passion, tout près des régions de la folie: «O mes yeux bleus, vous ne me
+regarderez plus! Belle tête, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te
+voiler d'une douce langueur. Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous
+étendrez plus sur moi, comme Elisée sur l'enfant mort, pour me ranimer.
+Vous ne me toucherez plus la main, comme Jésus à la fille de Jaïre, en
+disant: «Petite fille, lève toi.» Adieu, mes cheveux blonds, adieu, mes
+blanches épaules, adieu, tout ce que j'aimais, tout ce qui était à moi.
+J'embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et
+les rochers dans les forêts en criant votre nom, et, quand j'aurai rêvé le
+plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide.»
+
+A nuit close, en plein jour, elle est en proie ù l'idée fixe, elle voit
+sans cesse un profil divin, toujours le même, qui se dessine entre son
+oeil et la muraille. Sur les épaules de ses interlocuteurs elle aperçoit
+une tête qui n'est pas la leur, la tête de l'aimé. Cette image la hante,
+la possède: «Quelle fièvre avez-vous fait passer dans la moelle de mes os,
+esprits de la vengeance céleste? Quel mal avais-je fait aux anges du ciel
+pour qu'ils descendissent sur moi et pour qu'ils missent en moi, pour
+châtiment, un amour de lionne? Pourquoi mon sang s'est-il changé en feu et
+pourquoi ai-je connu, au moment de mourir, des embrassements plus fougueux
+que ceux des hommes? Quelle furie t'anime donc contre moi, toi qui me
+pousses du pied dans le cercueil, tandis que ta bouche s'abreuve de mon
+corps et de ma chair? Tu veux donc que je me tue? Tu dis que tu me le
+défends, et cependant que deviendrai-je loin de toi, si cette flamme
+continue à me ronger? Si je ne puis passer une nuit sans crier après toi
+et me tordre dans mon lit, que ferai-je quand je t'aurai perdu pour
+toujours? Pâlirai-je comme une religieuse dévorée par les désirs?
+Deviendrai-je folle, et réveillerai-je les hôtes des maisons par mes
+hurlements? Oh! tu veux que je me tue!»
+
+Est-il rien dans la littérature d'imagination qui soit plus déchirant que
+ce _Journal_ véridique et vécu? Phèdre, Didon, _la Religieuse portugaise_
+ont-elles plus désespérément gémi ou crié leur amour? Qui la retient
+encore, au bord de l'abîme, «dans ces heures féroces où elle voudrait
+arracher son coeur et le dévorer»? Il ne subsiste, désormais, de sain dans
+son être que le recoin mystérieux de la tendresse maternelle: «O mon fils,
+mon fils, je veux que tu lises ceci un jour et que tu saches combien je
+t'ai aimé. O mes larmes, larmes de mon coeur, signez cette page, et que
+les siennes retrouvent un jour vos larmes auprès de son nom!»
+
+Ce _Journal_, en effet, que George Sand ne voulut jamais publier, fut
+classé parmi ses papiers intimes, et n'a été édité ni par son fils ni par
+ses héritiers, alors même que la correspondance fut recueillie en volumes
+et qu'ensuite on livra très légitimement à la curiosité littéraire du
+public les lettres adressées à Alfred de Musset. Ces lettres, qui
+provoquèrent vers 1840 un échange de récriminations et, de réclamations
+entre _Lui et Elle_, sont finalement restées aux mains de George Sand.
+Elle faillit les donner au libraire après la mort de Musset, mais elle en
+fut dissuadée par Sainte-Beuve. Nous n'y trouvons que de trop rares
+indications sur la réconciliation du mois de janvier 1835, lorsque George
+Sand écrivait victorieusement à Tattet, le 14: «Alfred est redevenu mon
+amant», de même que sur la rupture définitive du mois suivant. Nous
+n'avons guère, pour pénétrer le secret, qu'une lettre de la malheureuse à
+celui qu'elle ne peut retenir: «Eh bien! oui, s-écrie-t-elle, tu es jeune,
+tu es poète, tu es dans ta beauté et dans ta force... Moi, je vais mourir,
+adieu, adieu. Je ne veux pas te quitter, je ne veux pas te reprendre, je
+ne veux rien, rien! J'ai les genoux par terre et les reins brisés. Qu'on
+ne me parle de rien! Je veux embrasser la terre et pleurer. Je ne t'aime
+plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux
+pas m'en passer. Il n'y aurait qu'un coup de foudre d'en haut qui pourrait
+me guérir en m'anéantissant. Adieu, reste, pars, seulement ne dis pas que
+je ne souffre pas: il n'y a que cela qui puisse me faire souffrir
+davantage. Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frère, mon sang,
+allez-vous-en, mais tuez-moi en partant.»
+
+Alfred de Musset, dans un accès de délire, avait menacé de la tuer. Le
+lendemain, en annonçant son départ et en sollicitant chez elle une suprême
+entrevue de quelques instants, il ajoute: «Ne t'effraie pas, je ne suis de
+force à tuer personne ce matin.» Elle lui avait renvoyé ce qu'il avait
+laissé quai Malaquais, ce qu'il appelle «les oripeaux des anciens jours de
+joie.» Pour l'apitoyer peut-être, il l'avertit qu'il a retenu sa place
+dans la malle-poste de Strasbourg, mais il lui adresse auparavant l'adieu
+de Sténio à Lélia: «Il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton Sténio; il
+est à tes côtés, il assiste à toutes tes douleurs; ses yeux trempés de
+larmes veillent sur tes nuits silencieuses.» Et il lui raconte une manière
+de rêve, une hallucination symbolique: «Moi, je me disais: Voilà ce que je
+ferai; je la prendrai avec moi pour aller dans une prairie, je lui
+montrerai les feuilles qui poussent, les fleurs qui s'aiment, le soleil
+qui réchauffe tout dans l'horizon plein de vie; je l'asseoirai sur du
+jeune chaume, elle écoutera et elle comprendra bien ce que disent tous ces
+oiseaux, toutes ces rivières, avec les harmonies du monde; elle
+reconnaîtra tous ces milliers de frères, et moi pour l'un d'entre eux.
+Elle me pressera sur son coeur, elle deviendra blanche comme un lis, et
+elle prendra racine dans la sève du monde tout-puissant.»
+
+Un autre jour, il envoie, encore à la veille de partir, ces deux lignes
+sans signature: «_Senza veder, e senza parlar, toccar la mano d'un pazzo
+che parte domani_ (sans se voir, sans se parler, serrer la main d'un fou
+qui part demain).» Elle lui répond, et c'est la lettre qui pose la pierre
+tombale sur leur amour, à la fin de février: «Non, non, c'est assez,
+pauvre malheureux, je t'ai aimé comme un fils, c'est un amour de mère,
+j'en saigne encore. Je te plains, je te pardonne tout, mais il faut nous
+quitter. J'y deviendrais méchante. Tu dis que cela vaudrait mieux, et que
+je devrais te souffleter quand tu m'outrages. Je ne sais pas lutter. Dieu
+m'a faite douce, et cependant fière. Mon orgueil est brisé à présent, et
+mon amour n'est plus que de la pitié. Je te le dis, il faut en guérir.
+Sainte-Beuve a raison. Ta conduite est déplorable, impossible! Mon Dieu, à
+quelle vie vais-je te laisser! l'ivresse, le vin! les filles, et encore et
+toujours! Mais, puisque je ne peux plus rien pour t'en préserver, faut-il
+prolonger cette honte pour moi et ce supplice pour toi-même? Mes larmes
+t'irritent, ta folle jalousie à tout propos, au milieu de tout cela! Plus
+tu perds le droit d'être jaloux, plus tu le deviens! Cela ressemble à une
+punition de Dieu sur ta pauvre tête. Mais mes enfants à moi, oh! mes
+enfants, mes enfants, adieu, adieu, malheureux que tu es, mes enfants, mes
+enfants!» Dans cette crise de lassitude amoureuse ou d'angoisse maternelle,
+elle exécuta la résolution dont il parlait toujours, sans l'accomplir. Ce
+fut elle qui se déroba clandestinement, en brisant la chaîne trop lourde.
+Le 6 mars, elle écrit à Jules Boucoiran, complice de son évasion: «Mon ami,
+aidez-moi à partir aujourd'hui. Allez au courrier à midi et retenez moi
+une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu'il faut faire.
+Cependant, si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car
+j'aurai bien de la peine à tromper l'inquiétude d'Alfred, je vais vous
+l'expliquer en quatre mots. Vous arriverez à cinq heures chez moi et, d'un
+air empressé et affairé, vous me direz que ma mère vient d'arriver, qu'elle
+est très fatiguée et assez sérieusement malade, que sa servante n'est pas
+chez elle, qu'elle a besoin de moi tout de suite et qu'il faut que j'y
+aille sans différer. Je mettrai mon chapeau, je dirai que je vais revenir
+et vous me mettrez en voiture. Venez chercher mon sac de nuit dans la
+journée. Il vous sera facile de l'emporter sans qu'on le voie et vous le
+porterez au bureau. Adieu, venez tout de suite, si vous pouvez. Mais si
+Alfred est à la maison, n'ayez pas l'air d'avoir quelque chose à me dire.
+Je sortirai dans la cuisine pour vous parler.»
+
+Il en fut comme il était convenu. Trois jours après, le 9 mars, elle écrit
+à Boucoiran, de Nohant où elle va pour la quatrième fois depuis son retour
+de Venise: «J'ai fait ce que je devais faire. La seule chose qui me
+tourmente, c'est la santé d'Alfred. Donnez-moi de ses nouvelles, et
+racontez-moi, sans y rien changer et sans en rien atténuer, l'indifférence,
+la colère ou le chagrin qu'il a pu montrer en recevant la nouvelle de mon
+départ.» Et, dans un autre passage de la même lettre: «Je vais me mettre à
+travailler pour Buloz. Je suis très calme.» Elle n'était point aussi calme
+qu'elle le veut dire; car elle eut une crise hépatique qui lui couvrit
+tout le corps de taches et la mit en danger de mort. Puis le travail la
+reprit et l'absorba, tandis que Musset cherchait l'oubli dans ses plaisirs
+habituels, le vin et les filles. Le drame intime est terminé; la
+littérature reconquiert ses droits. George Sand orientera sa vie vers
+d'autres pensées et d'autres désirs. Alfred de Musset, en ses jours de
+répit, épanchera ses souvenirs et ses rancoeurs dans les strophes
+admirables des _Nuits_ et la _Confession d'un enfant du siècle_. _Elle_ et
+_Lui_ auront trouvé, daus la mutuelle souffrance, un aliment pour leur
+génie. Sur les ruines de cet amour va croître et s'épanouir la luxuriante
+floraison des chefs-d'oeuvre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+INFLUENCE POLITIQUE: MICHEL (DE BOURGES).
+
+
+Retirée à Nohant, et résolue à se soustraire à l'affection troublante et
+tumultueuse d'Alfred de Musset, George Sand recouvre, après une violente
+secousse, la sérénité de son jugement. Elle ne traîne pas derrière soi ce
+cortège de rancunes ou de haines qui encombre trop souvent les lendemains
+de l'amour, jusqu'à transformer en mortels ennemis ceux qui s'étaient juré
+une tendresse éternelle. Comme Boucoiran, dans une de ses lettres,
+s'exprimait sur le compte de Musset avec une amertume dédaigneuse, elle
+lui écrit tout net, le 15 mars 1835: «Mon ami, vous avez tort de me parler
+d'Alfred. Ce n'est pas le moment de m'en dire du mal, et si ce que vous en
+pensez était juste, il faudrait me le taire. Mépriser est beaucoup plus
+pénible que regretter. Au reste ni l'un ni l'autre ne m'arrivera. Je ne
+puis regretter la vie orageuse et misérable que je quitte, je ne puis
+mépriser un homme que sous le rapport de l'honneur je connais aussi bien.
+J'ai bien assez de raisons de le fuir, sans m'en créer d'imaginaires. Je
+vous avais prié seulement de me parler de sa santé et de l'effet que lui
+ferait mon départ. Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montré
+aucun chagrin. C'est tout ce que je désirais savoir, et c'est ce que je
+puis apprendre de plus heureux. Tout mon désir était de le quitter sans le
+faire souffrir. S'il en est ainsi, Dieu soit loué. Ne parlez de lui avec
+personne, mais surtout avec Buloz. Buloz juge fort à côté de toutes choses,
+et de plus il répète immédiatement aux gens le mal qu'on dit d'eux et
+celui qu'il en dit lui-même. C'est un excellent homme et un dangereux ami.
+Prenez-y garde, il vous ferait une affaire sérieuse avec Musset, tout en
+vous encourageant à mal parler de lui. Je me trouverais mêlée à ces
+cancans et cela me serait odieux. Ayez une réponse prête à toutes les
+questions: «Je ne sais pas.» C'est bientôt dit et ne compromet
+personne.»
+
+La même circonspection, que George Sand recommande à Boucoiran, est mise
+par elle en pratique dans l'_Histoire de ma Vie_. On s'est étonné qu'elle
+y mentionnât à peine le nom d'Alfred de Musset, à qui elle avait adressé
+les trois premières _Lettres d'un Voyageur_. Pourquoi ce silence obstiné
+dans l'autobiographie officielle écrite par George Sand? Etait-elle, aux
+environs de la cinquantième année, embarrassée de revenir sur un épisode
+d'amour, vieux de vingt ans? Alfred de Musset lui semblait-il, dans les
+_Nuits_ et la _Confession d'un enfant du siècle_, avoir épuisé le sujet?
+Craignait-elle d'engager une polémique et de susciter des récriminations?
+Voici l'insuffisante explication qu'elle donne, à la fin du chapitre VI de
+la cinquième partie de l'_Histoire de ma Vie_: «Des personnes dont j'étais
+disposée à parler avec toute la convenance que le goût exige, avec tout le
+respect dû à de hautes facultés, ou tous les égards auxquels a droit tout
+contemporain, quel qu'il soit; des personnes enfin qui eussent dû me
+connaître assez pour être sans inquiétude, m'ont témoigné, ou fait
+exprimer par des tiers, de vives appréhensions sur la part que je comptais
+leur faire dans ces mémoires. A ces personnes-là je n'avais qu'une réponse
+à faire, qui était de leur promettre de ne leur assigner aucune part,
+bonne ou mauvaise, petite ou grande, dans mes souvenirs. Du moment
+qu'elles doutaient de mon discernement et de mon savoir-vivre dans un
+ouvrage tel que celui-ci, je ne devais pas songer à leur donner confiance
+en mon caractère d'écrivain, mais bien à les rassurer d'une manière
+spontanée et absolue par la promesse de mon impartialité.»
+
+Au premier rang de ces _personnes_ qu'elle a connues, «même d'une
+manière particulière,» et dont elle ne parlera pas, se trouve Alfred de
+Musset. En rentrant à Nohant après la rupture, elle s'était promis de
+garder le silence sur leur amour défunt. Elle ne se départira de cette
+attitude qu'un quart de siècle plus tard, assez malencontreusement
+d'ailleurs, pour publier _Elle et Lui_, au lendemain même de la mort du
+poète.
+
+D'autres sympathies, d'autres aspirations vont l'envahir et la posséder.
+Elles s'incarneront en un personnage nouveau, dont le nom figure la
+première fois dans une lettre qu'elle adresse, le 17 avril 1835, à son
+frère Hippolyte Chatiron: «J'ai fait connaissance avec Michel, qui me
+paraît un gaillard solidement trempé pour faire un tribun du peuple. S'il
+y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le
+connais-tu?» Michel (de Bourges) sera l'inspirateur politique de George
+Sand, l'âme de ses romans humanitaires, en même temps que son avocat dans
+le procès en séparation de corps contre Casimir Dudevant. Le dissentiment
+conjugal, en effet, ne tardera pas à se produire à la barre des tribunaux.
+Des vengeances de domestiques congédiés, et particulièrement d'une
+certaine femme de chambre, Julie, qui menait Solange à coups de verges
+durant l'absence de la mère, aigrirent la débonnaireté sournoise et lâche
+de M. Dudevant. Ayant du goût pour ce qu'on a appelé les amours
+ancillaires et ce qu'un réaliste nommerait «les poches grasses,» il
+correspondit avec la Julie, après qu'elle eut quitté son service. «Je ne
+prévoyais pas, relate George Sand dans l'_Histoire de ma Vie_, que mes
+tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir à des orages. Il y en
+avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus, depuis que nous nous
+étions faits indépendants l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais passé
+à Venise, M. Dudevant m'avait écrit sur un ton de bonne amitié et de
+satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfants, et
+m'engageant même à voyager pour mon instruction et ma santé.» De vrai, il
+aimait mieux, suivant le train de ses vulgaires habitudes, que sa femme
+fût au loin qu'à Nohant. Il livrait la maison et Solange à la direction
+des domestiques, et laissait toute latitude à George Sand, pourvu qu'elle
+ne lui demandât pas d'argent et vécût du produit de sa plume. Des
+difficultés d'ordre financier surgirent entre eux, dès le printemps de
+1835. A ce sujet, elle écrit, le 20 mai, à Alexis Duteil: «Ma profession
+est la liberté, et mon goût est de ne recevoir ni grâce ni faveur de
+personne, même lorsqu'on me fait la charité avec mon argent. Je ne serais
+pas fort aise que mon mari (qui subit, à ce qu'il paraît, des influences
+contre moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout
+aux yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir
+me faire rendre ce témoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou de
+mauvais, qu'il n'ait autorisé ou souffert.» Casimir Dudevant appartenait à
+ce genre trop commun d'hommes suprêmement illogiques, définis par George
+Sand dans une lettre du mois de juin 1835, «qui ne veulent plus de femmes
+dévotes, qui ne veulent pas encore de femmes éclairées, et qui veulent
+toujours des femmes fidèles.» Sur ce dernier point, il devait avoir perdu
+certaines illusions.
+
+Quel ressort d'énergie morale n'y eut-il pas cependant, à côté de maintes
+défaillances de l'imagination ou des sens, chez celle qui, inspirée par la
+tendresse maternelle, écrivait à son fils Maurice, le 18 juin de la même
+année, cette admirable lettre, guide de la conscience et règle du devoir:
+
+«Travaille, sois fort, sois fier, sois indépendant, méprise les petites
+vexations attribuées à ton âge. Réserve ta force de résistance pour des
+actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps viendront.
+Si je n'y suis plus, pense à moi qui ai souffert, et travaillé gaiement.
+Nous nous ressemblons d'âme et de visage. Je sais dès aujourd'hui quelle
+sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi bien des douleurs profondes,
+j'espère pour toi des joies bien pures. Garde en toi le trésor de la
+bonté. Sache donner sans hésitation, perdre sans regret, acquérir sans
+lâcheté. Sache mettre dans ton coeur le bonheur de ceux que tu aimes à la
+place de celui qui te manquera! Garde l'espérance d'une autre vie, c'est
+là que les mères retrouvent leurs fils. Aime toutes les créatures de Dieu;
+pardonne à celles qui sont disgraciées; résiste à celles qui sont iniques;
+dévoue-toi à celles qui sont grandes par la vertu. Aime-moi! je
+t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si nous ne sommes
+pas appelés à ce bonheur (le plus grand qui puisse m'arriver, le seul qui
+me fasse désirer une longue vie), tu prieras Dieu pour moi, et, du sein de
+la mort, s'il reste dans l'univers quelque chose de moi, l'ombre de ta
+mère veillera sur toi.
+
+»Ton amie.
+
+»George.»
+
+Avant la fin de la même année, et alors que son affection pour ses enfants
+semblait l'incliner aux mesures de conciliation et de paix, George Sand
+prit la résolution d'introduire une instance en séparation de corps. Elle
+en avertit sa mère, par une lettre écrite de Nohant le 25 octobre 1835,
+qui débute ainsi: «Ma chère maman, je vous dois, à vous la première,
+l'exposé de faits que vous ne devez point apprendre par la voie publique.
+J'ai formé une demande en séparation contre mon mari. Les raisons en sont
+si majeures, que, par égard pour lui, je ne vous les détaillerai pas.
+J'irai à Paris dans quelque temps, et je vous prendrai vous-même pour juge
+de ma conduite.» Elle ne dit pas à sa mère, mais il importe de rechercher
+quels événements l'avaient induite à entamer cette lutte, alors qu'elle
+sortait à peine de sa liaison tourmentée avec Alfred de Musset.
+
+Durant les séjours que George Sand fit à Nohant après le voyage de Venise,
+elle eut avec son mari, sinon des explications décisives, du moins des
+scènes pénibles devant témoins. M. Dudevant était un homme étrange, exempt
+de dignité morale. Il n'avait cessé d'écrire à sa femme, et même en termes
+affectueux, tandis qu'elle cohabitait avec Musset, puis avec Pagello; il
+avait invité celui-ci à venir passer quelques jours à la campagne. Bref,
+il acceptait la situation qui lui était faite, mais il prenait sa revanche
+dans les menues choses de la vie. Sous l'excitation du vin ou de l'alcool,
+il tempêtait à table, brusquait Solange, et, pour une bouteille cassée que
+George Sand commandait de remplacer, il défendait aux domestiques, devant
+les convives étonnés, de recevoir d'autres ordres que les siens. «Je suis
+le maître,» aimait-il à répéter. En tous cas, il avait fort mal géré ses
+affaires. Son patrimoine était dissipé, et déjà il entamait la fortune de
+sa femme. Elle proposa et il accueillit une séparation à l'amiable, qui
+réglerait leurs intérêts matériels. George Sand aurait Nohant; Casimir
+l'hôtel de Narbonne, à Paris. Solange serait élevée par sa mère, les
+vacances de Maurice se partageraient entre ses parents. Enfin, comme M.
+Dudevant n'avait plus que 1.200 francs de rente, sa femme se chargeait de
+lui fournir une pension supplémentaire de 3.800 francs, en même temps
+qu'elle assumait les autres obligations qui incombaient à la communauté.
+
+Cette convention devait être exécutée à dater du 11 novembre 1835. Elle
+avait reçu l'assentiment des deux parties, l'approbation de divers hommes
+de loi, notamment de Michel (de Bourges) dont George Sand prenait les
+conseils. Deux amis communs, Fleury et Planet, les avaient mis en
+relations, et il allait devenir pour elle plus et mieux qu'un avocat.
+
+Voici comment l'_Histoire de ma Vie_ relate leur première rencontre, en
+lui conservant ce pseudonyme transparent d'Everard qui figure dans les
+_Lettres d'un Voyageur_: «Arrivée à l'auberge de Bourges, je commençai par
+dîner, après quoi j'envoyai dire à Everard par Planet que j'étais là, et
+il accourut. Il venait de lire _Lélia_, et il était _toqué_ de cet
+ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le
+consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes idées.» L'entretien,
+commencé à sept heures du soir, se prolongea jusqu'à quatre heures du
+matin, par une promenade à travers les rues silencieuses et endormies. Ce
+ne fut guère qu'un monologue. Michel était un merveilleux, un intarissable
+causeur. Fils d'un républicain qui mourut en 1799 sous les coups de la
+réaction royaliste, il fut élevé par sa mère dans le culte et l'amour de
+la Révolution. En 1835, il avait trente-sept ans et comptait déjà les plus
+brillants succès à la barre. Sur l'âme mobile et ardente de George Sand,
+il exerça d'instinct, encore que plus tard elle ait voulu s'en défendre,
+une réelle fascination. Que dit-il donc, et comment, pour que la conquête
+fût si rapide? «Tout et rien, explique-t-elle. Il s'était laissé emporter
+par nos _dires_, qui ne se plaçaient là que pour lui fournir la réplique,
+tant nous étions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'écouter. Il
+avait monté d'idée en idée jusqu'aux plus sublimes élans vers la Divinité,
+et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il était véritablement
+transfiguré. Jamais parole plus éloquente n'est sortie, je crois, d'une
+bouche humaine, et cette parole grandiose était toujours simple. Du moins
+elle s'empressait de redevenir naturelle et familière quand elle
+s'arrachait souriante à l'entraînement de l'enthousiasme. C'était comme
+une musique pleine d'idées qui vous élève l'âme jusqu'aux contemplations
+célestes, et qui vous ramène sans effort et sans contraste, par un lien
+logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de
+la nature.» Chez Michel (de Bourges) la séduction intellectuelle ne devait
+rien à la tromperie des agréments physiques. George Sand a tracé de
+l'orateur et du politique un portrait singulièrement élogieux, dans le
+sixième chapitre des _Lettres d'un Voyageur_, où se trouvent réunies les
+réponses qu'elle lui adressait au début même de leur liaison; puis, dans
+la septième _Lettre_ à Liszt, elle l'analyse et le décrit, suivant les
+lois de la physionomonie de Lavater dont elle était alors férue. «Je salue,
+s'écrie-t-elle, à l'aspect de vos spectres chéris, ô mes amis! ô mes
+maîtres! les trésors de grandeur ou de bonté qui sont en vous, et que le
+doigt de Dieu a révélés en caractères sacrés sur vos nobles fronts! La
+voûte immense du crâne chauve d'Everard, si belle et si vaste, si parfaite
+et si complète dans ses contours qu'on ne sait quelle magnifique faculté
+domine en lui toutes les autres; ce nez, ce menton et ce sourcil dont
+l'énergie ferait trembler si la délicatesse exquise de l'intelligence ne
+résidait dans la narine, la bonté surhumaine dans le regard, et la sagesse
+indulgente dans les lèvres; cette tête, qui est à la fois celle d'un héros
+et celle d'un saint, m'apparaît dans mes rêves à côté de la face austère
+et terrible du grand Lamennais.» Moins idéalisé, plus véridique est le
+portrait d'Everard que nous offre l'_Histoire de ma Vie_. George Sand
+affirme avoir tout d'abord observé en lui la forme extraordinaire de la
+tête. Peut-être la phrénologie y trouvait-elle son compte, mais non pas
+l'esthétique. «Il semblait avoir deux crânes soudés l'un à l'autre, les
+signes des hautes facultés de l'âme étant aussi proéminents à la proue de
+ce puissant navire que ceux des généreux instincts l'étaient à la poupe.
+Intelligence, vénération, enthousiasme, subtilité et vastitude d'esprit
+étaient équilibrés par l'amour familial, l'amitié, la tendre domesticité,
+le courage physique. Everard était une organisation admirable. Mais
+Everard était malade, Everard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La
+poitrine, l'estomac, le foie étaient envahis. Malgré une vie sobre et
+austère, il était usé.» Et George Sand ajoute: «Ce fut précisément cette
+absence de vie physique qui me toucha profondément.» Déjà chez Alfred de
+Musset, elle s'était intéressée à un organisme frêle; mais chez Pagello
+elle avait été séduite par la bonne santé, l'agréable prestance et la
+vigueur musculaire. En Michel (de Bourges) elle distingua, s'il faut l'en
+croire, «une belle âme aux prises avec les causes d'une inévitable
+destruction.» Cette belle âme avait une enveloppe caduque. «Le premier
+aspect d'Everard, lisons-nous dans l'_Histoire de ma Vie_, était celui
+d'un vieillard petit, grêle, chauve et voûté. Le temps n'était pas venu où
+il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller à la mode et aller
+dans le monde... Il paraissait donc, au premier coup d'oeil, avoir
+soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en même temps, il
+n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure pâle, ses
+dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur
+admirables à travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette
+particularité de paraître et d'être réellement jeune et vieux tout
+ensemble.» Le contraste signalé se retrouvait dans l'allure de son
+intelligence. George Sand nous le représente mourant à toute heure et
+cependant débordant de vie, «parfois, dit-elle, avec une intensité
+d'expansion fatigante même pour l'esprit qu'il a le plus émerveillé et
+charmé, je veux dire pour mon propre esprit.» Ne va-t-elle pas, sinon
+jusqu'à la caricature, du moins jusqu'à cette ironie qui succède parfois
+aux passions hyperboliques, lorsqu'elle nous dépeint sa manière d'être
+extérieure? «Né paysan, il avait conservé le besoin d'aise et de solidité
+dans ses vêtements. Il portait chez lui et dans la ville une épaisse
+houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et
+partout, mais, poli quand même, il ne consentait pas à garder sa casquette
+ou son chapeau dans les appartements. Il demandait seulement la permission
+de mettre un _mouchoir_, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards
+qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en
+gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant
+ainsi, sans le savoir, de la manière tantôt la plus fantastique et tantôt
+la plus pittoresque.» Il est vrai que ce paysan du Danube avait le goût du
+beau linge. Sa chemise était fine, toujours blanche et fraîche: On blâmait,
+dans certains cénacles, «ce sybaritisme caché et ce soin extrême de sa
+personne.» George Sand, au contraire, l'en loue comme d'une «secrète
+exquisité», et elle en profite pour faire l'éloge de l'élégance des
+manières et de l'agrément de la toilette, qui ne sont nullement
+incompatibles avec l'ardeur des convictions démocratiques. L'amour du
+peuple se concilie à merveille avec l'urbanité du langage et le souci de
+la beauté. Un démocrate n'est point obligé d'être hirsute et malpropre.
+George Sand savait gré à Michel (de Bourges) de n'être négligé qu'en
+apparence; le dessous valait mieux que la houppelande. «La propreté,
+dit-elle, est un indice et une preuve de sociabilité et de déférence pour
+nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la propreté raffinée,
+car il n'y a pas de demi-propreté.» Elle ne concède aux savants, aux
+artistes ou aux patriotes--que viennent faire ici les patriotes?--ni
+l'abandon de soi-même, ni la mauvaise odeur, ni les dents répugnantes à
+voir, ni les cheveux sales. Elle répudie ces habitudes malséantes et
+déclare, en femme très préoccupée du commerce masculin: «Il n'est point de
+si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui
+vous donne des nausées.» C'est là un truisme auquel nul ne contredira.
+
+Faut-il voir chez Michel (de Bourges), comme l'a dit George Sand,
+_Robespierre en personne_. Maximilien, qu'on a justement surnommé
+l'incorruptible, fut à la fois plus élégant, plus doctrinaire et plus
+désintéressé. Les opinions de Michel varièrent, comme l'importance qu'il
+attachait, selon les temps, ou n'attachait pas à son costume. Non
+seulement il fut tour à tour Montagnard et Girondin--ce qui serait
+excusable--mais les évolutions de sa pensée étaient déconcertantes: il
+s'éprenait successivement ou même simultanément de Babeuf et de
+Montesquieu, d'_Obermann_ et de Platon, de la vie monastique et
+d'Aristote. C'étaient les soubresauts d'une imagination effervescente,
+prompte à s'engouer et à se déprendre. Il était agité, trépidant,
+contradictoire. En cela George Sand le trouvait inquiétant. Elle ne
+parvenait pas à le suivre et perdait sa trace. «J'étais forcée, dit-elle,
+de constater ce que j'avais déjà constaté ailleurs, c'est que les plus
+beaux génies touchent parfois et comme fatalement à l'aliénation. Si
+Everard n'avait pas été voué à l'eau sucrée pour toute boisson, même
+pendant ses repas, maintes fois je l'aurais cru ivre.» Quant aux attaques
+d'adversaires acharnés qui lui reprochaient un amour du gain inné chez le
+paysan, voici la réponse indignée de George Sand: «O mon frère, on ne peut
+pas inventer de plus folle calomnie contre toi que l'accusation de
+cupidité. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en
+quoi l'argent peut être désirable pour un homme sans vices, sans
+fantaisies, et qui n'a ni maîtresses, ni cabinet de tableaux, ni
+collection de médailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d'aucun
+genre?» Elle revient sur ce sujet dans l'_Histoire de ma Vie_, alors qu'à
+distance, le charme rompu, elle essaie de résumer leurs dissidences et
+d'expliquer son refroidissement. A ses enthousiasmes défunts succède une
+impitoyable clairvoyance. Elle serait portée, sinon à brûler, tout au
+moins à ravaler et à rejeter sans merci ce qu'elle avait adoré. Or elle
+défend encore, ou plutôt elle excuse Michel (de Bourges). «Au milieu,
+dit-elle, de ses flottements tumultueux et de ses cataractes d'idées
+opposées, Everard nourrissait le ver rongeur de l'ambition. On a dit qu'il
+aimait l'argent et l'influence. Je n'ai jamais vu d'étroitesse ni de
+laideur dans ses instincts. Quand il se tourmentait d'une perte d'argent,
+ou quand il se réjouissait d'un succès de ce genre, c'était avec l'émotion
+légitime d'un malade courageux qui craint la cessation de ses forces, de
+son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endetté, il
+avait épousé une femme riche. Si ce n'était pas un tort, c'était un
+malheur. Cette femme avait des enfants, et la pensée de les dépouiller
+pour ses besoins personnels était odieuse à Everard. Il avait soif de
+faire fortune, non seulement afin de ne jamais tomber à leur charge, mais
+encore par un sentiment de tendresse et de fierté très concevable, afin de
+les laisser plus riches qu'il ne les avait trouvés en les adoptant.»
+
+La politique qui avait rapproché George Sand et Michel (de Bourges) devait
+contribuer à les diviser. Convertie par lui aux doctrines démocratiques,
+elle eut la tristesse de le voir s'attiédir. Il avait inculqué à son élève
+le culte des Jacobins, de ceux qu'elle appelait «mes pères, les fils de
+notre aïeul Rousseau», et qui sauvèrent effectivement la patrie aux jours
+de l'invasion et de la Terreur, à l'encontre de l'émigration et de la
+guerre civile. Mais bientôt elle devait dépasser et inquiéter son maître.
+Dès avant 1848, «j'étais devenue socialiste, dit-elle, Everard ne l'était
+plus.» Le dissentiment portait et sur l'idéal même et sur la méthode et la
+morale de la politique. Michel (de Bourges), que la Révolution de Février
+surprendra, selon l'expression de l'_Histoire de ma Vie_, dans une phase
+de modération un peu dictatoriale, serait comme l'ancêtre de
+l'opportunisme. A défaut du mot, il pratiqua la chose. Ses principes de
+justice ne répugnaient pas à fléchir et à supporter des compromissions,
+qui révoltent l'âme généreuse, un peu chimérique, de George Sand. «En même
+temps, écrit-elle, qu'Everard concevait un monde renouvelé par le progrès
+moral du genre humain, il acceptait en théorie ce qu'il appelait les
+nécessités de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge
+même, les concessions sans sincérité, les alliances sans foi, les
+promesses vaines. Il était encore de ceux qui disent que qui veut la fin
+veut les moyens. Je pense qu'il ne réglait jamais sa conduite personnelle
+sur ces déplorables errements de l'esprit de parti, mais j'étais affligée
+de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement inévitables.»
+Michel (de Bourges) avait l'amour de l'autorité, l'humeur tyrannique. Si
+nous en croyons George Sand, «c'était le fond, c'était les entrailles
+mêmes de son caractère, et cela ne diminuait en rien ses hontes et ses
+condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre
+heureux.» Singulière contre-façon du bonheur, qui consiste en la
+spoliation de la liberté! Ce fut le malheur de Michel (de Bourges)
+d'aspirer à une sorte de despotisme démocratique où il eût tenu l'emploi
+de dictateur. George Sand, apitoyée sur les déboires d'une ambition qui
+fut stérile pour la cause révolutionnaire, lui dédiera cette oraison
+funèbre: «Il a passé sur la terre comme une âme éperdue, chassée de
+quelque monde supérieur, vainement avide de quelque grande existence
+appropriée à son grand désir. Il a dédaigné la part de gloire qui lui
+était comptée et qui eût enivré bien d'autres. L'emploi borné d'un talent
+immense n'a pas suffi à son vaste rêve.»
+
+En 1835, la cliente n'entrevoyait point les défauts de son avocat. Elle
+quitta Bourges, subjuguée, fascinée, et le lendemain elle reçut à son
+réveil «une lettre enflammée du même souffle de prosélytisme qu'il
+semblait avoir épuisé dans la veillée déambulatoire à travers les grands
+édifices blanchis par la lune et sur le pavé retentissant de la vieille
+cité endormie.» Une correspondance s'ensuivit, dont nous retrouvons une
+part, due à George Sand, dans les _Lettres d'un Voyageur_. Ils allaient
+d'ailleurs se rejoindre à Paris. Michel (de Bourges) plaidait dans le
+procès d'avril, le _procès monstre_, qui se déroula devant la Chambre
+des pairs et qui mettait aux prises la Monarchie et la République. C'était
+le va-tout du gouvernement de Louis-Philippe.
+
+George Sand, habillée en homme, assista à l'audience du 20 mai, où elle
+pénétra en compagnie d'Emmanuel Arago. Chaque soir, le petit cénacle,
+moitié littéraire, moitié politique, se réunissait dans le logement du
+quai Malaquais. Ou bien, après un dîner frugal dans un modeste restaurant,
+on allait se promener, soit en bateau sur la Seine, soit le long des
+boulevards. Une de ces promenades exerça une influence décisive sur
+l'imagination et la foi de George Sand. C'était au sortir du
+Théâtre-Français. Par une nuit magnifique, elle ramenait Michel (de
+Bourges) à son domicile du quai Voltaire. Planet les accompagnait. Entre
+eux trois, la question sociale fut sérieusement posée. On discuta
+l'hypothèse du partage des biens, et George Sand, devenue conservatrice ou
+du moins modérée quand elle écrit l'_Histoire de ma Vie_, ajoute ce
+commentaire et cette rétractation: «J'entendais, moi, le partage des biens
+de la terre d'une façon toute métaphorique; j'entendais réellement par là
+la participation au bonheur, due à tous les hommes, et je ne pouvais pas
+m'imaginer un dépècement de la propriété qui n'eût pu rendre les hommes
+heureux qu'à la condition de les rendre barbares.» C'est alors que Michel
+(de Bourges), pressé par ses deux interlocuteurs, exposa son système. Ils
+étaient sur le pont des Saints-Pères, non loin du château brillamment
+illuminé. Il y avait bal à la cour, tandis que sur le quai trois
+réformateurs changeaient la face du monde. «On voyait, dit George Sand, le
+reflet des lumières sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait
+le son des instruments qui passait par bouffées dans l'air chargé de
+parfums printaniers, et que couvrait à chaque instant le roulement des
+voitures sur la place du Carrousel. Le quai désert du bord de l'eau, le
+silence et l'immobilité qui régnaient sur le pont contrastaient avec ces
+rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'étais tombée dans la
+rêverie, je n'écoutais plus le dialogue entamé, je ne me souciais plus de
+la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues
+mélodies, des doux reflets de la lune mêlés à ceux de la fête royale.»
+
+Cependant, parmi les objections stimulantes de Planet, Michel (de Bourges)
+déduisait son plan de régénération sociale, dérivé de Babeuf ou emprunté à
+Jean-Jacques. Et comme George Sand, tirée de sa songerie, alléguait les
+droits et les devoirs d'une société civilisée, le tribun refit à la
+moderne la prosopopée de Fabricius. «La civilisation, s'écria-t-il
+courroucé et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui,
+voilà le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que
+pour rajeunir et renouveler votre société corrompue, il faut que ce beau
+fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit réduit en cendres, et
+que cette vaste cité où plongent vos regards, soit une grève nue, où la
+famille du pauvre promènera la charrue et dressera sa chaumière!»
+
+Tout le discours continua sur ce ton, avec de grands éclats de voix et de
+larges gestes qui enveloppaient l'espace et foudroyaient la tyrannie.
+George Sand résume ainsi cette harangue d'une austérité lacédemonienne,
+qui attestait un usage immodéré du _Conciones_ et la lecture assidue de
+Plutarque. «Ce fut une déclamation horrible et magnifique contre la
+perversité des cours, la corruption des grandes villes, l'action
+dissolvante et énervante des arts, du luxe, de l'industrie, de la
+civilisation en un mot. Ce fut un appel au poignard et à la torche, ce fut
+une malédiction sur l'impure Jérusalem et des prédictions apocalyptiques;
+puis, après ces funèbres images, il évoqua le monde de l'avenir comme il
+le rêvait en ce moment-là, l'idéal de la vie champêtre, les moeurs de
+l'âge d'or, le paradis terrestre florissant sur les ruines fumantes du
+vieux monde par la vertu de quelque fée.»
+
+Deux heures sonnèrent à l'horloge du château, et George Sand profita d'une
+pause de l'orateur pour hasarder, non pas un argument contraire, mais une
+approbation un tantinet ironique. Il se récria. A son tour, elle prit la
+parole en faveur de l'art, plaida pour la République athénienne contre la
+République Spartiate. Le démagogue ne fut pas convaincu. «Il était hors de
+lui, raconte son interlocutrice; il descendit sur le quai en déclamant, il
+brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations
+tellement _séditieuses_ que je ne comprends pas comment il ne fut ni
+remarqué, ni entendu, ni _ramassé_ par la police. Il n'y avait que lui au
+monde qui pût faire de pareilles excentricités sans paraître fou et sans
+être ridicule.»
+
+Comme George Sand, ébranlée et lasse, s'éloignait avec Planet, Michel (de
+Bourges) s'aperçut qu'il plaidait tout seul, devant un auditoire
+imaginaire. Il courut, rejoignit les fugitifs, leur fit une scène violente,
+s'offrant à les persuader s'ils lui accordaient encore quelques heures
+d'audience jusqu'à l'aurore, puis les menaçant de ne jamais les revoir
+s'ils le quittaient avant qu'il eût achevé sa démonstration. Et George
+Sand observe: «On eût dit d'une querelle d'amour, et il ne s'agissait
+pourtant que de la doctrine de Babeuf.» Mais, pour un idéaliste, pour un
+semeur d'espérance dans les sillons de l'avenir, qu'y a-t-il de plus
+séduisant que cette recherche d'un monde meilleur, que la conception d'une
+humanité régénérée? George Sand en ira quérir les origines, les premiers
+germes dans la Bohême de Jean Huss, de même que Jean-Jacques en a dessiné
+les linéaments dans son _Contrat social_. Certes les utopies de Michel (de
+Bourges) valaient mieux que la vulgarité de nos résignations égoïstes ou
+serviles. Il plaidait avec conscience toutes les causes qu'il accueillait,
+la thèse des revendications de la démocratie intégrale aussi bien que la
+réalité, plus contingente, des doléances conjugales de George Sand. Ce
+dernier procès était plus facile à gagner devant la justice humaine que
+l'autre à la barre d'un insaisissable tribunal.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+LA SEPARATION DE CORPS
+
+
+Dans la neuvième des _Lettres d'un Voyageur_, adressée au Malgache,
+c'est-à-dire à son ami Jules Néraud, George Sand exprime son dégoût des
+contestations judiciaires, surtout lorsqu'elles touchent aux affections
+les plus sacrées. «Ce procès, écrit-elle, d'où dépend mon avenir, mon
+honneur, mon repos, l'avenir et le repos de mes enfants, je le croyais
+loyalement terminé. Tu m'as quitté comme j'étais à la veille de rentrer
+dans la maison paternelle. On m'en chasse de nouveau, on rompt les
+conventions jurées. Il faut combattre sur nouveaux frais, disputer pied à
+pied un coin de terre..., coin précieux, terre sacrée, où les os de mes
+parents reposent sous les fleurs que ma main sema et que mes pleurs
+arrosèrent.» Plus loin elle se demande comment poète, marquée au front
+pour n'appartenir à rien et à personne, pour mener une vie errante, elle
+s'est liée à la société et a fait alliance avec la famille humaine. «Ce
+n'était pas là mon lot, soupire t-elle. Dieu m'avait donné un orgueil
+silencieux et indomptable, une haine profonde pour l'injustice, un
+dévouement invincible pour les opprimés. J'étais un oiseau des champs, et
+je me suis laissé mettre en cage; une liane voyageuse des grandes mers, et
+on m'a mis sous une cloche de jardin. Mes sens ne me provoquaient pas à
+l'amour, mon coeur ne savait ce que c'était. Mon esprit n'avait besoin que
+de contemplation, d'air natal, de lectures et de mélodies. Pourquoi des
+chaînes indissolubles à moi?.. Et parce qu'en écrivant des contes pour
+gagner le pain qu'on me refusait je me suis souvenu d'avoir été malheureux,
+parce que j'ai osé dire qu'il y avait des êtres misérables dans le
+mariage, à cause de la faiblesse qu'on ordonne à la femme, à cause de la
+brutalité qu'on permet au mari, à cause des turpitudes que la société
+couvre d'un voile et protège du manteau de l'abus, on m'a déclaré immoral,
+on m'a traité comme si j'étais l'ennemi du genre humain!» Doutant de la
+justice d'ici-bas, elle tourne ses regards et tend ses mains vers l'autre,
+en s'écriant: «Non! toi seul, ô Dieu! peux laver ces taches sanglantes que
+l'oppression brutale fait chaque jour à la robe expiatoire de ton Fils et
+de ceux qui souffrent en invoquant son nom!... Du moins toi, tu le peux et
+tu le veux; car tu permets que je sois heureux, malgré tout, à cette heure,
+sans autre richesse que mon encrier, sans autre abri que le ciel, sans
+autre désir que celui de rendre un jour le bien pour le mal, sans autre
+plaisir terrestre que celui de sécher mes pieds sur cette pierre chauffée
+du soleil. O mes ennemis! vous ne connaissez pas Dieu; vous ne savez pas
+qu'il n'exauce point les voeux de la haine! Vous aurez beau faire, vous ne
+m'ôterez pas cette matinée de printemps.»
+
+Entendez-la, cette plaideuse qui lutte pour la liberté, pour la possession
+de ses enfants, pour le salut de son foyer et la sauvegarde de sa dignité;
+écoutez comme elle célèbre le charme et l'allégresse de la nature en fleur:
+
+«Le soleil est en plein sur ma tête; je me suis oublié au bord de la
+rivière sur l'arbre renversé qui sert de pont. L'eau courait si limpide
+sur son lit de cailloux bleus changeants; il y avait autour des rochers de
+la rive tant et de si brillantes petites nageoires de poissons espiègles;
+les demoiselles s'envolaient par myriades si transparentes et si diaprées,
+que j'ai laissé courir mon esprit avec les insectes, avec l'onde et ses
+habitants. Que cette petite gorge est jolie avec sa bordure étroite
+d'herbe et de buisson, son torrent rapide et joyeux, avec sa profondeur
+mystérieuse et son horizon borné par les lignes douces des guérets
+aplanis! comme la traîne est coquette et sinueuse! comme le merle propre
+et lustré y court silencieusement devant moi à mesure que j'avance.»
+
+Quand George Sand écrivait au Malgache ces pages exquises, en mai 1836,
+elle portait depuis près d'un an le fardeau d'un procès auquel était
+suspendue toute sa tendresse maternelle. Vainement des amis lui avaient
+conseillé de se résigner et de «se rendre maîtresse de la situation en
+devenant la maîtresse de son mari.» Elle répugnait à un rapprochement sans
+amour. «Une femme, dit-elle, qui recherche son mari dans le but de
+s'emparer de sa volonté, fait quelque chose d'analogue à ce que font les
+prostituées pour avoir du pain et les courtisanes pour avoir du luxe.» Dès
+le milieu de 1835, George Sand était résolue à intenter l'instance en
+séparation de corps. Ses relations avec Michel (de Bourges), la confiance
+qu'il lui inspirait, les soins dont elle l'entoura au cours d'une
+bronchite aiguë contractée en plaidant devant la Chambre des pairs, ne
+firent que l'attacher plus étroitement à son dessein. L'ardent avocat
+avait été condamné par cette juridiction politique à un mois de prison, en
+raison de la lettre qu'il avait rédigée au nom des accusés d'avril. Il
+regagna Bourges, aussitôt rétabli, et George Sand, après l'avoir suivi,
+alla passer les vacances à Nohant. La vie pour elle y devint impossible.
+M. Dudevant était criblé de dettes, incapable de faire face à ses
+engagements. Il demanda une signature à sa femme, qui ne la refusa pas.
+C'était un vague palliatif. «Il avait acheté, dit-elle, des terres qu'il
+ne pouvait payer; il était inquiet, chagrin. Quand j'eus signé, les choses
+n'allèrent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas résolu le problème qu'il
+m'avait donné à résoudre quelques années auparavant; ses dépenses
+excédaient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part.» Elle
+signala certaines friponneries flagrantes des domestiques. Il se fâcha,
+lui défendit de se mêler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de
+commander à ses gens. Il la ruinait, et elle devait se taire.
+
+Aussi bien, après avoir souscrit, puis rompu le contrat qui réglait leurs
+intérêts financiers, il ne craignit pas de se livrer aux pires outrages et
+même à des sévices envers sa femme. Le 19 octobre 1835, survint une scène
+décisive, irréparable. Voici en quels termes Michel la relate et
+l'explique, dans la plaidoirie qu'il prononça pour George Sand devant la
+Cour de Bourges et qui fut reproduite par la _Gazette des Tribunaux_, du
+30 juillet 1836:
+
+«Les femmes seules ne sont pas capricieuses; il y a des hommes qui ont
+aussi leurs caprices. Voilà que M. Dudevant veut mener la vie de garçon.
+Il fut question de procéder à l'exécution du traité de février, et de le
+mettre ainsi en position de satisfaire son nouveau caprice. Il y eut une
+entrevue entre les époux. Leurs amis communs furent invités. Il y eut un
+dîner. Après le repas, on prenait le café. L'enfant des deux époux,
+Maurice, demanda de la crème. «Il n'y en a plus, répondit le père; va à la
+cuisine; d'ailleurs, sors d'ici.» L'enfant, au lieu de sortir, se réfugia
+auprès de sa mère; M. Dudevant insista de nouveau pour qu'il sortît, et
+madame Dudevant dit elle-même à son fils: «Sors, puisque ton père le
+veut.» Il s'éleva alors une altercation entre les époux, altercation dans
+laquelle l'épouse montra le plus grand calme et le mari la plus grande
+violence. Il alla même jusqu'à dire à sa femme: «Sors, toi aussi.» Il fit
+mine de la frapper; il en fut empêché par les personnes qui étaient
+présentes. Il se retira pour aller prendre son fusil, qu'on parvint à lui
+retirer des mains.»
+
+Cette version n'a pas été contredite par l'avocat de Casimir Dudevant.
+Elle est exacte de tous points et n'aggrave aucunement les faits. Ce fut
+chez cet égoïste, qui sentait qu'une partie de ses revenus allait bientôt
+lui échapper, une véritable crise de folie furieuse.
+
+Les amis présents, notamment Duteil, tentèrent vainement une
+réconciliation. Le lendemain, après une nuit d'insomnie et d'angoisse,
+George Sand décida irrévocablement de ne plus vivre avec M. Dudevant et
+même de ne plus le revoir. Elle passa cette journée, la dernière des
+vacances, en compagnie de ses enfants, dans le bois de Vavray. «Un
+endroit charmant, dit-elle, d'où, assis sur la mousse à l'ombre des
+vieux chênes, on embrassait de l'oeil les horizons mélancoliques et
+profonds de la Vallée Noire. Il faisait un temps superbe, Maurice
+m'avait aidée à dételer le petit cheval qui paissait à côté de nous. Un
+doux soleil d'automne faisait resplendir les bruyères. Armés de couteaux
+et de paniers, nous faisions une récolte de mousse et de jungermannes
+que le Malgache m'avait demandé de prendre là, au hasard, pour sa
+collection, n'ayant pas, lui, m'écrivait-il, le temps d'aller si loin
+pour explorer la localité. Nous prenions donc tout sans choisir, et mes
+enfants, l'un qui n'avait pas vu passer la tempête domestique de la
+veille, l'autre qui, grâce à l'insouciance de son âge, l'avait déjà
+oubliée, couraient, criaient et riaient à travers le taillis.» Après un
+goûter sur l'herbe, on rentra à la nuit tombante, et ce furent les
+adieux. M. Dudevant, qui avait eu du moins ]a pudeur de quitter Nohant,
+attendait Maurice et Solange à La Châtre pour les ramener au collège et
+à la pension.
+
+George Sand consulta tout d'abord à Châteauroux son vieil ami, l'avocat
+Rollinat, qui lui conseilla une séparation judiciaire; puis ils allèrent
+ensemble, le jour même, à Bourges, prendre l'avis de Michel, qui
+purgeait sa peine à la prison de ville, antique château des ducs de
+Bourgogne. Grâce à la complaisance d'un geôlier, ils s'introduisirent
+par une brèche, et dans les ténèbres suivirent des galeries et des
+escaliers fantastiques. Les deux avocats tombèrent d'accord et
+résolurent de mener la procédure en toute hâte, de manière à déconcerter
+M. Dudevant et à profiter de son désarroi. Le 30 octobre 1835, George
+Sand, élisant domicile de droit et de fait à La Châtre chez Duteil, ami
+commun du ménage, déposa devant le tribunal de cette ville une plainte
+avec demande de séparation de corps, pour injures graves, sévices et
+mauvais traitements. Le 1er novembre, elle en informe madame d'Agoult,
+alors à Genève: «Je plaide en séparation contre mon époux, qui a
+déguerpi, me laissant maîtresse du champ de bataille... Je ne reçois
+personne, je mène une vie monacale. J'attends l'issue de mon procès,
+d'où dépend le pain de mes vieux jours; car vous pensez bien que je
+n'amasserai jamais un denier pour payer l'hôpital où la tendresse d'un
+mari me laisserait mourir. Mais voyez! Il a eu l'heureuse idée de
+vouloir me tuer un soir qu'il était ivre.» En dépit de cet isolement et
+de ses inquiétudes, elle ressent une impression de soulagement physique;
+elle indique plaisamment à madame d'Agoult pourquoi le jardinier et sa
+femme ont refusé de demeurer dans la maison: «J'ai voulu en savoir le
+motif. Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit:
+«C'est que madame a une tête si laide, que ma femme, étant enceinte,
+pourrait être malade de peur.» Il s'agissait, paraît-il, de la tête de
+mort que George Sand avait sur sa table.
+
+Les formalités du procès se succédèrent assez vite. Dudevant était cité à
+comparaître le 2 novembre devant le tribunal. Il ne se présenta pas. Elle
+crut donc avoir gain de cause et écrivit le 9 novembre, de La Châtre, à
+Adolphe Guéroult, le fervent saint-simonien: «Le baron ne plaide pas, il
+demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le condamne à me
+laisser tranquille, et tout va bien. Quant à ce qu'on en pensera à Paris,
+cela m'occupe aussi peu que ce qu'on pense en Chine de Gustave Planche.»
+S'adressant à un zélé défenseur des droits de la femme, elle allègue sa
+dignité blessée, elle réclame l'affranchissement de son sexe et conclut:
+«L'opinion est une prostituée qu'il faut mener à grands coups de pied
+quand on a raison... Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous
+permet pas de provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous
+tueraient, ce qui leur ferait trop de plaisir. Mais nous avons la
+ressource de crier bien haut, d'invoquer trois imbéciles en robe noire,
+qui font semblant de rendre la justice, et qui, en vertu de certaine
+_bonté_ de législation envers les esclaves menacées de mort, daignent nous
+dire: «On vous permet de ne plus aimer monsieur votre maître, et, si la
+maison est à vous, de le mettre dehors.»
+
+Cette justice, dont George Sand pensait tant de mal, allait pourtant lui
+donner satisfaction. Le 1er décembre, une décision du tribunal reconnut
+les faits allégués par la plaignante pertinents et admissibles, et lui
+permit d'en administrer la preuve. Signification de ce jugement fut faite
+au domicile légal de M. Dudevant le 2 janvier 1836, et l'audition des
+témoins commença le 14 janvier. Le procès-verbal de leurs dépositions,
+d'ailleurs probantes, ayant été communiqué à la partie sans qu'il y eût de
+réponse, le 16 février, sur les conclusions favorables du ministère public,
+le tribunal rendit un jugement par défaut qui déclarait bien fondés et
+établis par l'enquête les griefs de madame Dudevant. La séparation de
+corps était prononcée, un notaire commis pour procéder au partage de la
+communauté et aux reprises. Casimir Dudevant ne comparut pas chez le
+notaire. Et le 26 février, George Sand, tout heureuse d'avoir la garde de
+son fils et de sa fille, mandait à madame d'Agoult: «Grâce à Dieu, j'ai
+gagné mon procès et j'ai mes deux enfants à moi. Je ne sais si c'est fini.
+Mon adversaire peut en appeler et prolonger mes ennuis.» M. Dudevant, en
+effet, qui dès le début de l'instance avait résigné ses fonctions de maire
+de Nohant et s'était installé à Paris, changea soudain de tactique.
+Stimulé par sa belle-mère, la baronne Dudevant, et peut-être aussi par la
+mère d'Aurore, l'étrange madame Dupin, il interjeta, le 8 avril,
+opposition aux jugements intervenus, en invoquant des vices de procédure
+et en réclamant une contre-enquête. On plaida, les 10 et 11 mai, devant le
+tribunal de première instance de La Châtre. Me Michel (de Bourges) était à
+la barre pour madame Dudevant, et Me Vergne pour le mari.
+
+L'avocat de M. Dudevant se borna à traiter le point de droit; il demanda
+la nullité de la procédure. Michel (de Bourges), au contraire, abordant le
+fond du débat, montra ce mari ivrogne, brutal, débauché, qui laissait
+toute liberté à sa femme, à la seule condition de jouir de l'intégralité
+des revenus. Il était complaisant, parce qu'il était cupide et rapace.
+Puis, prenant la requête du 14 avril, à laquelle son confrère avait à
+peine osé faire allusion, Michel en signala les imputations ignominieuses,
+dont la plus infâme rappelait l'accusation dirigée contre
+Marie-Antoinette. Il évoqua et fit sienne la fameuse réponse de la reine:
+«J'en appelle à toutes les mères.» Et il s'indigna que M. Dudevant voulût
+obliger sa femme à réintégrer le domicile conjugal, après l'avoir menacée
+de mort, mais surtout après l'avoir épouvantablement offensée et suspectée
+des vices les plus ignobles.
+
+Le tribunal de La Châtre donna gain de cause, en droit à M. Dudevant, en
+fait à la partie adverse. L'opposition était admise pour irrégularités de
+procédure; mais, à raison des imputations diffamatoires de l'acte du 14
+avril--calomnies de servantes congédiées--la séparation de corps était
+maintenue et la garde des deux enfants attribuée à la mère.
+
+George Sand atteignait-elle au terme de ses angoisses? Non pas. Il lui
+fallut encore aller en appel. Tour à tour alarmée et confiante, elle
+écrivait le 5 mai à Franz Liszt, qui avait accompagné la comtesse d'Agoult
+à Genève: «Mon procès a été gagné; puis l'adversaire, après avoir engagé
+son honneur à ne pas plaider, s'est mis à manquer de parole et à oublier
+sa signature et son serment, comme des bagatelles qui ne sont plus de
+mode. Si la possession de mes enfants et la sécurité de ma vie n'étaient
+en jeu, vraiment ce ne serait pas la peine de les défendre au prix de tant
+d'ennuis. Je combats par devoir plutôt que par nécessité.» Le 11 mai,
+tandis que son sort se débattait au tribunal de La Châtre, elle dormait
+profondément. On dut la réveiller à une heure de l'après-midi, pour lui
+apprendre que Michel (de Bourges) avait fait pleurer l'auditoire et que
+son procès était gagné. Provisoirement du moins. M. Dudevant, campé à
+Nohant, ne se souciait pas de rendre la dot de sa femme. Il voulut un
+nouvel éclat à l'audience de la Cour. George Sand, établie à La Châtre
+chez des amis et toujours ardente au travail, était armée pour la lutte.
+«S'il ne s'agissait que de ma fortune, écrit-elle le 25 mai à madame
+d'Agoult, je ne voudrais pas y sacrifier un jour de la vie du coeur; mais
+il s'agit de ma progéniture, mes seules amours, et à laquelle je
+sacrifierais les sept plus belles étoiles du firmament, si je les avais.»
+A aucun prix, elle n'admettait qu'on pût la séparer de ses enfants. Elle
+invoquait la justice et la loi, mais elle était prête à entrer en révolte,
+si la magistrature se montrait défavorable à ses revendications. De Paris
+elle avait ramené Solange, et toutes ses dispositions étaient prises pour
+enlever Maurice, pensionnaire au collège Henri IV. Elle plaçait les droits
+maternels au-dessus de tous autres et déniait à la société la faculté de
+les annuler ou de les amoindrir. «La nature, s'écrie-t-elle, n'accepte pas
+de tels arrêts, et jamais on ne persuadera à une mère que ses enfants ne
+sont pas à elle plus qu'à leur père. Les enfants ne s'y trompent pas non
+plus.» Voilà en quel état d'esprit elle comparut devant la Cour de Bourges,
+dont l'opinion, au seuil des débats, lui était plutôt hostile. Une
+légende, accréditée parmi l'aristocratie et la haute bourgeoisie locales,
+la représentait comme une créature extravagante et sans vergogne.
+
+Les plaidoiries occupèrent les deux audiences des 25 et 26 juillet 1836.
+M. Mater, premier président, dirigeait les débats dont nous trouvons un
+compte-rendu dans les deux grands journaux judiciaires, la _Gazette des
+Tribunaux_ et le _Droit_. La curiosité publique était violemment
+surexcitée. «Depuis longtemps, dit le chroniqueur de la _Gazette_, on
+n'avait vu une foule aussi considérable assiéger les portes du Palais de
+Justice pour une affaire civile... L'auteur d'_Indiana_, de _Lélia_ et de
+_Jacques_ était assise derrière son avocat, Me Michel (de Bourges). Des
+Parisiens ne l'auraient peut-être pas reconnue sous ce costume de son sexe,
+accoutumés qu'ils sont à voir cette dame, dans les spectacles et autres
+lieux publics, avec des habits masculins et une redingote de velours noir,
+sur le collet de laquelle retombent en boucles ondoyantes les plus beaux
+cheveux blonds (_ils étaient bruns_) que l'on puisse voir. Elle est mise
+avec beaucoup de simplicité: robe blanche, capote blanche, collerette
+tombant sur un châle à fleurs.» Est-ce bien là une toilette sévère pour
+procès en séparation de corps? Et le rédacteur judiciaire ajoute: «Cette
+dame semble n'être venue à l'audience que pour y trouver quelques
+éloquentes inspirations contre l'irrévocabilité des unions mal assorties.»
+L'avocat de l'appelant, Me Thiot-Varennes, prit d'abord la parole. Voici
+les principaux passages de sa plaidoirie: «M. Dudevant aimait sa femme, il
+s'en croyait aimé, et jusqu'en 1825 rien n'avait troublé le bonheur de
+cette union. Mais déjà l'humeur inquiète, le caractère aventureux de
+madame Dudevant présageaient que cette félicité ne serait pas durable.
+Elle éprouvait un ennui profond, un dégoût de toutes choses. Elle croyait
+que le bonheur était là où il n'était pas; elle demandait ce bonheur à
+tout; elle ne le trouvait nulle part; car son âme ardente et mobile
+n'avait pu comprendre qu'on ne saurait le goûter hors de l'accomplissement
+de ses devoirs. Un événement malheureux vint donner carrière aux désirs
+impétueux de cette imagination exaltée et jeta l'amertume dans le coeur de
+M. Dudevant. Madame Dudevant fit un voyage à Bordeaux. Entraînée par des
+penchants qu'elle ne voulut point dominer, elle conçut une passion, elle y
+céda. M. Dudevant apprit bientôt qu'il était trahi par celle qu'il
+adorait. Il sut tout et, maîtrisé par son amour et par sa tendresse
+conjugale, il pardonna tout. Madame Dudevant fut touchée de cet excès de
+générosité et d'indulgence; elle écrivit à son mari une lettre où elle
+faisait une confession générale et l'aveu d'une faute qu'elle se
+reprochait.»
+
+Me Thiot-Varennes dénature le caractère de cette lettre, en nous laissant
+croire que madame Dudevant y faisait amende honorable, prenait posture de
+suppliante et «rendait justice à la bonté, à la générosité, aux soins
+prévenants, aux égards continuels de son cher Casimir.» C'est altérer la
+vérité plus qu'il n'est permis, même à la barre. De vrai, il y avait entre
+les époux une différence de goûts et de penchants, que l'avocat du mari
+présente en ces termes: «Madame Dudevant aimait avec passion la poésie,
+les beaux-arts, les entretiens littéraires et philosophiques. M. Dudevant
+avait les goûts simples de l'homme des champs, plus occupé de ses
+propriétés que de descriptions champêtres. Elle était rêveuse,
+mélancolique, cherchant parfois la solitude; il avait les habitudes et le
+laisser-aller d'un bon bourgeois.»
+
+Il était malaisé de faire admettre à la Cour que M. Dudevant eût obéi à
+l'amour conjugal en repoussant la séparation, et il convenait d'invoquer
+quelque sentiment plus plausible. Me Thiot-Varennes s'y évertua sans grand
+succès, en alléguant la tendresse paternelle. «S'il n'y avait pas
+d'enfants, s'écria-t-il, on pourrait croire que l'intérêt seul guide M.
+Dudevant. Mais ici, s'il résiste, s'il pardonne, s'il veut rappeler auprès
+de lui la mère de ses enfants, c'est parce qu'il songe à leur avenir. Et
+qu'on ne dise pas que les plaintes qu'il a élevées, les griefs qu'il a
+exposés rendent impossible la réunion des époux! La loi a prévu le cas où
+le mari offensé peut poursuivre l'épouse infidèle, faire constater sa
+honte, sans qu'elle puisse cependant se soustraire au joug marital; il a
+recours à la voie correctionnelle, et elle n'est pas autorisée pour cela à
+demander la séparation; et même, la séparation prononcée, le mari peut la
+faire cesser en consentant à reprendre sa femme.» Toute cette
+argumentation, où intervient Jésus, homme ou Dieu, philosophe ou prophète,
+est très fragile. On sent que M. Dudevant avait un moindre souci de
+l'honneur que de l'argent. Et son avocat, pour masquer la vulgarité du
+personnage, hasarde la péroraison pathétique: «Madame, votre mari fut
+généreux en 1825; il l'est encore, car aujourd'hui comme alors il oublie
+vos torts et il vous pardonne.» Puis, venant à la question des enfants:
+«Peut-on les arracher à M. Dudevant pour les livrer à une mère qui a donné
+au monde le scandale de la vie la plus licencieuse et des préceptes les
+plus immoraux?... Vos ouvrages, madame, sont remplis de l'amertume et des
+regrets qui dévorent votre coeur; ils annoncent un dégoût profond. Les
+tourments de l'âme vous poursuivent au milieu de votre gloire et
+empoisonnent vos triomphes. Vous avez demandé le bonheur à tout, vous ne
+l'avez trouvé nulle part. Eh bien! je veux vous en indiquer la route;
+revenez à votre époux, rentrez sous ce toit où vos premières années
+s'écoulèrent douces et paisibles; redevenez épouse et mère, rentrez dans
+le sentier du devoir et de la vertu; soumettez-vous aux lois de la nature.
+Hors de là, tout n'est qu'erreur et déception, et là seulement vous
+trouverez le bonheur et la paix.»
+
+A cette mercuriale bourgeoise Me Michel (de Bourges) répondit, en
+invoquant les immunités du génie. Son exorde est pompeux, à la manière
+antique: «Pourquoi cette foule empressée qui nous environne? Pourquoi
+cette réunion inaccoutumée qui se presse dans cette enceinte? Pourquoi ces
+femmes parées comme pour un jour de fête? Etes-vous appelés à délibérer
+sur une mesure d'où dépend le bonheur de l'Etat? Allez-vous donner votre
+sanction à l'un de ces édits de clémence qui font la gloire d'un règne?
+Non. Qu'est-ce donc, messieurs? Une femme veut reconquérir sa liberté
+outragée, son indépendance foulée aux pieds. Elle vient ici demander un
+asile pour sa vieillesse, et pour consolation aux calomnies dont on l'a
+abreuvée, ses enfants, le fruit de ses entrailles! Cette femme est la
+gloire de notre époque; c'est le génie qui vient s'abattre de la hauteur
+de son vol dans le sanctuaire de la justice et courber son imposante
+majesté devant l'autorité sacrée des lois!» Prenant alors l'offensive,
+Michel (de Bourges) reproche à M. Dudevant d'avoir rompu un traité de
+séparation librement signé, d'avoir profané le domicile conjugal en y
+introduisant la débauche et la prostitution. «Il faut un arrêt pour le
+purifier.» Et brandissant la lettre de vingt pages dont Me Thiot-Varennes
+n'avait donné que des extraits, il la lit tout entière,--«cette lettre que
+M. Dudevant conservait comme l'arche sainte renfermant les moyens qui
+devaient nous broyer»--il y découvre, il y souligne les preuves de
+l'innocence de sa cliente. Aux pieds des Pyrénées, dans la vallée de
+Lourdes, devant une nature grandiose, elle a consommé le sacrifice d'une
+inclination chaste.
+
+L'effet de cette lecture fut saisissant, et le rédacteur de la _Gazette
+des Tribunaux_ note dans son compte-rendu: «Ce passage, écrit à vingt ans
+avec une magie de style, un coloris brillant, digne des plus belles pages
+que l'auteur de _Jacques_ a écrites depuis, a produit une impression
+impossible à décrire.»
+
+Michel (de Bourges) poursuit victorieusement. Il rappelle les procédés
+grossiers de M. Dudevant traitant Aurore de folle, radoteuse, bête,
+stupide. Cet homme n'avait pas le talent de la divination. Il n'était que
+cupide, «faisant à sa femme une modique pension, tandis qu'il jouissait,
+dans l'opulence et dans une vie licencieuse, sous le toit qui appartenait
+à sa femme, d'une fortune qui était à elle.» N'acceptait-il pas sa
+situation maritale, au point de mander à madame Dudevant, en décembre
+1831: «J'irai à Paris; je ne descendrai pas chez toi, parce que je ne veux
+pas te gêner, pas plus que je ne veux que tu me gênes?» Et l'avocat déduit
+avec force cette conclusion hardie: «Le pardon que vous offrez à votre
+femme est un outrage; c'est vous qui l'avez offensée.» Il insiste sur la
+requête du 14 avril, _véritable monument de démence judiciaire_, où sont
+articulés «des faits atroces, des faits qu'aucune bouche humaine n'a osé
+répéter dans leur hideuse nudité, dans leur révoltante difformité.» Cette
+épouse qu'on a accusée d'être une Messaline, capable de dépraver son fils,
+on lui offre le retour au foyer domestique. On parle de pardonner, alors
+qu'on a besoin de pardon. «N'est-ce pas vous, dit Michel (de Bourges) dans
+un bel élan oratoire, vous qui l'avez forcée à quitter le domicile
+conjugal en l'abreuvant de dégoûts? Vous n'êtes pas seulement l'auteur des
+causes de cette absence, vous en êtes l'instigateur et le complice.
+N'avez-vous pas livré votre femme, jeune et sans expérience, à elle-même?
+Ne l'avez-vous pas abandonnée? Vous ne pouvez plus dire aux magistrats:
+«Remettez dans mes mains les rênes du coursier,» quand vous-même les avez
+lâchées. Pour gouverner une femme, il faut une certaine puissance
+d'intelligence; et qu'êtes-vous, que prétendez-vous être, à côté de celle
+que vous avez méconnue? Quand une femme est près de succomber, il faut
+être capable de la relever; quand elle est faible, il faut la soutenir,
+être capable de lui donner le bon exemple; et quel exemple pouvez-vous lui
+donner? Pouvez-vous réclamer une femme que vous avez délaissée pendant
+huit ans? Etait-elle coupable, celle qui épanchait sa belle âme tout
+entière dans cette lettre que vous-même venez de livrer à la publicité des
+débats? Ils étaient donc bien faibles ses torts, puisque vous êtes réduit
+à les chercher dans cette lettre qui la justifie? Depuis, vous avez reçu
+votre femme, vous lui avez écrit, vous avez vécu intimement avec l'ami
+honnête et pur qui sut la respecter; vous lui avez serré la main. Pourquoi
+donc avez-vous délaissé, une épouse qui ne méritait aucun reproche?»
+
+Aucun reproche? C'est aller un peu loin; mais nous sommes à l'audience, et
+c'est un avocat qui parle. Il se lance dans les réminiscences historiques.
+Mirabeau, pour un moindre outrage, fut débouté, lorsqu'il redemandait sa
+femme au Parlement de Provence, «faisant à la face du ciel et des hommes
+amende honorable d'une jeunesse désordonnée et plus égarée que coupable.»
+Dans quelles conditions M. Dudevant se présente-t-il au _sanctuaire de la
+justice_? Est-ce le coeur humilié et repentant, la tête courbée par la
+douleur et couverte d'un voile? Non, c'est l'invective à la bouche. «Et
+vous osez réclamer votre femme! continue Michel (de Bourges). Et vous osez
+appeler une nécessité de la défense ces diffamations! Vous la demandez, et
+vous lui fermez le chemin de la couche nuptiale; vous la demandez, et pour
+arc-de-triomphe, dans cette maison toute pleine des souvenirs de vos
+fureurs, vous lui préparez un pilori où vous inscrivez son déshonneur en
+caractères indélébiles... Vous la réclamez d'une main, et de l'autre vous
+lui enfoncez un poignard dans le sein. Mais vous dites que vous la voulez;
+non, vous ne la voulez pas! Vous n'oseriez pas dire cela sérieusement en
+face de la Cour. La voulez-vous avec vous, voulez-vous cohabiter avec elle,
+la garder? Dites-le, si vous l'osez!»
+
+Michel (de Bourges) couronne sa plaidoirie en réfutant les griefs
+d'indignité maternelle imputés à madame Dudevant: «Parce qu'une femme cède
+aux caprices de sa lyre, aux inspirations d'un esprit créateur, vous la
+croiriez incapable d'élever ses enfants?» A ce titre, il faudrait
+refuser--observe-t-il--les qualités éducatrices à tant d'écrivains de
+génie qui commirent quelque oeuvre licencieuse. Ces qualités, madame
+Dudevant les possède, comme l'atteste la lettre qu'elle adressa à son fils
+au cours du procès et qui se termine par cette adjuration: «Mon enfant,
+prie Dieu pour ton père et pour moi.»
+
+A l'audience du 26 juillet, il y eut répliques successives de Me
+Thiot-Varennes et de Me Michel (de Bourges). L'avocat de M. Dudevant fit
+un aveu qui mérite d'être retenu: «Sans doute mon client ne saurait
+promettre à son épouse un grand amour, au moins dans les premiers moments
+de la réunion. Mais le temps est un grand maître. Plus tard M. Dudevant
+rendra à sa femme sa tendresse, quand elle en sera devenue digne.» Enfin
+l'avocat général Corbin donna ses conclusions. Il constata que si les
+premiers torts pouvaient, en partie, être rejetés sur madame Dudevant, si
+elle avait commis tout au moins un adultère moral et peut-être quelque
+chose de plus, en revanche son mari l'avait gravement et gratuitement
+outragée par ses imputations infâmes et impies. En conséquence, le
+ministère public tendait à l'admission de la demande en séparation de
+corps et à ce que Maurice fût placé sous la surveillance de son père,
+Solange sous celle de sa mère.
+
+Après trois quarts d'heure de délibéré, la Cour rentra en séance et le
+premier président annonça que, les voix étant partagées, la cause était
+renvoyée au lundi 1er août, pour être plaidée de nouveau, avec adjonction
+de trois conseillers. Dans l'intervalle, une solution amiable prévalut. M.
+Dudevant se désista de son appel, en échange d'un sacrifice d'argent
+consenti par George Sand. Elle lui concédait une rente annuelle de 5.000
+francs. Et il le reconnaît implicitement dans une lettre, dite
+rectificative, qu'il adressa le 17 août à la _Gazette des Tribunaux_. En
+voici le dernier paragraphe: «Les deux parties ont fait une transaction
+portant qu'il y aurait partage égal d'enfants et de fortune, d'après les
+bases du traité du 15 février 1835, avant le commencement du procès qui
+m'a été intenté. Ainsi je garde mon fils, et madame Dudevant sa fille.»
+
+Les démêlés pourtant n'étaient pas clos. On se querella encore au sujet du
+mode d'éducation de Maurice qui, malade, fut remis aux soins de sa mère.
+Par contre, M. Dudevant enleva de Nohant Solange, et George Sand eut
+grand'peine à la reprendre. Puis ce furent les contestations d'argent. Le
+baron ayant hérité de sa belle-mère, madame Dudevant demanda, par l'organe
+de Me Chaix-d'Est-Ange, la suppression de la pension qu'elle servait sur
+les revenus de l'hôtel de Narbonne. Le tribunal de la Seine, le 11 juillet
+1837, refusa de statuer au fond. Et ce fut encore une transaction qui
+intervint. En échange de l'hôtel de Narbonne, M. Dudevant obtint 40.000
+francs. Il renonçait à Maurice et à Solange, sous condition qu'on les lui
+conduisît une fois l'an et que leur mère supportât la moitié des frais de
+déplacement. C'était toujours le même homme qui, dans la liquidation,
+réclamait, par ministère d'avoué, quinze pots de confitures et un poêle en
+fer de la valeur de 1 franc 50 centimes, et qui, en 1841, revenait à la
+charge pour 125 francs. A son fils, il envoyait pour étrennes six pots de
+confitures, à partager avec sa soeur. Il devait aimer les confitures.
+
+En 1846, les époux séparés se revirent une fois, puis, l'année suivante,
+lors du mariage de Solange, le baron vint à Nohant, et sa présence durant
+quelques heures jeta un froid. Il ne mourut qu'en 1871, après avoir
+intenté un procès à ses enfants. Sa vie s'était partagée entre
+l'ivrognerie et la cupidité.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+L'ÉPOQUE DE _MAUPRAT_
+
+
+Ni les tourments du coeur ni les tracas de justice n'avaient interrompu la
+production littéraire de George Sand. Elle travaillait chaque jour, ou
+plutôt chaque après-midi et chaque nuit, avec une régularité automatique.
+Le graveur Manceau, qui vécut longtemps dans son intimité et qui
+l'expliquait un peu comme un montreur de phénomènes, si nous en croyons le
+_Journal des Goncourt_, donnait d'elle cette définition: «C'est égal qu'on
+la dérange. Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre,
+vous le fermez: c'est madame Sand.» Rien ne la pouvait distraire de sa
+besogne quotidienne. Bonne ou médiocre, la copie qu'elle devait fournir
+prenait le chemin de l'éditeur. Ainsi, en 1836-1837, deux oeuvres fort
+inégales: _Simon_ et _Mauprat_. «Le roman de _Simon_, dit George Sand dans
+la notice, n'est pas, je crois, des mieux conduits, mais j'en avais connu
+les types, en plusieurs exemplaires dans la réalité.» De vrai, toute cette
+intrigue de l'avocat Simon, épousant Fiamma Faliero, fille de la comtesse,
+mais non pas du comte de Fougères, sous les auspices de maître Parquet et
+de sa fille Bonne, est fort ennuyeuse. Or Simon, fils de la modeste
+paysanne Jeanne Féline et neveu d'un abbé républicain, c'est l'image de
+Michel (de Bourges). George Sand, alors en pleine ferveur d'enthousiasme
+pour son défenseur, a peint ce portrait avec sollicitude: «Simon portait
+au dedans de lui-même la lèpre qui consume les âmes actives lorsque leur
+destinée ne répond pas à leurs facultés. Il était ambitieux. Il se sentait
+à l'étroit dans la vie et ne savait vers quelle issue s'envoler. Ce qu'il
+avait souhaité d'être ne lui semblait plus, maintenant qu'il avait mis les
+deux pieds sur cet échelon, qu'une conquête dérisoire hasardée sur le
+champ de l'infini. Simple paysan, il avait désiré une profession éclairée;
+avocat, il rêvait les succès parlementaires de la politique, sans savoir
+encore s'il aurait assez de talent oratoire pour défendre la propriété
+d'une haie ou d'un sillon... Cette maladie de l'âme est commune
+aujourd'hui à tous les jeunes gens qui abandonnent la position de leur
+famille pour en conquérir une plus élevée... Il souffrait, mais non pas
+comme la plupart de ceux qui se lamentent de leur impuissance; il
+subissait en silence le mal des grandes âmes. Il sentait se former en lui
+un géant, et sa frêle jeunesse pliait sous le poids de cet autre lui-même
+qui grondait dans son sein.» _Simon_, roman démocratique, est dédié en ces
+termes à la comtesse d'Agoult, aristocrate de naissance, républicaine de
+sentiment:
+
+«Mystérieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre petit conte.
+
+«Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique.
+
+«Madame, ne dites à personne que vous êtes sa soeur.
+
+«Coeur trois fois noble, descendez jusqu'à lui et rendez-le fier.
+
+«Comtesse, soyez pardonnée.
+
+«Etoile cachée, reconnaissez-vous à ces litanies.»
+
+En regard de _Simon_, et par un effet de contraste, il faut placer la
+_Marquise_, piquante nouvelle qui retrace l'aventure d'une coquette sous
+le règne de Louis XV. Voici comment, à quatre-vingts ans, elle résume sa
+liaison, qui dura plus d'un demi-siècle, avec le vicomte de Larrieux
+qu'elle avait rencontré et peut-être aimé, toute jeune veuve, très
+consolable, de seize ans et demi:
+
+«En trois jours, le vicomte me devint insoutenable. Eh bien! mon cher, je
+n'eus jamais l'énergie de me débarrasser de lui! Pendant soixante ans il a
+fait mon tourment et ma satiété. Par complaisance, par faiblesse ou par
+ennui, je l'ai supporté.» En réalité, la marquise n'a jamais été touchée
+que d'une affection, platonique au demeurant, pour le comédien Lélio. Elle
+le guette, elle le suit jusque dans un café borgne, et alors elle le voit,
+tel qu'il est sans maquillage, loin de la rampe et des lustres: «Il avait
+au moins trente-cinq ans; il était jaune, flétri, usé; il était mal mis;
+il avait l'air commun; il parlait d'une voix rauque et éteinte, donnait la
+main à des pleutres, avalait de l'eau-de-vie et jurait horriblement. Je ne
+retrouvais plus rien en lui des charmes qui m'avaient fascinée, pas même
+son regard si noble, si ardent et si triste. Son oeil était morne, éteint,
+presque stupide; sa prononciation accentuée devenait ignoble en
+s'adressant au garçon de café, en parlant de jeu, de cabaret et de filles.
+Sa démarche était lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard.
+Ce n'était plus Hippolyte, c'était Lélio. Le temple était vide et pauvre;
+l'oracle était muet; le dieu s'était fait homme; pas même homme, comédien.»
+
+D'où vient donc l'émotion qu'elle ressent, l'espèce d'amour qui l'enchaîne
+à Lélio, dès qu'elle le voit en scène, jouant Rodrigue ou Bajazet? C'est,
+note-t-elle, une passion toute intellectuelle, toute romanesque. Elle aime
+en lui les héros qu'il représente, les vertus qu'il fait revivre.
+L'imagination seule est en jeu.
+
+Si la _Marquise_ ressemble à un joli pastel, _Mauprat_ est un merveilleux
+tableau de la vieille France féodale, un chef-d'oeuvre, ou de peu s'en
+faut. Les caractères y sont tracés de main de maître. Et pourtant ce roman
+avait été conçu et commencé parmi les pires angoisses du procès qui
+mettait tout en cause pour George Sand, son avenir, sa fortune, le sort de
+ses enfants. Quand _Mauprat_ parut dans la _Revue des Deux Mondes_, du 1er
+avril au 15 juin 1837, ce fut un cri d'admiration. Les exagérations
+sentimentales d'_Indiana_, de _Valentine_ et de _Jacques_, les
+déclamations éloquentes de _Lélia_ cédaient la place à une intrigue
+attachante dans un décor pittoresque. La Roche-Mauprat dressait la
+redoutable image du château-fort occupé par des hobereaux dégénérés,
+devenus des brigands. Edmée, qui appartient à la branche honorable de la
+famille, trouverait dans ce repaire, où elle s'égare au terme d'une partie
+de chasse, soit le déshonneur, soit la mort, si elle n'était sauvée par
+son petit cousin, Bernard Mauprat. Elle emmène et veut apprivoiser le
+louveteau. Autour de ces deux personnages se groupent les figures les plus
+variées: les farouches habitants de la Roche-Mauprat, le généreux père
+d'Edmée, et don Marcasse le preneur de taupes, et le vertueux Monsieur
+Patience. Longue et méritoire sera la lutte de Bernard pour triompher de
+son naturel violent et de la sauvagerie héréditaire. Il ira guerroyer en
+Amérique, dans l'armée de La Fayette, et, lors de son retour, il sera
+soupçonné, accusé d'un attentat commis contre Edmée par le dernier des
+Mauprat félons. L'innocent est condamné, après des débats tragiques, mais
+un dénouement favorable vient réconforter le lecteur sensible. Bernard
+épouse sa cousine. Et George Sand, au sortir de toutes les amertumes d'un
+mariage malheureux, tient à affirmer son respect et son culte pour l'union
+de deux êtres harmonieusement attachés par l'amour. Abdiquant les théories
+révoltées de ses premières oeuvres, elle montra la sainteté du lien
+conjugal formé sous d'heureux auspices.
+
+C'est sa réponse aux outrages et aux calomnies de M. Dudevant. «Le
+mariage--écrit-elle dans la notice de _Mauprat_--dont jusque-là j'avais
+combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir suffisamment
+développé ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence, m'apparaissait
+précisément dans toute la beauté morale de son principe... Tout en faisant
+un roman pour m'occuper et me distraire, la pensée me vint de peindre un
+amour exclusif, éternel, avant, pendant et après le mariage. Je fis donc
+le héros de mon livre attestant, à quatre-vingts ans, sa fidélité pour la
+seule femme qu'il eût aimée. L'idéal de l'amour est certainement la
+fidélité éternelle.» A ceux qui incriminent George Sand et allèguent
+l'immoralité de son oeuvre, il n'est point inutile d'opposer la thèse de
+_Mauprat_, où le mariage est proclamé «une institution sacrée que la
+société a le tort de rabaisser, en l'assimilant à un contrat d'intérêts
+matériels.» Et cette déclaration mérite d'être retenue: «Le sentiment qui
+me pénétrait se résume dans ces paroles de Mauprat vers la fin de
+l'ouvrage: «Elle fut la seule femme que j'aimai dans toute ma vie; jamais
+aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'étreinte de ma main.»
+
+On retrouve cette même doctrine, au terme du chapitre XI de la cinquième
+partie de l'_Histoire de ma Vie_, après que George Sand a rappelé les
+péripéties de ses procès et tout l'effort de son travail pour subvenir à
+l'éducation de ses enfants. «D'où je conclus, dit-elle, que le mariage
+doit être rendu aussi indissoluble que possible; car, pour mener une
+barque aussi fragile que la sécurité d'une famille sur les flots rétifs de
+notre société, ce n'est pas trop d'un homme et d'une femme, un père et une
+mère se partageant la tâche, chacun selon sa capacité. Mais
+l'indissolubilité du mariage n'est possible qu'à la condition d'être
+volontaire, et, pour la rendre volontaire, il faut la rendre possible. Si,
+pour sortir de ce cercle vicieux, vous trouvez autre chose que la religion
+de l'égalité de droits entre l'homme et la femme, vous aurez fait une
+belle découverte.»
+
+A l'année 1837, se rattachent trois oeuvres secondaires de George Sand,
+qui procèdent de l'inspiration ou du souvenir de Venise: les _Maîtres
+Mosaïstes_, la _Dernière Aldini_ et l'_Uscoque_. Elle écrivit les _Maîtres
+Mosaïstes_ pour son fils, qui n'avait encore lu qu'un roman, _Paul et
+Virginie_. «Cette lecture, dit-elle, était trop forte pour les nerfs d'un
+pauvre enfant. Il avait tant pleuré, que je lui avais promis de lui faire
+un roman où il n'y aurait pas d'amour et où toutes choses finiraient pour
+le mieux.» A cette fin, elle composa une nouvelle assez longue relatant la
+rivalité professionnelle qui surgit entre deux groupes de mosaïstes de
+Saint-Marc à l'époque du Tintoret, les Zuccatti et les Bianchini. Sous le
+couvert de la fiction, c'est une description de Venise, avec quelques
+pages émouvantes sur ces effroyables plombs que Silvio Pellico a voués à
+notre exécration. On sent que George Sand, avec tous les libéraux et tous
+les démocrates de son temps, déteste l'occupation autrichienne sous
+laquelle gémit la ville des Doges. Et le volume se termine par le
+rayonnement d'une aurore qui incite l'un des personnages à cette réflexion
+mélancolique: «Voilà la seule chose que l'étranger ne puisse pas nous
+ôter. Si un décret pouvait empêcher le soleil de se lever radieux sur nos
+coupoles, il y a longtemps que trois sbires eussent été lui signifier de
+garder ses sourires et ses regards d'amour pour les murs de Vienne.»
+
+Les lettres de George Sand à Luigi Calamatta, l'éminent graveur dont la
+fille Lina devait en 1863 épouser Maurice Sand, nous apprennent qu'en mai
+1837, à Nohant, elle travaillait aux _Maîtres Mosaïstes_, «un petit conte
+qui vous plaira, j'espère, non pas qu'il vaille mieux que le reste, mais
+parce qu'il est dans nos idées et dans nos goûts, à nous _artistes_.» Puis,
+le 12 juillet, elle écrit au même Calamatta, qui lui avait envoyé des
+dessins sur Venise et la Renaissance: «Lisez, dans le prochain numéro de
+la _Revue_, les _Maîtres Mosaïstes_. C'est peu de chose, mais j'ai pensé à
+vous en traçant le caractère de Valerio. J'ai pensé aussi à votre rivalité
+avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette réveillera en vous
+quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse.»
+Il y a, effectivement, dans cette oeuvre délicate et chaste, une
+atmosphère de sérénité. On perçoit que l'âme de l'auteur était en pleine
+quiétude: l'accalmie après l'orage. «Je ne sais pourquoi, dit-elle, j'ai
+écrit peu de livres avec autant de plaisir que celui-là. C'était à la
+campagne, par un été aussi chaud que le climat de l'Italie, que je venais
+de quitter. Jamais je n'ai vu autant de fleurs et d'oiseaux dans mon
+jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chaussée, et les rossignols,
+enivrés de musique et de soleil, s'égosillaient avec rage sur les lilas
+environnants.»
+
+La _Dernière Aldini_ fut composée à Fontainebleau, où les souvenirs de
+l'automne de 1833, en compagnie de Musset, ramenaient l'imagination de
+George Sand vers Venise. Elle se plut à raconter l'aventure de Nello,
+gondolier chioggiote, qui est aimé de la princesse Bianca Aldini. Elle lui
+offre de l'épouser, il refuse. Plus tard, devenu le grand chanteur Lélio,
+il attire l'attention de la petite Alezia, qui l'entend à San Carlo. Or
+elle est la fille de la princesse Aldini. Il l'a jadis bercée, toute
+enfant, de ses chansons de gondolier. Il se dérobe à une manière d'inceste
+sentimental. Et ce roman, où les deux Aldini font une agréable antithèse,
+offre à nos méditations un cas de conscience ou plutôt une énigme
+voluptueuse que George Sand formule ainsi: «A quoi connaît-on l'amour? au
+plaisir qu'on donne ou à celui qu'on éprouve?» Le champ est ouvert aux
+controversistes.
+
+Moindre nous apparaît l'intérêt de l'_Uscoque_, conte byronien. Orio
+Soranzo épouse la belle Giovanna Morosini, en la détournant de son fiancé,
+le comte Ezzelin. Officier au service de la république de Venise, Orio se
+fait pirate, autrement dit, uscoque. Il tue Ezzelin, sa femme, ses
+complices, avec le concours de Naam, jolie fille turque, déguisée en homme,
+qui l'a délivré lui-même en assassinant le pacha de Patras. Arrêté, Orio
+simule la folie, mais il est condamné à mort et exécuté. Naam subirait le
+même sort sans l'intervention d'un juge, frappé de sa beauté. Or Naam
+était un homme. Dès lors, le juge fut-il content ou déçu? Tout cela est
+obscur et troublant.
+
+En même temps qu'elle fournissait ainsi à la _Revue des Deux Mondes_ sa
+production romanesque, George Sand s'orientait vers des idées plus graves.
+Lamennais et Pierre Leroux allaient la convertir aux conceptions d'une
+philosophie démocratique, égalitaire et socialiste. Elle y inclinait
+progressivement, comme on le peut voir dans diverses lettres à son fils,
+notamment dans celle du 3 janvier 1836. Cette correspondance, adressés à
+un collégien de treize ans, traite fort éloquemment la question sociale,
+soulevée par toutes les écoles réformatrices d'alors. «Quand tu seras plus
+grand, écrit-elle à Maurice, tu liras l'histoire de cette Révolution dont
+tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas à la raison et
+à la justice.» Mais, à son estime, l'oeuvre révolutionnaire n'est
+qu'ébauchée, imparfaite. Il faut la parachever, en organisant une société
+meilleure, toute différente de «cette immense armée de coeurs impitoyables
+et d'âmes viles qui s'appelle la _Garde Nationale_» Elle ne veut pas que
+son fils se range un jour du côté de ces hommes, plus bêtes que méchants,
+qui défendent la propriété avec des fusils et des baïonnettes et qui
+regardent comme des brigands et des assassins ceux qui donnent leur vie
+pour la cause du peuple. Sur tous ces points elle catéchise Maurice, elle
+lui communique la ferveur républicaine, en lui recommandant de ne montrer
+ses lettres à personne,--ce qui visait particulièrement M. Dudevant,
+modèle achevé de l'électeur censitaire et du bourgeois rétrograde.
+«Dis-moi, demande-t-elle à son fils, si tu trouves juste cette manière de
+partager inégalement les produits de la terre, les fruits, les grains, les
+troupeaux, les matériaux de toute espèce, et l'or (ce métal qui représente
+toutes les jouissances, parce qu'un petit fragment se prend en échange de
+tous les autres biens). Dis-moi, en un mot, si la répartition des dons de
+la création est bien faite, lorsque celui-ci a une part énorme, cet autre
+une moindre, un troisième presque rien, un quatrième rien du tout! Il me
+semble que la terre appartient à Dieu, qui l'a faite, et qui l'a confiée
+aux hommes pour qu'elle leur servît d'éternel asile. Mais il ne peut pas
+être dans ses desseins que les uns y crèvent d'indigestion et que les
+autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire là-dessus ne
+m'empêchera pas d'être triste et en colère quand je vois un mendiant
+pleurant à la porte d'un riche.»
+
+Voilà le mal social clairement et justement dénoncé. Où est le remède?
+George Sand le cherchera avec persévérance. Elle le demandera aux divers
+systèmes socialistes qui sollicitaient la faveur ou la curiosité publique.
+De même que Sainte-Beuve, elle traversa le saint-simonisme, mais sans y
+trouver la satisfaction de son esprit et la réalisation de ses rêves. En
+compagnie d'Alfred de Musset, elle avait assisté à l'une des cérémonies
+rituelles de cette nouvelle religion humanitaire. Elle ne se soucia pas
+d'être la Mère que cherchait le Père Enfantin, et elle explique ses
+réserves dans une lettre du 14 février 1837 à Adolphe Guéroult. Les
+saint-simoniens ont le tort grave, à ses yeux, de déserter la cause de la
+justice et de la vérité en France, de transporter leurs efforts en Orient,
+de pactiser avec le gouvernement de Louis-Philippe et de négliger l'idéal
+républicain. Ces compromissions-là, elle ne peut y acquiescer. Dès le 15
+février 1836, dans l'ardeur de son premier zèle de néophyte, elle écrivait
+à la famille saint-simonienne de Paris: «Fidèle à de vieilles affections
+d'enfance, à de vieilles haines sociales, je ne puis séparer l'idée de
+_république_ de celle de _régénération_; le salut du monde me semble
+reposer sur nous pour détruire, sur vous pour rebâtir. Tandis que les bras
+énergiques du républicain feront la _ville_, les prédications sacrées du
+saint-simonien feront la _cité_. Vous êtes les prêtres, nous sommes les
+soldats.»
+
+Suit un hymne enflammé où, républicaine, elle annonce sa foi combative en
+de vagues croyances philanthropiques: «Quant à moi, solitaire jeté dans la
+foule, sorte de rapsode, conservateur dévot des enthousiasmes du vieux
+Platon, adorateur silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur
+indécis et stupéfait du grand Spinoza, sorte d'être souffrant et sans
+importance qu'on appelle un poète, incapable de formuler une conviction et
+de prouver, autrement que par des récits et des plaintes, le mal et le
+bien des choses humaines, je sens que je ne puis être ni soldat ni prêtre,
+ni maître ni disciple, ni prophète ni apôtre; je serai pour tous un frère
+débile, mais dévoué; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je n'ai
+pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la guerre sainte
+et la sainte paix; car je crois à la nécessité de l'une et de l'autre. Je
+rêve dans ma tête de poète des combats homériques, que je contemple le
+coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien au milieu desquels je me
+précipite sous les pieds des chevaux, ivre d'enthousiasme et de sainte
+vengeance. Je rêve aussi, après la tempête, un jour nouveau, un lever de
+soleil magnifique; des autels parés de fleurs, des législateurs couronnés
+d'olivier, la dignité de l'homme réhabilitée, l'homme affranchi de la
+tyrannie de l'homme, la femme de celle de la femme, une tutelle d'amour
+exercée par le prêtre sur l'homme, une tutelle d'amour exercée par l'homme
+sur la femme; un gouvernement qui s'appellerait _conseil_ et non pas
+_domination, persuasion_ et non pas _puissance_. En attendant, je
+chanterai au diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car
+je suis l'enfant de mon siècle, j'ai subi ses maux, j'ai partagé ses
+erreurs, j'ai bu à toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis
+plus fervent que la masse pour désirer son salut, je ne suis pas plus
+savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi gémir et prier
+sur cette Jérusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore salué son
+messie. Ma vocation est de haïr le mal, d'aimer le bien, de m'agenouiller
+devant le beau.»
+
+Comment vont se traduire ces maximes en actes? Et, d'abord, comment le
+républicanisme de George Sand va-t-il s'adapter à l'éducation de Maurice?
+Elle sait que son fils est, au collège Henri IV, camarade du duc de
+Montpensier, qu'il a été invité aux Tuileries, qu'il est allé chez la
+reine. Elle s'en émeut: «Tu es encore trop jeune pour que cela tire à
+conséquence; mais, à mesure que tu grandiras, tu réfléchiras aux
+conséquences des liaisons avec les aristocrates. Je crois bien que tu n'es
+pas très lié avec Sa Majesté et que tu n'es invité que comme faisant
+partie de la classe de Montpensier. Mais, si tu avais dix ans de plus, tes
+opinions te défendraient d'accepter ces invitations.»
+
+Elle le met en garde contre les séductions de la cour, contre les
+sortilèges de la puissance: «Les amusements que Montpensier t'offre sont
+déjà des faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent à rien; mais,
+s'il arrivait qu'on te fit, devant lui, quelque question sur tes opinions,
+tu répondrais, j'espère, comme il convient à un enfant, que tu ne peux pas
+en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis sûre, comme il convient à un
+homme, que tu es républicain de race et de nature; c'est-à-dire qu'on t'a
+enseigné déjà à désirer l'égalité, et que ton coeur se sent disposé à ne
+croire qu'à cette justice-là. La crainte de mécontenter le prince ne
+t'arrêterait pas, je pense. Si, pour un diner ou un bal, tu étais capable
+de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui déplaire par ta
+franchise, ce serait déjà une grande lâcheté.»
+
+Toutefois elle l'incite à s'abstenir d'une arrogance déplacée, à ne dire,
+devant Montpensier, ni du mal de son père: ce serait une espèce de
+crime--ni du bien: ce serait vendre sa conscience. Bref, Maurice devra
+éviter, à la cour, d'appeler Louis-Philippe _la Poire_, selon l'expression
+que George Sand emploie au courant de la plume. Mais qu'il se garde de
+toute familiarité, de tout abandon avec les princes! «Ce sont nos ennemis
+naturels, et, quelque bon que puisse être l'enfant d'un roi, il est
+destiné à être tyran. Nous sommes destinés à être avilis, repoussés ou
+persécutés par lui. Ne te laisse donc pas trop éblouir par les bons dîners
+et par les fêtes. Sois un _vieux Romain_ de bonne heure, c'est-à-dire,
+fier, prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui coûtent l'honneur et la
+sincérité.» Et Maurice lui répond: «Montpensier m'a invité à son bal,
+malgré mes opinions politiques. Je m'y suis bien amusé. Il nous a tous
+fait cracher avec lui sur la tête des gardes nationaux.» On ne s'ennuyait
+pas à un gala du roi-citoyen.
+
+Voilà cette correspondance extraordinaire que George Sand recommandait à
+son fils de garder secrète, sans la montrer jamais à son père et même sans
+lui en parler. «Tu sais, ajoutait-elle, que ses opinions diffèrent des
+miennes. Tu dois écouter avec respect tout ce qu'il te dira; mais ta
+conscience est libre et tu choisiras, entre ses idées et les miennes,
+celles qui te paraîtront meilleures. Je ne te demanderai jamais ce qu'il
+te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce que je t'écris.»
+Aussi a-t-elle soin de ne point envoyer ses lettres par la poste ni par
+l'intermédiaire du proviseur. Comme s'il s'agissait de billets d'amour,
+elle les fait porter par son jeune ami Emmanuel Arago, qui va voir
+l'enfant aux heures de récréation et qui, trois ou quatre jours après,
+reçoit les réponses du collégien, pour les transmettre à la mère. De plus,
+Maurice doit laisser cette correspondance dans _sa baraque_ au collège et
+ne jamais l'emporter les jours de sortie. Que de mystères pour des
+effusions politiques!
+
+Au demeurant, George Sand ne pratiquera pas toujours l'intransigeance
+républicaine qu'elle enseigne et préconise. Sous le second Empire, elle
+aura des accointances avec le Palais-Royal, sinon avec les Tuileries. Elle
+sera en commerce épistolaire des plus assidus avec le prince Jérôme
+Napoléon, et témoignera pour les Bonaparte une sympathie qu'elle interdit
+à son fils envers les d'Orléans. En 1836, sa raison, son âme et son coeur
+appartiennent à la République. Michel (de Bourges) a suscité en elle la
+foi démocratique; le saint-simonisme, côtoyé, lui a communiqué une ardeur
+de régénération sociale et de prosélytisme égalitaire qu'elle pousse
+jusqu'à déclarer à Adolphe Guéroult: «Je ne connais et n'ai jamais connu
+qu'un principe: celui de l'abolition de la propriété.» Sous les auspices
+de Lamennais, elle va donner l'essor à son idéal humanitaire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+INFLUENCE PHILOSOPHIQUE: LAMENNAIS
+
+
+Quand George Sand rencontra Lamennais, il n'était plus le prêtre
+ultramontain dont Rome avait pensé faire un cardinal, ni même le
+catholique libéral qui fondait le journal l'_Avenir_ avec le comte de
+Montalembert, les abbés Lacordaire et Gerbet. Il était devenu, par une
+évolution logique, loyale et douloureuse de la pensée, le démocrate
+chrétien qui trouvait dans l'Evangile la loi de liberté, d'égalité et de
+fraternité, recueillie par les philosophes et proclamée par la Révolution.
+Républicain, son amour du peuple lui dicta cette oeuvre de génie, les
+_Paroles d'un Croyant_. Excommunié, il continua à dire la messe dans son
+oratoire. Et le parti clérical ne cessa de l'accabler d'outrages, de le
+représenter comme un apostat prédestiné à cette chute, pour ce que, dès
+ses débuts dans le sacerdoce, il avait commis le double méfait de renoncer
+à la lecture quotidienne du bréviaire et de porter un chapeau de paille.
+En dépit des calomnies et de la haine des dévots, il reste l'un des plus
+sublimes penseurs et le premier prosateur du siècle écoulé. Son style a la
+concision et la majesté bibliques.
+
+C'est Liszt qui, au milieu des péripéties du _procès monstre_, en mai 1835,
+mit en relations George Sand et Lamennais. «Il le fit consentir, dit-elle,
+à monter jusqu'à mon grenier de poète.» Tout aussitôt elle reçut la
+commotion de l'enthousiasme, voire même de la vénération, et cette fois
+l'imagination seule était en cause. Félicité de Lamennais n'avait aucun
+agrément physique et pratiquait la plus stricte chasteté[13]. Né en 1782 à
+Saint-Malo, il était alors âgé de cinquante-trois ans et paraissait en
+avoir plus de soixante. Voici comment George Sand le vit avec les yeux de
+l'extase: «M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un
+faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa tête! Son
+nez était trop proéminent pour sa petite taille et pour sa figure étroite.
+Sans ce nez disproportionné, son visage eût été beau. L'oeil clair lançait
+des flammes; le front droit et sillonné de grands plis verticaux, indice
+d'ardeur dans la volonté, la bouche souriante et le masque mobile sous une
+apparence de contraction austère, c'était une tête fortement caractérisée
+pour la vie de renoncement, de contemplation et de prédication. Toute sa
+personne, ses manières simples, ses mouvements brusques, ses attitudes
+gauches, sa gaieté franche, ses obstinations emportées, ses soudaines
+bonhomies, tout en lui, jusqu'à ses gros habits propres, mais pauvres, et
+à ses bas bleus, sentait le cloarek breton. Il ne fallait pas longtemps
+pour être saisi de respect et d'affection pour cette âme courageuse et
+candide. Il se révélait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or
+et simple comme la nature.»
+
+[Note 13: Il y eut pourtant un voisin de campagne de George Sand assez
+ineptement calomniateur pour prétendre qu'il avait aperçu Lamennais, sur
+la terrasse de Nohant, en robe de chambre orientale, avec des babouches et
+une calotte grecque, fumant un narghileh, auprès de l'auteur de _Lélia_.]
+
+Lamennais quittait sa Bretagne afin de commencer une vie nouvelle, où le
+philosophe stoïque allait se doubler d'un lutteur intrépide. Il
+s'improvisait avocat, en acceptant de défendre les accusés d'avril, à la
+barre de la Chambre des pairs. «C'était beau et brave, dit George Sand. Il
+était plein de foi, et il disait sa foi avec netteté, avec clarté, avec
+chaleur; sa parole était belle, sa déduction vive, ses images rayonnantes,
+et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a
+successivement parcourus, il y était tout entier, passé, présent et avenir,
+tête et coeur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure
+admirables. Il se résumait alors dans l'intimité avec un éclat que
+tempérait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontré
+perdu dans ses rêveries, n'ont vu de lui que son oeil vert, quelquefois
+hagard, et son grand nez acéré comme un glaive, ont eu peur de lui et ont
+déclaré son aspect diabolique.»
+
+Ce passage de l'_Histoire de ma Vie_, postérieur à la mort de Lamennais,
+fait justice des calomnies et des invectives qui s'acharnèrent sur le
+penseur sublime, sur le merveilleux écrivain. George Sand, même par delà
+les dissidences de doctrine, ne peut parler de lui qu'avec un infini
+respect. Elle répond à ceux qui le méconnaissent: «S'ils l'avaient regardé
+trois minutes, s'ils avaient échangé avec lui trois paroles, ils eussent
+compris qu'il fallait chérir cette bonté, tout en frissonnant devant cette
+puissance, et qu'en lui tout était versé à grandes doses, la colère et la
+douceur, la douleur et la gaieté, l'indignation et la mansuétude.» Elle
+honore en Lamennais «le prêtre du vrai Dieu, crucifié pendant soixante
+ans», qui fut «insulté jusque sur son lit de mort par les pamphlétaires,
+conduit à la fosse commune sous l'oeil des sergents de ville, comme si les
+larmes du peuple eussent menacé de réveiller son cadavre». Elle montre
+l'homogénéité, non pas apparente peut-être, mais intime, de cette destinée
+qui nous révèle l'ascension du génie vers la vérité et la lumière. C'est,
+dit-elle, «le progrès d'une intelligence éclose dans les liens des
+croyances du passé et condamnée par la Providence à les élargir et à les
+briser, à travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus
+puissante que celle des écoles, la logique du sentiment.» Elle explique,
+avec une clairvoyance doublée de poésie, ce mélange de dogmatisme absolu
+et de sensibilité impétueuse qui détermina Lamennais à chercher, d'étape
+en étape, un lieu d'asile pour son imagination tourmentée et morose.
+Maintes fois il crut l'avoir trouvé. Il s'en réjouissait et le proclamait.
+Mais le duel continuait entre son coeur et sa raison, et celui-là criait à
+celle-ci une adjuration que George Sand résume en ces termes: «Eh bien! tu
+t'étais donc trompée! car voilà que des serpents habitaient avec toi, à
+ton insu. Ils s'étaient glissés, froids et muets, sous ton autel, et voilà
+que, réchauffés, ils sifflent et relèvent la tête. Fuyons, ce lieu est
+maudit et la vérité y serait profanée. Emportons nos lares, nos travaux,
+nos découvertes, nos croyances; mais allons plus loin, montons plus haut,
+suivons ces esprits qui s'élèvent en brisant leurs fers; suivons-les pour
+leur bâtir un autel nouveau, pour leur conserver un idéal divin, tout en
+les aidant à se débarrasser des liens qu'ils traînent après eux et à se
+guérir du venin qui les a souillés dans les horreurs de cette prison.»
+
+Alors sur d'autres bases et d'autres plans, en quelque contrée qui
+avoisine la République de Salente et la Cité de Dieu, surgit une église
+nouvelle, ouverte toute grande à des foules qui préféreront, hélas!
+l'étroitesse et la vulgarité de leurs anciens sanctuaires. La foi
+démocratique et chrétienne de Lamennais ne s'adresse qu'à une élite
+idéaliste. De là les déceptions et les surprises qu'il éprouve, lorsqu'il
+entre en contact avec les réalités coutumières, lorsqu'il redescend des
+sommets radieux vers l'humanité misérable. Il se laissait parfois, à
+l'estime de George Sand, séduire et duper par des influences passagères et
+inférieures. Elle se plaint d'en avoir pâti. «Ces inconséquences,
+écrit-elle, ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles
+étaient à la surface de son caractère, au degré du thermomètre de sa frêle
+santé. Nerveux et irascible, il se fâchait souvent avant d'avoir réfléchi,
+et son unique défaut était de croire avec précipitation à des torts qu'il
+ne prenait pas le temps de se faire prouver.» Il en attribua, paraît-il,
+quelques-uns à George Sand, dont elle se défend, sans les préciser. De
+vrai, il y avait entre eux une divergence irréductible sur un point
+essentiel. Elle revendiquait pour la femme des titres et des droits qu'il
+ne voulait, en aucune manière, concéder. Ils se heurtèrent, et elle n'en
+garda ni froissement ni rancune. S'ils ne se brouillèrent pas, selon
+l'habituelle issue des enthousiasmes de George Sand, c'est qu'elle ne
+ressentit pour lui qu'une tendresse intellectuelle, tout immatérielle.
+«J'avais, déclare-t-elle dans l'_Histoire de ma Vie_, comme une faiblesse
+maternelle pour ce vieillard, que je reconnaissais en même temps pour un
+des pères de mon Eglise, pour une des vénérations de mon âme. Par le génie
+et la vertu qui rayonnaient en lui, il était dans mon ciel, sur ma tête.
+Par les infirmités de son tempérament débile, par ses dépits, ses
+bouderies, ses susceptibilités, il était à mes yeux comme un enfant
+généreux, mais enfant à qui l'on doit dire de temps en temps: «Prenez
+garde, vous allez être injuste. Ouvrez donc les yeux!»
+
+La communauté des aspirations républicaines les avait rapprochés; mais
+l'élève ne tarda pas à alarmer le maître par l'audace de ses tendances
+socialistes. Lamennais ne souhaitait que d'instituer le règne de
+l'Evangile dans les consciences. George Sand avait des conceptions plus
+hardies et plus hasardeuses. Elle battait en brèche l'autorité maritale et
+la propriété individuelle. Elle professait déjà une sorte de collectivisme
+qui ne demandait qu'à devenir gouvernemental. Et Lamennais renonçait à la
+suivre. «Après m'avoir poussée en avant, dit-elle, il a trouvé que je
+marchais trop vite. Moi, je trouvais qu'il marchait parfois trop lentement
+à mon gré. Nous avions raison tous les deux à notre point de vue: moi,
+dans mon petit nuage, comme lui dans son grand soleil, car nous étions
+égaux, j'ose le dire, en candeur et en bonne volonté. Sur ce terrain-là,
+Dieu admet tous les hommes à la même communion.»
+
+Elle avait promis d'écrire, et elle n'a pas écrit l'histoire de leurs
+petites dissidences; elle voulait le montrer «sous un des aspects de sa
+rudesse apostolique, soudainement tempérée par sa suprême équité et sa
+bonté charmante.» Nous savons seulement qu'il exerça sur elle l'action
+d'un directeur de conscience, et l'initia à une méthode de philosophie
+religieuse qui la toucha profondément, «en même temps, ajoute-t-elle, que
+ses admirables écrits rendirent à mon espérance la flamme prête à
+s'éteindre.»
+
+Durant les six ou sept années qui suivirent 1835, ce fut chez George Sand
+une adhésion sans réserve aux doctrines propagées par l'auteur des
+_Paroles d'un Croyant_. Dans la septième des _Lettres d'un Voyageur_, elle
+célèbre «la probité inflexible, l'austérité cénobitique, le travail
+incessant d'une pensée ardente et vaste comme le ciel; mais, poursuit-elle,
+le sourire qui vient tout d'un coup humaniser ce visage change ma terreur
+en confiance, mon respect en adoration.» Elle unit alors dans un même
+culte Lamennais et Michel (de Bourges), l'écrivain et l'orateur qui font
+vibrer en elle les cordes secrètes. «Les voyez-vous, s'écrie-t-elle, se
+donner la main, ces deux hommes d'une constitution si frêle, qui ont paru
+cependant comme des géants devant les Parisiens étonnés, lorsque la
+défense d'une sainte cause les tira dernièrement de leur retraite, et les
+éleva sur la montagne de Jérusalem pour prier et pour menacer, pour bénir
+le peuple, et pour faire trembler les pharisiens et les docteurs de la loi
+jusque dans leur synagogue?»
+
+Entre tous les jugements littéraires portés par George Sand sur le
+caractère et le génie de Lamennais, le plus décisif est celui qu'elle
+formula dans un article de la _Revue Indépendante_ de 1842. Elle y
+analysait l'oeuvre étrange et vigoureuse qu'il venait de publier sous ce
+titre symbolique: _Amschaspands et Darvands_--c'est-à-dire les bons et les
+mauvais génies. Et George Sand, spirituelle et malicieuse contre son
+ordinaire, proposait de traduire ainsi en français moderne, pour être
+compris du _Journal des Débats_ et de la presse conservatrice: _Chenapans
+et Pédants_. Cet article, après une sortie véhémente contre le
+gouvernement de Louis-Philippe qui est accusé de corruption et de vénalité,
+contient une éloquente apologie de Lamennais: «Ecoutez avec respect la
+voix austère de cet apôtre. Ce n'est ni pour endormir complaisamment vos
+souffrances, ni pour flatter vos rêves dorés que l'esprit de Dieu l'agite,
+le trouble et le force à parler. Lui aussi a souffert, lui aussi a subi le
+martyre de la foi. Il a lutté contre l'envie, la calomnie, la haine
+aveugle, l'hypocrite intolérance. Il a cru à la sincérité des hommes, à la
+puissance de la vérité sur les consciences. Il a rencontré des hommes qui
+ne l'ont pas compris, et d'autres hommes qui ne voulaient pas le
+comprendre, qui taxaient son mâle courage d'ambition, sa candeur de dépit,
+sa généreuse indignation de basse animosité. Il a parlé, il a flétri les
+turpitudes du siècle, et on l'a jeté en prison. Il était vieux, débile,
+maladif: ils se sont réjouis, pensant qu'ils allaient le tuer, et que de
+la geôle, où ils l'enfermaient, ils ne verraient bientôt sortir qu'une
+ombre, un esprit déchu, une voix éteinte, une puissance anéantie. Et
+cependant il parle encore, il parle plus haut que jamais. Ils ont cru
+avoir affaire à un enfant timide qu'on brise avec les châtiments, qu'on
+abrutit avec la peur. Les pédants! ils se regardent maintenant confus,
+épouvantés, et se demandent quelle étincelle divine anime ce corps si
+frêle, cette âme si tenace.» Au seul Lamennais George Sand attribue le
+réveil évangélique qui combat le matérialisme, institue une philosophie
+chrétienne et triomphe du voltairianisme, répandu dans le peuple aussi
+bien que dans les hautes classes. «Il est, dit-elle, le dernier prêtre, le
+dernier apôtre du christianisme de nos pères, le dernier réformateur de
+l'Eglise qui viendra faire entendre à vos oreilles étonnées cette voix de
+la prédication, cette parole accentuée et magnifique des Augustin et des
+Bossuet, qui ne retentit plus, qui ne pourra plus jamais retentir sous les
+voûtes affaissées de l'Eglise.»
+
+Que va-t-il cependant devenir, sortant de sa tour d'ivoire, de sa solitude
+de La Chesnaie, pour entrer dans la politique militante, dans la mêlée des
+partis? Il se fixe à Paris, il fonde un journal, qui s'appelle le _Monde_.
+George Sand l'annonce à madame d'Agoult, dans une lettre envoyée de La
+Châtre à Genève, le 25 mai 1836. Que sera ce journal? Sera-t-il viable?
+Lamennais sera-t-il l'homme de la polémique quotidienne? Et elle se répond
+à elle-même: «Il lui faut une école, des disciples. En morale et en
+politique, il n'en aura pas, s'il ne fait d'énormes concessions à notre
+époque et à nos lumières. Il y a encore en lui, d'après ce qui m'est
+rapporté par ses intimes amis, beaucoup plus du prêtre que je ne croyais.
+On espérait l'amener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le
+faire. Il résiste. On se querelle et on s'embrasse. On ne conclut rien
+encore. Je voudrais bien que l'on s'entendît. Tout l'espoir de
+l'_intelligence vertueuse_ est là. Lamennais ne peut marcher seul.»
+
+Va-t-elle s'enrégimenter dans la phalange sacrée du prophète? Sera-t-elle
+une unité dans cette armée? «Le plus grand général du monde, dit-elle, ne
+fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats éprouvés et croyants.»
+Elle l'invite à se méfier des gens qui ne disputeront pas avant d'accepter
+sa direction. Elle-même est fort indécise en réfléchissant aux
+conséquences d'un tel engagement, et le confesse: «Je m'entendrais
+aisément avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais, là, je
+réclamerais une certaine liberté de conscience, et il ne me l'accorderait
+pas.» S'il échoue, qu'adviendra-t-il de ceux qui aspirent à la religion de
+l'idéal? A cette pensée, elle éprouve une grande consternation de coeur et
+d'esprit: «Les éléments de lumière et d'éducation des peuples s'en iront
+encore épars, flottant sur une mer capricieuse, échouant sur tous les
+rivages, s'y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le seul
+pilote qui eût pu les rassembler leur aura retiré son appui et les
+laissera plus tristes, plus désunis et plus découragés que jamais.» Elle
+adjure madame d'Agoult et Franz Liszt de déterminer Lamennais à bien
+connaître et bien apprécier «l'étendue du mandat que Dieu lui a confié.
+Les hommes comme lui, ajoute-t-elle, font les religions et ne les
+acceptent pas. C'est là leur devoir. Ils n'appartiennent point au passé.
+Ils ont un pas à faire faire à l'humanité. L'humilité d'esprit, le
+scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu défend aux
+réformateurs.»
+
+Elle cède toutefois à l'ascendant du maître, au prestige du génie, et
+collabore au _Monde_, en même temps qu'elle refuse de travailler dans les
+_Débats_. De ce refus elle donne l'explication en une lettre à Jules Janin,
+du 15 février 1837: «Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses
+sacrées, même chez une femme, mais seulement de la manière d'envisager la
+question littéraire. Songez que je n'ai pas l'ombre d'esprit, que je suis
+lourde, prolixe, emphatique, et que je n'ai aucune des conditions du
+journalisme.» Comme Jules Janin pouvait s'étonner qu'elle préférât aux
+_Débats_, riches et solides, un journal qui ne payait pas ses rédacteurs,
+elle déclare à son correspondant: «Je ne travaille pas dans le _Monde_, je
+ne suis l'associée de personne. Associée de l'abbé de Lamennais est un
+titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son dévoué serviteur.
+Il est si bon et je l'aime tant que je lui donnerai autant de mon sang et
+de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera guère, car il
+n'a pas besoin de moi, Dieu merci! Je n'ai pas l'outrecuidance de croire
+que je le sens autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques
+abonnés de plus à son journal; lequel journal durera ce qu'il voudra et me
+paiera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abbé de
+Lamennais sera toujours l'abbé de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni
+association possibles pour faire, de George, autre chose qu'un très pauvre
+garçon.»
+
+Un journal, tel que le _Monde_, ne pouvait guère insérer un vulgaire
+roman. George Sand lui donna une sorte de feuilleton philosophique, les
+_Lettres à Marcie_, qu'elle écrivait au jour le jour, malgré sa répugnance
+pour ce labeur hâtif et haletant. Elle se reconnaît impropre à la
+«fabrication rapide, pittoresque et habilement accidentée de ces romans
+dont l'intérêt se soutient malgré les hasards de la publication
+quotidienne.» Elle ne continua pas les _Lettres à Marcie_, du jour où
+Lamennais abandonna la direction du _Monde_. «Je n'avais pas de goût,
+dit-elle, et je manquais de facilité pour ce genre de travail interrompu,
+et pour ainsi dire haché.» L'oeuvre avait cependant une idée directrice.
+George Sand voulait répondre aux prétendus moralistes qui l'avaient
+souvent mise au défi de dévoiler ses criminelles intentions à l'endroit du
+mariage. Elle expose sa doctrine sous le patronage de Lamennais, qui sera
+bientôt assez gêné de couvrir cette marchandise de son pavillon.
+
+L'héroïne, Marcie, est une fille de vingt-cinq ans, sans fortune, à qui
+sont adressées les six _Lettres_ qui traitent de la condition de la femme
+et de l'égalité des droits des deux sexes. Néanmoins, l'ami qui correspond
+avec elle, n'admet pas les équivoques revendications féminines formulées
+par les saint-simoniens. La théorie de l'amour libre, naguère préconisée
+par George Sand, a cédé devant l'austère influence de Lamennais. Voici la
+déclaration très explicite de la première _Lettre_: «Quant à ces
+dangereuses tentatives qu'ont faites quelques femmes dans le
+saint-simonisme pour goûter le plaisir dans la liberté, pensez-en ce que
+vous voudrez, mais ne vous y hasardez pas.» Et dans la troisième _Lettre_:
+«Les femmes crient à l'esclavage. Qu'elles attendent que l'homme soit
+libre, car l'esclavage ne peut donner la liberté!» En revendiquant
+certains droits pour la femme, George Sand n'a garde d'identifier ses
+facultés avec celles de l'homme. «L'égalité, dit-elle, n'est pas la
+similitude.» Et elle répudie telles tendances aventureuses et chimériques:
+«Des velléités d'ambition se sont trahies chez quelques femmes trop fières
+de leur éducation de fraîche date. Les complaisantes rêveries des modernes
+philosophes les ont encouragées, et ces femmes ont donné d'assez tristes
+preuves de l'impuissance de leur raisonnement. Il est à craindre que les
+vaines tentatives de ce genre et ces prétentions mal fondées ne fassent
+beaucoup de tort à ce qu'on appelle aujourd'hui la cause des femmes. Les
+femmes ont des droits, n'en doutons pas, car elles subissent des
+injustices. Elles doivent prétendre à un meilleur avenir, à une sage
+indépendance, à une plus grande participation aux lumières, à plus de
+respect, d'estime et d'intérêt de la part des hommes. Mais cet avenir est
+entre leurs mains. Les hommes seront un jour à leur égard ce qu'elles les
+feront.» Aussi bien George Sand s'abstient-elle de postuler pour la femme,
+soit la mission sacerdotale, soit l'action politique. Elle ne l'estime pas
+propre à tous les emplois. «Vous ne pouvez être qu'artiste, écrit-elle, et
+cela, rien ne vous en empêchera... Loin de moi cette pensée que la femme
+soit inférieure à l'homme. Elle est son égale devant Dieu, et rien dans
+les desseins providentiels ne la destine à l'esclavage. Mais elle n'est
+pas semblable à l'homme, et son organisation comme son penchant lui
+assignent un autre rôle, non moins beau, non moins noble, et dont, à moins
+d'une dépravation de l'intelligence, je ne conçois guère qu'elle puisse
+trouver à se plaindre.» Ce sont les fonctions et les joies de la maternité,
+ce sont les fatigues et les devoirs du ménage, c'est la tendresse
+consolatrice qui assiste et réconforte. George Sand a exprimé la même
+pensée en d'autres termes, dans ce récit de la guerre des Hussites,
+intitulé _Jean Ziska_: «Femmes, je n'ai jamais douté que malgré vos vices,
+vos travers, votre insigne paresse, votre absurde coquetterie, votre
+frivolité puérile, il n'y eût en vous quelque chose de pur, d'enthousiaste,
+de candide, de grand et de généreux, que les hommes ont perdu ou n'ont
+point encore. Vous êtes de beaux enfants. Votre tête est faible, votre
+éducation misérable, votre prévoyance nulle, votre mémoire vide, vos
+facultés de raisonnement inertes. La faute n'en est point à vous.» Elle
+reprenait là et développait une idée favorite de Lamennais, qui compare la
+femme à un brillant et folâtre papillon. Mais, chez cet être plus délicat
+que réfléchi, quelles ressources de sensibilité! «Les larmes précieuses
+des âmes mystiques, écrit George Sand, fécondent un germe de salut.» Et
+quelle ardeur vers une foi religieuse qui est l'humaine figuration de
+l'idéal! La femme a l'instinct ritualiste. Dans les cérémonies du culte,
+elle cherche les formes plus encore que la substance, elle croit et elle
+pratique plutôt par les sens que par la raison. Elle veut «la splendeur
+des rites, les émotions du sanctuaire, la richesse ou la grandeur des
+temples, ce concours de sympathies explicites, l'autorité du prêtre, en un
+mot tout ce qui frappe l'imagination.» George Sand s'inscrit là contre et
+répudie ce matérialisme religieux. «Il faudra, dit-elle, que les femmes
+renoncent à faire du culte un spectacle.» Elle demande une croyance _plus
+mâle_, des communications plus directes, plus intimes avec la Divinité.
+Elle formule ce qui nous apparaît comme la religion épurée et sublime.
+«Dieu, écrit-elle, a placé notre vie entre une foi éteinte et une foi à
+venir... Votre catholicisme, Marcie, est tombé dans les ténèbres du doute.
+Votre christianisme est à son aurore de foi et de certitude... S'il est
+encore des âmes croyantes, laissons-les s'endormir, pâles fleurs, parmi
+l'herbe des ruines.» Et voici le mystérieux appel qu'elle adresse à la
+vierge en qui se symbolisent le rêve et la recherche des vérités futures,
+aux clartés radieuses:
+
+«Marcie, il est une heure dans la nuit que vous devez connaître, vous qui
+avez veillé au chevet des malades ou sur votre prie-Dieu, à gémir, à
+invoquer l'espérance: c'est l'heure qui précède le lever du jour; alors,
+tout est froid, tout est triste; les songes sont sinistres et les mourants
+ferment leurs paupières. Alors, j'ai perdu les plus chers d'entre les
+miens, et la mort est venue dans mon sein comme un désir. Cette heure,
+Marcie, vient de sonner pour nous; nous avons veillé, nous avons pleuré,
+nous avons souffert, nous avons douté; mais vous, Marcie, vous êtes plus
+jeune; levez-vous donc et regardez: le matin descend déjà sur vous à
+travers les pampres et les giroflées de votre fenêtre. Votre lampe
+solitaire lutte et pâlit; le soleil va se lever, son rayon court et
+tremble sur les cimes mouvantes des forêts; la terre, sentant ses
+entrailles se féconder, s'étonne et s'émeut comme une jeune mère, quand,
+pour la première fois, dans son sein, l'enfant a tressailli.»
+
+Vers qui se tournera l'espérance de ceux qui cherchent les horizons
+nouveaux de la Terre promise? Vers Lamennais, au gré de George Sand. Il
+conduira l'humanité par des sentiers inconnus, il abaissera devant elle
+les barrières et les obstacles. Ce sera le bon guide de l'heureux voyage,
+sous des cieux propices. Les _Lettres à Marcie_ nous entraînent sur ses
+traces: «Quelques élus ont marché sans crainte et sans fatigue par des
+chemins bénis; ils ont gravi des pentes douces à travers de riantes
+vallées... Ils ont dépouillé sans effort ni terreur le fond de la forme,
+l'erreur du mensonge; ils ont tendu la main à ceux qui tremblaient, ils
+ont porté dans leurs bras les débiles et les accablés. Déjà ils pourraient
+sans doute formuler le christianisme futur, si le monde voulait les
+écouter; et, quant à eux, ils ont placé leur temple sur les hauteurs
+au-dessus des orages, au-dessus du souffle des passions humaines. Ceux-là
+ne connaissent ni indignation contre la faiblesse, ni colère contre
+l'incertitude, ni haine contre la sincérité. Peut-être l'avenir
+n'acceptera-t-il pas tout ce qu'ils ont conservé des formes du passé; mais
+ce qu'ils auront sauvé d'éternellement durable, c'est l'amour, élan de
+l'homme à Dieu; c'est la charité, rapport de l'homme à l'homme. Quant à
+nous qui sommes les enfants du siècle, nous chercherons dans notre Eden
+ruiné quelques palmiers encore debout, pour nous agenouiller à l'ombre et
+demander à Dieu de rallumer la lampe de la foi... Là où notre conviction
+restera impuissante à percer le mystère de la lettre, nous nous
+rattacherons à l'esprit de l'Evangile, doctrine céleste de l'idéal,
+essence de la vie de l'âme.»
+
+Est-ce à dire que Lamennais acceptât de tous points les théories de sa
+collaboratrice? Il devait, au contraire, en être inquiet et même épouvanté,
+si l'on s'en rapporte à la lettre que lui adressait George Sand, le 28
+février 1837: «Monsieur et excellent ami, écrit-elle de Nohant, vous
+m'avez entraînée, sans le savoir, sur un terrain difficile à tenir.» Elle
+en est _effrayée_, elle voudrait parler de tous les devoirs de la femme,
+du mariage, de la maternité, et ce sont matières scabreuses.
+Evitera-t-elle les fondrières?» Je crains, confesse-t-elle, d'être
+emportée par ma pétulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez
+d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais ai-je le temps de
+vous demander, à chaque page, de me tracer le chemin? Avez-vous le temps
+de suffire à mon ignorance? Non, le journal s'imprime, je suis accablée de
+mille autres soins, et, quand j'ai une heure le soir pour penser à
+_Marcie_, il faut produire et non chercher.»
+
+Dans cette lettre qui résume ses hardiesses, elle proclame la nécessité du
+divorce, bien que, pour sa part, elle aimât mieux passer le reste de sa
+vie dans un cachot que de se remarier. Elle renonce à la théorie de
+l'union libre, mais elle proteste contre l'indissolubilité du mariage.
+«J'ai beau, dit-elle, chercher le remède aux injustices sanglantes, aux
+misères sans fin, aux passions souvent sans remède qui troublent l'union
+des sexes, je n'y vois que la liberté de rompre et de reformer l'union
+conjugale. Je ne serais pas d'avis qu'on dût le faire à la légère et sans
+des raisons moindres que celles dont on appuie la séparation légale
+aujourd'hui en vigueur.» Elle estime que Lamennais, chaste et inaccessible
+aux faiblesses humaines, ignore certains abîmes qu'elle-même a mesurés.
+«Vous avez vécu avec les anges; moi, j'ai vécu avec les hommes et les
+femmes. Je sais combien on souffre, combien on pèche.» Mais, si elle
+évoque les fautes passées, elle déclare que son âge lui permet d'envisager
+avec calme les orages qui palpitent et meurent à son horizon. En cela, ou
+bien elle s'abuse, ou bien elle induit en erreur celui qu'elle appelle
+«père et ami.» La pécheresse n'a pas terminé son cycle.
+
+Si Lamennais fut effarouché des _Lettres à Marcie_, il dut l'être bien
+davantage du _Poème de Myrza_, où George Sand transpose le procédé
+littéraire des _Paroles d'un Croyant_ sur le mode amoureux. C'est, en un
+style alternativement mystique et voluptueux, la rencontre paradisiaque de
+l'homme et de la femme. Il la voit, l'admire et reconnaît l'oeuvre et la
+fille de Dieu. «Il marcha devant elle, et elle le suivit jusqu'à la porte
+de sa demeure, qui était faite de bois de cèdre et recouverte d'écorce de
+palmier. Il y avait un lit de mousse fraîche; l'homme cueillit les fleurs
+d'un rosier qui tapissait le seuil, et, les effeuillant sur sa couche, il
+y fit asseoir la femme en lui disant:--«L'Eternel soit béni.»--Et,
+allumant une torche de mélèze, il la regarda, et la trouva si belle qu'il
+pleura, et il ne sut quelle rosée tombait de ses yeux, car jusque là
+l'homme n'avait pas pleuré. Et l'homme connut la femme dans les pleurs et
+dans la joie.»
+
+Au réveil, «quand l'étoile du matin vint à pâlir sur la mer,» il se
+demanda si c'était un rêve, et il attendit avec impatience que le jour
+éclairât l'obscurité de sa demeure. «Mais la femme lui parla, et sa voix
+fut plus douce à l'homme que celle de l'alouette qui venait chanter sur sa
+fenêtre au lever de l'aube.» Tout aussitôt il se mit à verser des pleurs
+d'amertume et de désolation. Pourquoi? C'est qu'avec l'amour il a conçu la
+précarité de son destin. «Car tu vaux mieux que la vie, dit-il, et
+pourtant je te perdrai avec elle.» D'un regard, d'un sourire, elle le
+console en murmurant ces mots: «Si tu dois mourir, je mourrai aussi, et
+j'aime mieux un seul jour avec toi que l'éternité sans toi.» Il suffit de
+cette parole pour endormir la douleur de l'homme. La femme lui a apporté
+l'espérance. «Il courut chercher des fruits et du lait pour la nourrir,
+des fleurs pour la parer.» Et le _Poème de Myrza_, qui commence par une
+cantilène d'hyménée, se termine par un appel mystique sur la route qui
+mène au désert de la Thébaïde. En allant de l'homme à Dieu, Myrza peut
+encore dire: «Ma foi, c'est l'amour!»
+
+Lamennais et George Sand allaient suivre des chemins divers, elle vers le
+socialisme sentimental de Pierre Leroux, lui vers l'idéalisme d'une
+démocratie chrétienne. En février 1841, quand l'auteur des _Paroles d'un
+Croyant_, enfermé à Sainte-Pélagie, lança une sorte d'anathème contre les
+revendications féministes, George Sand lui répliqua en s'étonnant qu'il
+refusât estime et confiance à tout ce qui ne porte pas de _barbe au
+menton_. «Nous vous comptons, dit-elle, parmi nos saints, vous êtes le
+père de notre Eglise nouvelle.» Mais tous ces éloges ne sauraient ébranler
+la rigidité de Lamennais. Le 23 juin 1841, il mande à M. de Vitrolles dans
+une de ces lettres qu'a publiées en 1883 la _Nouvelle Revue_: «Je crois
+vraiment que George Sand m'a pardonné mes irrévérences; mais elle ne
+pardonne point à saint Paul d'avoir dit: _Femmes, obéissez à vos maris_.
+C'est un peu dur, en effet.» Dans une autre lettre du 25 novembre 1841 au
+même M. de Vitrolles, Lamennais stigmatise les tendances anti-chrétiennes
+de la _Revue Indépendante_, et prédit que son directeur Pierre Leroux ne
+tardera pas à rester seul avec madame Sand. «Celle-ci, ajoute-t-il, fidèle
+au révélateur, prêche, dès la première livraison, le communisme, dans un
+roman[14] où je crains bien qu'on trouve peu de traces de son ancien
+talent. Comment peut-on gâter à plaisir des dons naturels aussi rares!»
+
+[Note 14: _Horace_.]
+
+Dans la _Correspondance_ de George Sand, on ne rencontre, à partir de
+1842, aucune lettre adressée à Lamennais. Mais elle lui dédia, le 4 mai
+1848, un article recueilli dans le volume intitulé: _Souvenirs de 1848_.
+Elle y discute le projet de Constitution élaboré par Lamennais, et lui
+reproche de remettre aux mains d'un seul homme le pouvoir exécutif. «La
+présidence, dit-elle, serait forcée de devenir la dictature, et tout
+dictateur serait forcé de marcher dans le sang.» Pour n'être que d'une
+femme, l'argument avait sa valeur. Lamennais et la France en comprirent la
+portée au lendemain du 2 Décembre. George Sand avait été plus clairvoyante
+que les hommes politiques et les fabricants de constitutions.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+INFLUENCE MÉTAPHYSIQUE: PIERRE LEROUX
+
+
+Lorsque la doctrine idéaliste, chrétienne et démocratique de Lamennais
+ne suffit plus à satisfaire la ferveur réformatrice de George Sand, elle
+trouva un nouveau guide et un autre Mentor, un peu nébuleux celui-là, en
+la personne de Pierre Leroux. Un enthousiasme non moins moindre, plus
+humain et sans doute mieux payé de retour, la posséda. Durant quatre ou
+cinq ans, elle jura sur la foi de ce métaphysicien socialiste. A propos
+de la traduction qu'il fit de _Werther_ et qui était illustrée
+d'eaux-fortes de Tony Johannot, elle écrivit: «C'est une chose
+infiniment précieuse que le livre d'un homme de génie traduit dans une
+autre langue par un autre homme de génie.» Le mot dépasse, à coup sûr,
+le jugement que la postérité portera sur Pierre Leroux; mais George
+Sand, comme on sait, n'était pas sans outrance dans ses admirations. Le
+philosophe, à qui Buloz refusait un jour certain article sur Dieu parce
+que ce n'était point un sujet d'actualité, fut présenté à l'auteur de
+_Lélia_ par le berrichon Planet, toujours préoccupé d'élucider et de
+résoudre la question sociale. Ils cherchaient, les uns et les autres, à
+tâtons, le moyen de compléter et de parachever la Révolution de 1789
+qu'ils jugeaient trop exclusivement politique. George Sand explique,
+dans l'_Histoire de ma Vie_, comment et pourquoi elle désira entrer en
+relations avec Pierre Leroux: «J'ai ouï dire à Sainte-Beuve qu'il y
+avait deux hommes dont l'intelligence supérieure avait creusé et éclairé
+particulièrement ce problème dans une tendance qui répondait à mes
+aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inquiétudes. Ils se
+trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avancés
+que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas été retardés comme lui par les
+empêchements du catholicisme. Ils sont d'accord sur les points
+essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une école de
+sympathies qui les entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux
+hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait
+tourmentée des désespérances de _Lélia_, il me disait de chercher vers
+eux la lumière, et il m'a proposé de m'amener ces savants médecins de
+l'intelligence.» Elle hésita longtemps, s'estimant «trop ignorante pour
+les comprendre, trop bornée pour les juger, trop timide pour leur
+exposer ses doutes intérieurs.» Egale, sinon plus grande, était la
+timidité de Pierre Leroux. Enfin, ce fut la femme qui fit les premirs
+pas. Elle lui demanda par lettre, pour un meunier de ses amis, le
+catéchisme du républicain en deux ou trois heures de conversation.
+Planet tint l'emploi du meunier, personnage muet.
+
+Un dîner rassembla les trois convives dans la mansarde de George Sand.
+«Pierre Leroux fut d'abord gêné, dit-elle; il était trop fin pour n'avoir
+pas deviné le piège innocent que je lui avais tendu, et il balbutia
+quelque temps avant de s'exprimer.» La bonhomie de Planet, la sollicitude
+attentive de l'hôtesse, le mirent à l'aise. Et voici l'impression que
+laissa chez son auditrice cette première entrevue: «Quand il eut un peu
+tourné autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il
+arriva à cette grande clarté, à ces vifs aperçus et à cette véritable
+éloquence qui jaillissent de lui comme de grands éclairs d'un nuage
+imposant. Nulle instruction n'est plus précieuse que la sienne, quand on
+ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir
+suffisamment dégagé pour lui-même. Il a la figure belle et douce, l'oeil
+pénétrant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique, et ce
+langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chasteté et de
+bonté vraies qui s'emparent de la persuasion autant que la force des
+raisonnements. Il était dès lors le plus grand critique possible dans la
+philosophie de l'histoire, et, s'il ne vous faisait pas bien nettement
+entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait
+apparaître le passé dans une si vive lumière, et il en promenait une si
+belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le
+bandeau des yeux comme avec la main.»
+
+George Sand confesse qu'elle ne l'entendit qu'à moitié, quand il développa
+le système de la _propriété des instruments de travail_. Elle essaie de
+croire ou de faire croire que c'était le fait des arcanes de la langue
+philosophique, inaccessible à la médiocrité de sa culture intellectuelle.
+En vérité, elle est trop modeste, et le Pierre Leroux n'est pas très
+clair. Néanmoins, elle discerna des lueurs et le proclame avec joie: «La
+logique de la Providence m'apparut dans ses discours, et c'était déjà
+beaucoup: c'était une assise jetée dans le champ de mes réflexions. Je me
+promis d'étudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne
+fut que plus tard que, grâce à ce grand et noble esprit, je pus saisir
+enfin quelques certitudes.»
+
+Ces certitudes, que nous tâcherons de démêler, resteront assez vagues, la
+philosophie de Pierre Leroux étant si éthérée, si loin des réalités
+mesquines ou grossières, qu'elle risque parfois de disparaître dans les
+nuages ou de planer aux régions lointaines et imprécises de l'empyrée.
+
+Dès ce temps-là, la métaphysique nourrissait mal son prêtre. Pierre Leroux,
+en dépit d'un travail énorme, avait grand'peine à suffire aux besoins
+d'une famille nombreuse. Aussi, lorsqu'il alla passer quelques jours à
+Nohant en octobre 1837, George Sand conçut le projet de lui élever ses
+enfants et de le tirer de la misère à son insu. «C'est plus difficile que
+nous ne pensions, écrit-elle à madame d'Agoult. Il a une fierté d'autant
+plus invincible qu'il ne l'avoue pas et donne à ses résistances toute
+sorte de prétextes. Je ne sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est
+toujours le meilleur des hommes et l'un des plus grands. Il est très drôle
+quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il
+dit:
+
+»--J'étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. _Cette
+dame_ est venue à moi et m'a parlé avec une bonté incroyable. Elle était
+bien belle!
+
+»Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde ou
+brune, grande ou petite, etc. Il répond:
+
+--Je n'en sais rien, je suis très timide; je ne l'ai pas vue.
+
+--Mais comment savez-vous si elle est belle?
+
+--Je ne sais pas; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu qu'elle
+devait être belle et aimable.
+
+»Voilà bien une raison _philosophique!_ qu'en dites-vous?»
+
+Entre temps, Pierre Leroux reprenait auprès de George Sand la place
+laissée vide par Sainte-Beuve, lui servait de directeur de conscience. Il
+avait fort à faire. Elle le chargeait notamment de sermonner Félicien
+Mallefille, qui, occupant à Nohant le poste de précepteur auquel Eugène
+Pelletan fut trouvé impropre, ajouta à ses fonctions officielles un autre
+emploi que l'on présume. Six mois durant, il eut l'honneur d'être un
+secrétaire très intime, et il ne voulait pas abdiquer; mais l'affection de
+George Sand suivit l'évolution coutumière. Au début, pendant l'hiver de
+1837-38, elle atteste que Mallefille est une «nature sublime», qu'elle
+«l'aime de toute son âme» et donnerait pour lui «la moitié de son sang.»
+Or, il advint que le sentimental et envahissant précepteur s'avisa de
+vouloir supplanter ou doubler Liszt, et adressa à la comtesse d'Agoult une
+lettre enflammée et irrespectueuse. George Sand, que cette liaison
+domestique commençait à lasser, saisit l'occasion propice pour le rendre à
+ses stricts devoirs de pédagogue. Il résista, fit des scènes, faillit se
+battre en duel avec un ami de la maison. Afin de calmer cet effervescent,
+elle le dépêcha auprès de Pierre Leroux, en le munissant d'une petite
+image coloriée qui représentait saint Pierre au moment où le Christ le
+préserve d'être englouti par les flots. Elle avait joint cette dédicace:
+«Soyez le sauveur de celui qui se noie.» Et elle fournissait des
+explications complémentaires, dans une lettre en date du 26 septembre
+1838: «Quand viendra entre vous la question des femmes, dites-lui bien
+qu'elles n'appartiennent pas à l'homme par droit de force brutale, et
+qu'on ne raccommode rien en se coupant la gorge.» Pierre Leroux administra
+la mercuriale demandée, débarrassa George Sand, _sauva_ Mallefille et fut
+son remplaçant.
+
+A Nohant, l'existence était celle de la liberté absolue, en même temps que
+du travail opiniâtre. De même à Paris, lorsque George Sand y faisait de
+rapides séjours. Elle se sentit délivrée de ses dernières entraves morales,
+lorsqu'elle perdit sa mère, à la fin d'août 1837. Tout aussitôt, elle
+écrit de Fontainebleau à son ami Gustave Papet: «Elle a eu la mort la plus
+douce et la plus calme; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin,
+et croyant s'endormir pour se réveiller un instant après. Tu sais qu'elle
+était proprette et coquette. Sa dernière parole a été: «Arrangez-moi mes
+cheveux.» Pauvre petite femme! fine, intelligente, artiste, généreuse;
+colère dans les petites choses, et bonne dans les grandes. Elle m'avait
+fait bien souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d'elle. Mais
+elle les avait bien réparés dans ces derniers temps, et j'ai eu la
+satisfaction de voir qu'elle comprenait enfin mon caractère et qu'elle me
+rendait une complète justice. J'ai la conscience d'avoir fait pour elle
+tout ce que je devais. Je puis bien dire que je n'ai plus de famille. Le
+ciel m'en a dédommagée en me donnant des amis tels que personne peut-être
+n'a eu le bonheur d'en avoir.»
+
+Dans le nombre, Pierre Leroux occupe une situation avantageuse et comme
+privilégiée. Il n'était ni assez jeune ni assez séduisant pour obtenir
+l'affection exaltée qu'eurent en partage Jules Sandeau, Alfred de Musset
+et le docteur Pagello. Du moins il n'encourut pas la même disgrâce que
+Michel (de Bourges), Félicien Mallefille et plusieurs autres. En ce qui le
+concerne, la brouille retentissante ne succéda pas au violent
+enthousiasme. Ce fut une bonne liaison très littéraire, plus
+intellectuelle que tendre. George Sand y recueillit la substance
+métaphysique de Pierre Leroux, qui reçut en échange des romans
+humanitaires pour la _Revue Indépendante_. Elle subit cependant à tel
+point l'ascendant du philosophe qu'elle voulut éduquer ses enfants dans
+les principes de cette religion sociale. D'autres furent ses amants,
+Pierre Leroux fut son grand-prêtre laïque. «Dites-lui, mande-t-elle le 22
+février 1839 de Majorque où elle cohabite avec Chopin, que j'élève Maurice
+dans son _Evangile_. Il faudra qu'il le perfectionne lui-même, quand le
+disciple sera sorti de page. En attendant, c'est un grand bonheur pour moi,
+je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idées.
+C'est à Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi
+quelques sentiments et beaucoup d'idées de plus[15].»
+
+[Note 15: Il convient, d'ailleurs, d'observer qu'elle écrira plus tard, en
+décembre 1847: «C'est un génie admirable dans la vie idéale, mais qui
+patauge toujours dans la vie réelle.»]
+
+Où trouver cette _formule_? Sera-ce dans les deux oeuvres de George Sand
+que Pierre Leroux a marquées de son empreinte la plus profonde,
+_Spiridion_ et les _Sept Cordes de la Lyre_? L'élément de haute et
+abstraite psychologie y domine et presque y étouffe l'intrigue romanesque.
+Buloz n'avait aucune sympathie pour ce genre de littérature et ne
+l'accueillait dans la _Revue des Deux Mondes_ qu'en maugréant et en
+réclamant pour ses lecteurs une pâture plus légère, plus facilement
+assimilable. George Sand, le 22 avril 1839, s'en explique dans une lettre
+à madame Marliani: «Dites à Buloz de se consoler! Je lui fais une espèce
+de roman _dans son goût_. Mais il faudra qu'il paye comptant, et qu'avant
+tout il fasse paraître _la Lyre_. Au reste, ne vous effrayez pas du roman
+_au goût_ de Buloz, j'y mettrai plus de philosophie qu'il n'en pourra
+comprendre. Il n'y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond.» De
+quel roman s'agit-il là? Ce ne peut être d'_ Engelwald_, un long récit
+dont l'intrigue, se déroulant au Tyrol, reflétait les doctrines
+républicaines de Michel (de Bourges), et dont le manuscrit fut retiré et
+détruit. Il est sans doute question, non pas d'_Horace_ qui sera refusé
+par la _Revue_ en raison de ses tendances socialistes, mais de _Gabriel_,
+roman devenu un drame, qui obtint les éloges les plus chaleureux de Balzac
+et repose sur l'ambiguïté de sexe d'une jeune fille, déguisée en garçon
+pour recueillir un majorat. _Gabriel_ fut écrit à Marseille, au retour du
+voyage aux îles Baléares, et l'on peut supposer que l'écrivain y mit le
+reflet de son caractère et de sa pensée.
+
+_Spiridion_, commencé à Nohant et terminé à Majorque, dans la chartreuse
+de Valdemosa, en janvier 1839, est dédié en ces termes à Pierre Leroux:
+«Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science,
+agréez l'envoi d'un de mes contes, non comme un travail digne de vous être
+offert, mais comme un témoignage d'amitié et de vénération.» Ils étaient
+alors, elle et lui, en parfaite communion d'aspirations philosophiques, en
+pleine lune de miel littéraire. «J'ai la certitude, écrira-t-elle encore
+le 27 septembre 1841 à Charles Duvernet, qu'un jour on lira Leroux comme
+on lit le _Contrat social_. C'est le mot de M. de Lamartine... Au temps de
+mon scepticisme, quand j'écrivais _Lélia_, la tête perdue de douleurs et de
+doutes sur toute chose, j'adorais la bonté, la simplicité, la science, la
+profondeur de Leroux; mais je n'étais pas convaincue. Je le regardais
+comme un homme dupe de sa vertu. J'en ai bien rappelé; car, si j'ai une
+goutte de vertu dans les veines, c'est à lui que je la dois, depuis cinq
+ans que je l'étudie, lui et ses oeuvres.» Cette étude inspira à George
+Sand la thèse de _Spiridion_, ainsi qu'elle l'indique dans la _préface
+générale_ écrite en 1842 et recueillie dans le volume, _Questions d'art et
+de littérature_: «Je demandai à mon siècle quelle était sa religion. On
+m'observa que cette préoccupation de mon cerveau _manquait d'actualité_.
+Les critiques qui m'avaient tant reproché de n'avoir ni foi ni loi, de
+n'être qu'un _artiste_, c'est-à-dire, dans leurs idées d'alors, un
+brouillon et un athée, m'adressèrent de doctes et paternels reproches sur
+ma prétention à une croyance, et m'accusèrent de vouloir me donner des
+airs de philosophe. «Restez artiste!» me disait-on alors de toutes parts,
+comme Voltaire disait à son perruquier: «Fais des perruques.»
+
+Dans _Spiridion_ apparaît la trilogie ou la trinité mystique, chère à
+Pierre Leroux, et que George Sand résumait en une lettre à mademoiselle
+Leroyer de Chantepie, le 28 août 1842: «Je crois à la vie éternelle, à
+l'humanité éternelle, au progrès éternel.» Cette religion de bienfaisance
+et d'amour ouvre à nos regards des perspectives infinies de beauté, de
+bonheur et d'espoir. Le maître a vu clair dans ces espaces, et le néophyte,
+qui a la foi, redit ce que le maître a vu. Il s'en fait gloire et le
+proclame dans une lettre à M. Guillon, du 14 février 1844: «George Sand
+n'est qu'un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même
+idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à
+jeter au feu toutes ses oeuvres, pour écrire, parler, penser, prier et
+agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume
+diligente et au coeur impressionnable, qui cherche à traduire dans des
+romans la philosophie du maître. Otez-vous donc de l'esprit que je suis un
+grand talent. Je ne suis rien du tout, qu'un croyant docile et pénétré.»
+Suit une déclaration, que nous n'accepterons pas sans réserve, sur le
+genre d'amour, essentiellement platonique,--«psychique» dirait le Bellac
+du _Monde où l'on s'ennuie_,--qui a fait ce miracle. «L'amour de l'âme,
+dit-elle, je le veux bien, car, de la crinière du philosophe, je n'ai
+jamais songé à toucher un cheveu et n'ai jamais eu plus de rapports avec
+elle qu'avec la barbe du Grand Turc. Je dis cela pour que vous sentiez
+bien que c'est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie, et non
+l'engouement équivoque d'une petite dame pour son médecin ou son
+confesseur. Il y a encore de la religion et de la foi en ce monde.»
+
+Cette foi, cette religion, qui évoquent la mémoire du Vicaire Savoyard,
+vont prendre corps dans un couvent de Bénédictins où doit éclore et
+rayonner la lumière du renouveau. Hébronius, c'est-à-dire Spiridion, moine
+parvenu aux extrêmes confins d'un spiritualisme épuré qui, derrière le
+mythe et le symbole, entrevoit la réalité divine, a dépouillé, au
+sanctuaire de sa conscience, toutes les superstitions rituelles. George
+Sand nous dépeint ainsi l'état douloureux de cette âme: «Il renonça sans
+retour au christianisme; mais, comme il n'avait plus de religion nouvelle
+à embrasser à la place, et que, devenu plus prudent et plus calme, il ne
+voulait pas se faire inutilement accuser encore d'inconstance et
+d'apostasie, il garda toutes les pratiques extérieures de ce culte qu'il
+avait intérieurement abjuré. Mais ce n'était pas assez d'avoir quitté
+l'erreur; il aurait encore fallu trouver la vérité. «Spiridion l'a
+cherchée, et après lui son disciple Fulgence, et ensuite Alexis, disciple
+de Fulgence, et enfin Angel, disciple d'Alexis. A quel résultat sont-ils
+parvenus? Ils n'ont établi que ce qu'on pourrait appeler des constatations
+négatives. Leur doctrine, très nette en sa partie critique, demeurera
+vague en ses conclusions positives. Le P. Alexis a été conçu fort
+exactement: il expose à Angel les vices et les calculs des moines, leurs
+voisins de cellules. C'est un tableau, sévère mais véridique, de la vie
+conventuelle et de l'âme monacale: «Ils ont pressenti en toi un homme de
+coeur, sensible à l'outrage, compatissant à la souffrance, ennemi des
+féroces et lâches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne
+trouveraient pas un complice, mais un juge; et ils veulent faire de toi ce
+qu'ils font de tous ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les
+gêne. Ils veulent t'abrutir, effacer en toi par la persécution toute
+notion du juste et de l'injuste, émousser par d'inutiles souffrances toute
+généreuse énergie. Ils veulent, par de mystérieux et vils complots, par
+des énigmes sans mot et des châtiments sans objet, t'habituer à vivre
+brutalement dans l'amour et l'estime de toi seul, à te passer de sympathie,
+à perdre toute confiance, à mépriser toute amitié. Ils veulent te faire
+désespérer de la bonté du maître, te dégoûter de la prière, te forcer à
+mentir ou à trahir tes frères dans la confession, te rendre envieux,
+sournois, calomniateur, délateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide
+et infâme. Ils veulent t'enseigner que le premier des biens c'est
+l'intempérance et l'oisiveté, que pour s'y livrer en paix il faut tout
+avilir, tout sacrifier, dépouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout
+noble instinct. Ils veulent t'enseigner la haine hypocrite, la vengeance
+patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent que ton âme meure pour
+avoir été nourrie de miel, pour avoir aimé la douceur et l'innocence. Ils
+veulent, en un mot, faire de toi un moine.» Et, comme Angel se récrie
+devant cette peinture d'un monastère avili, peuplé de prévaricateurs,
+Alexis résume ce qui, dans sa bouche, n'est pas une philippique ou une
+déclamation sous forme de réquisitoire, mais une thèse étayée par des
+faits: «Tu chercherais en vain un couvent moins souillé et des moines
+meilleurs; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est
+impuni.»
+
+Comment réveiller la foi et exterminer le vice? Il faut d'abord, à
+l'estime du P. Alexis, écho de Spiridion, c'est-à-dire de Pierre Leroux,
+remonter à l'origine de l'Etre et se donner à soi-même une explication
+plus normale que la simple pré-existence d'un Dieu pur esprit, qui tire de
+sa seule substance la matière et peut la faire rentrer en lui par un
+anéantissement pareil à sa création. Voici de la Cause des causes, dont
+nous sommes les effets, l'interprétation métaphysique que le vertueux
+Alexis ne saurait admettre: «Organisé comme il l'est, l'homme, qui ne doit
+pourtant juger et croire que d'après ses perceptions, peut-il concevoir
+qu'on fasse de rien quelque chose, et de quelque chose rien? Et sur cette
+base, quel édifice se trouve bâti? Que vient faire l'homme sur ce monde
+matériel que le pur esprit a tiré de lui-même? Il a été tiré et formé de
+la matière, puis placé dessus par le Dieu qui connaît l'avenir, pour être
+soumis à des épreuves que ce Dieu dispose à son gré et dont il sait
+d'avance l'issue, pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit
+nécessairement succomber, et expier ensuite une faute qu'il n'a pu
+s'empêcher de commettre.»
+
+A cette conception des antiques théologies, que l'on retrouve encore dans
+le christianisme, Spiridion opposait une croyance d'éternel devenir et de
+perpétuel recommencement, qu'il déduisait au cours de ses entretiens avec
+Fulgence: «Que peut signifier ce mot, _passé?_ et quelle action veut
+marquer ce verbe, _n'être plus?_ Ne sont-ce pas là des idées créées par
+l'erreur de nos sens et l'impuissance de notre raison? Ce qui a été
+peut-il cesser d'être? Et ce qui est peut-il n'avoir pas été de tout
+temps?» Puis, comme Fulgence l'interroge à la manière dont les apôtres
+interrogeaient le Christ, et lui demande s'il ne mourra point ou si on le
+verra encore après qu'il ne sera plus, Spiridion insiste et cherche à
+préciser. C'est ici qu'en dépit de ses efforts la doctrine devient fluide:
+«Je ne serai plus et je serai encore, répondit le maître. Si tu ne cesses
+pas de m'aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m'entendras partout. Ma
+forme sera devant tes yeux, parce qu'elle restera gravée dans ton esprit;
+ma voix vibrera à ton oreille, parce qu'elle restera dans la mémoire de
+ton coeur; mon esprit se révélera encore à ton esprit, parce que ton âme
+me comprend et me possède.» Par suite, la mort n'est plus qu'une apparence,
+c'est en réalité une transformation de la substance et une migration.
+Spiridion, à son lit d'agonie, lègue cette promesse et cette certitude à
+Fulgence: «Je ne m'en vais pas... Tous les éléments de mon être retournent
+à Dieu, et une partie de moi passe en toi.» Ainsi le spiritualisme
+transcendant de Pierre Leroux rejoint l'enseignement du Christ. A défaut
+du Jardin des Olives et du Golgotha, nous gardons une Cène symbolique et
+une Pentecôte qui veut répandre à travers le monde d'autres évangélistes.
+Il n'y a pas résurrection de l'être, mais pérennité de l'esprit. A telles
+enseignes que, lorsque Spiridion apparaît à ses disciples, on peut se
+demander si c'est par la présence réelle ou par la permanence secrète et
+la survivance suprasensible. Ni Alexis ni Angel, ni George Sand ni Pierre
+Leroux, ne se chargent de traduire le mythe, d'élucider le mystère.
+
+Voici l'une de ces apparitions, à peine entrevue, bientôt enfuie comme un
+mirage, alors qu'Alexis, hanté par la curiosité de l'inconnu, pénètre dans
+la bibliothèque close, réservée aux livres hérétiques: «Il 'était assis
+dans l'embrasure d'une longue croisée gothique, et le soleil enveloppait
+d'un chaud rayon sa lumineuse chevelure blonde; il semblait lire
+attentivement. Je le contemplai, immobile, pendant environ une demi-minute,
+puis je fis un mouvement pour m'élancer à ses pieds; mais je me trouvai à
+genoux devant un fauteuil vide: la vision s'était évanouie dans le rayon
+solaire.» Au sortir de ces hallucinations ou de ces extases, Alexis, ne
+pouvant déchiffrer l'énigme de l'au delà, essaie au moins d'arracher à
+l'histoire des religions le secret de leurs vicissitudes. Il étudie tour à
+tour Abélard, Arnauld de Brescia, Pierre Valdo, tous les hétérodoxes du
+moyen âge, Wiclef, Jean Huss, Luther, ainsi que les philosophes de
+l'antiquité païenne. C'est la voie qui conduira George Sand, sur les
+traces de Pierre Leroux, vers les prodigieux héros de la guerre des
+Hussites, un Jean Ziska, un Procope le Grand, pour aboutir à la fiction de
+_Consuelo_ et de la _Comtesse de Rudolstadt_. De cette pérégrination, et
+le P. Alexis et George Sand ont rapporté une sainte et légitime horreur
+contre cette fausse orthodoxie et cette prétendue infaillibilité qui
+édictent la maxime abominable: «Hors de l'Eglise, point de salut.» Et
+l'auteur de _Spiridion_, se substituant à son personnage, aboutit à une
+conclusion aussi lamentable que patente: «Il n'y a pas de milieu pour le
+catholique: il faut qu'il reste catholique ou qu'il devienne incrédule. Il
+faut que sa religion soit la seule vraie, ou que toutes les religions
+soient fausses.»
+
+Sur ces ruines et avec les matériaux qui jonchent le sol, est-il possible
+d'opérer une reconstruction, d'édifier la Jérusalem nouvelle? Dans
+_Spiridion_, George Sand a consommé la besogne de démolition. Dans les
+_Sept Cordes de la Lyre_, se dessinera en 1839 le concept de la Cité
+future, où l'humanité, au lieu de végéter, devra prospérer et s'épanouir
+en une atmosphère de lumière et de beauté. Cette idée se formule sous les
+espèces d'un drame philosophique, analogue à ceux que s'est complu à
+concevoir Renan sur son déclin: l'_Abbesse de Jouarre, Caliban_, l'_Eau de
+Jouvence_, le _Prêtre de Némi_. Ici, l'oeuvre se divise en cinq actes, qui
+ont pour dénominations: _la Lyre_, les _Cordes d'or_, les _Cordes
+d'argent_, les _Cordes d'acier_, la _Corde d'airain_. Maître Albertus,
+docteur ès métaphysique, a hérité cette lyre de son vieil ami, le luthier
+Meinbaker, qui lui a légué le soin d'élever sa fille Hélène. Elle grandit
+parmi les disciples du philosophe, encline à cultiver la poésie et la
+musique qui lui sont interdites. Maître Albertus est un éducateur austère,
+incorruptible. A tous les acheteurs successifs il refusera de vendre la
+lyre merveilleuse; il la protégera contre le perfide Méphistophélès, qui
+tâchera de la dérober ou de la détruire. Il honore en elle la majesté d'un
+symbole. «L'âme, dit-il, est une lyre dont il faut faire vibrer toutes les
+cordes, tantôt ensemble, tantôt une à une, suivant les règles de
+l'harmonie et de la mélodie; mais, si on laisse rouiller ou détendre ces
+cordes à la fois délicates et puissantes, en vain l'on conservera avec
+soin la beauté extérieure de l'instrument, en vain l'or et l'ivoire de la
+lyre resteront purs et brillants; la voix du ciel ne l'habite plus, et ce
+corps sans âme n'est plus qu'un meuble inutile. «C'est la même doctrine
+que professe Hanz, disciple favori du maître, et qui paraît être un double
+de Pierre Leroux. Il récite fort congrûment sa leçon de métaphysique:
+«L'humanité est un vaste instrument dont toutes les cordes vibrent sous un
+souffle providentiel, et, malgré la différence des tons, elles produisent
+la sublime harmonie. Beaucoup de cordes sont brisées, beaucoup sont
+faussées; mais la loi de l'harmonie est telle que l'hymne éternel de la
+civilisation s'élève incessamment de toutes parts, et que tout tend à
+rétablir l'accord souvent détruit par l'orage qui passe.»
+
+Le drame entier des _Sept Cordes de la Lyre_ est sur ce ton métaphorique,
+un peu sibyllin. Tantôt, ce sont des apostrophes: «Principe éternel, âme
+de l'univers, ô grand esprit, ô Dieu! toi qui resplendis dans ce firmament
+sublime, et qui vis dans l'infini de ces soleils et de ces mondes
+étincelants...» Tantôt, des sentences synthétiques: «Je définis la
+métaphysique l'_idée de Dieu_, et la poésie, le _sentiment de Dieu_.» Ou
+encore: «Vous autres artistes, vous êtes des colombes, et nous, logiciens,
+des bêtes de somme.» Parfois, mais rarement, il y a un trait d'ironie: «A
+quoi sert la critique? A tracer des épitaphes.» Et ce passage, assez amer,
+semble viser Victor Cousin, chef de l'éclectisme, irréductible adversaire
+de Pierre Leroux: «Au nom de la philosophie, tel ambitieux occupe les
+premières charges de l'Etat, tandis que, martyr de son génie, tel artiste
+vit dans la misère, entre le désespoir et la vulgarité.»
+
+De ci, de là, le dialogue s'émaille de morceaux d'éloquence, de maximes
+d'un style noble, un peu tendu. Hélène s'écrie, en soutenant la lyre d'une
+main, en levant l'autre vers le ciel: «La vie est courte, mais elle est
+pleine! L'homme n'a qu'un jour, mais ce jour est l'aurore de l'éternité!»
+Et la lyre résonne magnifiquement, et Hanz s'écrie à son tour, comme
+l'antistrophe succédant à la strophe: «Oui, l'âme est immortelle, et,
+après cette vie, l'infini s'ouvrira devant nous.» Puis, résonne à notre
+oreille, tandis que nous gravissons les pentes du Parnasse, du Pinde ou de
+l'Hélicon, le Choeur des esprits célestes: «Chaque grain de poussière d'or
+qui se balance dans le rayon solaire chante la gloire et la beauté de
+l'Eternel; chaque goutte de rosée qui brille sur chaque brin d'herbe
+chante la gloire et la beauté de l'Eternel; chaque flot du rivage, chaque
+rocher, chaque brin de mousse, chaque insecte chante la gloire et la
+beauté de l'Eternel! Et le soleil de la terre, et la lune pâle, et les
+vastes planètes, et tous les soleils de l'infini avec les mondes
+innombrables qu'ils éclairent, et les splendeurs de l'éther étincelant, et
+les abîmes incommensurables de l'empyrée, entendent la voix du grain de
+sable qui roule sur la pente de la montagne, la voix que l'insecte produit
+en dépliant son aile diaprée, la voix de la fleur qui sèche et éclate en
+laissant tomber sa graine, la voix de la mousse qui fleurit, la voix de la
+feuille qui se dilate en buvant la goutte de rosée; et l'Eternel entend
+toutes les voix de la lyre universelle.»
+
+Pourquoi maître Albertus brise-t-il successivement les deux cordes d'or,
+les deux cordes d'argent, qui représentent, celles-là la foi et l'infini,
+celles-ci l'espérance et la beauté? Ce n'est pas pour complaire à
+Méphistophélès, qu'il traite avec une rudesse antisémite: «Votre maladie,
+dites-vous, était mortelle, mais les juifs ont la vie si dure!... Quand un
+juif se plaint, c'est signe qu'il est content.» Albertus, quoique ce drame
+ne soit ni localisé ni daté, est un idéaliste que le machinisme moderne
+doit déconcerter. Mais l'Esprit de la lyre lui annonce--comme la Sibylle à
+Enée les glorieux destins réservés aux chemins de fer. Cette prophétie ne
+sera point sans intérêt, formulée qu'elle est en 1839: «Sur ces chemins
+étroits, rayés de fer, qui tantôt s'élèvent sur les collines et tantôt
+s'enfoncent et se perdent dans le sein des la terre, vois rouler, avec la
+rapidité de la foudre, ces lourds chariots enchaînés à la file, qui
+portent des populations entières d'une frontière à l'autre dans l'espace
+d'un jour, et qui n'ont pour moteur qu'une colonne de noire fumée! Ne
+dirait-on pas du char de Vulcain roulé par la main formidable des
+invisibles cyclopes?» On pourrait ajouter que la description de George
+Sand ressemble au développement d'une matière de vers latins ou à une
+paraphrase en prose de l'abbé Delille.
+
+Après les cordes d'acier brisées, qui étaient les cordes humaines, il ne
+reste plus que la seule corde d'airain, la corde d'amour. Et l'Esprit de
+la lyre murmure à Hélène, mystiquement éprise d'Albertus: «O Hélène,
+aime-moi comme je t'aime! L'amour est puissant, l'amour est immense,
+l'amour est tout; c'est l'amour qui est dieu; car l'amour est la seule
+chose qui puisse être infinie dans le coeur de l'homme.» En un paroxysme
+d'extase, la jeune fille saisit la lyre, touche avec impétuosité la corde
+d'airain et la brise. Elle tombe morte, Albertus évanoui. Quand il se
+réveille, il dit à ses disciples ces simples paroles: «Mes enfants,
+l'orage a éclaté, mais le temps est serein; mes pleurs ont coulé, mais mon
+front est calme; la lyre est brisée, mais l'harmonie a passé dans mon âme.
+Allons travailler!» Et ce dernier mot est précisément celui que Claude
+Ruper, qui a prié comme Albertus, adresse à son disciple Antonin, quand le
+rideau du dernier acte tombe sur la _Femme de Claude_.
+
+Voilà les pensées sublimes d'éternité et de pardon que nous retrouverons
+au terme de la _Comtesse de Rudolstadt!_ Elles rappellent la maxime
+admirable du sage: «Il faut travailler comme si l'on devait vivre toujours,
+et être prêt comme si l'on devait partir demain.» Cet idéal de perfection,
+de bonté et d'amour, hantait l'âme généreuse de George Sand, alors que la
+calomnie stupide l'accusait d'aller le dimanche à la barrière et d'en
+revenir ivre avec Pierre Leroux.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+INFLUENCE ARTISTIQUE: LISZT ET CHOPIN
+
+
+C'est à Franz Liszt qu'est adressée la septième des _Lettres d'un
+Voyageur_, sur Lavater et la maison déserte. A ce grand musicien,
+«l'enfant sublime», de quoi George Sand pouvait-elle parler, sinon de
+musique? «Heureux amis! s'écrie-t-elle, que l'art auquel vous vous êtes
+adonnés est une noble et douce vocation, et que le mien est aride et
+fâcheux auprès du vôtre! Il me faut travailler dans le silence et la
+solitude, tandis que le musicien vit d'accord, de sympathie et d'union
+avec ses élèves et ses exécutants. La musique s'enseigne, se révèle, se
+répand, se communique. L'harmonie des sons n'exige-t-elle pas celle des
+volontés et des sentiments? Quelle superbe république réalisent cent
+instrumentistes réunis par un même esprit d'ordre et d'amour pour exécuter
+la symphonie d'un grand maître! Oui, la musique, c'est la prière, c'est la
+foi, c'est l'amitié, c'est l'association par excellence.» En même temps
+qu'à Franz Liszt, cette définition enthousiaste était destinée à celle qui
+partageait sa vie et qui, pour lui, avait sacrifié les séductions du monde
+et l'orgueil d'une origine aristocratique, la brillante Marie de Flavigny,
+comtesse d'Agoult, en littérature Daniel Stern.
+
+George Sand avait rencontré Liszt, en 1834, au temps de son intimité avec
+Alfred de Musset. Elle le tint d'abord à distance, pour complaire sans
+doute à son ombrageux amant. Plus tard, quand l'illustre pianiste eut
+contracté une liaison rendue publique, tous obstacles disparurent. Au mois
+de mai 1835, George Sand écrivait à madame d'Agoult, qui avait suivi Liszt
+à Genève: «Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds, je ne vous connais
+pas personnellement, mais j'ai entendu Franz parler de vous et je vous ai
+vue. Je crois que, d'après cela, je puis sans folie vous dire que je vous
+aime, que vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment
+noble que j'aie vue briller dans la sphère patricienne. Il faut que vous
+soyez en effet bien puissante pour que j'aie oublié que vous êtes
+comtesse. Mais, à présent, vous êtes pour moi le véritable type de la
+princesse fantastique, artiste, aimante et noble de manières, de langage
+et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poétiques.» Et la
+lettre se termine par ces simples mots, exquisement délicats: «Adieu,
+chère Marie. _Ave, Maria, gratia plena!_»
+
+Si plus tard une brouille ou un refroidissement se produisit entre ces
+deux femmes de lettres, ce ne fut point à l'occasion de Liszt. Il ne plut
+jamais, amoureusement s'entend, à George Sand qui ne lui plut pas
+davantage. Leurs atomes crochus refusèrent de se joindre. Et pourtant
+Liszt était un séducteur irrésistible, qui traînait les coeurs sur son
+passage et cueillait ses fantaisies, comme des fleurs dans un parterre.
+Don Juan mystique, tour à tour voué à la passion et à la religiosité, il
+n'enrichit pas la galerie de George Sand. Peut-être eût-elle souhaité
+d'esquisser vaguement avec lui un marivaudage, pour réveiller par la
+jalousie la tendresse languissante de Musset. Mais «aimer Liszt, dit-elle
+familièrement, m'eût été aussi impossible que d'aimer les épinards.» Il y
+avait de rares plats qui n'étaient pas à son goût. Au demeurant, elle
+avait bon appétit.
+
+Franz Liszt offre, au regard des aspirations intellectuelles, le même
+contraste que dans l'ordre moral et religieux. Son esprit fut aussi
+contradictoire que son coeur. Né en 1811 d'une famille très modeste de
+Hongrie--son père était attaché aux domaines du prince Esterhazy--il eut
+la fortune et les succès précoces d'un petit prodige, doué d'une
+merveilleuse virtuosité. La société la plus aristocratique de toute
+l'Europe lui octroya ses flatteries et ses caresses. Il se glissa pourtant
+quelques déboires à travers tant de cajoleries féminines. Franz Liszt ne
+put épouser la jeune fille qu'il aimait, une de ses élèves, mademoiselle
+Caroline de Saint-Criq. Cette déception, le tour naturel de son esprit
+idéaliste et humanitaire, le milieu ambiant, saturé d'effluves socialistes,
+l'amenèrent à professer des doctrines démocratiques qui s'harmonisaient
+avec les revendications de George Sand. Pour compléter une instruction
+demeurée fort incomplète en dehors de la musique, le pianiste hongrois
+s'adressait à tout venant, il cherchait, de ci, de là, cette lumière de
+l'âme que, plus tard, il pensera trouver dans le catholicisme. A l'avocat
+Crémieux, futur garde des sceaux et dès lors intime ami, voire même
+secrétaire de la tragédienne Rachel, il demandait un jour, à
+brûle-pourpoint: «Monsieur Crémieux, apprenez-moi toute la littérature
+française.»
+
+Après une période saint-simonienne, analogue à celle que traversa
+Sainte-Beuve et qu'effleura George Sand, il vécut dans l'intimité de
+Lamennais dont il accepta avec enthousiasme la philosophie chrétienne, la
+foi élargie et le dogmatisme épuré. La religion du Christ devenait la
+religion d'une humanité supérieure, la communion des âmes en des croyances
+compréhensives et symboliques. Ce fut une des haltes de la pensée mobile
+de George Sand, qui aimait à fuir vers de nouveaux horizons. Franz Liszt
+lui servit d'intermédiaire auprès de Lamennais, dont l'âme foncièrement
+aimante, mais inquiète, revêtait des apparences de sauvagerie. Chez lui,
+l'humanitaire côtoyait le misanthrope. Le musicien servit de trait d'union
+entre l'apôtre et la néophyte. Alfred de Musset ne risquait plus de
+projeter sur cette relation tout amicale l'ombre de sa jalousie. George
+Sand conçut pour Lamennais de la vénération, pour Franz Liszt, partant
+pour madame d'Agoult, une sympathie qui s'épancha, de part et d'autre, en
+une correspondance chaleureuse.
+
+On a publié bon nombre de lettres adressées par George Sand, non seulement
+à Liszt, mais encore à son amie. Or madame d'Agoult, abandonnant mari et
+enfant dans un de ces coups de tête familiers à une nature qui se plaisait
+au tapage et à la publicité, s'était réfugiée à Genève. Liszt l'y avait
+rejointe. C'était la, au vrai, le thème de l'un de ces romans où George
+Sand plaidait les droits de l'amour libre contre les entraves conjugales.
+Tout aussitôt, entre les deux femmes également sollicitées par la
+littérature, par la vie indépendante et par un besoin d'émancipation
+sociale, se noua ce que M. Rocheblave a dénommé «une Amitié
+romanesque.[16]» George Sand, aussi spontanée et simple que la comtesse
+d'Agoult était calculée et hautaine, livra son coeur et sa pensée avec sa
+prodigalité coutumière. De Nohant elle envoya à Genève des lettres
+charmantes. Dans celle du 1er novembre 1835, elle donne d'elle-même une
+définition précieuse à retenir: «Imaginez-vous, ma chère amie, que mon
+plus grand supplice, c'est la timidité. Vous ne vous en douteriez guère,
+n'est-ce pas? Tout le monde me croit l'esprit et le caractère fort
+audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indifférent et le caractère
+quinteux.»
+
+[Note 16: _Revue de Paris_, du 15 décembre 1894.]
+
+Elle explique que l'espèce humaine est son ennemie, qu'elle a eu, comme
+Alceste, des haines vigoureuses. Mais elles se sont calmées. Toute furie a
+disparu. Cependant, dit-elle, «il y a un froid de mort pour tout ce que je
+ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit là ce qu'on appelle
+l'égoïsme de la vieillesse.» Elle se calomnie, car elle aime ses amis avec
+tendresse, avec engouement, avec aveuglement, et elle aspire à se guérir
+de ses moments de raideur. Pour cette cure morale, elle compte sur
+l'assistance bienveillante de madame d'Agoult et se remet entre ses mains.
+«Si nous nous lions davantage, comme je le veux, il faudra que vous
+preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai toujours désagréable. Si
+vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai à
+l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer à conséquence, parce que je
+pourrai dire tout ce qu'il y a de plus bête, de plus fou, de plus déplacé,
+sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez _acceptée_... Il faut vous
+arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord,
+j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a répondu de vous comme de
+lui.» Puis voici, ce qui est assez rare sous la plume de George Sand, un
+mélange de coquetterie et de subtilité un peu mièvre, avec un impatient
+désir de plaire: «La première fois que je vous ai vue, je vous ai trouvée
+jolie; mais vous étiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je
+détestais la noblesse. Je ne savais pas que vous en étiez. Au lieu de me
+donner un soufflet, comme je le méritais, vous m'avez parlé de votre âme,
+comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C'était bien, et j'ai eu tout
+de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce n'est
+pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je
+vous connaîtrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me connaissez pas assez.
+Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je suis en réalité, je ne
+veux pas vous aimer encore.» Et elle se compare très modestement à un
+porc-épic que frôle une main douce et blanche. Elle appréhende de rebuter
+les caresses ou simplement la sollicitude. «Ainsi, voyez si vous pouvez
+accorder votre coeur à un porc-épic. Je suis capable de tout. Je vous
+ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous répondrai
+une grossièreté à propos de rien. Je vous reprocherai un défaut que vous
+n'avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n'aurez jamais eue.
+Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu'à ce que
+je sois bien sûre que je ne peux pas vous fâcher et vous dégoûter de moi.
+Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je
+laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz me semblera divin. Si
+vous marchez dans quelque chose de sale, je trouverai que cela sent bon.»
+
+Au porc-épic, comment va répondre celle que George Sand définissait «la
+blonde péri à la robe d'azur?» Elle se compare à une tortue qu'elle a
+reçue pour ses étrennes, ironique symbole de la _rapidité_ et de la
+_mobilité_ de ses idées. «Eh bien, ajoute-t-elle, ne vous laissez pas
+rebuter par les écailles de la tortue, qui ne s'effraie nullement des
+piquants du porc-épic. Sous ces écailles, il y a encore de la vie.» Est-ce
+une fable, imitée de La Fontaine, «la Tortue et le Porc-épic,» qui va nous
+déduire quelque moralité? Elle commence à merveille. George couvre Marie
+de louanges, s'extasie devant son _incommensurable supériorité_, lui
+conseille, la supplie d'écrire et de manifester son talent. «Faites-en
+profiter le monde: vous le devez.» La fumée de cet encens était suave à
+l'orgueilleuse sensualité de la comtesse d'Agoult. En cette lune de miel
+de l'amitié, George Sand déverse les effluves de sa tendresse. On se donne
+de petits noms caressants. _Piffoël_, de Nohant, adore les _Fellows_, de
+Genève. Elle aspire à les rejoindre. Ce projet, entravé par l'instance
+contre M. Dudevant, se réalise, non pas en septembre 1835, comme l'indique
+par erreur M. Rocheblave, mais seulement en septembre 1836. Ce sont douze
+mois d'attente impatiente. George Sand maudit les lenteurs de Thémis. Le 5
+mai 1836, en pleine bataille judiciaire, elle écrit à Franz Liszt: «Je
+serais depuis longtemps près de vous, sans tous ces déboires. C'est mon
+rêve, c'est l'Eldorado que je me fais, quand je puis avoir, entre le
+procès et le travail, un quart d'heure de rêvasserie. Pourrai-je entrer
+dans ce beau château en Espagne? Serai-je quelque jour assise aux pieds de
+la belle et bonne Marie, sous le piano de Votre Excellence?» Et deux mois
+plus tard, le 10 juillet, elle emploie presque les mêmes termes, dans une
+lettre à madame d'Agoult: «Je rêve mon oasis près de vous et de Franz.
+Après tant de sables traversés, après avoir affronté tant d'orages, j'ai
+besoin de la source pure et de l'ombrage des deux beaux palmiers du
+désert.» Au préalable, ce sont des échanges d'impressions littéraires.
+Lamartine subit de rudes assauts. «Il m'est impossible, écrit Liszt,
+d'accepter comme une grande oeuvre l'ensemble de _Jocelyn_.» Et George
+Sand lui répond, non moins sévère: «_Jocelyn_ est, en somme, un mauvais
+ouvrage. Pensées communes, sentiment faux, style lâché, vers plats et
+diffus, sujet rebattu, personnages traînant partout, affectation jointe à
+la négligence; mais, au milieu de tout cela, il y a des pages et des
+chapitres qui n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'à sept
+fois de suite en pleurant comme un âne.» La postérité ne retiendra que la
+seconde partie de ce jugement. Ane ou non, celui qui a pleuré est désarmé
+et conquis.
+
+A noter aussi cette appréciation d'un Italien que madame d'Agoult
+interrogeait sur les célébrités littéraires: «_Conoscete i libri di George
+Sand?--Si, Signora_ (ici une moue indéfinissable voulant dire à peu près:
+ce n'est pas le Pérou) _mi piace di più..._», je crus entendre Victor Hugo;
+pourtant, pour plus de sûreté, et comme par un pressentiment de la joie
+qu'il allait me donner, je lui fis répéter le nom: «_Mi piace molto di più,
+Paul de Kock_.» Et madame d'Agoult a beau s'écrier: «O soleil, voile ta
+face! O lune, rougis de honte,» on se demande si elle n'a pas éprouvé
+quelque contentement à informer George Sand qu'on lui préfère Paul de
+Kock. N'est-ce pas bien d'une femme, à tout le moins d'une femme de
+lettres?
+
+A Paris, le bruit courait que Liszt était à Genève, non pas avec madame
+d'Agoult, mais avec George Sand. Celle-ci, fort occupée à plaider, trouve
+plaisir à leur communiquer ce racontar extravagant, qui circule à travers
+la petite ville cancanière de La Châtre. Elle envie leur sort d'êtres
+libérés des servitudes mondaines, tandis qu'elle supporte l'inquisition
+des curiosités provinciales, et, travailleuse nocturne, elle termine ainsi
+sa lettre: «Bonjour! il est six heures du matin. Le rossignol chante, et
+l'odeur d'un lilas arrive jusqu'à moi par une mauvaise petite rue
+tortueuse, noire et sale.» Ce bonjour, elle le leur apporte en personne,
+dès qu'elle peut sortir de l'antre de la chicane et disposer de trois
+cents écus. Elle part de Nohant, le 28 août 1836, avec Maurice et Solange,
+et passe en Suisse tout le mois de septembre. Son arrivée à Genève est
+plaisante. En descendant de la diligence, elle demande au postillon le
+domicile de M. Liszt, en disant que c'est un artiste: l'un veut la
+conduire chez un vétérinaire, un autre chez un marchand de violons, un
+troisième chez un musicien du théâtre.
+
+Ce mois de séjour fut charmant. _Piffoëls_ et _Fellows_ s'étaient rejoints
+à Chamonix. La troupe joyeuse et folle s'égayait de tout, mais d'abord des
+effarements d'Ursule, la servante berrichonne, qui, à Martigny, croyait
+être à la Martinique et tremblait de traverser la mer pour revenir au
+pays. La famille _Piffoëls_--surnom tiré du long nez de George Sand et de
+son fils--s'inscrivait ainsi sur un registre d'hôtel: _Domicile_, la
+nature; _d'où ils viennent_, de Dieu; _où ils vont_, au ciel; _lieu de
+naissance_, Europe; _qualités_, flâneurs.
+
+Au mois d'octobre, George Sand rentre à Paris, après avoir touché barre à
+Nohant. Elle s'installe à l'Hôtel de France, rue Laffitte, où viennent
+également habiter Liszt et madame d'Agoult. Les deux femmes ont un salon
+commun. Au bout de deux mois de cette cohabitation de phalanstère, George
+Sand, fidèle à ses préférences pour la campagne, regagne son Berry: elle y
+travaille plus à l'aise. Elle était éblouie, fatiguée du mouvement
+intellectuel et mondain où se complaisait sa tumultueuse amie et où
+tournoyaient toutes les célébrités littéraires de l'époque: Lamennais,
+Henri Heine, Lamartine, Berryer, Pierre Leroux, Eugène Sue, Mickiewicz,
+Ballanche, Louis de Ronchaud. C'était un kaléidoscope, une lanterne
+magique.
+
+L'intimité cependant subsistait. A la fin de janvier 1837, madame
+d'Agoult--autrement dit, «la Princesse» ou «Mirabelle»--se rendit à
+Nohant. Elle y passa plusieurs semaines, amenant derrière elle Franz Liszt
+et plusieurs amis, tels que Charles Didier, Alexandre Rey et l'acteur
+Bocage. Frédéric Chopin, l'émule de Liszt, avait été invité. Il ne vint
+pas.
+
+L'illustre compositeur polonais, alors âgé de vingt-huit ans--de six ans
+plus jeune que George Sand--était récemment entré en relations avec elle.
+Dans quelles conditions? On a peine à le préciser. Il a raconté, et ses
+biographes répètent, que ce fut à une soirée chez la comtesse Marliani. Le
+comte Wodzinski, dans son livre, _les Trois Romans de Chopin_, a
+singulièrement dramatisé l'aventure: «Toute la journée, il crut entendre
+de ces appels mystérieux qui jadis, aux temps de son adolescence, le
+faisaient souvent se retourner, au milieu de ses promenades ou de ses
+rêveries, et qu'il disait être ses esprits avertisseurs... Le soir, arrivé
+à la porte de l'hôtel Marliani, un tremblement nerveux le secoua; un
+instant, il eut l'idée de retourner sur ses pas; puis il dépassa le seuil
+des salons. Le sort en décidait ainsi.» Il ne tarda pas à s'asseoir devant
+le piano et à improviser. Quand il s'arrêta, il se trouva en face de
+George Sand qui le félicitait.
+
+Frédéric Chopin n'avait pas la beauté radieuse, la grâce florentine de
+Franz Liszt; mais celui-ci était le talent, celui-là le génie. George Sand
+fut vite éprise, encore que les choses se fussent plus simplement passées
+que ne l'indiquent les biographies romanesques. Elle avait un vif désir de
+connaître Chopin, lequel n'éprouvait aucune sympathie pour les bas-bleus.
+Liszt et madame d'Agoult les rapprochèrent et ne tardèrent pas à le
+regretter. Le 28 mars 1837, de Nohant George Sand écrit à Franz: «Dites à
+Chopin que je le prie de vous accompagner; que Marie ne peut pas vivre
+sans lui, et que, moi, je l'adore.» Et, le 5 avril, à madame d'Agoult
+elle-même: «Dites à Chopin que je l'idolâtre.» La belle Princesse fut
+aussitôt jalouse, mordante et acerbe. Elle envoya ce malicieux bulletin de
+santé: «Chopin tousse avec une grâce infinie. C'est l'homme irrésolu; il
+n'y a chez lui que la toux de permanente.» Est-ce pour détourner ses
+soupçons que George Sand réplique, le 10 avril 1837: «Je veux les
+_Fellows_, je les veux le plus tôt et le plus longtemps possible. Je les
+veux _à mort_. Je veux aussi le Chopin et tous les Mickiewicz et Grzymala
+du monde. Je veux même Sue, si vous le voulez... Tout, excepté un amant.»
+Or, cet amant, elle allait l'avoir en Chopin, pour près de dix années.
+Madame d'Agoult ne le pardonna, ni à elle, ni à lui. Les relations se
+refroidirent, les lettres s'espacèrent. Et Lamennais, qui jugeait toutes
+ces incartades de femmes avec sa sévérité ascétique, résumera ainsi la
+brouille, dans une lettre adressée de Sainte-Pélagie, le 20 mai 1841, à M.
+de Vitrolles: «Elles s'aiment comme ces deux diables de Le Sage, l'un
+desquels disait: «On nous réconcilia, nous nous embrassâmes; depuis ce
+temps-là, nous sommes ennemis mortels.»
+
+Inquiète de la santé de son fils qu'elle avait dû retirer du collège Henri
+IV et soigner à Nohant de même que Solange, tous deux gravement atteints
+de la variole, George Sand résolut de passer dans le midi l'hiver de
+1838-39. Tandis que Liszt et sa compagne s'étaient rendus en Italie afin
+de dérober à la société parisienne quelque événement extra-conjugal,
+l'auteur de _Lélia_ partit pour les îles Baléares. Outre ses enfants, elle
+emmenait Chopin. Entre temps, elle avait fourni à Balzac les matériaux
+d'un roman qu'elle lui conseillait d'intituler les _Galériens_, et où
+Liszt et madame d'Agoult devaient occuper le premier plan. Il modifia
+légèrement le sujet, élargit le cadre, et dans _Béatrix_ ajouta le
+portrait de George Sand, d'ailleurs idéalisée en Camille Maupin.
+
+L'_Histoire de ma Vie_, d'où les préoccupations apologétiques ne sont
+jamais absentes, laisse croire que Chopin s'imposa comme compagnon de
+voyage et que George Sand l'emmena par pure affection maternelle. Elle lui
+portait alors, à dire vrai, des sentiments plus tendres, qu'elle dérobait
+officiellement en l'appelant _son cher enfant, son malade ordinaire_. Et
+nous ne devons pas être dupes, lorsqu'elle prétend, quinze ans après, que
+ses amis et ceux de Chopin lui forcèrent la main. «J'eus tort, dit-elle,
+par le fait, de céder à leur espérance et à ma propre sollicitude. C'était
+bien assez de m'en aller seule à l'étranger avec deux enfants, l'un déjà
+malade, l'autre exubérant de santé et de turbulence, sans prendre encore
+un tourment de coeur et une responsabilité de médecin.» M. Rocheblave a
+dit excellemment, pour qualifier cette fugue et ce coup de tête
+sentimental: «Le voyage de Majorque fut, comme folie, le pendant du voyage
+de Venise.» Mais, lorsque George Sand était énamourée, elle ne raisonnait
+point et cédait à des élans impulsifs, qu'elle désavouait plus tard.
+
+Chopin rejoignit à Perpignan ses compagnons de route, qui étaient venus à
+petites journées par la vallée du Rhône. La traversée fut favorable. Le 14
+novembre 1838, George Sand écrivait, de Palma de Mallorca, à madame
+Marliani: «J'ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique,
+pour cinquante francs _par mois_. De plus, j'ai, à deux lieues de là, une
+cellule, c'est-à-dire trois pièces et un jardin plein d'oranges et de
+citrons, pour trente-cinq francs _par an_, dans la grande chartreuse de
+Valdemosa.» Les désillusions furent presque immédiates. Elles apparaissent
+dans la _Correspondance_, elles pullulent dans le volume intitulé _Un
+Hiver à Majorque_. «Notre voyage, avoue-t-elle, est un _fiasco_
+épouvantable.» A Palma, il n'y avait pas d'hôtel. Ils durent se contenter
+de «deux petites chambres garnies, ou plutôt dégarnies, dans une espèce de
+mauvais lieu, où les étrangers sont bien heureux d'avoir chacun un lit de
+sangle avec un matelas douillet et rebondi comme une ardoise, une chaise
+de paille, et, en fait d'aliments, du poivre et de l'ail à discrétion.» On
+trouve de la vermine dans les paillasses, des scorpions dans la soupe.
+Pour se procurer les objets de première nécessité, diurne ou nocturne, il
+faut écrire à Barcelone. Deux mois sont le moindre délai pour
+confectionner une paire de pincettes. Le piano de Chopin est soumis à 700
+francs de droits d'entrée, chiffre qui s'abaisse à 400, en faisant sortir
+l'instrument par une autre porte de la ville. «Enfin, dit George Sand, le
+naturel du pays est le type de la méfiance, de l'inhospitalité, de la
+mauvaise grâce et de l'égoïsme. De plus, ils sont menteurs, voleurs,
+dévots comme au moyen âge. Ils font bénir leurs bêtes, tout comme si
+c'étaient des chrétiens. Ils ont la fête des mulets, des chevaux, des ânes,
+des chèvres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-mêmes, puants,
+grossiers et poltrons; avec cela, superbes, très bien costumés, jouant de
+la guitare et dansant le fandango.» D'où proviennent tous ces vices, toute
+cette misère intellectuelle et morale? Du joug clérical sous lequel
+Majorque est courbée. Ce ne sont que couvents. L'Inquisition a trouvé là
+sa terre d'élection. Tous les domestiques, tous les gueux du pays sont
+fils de moines.
+
+L'alimentation était détestable pour la santé précaire de Chopin. Il y
+avait cinq sortes de viandes: du cochon, du porc, du lard, du jambon, du
+salé. Pour dessert, la tourte de cochon à l'ail. Le climat, propice à
+Maurice et à Solange, avait une humidité tiède, très nuisible à Chopin.
+Les Majorquains, le croyant phtisique au dernier degré et le voyant
+cohabiter avec une famille qui n'allait pas à la messe, les mirent tous à
+l'index. Trois médecins, les meilleurs de l'île, furent appelés en
+consultation. «L'un, raconte Chopin, prétendait que j'allais finir; le
+second, que je me mourais; le troisième, que j'étais mort.» Pour George
+Sand, ce fut une torture. «Le pauvre grand artiste, dit-elle, était un
+malade détestable. Doux, enjoué, charmant dans le monde, il était
+désespérant dans l'intimité exclusive... Son esprit était écorché vif; le
+pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner.»
+
+Toute la colonie ne demandait qu'à repartir. Petits et grands geignaient,
+moitié riant, moitié pleurant: «J'veux m'en aller _cheux_ nous, dans
+_noute_ pays de La Châtre, l'_ous' qu'y a_ pas de tout ça.» Au
+commencement de mars, Chopin eut un crachement de sang qui épouvanta
+George Sand. Le lendemain, ils s'embarquèrent, en compagnie de cent
+pourceaux, sur l'unique vapeur de l'île. Pendant la traversée, le malade
+vomissait le sang à pleine cuvette. A Barcelone, l'hôtelier voulait faire
+payer le lit où il avait couché, sous prétexte que la police ordonnait de
+le brûler.
+
+Le 8 mars, ils étaient à Marseille, puis ils firent une excursion à Gênes.
+Qu'allait devenir Chopin? Il demanda à George Sand de la suivre à Nohant.
+Elle acquiesça, mais, dans l'_Histoire de ma Vie_, revenue à d'autres
+sentiments, elle fournit des explications peu vraisemblables. «La
+perspective, dit-elle, de cette sorte d'alliance de famille avec un ami
+nouveau me donna à réfléchir. Je fus effrayée de la tâche que j'allais
+accepter et que j'avais crue devoir se borner au voyage en Espagne.» A ce
+prix, elle obéissait, non pas à la passion, mais à une sorte d'adoration
+maternelle très vive, très vraie, qu'elle déclare d'ailleurs moins
+profonde en elle que «l'amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui
+puisse être passionné.» Enfin, elle se persuade ou veut nous persuader
+qu'elle accueillit Chopin, pour se défendre contre l'éventualité d'autres
+amours qui auraient risqué de la distraire de ses enfants. Elle y vit,
+citons le mot, un _préservatif_ contre des émotions qu'elle ne voulait
+plus connaître. Et elle s'écrie, longtemps après, en un élan de
+phraséologie mystique: «Un devoir de plus dans ma vie, déjà si remplie et
+si accablée de fatigue, me parut une chance de plus pour l'austérité vers
+laquelle je me sentais attirée avec une sorte d'enthousiasme religieux.»
+Bref, elle résume ainsi sa vocation sentimentale: «J'avais de la tendresse
+et le besoin impérieux d'exercer cet instinct-là. Il me fallait chérir ou
+mourir.» Elle a beaucoup chéri, et elle est morte plus que septuagénaire.
+
+Huit années durant, Chopin fut un compagnon absorbant et tyrannique.
+Ilvoulait chaque année retourner à Nohant, et chaque année il y
+languissait. Mondain, il s'ennuyait à la campagne. Aristocrate et raffiné,
+il était froissé et choqué dans un milieu sans apprêt, où Hippolyte
+Chatiron, le bâtard né heureux, frère naturel de George Sand, lui
+prodiguait ses effusions d'après boire. Catholique exalté, il ne pouvait
+communier en la religion humanitaire de Lamennais ou de Pierre Leroux. Il
+demeurait pourtant, attaché par l'admiration, l'adulation, les caresses
+enveloppantes qui l'ensorcelaient. Ne se donnant qu'à demi, il voulait
+qu'on lui appartînt tout à fait. L'_Histoire de ma Vie_ observe avec une
+netteté un peu cruelle: «Il n'était pas né exclusif dans ses affections;
+il ne l'était que par rapport à celles qu'il exigeait. Il aimait
+passionnément trois femmes dans la même soirée de fête, et s'en allait
+tout seul, ne songeant à aucune d'elles, les laissant toutes trois
+convaincues de l'avoir exclusivement charmé.» Sa vanité maladive et son
+égoïsme allaient à ce point qu'il rompit avec une jeune fille qu'il allait
+demander en mariage, parce que, recevant sa visite avec celle d'un autre
+musicien, elle avait offert une chaise à ce dernier avant de faire asseoir
+Chopin.
+
+A Paris également, d'abord rue Pigalle, puis square d'Orléans, le pianiste
+poitrinaire vécut auprès de George Sand, qui remplit avec un zèle
+infatigable l'office de garde-malade. Un refroidissement advint, lorsqu'il
+crut qu'elle l'avait peint dans _Lucrezia Floriani_, sous les traits du
+prince Karol, un rêveur déséquilibré. Et Lucrezia n'était-ce pas elle-même,
+cette étrange femme qui a des passions de huit jours ou d'une heure
+toujours sincères, mère de quatre enfants issus de trois pères différents?
+Ainsi se résume son signalement pathologique: «Une pauvre vieille fille de
+théâtre comme moi, veuve de... plusieurs amants (je n'ai jamais eu la
+pensée d'en revoir le compte).» Chopin avait lu _Lucrezia Floriani_, jour
+après jour, sur la table de George Sand. Il ne s'alarma et ne se crut visé
+que lorsque l'oeuvre parut en feuilleton dans la _Presse_: c'était au
+commencement de 1847. Le roman se termine par la victoire que l'amour des
+enfants remporte sur l'amour des amants. Il en fut de même dans la vie
+réelle. A la suite d'une querelle avec Maurice qui parla de quitter la
+partie--«cela, dit George Sand, ne pouvait pas et ne devait pas
+être».--Chopin abandonna, en juillet 1847, la maison du square d'Orléans.
+Elle murmure avec mélancolie: «Il ne supporta pas mon intervention
+légitime et nécessaire. Il baissa la tête et prononça que je ne l'aimais
+plus. Quel blasphème, après ces huit années de dévouement maternel! Mais
+le pauvre coeur froissé n'avait pas conscience de son délire.» Et elle
+écrit à Charles Poncy, l'ouvrier-poète: «J'ai été payée d'ingratitude, et
+le mal l'a emporté dans une âme dont j'aurais voulu faire le sanctuaire et
+le foyer du beau et du bien... Que Dieu m'assiste! je crois en lui et
+j'espère.»
+
+Avant la mort de Chopin survenue le 17 octobre 1849, ils se rencontrèrent
+une seule fois dans un salon ami. George Sand s'approcha avec angoisse; en
+balbutiant: «Frédéric.» Il rencontra son regard suppliant, pâlit, se leva
+sans répondre et s'éloigna. Quels étaient ses mystérieux griefs? C'est le
+mutuel secret que tous deux ont emporté dans la tombe. Au terme de
+l'_Histoire de ma Vie_, George Sand se contente de quelques éloquentes
+apostrophes à ceux qu'elle a aimés et qui ont cessé d'être. Chopin, qui
+avait eu le plus long bail, doit en prendre sa part: «Saintes promesses
+des cieux, s'écrie-t-elle, où l'on se retrouve et où l'on se reconnaît,
+vous n'êtes pas un vain rêve!... O heures de suprême joie et d'ineffables
+émotions, quand la mère retrouvera son enfant, et les amis les dignes
+objets de leur amour!» Puis, faisant un retour sur soi-même, voici qu'elle
+prononce cette lugubre parole: «Mon coeur est un cimetière.» Sans doute
+elle y voit défiler les cortèges et s'accumuler les tombes des affections
+défuntes. Dès 1833, Jules Sandeau, évincé et jetant la flèche du Parthe,
+la comparait à une nécropole. Plus habile, il avait évité d'être livré au
+fossoyeur.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+_CONSUELO_ ET LES ROMANS SOCIALISTES
+
+
+A son retour de Majorque, dans une lettre adressée à madame Marliani le 3
+juin 1839, George Sand se jugeait elle-même en ces termes: «Je l'avoue à
+ma honte, je n'ai guère été jusqu'ici qu'un artiste, et je suis encore à
+bien des égards et malgré moi un grand enfant.» Au cours des années
+suivantes, sous les influences contraires de Chopin et de Pierre Leroux,
+la lutte va s'engager entre les préoccupations de l'art et les
+sollicitations de la politique. De là, dans les romans de George Sand, un
+double filon qu'il nous faut suivre: d'un côté, _Consuelo_ et la _Comtesse
+de Rudolstadt_, de l'autre, _Horace_, le _Compagnon du Tour de France_, le
+_Meunier d'Angibault_ et le _Péché de Monsieur Antoine_. C'est le
+parallélisme des conceptions esthétiques et des rêves humanitaires.
+
+_Consuelo_ fut composé sous l'inspiration immédiate et dans le commerce
+quotidien de Chopin. L'oeuvre vaut, non seulement par l'intérêt de la
+fable, mais encore et surtout par la délicatesse et l'agrément de
+l'exécution. Très touchante est l'aventure de cette cantatrice, fille
+d'une bohémienne. George Sand en a succinctement résumé les péripéties, à
+la page 176 du troisième et dernier volume. Ce sont: les fiançailles de
+Consuelo au chevet de sa mère avec Anzoleto, l'infidélité de celui-ci, la
+haine de la Corilla, les outrageants desseins de Zustiniani, les conseils
+du Porpora, le départ de Venise, l'attachement qu'Albert avait pris pour
+elle, les offres de la famille de Rudolstadt, ses propres hésitations et
+ses scrupules, sa fuite du château des Géants, sa rencontre avec Joseph
+Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au lit de douleur de la
+Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée par le chanoine à
+l'enfant d'Anzoleto, enfin son retour à Vienne et son entrevue avec
+Marie-Thérèse.
+
+Le début du roman est un pur chef-d'oeuvre, avec de curieux détails sur la
+vie intime de Venise et cette attachante figure du Porpora, le professeur
+de chant de Consuelo qui ne tarda pas à être surnommée la Porporina. Puis
+c'est le début triomphal de la cantatrice au théâtre San Samuel, où elle
+devient l'objet des poursuites du directeur, le comte Zustiniani. Il y a
+là sur la vie des coulisses et des planches un brillant développement qui
+rappelle certaines tirades de _Kean_. Le sujet qu'Alexandre Dumas père
+avait traité avec éloquence, George Sand s'en empare et le renouvelle
+ingénieusement. «Un comédien, dit-elle, n'est pas un homme; c'est une
+femme. Il ne vit que de vanité maladive; il ne songe qu'à satisfaire sa
+vanité; il ne travaille que pour s'enivrer de vanité. La beauté d'une
+femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien.
+Une femme est son rival, ou plutôt il est la rivale d'une femme; il a
+toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les
+ridicules d'une coquette.» Consuelo en fait l'expérience auprès d'Anzoleto,
+jusqu'à ce qu'elle s'éloigne, sur les conseils du Porpora, et se réfugie
+en Bohême, dans la famille de Rudolstadt. L'héritier de cette noble race,
+le comte Albert, a l'âme d'un vrai Hussite. Il descend du roi George
+Podiebrad et de Jean Ziska du Calice, chef des Taborites. Les doctrines
+d'autrefois hantent son imagination extatique: «Il haïssait les papes, ces
+apôtres de Jésus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la
+dignité des peuples. Il blâmait le luxe des évêques et l'esprit mondain
+des abbés, et l'ambition de tous les hommes d'église.» Cette question du
+hussitisme, les débats et les luttes qui se sont engagés autour de «la
+coupe de bois» par opposition aux vases d'or des Romains, ont intéressé et
+passionné George Sand. En dehors du roman de _Consuelo_, elle a écrit sur
+ce sujet deux remarquables études historiques. _Jean Ziska_ est un
+émouvant récit de la guerre des Hussites; on y rencontre l'exacte
+définition des points de désaccord avec Rome. Dans _Procope le Grand_
+apparaît la doctrine de ces généreux révoltés, telle que la formule le
+pape Martin V dans sa lettre au roi de Pologne, Wladislas IV: «Ils disent
+qu'il ne faut point obéir aux rois, que tous les biens doivent être
+communs, et que tous les hommes sont égaux.» Bref, à l'estime de George
+Sand, ce sont les précurseurs de la Révolution française, dont ils
+réalisent par anticipation la devise. Leur cri: «La coupe au peuple!» a la
+valeur d'un impérissable symbole. Ils prêchent la communion universelle de
+l'humanité et protestent contre la corruption et la débauche de l'Eglise
+ultramontaine. Derrière le dogme utraquiste qui revendique la Cène sous
+les deux espèces, l'héroïque Bohême réclame la liberté du culte, la
+liberté de conscience, la liberté politique, la liberté civile. George
+Sand synthétise en ces termes l'enseignement qui découle du martyre de
+Jean Huss et de Jérôme de Prague: «L'Eglise est tombée au dernier rang
+dans l'esprit des peuples, parce qu'elle a versé le sang. L'Eglise n'est
+plus représentée que par des processions et des cathédrales, comme la
+royauté n'est plus représentée que par des citadelles et par des soldats.
+Mais l'Evangile, la doctrine de l'Egalité et de la Fraternité, est
+toujours et plus que jamais vivant dans l'âme du peuple. Et voyez le
+crucifié, il est toujours debout au sommet de nos édifices, il est
+toujours le drapeau de l'Eglise! Il est là sur son gibet, ce Galiléen, cet
+esclave, ce lépreux, ce paria, cette misère, cette pauvreté, cette
+faiblesse, cette protestation incarnées!... Sa prophétie s'est accomplie:
+il est remonté dans le Ciel, parce qu'il est rentré dans l'Idéal. Et de
+l'Idéal il redescendra pour se manifester sur la terre, pour apparaître
+dans le réel. Et voilà pourquoi, depuis dix-huit siècles, il plane adoré
+sur nos têtes.» Puis George Sand, confrontant les bûchers de Constance et
+de Rouen, aboutit à cette conclusion, toute conforme à sa thèse: «Qui ne
+sent dans son coeur que si Jeanne d'Arc eût vu le jour en Bohême, elle
+aurait été une de ces intrépides femmes du Tabor qui mouraient pour leur
+foi en Dieu et en l'Humanité?»
+
+Dans _Consuelo_, le hussitisme n'est qu'un épisode. La partie vraiment
+attrayante de l'oeuvre, ce sont les incidents romanesques où le génie de
+George Sand se donne carrière: le voyage souterrain de la Porporina pour
+rejoindre Albert de Rudolstadt, l'arrivée d'Anzoleto au château des Géants,
+l'odyssée d'Haydn, les embûches tendues par le recruteur Mayer. Ce sont
+aussi telles pages prestigieuses, comme le discours de Satan qui se dit le
+frère du Christ, et maints paysages qui évoquent devant nos yeux le charme
+et la diversité de la nature. Quel poète se flatterait d'égaler cette
+prose harmonieuse et rythmée? Voici, par exemple, un passage qui traduit
+beaucoup mieux que le _Chemineau_, de M. Jean Richepin, la vision d'une
+route se déroulant à travers champs, parmi les sapins et les bruyères:
+«Qu'y-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait Consuelo; c'est le symbole
+et l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent
+pour moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des
+lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils
+doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là
+éternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles
+nuances d'or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui
+le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites
+et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à
+regarder les grandes lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend:
+pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma
+pensée embrassent tout d'abord? Au lieu que le libre chemin qui s'enfuit
+et se cache à demi dans les bois m'invite et m'appelle à suivre ses
+détours et à pénétrer ses mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de
+l'humanité, c'est la route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître
+qui puisse le fermer et l'ouvrir, à son gré. Ce n'est pas seulement le
+puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de
+respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses
+branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui,
+un mur ou une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas
+devant lui; et, tant que la vue peut s'étendre, le chemin est une terre de
+liberté. A droite, à gauche, les champs, les bois appartiennent à des
+maîtres; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose;
+aussi comme il l'aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour
+invincible. Qu'on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce
+seront toujours des prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera
+toujours le grand chemin.»
+
+Après un séjour à la cour de Marie-Thérèse, où l'élève préférée du Porpora,
+la compagne d'Haydn, redevient cantatrice, voici le retour au château des
+Géants. Elle y arrive pour épouser Albert et pour assister à sa mort. Mais
+cette mort--comme nous le verrons dans les deux volumes suivants de la
+_Comtesse de Rudolstadt_--n'était qu'une crise de catalepsie. Consuelo,
+veuve aussitôt que mariée, et dédaigneuse de la richesse, a quitté Vienne
+pour se réfugier à Berlin. Elle y courra d'autres dangers. Frédéric la
+poursuivra de ses assiduités, puis de sa rancune. Alors se succèdent la
+silhouette de Voltaire et celle de la soeur du roi, Amélie, abbesse de
+Quedlimbourg. Elle a une périlleuse aventure d'amour. Consuelo, qui s'y
+trouve mêlée par dévouement, est arrêtée, incarcérée à Spandau, sous la
+surveillance des époux Schwartz. Or c'est à leur fils, le mystique et
+sentimental Gottlieb, qu'elle devra la liberté. Ça et là, apparaissent de
+délicieux épisodes, ainsi celui du rouge-gorge et les adieux de Consuelo à
+sa prison.
+
+Elle est libre, sauvée, entraînée dans une voiture par un individu masqué.
+Quel est-il? Elle ressent un trouble profond et ne songe pas à se dérober.
+Tandis que les chevaux galopent, elle s'endort auprès de ce singulier
+compagnon, qui a serré les deux bras autour de sa taille. Au réveil, elle
+essaie de se dégager, mais sans trop insister. Un vague attrait la domine.
+«L'inconnu rapprocha Consuelo de sa poitrine, dont la chaleur embrasa
+magnétiquement la sienne, et lui ôta la force et le désir de s'éloigner.
+Cependant il n'y avait rien de violent ni de brutal dans l'étreinte douce
+et brûlante de cet homme. La chasteté ne se sentait ni effrayée ni
+souillée par ses caresses; et Consuelo, comme si un charme eût été jeté
+sur elle, oubliant la retenue, on pourrait même dire la froideur virginale
+dont elle n'avait jamais été tentée de se départir, même dans les bras du
+fougueux Anzoleto, rendit à l'inconnu le baiser enthousiaste et pénétrant
+qu'il cherchait sur ses lèvres. Comme tout était bizarre et insolite chez
+cet être mystérieux, le transport involontaire de Consuelo ne parut ni le
+surprendre, ni l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement
+contre son coeur; et quoique ce fut avec une force extraordinaire, elle ne
+ressentit pas la douleur qu'une violente pression cause toujours à un être
+délicat. Elle n'éprouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable
+oubli de sa pudeur accoutumée eût dû lui apporter après un instant de
+réflexion. Aucune pensée ne vint troubler la sécurité ineffable de cet
+instant d'amour senti et partagé comme par miracle. C'était le premier de
+sa vie. Elle en avait l'instinct ou plutôt la révélation; et le charme en
+était si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir
+jamais l'altérer. L'inconnu lui paraissait un être à part, quelque chose
+d'angélique dont l'amour la sanctifiait. Il passa légèrement le bout de
+ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupières de
+Consuelo, et à l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il
+resta éveillé cette fois, mais calme en apparence, comme s'il eût été
+invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu pénétrer son
+armure. Il veillait en entraînant Consuelo vers des régions inconnues, tel
+qu'un archange emportant sous son aile un jeune séraphin anéanti et
+consumé par le rayonnement de la Divinité.»
+
+Le lecteur a deviné, mais Consuelo ignore que l'inconnu c'est Albert de
+Rudolstadt, sorti de léthargie. Elle est légitimement enlevée par son
+époux. Avec lui, et sous la sympathique protection de cet homme masqué,
+elle s'initiera à la doctrine des Invisibles, confrérie franc-maçonnique.
+Ils lui révéleront la trilogie démocratique: Liberté, Egalité, Fraternité,
+et ils démontreront qu'elle procède de l'Evangile. Leur foi est le déisme
+chrétien. Ecoutez les questions et les réponses de cette initiation:
+«Qu'est-ce que le Christ?--C'est la pensée divine, révélée à
+l'humanité.--Cette pensée est-elle tout entière dans la lettre de
+l'Evangile?--Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout entière
+dans son esprit.» L'interrogatoire de Consuelo satisfait les Invisibles,
+qui la félicitent de son courage, de ses talents et des vertus. Elle
+recevra, en dépit de son sexe, les degrés de tous les rites. On le lui
+déclare solennellement: «L''épouse et l'élève d'Albert de Rudolstadt est
+notre fille, notre soeur et notre égale. Comme Albert, nous professons le
+précepte de l'égalité divine de l'homme et de la femme.» Avec Consuelo ils
+communieront en une sorte de christianisme supérieur et épuré. Aussi bien
+était-ce alors l'intime religion de George Sand. Elle charge son héroïne
+d'en esquisser les principaux linéaments: «Le Christ est un homme divin
+que nous révérons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint
+des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le
+meilleur et le plus grand des maîtres et des martyrs... Mais nous adorons
+Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d'idolâtrie. Nous
+distinguons la divinité de la révélation de celle du révélateur.»
+
+De même que pour composer _Consuelo_, qui parut en 1843, George Sand avait
+étudié les annales religieuses de la Bohême, elle consacra plusieurs mois
+à s'assimiler les doctrines des sociétés secrètes, qui forment la
+substance de la _Comtesse de Rudolstadt_. Elle écrit, le 6 juin 1843, à
+son fils: «Je suis dans la franc-maçonnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors
+pas du _Kadosh_, du _Rose-Croix_ et du _Sublime Ecossais_. Il va en
+résulter un roman des plus mystérieux. Je t'attends pour retrouver les
+origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc.»
+Et la semaine suivante, à madame Marliani: «Dites à Pierre Leroux qu'il
+m'a jetée là dans un abîme de folies et d'incertitudes, mais que j'y
+barbote avec courage, sauf à n'en tirer que des bêtises. Dites-lui, enfin,
+que je l'aime toujours, comme les dévotes aiment leur _doux Jésus_.» Le 28
+novembre 1843, elle avertit Maurice que la _Comtesse de Rudolstadt_, en
+cours de publication dans la _Revue Indépendante_, risque d'être
+interrompue. Il lui sera impossible de fournir du manuscrit pour le numéro
+du 10 décembre, tellement elle est envahie par la politique et préoccupée
+par la fondation d'un journal, l'_Eclaireur de l'Indre_.
+
+En dépit de parties attachantes, la _Comtesse de Rudolstadt_ n'égale pas
+_Consuelo_. Le dénouement tourne au symbole, alors que l'héroïque élève du
+Porpora devient réellement l'épouse d'Albert et se voue à rester
+cantatrice, pour offrir le spectacle de la vertu sur les planches. Ils
+accomplissent à travers l'Europe un infatigable pèlerinage: elle,
+s'adonnant à son art, lui, annonçant la république prochaine, plus de
+maîtres ni d'esclaves, les sacrements à tout le monde, la coupe à tous. Et
+Consuelo la Zingara, et Albert le mystique, vont de province en province,
+comme des bohémiens, accompagnés de leurs enfants. Ils prophétisent la
+renaissance du Beau et l'avènement du Vrai. Ils vont au triomphe ou au
+martyre, zélateurs de l'Idéal, précurseurs de la Révolution.
+
+La curiosité artistique, qui anime _Consuelo_ et la _Comtesse de
+Rudolstadt_, ne pouvait détacher George Sand des visions de renouveau
+social dont sa pensée était obsédée. Son rêve d'un monde régénéré et
+égalitaire s'épanche dans ses oeuvres, dans _Horace_ qui, en 1841, la
+brouilla avec la _Revue des Deux Mondes_, mais surtout dans le _Compagnon
+du Tour de France_. Ce premier roman vraiment socialiste fut inspiré par
+la lecture d'un ouvrage qu'avait composé un simple ouvrier, Agricol
+Perdiguier, menuisier au faubourg Saint-Antoine, et plus tard représentant
+du peuple. Son _Livre du Compagnonnage_, publié sous le pseudonyme
+d'_Avignonnais-la-Vertu_, relatait la généalogie et les affiliations de
+ces associations ouvrières, véritables sociétés secrètes, non avouées par
+les lois, mais tolérées par la police, qui prirent le titre de _Devoirs_.
+On trouve là le lien qui rattache les syndicats ouvriers d'à présent aux
+anciennes corporations. Aussi bien les rites de ces Devoirs remontent-ils,
+les uns au moyen âge, les autres à la plus lointaine antiquité. Ils sont
+dominés, de même que l'institution de la franc-maçonnerie, par le symbole
+du Temple de Salomon.
+
+Entre les différents Devoirs, il s'en fallait de beaucoup que régnât un
+accord parfait. De rite à rite, le compagnonnage avait ses querelles et
+ses batailles, qui enfantaient toute une littérature en prose et en vers,
+sorte de chansons de geste du prolétariat à travers les âges. Ce fut
+l'honneur d'Agricol Perdiguier de vouloir opérer une réconciliation
+durable parmi les associations ouvrières profondément divisées. Son petit
+volume, dont les journaux démocratiques de l'époque, notamment le
+_National_, reproduisirent de nombreux extraits, prêchait aux travailleurs
+manuels l'union et la concorde qui devaient améliorer leur condition
+morale et matérielle. Agricol Perdiguier ne se contenta pas d'enseigner à
+ses frères, les compagnons du _Tour de France_, la sublimité de l'idéal
+éclos et épanoui dans son coeur. Il effectua lui-même un voyage social et
+humanitaire à travers les départements. Tous les Devoirs entendirent cette
+bonne parole, animée d'un souffle évangélique. Presque tous en
+profitèrent. La devise d'_Avignonnais-la-Vertu_ n'était autre que celle de
+l'apôtre Jean: «Aimez-vous les uns les autres.» Si la cause était gagnée
+auprès des compagnons, qui renoncèrent à leurs vieilles haines
+corporatives et ouvrirent leurs âmes au sentiment de la solidarité, il
+restait à faire pénétrer les idées nouvelles dans le public bourgeois,
+fort ignorant des questions ouvrières. La monarchie de Juillet avait
+institué le _pays légal_, qui affectait de ne point connaître et de
+dédaigner le pays véritable. Pour cette tâche de vulgarisation et de
+propagande au delà des frontières professionnelles, Agricol Perdiguier eut
+la plus retentissante et la plus efficace des collaborations. Il obtint le
+concours littéraire de George Sand.
+
+L'auteur d'_Indiana_, de _Valentine_ et de _Mauprat_ ne pouvait demeurer
+insensible à aucune des manifestations du renouveau qui pénétrait dans les
+classes intellectuelles. Elle s'indignait de cet égoïsme ploutocratique,
+personnifié en Louis-Philippe. Elle aspirait à un réveil de l'esprit
+révolutionnaire qui, un demi-siècle plus tôt, s'était affirmé avec tant
+d'éclat. Selon l'expression qu'elle emploiera dans le _Péché de Monsieur
+Antoine_, elle voulait régénérer «l'antique bourgeoisie, cette race
+intelligente, vindicative et têtue, qui a eu de si grands jours dans
+l'histoire, et qui serait encore si noble, si elle avait tendu la main au
+peuple au lieu de le repousser du pied.» Et elle ajoutait, pour calmer les
+inquiétudes des libéraux et des républicains doctrinaires: «Ceux qui
+accusent les écrits socialistes d'incendier les esprits devraient se
+rappeler qu'ils ont oublié d'apprendre à lire aux paysans.»
+
+Entre les diverses écoles réformatrices, George Sand cherchait sa voie.
+Elle était hantée, comme toutes les âmes fières, par le rêve d'une
+humanité meilleure, d'une société plus juste, qui aidât à réparer les
+inégalités de la naissance. Fourier et Victor Considérant proposaient le
+phalanstère, Pierre Leroux un vague communisme sentimental, Cabet une
+Icarie qui tenait de la république de Platon et de la cité d'Utopie.
+Lamennais, au lendemain de son héroïque rupture avec l'Eglise
+ultramontaine, ouvrait à la démocratie les avenues de l'idéalisme chrétien
+et de la fraternité évangélique. Il concevait un majestueux édifice, fondé
+sur les assises du devoir et habité par un peuple de sages.--Toutes ces
+doctrines, séduisantes à des degrés divers, George Sand les avait
+pressenties et éprouvées; elle en avait extrait le suc et la substance.
+Elle haïssait le «gouvernement infâme de Louis-Philippe», elle
+stigmatisait le «cancan des prostituées et de la bourgeoisie», elle
+entendait avec joie les craquements de l'édifice. Son coeur et sa raison
+la conduisaient de Jean-Jacques à Robespierre, et l'incitaient à se
+pencher avec sollicitude vers le peuple. De là ses sympathies pour Agricol
+Perdiguier, et l'enthousiasme qu'elle apporta, durant toute l'année 1840,
+à écrire le _Compagnon du Tour de France_. Cette oeuvre, qui suscita
+l'admiration parmi le monde de la pensée, répandit la terreur dans la
+société ignorante et cossue, pour qui toute nouveauté est une perturbation
+séditieuse. George Sand fut maudite par les gens du bel air, les classes
+dirigeantes et le clergé. Elle n'eut garde de s'en émouvoir. «Voilà,
+dit-elle simplement dans la préface du roman, comment un certain monde et
+une certaine religion accueillent les tentatives de moralisation, et
+comment un livre dont l'idée évangélique était le but bien déclaré, fut
+reçu par les conservateurs de la morale et les ministres de l'Evangile.»
+Le crime, en effet, de George Sand était double: dans la thèse et dans la
+fable. Pour exposer les doctrines du compagnonnage telles que les
+formulait Agricol Perdiguier, elle avait eu recours à une intrigue qui
+place le peuple au-dessus de la noblesse, exalte le travail aux dépens de
+l'oisiveté et célèbre les vertus plébéiennes. On estima, en haut lieu, que
+de pareilles maximes étaient subversives et antisociales.
+
+Le héros du _Compagnon du Tour de France_, Pierre Huguenin, surnommé
+l'_Ami-du-Trait_, simple ouvrier menuisier, ne s'avise-t-il pas de se
+faire platoniquement aimer de la belle Yseult de Villepreux, et ne
+s'éloigne-t-il pas avec fierté, plutôt que de lui infliger ce que le monde
+appelle une mésalliance? Et son camarade Amaury, dit _le Corinthien_, ne
+pénètre-t-il pas assez intimement dans les bonnes grâces de la marquise
+Joséphine, pour que certaine calèche, durant la nuit, leur rende le même
+office hospitalier que le fiacre de _Madame Bovary_? Cela était
+impardonnable, au gré des lecteurs bien pensants. George Sand avait
+l'audace de montrer le travailleur qui s'élève, et des filles ou des
+femmes nobles qui tombent dans des bras plébéiens. Son Pierre Huguenin
+était bon, loyal et brave; il savait plaire. Et Yseult voulait épouser un
+homme du peuple, afin de devenir peuple elle-même!
+
+Le type de cet ouvrier pouvait-il paraître embelli, poétisé, aux gens du
+monde qui n'avaient pas de rapports directs avec l'atelier? George Sand se
+défend de ce reproche: «Agricol Perdiguier, écrit-elle, était au moins
+aussi intelligent, aussi instruit que Pierre Huguenin. Un autre ouvrier,
+le premier venu, pouvait être jeune et beau, personne ne le niera. Une
+femme _bien née_, comme on dit, peut aimer la beauté dans un homme sans
+naissance, cela s'est vu!» Le romancier souhaite que l'aventure se
+généralise, que l'amour ne connaisse d'autres affinités que celles du
+coeur et de l'esprit. «Un ouvrier, s'écrie-t elle, est un homme tout
+pareil à un autre homme, un _monsieur_ tout pareil à un autre _monsieur_,
+et je m'étonne beaucoup que cela étonne encore quelqu'un.» On s'étonna,
+effectivement, et même on se révolta, parmi les censitaires de 1840.
+George Sand, non contente de heurter les préjugés nobiliaires ou bourgeois,
+appelait un autre état social, fondé sur cette maxime: «A chacun selon
+ses besoins!» Elle estimait que le morcellement de la propriété gâte la
+beauté de la nature. Elle honorait le peuple qui peine avec résignation:
+«Effacez ses souillures, disait-elle, remédiez à ses maux, et vous verrez
+bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien
+que vous. C'est en vain que vous voulez faire des distinctions et des
+catégories; il n'y a pas deux peuples, il n'y en a qu'un.» Et l'âme
+idéaliste de George Sand se rencontrait avec l'esprit pratique d'Agricol
+Perdiguier pour enseigner aux humbles l'ascension vers le mieux. Dans le
+compagnonnage, elle découvrait un germe bienfaisant, la loi mutuelle
+d'assistance et d'amour.
+
+De la même inspiration procède le _Meunier d'Angibault_, qui parut en
+1845. Marcelle, comtesse de Blanchemont, veuve et à demi ruinée, aime
+l'ouvrier mécanicien Henri Lémor, qui ne voulait pas l'épouser, la croyant
+riche. Elle se réfugie au fin fond du Berry; il la suit. Là surgit, en
+parallèle, un autre couple amoureux. Rose, fille de maître Bricolin,
+l'avide régisseur de Blanchemont, aime le meunier Grand-Louis, qui est
+sans fortune. Les parents de Rose, surtout sa mère, s'opposent au mariage.
+Ils ont pourtant une fille aînée qui est devenue folle «d'une amour
+contrariée» et qui erre à travers la campagne. Cette possédée incendie la
+ferme de Blanchemont. Alors les théories socialistes resplendissent de
+leur plus pur éclat. Marcelle, pauvre et radieuse, épouse Henri Lémor. Et
+Rose se marie avec le Grand-Louis, le farinier d'Angibault.
+
+Plus accentuées encore sont les doctrines du roman qui suivit, le _Péché
+de Monsieur Antoine_. Composé en 1845 à la campagne, «dans une phase de
+calme extérieur et intérieur, nous dit George Sand, comme il s'en
+rencontre peu dans la vie des individus», cet ouvrage hardiment socialiste
+fut publié en feuilleton par un journal ultra-conservateur, l'_Epoque_,
+vers le même temps où les romans d'Eugène Sue paraissaient dans les
+_Débats_ et le _Constitutionnel_, feuilles gouvernementales. En effet, les
+organes républicains, tels que le _National_, se refusaient à accueillir
+les oeuvres de George Sand qu'ils estimaient subversives et
+révolutionnaires.
+
+Ce socialisme, purement intellectuel, n'eût pas été désavoué par Fénelon
+en sa république de Salente. Il n'est aucunement responsable du décevant
+résultat des ateliers nationaux, non plus que de la sinistre aventure des
+journées de Juin. A sa base on trouve un communisme virtuel, la communauté
+par association, embryon de propriété collective. Mais l'idée demeura
+incomprise et rejetée par les masses. «Elle est, déclare George Sand,
+antipathique dans la campagne et n'y sera réalisable que par l'initiative
+d'un gouvernement fort, ou par une rénovation philosophique, religieuse et
+chrétienne, ouvrage des siècles peut-être».
+
+A sa thèse généreuse l'écrivain avait adapté une intrigue assez
+invraisemblable, mais attachante. Emile Cardonnet, étudiant enthousiaste,
+est appelé auprès de son père, industriel positif, esprit sec et précis,
+superlativement bourgeois. Dans le pays, aux environs de Gargilesse, sur
+les confins de la Marche, habitent en leurs manoirs respectifs deux
+anciens amis devenus ennemis mortels, le comte Antoine de Chateaubrun et
+le marquis de Boisguilbault. A Chateaubrun, tout est dévasté, et le comte
+ruiné s'est transformé en une manière de paysan qui s'appelle M. Antoine.
+Il a une fille de dix-huit ans, Gilberte, blanche et blonde, «belle comme
+la plus belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes.» A Boisguilbault,
+autre original, hanté par l'hypocondrie, un misanthrope de soixante-dix
+ans. Encore droit, mais très maigre, ses vêtements semblaient couvrir un
+homme de bois. Et, de fait, il n'avait pas changé la coupe de son costume
+depuis un demi-siècle: «Un habit vert très court, des pantalons de nankin,
+un jabot très roide, des bottes à coeur, et, pour rester fidèle à ses
+habitudes, une petite perruque blonde, de la nuance de ses anciens cheveux
+et ramassée en touffe sur le milieu du front. Des cols empesés montant
+très haut, et relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la
+neige, donnaient à sa longue figure la forme d'un triangle.» Habillé en
+petit maître de l'Empire, M. de Boisguilbault était communiste.
+
+D'où provenait la brouille entre le comte et le marquis? Quel était le
+péché de M. Antoine? Quel était le grief du septuagénaire? C'est--nous
+l'apprendrons au dénouement--qu'Antoine de Châteaubrun, en sa fringante
+jeunesse, avait été l'amant de madame de Boisguilbault. Au demeurant,
+Emile Cardonnet, qui aime la fille du comte et les théories du marquis,
+entre en rébellion contre son père, prompt à pourfendre le socialisme.
+«Voilà, s'écrie l'industriel avec indignation, voilà les utopies du frère
+Emile, frère morave, quaker, néo-chrétien, néo-platonicien, que sais-je?
+C'est superbe, mais c'est absurde.» Sans cesse ils sont aux prises, l'un
+prenant pour formule: «A chacun suivant sa capacité», l'autre ayant pour
+axiome: «A chacun suivant ses besoins». Emile, rudoyé par l'infaillibilité
+paternelle, se console auprès du marquis, qui lui enseigne que l'égalité
+des droits implique l'égalité des jouissances, que la vérité communiste
+est tout aussi respectable que la vérité évangélique. C'est, en effet,
+l'Evangile qui, par les voies esséniennes, les conduit à une conclusion
+d'égalité niveleuse. Le Dieu qu'ils adorent est la justice sans alliage,
+la miséricorde sans défaillance. «Dieu est dans tout, et la nature est son
+temple.» Mais la raison pure peut-elle suffire à la vingtième année? Si
+l'esprit d'Emile est plus souvent à Boisguilbault, son coeur est presque
+toujours à Chateaubrun. Après des chapitres interminables de dissertations
+socialistes, la jeunesse et l'amour recouvrent leurs droits. Le fils
+altruiste de l'égoïste industriel épouse la fille de M. Antoine. On peut
+espérer que les deux époux n'examineront pas seulement les beautés du
+communisme. Vainement le marquis, qui se plaignait d'avoir jadis partagé
+sa femme, professe que tout doit être mis en commun: Emile n'y mettra pas
+Gilberte. Et les théories de George Sand viennent se briser sur le roc de
+l'amour, qui est un irréductible individualiste.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+EN 1848
+
+
+Dès 1830, George Sand était républicaine. Durant les dix-huit années du
+règne de Louis-Philippe, elle ne cessa d'appeler de ses voeux une
+révolution qui renversât la monarchie et le régime censitaire. Elle avait
+donné son âme à la démocratie, elle était en communion parfaite avec les
+accusés d'avril. Les ennemis du gouvernement de Juillet pouvaient compter
+sur sa coopération intellectuelle: les romans qu'elle publiait sapaient
+les assises de la royauté bourgeoise. Toutefois, elle refusa d'approuver
+l'échauffourée du 12 mai 1839, tentée par la _Société des Saisons_, et
+dont elle apprit à Gênes l'infructueuse issue. Elle se contenta de
+plaindre et d'admirer les vaincus. «A Dieu ne plaise, écrit-elle dans son
+autobiographie, que j'accuse Barbès, Martin Bernard et les autres généreux
+martyrs de cette série, d'avoir aveuglément sacrifié à leur audace
+naturelle, à leur mépris de la vie, à un égoïste besoin de gloire! Non!
+c'étaient des esprits réfléchis, studieux, modestes; mais ils étaient
+jeunes, ils étaient exaltés par la religion du devoir, ils espéraient que
+leur mort serait féconde. Ils croyaient trop à l'excellence soutenue de la
+nature humaine; ils la jugeaient d'après eux-mêmes. Ah! mes amis, que
+votre vie est belle, puisque, pour y trouver une faute, il faut faire, au
+nom de la froide raison, le procès aux plus nobles sentiments dont l'âme
+de l'homme soit capable! La véritable grandeur de Barbès se manifesta dans
+son attitude devant ses juges et se compléta dans le long martyre de la
+prison. C'est là que son âme s'éleva jusqu'à la sainteté. C'est du silence
+de cette âme profondément humble et pieusement résignée qu'est sorti le
+plus éloquent et le plus pur enseignement à la vertu qu'il ait été donné à
+ce siècle de comprendre. Les lettres de Barbès à ses amis sont dignes des
+plus beaux temps de la foi.»
+
+A ce chevalier, à ce paladin héroïque de la démocratie, aboutissait le
+cycle des enthousiasmes de George Sand. Elle avait tour à tour demandé la
+certitude philosophique et la vérité sociale aux sources les plus diverses;
+elle avait interrogé le passé et le présent, elle s'était efforcée
+d'arracher à l'avenir son redoutable secret. Et elle s'écrie, au terme de
+l'_Histoire de ma Vie_: «_Terre_ de Pierre Leroux, _Ciel_ de Jean Reynaud,
+_Univers_ de Leibnitz, _Charité_ de Lamennais, vous montez ensemble vers
+le Dieu de Jésus... Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la
+voûte de plomb des mystères, Lamennais vint à propos étayer les parties
+sacrées du temple. Quand, indignés après les lois de septembre, nous
+étions prêts encore à renverser le sanctuaire réservé, Leroux vint,
+éloquent, ingénieux, sublime, nous promettre le règne du ciel sur cette
+même terre que nous maudissions. Et de nos jours, comme nous désespérions
+encore, Reynaud, déjà grand, s'est levé plus grand encore pour nous ouvrir,
+ au nom de la science et de la foi, au nom de Leibnitz et de Jésus,
+l'infini des mondes comme une patrie qui nous réclame.»
+
+La République, en effet, qu'elle attend, qu'elle appelle, c'est l'Evangile
+en acte, c'est la réalisation de cette doctrine «toute d'idéal et de
+sentiment sublime» qui fut apportée aux hommes par le Nazaréen. Du haut de
+ses rêves, elle devait choir dans la réalité. La désillusion sera cruelle.
+
+Douée d'une intelligence religieuse et d'une raison anticléricale, elle
+était délibérément hostile à la théologie et aux pratiques du
+catholicisme. L'Eglise romaine lui apparaissait inconciliable avec
+l'esprit de liberté. Le 13 novembre 1844, elle répondait à un desservant
+qui, par circulaire, venait la solliciter pour une oeuvre pie: «Depuis
+qu'il n'y a plus, dans la foi catholique, ni discussions, ni conciles, ni
+progrès, ni lumières, je la regarde comme une lettre morte, qui s'est
+placée comme un frein politique au-dessous des trônes et au-dessus des
+peuples. C'est à mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une
+fausse interprétation des sublimes Evangiles, et un obstacle insurmontable
+à la sainte égalité que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la
+terre comme au ciel.» Plus tard, en février 1848, à la veille de la
+Révolution, George Sand communique au _Constitutionnel_ une lettre
+adressée à Pie IX par Joseph Mazzini, et elle y ajoute un commentaire qui
+se termine par cette adjuration: «Courage, Saint-Père! Soyez chrétien!»
+
+C'est avec le même instinct de générosité confiante et un peu crédule
+qu'elle se tourne vers le prince Louis-Napoléon Bonaparte, prisonnier au
+fort de Ham, pour le féliciter de son «remarquable travail, l'_Extinction
+du Paupérisme_.» Cette correspondance est du mois de décembre 1844. George
+Sand était alors vaguement communiste, tout au moins dans le _Compagnon du
+Tour de France_, le _Meunier d'Angibault_ et le _Péché de Monsieur
+Antoine_. Elle compte, pour assurer le triomphe de la liberté, sur
+l'impérial rêveur, chez qui se dérobe un sinistre ambitieux. En lui elle
+ne veut voir qu'un guerrier captif, un héros désarmé, un grand citoyen.
+Elle demande impatiemment à l'_homme d'élite_ de tirer la France des mains
+d'un _homme vulgaire, pour ne rien dire de pis_. Par là elle a désigné
+Louis-Philippe. Comme la plupart des contemporains, elle subit la
+fascination de la légende napoléonienne. «Ce n'est pas, dit-elle, le nom
+terrible et magnifique que vous portez qui nous eût séduit. Nous avons à
+la fois diminué et grandi depuis les jours d'ivresse sublime qu'IL nous a
+donnés: son règne illustre n'est plus de ce monde, et l'héritier de son
+nom se préoccupe du sort des prolétaires!... Quant à moi personnellement,
+je ne connais pas le soupçon, et, s'il dépendait de moi, après vous avoir
+lu, j'aurais foi en vos promesses et j'ouvrirais la prison pour vous faire
+sortir, la main pour vous recevoir... Parlez-nous donc encore de liberté,
+noble captif! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napoléon
+d'aujourd'hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l'autre
+personnifiait sa gloire.» A célébrer ainsi le renouveau des souvenirs
+d'antan, George Sand ne pressent pas qu'elle est sur le chemin de
+l'élection présidentielle, du coup d'Etat et de l'Empire.
+
+Dès 1844, elle estimait, comme elle le proclamera en 1848 dans sa lettre
+_Aux Riches_, que «le communisme, c'est le vrai christianisme,» et elle
+ajoutera: «Hélas! non, le peuple n'est pas communiste, et cependant la
+France est appelée à l'être avant un siècle.» Sous le ministère Guizot,
+elle recueille des signatures en faveur de la _Pétition pour
+l'organisation du travail_, qui contient en germe la doctrine socialiste
+de Louis Blanc et les ateliers nationaux. Elle va de l'avant, mais sans
+discerner très nettement ceux qu'elle suit, non plus que ceux qu'elle
+entraîne. Le 18 février 1848, elle ne croit aucunement à la révolution qui
+éclatera six jours plus tard. «Je n'y vois pas, écrit-elle à son fils, de
+prétexte raisonnable dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre
+ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du
+bruit autour de leur table, il n'en résultera que des horions, des
+assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne
+crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre
+M. Guizot. Thiers vaut mieux, à coup sûr; mais il ne donnera pas plus de
+pain aux pauvres que les autres.» Elle déclare que se faire assommer pour
+Odilon Barrot et compagnie, _ce serait trop bête_, et elle exhorte Maurice
+à observer les événements de loin, sans se fourrer dans une bagarre que du
+reste elle ne prévoit pas. Et voici sa conclusion: «Nous sommes gouvernés
+par de la canaille.»
+
+Le 24 février, le peuple de Paris est debout. George Sand accourt de
+Nohant, à la première nouvelle de la Révolution. Elle vient mettre sa
+plume à la disposition du Gouvernement provisoire: on l'utilisera. Le 6
+mars, elle écrit à son ami Girerd, commissaire de la République à Nevers:
+«Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique
+nous appelle et nous absorbe. La République est la meilleure des familles,
+le peuple est le meilleur des amis.» Elle lui envoie--car elle est
+l'auteur de sa nomination--les instructions suivantes, au nom du citoyen
+Ledru-Rollin, ministre de l'Intérieur: «Agis avec vigueur, mon cher frère.
+Dans une situation comme celle où nous sommes, il ne faut pas seulement du
+dévouement et de la loyauté, il faut du fanatisme au besoin. Il faut
+s'élever au-dessus de soi-même, abjurer toute faiblesse, briser ses
+propres affections si elles contrarient la marche d'un pouvoir élu par le
+peuple et réellement, foncièrement révolutionnaire. «Elle lui en offre une
+preuve en sacrifiant un ami que, d'ailleurs, elle a cessé d'aimer--ce qui
+amoindrit son mérite d'héroïne à la Corneille: «Ne t'apitoie pas sur le
+sort de Michel (de Bourges); Michel est riche, il est ce qu'il a souhaité,
+ce qu'il a choisi d'être. Il nous a trahis, abandonnés, dans les mauvais
+jours. A présent, son orgueil, son esprit de domination se réveillent. Il
+faudra qu'il donne à la République des gages certains de son dévouement
+s'il veut qu'elle lui donne sa confiance.» Elle n'admet aucune transaction,
+aucun accommodement; on doit balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois.
+C'est avec encore plus d'allégresse qu'elle mande, le 9 mars, à Charles
+Poncy, l'ouvrier-poète de Toulon: «Vive la République! Quel rêve, quel
+enthousiasme, et, en même temps, quelle tenue, quel ordre à Paris! J'ai vu
+s'ouvrir les dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand,
+sublime, naïf, généreux, le peuple français, réuni au coeur de la France,
+au coeur du monde; le plus admirable peuple de l'univers! J'ai passé bien
+des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est
+ivre, on est heureux de s'être endormi dans la fange et de se réveiller
+dans les cieux... J'ai le coeur plein et la tête en feu. Tous mes maux
+physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliés. Je vis, je suis
+forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans.» Cet hosannah, nous le
+retrouvons dans tous les écrits de George Sand, en ces deux mois de mars
+et d'avril, notamment dans les _Lettres de Blaise Bonnin_, qui figurent au
+volume intitulé _Souvenirs de 1848_ et qui sont d'excellente propagande
+démocratique à l'usage des paysans. De même, sous le titre générique:
+_Questions politiques et sociales_, voici les _Lettres au peuple_, celle
+par exemple du 7 mars, où George Sand déploie une éloquence qu'elle n'a
+jamais surpassée: «Venez, tous, morts illustres, maîtres et martyrs
+vénérés, venez voir ce qui se passe maintenant sur la terre; viens le
+premier, ô Christ, roi des victimes, et, à ta suite, le long et sanglant
+cortège de ceux qui ont vécu d'un souffle de ton esprit, et qui ont péri
+dans les supplices pour avoir aimé ton peuple! Venez, venez en foule, et
+que votre esprit soit parmi nous!» Puis, le 19 mars, s'adressant encore au
+peuple dans un élan mystique, elle s'écrie: «La République est un baptême,
+et, pour le recevoir dignement, il faut être en état de grâce. L'état de
+grâce, c'est un état de l'âme où, à force de haïr le mal, on n'y croit
+pas.»
+
+Ces envolées dans l'empyrée ne lui font point négliger les réalités de la
+politique courante et des intérêts électoraux. Elle recommande à Maurice,
+qui est maire de Nohant, de travailler à prêcher, à républicaniser les
+bons paroissiens, et elle n'oublie pas l'irrésistible argument: «Nous ne
+manquons pas de vin cette année, tu peux faire rafraîchir ta garde
+nationale armée, modérément, _dans la cuisine_, et, là, pendant une heure,
+tu peux causer avec eux et les éclairer beaucoup.» Elle lui adresse, pour
+être lues aux populations, les circulaires officielles qu'elle-même a
+rédigées comme secrétaire bénévole de Ledru-Rollin, et elle hasarde un
+calembour--ce qui est assez rare sous sa plume--à propos du _maire_ qui
+recevra les instructions de sa _mère_. De vrai, elle est occupée, absorbée
+comme un homme d'Etat. Le romancier a cédé la place au publiciste
+politique, qui alimente de sa prose le _Bulletin de la République_. Elle
+en est fière, mais cette collaboration «ne doit pas être criée sur les
+toits.» Elle ne signe pas.
+
+George Sand serait-elle antisémite? En 1861, dans son roman de _Valvèdre_,
+elle créera l'étrange figure de l'Israélite Moserwald, et l'un des
+personnages formulera cette déclaration de principes: «Le juif a
+instinctivement besoin de manger un morceau de notre coeur, lui qui a tant
+de motifs pour nous haïr, et qui n'a pas acquis avec le baptême la sublime
+notion du pardon.» Déjà, le 24 mars 1848, elle écrivait à son fils:
+«Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la République. Il est
+gardé à vue par le Gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se sauve
+avec son argent et qui lui mettrait de la mobile à ses trousses. Encore
+_motus_ là-dessus.» Elle professe, en effet, la répugnance des
+républicains si probes et si désintéressés d'alors, à l'endroit des hommes
+d'affaires, des spéculateurs et des agioteurs. Dans une admirable lettre à
+Lamartine, au commencement d'avril, elle le plaint de s'asseoir et de
+manger à la table des centeniers. Elle en profite pour exposer ce qu'on
+pourrait appeler la conception idéaliste de la démocratie: «Eh quoi!
+dit-elle, en peu d'années, vous vous êtes élevé dans les plus hautes
+régions de la pensée humaine, et, vous faisant jour au sein des ténèbres
+du catholicisme, vous avez été emporté par l'esprit de Dieu, assez haut
+pour crier cet oracle que je répète du matin au soir: «Plus il fait clair,
+mieux on voit Dieu!» Alors elle l'interroge, elle l'adjure, elle le
+presse: «Pourquoi êtes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas éclairer, et
+non avec ceux qu'il éclaire? pourquoi vous placez-vous entre la
+bourgeoisie et le prolétariat?... Vous avez de la conscience, vous êtes
+pur, incorruptible, sincère, honnête dans toute l'acception du mot en
+politique, je le sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force,
+d'enthousiasme, d'abnégation et de pieux fanatisme pour être en prose le
+même homme que vous êtes en vers!... Mais non, vous n'êtes pas fanatique,
+et cependant vous devriez l'être, vous à qui Dieu parle sur le Sinaï. Vous
+devez porter les feux dont vous avez été embrasé dans votre rencontre avec
+le Seigneur, au milieu des glaces où les mauvais coeurs languissent et se
+paralysent. Vous êtes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous
+reste à être un homme vertueux. Faites, ô source de lumière et d'amour,
+que le zèle de votre maison dévore le coeur de cette créature d'élite!»
+
+Lamartine, sur ses sommets, n'entendit pas l'appel de George Sand, et ce
+fut pour elle un prémier déboire. Elle en éprouva un second, encore plus
+amer, en cette journée du 17 avril où deux cent mille bouches proférèrent
+les cris: «_Mort aux communistes! Mort à Cabet!_» Le soir même, elle écrit
+à Maurice une lettre désespérée: «J'ai bien dans l'idée que la République
+a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son
+prochain avenir.» Elle s'apitoie sur ceux qui seront les vaincus, les
+victimes, les proscrits, et plus particulièrement sur Barbès, en qui elle
+voit--étrange rapprochement!--la vertu de Jeanne d'Arc et la pureté de
+Robespierre l'incorruptible. Il lui semble que son rôle, à elle, son rôle
+civique est fini, qu'il est temps de regagner Nohant. Elle a rédigé un
+_Bulletin_ qu'elle déclare «un peu raide» et qui a déchaîné toutes les
+fureurs de la bourgeoisie. Un moment, elle reprend courage, le 20 avril,
+devant la fête de la Fraternité, «la plus belle journée de l'histoire», où
+un million d'âmes communient dans la religion d'amour: «Du haut de l'Arc
+de l'Etoile, le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les dômes
+des grands édifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la
+plus gigantesque scène humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille,
+de l'Observatoire à l'Arc de triomphe, et au delà et en deçà hors de
+Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils pressés
+comme un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la
+mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes
+les pompes de l'armée, toutes les guenilles de la _sainte canaille_, et
+toute la population de tout âge et de tout sexe pour témoin, chantant,
+criant, applaudissant, se mêlant au cortège. C'était vraiment sublime.»
+Trois semaines s'écoulent. Le 15 mai, l'Assemblée Constituante, à peine
+réunie, est envahie sous prétexte d'une manifestation en faveur de la
+Pologne. George Sand, qui avait l'âme polonaise--en ce temps-là on
+exécrait la Russie--s'est mêlée à la foule des pétitionnaires, sans peut
+être conniver à leur dessein de violer la représentation nationale. Elle
+est dénoncée, compromise, et se retire à Nohant, d'où elle envoie des
+articles au journal ultra démocratique du citoyen Théophile Thoré, la
+_Vraie République_. Par ainsi elle se sépare de Ledru-Rollin, qui devient
+suspect de modérantisme et que, dans certains départements, on appelait
+_le duc Rollin_. Dans le Berry, une réaction forcenée domine. Les
+bourgeois racontent, et les paysans croient, que George Sand est l'ardent
+disciple du _père Communisme_, «un gaillard très méchant qui brouille tout
+à Paris et qui veut que l'on mette à mort les enfants au-dessous de trois
+ans et les vieillards au-dessus de soixante.» Comment réfuter de telles
+inepties, propagées par le fanatisme, accueillies par l'ignorance et la
+sottise? George Sand épanche sa tristesse dans des lettres indignées,
+adressées soit à Barbès, détenu au donjon de Vincennes, soit à Joseph
+Mazzini, qui caressait à Milan son beau rêve de l'unité italienne, avec la
+glorieuse devise: _Dio e Popolo_. Dieu, où est-il? On croirait qu'il se
+désintéresse du train des choses humaines. La solitaire de Nohant gémit de
+ce spectacle. «Si Jésus reparaissait parmi nous, s'écrie-t-elle, il serait
+empoigné par la garde nationale comme factieux et anarchiste.»
+
+Sa mélancolie va redoubler devant les journées de Juin. Elle est atteinte
+dans les oeuvres vives de sa foi. Où peut aller, sinon au suicide, une
+République qui, suivant sa vigoureuse expression, commence par tuer ses
+prolétaires? De vrai, George Sand, en proie à l'exaltation de généreuses
+utopies, ne s'aperçoit pas qu'on a épouvanté les classes moyennes en
+discutant leurs croyances les plus chères, en ébranlant et sapant la
+propriété individuelle, pour lui substituer on ne sait quelle propriété
+sociale qui, un demi-siècle plus tard, ne sera pas encore clairement
+définie. Il va falloir que la docile élève de Pierre Leroux dépouille, une
+à une, toutes ses illusions. Ce sera une mue lente et douloureuse. Nous
+retrouvons les angoisses de son coeur et de sa pensée, à travers la
+_Correspondance_. Le 30 septembre 1848, elle écrit à Joseph Mazzini: «La
+majorité du peuple français est aveugle, crédule, ignorante, ingrate,
+méchante et bête; elle est bourgeoise enfin! Il y a une minorité sublime
+dans les villes industrielles.» Elle dit vrai; c'est cette minorité qui,
+par la bouche d'un ouvrier parisien, prononçait l'héroïque parole: «_Nous
+avons encore trois mois de misère au service de la République_.» Mais que
+peuvent des dévouements épars et indisciplinés, en face de la veulerie
+générale? George Sand a résumé en une formule synthétique la résistance
+des uns, l'impuissance des autres: «Les riches ne veulent pas, et les
+pauvres ne savent pas.»
+
+Durant l'année 1849, le découragement s'accentue. A distance, elle
+s'évertue à porter sur les événements et sur les hommes un jugement
+impartial. De Ledru-Rollin elle esquisse un portrait où subsiste à peine
+quelque vague trace de son engouement d'autrefois: «Je commence par vous
+dire, mande-t-elle à Mazzini le 5 juillet 1849, que j'ai de la sympathie,
+de l'amitié même pour cet homme-là. Il est aimable, expansif, confiant,
+brave de sa personne, sensible, chaleureux, désintéressé en fait d'argent.
+Mais je crois ne pas me tromper, je crois être bien sûre de mon fait quand
+je vous déclare, après cela, que ce n'est point un homme d'action; que
+l'amour-propre politique est excessif en lui; qu'il est vain; qu'il aime
+le pouvoir et la popularité autant que Lamartine; qu'il est _femme_ dans
+la mauvaise acception du mot, c'est-à-dire plein de personnalité, de
+dépits amoureux et de coquetteries politiques; qu'il est faible, qu'il
+n'est pas brave au moral comme au physique; qu'il a un entourage misérable
+et qu'il subit des influences mauvaises; qu'il aime la flatterie; qu'il
+est d'une légèreté impardonnable; enfin, qu'en dépit de ses précieuses
+qualités, cet homme, entraîné par ses incurables défauts, trahira la
+véritable cause populaire.» Et l'appréciation se résume ainsi: «C'est
+l'homme capable de tout, et pourtant c'est un très honnête homme, mais
+c'est un pauvre caractère.
+
+Les préférences de George Sand vont à Louis Blanc, dont le socialisme
+érudit lui paraît plus substantiel que le jacobinisme à la fois
+déclamatoire et bourgeois de Ledru-Rollin. Dès 1845, elle avait consacré à
+l'_Histoire de Dix ans_ un article enthousiaste, qui figure dans le volume
+_Questions politiques et sociales_. Pareil éloge, en novembre 1847, pour
+les deux premiers tomes de l'_Histoire de la Révolution française_. Ils
+avaient, elle et lui, le même culte de Robespierre, le même respect de la
+Montagne, le même amour religieux de cette Convention nationale qui a
+fondé la République une et indivisible. Et les vers, prosaïques mais
+excellemment intentionnés de Ponsard, dans le _Lion amoureux_, remontent à
+la mémoire:
+
+ La Convention peut, comme l'ancien Romain,
+ Sur l'autel attesté posant sa forte main,
+ Répondre fièrement, alors qu'on l'injurie:
+ «Je jure que tel jour j'ai sauvé la patrie!»
+
+George Sand n'était pas Girondine. A telles enseignes qu'elle se déroba à
+l'universelle admiration soulevée par l'_Histoire des Girondins_. Elle ne
+goûtait ni la prose poétique ni la forme oratoire, élégamment verbeuse, de
+Lamartine. Même elle le juge avec quelque cruauté dans une lettre du 4
+août 1850, adressée à Mazzini: «Croyez-moi, ceux qui sont toujours en
+_voix_ et qui chantent d'eux-mêmes, sont des égoïstes qui ne vivent que de
+leur propre vie. Triste vie que celle qui n'est pas une émanation de la
+vie collective. C'est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre
+Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ingénieux en
+appréciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d'idées
+et de principes; il s'enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son
+honneur peut-être, sous la facilité prostituée de son éloquence.» Est-elle
+plus favorable à Victor Hugo? Il s'échauffait pour la République à
+l'époque même où, tout au contraire, elle commençait à se refroidir. On ne
+trouve dans la _Correspondance_ aucune appréciation sur les discours,
+gonflés d'emphase et d'antithèses, qu'il prononçait à la Législative, mais
+bien ce passage un peu rude qui vise les _Contemplations_: «Je n'ai jamais
+compris les poètes faisant des vers sur la tombe de leur mère et de leurs
+enfants. Je ne saurais faire de l'éloquence sur la tombe de la patrie!»
+Elle n'en fera même pas sur les ruines de la liberté. Au fond de l'âme,
+elle était, sinon impérialiste et napoléonienne, du moins teintée de
+bonapartisme. Un régime consulaire devait lui agréer. De là ses sympathies,
+avant et pendant l'Empire, pour Jérôme Napoléon, le prince qui se disait
+républicain. Au 10 décembre 1848, quand le suffrage universel alla jusqu'à
+préférer le neveu de l'Empereur au général Cavaignac, George Sand voulut
+voir dans ce résultat un triomphe, non pas de l'esprit rétrograde, mais du
+socialisme et même du communisme dont alors elle était férue. Cette
+opinion paradoxale inspire l'article intitulé: _A propos de l'élection de
+Louis Bonaparte à la présidence de la République_. Trois ans plus tard, on
+souhaiterait que la démocrate exaltée de 1848 s'indignât devant le 2
+Décembre, devant la victoire de la force brutale, le triomphe du parjure
+et la violation du droit. Or, elle écrit simplement de Nohant, le 6
+décembre 1851, à son amie madame Augustine de Bertholdi: «Chère enfant,
+rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, à travers la fusillade,
+et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice, Lambert et
+Manceau.»--Lambert était un peintre, ami de Maurice; Manceau, un graveur,
+mi-artisan, mi-artiste, qu'elle avait attaché à sa personne et qui demeura
+quinze ans en fonctions, lentement phtisique. Il eut le chant du
+cygne.--Elle poursuit: «Le pays est aussi tranquille qu'il peut l'être, au
+milieu d'événements si imprévus. Cela tue mes affaires qui étaient en bon
+train.» Voilà le cri de l'égoïsme ou de la lassitude! Puis elle reprend:
+«N'importe! tant d'autres souffrent en ce monde, qu'on n'a pas le droit de
+s'occuper de soi-même.» Et ce vague correctif est la seule protestation
+que lui arrache le coup d'Etat, l'assassinat de cette République qu'elle a
+tant aimée. Elle garde le silence, alors que partent en exil Victor Hugo,
+Charras, Edgar Quinet, Barni, Emile Deschanel, et tant d'autres, les
+meilleurs citoyens, demeurés les serviteurs de la liberté. Elle désarme et
+capitule.
+
+Sans doute elle profite de ses relations amicales avec le prince Jérôme
+pour le prier d'intercéder auprès de son cousin et solliciter quelques
+grâces en faveur de républicains livrés aux commissions mixtes, et
+condamnés à la prison, à la déportation ou au bannissement. Elle demande
+qu'on relaxe Fleury, Périgois, Aucante. Mais, s'il faut reconnaître la
+générosité de l'intention, le ton des lettres est parfois déconcertant.
+Dès le 3 janvier 1852, elle s'adresse à Son Altesse le Prince Jérôme
+Napoléon, et les réponses inédites de son impérial correspondant
+mériteraient d'être publiées. Il écrit le 14 janvier: «On m'a _promis_,
+mais toujours avec des restrictions, on n'obtient pas, on arrache!» Le 18
+février, il la félicite de dérober le plus de victimes possible à la
+réaction. Et le 27 mai: «Voici, dit-il, une occasion pour moi d'être utile
+à de malheureux républicains dont je partage les opinions.» Langage de
+prince, qui se déclare démocrate, mais qui a accepté une grosse dotation
+et, l'Empire rétabli, habitera au Palais-Royal!
+
+C'est au Président lui même que George Sand demande une audience, le 26
+janvier 1852, en une longue lettre dont il faut retenir les passages
+essentiels: «Je ne suis pas madame de Staël. Je n'ai ni son génie ni
+l'orgueil qu'elle mit à lutter contre la double force du génie et de la
+puissance... Prince, je vous ai toujours regardé comme un génie socialiste,
+et, le 2 Décembre, après la stupeur d'un instant, en présence de ce
+dernier lambeau de société républicaine foulé aux pieds de la conquête,
+mon premier cri a été: «O Barbès, voilà la souveraineté du but! Je ne
+l'acceptais pas même dans ta bouche austère: mais voilà que Dieu te donne
+raison et qu'il l'impose à la France, comme sa dernière chance de salut,
+au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idées...
+Vous qui, pour accomplir de tels événements, avez eu devant les yeux une
+apparition idéale de justice et de vérité, il importe bien que vous
+sachiez ceci: c'est que je n'ai pas été seule dans ma religion à accepter
+votre avènement avec la soumission qu'on doit à la logique de la
+Providence.» Enfin, la lettre se termine par ces mots: «Amnistie, amnistie
+bientôt, mon Prince!» A travers l'appel à la pitié, c'est l'acquiescement
+au régime issu du coup d'Etat. Tandis qu'elle adresse encore à Jules
+Hetzel, le 20 février 1832, une profession de foi républicaine où elle
+atteste que «toute la sève était dans quelques hommes aujourd'hui
+prisonniers, morts ou bannis,» George Sand écrit, le 1er du même mois, au
+chef de cabinet du ministre de l'Intérieur: «Le peuple accepte, nous
+devons accepter.» Et le même jour, hélas! qu'elle renouvelait à Hetzel
+l'assurance de son républicanisme, elle disait humblement au
+Prince-Président: «Prenez la couronne de la clémence; celle-là, on ne la
+perd jamais.» Puis le mois suivant: «Prince, prince, écoutez la femme qui
+a des cheveux blancs et qui vous prie à genoux; la femme cent fois
+calomniée, qui est toujours sortie pure, devant Dieu et devant les témoins
+de sa conduite, de toutes les épreuves de la vie, la femme qui n'abjure
+aucune de ses croyances et qui ne croit pas se parjurer en croyant en
+vous. Son opinion laissera peut-être une trace dans l'avenir.»
+
+Dans le camp républicain, parmi les proscrits et les vaincus, on la
+désavoue, on lui crie: «Vous vous compromettez, vous vous perdez, vous
+vous déshonorez, vous êtes bonapartiste.» Elle s'en défend, mais elle
+déclare au Prince qu'elle est le seul esprit socialiste qui lui soit resté
+personnellement attaché, malgré tous les coups frappés sur son Eglise.
+Elle confesse à son brave ami Fleury que s'il fallait tomber dans un
+pouvoir oligarchique et militaire, _elle aime autant celui-ci_. Lorsque
+l'Empire est proclamé, elle s'incline devant le fait accompli. Que dis-je?
+elle a déjà répudié ses anciens compagnons d'armes, dans une ample lettre
+à Mazzini, du 23 mai 1852, qui contient ce triste passage: «La grande
+vérité, c'est que le parti républicain, en France, composé de tous les
+éléments possibles, est un parti indigne de son principe et incapable,
+pour toute une génération, de le faire triompher.» Est-ce bien là ce
+qu'elle pense du parti qui comptait dans ses rangs Lamartine, Louis Blanc,
+Ledru-Rollin, Michelet, Edgar Quinet, Barbès, Victor Hugo? Ceux-là n'ont
+pas chanté la palinodie. Et Mazzini, que de tels aveux devaient navrer,
+mais qui restait courtois devant la faiblesse d'une femme, prononce le mot
+de _résignation_. Elle est plus que résignée à l'Empire, elle est ralliée,
+ou peu s'en faut. Qu'elle retourne à la littérature! De nouveaux
+chefs-d'oeuvre vont pallier les défaillances et les virevoltes de sa
+politique.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+LES ROMANS CHAMPÊTRES
+
+
+La rude commotion de 1848 eut l'effet inattendu de renouveler le talent de
+George Sand, en la soustrayant aux préoccupations politiques et sociales
+qui risquaient d'accaparer sa pensée et de restreindre son horizon
+littéraire. Issue de la lignée intellectuelle de Jean-Jacques, elle était,
+comme son glorieux ancêtre, tour à tour sollicitée par les problèmes du
+_Contrat social_ et par la contemplation de la nature. C'est celle-ci qui
+va définitivement triompher. La sociologie--pour user du néologisme créé
+par Auguste Comte--devra s'avouer vaincue, après avoir ajouté au bagage de
+George Sand le _Compagnon du Tour de France_, le _Meunier d'Angibault_ et
+le _Péché de Monsieur Antoine_. Jamais, à dire vrai, l'auteur de _Mauprat_
+et de _Consuelo_ n'avait déserté ce filon purement romanesque qui était la
+vraie richesse de son domaine et sera la meilleure part de son héritage.
+En 1840, elle retraçait dans _Pauline_ les aventures d'une fille de
+province, devenue actrice, qui rentre dans sa ville natale, revoit une
+amie, l'emmène à Paris, et ne réussit qu'à troubler une placide existence.
+Le manuscrit, commencé en 1832, au temps de _Valentine_, fut égaré, puis
+retrouvé huit ans après, et terminé; on sent que cette nouvelle n'est pas
+d'une seule venue et que deux procédés différents s'y rencontrent, sans se
+fondre et s'amalgamer.--Il y a lieu pareillement de faire des réserves sur
+_Isidora_, médiocre roman en trois parties, publié en 1845. Le jeune
+Jacques Laurent a le coeur partagé entre la courtisane Isidora, mariée _in
+extremis_ au comte Félix, et sa belle-soeur la chaste Alice. C'est une
+série de dissertations où se rencontre cette définition alambiquée:
+«L'amour est un échange d'abandon et de délices; c'est quelque chose de si
+surnaturel et de si divin, qu'il faut une réciprocité complète, une fusion
+intime des deux âmes; c'est une trinité entre Dieu, l'homme et la femme.
+Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et
+misérables qui luttent en vain pour entretenir le feu sacré, et qui
+l'éteignent en se le disputant.» Plus loin, un parallèle entre la jeunesse,
+comparée à un admirable paysage des Alpes, et la vieillesse, qui
+ressemble à un vaste et beau jardin, bien planté, bien uni, bien noble, à
+l'ancienne mode.
+
+_Teverino_ est de la même année 1845. Il n'y faut voir qu'une fantaisie
+sans plan, sans but, à la suite d'un jeune aventurier déguisé en homme du
+monde. Emule de Figaro, tour à tour modèle, batelier, jockey, enfant de
+choeur, figurant de théâtre, chanteur des rues, marchand de coquillages,
+garçon de café, cicérone, Teverino est un de ces enfants de l'Italie qui
+ont le sens de la beauté, le goût de la paresse et l'immoralité
+native.--De provenance analogue le roman de _Lucrezia Floriani_, paru en
+1847. Fille du pêcheur Menapace, la Floriani est enlevée par le jeune
+Memmo Ranieri, remporte de grands succès au théâtre, et se retire au bord
+du lac d'Iseo, où elle conquiert le coeur du prince Karol de Roswald. Et
+l'on prétendit que leur étrange et vraisemblable liaison était précisément
+celle de George Sand et de Chopin.--A la même époque et à la même
+inspiration se rattache une petite nouvelle, _Lavinia_, qui met en scène
+une héroïne coupant ses cheveux pour en faire un sacrifice à l'amour. A
+cela près, cette restitution de lettres, après dix ans de rupture, n'offre,
+en dépit du cadre pyrénéen de Saint-Sauveur, qu'un médiocre agrément.
+
+Entre toutes les oeuvres contemporaines des romans socialistes, il en est
+une qui mérite d'être retenue et attentivement examinée. C'est _Jeanne_,
+publiée en 1844 par le _Constitutionnel_, alors que George Sand avait
+rompu avec la _Revue des Deux Mondes_. Pour la première fois elle se
+hasardait dans le feuilleton d'un journal quotidien. «Ce mode, dit-elle,
+exige un art particulier que je n'ai pas essayé d'acquérir, ne m'y sentant
+pas propre. Alexandre Dumas et Eugène Sue possédaient dès lors, au plus
+haut point, l'art de finir un chapitre sur une péripétie intéressante, qui
+devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l'attente de la
+curiosité ou de l'inquiétude. Tel n'était pas le talent de Balzac, tel est
+encore moins le mien.» Mais surtout George Sand abordait un genre nouveau,
+celui où elle obtiendra ses plus éclatants et plus durables succès. Elle
+le déclare dans la notice de 1852: «_Jeanne_ est une première tentative
+qui m'a conduit à faire plus tard la _Mare au Diable_, le _Champi_ et la
+_Petite Fadette_. La vierge d'Holbein m'avait toujours frappé comme un
+type mystérieux où je ne pouvais voir qu'une fille des champs rêveuse,
+sévère et simple: la candeur infinie de l'âme, par conséquent un sentiment
+profond dans une mélancolie vague, où les idées ne se formulent point.
+Cette femme primitive, cette vierge de l'âge d'or, où la trouver dans la
+société moderne?» George Sand a voulu que son héroïne fût une paysanne
+gauloise, sorte de Jeanne d'Arc ignorée, qui ne sût ni lire ni écrire, et
+vécût, non pas même aux champs, mais au désert, «sur une lande inculte,
+sur une terre primitive qui porte les stigmates mystérieux de notre plus
+antique civilisation.» Malheureusement, le romancier fut entravé ou par la
+hâte de son travail, ou par la nouveauté de son dessein, ou par l'idiome
+semi-campagnard prêté aux personnages. La notice plaide, à ce sujet, les
+circonstances atténuantes: «Je n'osai point alors faire ce que j'ai osé
+plus tard, peindre mon type dans son vrai milieu, et l'encadrer
+exclusivement de figures rustiques en harmonie avec la mesure, assez
+limitée en litterature, de ses idées et de ses sentiments.» _Jeanne_ est
+un ouvrage composite, où des sensations et des pensées contradictoires ne
+procurent pas cette impression d'unité qui est la règle supérieure de
+l'art. Ici, les contrastes du fond se retrouvent dans la forme, et
+l'auteur en a très nettement conscience: «Je me sentis dérangé de l'oasis
+austère où j'aurais voulu oublier et faire oublier à mon lecteur le monde
+moderne et la vie présente. Mon propre style, ma phrase me gênait. Cette
+langue nouvelle ne peignait ni les lieux, ni les figures que j'avais vues
+avec mes yeux et comprises avec ma rêverie. Il me semblait que je
+barbouillais d'huile et de bitume les peintures sèches, brillantes, naïves
+et plates des maîtres primitifs, que je cherchais à faire du relief sur
+une figure étrusque, que je traduisais Homère en rébus, enfin que je
+profanais le nu antique avec des draperies modernes.» Or, ce sont
+précisément ces imperfections qu'il est précieux de saisir et d'analyser.
+On y discerne les tâtonnements de George Sand, avant que son génie pût
+découvrir et suivre la large voie du roman champêtre.
+
+La dédicace de _Jeanne_ est adressée à une humble paysanne, Françoise
+Maillant, en des termes d'une touchante délicatesse: «Tu ne sais pas lire,
+ma paisible amie, mais ta fille et la mienne ont été à l'école. Quelque
+jour, à la veillée d'hiver, pendant que tu fileras ta quenouille, elles te
+raconteront cette histoire qui deviendra beaucoup plus jolie en passant
+par leurs bouches.» Les principales scènes du récit se déroulent à
+Toull-Sainte-Croix, sur la frontière de la Marche. Nous assistons à
+l'agonie de Tula, mère de Jeanne, et c'est un émouvant spectacle que la
+veillée funèbre, sur la pierre d'Ep-Nell. La silhouette de la jeune fille
+se détache, immobile et tragique, au-dessus du cadavre: «Peut-être
+s'était-elle endormie dans l'attitude de la prière. Sa mante grise, dont
+le capuchon était rabattu sur son visage en signe de deuil, lui donnait,
+au clair de la lune, l'aspect d'une ombre. Le curé, tout vêtu de noir, et
+la morte roulée dans son linceul blanc, formaient avec elle un tableau
+lugubre. De temps en temps, le feu, contenu sous les amas de débris,
+faisait, en petit, l'effet d'une éruption volcanique. Il s'échappait avec
+une légère détonation, lançait au loin la paille noircie qui l'avait couvé,
+et montait en jets de flamme pour s'éteindre au bout de peu d'instants.
+Ces lueurs fugitives faisaient alors vaciller tous les objets. La morte
+semblait s'agiter sur sa pierre, et Jeanne avait l'air de suivre ses
+mouvements, comme pour la bercer dans son dernier sommeil. On entendait au
+loin le hennissement de quelques cavales au pâturage et les aboiements des
+chiens dans les métairies. La reine verte des marécages coassait d'une
+façon monotone, et ce qu'il y avait de plus étrange dans ces voix,
+insouciantes des douleurs et des agitations humaines, c'était le chant des
+grillons de cheminée, ces hôtes incombustibles du foyer domestique, qui,
+réjouis par la chaleur des pierres, couraient sur les ruines de leur asile
+en s'appelant et en se répondant avec force dans la nuit silencieuse et
+sonore.»
+
+Voilà les prémices du genre littéraire où George Sand excellera, et voilà
+aussi l'apothéose de la beauté en son épanouissement juvénile. Jeanne la
+paysanne--c'est encore la thèse égalitaire--a un charme et une grâce qui
+ne redoutent aucune comparaison avec les femmes les plus élégantes de la
+bourgeoisie ou de la noblesse. Le curé lui-même la regarde avec une
+discrète complaisance. La remarque en est faite, sans irrévérence ni
+malice: «Comme il n'avait pas plus de trente ans, qu'il avait des yeux, du
+goût et de la sensibilité, il était bien un peu agité auprès d'elle». Non
+moins ému, et plus libre en ses desseins, sera l'Anglais millionnaire,
+Arthur Harley, qui veut épouser Jeanne, domestique chez madame de Boussac.
+Et ce roman, qui débute par une mort, se termine par une agonie mystique.
+La pastoure expire, ayant à son chevet sir Arthur, et les dernières
+paroles qui viennent à ses lèvres sont les vers d'une chanson de terroir:
+
+ En traversant les nuages,
+ J'entends chanter ma mort.
+ Sur le bord du rivage
+ On me regrette encore.
+
+Dans l'avant-propos de _François le Champi_, George Sand imagine un
+dialogue, à nuit close, avec un ami qui censure la forme mixte dont elle
+s'est servie pour instituer un genre où la littérature se mêle à la
+paysannerie. L'homme des champs, à ce prix, ne parle ni son véritable
+langage--il serait besoin d'une traduction pour l'entendre--ni la langue
+de la société polie--ce serait aussi invraisemblable que l'_Astrée_.
+George Sand s'est arrêtée à un procédé intermédiaire, conventionnel et
+aimable, qui est une manière de transposition ou d'adaptation artistique.
+Et l'ami anonyme répond: «Tu peins une fille des champs, tu l'appelles
+_Jeanne_, et tu mets dans sa bouche des paroles qu'à la rigueur elle peut
+dire. Mais toi, romancier, qui veux faire partager à tes lecteurs
+l'attrait que tu éprouves à peindre ce type, tu la compares à une
+druidesse, à Jeanne d'Arc, que sais-je? Ton sentiment et ton langage font
+avec les siens un effet disparate comme la rencontre de tons criards dans
+un tableau; et ce n'est pas ainsi que je peux entrer tout à fait dans la
+nature, même en l'idéalisant.» Il veut qu'elle raconte une de ces
+histoires qu'on a entendues à la veillée, comme si elle avait un Parisien
+à sa droite, un paysan à sa gauche, et qu'il fallût parler clairement pour
+le premier, naïvement pour le second. C'est sur ce patron qu'elle a
+excellemment tracé l'aventure de _François le Champi_, l'enfant trouvé, le
+bâtard, abandonné dans les champs, qui, recueilli par Madeleine Blanchet,
+s'éprend pour sa mère adoptive d'une mystérieuse et grandissante tendresse.
+
+Ce sentiment équivoque, où l'affection filiale se mue en inclination
+amoureuse, était délicat à analyser. George Sand s'y complaît et devait y
+réussir. Elle connaissait les déviations troublantes des sollicitudes et
+des caresses qui se croient ou se disent maternelles. Dans Madeleine,
+veuve de Cadet Blanchet, elle a mis quelque chose d'elle-même, un peu de
+cette passion ambiguë qu'elle éprouva pour Alfred de Musset et Chopin.
+Avec le prestige d'un cadre de nature, l'élément de vague inceste se
+dissipe, et s'évanouit. Nous connivons au secret désir de deux êtres, trop
+inégaux d'âge, mais appariés par le coeur, qui se recherchent et s'adorent
+sans oser murmurer l'aveu.
+
+En regard, le roman comporte le personnage inhérent et indispensable à
+tout bon mélodrame, celui du traître. Ici, c'est une traîtresse, la Sévère,
+faraude commère, qui a déjà dominé, ruiné fou Blanchet, et qui maintenant
+porte sa convoitise sur les dix-sept ans du Champi. C'est la sirène, la
+Circé de village, dont le chanvreur à la verve conteuse esquisse ainsi le
+portrait: «Cette femme-là s'appelait Sévère, et son nom n'était pas bien
+ajusté sur elle, car elle n'avait rien de pareil dans son idée. Elle en
+savait long pour endormir les gens dont elle voulait voir reluire les écus
+au soleil. On ne peut pas dire qu'elle fût méchante, car elle était
+d'humeur réjouissante et sans souci, mais elle rapportait tout à elle, et
+ne se mettait guère en peine du dommage des autres, pourvu qu'elle fût
+brave et fêtée. Elle avait été à la mode dans le pays, et, disait-on, elle
+avait trouvé trop de gens à son goût. Elle était encore très belle femme
+et très avenante, vive quoique corpulente, et fraîche comme une guigne.»
+Comment en vint-elle à s'amouracher du Champi? D'abord, ce fut un jeu, un
+badinage: «Si elle le rencontrait dans son grenier ou dans sa cour, elle
+lui disait quelque fadaise pour se moquer de lui, mais sans mauvais
+vouloir, et pour l'amusement de le voir rougir; car il rougissait comme
+une fille quand cette femme lui parlait, et il se sentait mal à son aise.»
+Puis elle le considéra avec plus d'attention et de contentement; elle le
+trouva _diablement beau garçon_. Or il l'était. «Il ne ressemblait pas aux
+autres enfants de campagne, qui sont trapus et comme tassés à cet âge-là,
+et qui ne font mine de se dénouer et de devenir quelque chose que deux ou
+trois ans plus tard. Lui, il était déjà grand, bien bâti; il avait la peau
+blanche, même en temps de moisson, et des cheveux tout frisés qui étaient
+comme brunets à la racine et finissaient en couleur d'or.»
+
+_François le Champi_ paraissait en feuilleton dans le _Journal des Débats_,
+lorsque éclata la révolution de février 1848. Il fallut interrompre la
+publication: la politique reléguait à l'arrière-plan la littérature
+romanesque. Quatre mois révolus, George Sand, désabusée, reprenait sa
+plume rustique et composait la _Petite Fadette_. Elle explique, dans la
+notice de l'ouvrage, que «l'horreur profonde du sang versé de part et
+d'autre et une sorte de désespoir à la vue de cette haine, de ces injures,
+de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur
+holocauste, à la suite des convulsions sociales», s'emparèrent de son
+esprit, au lendemain des journées de Juin. Elle alla demander au contact
+de la nature et à la contemplation de la vie rurale, sinon le bonheur, du
+moins la foi. Tout comme un politique évincé, elle retournait à ses chères
+études. Les lettres ont une vertu mystérieusement apaisante, que George
+Sand préconise. «L'artiste, dit-elle, qui n'est que le reflet et l'écho
+d'une génération assez semblable à lui, éprouve le besoin impérieux de
+détourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un
+idéal de calme, d'innocence et de rêverie. Sa mission est de célébrer la
+douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis
+ou découragés, que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'équité
+primitive sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes
+aux malheurs présents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point
+là le chemin du salut; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau
+rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans
+souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore
+par les couleurs de la fiction.»
+
+Dans la _Petite Fadette_, George Sand remplit son dessein. C'est une naïve
+et touchante histoire que celle des deux bessons, Landry et Sylvinet. Et
+Fadette, «le pauvre grelet,» est une étrange créature, qui se rend à la
+danse, plaisamment habillée: «Elle avait une coiffe toute jaunie par le
+renfermé, qui, au lieu d'être petite et bien retroussée par le derrière,
+selon la nouvelle mode du pays, montrait de chaque côté de sa tête deux
+grands oreillons bien larges et bien plats; et, sur le derrière de sa tête,
+la cayenne retombait jusque sur son cou, ce qui lui donnait l'air de sa
+grand'mère et lui faisait une tête large comme un boisseau sur un petit
+cou mince comme un bâton. Son cotillon de droguet était trop court de deux
+mains; et, comme elle avait grandi beaucoup dans l'année, ses bras maigres,
+tout mordus par le soleil, sortaient de ses manches comme deux pattes
+d'aranelle. Elle avait cependant un tablier d'incarnat dont elle était
+bien fière, mais qui lui venait de sa mère, et dont elle n'avait point
+songé à retirer la bavousette, que, depuis plus de dix ans, les jeunesses
+ne portent plus.»
+
+Landry précisément, le bel adolescent, fait grief à Fanchon Fadet de ne
+point être coquette comme le sont les autres danseuses. «C'est, dit-il,
+que tu n'as rien d'une fille et tout d'un garçon, dans ton air et dans tes
+manières; c'est que tu ne prends pas soin de ta personne. Pour commencer,
+tu n'as point l'air propre et soigneux, et tu te fais paraître laide par
+ton habillement et ton langage.» En effet, elle galope sur une jument sans
+bride ni selle, elle grimpe aux arbres comme un _chat-écurieux_, et les
+enfants du pays l'appellent le _grelet_ ou même le _mâlot_.
+
+De tous ces reproches Fadette est fort marrie, car elle a du penchant pour
+Landry, le joli gars. Mais à quoi bon y songer et se troubler la cervelle?
+«Je sais, dit-elle, ce qu'il est, et je sais ce que je suis. Il est beau,
+riche et considéré; je suis laide, pauvre et méprisée.» N'importe, elle
+est touchée, et l'amour exerce sur elle son influence coutumière. Elle en
+sera embellie, métamorphosée. Et voyez comme elle apparaît un dimanche à
+la messe: «C'était bien toujours son pauvre dressage, son jupon de droguet,
+son devanteau rouge et sa coiffe de linge sans dentelle; mais elle avait
+reblanchi, recoupé et recousu tout cela dans le courant de la semaine. Sa
+robe était plus longue et tombait plus convenablement sur ses bas, qui
+étaient bien blancs, ainsi que sa coiffe, laquelle avait pris la forme
+nouvelle et s'attachait gentillement sur ses cheveux noirs bien lissés;
+son fichu était neuf et d'une jolie couleur jaune doux qui faisait valoir
+sa peau brune. Elle avait aussi rallongé son corsage, et, au lieu d'avoir
+l'air d'une pièce de bois habillée, elle avait la taille fine et ployante
+comme le corps d'une belle mouche à miel. De plus, je ne sais pas avec
+quelle mixture de fleurs ou d'herbes elle avait lavé pendant huit jours
+son visage et ses mains, mais sa figure pâle et ses mains mignonnes
+avaient l'air aussi net et aussi doux que la blanche épine du printemps.
+Landry, la voyant si changée, laissa tomber son livre d'heures, et, au
+bruit qu'il fit, la petite Fadette se retourna tout à fait et le regarda,
+tout en même temps qu'il la regardait. Et elle devint un peu rouge, pas
+plus que la petite rose des buissons; mais cela fa fit paraître quasi
+belle, d'autant plus que ses yeux noirs, auxquels jamais personne n'avait
+pu trouver à redire, laissèrent échapper un feu si clair qu'elle en parut
+transfigurée. Et Landry pensa encore: Elle est sorcière; elle a voulu
+devenir belle de laide qu'elle était, et la voilà belle par miracle. Il en
+fut comme transi de peur, et sa peur ne l'empêchait pourtant point d'avoir
+une telle envie de s'approcher d'elle et de lui parler, que, jusqu'à la
+fin de la messe, le coeur lui en sauta d'impatience.»
+
+Enfin les aveux s'échangent, le jour où Fadette doit s'éloigner, et les
+paroles qu'elle prononce sont d'une chasteté parfaite et d'une suavité
+pénétrante, Landry en est tout troublé. Il rit, il pleure, comme un fou.
+«Et il embrassait Fanchon sur ses mains, sur sa robe; et il l'eût
+embrassée sur ses pieds, si elle avait voulu le souffrir; mais elle le
+releva et lui donna un vrai baiser d'amour dont il faillit mourir; car
+c'était le premier qu'il eût jamais reçu d'elle, ni d'aucune autre, et, du
+temps qu'il en tombait comme pâmé sur le bord du chemin, elle ramassa son
+paquet, toute rouge et confuse qu'elle était, et se sauva en lui défendant
+de la suivre et en lui jurant qu'elle reviendrait.» Elle revient en effet,
+et ils s'épousent. Heureuse et riche, elle se comporte en bonne
+villageoise à l'âme socialiste, tout comme la châtelaine de Nohant. Dans
+sa demeure elle recueille, quatre heures chaque jour, les enfants
+nécessiteux de la commune, les instruit, les assiste, leur enseigne la
+vraie religion, sans doute le christianisme intégral. Mais il y a une
+ombre à ce patriarcal tableau. Landry, hélas! n'était pas seul à aimer
+Fanchon Fadette. Le besson Sylvinet nourrissait les mêmes sentiments. Il
+lui serait trop cruel d'être le témoin d'un bonheur dont il se trouve
+frustré. Alors il s'engage dans la Grande Armée, devient capitaine,
+obtient la croix, et peut-être ira-t-il finir ses jours au village, quand
+la blessure de son coeur sera définitivement cicatrisée.
+
+Pour compléter la trilogie des romans champêtres, voici le plus court,
+mais le plus exquis, la _Mare au Diable_, qui fut composé avant _François
+le Champi_ et la _Petite Fadette_. Ce triptyque, dans la pensée de
+l'auteur, ne correspondait à aucun système, à aucune prétention
+révolutionnaire en littérature. George Sand se bornait à traduire
+d'instinct les douces émotions rurales qui lui étaient familières. «Si
+l'on me demande, écrit-elle dans la «notice» de la _Mare au Diable_, ce
+que j'ai voulu faire, je répondrai que j'ai voulu faire une chose très
+touchante et très simple, et que je n'ai pas réussi à mon gré. J'ai bien
+vu, j'ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont
+deux! Tout ce que l'artiste peut espérer de mieux, c'est d'engager ceux
+qui ont des yeux à regarder aussi. Voyez donc la simplicité, vous autres,
+voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout dans ce
+qu'ils ont de bon et de vrai: vous les verrez un peu dans mon livre, vous
+les verrez beaucoup dans la nature.»
+
+Par quel étrange caprice du romancier cette oeuvre, essentiellement
+descriptive et reposante, met-elle à son frontispice le mélancolique
+spectacle d'une composition d'Holbein, presque macabre? Un laboureur, qui
+pousse son maigre attelage, est talonné par un personnage fantastique,
+squelette armé d'un fouet. Ce valet de charrue, c'est la Mort. Et George
+Sand, dans le chapitre préliminaire intitulé: «L'auteur au lecteur»,
+proteste contre cette philosophie du désespoir, résumée dans le vieux
+quatrain:
+
+ A la sueur de ton visaige
+ Tu gagnerois ta pauvre vie.
+ Après long travail et usaige,
+ Voicy la _mort_ qui te convie.
+
+L'optimisme, non pas inné, mais acquis et voulu, qui inspire les «romans
+champêtres,» ne saurait souscrire à une conception aussi désenchantée. Une
+voix s'élève, la voix bienfaisante de l'idéalisme: «Non, nous n'avons plus
+affaire à la mort, mais à la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la
+tombe, ni au salut acheté par un renoncement forcé; nous voulons que la
+vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit féconde. Il faut que
+Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se réjouisse plus de la
+mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de
+quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il faut que le
+laboureur, en semant son blé, sache qu'il travaille à l'oeuvre de vie, et
+non qu'il se réjouisse de ce que la mort marche à ses côtés. Il faut enfin
+que la mort ne soit plus ni le châtiment de la prospérité, ni la
+consolation de la détresse. Dieu ne l'a destinée ni à punir, ni à
+dédommager de la vie: car il a béni la vie, et la tombe ne doit pas être
+un refuge où il soit permis d'envoyer ceux qu'on ne veut pas rendre
+heureux.»
+
+Telle est, chez George Sand, la transition du roman socialiste au roman
+champêtre. Elle formule d'abord la théorie idéaliste, qui se flatte
+d'_embellir un peu_ le domaine de l'imagination: «L'art, dit-elle, n'est
+pas une étude de la réalité positive; c'est une recherche de la vérité
+idéale»; puis elle se retourne, comme dans un adieu, vers la théorie
+socialiste qui lui fut si chère: «Ces richesses qui couvrent le sol, ces
+moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui s'engraissent dans les
+longues herbes, sont la propriété de quelques-uns et les instruments de la
+fatigue et de l'esclavage du plus grand nombre.» Elle ne se résigne pas,
+mais elle cesse de s'indigner, et demeure triste et perplexe devant les
+déplorables inégalités.
+
+La _Mare au Diable_ n'est guère qu'une promenade nocturne, mais pénétrée
+d'une harmonie suave et d'une sensibilité toute virgilienne. Germain, le
+fin laboureur, est veuf et doit se décider à reprendre femme, afin
+d'élever ses trois enfants. Son beau-père lui parle de la Léonard, veuve
+d'un Guérin. Il ira docilement la voir au domaine de la Fourche, et, comme
+il est homme d'honnêteté, on le charge de conduire Marie, fille de la
+Guillette, qui se rend en condition, tout auprès, pour faire l'office de
+bergère. Germain n'a que vingt-huit ans, et «quoique, selon les idées de
+son pays, il passât pour vieux au point de vue du mariage, il était encore
+le plus bel homme de l'endroit.» Le teint frais, l'oeil vif et bleu comme
+le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps élégant et
+souple comme celui d'un jeune cheval qui n'a pas encore quitté le pré,
+--voilà prestement dessiné le «veuf» auquel est confiée la mission de
+mener aux Ormeaux la petite pastoure de seize ans. Marie monte en croupe
+sur la Grise, et Petit-Pierre, l'enfant de Germain, les rejoint à un
+détour du sentier. Ce sera comme leur ange gardien. Ils s'égarent à
+travers bois. La nuit est glacée. Il faut allumer un feu de brindilles et
+de feuilles à demi-sèches. Petit-Pierre murmure sa prière et s'endort sur
+les genoux de la jeune fille, après avoir balbutié ces touchantes et
+simples paroles: «Mon petit père, si tu veux me donner une autre mère, je
+veux que ce soit la petite Marie.» L'appel candide de l'enfant sera exaucé,
+et sur la naïveté charmante du récit s'épand une atmosphère de sérénité.
+Le génie de George Sand s'est épuré, rajeuni, apaisé, au sein de la nature,
+radieuse et consolatrice.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+SOUS LE SECOND EMPIRE
+
+
+La politique n'est qu'une aventure, les romans champêtres ne sont qu'une
+étape, peut-être une oasis, dans la destinée laborieuse et féconde de
+George Sand. Dès le lendemain des journées de Juin, elle avait repris sa
+plume, et, lorsque le coup d'Etat du 2 Décembre étrangle la République et
+envoie les meilleurs citoyens en exil ou à Lambessa, elle continue
+paisiblement à produire, vaille que vaille, ses deux volumes par année.
+Elle appartient à son métier et accomplit ainsi une fonction naturelle.
+C'est la poule, exacte et diligente, qui pond son oeuf au fond de la
+basse-cour, sans s'inquiéter si l'on se querelle à la maison. Certains
+amis de George Sand s'émeuvent de cette quiétude, devant la détresse du
+parti et des hommes qui lui étaient chers. Elle veut s'expliquer et se
+disculper dans une lettre du 15 décembre 1853, à Joseph Mazzini: «Vous
+vous étonnez que je puisse faire de la littérature; moi, je remercie Dieu
+de m'en conserver la faculté, parce qu'une conscience honnête, et pure
+comme la mienne, trouve encore, en dehors de toute discussion, une oeuvre
+de moralisation à poursuivre. Que ferais-je donc si j'abandonnais mon
+humble tâche? Des conspirations? Ce n'est pas ma vocation, je n'y
+entendrais rien. Des pamphlets? Je n'ai ni fiel ni esprit pour cela. Des
+théories? Nous en avons trop fait et nous sommes tombés dans la dispute,
+qui est le tombeau de toute vérité, de toute puissance. Je suis, j'ai
+toujours été artiste avant tout; je sais que les hommes purement
+politiques, ont un grand mépris pour l'artiste, parce qu'ils le jugent sur
+quelques types de saltimbanques qui déshonorent l'art. Mais vous, mon ami,
+vous savez bien qu'un véritable artiste est aussi utile que le _prêtre_ et
+le _guerrier_; et que, quand il respecte le vrai et le bon, il est dans
+une voie où Dieu le bénit toujours. L'art est de tous les temps et de tous
+les pays; son bienfait particulier est précisément de vivre encore quand
+tout semble mourir.»
+
+George Sand va-t-elle traduire en actes cette fière profession de foi?
+Trouvera-t-elle les mêmes inspirations éloquentes et pathétiques, alors
+que l'exaltation enthousiaste de ses premières oeuvres fera place à des
+sentiments plus pondérés et plus bourgeois? Il semble qu'elle ait voulu
+dresser son bilan en composant l'_Histoire de ma Vie_, qu'elle termine
+ou plutôt qu'elle arrête à la veille des événements de 1848. Son oeuvre, à
+partir de cette époque, cesse d'être orientée, soit vers la thèse
+conjugale, soit vers la formule socialiste, soit vers les horizons
+rustiques, et tente un peu au hasard des sentiers nouveaux.
+
+Le _Château des Désertes_ est la suite de _Lucrezia Floriani_: dans cette
+demeure des Boccaferri on joue la comédie de salon sur une petite estrade,
+comme à Nohant.--Les _Mississipiens_ sont une pièce écrite à la hâte sur
+l'affaire de Law, et qui met aux prises la noblesse et la roture.--Dans
+les _Maîtres Sonneurs_, publiés en 1853, résonne un écho, mélancoliquement
+affaibli, des romans champêtres. La dédicace est adressée à cet Eugène
+Lambert, l'hôte familier de Nohant, sorte d'enfant adoptif, qui disait un
+jour à George Sand: «A propos, je suis venu ici, il y a bientôt dix ans,
+pour y passer un mois. Il faut pourtant que je songe à m'en aller.» Dans
+la préface des _Maîtres Sonneurs_, elle lui répond: «Je t'ai laissé partir,
+mais à la condition que tu reviendrais passer ici tous les étés. Je
+t'envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te
+rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et
+que la grande fête printanière de la nature va commencer aux champs.» Sur
+les faits et gestes des muletiers maîtres sonneurs du Bourbonnais, et
+notamment du Grand Bûcheur dont le fils Huriel aime la gracieuse Brulette,
+se détachent quelques jolis dessins de la vie campagnarde, un brin
+poétisée. Voici des propos tenus entre deux danses, à une assemblée
+villageoise: «Je suis sotte et rêvasseuse, dit la fille, enfin je
+m'imagine d'être aussi mal placée en une compagnie que le serait un loup
+ou un renard que l'on inviterait à danser.» Et le gars réplique: «Vous
+n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune bête chafouine, et vous dansez
+d'une aussi belle grâce que les branches des saules quand un air doux les
+caresse.» Très séduisante aussi cette antithèse, qui évoque le souvenir de
+Cendrillon et de telle de ses soeurs: «Je venais de voir Brulette, aussi
+brillante qu'un soleil d'été, dans la joie de son amour et le vol de sa
+danse; Thérence était là, seule et contente, aussi blanche que la lune
+dans la nuit claire du printemps. On entendait au loin la musique des
+noceux; mais cela ne disait rien à l'oreille de la fille des bois, et je
+pense qu'elle écoutait le rossignol qui lui chantait un plus beau cantique
+dans le buisson voisin.»--Des champs nous passons sur les planches, avec
+_Adriani_. C'est, en quelque château du Vivarais, l'histoire d'un chanteur,
+d'abord amateur, qui s'éprend de Laure de Larnac, veuve d'Octave de
+Monteluz. Elle n'a guère plus de vingt ans et passe pour folle. Il la
+console. Ils s'aiment, et elle l'épouse, malgré les anathèmes de son
+entourage aristocratique. L'idée maîtresse du roman est l'apologie des
+musiciens, des acteurs, de tous les gens de théâtre. Et Laure déclare, au
+dénouement: «Je haïssais l'état de comédien. Tu t'es fait comédien. J'ai
+reconnu que c'était le plus bel état du monde.»--Même thèse, ou peu s'en
+faut, dans _Narcisse_: la vertueuse mademoiselle d'Estorade aime le
+chanteur Albany. Elle résiste à sa passion et se retire au couvent. Plus
+tard, quand elle épouse le brave, mais vulgaire Narcisse Pardoux, elle
+succombe à un mal de langueur. Elle a silencieusement adoré Albany.
+
+Le _Piccinino_, qui sort de la manière habituelle de l'auteur, est un
+roman d'aventures ayant pour cadre la Sicile et se déroulant dans une
+atmosphère de conspirations. George Sand décrivait là une contrée qu'elle
+n'avait pas visitée: c'est le procédé dont usa Méry, puis Victor Hugo
+lui-même, dans les _Orientales_ et _Han d'Islande_. Or, le _Piccinino_
+contient des paysages, par exemple ceux de Catane, qu'un voyageur bien
+informé peut attester scrupuleusement exacts.--C'est, au contraire, après
+un séjour à Rome que George Sand écrivit la _Daniella_ (1857), où
+s'amalgament une intrigue romanesque et le guide du touriste dans «la
+ville éternelle de Satan.» De Guernesey Victor Hugo lui envoya de
+chaleureuses félicitations, en cette forme hyperbolique qui caractérise
+ses jugements littéraires: «La _Daniella_ est un grand et beau livre. Je
+ne vous parle pas du côté politique de l'ouvrage, car les seules choses
+que je pourrais écrire à propos de l'Italie seraient impossibles à lire en
+France et empêcheraient ma lettre de vous parvenir. Quant aux grandes
+aspirations de liberté et de progrès, elles font invinciblement partie de
+votre nature, et une poésie comme la vôtre souffle toujours du côté de
+l'avenir. La Révolution, c'est de la lumière, et qu'êtes-vous, sinon un
+flambeau?» La Rome, célébrée par tant d'écrivains et classiques et
+romantiques et modernes, voire même par les frères de Goncourt dans
+_Madame Gervaisais_, avait causé à George Sand une déception profonde, qui
+se traduit dans une lettre du 20 janvier 1861 à Ernest Périgois: «Vous
+avez envie de voir les splendeurs de la papauté? Vous verrez trois
+comparses mal costumés et une bande d'affreux Allemands prétendus Suisses,
+dont le déguisement tombe en loques et dont les pieds infectent
+Saint-Pierre de Rome. Pouah! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir la
+pauvre mascarade.» Dans la _Daniella_, George Sand nous montre un étrange
+artiste qui, ayant à choisir entre deux amours, préfère à l'élégante miss
+Médora sa camériste, bientôt devenue _stiratrice_, c'est-à-dire
+blanchisseuse. Deux fois par jour, il échange quelques regards avec cette
+Daniella qui, dans une salle basse des communs, travaille à une formidable
+lessive. Mais cet homme, suprêmement délicat avec les lavandières, a grand
+soin d'ajouter: «J'ai tant de respect pour elle qu'afin de ne pas
+l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison, je fais semblant de ne
+pas la connaître.» O pudeur des tendresses subalternes, ô poésie des
+amours ancillaires, sous le ciel où Lamartine a rencontré Graziella!
+
+Vers la même époque (1855), George Sand, sollicitée par les rêveries
+palingénésiques de Ballanche et par l'idéalisme cosmique de Jean Reynaud,
+imaginait de reconstituer, hors des frontières du christianisme, un mythe
+analogue à celui d'Adam et d'Eve. L'aventure sentimentale d'Évenor et de
+Leucippe s'intitula définitivement les _Amours de l'âge d'or_. La
+théorie darwinienne y est réfutée, plutôt par des impressions morales que
+par des arguments scientifiques. «Écoutez, dit George Sand, les grands
+esprits; ils vous diront que l'homme est vraiment le fils de Dieu, tandis
+que toutes les créatures inférieures ne sont que son ouvrage.» Et elle
+cite, à l'appui de sa foi spiritualiste, ces vers d'un poète alors très
+jeune, Henri Brissac, dans le _Banquet_:
+
+ Je cherche vainement le sein
+ D'où découle notre origine.
+ Je vois l'arbre;--mais la racine?
+ Mais la souche du genre humain?
+
+ Le singe fut-il notre ancêtre?
+ Rude coup frappé sur l'orgueil!
+ Soit! mais je trouve cet écueil:
+ Homme ou singe, qui le fit naître?
+
+Cette doctrine, généreuse et réconfortante, d'un au delà où régnera
+l'absolue justice avec ses réparations providentielles, George Sand l'a
+synthétisée dans une lettre du 25 mai 1866 à M. Desplanches: «Croyons
+quand même et disons: _Je crois!_ ce n'est pas dire: «J'affirme;»
+disons: _J'espère!_ ce n'est pas dire: «Je sais.» Unissons-nous dans
+cette notion, dans ce voeu, dans ce rêve, qui est celui des bonnes âmes.
+Nous sentons qu'il est nécessaire; que, pour avoir la charité, il faut
+avoir l'espérance et la foi; de même que, pour avoir la liberté et
+l'égalité, il faut avoir la fraternité.»
+
+En l'année 1855, une grande douleur frappa George Sand. Elle perdit sa
+petite-fille Jeanne, issue du mariage, hélas! si orageux, de Solange et du
+sculpteur Clésinger. Ce deuil, cruel à la grand'mère, ne fit qu'aviver et
+renforcer l'idéalisme de l'écrivain. «Je vois, mande-t-elle le 14 février
+1855 à Edouard Charton, disciple de Jean Reynaud, je vois la vie future et
+éternelle devant moi comme une certitude, comme une lumière dans l'éclat
+de laquelle les objets sont insaisissables; mais la lumière y est, c'est
+tout ce qu'il me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais
+bien que je la retrouverai et qu'elle me reconnaîtra, quand même elle ne
+se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle était une partie de moi-même,
+et cela ne peut être changé.» Quinze mois révolus, le ler mai 1856, elle
+écrit encore à madame Arnould-Plessy, la délicieuse artiste: «Ce que j'ai
+retrouvé à Nohant, c'est la présence de cette enfant qui, ici, ne me
+semble jamais possible à oublier. Dans cette maison, dans ce jardin, je ne
+peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces jours. Je la
+vois partout, et cette illusion-là ramène des déchirements continuels.
+Dieu est bon quand même: il l'a reprise pour son bonheur, à elle, et nous
+nous reverrons tous, un peu plus tôt, un peu plus tard.» Elle a mis de
+côté les poupées de l'enfant, ses joujoux, ses livres, sa brouette, son
+arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, et elle contemple, aïeule
+mélancolique, tous ces objets qui attendent vainement le retour de
+l'absente.
+
+Il faut pourtant que la vie de labeur suive son cours, il faut travailler,
+peiner, produire; car le budget de Nohant est lourd. Pour que la maison
+maintienne sa large hospitalité et que les siens aient le superflu, George
+Sand se prive souvent du nécessaire. Le 8 janvier 1858, elle avoue à
+Charles Edmond qu'elle n'a pas pu s'acheter un manteau et une robe
+d'hiver. Depuis vingt-cinq ans, elle gagne au jour le jour l'argent vite
+dépensé. Les circonstances ou sa nature lui ont interdit l'épargne. Et
+elle entasse les volumes, sacrifiant peut-être la qualité à la
+quantité.--En 1855, c'est _Mont-Revêche_ où se manifeste la thèse
+proclamée dans la préface: «Le roman n'a rien à prouver.» Il ne s'agit que
+d'intéresser. Ici, Duterte, grand propriétaire et député, marié en
+secondes noces à une jeune et jolie femme, Olympe, fait la cruelle
+expérience des misères qu'entraîne la disproportion d'âge. Olympe succombe
+à une maladie de langueur. Les caractères dissemblables des trois filles
+de Dutertre, Nathalie, Eveline et Caroline, sont agréablement dessinés.
+_Mont-Revêche_ est d'une littérature fluide et facile.--La même année,
+George Sand termine le _Diable aux Champs_, commencé avant le Deux
+Décembre et dédié à son intime commensal, le graveur Manceau. Le livre
+parut, expurgé de toutes les théories politiques et sociales que l'Empire
+eût pu trouver subversives, et ce sont, sous forme de dialogue, des
+dissertations longuettes sur la nature du diable, sur les châtiments après
+la mort, étranges propos tenus par des personnages au nombre desquels
+figurent des héros de George Sand, tels que Jacques, le mari qui se
+suicide pour libérer sa femme, et Ralph, d'_Indiana_.
+
+La mort d'Alfred de Musset, ravivant des souvenirs vieux d'un quart de
+siècle, provoquait en 1858 la déplorable polémique, réciproquement
+diffamatoire, où George Sand publiait _Elle et Lui_, et Paul de Musset
+_Lui et Elle_. Si ce fut une faute grave, une manière de sacrilège
+sentimental sous forme posthume, George Sand en a été trop rudement
+châtiée. Elle avait expliqué une crise, commenté une rupture. Paul de
+Musset lança contre une femme des imputations ignominieuses. Elle
+produisit, peu après, une justification émue et éloquente, dans la préface
+de _Jean de la Roche_, où, à propos de _Narcisse_, elle affirme le droit
+pour l'artiste de puiser dans sa vie et d'analyser les sentiments de son
+coeur. Venant alors au cas de Paul de Musset, elle le résout par
+prétérition: «Sans nous occuper, dit-elle, d'une tentative déshonorante
+pour ceux qui l'ont faite, pour ceux qui l'ont conseillée en secret et
+pour ceux qui l'ont approuvée publiquement, sans vouloir en appeler à la
+justice des hommes pour réprimer un délit bien conditionné d'outrage et de
+calomnie, répression qui nous serait trop facile, et qui aurait
+l'inconvénient d'atteindre, dans la personne des vivants, le nom porté par
+un mort illustre... On peut, ajoute-t-elle, être _femme_ et ne pas se
+sentir atteint par les divagations de l'ivresse ou les hallucinations de
+la fièvre, encore moins par les accusations de perversité qui viennent à
+l'esprit de certaines gens habitués à trop vivre avec eux-mêmes.» Elle
+atteste qu'_Elle et Lui_ est un livre sincère--mais était-ce un livre
+utile?--elle le déclare «vrai sans amertume et sans vengeance»; enfin,
+elle lance cette apostrophe où l'indignation imprime au style un
+incomparable éclat: «Quant aux malheureux esprits qui viennent d'essayer
+un genre nouveau dans la littérature et dans la critique en publiant un
+triste pamphlet, en annonçant à grand renfort de réclames et de
+déclamations imprimées que l'horrible héroïne de leur élucabration était
+une personne vivante dont il leur était permis d'écrire le nom en toutes
+lettres, et qui lui ont prêté leur style en affirmant qu'ils tenaient
+leurs preuves et leurs détails de la main d'un mourant, le public a déjà
+prononcé que c'était là une tentative monstrueuse dont l'art rougit et que
+la vraie critique renie, en même temps que c'était une souillure jetée sur
+une tombe. Et nous disons, nous, que le mort illustre renfermé dans cette
+tombe se relèvera indigné quand le moment sera venu. Il revendiquera sa
+véritable pensée, ses propres sentiments, le droit de faire lui-même la
+fière confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le
+ciel les grands cris de justice et de vérité qui résument la meilleure
+partie de son âme et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un
+roman, ni un pamphlet, ni une délation. Ce sera un monument écrit de ses
+propres mains et consacré à sa mémoire par des mains toujours amies. Ce
+monument sera élevé quand les insulteurs se seront assez compromis. Les
+laisser dans leur voie est la seule punition qu'on veuille leur infliger.
+Laissons-les donc blasphémer, divaguer et passer.» D'un dernier trait
+dédaigneux, l'auteur de la préface signale qu'occupé en Auvergne à suivre
+les traces d'un roman nouveau à travers les sentiers embaumés, au milieu
+des plus belles scènes du printemps, «il avait bien emporté le pamphlet
+pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oublié son herbier, et les
+pages du livre infâme furent purifiées par le contact des fleurs du
+Puy-de-Dôme et du Sancy.»
+
+Il y a, dans _Jean de la Roche_, mieux qu'une préface vibrante, le récit
+délicat d'un amour contrarié, avec la perspective des paysages d'Auvergne
+où se dresse la pittoresque silhouette du château de Murols. Jean, élevé
+par une mère pieuse dans un petit manoir du Velay, aime Love, la fille un
+peu capricieuse de M. Butler. «En elle la grâce et les parfums couvraient
+un coeur de pierre inaccessible.» Ecarté d'abord par la maladive jalousie
+du jeune Hope, frère de Love, il part pour un voyage de cinq ans autour du
+monde. Quand il revient, il trouve Hope apaisé, et les accordailles se
+concluent sur les pentes du Sancy, alors que Jean de la Roche, déguisé en
+guide, aide à porter la chaise de Love qui s'est foulé le pied à la
+Roche-Vendeix.
+
+Un peu auparavant, George Sand avait publié, en 1859, les _Dames Vertes_,
+bizarre aventure du jeune avocat Nivières, qui, chargé de plaider en 1788
+pour la famille d'Ionis contre la famille d'Aillane, couche au château
+d'Ionis dans la chambre où apparaissent les dames vertes: l'apparition,
+c'est mademoiselle d'Aillane qu'il épousera;--la _Filleule_, non moins
+baroque odyssée de la gitanilla Morenita, recueillie à Fontainebleau par
+le romanesque Stephen, et qui s'éprend de son protecteur:--_Laura_, avec
+le sous-titre: _Voyage dans le cristal_, rêverie fantasmagorique de
+pérégrination au pôle arctique;--_Flavie_, analyse d'une jeune fille à
+l'âme de papillon, qui hésite entre deux prétendants Malcolm et Emile de
+Voreppe, honnête récit où il n'y a lieu de retenir que cet aphorisme où se
+reflète George Sand: «Je n'aime pas l'argent, mais j'adore la dépense»;
+--_Constance Verrier_, dont la préface est consacrée à réfuter la théorie
+de Jean-Jacques contre la pernicieuse influence des romans, et dont la
+fable est un peu bien singulière. Trois femmes sont intimement liées et
+dissertent sur l'amour: la duchesse Sibylle d'Evereux, veuve galante qui
+sauve les apparences, la cantatrice Solia Mozzelli, et Constance Verrier,
+jeune fille bourgeoise de vingt-cinq ans, qui attend son fiancé, absent
+depuis quatre longues années. Or, ce Raoul Mahoult a été, en voyage,
+l'amant de la duchesse d'Evereux et de la Mozzelli. Etrange coïncidence!
+Quand Constance l'apprend, elle tombe évanouie; on la soigne, on la sauve.
+Elle pardonne ou plutôt efface, et finit par épouser Raoul: ils seront
+peut-être heureux. _Constance Verrier_ aurait dû s'intituler «Trois femmes
+pour un mari». Il s'y trouve quelques jolis développements sur l'amour et
+aussi ce portrait, qui semble celui de George Sand dessiné par elle-même:
+«Elle ne se piquait, comme feu Ninon, que d'unir le plaisir à l'amitié;
+elle bannissait les grands mots de son vocabulaire; mais elle était bonne,
+serviable, dévouée, indulgente, courageuse dans ses opinions, généreuse
+dans ses triomphes... Tout ce qu'elle déployait de finesse, de
+persévérance, d'habileté, d'empire sur elle-même pour se satisfaire sans
+blesser personne et sans porter atteinte à la dignité de sa position, est
+inimaginable.» De vrai, pour George Sand, nombre d'hommes, en un long
+cortège depuis Jules Sandeau jusqu'à Manceau, pourraient en témoigner.
+
+En 1859, parut un véritable chef-d'oeuvre en trois volumes, l'_Homme de
+neige_. C'est, dans un paysage de Dalécarlie, au manoir gothique de
+Stollborg, la série des épreuves traversées par Christiano, montreur de
+marionnettes, qui recouvre son noble nom de Waldemora et épouse la
+gracieuse comtesse Marguerite Elveda, après avoir été ouvrier mineur.
+Voici la double morale, sociale et métaphysique, de l'ouvrage: «Dans toute
+misère (ce doit être George Sand qui parle), il y a moitié de la faute des
+gouvernants et moitié de celle des gouvernés.» C'est encore elle qui
+formule, par la bouche de Christiano, sa profession de foi déiste: «Nous
+vivons dans un temps où personne ne croit à grand'chose, si ce n'est à la
+nécessité et au devoir de la tolérance; mais, moi, je crois vaguement à
+l'âme du monde, qu'on l'appelle comme on voudra, à une grande âme, toute
+d'amour et de bonté, qui reçoit nos pleurs et nos aspirations. Les
+philosophes d'aujourd'hui disent que c'est une platitude de s'imaginer que
+l'Etre des êtres daignera s'occuper de vermisseaux de notre espèce. Moi,
+je dis qu'il n'y a rien de petit et rien de grand devant celui qui est
+tout, et que, dans un océan d'amour, il y aura toujours de la place pour
+recueillir avec bonté une pauvre petite larme humaine.»
+
+De même aloi et de non moindre mérite est le _Marquis de Villemer_, qui a
+conquis au théâtre une éclatante notoriété, grâce à la précieuse
+collaboration d'Alexandre Dumas fils. Le roman, moins alerte, mais plus
+délicat, met agréablement en lumière le caractère hautain de la marquise
+et la rivalité de ses deux fils, le duc Gaëtan d'Aléria et le marquis
+Urbain de Villemer, qui ont distingué, celui-là pour le mauvais, celui-ci
+pour le bon motif, la trop attrayante lectrice Caroline de Saint-Geneix.
+Toute la partie descriptive qui disparaît à la scène, les paysages du
+Velay, la poursuite d'Urbain enseveli sous la neige au pied du Mezenc et
+sauvé par Caroline, tous ces détails purement romanesques ont un charme
+pénétrant; puis le dénouement est de nature à satisfaire les âmes
+sensibles. Comme il convient, Urbain épouse Caroline au gré de son coeur,
+et Gaëtan la jeune Diane de Xaintrailles, plusieurs fois millionnaire.
+Eternelle antithèse de l'honneur et de l'argent.
+
+Voici des oeuvres de second plan:--_Valvèdre_, où le très entreprenant
+Francis Valigny séduit et enlève madame Alida de Valvèdre, épouse d'un
+savant adonné à la botanique et à la météorologie; mais la science reprend
+ses droits, alors que l'expiation arrive et qu'Alida, minée par le chagrin,
+rapprochant à son lit de mort mari et amant, leur tient ce mirifique
+discours: «Je voudrais mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour
+sauver ma vie, vous qui êtes venu sauver mon âme.» Et la réconciliation
+finale a lieu, au bord de l'alcôve, dans cette molle atmosphère de Palerme
+embaumée par les orangers.--C'est _Tamaris_, où la peinture d'une plage
+méditerranéenne qu'habita George Sand encadre les amours du lieutenant de
+vaisseau la Florade, lequel courtise à la fois mademoiselle Roque, une
+demi-mahométane, la Zinovèse, femme d'un brigadier, et la marquise
+d'Elmeval. Or, la Zinovèse s'empoisonne, la marquise épouse un médecin, et
+la Florade mademoiselle Roque.--_Antonia_ est le nom d'un lis merveilleux,
+créé par les soins d'un septuagénaire aussi riche qu'égoïste, Antoine
+Thierry, dont le neveu Julien, peintre très pauvre et très sentimental,
+aime la comtesse Julie d'Estrelle. Et leur amour finit par attendrir le
+vieillard.--La _Famille de Germandre_, c'est le _Testament de César
+Girodot_ transporté dans un milieu de noblesse, vers 1808. L'héritage du
+marquis de Germandre appartient à celui de ses collatéraux qui découvre le
+secret pour ouvrir une boîte qu'il a minutieusement fabriquée.--La
+_Ville-Noire_, retour indirect vers les préoccupations sociales, atteste
+la supériorité de l'ouvrier sur le patronat.
+
+Une incursion dans le roman d'aventures produit cette oeuvre charmante,
+les _Beaux Messieurs de Bois-Doré_ (1862). Céladon de Bois-Doré, aimable
+paladin attardé, demande, en sa soixante-dixième année, la main de
+Lauriane de Beuvre, petite veuve de dix-huit ans. Très spirituelle, elle
+feint d'être émue et l'ajourne à sept années d'intervalle. On réfléchira,
+au préalable. Après des faits et gestes divers, batailles, sièges,
+assassinats, le marquis Céladon retrouve, pour sa plus grande joie, et
+adopte son neveu Mario, qui épousera Lauriane. L'oncle galant renonce au
+bénéfice de l'échéance promise.
+
+Très long, très lent est le roman intitulé la _Confession d'une jeune
+fille_, odyssée d'une enfant volée à sa nourrice.--Dans _Monsieur
+Sylvestre_ et dans le volume qui lui fait suite, le _Dernier Amour_, il y
+a des parties descriptives qui ne sont point sans agrément. C'est le récit
+des recherches et des déboires d'un isolé, Monsieur Sylvestre, qui aspire
+à la vérité, en poursuivant la définition du bonheur. Voici celle qu'il
+propose: «Le bonheur n'est pas un mot, mais c'est une île lointaine. La
+mer est immense, et les navires manquent.» A soixante ans--c'est un peu
+tard--Monsieur Sylvestre est aimé par la mystérieuse Félicie, qui atteint
+la trentaine et qui cache une faute de la seizième année. Elle a une
+rechute et s'empoisonne. «Ne jouez pas avec l'amour!» murmure le
+sexagénaire, à qui le dernier amour n'a pas plus réussi que le premier.
+
+_Pierre qui roule_ et le _Beau Laurence_ sont l'histoire, en deux tomes,
+d'un comédien qui voit apparaître une inconnue exquisement belle dans une
+maison de Blois. Il mène la vie errante de sa profession, va au Monténégro,
+revient, fait un héritage, retrouve en madame de Valdère sa délicieuse
+apparition et l'épouse.--Dans _Mademoiselle Merquem_ (1868), George Sand,
+reprenant un sentier parallèle à Balzac, dépeint, non pas la femme, mais
+la fille de trente ans, élève d'un Bellac qui n'était pas professeur pour
+dames, mais pour simples ruraux. Célie Merquem servira de modèle et de
+consolation aux célibataires attardées du sexe féminin: «Peut-être,
+observe l'auteur, ne sait-on pas à quel degré de charme et de mérite
+pourrait s'élever la femme bien douée, si on la laissait mûrir, et si
+elle-même avait la patience d'attendre son développement complet pour
+entrer dans la vie complète. On les marie trop jeunes, elles sont mères
+avant d'avoir cessé d'être des enfants.»
+
+Entre tous les romans écrits par George Sand sous le Second Empire, celui
+où elle a mis assurément le plus d'elle-même, l'ardeur intense de sa foi,
+c'est _Mademoiselle La Quintinie_, consacrée à réfuter _Sibylle_, d'Octave
+Feuillet. A l'apologie de l'éducation catholique et de la direction
+cléricale elle oppose la libre-pensée spiritualiste. C'est le contraste du
+fanatisme et de la philosophie. Emile Lemontier aime Lucie, fille du
+général La Quintinie, mais elle lui est disputée et manque de lui être
+ravie par le confesseur Moreali, qui jadis a dominé la femme du général.
+La fille après la mère! Contre les directeurs de conscience, contre la
+confession, il y a des pages enflammées. George Sand évoque le fameux
+passage de Paul-Louis Courier qui commence ainsi: «On leur défend l'amour,
+et le mariage surtout; on leur livre les femmes. Ils n'en peuvent avoir
+une, mais ils vivent avec toutes familièrement,» et qui se termine en ces
+termes: «Seuls et n'ayant pour témoins que ces voûtes, que ces murs, ils
+causent! De quoi? Hélas! de tout ce qui n'est pas innocent. Ils parlent,
+ou plutôt ils murmurent à voix basse, et leurs bouches s'approchent, et
+leur souffle se confond. Cela dure une heure, et se renouvelle souvent.»
+_Mademoiselle La Quintinie_ est l'éloquente et émouvante paraphrase de
+cette profession de foi anticléricale. George Sand montre la religion qui
+se matérialise, en même temps que se spiritualise la philosophie. Elle
+répudie les illusions ou les espérances catholiques de certains
+républicains de 1848, et elle prête à Moreali lui-même cet aveu: «J'ai vu
+Rome, et j'ai failli perdre la foi.» Le grand-père voltairien de Lucie, M.
+de Turdy, lance l'anathème traditionnel à l'infâme: «Maudite et trois fois
+maudite soit l'intervention du prêtre dans les familles!» En la place de
+cette devise de l'Eglise: «que tout chemin mène à Rome», George Sand
+demande «que tout chemin mène Rome à Dieu.» Et, à côté de Moreali, jésuite
+mondain de robe courte, elle place le moine grossier Onorio, vêtu de bure
+et souillé de poussière, exhalant une odeur de terre et d'humidité. Contre
+l'intrusion de l'un et de l'autre elle érige la maxime vraiment
+évangélique: «La parole de Jésus est l'héritage de tous.» En doctrine et
+en discipline, elle conclut au mariage des prêtres ou à l'abolition de la
+confession, dans quelques pages d'une révolte sublime: «Ah! vous vous y
+entendez, s'écrie-t elle, apôtres persistants du quiétisme. Vous prélevez
+la fleur des âmes, vous respirez le parfum du matin, et vous nous laissez
+l'enveloppe épuisée de ses purs aromes. Vous appelez cela le divin amour
+pour vous autres!» Au dénouement, comme il sied, Emile épouse Lucie. Il a
+vaincu Moreali. L'amour a triomphé du fanatisme.
+
+Dans la _Correspondance_ de George Sand, mais surtout de 1860 à 1870, nous
+retrouvons les mêmes croyances qui s'épanouissent en _Mademoiselle La
+Quintinie_. Ce sont de fougueuses déclarations contre le cléricalisme,
+contre «les parfums de la sacristie,» particulièrement dans ses lettres au
+prince Jérôme. «Monseigneur, lui écrit-elle, ne laissez pas élever votre
+fils par les prêtres.» Elle prêche d'exemple dans sa famille. Maurice a
+épousé civilement mademoiselle Lina Calamatta, et plus tard c'est à un
+pasteur protestant qu'ils s'adressent pour bénir leur mariage et baptiser
+leurs enfants. «Pas de prêtres, s'écrie George Sand le 11 mai 1862, nous
+ne croyons pas, nous autres, à l'Eglise catholique, nous serions
+hypocrites d'y aller.» Dans sa pensée, le protestantisme est une
+affirmation pure et simple de déisme chrétien. De là ce qu'elle appelle
+«les baptêmes spiritualistes» de ses petites-filles. Elle voit, avec une
+sorte de prescience, l'expansion menaçante des Jésuites, le réveil du
+parti prêtre, comme on disait sous la Restauration. Elle montre la France
+envahie par les couvents et «les sales ignorantins s'emparant de
+l'éducation, abrutissant les enfants.» Dans le naufrage de sa foi
+politique, il n'a surnagé que l'horreur de l'intolérance et de la
+superstition.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+LE THEATRE
+
+
+George Sand avait-elle le tempérament dramatique? On en peut douter,
+encore qu'elle ait remporté au théâtre quelques succès authentiques et
+durables. Ses comédies étaient moins favorablement accueillies par les
+directeurs que ses romans par les revues et les journaux. Elle se
+plaignait qu'on voulût en général, et Montigny en particulier, l'obliger à
+remanier ses pièces. «Il y a pourtant, écrivait-elle à Maurice le 24
+février 1855, une observation à faire, c'est que toutes les pièces qu'on
+ne m'a pas fait changer: le _Champi, Claudie, Victorine_, le _Démon du
+Foyer_, le _Pressoir_, ont eu un vrai succès, tandis que les autres sont
+tombées ou ont eu un court succès. Je n'ai jamais vu que les idées des
+autres m'aient amené le public, tandis que mes hardiesses ont passé malgré
+tout. Et quelles hardiesses! Trop d'idéal, voilà mon grand vice devant les
+directeurs de théâtre.» Elle regimbe contre les projets d'_amélioration_
+qu'on lui suggère ou qu'on lui impose. Les exigences de la forme scénique
+l'impatientent, et elle s'écrie: «Je suis ce que je suis. Ma manière et
+mon sentiment sont à moi. Si le public des théâtres n'en veut pas, soit,
+il est le maître; mais je suis le maître aussi de mes propres tendances,
+et de les publier sous la forme qu'il sera forcé d'avaler au coin de son
+feu.» Dans une lettre à Jules Janin, du 1er octobre 1855, elle épanche sa
+colère, en lui reprochant de trouver mauvaises toutes ses productions
+dramatiques, et elle plaide avec quelque amertume pour chacune des pièces
+qu'elle a fait représenter. Plus sagace et plus concluante est la préface
+qui se trouve en tête des quatre volumes du _Théâtre complet_. George Sand
+y développe la thèse idéaliste. Elle se flatte d'avoir contribué à
+délivrer les planches du matérialisme qui les envahissait. De même dans la
+dédicace de _Maître Favilla_, adressée à M. Rouvière: «Une seule critique,
+dit-elle, m'a affligée dans ma vie d'artiste: c'est celle qui me
+reprochait de rêver des personnages trop aimants, trop dévoués, _trop
+vertueux_, c'était le mot qui frappait mes oreilles consternées. Et, quand
+je l'avais entendu, je revenais, me demandant si j'étais le bon et
+l'absurde don Quichotte, incapable de voir la vie réelle, et condamné à
+caresser tout seul des illusions trop douces pour être vraies.» C'est
+encore la doctrine qu'elle expose, dans la profession de foi qu'elle a
+mise en préambule de sa traduction d'une comédie de Shakespeare, _Comme il
+vous plaira_, sous la forme d'une lettre à M. Régnier. «Le temps, dit-elle,
+n'est guère à la poésie, et le lyrisme ne nous transporte plus par
+lui-même au-dessus de ces régions de la réalité dont nous voulons que les
+arts soient désormais la peinture. Si, à cette heure (1856), la Ristori
+réveille notre enthousiasme, c'est qu'elle est miraculeusement belle,
+puissante et inspirée. Il ne fallait pas moins que l'apparition d'une muse
+descendue de l'Hymette pour nous arracher à nos goûts matérialistes. Elle
+nous fascine et nous emporte avec elle dans son rêve sacré; mais, quant à
+l'hymne qu'elle nous chante, nous l'écoutons fort mal, et nous nous
+soucions aussi peu d'Alfieri que de Corneille; c'est-à-dire que nous ne
+nous en soucions pas du tout, puisque, notre muse Rachel absente, la
+tragédie française est morte jusqu'à nouvel ordre.»
+
+Le programme de George Sand était noble et vaste; mais elle n'a pu en
+réaliser toute l'ampleur. De là une nuance de mélancolie, quand elle parle
+de ceux qui cherchent et découvrent la _fibre du succès d'argent_. Elle
+n'est pas envieuse--un tel sentiment lui fut toujours étranger--mais elle
+estime que le public manque de justice distributive. «L'auteur, dit-elle,
+qui n'obtient pas le _succès d'argent_, ne trouve plus que des portes
+fermées dans les directions de théâtre.» A elle, on lui fait grief de
+présenter de trop grands caractères, des personnages trop honnêtes,
+partant invraisemblables, de ne pas chercher les effets. En dépit des
+aristarques, elle persiste à affirmer, sinon à atteindre, la supériorité
+d'une forme dramatique, uniquement soucieuse de «flatter le beau côté de
+la nature humaine, les instincts élevés qui, tôt ou tard, reprennent le
+dessus.» Si la critique lui a été parfois sévère, amère et même
+_irréfléchie_, elle garde l'espoir d'un retour favorable. «Nous
+l'attendons, écrit-elle, à des jours plus rassis et à des jugements moins
+précipités. Ce qu'elle nous accordera un jour, ce sera de n'avoir pas
+manqué de conscience et de dignité dans nos études de la vie humaine; ce
+sera d'avoir fait de patients efforts pour introduire la pensée du
+spectateur dans un monde plus pur et mieux inspiré que le triste et dur
+courant de la vie terre à terre. Nous avons cru que c'était là le but du
+théâtre, et que ce délassement, qui tient tant de place dans la vie
+civilisée, devait être une aspiration aux choses élevées, un mirage
+poétique dans le désert de la réalité.» En effet, l'oeuvre dramatique de
+George Sand est aux antipodes du réalisme. Elle n'offre pas, comme on
+disait alors, un daguerréotype des misères et des plaies humaines, mais un
+tableau riant, embelli, un peu idyllique. Son souci était de réagir contre
+le laid, le bas et le faux, et de poétiser la vie. Il en est parfois
+besoin. Et faut-il nous étonner si un romancier produisit un théâtre
+romanesque?
+
+La première pièce de George Sand fut _Cosima ou la Haine dans l'amour_,
+drame en cinq actes et un prologue, représenté à la Comédie-Française le
+29 avril 1840. La préface constate que _Cosima_ fut fort mal accueillie,
+et elle ajoute: «L'auteur ne s'est fait illusion ni la veille ni le
+lendemain sur l'issue de cette première soirée. Il attend fort
+paisiblement un auditoire plus calme et plus indulgent. Il a droit à cette
+indulgence, il y compte.» Moins solennelle et encore plus sincère est
+l'impression formulée dans une lettre du 1er mai au graveur Calamatta:
+«J'ai été huée et sifflée comme je m'y attendais. Chaque mot approuvé et
+aimé de toi et de mes amis a soulevé des éclats de rire et des tempêtes
+d'indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale,
+et il n'est pas sûr que le gouvernement ne la défende pas. Les acteurs,
+déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient
+tout de travers. Enfin, la pièce a été jusqu'au bout, très attaquée et
+très défendue, très applaudie et très sifflée. Je suis contente du
+résultat et je ne changerai pas un mot aux représentations suivantes.
+J'étais là, fort tranquille et même fort gaie; car on a beau dire et beau
+croire que l'_auteur_ doit être accablé, tremblant et agité; je n'ai rien
+éprouvé de tout cela, et l'incident me paraît burlesque.»
+
+_Cosima_ avait pour interprètes les meilleurs artistes de la
+Comédie-Française: Menjaud, Geffroy, Maillard, Beauvallet, madame Dorval,
+alors dans toute la splendeur de son talent, et intimement liée avec
+George Sand. Mais le sujet était invraisemblable et maladroitement exposé.
+Cosima, épouse d'Alvice Petruccio, bourgeois et négociant de Florence, se
+trouve en butte aux assiduités d'un riche Vénitien, Ordonio Elisei. Il la
+poursuit à l'église--où se passe le premier acte--puis à la promenade; il
+monte la garde sous ses fenêtres. Une telle obsession d'amour voudrait le
+déploiement des grandes tirades romantiques d'_Antony_, d'_Henri III et sa
+Cour_, ou de _Chatterton_. Il paraît que l'auteur de _Jacques_ et
+d'_Indiana_ se piquait de mettre en scène l'intérieur d'un ménage. Son
+dessein a été médiocrement rempli; car il n'avait à sa disposition ni les
+ressources d'une psychologie délicate ni l'éblouissement du dialogue. Au
+dénouement, Cosima s'empoisonne. Pourquoi? Ce n'est cependant pas une
+Lucrèce. George Sand allègue des raisons qui sont insuffisantes et mal
+adaptées: «Non, dit-elle, tous les hommes d'aujourd'hui ne sont pas livrés
+à des pensées de despotisme et de cruauté. Non, la vengeance n'est pas le
+seul sentiment, le seul devoir de l'homme froissé dans son bonheur
+domestique et brisé dans les affections de son coeur. Non, la patience, le
+pardon et la bonté ne sont pas ridicules aux yeux de tous; et, si la femme
+est encore faible, impressionnable et sujette à faiblir, dans le temps où
+nous vivons, l'homme qui se pose auprès d'elle en protecteur, en ami et en
+médecin de l'âme, n'est ni lâche ni coupable: c'est là l'immoralité que
+j'ai voulu proclamer.» Il se peut que l'auteur ait pensé mettre tout cela
+dans _Cosima_ et l'y ait mis en effet; mais nous avons peine à l'y
+découvrir.
+
+En 1848, pour le Théâtre de la République, c'est-à-dire pour la
+Comédie-Française, George Sand composa un prologue intitulé le _Roi
+attend_. On y voyait Molière et les acteurs et actrices de sa troupe,
+ainsi que les ombres de Sophocle, Eschyle, Euripide, Shakespeare, Voltaire
+et Beaumarchais. La représentation eut lieu le 9 avril. Les rôles étaient
+tenus par Samson, Ligier, Maubant, Maillard, Geffroy, Provost, Régnier,
+Delaunay, Mirecour, Leroux, mesdames Rachel et Augustine Brohan. Dans
+cette pièce de circonstance, destinée à glorifier la Révolution récente,
+il n'y a lieu de retenir qu'une tirade où Molière, déchirant les voiles de
+l'avenir, pressent et annonce l'avènement de la démocratie. Et voici son
+dithyrambe: «Je vois bien un roi, mais il ne s'appelle plus Louis XIV; il
+s'appelle le peuple! le peuple souverain! C'est un mot que je ne
+connaissais point, un mot grand comme l'éternité! Ce souverain-là est
+grand aussi, plus grand que tous les rois, parce qu'il est bon, parce
+qu'il n'a pas d'intérêt à tromper, parce qu'au lieu de courtisans il a des
+frères... Ah! oui, je le reconnais maintenant, car j'en suis aussi, moi,
+de cette forte race, où le génie et le coeur vont de compagnie. Quoi! pas
+un seul marquis, point de précieuse ridicule, point de gras financier,
+point de Tartufe, point de fâcheux, point de Pourceaugnac?» George Sand,
+on le sent de reste, ne recule pas devant l'anachronisme, et cette
+apologie de la République, dans la bouche de Molière, a la valeur d'un feu
+d'artifice pour fête officielle.
+
+_Molière_, tel est le titre d'un drame en cinq actes que madame Sand fit
+représenter, le 10 mai 1851, à la Gaîté. Le sujet, c'est la mort du grand
+et mélancolique écrivain, qui tant aura fait rire les contemporains et la
+postérité, et qui fut un mari malheureux, jaloux de son élève Baron. De ci,
+de là, quelques sentences égalitaires, celle-ci par exemple: «Les grands
+ne sont grands que parce que nous les portons sur nos épaules; nous
+n'avons qu'à les secouer pour en joncher la terre.» Si l'oeuvre est
+médiocre, la préface, dédiée à Alexandre Dumas, ne manque pas d'intérêt.
+George Sand y relate que l'absence d'incidents et d'action est un peu
+volontaire. Elle oppose le théâtre psychologique au théâtre dramatique, et
+préconise une forme nouvelle, destinée tout ensemble à distraire, à
+éduquer et à moraliser le peuple. Un de ses personnages, reprenant un
+thème développé dans _Kean_ et qu'elle-même a utilisé dans plusieurs de
+ses romans, analyse ainsi le caractère de Molière: «Qui croirait que ce
+misanthrope est, sur les planches, le plus beau rieur de la troupe? Le
+public ne se doute guère de l'humeur véritable du joyeux Gros-René! le
+public ne sait point que le masque qui rit et grimace est souvent collé au
+visage du comédien par ses pleurs!»
+
+Il y a, dans le bagage théâtral de George Sand, trois pièces champêtres,
+de valeur inégale: _François le Champi, Claudie_ et le _Pressoir_.
+_François le Champi_ est la plus réputée. Non qu'elle vaille le roman d'où
+elle a été extraite, et l'on peut à ce propos se demander, selon la
+formule employée dans la préface de _Mauprat_, «s'il est favorable au
+développement de l'art littéraire de faire deux coupes de la même idée.»
+Le cadre romanesque ne suffisait plus aux curiosités rurales de George
+Sand. Elle voulait porter à la scène les moeurs campagnardes avec la bonne
+odeur des guérets et le parfum des traînes berrichonnes. Elle y fut
+vivement incitée par son ami, l'acteur républicain Bocage, devenu
+directeur de l'Odéon. C'est à lui que sont dédiées les deux préfaces de
+_François le Champi_ et de _Claudie_. La première de ces oeuvres fut
+représentée le 25 novembre 1849 à l'Odéon, la seconde le 11 janvier 1851 à
+la Porte-Saint-Martin. Elles ont d'étroites affinités.
+
+Si la préface de _Claudie_, est un simple remerciement à Bocage qui avait
+créé le rôle du père Rémy, celle de _François le Champi_ a l'allure d'un
+manifeste dramatique. Sans affecter la solennité de Victor Hugo dans la
+profession de foi qui accompagna _Cromwell_, George Sand apporte une
+conception renouvelée du théâtre. Elle introduit le paysan sur les
+planches, en la place du berger et de la pastorale. Son paysan ne
+ressemble en aucune manière à celui que M. Emile Zola devait présenter
+quarante ans plus tard dans le milieu naturaliste de la _Terre. Il a ses
+origines chez Jean Jacques, il procède des _Confessions_, des _Rêveries
+d'un promeneur solitaire_ et des _Lettres de la Montagne_. On lui trouve
+un air de parenté avec Saint-Preux et Julie; il est d'une branche rustique
+de la même lignée. Aussi bien George Sand, alors que ses personnages
+revêtent des costumes et tiennent des propos champêtres, demeure telle
+délibérément attachée à l'école idéaliste. Elle s'en explique sous une
+forme un peu sinueuse: «L'art cherchait la réalité, et ce n'est pas un mal,
+il l'avait trop longtemps évitée ou sacrifiée. Il a peut-être été un peu
+trop loin. L'art doit vouloir une vérité relative plutôt qu'une réalité
+absolue. En fait de bergerie, Sedaine, dans quelques scènes adorables,
+avait peut-être touché juste et marqué la limite. Je n'ai pas prétendu
+faire une tentative nouvelle; j'ai subi comme nos bons aïeux, et pour
+parler comme eux, la douce _ivresse_ de la vie rustique.» Se rattachant au
+_Comme il vous plaira_ de Shakespeare et à la _Symphonie pastorale_ de
+Beethoven, George Sand déclare avec sa modestie coutumière: «J'ai cherché
+à jouer de ce vieux luth et de ces vieux pipeaux, chauds encore des mains
+de tant de grands maîtres, et je n'y ai touché qu'en tremblant, car je
+savais bien qu'il y avait là des notes sublimes que je ne trouverais pas.»
+Elle aspire à nous montrer, sous des vêtements et avec des sentiments
+modernes, Nausicaa tordant le linge à la fontaine et Calypso trayant les
+vaches. Toutefois elle se défend de faire acte de réaction littéraire et
+de s'associer au mouvement néo-classique de l'école du bon sens, qui se
+manifestait avec _Lucrèce_ et _Agnès de Méranie_, de Ponsard, avec la
+_Ciguë_ et _Gabrielle_, d'Emile Augier. Elle définit _François le Champi_
+une pastorale romantique.
+
+Par la doctrine non moins que par le style, le théâtre champêtre de George
+Sand rappelle l'enseignement moral et social de Jean-Jacques, le grand
+ancêtre. Elle invoque et même elle «prend à deux mains ce pauvre coeur que
+Dieu a fait tendre et faible, que les discordes civiles rendent amer et
+défiant.» N'entendez-vous pas l'écho de l'_Emile_, quand un de ces
+paysans s'écrie avec la naïveté berrichonne: «Mon Dieu, je suis pourtant
+bon; d'où vient donc que je suis méchant?»
+
+Le socialisme humanitaire de 1840 a touché l'auteur et ses personnages. Il
+est question des vertus du peuple, de l'éducation du coeur, du bon grain
+qui germe dans la bonne terre. George Sand ajoute avec attendrissement:
+«Il n'y a pas de mauvaise terre, les agriculteurs vous le disent; il y a
+des ronces et des pierres: ôtez-les; il y a des oiseaux qui dévorent la
+semence, préservez la semence. Veillez à l'éclosion du germe, et croyez
+bien que Dieu n'a rien fait qui soit condamné à nuire et à périr.» Telle
+est la poétique qui inspire les deux pièces champêtres de George Sand. Il
+s'y rencontre des maximes sociales, celle-ci notamment: «Vous m'avez fait
+apprendre à lire, ce qui est la clef de tout pour un paysan.» Et c'est
+aussi la réhabilitation des naissances illégitimes, thèse qu'Alexandre
+Dumas fils reprendra dans le _Fils naturel_. François le Champi, l'enfant
+de l'hospice, trouvé dans les champs, abandonné de père et de mère, sera
+le parfait exemplaire du dévouement et du sacrifice, encore que bien
+étranges nous apparaissent, à la scène et surtout dans le roman, ses
+sentiments pour Madeleine Blanchet qui l'a recueilli et élevé. Mais il est
+issu de l'imagination, semi-maternelle, semi-passionnée, de George Sand.
+C'est un petit cousin rural de l'Alfred de Musset que nous avons entrevu à
+Venise dans une atmosphère de sollicitude et de duperie, à travers les
+dissertations pathétiques et les paysages chaudement colorés des _Lettres
+d'un Voyageur_.
+
+Plus dramatique et moins exceptionnelle que _François le Champi_ est
+l'intrigue de _Claudie_. Cette jeune fille de vingt et un ans, qui
+travaille comme un moissonneur de profession, aux côtés de son grand-père
+octogénaire, a une noblesse et une vérité que Léopold Robert ne sut pas
+imprimer aux personnages de son tableau fameux, solennellement romantique.
+Et la physionomie de l'aïeul revêt un caractère de majesté qui domine la
+pièce et émeut le spectateur. Nos sympathies conspirent avec celles de
+George Sand, pour que Claudie n'expie pas trop sévèrement l'erreur de ses
+quinze ans abusés et pour qu'après la tromperie de Denis Ronciat elle
+trouve chez Sylvain Fauveau les joies du foyer domestique. C'est, dans un
+milieu paysan, un sujet analogue à celui qu'Alexandre Dumas fils, avec les
+_Idées de Madame Aubray_, placera en bonne bourgeoisie. L'infortune de
+Claudie sera celle de _Denise_.
+
+Pour fêter la gerbaude, George Sand a mis dans la bouche du père Rémy un
+couplet de superbe prose, élégante et rythmée: «Gerbe! gerbe de blé, si tu
+pouvais parler! si tu pouvais dire combien il t'a fallu de gouttes de
+notre sueur pour t'arroser, pour te lier l'an passé, pour séparer ton
+grain de ta paille avec le fléau, pour te préserver tout l'hiver, pour te
+remettre en terre au printemps, pour te faire un lit au tranchant de
+l'arrau, pour te recouvrir, te fumer, te herser, t'héserber, et enfin pour
+te moissonner et te lier encore, et pour te rapporter ici, où de nouvelles
+peines vont recommencer pour ceux qui travaillent... Gerbe de blé! tu fais
+blanchir et tomber les cheveux, tu courbes les reins, tu uses les genoux.
+Le pauvre monde travaille quatre-vingts ans pour obtenir à titre de
+récompense une gerbe qui lui servira peut-être d'oreiller pour mourir et
+rendre à Dieu sa pauvre âme fatiguée.»
+
+Tout ce morceau, où s'épanouit la gloire de la terre restituant au
+laboureur le fruit de ses peines opiniâtres, évoque le souvenir de
+l'antique Cybèle, l'oeuvre mystérieuse de Cérés. On dirait d'un épisode
+des _Géorgiques_, illustré par le romantisme et transformé en symbole.
+
+C'est un sujet analogue que George Sand traite dans le _Pressoir_ (1853),
+où elle met en scène, non plus des paysans, mais des villageois. «Les
+villageois, dit-elle, sont plus instruits. Ils ont des écoles, des
+industries qui étendent leurs relations. Ils ont des rapports et des
+causeries journalières avec le curé, le magistrat local, le médecin, le
+marchand, le militaire en retraite, que sais-je? tout un petit monde qui a
+vu un peu plus loin que l'horizon natal.» L'intrigue du _Pressoir_ est des
+plus simples, mais non sans agrément. La petite Reine, filleule de Maître
+Bienvenu, menuisier, aime le gars Valentin, fils de Maître Valentin,
+charpentier, et ne veut pas l'avouer; car elle est sans dot. D'autre part,
+le fils Valentin a de l'amitié pour Pierre Bienvenu et craint de le
+supplanter. On surmonte les obstacles, et Valentin épouse Reine. Pour
+donner un spécimen du parler villageois, il suffit de citer cette
+déclaration d'un coureur de cotillons: «Savez-vous, Reine, que vous êtes
+tous les matins plus jolie que la veille, et que ça crève un peu le coeur
+à un jeune homme sur le point de se marier, de voir que tant de belles
+roses fleurissent quand même dans le jardin des
+amours?»
+
+A propos de _Claudie_, Gustave Planche avait surnommé George Sand le
+_disciple de Sedaine_. Elle voulut mériter cette flatteuse dénomination et
+composa le _Mariage de Victorine_, qui fut représenté le 26 novembre 1851
+au Gymnase-Dramatique. C'était, en trois actes, la suite attrayante du
+_Philosophe sans le savoir_. Victorine, fille du brave caissier Antoine,
+aime le fils Vanderke, et là, comme dans le _Pressoir_, l'amour triomphe
+des difficultés. Le théâtre de George Sand se complaît aux dénouements
+optimistes.
+
+Que dire des Vacances de _Pandolphe_ (1852), sinon que c'est une très
+médiocre restitution de la comédie italienne?--Dans le _Démon du Foyer_,
+il y a trois soeurs qui avec des mérites inégaux sont cantatrices. Camille
+Corsari a le talent, Flora la beauté--c'est le «démon du foyer»--et Nina
+tient l'emploi de Cendrillon. Le prince qui enlève Flora n'est pas sans
+ressemblance avec Carnioli de _Dalila_, mais le mélomane d'Octave Feuillet
+prodigue une verve et un brio qui manquent à son émule.--_Flaminio_ (1854)
+est un proche parent de Teverino, le type de l'aventurier effronté et
+pourtant sympathique. Champi italien, il a été trouvé sous un berceau de
+pampres, au bord de l'Adriatique, au pied d'une belle et souriante madone.
+De pauvres pêcheurs l'ont recueilli, nourri, battu, puis délaissé, le jour
+où il fut assez fort pour devenir contrebandier. Voici son portrait peint
+par lui-même: «Je suis artiste, monsieur; je chante, j'ai une voix
+magnifique. Je ne suis pas musicien précisément, mais je joue de tous les
+instruments, depuis l'orgue d'église jusqu'au triangle. Je suis né
+sculpteur et je dessine... mieux que vous, sans vous offenser. J'improvise
+en vers dans plusieurs langues. Je suis bon comédien dans tous les
+emplois. Je suis adroit de mes mains, j'ai une superbe écriture, je sais
+un peu de mécanique, un peu de latin et le français comme vous voyez. Je
+ne monte pas mal les bijoux; je suis savant en céramique et en
+numismatique. Je danse la tarentelle, je tire les cartes, je magnétise.
+Attendez! j'oublie quelque chose. Je suis bon nageur, bon rameur, homme de
+belles manières, hardi conteur, orateur entraînant!... enfin j'imite dans
+la perfection le cri des divers animaux.» Tel est l'homme qui, sous son
+déguisement mondain, a touché la trop sensible Sarah Melvil et réussit à
+l'épouser.--_Maître Favilla_ (1855) est un musicien halluciné qui croit
+avoir hérité du château de Muhldorf; on flatte sa manie.--Dans _Lucie_,
+André revient au gîte et s'éprend de celle qu'il croit être sa soeur
+naturelle. Il n'en est rien. Ils peuvent se marier.--_Françoise_,
+représentée au Gymnase en 1856 avec le concours précieux de Rose-Chéri,
+retrace l'aventure sentimentale de la fille du docteur Laurent. George
+Sand y réfute l'égoïsme d'une bourgeoise qui formule ainsi sa conception
+de la vie: «L'amour, ça passe; le rang, ça reste.»--_Marguerite de
+Sainte-Gemme_, à ce même théâtre du Gymnase, et en dépit de la même
+interprète, n'eut qu'une médiocre fortune en 1859.--George Sand devait
+être plus heureuse avec deux pièces tirées de ses romans: d'abord avec
+_Mauprat_, quoique la distribution des actes et des tableaux soit
+imparfaitement agencée, mais surtout avec le _Marquis de Villemer_, où
+elle eut la prestigieuse collaboration d'Alexandre Dumas fils saupoudrant
+d'esprit le dialogue et donnant à l'oeuvre une allure entraînante. Le
+succès fut éclatant à l'Odéon, le 29 février 1864, et se prolongea durant
+plusieurs mois. Aussi bien George Sand rendait-elle justice à son précieux
+auxiliaire. Elle savait qu'il avait imprimé à l'ouvrage le tour vraiment
+dramatique. La veille de la première représentation, elle écrit à Maurice:
+«Le théâtre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une m'appelle
+_notre trésor_, les musiciens, les machinistes, la troupe, les allumeurs
+de quinquets, les pompiers, pleurent à la répétition comme un tas de veaux
+et dans l'ivresse d'un succès qui va dépasser celui du _Champi_.» Le
+lendemain, elle raconte à son fils les ovations frénétiques, et que les
+étudiants l'ont escortée aux cris de «Vive George Sand! Vive _Mademoiselle
+La Quintinie!_ A bas les cléricaux!» Puis cinq ou six mille personnes sont
+allées manifester devant le club catholique et la maison des Jésuites, en
+chantant: _Esprit saint, descendez en nous!_ La police les a dispersées
+avec quelque rudesse, peut-être parce qu'on saluait l'impératrice par les
+couplets du _Sire de Framboisy_. Dans la salle, c'était un enthousiasme
+confinant au délire. L'empereur applaudissait et pleurait. De même Gustave
+Flaubert. Le prince Jérôme faisait l'office de chef de claque, en criant à
+tue-tête. George Sand était radieuse.
+
+Elle retrouvera un succès presque égal avec une pièce à thèse, l'_Autre_,
+représentée à l'Odéon, le 25 février 1870. Il s'y pose un assez curieux
+cas de conscience: Une jeune fille doit-elle pardonner à celui qui est son
+véritable père, hors du mariage, et absoudre ainsi la faute de sa mère?
+Les divers personnages épiloguent. La morale du pardon est indiquée par la
+vieille grand'mère, et l'_autre_, qui s'appelle Maxwell, érige ainsi sa
+protestation, pareille à celle du marquis de Neste, dans l'_Enigme_ de M.
+Paul Hervieu: «J'en appelle à la justice de l'avenir. Il faudra bien que
+la pitié entre dans les jugements humains et qu'on choisisse entre
+protéger ou pardonner! Mais le monde ne comprend pas encore.»
+
+De moindre valeur, _Cadio_, qui fut primitivement un roman dialogué en
+onze parties, puis un drame sur la guerre de Vendée, où l'on voit
+l'ascension du peuple, et le paysan Cadio, devenu capitaine républicain,
+réhabiliter la fille au sang bleu, déshonorée par le vil patricien
+Saint-Gueltas;--ensuite, les _Beaux Messieurs de Bois-Doré_, extraits du
+roman par M. Paul Meurice, et où Bocage trouva le dernier rôle, les
+suprêmes applaudissements d'une glorieuse carrière, assombrie vers le
+déclin par la double éclipse de la République et du romantisme.
+
+Faut-il ranger dans le bagage dramatique de George Sand les essais et les
+fantaisies qu'elle rassembla sous le titre de _Théâtre de Nohant_? La
+moins négligeable de ces petites oeuvres est le _Drac_, rêverie en trois
+actes, dédiée à Alexandre Dumas fils, et dont le titre évoque un lutin des
+bords de la Méditerranée. Ces dialogues, improvisés pour la scène
+familiale de Nohant, pouvaient être la distraction de quelques soirées
+consacrées à répéter et à jouer la pièce. Les réunir en volume ne devait
+rien ajouter au renom de George Sand. Les lire est un peu fastidieux. Ce
+sont les amusettes enfantines d'un talent qui vieillit.
+
+La grand'mère, en effet, apparaît chez George Sand, au lendemain du deuil
+qui frappe son coeur encore sensible de sexagénaire. En septembre 1865, à
+Palaiseau, elle perd Alexandre Manceau, le graveur, qui fut moins un
+compagnon qu'un factotum. «Me voilà, écrit-elle à Gustave Flaubert, toute
+seule dans ma maisonnette... Cette solitude absolue, qui a toujours été
+pour moi vacance et récréation, est partagée maintenant par un mort qui a
+fini là, comme une lampe qui s'éteint, et qui est toujours là. Je ne le
+tiens pas pour malheureux, dans la région qu'il habite; mais cette image
+qu'il a laissée autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se
+plaindre de ne pouvoir plus me parler.» Nous tenons ainsi le dernier
+chaînon, nous avons égrené tout le chapelet d'amour qui d'Aurélien de Sèze,
+l'aristocrate raffiné, à Manceau, l'artisan dégrossi, occupa quarante
+années d'une existence partagée entre le travail régulier et la curiosité
+vagabonde.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVII
+
+LES DERNIÈRES ANNÉES.
+
+
+Attelée à sa besogne quotidienne, George Sand, pour qui le théâtre avait
+été un délassement, composait le roman périodique, à peu près bi-annuel,
+qu'elle s'était engagée à fournir à Buloz pour la _Revue des Deux Mondes_.
+Alors même que le mérite littéraire fléchissait, elle avait conservé une
+clientèle indéfectible, et, parmi l'abondance de sa production automnale,
+de temps à autre apparaissait encore une oeuvre où l'on retrouvait le
+charme de ses débuts et l'éclat de sa maturité. Ce fut le cas de
+_Malgrétout_, paru en mars 1870, et qui obtint un gros succès d'allusion
+malicieuse. Le récit des amours de Miss Sarah Owen pour le violoniste Abel,
+virtuose de l'archet, reprenait un thème maintes fois traité par George
+Sand; mais la rivale de la jeune fille était une certaine Carmen d'Ortosa,
+en qui l'on voulut voir le portrait de l'impératrice Eugénie, au temps où
+avec sa mère, madame de Montijo, elle fréquentait les villes d'eaux et les
+plages à la mode, en quête de quelque épouseur. L'auteur de _Malgrétout_
+se défendit énergiquement d'avoir eu une telle pensée et de spéculer sur
+le scandale. Le 19 mars 1870, elle écrivit à Gustave Flaubert: «Je sais,
+mon ami, que tu lui es très dévoué. Je sais qu'_Elle_ est très bonne pour
+les malheureux qu'on lui recommande; voilà tout ce que je sais de sa vie
+privée. Je n'ai jamais eu ni révélation ni document sur son compte, _pas
+un mot, pas un fait_, qui m'eût autorisée à la peindre. Je n'ai donc tracé
+qu'une figure de fantaisie, je le jure, et ceux qui prétendraient la
+reconnaître dans une satire quelconque seraient, en tous cas, de mauvais
+serviteurs et de mauvais amis. Moi, je ne fais pas de satires; j'ignore
+même ce que c'est. Je ne fais pas non plus de _portraits_: ce n'est pas
+mon état. J'invente. Le public, qui ne sait pas en quoi consiste
+l'invention, veut voir partout des modèles. Il se trompe et rabaisse
+l'art. Voilà ma réponse sincère!» Cette lettre fut communiquée par les
+soins de Flaubert à madame Cornu, filleule de la reine Hortense et soeur
+de lait de Napoléon III. George Sand revient sur ce sujet, eu s'adressant,
+le 3 juillet, d'abord à Emile de Girardin, puis au docteur Henri Favre.
+Elle atteste qu'on lui fait injure, dans certaine presse, en assimilant la
+tâche de l'artiste à celle du pamphlétaire honteux. «Si j'avais voulu,
+dit-elle, peindre une figure historique, je l'aurais nommée. Ne la nommant
+pas, je n'ai pas voulu la désigner; ne la connaissant pas, je n'aurais pu
+la peindre. S'il y a ressemblance fortuite, je l'ignore, mais je ne le
+crois pas.» Quelle était donc cette Carmen d'Ortosa, personnage épisodique
+de _Malgrétout_, qui soulevait une ardente controverse? Voici le portrait
+de l'aventurière, tracé par elle-même: «Je suis la fille d'une très grande
+dame. Le comte d'Ortosa, époux de ma mère, était vieux et délabré; il lui
+avait procuré des fils rachitiques qui n'ont pas vécu. Ma mère, en
+traversant certaines montagnes, fut enlevée par un chef de brigands fort
+célèbre chez nous. Il était jeune, beau, bien né et plein de courtoisie.
+Il lui rendit sa liberté sans conditions, en lui donnant un sauf-conduit
+pour qu'elle pût circuler à l'avenir dans toutes les provinces où il avait
+des partisans, car c'était une manière d'homme politique à la façon de
+chez nous. Voilà ce que racontait ma mère. Je vins au monde à une date qui
+correspond à cette aventure. Ma ressemblance avec le brigand est une autre
+circonstance bizarre que personne n'a prétendu expliquer. Le comte
+d'Ortosa prétendit bien que je ne pouvais pas appartenir à sa famille;
+mais il mourut subitement, et je vécus riche d'un beau sang dont je
+remercie celui qui me l'a donné. Je fus élevée à Madrid, à Paris, à
+Londres, à Naples, à Vienne, c'est-à-dire pas élevée du tout. Ma mère,
+belle et charmante, ne m'a jamais appris que l'art de bien porter la
+mantille et le jeu non moins important de l'éventail. Mes filles de
+chambre m'ont enseigné la _jota aragonese_ et nos autres danses nationales,
+qui ont été pour moi de grands éléments de santé à domicile et de
+précoces succès dans le monde... Je vis les amours de ma mère; elle ne
+s'en cachait pas beaucoup, et j'étais curieuse. J'en parle parce qu'ils
+sont à sa louange, comme vous devez l'entendre. Elle était plus tendre
+qu'ambitieuse, plus spontanée que prévoyante. Sa jeunesse se passa dans
+des ivresses toujours suivies de larmes. Elle était bonne et pleurait
+devant moi en me disant: «Embrasse-moi, console ta pauvre mère, qui a du
+chagrin!» Pouvait-elle s'imaginer que j'en ignorais la cause?»
+
+Cependant, il est un passage où les analogies se précisent et semblent
+devenir de formelles allusions. Carmen d'Ortosa indique ce qu'elle rêve,
+ce qu'elle veut être, ce qu'elle sera. «Ce but normal et logique pour moi,
+ce n'est pas l'argent, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas le plaisir;
+c'est le temple où ces biens sont des accessoires nécessaires, mais
+secondaires: c'est un état libre, brillant, splendide, suprême. Cela se
+résume pour moi dans un mot qui me plaît: _l'éclat!_ Je veux épouser un
+homme riche, beau, jeune, éperdument épris de moi, à jamais soumis à moi,
+et portant avec éclat dans le monde un nom très illustre. Je veux aussi
+qu'il ait la puissance, je veux qu'il soit roi, empereur, tout au moins
+héritier présomptif ou prince régnant. Tous mes soins s'appliqueront
+désormais à le rechercher, et, quand je l'aurai trouvé, je suis sûre de
+m'emparer de lui, mon éducation est faite.»
+
+_Malgrétout_ était publié quelques mois ou plutôt quelques semaines avant
+la guerre de 1870, et certes, si George Sand avait eu d'aventure la pensée
+de prendre la souveraine pour modèle, elle eût été vite désolée d'avoir
+atteint celle qui devait tomber du trône, parmi la plus lamentable des
+catastrophes nationales. La dynastie allait sombrer, en manquant
+d'entraîner la patrie dans sa ruine. Ici, la _Correspondance_ de George
+Sand nous sert de fil conducteur, pour suivre les sinuosités de sa pensée.
+Le 14 juillet, elle est opposée à la guerre, où elle ne voit «qu'une
+question d'amour-propre, à savoir qui aura le meilleur fusil.» C'est un
+jeu de princes. Elle proteste contre «cette _Marseillaise_ autorisée» que
+l'on chante sur les boulevards et qui lui paraît sacrilège. Le 18 août,
+elle écrit à Jérôme Napoléon, au camp de Châlons: «Quel que soit le sort
+de nos armes, et j'espère qu'elles triompheront, l'Empire est fini, à
+moins de se maintenir par la violence, s'il le peut... Sachez bien que la
+République va renaître et que rien ne pourra l'empêcher. Viable ou non,
+elle est dans tous les esprits, même quand elle devrait s'appeler d'un nom
+nouveau, j'ignore lequel. Moi, je voudrais qu'une fois vos devoirs de
+famille remplis, vous puissiez vous réserver, je ne dis pas _comme
+prétendant_,--vous ne le voulez pas plus que moi, vous avez la fibre
+républicaine,--mais comme citoyen véritable d'un état social qui aura
+besoin de lumière, d'éloquence, de probité.» En même temps, et par une
+étonnante contradiction--est-ce un regain de ses opinions de 1848?--elle
+déclare à son ami Boutet: «Je suis, moi, de la sociale la plus rouge,
+aujourd'hui comme jadis.» A l'en croire, elle avait toujours prévu un
+dénouement sinistre à l'ivresse aveugle de l'Empire; mais le 31 août, dans
+une lettre à Edmond Plauchut, elle se prononce pour les moyens de légalité
+constitutionnelle: «Faire une révolution maintenant serait coupable; elle
+était possible à la nouvelle de nos premiers revers, quand les fautes du
+pouvoir étaient flagrantes; à présent, il cherche à les réparer. Il faut
+l'aider. La France comptera avec lui après.» Elle proclame que
+désorganiser et réorganiser le gouvernement en face de l'ennemi, ce serait
+le comble de la démence. Cinq jours plus tard, avec une mobilité bien
+féminine, elle salue de ses voeux enthousiastes la République nouvelle.
+«Quelle grande chose, écrit-elle à Plauchut le 5 septembre, quelle belle
+journée au milieu de tant de désastres! Je n'espérais pas cette victoire
+de la liberté sans résistance. Voilà pourquoi je disais: «N'ensanglantons
+pas le sol que nous voulons défendre.» Mais, devant les grandes et vraies
+manifestations, tout s'efface. Paris s'est enfin levé comme un seul homme!
+Voilà ce qu'il eût dû faire, il y a quinze jours. Nous n'eussions pas
+perdu tant de braves. Mais c'est fait: vive Paris! Je t'embrasse de toute
+mon âme. Nous sommes un peu ivres.» Cette ivresse sera de courte durée.
+Sans doute elle charge André Boutet, le 15 septembre, de porter mille
+francs, de son mois prochain, au gouvernement pour les blessés ou pour la
+défense; mais les préoccupations de famille l'assiègent et dominent le
+zèle républicain. Une épidémie de petite vérole charbonneuse sévit à
+Nohant et la détermine à se retirer, avec tous les siens, dans la
+direction de Boussac; puis elle se rend à La Châtre et ne regagne son
+logis que vers la mi-novembre. Sur les hommes et les choses de la Défense
+nationale ses premières impressions sont flottantes et confuses. Elle
+s'évertue à justifier la sincérité des contradictions où elle se débat.»
+Ne suis-je pas, écrit-elle au prince Jérôme, républicaine en principe
+depuis que j'existe? La république n'est-elle pas un idéal qu'il faut
+réaliser un jour ou l'autre dans le monde entier?» Mais, si l'on analyse
+sa _Correspondance_ et surtout le _Journal d'un Voyageur pendant la
+guerre_, on voit croître l'aigreur des récriminations. Le 11 octobre,
+quand elle apprend que deux ballons, nommés _Armand Barbès_ et _George
+Sand_, sont sortis de Paris, emportant entre autres personnes M. Gambetta,
+elle le définit «un remarquable orateur, homme d'action, de volonté, de
+persévérance.» Trois semaines après, il a «une manière vague et violente
+de dire les choses qui ne porte pas la persuasion dans les esprits
+équitables. Il est verbeux et obscur, son enthousiasme a l'expression
+vulgaire, c'est la rengaine emphatique dans toute sa platitude.» Cette
+opinion s'accentue ultérieurement et atteint une extrême virulence de
+vocabulaire. «Arrière la politique! écrit-elle le 29 janvier 1871 à M.
+Henry Harrisse, arrière cet héroïsme féroce du parti de Bordeaux qui veut
+nous réduire au désespoir et qui cache son incapacité sous un lyrisme
+fanatique et creux, vide d'entrailles!» Elle aspire impatiemment à la paix
+et maudit «une dictature d'écolier». Sa colère l'entraîne jusqu'à mander
+au prince Jérôme: «Vous avez raison, cet homme est fou.» Elle ne retrouve
+le calme de sa pensée et l'impartialité de son jugement que lorsque la
+guerre étrangère et la guerre civile ont fait place à un gouvernement
+régulier. Non qu'elle eût beaucoup de goût pour Thiers et qu'elle
+appréciât judicieusement ses mérites. Elle avait contre lui des
+préventions, ainsi qu'il résulte de sa _Correspondance_ et de
+conversations que relate M. Henri Amic: «La carrière politique de cet
+homme, disait-elle, finit mieux qu'elle n'a commencé. Il a toujours eu
+plus d'habileté que d'honnêteté.» De vrai, ils étaient en froid, depuis
+certaine scène d'antichambre qui montre Thiers sous un jour plus léger et
+George Sand sous un aspect plus farouche qu'on ne serait induit à
+l'imaginer. C'était à un dîner de cérémonie, avant la révolution de 1848.
+George Sand s'apprêtait à se retirer et avait envoyé Emmanuel Arago
+chercher son manteau. «J'étais, raconte-t-elle, tranquillement dans le
+vestibule, lorsque survint le petit Thiers. Il se mit aussitôt à me parler
+avec quelque empressement, je lui répondis de mon mieux; mais tout d'un
+coup, je n'ai jamais su pourquoi, voici qu'assez brusquement la fantaisie
+lui vint de m'embrasser. Je refusai, bien entendu; il en fut très
+profondément étonné, il me regardait tout ébahi, avec des yeux bien
+drôles. Lorsque Emmanuel Arago revint, je me mis à rire de bon coeur. Le
+petit bonhomme Thiers ne riait pas, par exemple, il semblait très furieux
+et tout déconcerté. Monsieur Thiers Don Juan, voilà comme le temps change
+les hommes.» Peu à peu cependant, devant l'oeuvre accomplie par celui qui
+devait être le libérateur du territoire, George Sand atténue sa
+sévérité.«M. Thiers n'est pas l'idéal, écrit-elle à Edmond Plauchut le 26
+mars 1871, il ne fallait pas lui demander de l'être. Il fallait l'accepter
+comme un pont jeté entre Paris et la France, entre la République et la
+réaction.» Et, le 6 juillet de la même année, dans une lettre à M. Henry
+Harrisse: «Je crois à la sincérité, à l'honneur, à la grande intelligence
+de M. Thiers et du _noyau modéré_ qui joint ses efforts aux
+siens.»
+
+La politique, au demeurant, la laisse assez indifférente. Elle vit de plus
+en plus retirée à Nohant, en famille, avec d'intimes amis, recevant les
+visites espacées de quelques grands hommes de lettres. Voici comment
+Théophile Gautier racontait la sienne, si nous en croyons le _Journal des
+Goncourt_: «A propos, lui demandait-on au dîner Magny, vous revenez de
+Nohant, est-ce amusant?--Comme un Couvent des frères moraves... Il y avait
+Marchal le peintre, Alexandre Dumas fils... On déjeune à dix heures...
+Madame Sand arrive avec un air de somnambule et reste endormie tout le
+déjeuner... Après le déjeuner, on va dans le jardin. On joue au cochonnet;
+ça la ranime... A trois heures, madame Sand remonte faire de la copie
+jusqu'à six heures... Après dîner, elle fait des patiences sans dire un
+mot, jusqu'à minuit... Par exemple, le second jour, j'ai commencé à dire
+que si on ne parlait pas littérature je m'en allais... Ah! littérature,
+ils semblaient revenir tous de l'autre monde... Il faut vous dire que pour
+le moment il n'y a qu'une chose dont on s'occupe là-bas: la minéralogie.
+Chacun a son marteau, on ne sort pas sans... Tout de même Manceau lui
+avait joliment machiné ce Nohant pour la copie. Elle ne peut s'asseoir
+dans une pièce sans qu'il surgisse des plumes, de l'encre bleue, du papier
+à cigarettes, du tabac turc et du papier à lettre rayé. Et elle en use...
+La copie est une fonction chez madame Sand. Au reste, on est très bien
+chez elle. Par exemple, c'est un service silencieux. Il y a dans le
+corridor une boîte qui a deux compartiments: l'un est destiné aux lettres
+pour la poste, l'autre aux lettres pour la maison. J'ai eu besoin d'un
+peigne, j'ai écrit: «M. Gautier telle chambre,» et ma demande. Le
+lendemain, à six heures, j'avais trente peignes à choisir.» Si l'abondante
+chevelure de Théophile Gautier réclamait un démêloir, Charles Edmond avait
+d'autres exigences. George Sand l'avertit, le 20 décembre 1873, qu'à son
+prochain voyage il recevra satisfaction: «On a acheté pour vous une énorme
+cuvette, Solange nous ayant dit que vous trouviez la vôtre trop petite.
+Alors, Lina s'est _émue_, et elle a fait venir de tous les environs une
+quantité de cuvettes. Les Berrichons, qui s'en servent fort peu, ouvraient
+la bouche de surprise, et demandaient si c'était pour _couler la
+lessive_.» George Sand relate tous ces menus détails avec sa placidité
+coutumière, et, quand Théophile Gautier toujours effervescent s'étonne et
+s'impatiente d'un mutisme opiniâtre, elle répond à Alexandre Dumas fils
+qui s'était fait l'écho des doléances du poète: «Vous ne lui avez donc pas
+dit que j'étais bête?»
+
+Nohant est une usine ou plutôt un comptoir, où l'on débite de la copie. Il
+faut suivre cette production ininterrompue.--En 1870, c'est _Césarine
+Dietrich_, analyse d'un caractère de jeune fille très riche, très belle et
+très fantasque, qui ne réussit pas à se faire aimer du seul homme qui lui
+plaise, Paul Gilbert. Il préfère épouser sa maîtresse, une fille du peuple
+qu'il relève et qu'il instruit. Césarine, par dépit de s'être offerte et
+d'avoir été repoussée, devient marquise de Rivonnière et courra les
+aventures.--_Francia_, qui date de 1871, est un épisode de l'entrée des
+Cosaques à Paris. Le prince Mourzakine retrouve cette petite Francia qu'il
+a sauvée durant la retraite de Russie. Grisette sensible, elle l'aime.
+Française, elle en rougit et le tue, dans un accès d'exaltation
+chauvine.--_Nanon_ (1871) nous reporte aux événements de la Révolution que
+George Sand envisage, non plus avec l'ardeur de 1848, mais avec une
+modération sénile. La jacobine est passée au parti de la Gironde. «Couthon
+et Saint-Just, écrit-elle, rêvent-ils encore la paix fraternelle après ces
+sacrifices humains? En cela, ils se trompent; on ne purifie pas l'autel
+avec des mains souillées, et leur école sera maudite, car ceux qui les
+auront admirés sans réserve garderont leur férocité sans comprendre leur
+patriotisme.»--Dans _Ma soeur Jeanne_, Laurent Bielsa, fils d'un
+contrebandier, a terminé ses études de médecine et sent grandir en lui une
+tendresse inquiétante pour Jeanne. Par bonheur Jeanne n'est pas sa soeur.
+Il pourra la chérir sans trouble et l'épouser.--_Flamarande_ et les _Deux
+Frères_, qui lui font suite, sont les mémoires d'un valet de chambre qui
+retrace les infortunes de la famille de Flamarande. Il y a là une étude
+assez tenace de la jalousie et des persécutions dirigées par un mari
+contre sa femme qu'il croit adultère. Elle passe vingt ans à gémir et à
+réclamer l'enfant qui lui a été ravi.--_Marianne_ est un retour vers les
+moeurs simples de la campagne, avec une nuance d'idylle, et la _Tour de
+Percemont_ met en scène une belle-mère qui tyrannise une jeune fille pour
+lui extorquer son héritage.--Reste un roman, _Albine_, qui demeura
+interrompu, et dont les premiers chapitres furent publiés par la _Nouvelle
+Revue_.
+
+Les autres volumes de George Sand sont ou des contes pour les enfants,
+comme le _Chêne parlant_, le _Château de Pictordu_, la _Coupe_, les
+_Légendes rustiques_, recueils de glanures, ou des ouvrages de critique
+généralement indulgente et consacrée à louanger des amis, sous les
+rubriques diverses de _Questions d'art et de littérature, Autour de la
+Table, Impressions et Souvenirs, Dernières Pages_. Il y a plus d'agrément
+dans les _Promenades autour d'un village_, où elle a rassemblé des
+paysages du bas Berry, d'aimables descriptions des rives de la Creuse et
+des sous-bois de la Vallée Noire, ou dans les _Nouvelles Lettres d'un
+Voyageur_, qui nous conduisent à Marseille, en Italie, et sur les vagues
+confins d'une botanique imprégnée de mysticisme, «au pays des anémones.»
+La visite des Catacombes romaines a suggéré à George Sand d'admirables
+pages, d'une éloquence pathétique, sur la mort: «Homme d'un jour,
+s'écrie-t-elle, pourquoi tant d'effroi à l'approche du soir? Si tu n'es
+que poussière, vois comme la poussière est paisible, vois comme la cendre
+humaine aspire à se mêler à la cendre régénératrice du monde! Pleures-tu
+sur le vieux chêne abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché du jeune
+palmier que le vent embrasé du sud a touché de son aile? Non, car tu vois
+la souche antique reverdir au premier souffle du printemps et le pollen du
+jeune palmier, porté par le même vent de mort qui frappa la tige, donner
+la semence de vie au calice de l'arbre voisin!»
+
+Voici l'oeuvre de George Sand qui touche à son terme, toujours avec la
+même ferveur de spiritualisme, la même continuité de labeur, la même
+amplitude d'horizons! A soixante-sept ans, en juillet 1871, au cours d'une
+brouille provoquée par le refus de Buloz d'insérer la très belle _Lettre
+de Junius_ d'Alexandre Dumas fils, elle projette de créer une concurrence
+à la _Revue des Deux Mondes_. «Dites-moi donc, écrit-elle à l'auteur de la
+_Dame aux Camélias_, pourquoi nous ne ferions pas une _Revue_, vous, moi,
+About, Cherbuliez et nombre d'autres également mécontents du droit que
+s'arroge la _Revue_, de refuser, de changer, de couper ceci et cela, de
+faire passer tous les esprits sous le même gaufrier?» Ce vague dessein
+n'eut pas de suite. La curiosité de George Sand était surtout portée vers
+le théâtre. Elle ne venait guère à Paris que pour s'aboucher avec les
+directeurs, négocier la reprise de ses pièces, apporter quelque manuscrit.
+A la fin de 1872, elle voulut faire jouer un drame tiré de _Mademoiselle
+La Quintinie_. L'ouvrage fut même mis en répétition à l'Odéon; mais l'état
+de siège opposa son veto. Le 29 novembre 1872, George Sand écrit à Gustave
+Flaubert: «Les censeurs ont déclaré que c'était un chef-d'oeuvre de la
+plus haute et de la plus saine moralité, mais qu'ils ne pouvaient pas
+prendre sur eux d'en autoriser la représentation. Il faut que cela aille
+plus haut, c'est-à-dire au ministre qui renverra au général Ladmirault;
+c'est à mourir de rire.» Et à Charles Edmond elle ajoute: «Ne laissez pas
+_La Quintinie_ tomber dans la main des généraux!» Parmi les théâtres,
+l'Odéon est sa maison de prédilection. Elle y est adorée des artistes, des
+ouvreuses. Pour tous et toutes elle a un mot gracieux et familier. Une
+restriction vient cependant sous sa plume. «Sarah, dit-elle, n'est guère
+consolante, à moins qu'elle n'ait beaucoup changé. C'est une excellente
+fille, mais qui ne travaille pas et ne songe qu'à s'amuser; quand elle
+joue son rôle, elle l'improvise; ça fait son effet, mais ce n'est pas
+toujours juste.» En revanche, George Sand éprouve une tendresse et une
+estime profondes pour mademoiselle Baretta, qui allait émigrer de l'Odéon
+à la Comédie-Française et jouer avec un tact si exquis le _Mariage de
+Victorine_. Cette reprise eut lieu la première semaine de mars 1876, sans
+que l'auteur pût y assister. Elle était retenue à Nohant par le médiocre
+état de sa santé, mais elle gardait cette humeur sereine qui s'épanouit
+surtout dans les lettres à Flaubert.» Faut pas être malade, lui
+écrivait-elle, faut pas être grognon, mon vieux troubadour. Il faut
+tousser, moucher, guérir, dire que la France est folle, l'humanité bête,
+et que nous sommes des animaux mal finis; il faut s'aimer quand même, soi,
+son espèce, ses amis surtout. J'ai des heures bien tristes. Je regarde
+_mes fleurs_, ces deux petites qui sourient toujours, leur mère charmante
+et mon sage piocheur de fils que la fin du monde trouverait chassant,
+cataloguant, faisant chaque jour sa tâche, et gai quand même comme
+_Polichinelle_ aux heures rares où il se repose. Il me disait ce matin:
+«Dis à Flaubert de venir, je me mettrai en récréation tout de suite, je
+lui jouerai les marionnettes, je le forcerai à rire.» Et, dans une autre
+lettre au même Flaubert, George Sand finit par cette formule de
+salutation: «J'embrasse les deux gros diamants qui t'ornent la trompette.»
+Elle le blâmait un peu d'être inapaisé et inquiet, impatient de perfection
+et d'immortalité. «Je n'ai pas monté aussi haut que toi, dit-elle, dans
+mon ambition. Tu veux écrire pour les temps. Moi, je crois que dans
+cinquante ans je serai parfaitement oubliée et peut-être méconnue. C'est
+la loi des choses qui ne sont pas de premier ordre, et je ne me suis
+jamais crue de premier ordre. Mon idée a été plutôt d'agir sur mes
+contemporains, ne fût-ce que sur quelques-uns, et de leur faire partager
+mon idéal de douceur et de poésie.» Elle se tient très consciencieusement
+au courant du mouvement littéraire. Le mois qui précède sa mort, elle lit
+des volumes de Renan, d'Alphonse Daudet; elle projette d'écrire un
+feuilleton sur les romans de M. Emile Zola, et il eût été fort digne
+d'intérêt d'avoir le jugement de cette idéaliste impénitente sur le
+propagateur du naturalisme. En voici l'esquisse dans une lettre à Flaubert,
+du 25 mars 1876: «La chose dont je ne me dédirai pas, tout en faisant la
+critique _philosophique_ du procédé, c'est que _Rougon_ est un livre de
+grande valeur, un livre _fort_, comme tu dis, et digne d'être placé au
+premier rang.»
+
+Le 28 mai 1876, George Sand adressa au docteur Henri Favre, à Paris, la
+dernière lettre qu'on ait recueillie. Elle lui promettait de suivre toutes
+ses prescriptions, et ajoutait: «L'état général n'est pas détérioré, et,
+malgré l'âge (soixante et douze ans bientôt), je ne sens pas les atteintes
+de la sénilité. Les jambes sont bonnes, la vue est meilleure qu'elle n'a
+été depuis vingt ans, le sommeil est calme, les mains sont aussi sûres et
+aussi adroites que dans la jeunesse... Mais, une partie des fonctions de
+la vie étant presque absolument supprimées, je me demande où je vais, et
+s'il ne faut pas m'attendre à un départ subit, un de ces matins.» Deux
+jours plus tard, George Sand s'alitait pour ne plus se relever. Elle
+souffrait, depuis plusieurs années, d'une maladie chronique de l'intestin,
+dont l'évolution avait été lente. Son tempérament robuste lui permit de
+résister longtemps. A soixante-huit ans, elle se plongeait tous les jours
+dans l'Indre, sous sa cascade glacée. Elle avait d'ailleurs des moments de
+cruelle douleur, des crampes d'estomac «à en devenir bleue» qui
+l'obligeaient à s'étendre sur son lit, à interrompre tout travail, toute
+lecture. Mais, écrivait-elle à Flaubert au sortir d'une de ces crises, le
+25 mars 1876, je pense toujours à ce que me disait mon vieux curé quand il
+avait la goutte: _Ça passera ou je passerai_. Et là-dessus il riait,
+content de son mot.» En huit jours, du 30 mai au 8 juin, la paralysie de
+l'intestin accomplit son oeuvre, en dépit ou à la suite d'une opération
+faite par le docteur Péan. George Sand mourut, entourée de tous les siens.
+Elle eut les funérailles qui convenaient à sa gloire et à sa simplicité,
+le concours de l'élite intellectuelle, Alexandre Dumas fils, Ernest Renan,
+Gustave Flaubert, Paul Meurice, le prince Napoléon, et l'affluence de tous
+les villages environnants. Victor Hugo envoya par le télégraphe un suprême
+adieu qui débutait ainsi: «Je pleure une morte et je salue une immortelle»,
+et qui se terminait par cette affirmation spiritualiste: «Est-ce que nous
+l'avons perdue? Non. Ces hautes figures disparaissent, mais ne
+s'évanouissent pas. Loin de là, on pourrait presque dire qu'elles se
+réalisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent
+visibles sous l'autre, transfiguration sublime!» Alexandre Dumas fils,
+tout en larmes, n'eut pas la force de prononcer le discours qu'il avait
+composé durant la nuit. Devant cette tombe, les lettres françaises étaient
+en deuil: un génie lumineux venait de nous être ravi. Mais surtout les
+paysans sanglotaient: ils avaient perdu leur bienfaitrice, leur amie, la
+bonne dame de Nohant. Cet hommage des humbles, plus encore que les
+louanges officielles, honorait la mémoire et pouvait toucher l'âme tendre,
+sentimentale et fraternelle de George Sand.
+
+FIN
+
+ * * * * *
+
+TABLE
+
+CHAPITRE Ier. Les origines 1
+
+II. Les années d'enfance 19
+
+III. Au couvent 48
+
+IV. Le mariage 64
+
+V. La crise conjugale 80
+
+VI. Les débuts littéraires 99
+
+VII. Le roman féministe: _Indiana_ et _Valentine_ 117
+
+VIII. _Lélia_ 133
+
+IX. Alfred de Musset et le voyage de Venise 152
+
+X. Le docteur Pagello 191
+
+XI. Les romans de Venise 210
+
+XII. Les _Lettres d'un Voyageur_ 230
+
+XIII. Entre Venise et Paris 251
+
+XIV. Retour à Alfred de Musset 270
+
+XV. La rupture définitive 289
+
+XVI. Influence politique: Michel (de Bourges) 309
+
+XVII. La séparation de corps 329
+
+XVIII. L'époque de _Mauprat_ 349
+
+XIX. Influence philosophique: Lamennais 364
+
+XX. Influence métaphysique: Pierre Leroux 384
+
+XXI. Influence artistique: Liszt et Chopin 404
+
+XXII. _Consuelo_ et les romans socialistes 423
+
+XXIII. En 1848 441
+
+XXIV. Les romans champêtres 460
+
+XXV. Sous le second Empire 476
+
+XXVI. Le théâtre 495
+
+XXVII. Les dernières années 512
+
+ * * * * *
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of George Sand et ses amis, by Abert Le Roy
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13737 ***