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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13735 ***
+
+Arthur Conan Doyle
+
+LA GRANDE OMBRE
+
+(1909)
+
+
+Table des matières
+
+Préface
+I -- LA NUIT DES SIGNAUX
+II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH
+III -- L'OMBRE SUR LES EAUX
+IV -- LE CHOIX DE JIM
+V -- L'HOMME D’OUTRE-MER
+VI -- UN AIGLE SANS ASILE
+VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR
+VIII -- L'ARRIVÉE DU CUTTER
+IX -- CE QUI SE FIT À WEST INCH
+X -- LE RETOUR DE L’OMBRE
+XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS
+XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE
+XIII -- LA FIN DE LA TEMPÊTE
+XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT
+XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT
+
+
+Préface
+
+_Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et
+américaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces
+abondantes moissons de détails biographiques dont le lecteur
+contemporain est si friand._
+
+_Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est né le 22 mai
+1859 à Édimbourg, qu'il fut l'élève de son université, qu'il y
+étudia la médecine et l'exerça huit ans à Southsea (1882-1889),
+qu'il voyagea ensuite dans les régions arctiques et sur les côtes
+Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de
+renseignements aussi succincts._
+
+_Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignée
+d'artistes qui ont laissé une trace glorieuse dans la carrière._
+
+_Son grand-père, John Doyle, élève du paysagiste Gabrielli et du
+miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste célèbre. Sous la
+signature H.B., son crayon s'attaqua à tout ce qu'il y avait
+d'illustre dans les générations de son temps (1798-1808).
+Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent
+fois reconnu ses mérites et salué ce qu'ils appelaient presque son
+génie._
+
+_Richard, ou mieux Dick Doyle, élève de son père, marchant sur ses
+brisées, débuta comme caricaturiste à 17 ans et, de 1843 à 1850,
+il fit la joie des abonnés du _Punch_, mais alors des scrupules
+religieux lui interdirent de collaborer à une feuille satirique,
+qui bafouait ce qui était à ses yeux sacré comme le plus cher des
+legs des aïeux, la foi catholique profondément ancrée en son âme
+d'Irlandais. Il s'éloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour
+porter à une feuille rivale le concours malicieux de son crayon.
+Il le consacra désormais à l'illustration des chefs-d'oeuvre de
+Thackeray et de Ruskin. C'est à lui qu'on dut ces dessins tour à
+tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la
+famille Newcomes, ou la légende du Roi de la Rivière d'or._
+
+_Charles Doyle, le cinquième fils de John et le père d'Arthur,
+n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut
+surtout apprécié comme architecte, de même qu'un autre de ses
+frères se confinait dans la direction de la National Gallery
+d'Irlande et qu'un troisième renonçait à ses pinceaux pour dresser
+les plus exactes généalogies du baronnage d'Angleterre._
+
+_Ainsi apparenté, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il,
+débuter en littérature que lorsqu'il fut certain de tenir un
+succès et dès son _Étude en rouge_, première série de son immortel
+_Sherlock Holmes_, il fût, en effet, célèbre. Dès lors il n'eut
+plus qu'à persévérer, tuant et ressuscitant ses héros selon les
+caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables légions
+de lecteurs._
+
+_C'est à un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan
+Doyle a écrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent
+inspirés par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacrés à la
+peinture de l'époque napoléonienne, ne sont pas les moins bien
+venus de la série._
+
+_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait tracé la
+voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. À ce point de
+vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits
+du colonel Gérard_, mais le désir de rendre justice à son grand
+adversaire et de juger un soldat en soldat est le même chez les
+deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-être
+d'Erckmann-Chatrian, dont les récits ont nourri notre enfance et
+sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallèle pourrait
+être établi et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant
+pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch
+s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser
+sur l’Europe._
+
+_Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits
+saluant involontairement les balles, les vieux soldats les
+raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant
+s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin
+du combat, les revues passées par l'état-major empanaché, les
+cavaliers chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circulant au
+galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis
+après plusieurs heures de combat, la chevauchée des cuirassiers
+chargeant et la montée des bataillons de la Vieille-Garde se ruant
+sur les carrés anglais avec une rage désespérée._
+
+ALBERT SAVINE.
+
+
+I -- LA NUIT DES SIGNAUX
+
+Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrivé à peine au milieu
+du dix-neuvième siècle, et à l’âge de cinquante-cinq ans.
+
+Ma femme ne me découvre guère qu'une fois par semaine derrière
+l'oreille un petit poil gris qu'elle tient à m'arracher.
+
+Et pourtant quel étrange effet cela me fait que ma vie se soit
+écoulée en une époque où les façons de penser et d'agir des hommes
+différaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des
+habitants d'une autre planète.
+
+Ainsi, lorsque je me promène par la campagne, si je regarde par
+là-bas, du côté de Berwick, je puis apercevoir les petites
+traînées de fumée blanche, qui me parlent de cette singulière et
+nouvelle bête aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le
+corps recèle un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le
+long de la frontière.
+
+Quand le temps est clair, j'aperçois sans peine le reflet des
+cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir.
+
+Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la même bête,
+ou parfois même une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air
+une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre
+le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed.
+
+Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux père muet de colère
+autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le
+Créateur, si profondément enracinée dans l'âme, qu'il ne voulait
+pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute
+innovation lui paraissait toucher de bien près au blasphème.
+
+C'était Dieu qui avait créé le cheval.
+
+C'était un mortel de là-bas, vers Birmingham, qui avait fait la
+machine.
+
+Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il à se servir de la selle et
+des éperons.
+
+Mais il aurait éprouvé une bien autre surprise en voyant le calme
+et l'esprit de bienveillance qui règnent actuellement dans le
+coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire
+dans les réunions qu'il ne faut plus de guerre, excepté bien
+entendu, avec les nègres et leurs pareils.
+
+Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans
+interruption -- une trêve de deux courtes années -- depuis bientôt
+un quart de siècle?
+
+Réfléchissez à cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si
+tranquille, si paisible.
+
+Des enfants, nés pendant la guerre, étaient devenus des hommes
+barbus, avaient eu à leur tour des enfants, que la guerre durait
+encore.
+
+Ceux qui avaient servi et combattu à la fleur de l'âge et dans
+leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur
+dos se voûter, que les flottes et les armées étaient encore aux
+prises.
+
+Rien d'étonnant, dès lors, qu'on en fût venu à considérer la
+guerre comme l'état normal, et qu'on éprouvât une sensation
+singulière à se trouver en état de paix.
+
+Pendant cette longue période, nous nous battîmes avec les Danois,
+nous nous battîmes avec les Hollandais, nous nous battîmes avec
+l'Espagne, nous nous battîmes avec les Turcs, nous nous battîmes
+avec les Américains, nous nous battîmes avec les gens de
+Montevideo.
+
+On eût dit que dans cette mêlée universelle, aucune race n'était
+trop proche parente, aucune trop distante pour éviter d'être
+entraînée dans la querelle.
+
+Mais ce fut surtout avec les Français que nous nous battîmes; et
+de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et
+de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les
+gouvernait.
+
+C'était très crâne de le représenter en caricature, de le
+chansonner, de faire comme si c'était un charlatan, mais je puis
+vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une
+ombre noire au-dessus de l'Europe entière, et qu'il fut un temps
+où la clarté d'une flamme apparaissant de nuit sur la côte faisait
+tomber à genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les
+mains de tous les hommes.
+
+Il avait toujours gagné la partie: voilà ce qu'il y avait de
+terrible.
+
+On eût dit qu'il portait la fortune en croupe.
+
+Et en ces temps-là nous savions qu'il était posté sur la côte
+septentrionale avec cent cinquante mille vétérans, avec les
+bateaux nécessaires au passage.
+
+Mais c'est une vieille histoire.
+
+Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot anéantit
+leur flotte.
+
+Il devait rester en Europe une terre où l'on eût la liberté de
+penser, la liberté de parler.
+
+Il y avait un grand signal tout prêt sur la hauteur près de
+l'embouchure de la Tweed.
+
+C'était un échafaudage fait en charpente et en barils de goudron.
+
+Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'écarquillais les
+yeux à regarder s'il flambait.
+
+Je n'avais alors que huit ans, mais à cet âge, on prend déjà les
+choses à coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dépendît
+en quelque façon de moi et de ma vigilance.
+
+Un soir, comme je regardais, j'aperçus une faible lueur sur la
+colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les
+ténèbres.
+
+Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les
+poignets contre le cadre en pierre de la fenêtre, pour me
+convaincre que j'étais éveillé.
+
+Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se
+refléter dans l'eau, et je m'élançai à la cuisine.
+
+Je hurlai à mon père que les Français avaient franchi la Manche et
+que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait.
+
+Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'étudiant en droit
+d'Édimbourg.
+
+Je crois encore le voir secouant sa pipe à coté du feu et me
+regardant par-dessus ses lunettes à monture de corne.
+
+-- Êtes-vous sûr, Jock, dit-il.
+
+-- Aussi sûr que d'être en vie, répondis-je d'une voix
+entrecoupée.
+
+Il étendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il
+ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage,
+mais il la referma, et sortit à grands pas.
+
+Nous le suivîmes, l’étudiant en droit et moi, jusqu'à la porte à
+claire-voie qui donne sur la grande route.
+
+De là nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur
+d'un autre feu plus petit à Ayton, plus au nord.
+
+Ma mère descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas
+saisis par le froid, et nous restâmes là jusqu'au matin, en
+échangeant de rares paroles, et cela même à voix basse.
+
+Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en était passé la
+veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en
+remontant vers le nord, s'étaient enrôlés dans les régiments de
+volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de
+leurs chevaux pour répondre à l'appel.
+
+Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'étrier avant de
+partir.
+
+Je n’en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval
+blanc, brandissant au clair de lune un énorme sabre rouillé.
+
+Ils nous crièrent en passant, que le signal de North Berwick Law
+était en feu, et qu'on croyait que l'alarme était partie du
+Château d'Édimbourg.
+
+Un petit nombre galopèrent en sens contraire, des courriers pour
+Édimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-shérif, et
+autres de ce genre.
+
+Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes
+robustes, monté sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'à notre porte
+et nous fit quelques questions sur la route.
+
+-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut-
+être aurais-je tout aussi bien fait de rester où j'étais, mais
+maintenant que me voilà parti, je n'ai rien de mieux à faire que
+de déjeuner avec le régiment.
+
+Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande.
+
+-- Je le connais bien, dit notre étudiant en nous le désignant
+d'un signe de tête, c'est un légiste d'Édimbourg, et il s'entend
+joliment à enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott.
+
+Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se
+passa guère de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute
+l'Écosse.
+
+Bien des fois nous pensâmes alors à cet homme qui nous avait
+demandé la route dans la nuit terrible.
+
+Mais dès le matin, nous eûmes l'esprit tranquille.
+
+Il faisait un temps gris et froid.
+
+Ma mère était retournée à la maison pour nous préparer un pot de
+thé, quand arriva un char à bancs ramenant le docteur Horscroft,
+d'Ayton et son fils Jim.
+
+Le docteur avait relevé jusque sur ses oreilles le collet de son
+manteau brun, et il avait l'air de fort méchante humeur, car Jim,
+qui n'avait que quinze ans, s'était sauvé à Berwick à la première
+alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son père.
+
+Le papa avait passé toute la nuit à sa recherche, et il le
+ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derrière le
+siège.
+
+Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son père, avec ses
+mains fourrées dans ses poches de côté, ses sourcils joints, et sa
+lèvre inférieure avancée.
+
+-- Tout ça, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y
+a pas eu de débarquement, et tous les sots d'Écosse sont allés
+arpenter pour rien les routes.
+
+Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces
+mots, ce qui lui valut de la part de son père un coup sur le côté
+du crâne avec le poing fermé.
+
+À ce coup, le jeune garçon laissa tomber sa tête sur sa poitrine
+comme s'il avait été étourdi.
+
+Mon père hocha la tête, car il avait de l'affection pour Jim, et
+nous rentrâmes tous à la maison, en dodelinant du chef, et les
+yeux papillotants, pouvant à peine tenir les yeux ouverts,
+maintenant que nous savions tout danger passé.
+
+Mais nous éprouvions en même temps au coeur un frisson de joie
+comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en
+ma vie.
+
+Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai
+entrepris de raconter, mais quand on a une bonne mémoire et peu
+d’habileté, on n'arrive pas à tirer une pensée de son esprit sans
+qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en même
+temps.
+
+Et pourtant, maintenant que je me suis mis à y songer, cet
+incident n'était pas entièrement étranger à mon récit, car Jim
+Horscroft eut une discussion si violente avec son père, qu'il fut
+expédié au collège de Berwick et comme mon père avait depuis
+longtemps formé le projet de m'y placer aussi, il profita de
+l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer.
+
+Mais avant de dire un mot au sujet de cette école, il me faut
+revenir à l'endroit où j'aurais dû commencer, et vous mettre en
+état de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages
+écrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien
+loin au-delà du _border_, et n'ont jamais entendu parler des
+Calder de West Inch.
+
+Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau
+domaine, autour d'une bonne habitation.
+
+C'est simplement une grande terre à pâturages de moutons, ou la
+bise souffle avec âpreté et que le vent balaie.
+
+Elle s'étend en formant une bande fragmentée le long de la mer.
+
+Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste à
+gagner son loyer et à avoir du beurre le dimanche au lieu de
+mélasse.
+
+Au milieu, s'élève une maison d'habitation en pierre, recouverte
+en ardoise, avec un appentis derrière.
+
+La date de 1703 est gravée grossièrement dans le bloc qui forme le
+linteau de la porte.
+
+Il y a plus de cent ans que ma famille est établie là, et malgré
+sa pauvreté, elle est arrivée à tenir un bon rang dans le pays,
+car à la campagne le vieux fermier est souvent plus estimé que le
+nouveau laird.
+
+La maison de West Inch présentait une particularité singulière.
+
+Il avait été établi par des ingénieurs et autres personnes
+compétentes, que la ligne de délimitation entre les deux pays
+passait exactement par le milieu de la maison, de façon à couper
+notre meilleure chambre à coucher en deux moitiés, l'une anglaise,
+l'autre écossaise.
+
+Or, la couchette que j'occupais était orientée de telle sorte que
+j'avais la tête au nord de la frontière et les pieds au sud.
+
+Mes amis disent que si le hasard avait placé mon lit en sens
+contraire, j'aurais eu peut-être la chevelure d'un blond moins
+roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle.
+
+Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, où ma tête d’Écossais
+ne voyait aucun moyen de me tirer de péril, mes bonnes grosses
+jambes d'Anglais vinrent à mon aide et m'en éloignèrent jusqu'en
+lieu sûr.
+
+Mais à l'école, cela me valut des histoires à n'en plus finir: les
+uns m'avaient surnommé _Grog à l'eau_; pour d'autres j'étais la
+« Grande Bretagne » pour d'autres, « l'Union Jock ».
+
+Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Écossais et les
+petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les
+jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles.
+
+Puis on s'arrêtait des deux côtés pour se mettre à rire, comme si
+la chose était bien plaisante.
+
+Dans les commencements, je fus très malheureux à l'école de
+Berwick.
+
+Birtwhistle était le premier maître, et Adams le second, et je
+n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre.
+
+J’étais naturellement timide, très peu expansif.
+
+Je fus long à me faire un ami soit parmi les maîtres, soit parmi
+mes camarades.
+
+Il y avait neuf milles à vol d'oiseau, et onze milles et demi par
+la route, de Berwick à West Inch.
+
+J'avais le coeur gros en pensant à la distance qui me séparait de
+ma mère.
+
+Remarquez, en effet, qu'un garçon de cet âge, tout en prétendant
+se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, hélas!
+quand on le prend au mot.
+
+À la fin, je n'y tins plus, et je pris la résolution de m’enfuir
+de l'école, et de retourner le plus tôt possible à la maison.
+
+Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer
+l'éloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l’école,
+jusqu'au dernier élève, ce qui rendit ma vie d'écolier fort
+agréable et fort douce.
+
+Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'étais tombé par
+une fenêtre du second étage.
+
+Voici comment la chose arriva:
+
+Un soir j'avais reçu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de
+l'école. Cet affront, s'ajoutant à tous mes autres griefs, fit
+déborder ma petite coupe.
+
+Je jurai, ce soir même, en enfouissant ma figure inondée de larmes
+sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit à
+West Inch, soit bien près d'y arriver.
+
+Notre dortoir était au second étage, mais j'avais une réputation
+de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige.
+
+Je n'éprouvais aucune frayeur, tout petit que j'étais, de me
+laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde
+serrée à la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois
+pieds au-dessus du sol.
+
+Dès lors, je ne craignais guère de ne pas pouvoir sortir du
+dortoir de Birtwhistle.
+
+J'attendis avec impatience que l'on eût fini de tousser et de
+remuer.
+
+Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des
+gens réveillés, eurent cessé de se faire entendre sur la longue
+ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je
+m'habillai, et mes souliers à la main, je me dirigeai vers la
+fenêtre sur la pointe des pieds.
+
+Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors.
+
+Le jardin s'étendait au-dessous de moi, et tout près de ma main
+s'allongeait une grosse branche de poirier.
+
+Un jeune garçon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise
+d'échelle.
+
+Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'à franchir un mur de
+cinq pieds.
+
+Après quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la
+maison.
+
+J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre
+branche, et j'allais m'élancer de la fenêtre, lorsque je devins
+tout à coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais été
+changé en pierre.
+
+Il y avait par-dessus la crête du mur une figure tournée vers moi.
+
+Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette
+figure dans sa pâleur et son immobilité.
+
+La lune versait sa lumière sur elle, et les globes oculaires se
+mouvaient lentement des deux côtés, bien que je fusse caché à sa
+vue par le rideau que formait le feuillage du poirier.
+
+Puis par saccades, la figure blanche s'éleva de façon à montrer le
+cou.
+
+Les épaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent.
+
+Il se mit à cheval sur la crête du mur, puis d'un violent effort,
+il attira vers lui un jeune garçon à peu près de ma taille qui
+reprenait haleine de temps à autre, comme s'il sanglotait.
+
+L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles
+bourrues.
+
+Puis ils se laissèrent aller tous deux par terre dans le jardin.
+
+J'étais encore debout, et en équilibre, avec un pied sur la
+branche et l'autre sur l'appui de la fenêtre, n'osant pas bouger,
+de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer à
+pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison.
+
+Tout à coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit
+sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en
+tombant.
+
+-- Voilà qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse,
+vous avez de la place.
+
+-- Mais l'ouverture est toute bordée d'éclats, fit l'autre avec un
+tremblement de frayeur.
+
+L'individu lança un juron qui me donna la chair de poule.
+
+-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je...
+
+Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court halètement de
+douleur.
+
+-- J'y vais, j'y vais, s'écria le petit garçon.
+
+Mais je n'en entendis pas plus long, car la tête me tourna
+brusquement.
+
+Mon talon glissa de la branche.
+
+Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes
+quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbé du
+cambrioleur.
+
+Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous répondre,
+c'est qu'aujourd'hui même je ne saurais dire si ce fut un
+accident, ou si je le fis exprès.
+
+Il se peut bien que pendant que je songeais à le faire, le hasard
+se soit chargé de trancher la question pour moi.
+
+L'individu était courbé, la tête en avant, occupé à pousser le
+gamin à travers une étroite fenêtre quand je m'abattis sur lui à
+l'endroit même où le cou se joint à l'épine dorsale.
+
+Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit
+trois tours sur lui-même en battant l'herbe de ses talons.
+
+Son petit compagnon s'éclipsa au clair de la lune et en un clin
+d'oeil il eut franchi la muraille.
+
+Quant à moi, je m'étais assis pour crier à tue-tête et frotter une
+de mes jambes où je sentais la même chose que si elle eut été
+prise dans un cercle de métal rougi au feu.
+
+Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la
+maison, depuis le directeur de l'école, jusqu'au valet d'écurie
+accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes.
+
+La chose fut bientôt éclaircie.
+
+L'homme fut placé sur un volet et emporté.
+
+Quant à moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans
+une chambre à coucher spéciale, où le chirurgien Purdle, le cadet
+des deux qui portent ce nom, me remit en place le péroné.
+
+Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysées, et
+les médecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir
+s'il en retrouverait ou non l'usage.
+
+Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la
+question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux
+Assises de Carlyle.
+
+On reconnut en lui le bandit le plus déterminé qu'il y eût dans le
+nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois
+assassinats, et il y avait assez de preuves à sa charge pour le
+faire pendre dix fois.
+
+Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans
+vous raconter cet événement qui en fut l'incident le plus
+important.
+
+Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car
+lorsque je songe à tout ce qui va se présenter, je vois bien que
+j'en aurai de reste à dire avant d'être arrivé à la fin.
+
+En effet, quand on n'a à conter que sa petite histoire
+particulière, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se
+trouve mêlé à de grands événements comme ceux dont j'aurai à
+parler, alors on éprouve une certaine difficulté, si l'on n'a pas
+fait une sorte d'apprentissage à arranger le tout bien à son gré.
+
+Mais j'ai la mémoire aussi bonne qu'elle fût jamais, Dieu merci,
+et je vais tâcher de faire mon récit aussi droit que possible.
+
+Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naître l'amitié entre
+Jim, le fils du médecin, et moi.
+
+Il fut le coq de l'école dès le jour de son entrée, car moins
+d'une heure après, il avait jeté, à travers le grand tableau noir
+de la classe, Barton, qui en avait été le coq jusqu'à ce jour-là.
+
+Jim continuait à prendre du muscle et des os. Même à cette époque,
+il était carré d'épaules et de haute taille.
+
+Les propos courts et le bras long, il était fort sujet à flâner,
+son large dos contre le mur, et ses mains profondément enfoncées
+dans les poches de sa culotte.
+
+Je n'ai pas oublié sa façon d'avoir toujours un brin de paille au
+coin des lèvres, à l’endroit même où il prit l'habitude de mettre
+plus tard le tuyau de sa pipe.
+
+Jim fut toujours le même pour le bien comme pour le mal depuis le
+premier jour où je fis connaissance avec lui.
+
+Ciel! comme nous avions de la considération pour lui!
+
+Nous n'étions que de petits sauvages, mais nous éprouvions le
+respect du sauvage devant la force.
+
+Il y avait là Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des
+vers alcaïques aussi bien que des pentamètres et des hexamètres,
+et, cependant pas un n'eût donné une chiquenaude pour Tom.
+
+Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d’Abel,
+sur le bout du doigt, au point que les maîtres eux-mêmes
+s'adressaient à lui s'ils avaient des doutes, mais c'était un
+garçon à poitrine étroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et
+à quoi lui servirent ses dates le jour où Jock Simons, de la
+petite troisième, le pourchassa jusqu'au bout du corridor à coups
+de boucle de ceinture.
+
+Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi à l'égard de Jim
+Horscroft.
+
+Quelles légendes nous bâtissions sur sa force?
+
+N'était-ce pas lui qui avait enfoncé d'un coup de poing un panneau
+de chêne de la porte qui conduisait à la salle des jeux? N'était-
+ce pas lui qui, je jour où le grand Merridew avait conquis la
+balle, saisit à bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit
+le but en dépassant tous les adversaires au pas de course?
+
+Il nous paraissait déplorable qu'un gaillard de cette trempe se
+cassât la tête à propos de spondées et de dactyles, ou se
+préoccupât de savoir qui avait signé la Grande Charte.
+
+Lorsqu'il déclara en pleine classe que c'était le roi Alfred, nous
+autres, petits garçons, nous fûmes d'avis qu'il devait en être
+ainsi, et que peut-être Jim en savait plus long que l'homme qui
+avait écrit le livre.
+
+Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur
+moi.
+
+Il me passa la main sur la tête. Il dit que j'étais un enragé
+petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une
+semaine.
+
+Nous fûmes amis intimes pendant deux ans, malgré le fossé que les
+années creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou
+l'irréflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui
+m'ulcérait, je ne l'en aimais pas moins comme un frère, et je
+versai assez de larmes pour remplir la bouteille à l'encre, quand
+il partit pour Édimbourg afin d'y étudier la profession de son
+père.
+
+Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle après cela, et quand
+j'en sortis, j'étais moi-même devenu le coq de l'école, car
+j'étais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique
+je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au
+développement musculaire de mon grand prédécesseur.
+
+Ce fut dans l'année du jubilé que je sortis de chez Birtwhistle.
+
+Ensuite je passai trois ans à la maison, à apprendre à soigner les
+bestiaux; mais les flottes et les armées étaient encore aux
+prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le
+pays.
+
+Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais à écarter pour
+toujours ce nuage de notre peuple?
+
+
+II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH
+
+Quelques années auparavant, alors que j'étais un tout jeune
+garçon, la fille unique du frère de mon père était venue nous
+faire une visite de cinq semaines.
+
+Willie Calder s'était établi à Eyemouth comme fabricant de filets
+de pêche, et il avait tiré meilleur parti du fil à tisser que nous
+n'étions sans doute destinés à faire des genêts et des landes
+sablonneuses de West Inch.
+
+Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffée
+d'un chapeau de cinq shillings et accompagnée d'une caisse
+d'effets, devant laquelle les yeux de ma mère lui sortirent de la
+tête comme ceux d'un crabe.
+
+C'était étonnant de la voir dépenser sans compter, elle qui
+n'était qu'une gamine.
+
+Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une
+belle pièce de deux pence, à laquelle il n'avait aucun droit.
+
+Elle ne faisait pas plus de cas de la bière au gingembre que si
+c'eût été de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son thé, du
+beurre pour son pain, tout comme si elle avait été une Anglaise.
+
+Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-là, car
+j'avais peine à comprendre dans quel but elles avaient été créées.
+
+Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pensé à elles,
+mais les plus petits semblaient être les plus raisonnables, car
+quand les gamins commençaient à grandir, ils se montraient moins
+tranchants sur ce point.
+
+Quant à nous, les tout petits, nous étions tous d'un même avis:
+une créature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps à
+colporter des histoires, et qui n'arrive même à lancer une pierre
+qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'était un
+chiffon, n'était bonne à rien du tout.
+
+Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait
+qu'elles font le père et la mère en une seule personne, elles se
+mêlent sans cesse de nos jeux pour nous dire: « Jimmy, votre doigt
+de pied passe à travers votre soulier. » ou bien encore: « Rentrez
+chez vous, sale enfant, et allez vous laver » au point que rien
+qu'à les voir, nous en avions assez.
+
+Aussi quand celle-là vint à la ferme de West Inch, je ne fus pas
+enchanté de la voir.
+
+Nous étions en vacances.
+
+J'avais alors douze ans.
+
+Elle en avait onze.
+
+C'était une fillette mince, grande pour son âge, aux yeux noirs et
+aux façons les plus bizarres.
+
+Elle était tout le temps à regarder fixement devant elle, les
+lèvres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose
+d'extraordinaire, mais quand je me postais derrière elle, et que
+je regardais dans la même direction, je n'apercevais que
+l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les
+culottes de papa suspendues avec le reste du linge à sécher.
+
+Puis, si elle apercevait une touffe de bruyère ou de fougère, ou
+n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en
+contemplation.
+
+Elle s'écriait:
+
+-- Comme c'est beau! comme c'est parfait!
+
+On eût dit que c'était un tableau en peinture.
+
+Elle n'aimait pas à jouer, mais souvent je la faisais jouer au
+chat perché; ça manquait d'animation, car j'arrivais toujours à
+l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais,
+bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix
+garçons.
+
+Quand je me mettais à lui dire qu'elle n'était bonne à rien, que
+son père était bien sot de l'élever comme cela, elle pleurait,
+disait que j’étais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle
+ce soir même, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie.
+
+Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus à rien de tout
+cela.
+
+Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'elle avait plus d'affection
+pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait
+jamais tranquille.
+
+Elle était toujours à me guetter, à courir après moi, et à dire
+alors: « Tiens! vous êtes là! » en faisant l'étonnée.
+
+Mais bientôt je m’aperçus qu'elle avait aussi de bons côtés.
+
+Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois
+j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en
+elle, c'étaient les histoires qu'elle savait conter.
+
+Elle avait une peur affreuse des grenouilles.
+
+Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je
+la lui mettrais dans le coup à moins qu'elle ne me contât une
+histoire.
+
+Cela l'aidait à commencer, mais une fois en train, c'était
+étonnant comme elle allait.
+
+Et à entendre les choses qui lui étaient arrivées, cela vous
+coupait la respiration.
+
+Il y avait un pirate barbaresque qui était allé à Eyemouth.
+
+Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau chargé d'or pour
+faire d'elle sa femme.
+
+Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi était allé à
+Eyemouth et il lui avait donné comme gage un anneau qu'il
+reprendrait à son retour, disait-il.
+
+Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait à s'y méprendre à ceux
+qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que
+celui-là était en or vierge.
+
+Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le
+pirate barbaresque.
+
+Elle me répondit qu'il lui ferait sauter la tête de dessus les
+épaules.
+
+Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle?
+
+Cela dépassait mon intelligence.
+
+Puis elle me dit que pendant son voyage à destination de West
+Inch, elle avait été suivie par un prince déguisé.
+
+Je lui demandai à quoi elle avait reconnu que c'était un prince.
+
+Elle me répondit:
+
+-- À son déguisement.
+
+Un autre jour, elle dit que son père composait une énigme, que
+quand elle serait prête, il la mettrait dans les journaux, et
+celui qui la devinerait aurait la moitié de sa fortune et la main
+de sa fille.
+
+Je lui dis que j'étais fort sur les énigmes, et qu'il faudrait
+qu'elle me l'envoyât des qu'elle serait prête.
+
+Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut
+savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnée.
+
+Je répondis que je la vendrais aux enchères, pour le prix qu'on
+m'offrirait, mais ce soir-là elle ne voulut plus conter
+d'histoires, car elle était très susceptible dans certains cas.
+
+Jim Horscroft était absent pendant le temps que la cousine Edie
+passa chez nous.
+
+Il revint la semaine même où elle partit, et je me rappelle
+combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrât
+quelque intérêt au sujet d'une simple fillette.
+
+Il me demanda si elle était jolie, et quand j'eus dit que je n'y
+avais pas fait attention, il éclata de rire, me qualifia de taupe,
+et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux.
+
+Mais il ne tarda pas à s'occuper de tout autre chose, et je n'eus
+plus une pensée pour Edie, jusqu'au jour où elle prit bel et bien
+ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette
+plume d'oie.
+
+C'était en 1813.
+
+J'avais quitté l'école, et j'avais déjà dix-huit ans, au moins
+quarante poils sur la lèvre supérieure, et l’espérance d’en avoir
+bien davantage.
+
+J’avais changé depuis mon départ de l’école.
+
+Je ne m’adonnais plus aux jeux avec la même ardeur.
+
+Au lieu de cela il m’arrivait de rester allongé sur la pente de la
+lande, du côté ensoleillé, les lèvres entrouvertes, et regardant
+fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine
+Edie.
+
+Jusqu’alors je m’étais tenu pour satisfait, je trouvais mon
+existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et
+sauter plus haut que mon prochain.
+
+Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose!
+
+Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voûte du ciel, puis
+je les portais sur la surface bleue de la mer.
+
+Je sentais qu’il me manquait quelque chose, mais je n’arrivais
+point à pouvoir dire ce qu’était cette chose.
+
+Et mon caractère prit de la vivacité.
+
+Il me semblait que tous mes nerfs étaient agacés.
+
+Si ma mère me demandait de quoi je souffrais, ou que mon père me
+parlât de mettre la main au travail, je me laissais aller à
+répondre en termes si âpres, si amers que depuis j'en ai souvent
+éprouvé du chagrin.
+
+Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus
+d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mère.
+
+Aussi doit-on la ménager aussi longtemps, qu'on l'a.
+
+Un jour, comme je rentrais en tête du troupeau, je vis mon père
+assis, une lettre à la main.
+
+C'était un événement fort rare chez nous, excepté quand l'agent
+écrivait pour le terme.
+
+En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai à
+ouvrir de grands yeux, car je m'étais toujours figuré que c'était
+là une chose impossible à un homme.
+
+Je le voyais fort bien à présent, car il avait à travers sa joue
+pâlie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la
+franchir.
+
+Il fallait qu'elle glissât de côté jusqu'à son oreille, d'où elle
+tombait sur la feuille de papier.
+
+Ma mère était assise près de lui et lui caressait la main, comme
+elle caressait le dos du chat pour le calmer.
+
+-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette
+lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivée subitement.
+Autrement on nous aurait écrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de
+sang à la tête.
+
+-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mère.
+
+Mon père essuya ses oreilles avec la nappe de la table.
+
+-- Il a laissé toutes ses économies à sa fille, dit-il, et si elle
+n'a pas changé, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'être, elle
+n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle
+disait, sous ce toit même, du thé trop faible, et cela pour du thé
+à sept shillings la livre.
+
+Ma mère hocha la tête et considéra les pièces de lard suspendues
+au plafond.
+
+-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura
+assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car ç’a été
+son dernier désir.
+
+-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'écria ma mère avec
+âpreté.
+
+Je fus fâché de l'entendre parler d'argent dans un tel moment,
+mais après tout, si elle n'avait pas été aussi âpre, nous aurions
+été jetés dehors au bout de douze mois.
+
+-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui même. Jock, mon
+garçon, vous aurez la bonté de partir avec la charrette pour
+Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y
+sera, et vous pourrez l'amener à West Inch.
+
+Je me mis donc en route à cinq heures et quart avec la _Souter
+Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre
+charrette avec la caisse repeinte à neuf qui ne nous servait que
+dans les grands jours.
+
+La diligence apparut au moment même où j'arrivais, et moi, comme
+un niais de jeune campagnard, sans songer aux années qui s'étaient
+écoulées, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un
+bout de fille en jupe courte arrivant à peine aux genoux.
+
+Et comme je m'avançais obliquement, le cou tendu, je me sentis
+toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vêtue de noirs
+debout sur les marches, et j'appris que c'était ma cousine Edie.
+
+Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touché,
+j'aurais pu passer vingt fois près d'elle sans la reconnaître.
+
+Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demandé si elle était
+jolie ou non, je n'aurais su que lui répondre.
+
+Elle était brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos
+jeunes filles du border, et pourtant à travers ce teint charmant,
+s'entrevoyait une nuance de carmin pareille à la teinte plus
+chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre.
+
+Ses lèvres étaient rouges, exprimant la douceur, et la fermeté,
+mais dès ce moment même, je vis au premier coup d'oeil flotter au
+fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise.
+
+Elle s'empara de moi séance tenante, comme si j'avais fait partie
+de son héritage. Elle allongea la main et me cueillit.
+
+Elle était en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un
+costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle
+portait un voile noir qu'elle avait écarté de devant sa figure.
+
+-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent
+maniéré qu'elle avait appris à la pension. Non, non, nous sommes
+un peu trop grands pour cela?...
+
+Cela, c'était parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avançais ma
+figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la dernière
+fois que nous nous étions vus...
+
+-- Soyez bon garçon et donnez un shilling au conducteur, qui a été
+extrêmement complaisant pour moi pendant le trajet.
+
+Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une pièce
+d'argent de quatre pence.
+
+Jamais le manque d'argent ne me parut plus pénible qu'à ce moment-
+là.
+
+Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitôt une petite
+bourse en moleskine à fermoir d'argent me fut glissée dans la
+main.
+
+Je payai l'homme et allais rendre la bourse à Edie, mais elle me
+força de la garder.
+
+-- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est là
+votre voiture, elle à l'air bien drôle. Mais où vais je m'asseoir?
+
+-- Sur le sac, dis-je.
+
+-- Et comment faire pour monter?
+
+-- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai.
+
+Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantées dans
+les miennes.
+
+Comme elle passait par-dessus le côté de la carriole, son haleine
+passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitôt
+s'effacèrent par lambeaux ces langueurs vagues et inquiètes de mon
+âme.
+
+Il me sembla que cet instant m'enlevait à moi-même et faisait de
+moi un des membres de la race des hommes.
+
+Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut à un cheval pour
+agiter sa queue, et pourtant un événement s'était produit.
+
+Une barrière avait surgi quelque part.
+
+J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente.
+
+J'éprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma
+timidité, dans ma réserve, je ne sus faire autre chose que
+d'égaliser le rembourrage du sac.
+
+Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait à grand bruit la
+direction de Berwick.
+
+Tout à coup elle se mit à faire voltiger en l'air son mouchoir.
+
+-- Il a ôté son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a dû être
+officier. Il avait l'air très distingué. Peut-être l'avez-vous
+remarqué, un gentleman sur l'impériale, très beau, avec un
+pardessus brun.
+
+Je secouai la tête, et toute la joie qui m'avait envahi fit place
+à une sotte mauvaise humeur.
+
+-- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines
+vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restées
+les mêmes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous
+n'avez pas beaucoup changé. J'espère que vos manières sont
+meilleures que jadis; vous ne chercherez pas à me mettre des
+grenouilles dans le cou, n'est-ce pas?
+
+Rien qu'à cette idée, je sentis un frisson dans tout le corps.
+
+-- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse à
+West Inch, dis-je en jouant avec le fouet.
+
+-- Assurément, c'est bien de la bonté de votre part que
+d'accueillir une pauvre fille isolée, dit-elle.
+
+-- C'est bien de la bonté de votre part que de venir, cousine
+Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le
+crains, dis-je.
+
+-- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a
+pas beaucoup d'hommes par là-bas, autant qu'il m’en souvient.
+
+-- Il y a le Major Elliott, à Corriemuir. Il vient passer la
+soirée de temps à autre. C'est un brave vieux soldat, qui a reçu
+une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington.
+
+-- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles
+gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre
+âge, dont on peut se faire des amis. À propos, ce vieux docteur si
+aigre, il avait un fils, n'est ce pas?
+
+-- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami.
+
+-- Est-il chez lui?
+
+-- Non, il reviendra bientôt. Il fait encore ses études à
+Édimbourg.
+
+-- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'à son
+retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais être arrivée
+à West Inch.
+
+Je fis arpenter la route à la vieille _Souter Johnnie_, d'une
+allure à laquelle elle n'a jamais marché ni avant, ni depuis.
+
+Une heure après, Edie était assise devant la table à souper.
+
+Ma mère avait servi non seulement du beurre, mais encore de la
+gelée de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait à
+la lumière de la chandelle et faisait fort bon effet.
+
+Je n'eus pas de peine à m'apercevoir que mes parents étaient tout
+aussi surpris que moi, du changement qui s'était opéré en elle,
+mais qu'ils l'étaient d'une autre façon que moi.
+
+Ma mère était si impressionnée par l'objet en plumes qu'elle lui
+vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie,
+et ma cousine, de son air joli et léger, la menaçait du doigt
+toutes les fois qu'elle se servait de ce nom.
+
+Après le souper, quand elle fut allée se coucher, ils ne purent
+parler d'autre chose que de son air et de son éducation.
+
+-- Tout de même, pour le dire en passant, fit mon père, elle n'a
+pas l'air d'avoir le coeur brisé par la mort de mon frère.
+
+Alors, pour la première fois, je me souvins qu'elle n'avait pas
+dit un mot à ce sujet, depuis que nous nous étions revus.
+
+
+III -- L'OMBRE SUR LES EAUX
+
+Il ne fallut pas longtemps à la cousine Edie pour régner
+souverainement à West Inch et pour faire de nous tous, y compris
+mon père, ses sujets.
+
+Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de
+nous ne sût combien.
+
+Lorsque ma mère lui dit que quatre shillings par semaine
+paieraient toutes ses dépenses, elle porta spontanément la somme à
+sept shillings six pence.
+
+La chambre du sud, la plus ensoleillée, et dont la fenêtre était
+encadrée de chèvrefeuille, lui fut assignée, et c'était merveille
+de voir les bibelots qu'elle avait apportés de Berwick pour les y
+ranger.
+
+Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole
+ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui
+avait la ferme de l'autre côté de la côte.
+
+Et il était rare qu'elle revînt sans apporter quelque chose pour
+l'un de nous; une pipe de bois pour mon père, un plaid des
+Shetlands pour ma mère, un livre pour moi, un collier de cuivre
+pour Rob, notre collie.
+
+Jamais on ne vit femme plus dépensière.
+
+Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa
+présence.
+
+Pour moi, cela changea entièrement l'aspect du paysage.
+
+Le soleil était plus brillant, les collines plus vertes et l'air
+plus doux depuis le jour de sa venue.
+
+Nos existences perdirent leur banalité, maintenant que nous les
+passions avec une telle créature, et la vieille et morne maison
+grise prit un tout autre aspect à mes yeux depuis le jour où elle
+avait posé le pied sur le paillasson de la porte.
+
+Cela ne tenait point à sa figure, qui pourtant était des plus
+attrayantes, non plus qu'à sa tournure, bien que je n'aie vu
+aucune jeune fille qui pût rivaliser en cela avec elle. C'était
+son entrain, ses façons drôlement moqueuses, sa manière toute
+nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle
+rejetait sa robe ou portait la tête en arrière.
+
+Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds.
+
+C'était enfin ce vif regard de défi, et cette bonne parole qui
+ramenait chacun de nous à son niveau.
+
+Mais non, pas tout à fait à son niveau.
+
+Pour moi, elle fut toujours une créature lointaine et supérieure.
+
+J'avais beau me monter la tête et me faire des reproches.
+
+Quoi que je fisse, je n'arrivais pas à reconnaître que le même
+sang coulait dans nos veines et qu'elle n'était qu'une jeune
+campagnarde, comme je n'étais qu'un jeune campagnard.
+
+Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle
+s'aperçut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais.
+
+Quand j'étais loin d'elle, j'éprouvais de l'agitation, et pourtant
+lorsque je me trouvais avec elle, j'étais sans cesse à trembler de
+crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causât de
+l'ennui ou ne la fâcha.
+
+Si j'en avais su plus long sur le caractère des femmes, je me
+serais peut-être donné moins de mal.
+
+-- Vous êtes bien changé de ce que vous étiez autrefois, disait-
+elle en me regardant de côté par-dessous ses cils noirs.
+
+-- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la
+première fois, dis-je.
+
+-- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de
+vos manières d'aujourd'hui. Vous étiez si brutal avec moi et si
+impérieux, et vous ne vouliez faire qu'à votre tête, comme un
+petit homme que vous étiez. Je vous revois encore avec votre
+tignasse emmêlée et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous
+êtes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prévenant!
+
+-- On apprend à se conduire, dis-je.
+
+-- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous étiez.
+
+Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car
+j’aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonné la façon dont
+je la traitais d'ordinaire.
+
+Que ces façons là plussent à tout autre qu'à une personne évadée
+d'une maison de fous, voilà qui dépassait tout à fait mon
+intelligence.
+
+Je me rappelai le temps, où la surprenant sur le seuil en train de
+lire, je fixais au bout d'une baguette élastique de coudrier de
+petites boules d'argile, que je lui lançais, jusqu'à ce qu'elle
+finît par pleurer.
+
+Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau
+de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille à la main, avec
+tant d'acharnement qu'elle finit par se réfugier, à moitié folle
+d'épouvante, sous le tablier de ma mère, et que mon père m'asséna
+sur le trou de l'oreille un coup de bâton à bouillie qui m'envoya
+rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine.
+
+Voilà donc ce qu'elle regrettait?
+
+Eh bien, elle se résignerait à s'en passer, car ma main se
+sécherait avant que je sois capable de recommencer maintenant.
+
+Mais je compris alors pour la première fois, tout ce qu'il y a
+d'étrange dans la nature féminine, et je reconnus que l'homme ne
+doit point raisonner à ce propos, mais simplement se tenir sur ses
+gardes et tâcher de s'instruire.
+
+Nous nous trouvâmes enfin au même niveau, quand elle dit qu'elle
+n'avait qu'à faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait,
+et que j'étais aussi entièrement à ses ordres que le vieux Rob
+était docile à mon appel.
+
+Vous trouvez que j'étais bien sot de me laisser mettre ainsi la
+tête à l'envers.
+
+Je l'étais peut-être, mais il faut aussi vous rappeler combien
+j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions à
+chaque instant.
+
+En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-là sur un
+million, et je puis vous garantir que celui-là aurait eu la tête
+solide, qui ne se la serait pas laissé mettre à l'envers par elle.
+
+Tenez, voilà le Major Elliott.
+
+C'était un homme qui avait enterré trois femmes et qui avait
+figuré dans douze batailles rangées.
+
+Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un
+chiffon mouillé, elle qui sortait à peine de pension.
+
+Peu de temps après qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il
+quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues,
+et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans.
+
+Il tordait ses moustaches grises des deux côtés, de façon à en
+avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne
+jambe avec autant de fierté qu'un joueur de cornemuse.
+
+Que lui avait-elle dit?
+
+Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet
+que du vin vieux.
+
+-- Je suis monté pour vous voir, mon garçon, dit-il, mais il faut
+que je rentre à la maison. Toutefois ma visite n'a pas été perdue,
+car elle m'a procuré l'occasion de voir _la belle cousine_, une
+jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon
+garçon.
+
+Il avait une façon de parler un peu formaliste, un peu raide, et
+il se plaisait à intercaler dans ses propos quelques bouts de
+phrases françaises qu'il avait ramassés dans la Péninsule.
+
+Il aurait continué à me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa
+poche le coin d'un journal.
+
+Je compris alors qu'il était venu, selon son habitude, pour
+m'apporter quelques nouvelles.
+
+Il ne nous en arrivait guère à West Inch.
+
+-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je.
+
+Il tira le journal de sa poche et le brandit.
+
+-- Les Alliés ont gagné une grande bataille, mon garçon, dit-il.
+Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps après cela. Les
+Saxons l'ont jeté par-dessus bord, et il a subi un rude échec à
+Leipzig. Wellington a franchi les Pyrénées et les soldats de
+Graham seront à Bayonne d'ici à peu de temps.
+
+Je lançai mon chapeau en l'air.
+
+-- Alors la guerre finira par cesser? m'écriai je.
+
+-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tête d'un air
+grave. Ça a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guère la
+peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit à
+votre sujet.
+
+-- De quoi s'agissait-il?
+
+-- Eh bien, mon garçon, c'est que vous ne faites rien de bon ici,
+et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je
+pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais
+s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous
+mes ordres.
+
+À cette pensée mon coeur bondit.
+
+-- Ah! oui, je le voudrais! m'écriai-je.
+
+-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en état de
+me présenter à l'examen médical, et il y a bien des chances pour
+que Boney soit mis en lieu sûr avant ce délai.
+
+-- Puis il y a ma mère, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir.
+
+-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois.
+
+Et il s'éloigna en clopinant.
+
+Je m'assis dans la bruyère, mon menton dans la main, en tournant
+et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major
+en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par-
+dessus son épaule, pendant qu'il grimpait la montée de la colline.
+
+C'était une bien chétive existence, que celle de West Inch, où
+j'attendais mon tour de remplacer mon père, sur la même lande, au
+bord du même ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette
+maison grise devant les yeux.
+
+Et de l'autre côté, il y avait la mer bleue.
+
+Ah, en voilà une vie pour un homme!
+
+Et le major, un homme qui n'était plus dans la force de l'âge, il
+était blessé, fini, et pourtant il faisait des projets pour se
+remettre à la besogne alors que moi, à la fleur de l'âge, je
+dépérissais parmi ces collines!
+
+Une vague brûlante de honte me monta à la figure, et je me levai
+soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le
+rôle d'un homme.
+
+Pendant deux jours, je ne fis que songer à cela.
+
+Le troisième, il survint un événement qui condensa mes
+résolutions, et aussitôt les dissipa, comme un souffle de vent
+fait disparaître une fumée.
+
+J'étais allé faire une promenade dans l'après-midi avec la cousina
+Edie et Rob.
+
+Nous étions arrivé au sommet de la pente qui descend vers la
+plage.
+
+L'automne tirait à sa fin.
+
+Les herbes, en se flétrissant, avaient pris des teintes de bronze,
+mais le soleil était encore clair et chaud.
+
+Une brise venait du sud par bouffées courtes et brûlantes et
+ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer.
+
+J'arrachai une brassée de fougère pour qu'Edie pût s'asseoir. Elle
+s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous
+les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la
+chaleur et la lumière.
+
+Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tête de Rob sur
+mon genou.
+
+Comme nous étions seuls dans le silence de ce désert, nous vîmes,
+même en cet endroit, s'étendre sur les eaux, en face de nous,
+l'ombre du grand homme de là bas qui avait écrit son nom en
+caractères rouges sur toute la carte d'Europe.
+
+Un vaisseau arrivait poussé par le vent.
+
+C'était un vieux navire de commerce à l'aspect pacifique, qui,
+peut-être avait Leith pour destination.
+
+Il avait les vergues carrées et allait toutes voiles déployées.
+
+De l'autre côté, du nord est, venaient deux grands vilains
+bateaux, gréés en lougres, chacun avec un grand mât et une vaste
+voile carrée de couleur brune.
+
+Il était difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil
+que celui de ces trois navires qui marchaient en se balançant, par
+une aussi belle journée.
+
+Mais tout à coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et
+un tourbillon de fumée noire.
+
+Il en jaillit autant du second.
+
+Puis le navire riposta: rap, rap, rap!
+
+En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussée du coude, écarté le
+ciel, et sur les eaux se déchaînaient la haine, la férocité, la
+soif de sang.
+
+Au premier coup de feu, nous nous étions relevés, et Edie, toute
+tremblante, avait posé sa main sur mon bras.
+
+-- Ils se battent, Jock, s'écria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont-
+ils?
+
+Les battements de mon coeur répondaient aux coups de canon, et
+tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupée, ce fut:
+
+-- Ce sont deux corsaires français, des chasse-marée, comme ils
+les appellent là-bas, c'est un de nos navires de commerce, et
+aussi sûr que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le
+major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et
+qu'ils sont aussi bourrés d'hommes qu'il y a de nourriture dans un
+boeuf. Pourquoi cet imbécile ne bat-il pas en retraite vers la
+barre à l'embouchure de la Tweed?
+
+Mais il ne diminua pas un pouce de toile.
+
+Il se balançait toujours de son air entêté, pendant qu'une petite
+boule noire était hissée à la pointe de son grand mât, et que le
+magnifique vieux drapeau apparaissait tout à coup et ondulait à
+ses drisses.
+
+Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits
+canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient
+les baux du lougre.
+
+Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe.
+
+Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accrochés
+à ses hanches.
+
+Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppée
+dans la fumée, d'où pointaient çà et là les vergues. D'en haut et
+du centre de ce nuage partaient, comme l'éclair, de rouges langues
+de flammes.
+
+C'était un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris
+de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles
+en tintèrent encore.
+
+Pendant une heure d'horloge, le nuage poussé par l'enfer se
+déplaça lentement sur les flots, et nous restâmes là, le coeur
+saisi, à regarder le battement du pavillon, nous écarquillant les
+yeux pour voir s'il était toujours à sa place.
+
+Puis, tout à coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme
+que jamais, se remit en marche.
+
+Quand la fumée se fut un peu dissipée, nous vîmes un des lougres
+vacillant comme un canard qui tombe à l'eau, avec une aile cassée,
+tandis que sur l'autre, on se hâtait d'embarquer l'équipage avant
+qu'il ne coulât à pic.
+
+Pendant toute cette heure, toute ma vie avait été concentrée dans
+la bataille.
+
+Le vent avait emporté ma casquette, mais je n'y avais pas pris
+garde.
+
+Alors, le coeur débordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et
+rien qu'en la voyant je me retrouvai en arrière de six ans.
+
+Son regard avait repris sa fixité, ses lèvres étaient
+entrouvertes, comme quand elle était toute petite, et ses mains
+menues étaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets
+comme de l'ivoire.
+
+-- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant à la bruyère et aux
+buissons de genêts, quel homme fort, quelle résolution! Quelle est
+la femme qui ne serait pas fière d'un tel mari?
+
+-- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'écriai-je avec enthousiasme.
+
+Elle me regarda. On eût dit qu'elle avait oublié mon existence.
+
+-- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme
+dit-elle, mais voilà où on en est quand on habite la campagne. On
+n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons à rien
+faire de mieux.
+
+Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien
+qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que
+fût son intention, ses paroles me donnèrent la même sensation que
+si elles avaient traversé tout droit un nerf mis à nu.
+
+-- C'est très bien, cousine Edie, dis-je en m'efforçant de parler
+avec calme, voilà qui achève de me décider. J'irai ce soir
+m'enrôler à Berwick.
+
+-- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat?
+
+-- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste à la campagne est
+nécessairement un lâche.
+
+-- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous
+avez meilleur air quand vous êtes on colère. Je voudrais voir
+toujours vos yeux étinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme
+cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sûre, c'est pour
+plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat.
+
+-- Je vous ferai voir si je plaisante.
+
+Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi à la
+cuisine, ou ma mère et mon père étaient assis de chaque côté de la
+cheminée.
+
+-- Mère, m'écriai-je, je pars me faire soldat.
+
+Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils
+n'auraient pas été plus atterrés, car en ce temps-là, les
+campagnards méfiants et aisés estimaient que le troupeau du
+sergent se composait principalement des moutons noirs.
+
+Mais, sur ma parole, ces bêtes noires ont rendu un fameux service
+à leur pays.
+
+Ma mère porta ses mitaines à ses yeux, et mon père prit un air
+aussi sombre qu'un trou à tourbe.
+
+-- Non! Jock, vous êtes fou, dit-il.
+
+-- Fou ou non, je pars.
+
+-- Alors vous n'aurez pas ma bénédiction.
+
+-- En ce cas je m'en passerai.
+
+À ces mots ma mère jette un cri et me met ses bras autour du cou.
+
+Je vis sa main calleuse, déformée, pleine de noeuds qu'y avait
+produits la peine qu'elle s'était donnés pour m'élevez, et cela me
+parla plus éloquemment que n'eût pu faire aucune parole.
+
+Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonté aussi dure que le
+tranchant d'un silex.
+
+Je la forçai d'un baiser à se rasseoir; puis je courus dans ma
+chambre pour préparer mon paquet.
+
+Il faisait déjà sombre, et j'avais à parcourir un long trajet à
+pied.
+
+Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me
+hâtai de partir. Au moment où j'allais mettre le pied dehors par
+une porte de côté, quelqu'un me toucha l'épaule.
+
+C'était Edie, debout à la lueur du couchant.
+
+-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir?
+
+-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir.
+
+-- Mais votre père ne le veut pas, votre mère non plus.
+
+-- Je le sais.
+
+-- Alors pourquoi partir?
+
+-- Vous devez bien le savoir.
+
+-- Pourquoi, enfin.
+
+-- Parce que vous me faites partir.
+
+-- Je ne tiens pas à ce que vous partiez, Jock.
+
+-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne
+sont bons qu'à y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne
+faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous
+trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idée.
+
+Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brûlaient les
+lèvres.
+
+Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air à la
+fois railleur et caressant.
+
+-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette
+raison là que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez
+si... si je suis bonne pour vous?
+
+Nous étions face à face et fort près.
+
+En un instant la chose fut faite.
+
+Mes bras l'entourèrent.
+
+Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues,
+sur les yeux.
+
+Je la pressai contre mon coeur.
+
+Je lui dis bien bas quelle était tout pour moi, tout, et que je ne
+pouvais pas vivre sans elle.
+
+Edie ne répondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la
+tête, et quand elle me repoussa en arrière, elle n'y mit pas
+beaucoup d'effort.
+
+-- Oh! vous êtes bien rude, vieux petit effronté, dit-elle en
+tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouée,
+Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi.
+
+Mais j'avais tout à fait cessé de la craindre, et un amour, dix
+fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines.
+
+Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit.
+
+-- Vous êtes à moi, bien à moi, m'écriai-je. Je n'irai pas à
+Berwick, je resterai ici et nous nous marierons.
+
+Mais à ce mot de mariage, elle éclata de rire.
+
+-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index.
+
+Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie
+me fit une jolie petite révérence et rentra à la maison.
+
+
+IV -- LE CHOIX DE JIM
+
+Et alors se passèrent ces six semaines qui furent une sorte de
+rêve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient.
+
+Je vous ennuierais si je me mettais à vous conter ce qui se passa
+entre nous.
+
+Et pourtant comme c'était grave, quelle importance décisive cela
+devait avoir sur notre destinée dès ce temps-là!
+
+Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantôt vive,
+tantôt sombre comme une prairie au-dessous de laquelle défilent
+des nuages; ses colères sans causes, ses brusques repentirs, qui
+tour à tour faisaient déborder en moi la joie ou le chagrin.
+
+Voilà ce qu'était ma vie: tout le reste n'était que néant.
+
+Mais il restait toujours dans les dernières profondeurs de mes
+sentiments une inquiétude vague, la peur d'être pareil à cet homme
+qui étendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la
+véritable Edie Calder, si près de moi qu'elle parût, était en
+réalité bien loin de moi.
+
+Elle était, en effet, bien malaisée à comprendre.
+
+Elle l'était du moins pour un jeune campagnard à l'esprit peu
+pénétrant, comme moi.
+
+Car, si j'essayais de l'entretenir de mes véritables projets, de
+lui dire qu'en prenant la totalité de Corriemuir, nous pourrions
+ajouter à la somme nécessaire pour ce surplus de fermage, un
+bénéfice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait
+d'ajouter un salon à West Inch, et d'en faire une belle demeure
+pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait à bouder, à
+baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour
+m'écouter.
+
+Mais si je la laissais s'abandonner à ses rêves sur ce que je
+pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant
+que j'étais le véritable héritier du laird, ou bien si, sans
+cependant m'engager dans l'armée, chose dont elle ne voulait pas
+entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le
+nom serait dans la bouche de tous, alors elle était aussi
+charmante qu'une journée de mai.
+
+Je me prêtais de mon mieux à ce jeu, mais il finissait toujours
+par m'échapper un mot malheureux pour prouver que j'étais toujours
+Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses
+lèvres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi.
+
+Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre à terre, et si
+la rupture n'était pas arrivée d'une manière, elle le serait d'une
+autre.
+
+La Noël était passée, mais l'hiver avait été doux.
+
+Il avait fait juste assez froid pour qu'on pût marcher sans danger
+dans les tourbières.
+
+Edie était sortie par une belle matinée, et elle était rentrée
+pour déjeuner avec les joues rouges d'animation.
+
+-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit-
+elle.
+
+-- J'ai entendu dire qu'on l'attend.
+
+-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontré sur la lande.
+
+-- Quoi! vous avez rencontré Jim Horscroft?
+
+-- Je suis sûre que ce doit être lui. Un gaillard de tournure
+superbe, un héros, avec une chevelure noire et frisée, le nez
+court et droit, et des yeux gris. Il a des épaules comme une
+statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tête
+atteindrait tout juste à son épingle de cravate.
+
+-- Je vais jusqu'à son oreille, Edie, m'écriai-je avec
+indignation. Du moins, si c'était bien Jim! Est-ce qu'il avait au
+coin de la bouche une pipe en bois brun?
+
+-- Oui, il fumait; il était habillé de gris et il avait une belle
+voix forte et grave.
+
+-- Ha! Ho! vous lui avez parlé, dis-je.
+
+Elle rougit légèrement, comme si elle en avait dit plus long
+qu'elle ne voulait.
+
+-- Je me dirigeais vers un endroit où le sol était un peu mou, et
+il m'a avertie.
+
+-- Ah! oui ce doit être le bon vieux Jim dis-je, voilà des années
+qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle
+que de biceps. Oui, pardieu, le voilà mon homme en chair et en os.
+
+Je l'avais vu par la fenêtre de la cuisine, et je m'élançai à sa
+rencontre, tenant à la main mon beignet entamé.
+
+Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main
+et les yeux brillants.
+
+-- Ah! Jock, s'écria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir.
+Il n'est pas d'amis comme les vieux amis.
+
+Mais soudain il coupa cours à ses propos et regarda par-dessus mon
+épaule, avec de grands yeux.
+
+Je me retournai.
+
+C'était Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui était debout
+sur là seuil.
+
+Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant!
+
+-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je.
+
+-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le déjeuner, Mr
+Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire futé.
+
+-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux.
+
+-- Moi aussi, et presque toujours je vais par là-bas, dit-elle.
+Mais, dites-moi, Jock, vous n'êtes guère empressé à recevoir votre
+ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il
+faudra que je m'en charge à votre place pour en sauver la
+réputation.
+
+Au bout de quelques minutes, nous étions avec les vieux, et Jim
+s'attablait devant son assiette de potage.
+
+Il disait à peine un mot et restait toujours la cuillère en l'air
+à contempler Edie.
+
+Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades.
+
+Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et
+qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos.
+
+-- Jock me disait que vous faisiez vos études pour devenir
+docteur, dit-elle, mais comme cela doit être difficile, et qu'il
+doit falloir de temps pour acquérir les connaissances nécessaires!
+
+-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim,
+mais j'en viendrai à bout tout de même.
+
+-- Ah! vous êtes brave! Vous êtes résolu, vous fixez votre regard
+sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous
+arrêter.
+
+-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui
+a commencé avec moi a déjà sa plaque à sa porte, alors que je ne
+suis encore qu'un étudiant.
+
+-- C'est que vous êtes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les
+gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi,
+quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carrière! Vous
+portez la guérison partout où vous allez. Vous rendez la force à
+ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de
+l'humanité.
+
+L'honnête Jim se démenait sur sa chaise, en entendant ces mots.
+
+-- Je n'ai pas des mobiles aussi élevés, je le crains bien, Miss
+Calder, dit-il. Je songe à gagner ma vie, à continuer la clientèle
+de mon père. Voilà ce que je vise, et si j'apporte la guérison
+d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une pièce d'une
+couronne.
+
+-- Comme vous êtes franc et sincère! s'écria-t-elle.
+
+Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus,
+arrangeait adroitement son langage de façon à l’encourager à
+entrer dans son rôle, et s'y prenait de la manière que je
+connaissais si bien.
+
+Avant qu'il fût subjugué, je pus voir qu'il avait la tête toute
+bourdonnante de l'éclat de sa beauté et de ses propos engageants.
+
+Je frissonnais d'orgueil à penser quelle haute idée il aurait de
+ma parenté.
+
+-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir
+m'en empêcher, au moment où nous fûmes sur le seuil, et pendant
+qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui.
+
+-- Belle! s'écria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son égale.
+
+-- Nous devons nous marier, dis-je.
+
+Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement.
+
+Puis il ramassa sa pipe et s'éloigna sans mot dire.
+
+Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais.
+
+Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tête
+penchée sur la poitrine.
+
+Mais je n'étais pas près de l'oublier! La cousine Edie eut cent
+questions à me faire au sujet de ses années d'adolescence, de sa
+vigueur, des femmes qu'il devait connaître probablement: elle n'en
+savait jamais assez.
+
+Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journée,
+mais d'une façon moins agréable.
+
+Ce fut par mon père, qui rentra le soir, ne faisant que parler du
+pauvre Jim.
+
+Le pauvre Jim avait passé tout ce temps à boire.
+
+Dès midi, étant gris, il était descendu aux coteaux de Westhouse,
+pour se battre avec le champion Gipsy et on n'était pas certain
+que l'homme passât la nuit.
+
+Mon père avait rencontré Jim sur la grande route, terrible comme
+un nuage chargé de foudre, et prêt à insulter le premier qui
+passait.
+
+-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientèle,
+s'il commence à rompre les os aux gens.
+
+La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour
+faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans
+la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais à Corriemuir par le
+sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui
+marchait à grands pas.
+
+Mais ce n'était plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait
+partagé notre soupe l'autre matin.
+
+Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet était défait, ses cheveux
+emmêlés, sa figue toute brouillée, comme celle d'un homme qui a
+passé la nuit à boire.
+
+Il tenait un bâton de frêne, dont il se servait pour cingler les
+genêts de chaque côté du sentier.
+
+-- Eh bien, Jim, dis-je.
+
+Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une
+fois à l'école, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait
+dans son tort et mettait toute sa volonté à s'en tirer à force
+d'effronterie.
+
+Il ne me répondit pas un mot. Il me dépassa sur le sentier étroit
+et s'éloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout
+de frêne et abattant les broussailles.
+
+Ah! certes, je ne lui en voulais pas.
+
+J'étais fâché, très fâché, voilà tout.
+
+Certes, je n'étais point aveugle au point de ne point voir ce qui
+se passait.
+
+Il était amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire à l'idée
+qu'elle serait à moi.
+
+Pauvre garçon, que pouvait-il y faire?
+
+Peut-être qu'à sa place je me serais conduit comme lui.
+
+Il y avait eu un temps où je m'étonnais qu'une jeune fille pût
+ainsi mettre à l'envers la tête d’un homme plein de force, mais
+j'en savais maintenant davantage.
+
+Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis
+arriva cette journée, de jeudi qui devait changer le cours de
+toute mon existence.
+
+Ce jour-là, je me réveillai de bonne heure, avec ce petit frisson
+de joie, si exquis au moment où l'on ouvre les yeux.
+
+La veille, Edie avait été plus charmante que d'ordinaire.
+
+Je m'étais endormi en me disant qu’après tout, je pouvais bien
+avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des
+imaginations, sans se monter la tête, elle commençait à éprouver
+de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West
+Inch.
+
+C’était cette même pensée, qui, restée en mon coeur, était cause
+de ce petit gazouillement matinal de joie.
+
+Puis je me rappelai qu'en me dépêchant, je serais prêt pour sortir
+avec elle, car elle avait l’habitude d'aller se promener dès le
+lever du soleil.
+
+Mais j'étais arrivé trop tard.
+
+Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et
+la chambre vide.
+
+« Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-être, et nous
+reviendrons ensemble.
+
+Du haut de la côte de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour;
+donc, prenant mon bâton, je partis dans cette direction.
+
+La journée était claire, mais froide, et le ressac faisait
+entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il
+n'y eût point eu de vent dans notre région.
+
+Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air léger et vif
+du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver,
+un peu essoufflé, parmi les genêts du sommet.
+
+En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis
+la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim
+Horscroft qui marchait côte à côte avec elle.
+
+Ils n'étaient pas bien loin, mais ils étaient trop occupés l'un de
+l'autre pour me voir.
+
+Elle allait lentement, la tête penchée, de ce petit air espiègle
+que je connaissais si bien.
+
+Elle détournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps à
+autre.
+
+Il marchait près d'elle, la contemplant, et baissant la tête, dans
+l'ardeur de son langage.
+
+Puis, à quelque propos qu’il lui tint, elle lui posa une main
+caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la
+souleva et l'embrassa à plusieurs reprises.
+
+À cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un
+mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb,
+l'air d'un cadavre, les yeux fixés sur eux.
+
+Je la vis lui mettre la main sur l'épaule, et accueillir les
+baisers de Jim avec autant de faveur que les miens.
+
+Puis il la remit à terre.
+
+Je reconnus que cette scène avait été celle de leur séparation,
+car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient
+trouvés à portée d'être vus des fenêtres du haut de la maison.
+
+Elle s'éloigna à pas lents, et il resta là pour la suivre des
+yeux.
+
+J'attendis qu'elle fût à quelque distance. Alors je descendis,
+mais mon saisissement était tel, que j'étais à peine à une
+longueur de main de lui quand il passa près de moi.
+
+Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrèrent les miens.
+
+-- Ah! Jock! dit-il, déjà sur pied.
+
+-- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupée.
+
+Ma gorge était devenue si sèche que je parlais du ton d'un homme
+qui a une angine.
+
+-- Ah! vraiment! dit-il.
+
+Puis il sifflota un instant.
+
+-- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fâché. Je comptais aller
+à West Inch aujourd'hui même, pour m’expliquer avec vous. Mieux
+vaut qu'il en soit ainsi peut-être.
+
+-- Le bel ami que vous faites! dis-je.
+
+-- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses
+mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire où
+nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je
+ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai déjà rencontré Edie...
+c'est à dire Miss Calder, le matin de mon arrivée, et il y avait
+certains détails qui m'ont fait supposer qu'elle était libre, et
+dans cette conviction, j'ai laissé mon esprit se lancer à sa
+poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'était pas libre, qu'elle
+était votre fiancée, et ce fût le coup le plus dur que j'aie reçu
+depuis longtemps. Cela m'a mis complètement hors de moi. J'ai
+passé des jours à faire des sottises, et c'est par un hasard
+heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le
+hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon âme,
+Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous,
+cette idée la fit rire. C'étaient affaires entre cousin et
+cousine, disait-elle, mais quant à n'être pas libre, et à ce que
+vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'étaient des bêtises.
+Ainsi vous le voyez, Jock, je n'étais pas tant à blâmer que cela,
+après tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir
+par sa conduite envers vous, que vous vous étiez mépris en croyant
+avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez dû remarquer qu'elle
+vous a à peine dit un mot pendant ces deux dernières semaines.
+
+J'éclatai d'un rire amer.
+
+-- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'étais le
+seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti
+d'aimer.
+
+Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'épaule
+et avança sa tête pour regarder dans mes yeux.
+
+-- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proférer un
+mensonge. Vous n'êtes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce
+pas? Vous êtes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous
+agissons franchement, d'homme à homme?
+
+-- C'est la vérité de Dieu, dis-je.
+
+Il resta à me considérer, la figure contractée, comme celle d'un
+homme en qui se livre un rude combat intérieur.
+
+Deux longues minutes se passèrent avant qu'il parlât.
+
+-- Voyons, Jock, dit il, cette femme là se moque de nous deux.
+Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime à
+West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de
+diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur
+d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable
+l'infernale coquine.
+
+Mais c'était trop me demander.
+
+Au fond du coeur, il m'était impossible de la maudire, plus
+impossible encore de rester impassible à écouter un autre mal
+parler d'elle. Non, quand même cet autre eût été mon plus vieil
+ami.
+
+-- Pas de gros mots, m'écriai-je.
+
+-- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos bénins. Je
+l'appelle du nom qu'elle devrait porter.
+
+-- Ah! vraiment? dis je en ôtant mon habit. Attention, Jim
+Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le
+ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le
+château de Berwick.
+
+Il retroussa les manches de son habit jusqu’au coude. Ce fut pour
+les rabattre lentement.
+
+-- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de
+poids et cinq pouces de taille, c'est une différence qui ne peut
+se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se
+prennent corps à corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah!
+par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix?
+
+Je me retournai.
+
+Elle était là, à moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme,
+aussi indifférent que nous paraissions emportés, fiévreux.
+
+-- J'étais tout prés de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus
+parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour
+savoir de quoi il s'agissait.
+
+Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le
+poignet.
+
+Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira
+jusqu'à l'endroit où j'étais resté.
+
+-- Eh bien, Jock, voilà assez de sottises comme cela, dit-il. La
+voici, lui demanderons-nous de déclarer lequel de nous elle
+préfère? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous
+sommes tous deux ici?
+
+-- J'y consens, répondis-je.
+
+-- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure
+que je ne tournerai pas seulement un oeil de son côté. En ferez-
+vous autant pour moi?
+
+-- Oui, je le ferai.
+
+-- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnêtes
+gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous
+connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier
+soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez;
+maintenant parlez carrément, sans détour. Nous voici devant vous:
+prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock
+ou de moi?
+
+Vous croyez peut-être la demoiselle accablée de confusion.
+
+Loin de là, ses yeux brillaient de joie.
+
+Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus
+fière.
+
+Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un à l'autre de nous, sa
+figure éclairée par le froid soleil du matin, elle avait l'air
+plus charmante que jamais.
+
+Jim était aussi de cet avis, j’en suis sûr, car il lâcha son
+poignet, et l'expression de dureté de sa physionomie l'adoucit.
+
+-- Allons, Edie, lequel sera-ce?
+
+-- Sots gamins! s'écria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock,
+vous savez combien j'ai d'affection pour vous.
+
+-- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft.
+
+-- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que
+Jim.
+
+Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre
+le coeur de Jim.
+
+-- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'épaule
+d'Edie.
+
+Je voyais...
+
+Je rentrai à West Inch, transformé en un tout autre homme.
+
+
+V -- L'HOMME D’OUTRE-MER
+
+Je n'étais point homme à rester assis et geignant près d'une
+cruche cassée.
+
+Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le rôle qui convient à
+un homme c'est de n'en plus parler.
+
+Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il
+l'est encore un peu, quand j'y pense, après tant d’années et un
+heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la
+chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le
+jour de la promenade sur la côte.
+
+Je fus pour elle un frère, rien de plus.
+
+Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la
+nécessité de tirer durement sur le mors.
+
+Même alors elle tournait autour de moi, avec ses façons câlines,
+ses histoires que Jim était bien rude avec elle, et combien elle
+avait été heureuse au temps où j'étais bien disposé pour elle.
+
+Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne
+pouvait agir autrement.
+
+Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, étaient fort
+heureux.
+
+Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu dès qu'il
+serait reçu docteur.
+
+Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine à West Inch
+avec nous.
+
+Mes parents en étaient contents et je faisais de mon mieux pour
+être content de mon côté.
+
+Il y eut peut-être un peu de froideur entre lui et moi dans les
+commencements.
+
+Ce n'était plus de lui à moi cette vieille amitié de camarades
+d'école. Mais plus tard, quand la douleur fut passée, il me semble
+qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste
+motif pour me plaindre de lui.
+
+Nous étions donc restés amis, jusqu'à un certain point.
+
+Il avait oublié toute sa colère contre elle. Il eût baisé
+l'empreinte laissée par ses souliers dans la boue.
+
+Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades.
+C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler.
+
+Nous avions dépassé Brampton House et contourné le bouquet de pins
+qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott.
+
+On était alors au printemps.
+
+La saison était en avance, de sorte qu'à la fin d'avril les arbres
+étaient déjà bien en feuilles.
+
+Il faisait aussi chaud qu'en un jour d’été.
+
+Aussi fûmes-nous extrêmement surpris de voir un immense brasier
+grondant sur la pelouse qui s'étendait devant la porte du Major.
+
+Il y avait là la moitié d'un pin, et les flammes jaillissaient
+jusqu’à la hauteur des fenêtres de la chambre à coucher.
+
+Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fûmes bien
+autrement stupéfaits de voir le major sortir, un grand pot d'un
+quart à la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son
+ménage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du
+feu.
+
+C'était un homme très doux, tranquille, comme on le savait dans
+tout le pays, et voilà qu'il se prenait le rôle du vieux Nick à la
+danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa
+pinte au-dessus de sa tête.
+
+Nous arrivâmes au pas de course.
+
+Il n'en mit que plus d'entrain à l'agiter, quand il nous vit
+approcher.
+
+-- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix!
+
+À ces mots, nous nous mîmes aussi à danser et chanter, car depuis
+si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait
+que de guerre.
+
+On était excédé; l'ombre avait plané si longtemps au-dessus de
+nous, que nous étions tout étonnés de sentir qu'elle avait
+disparu.
+
+Vraiment c'était un peu trop fort à croire, mais le major dissipa
+nos doutes par son dédain.
+
+-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'écria-t-il en s'arrêtant, et
+appuyant la main sur son côté. Les Alliés ont occupé Paris. Boney
+a jeté le manche après la cognée, et tous ses hommes jurent
+fidélité à Louis XVIII.
+
+-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'épargnera?
+
+-- Il est question de l'envoyer à l'île d'Elbe, où il sera hors
+d'état de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en
+tireront pas à aussi bon compte. Il a été commis pendant ces
+derniers vingt ans des actes qui n'ont point été oubliés, et il y
+a encore quelques vieux comptes à régler. Mais c'est la Paix! la
+Paix.
+
+Et il se remit à ses gambades, le pot en main, autour de son feu
+de joie.
+
+Nous passâmes quelques instants avec le major.
+
+Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers la plage, en causant de
+cette grande nouvelle et de ce qui s’en suivrait.
+
+Il savait peu de choses.
+
+Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustâmes tout cela, nous
+dîmes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves
+gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient où ils
+voudraient en sécurité, que nous démolirions tous les signaux de
+feu établis sur la côte, car désormais nul ennemi n’était à
+craindre.
+
+Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme,
+et nous regardions l'antique Mer du Nord.
+
+Et Jim, qui allait à grands pas près de moi, si plein de santé et
+d'ardeur, il ne se doutait guère qu'à ce moment même il avait
+atteint le point culminant de son existence, et que désormais il
+ne cesserait de descendre la pente.
+
+Il flottait sur la mer une légère buée, car les premières heures
+de la matinée avaient été très brumeuses et le soleil n'avait pas
+tout dissipé.
+
+Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vîmes tout à coup
+émerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du
+côté de la terre en se balançant.
+
+Un seul homme était assis à la manoeuvre, et le bateau louvoyait
+comme si l'homme avait de la peine à se décider pour atterrir sur
+la plage ou s'éloigner.
+
+À la fin, comme si notre présence lui eût fait prendre son parti,
+il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les
+galets, juste à nos pieds.
+
+Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traîna l'avant sur la
+plage.
+
+-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi-
+tour pour s'adresser à nous.
+
+C'était un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais
+d'une maigreur excessive.
+
+Il avait les yeux perçants, très rapprochés, entre lesquels se
+dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de
+moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat.
+
+Il était vêtu fort convenablement, d'un costume brun à boutons de
+cuivre, et chaussé de grandes bottes que l'eau de mer avait
+durcies et rendues fort rugueuses.
+
+Il avait la figure et les mains d'un teint si foncé qu'on aurait
+pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau
+pour nous saluer, nous vîmes que son front était très blanc et que
+la nuance si foncée de son teint n'était que superficielle.
+
+Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait
+un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La
+question ainsi faite était facile à comprendre, mais on eût dit
+qu'il y avait derrière elle une menace, on eût dit qu'il comptait
+sur la réponse comme sur une obligation et non comme sur une
+faveur.
+
+-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de
+sa botte sur les galets.
+
+-- Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait de rire.
+
+-- Angleterre? Écosse?
+
+-- Écosse, mais c'est l'Angleterre de l’autre côté de ces arbres,
+là-bas.
+
+-- Bon, je sais où je suis, maintenant! Je me suis trouvé dans le
+brouillard sans boussole pendant près de trois jours, et je ne
+m'attendais plus à revoir la terre.
+
+Il parlait l'anglais très couramment, mais de temps à autre avec
+des tournures étranges de phrases
+
+-- Alors d'où venez-vous? demanda Jim.
+
+-- J'étais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brièvement.
+Quelle est cette ville, par là-bas?
+
+-- C'est Berwick.
+
+-- Ah! très bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller
+plus loin.
+
+Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il
+vacilla fortement, et il serait tombé s'il n'avait pas saisi la
+proue.
+
+Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les
+yeux flambants comme ceux d'une bête sauvage.
+
+-- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la
+sonorité d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la
+garde!
+
+Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, et brusquement, la tête
+en avant, il s'abattit, tout recroquevillé, en un tas brun, sur le
+sable.
+
+Jim Horscroft et moi, nous restions là stupéfaits à nous regarder.
+
+L'arrivée de cet homme avait été si étrange, ainsi que ses
+questions, et ce brusque incident!
+
+Nous le prîmes chacun par une épaule et l’étendîmes sur le dos.
+
+Il était ainsi allongé, avec son nez proéminent, sa moustache de
+chat, mais les lèvres exsangues, la respiration si faible, qu'elle
+eût à peine agité une plume.
+
+-- Il se meurt, Jim, m'écriai je.
+
+-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de
+pain dans le bateau. Peut-être y a-t-il quelque chose dans le sac?
+
+Il s'élança et rapporta un sac noir en cuir.
+
+Avec un grand manteau bleu, c'était les seuls objets qui se
+trouvassent dans le bateau.
+
+Le sac était fermé, mais Jim l'ouvra en un instant; il était à
+moitié plein de pièces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais
+vu autant, non, pas même la dixième partie.
+
+Il devait y en avoir des centaines; c’étaient des souverains
+anglais tout brillants, tout neuf.
+
+À vrai dire, cette vue nous avait si fortement intéressés que nous
+ne songions plus du tout à leur possesseur jusqu'au moment où il
+nous rappela près de lui par une plainte.
+
+Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Sa mâchoire inférieure
+retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses
+rangées de dents blanches comme les dents de loup.
+
+-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au
+ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami,
+ou il est perdu. En attendant, je défais ses vêtements.
+
+Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute,
+rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry.
+
+Jim avait déboutonné l'habit et la chemise de l'homme.
+
+Nous répandîmes de l'eau sur lui et nous en fîmes pénétrer
+quelques gouttes entre les lèvres.
+
+Cela produisit un bon effet, car après deux ou trois fortes
+inspirations, il se mit sur son séant et se frotta lentement les
+yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond.
+
+Mais, à ce moment-là, ce n'était point sa figure que Jim et moi
+nous considérions; c'était sa poitrine découverte.
+
+On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au-
+dessous de la clavicule et l'autre à peu près au milieu du côté
+droit.
+
+La peau de son corps était extrêmement blanche jusqu'à la ligne
+brune du cou. Aussi les trous froncés et rouges n'en
+apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte générale.
+
+D'en haut je pus voir qu'il y avait une dépression correspondante
+dans la dos à un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour
+l'autre.
+
+Si dépourvu d'expérience que je fusse, je pouvais dire ce que cela
+signifiait.
+
+Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine. L'une d’elles
+l'avait traversée; l'autre y était restée.
+
+Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit
+sa chemise d'un air soupçonneux.
+
+-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tête? Ne faites
+pas attention à ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crié?
+
+-- Vous avez crié au moment même où vous êtes tombé.
+
+-- Qu'est-ce que j'ai crié?
+
+Je le lui répétai, quoique ce fussent des mots à peu près
+dépourvus de toute signification pour moi.
+
+Il nous regarda fixement l'un après l'autre, puis haussa les
+épaules:
+
+-- Ça fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette
+question: que vais-je faire à présent? Je ne me serais pas cru si
+faible. Où êtes-vous allés prendre cette eau?
+
+Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas
+incertain.
+
+Là il s'étendit sur le ventre et se mit à boire, si longtemps que
+je crus qu'il n'en finirait pas.
+
+Son long cou plissé se tendait comme celui d'un cheval, et il
+faisait à chaque gorgée un fort bruit de lapement avec ses lèvres.
+
+Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa
+moustache avec sa manche.
+
+-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose à manger?
+
+J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de
+galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala.
+
+Puis, il sortit les épaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa
+les côtes de la paume de sa main.
+
+-- Je suis sûr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez été
+très bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu
+l'occasion d'ouvrir ma sacoche.
+
+-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous
+avez perdu connaissance.
+
+-- Ah! je n'ai pas grand-chose là dedans, tout au plus... comment
+dites-vous cela?... quelques économies. Ce n'est pas une grosse
+somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'à ce que
+je trouve quelque chose à faire. D'ailleurs il me semble qu'on
+pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait été
+impossible de tomber sur un pays plus paisible, où il n'y a peut-
+être pas l'ombre d'un _gendarme_ à cette distance de la ville.
+
+-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous êtes, d'où vous
+venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d'un ton rébarbatif.
+
+L'étranger le toisa des pieds à la tête, d'un air connaisseur.
+
+-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une
+compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites,
+j'aurais le droit de m'en fâcher, s'il s'agissait de tout autre
+que vous, mais vous avez le droit d'être renseigné, après m'avoir
+traité avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp.
+Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de
+Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le
+bateau.
+
+-- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je.
+
+Mais il me lança ce regard direct qui décèle l'honnête homme.
+
+-- C'est vrai, mais le navire était de Dunkerque, et ce bateau est
+une de ses chaloupes. L'équipage est parti sur le grand canot, et
+le navire a coulé si rapidement que je n'ai eu le temps de rien
+embarquer. C'était lundi.
+
+-- Et nous voici au jeudi! Vous êtes resté trois jours sans
+aliments ni boissons?
+
+-- C'est trop long, dit-il. Déjà je me suis trouvé en pareille
+situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais
+laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un
+logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente
+de la côte. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par là-bas?
+
+-- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Français:
+Il se réjouit parce que la paix a été conclue.
+
+-- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de
+mon côté j'ai fait un peu la guerre ici et là.
+
+Il n'avait point l'air content, car il avait froncé ses sourcils
+très bas sur ses yeux perçants.
+
+-- Vous êtes Français, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous
+descendions ensemble.
+
+Il tenait à la main sa sacoche noire et avait jeté sur son épaule
+son grand manteau bleu.
+
+-- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens
+sont plus Allemands que Français. Pour moi, j'ai été dans tant de
+pays que je me trouve chez moi n'importe où. J'ai été grand
+voyageur. Et où pensez-vous que je pourrais trouver un logement?
+
+Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les
+yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est
+écoulé depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce
+singulier personnage.
+
+Il m'avait inspiré, je crois, de la défiance, et pourtant il
+exerçait sur moi de la fascination.
+
+Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses
+façons de s'exprimer, je ne sais quoi qui différait entièrement de
+tout ce que j'avais vu jusqu'alors.
+
+Jim Horscroft était un bel homme, et le Major Elliott un homme
+brave, mais il manquait à tous deux quelque chose que possédait
+cet inconnu: c'était ce coup d'oeil alerte et vif, cet éclat des
+yeux, cette distinction indéfinissable à décrire.
+
+Puis, nous l'avions sauvé alors qu'il gisait, respirant à peine,
+sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme à
+qui l’on a rendu service.
+
+-- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis à peu près sûr
+de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-là,
+vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements.
+
+Il ôta son chapeau et s'inclina avec toute la grâce imaginable.
+Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraîna à l'écart.
+
+-- Vous êtes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est
+qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir
+vous mêler de ses affaires?
+
+Mais j'étais l'être le plus obstiné qu'ait jamais chaussé une
+paire de bottes, et la plus sûre façon de me faire aller en avant,
+c'était de me tirer en arrière.
+
+-- C'est un étranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur
+lui, dis-je.
+
+-- Vous en serez fâché, dit-il.
+
+-- Cela se peut.
+
+-- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser à
+votre cousine Edie.
+
+-- Edie est parfaitement capable de se garder elle-même.
+
+-- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il
+vous plaira! s'écria-t-il en un de ses brusques accès de colère.
+
+Et sans ajouter un mot, pour prendre congé de l'un ou de l'autre
+de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du
+côté de la maison de son père.
+
+Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous
+descendions ensemble.
+
+-- Je crois bien que je ne lui ai guère plu, dit-il. Je vois très
+bien qu'il vous a cherché querelle parce que vous m'emmenez chez
+vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par
+hasard que j'ai volé l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien,
+qu'est-ce qu'il craint?
+
+-- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est égal. Pas un
+étranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit.
+
+
+VI -- UN AIGLE SANS ASILE
+
+Mon père me parut être presque de l'avis de Jim Horscroft, car il
+ne montra pas un empressement extrême à l'égard de ce nouvel hôte;
+il le toisa du haut en bas d'un air très interrogateur.
+
+Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je
+remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en
+voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se réduisait
+toujours à deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se
+fermèrent d'eux-mêmes, car je crois bien que pendant ces trois
+jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mangé.
+
+C'était une bien pauvre chambre que celle où je le conduisis, mais
+il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et
+s'endormit aussitôt.
+
+Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre
+était contiguë à la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous
+avions un hôte sous notre toit.
+
+Le lendemain matin, quand je descendis, je m'aperçus qu'il m'avait
+devancé, car il était assis en face de mon père à la table de
+l'embrasure de la fenêtre, dans la cuisine, leurs têtes se
+touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de
+pièces d'or.
+
+À mon entrée, mon père leva sur moi des yeux où je vis un éclair
+d'avidité que je n'y avais jamais remarqué jusqu'alors.
+
+Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha
+aussitôt.
+
+-- Très bien, monsieur, la chambre est à vous, et vous paierez
+toujours d'avance le trois du mois.
+
+-- Ah! voici mon premier ami, s'écria de Lapp en me tendant la
+main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute,
+mais où il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on
+sourit à son chien.
+
+« Me voilà tout à fait remis à présent, grâce à mon excellent
+souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim
+qui ôte à l'homme toute énergie. Cela d'abord, le froid ensuite.
+
+-- Oui, c'est vrai, dit mon père, je me suis trouvé sur la lande
+dans une tempête de neige pendant trente-six heures, et je sais ce
+que c'est.
+
+-- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en
+approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et
+devenaient plus semblables à des singes, et ils venaient presque
+sur les bords des pontons où nous les gardions; ils hurlaient de
+rage et de douleur.
+
+« Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la
+ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les
+entendaient à peine, tant ils s'étaient affaiblis.
+
+-- Et ils moururent? m'écriai-je.
+
+-- Ils résistèrent pendant très longtemps. C'étaient des
+grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux
+hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se
+rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait
+en soulever trois à la fois, comme si c'étaient de petits singes.
+Cela faisait pitié. Ah! mon ami, voudrez-vous me présenter à
+Madame et à Mademoiselle?
+
+C’étaient ma mère et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine.
+
+Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus
+toutes les peines du monde à garder mon sérieux, car au lieu de
+leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête à la mode
+écossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il
+avança le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de
+l'air le plus drôle.
+
+Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle,
+mais Edie se montra aussitôt enchantée.
+
+On eût dit que c'était un jeu pour elle, et elle se mit à faire
+une révérence, mais une révérence si profonde, que je la crus un
+instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au
+milieu de la cuisine.
+
+Mais non, elle se redressa aussi légèrement qu'un rembourrage qui
+fait ressort.
+
+Nous approchâmes tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes
+servies avec le lait et la bouillie.
+
+Il avait une merveilleuse manière de se conduire avec les femmes,
+ce gaillard-là.
+
+Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous
+aurions eu l'air de faire les imbéciles, et les filles nous
+auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien
+avec son genre de physionomie et de langage qu’on en venait enfin
+à trouver cela tout naturel.
+
+En effet, quand il s'adressait à ma mère, ou à la cousine Edie --
+et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait
+jamais sans s'être incliné, sans prendre un air à faire croire
+qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en écoutant ce qu'il
+avait à dire; et lorsqu'elles répondaient, on eût cru, à voir sa
+physionomie, que leurs paroles étaient précieuses et dignes d'être
+conservées à tout jamais.
+
+Et pourtant, même quand il s’abaissait devant les femmes, il
+gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme
+pour donner à entendre que c'était pour elles seules qu'il se
+faisait aussi doux, mais qu'à l'occasion, il savait faire preuve
+d’assez de raideur.
+
+Pour ma mère, c'était merveille de voir combien elle s'adoucit à
+son égard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos
+affaires, lui parla de son oncle à elle, qui était chirurgien à
+Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son côté.
+
+Elle lui raconta la mort de mon frère Rob, événement que je ne
+l'avais jamais entendu dire à âme qui vive -- et alors on eût cru
+que de Lapp allait verser des larmes à cette occasion -- lui qui
+venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes
+mourir de faim.
+
+Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lançait
+incessamment de petits coups d'oeil à notre hôte, et une fois ou
+deux, il la regarda très fixement.
+
+Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sa chambre, mon père
+tira de sa poche huit pièces d'or d'une guinée et les étala sur là
+table.
+
+-- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il.
+
+-- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux béliers noirs, voilà
+tout.
+
+-- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le
+logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les
+quatre semaines.
+
+Mais, en entendant cela, ma mère hocha la tête.
+
+-- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce
+n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que
+nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture.
+
+-- Ta! ta! s'écria mon père, il peut très bien le faire sans se
+gêner. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il
+a offert lui-même.
+
+-- Cet argent-là ne portera pas bonheur, dit-elle.
+
+-- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tête à l'envers avec
+ses façons d’étranger?
+
+-- Oui, il serait bon que les maris écossais eussent quelque peu
+de ses manières prévenantes, dit-elle.
+
+C'était la première fois de ma vie que je l'entendis riposter à
+mon père.
+
+De Lapp ne tarda pas à descendre et me demanda si je voulais
+sortir avec lui.
+
+Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sa poche une petite croix
+faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse
+encore vue.
+
+-- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela à Tolède, en
+Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donné l'autre à une jeune
+fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir
+de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez
+faire une épingle de cravate.
+
+Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce présent, qui
+valait plus que tout ce que j'avais possédé en ma vie.
+
+-- Je pars pour aller compter les agneaux sur le pâturage d'en
+haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il de venir avec moi et
+de voir un peu le pays.
+
+Il eut un instant d'hésitation, puis il secoua la tête.
+
+-- J'ai, dit-il, quelques lettres à écrire le plus tôt possible.
+Je compte passer la matinée chez moi pour m'acquitter de cette
+tâche.
+
+Pendant toute la matinée, j'allai et je vins sur les hauteurs; et,
+comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupé que de
+cet étranger que le hasard avait jeté à notre porte.
+
+Où avait-il appris ces manières, cet air de commandement, cet
+éclat hautain et menaçant du regard?
+
+Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si
+détaché, quelle étonnante existence que celle où elles avaient
+trouvé place?
+
+Il avait été bon pour nous, il avait usé d'un langage plein
+d'amabilités et malgré tout je n'arrivais pas à chasser
+entièrement la défiance que j'avais éprouvée à son égard.
+
+Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-être
+avais je eu tort de l'introduire à West Inch.
+
+Quand je rentrai, il avait l'air d'être né et d'avoir vécu dans la
+ferme.
+
+Il était assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe
+le coin de la cheminée, et il avait le chat noir sur ses genoux.
+
+Il tenait les bras étendus, et d’une main à l'autre allait un
+écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisait un peloton.
+
+La cousine Edie était assise tout près et, en voyant ses yeux, je
+m'aperçus qu'elle avait pleuré.
+
+-- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine?
+
+-- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et
+honnêtes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose pût
+l'émouvoir à ce point. Autrement, je n'en aurais point parlé. Je
+contais les souffrances de quelques troupes qui avaient à
+traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont
+je sais quelque chose. Il est bien étrange de voir le vent
+emporter des hommes par-dessus le bord des précipices, mais le sol
+était bien glissant, et il n'y avait rien à quoi ils pussent se
+retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, et cela alla
+mieux de cette façon, mais la main d'un artilleur resta dans la
+mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par le froid
+depuis trois jours.
+
+Je restais à écouter bouche béante.
+
+« Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus
+leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine à résister. Et
+pourtant, s'ils restaient en arrière, les paysans les prenaient,
+les clouaient à la porte de leurs granges, les pieds en haut, et
+allumaient du feu sous leur tête. C'était pitié de voir ainsi
+périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus
+avancer, c'était intéressant de voir comment ils s'y prenaient:
+ils s'arrêtaient, faisaient leur prière, assis sur une vieille
+selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes et leurs bas et
+appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils
+mettaient leur gros orteil sur la détente, et _pouf_! c'était
+fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on à
+eu une rude besogne par là-bas sur ces montagnes de Guadarama.
+
+-- Et quelle armée, était-ce? demandai-je.
+
+-- Oh! j'ai été dans tant d'armées que je m'y embrouille
+quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. À propos, j'ai vu
+vos Écossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je
+croyais d'après cela que tout le monde ici portait des ... comment
+appelez-vous cela... des jupons?
+
+-- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands.
+
+-- Ah! dans les montagnes. Mais voici là-bas, dehors, un homme.
+Peut-être est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres à
+la poste, à ce qu'a dit votre père.
+
+-- Oui, c'est le garçon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je
+les lui donne?
+
+-- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre
+main.
+
+Il les tira de sa poche et me les remit.
+
+Je sortis aussitôt avec ces lettres et chemin faisant mes regards
+tombèrent sur l'adresse que portait l’une d'elles.
+
+Il y avait en très grosse et très belle écriture:
+
+« À sa Majesté
+
+« Le roi de Suède
+
+« Stockholm »
+
+Je ne savais pas beaucoup de français, assez toutefois pour
+comprendre cela.
+
+Quel était donc cette sorte d'aigle qui était venu se poser dans
+notre humble petit nid?
+
+
+VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR
+
+Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis très certain, un
+ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de
+notre existence depuis le jour où cet homme vint sous notre toit,
+ou de quelle façon il en vint à gagner peu à peu notre affection à
+tous.
+
+Avec les femmes, ce ne fut pas une tâche bien longue, mais il ne
+tarda pas à dégeler mon père lui-même, chose qui n'était pas des
+plus aisées.
+
+Il avait même fait la conquête de Jim Horscroft aussi bien que la
+mienne.
+
+À vrai dire, nous n'étions guère, à côté de lui, que deux grands
+enfants, car il était allé partout, il avait tout vu, et quand il
+avait passé une soirée à jaser, en son anglais boiteux, il nous
+avait emportés bien loin de notre simple cuisine, de notre
+maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des
+camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde.
+
+Horscroft avait d'abord été assez maussade avec lui, mais de Lapp,
+par son tact, par l'aisance de ses manières, l'avait bientôt
+séduit, avait entièrement conquis son coeur, si bien que voilà Jim
+assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous
+deux perdus dans l'intérêt qu'ils prenaient à écouter tous les
+récits qu'il nous faisait.
+
+Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore,
+après un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une
+semaine, d'un mois à l'autre, par telle ou telle parole, telle ou
+telle action, il arriva à nous rendre tels qu’il voulait.
+
+Un de ses premiers actes fut de donner à mon père le canot dans
+lequel il était venu, en ne se réservant que le droit de le
+reprendre s'il venait à en avoir besoin.
+
+Les harengs vinrent fort près de la côte cette année-là, et avant
+sa mort mon oncle nous avait donné un bel assortiment de filets,
+de sorte que ce présent nous rapporta bon nombre de livres.
+
+Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant
+tout un été ramant lentement, s'arrêtant tous les cinq ou six
+coups de rame, pour jeter une pierre attachée au bout d'une corde.
+
+Je ne compris rien à sa conduite jusqu'au jour où il me l'expliqua
+de son propre gré.
+
+-- J'aime à étudier tout ce qui a du rapport aux choses de la
+guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais échapper une occasion. Je
+me demandais s'il serait difficile à un commandant de corps
+d'armée d'opérer un débarquement ici.
+
+-- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je.
+
+-- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez-
+vous pris des sondages ici?
+
+-- Non.
+
+-- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcée de se tenir au
+large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une frégate de quarante
+canons puisse approcher jusqu'à portée de fusil. Bondez vos canots
+de tirailleurs, déployez-les derrière ces dunes de sable, puis
+soutenez-les en en lançant encore d'autres, lancez des frégates
+une pluie de mitraille par-dessus leurs têtes. Cela pourrait se
+faire! Cela pourrait se faire.
+
+Ses moustaches raides comme celles d'un chat se hérissèrent plus
+que jamais, et je pus voir à l'éclat de son regard qu'il était
+emporté par ses rêves.
+
+-- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec
+indignation.
+
+-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, naturellement pour une bataille, il
+faut être deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien
+d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille,
+trente mille? Quelques régiments de bonnes troupes, le reste!
+Peuh! Des conscrits, des bourgeois armés. Comment appelez-vous ça?
+Des volontaires?
+
+-- Des gens courageux, criai je.
+
+-- Oh oui, très braves, mais des imbéciles. Ah! mon Dieu! on ne
+saurait dire à quel point ils seraient imbéciles. Non pas eux
+seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement
+peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune précaution. Ah!
+j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits
+attaquer une batterie de dix pièces: il fallait voir comme ils
+avançaient bravement, si bien que de l'endroit, où je me trouvais,
+la montée avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?...
+avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de
+conscrits, qu'était-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes
+troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant,
+hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une
+décharge de mitraille? Aussi voilà votre second bataillon étendu
+sur la pente. Alors ce sont les chasseurs à pied de la garde, de
+vieux soldats, à qui l’on dit de prendre la batterie: à les voir
+marcher, ce n’était guère captivant, pas de colonne, pas de cris,
+personne de tué. Tout juste une ligne de tirailleurs disséminés,
+avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les
+batteries était réduites au silence; et les artilleurs espagnols
+taillés en pièces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui
+s'apprend, tout comme l'élevage des moutons.
+
+-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un étranger; si nous
+avions trente mille hommes sur la crête de cette hauteur là-bas,
+vous en viendriez à être fort heureux d'avoir vos bateaux derrière
+vous.
+
+-- Sur la crête de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses
+regards sur la crête. Oui, si votre homme connaissait son affaire;
+il aurait sa gauche appuyée à votre maison, son centre à
+Corriemuir, et sa droite par là, vers la maison du docteur, avec
+une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa
+cavalerie manoeuvrerait pour nous couper dès que nous serions
+déployés sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous
+former, et nous saurons bientôt ce que nous avons à faire. Voilà
+le point faible, c'est le défilé ici: je le balaierais avec mes
+canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en
+avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air:
+Eh Jock, vos volontaires, où seraient-ils?
+
+-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je.
+
+Et nous partîmes tous deux de cet éclat de rire cordial par lequel
+finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions.
+
+Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En
+d'autres moments, il n'était pas aussi facile de l'admettre.
+
+Je me souviens très bien qu'un soir de cet été-là, comme nous
+étions assis à la cuisine, lui, mon père, Jim, et moi, et que les
+femmes étaient allées se coucher, il se mit à parler de l'Écosse
+et de ses rapports avec l'Angleterre.
+
+-- Jadis vous aviez votre roi à vous, et vos lois se faisaient à
+Édimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de
+désespoir, à la pensée que tout cela vient de Londres.
+
+Jim ôta sa pipe de sa bouche.
+
+-- C'est nous qui avons imposé notre roi à l'Angleterre, et si
+quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de là-bas.
+
+Évidemment l'étranger ignorait ce détail. Cela lui imposa silence
+un instant.
+
+-- Oui, mais vos lois sont faites là-bas, dit-il enfin, et
+assurément ce n'est pas avantageux.
+
+-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement à Édimbourg, dit
+mon père, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je
+n'ai guère le loisir de penser à ces choses-là.
+
+-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir
+d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprimé, ce sont ses
+jeunes gens qui doivent le venger.
+
+-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit
+Jim.
+
+-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette manière
+de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de
+marcher sur Londres s'écria de Lapp.
+
+-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais
+qui nous conduirait?
+
+Il se redressa, fit la révérence, en posant la main sur son coeur,
+de sa bizarre façon.
+
+-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'écria-t-il.
+
+Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis
+convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde.
+
+Je n'arrivai jamais à me faire quelque idée de son âge, et Jim
+Horscroft n'y réussit pas mieux.
+
+Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune,
+parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot.
+
+Sa chevelure brune, raide, coupée court, n'avait nul besoin d'être
+coupée ras au sommet de la tête, où elle se raréfiait pour finir
+en une courbe polie.
+
+Sa peau était sillonnée de mille rides très fines, qui
+s'entrelaçaient, formaient un réseau; elle était, comme je l'ai
+dit, toute recuite par le soleil. Mais il était agile comme un
+adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un
+jour à parcourir la montagne ou à ramer sur la mer sans mouiller
+un cheveu.
+
+Tout bien considéré, nous jugeâmes qu'il devait avoir quarante ou
+quarante-cinq ans, bien qu'il fût malaisé de comprendre comment il
+avait pu voir tant de choses à une telle période de la vie.
+
+Mais un jour on se mit à parler d’âge, et alors il nous fit une
+surprise.
+
+Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en
+avait vingt-sept.
+
+-- Alors je suis le plus âgé de nous trois, dit de Lapp.
+
+Nous partîmes d'un éclat de rire, car, à notre compte, il aurait
+parfaitement pu être notre père.
+
+-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu
+vingt-neuf ans en décembre.
+
+Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre
+quelle existence extraordinaire avait été la sienne.
+
+Il vit notre étonnement et s'en amusa.
+
+-- J’ai vécu! j'ai vécu! s'écria-t-il. J'ai employé mes jours et
+mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une
+compagnie dans une bataille où cinq nations prenaient part. J'ai
+fait pâlir un roi aux mots que je lui ai chuchotés à l'oreille,
+alors que j'avais vingt ans. J'ai contribué à refaire un royaume
+et à mettre un nouveau roi sur un grand trône l'année même où je
+suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vécu ma vie.
+
+Ce fut là ce que j'appris de plus précis, d'après ses dires, sur
+son passé.
+
+Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait à
+hocher la tête ou à rire.
+
+Dans de certains moments, nous pensions qu’il n'était qu'un adroit
+imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de
+talents serait-il venu perdre son temps dans le comté de Berwick?
+
+Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que
+sa vie avait en effet un passé très rempli.
+
+Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour très
+proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le même
+qui avait dansé autour du feu de joie avec sa soeur et les deux
+bonnes.
+
+Il s'était rendu à Londres pour quelque affaire relative à sa
+pension et à son indemnité de blessure, et avec quelque espoir
+qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu’il ne revint que vers
+la fin de l’automne.
+
+Dès les premiers jours de son retour, il descendit pour nous
+rendre visite, et alors ses yeux se portèrent pour la première
+fois sur de Lapp.
+
+Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille
+stupéfaction.
+
+Il regarda fixement notre hôte pendant une longue minute sans dire
+seulement un mot.
+
+De Lapp lui rendit ce regard avec la même persistance, mais sans
+que rien indiquât qu'il le reconnaissait.
+
+-- Je ne sais qui vous êtes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me
+regardez comme si vous m'aviez déjà vu.
+
+-- En effet je vous ai vu, dit le major.
+
+-- Jamais, que je sache.
+
+-- Mais je le jure.
+
+-- Où donc, alors?
+
+-- Au village d'Astorga, en 18...
+
+De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin.
+
+-- Mon Dieu, s'écria-t-il, quel hasard, et vous êtes le
+parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur.
+Permettez-moi de vous dire un mot à l'oreille.
+
+Il le prit à part, causa en français avec lui, d'un air très
+sérieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant
+des explications, pendant que le major hochait de temps à autre sa
+vieille tête grisonnante.
+
+À la fin, ils parurent s'être mis d'accord pour quelque
+convention, et j'entendis le major dire à plusieurs reprises:
+_Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je
+compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort
+loin.
+
+Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait
+jamais aller à la même familiarité de langage, dont nous usions
+avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la
+parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect.
+
+Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait à ce sujet,
+Mais il se déroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui.
+
+Jim Horscroft passa tout cet été à la maison, mais vers la fin de
+l'automne, il retourna à Édimbourg, pour les cours d'hiver, car il
+se proposait de travailler assidûment et d'obtenir son diplôme au
+printemps prochain, s’il pouvait, et il reviendrait passer la
+Noël.
+
+Il y eut donc une grande scène d’adieu entre lui la cousine Edie.
+
+Il devait faire poser sa plaque et se marier dès qu'il aurait le
+droit d'exercer.
+
+Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle
+tendresse, et elle avait de son côté, quelque affection pour lui,
+à sa manière, et en effet, elle eût cherché en vain dans toute
+l'Écosse un plus bel homme que lui.
+
+Cependant quand il était question de mariage, elle faisait une
+légère grimace en songeant que tous ses rêves mirifiques
+aboutiraient à n'être que la femme d'un médecin de campagne. Mais
+tout bien considéré, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et
+elle se décida pour le meilleur des deux.
+
+Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions
+d'une classe tout à fait différente de la nôtre: donc il ne
+comptait pas.
+
+En ce temps-là, je ne fus jamais bien fixé sur ce point: Edie se
+préoccupait-elle ou non de lui?
+
+Quand Jim était à la maison, ils ne faisaient guère attention l’un
+et l’autre.
+
+Après son départ, ils se rencontrèrent plus souvent, ce qui était
+assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps
+d'Edie.
+
+Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le
+trouvait pas à son gré, et pourtant elle n'était pas à son aise
+lorsqu'il n'était pas là le soir.
+
+Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait à causer avec lui, à lui
+faire mille questions.
+
+Elle se faisait décrire par lui les costumes des reines, dire sur
+quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des
+épingles à cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles
+portaient à leurs chapeaux, et je finissais par m'étonner qu'il
+trouvât réponse à tout cela.
+
+Et pourtant il avait toujours une réponse. Il jouait de la langue
+avec tant de dextérité, de vivacité. Il montrait tant
+d'empressement à l'amuser, que je me demandais comment il se
+faisait qu'elle n'eût pas plus d'affection pour lui.
+
+Bref, l'été, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se
+passèrent, nous étions encore tous très heureux ensemble.
+
+L’année 1815 était déjà fortement entamée.
+
+Le grand Empereur vivait toujours à l'île d'Elbe, se rongeant le
+coeur; tous les ambassadeurs, réunis à Vienne, continuaient à se
+chamailler sur la façon de se partager la peau du lion, maintenant
+qu'ils l'avaient réduit aux abois pour tout de bon.
+
+Quant à nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous étions tout
+absorbés par nos menues et pacifiques occupations, le soin des
+moutons, les voyages au marché de bestiaux de Berwick, et les
+causeries du soir devant le grand feu de tourbe.
+
+Nous ne nous figurions guère que les actes de ces hauts et
+puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur
+nous.
+
+Quant à la guerre, eh bien, n'était-on pas tous d'accord pour
+admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus
+nos têtes, et que si les Alliés ne se prenaient pas de querelle
+entre eux, il se passerait cinquante autres années avant qu'il se
+tirât en Europe un seul coup de fusil.
+
+Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour très net
+dans ma mémoire. Il survint, je crois, vers la fin de février de
+cette année-là, et je vous le conterai avant d'aller plus loin.
+
+Vous savez, j'en suis sûr, comment sont faites les tours d'alarme
+de la frontière.
+
+Ce sont des masses carrées, disséminées de distance en distance le
+long de la ligne de partage et construites de façon à donner asile
+et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les
+bandits.
+
+Lorsque Percy et ses hommes étaient partis pour les Marches, on
+amenait une partie de leur bétail dans la cour de la tour, on
+fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers
+placés au sommet.
+
+C'était un signal auquel devaient répondre de même les autres
+tours d'alarme.
+
+Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de
+Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis à
+Édimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces
+antiques donjons étaient gondolés, croulants, et offraient aux
+oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids.
+
+J'ai récolté un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans
+la tour d'alarme de Corriemuir.
+
+Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un
+message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent à deux milles en
+deçà d'Ayton.
+
+Vers cinq heures, au moment même où le soleil allait se coucher,
+je me trouvais sur le sentier de la lande, de façon à voir
+exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la
+vieille tour d'alarme était un peu à ma gauche.
+
+Je considérais à loisir le donjon, qui faisait un effet fort
+pittoresque pour le flot de lumière rouge qui déversait sur lui
+les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'étendant au loin en
+arrière.
+
+Et comme je regardais avec attention, j'aperçus soudain la figure
+d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur.
+
+Naturellement je m'arrêtai, étonné de cela, car que pouvait faire
+un individu quelconque dans cet endroit, et à ce moment-là, car
+l'époque de la nidification n'était pas encore venue.
+
+C'était si singulier que je me déterminai à tirer l'affaire au
+clair.
+
+Donc, malgré ma fatigue, je tournai le dos à la maison et me
+dirigeai d'un pas rapide vers la tour.
+
+L'herbe monte jusqu'au bas même du mur, et mes pieds ne firent que
+peu de bruit jusqu'au moment où j'arrivai à l'arc coulant où se
+trouvait jadis l'entrée.
+
+Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'intérieur.
+
+C'était Bonaventure de Lapp qui était là, debout dans l'enceinte,
+et qui regardait par ce même trou où j'avais vu sa figure.
+
+Il était tourné de profil par rapport à moi.
+
+Évidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous
+ses yeux dans la direction de West Inch.
+
+Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les décombres de
+l'entrée. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourné vers moi.
+
+Il n'était pas de ceux à qui on peut faire perdre contenance, et
+sa figure ne changea pas plus que s'il était là depuis un an à
+m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque
+chose qui me disait qu'il aurait payé une somme assez ronde pour
+me revoir prendre le sentier.
+
+-- Hello! dis-je, qu’est-ce que vous faites ici?
+
+-- Je pourrais vous faire la même question, dit-il.
+
+-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure à la fenêtre.
+
+-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en
+apercevoir, je m'intéresse très vraiment à tout ce qui a un
+rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les châteaux
+sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock.
+
+Puis s'avançant, il s'élança soudain par l'ouverture du mur, de
+manière à n'être plus sous mes yeux.
+
+Mais ma curiosité était beaucoup trop excitée pour l'excuser aussi
+facilement.
+
+Je me hâtai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait.
+
+Il était debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur
+fébrile, comme pour faire un signal.
+
+-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je.
+
+Et aussitôt je sortis en courant, pour me placer près de lui, et
+chercher du regard sur la lande, à qui il faisait ce signal.
+
+-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrité, je ne
+croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre
+d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si
+nous devons rester amis, vous ne devez pas vous mêler de mes
+affaires.
+
+-- Je n'aime pas ces façons mystérieuses, dis-je, et mon père ne
+les aimerait pas davantage.
+
+-- Votre père peut s'en expliquer lui-même, et il n'y a là rien de
+secret, dit-il d'un ton sec. C’est vous qui faites tout le secret
+avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent.
+
+Et sans me faire seulement un signe de tête, il me tourna le dos
+et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch.
+
+Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais
+le pressentiment de quelque méfait qui se tramait, et cependant,
+je n'avais pas la moindre idée du monde de ce que cela pouvait
+être.
+
+Et j'en revins s'en m'en apercevoir, à songer à tous les incidents
+mystérieux de l'arrivée de est homme, et de son long séjour au
+milieu de nous.
+
+Mais qui donc pouvait-il attendre à la Tour d'alarme?
+
+Ce personnage était-il un espion, qui avait un collègue en
+espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler?
+
+Mais cela était absurde.
+
+Que pouvait bien venir espionner dans le Comté de Berwick?
+
+Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement à quoi s'en
+tenir sur lui et ne lui eût pas témoigné autant de respect, s'il y
+avait eu quelque chose de suspect.
+
+J'en étais arrivé à ce point-là, au cours de mes réflexions quand
+je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'était le major en
+personne, qui descendait la côte venant de chez lui, tenant en
+laisse son gros bulldog Bounder.
+
+Ce chien était un animal des plus dangereux, et il avait causé
+maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et
+ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant à l'attache au moyen
+d'une bonne et forte courroie.
+
+Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son
+arrivée, il buta de sa jambe blessée par-dessus une branche de
+genêt; en reprenant son équilibre, il lâcha la courroie et
+aussitôt voilà ce maudit animal parti à fond de train de mon côté,
+au bas de la côte.
+
+Cela ne me plaisait guère, je vous en réponds, car je n’avais à ma
+portée ni un bâton, ni une pierre, et je savais cette bête
+dangereuse.
+
+Le major l'appelait de là-haut par des cris perçant, mais je crois
+que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en
+courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et
+j'espérais que cela me vaudrait peut-être les égards dus à une
+vieille connaissance.
+
+Aussi quand il fut presque sur moi, son poil hérissé, son nez
+enfoncé entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes
+poumons:
+
+-- Bounder! Bounder!
+
+Cela produisit son effet, car l'animal me dépassa en grondant, et
+partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp.
+
+Celui-ci se retourna à tout ce bruit et parut comprendre au
+premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua à
+marcher sans plus se presser.
+
+J'étais terrifié pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu.
+
+Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour écarter de lui
+l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il
+aperçut le jeu de doigts que faisait de Lapp derrière son dos avec
+le pouce et l'index, sa furie tomba tout à coup, et nous le vîmes
+agitant son tronçon de queue, et lui caressant le genou avec sa
+patte.
+
+-- C'est donc votre chien, major, dit-il à son maître, qui
+arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bête, une belle, une
+jolie créature.
+
+Le major était tout essoufflé, car il avait fait le trajet presque
+aussi vite que moi.
+
+-- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant.
+
+-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux.
+J'ai toujours aimé les chiens. Mais je suis content de vous avoir
+rencontré, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis
+redevable de beaucoup, et qui commençait à me prendre pour un
+espion. N'est-ce pas vrai, Jock?
+
+Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot à
+répondre. Je me contentai de rougir et de détourner les yeux, de
+l'air gauche d'un campagnard que j'étais.
+
+-- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire,
+j'en suis sûr, que c'est chose absolument impossible.
+
+-- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'écria le
+major.
+
+-- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez
+justice. Et vous-même? J'espère que votre genou va mieux, et qu’on
+vous redonnera bientôt votre régiment.
+
+-- Je me porte assez bien, répondit le major, mais on ne me
+donnera jamais d'emploi à moins qu'il n'y ait une guerre, et il
+n'y aura plus de guerre de mon vivant.
+
+-- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien,
+nous verrons, nous verrons, mon ami.
+
+Il ôta son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea
+d'un bon pas du côté de West Inch.
+
+Le major resta à le suivre des yeux, l'air pensif.
+
+Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il était un
+espion.
+
+Quand je le lui eus dit, il ne répondit rien, hocha seulement la
+tête, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien
+tranquille.
+
+
+VIII -- L'ARRIVÉE DU CUTTER
+
+Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments à
+l'égard de notre locataire n'étaient plus les mêmes.
+
+J'avais toujours l'idée qu'il me cachait un secret, où plutôt
+qu'il était à lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le
+voile tendu sur son passé.
+
+Et lorsqu'un hasard écartait pour un instant un coin de ce voile,
+c'était toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre côté,
+quelque scène sanglante, violente, terrible.
+
+L'aspect seul de son corps faisait peur.
+
+Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'été, je vis qu'il
+était tout zébré de blessures. Sans compter sept ou huit
+cicatrices ou estafilades, il avait les côtes, d'un côté, toutes
+déjetées, toutes déformées. Un de ses mollets avait été en partie
+arraché.
+
+Il rit de son air le plus gai en voyant mon étonnement.
+
+-- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses
+cicatrices. Les côtes ont été brisées par un caisson d'artillerie.
+C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le
+corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval,
+si rapide que soit son allure, regarde toujours où il pose le
+pied. Il m'est passé sur le corps quinze cents cuirassiers et les
+hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les
+canons, c'est très mauvais.
+
+-- Et le mollet? demandai-je.
+
+-- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne
+croiriez jamais comment j'ai attrapé cela. Vous saurez que mon
+cheval et moi, nous avions été atteints, lui tué, et moi les côtes
+brisées par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si
+âpre, si âpre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper
+des blessés, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui
+vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir.
+Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre à mon
+cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place
+pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer.
+Sapristi, il faisait bien chaud là-dedans. Mais je n'avais pas
+assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie
+de mes jambes dépassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais,
+des loups vinrent pour dévorer le cheval, et ils m'entamèrent
+aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais après cela je
+veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de
+moi. C'est là que j'ai passé très commodément dix jours.
+
+-- Dix jours! m'écriai je, et que mangiez -- vous?
+
+-- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous
+appelez la table et le logement. Mais naturellement j’eus le bon
+sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y
+avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur
+gourde à eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais
+souhaiter. Et le onzième jour arriva une patrouille de cavalerie
+légère. Alors tout alla bien.
+
+Ce fut ainsi, par des causeries, engagées accidentellement, et qui
+ne valent guère la peine d'être rapportées séparément, que la
+lumière se fit sur sa personne et son passé. Mais le jour devait
+venir, où nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter
+comment cela se fit.
+
+L'hiver avait été fort triste, mais dès le mois de mars se
+montrèrent les premiers indices du printemps, et pendant une
+semaine de la fin de ce mois, nous eûmes du soleil et des vents du
+Sud.
+
+Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Édimbourg, car bien que la
+session se terminât le 1er, son examen devait lui prendre une
+semaine.
+
+Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne
+pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme,
+il était le seul ami de mon âge que j'eusse en ce temps-là.
+
+Edie était très peu portée à causer, ce qui était chez elle chose
+fort rare, mais elle écoutait en souriant tout ce que je lui
+disais.
+
+-- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois à demi-voix, pauvre
+vieux Jim!
+
+-- Et s'il a été reçu, dis-je, eh bien, naturellement il fera
+apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous
+perdrons notre Edie.
+
+Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et
+la prendre à la légère, mais les mots me restaient encore dans la
+gorge.
+
+-- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore.
+
+Et en prononçant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux.
+
+-- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans
+la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un
+peu à moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, là-bas, un
+bien joli petit vaisseau.
+
+C'était un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, très
+marcheur à en juger par ses mâts élancés et la coupe de son avant.
+
+Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand
+mât, mais au moment même où nous le regardions, toute sa voilure
+se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous
+vîmes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du
+beaupré.
+
+Il était probablement à moins d'un quart de mille du rivage, si
+près même que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffé
+d'un bonnet pointu, qui se tenait debout à l'arrière et la lunette
+à l'oeil examinait la côte dans toutes les deux directions.
+
+-- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie.
+
+-- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, répondis-je.
+
+C’était de cette façon-là que nous interprétions tout ce qui, dans
+les comtés de la frontière, échappait à notre compréhension.
+
+Nous passâmes presque une heure entière à examinez le joli
+vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derrière une
+bande de nuages, et que l'air du soir était assez piquant, nous
+fîmes demi-tour pour regagner West Inch.
+
+Quand on arrive à la ferme par la façade, on traverse un jardin
+qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par
+une porte à claire-voie, au moyen d'un loquet.
+
+C’était à cette même porte que nous nous tenions, la nuit où les
+signaux furent allumés, la nuit où nous vîmes passer Walter Scott
+quand il revenait d'Édimbourg.
+
+À droite de cette entrée, du côté du jardin, se trouvait un bout
+de rocaille qui, paraît-il, avait été construit par la mère de mon
+père, il y avait bien longtemps.
+
+Elle avait façonné cela avec des galets usés par l'eau, avec des
+coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougères dans
+les interstices.
+
+Or, quand nous eûmes franchi la porte, nos yeux tombèrent sur
+cette rocaille; au sommet était planté un bâton dans la fente
+duquel se trouvait une lettre.
+
+Je m'avançai pour voir ce que c'était, mais Edie me devança,
+enleva la lettre et la mit dans sa poche.
+
+-- C'est pour moi, dit-elle en riant.
+
+Mais je restai à la regarder d'un air qui éteignit le rire sur sa
+figure.
+
+-- De qui est elle, Edie? demandai-je.
+
+Elle fit la moue, mais elle ne répondit pas.
+
+-- De qui est-elle, mademoiselle? m’écriai-je. Se pourrait-il que
+vous ayez trompé Jim comme vous m'ayez trompé moi-même?
+
+-- Quel brutal vous êtes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais
+bien que vous vous mêliez de ce qui vous regarde.
+
+-- Elle ne peut être que d'une seule personne, m'écriai-je, et
+cette personne ce n'est autre que ce de Lapp.
+
+-- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock?
+
+Le sang-froid de cette créature me stupéfia et me rendit furieux.
+
+-- Vous l'avouez! m'écriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus
+aucune pudeur?
+
+-- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman?
+
+-- Parce que c'est infâme.
+
+-- Et pourquoi?
+
+-- Parce que c'est un étranger.
+
+-- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari.
+
+
+IX -- CE QUI SE FIT À WEST INCH
+
+Je me rappelle fort bien cet instant-là.
+
+J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait
+émoussé leur sensibilité. Il n'en fut pas ainsi pour moi.
+
+Au contraire, ma vue, mon ouïe et ma pensée se redoublèrent de
+clarté.
+
+Je me souviens que mes yeux se portèrent sur une petite boule de
+marbre de la largeur de ma main, qui était incrustée dans une des
+pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en
+admirer les veines délicates.
+
+Et cependant je devais avoir une étrange expression de
+physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva
+vers la maison en courant.
+
+Je la suivis, je tapai à la fenêtre de sa chambre, car je voyais
+bien qu'elle y était.
+
+-- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me
+gronder. Je ne veux pas être grondée. Je n'ouvrirai pas la
+fenêtre. Allez-vous en.
+
+Mais je persistai à frapper.
+
+-- Il faut que je vous dise un mot.
+
+-- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Dès
+que vous commencerez à gronder, je la refermerai.
+
+-- Êtes-vous vraiment mariée, Edie?
+
+-- Oui, je suis mariée.
+
+-- Qui vous a mariés?
+
+-- Le Père Brenman, à la chapelle catholique romaine de Berwick.
+
+-- Vous, une presbytérienne?
+
+-- Il tenait à ce que le mariage se fît dans une église
+catholique.
+
+-- Quand cela s'est-il fait?
+
+-- Il y aura une semaine mercredi.
+
+Je me souvins que ce jour-là elle était allée en voiture à
+Berwick, et que de Lapp, de son côté, s'était absenté pour faire,
+à ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne.
+
+-- Mais... Et Jim? demandai-je.
+
+-- Oh! Jim me pardonnera.
+
+-- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir.
+
+-- Non, non, il me pardonnera.
+
+-- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter
+tant de déshonneur et de souffrance!
+
+-- Ah! voilà que vous grondez! s'écria-t-elle.
+
+Et la fenêtre se ferma brusquement.
+
+J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore
+bien des questions à lui faire, mais elle ne voulut pas répondre,
+et je crus l'entendre sangloter.
+
+Enfin j'y renonçai, et j'étais sur le point de rentrer dans la
+maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pêne de la
+porte du jardin se soulever.
+
+C'était de Lapp en personne.
+
+Mais comme il suivait l'allée, il me fit l'effet d’être ou fou ou
+ivre.
+
+Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en
+l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets.
+
+-- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_!
+
+C'est ainsi qu'il avait fait le jour où il avait eu le délire.
+
+Puis soudain:
+
+-- _En avant_! _en avant_!
+
+Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tête.
+
+Il s'arrêta court lorsqu'il vit que j'étais là, le regardant, et
+je puis dire qu'il fut un peu décontenancé.
+
+-- Holà! Jock, s'écria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eût
+quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet état d'esprit que vous
+appelez de l'entrain.
+
+-- On le dirait, répondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne
+vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft
+reviendra ici.
+
+-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins
+gai?
+
+-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera.
+
+-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp. Je vois que vous êtes au courant
+de notre mariage. Edie vous a parlé. Jim pourra faire ce qu'il
+voudra.
+
+-- Vous nous avez joliment récompensés de vous avoir accueillis.
+
+-- Mon brave garçon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort
+joliment récompensés. J'ai délivré Edie d'une existence qui est
+indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une
+noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres à écrire ce
+soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre
+ami Jim sera revenu pour vous aider.
+
+Il fit un pas vers la porte.
+
+-- Et c'était pour cela que vous attendiez à la Tour d'alarme,
+m'écriai-je, soudainement éclairé.
+
+-- Hé! Jock, voilà que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton
+moqueur.
+
+Un instant après, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et
+la clef tourner dans la serrure.
+
+Je m'attendais à ne plus le revoir de la soirée, mais quelques
+minutes plus tard, il descendit à la cuisine, où je tenais
+compagnie aux vieux parents.
+
+-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la
+façon si bizarre qui lui était propre, j'ai été l'objet de toute
+votre bonté et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais
+jamais cru être si heureux que je l'ai été grâce à vous dans ce
+tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi,
+monsieur, vous agréerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous
+faire.
+
+Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppés dans
+du papier, puis faisant à ma mère trois autres révérences, il
+sortit de la chambre.
+
+Son présent, c'était une broche au centre de laquelle était sertie
+une grosse pierre verte, entourée d'une demi-douzaine d'autres
+pierres blanches, scintillantes.
+
+Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne
+savais pas même quel nom leur donner, mais on nous dit, par la
+suite, à Berwick, que la grosse pierre était une émeraude, et les
+autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien
+supérieure à celle que tous les agneaux qui nous étaient nés ce
+printemps-là.
+
+Ma bonne vieille mère est défunte depuis bien des années, mais
+cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille aînée
+quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans
+revoir ces yeux perçants et ce nez long et mince, et ces
+moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch.
+
+Pour mon père, il avait une belle montre en or à double boîtier,
+et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de
+sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac.
+
+Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charmé, et ils
+ne voulaient parler que des présents que leur avait faits de Lapp.
+
+-- Il vous a donné autre chose encore, dis-je enfin.
+
+-- Quoi donc, Jock? demanda père.
+
+-- Un mari pour la cousine Edie, répondis-je.
+
+Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je rêvais, mais lorsqu'ils
+eurent enfin compris que c'était bien la vérité, ils se montrèrent
+aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annoncé qu'Edie
+avait épousé le laird.
+
+À dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de
+batailleur, n'avait pas une excellente réputation dans le pays, et
+ma mère avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas
+bien.
+
+D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, était
+un homme rangé, tranquille et dans l'aisance.
+
+Il y avait bien le secret, mais en ce temps-là, les mariages
+secrets étaient chose fort commune en Écosse; car comme quelques
+paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un
+couple, personne n'y trouvait beaucoup à redire.
+
+Les vieux furent aussi enchantés que si leur fermage avait été
+diminué, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me
+semblait que mon ami avait été traité avec la plus cruelle
+légèreté; et je savais bien qu'il n'était pas homme à en prendre
+aisément son parti.
+
+
+X -- LE RETOUR DE L’OMBRE
+
+Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'étais certain
+que Jim ne tarderait pas à paraître, et que ce jour-là serait un
+jour de grands chagrins.
+
+Mais quelle somme de tristesses ce jour-là devait-il apporter,
+jusqu'à quel point modifierait-il le destin de chacun de nous?
+C'était plus que je n'aurais osé en imaginer dans mes moments les
+plus sombres.
+
+Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre
+même des événements.
+
+Ce matin-là, je m'étais levé de bonne heure, car on allait entrer
+en pleine période de la mise bas des agneaux.
+
+Mon père et moi, nous partions pour le pâturage dès le petit jour.
+
+Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frôla ma figure: la
+porte de la maison était entièrement ouverte, et la lumière grise
+de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond.
+
+Je regardai.
+
+Je trouvai également ouvertes la porte de la chambre d'Edie et
+celle de Lapp.
+
+Je compris alors, comme à la lueur d'un éclair, ce que
+signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'était des présents
+d'adieu.
+
+Tous deux étaient partis.
+
+J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et
+m'arrêtant dans sa chambre.
+
+Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laissé là, tous,
+sans un mot de bonté, sans même un serrement de main!
+
+Et lui aussi!
+
+J'avais été épouvanté de ce qui arriverait quand il se
+rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eût dit qu'il avait
+évité cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lâcheté.
+
+J'étais plein de colère, humilié, souffrant.
+
+Je sortis au grand air sans dire un mot à mon père et je montai
+aux pâturages pour rafraîchir ma tête échauffée.
+
+Lorsque je fus arrivé là-haut à Corriemuir, je pus jeter un
+dernier coup d’oeil sur la cousine Edie.
+
+Le petit cutter était resté à l'endroit où il avait jeté l'ancre,
+mais un canot s'en était détaché pour aller la prendre à terre.
+
+À l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais
+qu'elle faisait ce signal au moyen de son châle.
+
+Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le
+pont.
+
+Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large.
+
+Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout
+près d'elle.
+
+Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le
+ciel.
+
+Tous deux agitèrent longtemps les mains, mais ils y renoncèrent
+enfin, car ils n'obtinrent aucune réponse de moi.
+
+Je restai là, debout, les bras croisés, plus grognon que je ne
+l'avais jamais été en ma vie, jusqu'à ce que leur cutter ne fût
+plus qu'une légère tache blanche de forme carrée, se perdant parmi
+la brume matinale.
+
+Il était l'heure du déjeuner, et la bouillie était sur la table
+quand je rentrai, mais je n'avais aucun appétit.
+
+Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que
+ma mère ne trouvât aucune expression trop dure pour Edie.
+
+Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces
+derniers temps surtout.
+
+-- Voici une lettre de lui, dit mon père, en me montrant sur la
+table un papier plié: Elle était dans sa chambre. Voulez-vous nous
+la lire?
+
+Ils ne l'avaient pas même ouverte, car, pour dire la vérité, mes
+bonnes gens n'étaient jamais arrivés à lire couramment l'écriture,
+quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et
+beaux caractères.
+
+L'adresse écrite en grosses lettres était ainsi conçue:
+
+« Aux bonnes gens de West Inch ».
+
+Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout taché et
+jauni, le voici:
+
+« Chers amis,
+
+« Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose
+dépendait d'une autre volonté que la mienne.
+
+« Le devoir et l'honneur m'ont rappelé auprès de mes anciens
+compagnons.
+
+« C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu
+de jours soient écoulés.
+
+« J'emmène notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien
+se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez à West
+Inch.
+
+« En attendant, agréez l'assurance de mon affection, et croyez que
+je n’oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passés chez
+vous, en un temps où je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine à
+vivre, si j'avais été fait prisonnier par les Alliés. Mais vous
+saurez peut-être aussi quelque jour par la raison de cela.
+
+« Votre bien dévoué,
+
+« BONAVENTURE DE LISSAC,
+
+« Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majesté
+Impériale l’Empereur Napoléon ».
+
+Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait
+fait suivre son nom.
+
+Sans doute j'en étais venu à la conviction que notre hôte ne
+pouvait être qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant
+entendu parler et qui s'étaient frayé passage jusque dans toutes
+les capitales de l'Europe, à une seule exception, la nôtre.
+Pourtant je n'eus guère cru que nous eussions sous notre toit
+l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde.
+
+-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh
+bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin
+d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'était que
+temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenêtre de
+la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin.
+
+Je courus vers la porte, au-devant de lui.
+
+Je sentais que j'aurais payé bien cher pour le voir repartir à
+Édimbourg.
+
+Il arrivait à grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tête.
+
+Je m'imaginai que c'était peut-être un billet d'Edie, et que dès
+lors il savait tout. Mais quand il fut plus près, je vis que
+c'était une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on
+l'agitait, et qu'il avait les yeux pétillants de joie.
+
+-- Hourra! Jock, cria-t-il. Où est Edie? Où est Edie?
+
+-- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je.
+
+-- Où est Edie?
+
+-- Qu'est-ce que vous avez-là?
+
+-- C'est mon diplôme, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout
+va bien; je veux le montrer à Edie.
+
+-- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer à
+Edie, répondis-je.
+
+Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'altérer comme la sienne
+quand j'eus dit ces mots.
+
+-- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t-
+il.
+
+En parlant ainsi, il avait lâché le précieux diplôme, que le vent
+emporta par-dessus la haie, à travers la lande, jusqu'à une touffe
+d'ajoncs, où il s'arrêta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune
+attention.
+
+Ses yeux étaient fixés sur moi, et dans leur profondeur, je voyais
+une lueur diabolique.
+
+-- Elle n'est pas digne de vous, dis-je.
+
+Il m'empoigna par l'épaule.
+
+-- Qu'avez-vous fait? dit-il à voix basse. Ce doit être quelque
+tour de votre façon. Où est-elle?
+
+-- Elle est partie avec ce Français qui logeait ici.
+
+J'avais longuement réfléchi sur la meilleure façon de lui faire
+passer la chose en douceur, mais j'ai toujours été fort maladroit
+dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela.
+
+-- Oh! fit-il, en hochant la tête et me regardant.
+
+Pourtant j'étais certain qu'il était hors d'état de me voir, de
+voir la ferme, de voir quoi que ce fût.
+
+Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains étroitement jointes,
+et toujours balançant la tête.
+
+Puis il fit le geste d'avaler péniblement, et parla d'une voix
+singulière, sèche, rauque.
+
+-- Quand est-ce arrivé?
+
+-- Ce matin.
+
+-- Ils étaient mariés?
+
+-- Oui.
+
+Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir.
+
+-- Un message pour moi?
+
+-- Elle a dit que vous lui pardonneriez.
+
+-- Que Dieu damne mon âme si jamais je le fais. Où sont-ils allés?
+
+-- Ils ont dû aller en France, à ce que je crois.
+
+-- Il se nommait de Lapp, ce me semble?
+
+-- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que
+colonel dans la garde de Boney.
+
+-- Alors, selon toute probabilité, il est à Paris. C'est bien!
+c'est bien!
+
+-- Tenez bon, criai-je. Père, père, apportez le brandy.
+
+Ses genoux avaient ployé un instant, mais il redevint lui-même
+avant que le vieillard fût accouru avec la bouteille.
+
+-- Remportez-là, dit Jim.
+
+-- Prenez une gorgée, monsieur Horscroft, s'écria mon père en
+insistant, cela vous remontera le coeur.
+
+Jim saisit la bouteille et la lança par-dessus la haie du jardin.
+
+-- C'est excellent pour ceux qui tiennent à oublier, dit-il, mais
+moi je tiens à me souvenir.
+
+-- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'écria mon père
+d'une voix forte.
+
+-- Et aussi d'avoir failli casser la tête à un officier de
+l'infanterie de Sa Majesté, dit le vieux major Elliott en se
+montrant au-dessus de la haie. Je me serais contenté d'une lampée
+après une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise
+l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrivé que vous restez
+tous là aussi immobiles que des gens rangés autour d'une fosse, à
+un enterrement?
+
+Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim,
+la figure d'une pâleur cendrée, les sourcils froncés très bas,
+restait adossé au montant de la porte.
+
+Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car
+il avait de l'affection pour Jim et pour Edie.
+
+-- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque événement de ce
+genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite
+est bien d'un Français. Ils ne peuvent pas laisser les femmes
+tranquilles. Du moins, de Lissac l'a épousée, et c'est là une
+consolation. Mais il n'est guère temps, maintenant, de songer à
+nos petits tracas, car toute l'Europe est en révolution, et selon
+toute probabilité, nous voici avec vingt autres années de guerre
+sur les bras.
+
+-- Que voulez-vous dire? demandai-je.
+
+-- Eh! mon ami, Napoléon est débarqué de l'île d'Elbe. Ses troupes
+sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauvé à toutes
+jambes. La nouvelle en est arrivée à Berwick ce matin.
+
+-- Grands Dieux! s'écria mon père. Alors, voici cette terrible
+besogne entièrement à recommencer?
+
+-- Oui, nous nous étions figurés que l'Ombre n'était plus là, et
+elle y est encore. Wellington a reçu l'ordre de quitter Vienne
+pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur
+fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais
+vent, un vent qui ne présage rien de bon. Je viens justement de
+recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71ème régiment comme
+premier major.
+
+À ces mots je serrai la main à notre bon voisin, car je savais
+combien il était humilié de se voir traiter en invalide, qui
+n'avait plus de rôle à jouer en ce monde.
+
+-- Il faut que je rejoigne mon régiment le plus tôt possible, et
+nous serons là-bas, de l'autre côté de l'eau, dans un mois, peut-
+être même à Paris dans un autre mois.
+
+-- Alors, par le Seigneur! major, s'écria Jim Horscroft, je pars
+avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le
+fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Français.
+
+-- Mon garçon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes
+ordres. Quant à de Lissac, où sera l'Empereur, il sera aussi.
+
+-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous
+apprendre de lui?
+
+-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armée française, et
+pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu
+maréchal, mais qu'il a préféré, rester auprès de l'Empereur. Je
+l'ai rencontré deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque
+je fus envoyé en parlementaire pour négocier au sujet de nos
+blessés. Il était alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant.
+
+-- Et je le reconnaîtrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce
+dur et mauvais regard qu'il avait jadis.
+
+Et à cet instant même, en cet endroit même, je me rendis
+soudainement compte combien mon existence serait piteuse et
+inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon
+enfance seraient au loin, exposés en première ligne aux fureurs de
+la tempête.
+
+Ma résolution fut formée avec la promptitude de l'éclair.
+
+-- Je partirai aussi avec vous, major, m'écriai-je.
+
+-- Jock! Jock! dit mon père, en se tordant les mains.
+
+Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra
+la taille.
+
+Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en
+l'air.
+
+-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai
+derrière moi. Eh bien, il n'y a pas un moment à perdre. Il faut
+donc que vous vous teniez prêts tous les deux pour la diligence du
+soir.
+
+Voilà ce que produisit une seule journée, et pourtant il peut
+arriver que des années s'écoulent sans amener un changement.
+
+Songez donc aux événements qui s'étaient accomplis dans ces vingt-
+quatre heures?
+
+De Lissac parti! Edie partie! Napoléon évadé! La guerre éclate.
+Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos
+préparatifs pour nous battre contre les Français.
+
+Tout cela eut l'air d'un rêve, jusqu'au moment où je me dirigeai
+vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur
+la maison grise et deux petites silhouettes noires.
+
+C'était ma mère, qui enfouissait son visage dans les plis de son
+châle des Shetland, et mon père qui agitait son bâton de meneur de
+bétail pour m'encourager dans mon voyage.
+
+
+XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS
+
+J'arrive maintenant à un point de mon histoire, dont le récit me
+coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir
+entrepris cette tâche de narrateur. Car quand j’écris, j'aime que
+cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose à son tour, comme
+les moutons quand ils sortent d'un parc.
+
+Cela pouvait être ainsi à West Inch. Mais maintenant que nous
+voilà lancés dans une existence plus vaste, comme menus brins de
+paille qui dérivent lentement dans quelque fossé paresseux
+jusqu'au moment où ils se trouvent pris à l'improviste dans le
+cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m’est bien
+difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas à pas.
+Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et
+les raisons de tout.
+
+Je laisserai donc tout cela de côté, pour vous parler de ce que
+j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles.
+
+Le régiment auquel avait été nommé notre ami était le 71ème
+d'infanterie légère de Highlanders, qui portait l'habit rouge et
+les culottes de tartan à carreaux. Il avait son dépôt dans la
+ville de Glasgow.
+
+Nous nous y rendîmes tous les trois par la diligence.
+
+Le major était plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le
+Duc, sur la Péninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin,
+les lèvres pincées, les bras croisés, et je suis sûr qu'au fond du
+coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure.
+
+J'aurais pu le deviner au soudain éclat de ses yeux et à la
+contraction de sa main.
+
+Quant à moi, je ne savais pas trop si je devais être content ou
+fâché, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait
+tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est néanmoins chose pénible
+que de songer que vous avez la moitié de l'Écosse entre vous et
+votre mère.
+
+Nous arrivions à Glasgow le lendemain.
+
+Le major nous conduisit au dépôt, où un soldat qui avait trois
+chevrons sur le bras et un flot de rubans à son bonnet, montra
+tout ce qu'il avait de dents aux mâchoires, à la vue de Jim, et
+fit trois fois le tour de sa personne pour le considérer à son
+aise, comme s'il s'était agi du château de Carlisle.
+
+Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les côtes,
+tâta mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim.
+
+-- Voilà ce qu'il nous faut, major, voilà ce qu'il nous faut,
+répétait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous
+pouvons tenir tête à ce que Boney a de mieux.
+
+-- Comment cela marche-t-il? demanda le major.
+
+-- Ils font un effet piteux, à la vue, dit-il, mais à force de les
+lécher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'élite ont été
+transportés en Amérique, et nous sommes encombrés de miliciens et
+de recrues.
+
+-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons
+soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me
+trouver.
+
+Il nous fit un signe de tête et nous quitta.
+
+Nous commençâmes à comprendre qu'un major, qui est votre officier,
+est un personnage fort différent d'un major qui se trouve être
+votre voisin de campagne.
+
+Soit, mais à quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses?
+
+J'userais une quantité de bonnes plumes d'oie rien qu'à vous
+raconter ce que nous fîmes, Jim et moi, au dépôt de Glasgow,
+comment nous arrivâmes à connaître nos officiers et nos camarades,
+et comment ils firent notre connaissance.
+
+Bientôt arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupés
+jusqu'alors à découper l’Europe en tranches comme s'il s'agissait
+d'un gigot de mouton, étaient rentrés à tire d'aile dans leurs
+pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux,
+était en marche vers la France.
+
+Nous entendîmes parler aussi de grands rassemblements, de grandes
+revues de troupes, qui avaient lieu à Paris.
+
+Puis on nous dit que Wellington était dans les Pays-Bas, et que ce
+serait à nous et aux Prussiens à subir le premier choc.
+
+Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite
+qu'il pouvait.
+
+Tous les ports de la côte Est étaient bondés de canons, de
+chevaux, de munitions.
+
+Le trois juin, nous reçûmes à notre tour notre ordre de mise en
+marche.
+
+Le soir même, nous nous embarquâmes à Leith, et nous arrivâmes à
+Ostende le lendemain au soir.
+
+C'était le premier pays étranger que je voyais.
+
+Il en était d'ailleurs de même pour la plupart de mes camarades,
+car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs.
+
+Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des
+vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins
+qui pivotent en battant des ailes, chose qu’on chercherait
+vainement d'un bout à l’autre de l’Écosse.
+
+C'était une ville propre, bien tenue, mais la taille y était au-
+dessous de la moyenne, et on n'y trouvait à acheter ni ale ni
+galettes de farine d'avoine.
+
+De là nous nous rendîmes dans un endroit nommé Bruges, puis de là
+à Gand où nous fûmes réunis avec le 52ème et le 95ème, deux
+régiments qui, avec le nôtre, formaient une brigade.
+
+C'est une ville étonnante, Gand, pour les clochers et les
+constructions en pierre.
+
+D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversâmes, il n'en
+était guère qui n’eût une église plus belle qu'aucune de celles de
+Glasgow.
+
+De là nous marchâmes sur Ath, petit village situé sur une rivière
+ou plutôt sur un filet d'eau qui se nomme le Dender.
+
+Nous y fûmes logés surtout dans des tentes, car il faisait un beau
+temps ensoleillé, et toute la brigade fut occupée du matin au soir
+à faire l'exercice.
+
+Nous étions commandés par la général Adams, nous avions pour
+colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage,
+c'était de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc,
+dont le nom était comme une sonnerie de clairon.
+
+Il était à Bruxelles avec le gros de l'armée, mais nous savions
+que nous le verrions bientôt s'il en était besoin.
+
+Je n'avais jamais vu autant d'Anglais réunis, et je dois dire que
+j'éprouvais quelque dédain à leur égard, comme cela se voit
+toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontière.
+Mais les deux régiments qui étaient avec nous étaient dans d'aussi
+bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter.
+
+Le 52ème avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait
+beaucoup de vieux soldats de la Péninsule.
+
+Le 95ème régiment se composait de carabiniers, et ils avaient un
+habit vert au lieu du rouge.
+
+C'était chose étrange que de les voir charger, car ils entouraient
+la balle d'un chiffon graissé, et la faisaient entrer avec un
+maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous.
+
+Toute cette partie de la Belgique était alors couverte de troupes
+anglaises, car la Garde y était aussi, aux environs d’Enghien, et
+il y avait des régiments de cavalerie, de notre côté, à quelque
+distance.
+
+Comme vous le voyez, Wellington était obligé de déployer toutes
+ses forces, car Boney était derrière son rideau de forteresses, et
+naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel côté il
+déboucherait.
+
+Toutefois on pouvait être certain qu'il arriverait par où on
+l'attendrait le moins.
+
+D'un côté, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous
+couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre côté, il était libre de
+se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc était aussi
+malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et
+ses troupes légères déployées comme une vaste toile d'araignée, de
+telle sorte que dès qu'un Français aurait mis le pied par-dessus
+la frontière, le Duc était en mesure de concentrer toutes ses
+troupes à l'endroit convenable.
+
+Pour moi, j'étais fort heureux à Ath, où les gens étaient pleins
+de bonté et de simplicité.
+
+Un fermier nommé Bois, dans les champs duquel nous étions campés,
+fut un excellent ami pour la plupart de nous.
+
+À nos moments perdus, nous lui bâtîmes une grange de bois, et plus
+d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son
+linge à sécher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge
+humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter
+tout droit à la pensée du foyer domestique.
+
+Je me suis souvent demandé si ce brave homme et sa femme vivent
+encore. Ce n'est guère probable, car bien que vigoureux, ils
+avaient dépassé le milieu de la vie à cette époque-là.
+
+Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait à fumer dans
+la vaste cuisine flamande, mais c'était maintenant un Jim tout
+différent de celui d'autrefois.
+
+Il avait toujours eu un fond de dureté, mais on eût dit que son
+malheur l'avait entièrement pétrifié. Jamais je ne vis de sourire
+sur ses lèvres.
+
+Il était bien rare qu'il parlât. Tout son esprit se concentrait
+sur l'idée de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie.
+
+Il passait des heures assis, le menton appuyé sur ses deux mains,
+le regard fixe, le sourcil froncé, tout absorbé par une seule
+pensée.
+
+Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'à un certain point, la cible
+des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux,
+ils s'aperçurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le
+laissèrent tranquille.
+
+À cette époque, nous nous levions de fort bonne heure, et
+généralement la brigade entière était sous les armes dès la
+première lueur du jour.
+
+Un matin, c'était le seize juin, nous venions de nous former, le
+général Adams était allé à cheval donner un ordre au colonel
+Reynell, à environ une portée de fusil de l'endroit où je me
+trouvais, quand tout à coup tous deux fixèrent avec persistance
+leur regard sur la route de Bruxelles.
+
+Aucun de nous n'osa remuer la tête, mais tous les hommes du
+régiment tournèrent les yeux de ce côté, et là nous vîmes un
+officier, portant la cocarde d'aide de camp du général, arriver
+sur la route à grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait
+donner à son grand cheval gris pommelé.
+
+Il penchait la tête sur la crinière, et lui cinglait le cou avec
+le reste des rênes. On eût dit que sa vie dépendait de sa
+rapidité.
+
+-- Holà, Reynell, dit le général, voilà qui commence à avoir l'air
+sérieux. Qu'est-ce que vous dites de cela?
+
+Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams
+ouvrit vivement la dépêche que lui tendit le messager.
+
+L'enveloppe n'était pas encore à terre qu'il fit demi-tour, et
+agita la lettre au-dessus. De sa tête, comme il l'eût fait de son
+sabre.
+
+-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue générale et mise en marche
+dans une demi-heure.
+
+Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation,
+et les nouvelles volèrent de bouche en bouche.
+
+Napoléon avait franchi la frontière la veille, poussé les
+Prussiens devant lui, et s'était déjà fort avancé dans l’intérieur
+du pays, à l'est par rapport à nous, avec cent cinquante mille
+hommes.
+
+Nous courûmes de tous côtés rassembler nos effets, et déjeuner.
+
+Moins d'une heure après, nous étions en marche, laissant derrière
+nous pour toujours Ath et le Dender.
+
+Il n'y avait pas un moment à perdre, car les Prussiens n'avaient
+donné à Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien
+qu'il se fût élancé de Bruxelles aux premières rumeurs de
+l'événement, comme un bon chien de garde sort de son chenil,
+c'était difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez à temps
+pour porter secours aux Prussiens.
+
+C'était une belle et chaude matinée, et pendant que la brigade
+marchait sur la large chaussée belge, la poussière s'en élevait
+comme eut fait la fumée d'une batterie.
+
+Je puis vous dire que nous bénîmes celui qui avait planté les
+peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que
+de la boisson.
+
+À travers champs, à gauche comme droite, il y avait d'autres
+routes, l'une tout près de la nôtre, l'autre à un mille ou plus.
+
+Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochée.
+
+C'était une belle rivalité qui nous animait, car des deux côtés on
+mettait toute son énergie à jouer des jambes.
+
+Il flottait autour d’eux une si large guirlande de poussière, que
+nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de
+peau d'ours pointant çà et là, ou la tête et les épaules d'un
+officier monté, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au
+vent.
+
+C’était une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas
+laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec
+nous.
+
+Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un épais nuage de
+poussière, mais qui s'entrouvrant de temps à autre, laissait
+apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un éclat
+d'argent.
+
+La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore,
+éclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil.
+
+Si j'avais été laissé à moi-même, j'aurais été longtemps à savoir
+ce que c'était, mais nos caporaux et nos sergents étaient tous
+d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait à côté de moi,
+hallebarde en main, et qui était intarissable en conseils et
+renseignements.
+
+-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet.
+Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce
+sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous
+pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse
+cavalerie française est trop forte pour nous. Ils sont dans la
+proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut
+viser à leur figure ou à leur cheval. Rappelez-vous cela, quand
+ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de
+lame à travers le foie pour vous apprendre à vivre. Écoutez,
+écoutez, écoutez! Voici la vieille musique qui reprend!
+
+Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une
+canonnade quelque part au loin, à l'est de nous.
+
+C'était grave et rauque.
+
+On eût dit un rugissement de quelque bête féroce, toute
+barbouillée de sang, qui ne prospère qu'aux dépens des existences
+humaines.
+
+Au même instant on cria derrière nous « Eh! Eh! Eh! » et quelqu'un
+commanda d'une voix forte: « Laissez passer les canons! »
+
+Je tournai la tête et je vis les compagnies d'arrière-garde ouvrir
+soudain les rangs et se jeter de chaque côté de la route, pendant
+que six chevaux couleur crème, attelés par paires, galopant ventre
+à terre, arrivaient à grand fracas dans l'espace libre, traînant
+un beau canon de douze qui tournait et craquait derrière eux.
+
+Puis, il en vint un second, un troisième, vingt quatre en tout,
+ils passèrent près de nous avec grand bruit, grand vacarme, les
+hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnés aux canons et
+aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs
+fouets, les crinières flottant au vent, les écouvillons et les
+seaux s'agitant avec un bruit de ferraille.
+
+L'air était tout remué de cette agitation fébrile, du tintement
+sonore des chaînes.
+
+Un grandement sourd monta des fosses.
+
+Les artilleurs y répondirent par des cris, et nous vîmes rouler
+devant nous un nuage gris, et quantité de bonnets à poils firent
+par moments tache dans l'obscurité.
+
+Puis les compagnies se refermèrent, pendant que le grondement qui
+s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que
+jamais.
+
+-- Il y a là trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_
+et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a
+davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissée par
+un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez
+à être atteint, donnez la préférence à un canon de douze, car un
+de neuf vous écrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en
+deux comme une carotte.
+
+Et il continua, en me donnant des détails sur les horribles
+blessures qu'il avait vues, ce qui glaçait mon sang dans mes
+veines.
+
+Vous auriez frotté toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que
+vous ne les auriez pas rendues plus blanches.
+
+-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez
+un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il.
+
+À ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commençai à
+comprendre que cet homme essayait de nous faire peur.
+
+Je me mis aussi à rire, et les autres en firent autant, mais on ne
+riait pas de très bon coeur.
+
+Le soleil était presque au-dessus de nos têtes quand on fit halte,
+dans une petite localité nommée Hal.
+
+Il y a là une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon
+shako. Jamais une cruche d'ale d'Écosse ne me parut aussi bonne
+que cette eau-là.
+
+Des canons passèrent encore devant nous, puis les Hussards de
+Vivian: il y en avait trois régiments, fort coquets sur leurs
+beaux chevaux bai-brun.
+
+C'était un régal pour l'oeil.
+
+Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait
+vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie à côté de moi,
+quelques années auparavant, j'avais assisté à la lutte du navire
+de commerce contre les corsaires.
+
+Ce bruit était maintenant si fort qu'il me semblait que l'on
+devait se battre de l'autre côté du bois le plus proche, mais mon
+ami le sergent en savait plus long.
+
+-- C’est à douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en
+être certain, le général sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans
+quoi nous ne serions pas à nous reposer à Hal.
+
+Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute après, le
+colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et
+de bivouaquer sur place.
+
+Nous y passâmes toute la journée, pendant laquelle nous vîmes
+défiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie,
+Anglais, Hollandais, Hanovriens.
+
+La musique endiablée dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un
+rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct.
+
+Vers huit heures du soir, elle cessa complètement.
+
+Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien,
+d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait
+le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de
+patience.
+
+Le lendemain, la brigade resta à Hal, tout le matin, mais vers
+midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avançâmes
+jusqu'à un petit village appelé Braine le... je ne sais plus quoi.
+
+Il n'était que temps, car un orage terrible fondit tout à coup sur
+nous, déversant des torrents d'eau qui changèrent tous les champs
+et tous les chemins en marais et bourbiers.
+
+Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y
+trouvâmes deux traînards, l'un faisait partie d'un régiment à
+jupon, l'autre était un homme de la légion allemande, et ils
+avaient à nous apprendre des nouvelles qui étaient aussi sombres
+que le temps.
+
+Boney avait rossé les Prussiens la veille, et nos hommes avaient
+eu bien de la peine à tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant
+fini par le battre.
+
+Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute
+défraîchie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre
+empressement à nous entasser autour des deux hommes dans la
+grange.
+
+On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de
+ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu étaient à leur
+tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien.
+
+On rit, on applaudit, on gémit tour à tour, en entendant raconter
+que la 44ème avait reçu la cavalerie en ligne, que les Hollando-
+Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse
+pénétrer les Lanciers dans son carré, et les y avait tués à
+loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur côté en
+réduisant le 69ème à sa plus simple expression et emportant un des
+drapeaux.
+
+Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le
+contact avec les Prussiens.
+
+Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une
+grande bataille à l'endroit même où nous avions fait halte.
+
+Et nous vîmes bientôt que ce bruit était fondé, car le temps
+s'éclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crête pour
+voir ce qui pouvait se voir.
+
+C'était une belle campagne de terres à blé et de prairies.
+
+Les récoltes commençaient à jaunir, et les seigles, qui étaient
+superbes, atteignaient l'épaule d'un homme.
+
+Il était impossible de concevoir un tableau plus paisible.
+
+De quelque côté qu'on portât les yeux, on ne voyait que collines
+aux courbes onduleuses toutes couvertes de blé, et par-dessus
+elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi
+les peupliers. Mais à travers tout ce joli tableau, apparaissait
+comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en
+marche, habillés les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de
+bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant
+les routes; l’une des extrémités si rapprochée, qu'elle pouvait
+entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en
+faisceaux, sur la crête à notre gauche, tandis que l'autre
+extrémité se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions
+voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de
+chevaux tirant à grand-peine, l'éclat sombre des canons, les
+hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues
+et les dégager de la vase épaisse, profonde.
+
+Pendant que nous étions là, régiment par régiment, brigade par
+brigade, vinrent prendre position sur la crête, et avant le
+coucher du soleil, nous étions formée en une ligne de plus de
+soixante mille hommes, fermant à Napoléon la routa de Bruxelles.
+
+Mais la pluie avait recommencé avec force. Nous autres, du 77ème,
+nous nous précipitâmes de nouveau dans notre grange. Nous étions
+bien mieux abrités que le plus grand nombre de nos camarades, qui
+durent rester étendus dans la boue, sous les rafales de l'orage,
+et attendre ainsi jusqu'à la première lueur du jour.
+
+
+XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE
+
+Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se
+mouvaient sous un vent humide et glacial.
+
+J'éprouvai une impression étrange en ouvrant les yeux, quand je
+songeai que je prendrais part, ce jour-là, à une bataille, bien
+qu'aucun de nous ne s'attendit à une bataille telle que celle qui
+se livra.
+
+Toutefois, nous étions debout, et tout prêts dès la première
+clarté, et quand nous ouvrîmes les portes de notre grange, nous
+entendîmes la plus divine musique que j'aie jamais écoutée, et qui
+jouait quelque part, dans le lointain.
+
+Nous nous étions formés en petits groupes pour y prêter l'oreille.
+Comme, c'était doux, innocent, mélancolique. Mais notre sergent
+éclata de rire en voyant combien nous étions charmés.
+
+-- Ce sont les musiques françaises, dit-il, et si vous montez
+jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous
+pourront bien ne plus revoir.
+
+Nous montâmes.
+
+La belle musique arrivait encore à nos oreilles. Nous nous
+arrêtâmes sur une hauteur qui se trouvait à quelques pas de la
+grange.
+
+Là-bas, au pied de la pente, à une demi-portée de fusil de nous,
+s'élevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles,
+entourée d'une haie avec un bout de verger.
+
+Tout autour étaient rangés en ligne des hommes en habits rouges et
+hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activité
+d’abeilles, à percer des trous dans les murailles et à barrer les
+portes.
+
+-- Ceux-là, ce sont les compagnies légères de la Garde, dit le
+sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera
+capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez
+les feux de bivouac des Français.
+
+Nous regardâmes de l'autre côté de la vallée, vers la crête basse,
+et nous vîmes un millier de petites pointes jaunes de flamme,
+surmontées d'un panache de fumée noire qui montait lentement dans
+l'air alourdi.
+
+Il y avait une autre ferme sur la pente opposée de la vallée, et
+pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin,
+un petit groupe de cavaliers qui nous examinèrent attentivement.
+
+Il y avait, en arrière, une douzaine de hussards, et en avant,
+cinq hommes, dont trois coiffés de casques, un autre avec un long
+plumet rouge et droit à son chapeau. Le dernier avait une coiffure
+basse.
+
+-- Par Dieu! s'écria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui
+monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde.
+
+J'écarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait étendu
+au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plongé
+les Nations dans les ténèbres pendant vingt-cinq ans, cette ombre
+qui était même allée s'étendre jusqu'au-dessus de notre ferme
+lointaine, et nous avait violemment arrachés, moi, Edie et Jim, à
+l'existence que nos familles avaient menées avant nous.
+
+Autant que je pus en juger à cette distante, c'était un homme
+trapu, aux épaules carrées.
+
+Il tenait appliquée à ses yeux sa lorgnette, en écartant fortement
+les coudes de chaque côté.
+
+J'étais encore occupé à le regarder, quand j'entendis à côté de
+moi un fort souffle de respiration.
+
+C'était Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents.
+
+Il avançait la figure jusque sur mon épaule.
+
+-- C'est lui, Jock, dit-il à voix basse.
+
+-- Oui, c'est Boney, répondis-je.
+
+-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, à moins que
+ce démon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui.
+
+Alors je le reconnus immédiatement.
+
+C'était le cavalier dont le chapeau était orné d'un grand plumet
+rouge.
+
+Même à cette distance, j’aurais juré que c'était lui, en voyant
+ses épaules tombantes, et sa façon de porter la tête.
+
+Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il
+avait le sang en ébullition à la vue de cet homme, et qu'il était
+capable de n'importe quelle folie.
+
+Mais à ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait à
+de Lissac quelques mots.
+
+Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que résonnait un coup
+de canon, et que d'une batterie placée sur la crête partait un
+nuage de fumée blanche.
+
+Au même instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement.
+
+Nous courûmes à nos armes et on se forma.
+
+Il y eut une série de coups de feu tirés tout le long de la ligne,
+et nous crûmes que la bataille avait commencé, mais en réalité
+cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pièces.
+
+Il était en effet à craindre que les amorces n'aient été mouillées
+par l'humidité de la nuit.
+
+De l'endroit où nous étions, nous avions sous les yeux un
+spectacle qui méritait qu'on passât la mer pour le voir.
+
+Sur notre crête s'étendaient les carrés, alternativement rouges et
+bleus, qui allaient jusqu'à un village, situé à plus de deux miles
+de nous.
+
+On se disait néanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait
+trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montré
+la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la
+besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-là comme
+camarades.
+
+En outre, nos troupes anglaises elles mêmes étaient composées de
+miliciens et de recrues, car l'élite de nos vieux régiments de la
+Péninsule étaient encore sur des transports, en train de passer
+l'Océan, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents
+d'Amérique.
+
+Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde,
+formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les
+bleus de la Légion allemande, les lignes rouges de la brigade
+Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillé vert des
+carabiniers, disposés à l'avant.
+
+Nous savions que, quoiqu'il arrivât, c'étaient des gens à tenir
+bon partout où on les placerait, et qu'ils avaient à leur tête un
+homme capable de les placer dans les postes où ils pourraient
+tenir bon.
+
+Du côté des Français, nous n'apercevions guère que le clignotement
+de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispersés sur les
+courbes de la crête. Mais comme nous étions là à attendre, tout à
+coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques.
+
+Leur armée entière monta et déborda, par-dessus la faible hauteur
+qui les avait cachés; les brigades succédant aux brigades, les
+divisions aux divisions, jusqu'à ce qu'enfin toute la pente,
+jusqu'en bas, eût pris la couleur bleue de leurs uniformes, et
+scintilla de l'éclat de leurs armes.
+
+On eût dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en
+venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyés sur
+leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là-bas ce vaste
+rassemblement, et écoutaient ce que savaient les vieux soldats qui
+avaient déjà combattu contre les Français.
+
+Puis, lorsque l'infanterie se fut formée en masses longues et
+profondes, leurs canons arrivèrent en bondissant et tournant le
+long de la pente.
+
+Rien de plus joli à voir que la prestesse avec laquelle ils les
+mirent en batterie, tout prêts à entrer en action.
+
+Ensuite, à un trot imposant, se présenta la cavalerie, trente
+régiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armés
+du sabre étincelant ou de la lance à pennon.
+
+Ils se formèrent sur les flancs et en arrière en longues lignes
+mobiles et brillantes.
+
+-- Voilà nos gaillards, s'écria notre vieux sergent. Ce sont des
+goinfres à la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces
+régiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en
+arrière de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes
+enfants, tous des hommes d'élite, des diables à tête grise, qui
+n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps où ils
+n'étaient pas plus haut que mes guêtres. Ils sont trois contre
+deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres
+recrues, ils vous feront désirer d'être revenus à Argyle street,
+avant d'en avoir fini avec vous.
+
+Il n'était guère encourageant, notre sergent, mais il faut dire
+qu'il avait été à toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il
+avait sur la poitrine une médaille avec sept barrettes, de sorte
+qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait.
+
+Quand les français se furent rangés entièrement, un peu hors de la
+portée des canons, nous vîmes un petit groupe de cavaliers tout
+chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circuler rapidement entre
+les divisions, et sur leur passage éclatèrent, des deux côtés, des
+cris d'enthousiasme, et nous pûmes voir des bras s'allonger, des
+mains s'agiter vers eux.
+
+Un instant après, le bruit cassa.
+
+Les deux armées restèrent face à face dans un silence absolu,
+terrible.
+
+C'est un spectacle qui revient souvent dans mes rêves.
+
+Puis, tout à coup, il se produisit un mouvement désordonné parmi
+les hommes qui se trouvaient juste devant nous.
+
+Une mince colonne se détacha de la grosse masse bleue, et s'avança
+d'un pas vif vers la ferme située en bas de notre position.
+
+Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit
+d'une batterie anglaise à notre gauche.
+
+La batailla de Waterloo venait de commencer.
+
+Il ne m'appartient pas de chercher à vous raconter l'histoire de
+cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demandé mieux que de
+me tenir en dehors d'un pareil événement, s'il n'était pas arrivé
+que notre destin, celui de trois modestes êtres qui étaient venus
+là de la frontière, avait été de nous y mêler au même point que
+s'il s'était agi de n'importe lequel de tous les rois ou
+empereurs.
+
+À dire honnêtement la vérité, j'en ai appris sur cette bataille,
+plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu.
+
+En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de
+chaque côté, et une grosse masse de fumée blanche au bout de mon
+fusil.
+
+Ce fut par les lèvres et par les conversations d'autres personnes
+que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges,
+comment elle avait enfoncé les fameux cuirassiers, comment elle
+fut hachée en morceaux avant d'avoir pu revenir.
+
+C'est aussi par là que j'appris tout ce qui concerne les attaques
+successives, la fuite des Belges, la fermeté qu'avaient montrée
+Pack et Kempt.
+
+Mais je puis, d'après ce que je sais par moi même, parler de ce
+que nous vîmes nous mêmes par les intervalles de la fumée et les
+moment d'accalmie de la fusillade, et c’est précisément cela que
+je vous raconterai.
+
+Nous étions à la gauche de la ligne, et en réserve, car le duc
+craignait que Boney ne cherchât à nous tourner de ce côté, pour
+nous prendre par derrière, de sorte que nos trois régiments, ainsi
+qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient été
+postés là pour être prêts à tout hasard.
+
+Il y avait aussi deux brigades de cavalerie légère, mais l'attaque
+des Français se faisait entièrement de front, si bien que la
+journée était déjà assez avancée avant qu'on eût réellement besoin
+de nous.
+
+La batterie anglaise, qui avait tiré le premier coup de canon,
+continuait à faire feu bien loin vers notre gauche.
+
+Une batterie allemande travaillait ferme à notre droite.
+
+Aussi étions-nous complètement enveloppés de fumée, mais nous
+n'étions pas cachés au point de rester invisibles pour une ligne
+d'artillerie française, postée en face de nous, car une vingtaine
+de boulets traversèrent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent
+s'abattre juste au milieu de nous.
+
+Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa près de mon
+oreille, je baissai la tête comme un homme qui va plonger, mais
+notre sergent me donna une bourrade dans les côtes avec le bout de
+sa hallebarde.
+
+-- Ne vous montrez pas si poli que ça, dit-il. Ce sera assez tôt
+pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touché.
+
+Il y eut un de ces boulets qui réduisit en une bouillie sanglante
+cinq hommes à la fois, et je vis ce boulet immobile par terre.
+
+On eût dit un ballon rouge de football.
+
+Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd
+comme celui d'une pierre lancée dans de la boue. Il lui brisa les
+reins et le laissa là gisant, comme une groseille éclatée.
+
+Trois autres boulets tombèrent plus loin vers la droite. Les
+mouvements désordonnés et les cris nous apprirent qu'ils avaient
+porté.
+
+-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major
+Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant
+dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang.
+
+-- Je l'avais payé cinquante belles livres à Glasgow, dit l'autre.
+N'êtes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se
+tenir couchés, maintenant que les canons ont précisé leur tir sur
+nous?
+
+-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du
+bien.
+
+-- Ils en apprendront assez, avant que la journée soit finie,
+répondit l'adjudant.
+
+Mais à ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le
+52ème étaient couchés à droite et à gauche de nous, de sorte qu'il
+nous commanda de nous étendre aussi à terre. Nous fûmes rudement
+contents, lorsque nous pûmes entendre les projectiles passer, en
+hurlant comme des chiens affamés, par-dessus notre dos à quelques
+pieds de hauteur.
+
+Même alors un bruit sourd, un éclaboussement presque à chaque
+minute, puis un cri de douleur, un trépignement de bottes sur le
+sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes.
+
+Il tombait une pluie fine.
+
+L'air humide maintenait la fumée près de terre: aussi nous ne
+pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant
+nous, bien que le grondement des canons nous montra que la
+bataille était engagée sur toute la ligne.
+
+Quatre cents pièces tournaient alors ensemble, et faisaient assez
+de bruit pour nous briser le tympan.
+
+En effet, il n'y eut pas un de nous à qui il ne resta un
+sifflement dans la tête pendant bien des jours qui suivirent.
+
+Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un
+canon français et nous distinguions parfaitement les servants de
+cette pièce.
+
+C'était de petits hommes agiles, avec des culottes très collantes,
+de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais
+ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que
+bourrer, passer l'écouvillon, et tirer.
+
+Ils étaient quatorze quand je les vis pour la première fois.
+
+La dernière, ils n'étaient plus que quatre, mais ils travaillaient
+plus activement que jamais.
+
+La ferme qu'on appelle Hougoumont était en bas, en face de nous.
+
+Pendant toute la matinée, nous pûmes voir qu'il s'y livrait une
+lutte terrible, car les murs, les fenêtres, les haies du verger
+n'étaient que flammes et fumée et il en sortait des cris et des
+hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil
+jusqu'alors.
+
+Elle était à moitié brûlée, tout éventrée par les boulets.
+
+Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats
+de la garde s'y maintinrent pendant la matinée, deux cents pendant
+la soirée, et pas un Français n'en dépassa le seuil.
+
+Mais comme ils se battaient, ces Français!
+
+Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans
+laquelle ils marchaient.
+
+Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hâlé,
+assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avança en boitant,
+tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte
+latérale de Hougoumont, où il se mit à frapper, en criant à ses
+hommes de les suivre.
+
+Il resta là cinq minutes, allant et venant devant les canons de
+fusil qui l'épargnaient, jusqu'à ce qu'enfin un tirailleur de
+Brunswick, posté dans le verger, lui cassa la tête d'un coup de
+feu.
+
+Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la
+journée, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par
+deux, par trois, l'air aussi résolu que s'ils avaient toute
+l'armée sur leurs talons.
+
+Nous restâmes ainsi tout le matin, à contempler la bataille qui se
+livrait là-bas à Hougoumont; mais bientôt le Duc reconnut qu'il
+n'avait rien à craindre sur sa droite, et il se mit à nous
+employer d'une autre manière.
+
+Les français avaient poussé leurs tirailleurs jusqu'au delà de la
+ferme.
+
+Ils étaient couchés dans le blé encore vert en face de nous.
+
+De là, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche
+trois pièces sur six étaient muettes, avec leurs servants épars
+sur le sol autour d'elles.
+
+Mais le Duc avait l'oeil à tout.
+
+À ce moment, il arriva au galop.
+
+C'était un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard très
+vif, un nez crochu, et une grande cocarde à son chapeau.
+
+Il avait derrière lui une douzaine d'officiers, aussi fringants
+que s'ils participaient à une chasse au renard, mais de cette
+douzaine il n'en restait pas un seul le soir.
+
+-- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant.
+
+-- Très chaude, votre Grâce, dit notre général.
+
+-- Mais nous pouvons les arrêter, je crois. Tut! Tut! nous ne
+saurions permettre à des tirailleurs de réduire une batterie au
+silence. Allez me débusquer ces gens-là, Adams.
+
+Alors j'éprouvai pour la première fois ce frisson diabolique qui
+vous court dans le corps, quand on vous donne votre rôle à remplir
+dans le combat.
+
+Jusqu'à présent, nous n'avions pas fait autre chose que de rester
+couchés et d'être tués, ce qui est la chose la plus maussade du
+monde.
+
+À présent notre tour était venu, et sur ma parole, nous étions
+prêts.
+
+Nous nous levâmes, toute la brigade, en formant une ligne de
+quatre hommes d'épaisseur.
+
+Alors _ils_ se sauvèrent comme des vanneaux, en baissant la tête,
+arrondissant le dos, et traînant leurs fusils par terre.
+
+La moitié d'entre eux échappèrent, mais nous nous emparâmes des
+autres, et tout d'abord de leur officier, car c'était un très gros
+homme, qui ne pouvait courir bien vite.
+
+Je reçus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui était à ma
+droite, planter sa baïonnette en plein dans le large dos de cet
+homme, que j'entendis jeter un hurlement de damné.
+
+On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de
+la pointe ou de la crosse.
+
+Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien
+d'étonnant, car pendant toute la matinée, ces guêpes n'avaient
+cessé de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour
+nous.
+
+Et alors, après avoir franchi l'autre bord du champ de blé, comme
+nous étions sortis de la zone de fumée, nous vîmes devant nous
+l'armée française tout entière, dont nous n'étions séparés que par
+deux prés et un petit sentier.
+
+Nous jetâmes un grand cri en les voyant, et nous nous serions
+lancés à l'attaque, si l'on nous avait laissés faire, car les
+jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux
+eux jusqu'au moment où ils sont complètement engagés.
+
+Mais le Duc était venu au trot tout près de nous pendant que nous
+avancions.
+
+Les officiers passaient à cheval devant nous en agitant leurs
+épées pour nous arrêter.
+
+Des sonneries de clairons se firent entendre.
+
+Il y eut des poussées, des manoeuvres, les sergents jurant et nous
+bourrant de coups de hallebarde.
+
+En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'écrire, la brigade
+était disposée en trois petits carrés bien dessinés, tout hérissés
+de baïonnettes, et disposés en échelon, comme on dit, ce qui
+permettait à chacun d’eux de tirer en travers de l'une des faces
+de l'autre.
+
+Ce fut là notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que
+j'étais, et il n'était même que temps.
+
+Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse.
+
+De derrière cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne
+ressemble autant que celui des vagues sur la côte de Berwick quand
+le vent vient de l'est.
+
+La terre était tout ébranlée de ce grondement sourd: l'air en
+était plein.
+
+-- Ferme, soixante-onzième, au nom de Dieu, tenez ferme! cria
+derrière nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant
+nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetée de
+marguerites et de pissenlits.
+
+Puis tout à coup par-dessus la cime nous vîmes surgir huit cents
+casques de cuivre, cela subitement.
+
+Chacun de ces casques faisait flotter une longue crinière, et sous
+ses casques apparurent huit cents figures farouches, hâlées, qui
+s'avançaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un même
+nombre de chevaux.
+
+Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des
+sabres, des crinières s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se
+fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous.
+
+Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurtèrent
+contre leurs cuirasses avec le crépitement de la grêle contre une
+fenêtre.
+
+Je fis feu comme les autres et me hâtai de recharger, en regardant
+devant moi, à travers la fumée, où je vis un objet long et mince
+qui allait flottant lentement en avant et en arrière.
+
+Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu.
+
+Une bouffée de vent emporta le voile qui s'étendait devant nous et
+alors nous pûmes voir ce qui s'était passé.
+
+Je m'étais attendu à voir la moitié de ce régiment de cavalerie
+couché à terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent
+protégés, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation
+que nous avait causée leur approche, nous eussions tiré haut,
+notre feu ne leur avait pas causé grand dommage.
+
+Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble à moins
+de dix yards de moi, celui du milieu était complètement sur le
+dos, les quatre pattes en l'air, et c'était l'une de ces pattes
+que j'avais vue s'agiter à travers la fumée.
+
+Il y avait huit ou dix morts et autant de blessés, qui restaient
+assis sur l'herbe, la plupart tout étourdis, mais l'un d'eux
+criant à tue-tête:
+
+-- Vive l'Empereur!
+
+Un autre, qui avait reçu une balle dans la cuisse, un grand diable
+à moustache noire, était assis le dos contre le cadavre de son
+cheval.
+
+Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que
+s'il avait concouru pour le tir à la cible, et il atteignit en
+plein front Angus Myres qui n'était séparé de moi que par deux
+hommes.
+
+Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se
+trouvait tout près, mais avant qu'il eût le temps de la saisir, le
+gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers,
+accourut et lui planta sa baïonnette dans la gorge. Grand dommage,
+car c’était un fort bel homme!
+
+Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'étaient enfuis à
+la faveur de la fumée, mais ils n’étaient pas gens à le faire
+aussi facilement.
+
+Leurs chevaux avaient dévié sous notre feu.
+
+Ils avaient continué leur course au delà de notre carré et reçu le
+feu des deux carrés placés plus loin.
+
+Alors ils franchirent une haie, rencontrèrent un régiment de
+Hanovriens formé en ligne et les traitèrent comme ils nous
+auraient traités si nous n'avions pas été aussi prompts.
+
+Ils le taillèrent en pièces en un instant.
+
+C'était terrible de voir les gros Allemands courir en criant
+pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs éperons pour
+donner plus d'élan à leurs sabres longs et lourds, les abattaient
+d'estoc et de taille sans merci.
+
+Je ne crois pas qu'il soit resté cent hommes en vie de ce
+régiment.
+
+Les Français revinrent, passant devant nous, criant et brandissant
+leurs armes qui étaient rouges jusqu'à la garde.
+
+Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel
+était un vieux soldat.
+
+À cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et
+ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions rechargé.
+
+Trois cavaliers passèrent encore un peu derrière la crête à notre
+droite.
+
+Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carré, ils
+seraient sur nous en un clin d'oeil.
+
+D’autre part, il était bien dur d'attendre là ou nous étions, car
+ils avaient donné le mot à une batterie de douze canons, qui se
+forma à mi-côte, à quelque centaines de yards mais nous ne
+pouvions l'apercevoir.
+
+Elle nous envoyait par-dessus la crête des boulets qui arrivaient
+juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant,
+et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter,
+dans la terre humide, un épieu qui devait leur servir de guide. Il
+le fit sous les fusils mêmes de toute la brigade.
+
+Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur
+son voisin.
+
+L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du régiment
+sortit du carré en courant, et alla arracher l'épieu, mais aussi
+prompt qu'un brochet à la poursuite d'uns truite, un lancier
+apparut sur la crête, et lui porta un coup si violent par
+derrière, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa
+lance sortirent par devant, entre le second et le troisième bouton
+de la tunique du petit.
+
+-- Hélène! Hélène! cria-t-il avant de tomber mort la face en
+avant, pendant que le lancier, criblé de balles, s'abattait près
+de lui, sans lâcher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble,
+joints par ce terrible trait d'union.
+
+Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eûmes guère le
+temps de songer à autre chose.
+
+Un carré est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il
+n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets
+comme nous nous en aperçûmes, quand ils commencèrent à tailler des
+coupures rouges à travers nos rangs, au point que nos oreilles
+étaient lasses d'entendre le bruit sourd d'éclaboussement, que
+faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang.
+
+Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carré se déplaça
+d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derrière
+nous un autre carré, car cent vingt hommes et sept officiers
+marquaient la place que nous avions occupée.
+
+Mais les canons nous retrouvèrent.
+
+On essaya de la formation en ligne, mais aussitôt la cavalerie --
+c'étaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la
+hauteur.
+
+Je dois vous dire que nous fûmes contents d'entendre le bruit des
+sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait
+son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup
+pour coup.
+
+Et c'est ce que nous fîmes fort bien, car avec notre sang-froid,
+nous avions pris de la malice et de la cruauté.
+
+Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des
+cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir.
+
+Il arrive un moment où l'on cesse de songer à sa peau, et il vous
+semble que vous cherchez seulement quelqu'un à qui faire payer
+tout ce que vous avez souffert.
+
+Cette fois nous prîmes notre revanche sur les lanciers, car ils
+n'avaient pas de cuirasses pour les protéger, et d'une seule
+salve, nous en jetâmes à bas soixante-dix.
+
+Peut-être que si nous avions vu soixante dix mères pleurant sur
+les corps de leurs garçons, nous n'aurions pas été aussi contents,
+mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des
+bêtes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand
+ils ont réussi à se prendre par la gorge.
+
+À ce moment, le colonel eut une idée excellente.
+
+Après avoir calculé qu'après cette charge, la cavalerie serait
+éloignée pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous
+fit reculer jusqu'à un creux plus profond, où nous devions être à
+l'abri de l'artillerie, avant qu'elle pût recommencer son tir.
+
+Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand
+besoin, car le régiment fondait comme un glaçon au soleil. Mais si
+mauvais que cela fût pour nous, ce fut bien pire pour d'autres.
+
+Tous les Hollando-Belges s'étaient sauvés à toutes jambes à ce
+moment-là, au nombre de quinze mille, et il en résultait de grands
+vides dans notre ligne, à travers lesquels la cavalerie française
+allait et venait comme elle voulait.
+
+Puis, les canons français avaient été bien supérieurs aux nôtres
+par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait été hachée
+même, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort
+gaie pour nous.
+
+D’autre part, Hougoumont, qui n'était plus qu'une ruine trempée de
+sang, était resté entre nos mains. Tous les régiments anglais
+tenaient bon.
+
+Pourtant, à dire la vérité vraie, comme on doit le faire quand on
+est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers
+l'arrière, une pincée d'habits rouges. Mais c'étaient de tous
+jeunes gens, ceux-là, des traînards, des coeurs lâches comme il
+s'en trouve partout.
+
+Je le répète, pas un régiment ne fléchit.
+
+Ce que nous pouvions distinguer de la bataille était fort peu de
+chose, mais il eût fallu être aveugle pour ne point voir que,
+derrière nous, la campagne était couverte de fuyards.
+
+Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en
+sussions rien, les Prussiens avaient commencé leur mouvement.
+
+Napoléon avait détaché vingt mille hommes pour les arrêter, et
+c'était une compensation pour ceux d'entre nous qui s'étaient
+sauvés.
+
+Les forces en présence étaient à peu près les mêmes qu'au début.
+
+Tout cela, pourtant, était fort obscur pour nous.
+
+À un certain moment, la cavalerie française avait débordé en tel
+nombre entre nous et le reste de l'armée, que nous crûmes quelque
+temps être la seule brigade restée debout.
+
+Alors, serrant les dents, nous prîmes la résolution de vendre
+notre vie le plus cher possible.
+
+Il était entre quatre et cinq heures de l'après-midi, et nous
+n'avions rien à manger, pour la plupart, depuis la veille au soir.
+
+Par-dessus le marché, nous étions trempés par la pluie. Elle nous
+avait arrosés pendant tout le jour, mais pendant les dernières
+heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou à
+notre faim.
+
+Alors nous nous mîmes à regarder autour de nous et à raccourcir
+nos ceinturons, à nous demander qui avait été atteint, qui avait
+été épargné.
+
+Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre,
+debout à ma droite et appuyé sur son fusil.
+
+Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'étais
+blessé.
+
+-- Tout va bien, Jim, répondis-je.
+
+-- Je crains bien d'être venu ici chasser un gibier imaginaire,
+dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu!
+j’aurai sa peau, ou il aura la mienne.
+
+Il avait si longtemps couvé son tourment, le pauvre Jim, que je
+crois vraiment que cela lui avait tourné la tête.
+
+En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui
+n'avait presque rien d’humain.
+
+Il avait toujours été de ceux qui prennent à coeur, même de
+petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonné, je crois
+qu'il n'avait jamais été maître de lui-même.
+
+Ce fut à ce moment de la bataille que nous assistâmes à deux
+combats singuliers, chose assez commune, à ce qu'on me dit, dans
+les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exercés a
+se battre par masses.
+
+Comme nous étions couchés dans le fossé, deux cavaliers arrivèrent
+à fond de train, sur la crête, en face de nous.
+
+Le premier était un dragon anglais. Il avait la figure presque
+dans la crinière de son cheval.
+
+Derrière lui, arrivait à grand bruit, sur une grosse jument noire,
+un cuirassier français, vieux gaillard à la tête grise.
+
+Les nôtres se mirent à les huer au passage, car il leur paraissait
+honteux qu'un Anglais courût ainsi, mais au moment où ils
+passèrent devant nous, on vit de quoi il s'agissait.
+
+Le dragon avait laissé choir son arme, il était désarmé, et
+l'autre le serrait d'aussi près pour l’empêcher d'en trouver une
+autre.
+
+À la fin, piqué sans doute par nos huées, l’Anglais prit son parti
+d'affronter le combat.
+
+Ses yeux tombèrent sur une lance qui se trouvait près du cadavre
+d'un Français.
+
+Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et
+alors, sautant à bas avec adresse, il s'en saisit.
+
+Mais l'autre était un vieux routier, et il fondit sur lui comme un
+boulet.
+
+Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la détourna et
+lui planta son sabre à travers l'omoplate.
+
+Cela se passa en un instant.
+
+Puis le Français mit son cheval au trot, en nous jetant un
+ricanement par-dessus son épaule, comme un chien hargneux.
+
+La première partie était gagnée pour eux, mais nous eûmes bientôt
+à marquer un point.
+
+L'ennemi avait poussé en avant une ligne de tirailleurs, qui
+dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutôt que sur
+nous, mais nous envoyâmes deux compagnies du 95ème, pour les tenir
+en échec.
+
+Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car
+des deux côtés on se servait de la carabine.
+
+Parmi les tirailleurs français se tenait debout un officier, un
+homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses épaules.
+
+Quand les nôtres arrivèrent, il s'avança jusqu’à mi-chemin entre
+les deux troupes et s'arrêta bien droit, dans l'attitude d'un
+escrimeur, la tête rejetée en arrière.
+
+Je le vois encore aujourd'hui, les paupières abaissées, une sorte
+de sourire narquois sur la physionomie.
+
+À cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune
+homme, courut en avant, fonçant sur lui avec ce singulier sabre
+courbé que portent les carabiniers.
+
+Ils se heurtèrent comme deux béliers, car ils couraient à la
+rencontre l'un de l'autre.
+
+Ils tombèrent par l'effet de ce choc, mais le Français était
+dessous.
+
+Notre homme brisa son arme près de la poignée, et reçut l’arme de
+l'autre à travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et
+trouva le moyen d'ôter la vie à son ennemi avec le tronçon ébréché
+de son arme.
+
+Je croyais bien que les tirailleurs français allaient l’abattre,
+mais pas une détente ne partit, et il revint à sa compagnie avec
+une lame de sabre dans un bras, et une moitié de sabre à la main.
+
+
+XIII -- LA FIN DE LA TEMPÊTE
+
+Parmi tant de choses qui paraissant étranges dans une bataille,
+maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singulière que
+la façon dont elle agit sur mes camarades.
+
+Pour quelques-uns, on eût dit qu'ils se livraient à leur repas
+journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarqué de
+changement.
+
+D'autres marmottèrent des prières depuis le premier coup de canon
+jusqu'à la fin; d'autres sacraient, lâchaient des jurons à vous
+faire dresser les cheveux sur la tête.
+
+Il y en avait un, l'homme à ma gauche, Mike Threadingham, qui ne
+cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait
+légué une maison pour les enfants des marins noyés, tout l'argent
+qu'elle lui avait promis.
+
+Il me dit cette histoire et la recommença.
+
+Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait
+pas ouvert la bouche de tout le jour.
+
+Quant à moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais
+que j'avais l'intelligence et la mémoire plus claires que je ne
+les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents
+laissés à la maison, à la cousine Edie, à ses yeux fripons et
+mobiles, à de Lissac et ses moustaches de chat, à toutes les
+aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans
+les plaines de Belgique, servir de cible à deux cent cinquante
+canons.
+
+Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait été
+terrible à entendre, mais ils se turent soudain.
+
+Ce n'était cependant que le calme momentané au cours d'une
+tempête.
+
+Alors, on devine que presque immédiatement, il va être suivi d'un
+pire déchaînement de l’orage.
+
+Il y avait encore un bruit très fort vers l'aile la plus éloignée,
+où les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'était à
+deux milles de là.
+
+Les autres batteries, tant françaises qu'anglaises, se turent.
+
+La fumée s'éclaircit de façon que les deux armées purent[2] se
+voir un peu.
+
+Notre crête offrait un spectacle terrible. On eût dit qu'il
+restait à peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes à
+l'endroit où avait été la légion allemande, tandis que les masses
+françaises semblaient aussi denses qu'avant.
+
+Nous savions pourtant qu'ils avaient dû perdre plusieurs milliers
+d’hommes dans ces attaques.
+
+Nous entendîmes de grands cris de joie partir de leur coté; puis,
+tout à coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel
+que celui qui venait de finir n'était rien en comparaison.
+
+Il devait être deux fois aussi fort, car chaque batterie était
+deux fois plus rapprochée.
+
+Elles avaient été déplacées de façon à tirer presque à bout
+portant, d'énormes masses de cavalerie, disposées dans leurs
+intervalles, pour les défendre contre toute attaque.
+
+Quand ce tapage infernal arriva à nos oreilles, il n'y eût pas un
+homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprît ce que cela
+signifiait.
+
+C'était le dernier et suprême effort que faisait Napoléon pour
+nous écraser.
+
+Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions
+tenir ce temps-là, tout irait bien.
+
+Épuisés par la faim, la fatigue, accablés, nous faisions des
+prières pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de
+tirer, tant qu'un de nous resterait debout.
+
+Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car
+nous étions couchés à plat ventre, et nous pouvions en un instant
+nous dresser en une masse hérissée de baïonnettes, si la cavalerie
+fondait de nouveau sur nous.
+
+Mais, derrière le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus
+clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus
+farouche, le plus saccadé, le plus entraînant des bruits.
+
+-- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils
+veulent en finir.
+
+Et, comme il parlait encore, nous vîmes une chose étrange.
+
+Un Français, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avança
+au galop vers nous sur un petit cheval bai.
+
+Il criait à tue-tête: « Vive le Roi! Vive le Roi! » Autant dire
+que c'était un déserteur, puisque nous étions du côté du Roi, et
+qu'eux soutenaient l'Empereur.
+
+En passant près de nous, il nous cria en anglais:
+
+-- La Garde arrive! la Garde arrive!
+
+Puis il disparut vers l'arrière, comme une feuille emportée par
+l'orage.
+
+Au même moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus
+rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme.
+
+-- Il faut que vous les arrêtiez, ou bien nous sommes battus,
+cria-t-il au général Adams si fort, que toute notre compagnie put
+l'entendre.
+
+-- Comment cela marche-t-il? demanda le général.
+
+-- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six régiments
+de grosse cavalerie, dit-il.
+
+Et il se mit à rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont été
+trop tendus.
+
+-- Peut-être voudrez-vous vous joindre à notre marche en avant! Je
+vous en prie, regardez-vous comme un des nôtres, dit le général en
+s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de thé.
+
+-- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l’autre en ôtant son
+chapeau.
+
+Un moment après, nos trois régiments se resserrèrent. La brigade
+avança sur quatre lignes, franchit le creux où nous étions restés
+couchés en formant les carrés, et alla au-delà du point d'où nous
+avions vu l'armée française.
+
+Il n'était pas possible de voir beaucoup de choses à ce moment.
+
+On ne distinguait guère que la flamme rouge, jaillissant de la
+gueule des canons, à travers le nuage de fumée, et les silhouettes
+noires se baissant, tirant, écouvillonnant, chargeant, actives
+comme des diables, et toutes à leur oeuvre diabolique.
+
+Mais à travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en
+plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mêlé à de
+grandes clameurs.
+
+Puis on entrevit, à travers le brouillard, une vague mais large
+ligne noire, qui prît une teinte plus foncée, un dessin plus net,
+si bien qu'enfin, nous vîmes que c'était une colonne, sur cent
+hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffés
+de hauts bonnets à poil, avec un éclat de plaques de cuivre au-
+dessus du front.
+
+Et derrière ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi
+de suite, cela se déroulait, se tordait, sortait de la fumée des
+canons.
+
+On eût dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne
+paraissait interminable.
+
+En avant venaient, çà et là, des tirailleurs, derrière ceux-ci,
+les tambours, tout cela s'avançait d'un pas élastique, les
+officiers formant des groupes serrés sur les flancs, l'épée à la
+main et criant des encouragements.
+
+Il y avait aussi, en tête, une douzaine de cavaliers, qui criaient
+tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son épée,
+qu'il tenait droite.
+
+Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment
+que le firent les Français ce jour-là.
+
+C'était merveilleux de les voir, car à mesure qu'ils s'avançaient,
+ils se trouvèrent en avant de leurs propres canons, de sorte
+qu'ils n'eurent plus à compter sur cette aide, quoiqu'ils
+allassent tout droit à deux batteries que nous avions eues à nos
+côtés pendant tout le jour.
+
+Chaque canon avait réglé son tir à un pied près, et nous vîmes de
+longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, à mesure
+qu'elle progressait.
+
+Les Français étaient si près de nous et si serrés les uns contre
+les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se
+serraient davantage, et marchaient avec un élan, un entrain qui
+étaient des plus beaux à voir.
+
+Leur tête était tournée tout droit vers nous, tandis que le 93ème
+débordait d'un côté, et le 52ème de l'autre côté.
+
+Je croirai toujours que si nous étions restés à l'attendre, la
+Garde nous aurait enfoncés, car comment arrêter une telle colonne
+avec une ligne de quatre hommes d’épaisseur?
+
+Mais à ce moment-là, Colburne, le colonel du 52ème, reploya son
+flanc gauche de manière à le placer parallèlement à la colonne, ce
+qui contraignit les Français à s'arrêter.
+
+Leur ligne de front était à une quarantaine de pas de nous, et
+nous pûmes les voir à notre aise.
+
+Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'étais
+toujours figuré les Français comme des hommes de petite taille.
+
+Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette première compagnie,
+qui ne fût capable de me ramasser comme si j'étais un gamin, et
+leurs hauts bonnets à poil les faisait paraître plus grands
+encore.
+
+C’étaient des gaillards endurcis, tannés, nerveux, aux yeux
+farouches et bridés, aux moustaches hérissées, ces vieux soldats
+qui n'avaient jamais passé une semaine sans se battre, et pendant
+bien des années.
+
+Et alors, comme je me tenais prêt, le doigt sur la détente,
+attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur
+l’officier monté qui portait son chapeau au bout de son épée.
+
+Je le reconnus: c'était Bonaventure de Lissac.
+
+Je le vis. Jim le vit aussi.
+
+J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la
+colonne française.
+
+Aussi prompte que la pensée, la brigade entière suivit cette
+impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le
+front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par
+les flancs.
+
+Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait
+été donné: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en
+réalité Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade
+sur la vieille Garde.
+
+Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premières minutes de
+rage.
+
+Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que
+j'appuyai sur la détente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu’il
+était porté par la foule, mais je vis, sur l’étoffe, une tache
+horrible, et un léger tourbillon de fumée, comme si elle avait
+pris feu. Puis, je me trouvai rejeté contre deux gros Français, et
+si serré entre eux, qu'il nous était impossible de mouvoir une
+arme.
+
+L'un d'eux, un gaillard à grand nez, me saisit à la gorge, et je
+me sentis comme un poulet dans sa poigne.
+
+-- _Rendez-vous, coquin_, dit-il.
+
+Mais, tout à coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car
+quelqu'un venait de lui plonger une baïonnette dans le ventre.
+
+On tira très peu de coups de feu après le premier abordage. On
+n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les
+cris brefs des hommes atteints, et les commandements des
+officiers.
+
+Alors, tout à coup, les Français commencèrent à céder le terrain,
+lentement, de mauvaise grâce, pas à pas, mais enfin ils
+reculaient.
+
+Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque là, le
+frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprîmes qu'ils
+allaient plier.
+
+J'avais devant moi un Français, un homme aux traits tranchants,
+aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait été à
+l'exercice.
+
+Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour
+choisir et abattre un officier.
+
+Je me rappelle qu'il me vint à l'esprit que ce serait faire un bel
+exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid.
+
+Je me précipitai vers lui et lui passai ma baïonnette au travers
+du corps.
+
+En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lâcha un coup de fusil
+en pleine figure.
+
+La balle me fit, à travers la joue, une marque qui me restera
+jusqu'à mon dernier jour.
+
+Quand il tomba, je trébuchai par-dessus son corps. Deux autres
+hommes tombèrent à leur tour sur moi, et je faillis être étouffé
+sous cet entassement.
+
+Lorsqu'enfin je me fus dégagé, après m'être frotté les yeux, qui
+étaient pleins de poudre, je vis que la colonne était
+définitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns
+fuyant à toutes jambes, les autres continuant à combattre, dos à
+dos, dans un vain effort pour arrêter la brigade, qui balayait
+tout devant elle.
+
+Il me semblait qu'un fer rouge était appliqué sur ma figure, mais
+j'avais l'usage de mes membres.
+
+Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes
+mutilés, je courus après mon régiment, et allai prendre ma place
+au flanc droit.
+
+Le vieux major Elliott était là, boitant un peu, car son cheval
+avait été tué, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal.
+
+Il me vit venir et me fit un signe de tête, mais on avait trop de
+besogne pour avoir le temps de causer.
+
+La brigade avançait toujours, mais le général passa à cheval
+devant moi, baissant la tête, et regardant les positions
+anglaises:
+
+-- Il n'y a pas de terrain gagné, dit-il, mais je ne recule pas.
+
+-- Le duc de Wellington a remporté une grande victoire, proclama
+l'aide de camp d'une voix solennelle.
+
+Et alors, cédant soudain à ses sentiments, il ajouta:
+
+-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant.
+
+Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc.
+
+Mais à ce moment-là, le premier venu pouvait se rendre compte que
+l'armée française se disloquait.
+
+Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrément
+pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les
+bords.
+
+Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles
+avaient, à l'arrière, un éparpillement de traînards.
+
+La Garde s'éclaircissait, devant nous, à mesure que nous poussions
+en avant, et nous nous trouvâmes face à face avec douze canons,
+mais, au bout d'un moment, ils furent à nous, et je vis notre plus
+jeune sous-officier, après celui qui avait été tué par le lancier,
+griffonner à la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numéro
+72, en vrai écolier qu'il était.
+
+Ce fut alors que nous entendîmes, derrière nous, un hourra
+d'encouragement, et que nous vîmes l'armée anglaise tout entière
+déborder par-dessus la crête des hauteurs et se répandre dans la
+vallée pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi.
+
+Les canons arrivèrent aussi en bondissant, à grand bruit, et notre
+cavalerie légère, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite
+avec notre brigade.
+
+Après cela, il n'y avait plus de bataille.
+
+L'on marcha en avant sans rencontrer de résistance, et notre armée
+finit de se former en ligne sur le terrain même que les Français
+occupaient le matin.
+
+Leurs canons étaient à nous; leur infanterie réduite à une cohue
+qui s'éparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra
+seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ
+de bataille sans se rompre.
+
+Enfin, au moment même où la nuit venait, nos hommes, épuisés et
+affamés, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les
+faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis.
+
+Voilà tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la
+bataille de Waterloo.
+
+J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine
+de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge.
+
+Il me fallut donc percer un autre trou à mon ceinturon, qui me
+serra alors comme un cercle autour d'un baril.
+
+Après cela, je me couchai dans la paille, où se vautrait le reste
+de la compagnie.
+
+Moins d'une minute après, je m'endormais d'un sommeil de plomb.
+
+
+XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT
+
+Le jour pointait, et les premières lueurs grises venaient de se
+montrer furtivement à travers les longues et minces fentes des
+murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'épaule.
+
+Je me levai d'un bond.
+
+Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, je m'étais figuré que les
+cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde
+posée contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs,
+je me rappelai où j'étais.
+
+Mais je puis vous dire que je fus bien étonné en m'apercevant que
+c'était le major Elliott lui-même, qui m'avait réveillé.
+
+Il avait l'air très grave et, derrière lui, venaient deux
+sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon.
+
+-- Réveillez-vous, mon garçon, dit le major, retrouvant sa
+bonhomie comme si nous étions de nouveau à Corriemuir.
+
+-- Oui, major, balbutiai-je.
+
+-- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois
+quelque chose à tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter
+vos foyers. Jim Horscroft est manquant.
+
+Je sursautai à ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la
+faim, et la fatigue, j'avais complètement oublié mon ami depuis
+qu'il s'était élancé contre la Garde française, en entraînant tout
+le régiment.
+
+-- Je suis en train de faire le relevé de nos pertes, dit le
+major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez
+grand plaisir.
+
+Nous voilà donc en route, le major, les deux sergents et moi.
+
+Oh! certes, c'était un terrible spectacle, si terrible, que malgré
+le nombre d'années qui se sont écoulées, je préfère en parler le
+moins possible.
+
+C'était bien horrible à voir dans la chaleur du combat, mais
+maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le
+tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de
+glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de
+boucher, où de pauvres diables ont été éventrés, écrasés, mis en
+bouillie, où l'on dirait que l'homme a voulu tourner en dérision
+l'oeuvre de Dieu.
+
+L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille:
+les fantassins morts, formant encore des carrés, la ligne confuse
+de cavaliers qui les avaient chargés, et en haut, sur la pente,
+les artilleurs gisant autour de leur pièce brisée.
+
+La colonne de la Garde avait laissé une bande de morts à travers
+la campagne.
+
+On eût dit la trace laissée par une limace. En tête, se dressait
+un amas de morts en uniforme bleu, entassés sur les habits rouges,
+à l'endroit où avait eu lieu cette étreinte furieuse, lorsqu'ils
+avaient fait le premier pas en arrière.
+
+Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant à cet endroit, ce fut
+Jim, lui-même.
+
+Il gisait, de tout son long, étendu sur le dos, la figure tournée
+vers le ciel.
+
+On eut dit que toute passion, toute souffrance s'étaient
+évaporées.
+
+Il ressemblait tout à fait à ce Jim d'autrefois, que j'avais vu
+cent fois dans sa couchette, quand nous étions camarades d'école.
+
+J'avais jeté un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins
+à considérer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus
+heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espéré de le voir
+pendant sa vie, je cessai de me désoler sur lui.
+
+Deux baïonnettes françaises lui avaient traversé la poitrine.
+
+Il était mort sur le champ, sans souffrir, à en croire le sourire
+qu'il avait sur les lèvres.
+
+Le major et moi, nous lui soulevions la tête, espérant qu'il
+restait peut-être un souffle de vie, quand j'entendis près de moi
+une voix bien connue.
+
+C'était de Lissac, dressé sur son coude, au milieu d'un tas de
+cadavres de soldats de la Garde.
+
+Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau à
+grand plumet rouge, gisait à terre, près de lui.
+
+Il était bien pâle. Il avait de grands cercles bistrés sous les
+yeux, mais, à cela près, il était resté tel qu'il était jadis,
+avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affamé, sa
+moustache raide, sa chevelure coupée ras et clairsemée jusqu'à la
+calvitie, au haut de la tête.
+
+Il avait toujours eu les paupières tombantes, mais maintenant il
+était presque impossible de retrouver, par-dessous, le
+scintillement de l'oeil.
+
+-- holà, Jock! s'écria-t-il, je ne m'attendais guère à vous voir
+ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim.
+
+-- C'est vous qui nous avez apporté tous ces ennuis, dis-je.
+
+-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout
+est arrangé pour nous à l'avance. Quand j'étais en Espagne, j'ai
+appris à croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoyé ici,
+ce matin.
+
+-- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en
+posant la main sur l'épaule du pauvre Jim.
+
+-- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes.
+
+Il ouvrit alors son manteau et j'aperçus, avec horreur, un gros
+caillot noir de sang, qui sortait de son flanc.
+
+-- C'est ma treizième blessure, et ma dernière, dit-il, avec un
+sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous
+me donner à boire, si vous disposez de quelques gouttes?
+
+Le major avait du brandy étendu d'eau.
+
+De Lissac en but avidement.
+
+Ses yeux se ranimèrent, et une petite tache rouge reparut à ses
+joues livides.
+
+-- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un
+m'appeler par mon nom, et aussitôt son fusil s'est posé sur ma
+tunique. Deux de mes hommes l'ont écharpé au moment même où il a
+fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez à Paris dans
+moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au
+numéro 11 de la rue de Miromesnil, qui est près de la Madeleine.
+Annoncez-lui la nouvelle avec ménagement, Jock, car vous ne pouvez
+pas vous figurer à quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce
+que je possède se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine
+en a les clefs. Vous n'oublierez pas?
+
+-- Je me souviendrai.
+
+-- Et Madame votre mère? J'espère que vous l'avez laissée en bonne
+santé? Ah! Et Monsieur votre père aussi. Présentez-lui mes plus
+grands respects.
+
+À ce moment même, où il allait mourir, il fit la révérence
+d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations
+à ma mère.
+
+-- Assurément, dis-je, votre blessure pourrait être moins grave
+que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de
+notre régiment.
+
+-- Mon cher Jock, je n'ai pas passé ces quinze ans à faire et
+recevoir des blessures, sans savoir reconnaître celle qui compte.
+Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est
+fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes
+Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et en mendiant. En
+outre, il est absolument certain que les Alliés m'auraient
+fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation.
+
+-- Les Alliés, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur,
+ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare.
+
+-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que
+j'aurais fui en Écosse et changé de nom, si je n'avais eu rien de
+plus à craindre que mes camarades restés à Paris? Je tenais à la
+vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je
+n'ai plus qu'à mourir, car il ne se trouvera plus jamais à la tête
+d'une armée. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se
+pardonner. C'est moi qui commandais le détachement qui a fusillé
+le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma
+chérie!
+
+Il leva les deux mains, dont les doigts s'agitèrent, et
+tremblèrent comme s'il tâtonnait.
+
+Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tête se
+pencha sur sa poitrine.
+
+Un de nos sergents le recoucha doucement. L’autre étendit sur lui
+le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsi là ces deux hommes,
+que le Destin avait si étrangement mis en rapport.
+
+L'Écossais et le Français gisaient silencieux, paisibles, si
+rapprochés que la main de l'un eût pu toucher celle de l'autre,
+sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage de Hougoumont.
+
+
+XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT
+
+Maintenant, me voici bien près de la fin de tout cela, et je suis
+fort content d'y être arrivé, car j'ai commencé ce récit
+d'autrefois, le coeur léger, en me disant que cela me donnerait
+quelque occupation pendant les longs soirs d'été. Mais, chemin
+faisant, j'ai réveillé mille peines qui dormaient, mille chagrins
+à demi oubliés, si bien que j'ai à présent l'âme à vif, comme la
+peau d'un mouton mal tondu.
+
+Si je m'en tire à bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la
+plume; car, en commençant, cela va tout seul, comme quand on
+descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis,
+avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied
+dans un trou et vous y restez, et c'est à vous de vous en tirer à
+force de vous débattre.
+
+Nous enterrâmes Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un
+soldats de la Garde impériale et de notre Infanterie légère,
+rangés dans la même tranchée.
+
+Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on sème une graine,
+quelle belle récolte de héros on ferait un jour!
+
+Alors, nous laissâmes pour toujours, derrière nous, ce champ de
+carnage et nous prîmes, avec notre brigade, la route de la
+frontière pour marcher sur Paris.
+
+Pendant toutes ces années-là, on m'avait toujours habitué à
+regarder les Français comme de très méchantes gens, et comme nous
+n'entendions parler d'eux qu'à l'occasion de batailles, de
+massacres sur terre et sur mer, il était assez naturel pour moi de
+les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse.
+
+Après tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la même chose,
+ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la même
+manière.
+
+Mais quand nous eûmes à traverser leur pays, quand nous vîmes
+leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si
+tranquillement occupés au travail des champs et les femmes
+tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste
+coiffe blanche, grondant le bébé pour lui apprendre la politesse,
+tout nous parut si empreint de simplicité domestique, que j'en
+vins à ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps haï
+et redouté ces bonnes gens.
+
+Je suppose que, dans le fond, l'objet réel de notre haine, c'était
+l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il était parti et que
+sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa
+beauté.
+
+Nous fîmes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le
+plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivâmes ainsi à la
+grande cité.
+
+Nous nous attendions à y livrer bataille, car elle est si peuplée,
+qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle
+armée. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage
+d'abîmer tout un pays à cause d'un seul homme.
+
+On lui avait donc donné avis qu'il eût à se tirer d'affaire, seul,
+désormais.
+
+D'après les dernières nouvelles qui nous arrivèrent sur lui, il
+s'était rendu aux Anglais.
+
+Les portes de Paris nous étaient ouvertes; c'étaient des nouvelles
+excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir à la seule
+bataille où je me fusse trouvé.
+
+Mais il y avait alors à Paris, une foule de gens attachés à Boney.
+
+C'était tout naturel, quand on songe à la gloire qu'il leur avait
+acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demandé à son
+armée d'aller dans un endroit où il n'allât pas lui-même.
+
+Ils nous firent assez mauvaise mine à notre entré, je puis vous le
+dire.
+
+Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fûmes les premiers qui
+mirent le pied dans la ville.
+
+Nous passâmes sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile à
+écrire qu'à prononcer; de là, on traversa un beau parc, le Bois de
+Boulogne, puis on alla aux Champs-Élysées, où l’on bivouaqua.
+
+Bientôt il y eût, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais,
+qu'on se serait cru dans un camp plutôt que dans une ville.
+
+La première fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de
+ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par
+couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil.
+
+Rob attendit dans le vestibule et, dès que je mis le pied sur le
+paillasson, je me trouvai en présence de ma cousine Edie, qui
+était toujours restée la même, et qui se mit à me contempler de ce
+regard sauvage qu'elle a.
+
+Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le
+fit, elle s'avança de trois pas, courut à moi et me sauta au cou.
+
+-- Oh! mon cher vieux Jock, s'écria-t-elle, comme vous êtes beau,
+sous l'habit rouge!
+
+-- Oui, à présent, je suis soldat, Edie, répondis-je d'un ton fort
+raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par
+derrière elle, l'autre figure qui était tournés vers le ciel, sur
+le champ de bataille de Belgique.
+
+-- Qui l'aurait cru? s'écria-t-elle. Qu'êtes vous alors, Jock?
+Général? Capitaine?
+
+-- Non, je suis simple soldat.
+
+-- Comment, vous n’êtes pas, je l'espère, de ces gens du commun
+qui portant le fusil?
+
+-- Si, je porte le fusil.
+
+-- Oh! ce n'est pas, à beaucoup près, aussi intéressant, dit-elle
+en retournant s'asseoir sur le canapé qu'elle avait quitté.
+
+C'était une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours,
+pleine d'objets brillants, et j'étais sur le point de repartir
+pour donner à mes bottes un nouveau coup de brosse.
+
+Quand Edie s'assit, je vis qu'elle était en grand deuil; cela me
+prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac.
+
+-- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je
+suis très maladroit pour annoncer avec ménagement les nouvelles.
+Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les
+malles, et qu'Antoine avait les clefs.
+
+-- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez été bien bon de faire
+cette commission. J'ai appris l'événement il y a environ huit
+jours. J'en ai été folle quelque temps, tout à fait folle. Je
+porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un
+véritable épouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en
+remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent.
+
+-- Pardon, Madame, dit une domestique en avançant la tête, le
+comte de Beton désire vous voir.
+
+-- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voilà qui est
+très important. Je suis bien fâchée d'abréger notre entretien,
+mais vous reviendrez me voir, j'en sais sûre, n'est-ce pas? Je
+suis si désolée? Ah! est-ce qu'il vous serait égal de sortir par
+la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie,
+mon cher vieux Jock, vous avez toujours été si bon garçon, et vous
+faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire.
+
+C'était la dernière fois que je devais voir la cousine Edie.
+
+Elle se montrait à la lumière du soleil avec son regard
+provocateur, de jadis, avec ses dents éclatantes.
+
+Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une
+goutte de mercure.
+
+Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis à la
+porte une belle voiture à deux chevaux; je devinai alors qu'elle
+m'avait prié de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis
+du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels
+elle avait vécu dans son enfance.
+
+Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon père et ma
+mère, qui avaient eu tant de bonté pour elle.
+
+Bah! elle était ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en
+dispenser qu'un lapin ne peut s'empêcher d'agiter son bout de
+queue; et pourtant, cette pensée me fit grand-peine.
+
+Neuf mois après, j'appris qu'elle avait épousé ce même comte de
+Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard.
+
+Quant à nous, notre tâche était accomplie.
+
+La grande ombre avait été chassée de dessus l'Europe; elle ne
+viendrait plus s'allonger d'un bout à l'autre du pays, planant sur
+les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les ténèbres
+dans des existences qui auraient été si heureuses.
+
+Après avoir acheté ma libération, je revins à Corriemuir, où,
+après la mort de mon père, je pris la ferme.
+
+J'épousai Lucie Deane, de Berwick, et j'élevai sept enfants, qui
+tous sont plus grands que leur père, et n'omettent rien pour le
+lui rappeler.
+
+Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'écoulent
+désormais et qui se ressemblent comme autant de béliers écossais,
+j'ai peine à convaincre mes jeunes gens que, même ici, nous avons
+eu notre roman, au temps où Jim et moi nous fîmes notre cour, et
+où l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre côté de l'eau.
+
+Notes :
+
+[1] « vieil habit » aurait été plus élégant... (Note de l’éditeur)
+[2] Il aurait été préférable d’écrire « puissent » ou « pussent ».
+(Note de l’éditeur)
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13735 ***