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diff --git a/13735-0.txt b/13735-0.txt new file mode 100644 index 0000000..bd16bb5 --- /dev/null +++ b/13735-0.txt @@ -0,0 +1,6482 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13735 *** + +Arthur Conan Doyle + +LA GRANDE OMBRE + +(1909) + + +Table des matières + +Préface +I -- LA NUIT DES SIGNAUX +II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX +IV -- LE CHOIX DE JIM +V -- L'HOMME D’OUTRE-MER +VI -- UN AIGLE SANS ASILE +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR +VIII -- L'ARRIVÉE DU CUTTER +IX -- CE QUI SE FIT À WEST INCH +X -- LE RETOUR DE L’OMBRE +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS +XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE +XIII -- LA FIN DE LA TEMPÊTE +XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + + +Préface + +_Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et +américaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces +abondantes moissons de détails biographiques dont le lecteur +contemporain est si friand._ + +_Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est né le 22 mai +1859 à Édimbourg, qu'il fut l'élève de son université, qu'il y +étudia la médecine et l'exerça huit ans à Southsea (1882-1889), +qu'il voyagea ensuite dans les régions arctiques et sur les côtes +Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de +renseignements aussi succincts._ + +_Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignée +d'artistes qui ont laissé une trace glorieuse dans la carrière._ + +_Son grand-père, John Doyle, élève du paysagiste Gabrielli et du +miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste célèbre. Sous la +signature H.B., son crayon s'attaqua à tout ce qu'il y avait +d'illustre dans les générations de son temps (1798-1808). +Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent +fois reconnu ses mérites et salué ce qu'ils appelaient presque son +génie._ + +_Richard, ou mieux Dick Doyle, élève de son père, marchant sur ses +brisées, débuta comme caricaturiste à 17 ans et, de 1843 à 1850, +il fit la joie des abonnés du _Punch_, mais alors des scrupules +religieux lui interdirent de collaborer à une feuille satirique, +qui bafouait ce qui était à ses yeux sacré comme le plus cher des +legs des aïeux, la foi catholique profondément ancrée en son âme +d'Irlandais. Il s'éloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour +porter à une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. +Il le consacra désormais à l'illustration des chefs-d'oeuvre de +Thackeray et de Ruskin. C'est à lui qu'on dut ces dessins tour à +tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la +famille Newcomes, ou la légende du Roi de la Rivière d'or._ + +_Charles Doyle, le cinquième fils de John et le père d'Arthur, +n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut +surtout apprécié comme architecte, de même qu'un autre de ses +frères se confinait dans la direction de la National Gallery +d'Irlande et qu'un troisième renonçait à ses pinceaux pour dresser +les plus exactes généalogies du baronnage d'Angleterre._ + +_Ainsi apparenté, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, +débuter en littérature que lorsqu'il fut certain de tenir un +succès et dès son _Étude en rouge_, première série de son immortel +_Sherlock Holmes_, il fût, en effet, célèbre. Dès lors il n'eut +plus qu'à persévérer, tuant et ressuscitant ses héros selon les +caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables légions +de lecteurs._ + +_C'est à un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan +Doyle a écrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent +inspirés par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacrés à la +peinture de l'époque napoléonienne, ne sont pas les moins bien +venus de la série._ + +_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait tracé la +voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. À ce point de +vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits +du colonel Gérard_, mais le désir de rendre justice à son grand +adversaire et de juger un soldat en soldat est le même chez les +deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-être +d'Erckmann-Chatrian, dont les récits ont nourri notre enfance et +sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallèle pourrait +être établi et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant +pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch +s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser +sur l’Europe._ + +_Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits +saluant involontairement les balles, les vieux soldats les +raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant +s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin +du combat, les revues passées par l'état-major empanaché, les +cavaliers chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circulant au +galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis +après plusieurs heures de combat, la chevauchée des cuirassiers +chargeant et la montée des bataillons de la Vieille-Garde se ruant +sur les carrés anglais avec une rage désespérée._ + +ALBERT SAVINE. + + +I -- LA NUIT DES SIGNAUX + +Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrivé à peine au milieu +du dix-neuvième siècle, et à l’âge de cinquante-cinq ans. + +Ma femme ne me découvre guère qu'une fois par semaine derrière +l'oreille un petit poil gris qu'elle tient à m'arracher. + +Et pourtant quel étrange effet cela me fait que ma vie se soit +écoulée en une époque où les façons de penser et d'agir des hommes +différaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des +habitants d'une autre planète. + +Ainsi, lorsque je me promène par la campagne, si je regarde par +là-bas, du côté de Berwick, je puis apercevoir les petites +traînées de fumée blanche, qui me parlent de cette singulière et +nouvelle bête aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le +corps recèle un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le +long de la frontière. + +Quand le temps est clair, j'aperçois sans peine le reflet des +cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. + +Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la même bête, +ou parfois même une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air +une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre +le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. + +Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux père muet de colère +autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le +Créateur, si profondément enracinée dans l'âme, qu'il ne voulait +pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute +innovation lui paraissait toucher de bien près au blasphème. + +C'était Dieu qui avait créé le cheval. + +C'était un mortel de là-bas, vers Birmingham, qui avait fait la +machine. + +Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il à se servir de la selle et +des éperons. + +Mais il aurait éprouvé une bien autre surprise en voyant le calme +et l'esprit de bienveillance qui règnent actuellement dans le +coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire +dans les réunions qu'il ne faut plus de guerre, excepté bien +entendu, avec les nègres et leurs pareils. + +Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans +interruption -- une trêve de deux courtes années -- depuis bientôt +un quart de siècle? + +Réfléchissez à cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si +tranquille, si paisible. + +Des enfants, nés pendant la guerre, étaient devenus des hommes +barbus, avaient eu à leur tour des enfants, que la guerre durait +encore. + +Ceux qui avaient servi et combattu à la fleur de l'âge et dans +leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur +dos se voûter, que les flottes et les armées étaient encore aux +prises. + +Rien d'étonnant, dès lors, qu'on en fût venu à considérer la +guerre comme l'état normal, et qu'on éprouvât une sensation +singulière à se trouver en état de paix. + +Pendant cette longue période, nous nous battîmes avec les Danois, +nous nous battîmes avec les Hollandais, nous nous battîmes avec +l'Espagne, nous nous battîmes avec les Turcs, nous nous battîmes +avec les Américains, nous nous battîmes avec les gens de +Montevideo. + +On eût dit que dans cette mêlée universelle, aucune race n'était +trop proche parente, aucune trop distante pour éviter d'être +entraînée dans la querelle. + +Mais ce fut surtout avec les Français que nous nous battîmes; et +de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et +de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les +gouvernait. + +C'était très crâne de le représenter en caricature, de le +chansonner, de faire comme si c'était un charlatan, mais je puis +vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une +ombre noire au-dessus de l'Europe entière, et qu'il fut un temps +où la clarté d'une flamme apparaissant de nuit sur la côte faisait +tomber à genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les +mains de tous les hommes. + +Il avait toujours gagné la partie: voilà ce qu'il y avait de +terrible. + +On eût dit qu'il portait la fortune en croupe. + +Et en ces temps-là nous savions qu'il était posté sur la côte +septentrionale avec cent cinquante mille vétérans, avec les +bateaux nécessaires au passage. + +Mais c'est une vieille histoire. + +Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot anéantit +leur flotte. + +Il devait rester en Europe une terre où l'on eût la liberté de +penser, la liberté de parler. + +Il y avait un grand signal tout prêt sur la hauteur près de +l'embouchure de la Tweed. + +C'était un échafaudage fait en charpente et en barils de goudron. + +Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'écarquillais les +yeux à regarder s'il flambait. + +Je n'avais alors que huit ans, mais à cet âge, on prend déjà les +choses à coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dépendît +en quelque façon de moi et de ma vigilance. + +Un soir, comme je regardais, j'aperçus une faible lueur sur la +colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les +ténèbres. + +Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les +poignets contre le cadre en pierre de la fenêtre, pour me +convaincre que j'étais éveillé. + +Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se +refléter dans l'eau, et je m'élançai à la cuisine. + +Je hurlai à mon père que les Français avaient franchi la Manche et +que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. + +Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'étudiant en droit +d'Édimbourg. + +Je crois encore le voir secouant sa pipe à coté du feu et me +regardant par-dessus ses lunettes à monture de corne. + +-- Êtes-vous sûr, Jock, dit-il. + +-- Aussi sûr que d'être en vie, répondis-je d'une voix +entrecoupée. + +Il étendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il +ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, +mais il la referma, et sortit à grands pas. + +Nous le suivîmes, l’étudiant en droit et moi, jusqu'à la porte à +claire-voie qui donne sur la grande route. + +De là nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur +d'un autre feu plus petit à Ayton, plus au nord. + +Ma mère descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas +saisis par le froid, et nous restâmes là jusqu'au matin, en +échangeant de rares paroles, et cela même à voix basse. + +Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en était passé la +veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en +remontant vers le nord, s'étaient enrôlés dans les régiments de +volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de +leurs chevaux pour répondre à l'appel. + +Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'étrier avant de +partir. + +Je n’en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval +blanc, brandissant au clair de lune un énorme sabre rouillé. + +Ils nous crièrent en passant, que le signal de North Berwick Law +était en feu, et qu'on croyait que l'alarme était partie du +Château d'Édimbourg. + +Un petit nombre galopèrent en sens contraire, des courriers pour +Édimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-shérif, et +autres de ce genre. + +Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes +robustes, monté sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'à notre porte +et nous fit quelques questions sur la route. + +-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut- +être aurais-je tout aussi bien fait de rester où j'étais, mais +maintenant que me voilà parti, je n'ai rien de mieux à faire que +de déjeuner avec le régiment. + +Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. + +-- Je le connais bien, dit notre étudiant en nous le désignant +d'un signe de tête, c'est un légiste d'Édimbourg, et il s'entend +joliment à enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. + +Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se +passa guère de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute +l'Écosse. + +Bien des fois nous pensâmes alors à cet homme qui nous avait +demandé la route dans la nuit terrible. + +Mais dès le matin, nous eûmes l'esprit tranquille. + +Il faisait un temps gris et froid. + +Ma mère était retournée à la maison pour nous préparer un pot de +thé, quand arriva un char à bancs ramenant le docteur Horscroft, +d'Ayton et son fils Jim. + +Le docteur avait relevé jusque sur ses oreilles le collet de son +manteau brun, et il avait l'air de fort méchante humeur, car Jim, +qui n'avait que quinze ans, s'était sauvé à Berwick à la première +alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son père. + +Le papa avait passé toute la nuit à sa recherche, et il le +ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derrière le +siège. + +Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son père, avec ses +mains fourrées dans ses poches de côté, ses sourcils joints, et sa +lèvre inférieure avancée. + +-- Tout ça, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y +a pas eu de débarquement, et tous les sots d'Écosse sont allés +arpenter pour rien les routes. + +Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces +mots, ce qui lui valut de la part de son père un coup sur le côté +du crâne avec le poing fermé. + +À ce coup, le jeune garçon laissa tomber sa tête sur sa poitrine +comme s'il avait été étourdi. + +Mon père hocha la tête, car il avait de l'affection pour Jim, et +nous rentrâmes tous à la maison, en dodelinant du chef, et les +yeux papillotants, pouvant à peine tenir les yeux ouverts, +maintenant que nous savions tout danger passé. + +Mais nous éprouvions en même temps au coeur un frisson de joie +comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en +ma vie. + +Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai +entrepris de raconter, mais quand on a une bonne mémoire et peu +d’habileté, on n'arrive pas à tirer une pensée de son esprit sans +qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en même +temps. + +Et pourtant, maintenant que je me suis mis à y songer, cet +incident n'était pas entièrement étranger à mon récit, car Jim +Horscroft eut une discussion si violente avec son père, qu'il fut +expédié au collège de Berwick et comme mon père avait depuis +longtemps formé le projet de m'y placer aussi, il profita de +l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. + +Mais avant de dire un mot au sujet de cette école, il me faut +revenir à l'endroit où j'aurais dû commencer, et vous mettre en +état de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages +écrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien +loin au-delà du _border_, et n'ont jamais entendu parler des +Calder de West Inch. + +Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau +domaine, autour d'une bonne habitation. + +C'est simplement une grande terre à pâturages de moutons, ou la +bise souffle avec âpreté et que le vent balaie. + +Elle s'étend en formant une bande fragmentée le long de la mer. + +Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste à +gagner son loyer et à avoir du beurre le dimanche au lieu de +mélasse. + +Au milieu, s'élève une maison d'habitation en pierre, recouverte +en ardoise, avec un appentis derrière. + +La date de 1703 est gravée grossièrement dans le bloc qui forme le +linteau de la porte. + +Il y a plus de cent ans que ma famille est établie là, et malgré +sa pauvreté, elle est arrivée à tenir un bon rang dans le pays, +car à la campagne le vieux fermier est souvent plus estimé que le +nouveau laird. + +La maison de West Inch présentait une particularité singulière. + +Il avait été établi par des ingénieurs et autres personnes +compétentes, que la ligne de délimitation entre les deux pays +passait exactement par le milieu de la maison, de façon à couper +notre meilleure chambre à coucher en deux moitiés, l'une anglaise, +l'autre écossaise. + +Or, la couchette que j'occupais était orientée de telle sorte que +j'avais la tête au nord de la frontière et les pieds au sud. + +Mes amis disent que si le hasard avait placé mon lit en sens +contraire, j'aurais eu peut-être la chevelure d'un blond moins +roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. + +Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, où ma tête d’Écossais +ne voyait aucun moyen de me tirer de péril, mes bonnes grosses +jambes d'Anglais vinrent à mon aide et m'en éloignèrent jusqu'en +lieu sûr. + +Mais à l'école, cela me valut des histoires à n'en plus finir: les +uns m'avaient surnommé _Grog à l'eau_; pour d'autres j'étais la +« Grande Bretagne » pour d'autres, « l'Union Jock ». + +Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Écossais et les +petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les +jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. + +Puis on s'arrêtait des deux côtés pour se mettre à rire, comme si +la chose était bien plaisante. + +Dans les commencements, je fus très malheureux à l'école de +Berwick. + +Birtwhistle était le premier maître, et Adams le second, et je +n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. + +J’étais naturellement timide, très peu expansif. + +Je fus long à me faire un ami soit parmi les maîtres, soit parmi +mes camarades. + +Il y avait neuf milles à vol d'oiseau, et onze milles et demi par +la route, de Berwick à West Inch. + +J'avais le coeur gros en pensant à la distance qui me séparait de +ma mère. + +Remarquez, en effet, qu'un garçon de cet âge, tout en prétendant +se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, hélas! +quand on le prend au mot. + +À la fin, je n'y tins plus, et je pris la résolution de m’enfuir +de l'école, et de retourner le plus tôt possible à la maison. + +Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer +l'éloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l’école, +jusqu'au dernier élève, ce qui rendit ma vie d'écolier fort +agréable et fort douce. + +Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'étais tombé par +une fenêtre du second étage. + +Voici comment la chose arriva: + +Un soir j'avais reçu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de +l'école. Cet affront, s'ajoutant à tous mes autres griefs, fit +déborder ma petite coupe. + +Je jurai, ce soir même, en enfouissant ma figure inondée de larmes +sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit à +West Inch, soit bien près d'y arriver. + +Notre dortoir était au second étage, mais j'avais une réputation +de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. + +Je n'éprouvais aucune frayeur, tout petit que j'étais, de me +laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde +serrée à la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois +pieds au-dessus du sol. + +Dès lors, je ne craignais guère de ne pas pouvoir sortir du +dortoir de Birtwhistle. + +J'attendis avec impatience que l'on eût fini de tousser et de +remuer. + +Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des +gens réveillés, eurent cessé de se faire entendre sur la longue +ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je +m'habillai, et mes souliers à la main, je me dirigeai vers la +fenêtre sur la pointe des pieds. + +Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors. + +Le jardin s'étendait au-dessous de moi, et tout près de ma main +s'allongeait une grosse branche de poirier. + +Un jeune garçon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise +d'échelle. + +Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'à franchir un mur de +cinq pieds. + +Après quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la +maison. + +J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre +branche, et j'allais m'élancer de la fenêtre, lorsque je devins +tout à coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais été +changé en pierre. + +Il y avait par-dessus la crête du mur une figure tournée vers moi. + +Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette +figure dans sa pâleur et son immobilité. + +La lune versait sa lumière sur elle, et les globes oculaires se +mouvaient lentement des deux côtés, bien que je fusse caché à sa +vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. + +Puis par saccades, la figure blanche s'éleva de façon à montrer le +cou. + +Les épaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. + +Il se mit à cheval sur la crête du mur, puis d'un violent effort, +il attira vers lui un jeune garçon à peu près de ma taille qui +reprenait haleine de temps à autre, comme s'il sanglotait. + +L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles +bourrues. + +Puis ils se laissèrent aller tous deux par terre dans le jardin. + +J'étais encore debout, et en équilibre, avec un pied sur la +branche et l'autre sur l'appui de la fenêtre, n'osant pas bouger, +de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer à +pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison. + +Tout à coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit +sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en +tombant. + +-- Voilà qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, +vous avez de la place. + +-- Mais l'ouverture est toute bordée d'éclats, fit l'autre avec un +tremblement de frayeur. + +L'individu lança un juron qui me donna la chair de poule. + +-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je... + +Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court halètement de +douleur. + +-- J'y vais, j'y vais, s'écria le petit garçon. + +Mais je n'en entendis pas plus long, car la tête me tourna +brusquement. + +Mon talon glissa de la branche. + +Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes +quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbé du +cambrioleur. + +Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous répondre, +c'est qu'aujourd'hui même je ne saurais dire si ce fut un +accident, ou si je le fis exprès. + +Il se peut bien que pendant que je songeais à le faire, le hasard +se soit chargé de trancher la question pour moi. + +L'individu était courbé, la tête en avant, occupé à pousser le +gamin à travers une étroite fenêtre quand je m'abattis sur lui à +l'endroit même où le cou se joint à l'épine dorsale. + +Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit +trois tours sur lui-même en battant l'herbe de ses talons. + +Son petit compagnon s'éclipsa au clair de la lune et en un clin +d'oeil il eut franchi la muraille. + +Quant à moi, je m'étais assis pour crier à tue-tête et frotter une +de mes jambes où je sentais la même chose que si elle eut été +prise dans un cercle de métal rougi au feu. + +Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la +maison, depuis le directeur de l'école, jusqu'au valet d'écurie +accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. + +La chose fut bientôt éclaircie. + +L'homme fut placé sur un volet et emporté. + +Quant à moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans +une chambre à coucher spéciale, où le chirurgien Purdle, le cadet +des deux qui portent ce nom, me remit en place le péroné. + +Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysées, et +les médecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir +s'il en retrouverait ou non l'usage. + +Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la +question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux +Assises de Carlyle. + +On reconnut en lui le bandit le plus déterminé qu'il y eût dans le +nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois +assassinats, et il y avait assez de preuves à sa charge pour le +faire pendre dix fois. + +Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans +vous raconter cet événement qui en fut l'incident le plus +important. + +Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car +lorsque je songe à tout ce qui va se présenter, je vois bien que +j'en aurai de reste à dire avant d'être arrivé à la fin. + +En effet, quand on n'a à conter que sa petite histoire +particulière, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se +trouve mêlé à de grands événements comme ceux dont j'aurai à +parler, alors on éprouve une certaine difficulté, si l'on n'a pas +fait une sorte d'apprentissage à arranger le tout bien à son gré. + +Mais j'ai la mémoire aussi bonne qu'elle fût jamais, Dieu merci, +et je vais tâcher de faire mon récit aussi droit que possible. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naître l'amitié entre +Jim, le fils du médecin, et moi. + +Il fut le coq de l'école dès le jour de son entrée, car moins +d'une heure après, il avait jeté, à travers le grand tableau noir +de la classe, Barton, qui en avait été le coq jusqu'à ce jour-là. + +Jim continuait à prendre du muscle et des os. Même à cette époque, +il était carré d'épaules et de haute taille. + +Les propos courts et le bras long, il était fort sujet à flâner, +son large dos contre le mur, et ses mains profondément enfoncées +dans les poches de sa culotte. + +Je n'ai pas oublié sa façon d'avoir toujours un brin de paille au +coin des lèvres, à l’endroit même où il prit l'habitude de mettre +plus tard le tuyau de sa pipe. + +Jim fut toujours le même pour le bien comme pour le mal depuis le +premier jour où je fis connaissance avec lui. + +Ciel! comme nous avions de la considération pour lui! + +Nous n'étions que de petits sauvages, mais nous éprouvions le +respect du sauvage devant la force. + +Il y avait là Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des +vers alcaïques aussi bien que des pentamètres et des hexamètres, +et, cependant pas un n'eût donné une chiquenaude pour Tom. + +Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d’Abel, +sur le bout du doigt, au point que les maîtres eux-mêmes +s'adressaient à lui s'ils avaient des doutes, mais c'était un +garçon à poitrine étroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et +à quoi lui servirent ses dates le jour où Jock Simons, de la +petite troisième, le pourchassa jusqu'au bout du corridor à coups +de boucle de ceinture. + +Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi à l'égard de Jim +Horscroft. + +Quelles légendes nous bâtissions sur sa force? + +N'était-ce pas lui qui avait enfoncé d'un coup de poing un panneau +de chêne de la porte qui conduisait à la salle des jeux? N'était- +ce pas lui qui, je jour où le grand Merridew avait conquis la +balle, saisit à bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit +le but en dépassant tous les adversaires au pas de course? + +Il nous paraissait déplorable qu'un gaillard de cette trempe se +cassât la tête à propos de spondées et de dactyles, ou se +préoccupât de savoir qui avait signé la Grande Charte. + +Lorsqu'il déclara en pleine classe que c'était le roi Alfred, nous +autres, petits garçons, nous fûmes d'avis qu'il devait en être +ainsi, et que peut-être Jim en savait plus long que l'homme qui +avait écrit le livre. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur +moi. + +Il me passa la main sur la tête. Il dit que j'étais un enragé +petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une +semaine. + +Nous fûmes amis intimes pendant deux ans, malgré le fossé que les +années creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou +l'irréflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui +m'ulcérait, je ne l'en aimais pas moins comme un frère, et je +versai assez de larmes pour remplir la bouteille à l'encre, quand +il partit pour Édimbourg afin d'y étudier la profession de son +père. + +Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle après cela, et quand +j'en sortis, j'étais moi-même devenu le coq de l'école, car +j'étais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique +je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au +développement musculaire de mon grand prédécesseur. + +Ce fut dans l'année du jubilé que je sortis de chez Birtwhistle. + +Ensuite je passai trois ans à la maison, à apprendre à soigner les +bestiaux; mais les flottes et les armées étaient encore aux +prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le +pays. + +Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais à écarter pour +toujours ce nuage de notre peuple? + + +II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH + +Quelques années auparavant, alors que j'étais un tout jeune +garçon, la fille unique du frère de mon père était venue nous +faire une visite de cinq semaines. + +Willie Calder s'était établi à Eyemouth comme fabricant de filets +de pêche, et il avait tiré meilleur parti du fil à tisser que nous +n'étions sans doute destinés à faire des genêts et des landes +sablonneuses de West Inch. + +Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffée +d'un chapeau de cinq shillings et accompagnée d'une caisse +d'effets, devant laquelle les yeux de ma mère lui sortirent de la +tête comme ceux d'un crabe. + +C'était étonnant de la voir dépenser sans compter, elle qui +n'était qu'une gamine. + +Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une +belle pièce de deux pence, à laquelle il n'avait aucun droit. + +Elle ne faisait pas plus de cas de la bière au gingembre que si +c'eût été de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son thé, du +beurre pour son pain, tout comme si elle avait été une Anglaise. + +Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-là, car +j'avais peine à comprendre dans quel but elles avaient été créées. + +Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pensé à elles, +mais les plus petits semblaient être les plus raisonnables, car +quand les gamins commençaient à grandir, ils se montraient moins +tranchants sur ce point. + +Quant à nous, les tout petits, nous étions tous d'un même avis: +une créature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps à +colporter des histoires, et qui n'arrive même à lancer une pierre +qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'était un +chiffon, n'était bonne à rien du tout. + +Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait +qu'elles font le père et la mère en une seule personne, elles se +mêlent sans cesse de nos jeux pour nous dire: « Jimmy, votre doigt +de pied passe à travers votre soulier. » ou bien encore: « Rentrez +chez vous, sale enfant, et allez vous laver » au point que rien +qu'à les voir, nous en avions assez. + +Aussi quand celle-là vint à la ferme de West Inch, je ne fus pas +enchanté de la voir. + +Nous étions en vacances. + +J'avais alors douze ans. + +Elle en avait onze. + +C'était une fillette mince, grande pour son âge, aux yeux noirs et +aux façons les plus bizarres. + +Elle était tout le temps à regarder fixement devant elle, les +lèvres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose +d'extraordinaire, mais quand je me postais derrière elle, et que +je regardais dans la même direction, je n'apercevais que +l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les +culottes de papa suspendues avec le reste du linge à sécher. + +Puis, si elle apercevait une touffe de bruyère ou de fougère, ou +n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en +contemplation. + +Elle s'écriait: + +-- Comme c'est beau! comme c'est parfait! + +On eût dit que c'était un tableau en peinture. + +Elle n'aimait pas à jouer, mais souvent je la faisais jouer au +chat perché; ça manquait d'animation, car j'arrivais toujours à +l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, +bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix +garçons. + +Quand je me mettais à lui dire qu'elle n'était bonne à rien, que +son père était bien sot de l'élever comme cela, elle pleurait, +disait que j’étais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle +ce soir même, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. + +Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus à rien de tout +cela. + +Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'elle avait plus d'affection +pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait +jamais tranquille. + +Elle était toujours à me guetter, à courir après moi, et à dire +alors: « Tiens! vous êtes là! » en faisant l'étonnée. + +Mais bientôt je m’aperçus qu'elle avait aussi de bons côtés. + +Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois +j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en +elle, c'étaient les histoires qu'elle savait conter. + +Elle avait une peur affreuse des grenouilles. + +Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je +la lui mettrais dans le coup à moins qu'elle ne me contât une +histoire. + +Cela l'aidait à commencer, mais une fois en train, c'était +étonnant comme elle allait. + +Et à entendre les choses qui lui étaient arrivées, cela vous +coupait la respiration. + +Il y avait un pirate barbaresque qui était allé à Eyemouth. + +Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau chargé d'or pour +faire d'elle sa femme. + +Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi était allé à +Eyemouth et il lui avait donné comme gage un anneau qu'il +reprendrait à son retour, disait-il. + +Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait à s'y méprendre à ceux +qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que +celui-là était en or vierge. + +Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le +pirate barbaresque. + +Elle me répondit qu'il lui ferait sauter la tête de dessus les +épaules. + +Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle? + +Cela dépassait mon intelligence. + +Puis elle me dit que pendant son voyage à destination de West +Inch, elle avait été suivie par un prince déguisé. + +Je lui demandai à quoi elle avait reconnu que c'était un prince. + +Elle me répondit: + +-- À son déguisement. + +Un autre jour, elle dit que son père composait une énigme, que +quand elle serait prête, il la mettrait dans les journaux, et +celui qui la devinerait aurait la moitié de sa fortune et la main +de sa fille. + +Je lui dis que j'étais fort sur les énigmes, et qu'il faudrait +qu'elle me l'envoyât des qu'elle serait prête. + +Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut +savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnée. + +Je répondis que je la vendrais aux enchères, pour le prix qu'on +m'offrirait, mais ce soir-là elle ne voulut plus conter +d'histoires, car elle était très susceptible dans certains cas. + +Jim Horscroft était absent pendant le temps que la cousine Edie +passa chez nous. + +Il revint la semaine même où elle partit, et je me rappelle +combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrât +quelque intérêt au sujet d'une simple fillette. + +Il me demanda si elle était jolie, et quand j'eus dit que je n'y +avais pas fait attention, il éclata de rire, me qualifia de taupe, +et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. + +Mais il ne tarda pas à s'occuper de tout autre chose, et je n'eus +plus une pensée pour Edie, jusqu'au jour où elle prit bel et bien +ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette +plume d'oie. + +C'était en 1813. + +J'avais quitté l'école, et j'avais déjà dix-huit ans, au moins +quarante poils sur la lèvre supérieure, et l’espérance d’en avoir +bien davantage. + +J’avais changé depuis mon départ de l’école. + +Je ne m’adonnais plus aux jeux avec la même ardeur. + +Au lieu de cela il m’arrivait de rester allongé sur la pente de la +lande, du côté ensoleillé, les lèvres entrouvertes, et regardant +fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine +Edie. + +Jusqu’alors je m’étais tenu pour satisfait, je trouvais mon +existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et +sauter plus haut que mon prochain. + +Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose! + +Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voûte du ciel, puis +je les portais sur la surface bleue de la mer. + +Je sentais qu’il me manquait quelque chose, mais je n’arrivais +point à pouvoir dire ce qu’était cette chose. + +Et mon caractère prit de la vivacité. + +Il me semblait que tous mes nerfs étaient agacés. + +Si ma mère me demandait de quoi je souffrais, ou que mon père me +parlât de mettre la main au travail, je me laissais aller à +répondre en termes si âpres, si amers que depuis j'en ai souvent +éprouvé du chagrin. + +Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus +d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mère. + +Aussi doit-on la ménager aussi longtemps, qu'on l'a. + +Un jour, comme je rentrais en tête du troupeau, je vis mon père +assis, une lettre à la main. + +C'était un événement fort rare chez nous, excepté quand l'agent +écrivait pour le terme. + +En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai à +ouvrir de grands yeux, car je m'étais toujours figuré que c'était +là une chose impossible à un homme. + +Je le voyais fort bien à présent, car il avait à travers sa joue +pâlie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la +franchir. + +Il fallait qu'elle glissât de côté jusqu'à son oreille, d'où elle +tombait sur la feuille de papier. + +Ma mère était assise près de lui et lui caressait la main, comme +elle caressait le dos du chat pour le calmer. + +-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette +lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivée subitement. +Autrement on nous aurait écrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de +sang à la tête. + +-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mère. + +Mon père essuya ses oreilles avec la nappe de la table. + +-- Il a laissé toutes ses économies à sa fille, dit-il, et si elle +n'a pas changé, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'être, elle +n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle +disait, sous ce toit même, du thé trop faible, et cela pour du thé +à sept shillings la livre. + +Ma mère hocha la tête et considéra les pièces de lard suspendues +au plafond. + +-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura +assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car ç’a été +son dernier désir. + +-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'écria ma mère avec +âpreté. + +Je fus fâché de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, +mais après tout, si elle n'avait pas été aussi âpre, nous aurions +été jetés dehors au bout de douze mois. + +-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui même. Jock, mon +garçon, vous aurez la bonté de partir avec la charrette pour +Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y +sera, et vous pourrez l'amener à West Inch. + +Je me mis donc en route à cinq heures et quart avec la _Souter +Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre +charrette avec la caisse repeinte à neuf qui ne nous servait que +dans les grands jours. + +La diligence apparut au moment même où j'arrivais, et moi, comme +un niais de jeune campagnard, sans songer aux années qui s'étaient +écoulées, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un +bout de fille en jupe courte arrivant à peine aux genoux. + +Et comme je m'avançais obliquement, le cou tendu, je me sentis +toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vêtue de noirs +debout sur les marches, et j'appris que c'était ma cousine Edie. + +Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touché, +j'aurais pu passer vingt fois près d'elle sans la reconnaître. + +Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demandé si elle était +jolie ou non, je n'aurais su que lui répondre. + +Elle était brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos +jeunes filles du border, et pourtant à travers ce teint charmant, +s'entrevoyait une nuance de carmin pareille à la teinte plus +chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. + +Ses lèvres étaient rouges, exprimant la douceur, et la fermeté, +mais dès ce moment même, je vis au premier coup d'oeil flotter au +fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. + +Elle s'empara de moi séance tenante, comme si j'avais fait partie +de son héritage. Elle allongea la main et me cueillit. + +Elle était en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un +costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle +portait un voile noir qu'elle avait écarté de devant sa figure. + +-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent +maniéré qu'elle avait appris à la pension. Non, non, nous sommes +un peu trop grands pour cela?... + +Cela, c'était parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avançais ma +figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la dernière +fois que nous nous étions vus... + +-- Soyez bon garçon et donnez un shilling au conducteur, qui a été +extrêmement complaisant pour moi pendant le trajet. + +Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une pièce +d'argent de quatre pence. + +Jamais le manque d'argent ne me parut plus pénible qu'à ce moment- +là. + +Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitôt une petite +bourse en moleskine à fermoir d'argent me fut glissée dans la +main. + +Je payai l'homme et allais rendre la bourse à Edie, mais elle me +força de la garder. + +-- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est là +votre voiture, elle à l'air bien drôle. Mais où vais je m'asseoir? + +-- Sur le sac, dis-je. + +-- Et comment faire pour monter? + +-- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. + +Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantées dans +les miennes. + +Comme elle passait par-dessus le côté de la carriole, son haleine +passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitôt +s'effacèrent par lambeaux ces langueurs vagues et inquiètes de mon +âme. + +Il me sembla que cet instant m'enlevait à moi-même et faisait de +moi un des membres de la race des hommes. + +Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut à un cheval pour +agiter sa queue, et pourtant un événement s'était produit. + +Une barrière avait surgi quelque part. + +J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. + +J'éprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma +timidité, dans ma réserve, je ne sus faire autre chose que +d'égaliser le rembourrage du sac. + +Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait à grand bruit la +direction de Berwick. + +Tout à coup elle se mit à faire voltiger en l'air son mouchoir. + +-- Il a ôté son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a dû être +officier. Il avait l'air très distingué. Peut-être l'avez-vous +remarqué, un gentleman sur l'impériale, très beau, avec un +pardessus brun. + +Je secouai la tête, et toute la joie qui m'avait envahi fit place +à une sotte mauvaise humeur. + +-- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines +vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restées +les mêmes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous +n'avez pas beaucoup changé. J'espère que vos manières sont +meilleures que jadis; vous ne chercherez pas à me mettre des +grenouilles dans le cou, n'est-ce pas? + +Rien qu'à cette idée, je sentis un frisson dans tout le corps. + +-- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse à +West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. + +-- Assurément, c'est bien de la bonté de votre part que +d'accueillir une pauvre fille isolée, dit-elle. + +-- C'est bien de la bonté de votre part que de venir, cousine +Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le +crains, dis-je. + +-- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a +pas beaucoup d'hommes par là-bas, autant qu'il m’en souvient. + +-- Il y a le Major Elliott, à Corriemuir. Il vient passer la +soirée de temps à autre. C'est un brave vieux soldat, qui a reçu +une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. + +-- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles +gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre +âge, dont on peut se faire des amis. À propos, ce vieux docteur si +aigre, il avait un fils, n'est ce pas? + +-- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. + +-- Est-il chez lui? + +-- Non, il reviendra bientôt. Il fait encore ses études à +Édimbourg. + +-- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'à son +retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais être arrivée +à West Inch. + +Je fis arpenter la route à la vieille _Souter Johnnie_, d'une +allure à laquelle elle n'a jamais marché ni avant, ni depuis. + +Une heure après, Edie était assise devant la table à souper. + +Ma mère avait servi non seulement du beurre, mais encore de la +gelée de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait à +la lumière de la chandelle et faisait fort bon effet. + +Je n'eus pas de peine à m'apercevoir que mes parents étaient tout +aussi surpris que moi, du changement qui s'était opéré en elle, +mais qu'ils l'étaient d'une autre façon que moi. + +Ma mère était si impressionnée par l'objet en plumes qu'elle lui +vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, +et ma cousine, de son air joli et léger, la menaçait du doigt +toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. + +Après le souper, quand elle fut allée se coucher, ils ne purent +parler d'autre chose que de son air et de son éducation. + +-- Tout de même, pour le dire en passant, fit mon père, elle n'a +pas l'air d'avoir le coeur brisé par la mort de mon frère. + +Alors, pour la première fois, je me souvins qu'elle n'avait pas +dit un mot à ce sujet, depuis que nous nous étions revus. + + +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX + +Il ne fallut pas longtemps à la cousine Edie pour régner +souverainement à West Inch et pour faire de nous tous, y compris +mon père, ses sujets. + +Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de +nous ne sût combien. + +Lorsque ma mère lui dit que quatre shillings par semaine +paieraient toutes ses dépenses, elle porta spontanément la somme à +sept shillings six pence. + +La chambre du sud, la plus ensoleillée, et dont la fenêtre était +encadrée de chèvrefeuille, lui fut assignée, et c'était merveille +de voir les bibelots qu'elle avait apportés de Berwick pour les y +ranger. + +Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole +ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui +avait la ferme de l'autre côté de la côte. + +Et il était rare qu'elle revînt sans apporter quelque chose pour +l'un de nous; une pipe de bois pour mon père, un plaid des +Shetlands pour ma mère, un livre pour moi, un collier de cuivre +pour Rob, notre collie. + +Jamais on ne vit femme plus dépensière. + +Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa +présence. + +Pour moi, cela changea entièrement l'aspect du paysage. + +Le soleil était plus brillant, les collines plus vertes et l'air +plus doux depuis le jour de sa venue. + +Nos existences perdirent leur banalité, maintenant que nous les +passions avec une telle créature, et la vieille et morne maison +grise prit un tout autre aspect à mes yeux depuis le jour où elle +avait posé le pied sur le paillasson de la porte. + +Cela ne tenait point à sa figure, qui pourtant était des plus +attrayantes, non plus qu'à sa tournure, bien que je n'aie vu +aucune jeune fille qui pût rivaliser en cela avec elle. C'était +son entrain, ses façons drôlement moqueuses, sa manière toute +nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle +rejetait sa robe ou portait la tête en arrière. + +Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. + +C'était enfin ce vif regard de défi, et cette bonne parole qui +ramenait chacun de nous à son niveau. + +Mais non, pas tout à fait à son niveau. + +Pour moi, elle fut toujours une créature lointaine et supérieure. + +J'avais beau me monter la tête et me faire des reproches. + +Quoi que je fisse, je n'arrivais pas à reconnaître que le même +sang coulait dans nos veines et qu'elle n'était qu'une jeune +campagnarde, comme je n'étais qu'un jeune campagnard. + +Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle +s'aperçut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. + +Quand j'étais loin d'elle, j'éprouvais de l'agitation, et pourtant +lorsque je me trouvais avec elle, j'étais sans cesse à trembler de +crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causât de +l'ennui ou ne la fâcha. + +Si j'en avais su plus long sur le caractère des femmes, je me +serais peut-être donné moins de mal. + +-- Vous êtes bien changé de ce que vous étiez autrefois, disait- +elle en me regardant de côté par-dessous ses cils noirs. + +-- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la +première fois, dis-je. + +-- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de +vos manières d'aujourd'hui. Vous étiez si brutal avec moi et si +impérieux, et vous ne vouliez faire qu'à votre tête, comme un +petit homme que vous étiez. Je vous revois encore avec votre +tignasse emmêlée et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous +êtes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prévenant! + +-- On apprend à se conduire, dis-je. + +-- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous étiez. + +Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car +j’aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonné la façon dont +je la traitais d'ordinaire. + +Que ces façons là plussent à tout autre qu'à une personne évadée +d'une maison de fous, voilà qui dépassait tout à fait mon +intelligence. + +Je me rappelai le temps, où la surprenant sur le seuil en train de +lire, je fixais au bout d'une baguette élastique de coudrier de +petites boules d'argile, que je lui lançais, jusqu'à ce qu'elle +finît par pleurer. + +Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau +de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille à la main, avec +tant d'acharnement qu'elle finit par se réfugier, à moitié folle +d'épouvante, sous le tablier de ma mère, et que mon père m'asséna +sur le trou de l'oreille un coup de bâton à bouillie qui m'envoya +rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. + +Voilà donc ce qu'elle regrettait? + +Eh bien, elle se résignerait à s'en passer, car ma main se +sécherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. + +Mais je compris alors pour la première fois, tout ce qu'il y a +d'étrange dans la nature féminine, et je reconnus que l'homme ne +doit point raisonner à ce propos, mais simplement se tenir sur ses +gardes et tâcher de s'instruire. + +Nous nous trouvâmes enfin au même niveau, quand elle dit qu'elle +n'avait qu'à faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, +et que j'étais aussi entièrement à ses ordres que le vieux Rob +était docile à mon appel. + +Vous trouvez que j'étais bien sot de me laisser mettre ainsi la +tête à l'envers. + +Je l'étais peut-être, mais il faut aussi vous rappeler combien +j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions à +chaque instant. + +En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-là sur un +million, et je puis vous garantir que celui-là aurait eu la tête +solide, qui ne se la serait pas laissé mettre à l'envers par elle. + +Tenez, voilà le Major Elliott. + +C'était un homme qui avait enterré trois femmes et qui avait +figuré dans douze batailles rangées. + +Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un +chiffon mouillé, elle qui sortait à peine de pension. + +Peu de temps après qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il +quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, +et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans. + +Il tordait ses moustaches grises des deux côtés, de façon à en +avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne +jambe avec autant de fierté qu'un joueur de cornemuse. + +Que lui avait-elle dit? + +Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet +que du vin vieux. + +-- Je suis monté pour vous voir, mon garçon, dit-il, mais il faut +que je rentre à la maison. Toutefois ma visite n'a pas été perdue, +car elle m'a procuré l'occasion de voir _la belle cousine_, une +jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon +garçon. + +Il avait une façon de parler un peu formaliste, un peu raide, et +il se plaisait à intercaler dans ses propos quelques bouts de +phrases françaises qu'il avait ramassés dans la Péninsule. + +Il aurait continué à me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa +poche le coin d'un journal. + +Je compris alors qu'il était venu, selon son habitude, pour +m'apporter quelques nouvelles. + +Il ne nous en arrivait guère à West Inch. + +-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je. + +Il tira le journal de sa poche et le brandit. + +-- Les Alliés ont gagné une grande bataille, mon garçon, dit-il. +Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps après cela. Les +Saxons l'ont jeté par-dessus bord, et il a subi un rude échec à +Leipzig. Wellington a franchi les Pyrénées et les soldats de +Graham seront à Bayonne d'ici à peu de temps. + +Je lançai mon chapeau en l'air. + +-- Alors la guerre finira par cesser? m'écriai je. + +-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tête d'un air +grave. Ça a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guère la +peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit à +votre sujet. + +-- De quoi s'agissait-il? + +-- Eh bien, mon garçon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, +et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je +pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais +s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous +mes ordres. + +À cette pensée mon coeur bondit. + +-- Ah! oui, je le voudrais! m'écriai-je. + +-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en état de +me présenter à l'examen médical, et il y a bien des chances pour +que Boney soit mis en lieu sûr avant ce délai. + +-- Puis il y a ma mère, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. + +-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. + +Et il s'éloigna en clopinant. + +Je m'assis dans la bruyère, mon menton dans la main, en tournant +et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major +en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- +dessus son épaule, pendant qu'il grimpait la montée de la colline. + +C'était une bien chétive existence, que celle de West Inch, où +j'attendais mon tour de remplacer mon père, sur la même lande, au +bord du même ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette +maison grise devant les yeux. + +Et de l'autre côté, il y avait la mer bleue. + +Ah, en voilà une vie pour un homme! + +Et le major, un homme qui n'était plus dans la force de l'âge, il +était blessé, fini, et pourtant il faisait des projets pour se +remettre à la besogne alors que moi, à la fleur de l'âge, je +dépérissais parmi ces collines! + +Une vague brûlante de honte me monta à la figure, et je me levai +soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le +rôle d'un homme. + +Pendant deux jours, je ne fis que songer à cela. + +Le troisième, il survint un événement qui condensa mes +résolutions, et aussitôt les dissipa, comme un souffle de vent +fait disparaître une fumée. + +J'étais allé faire une promenade dans l'après-midi avec la cousina +Edie et Rob. + +Nous étions arrivé au sommet de la pente qui descend vers la +plage. + +L'automne tirait à sa fin. + +Les herbes, en se flétrissant, avaient pris des teintes de bronze, +mais le soleil était encore clair et chaud. + +Une brise venait du sud par bouffées courtes et brûlantes et +ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. + +J'arrachai une brassée de fougère pour qu'Edie pût s'asseoir. Elle +s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous +les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la +chaleur et la lumière. + +Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tête de Rob sur +mon genou. + +Comme nous étions seuls dans le silence de ce désert, nous vîmes, +même en cet endroit, s'étendre sur les eaux, en face de nous, +l'ombre du grand homme de là bas qui avait écrit son nom en +caractères rouges sur toute la carte d'Europe. + +Un vaisseau arrivait poussé par le vent. + +C'était un vieux navire de commerce à l'aspect pacifique, qui, +peut-être avait Leith pour destination. + +Il avait les vergues carrées et allait toutes voiles déployées. + +De l'autre côté, du nord est, venaient deux grands vilains +bateaux, gréés en lougres, chacun avec un grand mât et une vaste +voile carrée de couleur brune. + +Il était difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil +que celui de ces trois navires qui marchaient en se balançant, par +une aussi belle journée. + +Mais tout à coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et +un tourbillon de fumée noire. + +Il en jaillit autant du second. + +Puis le navire riposta: rap, rap, rap! + +En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussée du coude, écarté le +ciel, et sur les eaux se déchaînaient la haine, la férocité, la +soif de sang. + +Au premier coup de feu, nous nous étions relevés, et Edie, toute +tremblante, avait posé sa main sur mon bras. + +-- Ils se battent, Jock, s'écria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont- +ils? + +Les battements de mon coeur répondaient aux coups de canon, et +tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupée, ce fut: + +-- Ce sont deux corsaires français, des chasse-marée, comme ils +les appellent là-bas, c'est un de nos navires de commerce, et +aussi sûr que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le +major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et +qu'ils sont aussi bourrés d'hommes qu'il y a de nourriture dans un +boeuf. Pourquoi cet imbécile ne bat-il pas en retraite vers la +barre à l'embouchure de la Tweed? + +Mais il ne diminua pas un pouce de toile. + +Il se balançait toujours de son air entêté, pendant qu'une petite +boule noire était hissée à la pointe de son grand mât, et que le +magnifique vieux drapeau apparaissait tout à coup et ondulait à +ses drisses. + +Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits +canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient +les baux du lougre. + +Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. + +Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accrochés +à ses hanches. + +Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppée +dans la fumée, d'où pointaient çà et là les vergues. D'en haut et +du centre de ce nuage partaient, comme l'éclair, de rouges langues +de flammes. + +C'était un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris +de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles +en tintèrent encore. + +Pendant une heure d'horloge, le nuage poussé par l'enfer se +déplaça lentement sur les flots, et nous restâmes là, le coeur +saisi, à regarder le battement du pavillon, nous écarquillant les +yeux pour voir s'il était toujours à sa place. + +Puis, tout à coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme +que jamais, se remit en marche. + +Quand la fumée se fut un peu dissipée, nous vîmes un des lougres +vacillant comme un canard qui tombe à l'eau, avec une aile cassée, +tandis que sur l'autre, on se hâtait d'embarquer l'équipage avant +qu'il ne coulât à pic. + +Pendant toute cette heure, toute ma vie avait été concentrée dans +la bataille. + +Le vent avait emporté ma casquette, mais je n'y avais pas pris +garde. + +Alors, le coeur débordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et +rien qu'en la voyant je me retrouvai en arrière de six ans. + +Son regard avait repris sa fixité, ses lèvres étaient +entrouvertes, comme quand elle était toute petite, et ses mains +menues étaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets +comme de l'ivoire. + +-- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant à la bruyère et aux +buissons de genêts, quel homme fort, quelle résolution! Quelle est +la femme qui ne serait pas fière d'un tel mari? + +-- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'écriai-je avec enthousiasme. + +Elle me regarda. On eût dit qu'elle avait oublié mon existence. + +-- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme +dit-elle, mais voilà où on en est quand on habite la campagne. On +n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons à rien +faire de mieux. + +Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien +qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que +fût son intention, ses paroles me donnèrent la même sensation que +si elles avaient traversé tout droit un nerf mis à nu. + +-- C'est très bien, cousine Edie, dis-je en m'efforçant de parler +avec calme, voilà qui achève de me décider. J'irai ce soir +m'enrôler à Berwick. + +-- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat? + +-- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste à la campagne est +nécessairement un lâche. + +-- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous +avez meilleur air quand vous êtes on colère. Je voudrais voir +toujours vos yeux étinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme +cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sûre, c'est pour +plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. + +-- Je vous ferai voir si je plaisante. + +Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi à la +cuisine, ou ma mère et mon père étaient assis de chaque côté de la +cheminée. + +-- Mère, m'écriai-je, je pars me faire soldat. + +Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils +n'auraient pas été plus atterrés, car en ce temps-là, les +campagnards méfiants et aisés estimaient que le troupeau du +sergent se composait principalement des moutons noirs. + +Mais, sur ma parole, ces bêtes noires ont rendu un fameux service +à leur pays. + +Ma mère porta ses mitaines à ses yeux, et mon père prit un air +aussi sombre qu'un trou à tourbe. + +-- Non! Jock, vous êtes fou, dit-il. + +-- Fou ou non, je pars. + +-- Alors vous n'aurez pas ma bénédiction. + +-- En ce cas je m'en passerai. + +À ces mots ma mère jette un cri et me met ses bras autour du cou. + +Je vis sa main calleuse, déformée, pleine de noeuds qu'y avait +produits la peine qu'elle s'était donnés pour m'élevez, et cela me +parla plus éloquemment que n'eût pu faire aucune parole. + +Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonté aussi dure que le +tranchant d'un silex. + +Je la forçai d'un baiser à se rasseoir; puis je courus dans ma +chambre pour préparer mon paquet. + +Il faisait déjà sombre, et j'avais à parcourir un long trajet à +pied. + +Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me +hâtai de partir. Au moment où j'allais mettre le pied dehors par +une porte de côté, quelqu'un me toucha l'épaule. + +C'était Edie, debout à la lueur du couchant. + +-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir? + +-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir. + +-- Mais votre père ne le veut pas, votre mère non plus. + +-- Je le sais. + +-- Alors pourquoi partir? + +-- Vous devez bien le savoir. + +-- Pourquoi, enfin. + +-- Parce que vous me faites partir. + +-- Je ne tiens pas à ce que vous partiez, Jock. + +-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne +sont bons qu'à y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne +faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous +trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idée. + +Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brûlaient les +lèvres. + +Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air à la +fois railleur et caressant. + +-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette +raison là que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez +si... si je suis bonne pour vous? + +Nous étions face à face et fort près. + +En un instant la chose fut faite. + +Mes bras l'entourèrent. + +Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, +sur les yeux. + +Je la pressai contre mon coeur. + +Je lui dis bien bas quelle était tout pour moi, tout, et que je ne +pouvais pas vivre sans elle. + +Edie ne répondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la +tête, et quand elle me repoussa en arrière, elle n'y mit pas +beaucoup d'effort. + +-- Oh! vous êtes bien rude, vieux petit effronté, dit-elle en +tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouée, +Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. + +Mais j'avais tout à fait cessé de la craindre, et un amour, dix +fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. + +Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. + +-- Vous êtes à moi, bien à moi, m'écriai-je. Je n'irai pas à +Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. + +Mais à ce mot de mariage, elle éclata de rire. + +-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index. + +Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie +me fit une jolie petite révérence et rentra à la maison. + + +IV -- LE CHOIX DE JIM + +Et alors se passèrent ces six semaines qui furent une sorte de +rêve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. + +Je vous ennuierais si je me mettais à vous conter ce qui se passa +entre nous. + +Et pourtant comme c'était grave, quelle importance décisive cela +devait avoir sur notre destinée dès ce temps-là! + +Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantôt vive, +tantôt sombre comme une prairie au-dessous de laquelle défilent +des nuages; ses colères sans causes, ses brusques repentirs, qui +tour à tour faisaient déborder en moi la joie ou le chagrin. + +Voilà ce qu'était ma vie: tout le reste n'était que néant. + +Mais il restait toujours dans les dernières profondeurs de mes +sentiments une inquiétude vague, la peur d'être pareil à cet homme +qui étendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la +véritable Edie Calder, si près de moi qu'elle parût, était en +réalité bien loin de moi. + +Elle était, en effet, bien malaisée à comprendre. + +Elle l'était du moins pour un jeune campagnard à l'esprit peu +pénétrant, comme moi. + +Car, si j'essayais de l'entretenir de mes véritables projets, de +lui dire qu'en prenant la totalité de Corriemuir, nous pourrions +ajouter à la somme nécessaire pour ce surplus de fermage, un +bénéfice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait +d'ajouter un salon à West Inch, et d'en faire une belle demeure +pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait à bouder, à +baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour +m'écouter. + +Mais si je la laissais s'abandonner à ses rêves sur ce que je +pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant +que j'étais le véritable héritier du laird, ou bien si, sans +cependant m'engager dans l'armée, chose dont elle ne voulait pas +entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le +nom serait dans la bouche de tous, alors elle était aussi +charmante qu'une journée de mai. + +Je me prêtais de mon mieux à ce jeu, mais il finissait toujours +par m'échapper un mot malheureux pour prouver que j'étais toujours +Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses +lèvres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. + +Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre à terre, et si +la rupture n'était pas arrivée d'une manière, elle le serait d'une +autre. + +La Noël était passée, mais l'hiver avait été doux. + +Il avait fait juste assez froid pour qu'on pût marcher sans danger +dans les tourbières. + +Edie était sortie par une belle matinée, et elle était rentrée +pour déjeuner avec les joues rouges d'animation. + +-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit- +elle. + +-- J'ai entendu dire qu'on l'attend. + +-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontré sur la lande. + +-- Quoi! vous avez rencontré Jim Horscroft? + +-- Je suis sûre que ce doit être lui. Un gaillard de tournure +superbe, un héros, avec une chevelure noire et frisée, le nez +court et droit, et des yeux gris. Il a des épaules comme une +statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tête +atteindrait tout juste à son épingle de cravate. + +-- Je vais jusqu'à son oreille, Edie, m'écriai-je avec +indignation. Du moins, si c'était bien Jim! Est-ce qu'il avait au +coin de la bouche une pipe en bois brun? + +-- Oui, il fumait; il était habillé de gris et il avait une belle +voix forte et grave. + +-- Ha! Ho! vous lui avez parlé, dis-je. + +Elle rougit légèrement, comme si elle en avait dit plus long +qu'elle ne voulait. + +-- Je me dirigeais vers un endroit où le sol était un peu mou, et +il m'a avertie. + +-- Ah! oui ce doit être le bon vieux Jim dis-je, voilà des années +qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle +que de biceps. Oui, pardieu, le voilà mon homme en chair et en os. + +Je l'avais vu par la fenêtre de la cuisine, et je m'élançai à sa +rencontre, tenant à la main mon beignet entamé. + +Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main +et les yeux brillants. + +-- Ah! Jock, s'écria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. +Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. + +Mais soudain il coupa cours à ses propos et regarda par-dessus mon +épaule, avec de grands yeux. + +Je me retournai. + +C'était Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui était debout +sur là seuil. + +Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant! + +-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. + +-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le déjeuner, Mr +Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire futé. + +-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. + +-- Moi aussi, et presque toujours je vais par là-bas, dit-elle. +Mais, dites-moi, Jock, vous n'êtes guère empressé à recevoir votre +ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il +faudra que je m'en charge à votre place pour en sauver la +réputation. + +Au bout de quelques minutes, nous étions avec les vieux, et Jim +s'attablait devant son assiette de potage. + +Il disait à peine un mot et restait toujours la cuillère en l'air +à contempler Edie. + +Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades. + +Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et +qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. + +-- Jock me disait que vous faisiez vos études pour devenir +docteur, dit-elle, mais comme cela doit être difficile, et qu'il +doit falloir de temps pour acquérir les connaissances nécessaires! + +-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, +mais j'en viendrai à bout tout de même. + +-- Ah! vous êtes brave! Vous êtes résolu, vous fixez votre regard +sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous +arrêter. + +-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui +a commencé avec moi a déjà sa plaque à sa porte, alors que je ne +suis encore qu'un étudiant. + +-- C'est que vous êtes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les +gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, +quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carrière! Vous +portez la guérison partout où vous allez. Vous rendez la force à +ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de +l'humanité. + +L'honnête Jim se démenait sur sa chaise, en entendant ces mots. + +-- Je n'ai pas des mobiles aussi élevés, je le crains bien, Miss +Calder, dit-il. Je songe à gagner ma vie, à continuer la clientèle +de mon père. Voilà ce que je vise, et si j'apporte la guérison +d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une pièce d'une +couronne. + +-- Comme vous êtes franc et sincère! s'écria-t-elle. + +Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus, +arrangeait adroitement son langage de façon à l’encourager à +entrer dans son rôle, et s'y prenait de la manière que je +connaissais si bien. + +Avant qu'il fût subjugué, je pus voir qu'il avait la tête toute +bourdonnante de l'éclat de sa beauté et de ses propos engageants. + +Je frissonnais d'orgueil à penser quelle haute idée il aurait de +ma parenté. + +-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir +m'en empêcher, au moment où nous fûmes sur le seuil, et pendant +qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. + +-- Belle! s'écria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son égale. + +-- Nous devons nous marier, dis-je. + +Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. + +Puis il ramassa sa pipe et s'éloigna sans mot dire. + +Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. + +Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tête +penchée sur la poitrine. + +Mais je n'étais pas près de l'oublier! La cousine Edie eut cent +questions à me faire au sujet de ses années d'adolescence, de sa +vigueur, des femmes qu'il devait connaître probablement: elle n'en +savait jamais assez. + +Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journée, +mais d'une façon moins agréable. + +Ce fut par mon père, qui rentra le soir, ne faisant que parler du +pauvre Jim. + +Le pauvre Jim avait passé tout ce temps à boire. + +Dès midi, étant gris, il était descendu aux coteaux de Westhouse, +pour se battre avec le champion Gipsy et on n'était pas certain +que l'homme passât la nuit. + +Mon père avait rencontré Jim sur la grande route, terrible comme +un nuage chargé de foudre, et prêt à insulter le premier qui +passait. + +-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientèle, +s'il commence à rompre les os aux gens. + +La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour +faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans +la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais à Corriemuir par le +sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui +marchait à grands pas. + +Mais ce n'était plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait +partagé notre soupe l'autre matin. + +Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet était défait, ses cheveux +emmêlés, sa figue toute brouillée, comme celle d'un homme qui a +passé la nuit à boire. + +Il tenait un bâton de frêne, dont il se servait pour cingler les +genêts de chaque côté du sentier. + +-- Eh bien, Jim, dis-je. + +Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une +fois à l'école, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait +dans son tort et mettait toute sa volonté à s'en tirer à force +d'effronterie. + +Il ne me répondit pas un mot. Il me dépassa sur le sentier étroit +et s'éloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout +de frêne et abattant les broussailles. + +Ah! certes, je ne lui en voulais pas. + +J'étais fâché, très fâché, voilà tout. + +Certes, je n'étais point aveugle au point de ne point voir ce qui +se passait. + +Il était amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire à l'idée +qu'elle serait à moi. + +Pauvre garçon, que pouvait-il y faire? + +Peut-être qu'à sa place je me serais conduit comme lui. + +Il y avait eu un temps où je m'étonnais qu'une jeune fille pût +ainsi mettre à l'envers la tête d’un homme plein de force, mais +j'en savais maintenant davantage. + +Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis +arriva cette journée, de jeudi qui devait changer le cours de +toute mon existence. + +Ce jour-là, je me réveillai de bonne heure, avec ce petit frisson +de joie, si exquis au moment où l'on ouvre les yeux. + +La veille, Edie avait été plus charmante que d'ordinaire. + +Je m'étais endormi en me disant qu’après tout, je pouvais bien +avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des +imaginations, sans se monter la tête, elle commençait à éprouver +de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West +Inch. + +C’était cette même pensée, qui, restée en mon coeur, était cause +de ce petit gazouillement matinal de joie. + +Puis je me rappelai qu'en me dépêchant, je serais prêt pour sortir +avec elle, car elle avait l’habitude d'aller se promener dès le +lever du soleil. + +Mais j'étais arrivé trop tard. + +Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et +la chambre vide. + +« Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-être, et nous +reviendrons ensemble. + +Du haut de la côte de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour; +donc, prenant mon bâton, je partis dans cette direction. + +La journée était claire, mais froide, et le ressac faisait +entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il +n'y eût point eu de vent dans notre région. + +Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air léger et vif +du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, +un peu essoufflé, parmi les genêts du sommet. + +En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis +la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim +Horscroft qui marchait côte à côte avec elle. + +Ils n'étaient pas bien loin, mais ils étaient trop occupés l'un de +l'autre pour me voir. + +Elle allait lentement, la tête penchée, de ce petit air espiègle +que je connaissais si bien. + +Elle détournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps à +autre. + +Il marchait près d'elle, la contemplant, et baissant la tête, dans +l'ardeur de son langage. + +Puis, à quelque propos qu’il lui tint, elle lui posa une main +caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la +souleva et l'embrassa à plusieurs reprises. + +À cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un +mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb, +l'air d'un cadavre, les yeux fixés sur eux. + +Je la vis lui mettre la main sur l'épaule, et accueillir les +baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. + +Puis il la remit à terre. + +Je reconnus que cette scène avait été celle de leur séparation, +car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient +trouvés à portée d'être vus des fenêtres du haut de la maison. + +Elle s'éloigna à pas lents, et il resta là pour la suivre des +yeux. + +J'attendis qu'elle fût à quelque distance. Alors je descendis, +mais mon saisissement était tel, que j'étais à peine à une +longueur de main de lui quand il passa près de moi. + +Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrèrent les miens. + +-- Ah! Jock! dit-il, déjà sur pied. + +-- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupée. + +Ma gorge était devenue si sèche que je parlais du ton d'un homme +qui a une angine. + +-- Ah! vraiment! dit-il. + +Puis il sifflota un instant. + +-- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fâché. Je comptais aller +à West Inch aujourd'hui même, pour m’expliquer avec vous. Mieux +vaut qu'il en soit ainsi peut-être. + +-- Le bel ami que vous faites! dis-je. + +-- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses +mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire où +nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je +ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai déjà rencontré Edie... +c'est à dire Miss Calder, le matin de mon arrivée, et il y avait +certains détails qui m'ont fait supposer qu'elle était libre, et +dans cette conviction, j'ai laissé mon esprit se lancer à sa +poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'était pas libre, qu'elle +était votre fiancée, et ce fût le coup le plus dur que j'aie reçu +depuis longtemps. Cela m'a mis complètement hors de moi. J'ai +passé des jours à faire des sottises, et c'est par un hasard +heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le +hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon âme, +Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous, +cette idée la fit rire. C'étaient affaires entre cousin et +cousine, disait-elle, mais quant à n'être pas libre, et à ce que +vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'étaient des bêtises. +Ainsi vous le voyez, Jock, je n'étais pas tant à blâmer que cela, +après tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir +par sa conduite envers vous, que vous vous étiez mépris en croyant +avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez dû remarquer qu'elle +vous a à peine dit un mot pendant ces deux dernières semaines. + +J'éclatai d'un rire amer. + +-- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'étais le +seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti +d'aimer. + +Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'épaule +et avança sa tête pour regarder dans mes yeux. + +-- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proférer un +mensonge. Vous n'êtes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce +pas? Vous êtes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous +agissons franchement, d'homme à homme? + +-- C'est la vérité de Dieu, dis-je. + +Il resta à me considérer, la figure contractée, comme celle d'un +homme en qui se livre un rude combat intérieur. + +Deux longues minutes se passèrent avant qu'il parlât. + +-- Voyons, Jock, dit il, cette femme là se moque de nous deux. +Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime à +West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de +diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur +d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable +l'infernale coquine. + +Mais c'était trop me demander. + +Au fond du coeur, il m'était impossible de la maudire, plus +impossible encore de rester impassible à écouter un autre mal +parler d'elle. Non, quand même cet autre eût été mon plus vieil +ami. + +-- Pas de gros mots, m'écriai-je. + +-- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos bénins. Je +l'appelle du nom qu'elle devrait porter. + +-- Ah! vraiment? dis je en ôtant mon habit. Attention, Jim +Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le +ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le +château de Berwick. + +Il retroussa les manches de son habit jusqu’au coude. Ce fut pour +les rabattre lentement. + +-- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de +poids et cinq pouces de taille, c'est une différence qui ne peut +se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se +prennent corps à corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah! +par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix? + +Je me retournai. + +Elle était là, à moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, +aussi indifférent que nous paraissions emportés, fiévreux. + +-- J'étais tout prés de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus +parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour +savoir de quoi il s'agissait. + +Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le +poignet. + +Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira +jusqu'à l'endroit où j'étais resté. + +-- Eh bien, Jock, voilà assez de sottises comme cela, dit-il. La +voici, lui demanderons-nous de déclarer lequel de nous elle +préfère? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous +sommes tous deux ici? + +-- J'y consens, répondis-je. + +-- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure +que je ne tournerai pas seulement un oeil de son côté. En ferez- +vous autant pour moi? + +-- Oui, je le ferai. + +-- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnêtes +gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous +connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier +soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez; +maintenant parlez carrément, sans détour. Nous voici devant vous: +prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock +ou de moi? + +Vous croyez peut-être la demoiselle accablée de confusion. + +Loin de là, ses yeux brillaient de joie. + +Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus +fière. + +Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un à l'autre de nous, sa +figure éclairée par le froid soleil du matin, elle avait l'air +plus charmante que jamais. + +Jim était aussi de cet avis, j’en suis sûr, car il lâcha son +poignet, et l'expression de dureté de sa physionomie l'adoucit. + +-- Allons, Edie, lequel sera-ce? + +-- Sots gamins! s'écria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock, +vous savez combien j'ai d'affection pour vous. + +-- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. + +-- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que +Jim. + +Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre +le coeur de Jim. + +-- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'épaule +d'Edie. + +Je voyais... + +Je rentrai à West Inch, transformé en un tout autre homme. + + +V -- L'HOMME D’OUTRE-MER + +Je n'étais point homme à rester assis et geignant près d'une +cruche cassée. + +Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le rôle qui convient à +un homme c'est de n'en plus parler. + +Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il +l'est encore un peu, quand j'y pense, après tant d’années et un +heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la +chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le +jour de la promenade sur la côte. + +Je fus pour elle un frère, rien de plus. + +Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la +nécessité de tirer durement sur le mors. + +Même alors elle tournait autour de moi, avec ses façons câlines, +ses histoires que Jim était bien rude avec elle, et combien elle +avait été heureuse au temps où j'étais bien disposé pour elle. + +Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne +pouvait agir autrement. + +Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, étaient fort +heureux. + +Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu dès qu'il +serait reçu docteur. + +Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine à West Inch +avec nous. + +Mes parents en étaient contents et je faisais de mon mieux pour +être content de mon côté. + +Il y eut peut-être un peu de froideur entre lui et moi dans les +commencements. + +Ce n'était plus de lui à moi cette vieille amitié de camarades +d'école. Mais plus tard, quand la douleur fut passée, il me semble +qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste +motif pour me plaindre de lui. + +Nous étions donc restés amis, jusqu'à un certain point. + +Il avait oublié toute sa colère contre elle. Il eût baisé +l'empreinte laissée par ses souliers dans la boue. + +Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. +C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. + +Nous avions dépassé Brampton House et contourné le bouquet de pins +qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. + +On était alors au printemps. + +La saison était en avance, de sorte qu'à la fin d'avril les arbres +étaient déjà bien en feuilles. + +Il faisait aussi chaud qu'en un jour d’été. + +Aussi fûmes-nous extrêmement surpris de voir un immense brasier +grondant sur la pelouse qui s'étendait devant la porte du Major. + +Il y avait là la moitié d'un pin, et les flammes jaillissaient +jusqu’à la hauteur des fenêtres de la chambre à coucher. + +Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fûmes bien +autrement stupéfaits de voir le major sortir, un grand pot d'un +quart à la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son +ménage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du +feu. + +C'était un homme très doux, tranquille, comme on le savait dans +tout le pays, et voilà qu'il se prenait le rôle du vieux Nick à la +danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa +pinte au-dessus de sa tête. + +Nous arrivâmes au pas de course. + +Il n'en mit que plus d'entrain à l'agiter, quand il nous vit +approcher. + +-- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix! + +À ces mots, nous nous mîmes aussi à danser et chanter, car depuis +si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait +que de guerre. + +On était excédé; l'ombre avait plané si longtemps au-dessus de +nous, que nous étions tout étonnés de sentir qu'elle avait +disparu. + +Vraiment c'était un peu trop fort à croire, mais le major dissipa +nos doutes par son dédain. + +-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'écria-t-il en s'arrêtant, et +appuyant la main sur son côté. Les Alliés ont occupé Paris. Boney +a jeté le manche après la cognée, et tous ses hommes jurent +fidélité à Louis XVIII. + +-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'épargnera? + +-- Il est question de l'envoyer à l'île d'Elbe, où il sera hors +d'état de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en +tireront pas à aussi bon compte. Il a été commis pendant ces +derniers vingt ans des actes qui n'ont point été oubliés, et il y +a encore quelques vieux comptes à régler. Mais c'est la Paix! la +Paix. + +Et il se remit à ses gambades, le pot en main, autour de son feu +de joie. + +Nous passâmes quelques instants avec le major. + +Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers la plage, en causant de +cette grande nouvelle et de ce qui s’en suivrait. + +Il savait peu de choses. + +Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustâmes tout cela, nous +dîmes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves +gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient où ils +voudraient en sécurité, que nous démolirions tous les signaux de +feu établis sur la côte, car désormais nul ennemi n’était à +craindre. + +Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, +et nous regardions l'antique Mer du Nord. + +Et Jim, qui allait à grands pas près de moi, si plein de santé et +d'ardeur, il ne se doutait guère qu'à ce moment même il avait +atteint le point culminant de son existence, et que désormais il +ne cesserait de descendre la pente. + +Il flottait sur la mer une légère buée, car les premières heures +de la matinée avaient été très brumeuses et le soleil n'avait pas +tout dissipé. + +Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vîmes tout à coup +émerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du +côté de la terre en se balançant. + +Un seul homme était assis à la manoeuvre, et le bateau louvoyait +comme si l'homme avait de la peine à se décider pour atterrir sur +la plage ou s'éloigner. + +À la fin, comme si notre présence lui eût fait prendre son parti, +il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les +galets, juste à nos pieds. + +Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traîna l'avant sur la +plage. + +-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- +tour pour s'adresser à nous. + +C'était un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais +d'une maigreur excessive. + +Il avait les yeux perçants, très rapprochés, entre lesquels se +dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de +moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. + +Il était vêtu fort convenablement, d'un costume brun à boutons de +cuivre, et chaussé de grandes bottes que l'eau de mer avait +durcies et rendues fort rugueuses. + +Il avait la figure et les mains d'un teint si foncé qu'on aurait +pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau +pour nous saluer, nous vîmes que son front était très blanc et que +la nuance si foncée de son teint n'était que superficielle. + +Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait +un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La +question ainsi faite était facile à comprendre, mais on eût dit +qu'il y avait derrière elle une menace, on eût dit qu'il comptait +sur la réponse comme sur une obligation et non comme sur une +faveur. + +-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de +sa botte sur les galets. + +-- Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait de rire. + +-- Angleterre? Écosse? + +-- Écosse, mais c'est l'Angleterre de l’autre côté de ces arbres, +là-bas. + +-- Bon, je sais où je suis, maintenant! Je me suis trouvé dans le +brouillard sans boussole pendant près de trois jours, et je ne +m'attendais plus à revoir la terre. + +Il parlait l'anglais très couramment, mais de temps à autre avec +des tournures étranges de phrases + +-- Alors d'où venez-vous? demanda Jim. + +-- J'étais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brièvement. +Quelle est cette ville, par là-bas? + +-- C'est Berwick. + +-- Ah! très bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller +plus loin. + +Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il +vacilla fortement, et il serait tombé s'il n'avait pas saisi la +proue. + +Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les +yeux flambants comme ceux d'une bête sauvage. + +-- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la +sonorité d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la +garde! + +Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, et brusquement, la tête +en avant, il s'abattit, tout recroquevillé, en un tas brun, sur le +sable. + +Jim Horscroft et moi, nous restions là stupéfaits à nous regarder. + +L'arrivée de cet homme avait été si étrange, ainsi que ses +questions, et ce brusque incident! + +Nous le prîmes chacun par une épaule et l’étendîmes sur le dos. + +Il était ainsi allongé, avec son nez proéminent, sa moustache de +chat, mais les lèvres exsangues, la respiration si faible, qu'elle +eût à peine agité une plume. + +-- Il se meurt, Jim, m'écriai je. + +-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de +pain dans le bateau. Peut-être y a-t-il quelque chose dans le sac? + +Il s'élança et rapporta un sac noir en cuir. + +Avec un grand manteau bleu, c'était les seuls objets qui se +trouvassent dans le bateau. + +Le sac était fermé, mais Jim l'ouvra en un instant; il était à +moitié plein de pièces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais +vu autant, non, pas même la dixième partie. + +Il devait y en avoir des centaines; c’étaient des souverains +anglais tout brillants, tout neuf. + +À vrai dire, cette vue nous avait si fortement intéressés que nous +ne songions plus du tout à leur possesseur jusqu'au moment où il +nous rappela près de lui par une plainte. + +Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Sa mâchoire inférieure +retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses +rangées de dents blanches comme les dents de loup. + +-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au +ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, +ou il est perdu. En attendant, je défais ses vêtements. + +Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, +rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. + +Jim avait déboutonné l'habit et la chemise de l'homme. + +Nous répandîmes de l'eau sur lui et nous en fîmes pénétrer +quelques gouttes entre les lèvres. + +Cela produisit un bon effet, car après deux ou trois fortes +inspirations, il se mit sur son séant et se frotta lentement les +yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. + +Mais, à ce moment-là, ce n'était point sa figure que Jim et moi +nous considérions; c'était sa poitrine découverte. + +On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- +dessous de la clavicule et l'autre à peu près au milieu du côté +droit. + +La peau de son corps était extrêmement blanche jusqu'à la ligne +brune du cou. Aussi les trous froncés et rouges n'en +apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte générale. + +D'en haut je pus voir qu'il y avait une dépression correspondante +dans la dos à un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour +l'autre. + +Si dépourvu d'expérience que je fusse, je pouvais dire ce que cela +signifiait. + +Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine. L'une d’elles +l'avait traversée; l'autre y était restée. + +Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit +sa chemise d'un air soupçonneux. + +-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tête? Ne faites +pas attention à ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crié? + +-- Vous avez crié au moment même où vous êtes tombé. + +-- Qu'est-ce que j'ai crié? + +Je le lui répétai, quoique ce fussent des mots à peu près +dépourvus de toute signification pour moi. + +Il nous regarda fixement l'un après l'autre, puis haussa les +épaules: + +-- Ça fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette +question: que vais-je faire à présent? Je ne me serais pas cru si +faible. Où êtes-vous allés prendre cette eau? + +Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas +incertain. + +Là il s'étendit sur le ventre et se mit à boire, si longtemps que +je crus qu'il n'en finirait pas. + +Son long cou plissé se tendait comme celui d'un cheval, et il +faisait à chaque gorgée un fort bruit de lapement avec ses lèvres. + +Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa +moustache avec sa manche. + +-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose à manger? + +J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de +galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. + +Puis, il sortit les épaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa +les côtes de la paume de sa main. + +-- Je suis sûr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez été +très bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu +l'occasion d'ouvrir ma sacoche. + +-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous +avez perdu connaissance. + +-- Ah! je n'ai pas grand-chose là dedans, tout au plus... comment +dites-vous cela?... quelques économies. Ce n'est pas une grosse +somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'à ce que +je trouve quelque chose à faire. D'ailleurs il me semble qu'on +pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait été +impossible de tomber sur un pays plus paisible, où il n'y a peut- +être pas l'ombre d'un _gendarme_ à cette distance de la ville. + +-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous êtes, d'où vous +venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d'un ton rébarbatif. + +L'étranger le toisa des pieds à la tête, d'un air connaisseur. + +-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une +compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, +j'aurais le droit de m'en fâcher, s'il s'agissait de tout autre +que vous, mais vous avez le droit d'être renseigné, après m'avoir +traité avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. +Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de +Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le +bateau. + +-- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. + +Mais il me lança ce regard direct qui décèle l'honnête homme. + +-- C'est vrai, mais le navire était de Dunkerque, et ce bateau est +une de ses chaloupes. L'équipage est parti sur le grand canot, et +le navire a coulé si rapidement que je n'ai eu le temps de rien +embarquer. C'était lundi. + +-- Et nous voici au jeudi! Vous êtes resté trois jours sans +aliments ni boissons? + +-- C'est trop long, dit-il. Déjà je me suis trouvé en pareille +situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais +laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un +logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente +de la côte. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par là-bas? + +-- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Français: +Il se réjouit parce que la paix a été conclue. + +-- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de +mon côté j'ai fait un peu la guerre ici et là. + +Il n'avait point l'air content, car il avait froncé ses sourcils +très bas sur ses yeux perçants. + +-- Vous êtes Français, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous +descendions ensemble. + +Il tenait à la main sa sacoche noire et avait jeté sur son épaule +son grand manteau bleu. + +-- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens +sont plus Allemands que Français. Pour moi, j'ai été dans tant de +pays que je me trouve chez moi n'importe où. J'ai été grand +voyageur. Et où pensez-vous que je pourrais trouver un logement? + +Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les +yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est +écoulé depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce +singulier personnage. + +Il m'avait inspiré, je crois, de la défiance, et pourtant il +exerçait sur moi de la fascination. + +Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses +façons de s'exprimer, je ne sais quoi qui différait entièrement de +tout ce que j'avais vu jusqu'alors. + +Jim Horscroft était un bel homme, et le Major Elliott un homme +brave, mais il manquait à tous deux quelque chose que possédait +cet inconnu: c'était ce coup d'oeil alerte et vif, cet éclat des +yeux, cette distinction indéfinissable à décrire. + +Puis, nous l'avions sauvé alors qu'il gisait, respirant à peine, +sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme à +qui l’on a rendu service. + +-- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis à peu près sûr +de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-là, +vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. + +Il ôta son chapeau et s'inclina avec toute la grâce imaginable. +Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraîna à l'écart. + +-- Vous êtes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est +qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir +vous mêler de ses affaires? + +Mais j'étais l'être le plus obstiné qu'ait jamais chaussé une +paire de bottes, et la plus sûre façon de me faire aller en avant, +c'était de me tirer en arrière. + +-- C'est un étranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur +lui, dis-je. + +-- Vous en serez fâché, dit-il. + +-- Cela se peut. + +-- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser à +votre cousine Edie. + +-- Edie est parfaitement capable de se garder elle-même. + +-- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il +vous plaira! s'écria-t-il en un de ses brusques accès de colère. + +Et sans ajouter un mot, pour prendre congé de l'un ou de l'autre +de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du +côté de la maison de son père. + +Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous +descendions ensemble. + +-- Je crois bien que je ne lui ai guère plu, dit-il. Je vois très +bien qu'il vous a cherché querelle parce que vous m'emmenez chez +vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par +hasard que j'ai volé l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, +qu'est-ce qu'il craint? + +-- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est égal. Pas un +étranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. + + +VI -- UN AIGLE SANS ASILE + +Mon père me parut être presque de l'avis de Jim Horscroft, car il +ne montra pas un empressement extrême à l'égard de ce nouvel hôte; +il le toisa du haut en bas d'un air très interrogateur. + +Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je +remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en +voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se réduisait +toujours à deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se +fermèrent d'eux-mêmes, car je crois bien que pendant ces trois +jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mangé. + +C'était une bien pauvre chambre que celle où je le conduisis, mais +il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et +s'endormit aussitôt. + +Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre +était contiguë à la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous +avions un hôte sous notre toit. + +Le lendemain matin, quand je descendis, je m'aperçus qu'il m'avait +devancé, car il était assis en face de mon père à la table de +l'embrasure de la fenêtre, dans la cuisine, leurs têtes se +touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de +pièces d'or. + +À mon entrée, mon père leva sur moi des yeux où je vis un éclair +d'avidité que je n'y avais jamais remarqué jusqu'alors. + +Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha +aussitôt. + +-- Très bien, monsieur, la chambre est à vous, et vous paierez +toujours d'avance le trois du mois. + +-- Ah! voici mon premier ami, s'écria de Lapp en me tendant la +main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, +mais où il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on +sourit à son chien. + +« Me voilà tout à fait remis à présent, grâce à mon excellent +souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim +qui ôte à l'homme toute énergie. Cela d'abord, le froid ensuite. + +-- Oui, c'est vrai, dit mon père, je me suis trouvé sur la lande +dans une tempête de neige pendant trente-six heures, et je sais ce +que c'est. + +-- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en +approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et +devenaient plus semblables à des singes, et ils venaient presque +sur les bords des pontons où nous les gardions; ils hurlaient de +rage et de douleur. + +« Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la +ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les +entendaient à peine, tant ils s'étaient affaiblis. + +-- Et ils moururent? m'écriai-je. + +-- Ils résistèrent pendant très longtemps. C'étaient des +grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux +hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se +rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait +en soulever trois à la fois, comme si c'étaient de petits singes. +Cela faisait pitié. Ah! mon ami, voudrez-vous me présenter à +Madame et à Mademoiselle? + +C’étaient ma mère et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. + +Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus +toutes les peines du monde à garder mon sérieux, car au lieu de +leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête à la mode +écossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il +avança le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de +l'air le plus drôle. + +Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, +mais Edie se montra aussitôt enchantée. + +On eût dit que c'était un jeu pour elle, et elle se mit à faire +une révérence, mais une révérence si profonde, que je la crus un +instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au +milieu de la cuisine. + +Mais non, elle se redressa aussi légèrement qu'un rembourrage qui +fait ressort. + +Nous approchâmes tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes +servies avec le lait et la bouillie. + +Il avait une merveilleuse manière de se conduire avec les femmes, +ce gaillard-là. + +Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous +aurions eu l'air de faire les imbéciles, et les filles nous +auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien +avec son genre de physionomie et de langage qu’on en venait enfin +à trouver cela tout naturel. + +En effet, quand il s'adressait à ma mère, ou à la cousine Edie -- +et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait +jamais sans s'être incliné, sans prendre un air à faire croire +qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en écoutant ce qu'il +avait à dire; et lorsqu'elles répondaient, on eût cru, à voir sa +physionomie, que leurs paroles étaient précieuses et dignes d'être +conservées à tout jamais. + +Et pourtant, même quand il s’abaissait devant les femmes, il +gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme +pour donner à entendre que c'était pour elles seules qu'il se +faisait aussi doux, mais qu'à l'occasion, il savait faire preuve +d’assez de raideur. + +Pour ma mère, c'était merveille de voir combien elle s'adoucit à +son égard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos +affaires, lui parla de son oncle à elle, qui était chirurgien à +Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son côté. + +Elle lui raconta la mort de mon frère Rob, événement que je ne +l'avais jamais entendu dire à âme qui vive -- et alors on eût cru +que de Lapp allait verser des larmes à cette occasion -- lui qui +venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes +mourir de faim. + +Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lançait +incessamment de petits coups d'oeil à notre hôte, et une fois ou +deux, il la regarda très fixement. + +Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sa chambre, mon père +tira de sa poche huit pièces d'or d'une guinée et les étala sur là +table. + +-- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il. + +-- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux béliers noirs, voilà +tout. + +-- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le +logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les +quatre semaines. + +Mais, en entendant cela, ma mère hocha la tête. + +-- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce +n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que +nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. + +-- Ta! ta! s'écria mon père, il peut très bien le faire sans se +gêner. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il +a offert lui-même. + +-- Cet argent-là ne portera pas bonheur, dit-elle. + +-- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tête à l'envers avec +ses façons d’étranger? + +-- Oui, il serait bon que les maris écossais eussent quelque peu +de ses manières prévenantes, dit-elle. + +C'était la première fois de ma vie que je l'entendis riposter à +mon père. + +De Lapp ne tarda pas à descendre et me demanda si je voulais +sortir avec lui. + +Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sa poche une petite croix +faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse +encore vue. + +-- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela à Tolède, en +Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donné l'autre à une jeune +fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir +de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez +faire une épingle de cravate. + +Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce présent, qui +valait plus que tout ce que j'avais possédé en ma vie. + +-- Je pars pour aller compter les agneaux sur le pâturage d'en +haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il de venir avec moi et +de voir un peu le pays. + +Il eut un instant d'hésitation, puis il secoua la tête. + +-- J'ai, dit-il, quelques lettres à écrire le plus tôt possible. +Je compte passer la matinée chez moi pour m'acquitter de cette +tâche. + +Pendant toute la matinée, j'allai et je vins sur les hauteurs; et, +comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupé que de +cet étranger que le hasard avait jeté à notre porte. + +Où avait-il appris ces manières, cet air de commandement, cet +éclat hautain et menaçant du regard? + +Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si +détaché, quelle étonnante existence que celle où elles avaient +trouvé place? + +Il avait été bon pour nous, il avait usé d'un langage plein +d'amabilités et malgré tout je n'arrivais pas à chasser +entièrement la défiance que j'avais éprouvée à son égard. + +Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-être +avais je eu tort de l'introduire à West Inch. + +Quand je rentrai, il avait l'air d'être né et d'avoir vécu dans la +ferme. + +Il était assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe +le coin de la cheminée, et il avait le chat noir sur ses genoux. + +Il tenait les bras étendus, et d’une main à l'autre allait un +écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisait un peloton. + +La cousine Edie était assise tout près et, en voyant ses yeux, je +m'aperçus qu'elle avait pleuré. + +-- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine? + +-- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et +honnêtes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose pût +l'émouvoir à ce point. Autrement, je n'en aurais point parlé. Je +contais les souffrances de quelques troupes qui avaient à +traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont +je sais quelque chose. Il est bien étrange de voir le vent +emporter des hommes par-dessus le bord des précipices, mais le sol +était bien glissant, et il n'y avait rien à quoi ils pussent se +retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, et cela alla +mieux de cette façon, mais la main d'un artilleur resta dans la +mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par le froid +depuis trois jours. + +Je restais à écouter bouche béante. + +« Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus +leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine à résister. Et +pourtant, s'ils restaient en arrière, les paysans les prenaient, +les clouaient à la porte de leurs granges, les pieds en haut, et +allumaient du feu sous leur tête. C'était pitié de voir ainsi +périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus +avancer, c'était intéressant de voir comment ils s'y prenaient: +ils s'arrêtaient, faisaient leur prière, assis sur une vieille +selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes et leurs bas et +appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils +mettaient leur gros orteil sur la détente, et _pouf_! c'était +fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on à +eu une rude besogne par là-bas sur ces montagnes de Guadarama. + +-- Et quelle armée, était-ce? demandai-je. + +-- Oh! j'ai été dans tant d'armées que je m'y embrouille +quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. À propos, j'ai vu +vos Écossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je +croyais d'après cela que tout le monde ici portait des ... comment +appelez-vous cela... des jupons? + +-- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. + +-- Ah! dans les montagnes. Mais voici là-bas, dehors, un homme. +Peut-être est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres à +la poste, à ce qu'a dit votre père. + +-- Oui, c'est le garçon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je +les lui donne? + +-- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre +main. + +Il les tira de sa poche et me les remit. + +Je sortis aussitôt avec ces lettres et chemin faisant mes regards +tombèrent sur l'adresse que portait l’une d'elles. + +Il y avait en très grosse et très belle écriture: + +« À sa Majesté + +« Le roi de Suède + +« Stockholm » + +Je ne savais pas beaucoup de français, assez toutefois pour +comprendre cela. + +Quel était donc cette sorte d'aigle qui était venu se poser dans +notre humble petit nid? + + +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR + +Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis très certain, un +ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de +notre existence depuis le jour où cet homme vint sous notre toit, +ou de quelle façon il en vint à gagner peu à peu notre affection à +tous. + +Avec les femmes, ce ne fut pas une tâche bien longue, mais il ne +tarda pas à dégeler mon père lui-même, chose qui n'était pas des +plus aisées. + +Il avait même fait la conquête de Jim Horscroft aussi bien que la +mienne. + +À vrai dire, nous n'étions guère, à côté de lui, que deux grands +enfants, car il était allé partout, il avait tout vu, et quand il +avait passé une soirée à jaser, en son anglais boiteux, il nous +avait emportés bien loin de notre simple cuisine, de notre +maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des +camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. + +Horscroft avait d'abord été assez maussade avec lui, mais de Lapp, +par son tact, par l'aisance de ses manières, l'avait bientôt +séduit, avait entièrement conquis son coeur, si bien que voilà Jim +assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous +deux perdus dans l'intérêt qu'ils prenaient à écouter tous les +récits qu'il nous faisait. + +Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, +après un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une +semaine, d'un mois à l'autre, par telle ou telle parole, telle ou +telle action, il arriva à nous rendre tels qu’il voulait. + +Un de ses premiers actes fut de donner à mon père le canot dans +lequel il était venu, en ne se réservant que le droit de le +reprendre s'il venait à en avoir besoin. + +Les harengs vinrent fort près de la côte cette année-là, et avant +sa mort mon oncle nous avait donné un bel assortiment de filets, +de sorte que ce présent nous rapporta bon nombre de livres. + +Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant +tout un été ramant lentement, s'arrêtant tous les cinq ou six +coups de rame, pour jeter une pierre attachée au bout d'une corde. + +Je ne compris rien à sa conduite jusqu'au jour où il me l'expliqua +de son propre gré. + +-- J'aime à étudier tout ce qui a du rapport aux choses de la +guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais échapper une occasion. Je +me demandais s'il serait difficile à un commandant de corps +d'armée d'opérer un débarquement ici. + +-- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. + +-- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez- +vous pris des sondages ici? + +-- Non. + +-- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcée de se tenir au +large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une frégate de quarante +canons puisse approcher jusqu'à portée de fusil. Bondez vos canots +de tirailleurs, déployez-les derrière ces dunes de sable, puis +soutenez-les en en lançant encore d'autres, lancez des frégates +une pluie de mitraille par-dessus leurs têtes. Cela pourrait se +faire! Cela pourrait se faire. + +Ses moustaches raides comme celles d'un chat se hérissèrent plus +que jamais, et je pus voir à l'éclat de son regard qu'il était +emporté par ses rêves. + +-- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec +indignation. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, naturellement pour une bataille, il +faut être deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien +d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille, +trente mille? Quelques régiments de bonnes troupes, le reste! +Peuh! Des conscrits, des bourgeois armés. Comment appelez-vous ça? +Des volontaires? + +-- Des gens courageux, criai je. + +-- Oh oui, très braves, mais des imbéciles. Ah! mon Dieu! on ne +saurait dire à quel point ils seraient imbéciles. Non pas eux +seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement +peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune précaution. Ah! +j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits +attaquer une batterie de dix pièces: il fallait voir comme ils +avançaient bravement, si bien que de l'endroit, où je me trouvais, +la montée avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?... +avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de +conscrits, qu'était-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes +troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, +hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une +décharge de mitraille? Aussi voilà votre second bataillon étendu +sur la pente. Alors ce sont les chasseurs à pied de la garde, de +vieux soldats, à qui l’on dit de prendre la batterie: à les voir +marcher, ce n’était guère captivant, pas de colonne, pas de cris, +personne de tué. Tout juste une ligne de tirailleurs disséminés, +avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les +batteries était réduites au silence; et les artilleurs espagnols +taillés en pièces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui +s'apprend, tout comme l'élevage des moutons. + +-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un étranger; si nous +avions trente mille hommes sur la crête de cette hauteur là-bas, +vous en viendriez à être fort heureux d'avoir vos bateaux derrière +vous. + +-- Sur la crête de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses +regards sur la crête. Oui, si votre homme connaissait son affaire; +il aurait sa gauche appuyée à votre maison, son centre à +Corriemuir, et sa droite par là, vers la maison du docteur, avec +une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa +cavalerie manoeuvrerait pour nous couper dès que nous serions +déployés sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous +former, et nous saurons bientôt ce que nous avons à faire. Voilà +le point faible, c'est le défilé ici: je le balaierais avec mes +canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en +avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air: +Eh Jock, vos volontaires, où seraient-ils? + +-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. + +Et nous partîmes tous deux de cet éclat de rire cordial par lequel +finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. + +Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En +d'autres moments, il n'était pas aussi facile de l'admettre. + +Je me souviens très bien qu'un soir de cet été-là, comme nous +étions assis à la cuisine, lui, mon père, Jim, et moi, et que les +femmes étaient allées se coucher, il se mit à parler de l'Écosse +et de ses rapports avec l'Angleterre. + +-- Jadis vous aviez votre roi à vous, et vos lois se faisaient à +Édimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de +désespoir, à la pensée que tout cela vient de Londres. + +Jim ôta sa pipe de sa bouche. + +-- C'est nous qui avons imposé notre roi à l'Angleterre, et si +quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de là-bas. + +Évidemment l'étranger ignorait ce détail. Cela lui imposa silence +un instant. + +-- Oui, mais vos lois sont faites là-bas, dit-il enfin, et +assurément ce n'est pas avantageux. + +-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement à Édimbourg, dit +mon père, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je +n'ai guère le loisir de penser à ces choses-là. + +-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir +d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprimé, ce sont ses +jeunes gens qui doivent le venger. + +-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit +Jim. + +-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette manière +de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de +marcher sur Londres s'écria de Lapp. + +-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais +qui nous conduirait? + +Il se redressa, fit la révérence, en posant la main sur son coeur, +de sa bizarre façon. + +-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'écria-t-il. + +Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis +convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. + +Je n'arrivai jamais à me faire quelque idée de son âge, et Jim +Horscroft n'y réussit pas mieux. + +Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, +parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. + +Sa chevelure brune, raide, coupée court, n'avait nul besoin d'être +coupée ras au sommet de la tête, où elle se raréfiait pour finir +en une courbe polie. + +Sa peau était sillonnée de mille rides très fines, qui +s'entrelaçaient, formaient un réseau; elle était, comme je l'ai +dit, toute recuite par le soleil. Mais il était agile comme un +adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un +jour à parcourir la montagne ou à ramer sur la mer sans mouiller +un cheveu. + +Tout bien considéré, nous jugeâmes qu'il devait avoir quarante ou +quarante-cinq ans, bien qu'il fût malaisé de comprendre comment il +avait pu voir tant de choses à une telle période de la vie. + +Mais un jour on se mit à parler d’âge, et alors il nous fit une +surprise. + +Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en +avait vingt-sept. + +-- Alors je suis le plus âgé de nous trois, dit de Lapp. + +Nous partîmes d'un éclat de rire, car, à notre compte, il aurait +parfaitement pu être notre père. + +-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu +vingt-neuf ans en décembre. + +Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre +quelle existence extraordinaire avait été la sienne. + +Il vit notre étonnement et s'en amusa. + +-- J’ai vécu! j'ai vécu! s'écria-t-il. J'ai employé mes jours et +mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une +compagnie dans une bataille où cinq nations prenaient part. J'ai +fait pâlir un roi aux mots que je lui ai chuchotés à l'oreille, +alors que j'avais vingt ans. J'ai contribué à refaire un royaume +et à mettre un nouveau roi sur un grand trône l'année même où je +suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vécu ma vie. + +Ce fut là ce que j'appris de plus précis, d'après ses dires, sur +son passé. + +Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait à +hocher la tête ou à rire. + +Dans de certains moments, nous pensions qu’il n'était qu'un adroit +imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de +talents serait-il venu perdre son temps dans le comté de Berwick? + +Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que +sa vie avait en effet un passé très rempli. + +Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour très +proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le même +qui avait dansé autour du feu de joie avec sa soeur et les deux +bonnes. + +Il s'était rendu à Londres pour quelque affaire relative à sa +pension et à son indemnité de blessure, et avec quelque espoir +qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu’il ne revint que vers +la fin de l’automne. + +Dès les premiers jours de son retour, il descendit pour nous +rendre visite, et alors ses yeux se portèrent pour la première +fois sur de Lapp. + +Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille +stupéfaction. + +Il regarda fixement notre hôte pendant une longue minute sans dire +seulement un mot. + +De Lapp lui rendit ce regard avec la même persistance, mais sans +que rien indiquât qu'il le reconnaissait. + +-- Je ne sais qui vous êtes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me +regardez comme si vous m'aviez déjà vu. + +-- En effet je vous ai vu, dit le major. + +-- Jamais, que je sache. + +-- Mais je le jure. + +-- Où donc, alors? + +-- Au village d'Astorga, en 18... + +De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. + +-- Mon Dieu, s'écria-t-il, quel hasard, et vous êtes le +parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. +Permettez-moi de vous dire un mot à l'oreille. + +Il le prit à part, causa en français avec lui, d'un air très +sérieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant +des explications, pendant que le major hochait de temps à autre sa +vieille tête grisonnante. + +À la fin, ils parurent s'être mis d'accord pour quelque +convention, et j'entendis le major dire à plusieurs reprises: +_Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je +compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort +loin. + +Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait +jamais aller à la même familiarité de langage, dont nous usions +avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la +parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. + +Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait à ce sujet, +Mais il se déroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. + +Jim Horscroft passa tout cet été à la maison, mais vers la fin de +l'automne, il retourna à Édimbourg, pour les cours d'hiver, car il +se proposait de travailler assidûment et d'obtenir son diplôme au +printemps prochain, s’il pouvait, et il reviendrait passer la +Noël. + +Il y eut donc une grande scène d’adieu entre lui la cousine Edie. + +Il devait faire poser sa plaque et se marier dès qu'il aurait le +droit d'exercer. + +Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle +tendresse, et elle avait de son côté, quelque affection pour lui, +à sa manière, et en effet, elle eût cherché en vain dans toute +l'Écosse un plus bel homme que lui. + +Cependant quand il était question de mariage, elle faisait une +légère grimace en songeant que tous ses rêves mirifiques +aboutiraient à n'être que la femme d'un médecin de campagne. Mais +tout bien considéré, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et +elle se décida pour le meilleur des deux. + +Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions +d'une classe tout à fait différente de la nôtre: donc il ne +comptait pas. + +En ce temps-là, je ne fus jamais bien fixé sur ce point: Edie se +préoccupait-elle ou non de lui? + +Quand Jim était à la maison, ils ne faisaient guère attention l’un +et l’autre. + +Après son départ, ils se rencontrèrent plus souvent, ce qui était +assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps +d'Edie. + +Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le +trouvait pas à son gré, et pourtant elle n'était pas à son aise +lorsqu'il n'était pas là le soir. + +Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait à causer avec lui, à lui +faire mille questions. + +Elle se faisait décrire par lui les costumes des reines, dire sur +quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des +épingles à cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles +portaient à leurs chapeaux, et je finissais par m'étonner qu'il +trouvât réponse à tout cela. + +Et pourtant il avait toujours une réponse. Il jouait de la langue +avec tant de dextérité, de vivacité. Il montrait tant +d'empressement à l'amuser, que je me demandais comment il se +faisait qu'elle n'eût pas plus d'affection pour lui. + +Bref, l'été, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se +passèrent, nous étions encore tous très heureux ensemble. + +L’année 1815 était déjà fortement entamée. + +Le grand Empereur vivait toujours à l'île d'Elbe, se rongeant le +coeur; tous les ambassadeurs, réunis à Vienne, continuaient à se +chamailler sur la façon de se partager la peau du lion, maintenant +qu'ils l'avaient réduit aux abois pour tout de bon. + +Quant à nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous étions tout +absorbés par nos menues et pacifiques occupations, le soin des +moutons, les voyages au marché de bestiaux de Berwick, et les +causeries du soir devant le grand feu de tourbe. + +Nous ne nous figurions guère que les actes de ces hauts et +puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur +nous. + +Quant à la guerre, eh bien, n'était-on pas tous d'accord pour +admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus +nos têtes, et que si les Alliés ne se prenaient pas de querelle +entre eux, il se passerait cinquante autres années avant qu'il se +tirât en Europe un seul coup de fusil. + +Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour très net +dans ma mémoire. Il survint, je crois, vers la fin de février de +cette année-là, et je vous le conterai avant d'aller plus loin. + +Vous savez, j'en suis sûr, comment sont faites les tours d'alarme +de la frontière. + +Ce sont des masses carrées, disséminées de distance en distance le +long de la ligne de partage et construites de façon à donner asile +et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les +bandits. + +Lorsque Percy et ses hommes étaient partis pour les Marches, on +amenait une partie de leur bétail dans la cour de la tour, on +fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers +placés au sommet. + +C'était un signal auquel devaient répondre de même les autres +tours d'alarme. + +Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de +Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis à +Édimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces +antiques donjons étaient gondolés, croulants, et offraient aux +oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. + +J'ai récolté un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans +la tour d'alarme de Corriemuir. + +Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un +message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent à deux milles en +deçà d'Ayton. + +Vers cinq heures, au moment même où le soleil allait se coucher, +je me trouvais sur le sentier de la lande, de façon à voir +exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la +vieille tour d'alarme était un peu à ma gauche. + +Je considérais à loisir le donjon, qui faisait un effet fort +pittoresque pour le flot de lumière rouge qui déversait sur lui +les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'étendant au loin en +arrière. + +Et comme je regardais avec attention, j'aperçus soudain la figure +d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. + +Naturellement je m'arrêtai, étonné de cela, car que pouvait faire +un individu quelconque dans cet endroit, et à ce moment-là, car +l'époque de la nidification n'était pas encore venue. + +C'était si singulier que je me déterminai à tirer l'affaire au +clair. + +Donc, malgré ma fatigue, je tournai le dos à la maison et me +dirigeai d'un pas rapide vers la tour. + +L'herbe monte jusqu'au bas même du mur, et mes pieds ne firent que +peu de bruit jusqu'au moment où j'arrivai à l'arc coulant où se +trouvait jadis l'entrée. + +Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'intérieur. + +C'était Bonaventure de Lapp qui était là, debout dans l'enceinte, +et qui regardait par ce même trou où j'avais vu sa figure. + +Il était tourné de profil par rapport à moi. + +Évidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous +ses yeux dans la direction de West Inch. + +Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les décombres de +l'entrée. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourné vers moi. + +Il n'était pas de ceux à qui on peut faire perdre contenance, et +sa figure ne changea pas plus que s'il était là depuis un an à +m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque +chose qui me disait qu'il aurait payé une somme assez ronde pour +me revoir prendre le sentier. + +-- Hello! dis-je, qu’est-ce que vous faites ici? + +-- Je pourrais vous faire la même question, dit-il. + +-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure à la fenêtre. + +-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en +apercevoir, je m'intéresse très vraiment à tout ce qui a un +rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les châteaux +sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. + +Puis s'avançant, il s'élança soudain par l'ouverture du mur, de +manière à n'être plus sous mes yeux. + +Mais ma curiosité était beaucoup trop excitée pour l'excuser aussi +facilement. + +Je me hâtai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. + +Il était debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur +fébrile, comme pour faire un signal. + +-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je. + +Et aussitôt je sortis en courant, pour me placer près de lui, et +chercher du regard sur la lande, à qui il faisait ce signal. + +-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrité, je ne +croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre +d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si +nous devons rester amis, vous ne devez pas vous mêler de mes +affaires. + +-- Je n'aime pas ces façons mystérieuses, dis-je, et mon père ne +les aimerait pas davantage. + +-- Votre père peut s'en expliquer lui-même, et il n'y a là rien de +secret, dit-il d'un ton sec. C’est vous qui faites tout le secret +avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent. + +Et sans me faire seulement un signe de tête, il me tourna le dos +et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. + +Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais +le pressentiment de quelque méfait qui se tramait, et cependant, +je n'avais pas la moindre idée du monde de ce que cela pouvait +être. + +Et j'en revins s'en m'en apercevoir, à songer à tous les incidents +mystérieux de l'arrivée de est homme, et de son long séjour au +milieu de nous. + +Mais qui donc pouvait-il attendre à la Tour d'alarme? + +Ce personnage était-il un espion, qui avait un collègue en +espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler? + +Mais cela était absurde. + +Que pouvait bien venir espionner dans le Comté de Berwick? + +Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement à quoi s'en +tenir sur lui et ne lui eût pas témoigné autant de respect, s'il y +avait eu quelque chose de suspect. + +J'en étais arrivé à ce point-là, au cours de mes réflexions quand +je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'était le major en +personne, qui descendait la côte venant de chez lui, tenant en +laisse son gros bulldog Bounder. + +Ce chien était un animal des plus dangereux, et il avait causé +maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et +ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant à l'attache au moyen +d'une bonne et forte courroie. + +Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son +arrivée, il buta de sa jambe blessée par-dessus une branche de +genêt; en reprenant son équilibre, il lâcha la courroie et +aussitôt voilà ce maudit animal parti à fond de train de mon côté, +au bas de la côte. + +Cela ne me plaisait guère, je vous en réponds, car je n’avais à ma +portée ni un bâton, ni une pierre, et je savais cette bête +dangereuse. + +Le major l'appelait de là-haut par des cris perçant, mais je crois +que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en +courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et +j'espérais que cela me vaudrait peut-être les égards dus à une +vieille connaissance. + +Aussi quand il fut presque sur moi, son poil hérissé, son nez +enfoncé entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes +poumons: + +-- Bounder! Bounder! + +Cela produisit son effet, car l'animal me dépassa en grondant, et +partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. + +Celui-ci se retourna à tout ce bruit et parut comprendre au +premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua à +marcher sans plus se presser. + +J'étais terrifié pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. + +Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour écarter de lui +l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il +aperçut le jeu de doigts que faisait de Lapp derrière son dos avec +le pouce et l'index, sa furie tomba tout à coup, et nous le vîmes +agitant son tronçon de queue, et lui caressant le genou avec sa +patte. + +-- C'est donc votre chien, major, dit-il à son maître, qui +arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bête, une belle, une +jolie créature. + +Le major était tout essoufflé, car il avait fait le trajet presque +aussi vite que moi. + +-- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. +J'ai toujours aimé les chiens. Mais je suis content de vous avoir +rencontré, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis +redevable de beaucoup, et qui commençait à me prendre pour un +espion. N'est-ce pas vrai, Jock? + +Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot à +répondre. Je me contentai de rougir et de détourner les yeux, de +l'air gauche d'un campagnard que j'étais. + +-- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, +j'en suis sûr, que c'est chose absolument impossible. + +-- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'écria le +major. + +-- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez +justice. Et vous-même? J'espère que votre genou va mieux, et qu’on +vous redonnera bientôt votre régiment. + +-- Je me porte assez bien, répondit le major, mais on ne me +donnera jamais d'emploi à moins qu'il n'y ait une guerre, et il +n'y aura plus de guerre de mon vivant. + +-- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, +nous verrons, nous verrons, mon ami. + +Il ôta son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea +d'un bon pas du côté de West Inch. + +Le major resta à le suivre des yeux, l'air pensif. + +Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il était un +espion. + +Quand je le lui eus dit, il ne répondit rien, hocha seulement la +tête, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien +tranquille. + + +VIII -- L'ARRIVÉE DU CUTTER + +Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments à +l'égard de notre locataire n'étaient plus les mêmes. + +J'avais toujours l'idée qu'il me cachait un secret, où plutôt +qu'il était à lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le +voile tendu sur son passé. + +Et lorsqu'un hasard écartait pour un instant un coin de ce voile, +c'était toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre côté, +quelque scène sanglante, violente, terrible. + +L'aspect seul de son corps faisait peur. + +Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'été, je vis qu'il +était tout zébré de blessures. Sans compter sept ou huit +cicatrices ou estafilades, il avait les côtes, d'un côté, toutes +déjetées, toutes déformées. Un de ses mollets avait été en partie +arraché. + +Il rit de son air le plus gai en voyant mon étonnement. + +-- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses +cicatrices. Les côtes ont été brisées par un caisson d'artillerie. +C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le +corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, +si rapide que soit son allure, regarde toujours où il pose le +pied. Il m'est passé sur le corps quinze cents cuirassiers et les +hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les +canons, c'est très mauvais. + +-- Et le mollet? demandai-je. + +-- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne +croiriez jamais comment j'ai attrapé cela. Vous saurez que mon +cheval et moi, nous avions été atteints, lui tué, et moi les côtes +brisées par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si +âpre, si âpre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper +des blessés, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui +vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. +Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre à mon +cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place +pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. +Sapristi, il faisait bien chaud là-dedans. Mais je n'avais pas +assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie +de mes jambes dépassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, +des loups vinrent pour dévorer le cheval, et ils m'entamèrent +aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais après cela je +veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de +moi. C'est là que j'ai passé très commodément dix jours. + +-- Dix jours! m'écriai je, et que mangiez -- vous? + +-- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous +appelez la table et le logement. Mais naturellement j’eus le bon +sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y +avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur +gourde à eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais +souhaiter. Et le onzième jour arriva une patrouille de cavalerie +légère. Alors tout alla bien. + +Ce fut ainsi, par des causeries, engagées accidentellement, et qui +ne valent guère la peine d'être rapportées séparément, que la +lumière se fit sur sa personne et son passé. Mais le jour devait +venir, où nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter +comment cela se fit. + +L'hiver avait été fort triste, mais dès le mois de mars se +montrèrent les premiers indices du printemps, et pendant une +semaine de la fin de ce mois, nous eûmes du soleil et des vents du +Sud. + +Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Édimbourg, car bien que la +session se terminât le 1er, son examen devait lui prendre une +semaine. + +Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne +pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, +il était le seul ami de mon âge que j'eusse en ce temps-là. + +Edie était très peu portée à causer, ce qui était chez elle chose +fort rare, mais elle écoutait en souriant tout ce que je lui +disais. + +-- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois à demi-voix, pauvre +vieux Jim! + +-- Et s'il a été reçu, dis-je, eh bien, naturellement il fera +apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous +perdrons notre Edie. + +Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et +la prendre à la légère, mais les mots me restaient encore dans la +gorge. + +-- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore. + +Et en prononçant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. + +-- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans +la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un +peu à moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, là-bas, un +bien joli petit vaisseau. + +C'était un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, très +marcheur à en juger par ses mâts élancés et la coupe de son avant. + +Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand +mât, mais au moment même où nous le regardions, toute sa voilure +se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous +vîmes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du +beaupré. + +Il était probablement à moins d'un quart de mille du rivage, si +près même que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffé +d'un bonnet pointu, qui se tenait debout à l'arrière et la lunette +à l'oeil examinait la côte dans toutes les deux directions. + +-- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie. + +-- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, répondis-je. + +C’était de cette façon-là que nous interprétions tout ce qui, dans +les comtés de la frontière, échappait à notre compréhension. + +Nous passâmes presque une heure entière à examinez le joli +vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derrière une +bande de nuages, et que l'air du soir était assez piquant, nous +fîmes demi-tour pour regagner West Inch. + +Quand on arrive à la ferme par la façade, on traverse un jardin +qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par +une porte à claire-voie, au moyen d'un loquet. + +C’était à cette même porte que nous nous tenions, la nuit où les +signaux furent allumés, la nuit où nous vîmes passer Walter Scott +quand il revenait d'Édimbourg. + +À droite de cette entrée, du côté du jardin, se trouvait un bout +de rocaille qui, paraît-il, avait été construit par la mère de mon +père, il y avait bien longtemps. + +Elle avait façonné cela avec des galets usés par l'eau, avec des +coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougères dans +les interstices. + +Or, quand nous eûmes franchi la porte, nos yeux tombèrent sur +cette rocaille; au sommet était planté un bâton dans la fente +duquel se trouvait une lettre. + +Je m'avançai pour voir ce que c'était, mais Edie me devança, +enleva la lettre et la mit dans sa poche. + +-- C'est pour moi, dit-elle en riant. + +Mais je restai à la regarder d'un air qui éteignit le rire sur sa +figure. + +-- De qui est elle, Edie? demandai-je. + +Elle fit la moue, mais elle ne répondit pas. + +-- De qui est-elle, mademoiselle? m’écriai-je. Se pourrait-il que +vous ayez trompé Jim comme vous m'ayez trompé moi-même? + +-- Quel brutal vous êtes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais +bien que vous vous mêliez de ce qui vous regarde. + +-- Elle ne peut être que d'une seule personne, m'écriai-je, et +cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. + +-- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock? + +Le sang-froid de cette créature me stupéfia et me rendit furieux. + +-- Vous l'avouez! m'écriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus +aucune pudeur? + +-- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman? + +-- Parce que c'est infâme. + +-- Et pourquoi? + +-- Parce que c'est un étranger. + +-- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. + + +IX -- CE QUI SE FIT À WEST INCH + +Je me rappelle fort bien cet instant-là. + +J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait +émoussé leur sensibilité. Il n'en fut pas ainsi pour moi. + +Au contraire, ma vue, mon ouïe et ma pensée se redoublèrent de +clarté. + +Je me souviens que mes yeux se portèrent sur une petite boule de +marbre de la largeur de ma main, qui était incrustée dans une des +pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en +admirer les veines délicates. + +Et cependant je devais avoir une étrange expression de +physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva +vers la maison en courant. + +Je la suivis, je tapai à la fenêtre de sa chambre, car je voyais +bien qu'elle y était. + +-- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me +gronder. Je ne veux pas être grondée. Je n'ouvrirai pas la +fenêtre. Allez-vous en. + +Mais je persistai à frapper. + +-- Il faut que je vous dise un mot. + +-- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Dès +que vous commencerez à gronder, je la refermerai. + +-- Êtes-vous vraiment mariée, Edie? + +-- Oui, je suis mariée. + +-- Qui vous a mariés? + +-- Le Père Brenman, à la chapelle catholique romaine de Berwick. + +-- Vous, une presbytérienne? + +-- Il tenait à ce que le mariage se fît dans une église +catholique. + +-- Quand cela s'est-il fait? + +-- Il y aura une semaine mercredi. + +Je me souvins que ce jour-là elle était allée en voiture à +Berwick, et que de Lapp, de son côté, s'était absenté pour faire, +à ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. + +-- Mais... Et Jim? demandai-je. + +-- Oh! Jim me pardonnera. + +-- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir. + +-- Non, non, il me pardonnera. + +-- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter +tant de déshonneur et de souffrance! + +-- Ah! voilà que vous grondez! s'écria-t-elle. + +Et la fenêtre se ferma brusquement. + +J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore +bien des questions à lui faire, mais elle ne voulut pas répondre, +et je crus l'entendre sangloter. + +Enfin j'y renonçai, et j'étais sur le point de rentrer dans la +maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pêne de la +porte du jardin se soulever. + +C'était de Lapp en personne. + +Mais comme il suivait l'allée, il me fit l'effet d’être ou fou ou +ivre. + +Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en +l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. + +-- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_! + +C'est ainsi qu'il avait fait le jour où il avait eu le délire. + +Puis soudain: + +-- _En avant_! _en avant_! + +Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tête. + +Il s'arrêta court lorsqu'il vit que j'étais là, le regardant, et +je puis dire qu'il fut un peu décontenancé. + +-- Holà! Jock, s'écria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eût +quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet état d'esprit que vous +appelez de l'entrain. + +-- On le dirait, répondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne +vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft +reviendra ici. + +-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins +gai? + +-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp. Je vois que vous êtes au courant +de notre mariage. Edie vous a parlé. Jim pourra faire ce qu'il +voudra. + +-- Vous nous avez joliment récompensés de vous avoir accueillis. + +-- Mon brave garçon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort +joliment récompensés. J'ai délivré Edie d'une existence qui est +indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une +noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres à écrire ce +soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre +ami Jim sera revenu pour vous aider. + +Il fit un pas vers la porte. + +-- Et c'était pour cela que vous attendiez à la Tour d'alarme, +m'écriai-je, soudainement éclairé. + +-- Hé! Jock, voilà que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton +moqueur. + +Un instant après, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et +la clef tourner dans la serrure. + +Je m'attendais à ne plus le revoir de la soirée, mais quelques +minutes plus tard, il descendit à la cuisine, où je tenais +compagnie aux vieux parents. + +-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la +façon si bizarre qui lui était propre, j'ai été l'objet de toute +votre bonté et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais +jamais cru être si heureux que je l'ai été grâce à vous dans ce +tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, +monsieur, vous agréerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous +faire. + +Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppés dans +du papier, puis faisant à ma mère trois autres révérences, il +sortit de la chambre. + +Son présent, c'était une broche au centre de laquelle était sertie +une grosse pierre verte, entourée d'une demi-douzaine d'autres +pierres blanches, scintillantes. + +Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne +savais pas même quel nom leur donner, mais on nous dit, par la +suite, à Berwick, que la grosse pierre était une émeraude, et les +autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien +supérieure à celle que tous les agneaux qui nous étaient nés ce +printemps-là. + +Ma bonne vieille mère est défunte depuis bien des années, mais +cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille aînée +quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans +revoir ces yeux perçants et ce nez long et mince, et ces +moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. + +Pour mon père, il avait une belle montre en or à double boîtier, +et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de +sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. + +Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charmé, et ils +ne voulaient parler que des présents que leur avait faits de Lapp. + +-- Il vous a donné autre chose encore, dis-je enfin. + +-- Quoi donc, Jock? demanda père. + +-- Un mari pour la cousine Edie, répondis-je. + +Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je rêvais, mais lorsqu'ils +eurent enfin compris que c'était bien la vérité, ils se montrèrent +aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annoncé qu'Edie +avait épousé le laird. + +À dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de +batailleur, n'avait pas une excellente réputation dans le pays, et +ma mère avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas +bien. + +D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, était +un homme rangé, tranquille et dans l'aisance. + +Il y avait bien le secret, mais en ce temps-là, les mariages +secrets étaient chose fort commune en Écosse; car comme quelques +paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un +couple, personne n'y trouvait beaucoup à redire. + +Les vieux furent aussi enchantés que si leur fermage avait été +diminué, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me +semblait que mon ami avait été traité avec la plus cruelle +légèreté; et je savais bien qu'il n'était pas homme à en prendre +aisément son parti. + + +X -- LE RETOUR DE L’OMBRE + +Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'étais certain +que Jim ne tarderait pas à paraître, et que ce jour-là serait un +jour de grands chagrins. + +Mais quelle somme de tristesses ce jour-là devait-il apporter, +jusqu'à quel point modifierait-il le destin de chacun de nous? +C'était plus que je n'aurais osé en imaginer dans mes moments les +plus sombres. + +Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre +même des événements. + +Ce matin-là, je m'étais levé de bonne heure, car on allait entrer +en pleine période de la mise bas des agneaux. + +Mon père et moi, nous partions pour le pâturage dès le petit jour. + +Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frôla ma figure: la +porte de la maison était entièrement ouverte, et la lumière grise +de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. + +Je regardai. + +Je trouvai également ouvertes la porte de la chambre d'Edie et +celle de Lapp. + +Je compris alors, comme à la lueur d'un éclair, ce que +signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'était des présents +d'adieu. + +Tous deux étaient partis. + +J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et +m'arrêtant dans sa chambre. + +Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laissé là, tous, +sans un mot de bonté, sans même un serrement de main! + +Et lui aussi! + +J'avais été épouvanté de ce qui arriverait quand il se +rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eût dit qu'il avait +évité cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lâcheté. + +J'étais plein de colère, humilié, souffrant. + +Je sortis au grand air sans dire un mot à mon père et je montai +aux pâturages pour rafraîchir ma tête échauffée. + +Lorsque je fus arrivé là-haut à Corriemuir, je pus jeter un +dernier coup d’oeil sur la cousine Edie. + +Le petit cutter était resté à l'endroit où il avait jeté l'ancre, +mais un canot s'en était détaché pour aller la prendre à terre. + +À l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais +qu'elle faisait ce signal au moyen de son châle. + +Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le +pont. + +Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. + +Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout +près d'elle. + +Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le +ciel. + +Tous deux agitèrent longtemps les mains, mais ils y renoncèrent +enfin, car ils n'obtinrent aucune réponse de moi. + +Je restai là, debout, les bras croisés, plus grognon que je ne +l'avais jamais été en ma vie, jusqu'à ce que leur cutter ne fût +plus qu'une légère tache blanche de forme carrée, se perdant parmi +la brume matinale. + +Il était l'heure du déjeuner, et la bouillie était sur la table +quand je rentrai, mais je n'avais aucun appétit. + +Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que +ma mère ne trouvât aucune expression trop dure pour Edie. + +Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces +derniers temps surtout. + +-- Voici une lettre de lui, dit mon père, en me montrant sur la +table un papier plié: Elle était dans sa chambre. Voulez-vous nous +la lire? + +Ils ne l'avaient pas même ouverte, car, pour dire la vérité, mes +bonnes gens n'étaient jamais arrivés à lire couramment l'écriture, +quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et +beaux caractères. + +L'adresse écrite en grosses lettres était ainsi conçue: + +« Aux bonnes gens de West Inch ». + +Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout taché et +jauni, le voici: + +« Chers amis, + +« Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose +dépendait d'une autre volonté que la mienne. + +« Le devoir et l'honneur m'ont rappelé auprès de mes anciens +compagnons. + +« C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu +de jours soient écoulés. + +« J'emmène notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien +se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez à West +Inch. + +« En attendant, agréez l'assurance de mon affection, et croyez que +je n’oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passés chez +vous, en un temps où je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine à +vivre, si j'avais été fait prisonnier par les Alliés. Mais vous +saurez peut-être aussi quelque jour par la raison de cela. + +« Votre bien dévoué, + +« BONAVENTURE DE LISSAC, + +« Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majesté +Impériale l’Empereur Napoléon ». + +Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait +fait suivre son nom. + +Sans doute j'en étais venu à la conviction que notre hôte ne +pouvait être qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant +entendu parler et qui s'étaient frayé passage jusque dans toutes +les capitales de l'Europe, à une seule exception, la nôtre. +Pourtant je n'eus guère cru que nous eussions sous notre toit +l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. + +-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh +bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin +d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'était que +temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenêtre de +la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. + +Je courus vers la porte, au-devant de lui. + +Je sentais que j'aurais payé bien cher pour le voir repartir à +Édimbourg. + +Il arrivait à grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tête. + +Je m'imaginai que c'était peut-être un billet d'Edie, et que dès +lors il savait tout. Mais quand il fut plus près, je vis que +c'était une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on +l'agitait, et qu'il avait les yeux pétillants de joie. + +-- Hourra! Jock, cria-t-il. Où est Edie? Où est Edie? + +-- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je. + +-- Où est Edie? + +-- Qu'est-ce que vous avez-là? + +-- C'est mon diplôme, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout +va bien; je veux le montrer à Edie. + +-- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer à +Edie, répondis-je. + +Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'altérer comme la sienne +quand j'eus dit ces mots. + +-- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t- +il. + +En parlant ainsi, il avait lâché le précieux diplôme, que le vent +emporta par-dessus la haie, à travers la lande, jusqu'à une touffe +d'ajoncs, où il s'arrêta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune +attention. + +Ses yeux étaient fixés sur moi, et dans leur profondeur, je voyais +une lueur diabolique. + +-- Elle n'est pas digne de vous, dis-je. + +Il m'empoigna par l'épaule. + +-- Qu'avez-vous fait? dit-il à voix basse. Ce doit être quelque +tour de votre façon. Où est-elle? + +-- Elle est partie avec ce Français qui logeait ici. + +J'avais longuement réfléchi sur la meilleure façon de lui faire +passer la chose en douceur, mais j'ai toujours été fort maladroit +dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. + +-- Oh! fit-il, en hochant la tête et me regardant. + +Pourtant j'étais certain qu'il était hors d'état de me voir, de +voir la ferme, de voir quoi que ce fût. + +Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains étroitement jointes, +et toujours balançant la tête. + +Puis il fit le geste d'avaler péniblement, et parla d'une voix +singulière, sèche, rauque. + +-- Quand est-ce arrivé? + +-- Ce matin. + +-- Ils étaient mariés? + +-- Oui. + +Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. + +-- Un message pour moi? + +-- Elle a dit que vous lui pardonneriez. + +-- Que Dieu damne mon âme si jamais je le fais. Où sont-ils allés? + +-- Ils ont dû aller en France, à ce que je crois. + +-- Il se nommait de Lapp, ce me semble? + +-- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que +colonel dans la garde de Boney. + +-- Alors, selon toute probabilité, il est à Paris. C'est bien! +c'est bien! + +-- Tenez bon, criai-je. Père, père, apportez le brandy. + +Ses genoux avaient ployé un instant, mais il redevint lui-même +avant que le vieillard fût accouru avec la bouteille. + +-- Remportez-là, dit Jim. + +-- Prenez une gorgée, monsieur Horscroft, s'écria mon père en +insistant, cela vous remontera le coeur. + +Jim saisit la bouteille et la lança par-dessus la haie du jardin. + +-- C'est excellent pour ceux qui tiennent à oublier, dit-il, mais +moi je tiens à me souvenir. + +-- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'écria mon père +d'une voix forte. + +-- Et aussi d'avoir failli casser la tête à un officier de +l'infanterie de Sa Majesté, dit le vieux major Elliott en se +montrant au-dessus de la haie. Je me serais contenté d'une lampée +après une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise +l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrivé que vous restez +tous là aussi immobiles que des gens rangés autour d'une fosse, à +un enterrement? + +Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, +la figure d'une pâleur cendrée, les sourcils froncés très bas, +restait adossé au montant de la porte. + +Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car +il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. + +-- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque événement de ce +genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite +est bien d'un Français. Ils ne peuvent pas laisser les femmes +tranquilles. Du moins, de Lissac l'a épousée, et c'est là une +consolation. Mais il n'est guère temps, maintenant, de songer à +nos petits tracas, car toute l'Europe est en révolution, et selon +toute probabilité, nous voici avec vingt autres années de guerre +sur les bras. + +-- Que voulez-vous dire? demandai-je. + +-- Eh! mon ami, Napoléon est débarqué de l'île d'Elbe. Ses troupes +sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauvé à toutes +jambes. La nouvelle en est arrivée à Berwick ce matin. + +-- Grands Dieux! s'écria mon père. Alors, voici cette terrible +besogne entièrement à recommencer? + +-- Oui, nous nous étions figurés que l'Ombre n'était plus là, et +elle y est encore. Wellington a reçu l'ordre de quitter Vienne +pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur +fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais +vent, un vent qui ne présage rien de bon. Je viens justement de +recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71ème régiment comme +premier major. + +À ces mots je serrai la main à notre bon voisin, car je savais +combien il était humilié de se voir traiter en invalide, qui +n'avait plus de rôle à jouer en ce monde. + +-- Il faut que je rejoigne mon régiment le plus tôt possible, et +nous serons là-bas, de l'autre côté de l'eau, dans un mois, peut- +être même à Paris dans un autre mois. + +-- Alors, par le Seigneur! major, s'écria Jim Horscroft, je pars +avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le +fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Français. + +-- Mon garçon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes +ordres. Quant à de Lissac, où sera l'Empereur, il sera aussi. + +-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous +apprendre de lui? + +-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armée française, et +pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu +maréchal, mais qu'il a préféré, rester auprès de l'Empereur. Je +l'ai rencontré deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque +je fus envoyé en parlementaire pour négocier au sujet de nos +blessés. Il était alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. + +-- Et je le reconnaîtrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce +dur et mauvais regard qu'il avait jadis. + +Et à cet instant même, en cet endroit même, je me rendis +soudainement compte combien mon existence serait piteuse et +inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon +enfance seraient au loin, exposés en première ligne aux fureurs de +la tempête. + +Ma résolution fut formée avec la promptitude de l'éclair. + +-- Je partirai aussi avec vous, major, m'écriai-je. + +-- Jock! Jock! dit mon père, en se tordant les mains. + +Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra +la taille. + +Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en +l'air. + +-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai +derrière moi. Eh bien, il n'y a pas un moment à perdre. Il faut +donc que vous vous teniez prêts tous les deux pour la diligence du +soir. + +Voilà ce que produisit une seule journée, et pourtant il peut +arriver que des années s'écoulent sans amener un changement. + +Songez donc aux événements qui s'étaient accomplis dans ces vingt- +quatre heures? + +De Lissac parti! Edie partie! Napoléon évadé! La guerre éclate. +Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos +préparatifs pour nous battre contre les Français. + +Tout cela eut l'air d'un rêve, jusqu'au moment où je me dirigeai +vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur +la maison grise et deux petites silhouettes noires. + +C'était ma mère, qui enfouissait son visage dans les plis de son +châle des Shetland, et mon père qui agitait son bâton de meneur de +bétail pour m'encourager dans mon voyage. + + +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS + +J'arrive maintenant à un point de mon histoire, dont le récit me +coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir +entrepris cette tâche de narrateur. Car quand j’écris, j'aime que +cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose à son tour, comme +les moutons quand ils sortent d'un parc. + +Cela pouvait être ainsi à West Inch. Mais maintenant que nous +voilà lancés dans une existence plus vaste, comme menus brins de +paille qui dérivent lentement dans quelque fossé paresseux +jusqu'au moment où ils se trouvent pris à l'improviste dans le +cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m’est bien +difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas à pas. +Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et +les raisons de tout. + +Je laisserai donc tout cela de côté, pour vous parler de ce que +j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. + +Le régiment auquel avait été nommé notre ami était le 71ème +d'infanterie légère de Highlanders, qui portait l'habit rouge et +les culottes de tartan à carreaux. Il avait son dépôt dans la +ville de Glasgow. + +Nous nous y rendîmes tous les trois par la diligence. + +Le major était plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le +Duc, sur la Péninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, +les lèvres pincées, les bras croisés, et je suis sûr qu'au fond du +coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure. + +J'aurais pu le deviner au soudain éclat de ses yeux et à la +contraction de sa main. + +Quant à moi, je ne savais pas trop si je devais être content ou +fâché, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait +tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est néanmoins chose pénible +que de songer que vous avez la moitié de l'Écosse entre vous et +votre mère. + +Nous arrivions à Glasgow le lendemain. + +Le major nous conduisit au dépôt, où un soldat qui avait trois +chevrons sur le bras et un flot de rubans à son bonnet, montra +tout ce qu'il avait de dents aux mâchoires, à la vue de Jim, et +fit trois fois le tour de sa personne pour le considérer à son +aise, comme s'il s'était agi du château de Carlisle. + +Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les côtes, +tâta mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. + +-- Voilà ce qu'il nous faut, major, voilà ce qu'il nous faut, +répétait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous +pouvons tenir tête à ce que Boney a de mieux. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le major. + +-- Ils font un effet piteux, à la vue, dit-il, mais à force de les +lécher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'élite ont été +transportés en Amérique, et nous sommes encombrés de miliciens et +de recrues. + +-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons +soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me +trouver. + +Il nous fit un signe de tête et nous quitta. + +Nous commençâmes à comprendre qu'un major, qui est votre officier, +est un personnage fort différent d'un major qui se trouve être +votre voisin de campagne. + +Soit, mais à quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses? + +J'userais une quantité de bonnes plumes d'oie rien qu'à vous +raconter ce que nous fîmes, Jim et moi, au dépôt de Glasgow, +comment nous arrivâmes à connaître nos officiers et nos camarades, +et comment ils firent notre connaissance. + +Bientôt arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupés +jusqu'alors à découper l’Europe en tranches comme s'il s'agissait +d'un gigot de mouton, étaient rentrés à tire d'aile dans leurs +pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, +était en marche vers la France. + +Nous entendîmes parler aussi de grands rassemblements, de grandes +revues de troupes, qui avaient lieu à Paris. + +Puis on nous dit que Wellington était dans les Pays-Bas, et que ce +serait à nous et aux Prussiens à subir le premier choc. + +Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite +qu'il pouvait. + +Tous les ports de la côte Est étaient bondés de canons, de +chevaux, de munitions. + +Le trois juin, nous reçûmes à notre tour notre ordre de mise en +marche. + +Le soir même, nous nous embarquâmes à Leith, et nous arrivâmes à +Ostende le lendemain au soir. + +C'était le premier pays étranger que je voyais. + +Il en était d'ailleurs de même pour la plupart de mes camarades, +car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. + +Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des +vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins +qui pivotent en battant des ailes, chose qu’on chercherait +vainement d'un bout à l’autre de l’Écosse. + +C'était une ville propre, bien tenue, mais la taille y était au- +dessous de la moyenne, et on n'y trouvait à acheter ni ale ni +galettes de farine d'avoine. + +De là nous nous rendîmes dans un endroit nommé Bruges, puis de là +à Gand où nous fûmes réunis avec le 52ème et le 95ème, deux +régiments qui, avec le nôtre, formaient une brigade. + +C'est une ville étonnante, Gand, pour les clochers et les +constructions en pierre. + +D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversâmes, il n'en +était guère qui n’eût une église plus belle qu'aucune de celles de +Glasgow. + +De là nous marchâmes sur Ath, petit village situé sur une rivière +ou plutôt sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. + +Nous y fûmes logés surtout dans des tentes, car il faisait un beau +temps ensoleillé, et toute la brigade fut occupée du matin au soir +à faire l'exercice. + +Nous étions commandés par la général Adams, nous avions pour +colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, +c'était de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, +dont le nom était comme une sonnerie de clairon. + +Il était à Bruxelles avec le gros de l'armée, mais nous savions +que nous le verrions bientôt s'il en était besoin. + +Je n'avais jamais vu autant d'Anglais réunis, et je dois dire que +j'éprouvais quelque dédain à leur égard, comme cela se voit +toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontière. +Mais les deux régiments qui étaient avec nous étaient dans d'aussi +bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. + +Le 52ème avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait +beaucoup de vieux soldats de la Péninsule. + +Le 95ème régiment se composait de carabiniers, et ils avaient un +habit vert au lieu du rouge. + +C'était chose étrange que de les voir charger, car ils entouraient +la balle d'un chiffon graissé, et la faisaient entrer avec un +maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. + +Toute cette partie de la Belgique était alors couverte de troupes +anglaises, car la Garde y était aussi, aux environs d’Enghien, et +il y avait des régiments de cavalerie, de notre côté, à quelque +distance. + +Comme vous le voyez, Wellington était obligé de déployer toutes +ses forces, car Boney était derrière son rideau de forteresses, et +naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel côté il +déboucherait. + +Toutefois on pouvait être certain qu'il arriverait par où on +l'attendrait le moins. + +D'un côté, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous +couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre côté, il était libre de +se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc était aussi +malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et +ses troupes légères déployées comme une vaste toile d'araignée, de +telle sorte que dès qu'un Français aurait mis le pied par-dessus +la frontière, le Duc était en mesure de concentrer toutes ses +troupes à l'endroit convenable. + +Pour moi, j'étais fort heureux à Ath, où les gens étaient pleins +de bonté et de simplicité. + +Un fermier nommé Bois, dans les champs duquel nous étions campés, +fut un excellent ami pour la plupart de nous. + +À nos moments perdus, nous lui bâtîmes une grange de bois, et plus +d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son +linge à sécher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge +humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter +tout droit à la pensée du foyer domestique. + +Je me suis souvent demandé si ce brave homme et sa femme vivent +encore. Ce n'est guère probable, car bien que vigoureux, ils +avaient dépassé le milieu de la vie à cette époque-là. + +Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait à fumer dans +la vaste cuisine flamande, mais c'était maintenant un Jim tout +différent de celui d'autrefois. + +Il avait toujours eu un fond de dureté, mais on eût dit que son +malheur l'avait entièrement pétrifié. Jamais je ne vis de sourire +sur ses lèvres. + +Il était bien rare qu'il parlât. Tout son esprit se concentrait +sur l'idée de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. + +Il passait des heures assis, le menton appuyé sur ses deux mains, +le regard fixe, le sourcil froncé, tout absorbé par une seule +pensée. + +Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'à un certain point, la cible +des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, +ils s'aperçurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le +laissèrent tranquille. + +À cette époque, nous nous levions de fort bonne heure, et +généralement la brigade entière était sous les armes dès la +première lueur du jour. + +Un matin, c'était le seize juin, nous venions de nous former, le +général Adams était allé à cheval donner un ordre au colonel +Reynell, à environ une portée de fusil de l'endroit où je me +trouvais, quand tout à coup tous deux fixèrent avec persistance +leur regard sur la route de Bruxelles. + +Aucun de nous n'osa remuer la tête, mais tous les hommes du +régiment tournèrent les yeux de ce côté, et là nous vîmes un +officier, portant la cocarde d'aide de camp du général, arriver +sur la route à grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait +donner à son grand cheval gris pommelé. + +Il penchait la tête sur la crinière, et lui cinglait le cou avec +le reste des rênes. On eût dit que sa vie dépendait de sa +rapidité. + +-- Holà, Reynell, dit le général, voilà qui commence à avoir l'air +sérieux. Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams +ouvrit vivement la dépêche que lui tendit le messager. + +L'enveloppe n'était pas encore à terre qu'il fit demi-tour, et +agita la lettre au-dessus. De sa tête, comme il l'eût fait de son +sabre. + +-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue générale et mise en marche +dans une demi-heure. + +Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, +et les nouvelles volèrent de bouche en bouche. + +Napoléon avait franchi la frontière la veille, poussé les +Prussiens devant lui, et s'était déjà fort avancé dans l’intérieur +du pays, à l'est par rapport à nous, avec cent cinquante mille +hommes. + +Nous courûmes de tous côtés rassembler nos effets, et déjeuner. + +Moins d'une heure après, nous étions en marche, laissant derrière +nous pour toujours Ath et le Dender. + +Il n'y avait pas un moment à perdre, car les Prussiens n'avaient +donné à Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien +qu'il se fût élancé de Bruxelles aux premières rumeurs de +l'événement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, +c'était difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez à temps +pour porter secours aux Prussiens. + +C'était une belle et chaude matinée, et pendant que la brigade +marchait sur la large chaussée belge, la poussière s'en élevait +comme eut fait la fumée d'une batterie. + +Je puis vous dire que nous bénîmes celui qui avait planté les +peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que +de la boisson. + +À travers champs, à gauche comme droite, il y avait d'autres +routes, l'une tout près de la nôtre, l'autre à un mille ou plus. + +Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochée. + +C'était une belle rivalité qui nous animait, car des deux côtés on +mettait toute son énergie à jouer des jambes. + +Il flottait autour d’eux une si large guirlande de poussière, que +nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de +peau d'ours pointant çà et là, ou la tête et les épaules d'un +officier monté, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au +vent. + +C’était une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas +laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec +nous. + +Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un épais nuage de +poussière, mais qui s'entrouvrant de temps à autre, laissait +apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un éclat +d'argent. + +La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, +éclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. + +Si j'avais été laissé à moi-même, j'aurais été longtemps à savoir +ce que c'était, mais nos caporaux et nos sergents étaient tous +d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait à côté de moi, +hallebarde en main, et qui était intarissable en conseils et +renseignements. + +-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. +Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce +sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous +pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse +cavalerie française est trop forte pour nous. Ils sont dans la +proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut +viser à leur figure ou à leur cheval. Rappelez-vous cela, quand +ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de +lame à travers le foie pour vous apprendre à vivre. Écoutez, +écoutez, écoutez! Voici la vieille musique qui reprend! + +Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une +canonnade quelque part au loin, à l'est de nous. + +C'était grave et rauque. + +On eût dit un rugissement de quelque bête féroce, toute +barbouillée de sang, qui ne prospère qu'aux dépens des existences +humaines. + +Au même instant on cria derrière nous « Eh! Eh! Eh! » et quelqu'un +commanda d'une voix forte: « Laissez passer les canons! » + +Je tournai la tête et je vis les compagnies d'arrière-garde ouvrir +soudain les rangs et se jeter de chaque côté de la route, pendant +que six chevaux couleur crème, attelés par paires, galopant ventre +à terre, arrivaient à grand fracas dans l'espace libre, traînant +un beau canon de douze qui tournait et craquait derrière eux. + +Puis, il en vint un second, un troisième, vingt quatre en tout, +ils passèrent près de nous avec grand bruit, grand vacarme, les +hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnés aux canons et +aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs +fouets, les crinières flottant au vent, les écouvillons et les +seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. + +L'air était tout remué de cette agitation fébrile, du tintement +sonore des chaînes. + +Un grandement sourd monta des fosses. + +Les artilleurs y répondirent par des cris, et nous vîmes rouler +devant nous un nuage gris, et quantité de bonnets à poils firent +par moments tache dans l'obscurité. + +Puis les compagnies se refermèrent, pendant que le grondement qui +s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que +jamais. + +-- Il y a là trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_ +et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a +davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissée par +un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez +à être atteint, donnez la préférence à un canon de douze, car un +de neuf vous écrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en +deux comme une carotte. + +Et il continua, en me donnant des détails sur les horribles +blessures qu'il avait vues, ce qui glaçait mon sang dans mes +veines. + +Vous auriez frotté toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que +vous ne les auriez pas rendues plus blanches. + +-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez +un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il. + +À ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commençai à +comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. + +Je me mis aussi à rire, et les autres en firent autant, mais on ne +riait pas de très bon coeur. + +Le soleil était presque au-dessus de nos têtes quand on fit halte, +dans une petite localité nommée Hal. + +Il y a là une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon +shako. Jamais une cruche d'ale d'Écosse ne me parut aussi bonne +que cette eau-là. + +Des canons passèrent encore devant nous, puis les Hussards de +Vivian: il y en avait trois régiments, fort coquets sur leurs +beaux chevaux bai-brun. + +C'était un régal pour l'oeil. + +Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait +vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie à côté de moi, +quelques années auparavant, j'avais assisté à la lutte du navire +de commerce contre les corsaires. + +Ce bruit était maintenant si fort qu'il me semblait que l'on +devait se battre de l'autre côté du bois le plus proche, mais mon +ami le sergent en savait plus long. + +-- C’est à douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en +être certain, le général sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans +quoi nous ne serions pas à nous reposer à Hal. + +Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute après, le +colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et +de bivouaquer sur place. + +Nous y passâmes toute la journée, pendant laquelle nous vîmes +défiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, +Anglais, Hollandais, Hanovriens. + +La musique endiablée dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un +rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. + +Vers huit heures du soir, elle cessa complètement. + +Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, +d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait +le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de +patience. + +Le lendemain, la brigade resta à Hal, tout le matin, mais vers +midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avançâmes +jusqu'à un petit village appelé Braine le... je ne sais plus quoi. + +Il n'était que temps, car un orage terrible fondit tout à coup sur +nous, déversant des torrents d'eau qui changèrent tous les champs +et tous les chemins en marais et bourbiers. + +Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y +trouvâmes deux traînards, l'un faisait partie d'un régiment à +jupon, l'autre était un homme de la légion allemande, et ils +avaient à nous apprendre des nouvelles qui étaient aussi sombres +que le temps. + +Boney avait rossé les Prussiens la veille, et nos hommes avaient +eu bien de la peine à tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant +fini par le battre. + +Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute +défraîchie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre +empressement à nous entasser autour des deux hommes dans la +grange. + +On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de +ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu étaient à leur +tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. + +On rit, on applaudit, on gémit tour à tour, en entendant raconter +que la 44ème avait reçu la cavalerie en ligne, que les Hollando- +Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse +pénétrer les Lanciers dans son carré, et les y avait tués à +loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur côté en +réduisant le 69ème à sa plus simple expression et emportant un des +drapeaux. + +Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le +contact avec les Prussiens. + +Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une +grande bataille à l'endroit même où nous avions fait halte. + +Et nous vîmes bientôt que ce bruit était fondé, car le temps +s'éclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crête pour +voir ce qui pouvait se voir. + +C'était une belle campagne de terres à blé et de prairies. + +Les récoltes commençaient à jaunir, et les seigles, qui étaient +superbes, atteignaient l'épaule d'un homme. + +Il était impossible de concevoir un tableau plus paisible. + +De quelque côté qu'on portât les yeux, on ne voyait que collines +aux courbes onduleuses toutes couvertes de blé, et par-dessus +elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi +les peupliers. Mais à travers tout ce joli tableau, apparaissait +comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en +marche, habillés les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de +bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant +les routes; l’une des extrémités si rapprochée, qu'elle pouvait +entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en +faisceaux, sur la crête à notre gauche, tandis que l'autre +extrémité se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions +voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de +chevaux tirant à grand-peine, l'éclat sombre des canons, les +hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues +et les dégager de la vase épaisse, profonde. + +Pendant que nous étions là, régiment par régiment, brigade par +brigade, vinrent prendre position sur la crête, et avant le +coucher du soleil, nous étions formée en une ligne de plus de +soixante mille hommes, fermant à Napoléon la routa de Bruxelles. + +Mais la pluie avait recommencé avec force. Nous autres, du 77ème, +nous nous précipitâmes de nouveau dans notre grange. Nous étions +bien mieux abrités que le plus grand nombre de nos camarades, qui +durent rester étendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, +et attendre ainsi jusqu'à la première lueur du jour. + + +XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE + +Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se +mouvaient sous un vent humide et glacial. + +J'éprouvai une impression étrange en ouvrant les yeux, quand je +songeai que je prendrais part, ce jour-là, à une bataille, bien +qu'aucun de nous ne s'attendit à une bataille telle que celle qui +se livra. + +Toutefois, nous étions debout, et tout prêts dès la première +clarté, et quand nous ouvrîmes les portes de notre grange, nous +entendîmes la plus divine musique que j'aie jamais écoutée, et qui +jouait quelque part, dans le lointain. + +Nous nous étions formés en petits groupes pour y prêter l'oreille. +Comme, c'était doux, innocent, mélancolique. Mais notre sergent +éclata de rire en voyant combien nous étions charmés. + +-- Ce sont les musiques françaises, dit-il, et si vous montez +jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous +pourront bien ne plus revoir. + +Nous montâmes. + +La belle musique arrivait encore à nos oreilles. Nous nous +arrêtâmes sur une hauteur qui se trouvait à quelques pas de la +grange. + +Là-bas, au pied de la pente, à une demi-portée de fusil de nous, +s'élevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, +entourée d'une haie avec un bout de verger. + +Tout autour étaient rangés en ligne des hommes en habits rouges et +hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activité +d’abeilles, à percer des trous dans les murailles et à barrer les +portes. + +-- Ceux-là, ce sont les compagnies légères de la Garde, dit le +sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera +capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez +les feux de bivouac des Français. + +Nous regardâmes de l'autre côté de la vallée, vers la crête basse, +et nous vîmes un millier de petites pointes jaunes de flamme, +surmontées d'un panache de fumée noire qui montait lentement dans +l'air alourdi. + +Il y avait une autre ferme sur la pente opposée de la vallée, et +pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, +un petit groupe de cavaliers qui nous examinèrent attentivement. + +Il y avait, en arrière, une douzaine de hussards, et en avant, +cinq hommes, dont trois coiffés de casques, un autre avec un long +plumet rouge et droit à son chapeau. Le dernier avait une coiffure +basse. + +-- Par Dieu! s'écria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui +monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. + +J'écarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait étendu +au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plongé +les Nations dans les ténèbres pendant vingt-cinq ans, cette ombre +qui était même allée s'étendre jusqu'au-dessus de notre ferme +lointaine, et nous avait violemment arrachés, moi, Edie et Jim, à +l'existence que nos familles avaient menées avant nous. + +Autant que je pus en juger à cette distante, c'était un homme +trapu, aux épaules carrées. + +Il tenait appliquée à ses yeux sa lorgnette, en écartant fortement +les coudes de chaque côté. + +J'étais encore occupé à le regarder, quand j'entendis à côté de +moi un fort souffle de respiration. + +C'était Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. + +Il avançait la figure jusque sur mon épaule. + +-- C'est lui, Jock, dit-il à voix basse. + +-- Oui, c'est Boney, répondis-je. + +-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, à moins que +ce démon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. + +Alors je le reconnus immédiatement. + +C'était le cavalier dont le chapeau était orné d'un grand plumet +rouge. + +Même à cette distance, j’aurais juré que c'était lui, en voyant +ses épaules tombantes, et sa façon de porter la tête. + +Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il +avait le sang en ébullition à la vue de cet homme, et qu'il était +capable de n'importe quelle folie. + +Mais à ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait à +de Lissac quelques mots. + +Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que résonnait un coup +de canon, et que d'une batterie placée sur la crête partait un +nuage de fumée blanche. + +Au même instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. + +Nous courûmes à nos armes et on se forma. + +Il y eut une série de coups de feu tirés tout le long de la ligne, +et nous crûmes que la bataille avait commencé, mais en réalité +cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pièces. + +Il était en effet à craindre que les amorces n'aient été mouillées +par l'humidité de la nuit. + +De l'endroit où nous étions, nous avions sous les yeux un +spectacle qui méritait qu'on passât la mer pour le voir. + +Sur notre crête s'étendaient les carrés, alternativement rouges et +bleus, qui allaient jusqu'à un village, situé à plus de deux miles +de nous. + +On se disait néanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait +trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montré +la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la +besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-là comme +camarades. + +En outre, nos troupes anglaises elles mêmes étaient composées de +miliciens et de recrues, car l'élite de nos vieux régiments de la +Péninsule étaient encore sur des transports, en train de passer +l'Océan, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents +d'Amérique. + +Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, +formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les +bleus de la Légion allemande, les lignes rouges de la brigade +Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillé vert des +carabiniers, disposés à l'avant. + +Nous savions que, quoiqu'il arrivât, c'étaient des gens à tenir +bon partout où on les placerait, et qu'ils avaient à leur tête un +homme capable de les placer dans les postes où ils pourraient +tenir bon. + +Du côté des Français, nous n'apercevions guère que le clignotement +de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispersés sur les +courbes de la crête. Mais comme nous étions là à attendre, tout à +coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. + +Leur armée entière monta et déborda, par-dessus la faible hauteur +qui les avait cachés; les brigades succédant aux brigades, les +divisions aux divisions, jusqu'à ce qu'enfin toute la pente, +jusqu'en bas, eût pris la couleur bleue de leurs uniformes, et +scintilla de l'éclat de leurs armes. + +On eût dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en +venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyés sur +leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là-bas ce vaste +rassemblement, et écoutaient ce que savaient les vieux soldats qui +avaient déjà combattu contre les Français. + +Puis, lorsque l'infanterie se fut formée en masses longues et +profondes, leurs canons arrivèrent en bondissant et tournant le +long de la pente. + +Rien de plus joli à voir que la prestesse avec laquelle ils les +mirent en batterie, tout prêts à entrer en action. + +Ensuite, à un trot imposant, se présenta la cavalerie, trente +régiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armés +du sabre étincelant ou de la lance à pennon. + +Ils se formèrent sur les flancs et en arrière en longues lignes +mobiles et brillantes. + +-- Voilà nos gaillards, s'écria notre vieux sergent. Ce sont des +goinfres à la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces +régiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en +arrière de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes +enfants, tous des hommes d'élite, des diables à tête grise, qui +n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps où ils +n'étaient pas plus haut que mes guêtres. Ils sont trois contre +deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres +recrues, ils vous feront désirer d'être revenus à Argyle street, +avant d'en avoir fini avec vous. + +Il n'était guère encourageant, notre sergent, mais il faut dire +qu'il avait été à toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il +avait sur la poitrine une médaille avec sept barrettes, de sorte +qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. + +Quand les français se furent rangés entièrement, un peu hors de la +portée des canons, nous vîmes un petit groupe de cavaliers tout +chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circuler rapidement entre +les divisions, et sur leur passage éclatèrent, des deux côtés, des +cris d'enthousiasme, et nous pûmes voir des bras s'allonger, des +mains s'agiter vers eux. + +Un instant après, le bruit cassa. + +Les deux armées restèrent face à face dans un silence absolu, +terrible. + +C'est un spectacle qui revient souvent dans mes rêves. + +Puis, tout à coup, il se produisit un mouvement désordonné parmi +les hommes qui se trouvaient juste devant nous. + +Une mince colonne se détacha de la grosse masse bleue, et s'avança +d'un pas vif vers la ferme située en bas de notre position. + +Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit +d'une batterie anglaise à notre gauche. + +La batailla de Waterloo venait de commencer. + +Il ne m'appartient pas de chercher à vous raconter l'histoire de +cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demandé mieux que de +me tenir en dehors d'un pareil événement, s'il n'était pas arrivé +que notre destin, celui de trois modestes êtres qui étaient venus +là de la frontière, avait été de nous y mêler au même point que +s'il s'était agi de n'importe lequel de tous les rois ou +empereurs. + +À dire honnêtement la vérité, j'en ai appris sur cette bataille, +plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. + +En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de +chaque côté, et une grosse masse de fumée blanche au bout de mon +fusil. + +Ce fut par les lèvres et par les conversations d'autres personnes +que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, +comment elle avait enfoncé les fameux cuirassiers, comment elle +fut hachée en morceaux avant d'avoir pu revenir. + +C'est aussi par là que j'appris tout ce qui concerne les attaques +successives, la fuite des Belges, la fermeté qu'avaient montrée +Pack et Kempt. + +Mais je puis, d'après ce que je sais par moi même, parler de ce +que nous vîmes nous mêmes par les intervalles de la fumée et les +moment d'accalmie de la fusillade, et c’est précisément cela que +je vous raconterai. + +Nous étions à la gauche de la ligne, et en réserve, car le duc +craignait que Boney ne cherchât à nous tourner de ce côté, pour +nous prendre par derrière, de sorte que nos trois régiments, ainsi +qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient été +postés là pour être prêts à tout hasard. + +Il y avait aussi deux brigades de cavalerie légère, mais l'attaque +des Français se faisait entièrement de front, si bien que la +journée était déjà assez avancée avant qu'on eût réellement besoin +de nous. + +La batterie anglaise, qui avait tiré le premier coup de canon, +continuait à faire feu bien loin vers notre gauche. + +Une batterie allemande travaillait ferme à notre droite. + +Aussi étions-nous complètement enveloppés de fumée, mais nous +n'étions pas cachés au point de rester invisibles pour une ligne +d'artillerie française, postée en face de nous, car une vingtaine +de boulets traversèrent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent +s'abattre juste au milieu de nous. + +Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa près de mon +oreille, je baissai la tête comme un homme qui va plonger, mais +notre sergent me donna une bourrade dans les côtes avec le bout de +sa hallebarde. + +-- Ne vous montrez pas si poli que ça, dit-il. Ce sera assez tôt +pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touché. + +Il y eut un de ces boulets qui réduisit en une bouillie sanglante +cinq hommes à la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. + +On eût dit un ballon rouge de football. + +Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd +comme celui d'une pierre lancée dans de la boue. Il lui brisa les +reins et le laissa là gisant, comme une groseille éclatée. + +Trois autres boulets tombèrent plus loin vers la droite. Les +mouvements désordonnés et les cris nous apprirent qu'ils avaient +porté. + +-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major +Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant +dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. + +-- Je l'avais payé cinquante belles livres à Glasgow, dit l'autre. +N'êtes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se +tenir couchés, maintenant que les canons ont précisé leur tir sur +nous? + +-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du +bien. + +-- Ils en apprendront assez, avant que la journée soit finie, +répondit l'adjudant. + +Mais à ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le +52ème étaient couchés à droite et à gauche de nous, de sorte qu'il +nous commanda de nous étendre aussi à terre. Nous fûmes rudement +contents, lorsque nous pûmes entendre les projectiles passer, en +hurlant comme des chiens affamés, par-dessus notre dos à quelques +pieds de hauteur. + +Même alors un bruit sourd, un éclaboussement presque à chaque +minute, puis un cri de douleur, un trépignement de bottes sur le +sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. + +Il tombait une pluie fine. + +L'air humide maintenait la fumée près de terre: aussi nous ne +pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant +nous, bien que le grondement des canons nous montra que la +bataille était engagée sur toute la ligne. + +Quatre cents pièces tournaient alors ensemble, et faisaient assez +de bruit pour nous briser le tympan. + +En effet, il n'y eut pas un de nous à qui il ne resta un +sifflement dans la tête pendant bien des jours qui suivirent. + +Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un +canon français et nous distinguions parfaitement les servants de +cette pièce. + +C'était de petits hommes agiles, avec des culottes très collantes, +de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais +ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que +bourrer, passer l'écouvillon, et tirer. + +Ils étaient quatorze quand je les vis pour la première fois. + +La dernière, ils n'étaient plus que quatre, mais ils travaillaient +plus activement que jamais. + +La ferme qu'on appelle Hougoumont était en bas, en face de nous. + +Pendant toute la matinée, nous pûmes voir qu'il s'y livrait une +lutte terrible, car les murs, les fenêtres, les haies du verger +n'étaient que flammes et fumée et il en sortait des cris et des +hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil +jusqu'alors. + +Elle était à moitié brûlée, tout éventrée par les boulets. + +Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats +de la garde s'y maintinrent pendant la matinée, deux cents pendant +la soirée, et pas un Français n'en dépassa le seuil. + +Mais comme ils se battaient, ces Français! + +Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans +laquelle ils marchaient. + +Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hâlé, +assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avança en boitant, +tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte +latérale de Hougoumont, où il se mit à frapper, en criant à ses +hommes de les suivre. + +Il resta là cinq minutes, allant et venant devant les canons de +fusil qui l'épargnaient, jusqu'à ce qu'enfin un tirailleur de +Brunswick, posté dans le verger, lui cassa la tête d'un coup de +feu. + +Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la +journée, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par +deux, par trois, l'air aussi résolu que s'ils avaient toute +l'armée sur leurs talons. + +Nous restâmes ainsi tout le matin, à contempler la bataille qui se +livrait là-bas à Hougoumont; mais bientôt le Duc reconnut qu'il +n'avait rien à craindre sur sa droite, et il se mit à nous +employer d'une autre manière. + +Les français avaient poussé leurs tirailleurs jusqu'au delà de la +ferme. + +Ils étaient couchés dans le blé encore vert en face de nous. + +De là, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche +trois pièces sur six étaient muettes, avec leurs servants épars +sur le sol autour d'elles. + +Mais le Duc avait l'oeil à tout. + +À ce moment, il arriva au galop. + +C'était un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard très +vif, un nez crochu, et une grande cocarde à son chapeau. + +Il avait derrière lui une douzaine d'officiers, aussi fringants +que s'ils participaient à une chasse au renard, mais de cette +douzaine il n'en restait pas un seul le soir. + +-- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant. + +-- Très chaude, votre Grâce, dit notre général. + +-- Mais nous pouvons les arrêter, je crois. Tut! Tut! nous ne +saurions permettre à des tirailleurs de réduire une batterie au +silence. Allez me débusquer ces gens-là, Adams. + +Alors j'éprouvai pour la première fois ce frisson diabolique qui +vous court dans le corps, quand on vous donne votre rôle à remplir +dans le combat. + +Jusqu'à présent, nous n'avions pas fait autre chose que de rester +couchés et d'être tués, ce qui est la chose la plus maussade du +monde. + +À présent notre tour était venu, et sur ma parole, nous étions +prêts. + +Nous nous levâmes, toute la brigade, en formant une ligne de +quatre hommes d'épaisseur. + +Alors _ils_ se sauvèrent comme des vanneaux, en baissant la tête, +arrondissant le dos, et traînant leurs fusils par terre. + +La moitié d'entre eux échappèrent, mais nous nous emparâmes des +autres, et tout d'abord de leur officier, car c'était un très gros +homme, qui ne pouvait courir bien vite. + +Je reçus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui était à ma +droite, planter sa baïonnette en plein dans le large dos de cet +homme, que j'entendis jeter un hurlement de damné. + +On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de +la pointe ou de la crosse. + +Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien +d'étonnant, car pendant toute la matinée, ces guêpes n'avaient +cessé de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour +nous. + +Et alors, après avoir franchi l'autre bord du champ de blé, comme +nous étions sortis de la zone de fumée, nous vîmes devant nous +l'armée française tout entière, dont nous n'étions séparés que par +deux prés et un petit sentier. + +Nous jetâmes un grand cri en les voyant, et nous nous serions +lancés à l'attaque, si l'on nous avait laissés faire, car les +jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux +eux jusqu'au moment où ils sont complètement engagés. + +Mais le Duc était venu au trot tout près de nous pendant que nous +avancions. + +Les officiers passaient à cheval devant nous en agitant leurs +épées pour nous arrêter. + +Des sonneries de clairons se firent entendre. + +Il y eut des poussées, des manoeuvres, les sergents jurant et nous +bourrant de coups de hallebarde. + +En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'écrire, la brigade +était disposée en trois petits carrés bien dessinés, tout hérissés +de baïonnettes, et disposés en échelon, comme on dit, ce qui +permettait à chacun d’eux de tirer en travers de l'une des faces +de l'autre. + +Ce fut là notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que +j'étais, et il n'était même que temps. + +Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. + +De derrière cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne +ressemble autant que celui des vagues sur la côte de Berwick quand +le vent vient de l'est. + +La terre était tout ébranlée de ce grondement sourd: l'air en +était plein. + +-- Ferme, soixante-onzième, au nom de Dieu, tenez ferme! cria +derrière nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant +nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetée de +marguerites et de pissenlits. + +Puis tout à coup par-dessus la cime nous vîmes surgir huit cents +casques de cuivre, cela subitement. + +Chacun de ces casques faisait flotter une longue crinière, et sous +ses casques apparurent huit cents figures farouches, hâlées, qui +s'avançaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un même +nombre de chevaux. + +Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des +sabres, des crinières s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se +fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. + +Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurtèrent +contre leurs cuirasses avec le crépitement de la grêle contre une +fenêtre. + +Je fis feu comme les autres et me hâtai de recharger, en regardant +devant moi, à travers la fumée, où je vis un objet long et mince +qui allait flottant lentement en avant et en arrière. + +Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. + +Une bouffée de vent emporta le voile qui s'étendait devant nous et +alors nous pûmes voir ce qui s'était passé. + +Je m'étais attendu à voir la moitié de ce régiment de cavalerie +couché à terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent +protégés, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation +que nous avait causée leur approche, nous eussions tiré haut, +notre feu ne leur avait pas causé grand dommage. + +Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble à moins +de dix yards de moi, celui du milieu était complètement sur le +dos, les quatre pattes en l'air, et c'était l'une de ces pattes +que j'avais vue s'agiter à travers la fumée. + +Il y avait huit ou dix morts et autant de blessés, qui restaient +assis sur l'herbe, la plupart tout étourdis, mais l'un d'eux +criant à tue-tête: + +-- Vive l'Empereur! + +Un autre, qui avait reçu une balle dans la cuisse, un grand diable +à moustache noire, était assis le dos contre le cadavre de son +cheval. + +Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que +s'il avait concouru pour le tir à la cible, et il atteignit en +plein front Angus Myres qui n'était séparé de moi que par deux +hommes. + +Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se +trouvait tout près, mais avant qu'il eût le temps de la saisir, le +gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, +accourut et lui planta sa baïonnette dans la gorge. Grand dommage, +car c’était un fort bel homme! + +Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'étaient enfuis à +la faveur de la fumée, mais ils n’étaient pas gens à le faire +aussi facilement. + +Leurs chevaux avaient dévié sous notre feu. + +Ils avaient continué leur course au delà de notre carré et reçu le +feu des deux carrés placés plus loin. + +Alors ils franchirent une haie, rencontrèrent un régiment de +Hanovriens formé en ligne et les traitèrent comme ils nous +auraient traités si nous n'avions pas été aussi prompts. + +Ils le taillèrent en pièces en un instant. + +C'était terrible de voir les gros Allemands courir en criant +pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs éperons pour +donner plus d'élan à leurs sabres longs et lourds, les abattaient +d'estoc et de taille sans merci. + +Je ne crois pas qu'il soit resté cent hommes en vie de ce +régiment. + +Les Français revinrent, passant devant nous, criant et brandissant +leurs armes qui étaient rouges jusqu'à la garde. + +Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel +était un vieux soldat. + +À cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et +ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions rechargé. + +Trois cavaliers passèrent encore un peu derrière la crête à notre +droite. + +Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carré, ils +seraient sur nous en un clin d'oeil. + +D’autre part, il était bien dur d'attendre là ou nous étions, car +ils avaient donné le mot à une batterie de douze canons, qui se +forma à mi-côte, à quelque centaines de yards mais nous ne +pouvions l'apercevoir. + +Elle nous envoyait par-dessus la crête des boulets qui arrivaient +juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, +et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, +dans la terre humide, un épieu qui devait leur servir de guide. Il +le fit sous les fusils mêmes de toute la brigade. + +Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur +son voisin. + +L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du régiment +sortit du carré en courant, et alla arracher l'épieu, mais aussi +prompt qu'un brochet à la poursuite d'uns truite, un lancier +apparut sur la crête, et lui porta un coup si violent par +derrière, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa +lance sortirent par devant, entre le second et le troisième bouton +de la tunique du petit. + +-- Hélène! Hélène! cria-t-il avant de tomber mort la face en +avant, pendant que le lancier, criblé de balles, s'abattait près +de lui, sans lâcher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, +joints par ce terrible trait d'union. + +Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eûmes guère le +temps de songer à autre chose. + +Un carré est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il +n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets +comme nous nous en aperçûmes, quand ils commencèrent à tailler des +coupures rouges à travers nos rangs, au point que nos oreilles +étaient lasses d'entendre le bruit sourd d'éclaboussement, que +faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. + +Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carré se déplaça +d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derrière +nous un autre carré, car cent vingt hommes et sept officiers +marquaient la place que nous avions occupée. + +Mais les canons nous retrouvèrent. + +On essaya de la formation en ligne, mais aussitôt la cavalerie -- +c'étaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la +hauteur. + +Je dois vous dire que nous fûmes contents d'entendre le bruit des +sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait +son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup +pour coup. + +Et c'est ce que nous fîmes fort bien, car avec notre sang-froid, +nous avions pris de la malice et de la cruauté. + +Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des +cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. + +Il arrive un moment où l'on cesse de songer à sa peau, et il vous +semble que vous cherchez seulement quelqu'un à qui faire payer +tout ce que vous avez souffert. + +Cette fois nous prîmes notre revanche sur les lanciers, car ils +n'avaient pas de cuirasses pour les protéger, et d'une seule +salve, nous en jetâmes à bas soixante-dix. + +Peut-être que si nous avions vu soixante dix mères pleurant sur +les corps de leurs garçons, nous n'aurions pas été aussi contents, +mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des +bêtes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand +ils ont réussi à se prendre par la gorge. + +À ce moment, le colonel eut une idée excellente. + +Après avoir calculé qu'après cette charge, la cavalerie serait +éloignée pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous +fit reculer jusqu'à un creux plus profond, où nous devions être à +l'abri de l'artillerie, avant qu'elle pût recommencer son tir. + +Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand +besoin, car le régiment fondait comme un glaçon au soleil. Mais si +mauvais que cela fût pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. + +Tous les Hollando-Belges s'étaient sauvés à toutes jambes à ce +moment-là, au nombre de quinze mille, et il en résultait de grands +vides dans notre ligne, à travers lesquels la cavalerie française +allait et venait comme elle voulait. + +Puis, les canons français avaient été bien supérieurs aux nôtres +par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait été hachée +même, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort +gaie pour nous. + +D’autre part, Hougoumont, qui n'était plus qu'une ruine trempée de +sang, était resté entre nos mains. Tous les régiments anglais +tenaient bon. + +Pourtant, à dire la vérité vraie, comme on doit le faire quand on +est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers +l'arrière, une pincée d'habits rouges. Mais c'étaient de tous +jeunes gens, ceux-là, des traînards, des coeurs lâches comme il +s'en trouve partout. + +Je le répète, pas un régiment ne fléchit. + +Ce que nous pouvions distinguer de la bataille était fort peu de +chose, mais il eût fallu être aveugle pour ne point voir que, +derrière nous, la campagne était couverte de fuyards. + +Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en +sussions rien, les Prussiens avaient commencé leur mouvement. + +Napoléon avait détaché vingt mille hommes pour les arrêter, et +c'était une compensation pour ceux d'entre nous qui s'étaient +sauvés. + +Les forces en présence étaient à peu près les mêmes qu'au début. + +Tout cela, pourtant, était fort obscur pour nous. + +À un certain moment, la cavalerie française avait débordé en tel +nombre entre nous et le reste de l'armée, que nous crûmes quelque +temps être la seule brigade restée debout. + +Alors, serrant les dents, nous prîmes la résolution de vendre +notre vie le plus cher possible. + +Il était entre quatre et cinq heures de l'après-midi, et nous +n'avions rien à manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. + +Par-dessus le marché, nous étions trempés par la pluie. Elle nous +avait arrosés pendant tout le jour, mais pendant les dernières +heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou à +notre faim. + +Alors nous nous mîmes à regarder autour de nous et à raccourcir +nos ceinturons, à nous demander qui avait été atteint, qui avait +été épargné. + +Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, +debout à ma droite et appuyé sur son fusil. + +Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'étais +blessé. + +-- Tout va bien, Jim, répondis-je. + +-- Je crains bien d'être venu ici chasser un gibier imaginaire, +dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu! +j’aurai sa peau, ou il aura la mienne. + +Il avait si longtemps couvé son tourment, le pauvre Jim, que je +crois vraiment que cela lui avait tourné la tête. + +En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui +n'avait presque rien d’humain. + +Il avait toujours été de ceux qui prennent à coeur, même de +petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonné, je crois +qu'il n'avait jamais été maître de lui-même. + +Ce fut à ce moment de la bataille que nous assistâmes à deux +combats singuliers, chose assez commune, à ce qu'on me dit, dans +les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exercés a +se battre par masses. + +Comme nous étions couchés dans le fossé, deux cavaliers arrivèrent +à fond de train, sur la crête, en face de nous. + +Le premier était un dragon anglais. Il avait la figure presque +dans la crinière de son cheval. + +Derrière lui, arrivait à grand bruit, sur une grosse jument noire, +un cuirassier français, vieux gaillard à la tête grise. + +Les nôtres se mirent à les huer au passage, car il leur paraissait +honteux qu'un Anglais courût ainsi, mais au moment où ils +passèrent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. + +Le dragon avait laissé choir son arme, il était désarmé, et +l'autre le serrait d'aussi près pour l’empêcher d'en trouver une +autre. + +À la fin, piqué sans doute par nos huées, l’Anglais prit son parti +d'affronter le combat. + +Ses yeux tombèrent sur une lance qui se trouvait près du cadavre +d'un Français. + +Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et +alors, sautant à bas avec adresse, il s'en saisit. + +Mais l'autre était un vieux routier, et il fondit sur lui comme un +boulet. + +Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la détourna et +lui planta son sabre à travers l'omoplate. + +Cela se passa en un instant. + +Puis le Français mit son cheval au trot, en nous jetant un +ricanement par-dessus son épaule, comme un chien hargneux. + +La première partie était gagnée pour eux, mais nous eûmes bientôt +à marquer un point. + +L'ennemi avait poussé en avant une ligne de tirailleurs, qui +dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutôt que sur +nous, mais nous envoyâmes deux compagnies du 95ème, pour les tenir +en échec. + +Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car +des deux côtés on se servait de la carabine. + +Parmi les tirailleurs français se tenait debout un officier, un +homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses épaules. + +Quand les nôtres arrivèrent, il s'avança jusqu’à mi-chemin entre +les deux troupes et s'arrêta bien droit, dans l'attitude d'un +escrimeur, la tête rejetée en arrière. + +Je le vois encore aujourd'hui, les paupières abaissées, une sorte +de sourire narquois sur la physionomie. + +À cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune +homme, courut en avant, fonçant sur lui avec ce singulier sabre +courbé que portent les carabiniers. + +Ils se heurtèrent comme deux béliers, car ils couraient à la +rencontre l'un de l'autre. + +Ils tombèrent par l'effet de ce choc, mais le Français était +dessous. + +Notre homme brisa son arme près de la poignée, et reçut l’arme de +l'autre à travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et +trouva le moyen d'ôter la vie à son ennemi avec le tronçon ébréché +de son arme. + +Je croyais bien que les tirailleurs français allaient l’abattre, +mais pas une détente ne partit, et il revint à sa compagnie avec +une lame de sabre dans un bras, et une moitié de sabre à la main. + + +XIII -- LA FIN DE LA TEMPÊTE + +Parmi tant de choses qui paraissant étranges dans une bataille, +maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singulière que +la façon dont elle agit sur mes camarades. + +Pour quelques-uns, on eût dit qu'ils se livraient à leur repas +journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarqué de +changement. + +D'autres marmottèrent des prières depuis le premier coup de canon +jusqu'à la fin; d'autres sacraient, lâchaient des jurons à vous +faire dresser les cheveux sur la tête. + +Il y en avait un, l'homme à ma gauche, Mike Threadingham, qui ne +cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait +légué une maison pour les enfants des marins noyés, tout l'argent +qu'elle lui avait promis. + +Il me dit cette histoire et la recommença. + +Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait +pas ouvert la bouche de tout le jour. + +Quant à moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais +que j'avais l'intelligence et la mémoire plus claires que je ne +les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents +laissés à la maison, à la cousine Edie, à ses yeux fripons et +mobiles, à de Lissac et ses moustaches de chat, à toutes les +aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans +les plaines de Belgique, servir de cible à deux cent cinquante +canons. + +Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait été +terrible à entendre, mais ils se turent soudain. + +Ce n'était cependant que le calme momentané au cours d'une +tempête. + +Alors, on devine que presque immédiatement, il va être suivi d'un +pire déchaînement de l’orage. + +Il y avait encore un bruit très fort vers l'aile la plus éloignée, +où les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'était à +deux milles de là. + +Les autres batteries, tant françaises qu'anglaises, se turent. + +La fumée s'éclaircit de façon que les deux armées purent[2] se +voir un peu. + +Notre crête offrait un spectacle terrible. On eût dit qu'il +restait à peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes à +l'endroit où avait été la légion allemande, tandis que les masses +françaises semblaient aussi denses qu'avant. + +Nous savions pourtant qu'ils avaient dû perdre plusieurs milliers +d’hommes dans ces attaques. + +Nous entendîmes de grands cris de joie partir de leur coté; puis, +tout à coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel +que celui qui venait de finir n'était rien en comparaison. + +Il devait être deux fois aussi fort, car chaque batterie était +deux fois plus rapprochée. + +Elles avaient été déplacées de façon à tirer presque à bout +portant, d'énormes masses de cavalerie, disposées dans leurs +intervalles, pour les défendre contre toute attaque. + +Quand ce tapage infernal arriva à nos oreilles, il n'y eût pas un +homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprît ce que cela +signifiait. + +C'était le dernier et suprême effort que faisait Napoléon pour +nous écraser. + +Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions +tenir ce temps-là, tout irait bien. + +Épuisés par la faim, la fatigue, accablés, nous faisions des +prières pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de +tirer, tant qu'un de nous resterait debout. + +Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car +nous étions couchés à plat ventre, et nous pouvions en un instant +nous dresser en une masse hérissée de baïonnettes, si la cavalerie +fondait de nouveau sur nous. + +Mais, derrière le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus +clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus +farouche, le plus saccadé, le plus entraînant des bruits. + +-- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils +veulent en finir. + +Et, comme il parlait encore, nous vîmes une chose étrange. + +Un Français, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avança +au galop vers nous sur un petit cheval bai. + +Il criait à tue-tête: « Vive le Roi! Vive le Roi! » Autant dire +que c'était un déserteur, puisque nous étions du côté du Roi, et +qu'eux soutenaient l'Empereur. + +En passant près de nous, il nous cria en anglais: + +-- La Garde arrive! la Garde arrive! + +Puis il disparut vers l'arrière, comme une feuille emportée par +l'orage. + +Au même moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus +rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. + +-- Il faut que vous les arrêtiez, ou bien nous sommes battus, +cria-t-il au général Adams si fort, que toute notre compagnie put +l'entendre. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le général. + +-- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six régiments +de grosse cavalerie, dit-il. + +Et il se mit à rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont été +trop tendus. + +-- Peut-être voudrez-vous vous joindre à notre marche en avant! Je +vous en prie, regardez-vous comme un des nôtres, dit le général en +s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de thé. + +-- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l’autre en ôtant son +chapeau. + +Un moment après, nos trois régiments se resserrèrent. La brigade +avança sur quatre lignes, franchit le creux où nous étions restés +couchés en formant les carrés, et alla au-delà du point d'où nous +avions vu l'armée française. + +Il n'était pas possible de voir beaucoup de choses à ce moment. + +On ne distinguait guère que la flamme rouge, jaillissant de la +gueule des canons, à travers le nuage de fumée, et les silhouettes +noires se baissant, tirant, écouvillonnant, chargeant, actives +comme des diables, et toutes à leur oeuvre diabolique. + +Mais à travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en +plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mêlé à de +grandes clameurs. + +Puis on entrevit, à travers le brouillard, une vague mais large +ligne noire, qui prît une teinte plus foncée, un dessin plus net, +si bien qu'enfin, nous vîmes que c'était une colonne, sur cent +hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffés +de hauts bonnets à poil, avec un éclat de plaques de cuivre au- +dessus du front. + +Et derrière ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi +de suite, cela se déroulait, se tordait, sortait de la fumée des +canons. + +On eût dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne +paraissait interminable. + +En avant venaient, çà et là, des tirailleurs, derrière ceux-ci, +les tambours, tout cela s'avançait d'un pas élastique, les +officiers formant des groupes serrés sur les flancs, l'épée à la +main et criant des encouragements. + +Il y avait aussi, en tête, une douzaine de cavaliers, qui criaient +tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son épée, +qu'il tenait droite. + +Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment +que le firent les Français ce jour-là. + +C'était merveilleux de les voir, car à mesure qu'ils s'avançaient, +ils se trouvèrent en avant de leurs propres canons, de sorte +qu'ils n'eurent plus à compter sur cette aide, quoiqu'ils +allassent tout droit à deux batteries que nous avions eues à nos +côtés pendant tout le jour. + +Chaque canon avait réglé son tir à un pied près, et nous vîmes de +longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, à mesure +qu'elle progressait. + +Les Français étaient si près de nous et si serrés les uns contre +les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se +serraient davantage, et marchaient avec un élan, un entrain qui +étaient des plus beaux à voir. + +Leur tête était tournée tout droit vers nous, tandis que le 93ème +débordait d'un côté, et le 52ème de l'autre côté. + +Je croirai toujours que si nous étions restés à l'attendre, la +Garde nous aurait enfoncés, car comment arrêter une telle colonne +avec une ligne de quatre hommes d’épaisseur? + +Mais à ce moment-là, Colburne, le colonel du 52ème, reploya son +flanc gauche de manière à le placer parallèlement à la colonne, ce +qui contraignit les Français à s'arrêter. + +Leur ligne de front était à une quarantaine de pas de nous, et +nous pûmes les voir à notre aise. + +Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'étais +toujours figuré les Français comme des hommes de petite taille. + +Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette première compagnie, +qui ne fût capable de me ramasser comme si j'étais un gamin, et +leurs hauts bonnets à poil les faisait paraître plus grands +encore. + +C’étaient des gaillards endurcis, tannés, nerveux, aux yeux +farouches et bridés, aux moustaches hérissées, ces vieux soldats +qui n'avaient jamais passé une semaine sans se battre, et pendant +bien des années. + +Et alors, comme je me tenais prêt, le doigt sur la détente, +attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur +l’officier monté qui portait son chapeau au bout de son épée. + +Je le reconnus: c'était Bonaventure de Lissac. + +Je le vis. Jim le vit aussi. + +J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la +colonne française. + +Aussi prompte que la pensée, la brigade entière suivit cette +impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le +front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par +les flancs. + +Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait +été donné: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en +réalité Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade +sur la vieille Garde. + +Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premières minutes de +rage. + +Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que +j'appuyai sur la détente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu’il +était porté par la foule, mais je vis, sur l’étoffe, une tache +horrible, et un léger tourbillon de fumée, comme si elle avait +pris feu. Puis, je me trouvai rejeté contre deux gros Français, et +si serré entre eux, qu'il nous était impossible de mouvoir une +arme. + +L'un d'eux, un gaillard à grand nez, me saisit à la gorge, et je +me sentis comme un poulet dans sa poigne. + +-- _Rendez-vous, coquin_, dit-il. + +Mais, tout à coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car +quelqu'un venait de lui plonger une baïonnette dans le ventre. + +On tira très peu de coups de feu après le premier abordage. On +n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les +cris brefs des hommes atteints, et les commandements des +officiers. + +Alors, tout à coup, les Français commencèrent à céder le terrain, +lentement, de mauvaise grâce, pas à pas, mais enfin ils +reculaient. + +Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque là, le +frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprîmes qu'ils +allaient plier. + +J'avais devant moi un Français, un homme aux traits tranchants, +aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait été à +l'exercice. + +Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour +choisir et abattre un officier. + +Je me rappelle qu'il me vint à l'esprit que ce serait faire un bel +exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. + +Je me précipitai vers lui et lui passai ma baïonnette au travers +du corps. + +En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lâcha un coup de fusil +en pleine figure. + +La balle me fit, à travers la joue, une marque qui me restera +jusqu'à mon dernier jour. + +Quand il tomba, je trébuchai par-dessus son corps. Deux autres +hommes tombèrent à leur tour sur moi, et je faillis être étouffé +sous cet entassement. + +Lorsqu'enfin je me fus dégagé, après m'être frotté les yeux, qui +étaient pleins de poudre, je vis que la colonne était +définitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns +fuyant à toutes jambes, les autres continuant à combattre, dos à +dos, dans un vain effort pour arrêter la brigade, qui balayait +tout devant elle. + +Il me semblait qu'un fer rouge était appliqué sur ma figure, mais +j'avais l'usage de mes membres. + +Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes +mutilés, je courus après mon régiment, et allai prendre ma place +au flanc droit. + +Le vieux major Elliott était là, boitant un peu, car son cheval +avait été tué, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. + +Il me vit venir et me fit un signe de tête, mais on avait trop de +besogne pour avoir le temps de causer. + +La brigade avançait toujours, mais le général passa à cheval +devant moi, baissant la tête, et regardant les positions +anglaises: + +-- Il n'y a pas de terrain gagné, dit-il, mais je ne recule pas. + +-- Le duc de Wellington a remporté une grande victoire, proclama +l'aide de camp d'une voix solennelle. + +Et alors, cédant soudain à ses sentiments, il ajouta: + +-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. + +Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. + +Mais à ce moment-là, le premier venu pouvait se rendre compte que +l'armée française se disloquait. + +Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrément +pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les +bords. + +Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles +avaient, à l'arrière, un éparpillement de traînards. + +La Garde s'éclaircissait, devant nous, à mesure que nous poussions +en avant, et nous nous trouvâmes face à face avec douze canons, +mais, au bout d'un moment, ils furent à nous, et je vis notre plus +jeune sous-officier, après celui qui avait été tué par le lancier, +griffonner à la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numéro +72, en vrai écolier qu'il était. + +Ce fut alors que nous entendîmes, derrière nous, un hourra +d'encouragement, et que nous vîmes l'armée anglaise tout entière +déborder par-dessus la crête des hauteurs et se répandre dans la +vallée pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. + +Les canons arrivèrent aussi en bondissant, à grand bruit, et notre +cavalerie légère, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite +avec notre brigade. + +Après cela, il n'y avait plus de bataille. + +L'on marcha en avant sans rencontrer de résistance, et notre armée +finit de se former en ligne sur le terrain même que les Français +occupaient le matin. + +Leurs canons étaient à nous; leur infanterie réduite à une cohue +qui s'éparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra +seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ +de bataille sans se rompre. + +Enfin, au moment même où la nuit venait, nos hommes, épuisés et +affamés, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les +faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. + +Voilà tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la +bataille de Waterloo. + +J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine +de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. + +Il me fallut donc percer un autre trou à mon ceinturon, qui me +serra alors comme un cercle autour d'un baril. + +Après cela, je me couchai dans la paille, où se vautrait le reste +de la compagnie. + +Moins d'une minute après, je m'endormais d'un sommeil de plomb. + + +XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT + +Le jour pointait, et les premières lueurs grises venaient de se +montrer furtivement à travers les longues et minces fentes des +murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'épaule. + +Je me levai d'un bond. + +Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, je m'étais figuré que les +cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde +posée contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, +je me rappelai où j'étais. + +Mais je puis vous dire que je fus bien étonné en m'apercevant que +c'était le major Elliott lui-même, qui m'avait réveillé. + +Il avait l'air très grave et, derrière lui, venaient deux +sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. + +-- Réveillez-vous, mon garçon, dit le major, retrouvant sa +bonhomie comme si nous étions de nouveau à Corriemuir. + +-- Oui, major, balbutiai-je. + +-- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois +quelque chose à tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter +vos foyers. Jim Horscroft est manquant. + +Je sursautai à ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la +faim, et la fatigue, j'avais complètement oublié mon ami depuis +qu'il s'était élancé contre la Garde française, en entraînant tout +le régiment. + +-- Je suis en train de faire le relevé de nos pertes, dit le +major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez +grand plaisir. + +Nous voilà donc en route, le major, les deux sergents et moi. + +Oh! certes, c'était un terrible spectacle, si terrible, que malgré +le nombre d'années qui se sont écoulées, je préfère en parler le +moins possible. + +C'était bien horrible à voir dans la chaleur du combat, mais +maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le +tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de +glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de +boucher, où de pauvres diables ont été éventrés, écrasés, mis en +bouillie, où l'on dirait que l'homme a voulu tourner en dérision +l'oeuvre de Dieu. + +L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille: +les fantassins morts, formant encore des carrés, la ligne confuse +de cavaliers qui les avaient chargés, et en haut, sur la pente, +les artilleurs gisant autour de leur pièce brisée. + +La colonne de la Garde avait laissé une bande de morts à travers +la campagne. + +On eût dit la trace laissée par une limace. En tête, se dressait +un amas de morts en uniforme bleu, entassés sur les habits rouges, +à l'endroit où avait eu lieu cette étreinte furieuse, lorsqu'ils +avaient fait le premier pas en arrière. + +Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant à cet endroit, ce fut +Jim, lui-même. + +Il gisait, de tout son long, étendu sur le dos, la figure tournée +vers le ciel. + +On eut dit que toute passion, toute souffrance s'étaient +évaporées. + +Il ressemblait tout à fait à ce Jim d'autrefois, que j'avais vu +cent fois dans sa couchette, quand nous étions camarades d'école. + +J'avais jeté un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins +à considérer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus +heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espéré de le voir +pendant sa vie, je cessai de me désoler sur lui. + +Deux baïonnettes françaises lui avaient traversé la poitrine. + +Il était mort sur le champ, sans souffrir, à en croire le sourire +qu'il avait sur les lèvres. + +Le major et moi, nous lui soulevions la tête, espérant qu'il +restait peut-être un souffle de vie, quand j'entendis près de moi +une voix bien connue. + +C'était de Lissac, dressé sur son coude, au milieu d'un tas de +cadavres de soldats de la Garde. + +Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau à +grand plumet rouge, gisait à terre, près de lui. + +Il était bien pâle. Il avait de grands cercles bistrés sous les +yeux, mais, à cela près, il était resté tel qu'il était jadis, +avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affamé, sa +moustache raide, sa chevelure coupée ras et clairsemée jusqu'à la +calvitie, au haut de la tête. + +Il avait toujours eu les paupières tombantes, mais maintenant il +était presque impossible de retrouver, par-dessous, le +scintillement de l'oeil. + +-- holà, Jock! s'écria-t-il, je ne m'attendais guère à vous voir +ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. + +-- C'est vous qui nous avez apporté tous ces ennuis, dis-je. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout +est arrangé pour nous à l'avance. Quand j'étais en Espagne, j'ai +appris à croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoyé ici, +ce matin. + +-- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en +posant la main sur l'épaule du pauvre Jim. + +-- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. + +Il ouvrit alors son manteau et j'aperçus, avec horreur, un gros +caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. + +-- C'est ma treizième blessure, et ma dernière, dit-il, avec un +sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous +me donner à boire, si vous disposez de quelques gouttes? + +Le major avait du brandy étendu d'eau. + +De Lissac en but avidement. + +Ses yeux se ranimèrent, et une petite tache rouge reparut à ses +joues livides. + +-- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un +m'appeler par mon nom, et aussitôt son fusil s'est posé sur ma +tunique. Deux de mes hommes l'ont écharpé au moment même où il a +fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez à Paris dans +moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au +numéro 11 de la rue de Miromesnil, qui est près de la Madeleine. +Annoncez-lui la nouvelle avec ménagement, Jock, car vous ne pouvez +pas vous figurer à quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce +que je possède se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine +en a les clefs. Vous n'oublierez pas? + +-- Je me souviendrai. + +-- Et Madame votre mère? J'espère que vous l'avez laissée en bonne +santé? Ah! Et Monsieur votre père aussi. Présentez-lui mes plus +grands respects. + +À ce moment même, où il allait mourir, il fit la révérence +d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations +à ma mère. + +-- Assurément, dis-je, votre blessure pourrait être moins grave +que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de +notre régiment. + +-- Mon cher Jock, je n'ai pas passé ces quinze ans à faire et +recevoir des blessures, sans savoir reconnaître celle qui compte. +Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est +fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes +Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et en mendiant. En +outre, il est absolument certain que les Alliés m'auraient +fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation. + +-- Les Alliés, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, +ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. + +-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que +j'aurais fui en Écosse et changé de nom, si je n'avais eu rien de +plus à craindre que mes camarades restés à Paris? Je tenais à la +vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je +n'ai plus qu'à mourir, car il ne se trouvera plus jamais à la tête +d'une armée. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se +pardonner. C'est moi qui commandais le détachement qui a fusillé +le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma +chérie! + +Il leva les deux mains, dont les doigts s'agitèrent, et +tremblèrent comme s'il tâtonnait. + +Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tête se +pencha sur sa poitrine. + +Un de nos sergents le recoucha doucement. L’autre étendit sur lui +le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsi là ces deux hommes, +que le Destin avait si étrangement mis en rapport. + +L'Écossais et le Français gisaient silencieux, paisibles, si +rapprochés que la main de l'un eût pu toucher celle de l'autre, +sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage de Hougoumont. + + +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + +Maintenant, me voici bien près de la fin de tout cela, et je suis +fort content d'y être arrivé, car j'ai commencé ce récit +d'autrefois, le coeur léger, en me disant que cela me donnerait +quelque occupation pendant les longs soirs d'été. Mais, chemin +faisant, j'ai réveillé mille peines qui dormaient, mille chagrins +à demi oubliés, si bien que j'ai à présent l'âme à vif, comme la +peau d'un mouton mal tondu. + +Si je m'en tire à bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la +plume; car, en commençant, cela va tout seul, comme quand on +descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis, +avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied +dans un trou et vous y restez, et c'est à vous de vous en tirer à +force de vous débattre. + +Nous enterrâmes Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un +soldats de la Garde impériale et de notre Infanterie légère, +rangés dans la même tranchée. + +Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on sème une graine, +quelle belle récolte de héros on ferait un jour! + +Alors, nous laissâmes pour toujours, derrière nous, ce champ de +carnage et nous prîmes, avec notre brigade, la route de la +frontière pour marcher sur Paris. + +Pendant toutes ces années-là, on m'avait toujours habitué à +regarder les Français comme de très méchantes gens, et comme nous +n'entendions parler d'eux qu'à l'occasion de batailles, de +massacres sur terre et sur mer, il était assez naturel pour moi de +les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. + +Après tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la même chose, +ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la même +manière. + +Mais quand nous eûmes à traverser leur pays, quand nous vîmes +leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si +tranquillement occupés au travail des champs et les femmes +tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste +coiffe blanche, grondant le bébé pour lui apprendre la politesse, +tout nous parut si empreint de simplicité domestique, que j'en +vins à ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps haï +et redouté ces bonnes gens. + +Je suppose que, dans le fond, l'objet réel de notre haine, c'était +l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il était parti et que +sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa +beauté. + +Nous fîmes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le +plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivâmes ainsi à la +grande cité. + +Nous nous attendions à y livrer bataille, car elle est si peuplée, +qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle +armée. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage +d'abîmer tout un pays à cause d'un seul homme. + +On lui avait donc donné avis qu'il eût à se tirer d'affaire, seul, +désormais. + +D'après les dernières nouvelles qui nous arrivèrent sur lui, il +s'était rendu aux Anglais. + +Les portes de Paris nous étaient ouvertes; c'étaient des nouvelles +excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir à la seule +bataille où je me fusse trouvé. + +Mais il y avait alors à Paris, une foule de gens attachés à Boney. + +C'était tout naturel, quand on songe à la gloire qu'il leur avait +acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demandé à son +armée d'aller dans un endroit où il n'allât pas lui-même. + +Ils nous firent assez mauvaise mine à notre entré, je puis vous le +dire. + +Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fûmes les premiers qui +mirent le pied dans la ville. + +Nous passâmes sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile à +écrire qu'à prononcer; de là, on traversa un beau parc, le Bois de +Boulogne, puis on alla aux Champs-Élysées, où l’on bivouaqua. + +Bientôt il y eût, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, +qu'on se serait cru dans un camp plutôt que dans une ville. + +La première fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de +ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par +couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. + +Rob attendit dans le vestibule et, dès que je mis le pied sur le +paillasson, je me trouvai en présence de ma cousine Edie, qui +était toujours restée la même, et qui se mit à me contempler de ce +regard sauvage qu'elle a. + +Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le +fit, elle s'avança de trois pas, courut à moi et me sauta au cou. + +-- Oh! mon cher vieux Jock, s'écria-t-elle, comme vous êtes beau, +sous l'habit rouge! + +-- Oui, à présent, je suis soldat, Edie, répondis-je d'un ton fort +raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par +derrière elle, l'autre figure qui était tournés vers le ciel, sur +le champ de bataille de Belgique. + +-- Qui l'aurait cru? s'écria-t-elle. Qu'êtes vous alors, Jock? +Général? Capitaine? + +-- Non, je suis simple soldat. + +-- Comment, vous n’êtes pas, je l'espère, de ces gens du commun +qui portant le fusil? + +-- Si, je porte le fusil. + +-- Oh! ce n'est pas, à beaucoup près, aussi intéressant, dit-elle +en retournant s'asseoir sur le canapé qu'elle avait quitté. + +C'était une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, +pleine d'objets brillants, et j'étais sur le point de repartir +pour donner à mes bottes un nouveau coup de brosse. + +Quand Edie s'assit, je vis qu'elle était en grand deuil; cela me +prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. + +-- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je +suis très maladroit pour annoncer avec ménagement les nouvelles. +Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les +malles, et qu'Antoine avait les clefs. + +-- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez été bien bon de faire +cette commission. J'ai appris l'événement il y a environ huit +jours. J'en ai été folle quelque temps, tout à fait folle. Je +porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un +véritable épouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en +remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. + +-- Pardon, Madame, dit une domestique en avançant la tête, le +comte de Beton désire vous voir. + +-- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voilà qui est +très important. Je suis bien fâchée d'abréger notre entretien, +mais vous reviendrez me voir, j'en sais sûre, n'est-ce pas? Je +suis si désolée? Ah! est-ce qu'il vous serait égal de sortir par +la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie, +mon cher vieux Jock, vous avez toujours été si bon garçon, et vous +faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. + +C'était la dernière fois que je devais voir la cousine Edie. + +Elle se montrait à la lumière du soleil avec son regard +provocateur, de jadis, avec ses dents éclatantes. + +Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une +goutte de mercure. + +Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis à la +porte une belle voiture à deux chevaux; je devinai alors qu'elle +m'avait prié de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis +du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels +elle avait vécu dans son enfance. + +Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon père et ma +mère, qui avaient eu tant de bonté pour elle. + +Bah! elle était ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en +dispenser qu'un lapin ne peut s'empêcher d'agiter son bout de +queue; et pourtant, cette pensée me fit grand-peine. + +Neuf mois après, j'appris qu'elle avait épousé ce même comte de +Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. + +Quant à nous, notre tâche était accomplie. + +La grande ombre avait été chassée de dessus l'Europe; elle ne +viendrait plus s'allonger d'un bout à l'autre du pays, planant sur +les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les ténèbres +dans des existences qui auraient été si heureuses. + +Après avoir acheté ma libération, je revins à Corriemuir, où, +après la mort de mon père, je pris la ferme. + +J'épousai Lucie Deane, de Berwick, et j'élevai sept enfants, qui +tous sont plus grands que leur père, et n'omettent rien pour le +lui rappeler. + +Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'écoulent +désormais et qui se ressemblent comme autant de béliers écossais, +j'ai peine à convaincre mes jeunes gens que, même ici, nous avons +eu notre roman, au temps où Jim et moi nous fîmes notre cour, et +où l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre côté de l'eau. + +Notes : + +[1] « vieil habit » aurait été plus élégant... (Note de l’éditeur) +[2] Il aurait été préférable d’écrire « puissent » ou « pussent ». +(Note de l’éditeur) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13735 *** |
