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Sous la +signature H.B., son crayon s'attaqua à tout ce qu'il y avait +d'illustre dans les générations de son temps (1798-1808). +Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent +fois reconnu ses mérites et salué ce qu'ils appelaient presque son +génie._ + +_Richard, ou mieux Dick Doyle, élève de son père, marchant sur ses +brisées, débuta comme caricaturiste à 17 ans et, de 1843 à 1850, +il fit la joie des abonnés du _Punch_, mais alors des scrupules +religieux lui interdirent de collaborer à une feuille satirique, +qui bafouait ce qui était à ses yeux sacré comme le plus cher des +legs des aïeux, la foi catholique profondément ancrée en son âme +d'Irlandais. Il s'éloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour +porter à une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. +Il le consacra désormais à l'illustration des chefs-d'oeuvre de +Thackeray et de Ruskin. C'est à lui qu'on dut ces dessins tour à +tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la +famille Newcomes, ou la légende du Roi de la Rivière d'or._ + +_Charles Doyle, le cinquième fils de John et le père d'Arthur, +n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut +surtout apprécié comme architecte, de même qu'un autre de ses +frères se confinait dans la direction de la National Gallery +d'Irlande et qu'un troisième renonçait à ses pinceaux pour dresser +les plus exactes généalogies du baronnage d'Angleterre._ + +_Ainsi apparenté, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, +débuter en littérature que lorsqu'il fut certain de tenir un +succès et dès son _Étude en rouge_, première série de son immortel +_Sherlock Holmes_, il fût, en effet, célèbre. Dès lors il n'eut +plus qu'à persévérer, tuant et ressuscitant ses héros selon les +caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables légions +de lecteurs._ + +_C'est à un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan +Doyle a écrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent +inspirés par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacrés à la +peinture de l'époque napoléonienne, ne sont pas les moins bien +venus de la série._ + +_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait tracé la +voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. À ce point de +vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits +du colonel Gérard_, mais le désir de rendre justice à son grand +adversaire et de juger un soldat en soldat est le même chez les +deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-être +d'Erckmann-Chatrian, dont les récits ont nourri notre enfance et +sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallèle pourrait +être établi et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant +pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch +s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser +sur l’Europe._ + +_Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits +saluant involontairement les balles, les vieux soldats les +raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant +s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin +du combat, les revues passées par l'état-major empanaché, les +cavaliers chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circulant au +galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis +après plusieurs heures de combat, la chevauchée des cuirassiers +chargeant et la montée des bataillons de la Vieille-Garde se ruant +sur les carrés anglais avec une rage désespérée._ + +ALBERT SAVINE. + + +I -- LA NUIT DES SIGNAUX + +Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrivé à peine au milieu +du dix-neuvième siècle, et à l’âge de cinquante-cinq ans. + +Ma femme ne me découvre guère qu'une fois par semaine derrière +l'oreille un petit poil gris qu'elle tient à m'arracher. + +Et pourtant quel étrange effet cela me fait que ma vie se soit +écoulée en une époque où les façons de penser et d'agir des hommes +différaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des +habitants d'une autre planète. + +Ainsi, lorsque je me promène par la campagne, si je regarde par +là -bas, du côté de Berwick, je puis apercevoir les petites +traînées de fumée blanche, qui me parlent de cette singulière et +nouvelle bête aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le +corps recèle un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le +long de la frontière. + +Quand le temps est clair, j'aperçois sans peine le reflet des +cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. + +Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la même bête, +ou parfois même une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air +une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre +le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. + +Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux père muet de colère +autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le +Créateur, si profondément enracinée dans l'âme, qu'il ne voulait +pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute +innovation lui paraissait toucher de bien près au blasphème. + +C'était Dieu qui avait créé le cheval. + +C'était un mortel de là -bas, vers Birmingham, qui avait fait la +machine. + +Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il à se servir de la selle et +des éperons. + +Mais il aurait éprouvé une bien autre surprise en voyant le calme +et l'esprit de bienveillance qui règnent actuellement dans le +coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire +dans les réunions qu'il ne faut plus de guerre, excepté bien +entendu, avec les nègres et leurs pareils. + +Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans +interruption -- une trêve de deux courtes années -- depuis bientôt +un quart de siècle? + +Réfléchissez à cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si +tranquille, si paisible. + +Des enfants, nés pendant la guerre, étaient devenus des hommes +barbus, avaient eu à leur tour des enfants, que la guerre durait +encore. + +Ceux qui avaient servi et combattu à la fleur de l'âge et dans +leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur +dos se voûter, que les flottes et les armées étaient encore aux +prises. + +Rien d'étonnant, dès lors, qu'on en fût venu à considérer la +guerre comme l'état normal, et qu'on éprouvât une sensation +singulière à se trouver en état de paix. + +Pendant cette longue période, nous nous battîmes avec les Danois, +nous nous battîmes avec les Hollandais, nous nous battîmes avec +l'Espagne, nous nous battîmes avec les Turcs, nous nous battîmes +avec les Américains, nous nous battîmes avec les gens de +Montevideo. + +On eût dit que dans cette mêlée universelle, aucune race n'était +trop proche parente, aucune trop distante pour éviter d'être +entraînée dans la querelle. + +Mais ce fut surtout avec les Français que nous nous battîmes; et +de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et +de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les +gouvernait. + +C'était très crâne de le représenter en caricature, de le +chansonner, de faire comme si c'était un charlatan, mais je puis +vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une +ombre noire au-dessus de l'Europe entière, et qu'il fut un temps +où la clarté d'une flamme apparaissant de nuit sur la côte faisait +tomber à genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les +mains de tous les hommes. + +Il avait toujours gagné la partie: voilà ce qu'il y avait de +terrible. + +On eût dit qu'il portait la fortune en croupe. + +Et en ces temps-là nous savions qu'il était posté sur la côte +septentrionale avec cent cinquante mille vétérans, avec les +bateaux nécessaires au passage. + +Mais c'est une vieille histoire. + +Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot anéantit +leur flotte. + +Il devait rester en Europe une terre où l'on eût la liberté de +penser, la liberté de parler. + +Il y avait un grand signal tout prêt sur la hauteur près de +l'embouchure de la Tweed. + +C'était un échafaudage fait en charpente et en barils de goudron. + +Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'écarquillais les +yeux à regarder s'il flambait. + +Je n'avais alors que huit ans, mais à cet âge, on prend déjà les +choses à coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dépendît +en quelque façon de moi et de ma vigilance. + +Un soir, comme je regardais, j'aperçus une faible lueur sur la +colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les +ténèbres. + +Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les +poignets contre le cadre en pierre de la fenêtre, pour me +convaincre que j'étais éveillé. + +Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se +refléter dans l'eau, et je m'élançai à la cuisine. + +Je hurlai à mon père que les Français avaient franchi la Manche et +que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. + +Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'étudiant en droit +d'Édimbourg. + +Je crois encore le voir secouant sa pipe à coté du feu et me +regardant par-dessus ses lunettes à monture de corne. + +-- Êtes-vous sûr, Jock, dit-il. + +-- Aussi sûr que d'être en vie, répondis-je d'une voix +entrecoupée. + +Il étendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il +ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, +mais il la referma, et sortit à grands pas. + +Nous le suivîmes, l’étudiant en droit et moi, jusqu'à la porte à +claire-voie qui donne sur la grande route. + +De là nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur +d'un autre feu plus petit à Ayton, plus au nord. + +Ma mère descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas +saisis par le froid, et nous restâmes là jusqu'au matin, en +échangeant de rares paroles, et cela même à voix basse. + +Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en était passé la +veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en +remontant vers le nord, s'étaient enrôlés dans les régiments de +volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de +leurs chevaux pour répondre à l'appel. + +Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'étrier avant de +partir. + +Je n’en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval +blanc, brandissant au clair de lune un énorme sabre rouillé. + +Ils nous crièrent en passant, que le signal de North Berwick Law +était en feu, et qu'on croyait que l'alarme était partie du +Château d'Édimbourg. + +Un petit nombre galopèrent en sens contraire, des courriers pour +Édimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-shérif, et +autres de ce genre. + +Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes +robustes, monté sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'à notre porte +et nous fit quelques questions sur la route. + +-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut- +être aurais-je tout aussi bien fait de rester où j'étais, mais +maintenant que me voilà parti, je n'ai rien de mieux à faire que +de déjeuner avec le régiment. + +Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. + +-- Je le connais bien, dit notre étudiant en nous le désignant +d'un signe de tête, c'est un légiste d'Édimbourg, et il s'entend +joliment à enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. + +Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se +passa guère de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute +l'Écosse. + +Bien des fois nous pensâmes alors à cet homme qui nous avait +demandé la route dans la nuit terrible. + +Mais dès le matin, nous eûmes l'esprit tranquille. + +Il faisait un temps gris et froid. + +Ma mère était retournée à la maison pour nous préparer un pot de +thé, quand arriva un char à bancs ramenant le docteur Horscroft, +d'Ayton et son fils Jim. + +Le docteur avait relevé jusque sur ses oreilles le collet de son +manteau brun, et il avait l'air de fort méchante humeur, car Jim, +qui n'avait que quinze ans, s'était sauvé à Berwick à la première +alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son père. + +Le papa avait passé toute la nuit à sa recherche, et il le +ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derrière le +siège. + +Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son père, avec ses +mains fourrées dans ses poches de côté, ses sourcils joints, et sa +lèvre inférieure avancée. + +-- Tout ça, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y +a pas eu de débarquement, et tous les sots d'Écosse sont allés +arpenter pour rien les routes. + +Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces +mots, ce qui lui valut de la part de son père un coup sur le côté +du crâne avec le poing fermé. + +À ce coup, le jeune garçon laissa tomber sa tête sur sa poitrine +comme s'il avait été étourdi. + +Mon père hocha la tête, car il avait de l'affection pour Jim, et +nous rentrâmes tous à la maison, en dodelinant du chef, et les +yeux papillotants, pouvant à peine tenir les yeux ouverts, +maintenant que nous savions tout danger passé. + +Mais nous éprouvions en même temps au coeur un frisson de joie +comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en +ma vie. + +Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai +entrepris de raconter, mais quand on a une bonne mémoire et peu +d’habileté, on n'arrive pas à tirer une pensée de son esprit sans +qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en même +temps. + +Et pourtant, maintenant que je me suis mis à y songer, cet +incident n'était pas entièrement étranger à mon récit, car Jim +Horscroft eut une discussion si violente avec son père, qu'il fut +expédié au collège de Berwick et comme mon père avait depuis +longtemps formé le projet de m'y placer aussi, il profita de +l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. + +Mais avant de dire un mot au sujet de cette école, il me faut +revenir à l'endroit où j'aurais dû commencer, et vous mettre en +état de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages +écrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien +loin au-delà du _border_, et n'ont jamais entendu parler des +Calder de West Inch. + +Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau +domaine, autour d'une bonne habitation. + +C'est simplement une grande terre à pâturages de moutons, ou la +bise souffle avec âpreté et que le vent balaie. + +Elle s'étend en formant une bande fragmentée le long de la mer. + +Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste à +gagner son loyer et à avoir du beurre le dimanche au lieu de +mélasse. + +Au milieu, s'élève une maison d'habitation en pierre, recouverte +en ardoise, avec un appentis derrière. + +La date de 1703 est gravée grossièrement dans le bloc qui forme le +linteau de la porte. + +Il y a plus de cent ans que ma famille est établie là , et malgré +sa pauvreté, elle est arrivée à tenir un bon rang dans le pays, +car à la campagne le vieux fermier est souvent plus estimé que le +nouveau laird. + +La maison de West Inch présentait une particularité singulière. + +Il avait été établi par des ingénieurs et autres personnes +compétentes, que la ligne de délimitation entre les deux pays +passait exactement par le milieu de la maison, de façon à couper +notre meilleure chambre à coucher en deux moitiés, l'une anglaise, +l'autre écossaise. + +Or, la couchette que j'occupais était orientée de telle sorte que +j'avais la tête au nord de la frontière et les pieds au sud. + +Mes amis disent que si le hasard avait placé mon lit en sens +contraire, j'aurais eu peut-être la chevelure d'un blond moins +roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. + +Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, où ma tête d’Écossais +ne voyait aucun moyen de me tirer de péril, mes bonnes grosses +jambes d'Anglais vinrent à mon aide et m'en éloignèrent jusqu'en +lieu sûr. + +Mais à l'école, cela me valut des histoires à n'en plus finir: les +uns m'avaient surnommé _Grog à l'eau_; pour d'autres j'étais la +« Grande Bretagne » pour d'autres, « l'Union Jock ». + +Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Écossais et les +petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les +jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. + +Puis on s'arrêtait des deux côtés pour se mettre à rire, comme si +la chose était bien plaisante. + +Dans les commencements, je fus très malheureux à l'école de +Berwick. + +Birtwhistle était le premier maître, et Adams le second, et je +n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. + +J’étais naturellement timide, très peu expansif. + +Je fus long à me faire un ami soit parmi les maîtres, soit parmi +mes camarades. + +Il y avait neuf milles à vol d'oiseau, et onze milles et demi par +la route, de Berwick à West Inch. + +J'avais le coeur gros en pensant à la distance qui me séparait de +ma mère. + +Remarquez, en effet, qu'un garçon de cet âge, tout en prétendant +se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, hélas! +quand on le prend au mot. + +À la fin, je n'y tins plus, et je pris la résolution de m’enfuir +de l'école, et de retourner le plus tôt possible à la maison. + +Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer +l'éloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l’école, +jusqu'au dernier élève, ce qui rendit ma vie d'écolier fort +agréable et fort douce. + +Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'étais tombé par +une fenêtre du second étage. + +Voici comment la chose arriva: + +Un soir j'avais reçu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de +l'école. Cet affront, s'ajoutant à tous mes autres griefs, fit +déborder ma petite coupe. + +Je jurai, ce soir même, en enfouissant ma figure inondée de larmes +sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit à +West Inch, soit bien près d'y arriver. + +Notre dortoir était au second étage, mais j'avais une réputation +de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. + +Je n'éprouvais aucune frayeur, tout petit que j'étais, de me +laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde +serrée à la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois +pieds au-dessus du sol. + +Dès lors, je ne craignais guère de ne pas pouvoir sortir du +dortoir de Birtwhistle. + +J'attendis avec impatience que l'on eût fini de tousser et de +remuer. + +Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des +gens réveillés, eurent cessé de se faire entendre sur la longue +ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je +m'habillai, et mes souliers à la main, je me dirigeai vers la +fenêtre sur la pointe des pieds. + +Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors. + +Le jardin s'étendait au-dessous de moi, et tout près de ma main +s'allongeait une grosse branche de poirier. + +Un jeune garçon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise +d'échelle. + +Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'à franchir un mur de +cinq pieds. + +Après quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la +maison. + +J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre +branche, et j'allais m'élancer de la fenêtre, lorsque je devins +tout à coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais été +changé en pierre. + +Il y avait par-dessus la crête du mur une figure tournée vers moi. + +Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette +figure dans sa pâleur et son immobilité. + +La lune versait sa lumière sur elle, et les globes oculaires se +mouvaient lentement des deux côtés, bien que je fusse caché à sa +vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. + +Puis par saccades, la figure blanche s'éleva de façon à montrer le +cou. + +Les épaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. + +Il se mit à cheval sur la crête du mur, puis d'un violent effort, +il attira vers lui un jeune garçon à peu près de ma taille qui +reprenait haleine de temps à autre, comme s'il sanglotait. + +L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles +bourrues. + +Puis ils se laissèrent aller tous deux par terre dans le jardin. + +J'étais encore debout, et en équilibre, avec un pied sur la +branche et l'autre sur l'appui de la fenêtre, n'osant pas bouger, +de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer à +pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison. + +Tout à coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit +sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en +tombant. + +-- Voilà qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, +vous avez de la place. + +-- Mais l'ouverture est toute bordée d'éclats, fit l'autre avec un +tremblement de frayeur. + +L'individu lança un juron qui me donna la chair de poule. + +-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je... + +Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court halètement de +douleur. + +-- J'y vais, j'y vais, s'écria le petit garçon. + +Mais je n'en entendis pas plus long, car la tête me tourna +brusquement. + +Mon talon glissa de la branche. + +Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes +quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbé du +cambrioleur. + +Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous répondre, +c'est qu'aujourd'hui même je ne saurais dire si ce fut un +accident, ou si je le fis exprès. + +Il se peut bien que pendant que je songeais à le faire, le hasard +se soit chargé de trancher la question pour moi. + +L'individu était courbé, la tête en avant, occupé à pousser le +gamin à travers une étroite fenêtre quand je m'abattis sur lui à +l'endroit même où le cou se joint à l'épine dorsale. + +Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit +trois tours sur lui-même en battant l'herbe de ses talons. + +Son petit compagnon s'éclipsa au clair de la lune et en un clin +d'oeil il eut franchi la muraille. + +Quant à moi, je m'étais assis pour crier à tue-tête et frotter une +de mes jambes où je sentais la même chose que si elle eut été +prise dans un cercle de métal rougi au feu. + +Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la +maison, depuis le directeur de l'école, jusqu'au valet d'écurie +accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. + +La chose fut bientôt éclaircie. + +L'homme fut placé sur un volet et emporté. + +Quant à moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans +une chambre à coucher spéciale, où le chirurgien Purdle, le cadet +des deux qui portent ce nom, me remit en place le péroné. + +Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysées, et +les médecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir +s'il en retrouverait ou non l'usage. + +Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la +question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux +Assises de Carlyle. + +On reconnut en lui le bandit le plus déterminé qu'il y eût dans le +nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois +assassinats, et il y avait assez de preuves à sa charge pour le +faire pendre dix fois. + +Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans +vous raconter cet événement qui en fut l'incident le plus +important. + +Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car +lorsque je songe à tout ce qui va se présenter, je vois bien que +j'en aurai de reste à dire avant d'être arrivé à la fin. + +En effet, quand on n'a à conter que sa petite histoire +particulière, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se +trouve mêlé à de grands événements comme ceux dont j'aurai à +parler, alors on éprouve une certaine difficulté, si l'on n'a pas +fait une sorte d'apprentissage à arranger le tout bien à son gré. + +Mais j'ai la mémoire aussi bonne qu'elle fût jamais, Dieu merci, +et je vais tâcher de faire mon récit aussi droit que possible. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naître l'amitié entre +Jim, le fils du médecin, et moi. + +Il fut le coq de l'école dès le jour de son entrée, car moins +d'une heure après, il avait jeté, à travers le grand tableau noir +de la classe, Barton, qui en avait été le coq jusqu'à ce jour-là . + +Jim continuait à prendre du muscle et des os. Même à cette époque, +il était carré d'épaules et de haute taille. + +Les propos courts et le bras long, il était fort sujet à flâner, +son large dos contre le mur, et ses mains profondément enfoncées +dans les poches de sa culotte. + +Je n'ai pas oublié sa façon d'avoir toujours un brin de paille au +coin des lèvres, à l’endroit même où il prit l'habitude de mettre +plus tard le tuyau de sa pipe. + +Jim fut toujours le même pour le bien comme pour le mal depuis le +premier jour où je fis connaissance avec lui. + +Ciel! comme nous avions de la considération pour lui! + +Nous n'étions que de petits sauvages, mais nous éprouvions le +respect du sauvage devant la force. + +Il y avait là Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des +vers alcaïques aussi bien que des pentamètres et des hexamètres, +et, cependant pas un n'eût donné une chiquenaude pour Tom. + +Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d’Abel, +sur le bout du doigt, au point que les maîtres eux-mêmes +s'adressaient à lui s'ils avaient des doutes, mais c'était un +garçon à poitrine étroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et +à quoi lui servirent ses dates le jour où Jock Simons, de la +petite troisième, le pourchassa jusqu'au bout du corridor à coups +de boucle de ceinture. + +Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi à l'égard de Jim +Horscroft. + +Quelles légendes nous bâtissions sur sa force? + +N'était-ce pas lui qui avait enfoncé d'un coup de poing un panneau +de chêne de la porte qui conduisait à la salle des jeux? N'était- +ce pas lui qui, je jour où le grand Merridew avait conquis la +balle, saisit à bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit +le but en dépassant tous les adversaires au pas de course? + +Il nous paraissait déplorable qu'un gaillard de cette trempe se +cassât la tête à propos de spondées et de dactyles, ou se +préoccupât de savoir qui avait signé la Grande Charte. + +Lorsqu'il déclara en pleine classe que c'était le roi Alfred, nous +autres, petits garçons, nous fûmes d'avis qu'il devait en être +ainsi, et que peut-être Jim en savait plus long que l'homme qui +avait écrit le livre. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur +moi. + +Il me passa la main sur la tête. Il dit que j'étais un enragé +petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une +semaine. + +Nous fûmes amis intimes pendant deux ans, malgré le fossé que les +années creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou +l'irréflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui +m'ulcérait, je ne l'en aimais pas moins comme un frère, et je +versai assez de larmes pour remplir la bouteille à l'encre, quand +il partit pour Édimbourg afin d'y étudier la profession de son +père. + +Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle après cela, et quand +j'en sortis, j'étais moi-même devenu le coq de l'école, car +j'étais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique +je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au +développement musculaire de mon grand prédécesseur. + +Ce fut dans l'année du jubilé que je sortis de chez Birtwhistle. + +Ensuite je passai trois ans à la maison, à apprendre à soigner les +bestiaux; mais les flottes et les armées étaient encore aux +prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le +pays. + +Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais à écarter pour +toujours ce nuage de notre peuple? + + +II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH + +Quelques années auparavant, alors que j'étais un tout jeune +garçon, la fille unique du frère de mon père était venue nous +faire une visite de cinq semaines. + +Willie Calder s'était établi à Eyemouth comme fabricant de filets +de pêche, et il avait tiré meilleur parti du fil à tisser que nous +n'étions sans doute destinés à faire des genêts et des landes +sablonneuses de West Inch. + +Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffée +d'un chapeau de cinq shillings et accompagnée d'une caisse +d'effets, devant laquelle les yeux de ma mère lui sortirent de la +tête comme ceux d'un crabe. + +C'était étonnant de la voir dépenser sans compter, elle qui +n'était qu'une gamine. + +Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une +belle pièce de deux pence, à laquelle il n'avait aucun droit. + +Elle ne faisait pas plus de cas de la bière au gingembre que si +c'eût été de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son thé, du +beurre pour son pain, tout comme si elle avait été une Anglaise. + +Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-là , car +j'avais peine à comprendre dans quel but elles avaient été créées. + +Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pensé à elles, +mais les plus petits semblaient être les plus raisonnables, car +quand les gamins commençaient à grandir, ils se montraient moins +tranchants sur ce point. + +Quant à nous, les tout petits, nous étions tous d'un même avis: +une créature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps à +colporter des histoires, et qui n'arrive même à lancer une pierre +qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'était un +chiffon, n'était bonne à rien du tout. + +Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait +qu'elles font le père et la mère en une seule personne, elles se +mêlent sans cesse de nos jeux pour nous dire: « Jimmy, votre doigt +de pied passe à travers votre soulier. » ou bien encore: « Rentrez +chez vous, sale enfant, et allez vous laver » au point que rien +qu'à les voir, nous en avions assez. + +Aussi quand celle-là vint à la ferme de West Inch, je ne fus pas +enchanté de la voir. + +Nous étions en vacances. + +J'avais alors douze ans. + +Elle en avait onze. + +C'était une fillette mince, grande pour son âge, aux yeux noirs et +aux façons les plus bizarres. + +Elle était tout le temps à regarder fixement devant elle, les +lèvres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose +d'extraordinaire, mais quand je me postais derrière elle, et que +je regardais dans la même direction, je n'apercevais que +l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les +culottes de papa suspendues avec le reste du linge à sécher. + +Puis, si elle apercevait une touffe de bruyère ou de fougère, ou +n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en +contemplation. + +Elle s'écriait: + +-- Comme c'est beau! comme c'est parfait! + +On eût dit que c'était un tableau en peinture. + +Elle n'aimait pas à jouer, mais souvent je la faisais jouer au +chat perché; ça manquait d'animation, car j'arrivais toujours à +l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, +bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix +garçons. + +Quand je me mettais à lui dire qu'elle n'était bonne à rien, que +son père était bien sot de l'élever comme cela, elle pleurait, +disait que j’étais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle +ce soir même, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. + +Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus à rien de tout +cela. + +Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'elle avait plus d'affection +pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait +jamais tranquille. + +Elle était toujours à me guetter, à courir après moi, et à dire +alors: « Tiens! vous êtes là ! » en faisant l'étonnée. + +Mais bientôt je m’aperçus qu'elle avait aussi de bons côtés. + +Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois +j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en +elle, c'étaient les histoires qu'elle savait conter. + +Elle avait une peur affreuse des grenouilles. + +Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je +la lui mettrais dans le coup à moins qu'elle ne me contât une +histoire. + +Cela l'aidait à commencer, mais une fois en train, c'était +étonnant comme elle allait. + +Et à entendre les choses qui lui étaient arrivées, cela vous +coupait la respiration. + +Il y avait un pirate barbaresque qui était allé à Eyemouth. + +Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau chargé d'or pour +faire d'elle sa femme. + +Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi était allé à +Eyemouth et il lui avait donné comme gage un anneau qu'il +reprendrait à son retour, disait-il. + +Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait à s'y méprendre à ceux +qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que +celui-là était en or vierge. + +Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le +pirate barbaresque. + +Elle me répondit qu'il lui ferait sauter la tête de dessus les +épaules. + +Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle? + +Cela dépassait mon intelligence. + +Puis elle me dit que pendant son voyage à destination de West +Inch, elle avait été suivie par un prince déguisé. + +Je lui demandai à quoi elle avait reconnu que c'était un prince. + +Elle me répondit: + +-- À son déguisement. + +Un autre jour, elle dit que son père composait une énigme, que +quand elle serait prête, il la mettrait dans les journaux, et +celui qui la devinerait aurait la moitié de sa fortune et la main +de sa fille. + +Je lui dis que j'étais fort sur les énigmes, et qu'il faudrait +qu'elle me l'envoyât des qu'elle serait prête. + +Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut +savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnée. + +Je répondis que je la vendrais aux enchères, pour le prix qu'on +m'offrirait, mais ce soir-là elle ne voulut plus conter +d'histoires, car elle était très susceptible dans certains cas. + +Jim Horscroft était absent pendant le temps que la cousine Edie +passa chez nous. + +Il revint la semaine même où elle partit, et je me rappelle +combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrât +quelque intérêt au sujet d'une simple fillette. + +Il me demanda si elle était jolie, et quand j'eus dit que je n'y +avais pas fait attention, il éclata de rire, me qualifia de taupe, +et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. + +Mais il ne tarda pas à s'occuper de tout autre chose, et je n'eus +plus une pensée pour Edie, jusqu'au jour où elle prit bel et bien +ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette +plume d'oie. + +C'était en 1813. + +J'avais quitté l'école, et j'avais déjà dix-huit ans, au moins +quarante poils sur la lèvre supérieure, et l’espérance d’en avoir +bien davantage. + +J’avais changé depuis mon départ de l’école. + +Je ne m’adonnais plus aux jeux avec la même ardeur. + +Au lieu de cela il m’arrivait de rester allongé sur la pente de la +lande, du côté ensoleillé, les lèvres entrouvertes, et regardant +fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine +Edie. + +Jusqu’alors je m’étais tenu pour satisfait, je trouvais mon +existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et +sauter plus haut que mon prochain. + +Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose! + +Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voûte du ciel, puis +je les portais sur la surface bleue de la mer. + +Je sentais qu’il me manquait quelque chose, mais je n’arrivais +point à pouvoir dire ce qu’était cette chose. + +Et mon caractère prit de la vivacité. + +Il me semblait que tous mes nerfs étaient agacés. + +Si ma mère me demandait de quoi je souffrais, ou que mon père me +parlât de mettre la main au travail, je me laissais aller à +répondre en termes si âpres, si amers que depuis j'en ai souvent +éprouvé du chagrin. + +Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus +d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mère. + +Aussi doit-on la ménager aussi longtemps, qu'on l'a. + +Un jour, comme je rentrais en tête du troupeau, je vis mon père +assis, une lettre à la main. + +C'était un événement fort rare chez nous, excepté quand l'agent +écrivait pour le terme. + +En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai à +ouvrir de grands yeux, car je m'étais toujours figuré que c'était +là une chose impossible à un homme. + +Je le voyais fort bien à présent, car il avait à travers sa joue +pâlie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la +franchir. + +Il fallait qu'elle glissât de côté jusqu'à son oreille, d'où elle +tombait sur la feuille de papier. + +Ma mère était assise près de lui et lui caressait la main, comme +elle caressait le dos du chat pour le calmer. + +-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette +lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivée subitement. +Autrement on nous aurait écrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de +sang à la tête. + +-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mère. + +Mon père essuya ses oreilles avec la nappe de la table. + +-- Il a laissé toutes ses économies à sa fille, dit-il, et si elle +n'a pas changé, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'être, elle +n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle +disait, sous ce toit même, du thé trop faible, et cela pour du thé +à sept shillings la livre. + +Ma mère hocha la tête et considéra les pièces de lard suspendues +au plafond. + +-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura +assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car ç’a été +son dernier désir. + +-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'écria ma mère avec +âpreté. + +Je fus fâché de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, +mais après tout, si elle n'avait pas été aussi âpre, nous aurions +été jetés dehors au bout de douze mois. + +-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui même. Jock, mon +garçon, vous aurez la bonté de partir avec la charrette pour +Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y +sera, et vous pourrez l'amener à West Inch. + +Je me mis donc en route à cinq heures et quart avec la _Souter +Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre +charrette avec la caisse repeinte à neuf qui ne nous servait que +dans les grands jours. + +La diligence apparut au moment même où j'arrivais, et moi, comme +un niais de jeune campagnard, sans songer aux années qui s'étaient +écoulées, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un +bout de fille en jupe courte arrivant à peine aux genoux. + +Et comme je m'avançais obliquement, le cou tendu, je me sentis +toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vêtue de noirs +debout sur les marches, et j'appris que c'était ma cousine Edie. + +Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touché, +j'aurais pu passer vingt fois près d'elle sans la reconnaître. + +Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demandé si elle était +jolie ou non, je n'aurais su que lui répondre. + +Elle était brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos +jeunes filles du border, et pourtant à travers ce teint charmant, +s'entrevoyait une nuance de carmin pareille à la teinte plus +chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. + +Ses lèvres étaient rouges, exprimant la douceur, et la fermeté, +mais dès ce moment même, je vis au premier coup d'oeil flotter au +fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. + +Elle s'empara de moi séance tenante, comme si j'avais fait partie +de son héritage. Elle allongea la main et me cueillit. + +Elle était en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un +costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle +portait un voile noir qu'elle avait écarté de devant sa figure. + +-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent +maniéré qu'elle avait appris à la pension. Non, non, nous sommes +un peu trop grands pour cela?... + +Cela, c'était parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avançais ma +figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la dernière +fois que nous nous étions vus... + +-- Soyez bon garçon et donnez un shilling au conducteur, qui a été +extrêmement complaisant pour moi pendant le trajet. + +Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une pièce +d'argent de quatre pence. + +Jamais le manque d'argent ne me parut plus pénible qu'à ce moment- +là . + +Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitôt une petite +bourse en moleskine à fermoir d'argent me fut glissée dans la +main. + +Je payai l'homme et allais rendre la bourse à Edie, mais elle me +força de la garder. + +-- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est là +votre voiture, elle à l'air bien drôle. Mais où vais je m'asseoir? + +-- Sur le sac, dis-je. + +-- Et comment faire pour monter? + +-- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. + +Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantées dans +les miennes. + +Comme elle passait par-dessus le côté de la carriole, son haleine +passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitôt +s'effacèrent par lambeaux ces langueurs vagues et inquiètes de mon +âme. + +Il me sembla que cet instant m'enlevait à moi-même et faisait de +moi un des membres de la race des hommes. + +Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut à un cheval pour +agiter sa queue, et pourtant un événement s'était produit. + +Une barrière avait surgi quelque part. + +J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. + +J'éprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma +timidité, dans ma réserve, je ne sus faire autre chose que +d'égaliser le rembourrage du sac. + +Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait à grand bruit la +direction de Berwick. + +Tout à coup elle se mit à faire voltiger en l'air son mouchoir. + +-- Il a ôté son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a dû être +officier. Il avait l'air très distingué. Peut-être l'avez-vous +remarqué, un gentleman sur l'impériale, très beau, avec un +pardessus brun. + +Je secouai la tête, et toute la joie qui m'avait envahi fit place +à une sotte mauvaise humeur. + +-- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines +vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restées +les mêmes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous +n'avez pas beaucoup changé. J'espère que vos manières sont +meilleures que jadis; vous ne chercherez pas à me mettre des +grenouilles dans le cou, n'est-ce pas? + +Rien qu'à cette idée, je sentis un frisson dans tout le corps. + +-- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse à +West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. + +-- Assurément, c'est bien de la bonté de votre part que +d'accueillir une pauvre fille isolée, dit-elle. + +-- C'est bien de la bonté de votre part que de venir, cousine +Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le +crains, dis-je. + +-- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a +pas beaucoup d'hommes par là -bas, autant qu'il m’en souvient. + +-- Il y a le Major Elliott, à Corriemuir. Il vient passer la +soirée de temps à autre. C'est un brave vieux soldat, qui a reçu +une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. + +-- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles +gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre +âge, dont on peut se faire des amis. À propos, ce vieux docteur si +aigre, il avait un fils, n'est ce pas? + +-- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. + +-- Est-il chez lui? + +-- Non, il reviendra bientôt. Il fait encore ses études à +Édimbourg. + +-- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'à son +retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais être arrivée +à West Inch. + +Je fis arpenter la route à la vieille _Souter Johnnie_, d'une +allure à laquelle elle n'a jamais marché ni avant, ni depuis. + +Une heure après, Edie était assise devant la table à souper. + +Ma mère avait servi non seulement du beurre, mais encore de la +gelée de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait à +la lumière de la chandelle et faisait fort bon effet. + +Je n'eus pas de peine à m'apercevoir que mes parents étaient tout +aussi surpris que moi, du changement qui s'était opéré en elle, +mais qu'ils l'étaient d'une autre façon que moi. + +Ma mère était si impressionnée par l'objet en plumes qu'elle lui +vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, +et ma cousine, de son air joli et léger, la menaçait du doigt +toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. + +Après le souper, quand elle fut allée se coucher, ils ne purent +parler d'autre chose que de son air et de son éducation. + +-- Tout de même, pour le dire en passant, fit mon père, elle n'a +pas l'air d'avoir le coeur brisé par la mort de mon frère. + +Alors, pour la première fois, je me souvins qu'elle n'avait pas +dit un mot à ce sujet, depuis que nous nous étions revus. + + +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX + +Il ne fallut pas longtemps à la cousine Edie pour régner +souverainement à West Inch et pour faire de nous tous, y compris +mon père, ses sujets. + +Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de +nous ne sût combien. + +Lorsque ma mère lui dit que quatre shillings par semaine +paieraient toutes ses dépenses, elle porta spontanément la somme à +sept shillings six pence. + +La chambre du sud, la plus ensoleillée, et dont la fenêtre était +encadrée de chèvrefeuille, lui fut assignée, et c'était merveille +de voir les bibelots qu'elle avait apportés de Berwick pour les y +ranger. + +Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole +ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui +avait la ferme de l'autre côté de la côte. + +Et il était rare qu'elle revînt sans apporter quelque chose pour +l'un de nous; une pipe de bois pour mon père, un plaid des +Shetlands pour ma mère, un livre pour moi, un collier de cuivre +pour Rob, notre collie. + +Jamais on ne vit femme plus dépensière. + +Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa +présence. + +Pour moi, cela changea entièrement l'aspect du paysage. + +Le soleil était plus brillant, les collines plus vertes et l'air +plus doux depuis le jour de sa venue. + +Nos existences perdirent leur banalité, maintenant que nous les +passions avec une telle créature, et la vieille et morne maison +grise prit un tout autre aspect à mes yeux depuis le jour où elle +avait posé le pied sur le paillasson de la porte. + +Cela ne tenait point à sa figure, qui pourtant était des plus +attrayantes, non plus qu'à sa tournure, bien que je n'aie vu +aucune jeune fille qui pût rivaliser en cela avec elle. C'était +son entrain, ses façons drôlement moqueuses, sa manière toute +nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle +rejetait sa robe ou portait la tête en arrière. + +Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. + +C'était enfin ce vif regard de défi, et cette bonne parole qui +ramenait chacun de nous à son niveau. + +Mais non, pas tout à fait à son niveau. + +Pour moi, elle fut toujours une créature lointaine et supérieure. + +J'avais beau me monter la tête et me faire des reproches. + +Quoi que je fisse, je n'arrivais pas à reconnaître que le même +sang coulait dans nos veines et qu'elle n'était qu'une jeune +campagnarde, comme je n'étais qu'un jeune campagnard. + +Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle +s'aperçut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. + +Quand j'étais loin d'elle, j'éprouvais de l'agitation, et pourtant +lorsque je me trouvais avec elle, j'étais sans cesse à trembler de +crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causât de +l'ennui ou ne la fâcha. + +Si j'en avais su plus long sur le caractère des femmes, je me +serais peut-être donné moins de mal. + +-- Vous êtes bien changé de ce que vous étiez autrefois, disait- +elle en me regardant de côté par-dessous ses cils noirs. + +-- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la +première fois, dis-je. + +-- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de +vos manières d'aujourd'hui. Vous étiez si brutal avec moi et si +impérieux, et vous ne vouliez faire qu'à votre tête, comme un +petit homme que vous étiez. Je vous revois encore avec votre +tignasse emmêlée et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous +êtes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prévenant! + +-- On apprend à se conduire, dis-je. + +-- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous étiez. + +Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car +j’aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonné la façon dont +je la traitais d'ordinaire. + +Que ces façons là plussent à tout autre qu'à une personne évadée +d'une maison de fous, voilà qui dépassait tout à fait mon +intelligence. + +Je me rappelai le temps, où la surprenant sur le seuil en train de +lire, je fixais au bout d'une baguette élastique de coudrier de +petites boules d'argile, que je lui lançais, jusqu'à ce qu'elle +finît par pleurer. + +Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau +de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille à la main, avec +tant d'acharnement qu'elle finit par se réfugier, à moitié folle +d'épouvante, sous le tablier de ma mère, et que mon père m'asséna +sur le trou de l'oreille un coup de bâton à bouillie qui m'envoya +rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. + +Voilà donc ce qu'elle regrettait? + +Eh bien, elle se résignerait à s'en passer, car ma main se +sécherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. + +Mais je compris alors pour la première fois, tout ce qu'il y a +d'étrange dans la nature féminine, et je reconnus que l'homme ne +doit point raisonner à ce propos, mais simplement se tenir sur ses +gardes et tâcher de s'instruire. + +Nous nous trouvâmes enfin au même niveau, quand elle dit qu'elle +n'avait qu'à faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, +et que j'étais aussi entièrement à ses ordres que le vieux Rob +était docile à mon appel. + +Vous trouvez que j'étais bien sot de me laisser mettre ainsi la +tête à l'envers. + +Je l'étais peut-être, mais il faut aussi vous rappeler combien +j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions à +chaque instant. + +En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-là sur un +million, et je puis vous garantir que celui-là aurait eu la tête +solide, qui ne se la serait pas laissé mettre à l'envers par elle. + +Tenez, voilà le Major Elliott. + +C'était un homme qui avait enterré trois femmes et qui avait +figuré dans douze batailles rangées. + +Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un +chiffon mouillé, elle qui sortait à peine de pension. + +Peu de temps après qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il +quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, +et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans. + +Il tordait ses moustaches grises des deux côtés, de façon à en +avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne +jambe avec autant de fierté qu'un joueur de cornemuse. + +Que lui avait-elle dit? + +Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet +que du vin vieux. + +-- Je suis monté pour vous voir, mon garçon, dit-il, mais il faut +que je rentre à la maison. Toutefois ma visite n'a pas été perdue, +car elle m'a procuré l'occasion de voir _la belle cousine_, une +jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon +garçon. + +Il avait une façon de parler un peu formaliste, un peu raide, et +il se plaisait à intercaler dans ses propos quelques bouts de +phrases françaises qu'il avait ramassés dans la Péninsule. + +Il aurait continué à me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa +poche le coin d'un journal. + +Je compris alors qu'il était venu, selon son habitude, pour +m'apporter quelques nouvelles. + +Il ne nous en arrivait guère à West Inch. + +-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je. + +Il tira le journal de sa poche et le brandit. + +-- Les Alliés ont gagné une grande bataille, mon garçon, dit-il. +Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps après cela. Les +Saxons l'ont jeté par-dessus bord, et il a subi un rude échec à +Leipzig. Wellington a franchi les Pyrénées et les soldats de +Graham seront à Bayonne d'ici à peu de temps. + +Je lançai mon chapeau en l'air. + +-- Alors la guerre finira par cesser? m'écriai je. + +-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tête d'un air +grave. Ça a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guère la +peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit à +votre sujet. + +-- De quoi s'agissait-il? + +-- Eh bien, mon garçon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, +et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je +pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais +s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous +mes ordres. + +À cette pensée mon coeur bondit. + +-- Ah! oui, je le voudrais! m'écriai-je. + +-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en état de +me présenter à l'examen médical, et il y a bien des chances pour +que Boney soit mis en lieu sûr avant ce délai. + +-- Puis il y a ma mère, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. + +-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. + +Et il s'éloigna en clopinant. + +Je m'assis dans la bruyère, mon menton dans la main, en tournant +et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major +en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- +dessus son épaule, pendant qu'il grimpait la montée de la colline. + +C'était une bien chétive existence, que celle de West Inch, où +j'attendais mon tour de remplacer mon père, sur la même lande, au +bord du même ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette +maison grise devant les yeux. + +Et de l'autre côté, il y avait la mer bleue. + +Ah, en voilà une vie pour un homme! + +Et le major, un homme qui n'était plus dans la force de l'âge, il +était blessé, fini, et pourtant il faisait des projets pour se +remettre à la besogne alors que moi, à la fleur de l'âge, je +dépérissais parmi ces collines! + +Une vague brûlante de honte me monta à la figure, et je me levai +soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le +rôle d'un homme. + +Pendant deux jours, je ne fis que songer à cela. + +Le troisième, il survint un événement qui condensa mes +résolutions, et aussitôt les dissipa, comme un souffle de vent +fait disparaître une fumée. + +J'étais allé faire une promenade dans l'après-midi avec la cousina +Edie et Rob. + +Nous étions arrivé au sommet de la pente qui descend vers la +plage. + +L'automne tirait à sa fin. + +Les herbes, en se flétrissant, avaient pris des teintes de bronze, +mais le soleil était encore clair et chaud. + +Une brise venait du sud par bouffées courtes et brûlantes et +ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. + +J'arrachai une brassée de fougère pour qu'Edie pût s'asseoir. Elle +s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous +les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la +chaleur et la lumière. + +Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tête de Rob sur +mon genou. + +Comme nous étions seuls dans le silence de ce désert, nous vîmes, +même en cet endroit, s'étendre sur les eaux, en face de nous, +l'ombre du grand homme de là bas qui avait écrit son nom en +caractères rouges sur toute la carte d'Europe. + +Un vaisseau arrivait poussé par le vent. + +C'était un vieux navire de commerce à l'aspect pacifique, qui, +peut-être avait Leith pour destination. + +Il avait les vergues carrées et allait toutes voiles déployées. + +De l'autre côté, du nord est, venaient deux grands vilains +bateaux, gréés en lougres, chacun avec un grand mât et une vaste +voile carrée de couleur brune. + +Il était difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil +que celui de ces trois navires qui marchaient en se balançant, par +une aussi belle journée. + +Mais tout à coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et +un tourbillon de fumée noire. + +Il en jaillit autant du second. + +Puis le navire riposta: rap, rap, rap! + +En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussée du coude, écarté le +ciel, et sur les eaux se déchaînaient la haine, la férocité, la +soif de sang. + +Au premier coup de feu, nous nous étions relevés, et Edie, toute +tremblante, avait posé sa main sur mon bras. + +-- Ils se battent, Jock, s'écria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont- +ils? + +Les battements de mon coeur répondaient aux coups de canon, et +tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupée, ce fut: + +-- Ce sont deux corsaires français, des chasse-marée, comme ils +les appellent là -bas, c'est un de nos navires de commerce, et +aussi sûr que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le +major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et +qu'ils sont aussi bourrés d'hommes qu'il y a de nourriture dans un +boeuf. Pourquoi cet imbécile ne bat-il pas en retraite vers la +barre à l'embouchure de la Tweed? + +Mais il ne diminua pas un pouce de toile. + +Il se balançait toujours de son air entêté, pendant qu'une petite +boule noire était hissée à la pointe de son grand mât, et que le +magnifique vieux drapeau apparaissait tout à coup et ondulait à +ses drisses. + +Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits +canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient +les baux du lougre. + +Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. + +Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accrochés +à ses hanches. + +Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppée +dans la fumée, d'où pointaient çà et là les vergues. D'en haut et +du centre de ce nuage partaient, comme l'éclair, de rouges langues +de flammes. + +C'était un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris +de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles +en tintèrent encore. + +Pendant une heure d'horloge, le nuage poussé par l'enfer se +déplaça lentement sur les flots, et nous restâmes là , le coeur +saisi, à regarder le battement du pavillon, nous écarquillant les +yeux pour voir s'il était toujours à sa place. + +Puis, tout à coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme +que jamais, se remit en marche. + +Quand la fumée se fut un peu dissipée, nous vîmes un des lougres +vacillant comme un canard qui tombe à l'eau, avec une aile cassée, +tandis que sur l'autre, on se hâtait d'embarquer l'équipage avant +qu'il ne coulât à pic. + +Pendant toute cette heure, toute ma vie avait été concentrée dans +la bataille. + +Le vent avait emporté ma casquette, mais je n'y avais pas pris +garde. + +Alors, le coeur débordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et +rien qu'en la voyant je me retrouvai en arrière de six ans. + +Son regard avait repris sa fixité, ses lèvres étaient +entrouvertes, comme quand elle était toute petite, et ses mains +menues étaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets +comme de l'ivoire. + +-- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant à la bruyère et aux +buissons de genêts, quel homme fort, quelle résolution! Quelle est +la femme qui ne serait pas fière d'un tel mari? + +-- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'écriai-je avec enthousiasme. + +Elle me regarda. On eût dit qu'elle avait oublié mon existence. + +-- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme +dit-elle, mais voilà où on en est quand on habite la campagne. On +n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons à rien +faire de mieux. + +Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien +qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que +fût son intention, ses paroles me donnèrent la même sensation que +si elles avaient traversé tout droit un nerf mis à nu. + +-- C'est très bien, cousine Edie, dis-je en m'efforçant de parler +avec calme, voilà qui achève de me décider. J'irai ce soir +m'enrôler à Berwick. + +-- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat? + +-- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste à la campagne est +nécessairement un lâche. + +-- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous +avez meilleur air quand vous êtes on colère. Je voudrais voir +toujours vos yeux étinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme +cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sûre, c'est pour +plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. + +-- Je vous ferai voir si je plaisante. + +Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi à la +cuisine, ou ma mère et mon père étaient assis de chaque côté de la +cheminée. + +-- Mère, m'écriai-je, je pars me faire soldat. + +Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils +n'auraient pas été plus atterrés, car en ce temps-là , les +campagnards méfiants et aisés estimaient que le troupeau du +sergent se composait principalement des moutons noirs. + +Mais, sur ma parole, ces bêtes noires ont rendu un fameux service +à leur pays. + +Ma mère porta ses mitaines à ses yeux, et mon père prit un air +aussi sombre qu'un trou à tourbe. + +-- Non! Jock, vous êtes fou, dit-il. + +-- Fou ou non, je pars. + +-- Alors vous n'aurez pas ma bénédiction. + +-- En ce cas je m'en passerai. + +À ces mots ma mère jette un cri et me met ses bras autour du cou. + +Je vis sa main calleuse, déformée, pleine de noeuds qu'y avait +produits la peine qu'elle s'était donnés pour m'élevez, et cela me +parla plus éloquemment que n'eût pu faire aucune parole. + +Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonté aussi dure que le +tranchant d'un silex. + +Je la forçai d'un baiser à se rasseoir; puis je courus dans ma +chambre pour préparer mon paquet. + +Il faisait déjà sombre, et j'avais à parcourir un long trajet à +pied. + +Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me +hâtai de partir. Au moment où j'allais mettre le pied dehors par +une porte de côté, quelqu'un me toucha l'épaule. + +C'était Edie, debout à la lueur du couchant. + +-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir? + +-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir. + +-- Mais votre père ne le veut pas, votre mère non plus. + +-- Je le sais. + +-- Alors pourquoi partir? + +-- Vous devez bien le savoir. + +-- Pourquoi, enfin. + +-- Parce que vous me faites partir. + +-- Je ne tiens pas à ce que vous partiez, Jock. + +-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne +sont bons qu'à y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne +faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous +trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idée. + +Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brûlaient les +lèvres. + +Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air à la +fois railleur et caressant. + +-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette +raison là que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez +si... si je suis bonne pour vous? + +Nous étions face à face et fort près. + +En un instant la chose fut faite. + +Mes bras l'entourèrent. + +Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, +sur les yeux. + +Je la pressai contre mon coeur. + +Je lui dis bien bas quelle était tout pour moi, tout, et que je ne +pouvais pas vivre sans elle. + +Edie ne répondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la +tête, et quand elle me repoussa en arrière, elle n'y mit pas +beaucoup d'effort. + +-- Oh! vous êtes bien rude, vieux petit effronté, dit-elle en +tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouée, +Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. + +Mais j'avais tout à fait cessé de la craindre, et un amour, dix +fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. + +Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. + +-- Vous êtes à moi, bien à moi, m'écriai-je. Je n'irai pas à +Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. + +Mais à ce mot de mariage, elle éclata de rire. + +-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index. + +Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie +me fit une jolie petite révérence et rentra à la maison. + + +IV -- LE CHOIX DE JIM + +Et alors se passèrent ces six semaines qui furent une sorte de +rêve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. + +Je vous ennuierais si je me mettais à vous conter ce qui se passa +entre nous. + +Et pourtant comme c'était grave, quelle importance décisive cela +devait avoir sur notre destinée dès ce temps-là ! + +Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantôt vive, +tantôt sombre comme une prairie au-dessous de laquelle défilent +des nuages; ses colères sans causes, ses brusques repentirs, qui +tour à tour faisaient déborder en moi la joie ou le chagrin. + +Voilà ce qu'était ma vie: tout le reste n'était que néant. + +Mais il restait toujours dans les dernières profondeurs de mes +sentiments une inquiétude vague, la peur d'être pareil à cet homme +qui étendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la +véritable Edie Calder, si près de moi qu'elle parût, était en +réalité bien loin de moi. + +Elle était, en effet, bien malaisée à comprendre. + +Elle l'était du moins pour un jeune campagnard à l'esprit peu +pénétrant, comme moi. + +Car, si j'essayais de l'entretenir de mes véritables projets, de +lui dire qu'en prenant la totalité de Corriemuir, nous pourrions +ajouter à la somme nécessaire pour ce surplus de fermage, un +bénéfice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait +d'ajouter un salon à West Inch, et d'en faire une belle demeure +pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait à bouder, à +baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour +m'écouter. + +Mais si je la laissais s'abandonner à ses rêves sur ce que je +pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant +que j'étais le véritable héritier du laird, ou bien si, sans +cependant m'engager dans l'armée, chose dont elle ne voulait pas +entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le +nom serait dans la bouche de tous, alors elle était aussi +charmante qu'une journée de mai. + +Je me prêtais de mon mieux à ce jeu, mais il finissait toujours +par m'échapper un mot malheureux pour prouver que j'étais toujours +Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses +lèvres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. + +Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre à terre, et si +la rupture n'était pas arrivée d'une manière, elle le serait d'une +autre. + +La Noël était passée, mais l'hiver avait été doux. + +Il avait fait juste assez froid pour qu'on pût marcher sans danger +dans les tourbières. + +Edie était sortie par une belle matinée, et elle était rentrée +pour déjeuner avec les joues rouges d'animation. + +-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit- +elle. + +-- J'ai entendu dire qu'on l'attend. + +-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontré sur la lande. + +-- Quoi! vous avez rencontré Jim Horscroft? + +-- Je suis sûre que ce doit être lui. Un gaillard de tournure +superbe, un héros, avec une chevelure noire et frisée, le nez +court et droit, et des yeux gris. Il a des épaules comme une +statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tête +atteindrait tout juste à son épingle de cravate. + +-- Je vais jusqu'à son oreille, Edie, m'écriai-je avec +indignation. Du moins, si c'était bien Jim! Est-ce qu'il avait au +coin de la bouche une pipe en bois brun? + +-- Oui, il fumait; il était habillé de gris et il avait une belle +voix forte et grave. + +-- Ha! Ho! vous lui avez parlé, dis-je. + +Elle rougit légèrement, comme si elle en avait dit plus long +qu'elle ne voulait. + +-- Je me dirigeais vers un endroit où le sol était un peu mou, et +il m'a avertie. + +-- Ah! oui ce doit être le bon vieux Jim dis-je, voilà des années +qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle +que de biceps. Oui, pardieu, le voilà mon homme en chair et en os. + +Je l'avais vu par la fenêtre de la cuisine, et je m'élançai à sa +rencontre, tenant à la main mon beignet entamé. + +Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main +et les yeux brillants. + +-- Ah! Jock, s'écria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. +Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. + +Mais soudain il coupa cours à ses propos et regarda par-dessus mon +épaule, avec de grands yeux. + +Je me retournai. + +C'était Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui était debout +sur là seuil. + +Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant! + +-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. + +-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le déjeuner, Mr +Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire futé. + +-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. + +-- Moi aussi, et presque toujours je vais par là -bas, dit-elle. +Mais, dites-moi, Jock, vous n'êtes guère empressé à recevoir votre +ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il +faudra que je m'en charge à votre place pour en sauver la +réputation. + +Au bout de quelques minutes, nous étions avec les vieux, et Jim +s'attablait devant son assiette de potage. + +Il disait à peine un mot et restait toujours la cuillère en l'air +à contempler Edie. + +Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades. + +Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et +qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. + +-- Jock me disait que vous faisiez vos études pour devenir +docteur, dit-elle, mais comme cela doit être difficile, et qu'il +doit falloir de temps pour acquérir les connaissances nécessaires! + +-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, +mais j'en viendrai à bout tout de même. + +-- Ah! vous êtes brave! Vous êtes résolu, vous fixez votre regard +sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous +arrêter. + +-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui +a commencé avec moi a déjà sa plaque à sa porte, alors que je ne +suis encore qu'un étudiant. + +-- C'est que vous êtes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les +gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, +quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carrière! Vous +portez la guérison partout où vous allez. Vous rendez la force à +ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de +l'humanité. + +L'honnête Jim se démenait sur sa chaise, en entendant ces mots. + +-- Je n'ai pas des mobiles aussi élevés, je le crains bien, Miss +Calder, dit-il. Je songe à gagner ma vie, à continuer la clientèle +de mon père. Voilà ce que je vise, et si j'apporte la guérison +d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une pièce d'une +couronne. + +-- Comme vous êtes franc et sincère! s'écria-t-elle. + +Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus, +arrangeait adroitement son langage de façon à l’encourager à +entrer dans son rôle, et s'y prenait de la manière que je +connaissais si bien. + +Avant qu'il fût subjugué, je pus voir qu'il avait la tête toute +bourdonnante de l'éclat de sa beauté et de ses propos engageants. + +Je frissonnais d'orgueil à penser quelle haute idée il aurait de +ma parenté. + +-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir +m'en empêcher, au moment où nous fûmes sur le seuil, et pendant +qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. + +-- Belle! s'écria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son égale. + +-- Nous devons nous marier, dis-je. + +Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. + +Puis il ramassa sa pipe et s'éloigna sans mot dire. + +Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. + +Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tête +penchée sur la poitrine. + +Mais je n'étais pas près de l'oublier! La cousine Edie eut cent +questions à me faire au sujet de ses années d'adolescence, de sa +vigueur, des femmes qu'il devait connaître probablement: elle n'en +savait jamais assez. + +Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journée, +mais d'une façon moins agréable. + +Ce fut par mon père, qui rentra le soir, ne faisant que parler du +pauvre Jim. + +Le pauvre Jim avait passé tout ce temps à boire. + +Dès midi, étant gris, il était descendu aux coteaux de Westhouse, +pour se battre avec le champion Gipsy et on n'était pas certain +que l'homme passât la nuit. + +Mon père avait rencontré Jim sur la grande route, terrible comme +un nuage chargé de foudre, et prêt à insulter le premier qui +passait. + +-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientèle, +s'il commence à rompre les os aux gens. + +La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour +faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans +la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais à Corriemuir par le +sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui +marchait à grands pas. + +Mais ce n'était plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait +partagé notre soupe l'autre matin. + +Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet était défait, ses cheveux +emmêlés, sa figue toute brouillée, comme celle d'un homme qui a +passé la nuit à boire. + +Il tenait un bâton de frêne, dont il se servait pour cingler les +genêts de chaque côté du sentier. + +-- Eh bien, Jim, dis-je. + +Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une +fois à l'école, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait +dans son tort et mettait toute sa volonté à s'en tirer à force +d'effronterie. + +Il ne me répondit pas un mot. Il me dépassa sur le sentier étroit +et s'éloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout +de frêne et abattant les broussailles. + +Ah! certes, je ne lui en voulais pas. + +J'étais fâché, très fâché, voilà tout. + +Certes, je n'étais point aveugle au point de ne point voir ce qui +se passait. + +Il était amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire à l'idée +qu'elle serait à moi. + +Pauvre garçon, que pouvait-il y faire? + +Peut-être qu'à sa place je me serais conduit comme lui. + +Il y avait eu un temps où je m'étonnais qu'une jeune fille pût +ainsi mettre à l'envers la tête d’un homme plein de force, mais +j'en savais maintenant davantage. + +Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis +arriva cette journée, de jeudi qui devait changer le cours de +toute mon existence. + +Ce jour-là , je me réveillai de bonne heure, avec ce petit frisson +de joie, si exquis au moment où l'on ouvre les yeux. + +La veille, Edie avait été plus charmante que d'ordinaire. + +Je m'étais endormi en me disant qu’après tout, je pouvais bien +avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des +imaginations, sans se monter la tête, elle commençait à éprouver +de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West +Inch. + +C’était cette même pensée, qui, restée en mon coeur, était cause +de ce petit gazouillement matinal de joie. + +Puis je me rappelai qu'en me dépêchant, je serais prêt pour sortir +avec elle, car elle avait l’habitude d'aller se promener dès le +lever du soleil. + +Mais j'étais arrivé trop tard. + +Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et +la chambre vide. + +« Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-être, et nous +reviendrons ensemble. + +Du haut de la côte de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour; +donc, prenant mon bâton, je partis dans cette direction. + +La journée était claire, mais froide, et le ressac faisait +entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il +n'y eût point eu de vent dans notre région. + +Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air léger et vif +du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, +un peu essoufflé, parmi les genêts du sommet. + +En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis +la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim +Horscroft qui marchait côte à côte avec elle. + +Ils n'étaient pas bien loin, mais ils étaient trop occupés l'un de +l'autre pour me voir. + +Elle allait lentement, la tête penchée, de ce petit air espiègle +que je connaissais si bien. + +Elle détournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps à +autre. + +Il marchait près d'elle, la contemplant, et baissant la tête, dans +l'ardeur de son langage. + +Puis, à quelque propos qu’il lui tint, elle lui posa une main +caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la +souleva et l'embrassa à plusieurs reprises. + +À cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un +mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb, +l'air d'un cadavre, les yeux fixés sur eux. + +Je la vis lui mettre la main sur l'épaule, et accueillir les +baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. + +Puis il la remit à terre. + +Je reconnus que cette scène avait été celle de leur séparation, +car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient +trouvés à portée d'être vus des fenêtres du haut de la maison. + +Elle s'éloigna à pas lents, et il resta là pour la suivre des +yeux. + +J'attendis qu'elle fût à quelque distance. Alors je descendis, +mais mon saisissement était tel, que j'étais à peine à une +longueur de main de lui quand il passa près de moi. + +Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrèrent les miens. + +-- Ah! Jock! dit-il, déjà sur pied. + +-- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupée. + +Ma gorge était devenue si sèche que je parlais du ton d'un homme +qui a une angine. + +-- Ah! vraiment! dit-il. + +Puis il sifflota un instant. + +-- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fâché. Je comptais aller +à West Inch aujourd'hui même, pour m’expliquer avec vous. Mieux +vaut qu'il en soit ainsi peut-être. + +-- Le bel ami que vous faites! dis-je. + +-- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses +mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire où +nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je +ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai déjà rencontré Edie... +c'est à dire Miss Calder, le matin de mon arrivée, et il y avait +certains détails qui m'ont fait supposer qu'elle était libre, et +dans cette conviction, j'ai laissé mon esprit se lancer à sa +poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'était pas libre, qu'elle +était votre fiancée, et ce fût le coup le plus dur que j'aie reçu +depuis longtemps. Cela m'a mis complètement hors de moi. J'ai +passé des jours à faire des sottises, et c'est par un hasard +heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le +hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon âme, +Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous, +cette idée la fit rire. C'étaient affaires entre cousin et +cousine, disait-elle, mais quant à n'être pas libre, et à ce que +vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'étaient des bêtises. +Ainsi vous le voyez, Jock, je n'étais pas tant à blâmer que cela, +après tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir +par sa conduite envers vous, que vous vous étiez mépris en croyant +avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez dû remarquer qu'elle +vous a à peine dit un mot pendant ces deux dernières semaines. + +J'éclatai d'un rire amer. + +-- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'étais le +seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti +d'aimer. + +Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'épaule +et avança sa tête pour regarder dans mes yeux. + +-- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proférer un +mensonge. Vous n'êtes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce +pas? Vous êtes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous +agissons franchement, d'homme à homme? + +-- C'est la vérité de Dieu, dis-je. + +Il resta à me considérer, la figure contractée, comme celle d'un +homme en qui se livre un rude combat intérieur. + +Deux longues minutes se passèrent avant qu'il parlât. + +-- Voyons, Jock, dit il, cette femme là se moque de nous deux. +Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime à +West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de +diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur +d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable +l'infernale coquine. + +Mais c'était trop me demander. + +Au fond du coeur, il m'était impossible de la maudire, plus +impossible encore de rester impassible à écouter un autre mal +parler d'elle. Non, quand même cet autre eût été mon plus vieil +ami. + +-- Pas de gros mots, m'écriai-je. + +-- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos bénins. Je +l'appelle du nom qu'elle devrait porter. + +-- Ah! vraiment? dis je en ôtant mon habit. Attention, Jim +Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le +ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le +château de Berwick. + +Il retroussa les manches de son habit jusqu’au coude. Ce fut pour +les rabattre lentement. + +-- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de +poids et cinq pouces de taille, c'est une différence qui ne peut +se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se +prennent corps à corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah! +par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix? + +Je me retournai. + +Elle était là , à moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, +aussi indifférent que nous paraissions emportés, fiévreux. + +-- J'étais tout prés de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus +parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour +savoir de quoi il s'agissait. + +Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le +poignet. + +Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira +jusqu'à l'endroit où j'étais resté. + +-- Eh bien, Jock, voilà assez de sottises comme cela, dit-il. La +voici, lui demanderons-nous de déclarer lequel de nous elle +préfère? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous +sommes tous deux ici? + +-- J'y consens, répondis-je. + +-- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure +que je ne tournerai pas seulement un oeil de son côté. En ferez- +vous autant pour moi? + +-- Oui, je le ferai. + +-- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnêtes +gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous +connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier +soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez; +maintenant parlez carrément, sans détour. Nous voici devant vous: +prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock +ou de moi? + +Vous croyez peut-être la demoiselle accablée de confusion. + +Loin de là , ses yeux brillaient de joie. + +Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus +fière. + +Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un à l'autre de nous, sa +figure éclairée par le froid soleil du matin, elle avait l'air +plus charmante que jamais. + +Jim était aussi de cet avis, j’en suis sûr, car il lâcha son +poignet, et l'expression de dureté de sa physionomie l'adoucit. + +-- Allons, Edie, lequel sera-ce? + +-- Sots gamins! s'écria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock, +vous savez combien j'ai d'affection pour vous. + +-- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. + +-- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que +Jim. + +Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre +le coeur de Jim. + +-- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'épaule +d'Edie. + +Je voyais... + +Je rentrai à West Inch, transformé en un tout autre homme. + + +V -- L'HOMME D’OUTRE-MER + +Je n'étais point homme à rester assis et geignant près d'une +cruche cassée. + +Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le rôle qui convient à +un homme c'est de n'en plus parler. + +Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il +l'est encore un peu, quand j'y pense, après tant d’années et un +heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la +chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le +jour de la promenade sur la côte. + +Je fus pour elle un frère, rien de plus. + +Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la +nécessité de tirer durement sur le mors. + +Même alors elle tournait autour de moi, avec ses façons câlines, +ses histoires que Jim était bien rude avec elle, et combien elle +avait été heureuse au temps où j'étais bien disposé pour elle. + +Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne +pouvait agir autrement. + +Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, étaient fort +heureux. + +Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu dès qu'il +serait reçu docteur. + +Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine à West Inch +avec nous. + +Mes parents en étaient contents et je faisais de mon mieux pour +être content de mon côté. + +Il y eut peut-être un peu de froideur entre lui et moi dans les +commencements. + +Ce n'était plus de lui à moi cette vieille amitié de camarades +d'école. Mais plus tard, quand la douleur fut passée, il me semble +qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste +motif pour me plaindre de lui. + +Nous étions donc restés amis, jusqu'à un certain point. + +Il avait oublié toute sa colère contre elle. Il eût baisé +l'empreinte laissée par ses souliers dans la boue. + +Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. +C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. + +Nous avions dépassé Brampton House et contourné le bouquet de pins +qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. + +On était alors au printemps. + +La saison était en avance, de sorte qu'à la fin d'avril les arbres +étaient déjà bien en feuilles. + +Il faisait aussi chaud qu'en un jour d’été. + +Aussi fûmes-nous extrêmement surpris de voir un immense brasier +grondant sur la pelouse qui s'étendait devant la porte du Major. + +Il y avait là la moitié d'un pin, et les flammes jaillissaient +jusqu’à la hauteur des fenêtres de la chambre à coucher. + +Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fûmes bien +autrement stupéfaits de voir le major sortir, un grand pot d'un +quart à la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son +ménage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du +feu. + +C'était un homme très doux, tranquille, comme on le savait dans +tout le pays, et voilà qu'il se prenait le rôle du vieux Nick à la +danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa +pinte au-dessus de sa tête. + +Nous arrivâmes au pas de course. + +Il n'en mit que plus d'entrain à l'agiter, quand il nous vit +approcher. + +-- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix! + +À ces mots, nous nous mîmes aussi à danser et chanter, car depuis +si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait +que de guerre. + +On était excédé; l'ombre avait plané si longtemps au-dessus de +nous, que nous étions tout étonnés de sentir qu'elle avait +disparu. + +Vraiment c'était un peu trop fort à croire, mais le major dissipa +nos doutes par son dédain. + +-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'écria-t-il en s'arrêtant, et +appuyant la main sur son côté. Les Alliés ont occupé Paris. Boney +a jeté le manche après la cognée, et tous ses hommes jurent +fidélité à Louis XVIII. + +-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'épargnera? + +-- Il est question de l'envoyer à l'île d'Elbe, où il sera hors +d'état de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en +tireront pas à aussi bon compte. Il a été commis pendant ces +derniers vingt ans des actes qui n'ont point été oubliés, et il y +a encore quelques vieux comptes à régler. Mais c'est la Paix! la +Paix. + +Et il se remit à ses gambades, le pot en main, autour de son feu +de joie. + +Nous passâmes quelques instants avec le major. + +Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers la plage, en causant de +cette grande nouvelle et de ce qui s’en suivrait. + +Il savait peu de choses. + +Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustâmes tout cela, nous +dîmes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves +gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient où ils +voudraient en sécurité, que nous démolirions tous les signaux de +feu établis sur la côte, car désormais nul ennemi n’était à +craindre. + +Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, +et nous regardions l'antique Mer du Nord. + +Et Jim, qui allait à grands pas près de moi, si plein de santé et +d'ardeur, il ne se doutait guère qu'à ce moment même il avait +atteint le point culminant de son existence, et que désormais il +ne cesserait de descendre la pente. + +Il flottait sur la mer une légère buée, car les premières heures +de la matinée avaient été très brumeuses et le soleil n'avait pas +tout dissipé. + +Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vîmes tout à coup +émerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du +côté de la terre en se balançant. + +Un seul homme était assis à la manoeuvre, et le bateau louvoyait +comme si l'homme avait de la peine à se décider pour atterrir sur +la plage ou s'éloigner. + +À la fin, comme si notre présence lui eût fait prendre son parti, +il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les +galets, juste à nos pieds. + +Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traîna l'avant sur la +plage. + +-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- +tour pour s'adresser à nous. + +C'était un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais +d'une maigreur excessive. + +Il avait les yeux perçants, très rapprochés, entre lesquels se +dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de +moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. + +Il était vêtu fort convenablement, d'un costume brun à boutons de +cuivre, et chaussé de grandes bottes que l'eau de mer avait +durcies et rendues fort rugueuses. + +Il avait la figure et les mains d'un teint si foncé qu'on aurait +pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau +pour nous saluer, nous vîmes que son front était très blanc et que +la nuance si foncée de son teint n'était que superficielle. + +Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait +un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La +question ainsi faite était facile à comprendre, mais on eût dit +qu'il y avait derrière elle une menace, on eût dit qu'il comptait +sur la réponse comme sur une obligation et non comme sur une +faveur. + +-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de +sa botte sur les galets. + +-- Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait de rire. + +-- Angleterre? Écosse? + +-- Écosse, mais c'est l'Angleterre de l’autre côté de ces arbres, +là -bas. + +-- Bon, je sais où je suis, maintenant! Je me suis trouvé dans le +brouillard sans boussole pendant près de trois jours, et je ne +m'attendais plus à revoir la terre. + +Il parlait l'anglais très couramment, mais de temps à autre avec +des tournures étranges de phrases + +-- Alors d'où venez-vous? demanda Jim. + +-- J'étais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brièvement. +Quelle est cette ville, par là -bas? + +-- C'est Berwick. + +-- Ah! très bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller +plus loin. + +Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il +vacilla fortement, et il serait tombé s'il n'avait pas saisi la +proue. + +Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les +yeux flambants comme ceux d'une bête sauvage. + +-- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la +sonorité d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la +garde! + +Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, et brusquement, la tête +en avant, il s'abattit, tout recroquevillé, en un tas brun, sur le +sable. + +Jim Horscroft et moi, nous restions là stupéfaits à nous regarder. + +L'arrivée de cet homme avait été si étrange, ainsi que ses +questions, et ce brusque incident! + +Nous le prîmes chacun par une épaule et l’étendîmes sur le dos. + +Il était ainsi allongé, avec son nez proéminent, sa moustache de +chat, mais les lèvres exsangues, la respiration si faible, qu'elle +eût à peine agité une plume. + +-- Il se meurt, Jim, m'écriai je. + +-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de +pain dans le bateau. Peut-être y a-t-il quelque chose dans le sac? + +Il s'élança et rapporta un sac noir en cuir. + +Avec un grand manteau bleu, c'était les seuls objets qui se +trouvassent dans le bateau. + +Le sac était fermé, mais Jim l'ouvra en un instant; il était à +moitié plein de pièces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais +vu autant, non, pas même la dixième partie. + +Il devait y en avoir des centaines; c’étaient des souverains +anglais tout brillants, tout neuf. + +À vrai dire, cette vue nous avait si fortement intéressés que nous +ne songions plus du tout à leur possesseur jusqu'au moment où il +nous rappela près de lui par une plainte. + +Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Sa mâchoire inférieure +retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses +rangées de dents blanches comme les dents de loup. + +-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au +ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, +ou il est perdu. En attendant, je défais ses vêtements. + +Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, +rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. + +Jim avait déboutonné l'habit et la chemise de l'homme. + +Nous répandîmes de l'eau sur lui et nous en fîmes pénétrer +quelques gouttes entre les lèvres. + +Cela produisit un bon effet, car après deux ou trois fortes +inspirations, il se mit sur son séant et se frotta lentement les +yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. + +Mais, à ce moment-là , ce n'était point sa figure que Jim et moi +nous considérions; c'était sa poitrine découverte. + +On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- +dessous de la clavicule et l'autre à peu près au milieu du côté +droit. + +La peau de son corps était extrêmement blanche jusqu'à la ligne +brune du cou. Aussi les trous froncés et rouges n'en +apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte générale. + +D'en haut je pus voir qu'il y avait une dépression correspondante +dans la dos à un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour +l'autre. + +Si dépourvu d'expérience que je fusse, je pouvais dire ce que cela +signifiait. + +Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine. L'une d’elles +l'avait traversée; l'autre y était restée. + +Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit +sa chemise d'un air soupçonneux. + +-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tête? Ne faites +pas attention à ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crié? + +-- Vous avez crié au moment même où vous êtes tombé. + +-- Qu'est-ce que j'ai crié? + +Je le lui répétai, quoique ce fussent des mots à peu près +dépourvus de toute signification pour moi. + +Il nous regarda fixement l'un après l'autre, puis haussa les +épaules: + +-- Ça fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette +question: que vais-je faire à présent? Je ne me serais pas cru si +faible. Où êtes-vous allés prendre cette eau? + +Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas +incertain. + +Là il s'étendit sur le ventre et se mit à boire, si longtemps que +je crus qu'il n'en finirait pas. + +Son long cou plissé se tendait comme celui d'un cheval, et il +faisait à chaque gorgée un fort bruit de lapement avec ses lèvres. + +Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa +moustache avec sa manche. + +-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose à manger? + +J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de +galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. + +Puis, il sortit les épaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa +les côtes de la paume de sa main. + +-- Je suis sûr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez été +très bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu +l'occasion d'ouvrir ma sacoche. + +-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous +avez perdu connaissance. + +-- Ah! je n'ai pas grand-chose là dedans, tout au plus... comment +dites-vous cela?... quelques économies. Ce n'est pas une grosse +somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'à ce que +je trouve quelque chose à faire. D'ailleurs il me semble qu'on +pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait été +impossible de tomber sur un pays plus paisible, où il n'y a peut- +être pas l'ombre d'un _gendarme_ à cette distance de la ville. + +-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous êtes, d'où vous +venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d'un ton rébarbatif. + +L'étranger le toisa des pieds à la tête, d'un air connaisseur. + +-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une +compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, +j'aurais le droit de m'en fâcher, s'il s'agissait de tout autre +que vous, mais vous avez le droit d'être renseigné, après m'avoir +traité avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. +Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de +Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le +bateau. + +-- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. + +Mais il me lança ce regard direct qui décèle l'honnête homme. + +-- C'est vrai, mais le navire était de Dunkerque, et ce bateau est +une de ses chaloupes. L'équipage est parti sur le grand canot, et +le navire a coulé si rapidement que je n'ai eu le temps de rien +embarquer. C'était lundi. + +-- Et nous voici au jeudi! Vous êtes resté trois jours sans +aliments ni boissons? + +-- C'est trop long, dit-il. Déjà je me suis trouvé en pareille +situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais +laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un +logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente +de la côte. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par là -bas? + +-- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Français: +Il se réjouit parce que la paix a été conclue. + +-- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de +mon côté j'ai fait un peu la guerre ici et là . + +Il n'avait point l'air content, car il avait froncé ses sourcils +très bas sur ses yeux perçants. + +-- Vous êtes Français, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous +descendions ensemble. + +Il tenait à la main sa sacoche noire et avait jeté sur son épaule +son grand manteau bleu. + +-- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens +sont plus Allemands que Français. Pour moi, j'ai été dans tant de +pays que je me trouve chez moi n'importe où. J'ai été grand +voyageur. Et où pensez-vous que je pourrais trouver un logement? + +Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les +yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est +écoulé depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce +singulier personnage. + +Il m'avait inspiré, je crois, de la défiance, et pourtant il +exerçait sur moi de la fascination. + +Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses +façons de s'exprimer, je ne sais quoi qui différait entièrement de +tout ce que j'avais vu jusqu'alors. + +Jim Horscroft était un bel homme, et le Major Elliott un homme +brave, mais il manquait à tous deux quelque chose que possédait +cet inconnu: c'était ce coup d'oeil alerte et vif, cet éclat des +yeux, cette distinction indéfinissable à décrire. + +Puis, nous l'avions sauvé alors qu'il gisait, respirant à peine, +sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme à +qui l’on a rendu service. + +-- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis à peu près sûr +de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-là , +vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. + +Il ôta son chapeau et s'inclina avec toute la grâce imaginable. +Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraîna à l'écart. + +-- Vous êtes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est +qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir +vous mêler de ses affaires? + +Mais j'étais l'être le plus obstiné qu'ait jamais chaussé une +paire de bottes, et la plus sûre façon de me faire aller en avant, +c'était de me tirer en arrière. + +-- C'est un étranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur +lui, dis-je. + +-- Vous en serez fâché, dit-il. + +-- Cela se peut. + +-- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser à +votre cousine Edie. + +-- Edie est parfaitement capable de se garder elle-même. + +-- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il +vous plaira! s'écria-t-il en un de ses brusques accès de colère. + +Et sans ajouter un mot, pour prendre congé de l'un ou de l'autre +de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du +côté de la maison de son père. + +Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous +descendions ensemble. + +-- Je crois bien que je ne lui ai guère plu, dit-il. Je vois très +bien qu'il vous a cherché querelle parce que vous m'emmenez chez +vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par +hasard que j'ai volé l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, +qu'est-ce qu'il craint? + +-- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est égal. Pas un +étranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. + + +VI -- UN AIGLE SANS ASILE + +Mon père me parut être presque de l'avis de Jim Horscroft, car il +ne montra pas un empressement extrême à l'égard de ce nouvel hôte; +il le toisa du haut en bas d'un air très interrogateur. + +Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je +remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en +voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se réduisait +toujours à deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se +fermèrent d'eux-mêmes, car je crois bien que pendant ces trois +jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mangé. + +C'était une bien pauvre chambre que celle où je le conduisis, mais +il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et +s'endormit aussitôt. + +Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre +était contiguë à la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous +avions un hôte sous notre toit. + +Le lendemain matin, quand je descendis, je m'aperçus qu'il m'avait +devancé, car il était assis en face de mon père à la table de +l'embrasure de la fenêtre, dans la cuisine, leurs têtes se +touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de +pièces d'or. + +À mon entrée, mon père leva sur moi des yeux où je vis un éclair +d'avidité que je n'y avais jamais remarqué jusqu'alors. + +Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha +aussitôt. + +-- Très bien, monsieur, la chambre est à vous, et vous paierez +toujours d'avance le trois du mois. + +-- Ah! voici mon premier ami, s'écria de Lapp en me tendant la +main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, +mais où il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on +sourit à son chien. + +« Me voilà tout à fait remis à présent, grâce à mon excellent +souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim +qui ôte à l'homme toute énergie. Cela d'abord, le froid ensuite. + +-- Oui, c'est vrai, dit mon père, je me suis trouvé sur la lande +dans une tempête de neige pendant trente-six heures, et je sais ce +que c'est. + +-- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en +approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et +devenaient plus semblables à des singes, et ils venaient presque +sur les bords des pontons où nous les gardions; ils hurlaient de +rage et de douleur. + +« Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la +ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les +entendaient à peine, tant ils s'étaient affaiblis. + +-- Et ils moururent? m'écriai-je. + +-- Ils résistèrent pendant très longtemps. C'étaient des +grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux +hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se +rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait +en soulever trois à la fois, comme si c'étaient de petits singes. +Cela faisait pitié. Ah! mon ami, voudrez-vous me présenter à +Madame et à Mademoiselle? + +C’étaient ma mère et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. + +Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus +toutes les peines du monde à garder mon sérieux, car au lieu de +leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête à la mode +écossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il +avança le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de +l'air le plus drôle. + +Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, +mais Edie se montra aussitôt enchantée. + +On eût dit que c'était un jeu pour elle, et elle se mit à faire +une révérence, mais une révérence si profonde, que je la crus un +instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au +milieu de la cuisine. + +Mais non, elle se redressa aussi légèrement qu'un rembourrage qui +fait ressort. + +Nous approchâmes tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes +servies avec le lait et la bouillie. + +Il avait une merveilleuse manière de se conduire avec les femmes, +ce gaillard-là . + +Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous +aurions eu l'air de faire les imbéciles, et les filles nous +auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien +avec son genre de physionomie et de langage qu’on en venait enfin +à trouver cela tout naturel. + +En effet, quand il s'adressait à ma mère, ou à la cousine Edie -- +et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait +jamais sans s'être incliné, sans prendre un air à faire croire +qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en écoutant ce qu'il +avait à dire; et lorsqu'elles répondaient, on eût cru, à voir sa +physionomie, que leurs paroles étaient précieuses et dignes d'être +conservées à tout jamais. + +Et pourtant, même quand il s’abaissait devant les femmes, il +gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme +pour donner à entendre que c'était pour elles seules qu'il se +faisait aussi doux, mais qu'à l'occasion, il savait faire preuve +d’assez de raideur. + +Pour ma mère, c'était merveille de voir combien elle s'adoucit à +son égard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos +affaires, lui parla de son oncle à elle, qui était chirurgien à +Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son côté. + +Elle lui raconta la mort de mon frère Rob, événement que je ne +l'avais jamais entendu dire à âme qui vive -- et alors on eût cru +que de Lapp allait verser des larmes à cette occasion -- lui qui +venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes +mourir de faim. + +Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lançait +incessamment de petits coups d'oeil à notre hôte, et une fois ou +deux, il la regarda très fixement. + +Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sa chambre, mon père +tira de sa poche huit pièces d'or d'une guinée et les étala sur là +table. + +-- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il. + +-- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux béliers noirs, voilà +tout. + +-- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le +logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les +quatre semaines. + +Mais, en entendant cela, ma mère hocha la tête. + +-- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce +n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que +nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. + +-- Ta! ta! s'écria mon père, il peut très bien le faire sans se +gêner. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il +a offert lui-même. + +-- Cet argent-là ne portera pas bonheur, dit-elle. + +-- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tête à l'envers avec +ses façons d’étranger? + +-- Oui, il serait bon que les maris écossais eussent quelque peu +de ses manières prévenantes, dit-elle. + +C'était la première fois de ma vie que je l'entendis riposter à +mon père. + +De Lapp ne tarda pas à descendre et me demanda si je voulais +sortir avec lui. + +Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sa poche une petite croix +faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse +encore vue. + +-- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela à Tolède, en +Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donné l'autre à une jeune +fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir +de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez +faire une épingle de cravate. + +Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce présent, qui +valait plus que tout ce que j'avais possédé en ma vie. + +-- Je pars pour aller compter les agneaux sur le pâturage d'en +haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il de venir avec moi et +de voir un peu le pays. + +Il eut un instant d'hésitation, puis il secoua la tête. + +-- J'ai, dit-il, quelques lettres à écrire le plus tôt possible. +Je compte passer la matinée chez moi pour m'acquitter de cette +tâche. + +Pendant toute la matinée, j'allai et je vins sur les hauteurs; et, +comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupé que de +cet étranger que le hasard avait jeté à notre porte. + +Où avait-il appris ces manières, cet air de commandement, cet +éclat hautain et menaçant du regard? + +Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si +détaché, quelle étonnante existence que celle où elles avaient +trouvé place? + +Il avait été bon pour nous, il avait usé d'un langage plein +d'amabilités et malgré tout je n'arrivais pas à chasser +entièrement la défiance que j'avais éprouvée à son égard. + +Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-être +avais je eu tort de l'introduire à West Inch. + +Quand je rentrai, il avait l'air d'être né et d'avoir vécu dans la +ferme. + +Il était assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe +le coin de la cheminée, et il avait le chat noir sur ses genoux. + +Il tenait les bras étendus, et d’une main à l'autre allait un +écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisait un peloton. + +La cousine Edie était assise tout près et, en voyant ses yeux, je +m'aperçus qu'elle avait pleuré. + +-- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine? + +-- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et +honnêtes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose pût +l'émouvoir à ce point. Autrement, je n'en aurais point parlé. Je +contais les souffrances de quelques troupes qui avaient à +traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont +je sais quelque chose. Il est bien étrange de voir le vent +emporter des hommes par-dessus le bord des précipices, mais le sol +était bien glissant, et il n'y avait rien à quoi ils pussent se +retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, et cela alla +mieux de cette façon, mais la main d'un artilleur resta dans la +mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par le froid +depuis trois jours. + +Je restais à écouter bouche béante. + +« Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus +leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine à résister. Et +pourtant, s'ils restaient en arrière, les paysans les prenaient, +les clouaient à la porte de leurs granges, les pieds en haut, et +allumaient du feu sous leur tête. C'était pitié de voir ainsi +périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus +avancer, c'était intéressant de voir comment ils s'y prenaient: +ils s'arrêtaient, faisaient leur prière, assis sur une vieille +selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes et leurs bas et +appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils +mettaient leur gros orteil sur la détente, et _pouf_! c'était +fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on à +eu une rude besogne par là -bas sur ces montagnes de Guadarama. + +-- Et quelle armée, était-ce? demandai-je. + +-- Oh! j'ai été dans tant d'armées que je m'y embrouille +quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. À propos, j'ai vu +vos Écossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je +croyais d'après cela que tout le monde ici portait des ... comment +appelez-vous cela... des jupons? + +-- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. + +-- Ah! dans les montagnes. Mais voici là -bas, dehors, un homme. +Peut-être est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres à +la poste, à ce qu'a dit votre père. + +-- Oui, c'est le garçon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je +les lui donne? + +-- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre +main. + +Il les tira de sa poche et me les remit. + +Je sortis aussitôt avec ces lettres et chemin faisant mes regards +tombèrent sur l'adresse que portait l’une d'elles. + +Il y avait en très grosse et très belle écriture: + +« À sa Majesté + +« Le roi de Suède + +« Stockholm » + +Je ne savais pas beaucoup de français, assez toutefois pour +comprendre cela. + +Quel était donc cette sorte d'aigle qui était venu se poser dans +notre humble petit nid? + + +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR + +Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis très certain, un +ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de +notre existence depuis le jour où cet homme vint sous notre toit, +ou de quelle façon il en vint à gagner peu à peu notre affection à +tous. + +Avec les femmes, ce ne fut pas une tâche bien longue, mais il ne +tarda pas à dégeler mon père lui-même, chose qui n'était pas des +plus aisées. + +Il avait même fait la conquête de Jim Horscroft aussi bien que la +mienne. + +À vrai dire, nous n'étions guère, à côté de lui, que deux grands +enfants, car il était allé partout, il avait tout vu, et quand il +avait passé une soirée à jaser, en son anglais boiteux, il nous +avait emportés bien loin de notre simple cuisine, de notre +maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des +camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. + +Horscroft avait d'abord été assez maussade avec lui, mais de Lapp, +par son tact, par l'aisance de ses manières, l'avait bientôt +séduit, avait entièrement conquis son coeur, si bien que voilà Jim +assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous +deux perdus dans l'intérêt qu'ils prenaient à écouter tous les +récits qu'il nous faisait. + +Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, +après un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une +semaine, d'un mois à l'autre, par telle ou telle parole, telle ou +telle action, il arriva à nous rendre tels qu’il voulait. + +Un de ses premiers actes fut de donner à mon père le canot dans +lequel il était venu, en ne se réservant que le droit de le +reprendre s'il venait à en avoir besoin. + +Les harengs vinrent fort près de la côte cette année-là , et avant +sa mort mon oncle nous avait donné un bel assortiment de filets, +de sorte que ce présent nous rapporta bon nombre de livres. + +Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant +tout un été ramant lentement, s'arrêtant tous les cinq ou six +coups de rame, pour jeter une pierre attachée au bout d'une corde. + +Je ne compris rien à sa conduite jusqu'au jour où il me l'expliqua +de son propre gré. + +-- J'aime à étudier tout ce qui a du rapport aux choses de la +guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais échapper une occasion. Je +me demandais s'il serait difficile à un commandant de corps +d'armée d'opérer un débarquement ici. + +-- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. + +-- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez- +vous pris des sondages ici? + +-- Non. + +-- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcée de se tenir au +large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une frégate de quarante +canons puisse approcher jusqu'à portée de fusil. Bondez vos canots +de tirailleurs, déployez-les derrière ces dunes de sable, puis +soutenez-les en en lançant encore d'autres, lancez des frégates +une pluie de mitraille par-dessus leurs têtes. Cela pourrait se +faire! Cela pourrait se faire. + +Ses moustaches raides comme celles d'un chat se hérissèrent plus +que jamais, et je pus voir à l'éclat de son regard qu'il était +emporté par ses rêves. + +-- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec +indignation. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, naturellement pour une bataille, il +faut être deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien +d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille, +trente mille? Quelques régiments de bonnes troupes, le reste! +Peuh! Des conscrits, des bourgeois armés. Comment appelez-vous ça? +Des volontaires? + +-- Des gens courageux, criai je. + +-- Oh oui, très braves, mais des imbéciles. Ah! mon Dieu! on ne +saurait dire à quel point ils seraient imbéciles. Non pas eux +seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement +peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune précaution. Ah! +j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits +attaquer une batterie de dix pièces: il fallait voir comme ils +avançaient bravement, si bien que de l'endroit, où je me trouvais, +la montée avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?... +avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de +conscrits, qu'était-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes +troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, +hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une +décharge de mitraille? Aussi voilà votre second bataillon étendu +sur la pente. Alors ce sont les chasseurs à pied de la garde, de +vieux soldats, à qui l’on dit de prendre la batterie: à les voir +marcher, ce n’était guère captivant, pas de colonne, pas de cris, +personne de tué. Tout juste une ligne de tirailleurs disséminés, +avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les +batteries était réduites au silence; et les artilleurs espagnols +taillés en pièces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui +s'apprend, tout comme l'élevage des moutons. + +-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un étranger; si nous +avions trente mille hommes sur la crête de cette hauteur là -bas, +vous en viendriez à être fort heureux d'avoir vos bateaux derrière +vous. + +-- Sur la crête de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses +regards sur la crête. Oui, si votre homme connaissait son affaire; +il aurait sa gauche appuyée à votre maison, son centre à +Corriemuir, et sa droite par là , vers la maison du docteur, avec +une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa +cavalerie manoeuvrerait pour nous couper dès que nous serions +déployés sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous +former, et nous saurons bientôt ce que nous avons à faire. Voilà +le point faible, c'est le défilé ici: je le balaierais avec mes +canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en +avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air: +Eh Jock, vos volontaires, où seraient-ils? + +-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. + +Et nous partîmes tous deux de cet éclat de rire cordial par lequel +finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. + +Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En +d'autres moments, il n'était pas aussi facile de l'admettre. + +Je me souviens très bien qu'un soir de cet été-là , comme nous +étions assis à la cuisine, lui, mon père, Jim, et moi, et que les +femmes étaient allées se coucher, il se mit à parler de l'Écosse +et de ses rapports avec l'Angleterre. + +-- Jadis vous aviez votre roi à vous, et vos lois se faisaient à +Édimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de +désespoir, à la pensée que tout cela vient de Londres. + +Jim ôta sa pipe de sa bouche. + +-- C'est nous qui avons imposé notre roi à l'Angleterre, et si +quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de là -bas. + +Évidemment l'étranger ignorait ce détail. Cela lui imposa silence +un instant. + +-- Oui, mais vos lois sont faites là -bas, dit-il enfin, et +assurément ce n'est pas avantageux. + +-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement à Édimbourg, dit +mon père, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je +n'ai guère le loisir de penser à ces choses-là . + +-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir +d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprimé, ce sont ses +jeunes gens qui doivent le venger. + +-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit +Jim. + +-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette manière +de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de +marcher sur Londres s'écria de Lapp. + +-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais +qui nous conduirait? + +Il se redressa, fit la révérence, en posant la main sur son coeur, +de sa bizarre façon. + +-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'écria-t-il. + +Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis +convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. + +Je n'arrivai jamais à me faire quelque idée de son âge, et Jim +Horscroft n'y réussit pas mieux. + +Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, +parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. + +Sa chevelure brune, raide, coupée court, n'avait nul besoin d'être +coupée ras au sommet de la tête, où elle se raréfiait pour finir +en une courbe polie. + +Sa peau était sillonnée de mille rides très fines, qui +s'entrelaçaient, formaient un réseau; elle était, comme je l'ai +dit, toute recuite par le soleil. Mais il était agile comme un +adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un +jour à parcourir la montagne ou à ramer sur la mer sans mouiller +un cheveu. + +Tout bien considéré, nous jugeâmes qu'il devait avoir quarante ou +quarante-cinq ans, bien qu'il fût malaisé de comprendre comment il +avait pu voir tant de choses à une telle période de la vie. + +Mais un jour on se mit à parler d’âge, et alors il nous fit une +surprise. + +Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en +avait vingt-sept. + +-- Alors je suis le plus âgé de nous trois, dit de Lapp. + +Nous partîmes d'un éclat de rire, car, à notre compte, il aurait +parfaitement pu être notre père. + +-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu +vingt-neuf ans en décembre. + +Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre +quelle existence extraordinaire avait été la sienne. + +Il vit notre étonnement et s'en amusa. + +-- J’ai vécu! j'ai vécu! s'écria-t-il. J'ai employé mes jours et +mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une +compagnie dans une bataille où cinq nations prenaient part. J'ai +fait pâlir un roi aux mots que je lui ai chuchotés à l'oreille, +alors que j'avais vingt ans. J'ai contribué à refaire un royaume +et à mettre un nouveau roi sur un grand trône l'année même où je +suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vécu ma vie. + +Ce fut là ce que j'appris de plus précis, d'après ses dires, sur +son passé. + +Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait à +hocher la tête ou à rire. + +Dans de certains moments, nous pensions qu’il n'était qu'un adroit +imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de +talents serait-il venu perdre son temps dans le comté de Berwick? + +Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que +sa vie avait en effet un passé très rempli. + +Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour très +proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le même +qui avait dansé autour du feu de joie avec sa soeur et les deux +bonnes. + +Il s'était rendu à Londres pour quelque affaire relative à sa +pension et à son indemnité de blessure, et avec quelque espoir +qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu’il ne revint que vers +la fin de l’automne. + +Dès les premiers jours de son retour, il descendit pour nous +rendre visite, et alors ses yeux se portèrent pour la première +fois sur de Lapp. + +Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille +stupéfaction. + +Il regarda fixement notre hôte pendant une longue minute sans dire +seulement un mot. + +De Lapp lui rendit ce regard avec la même persistance, mais sans +que rien indiquât qu'il le reconnaissait. + +-- Je ne sais qui vous êtes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me +regardez comme si vous m'aviez déjà vu. + +-- En effet je vous ai vu, dit le major. + +-- Jamais, que je sache. + +-- Mais je le jure. + +-- Où donc, alors? + +-- Au village d'Astorga, en 18... + +De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. + +-- Mon Dieu, s'écria-t-il, quel hasard, et vous êtes le +parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. +Permettez-moi de vous dire un mot à l'oreille. + +Il le prit à part, causa en français avec lui, d'un air très +sérieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant +des explications, pendant que le major hochait de temps à autre sa +vieille tête grisonnante. + +À la fin, ils parurent s'être mis d'accord pour quelque +convention, et j'entendis le major dire à plusieurs reprises: +_Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je +compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort +loin. + +Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait +jamais aller à la même familiarité de langage, dont nous usions +avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la +parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. + +Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait à ce sujet, +Mais il se déroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. + +Jim Horscroft passa tout cet été à la maison, mais vers la fin de +l'automne, il retourna à Édimbourg, pour les cours d'hiver, car il +se proposait de travailler assidûment et d'obtenir son diplôme au +printemps prochain, s’il pouvait, et il reviendrait passer la +Noël. + +Il y eut donc une grande scène d’adieu entre lui la cousine Edie. + +Il devait faire poser sa plaque et se marier dès qu'il aurait le +droit d'exercer. + +Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle +tendresse, et elle avait de son côté, quelque affection pour lui, +à sa manière, et en effet, elle eût cherché en vain dans toute +l'Écosse un plus bel homme que lui. + +Cependant quand il était question de mariage, elle faisait une +légère grimace en songeant que tous ses rêves mirifiques +aboutiraient à n'être que la femme d'un médecin de campagne. Mais +tout bien considéré, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et +elle se décida pour le meilleur des deux. + +Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions +d'une classe tout à fait différente de la nôtre: donc il ne +comptait pas. + +En ce temps-là , je ne fus jamais bien fixé sur ce point: Edie se +préoccupait-elle ou non de lui? + +Quand Jim était à la maison, ils ne faisaient guère attention l’un +et l’autre. + +Après son départ, ils se rencontrèrent plus souvent, ce qui était +assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps +d'Edie. + +Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le +trouvait pas à son gré, et pourtant elle n'était pas à son aise +lorsqu'il n'était pas là le soir. + +Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait à causer avec lui, à lui +faire mille questions. + +Elle se faisait décrire par lui les costumes des reines, dire sur +quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des +épingles à cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles +portaient à leurs chapeaux, et je finissais par m'étonner qu'il +trouvât réponse à tout cela. + +Et pourtant il avait toujours une réponse. Il jouait de la langue +avec tant de dextérité, de vivacité. Il montrait tant +d'empressement à l'amuser, que je me demandais comment il se +faisait qu'elle n'eût pas plus d'affection pour lui. + +Bref, l'été, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se +passèrent, nous étions encore tous très heureux ensemble. + +L’année 1815 était déjà fortement entamée. + +Le grand Empereur vivait toujours à l'île d'Elbe, se rongeant le +coeur; tous les ambassadeurs, réunis à Vienne, continuaient à se +chamailler sur la façon de se partager la peau du lion, maintenant +qu'ils l'avaient réduit aux abois pour tout de bon. + +Quant à nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous étions tout +absorbés par nos menues et pacifiques occupations, le soin des +moutons, les voyages au marché de bestiaux de Berwick, et les +causeries du soir devant le grand feu de tourbe. + +Nous ne nous figurions guère que les actes de ces hauts et +puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur +nous. + +Quant à la guerre, eh bien, n'était-on pas tous d'accord pour +admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus +nos têtes, et que si les Alliés ne se prenaient pas de querelle +entre eux, il se passerait cinquante autres années avant qu'il se +tirât en Europe un seul coup de fusil. + +Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour très net +dans ma mémoire. Il survint, je crois, vers la fin de février de +cette année-là , et je vous le conterai avant d'aller plus loin. + +Vous savez, j'en suis sûr, comment sont faites les tours d'alarme +de la frontière. + +Ce sont des masses carrées, disséminées de distance en distance le +long de la ligne de partage et construites de façon à donner asile +et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les +bandits. + +Lorsque Percy et ses hommes étaient partis pour les Marches, on +amenait une partie de leur bétail dans la cour de la tour, on +fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers +placés au sommet. + +C'était un signal auquel devaient répondre de même les autres +tours d'alarme. + +Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de +Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis à +Édimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces +antiques donjons étaient gondolés, croulants, et offraient aux +oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. + +J'ai récolté un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans +la tour d'alarme de Corriemuir. + +Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un +message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent à deux milles en +deçà d'Ayton. + +Vers cinq heures, au moment même où le soleil allait se coucher, +je me trouvais sur le sentier de la lande, de façon à voir +exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la +vieille tour d'alarme était un peu à ma gauche. + +Je considérais à loisir le donjon, qui faisait un effet fort +pittoresque pour le flot de lumière rouge qui déversait sur lui +les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'étendant au loin en +arrière. + +Et comme je regardais avec attention, j'aperçus soudain la figure +d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. + +Naturellement je m'arrêtai, étonné de cela, car que pouvait faire +un individu quelconque dans cet endroit, et à ce moment-là , car +l'époque de la nidification n'était pas encore venue. + +C'était si singulier que je me déterminai à tirer l'affaire au +clair. + +Donc, malgré ma fatigue, je tournai le dos à la maison et me +dirigeai d'un pas rapide vers la tour. + +L'herbe monte jusqu'au bas même du mur, et mes pieds ne firent que +peu de bruit jusqu'au moment où j'arrivai à l'arc coulant où se +trouvait jadis l'entrée. + +Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'intérieur. + +C'était Bonaventure de Lapp qui était là , debout dans l'enceinte, +et qui regardait par ce même trou où j'avais vu sa figure. + +Il était tourné de profil par rapport à moi. + +Évidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous +ses yeux dans la direction de West Inch. + +Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les décombres de +l'entrée. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourné vers moi. + +Il n'était pas de ceux à qui on peut faire perdre contenance, et +sa figure ne changea pas plus que s'il était là depuis un an à +m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque +chose qui me disait qu'il aurait payé une somme assez ronde pour +me revoir prendre le sentier. + +-- Hello! dis-je, qu’est-ce que vous faites ici? + +-- Je pourrais vous faire la même question, dit-il. + +-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure à la fenêtre. + +-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en +apercevoir, je m'intéresse très vraiment à tout ce qui a un +rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les châteaux +sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. + +Puis s'avançant, il s'élança soudain par l'ouverture du mur, de +manière à n'être plus sous mes yeux. + +Mais ma curiosité était beaucoup trop excitée pour l'excuser aussi +facilement. + +Je me hâtai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. + +Il était debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur +fébrile, comme pour faire un signal. + +-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je. + +Et aussitôt je sortis en courant, pour me placer près de lui, et +chercher du regard sur la lande, à qui il faisait ce signal. + +-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrité, je ne +croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre +d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si +nous devons rester amis, vous ne devez pas vous mêler de mes +affaires. + +-- Je n'aime pas ces façons mystérieuses, dis-je, et mon père ne +les aimerait pas davantage. + +-- Votre père peut s'en expliquer lui-même, et il n'y a là rien de +secret, dit-il d'un ton sec. C’est vous qui faites tout le secret +avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent. + +Et sans me faire seulement un signe de tête, il me tourna le dos +et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. + +Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais +le pressentiment de quelque méfait qui se tramait, et cependant, +je n'avais pas la moindre idée du monde de ce que cela pouvait +être. + +Et j'en revins s'en m'en apercevoir, à songer à tous les incidents +mystérieux de l'arrivée de est homme, et de son long séjour au +milieu de nous. + +Mais qui donc pouvait-il attendre à la Tour d'alarme? + +Ce personnage était-il un espion, qui avait un collègue en +espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler? + +Mais cela était absurde. + +Que pouvait bien venir espionner dans le Comté de Berwick? + +Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement à quoi s'en +tenir sur lui et ne lui eût pas témoigné autant de respect, s'il y +avait eu quelque chose de suspect. + +J'en étais arrivé à ce point-là , au cours de mes réflexions quand +je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'était le major en +personne, qui descendait la côte venant de chez lui, tenant en +laisse son gros bulldog Bounder. + +Ce chien était un animal des plus dangereux, et il avait causé +maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et +ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant à l'attache au moyen +d'une bonne et forte courroie. + +Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son +arrivée, il buta de sa jambe blessée par-dessus une branche de +genêt; en reprenant son équilibre, il lâcha la courroie et +aussitôt voilà ce maudit animal parti à fond de train de mon côté, +au bas de la côte. + +Cela ne me plaisait guère, je vous en réponds, car je n’avais à ma +portée ni un bâton, ni une pierre, et je savais cette bête +dangereuse. + +Le major l'appelait de là -haut par des cris perçant, mais je crois +que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en +courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et +j'espérais que cela me vaudrait peut-être les égards dus à une +vieille connaissance. + +Aussi quand il fut presque sur moi, son poil hérissé, son nez +enfoncé entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes +poumons: + +-- Bounder! Bounder! + +Cela produisit son effet, car l'animal me dépassa en grondant, et +partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. + +Celui-ci se retourna à tout ce bruit et parut comprendre au +premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua à +marcher sans plus se presser. + +J'étais terrifié pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. + +Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour écarter de lui +l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il +aperçut le jeu de doigts que faisait de Lapp derrière son dos avec +le pouce et l'index, sa furie tomba tout à coup, et nous le vîmes +agitant son tronçon de queue, et lui caressant le genou avec sa +patte. + +-- C'est donc votre chien, major, dit-il à son maître, qui +arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bête, une belle, une +jolie créature. + +Le major était tout essoufflé, car il avait fait le trajet presque +aussi vite que moi. + +-- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. +J'ai toujours aimé les chiens. Mais je suis content de vous avoir +rencontré, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis +redevable de beaucoup, et qui commençait à me prendre pour un +espion. N'est-ce pas vrai, Jock? + +Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot à +répondre. Je me contentai de rougir et de détourner les yeux, de +l'air gauche d'un campagnard que j'étais. + +-- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, +j'en suis sûr, que c'est chose absolument impossible. + +-- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'écria le +major. + +-- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez +justice. Et vous-même? J'espère que votre genou va mieux, et qu’on +vous redonnera bientôt votre régiment. + +-- Je me porte assez bien, répondit le major, mais on ne me +donnera jamais d'emploi à moins qu'il n'y ait une guerre, et il +n'y aura plus de guerre de mon vivant. + +-- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, +nous verrons, nous verrons, mon ami. + +Il ôta son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea +d'un bon pas du côté de West Inch. + +Le major resta à le suivre des yeux, l'air pensif. + +Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il était un +espion. + +Quand je le lui eus dit, il ne répondit rien, hocha seulement la +tête, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien +tranquille. + + +VIII -- L'ARRIVÉE DU CUTTER + +Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments à +l'égard de notre locataire n'étaient plus les mêmes. + +J'avais toujours l'idée qu'il me cachait un secret, où plutôt +qu'il était à lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le +voile tendu sur son passé. + +Et lorsqu'un hasard écartait pour un instant un coin de ce voile, +c'était toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre côté, +quelque scène sanglante, violente, terrible. + +L'aspect seul de son corps faisait peur. + +Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'été, je vis qu'il +était tout zébré de blessures. Sans compter sept ou huit +cicatrices ou estafilades, il avait les côtes, d'un côté, toutes +déjetées, toutes déformées. Un de ses mollets avait été en partie +arraché. + +Il rit de son air le plus gai en voyant mon étonnement. + +-- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses +cicatrices. Les côtes ont été brisées par un caisson d'artillerie. +C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le +corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, +si rapide que soit son allure, regarde toujours où il pose le +pied. Il m'est passé sur le corps quinze cents cuirassiers et les +hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les +canons, c'est très mauvais. + +-- Et le mollet? demandai-je. + +-- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne +croiriez jamais comment j'ai attrapé cela. Vous saurez que mon +cheval et moi, nous avions été atteints, lui tué, et moi les côtes +brisées par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si +âpre, si âpre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper +des blessés, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui +vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. +Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre à mon +cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place +pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. +Sapristi, il faisait bien chaud là -dedans. Mais je n'avais pas +assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie +de mes jambes dépassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, +des loups vinrent pour dévorer le cheval, et ils m'entamèrent +aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais après cela je +veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de +moi. C'est là que j'ai passé très commodément dix jours. + +-- Dix jours! m'écriai je, et que mangiez -- vous? + +-- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous +appelez la table et le logement. Mais naturellement j’eus le bon +sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y +avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur +gourde à eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais +souhaiter. Et le onzième jour arriva une patrouille de cavalerie +légère. Alors tout alla bien. + +Ce fut ainsi, par des causeries, engagées accidentellement, et qui +ne valent guère la peine d'être rapportées séparément, que la +lumière se fit sur sa personne et son passé. Mais le jour devait +venir, où nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter +comment cela se fit. + +L'hiver avait été fort triste, mais dès le mois de mars se +montrèrent les premiers indices du printemps, et pendant une +semaine de la fin de ce mois, nous eûmes du soleil et des vents du +Sud. + +Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Édimbourg, car bien que la +session se terminât le 1er, son examen devait lui prendre une +semaine. + +Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne +pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, +il était le seul ami de mon âge que j'eusse en ce temps-là . + +Edie était très peu portée à causer, ce qui était chez elle chose +fort rare, mais elle écoutait en souriant tout ce que je lui +disais. + +-- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois à demi-voix, pauvre +vieux Jim! + +-- Et s'il a été reçu, dis-je, eh bien, naturellement il fera +apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous +perdrons notre Edie. + +Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et +la prendre à la légère, mais les mots me restaient encore dans la +gorge. + +-- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore. + +Et en prononçant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. + +-- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans +la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un +peu à moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, là -bas, un +bien joli petit vaisseau. + +C'était un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, très +marcheur à en juger par ses mâts élancés et la coupe de son avant. + +Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand +mât, mais au moment même où nous le regardions, toute sa voilure +se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous +vîmes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du +beaupré. + +Il était probablement à moins d'un quart de mille du rivage, si +près même que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffé +d'un bonnet pointu, qui se tenait debout à l'arrière et la lunette +à l'oeil examinait la côte dans toutes les deux directions. + +-- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie. + +-- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, répondis-je. + +C’était de cette façon-là que nous interprétions tout ce qui, dans +les comtés de la frontière, échappait à notre compréhension. + +Nous passâmes presque une heure entière à examinez le joli +vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derrière une +bande de nuages, et que l'air du soir était assez piquant, nous +fîmes demi-tour pour regagner West Inch. + +Quand on arrive à la ferme par la façade, on traverse un jardin +qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par +une porte à claire-voie, au moyen d'un loquet. + +C’était à cette même porte que nous nous tenions, la nuit où les +signaux furent allumés, la nuit où nous vîmes passer Walter Scott +quand il revenait d'Édimbourg. + +À droite de cette entrée, du côté du jardin, se trouvait un bout +de rocaille qui, paraît-il, avait été construit par la mère de mon +père, il y avait bien longtemps. + +Elle avait façonné cela avec des galets usés par l'eau, avec des +coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougères dans +les interstices. + +Or, quand nous eûmes franchi la porte, nos yeux tombèrent sur +cette rocaille; au sommet était planté un bâton dans la fente +duquel se trouvait une lettre. + +Je m'avançai pour voir ce que c'était, mais Edie me devança, +enleva la lettre et la mit dans sa poche. + +-- C'est pour moi, dit-elle en riant. + +Mais je restai à la regarder d'un air qui éteignit le rire sur sa +figure. + +-- De qui est elle, Edie? demandai-je. + +Elle fit la moue, mais elle ne répondit pas. + +-- De qui est-elle, mademoiselle? m’écriai-je. Se pourrait-il que +vous ayez trompé Jim comme vous m'ayez trompé moi-même? + +-- Quel brutal vous êtes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais +bien que vous vous mêliez de ce qui vous regarde. + +-- Elle ne peut être que d'une seule personne, m'écriai-je, et +cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. + +-- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock? + +Le sang-froid de cette créature me stupéfia et me rendit furieux. + +-- Vous l'avouez! m'écriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus +aucune pudeur? + +-- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman? + +-- Parce que c'est infâme. + +-- Et pourquoi? + +-- Parce que c'est un étranger. + +-- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. + + +IX -- CE QUI SE FIT À WEST INCH + +Je me rappelle fort bien cet instant-là . + +J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait +émoussé leur sensibilité. Il n'en fut pas ainsi pour moi. + +Au contraire, ma vue, mon ouïe et ma pensée se redoublèrent de +clarté. + +Je me souviens que mes yeux se portèrent sur une petite boule de +marbre de la largeur de ma main, qui était incrustée dans une des +pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en +admirer les veines délicates. + +Et cependant je devais avoir une étrange expression de +physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva +vers la maison en courant. + +Je la suivis, je tapai à la fenêtre de sa chambre, car je voyais +bien qu'elle y était. + +-- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me +gronder. Je ne veux pas être grondée. Je n'ouvrirai pas la +fenêtre. Allez-vous en. + +Mais je persistai à frapper. + +-- Il faut que je vous dise un mot. + +-- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Dès +que vous commencerez à gronder, je la refermerai. + +-- Êtes-vous vraiment mariée, Edie? + +-- Oui, je suis mariée. + +-- Qui vous a mariés? + +-- Le Père Brenman, à la chapelle catholique romaine de Berwick. + +-- Vous, une presbytérienne? + +-- Il tenait à ce que le mariage se fît dans une église +catholique. + +-- Quand cela s'est-il fait? + +-- Il y aura une semaine mercredi. + +Je me souvins que ce jour-là elle était allée en voiture à +Berwick, et que de Lapp, de son côté, s'était absenté pour faire, +à ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. + +-- Mais... Et Jim? demandai-je. + +-- Oh! Jim me pardonnera. + +-- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir. + +-- Non, non, il me pardonnera. + +-- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter +tant de déshonneur et de souffrance! + +-- Ah! voilà que vous grondez! s'écria-t-elle. + +Et la fenêtre se ferma brusquement. + +J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore +bien des questions à lui faire, mais elle ne voulut pas répondre, +et je crus l'entendre sangloter. + +Enfin j'y renonçai, et j'étais sur le point de rentrer dans la +maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pêne de la +porte du jardin se soulever. + +C'était de Lapp en personne. + +Mais comme il suivait l'allée, il me fit l'effet d’être ou fou ou +ivre. + +Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en +l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. + +-- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_! + +C'est ainsi qu'il avait fait le jour où il avait eu le délire. + +Puis soudain: + +-- _En avant_! _en avant_! + +Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tête. + +Il s'arrêta court lorsqu'il vit que j'étais là , le regardant, et +je puis dire qu'il fut un peu décontenancé. + +-- Holà ! Jock, s'écria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eût +quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet état d'esprit que vous +appelez de l'entrain. + +-- On le dirait, répondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne +vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft +reviendra ici. + +-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins +gai? + +-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp. Je vois que vous êtes au courant +de notre mariage. Edie vous a parlé. Jim pourra faire ce qu'il +voudra. + +-- Vous nous avez joliment récompensés de vous avoir accueillis. + +-- Mon brave garçon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort +joliment récompensés. J'ai délivré Edie d'une existence qui est +indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une +noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres à écrire ce +soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre +ami Jim sera revenu pour vous aider. + +Il fit un pas vers la porte. + +-- Et c'était pour cela que vous attendiez à la Tour d'alarme, +m'écriai-je, soudainement éclairé. + +-- Hé! Jock, voilà que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton +moqueur. + +Un instant après, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et +la clef tourner dans la serrure. + +Je m'attendais à ne plus le revoir de la soirée, mais quelques +minutes plus tard, il descendit à la cuisine, où je tenais +compagnie aux vieux parents. + +-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la +façon si bizarre qui lui était propre, j'ai été l'objet de toute +votre bonté et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais +jamais cru être si heureux que je l'ai été grâce à vous dans ce +tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, +monsieur, vous agréerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous +faire. + +Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppés dans +du papier, puis faisant à ma mère trois autres révérences, il +sortit de la chambre. + +Son présent, c'était une broche au centre de laquelle était sertie +une grosse pierre verte, entourée d'une demi-douzaine d'autres +pierres blanches, scintillantes. + +Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne +savais pas même quel nom leur donner, mais on nous dit, par la +suite, à Berwick, que la grosse pierre était une émeraude, et les +autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien +supérieure à celle que tous les agneaux qui nous étaient nés ce +printemps-là . + +Ma bonne vieille mère est défunte depuis bien des années, mais +cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille aînée +quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans +revoir ces yeux perçants et ce nez long et mince, et ces +moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. + +Pour mon père, il avait une belle montre en or à double boîtier, +et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de +sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. + +Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charmé, et ils +ne voulaient parler que des présents que leur avait faits de Lapp. + +-- Il vous a donné autre chose encore, dis-je enfin. + +-- Quoi donc, Jock? demanda père. + +-- Un mari pour la cousine Edie, répondis-je. + +Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je rêvais, mais lorsqu'ils +eurent enfin compris que c'était bien la vérité, ils se montrèrent +aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annoncé qu'Edie +avait épousé le laird. + +À dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de +batailleur, n'avait pas une excellente réputation dans le pays, et +ma mère avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas +bien. + +D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, était +un homme rangé, tranquille et dans l'aisance. + +Il y avait bien le secret, mais en ce temps-là , les mariages +secrets étaient chose fort commune en Écosse; car comme quelques +paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un +couple, personne n'y trouvait beaucoup à redire. + +Les vieux furent aussi enchantés que si leur fermage avait été +diminué, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me +semblait que mon ami avait été traité avec la plus cruelle +légèreté; et je savais bien qu'il n'était pas homme à en prendre +aisément son parti. + + +X -- LE RETOUR DE L’OMBRE + +Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'étais certain +que Jim ne tarderait pas à paraître, et que ce jour-là serait un +jour de grands chagrins. + +Mais quelle somme de tristesses ce jour-là devait-il apporter, +jusqu'à quel point modifierait-il le destin de chacun de nous? +C'était plus que je n'aurais osé en imaginer dans mes moments les +plus sombres. + +Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre +même des événements. + +Ce matin-là , je m'étais levé de bonne heure, car on allait entrer +en pleine période de la mise bas des agneaux. + +Mon père et moi, nous partions pour le pâturage dès le petit jour. + +Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frôla ma figure: la +porte de la maison était entièrement ouverte, et la lumière grise +de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. + +Je regardai. + +Je trouvai également ouvertes la porte de la chambre d'Edie et +celle de Lapp. + +Je compris alors, comme à la lueur d'un éclair, ce que +signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'était des présents +d'adieu. + +Tous deux étaient partis. + +J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et +m'arrêtant dans sa chambre. + +Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laissé là , tous, +sans un mot de bonté, sans même un serrement de main! + +Et lui aussi! + +J'avais été épouvanté de ce qui arriverait quand il se +rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eût dit qu'il avait +évité cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lâcheté. + +J'étais plein de colère, humilié, souffrant. + +Je sortis au grand air sans dire un mot à mon père et je montai +aux pâturages pour rafraîchir ma tête échauffée. + +Lorsque je fus arrivé là -haut à Corriemuir, je pus jeter un +dernier coup d’oeil sur la cousine Edie. + +Le petit cutter était resté à l'endroit où il avait jeté l'ancre, +mais un canot s'en était détaché pour aller la prendre à terre. + +À l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais +qu'elle faisait ce signal au moyen de son châle. + +Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le +pont. + +Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. + +Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout +près d'elle. + +Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le +ciel. + +Tous deux agitèrent longtemps les mains, mais ils y renoncèrent +enfin, car ils n'obtinrent aucune réponse de moi. + +Je restai là , debout, les bras croisés, plus grognon que je ne +l'avais jamais été en ma vie, jusqu'à ce que leur cutter ne fût +plus qu'une légère tache blanche de forme carrée, se perdant parmi +la brume matinale. + +Il était l'heure du déjeuner, et la bouillie était sur la table +quand je rentrai, mais je n'avais aucun appétit. + +Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que +ma mère ne trouvât aucune expression trop dure pour Edie. + +Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces +derniers temps surtout. + +-- Voici une lettre de lui, dit mon père, en me montrant sur la +table un papier plié: Elle était dans sa chambre. Voulez-vous nous +la lire? + +Ils ne l'avaient pas même ouverte, car, pour dire la vérité, mes +bonnes gens n'étaient jamais arrivés à lire couramment l'écriture, +quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et +beaux caractères. + +L'adresse écrite en grosses lettres était ainsi conçue: + +« Aux bonnes gens de West Inch ». + +Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout taché et +jauni, le voici: + +« Chers amis, + +« Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose +dépendait d'une autre volonté que la mienne. + +« Le devoir et l'honneur m'ont rappelé auprès de mes anciens +compagnons. + +« C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu +de jours soient écoulés. + +« J'emmène notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien +se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez à West +Inch. + +« En attendant, agréez l'assurance de mon affection, et croyez que +je n’oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passés chez +vous, en un temps où je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine à +vivre, si j'avais été fait prisonnier par les Alliés. Mais vous +saurez peut-être aussi quelque jour par la raison de cela. + +« Votre bien dévoué, + +« BONAVENTURE DE LISSAC, + +« Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majesté +Impériale l’Empereur Napoléon ». + +Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait +fait suivre son nom. + +Sans doute j'en étais venu à la conviction que notre hôte ne +pouvait être qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant +entendu parler et qui s'étaient frayé passage jusque dans toutes +les capitales de l'Europe, à une seule exception, la nôtre. +Pourtant je n'eus guère cru que nous eussions sous notre toit +l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. + +-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh +bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin +d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'était que +temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenêtre de +la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. + +Je courus vers la porte, au-devant de lui. + +Je sentais que j'aurais payé bien cher pour le voir repartir à +Édimbourg. + +Il arrivait à grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tête. + +Je m'imaginai que c'était peut-être un billet d'Edie, et que dès +lors il savait tout. Mais quand il fut plus près, je vis que +c'était une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on +l'agitait, et qu'il avait les yeux pétillants de joie. + +-- Hourra! Jock, cria-t-il. Où est Edie? Où est Edie? + +-- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je. + +-- Où est Edie? + +-- Qu'est-ce que vous avez-là ? + +-- C'est mon diplôme, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout +va bien; je veux le montrer à Edie. + +-- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer à +Edie, répondis-je. + +Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'altérer comme la sienne +quand j'eus dit ces mots. + +-- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t- +il. + +En parlant ainsi, il avait lâché le précieux diplôme, que le vent +emporta par-dessus la haie, à travers la lande, jusqu'à une touffe +d'ajoncs, où il s'arrêta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune +attention. + +Ses yeux étaient fixés sur moi, et dans leur profondeur, je voyais +une lueur diabolique. + +-- Elle n'est pas digne de vous, dis-je. + +Il m'empoigna par l'épaule. + +-- Qu'avez-vous fait? dit-il à voix basse. Ce doit être quelque +tour de votre façon. Où est-elle? + +-- Elle est partie avec ce Français qui logeait ici. + +J'avais longuement réfléchi sur la meilleure façon de lui faire +passer la chose en douceur, mais j'ai toujours été fort maladroit +dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. + +-- Oh! fit-il, en hochant la tête et me regardant. + +Pourtant j'étais certain qu'il était hors d'état de me voir, de +voir la ferme, de voir quoi que ce fût. + +Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains étroitement jointes, +et toujours balançant la tête. + +Puis il fit le geste d'avaler péniblement, et parla d'une voix +singulière, sèche, rauque. + +-- Quand est-ce arrivé? + +-- Ce matin. + +-- Ils étaient mariés? + +-- Oui. + +Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. + +-- Un message pour moi? + +-- Elle a dit que vous lui pardonneriez. + +-- Que Dieu damne mon âme si jamais je le fais. Où sont-ils allés? + +-- Ils ont dû aller en France, à ce que je crois. + +-- Il se nommait de Lapp, ce me semble? + +-- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que +colonel dans la garde de Boney. + +-- Alors, selon toute probabilité, il est à Paris. C'est bien! +c'est bien! + +-- Tenez bon, criai-je. Père, père, apportez le brandy. + +Ses genoux avaient ployé un instant, mais il redevint lui-même +avant que le vieillard fût accouru avec la bouteille. + +-- Remportez-là , dit Jim. + +-- Prenez une gorgée, monsieur Horscroft, s'écria mon père en +insistant, cela vous remontera le coeur. + +Jim saisit la bouteille et la lança par-dessus la haie du jardin. + +-- C'est excellent pour ceux qui tiennent à oublier, dit-il, mais +moi je tiens à me souvenir. + +-- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'écria mon père +d'une voix forte. + +-- Et aussi d'avoir failli casser la tête à un officier de +l'infanterie de Sa Majesté, dit le vieux major Elliott en se +montrant au-dessus de la haie. Je me serais contenté d'une lampée +après une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise +l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrivé que vous restez +tous là aussi immobiles que des gens rangés autour d'une fosse, à +un enterrement? + +Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, +la figure d'une pâleur cendrée, les sourcils froncés très bas, +restait adossé au montant de la porte. + +Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car +il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. + +-- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque événement de ce +genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite +est bien d'un Français. Ils ne peuvent pas laisser les femmes +tranquilles. Du moins, de Lissac l'a épousée, et c'est là une +consolation. Mais il n'est guère temps, maintenant, de songer à +nos petits tracas, car toute l'Europe est en révolution, et selon +toute probabilité, nous voici avec vingt autres années de guerre +sur les bras. + +-- Que voulez-vous dire? demandai-je. + +-- Eh! mon ami, Napoléon est débarqué de l'île d'Elbe. Ses troupes +sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauvé à toutes +jambes. La nouvelle en est arrivée à Berwick ce matin. + +-- Grands Dieux! s'écria mon père. Alors, voici cette terrible +besogne entièrement à recommencer? + +-- Oui, nous nous étions figurés que l'Ombre n'était plus là , et +elle y est encore. Wellington a reçu l'ordre de quitter Vienne +pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur +fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais +vent, un vent qui ne présage rien de bon. Je viens justement de +recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71ème régiment comme +premier major. + +À ces mots je serrai la main à notre bon voisin, car je savais +combien il était humilié de se voir traiter en invalide, qui +n'avait plus de rôle à jouer en ce monde. + +-- Il faut que je rejoigne mon régiment le plus tôt possible, et +nous serons là -bas, de l'autre côté de l'eau, dans un mois, peut- +être même à Paris dans un autre mois. + +-- Alors, par le Seigneur! major, s'écria Jim Horscroft, je pars +avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le +fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Français. + +-- Mon garçon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes +ordres. Quant à de Lissac, où sera l'Empereur, il sera aussi. + +-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous +apprendre de lui? + +-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armée française, et +pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu +maréchal, mais qu'il a préféré, rester auprès de l'Empereur. Je +l'ai rencontré deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque +je fus envoyé en parlementaire pour négocier au sujet de nos +blessés. Il était alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. + +-- Et je le reconnaîtrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce +dur et mauvais regard qu'il avait jadis. + +Et à cet instant même, en cet endroit même, je me rendis +soudainement compte combien mon existence serait piteuse et +inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon +enfance seraient au loin, exposés en première ligne aux fureurs de +la tempête. + +Ma résolution fut formée avec la promptitude de l'éclair. + +-- Je partirai aussi avec vous, major, m'écriai-je. + +-- Jock! Jock! dit mon père, en se tordant les mains. + +Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra +la taille. + +Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en +l'air. + +-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai +derrière moi. Eh bien, il n'y a pas un moment à perdre. Il faut +donc que vous vous teniez prêts tous les deux pour la diligence du +soir. + +Voilà ce que produisit une seule journée, et pourtant il peut +arriver que des années s'écoulent sans amener un changement. + +Songez donc aux événements qui s'étaient accomplis dans ces vingt- +quatre heures? + +De Lissac parti! Edie partie! Napoléon évadé! La guerre éclate. +Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos +préparatifs pour nous battre contre les Français. + +Tout cela eut l'air d'un rêve, jusqu'au moment où je me dirigeai +vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur +la maison grise et deux petites silhouettes noires. + +C'était ma mère, qui enfouissait son visage dans les plis de son +châle des Shetland, et mon père qui agitait son bâton de meneur de +bétail pour m'encourager dans mon voyage. + + +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS + +J'arrive maintenant à un point de mon histoire, dont le récit me +coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir +entrepris cette tâche de narrateur. Car quand j’écris, j'aime que +cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose à son tour, comme +les moutons quand ils sortent d'un parc. + +Cela pouvait être ainsi à West Inch. Mais maintenant que nous +voilà lancés dans une existence plus vaste, comme menus brins de +paille qui dérivent lentement dans quelque fossé paresseux +jusqu'au moment où ils se trouvent pris à l'improviste dans le +cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m’est bien +difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas à pas. +Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et +les raisons de tout. + +Je laisserai donc tout cela de côté, pour vous parler de ce que +j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. + +Le régiment auquel avait été nommé notre ami était le 71ème +d'infanterie légère de Highlanders, qui portait l'habit rouge et +les culottes de tartan à carreaux. Il avait son dépôt dans la +ville de Glasgow. + +Nous nous y rendîmes tous les trois par la diligence. + +Le major était plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le +Duc, sur la Péninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, +les lèvres pincées, les bras croisés, et je suis sûr qu'au fond du +coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure. + +J'aurais pu le deviner au soudain éclat de ses yeux et à la +contraction de sa main. + +Quant à moi, je ne savais pas trop si je devais être content ou +fâché, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait +tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est néanmoins chose pénible +que de songer que vous avez la moitié de l'Écosse entre vous et +votre mère. + +Nous arrivions à Glasgow le lendemain. + +Le major nous conduisit au dépôt, où un soldat qui avait trois +chevrons sur le bras et un flot de rubans à son bonnet, montra +tout ce qu'il avait de dents aux mâchoires, à la vue de Jim, et +fit trois fois le tour de sa personne pour le considérer à son +aise, comme s'il s'était agi du château de Carlisle. + +Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les côtes, +tâta mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. + +-- Voilà ce qu'il nous faut, major, voilà ce qu'il nous faut, +répétait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous +pouvons tenir tête à ce que Boney a de mieux. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le major. + +-- Ils font un effet piteux, à la vue, dit-il, mais à force de les +lécher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'élite ont été +transportés en Amérique, et nous sommes encombrés de miliciens et +de recrues. + +-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons +soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me +trouver. + +Il nous fit un signe de tête et nous quitta. + +Nous commençâmes à comprendre qu'un major, qui est votre officier, +est un personnage fort différent d'un major qui se trouve être +votre voisin de campagne. + +Soit, mais à quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses? + +J'userais une quantité de bonnes plumes d'oie rien qu'à vous +raconter ce que nous fîmes, Jim et moi, au dépôt de Glasgow, +comment nous arrivâmes à connaître nos officiers et nos camarades, +et comment ils firent notre connaissance. + +Bientôt arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupés +jusqu'alors à découper l’Europe en tranches comme s'il s'agissait +d'un gigot de mouton, étaient rentrés à tire d'aile dans leurs +pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, +était en marche vers la France. + +Nous entendîmes parler aussi de grands rassemblements, de grandes +revues de troupes, qui avaient lieu à Paris. + +Puis on nous dit que Wellington était dans les Pays-Bas, et que ce +serait à nous et aux Prussiens à subir le premier choc. + +Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite +qu'il pouvait. + +Tous les ports de la côte Est étaient bondés de canons, de +chevaux, de munitions. + +Le trois juin, nous reçûmes à notre tour notre ordre de mise en +marche. + +Le soir même, nous nous embarquâmes à Leith, et nous arrivâmes à +Ostende le lendemain au soir. + +C'était le premier pays étranger que je voyais. + +Il en était d'ailleurs de même pour la plupart de mes camarades, +car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. + +Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des +vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins +qui pivotent en battant des ailes, chose qu’on chercherait +vainement d'un bout à l’autre de l’Écosse. + +C'était une ville propre, bien tenue, mais la taille y était au- +dessous de la moyenne, et on n'y trouvait à acheter ni ale ni +galettes de farine d'avoine. + +De là nous nous rendîmes dans un endroit nommé Bruges, puis de là +à Gand où nous fûmes réunis avec le 52ème et le 95ème, deux +régiments qui, avec le nôtre, formaient une brigade. + +C'est une ville étonnante, Gand, pour les clochers et les +constructions en pierre. + +D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversâmes, il n'en +était guère qui n’eût une église plus belle qu'aucune de celles de +Glasgow. + +De là nous marchâmes sur Ath, petit village situé sur une rivière +ou plutôt sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. + +Nous y fûmes logés surtout dans des tentes, car il faisait un beau +temps ensoleillé, et toute la brigade fut occupée du matin au soir +à faire l'exercice. + +Nous étions commandés par la général Adams, nous avions pour +colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, +c'était de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, +dont le nom était comme une sonnerie de clairon. + +Il était à Bruxelles avec le gros de l'armée, mais nous savions +que nous le verrions bientôt s'il en était besoin. + +Je n'avais jamais vu autant d'Anglais réunis, et je dois dire que +j'éprouvais quelque dédain à leur égard, comme cela se voit +toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontière. +Mais les deux régiments qui étaient avec nous étaient dans d'aussi +bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. + +Le 52ème avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait +beaucoup de vieux soldats de la Péninsule. + +Le 95ème régiment se composait de carabiniers, et ils avaient un +habit vert au lieu du rouge. + +C'était chose étrange que de les voir charger, car ils entouraient +la balle d'un chiffon graissé, et la faisaient entrer avec un +maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. + +Toute cette partie de la Belgique était alors couverte de troupes +anglaises, car la Garde y était aussi, aux environs d’Enghien, et +il y avait des régiments de cavalerie, de notre côté, à quelque +distance. + +Comme vous le voyez, Wellington était obligé de déployer toutes +ses forces, car Boney était derrière son rideau de forteresses, et +naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel côté il +déboucherait. + +Toutefois on pouvait être certain qu'il arriverait par où on +l'attendrait le moins. + +D'un côté, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous +couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre côté, il était libre de +se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc était aussi +malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et +ses troupes légères déployées comme une vaste toile d'araignée, de +telle sorte que dès qu'un Français aurait mis le pied par-dessus +la frontière, le Duc était en mesure de concentrer toutes ses +troupes à l'endroit convenable. + +Pour moi, j'étais fort heureux à Ath, où les gens étaient pleins +de bonté et de simplicité. + +Un fermier nommé Bois, dans les champs duquel nous étions campés, +fut un excellent ami pour la plupart de nous. + +À nos moments perdus, nous lui bâtîmes une grange de bois, et plus +d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son +linge à sécher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge +humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter +tout droit à la pensée du foyer domestique. + +Je me suis souvent demandé si ce brave homme et sa femme vivent +encore. Ce n'est guère probable, car bien que vigoureux, ils +avaient dépassé le milieu de la vie à cette époque-là . + +Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait à fumer dans +la vaste cuisine flamande, mais c'était maintenant un Jim tout +différent de celui d'autrefois. + +Il avait toujours eu un fond de dureté, mais on eût dit que son +malheur l'avait entièrement pétrifié. Jamais je ne vis de sourire +sur ses lèvres. + +Il était bien rare qu'il parlât. Tout son esprit se concentrait +sur l'idée de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. + +Il passait des heures assis, le menton appuyé sur ses deux mains, +le regard fixe, le sourcil froncé, tout absorbé par une seule +pensée. + +Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'à un certain point, la cible +des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, +ils s'aperçurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le +laissèrent tranquille. + +À cette époque, nous nous levions de fort bonne heure, et +généralement la brigade entière était sous les armes dès la +première lueur du jour. + +Un matin, c'était le seize juin, nous venions de nous former, le +général Adams était allé à cheval donner un ordre au colonel +Reynell, à environ une portée de fusil de l'endroit où je me +trouvais, quand tout à coup tous deux fixèrent avec persistance +leur regard sur la route de Bruxelles. + +Aucun de nous n'osa remuer la tête, mais tous les hommes du +régiment tournèrent les yeux de ce côté, et là nous vîmes un +officier, portant la cocarde d'aide de camp du général, arriver +sur la route à grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait +donner à son grand cheval gris pommelé. + +Il penchait la tête sur la crinière, et lui cinglait le cou avec +le reste des rênes. On eût dit que sa vie dépendait de sa +rapidité. + +-- Holà , Reynell, dit le général, voilà qui commence à avoir l'air +sérieux. Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams +ouvrit vivement la dépêche que lui tendit le messager. + +L'enveloppe n'était pas encore à terre qu'il fit demi-tour, et +agita la lettre au-dessus. De sa tête, comme il l'eût fait de son +sabre. + +-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue générale et mise en marche +dans une demi-heure. + +Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, +et les nouvelles volèrent de bouche en bouche. + +Napoléon avait franchi la frontière la veille, poussé les +Prussiens devant lui, et s'était déjà fort avancé dans l’intérieur +du pays, à l'est par rapport à nous, avec cent cinquante mille +hommes. + +Nous courûmes de tous côtés rassembler nos effets, et déjeuner. + +Moins d'une heure après, nous étions en marche, laissant derrière +nous pour toujours Ath et le Dender. + +Il n'y avait pas un moment à perdre, car les Prussiens n'avaient +donné à Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien +qu'il se fût élancé de Bruxelles aux premières rumeurs de +l'événement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, +c'était difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez à temps +pour porter secours aux Prussiens. + +C'était une belle et chaude matinée, et pendant que la brigade +marchait sur la large chaussée belge, la poussière s'en élevait +comme eut fait la fumée d'une batterie. + +Je puis vous dire que nous bénîmes celui qui avait planté les +peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que +de la boisson. + +À travers champs, à gauche comme droite, il y avait d'autres +routes, l'une tout près de la nôtre, l'autre à un mille ou plus. + +Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochée. + +C'était une belle rivalité qui nous animait, car des deux côtés on +mettait toute son énergie à jouer des jambes. + +Il flottait autour d’eux une si large guirlande de poussière, que +nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de +peau d'ours pointant çà et là , ou la tête et les épaules d'un +officier monté, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au +vent. + +C’était une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas +laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec +nous. + +Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un épais nuage de +poussière, mais qui s'entrouvrant de temps à autre, laissait +apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un éclat +d'argent. + +La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, +éclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. + +Si j'avais été laissé à moi-même, j'aurais été longtemps à savoir +ce que c'était, mais nos caporaux et nos sergents étaient tous +d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait à côté de moi, +hallebarde en main, et qui était intarissable en conseils et +renseignements. + +-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. +Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce +sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous +pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse +cavalerie française est trop forte pour nous. Ils sont dans la +proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut +viser à leur figure ou à leur cheval. Rappelez-vous cela, quand +ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de +lame à travers le foie pour vous apprendre à vivre. Écoutez, +écoutez, écoutez! Voici la vieille musique qui reprend! + +Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une +canonnade quelque part au loin, à l'est de nous. + +C'était grave et rauque. + +On eût dit un rugissement de quelque bête féroce, toute +barbouillée de sang, qui ne prospère qu'aux dépens des existences +humaines. + +Au même instant on cria derrière nous « Eh! Eh! Eh! » et quelqu'un +commanda d'une voix forte: « Laissez passer les canons! » + +Je tournai la tête et je vis les compagnies d'arrière-garde ouvrir +soudain les rangs et se jeter de chaque côté de la route, pendant +que six chevaux couleur crème, attelés par paires, galopant ventre +à terre, arrivaient à grand fracas dans l'espace libre, traînant +un beau canon de douze qui tournait et craquait derrière eux. + +Puis, il en vint un second, un troisième, vingt quatre en tout, +ils passèrent près de nous avec grand bruit, grand vacarme, les +hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnés aux canons et +aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs +fouets, les crinières flottant au vent, les écouvillons et les +seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. + +L'air était tout remué de cette agitation fébrile, du tintement +sonore des chaînes. + +Un grandement sourd monta des fosses. + +Les artilleurs y répondirent par des cris, et nous vîmes rouler +devant nous un nuage gris, et quantité de bonnets à poils firent +par moments tache dans l'obscurité. + +Puis les compagnies se refermèrent, pendant que le grondement qui +s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que +jamais. + +-- Il y a là trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_ +et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a +davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissée par +un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez +à être atteint, donnez la préférence à un canon de douze, car un +de neuf vous écrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en +deux comme une carotte. + +Et il continua, en me donnant des détails sur les horribles +blessures qu'il avait vues, ce qui glaçait mon sang dans mes +veines. + +Vous auriez frotté toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que +vous ne les auriez pas rendues plus blanches. + +-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez +un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il. + +À ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commençai à +comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. + +Je me mis aussi à rire, et les autres en firent autant, mais on ne +riait pas de très bon coeur. + +Le soleil était presque au-dessus de nos têtes quand on fit halte, +dans une petite localité nommée Hal. + +Il y a là une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon +shako. Jamais une cruche d'ale d'Écosse ne me parut aussi bonne +que cette eau-là . + +Des canons passèrent encore devant nous, puis les Hussards de +Vivian: il y en avait trois régiments, fort coquets sur leurs +beaux chevaux bai-brun. + +C'était un régal pour l'oeil. + +Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait +vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie à côté de moi, +quelques années auparavant, j'avais assisté à la lutte du navire +de commerce contre les corsaires. + +Ce bruit était maintenant si fort qu'il me semblait que l'on +devait se battre de l'autre côté du bois le plus proche, mais mon +ami le sergent en savait plus long. + +-- C’est à douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en +être certain, le général sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans +quoi nous ne serions pas à nous reposer à Hal. + +Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute après, le +colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et +de bivouaquer sur place. + +Nous y passâmes toute la journée, pendant laquelle nous vîmes +défiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, +Anglais, Hollandais, Hanovriens. + +La musique endiablée dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un +rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. + +Vers huit heures du soir, elle cessa complètement. + +Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, +d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait +le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de +patience. + +Le lendemain, la brigade resta à Hal, tout le matin, mais vers +midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avançâmes +jusqu'à un petit village appelé Braine le... je ne sais plus quoi. + +Il n'était que temps, car un orage terrible fondit tout à coup sur +nous, déversant des torrents d'eau qui changèrent tous les champs +et tous les chemins en marais et bourbiers. + +Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y +trouvâmes deux traînards, l'un faisait partie d'un régiment à +jupon, l'autre était un homme de la légion allemande, et ils +avaient à nous apprendre des nouvelles qui étaient aussi sombres +que le temps. + +Boney avait rossé les Prussiens la veille, et nos hommes avaient +eu bien de la peine à tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant +fini par le battre. + +Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute +défraîchie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre +empressement à nous entasser autour des deux hommes dans la +grange. + +On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de +ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu étaient à leur +tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. + +On rit, on applaudit, on gémit tour à tour, en entendant raconter +que la 44ème avait reçu la cavalerie en ligne, que les Hollando- +Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse +pénétrer les Lanciers dans son carré, et les y avait tués à +loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur côté en +réduisant le 69ème à sa plus simple expression et emportant un des +drapeaux. + +Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le +contact avec les Prussiens. + +Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une +grande bataille à l'endroit même où nous avions fait halte. + +Et nous vîmes bientôt que ce bruit était fondé, car le temps +s'éclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crête pour +voir ce qui pouvait se voir. + +C'était une belle campagne de terres à blé et de prairies. + +Les récoltes commençaient à jaunir, et les seigles, qui étaient +superbes, atteignaient l'épaule d'un homme. + +Il était impossible de concevoir un tableau plus paisible. + +De quelque côté qu'on portât les yeux, on ne voyait que collines +aux courbes onduleuses toutes couvertes de blé, et par-dessus +elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi +les peupliers. Mais à travers tout ce joli tableau, apparaissait +comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en +marche, habillés les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de +bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant +les routes; l’une des extrémités si rapprochée, qu'elle pouvait +entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en +faisceaux, sur la crête à notre gauche, tandis que l'autre +extrémité se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions +voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de +chevaux tirant à grand-peine, l'éclat sombre des canons, les +hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues +et les dégager de la vase épaisse, profonde. + +Pendant que nous étions là , régiment par régiment, brigade par +brigade, vinrent prendre position sur la crête, et avant le +coucher du soleil, nous étions formée en une ligne de plus de +soixante mille hommes, fermant à Napoléon la routa de Bruxelles. + +Mais la pluie avait recommencé avec force. Nous autres, du 77ème, +nous nous précipitâmes de nouveau dans notre grange. Nous étions +bien mieux abrités que le plus grand nombre de nos camarades, qui +durent rester étendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, +et attendre ainsi jusqu'à la première lueur du jour. + + +XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE + +Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se +mouvaient sous un vent humide et glacial. + +J'éprouvai une impression étrange en ouvrant les yeux, quand je +songeai que je prendrais part, ce jour-là , à une bataille, bien +qu'aucun de nous ne s'attendit à une bataille telle que celle qui +se livra. + +Toutefois, nous étions debout, et tout prêts dès la première +clarté, et quand nous ouvrîmes les portes de notre grange, nous +entendîmes la plus divine musique que j'aie jamais écoutée, et qui +jouait quelque part, dans le lointain. + +Nous nous étions formés en petits groupes pour y prêter l'oreille. +Comme, c'était doux, innocent, mélancolique. Mais notre sergent +éclata de rire en voyant combien nous étions charmés. + +-- Ce sont les musiques françaises, dit-il, et si vous montez +jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous +pourront bien ne plus revoir. + +Nous montâmes. + +La belle musique arrivait encore à nos oreilles. Nous nous +arrêtâmes sur une hauteur qui se trouvait à quelques pas de la +grange. + +Là -bas, au pied de la pente, à une demi-portée de fusil de nous, +s'élevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, +entourée d'une haie avec un bout de verger. + +Tout autour étaient rangés en ligne des hommes en habits rouges et +hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activité +d’abeilles, à percer des trous dans les murailles et à barrer les +portes. + +-- Ceux-là , ce sont les compagnies légères de la Garde, dit le +sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera +capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez +les feux de bivouac des Français. + +Nous regardâmes de l'autre côté de la vallée, vers la crête basse, +et nous vîmes un millier de petites pointes jaunes de flamme, +surmontées d'un panache de fumée noire qui montait lentement dans +l'air alourdi. + +Il y avait une autre ferme sur la pente opposée de la vallée, et +pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, +un petit groupe de cavaliers qui nous examinèrent attentivement. + +Il y avait, en arrière, une douzaine de hussards, et en avant, +cinq hommes, dont trois coiffés de casques, un autre avec un long +plumet rouge et droit à son chapeau. Le dernier avait une coiffure +basse. + +-- Par Dieu! s'écria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui +monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. + +J'écarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait étendu +au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plongé +les Nations dans les ténèbres pendant vingt-cinq ans, cette ombre +qui était même allée s'étendre jusqu'au-dessus de notre ferme +lointaine, et nous avait violemment arrachés, moi, Edie et Jim, à +l'existence que nos familles avaient menées avant nous. + +Autant que je pus en juger à cette distante, c'était un homme +trapu, aux épaules carrées. + +Il tenait appliquée à ses yeux sa lorgnette, en écartant fortement +les coudes de chaque côté. + +J'étais encore occupé à le regarder, quand j'entendis à côté de +moi un fort souffle de respiration. + +C'était Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. + +Il avançait la figure jusque sur mon épaule. + +-- C'est lui, Jock, dit-il à voix basse. + +-- Oui, c'est Boney, répondis-je. + +-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, à moins que +ce démon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. + +Alors je le reconnus immédiatement. + +C'était le cavalier dont le chapeau était orné d'un grand plumet +rouge. + +Même à cette distance, j’aurais juré que c'était lui, en voyant +ses épaules tombantes, et sa façon de porter la tête. + +Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il +avait le sang en ébullition à la vue de cet homme, et qu'il était +capable de n'importe quelle folie. + +Mais à ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait à +de Lissac quelques mots. + +Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que résonnait un coup +de canon, et que d'une batterie placée sur la crête partait un +nuage de fumée blanche. + +Au même instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. + +Nous courûmes à nos armes et on se forma. + +Il y eut une série de coups de feu tirés tout le long de la ligne, +et nous crûmes que la bataille avait commencé, mais en réalité +cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pièces. + +Il était en effet à craindre que les amorces n'aient été mouillées +par l'humidité de la nuit. + +De l'endroit où nous étions, nous avions sous les yeux un +spectacle qui méritait qu'on passât la mer pour le voir. + +Sur notre crête s'étendaient les carrés, alternativement rouges et +bleus, qui allaient jusqu'à un village, situé à plus de deux miles +de nous. + +On se disait néanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait +trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montré +la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la +besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-là comme +camarades. + +En outre, nos troupes anglaises elles mêmes étaient composées de +miliciens et de recrues, car l'élite de nos vieux régiments de la +Péninsule étaient encore sur des transports, en train de passer +l'Océan, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents +d'Amérique. + +Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, +formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les +bleus de la Légion allemande, les lignes rouges de la brigade +Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillé vert des +carabiniers, disposés à l'avant. + +Nous savions que, quoiqu'il arrivât, c'étaient des gens à tenir +bon partout où on les placerait, et qu'ils avaient à leur tête un +homme capable de les placer dans les postes où ils pourraient +tenir bon. + +Du côté des Français, nous n'apercevions guère que le clignotement +de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispersés sur les +courbes de la crête. Mais comme nous étions là à attendre, tout à +coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. + +Leur armée entière monta et déborda, par-dessus la faible hauteur +qui les avait cachés; les brigades succédant aux brigades, les +divisions aux divisions, jusqu'à ce qu'enfin toute la pente, +jusqu'en bas, eût pris la couleur bleue de leurs uniformes, et +scintilla de l'éclat de leurs armes. + +On eût dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en +venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyés sur +leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là -bas ce vaste +rassemblement, et écoutaient ce que savaient les vieux soldats qui +avaient déjà combattu contre les Français. + +Puis, lorsque l'infanterie se fut formée en masses longues et +profondes, leurs canons arrivèrent en bondissant et tournant le +long de la pente. + +Rien de plus joli à voir que la prestesse avec laquelle ils les +mirent en batterie, tout prêts à entrer en action. + +Ensuite, à un trot imposant, se présenta la cavalerie, trente +régiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armés +du sabre étincelant ou de la lance à pennon. + +Ils se formèrent sur les flancs et en arrière en longues lignes +mobiles et brillantes. + +-- Voilà nos gaillards, s'écria notre vieux sergent. Ce sont des +goinfres à la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces +régiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en +arrière de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes +enfants, tous des hommes d'élite, des diables à tête grise, qui +n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps où ils +n'étaient pas plus haut que mes guêtres. Ils sont trois contre +deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres +recrues, ils vous feront désirer d'être revenus à Argyle street, +avant d'en avoir fini avec vous. + +Il n'était guère encourageant, notre sergent, mais il faut dire +qu'il avait été à toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il +avait sur la poitrine une médaille avec sept barrettes, de sorte +qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. + +Quand les français se furent rangés entièrement, un peu hors de la +portée des canons, nous vîmes un petit groupe de cavaliers tout +chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circuler rapidement entre +les divisions, et sur leur passage éclatèrent, des deux côtés, des +cris d'enthousiasme, et nous pûmes voir des bras s'allonger, des +mains s'agiter vers eux. + +Un instant après, le bruit cassa. + +Les deux armées restèrent face à face dans un silence absolu, +terrible. + +C'est un spectacle qui revient souvent dans mes rêves. + +Puis, tout à coup, il se produisit un mouvement désordonné parmi +les hommes qui se trouvaient juste devant nous. + +Une mince colonne se détacha de la grosse masse bleue, et s'avança +d'un pas vif vers la ferme située en bas de notre position. + +Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit +d'une batterie anglaise à notre gauche. + +La batailla de Waterloo venait de commencer. + +Il ne m'appartient pas de chercher à vous raconter l'histoire de +cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demandé mieux que de +me tenir en dehors d'un pareil événement, s'il n'était pas arrivé +que notre destin, celui de trois modestes êtres qui étaient venus +là de la frontière, avait été de nous y mêler au même point que +s'il s'était agi de n'importe lequel de tous les rois ou +empereurs. + +À dire honnêtement la vérité, j'en ai appris sur cette bataille, +plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. + +En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de +chaque côté, et une grosse masse de fumée blanche au bout de mon +fusil. + +Ce fut par les lèvres et par les conversations d'autres personnes +que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, +comment elle avait enfoncé les fameux cuirassiers, comment elle +fut hachée en morceaux avant d'avoir pu revenir. + +C'est aussi par là que j'appris tout ce qui concerne les attaques +successives, la fuite des Belges, la fermeté qu'avaient montrée +Pack et Kempt. + +Mais je puis, d'après ce que je sais par moi même, parler de ce +que nous vîmes nous mêmes par les intervalles de la fumée et les +moment d'accalmie de la fusillade, et c’est précisément cela que +je vous raconterai. + +Nous étions à la gauche de la ligne, et en réserve, car le duc +craignait que Boney ne cherchât à nous tourner de ce côté, pour +nous prendre par derrière, de sorte que nos trois régiments, ainsi +qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient été +postés là pour être prêts à tout hasard. + +Il y avait aussi deux brigades de cavalerie légère, mais l'attaque +des Français se faisait entièrement de front, si bien que la +journée était déjà assez avancée avant qu'on eût réellement besoin +de nous. + +La batterie anglaise, qui avait tiré le premier coup de canon, +continuait à faire feu bien loin vers notre gauche. + +Une batterie allemande travaillait ferme à notre droite. + +Aussi étions-nous complètement enveloppés de fumée, mais nous +n'étions pas cachés au point de rester invisibles pour une ligne +d'artillerie française, postée en face de nous, car une vingtaine +de boulets traversèrent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent +s'abattre juste au milieu de nous. + +Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa près de mon +oreille, je baissai la tête comme un homme qui va plonger, mais +notre sergent me donna une bourrade dans les côtes avec le bout de +sa hallebarde. + +-- Ne vous montrez pas si poli que ça, dit-il. Ce sera assez tôt +pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touché. + +Il y eut un de ces boulets qui réduisit en une bouillie sanglante +cinq hommes à la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. + +On eût dit un ballon rouge de football. + +Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd +comme celui d'une pierre lancée dans de la boue. Il lui brisa les +reins et le laissa là gisant, comme une groseille éclatée. + +Trois autres boulets tombèrent plus loin vers la droite. Les +mouvements désordonnés et les cris nous apprirent qu'ils avaient +porté. + +-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major +Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant +dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. + +-- Je l'avais payé cinquante belles livres à Glasgow, dit l'autre. +N'êtes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se +tenir couchés, maintenant que les canons ont précisé leur tir sur +nous? + +-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du +bien. + +-- Ils en apprendront assez, avant que la journée soit finie, +répondit l'adjudant. + +Mais à ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le +52ème étaient couchés à droite et à gauche de nous, de sorte qu'il +nous commanda de nous étendre aussi à terre. Nous fûmes rudement +contents, lorsque nous pûmes entendre les projectiles passer, en +hurlant comme des chiens affamés, par-dessus notre dos à quelques +pieds de hauteur. + +Même alors un bruit sourd, un éclaboussement presque à chaque +minute, puis un cri de douleur, un trépignement de bottes sur le +sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. + +Il tombait une pluie fine. + +L'air humide maintenait la fumée près de terre: aussi nous ne +pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant +nous, bien que le grondement des canons nous montra que la +bataille était engagée sur toute la ligne. + +Quatre cents pièces tournaient alors ensemble, et faisaient assez +de bruit pour nous briser le tympan. + +En effet, il n'y eut pas un de nous à qui il ne resta un +sifflement dans la tête pendant bien des jours qui suivirent. + +Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un +canon français et nous distinguions parfaitement les servants de +cette pièce. + +C'était de petits hommes agiles, avec des culottes très collantes, +de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais +ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que +bourrer, passer l'écouvillon, et tirer. + +Ils étaient quatorze quand je les vis pour la première fois. + +La dernière, ils n'étaient plus que quatre, mais ils travaillaient +plus activement que jamais. + +La ferme qu'on appelle Hougoumont était en bas, en face de nous. + +Pendant toute la matinée, nous pûmes voir qu'il s'y livrait une +lutte terrible, car les murs, les fenêtres, les haies du verger +n'étaient que flammes et fumée et il en sortait des cris et des +hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil +jusqu'alors. + +Elle était à moitié brûlée, tout éventrée par les boulets. + +Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats +de la garde s'y maintinrent pendant la matinée, deux cents pendant +la soirée, et pas un Français n'en dépassa le seuil. + +Mais comme ils se battaient, ces Français! + +Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans +laquelle ils marchaient. + +Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hâlé, +assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avança en boitant, +tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte +latérale de Hougoumont, où il se mit à frapper, en criant à ses +hommes de les suivre. + +Il resta là cinq minutes, allant et venant devant les canons de +fusil qui l'épargnaient, jusqu'à ce qu'enfin un tirailleur de +Brunswick, posté dans le verger, lui cassa la tête d'un coup de +feu. + +Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la +journée, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par +deux, par trois, l'air aussi résolu que s'ils avaient toute +l'armée sur leurs talons. + +Nous restâmes ainsi tout le matin, à contempler la bataille qui se +livrait là -bas à Hougoumont; mais bientôt le Duc reconnut qu'il +n'avait rien à craindre sur sa droite, et il se mit à nous +employer d'une autre manière. + +Les français avaient poussé leurs tirailleurs jusqu'au delà de la +ferme. + +Ils étaient couchés dans le blé encore vert en face de nous. + +De là , ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche +trois pièces sur six étaient muettes, avec leurs servants épars +sur le sol autour d'elles. + +Mais le Duc avait l'oeil à tout. + +À ce moment, il arriva au galop. + +C'était un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard très +vif, un nez crochu, et une grande cocarde à son chapeau. + +Il avait derrière lui une douzaine d'officiers, aussi fringants +que s'ils participaient à une chasse au renard, mais de cette +douzaine il n'en restait pas un seul le soir. + +-- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant. + +-- Très chaude, votre Grâce, dit notre général. + +-- Mais nous pouvons les arrêter, je crois. Tut! Tut! nous ne +saurions permettre à des tirailleurs de réduire une batterie au +silence. Allez me débusquer ces gens-là , Adams. + +Alors j'éprouvai pour la première fois ce frisson diabolique qui +vous court dans le corps, quand on vous donne votre rôle à remplir +dans le combat. + +Jusqu'à présent, nous n'avions pas fait autre chose que de rester +couchés et d'être tués, ce qui est la chose la plus maussade du +monde. + +À présent notre tour était venu, et sur ma parole, nous étions +prêts. + +Nous nous levâmes, toute la brigade, en formant une ligne de +quatre hommes d'épaisseur. + +Alors _ils_ se sauvèrent comme des vanneaux, en baissant la tête, +arrondissant le dos, et traînant leurs fusils par terre. + +La moitié d'entre eux échappèrent, mais nous nous emparâmes des +autres, et tout d'abord de leur officier, car c'était un très gros +homme, qui ne pouvait courir bien vite. + +Je reçus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui était à ma +droite, planter sa baïonnette en plein dans le large dos de cet +homme, que j'entendis jeter un hurlement de damné. + +On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de +la pointe ou de la crosse. + +Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien +d'étonnant, car pendant toute la matinée, ces guêpes n'avaient +cessé de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour +nous. + +Et alors, après avoir franchi l'autre bord du champ de blé, comme +nous étions sortis de la zone de fumée, nous vîmes devant nous +l'armée française tout entière, dont nous n'étions séparés que par +deux prés et un petit sentier. + +Nous jetâmes un grand cri en les voyant, et nous nous serions +lancés à l'attaque, si l'on nous avait laissés faire, car les +jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux +eux jusqu'au moment où ils sont complètement engagés. + +Mais le Duc était venu au trot tout près de nous pendant que nous +avancions. + +Les officiers passaient à cheval devant nous en agitant leurs +épées pour nous arrêter. + +Des sonneries de clairons se firent entendre. + +Il y eut des poussées, des manoeuvres, les sergents jurant et nous +bourrant de coups de hallebarde. + +En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'écrire, la brigade +était disposée en trois petits carrés bien dessinés, tout hérissés +de baïonnettes, et disposés en échelon, comme on dit, ce qui +permettait à chacun d’eux de tirer en travers de l'une des faces +de l'autre. + +Ce fut là notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que +j'étais, et il n'était même que temps. + +Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. + +De derrière cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne +ressemble autant que celui des vagues sur la côte de Berwick quand +le vent vient de l'est. + +La terre était tout ébranlée de ce grondement sourd: l'air en +était plein. + +-- Ferme, soixante-onzième, au nom de Dieu, tenez ferme! cria +derrière nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant +nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetée de +marguerites et de pissenlits. + +Puis tout à coup par-dessus la cime nous vîmes surgir huit cents +casques de cuivre, cela subitement. + +Chacun de ces casques faisait flotter une longue crinière, et sous +ses casques apparurent huit cents figures farouches, hâlées, qui +s'avançaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un même +nombre de chevaux. + +Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des +sabres, des crinières s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se +fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. + +Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurtèrent +contre leurs cuirasses avec le crépitement de la grêle contre une +fenêtre. + +Je fis feu comme les autres et me hâtai de recharger, en regardant +devant moi, à travers la fumée, où je vis un objet long et mince +qui allait flottant lentement en avant et en arrière. + +Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. + +Une bouffée de vent emporta le voile qui s'étendait devant nous et +alors nous pûmes voir ce qui s'était passé. + +Je m'étais attendu à voir la moitié de ce régiment de cavalerie +couché à terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent +protégés, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation +que nous avait causée leur approche, nous eussions tiré haut, +notre feu ne leur avait pas causé grand dommage. + +Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble à moins +de dix yards de moi, celui du milieu était complètement sur le +dos, les quatre pattes en l'air, et c'était l'une de ces pattes +que j'avais vue s'agiter à travers la fumée. + +Il y avait huit ou dix morts et autant de blessés, qui restaient +assis sur l'herbe, la plupart tout étourdis, mais l'un d'eux +criant à tue-tête: + +-- Vive l'Empereur! + +Un autre, qui avait reçu une balle dans la cuisse, un grand diable +à moustache noire, était assis le dos contre le cadavre de son +cheval. + +Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que +s'il avait concouru pour le tir à la cible, et il atteignit en +plein front Angus Myres qui n'était séparé de moi que par deux +hommes. + +Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se +trouvait tout près, mais avant qu'il eût le temps de la saisir, le +gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, +accourut et lui planta sa baïonnette dans la gorge. Grand dommage, +car c’était un fort bel homme! + +Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'étaient enfuis à +la faveur de la fumée, mais ils n’étaient pas gens à le faire +aussi facilement. + +Leurs chevaux avaient dévié sous notre feu. + +Ils avaient continué leur course au delà de notre carré et reçu le +feu des deux carrés placés plus loin. + +Alors ils franchirent une haie, rencontrèrent un régiment de +Hanovriens formé en ligne et les traitèrent comme ils nous +auraient traités si nous n'avions pas été aussi prompts. + +Ils le taillèrent en pièces en un instant. + +C'était terrible de voir les gros Allemands courir en criant +pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs éperons pour +donner plus d'élan à leurs sabres longs et lourds, les abattaient +d'estoc et de taille sans merci. + +Je ne crois pas qu'il soit resté cent hommes en vie de ce +régiment. + +Les Français revinrent, passant devant nous, criant et brandissant +leurs armes qui étaient rouges jusqu'à la garde. + +Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel +était un vieux soldat. + +À cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et +ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions rechargé. + +Trois cavaliers passèrent encore un peu derrière la crête à notre +droite. + +Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carré, ils +seraient sur nous en un clin d'oeil. + +D’autre part, il était bien dur d'attendre là ou nous étions, car +ils avaient donné le mot à une batterie de douze canons, qui se +forma à mi-côte, à quelque centaines de yards mais nous ne +pouvions l'apercevoir. + +Elle nous envoyait par-dessus la crête des boulets qui arrivaient +juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, +et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, +dans la terre humide, un épieu qui devait leur servir de guide. Il +le fit sous les fusils mêmes de toute la brigade. + +Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur +son voisin. + +L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du régiment +sortit du carré en courant, et alla arracher l'épieu, mais aussi +prompt qu'un brochet à la poursuite d'uns truite, un lancier +apparut sur la crête, et lui porta un coup si violent par +derrière, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa +lance sortirent par devant, entre le second et le troisième bouton +de la tunique du petit. + +-- Hélène! Hélène! cria-t-il avant de tomber mort la face en +avant, pendant que le lancier, criblé de balles, s'abattait près +de lui, sans lâcher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, +joints par ce terrible trait d'union. + +Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eûmes guère le +temps de songer à autre chose. + +Un carré est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il +n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets +comme nous nous en aperçûmes, quand ils commencèrent à tailler des +coupures rouges à travers nos rangs, au point que nos oreilles +étaient lasses d'entendre le bruit sourd d'éclaboussement, que +faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. + +Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carré se déplaça +d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derrière +nous un autre carré, car cent vingt hommes et sept officiers +marquaient la place que nous avions occupée. + +Mais les canons nous retrouvèrent. + +On essaya de la formation en ligne, mais aussitôt la cavalerie -- +c'étaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la +hauteur. + +Je dois vous dire que nous fûmes contents d'entendre le bruit des +sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait +son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup +pour coup. + +Et c'est ce que nous fîmes fort bien, car avec notre sang-froid, +nous avions pris de la malice et de la cruauté. + +Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des +cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. + +Il arrive un moment où l'on cesse de songer à sa peau, et il vous +semble que vous cherchez seulement quelqu'un à qui faire payer +tout ce que vous avez souffert. + +Cette fois nous prîmes notre revanche sur les lanciers, car ils +n'avaient pas de cuirasses pour les protéger, et d'une seule +salve, nous en jetâmes à bas soixante-dix. + +Peut-être que si nous avions vu soixante dix mères pleurant sur +les corps de leurs garçons, nous n'aurions pas été aussi contents, +mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des +bêtes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand +ils ont réussi à se prendre par la gorge. + +À ce moment, le colonel eut une idée excellente. + +Après avoir calculé qu'après cette charge, la cavalerie serait +éloignée pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous +fit reculer jusqu'à un creux plus profond, où nous devions être à +l'abri de l'artillerie, avant qu'elle pût recommencer son tir. + +Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand +besoin, car le régiment fondait comme un glaçon au soleil. Mais si +mauvais que cela fût pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. + +Tous les Hollando-Belges s'étaient sauvés à toutes jambes à ce +moment-là , au nombre de quinze mille, et il en résultait de grands +vides dans notre ligne, à travers lesquels la cavalerie française +allait et venait comme elle voulait. + +Puis, les canons français avaient été bien supérieurs aux nôtres +par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait été hachée +même, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort +gaie pour nous. + +D’autre part, Hougoumont, qui n'était plus qu'une ruine trempée de +sang, était resté entre nos mains. Tous les régiments anglais +tenaient bon. + +Pourtant, à dire la vérité vraie, comme on doit le faire quand on +est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers +l'arrière, une pincée d'habits rouges. Mais c'étaient de tous +jeunes gens, ceux-là , des traînards, des coeurs lâches comme il +s'en trouve partout. + +Je le répète, pas un régiment ne fléchit. + +Ce que nous pouvions distinguer de la bataille était fort peu de +chose, mais il eût fallu être aveugle pour ne point voir que, +derrière nous, la campagne était couverte de fuyards. + +Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en +sussions rien, les Prussiens avaient commencé leur mouvement. + +Napoléon avait détaché vingt mille hommes pour les arrêter, et +c'était une compensation pour ceux d'entre nous qui s'étaient +sauvés. + +Les forces en présence étaient à peu près les mêmes qu'au début. + +Tout cela, pourtant, était fort obscur pour nous. + +À un certain moment, la cavalerie française avait débordé en tel +nombre entre nous et le reste de l'armée, que nous crûmes quelque +temps être la seule brigade restée debout. + +Alors, serrant les dents, nous prîmes la résolution de vendre +notre vie le plus cher possible. + +Il était entre quatre et cinq heures de l'après-midi, et nous +n'avions rien à manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. + +Par-dessus le marché, nous étions trempés par la pluie. Elle nous +avait arrosés pendant tout le jour, mais pendant les dernières +heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou à +notre faim. + +Alors nous nous mîmes à regarder autour de nous et à raccourcir +nos ceinturons, à nous demander qui avait été atteint, qui avait +été épargné. + +Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, +debout à ma droite et appuyé sur son fusil. + +Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'étais +blessé. + +-- Tout va bien, Jim, répondis-je. + +-- Je crains bien d'être venu ici chasser un gibier imaginaire, +dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu! +j’aurai sa peau, ou il aura la mienne. + +Il avait si longtemps couvé son tourment, le pauvre Jim, que je +crois vraiment que cela lui avait tourné la tête. + +En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui +n'avait presque rien d’humain. + +Il avait toujours été de ceux qui prennent à coeur, même de +petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonné, je crois +qu'il n'avait jamais été maître de lui-même. + +Ce fut à ce moment de la bataille que nous assistâmes à deux +combats singuliers, chose assez commune, à ce qu'on me dit, dans +les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exercés a +se battre par masses. + +Comme nous étions couchés dans le fossé, deux cavaliers arrivèrent +à fond de train, sur la crête, en face de nous. + +Le premier était un dragon anglais. Il avait la figure presque +dans la crinière de son cheval. + +Derrière lui, arrivait à grand bruit, sur une grosse jument noire, +un cuirassier français, vieux gaillard à la tête grise. + +Les nôtres se mirent à les huer au passage, car il leur paraissait +honteux qu'un Anglais courût ainsi, mais au moment où ils +passèrent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. + +Le dragon avait laissé choir son arme, il était désarmé, et +l'autre le serrait d'aussi près pour l’empêcher d'en trouver une +autre. + +À la fin, piqué sans doute par nos huées, l’Anglais prit son parti +d'affronter le combat. + +Ses yeux tombèrent sur une lance qui se trouvait près du cadavre +d'un Français. + +Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et +alors, sautant à bas avec adresse, il s'en saisit. + +Mais l'autre était un vieux routier, et il fondit sur lui comme un +boulet. + +Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la détourna et +lui planta son sabre à travers l'omoplate. + +Cela se passa en un instant. + +Puis le Français mit son cheval au trot, en nous jetant un +ricanement par-dessus son épaule, comme un chien hargneux. + +La première partie était gagnée pour eux, mais nous eûmes bientôt +à marquer un point. + +L'ennemi avait poussé en avant une ligne de tirailleurs, qui +dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutôt que sur +nous, mais nous envoyâmes deux compagnies du 95ème, pour les tenir +en échec. + +Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car +des deux côtés on se servait de la carabine. + +Parmi les tirailleurs français se tenait debout un officier, un +homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses épaules. + +Quand les nôtres arrivèrent, il s'avança jusqu’à mi-chemin entre +les deux troupes et s'arrêta bien droit, dans l'attitude d'un +escrimeur, la tête rejetée en arrière. + +Je le vois encore aujourd'hui, les paupières abaissées, une sorte +de sourire narquois sur la physionomie. + +À cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune +homme, courut en avant, fonçant sur lui avec ce singulier sabre +courbé que portent les carabiniers. + +Ils se heurtèrent comme deux béliers, car ils couraient à la +rencontre l'un de l'autre. + +Ils tombèrent par l'effet de ce choc, mais le Français était +dessous. + +Notre homme brisa son arme près de la poignée, et reçut l’arme de +l'autre à travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et +trouva le moyen d'ôter la vie à son ennemi avec le tronçon ébréché +de son arme. + +Je croyais bien que les tirailleurs français allaient l’abattre, +mais pas une détente ne partit, et il revint à sa compagnie avec +une lame de sabre dans un bras, et une moitié de sabre à la main. + + +XIII -- LA FIN DE LA TEMPÊTE + +Parmi tant de choses qui paraissant étranges dans une bataille, +maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singulière que +la façon dont elle agit sur mes camarades. + +Pour quelques-uns, on eût dit qu'ils se livraient à leur repas +journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarqué de +changement. + +D'autres marmottèrent des prières depuis le premier coup de canon +jusqu'à la fin; d'autres sacraient, lâchaient des jurons à vous +faire dresser les cheveux sur la tête. + +Il y en avait un, l'homme à ma gauche, Mike Threadingham, qui ne +cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait +légué une maison pour les enfants des marins noyés, tout l'argent +qu'elle lui avait promis. + +Il me dit cette histoire et la recommença. + +Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait +pas ouvert la bouche de tout le jour. + +Quant à moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais +que j'avais l'intelligence et la mémoire plus claires que je ne +les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents +laissés à la maison, à la cousine Edie, à ses yeux fripons et +mobiles, à de Lissac et ses moustaches de chat, à toutes les +aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans +les plaines de Belgique, servir de cible à deux cent cinquante +canons. + +Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait été +terrible à entendre, mais ils se turent soudain. + +Ce n'était cependant que le calme momentané au cours d'une +tempête. + +Alors, on devine que presque immédiatement, il va être suivi d'un +pire déchaînement de l’orage. + +Il y avait encore un bruit très fort vers l'aile la plus éloignée, +où les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'était à +deux milles de là . + +Les autres batteries, tant françaises qu'anglaises, se turent. + +La fumée s'éclaircit de façon que les deux armées purent[2] se +voir un peu. + +Notre crête offrait un spectacle terrible. On eût dit qu'il +restait à peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes à +l'endroit où avait été la légion allemande, tandis que les masses +françaises semblaient aussi denses qu'avant. + +Nous savions pourtant qu'ils avaient dû perdre plusieurs milliers +d’hommes dans ces attaques. + +Nous entendîmes de grands cris de joie partir de leur coté; puis, +tout à coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel +que celui qui venait de finir n'était rien en comparaison. + +Il devait être deux fois aussi fort, car chaque batterie était +deux fois plus rapprochée. + +Elles avaient été déplacées de façon à tirer presque à bout +portant, d'énormes masses de cavalerie, disposées dans leurs +intervalles, pour les défendre contre toute attaque. + +Quand ce tapage infernal arriva à nos oreilles, il n'y eût pas un +homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprît ce que cela +signifiait. + +C'était le dernier et suprême effort que faisait Napoléon pour +nous écraser. + +Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions +tenir ce temps-là , tout irait bien. + +Épuisés par la faim, la fatigue, accablés, nous faisions des +prières pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de +tirer, tant qu'un de nous resterait debout. + +Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car +nous étions couchés à plat ventre, et nous pouvions en un instant +nous dresser en une masse hérissée de baïonnettes, si la cavalerie +fondait de nouveau sur nous. + +Mais, derrière le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus +clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus +farouche, le plus saccadé, le plus entraînant des bruits. + +-- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils +veulent en finir. + +Et, comme il parlait encore, nous vîmes une chose étrange. + +Un Français, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avança +au galop vers nous sur un petit cheval bai. + +Il criait à tue-tête: « Vive le Roi! Vive le Roi! » Autant dire +que c'était un déserteur, puisque nous étions du côté du Roi, et +qu'eux soutenaient l'Empereur. + +En passant près de nous, il nous cria en anglais: + +-- La Garde arrive! la Garde arrive! + +Puis il disparut vers l'arrière, comme une feuille emportée par +l'orage. + +Au même moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus +rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. + +-- Il faut que vous les arrêtiez, ou bien nous sommes battus, +cria-t-il au général Adams si fort, que toute notre compagnie put +l'entendre. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le général. + +-- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six régiments +de grosse cavalerie, dit-il. + +Et il se mit à rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont été +trop tendus. + +-- Peut-être voudrez-vous vous joindre à notre marche en avant! Je +vous en prie, regardez-vous comme un des nôtres, dit le général en +s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de thé. + +-- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l’autre en ôtant son +chapeau. + +Un moment après, nos trois régiments se resserrèrent. La brigade +avança sur quatre lignes, franchit le creux où nous étions restés +couchés en formant les carrés, et alla au-delà du point d'où nous +avions vu l'armée française. + +Il n'était pas possible de voir beaucoup de choses à ce moment. + +On ne distinguait guère que la flamme rouge, jaillissant de la +gueule des canons, à travers le nuage de fumée, et les silhouettes +noires se baissant, tirant, écouvillonnant, chargeant, actives +comme des diables, et toutes à leur oeuvre diabolique. + +Mais à travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en +plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mêlé à de +grandes clameurs. + +Puis on entrevit, à travers le brouillard, une vague mais large +ligne noire, qui prît une teinte plus foncée, un dessin plus net, +si bien qu'enfin, nous vîmes que c'était une colonne, sur cent +hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffés +de hauts bonnets à poil, avec un éclat de plaques de cuivre au- +dessus du front. + +Et derrière ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi +de suite, cela se déroulait, se tordait, sortait de la fumée des +canons. + +On eût dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne +paraissait interminable. + +En avant venaient, çà et là , des tirailleurs, derrière ceux-ci, +les tambours, tout cela s'avançait d'un pas élastique, les +officiers formant des groupes serrés sur les flancs, l'épée à la +main et criant des encouragements. + +Il y avait aussi, en tête, une douzaine de cavaliers, qui criaient +tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son épée, +qu'il tenait droite. + +Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment +que le firent les Français ce jour-là . + +C'était merveilleux de les voir, car à mesure qu'ils s'avançaient, +ils se trouvèrent en avant de leurs propres canons, de sorte +qu'ils n'eurent plus à compter sur cette aide, quoiqu'ils +allassent tout droit à deux batteries que nous avions eues à nos +côtés pendant tout le jour. + +Chaque canon avait réglé son tir à un pied près, et nous vîmes de +longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, à mesure +qu'elle progressait. + +Les Français étaient si près de nous et si serrés les uns contre +les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se +serraient davantage, et marchaient avec un élan, un entrain qui +étaient des plus beaux à voir. + +Leur tête était tournée tout droit vers nous, tandis que le 93ème +débordait d'un côté, et le 52ème de l'autre côté. + +Je croirai toujours que si nous étions restés à l'attendre, la +Garde nous aurait enfoncés, car comment arrêter une telle colonne +avec une ligne de quatre hommes d’épaisseur? + +Mais à ce moment-là , Colburne, le colonel du 52ème, reploya son +flanc gauche de manière à le placer parallèlement à la colonne, ce +qui contraignit les Français à s'arrêter. + +Leur ligne de front était à une quarantaine de pas de nous, et +nous pûmes les voir à notre aise. + +Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'étais +toujours figuré les Français comme des hommes de petite taille. + +Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette première compagnie, +qui ne fût capable de me ramasser comme si j'étais un gamin, et +leurs hauts bonnets à poil les faisait paraître plus grands +encore. + +C’étaient des gaillards endurcis, tannés, nerveux, aux yeux +farouches et bridés, aux moustaches hérissées, ces vieux soldats +qui n'avaient jamais passé une semaine sans se battre, et pendant +bien des années. + +Et alors, comme je me tenais prêt, le doigt sur la détente, +attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur +l’officier monté qui portait son chapeau au bout de son épée. + +Je le reconnus: c'était Bonaventure de Lissac. + +Je le vis. Jim le vit aussi. + +J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la +colonne française. + +Aussi prompte que la pensée, la brigade entière suivit cette +impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le +front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par +les flancs. + +Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait +été donné: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en +réalité Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade +sur la vieille Garde. + +Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premières minutes de +rage. + +Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que +j'appuyai sur la détente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu’il +était porté par la foule, mais je vis, sur l’étoffe, une tache +horrible, et un léger tourbillon de fumée, comme si elle avait +pris feu. Puis, je me trouvai rejeté contre deux gros Français, et +si serré entre eux, qu'il nous était impossible de mouvoir une +arme. + +L'un d'eux, un gaillard à grand nez, me saisit à la gorge, et je +me sentis comme un poulet dans sa poigne. + +-- _Rendez-vous, coquin_, dit-il. + +Mais, tout à coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car +quelqu'un venait de lui plonger une baïonnette dans le ventre. + +On tira très peu de coups de feu après le premier abordage. On +n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les +cris brefs des hommes atteints, et les commandements des +officiers. + +Alors, tout à coup, les Français commencèrent à céder le terrain, +lentement, de mauvaise grâce, pas à pas, mais enfin ils +reculaient. + +Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque là , le +frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprîmes qu'ils +allaient plier. + +J'avais devant moi un Français, un homme aux traits tranchants, +aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait été à +l'exercice. + +Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour +choisir et abattre un officier. + +Je me rappelle qu'il me vint à l'esprit que ce serait faire un bel +exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. + +Je me précipitai vers lui et lui passai ma baïonnette au travers +du corps. + +En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lâcha un coup de fusil +en pleine figure. + +La balle me fit, à travers la joue, une marque qui me restera +jusqu'à mon dernier jour. + +Quand il tomba, je trébuchai par-dessus son corps. Deux autres +hommes tombèrent à leur tour sur moi, et je faillis être étouffé +sous cet entassement. + +Lorsqu'enfin je me fus dégagé, après m'être frotté les yeux, qui +étaient pleins de poudre, je vis que la colonne était +définitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns +fuyant à toutes jambes, les autres continuant à combattre, dos à +dos, dans un vain effort pour arrêter la brigade, qui balayait +tout devant elle. + +Il me semblait qu'un fer rouge était appliqué sur ma figure, mais +j'avais l'usage de mes membres. + +Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes +mutilés, je courus après mon régiment, et allai prendre ma place +au flanc droit. + +Le vieux major Elliott était là , boitant un peu, car son cheval +avait été tué, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. + +Il me vit venir et me fit un signe de tête, mais on avait trop de +besogne pour avoir le temps de causer. + +La brigade avançait toujours, mais le général passa à cheval +devant moi, baissant la tête, et regardant les positions +anglaises: + +-- Il n'y a pas de terrain gagné, dit-il, mais je ne recule pas. + +-- Le duc de Wellington a remporté une grande victoire, proclama +l'aide de camp d'une voix solennelle. + +Et alors, cédant soudain à ses sentiments, il ajouta: + +-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. + +Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. + +Mais à ce moment-là , le premier venu pouvait se rendre compte que +l'armée française se disloquait. + +Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrément +pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les +bords. + +Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles +avaient, à l'arrière, un éparpillement de traînards. + +La Garde s'éclaircissait, devant nous, à mesure que nous poussions +en avant, et nous nous trouvâmes face à face avec douze canons, +mais, au bout d'un moment, ils furent à nous, et je vis notre plus +jeune sous-officier, après celui qui avait été tué par le lancier, +griffonner à la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numéro +72, en vrai écolier qu'il était. + +Ce fut alors que nous entendîmes, derrière nous, un hourra +d'encouragement, et que nous vîmes l'armée anglaise tout entière +déborder par-dessus la crête des hauteurs et se répandre dans la +vallée pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. + +Les canons arrivèrent aussi en bondissant, à grand bruit, et notre +cavalerie légère, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite +avec notre brigade. + +Après cela, il n'y avait plus de bataille. + +L'on marcha en avant sans rencontrer de résistance, et notre armée +finit de se former en ligne sur le terrain même que les Français +occupaient le matin. + +Leurs canons étaient à nous; leur infanterie réduite à une cohue +qui s'éparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra +seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ +de bataille sans se rompre. + +Enfin, au moment même où la nuit venait, nos hommes, épuisés et +affamés, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les +faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. + +Voilà tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la +bataille de Waterloo. + +J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine +de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. + +Il me fallut donc percer un autre trou à mon ceinturon, qui me +serra alors comme un cercle autour d'un baril. + +Après cela, je me couchai dans la paille, où se vautrait le reste +de la compagnie. + +Moins d'une minute après, je m'endormais d'un sommeil de plomb. + + +XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT + +Le jour pointait, et les premières lueurs grises venaient de se +montrer furtivement à travers les longues et minces fentes des +murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'épaule. + +Je me levai d'un bond. + +Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, je m'étais figuré que les +cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde +posée contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, +je me rappelai où j'étais. + +Mais je puis vous dire que je fus bien étonné en m'apercevant que +c'était le major Elliott lui-même, qui m'avait réveillé. + +Il avait l'air très grave et, derrière lui, venaient deux +sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. + +-- Réveillez-vous, mon garçon, dit le major, retrouvant sa +bonhomie comme si nous étions de nouveau à Corriemuir. + +-- Oui, major, balbutiai-je. + +-- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois +quelque chose à tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter +vos foyers. Jim Horscroft est manquant. + +Je sursautai à ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la +faim, et la fatigue, j'avais complètement oublié mon ami depuis +qu'il s'était élancé contre la Garde française, en entraînant tout +le régiment. + +-- Je suis en train de faire le relevé de nos pertes, dit le +major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez +grand plaisir. + +Nous voilà donc en route, le major, les deux sergents et moi. + +Oh! certes, c'était un terrible spectacle, si terrible, que malgré +le nombre d'années qui se sont écoulées, je préfère en parler le +moins possible. + +C'était bien horrible à voir dans la chaleur du combat, mais +maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le +tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de +glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de +boucher, où de pauvres diables ont été éventrés, écrasés, mis en +bouillie, où l'on dirait que l'homme a voulu tourner en dérision +l'oeuvre de Dieu. + +L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille: +les fantassins morts, formant encore des carrés, la ligne confuse +de cavaliers qui les avaient chargés, et en haut, sur la pente, +les artilleurs gisant autour de leur pièce brisée. + +La colonne de la Garde avait laissé une bande de morts à travers +la campagne. + +On eût dit la trace laissée par une limace. En tête, se dressait +un amas de morts en uniforme bleu, entassés sur les habits rouges, +à l'endroit où avait eu lieu cette étreinte furieuse, lorsqu'ils +avaient fait le premier pas en arrière. + +Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant à cet endroit, ce fut +Jim, lui-même. + +Il gisait, de tout son long, étendu sur le dos, la figure tournée +vers le ciel. + +On eut dit que toute passion, toute souffrance s'étaient +évaporées. + +Il ressemblait tout à fait à ce Jim d'autrefois, que j'avais vu +cent fois dans sa couchette, quand nous étions camarades d'école. + +J'avais jeté un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins +à considérer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus +heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espéré de le voir +pendant sa vie, je cessai de me désoler sur lui. + +Deux baïonnettes françaises lui avaient traversé la poitrine. + +Il était mort sur le champ, sans souffrir, à en croire le sourire +qu'il avait sur les lèvres. + +Le major et moi, nous lui soulevions la tête, espérant qu'il +restait peut-être un souffle de vie, quand j'entendis près de moi +une voix bien connue. + +C'était de Lissac, dressé sur son coude, au milieu d'un tas de +cadavres de soldats de la Garde. + +Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau à +grand plumet rouge, gisait à terre, près de lui. + +Il était bien pâle. Il avait de grands cercles bistrés sous les +yeux, mais, à cela près, il était resté tel qu'il était jadis, +avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affamé, sa +moustache raide, sa chevelure coupée ras et clairsemée jusqu'à la +calvitie, au haut de la tête. + +Il avait toujours eu les paupières tombantes, mais maintenant il +était presque impossible de retrouver, par-dessous, le +scintillement de l'oeil. + +-- holà , Jock! s'écria-t-il, je ne m'attendais guère à vous voir +ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. + +-- C'est vous qui nous avez apporté tous ces ennuis, dis-je. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout +est arrangé pour nous à l'avance. Quand j'étais en Espagne, j'ai +appris à croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoyé ici, +ce matin. + +-- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en +posant la main sur l'épaule du pauvre Jim. + +-- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. + +Il ouvrit alors son manteau et j'aperçus, avec horreur, un gros +caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. + +-- C'est ma treizième blessure, et ma dernière, dit-il, avec un +sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous +me donner à boire, si vous disposez de quelques gouttes? + +Le major avait du brandy étendu d'eau. + +De Lissac en but avidement. + +Ses yeux se ranimèrent, et une petite tache rouge reparut à ses +joues livides. + +-- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un +m'appeler par mon nom, et aussitôt son fusil s'est posé sur ma +tunique. Deux de mes hommes l'ont écharpé au moment même où il a +fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez à Paris dans +moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au +numéro 11 de la rue de Miromesnil, qui est près de la Madeleine. +Annoncez-lui la nouvelle avec ménagement, Jock, car vous ne pouvez +pas vous figurer à quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce +que je possède se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine +en a les clefs. Vous n'oublierez pas? + +-- Je me souviendrai. + +-- Et Madame votre mère? J'espère que vous l'avez laissée en bonne +santé? Ah! Et Monsieur votre père aussi. Présentez-lui mes plus +grands respects. + +À ce moment même, où il allait mourir, il fit la révérence +d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations +à ma mère. + +-- Assurément, dis-je, votre blessure pourrait être moins grave +que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de +notre régiment. + +-- Mon cher Jock, je n'ai pas passé ces quinze ans à faire et +recevoir des blessures, sans savoir reconnaître celle qui compte. +Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est +fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes +Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et en mendiant. En +outre, il est absolument certain que les Alliés m'auraient +fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation. + +-- Les Alliés, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, +ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. + +-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que +j'aurais fui en Écosse et changé de nom, si je n'avais eu rien de +plus à craindre que mes camarades restés à Paris? Je tenais à la +vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je +n'ai plus qu'à mourir, car il ne se trouvera plus jamais à la tête +d'une armée. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se +pardonner. C'est moi qui commandais le détachement qui a fusillé +le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma +chérie! + +Il leva les deux mains, dont les doigts s'agitèrent, et +tremblèrent comme s'il tâtonnait. + +Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tête se +pencha sur sa poitrine. + +Un de nos sergents le recoucha doucement. L’autre étendit sur lui +le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsi là ces deux hommes, +que le Destin avait si étrangement mis en rapport. + +L'Écossais et le Français gisaient silencieux, paisibles, si +rapprochés que la main de l'un eût pu toucher celle de l'autre, +sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage de Hougoumont. + + +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + +Maintenant, me voici bien près de la fin de tout cela, et je suis +fort content d'y être arrivé, car j'ai commencé ce récit +d'autrefois, le coeur léger, en me disant que cela me donnerait +quelque occupation pendant les longs soirs d'été. Mais, chemin +faisant, j'ai réveillé mille peines qui dormaient, mille chagrins +à demi oubliés, si bien que j'ai à présent l'âme à vif, comme la +peau d'un mouton mal tondu. + +Si je m'en tire à bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la +plume; car, en commençant, cela va tout seul, comme quand on +descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis, +avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied +dans un trou et vous y restez, et c'est à vous de vous en tirer à +force de vous débattre. + +Nous enterrâmes Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un +soldats de la Garde impériale et de notre Infanterie légère, +rangés dans la même tranchée. + +Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on sème une graine, +quelle belle récolte de héros on ferait un jour! + +Alors, nous laissâmes pour toujours, derrière nous, ce champ de +carnage et nous prîmes, avec notre brigade, la route de la +frontière pour marcher sur Paris. + +Pendant toutes ces années-là , on m'avait toujours habitué à +regarder les Français comme de très méchantes gens, et comme nous +n'entendions parler d'eux qu'à l'occasion de batailles, de +massacres sur terre et sur mer, il était assez naturel pour moi de +les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. + +Après tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la même chose, +ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la même +manière. + +Mais quand nous eûmes à traverser leur pays, quand nous vîmes +leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si +tranquillement occupés au travail des champs et les femmes +tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste +coiffe blanche, grondant le bébé pour lui apprendre la politesse, +tout nous parut si empreint de simplicité domestique, que j'en +vins à ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps haï +et redouté ces bonnes gens. + +Je suppose que, dans le fond, l'objet réel de notre haine, c'était +l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il était parti et que +sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa +beauté. + +Nous fîmes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le +plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivâmes ainsi à la +grande cité. + +Nous nous attendions à y livrer bataille, car elle est si peuplée, +qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle +armée. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage +d'abîmer tout un pays à cause d'un seul homme. + +On lui avait donc donné avis qu'il eût à se tirer d'affaire, seul, +désormais. + +D'après les dernières nouvelles qui nous arrivèrent sur lui, il +s'était rendu aux Anglais. + +Les portes de Paris nous étaient ouvertes; c'étaient des nouvelles +excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir à la seule +bataille où je me fusse trouvé. + +Mais il y avait alors à Paris, une foule de gens attachés à Boney. + +C'était tout naturel, quand on songe à la gloire qu'il leur avait +acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demandé à son +armée d'aller dans un endroit où il n'allât pas lui-même. + +Ils nous firent assez mauvaise mine à notre entré, je puis vous le +dire. + +Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fûmes les premiers qui +mirent le pied dans la ville. + +Nous passâmes sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile à +écrire qu'à prononcer; de là , on traversa un beau parc, le Bois de +Boulogne, puis on alla aux Champs-Élysées, où l’on bivouaqua. + +Bientôt il y eût, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, +qu'on se serait cru dans un camp plutôt que dans une ville. + +La première fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de +ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par +couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. + +Rob attendit dans le vestibule et, dès que je mis le pied sur le +paillasson, je me trouvai en présence de ma cousine Edie, qui +était toujours restée la même, et qui se mit à me contempler de ce +regard sauvage qu'elle a. + +Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le +fit, elle s'avança de trois pas, courut à moi et me sauta au cou. + +-- Oh! mon cher vieux Jock, s'écria-t-elle, comme vous êtes beau, +sous l'habit rouge! + +-- Oui, à présent, je suis soldat, Edie, répondis-je d'un ton fort +raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par +derrière elle, l'autre figure qui était tournés vers le ciel, sur +le champ de bataille de Belgique. + +-- Qui l'aurait cru? s'écria-t-elle. Qu'êtes vous alors, Jock? +Général? Capitaine? + +-- Non, je suis simple soldat. + +-- Comment, vous n’êtes pas, je l'espère, de ces gens du commun +qui portant le fusil? + +-- Si, je porte le fusil. + +-- Oh! ce n'est pas, à beaucoup près, aussi intéressant, dit-elle +en retournant s'asseoir sur le canapé qu'elle avait quitté. + +C'était une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, +pleine d'objets brillants, et j'étais sur le point de repartir +pour donner à mes bottes un nouveau coup de brosse. + +Quand Edie s'assit, je vis qu'elle était en grand deuil; cela me +prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. + +-- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je +suis très maladroit pour annoncer avec ménagement les nouvelles. +Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les +malles, et qu'Antoine avait les clefs. + +-- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez été bien bon de faire +cette commission. J'ai appris l'événement il y a environ huit +jours. J'en ai été folle quelque temps, tout à fait folle. Je +porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un +véritable épouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en +remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. + +-- Pardon, Madame, dit une domestique en avançant la tête, le +comte de Beton désire vous voir. + +-- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voilà qui est +très important. Je suis bien fâchée d'abréger notre entretien, +mais vous reviendrez me voir, j'en sais sûre, n'est-ce pas? Je +suis si désolée? Ah! est-ce qu'il vous serait égal de sortir par +la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie, +mon cher vieux Jock, vous avez toujours été si bon garçon, et vous +faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. + +C'était la dernière fois que je devais voir la cousine Edie. + +Elle se montrait à la lumière du soleil avec son regard +provocateur, de jadis, avec ses dents éclatantes. + +Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une +goutte de mercure. + +Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis à la +porte une belle voiture à deux chevaux; je devinai alors qu'elle +m'avait prié de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis +du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels +elle avait vécu dans son enfance. + +Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon père et ma +mère, qui avaient eu tant de bonté pour elle. + +Bah! elle était ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en +dispenser qu'un lapin ne peut s'empêcher d'agiter son bout de +queue; et pourtant, cette pensée me fit grand-peine. + +Neuf mois après, j'appris qu'elle avait épousé ce même comte de +Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. + +Quant à nous, notre tâche était accomplie. + +La grande ombre avait été chassée de dessus l'Europe; elle ne +viendrait plus s'allonger d'un bout à l'autre du pays, planant sur +les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les ténèbres +dans des existences qui auraient été si heureuses. + +Après avoir acheté ma libération, je revins à Corriemuir, où, +après la mort de mon père, je pris la ferme. + +J'épousai Lucie Deane, de Berwick, et j'élevai sept enfants, qui +tous sont plus grands que leur père, et n'omettent rien pour le +lui rappeler. + +Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'écoulent +désormais et qui se ressemblent comme autant de béliers écossais, +j'ai peine à convaincre mes jeunes gens que, même ici, nous avons +eu notre roman, au temps où Jim et moi nous fîmes notre cour, et +où l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre côté de l'eau. + +Notes : + +[1] « vieil habit » aurait été plus élégant... (Note de l’éditeur) +[2] Il aurait été préférable d’écrire « puissent » ou « pussent ». +(Note de l’éditeur) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13735 *** diff --git a/13735-8.txt b/13735-8.txt new file mode 100644 index 0000000..e3a225b --- /dev/null +++ b/13735-8.txt @@ -0,0 +1,6875 @@ +The Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La grande ombre + +Author: Arthur Conan Doyle + +Release Date: October 13, 2004 [EBook #13735] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + + + + + +Arthur Conan Doyle + +LA GRANDE OMBRE + +(1909) + + +Table des matières + +Préface +I -- LA NUIT DES SIGNAUX +II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX +IV -- LE CHOIX DE JIM +V -- L'HOMME D’OUTRE-MER +VI -- UN AIGLE SANS ASILE +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR +VIII -- L'ARRIVÉE DU CUTTER +IX -- CE QUI SE FIT À WEST INCH +X -- LE RETOUR DE L’OMBRE +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS +XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE +XIII -- LA FIN DE LA TEMPÊTE +XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + + +Préface + +_Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et +américaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces +abondantes moissons de détails biographiques dont le lecteur +contemporain est si friand._ + +_Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est né le 22 mai +1859 à Édimbourg, qu'il fut l'élève de son université, qu'il y +étudia la médecine et l'exerça huit ans à Southsea (1882-1889), +qu'il voyagea ensuite dans les régions arctiques et sur les côtes +Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de +renseignements aussi succincts._ + +_Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignée +d'artistes qui ont laissé une trace glorieuse dans la carrière._ + +_Son grand-père, John Doyle, élève du paysagiste Gabrielli et du +miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste célèbre. Sous la +signature H.B., son crayon s'attaqua à tout ce qu'il y avait +d'illustre dans les générations de son temps (1798-1808). +Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent +fois reconnu ses mérites et salué ce qu'ils appelaient presque son +génie._ + +_Richard, ou mieux Dick Doyle, élève de son père, marchant sur ses +brisées, débuta comme caricaturiste à 17 ans et, de 1843 à 1850, +il fit la joie des abonnés du _Punch_, mais alors des scrupules +religieux lui interdirent de collaborer à une feuille satirique, +qui bafouait ce qui était à ses yeux sacré comme le plus cher des +legs des aïeux, la foi catholique profondément ancrée en son âme +d'Irlandais. Il s'éloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour +porter à une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. +Il le consacra désormais à l'illustration des chefs-d'oeuvre de +Thackeray et de Ruskin. C'est à lui qu'on dut ces dessins tour à +tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la +famille Newcomes, ou la légende du Roi de la Rivière d'or._ + +_Charles Doyle, le cinquième fils de John et le père d'Arthur, +n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut +surtout apprécié comme architecte, de même qu'un autre de ses +frères se confinait dans la direction de la National Gallery +d'Irlande et qu'un troisième renonçait à ses pinceaux pour dresser +les plus exactes généalogies du baronnage d'Angleterre._ + +_Ainsi apparenté, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, +débuter en littérature que lorsqu'il fut certain de tenir un +succès et dès son _Étude en rouge_, première série de son immortel +_Sherlock Holmes_, il fût, en effet, célèbre. Dès lors il n'eut +plus qu'à persévérer, tuant et ressuscitant ses héros selon les +caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables légions +de lecteurs._ + +_C'est à un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan +Doyle a écrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent +inspirés par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacrés à la +peinture de l'époque napoléonienne, ne sont pas les moins bien +venus de la série._ + +_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait tracé la +voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. À ce point de +vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits +du colonel Gérard_, mais le désir de rendre justice à son grand +adversaire et de juger un soldat en soldat est le même chez les +deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-être +d'Erckmann-Chatrian, dont les récits ont nourri notre enfance et +sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallèle pourrait +être établi et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant +pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch +s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser +sur l’Europe._ + +_Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits +saluant involontairement les balles, les vieux soldats les +raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant +s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin +du combat, les revues passées par l'état-major empanaché, les +cavaliers chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circulant au +galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis +après plusieurs heures de combat, la chevauchée des cuirassiers +chargeant et la montée des bataillons de la Vieille-Garde se ruant +sur les carrés anglais avec une rage désespérée._ + +ALBERT SAVINE. + + +I -- LA NUIT DES SIGNAUX + +Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrivé à peine au milieu +du dix-neuvième siècle, et à l’âge de cinquante-cinq ans. + +Ma femme ne me découvre guère qu'une fois par semaine derrière +l'oreille un petit poil gris qu'elle tient à m'arracher. + +Et pourtant quel étrange effet cela me fait que ma vie se soit +écoulée en une époque où les façons de penser et d'agir des hommes +différaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des +habitants d'une autre planète. + +Ainsi, lorsque je me promène par la campagne, si je regarde par +là-bas, du côté de Berwick, je puis apercevoir les petites +traînées de fumée blanche, qui me parlent de cette singulière et +nouvelle bête aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le +corps recèle un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le +long de la frontière. + +Quand le temps est clair, j'aperçois sans peine le reflet des +cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. + +Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la même bête, +ou parfois même une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air +une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre +le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. + +Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux père muet de colère +autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le +Créateur, si profondément enracinée dans l'âme, qu'il ne voulait +pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute +innovation lui paraissait toucher de bien près au blasphème. + +C'était Dieu qui avait créé le cheval. + +C'était un mortel de là-bas, vers Birmingham, qui avait fait la +machine. + +Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il à se servir de la selle et +des éperons. + +Mais il aurait éprouvé une bien autre surprise en voyant le calme +et l'esprit de bienveillance qui règnent actuellement dans le +coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire +dans les réunions qu'il ne faut plus de guerre, excepté bien +entendu, avec les nègres et leurs pareils. + +Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans +interruption -- une trêve de deux courtes années -- depuis bientôt +un quart de siècle? + +Réfléchissez à cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si +tranquille, si paisible. + +Des enfants, nés pendant la guerre, étaient devenus des hommes +barbus, avaient eu à leur tour des enfants, que la guerre durait +encore. + +Ceux qui avaient servi et combattu à la fleur de l'âge et dans +leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur +dos se voûter, que les flottes et les armées étaient encore aux +prises. + +Rien d'étonnant, dès lors, qu'on en fût venu à considérer la +guerre comme l'état normal, et qu'on éprouvât une sensation +singulière à se trouver en état de paix. + +Pendant cette longue période, nous nous battîmes avec les Danois, +nous nous battîmes avec les Hollandais, nous nous battîmes avec +l'Espagne, nous nous battîmes avec les Turcs, nous nous battîmes +avec les Américains, nous nous battîmes avec les gens de +Montevideo. + +On eût dit que dans cette mêlée universelle, aucune race n'était +trop proche parente, aucune trop distante pour éviter d'être +entraînée dans la querelle. + +Mais ce fut surtout avec les Français que nous nous battîmes; et +de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et +de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les +gouvernait. + +C'était très crâne de le représenter en caricature, de le +chansonner, de faire comme si c'était un charlatan, mais je puis +vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une +ombre noire au-dessus de l'Europe entière, et qu'il fut un temps +où la clarté d'une flamme apparaissant de nuit sur la côte faisait +tomber à genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les +mains de tous les hommes. + +Il avait toujours gagné la partie: voilà ce qu'il y avait de +terrible. + +On eût dit qu'il portait la fortune en croupe. + +Et en ces temps-là nous savions qu'il était posté sur la côte +septentrionale avec cent cinquante mille vétérans, avec les +bateaux nécessaires au passage. + +Mais c'est une vieille histoire. + +Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot anéantit +leur flotte. + +Il devait rester en Europe une terre où l'on eût la liberté de +penser, la liberté de parler. + +Il y avait un grand signal tout prêt sur la hauteur près de +l'embouchure de la Tweed. + +C'était un échafaudage fait en charpente et en barils de goudron. + +Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'écarquillais les +yeux à regarder s'il flambait. + +Je n'avais alors que huit ans, mais à cet âge, on prend déjà les +choses à coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dépendît +en quelque façon de moi et de ma vigilance. + +Un soir, comme je regardais, j'aperçus une faible lueur sur la +colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les +ténèbres. + +Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les +poignets contre le cadre en pierre de la fenêtre, pour me +convaincre que j'étais éveillé. + +Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se +refléter dans l'eau, et je m'élançai à la cuisine. + +Je hurlai à mon père que les Français avaient franchi la Manche et +que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. + +Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'étudiant en droit +d'Édimbourg. + +Je crois encore le voir secouant sa pipe à coté du feu et me +regardant par-dessus ses lunettes à monture de corne. + +-- Êtes-vous sûr, Jock, dit-il. + +-- Aussi sûr que d'être en vie, répondis-je d'une voix +entrecoupée. + +Il étendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il +ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, +mais il la referma, et sortit à grands pas. + +Nous le suivîmes, l’étudiant en droit et moi, jusqu'à la porte à +claire-voie qui donne sur la grande route. + +De là nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur +d'un autre feu plus petit à Ayton, plus au nord. + +Ma mère descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas +saisis par le froid, et nous restâmes là jusqu'au matin, en +échangeant de rares paroles, et cela même à voix basse. + +Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en était passé la +veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en +remontant vers le nord, s'étaient enrôlés dans les régiments de +volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de +leurs chevaux pour répondre à l'appel. + +Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'étrier avant de +partir. + +Je n’en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval +blanc, brandissant au clair de lune un énorme sabre rouillé. + +Ils nous crièrent en passant, que le signal de North Berwick Law +était en feu, et qu'on croyait que l'alarme était partie du +Château d'Édimbourg. + +Un petit nombre galopèrent en sens contraire, des courriers pour +Édimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-shérif, et +autres de ce genre. + +Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes +robustes, monté sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'à notre porte +et nous fit quelques questions sur la route. + +-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut- +être aurais-je tout aussi bien fait de rester où j'étais, mais +maintenant que me voilà parti, je n'ai rien de mieux à faire que +de déjeuner avec le régiment. + +Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. + +-- Je le connais bien, dit notre étudiant en nous le désignant +d'un signe de tête, c'est un légiste d'Édimbourg, et il s'entend +joliment à enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. + +Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se +passa guère de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute +l'Écosse. + +Bien des fois nous pensâmes alors à cet homme qui nous avait +demandé la route dans la nuit terrible. + +Mais dès le matin, nous eûmes l'esprit tranquille. + +Il faisait un temps gris et froid. + +Ma mère était retournée à la maison pour nous préparer un pot de +thé, quand arriva un char à bancs ramenant le docteur Horscroft, +d'Ayton et son fils Jim. + +Le docteur avait relevé jusque sur ses oreilles le collet de son +manteau brun, et il avait l'air de fort méchante humeur, car Jim, +qui n'avait que quinze ans, s'était sauvé à Berwick à la première +alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son père. + +Le papa avait passé toute la nuit à sa recherche, et il le +ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derrière le +siège. + +Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son père, avec ses +mains fourrées dans ses poches de côté, ses sourcils joints, et sa +lèvre inférieure avancée. + +-- Tout ça, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y +a pas eu de débarquement, et tous les sots d'Écosse sont allés +arpenter pour rien les routes. + +Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces +mots, ce qui lui valut de la part de son père un coup sur le côté +du crâne avec le poing fermé. + +À ce coup, le jeune garçon laissa tomber sa tête sur sa poitrine +comme s'il avait été étourdi. + +Mon père hocha la tête, car il avait de l'affection pour Jim, et +nous rentrâmes tous à la maison, en dodelinant du chef, et les +yeux papillotants, pouvant à peine tenir les yeux ouverts, +maintenant que nous savions tout danger passé. + +Mais nous éprouvions en même temps au coeur un frisson de joie +comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en +ma vie. + +Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai +entrepris de raconter, mais quand on a une bonne mémoire et peu +d’habileté, on n'arrive pas à tirer une pensée de son esprit sans +qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en même +temps. + +Et pourtant, maintenant que je me suis mis à y songer, cet +incident n'était pas entièrement étranger à mon récit, car Jim +Horscroft eut une discussion si violente avec son père, qu'il fut +expédié au collège de Berwick et comme mon père avait depuis +longtemps formé le projet de m'y placer aussi, il profita de +l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. + +Mais avant de dire un mot au sujet de cette école, il me faut +revenir à l'endroit où j'aurais dû commencer, et vous mettre en +état de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages +écrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien +loin au-delà du _border_, et n'ont jamais entendu parler des +Calder de West Inch. + +Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau +domaine, autour d'une bonne habitation. + +C'est simplement une grande terre à pâturages de moutons, ou la +bise souffle avec âpreté et que le vent balaie. + +Elle s'étend en formant une bande fragmentée le long de la mer. + +Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste à +gagner son loyer et à avoir du beurre le dimanche au lieu de +mélasse. + +Au milieu, s'élève une maison d'habitation en pierre, recouverte +en ardoise, avec un appentis derrière. + +La date de 1703 est gravée grossièrement dans le bloc qui forme le +linteau de la porte. + +Il y a plus de cent ans que ma famille est établie là, et malgré +sa pauvreté, elle est arrivée à tenir un bon rang dans le pays, +car à la campagne le vieux fermier est souvent plus estimé que le +nouveau laird. + +La maison de West Inch présentait une particularité singulière. + +Il avait été établi par des ingénieurs et autres personnes +compétentes, que la ligne de délimitation entre les deux pays +passait exactement par le milieu de la maison, de façon à couper +notre meilleure chambre à coucher en deux moitiés, l'une anglaise, +l'autre écossaise. + +Or, la couchette que j'occupais était orientée de telle sorte que +j'avais la tête au nord de la frontière et les pieds au sud. + +Mes amis disent que si le hasard avait placé mon lit en sens +contraire, j'aurais eu peut-être la chevelure d'un blond moins +roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. + +Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, où ma tête d’Écossais +ne voyait aucun moyen de me tirer de péril, mes bonnes grosses +jambes d'Anglais vinrent à mon aide et m'en éloignèrent jusqu'en +lieu sûr. + +Mais à l'école, cela me valut des histoires à n'en plus finir: les +uns m'avaient surnommé _Grog à l'eau_; pour d'autres j'étais la +« Grande Bretagne » pour d'autres, « l'Union Jock ». + +Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Écossais et les +petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les +jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. + +Puis on s'arrêtait des deux côtés pour se mettre à rire, comme si +la chose était bien plaisante. + +Dans les commencements, je fus très malheureux à l'école de +Berwick. + +Birtwhistle était le premier maître, et Adams le second, et je +n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. + +J’étais naturellement timide, très peu expansif. + +Je fus long à me faire un ami soit parmi les maîtres, soit parmi +mes camarades. + +Il y avait neuf milles à vol d'oiseau, et onze milles et demi par +la route, de Berwick à West Inch. + +J'avais le coeur gros en pensant à la distance qui me séparait de +ma mère. + +Remarquez, en effet, qu'un garçon de cet âge, tout en prétendant +se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, hélas! +quand on le prend au mot. + +À la fin, je n'y tins plus, et je pris la résolution de m’enfuir +de l'école, et de retourner le plus tôt possible à la maison. + +Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer +l'éloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l’école, +jusqu'au dernier élève, ce qui rendit ma vie d'écolier fort +agréable et fort douce. + +Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'étais tombé par +une fenêtre du second étage. + +Voici comment la chose arriva: + +Un soir j'avais reçu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de +l'école. Cet affront, s'ajoutant à tous mes autres griefs, fit +déborder ma petite coupe. + +Je jurai, ce soir même, en enfouissant ma figure inondée de larmes +sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit à +West Inch, soit bien près d'y arriver. + +Notre dortoir était au second étage, mais j'avais une réputation +de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. + +Je n'éprouvais aucune frayeur, tout petit que j'étais, de me +laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde +serrée à la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois +pieds au-dessus du sol. + +Dès lors, je ne craignais guère de ne pas pouvoir sortir du +dortoir de Birtwhistle. + +J'attendis avec impatience que l'on eût fini de tousser et de +remuer. + +Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des +gens réveillés, eurent cessé de se faire entendre sur la longue +ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je +m'habillai, et mes souliers à la main, je me dirigeai vers la +fenêtre sur la pointe des pieds. + +Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors. + +Le jardin s'étendait au-dessous de moi, et tout près de ma main +s'allongeait une grosse branche de poirier. + +Un jeune garçon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise +d'échelle. + +Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'à franchir un mur de +cinq pieds. + +Après quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la +maison. + +J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre +branche, et j'allais m'élancer de la fenêtre, lorsque je devins +tout à coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais été +changé en pierre. + +Il y avait par-dessus la crête du mur une figure tournée vers moi. + +Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette +figure dans sa pâleur et son immobilité. + +La lune versait sa lumière sur elle, et les globes oculaires se +mouvaient lentement des deux côtés, bien que je fusse caché à sa +vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. + +Puis par saccades, la figure blanche s'éleva de façon à montrer le +cou. + +Les épaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. + +Il se mit à cheval sur la crête du mur, puis d'un violent effort, +il attira vers lui un jeune garçon à peu près de ma taille qui +reprenait haleine de temps à autre, comme s'il sanglotait. + +L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles +bourrues. + +Puis ils se laissèrent aller tous deux par terre dans le jardin. + +J'étais encore debout, et en équilibre, avec un pied sur la +branche et l'autre sur l'appui de la fenêtre, n'osant pas bouger, +de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer à +pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison. + +Tout à coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit +sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en +tombant. + +-- Voilà qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, +vous avez de la place. + +-- Mais l'ouverture est toute bordée d'éclats, fit l'autre avec un +tremblement de frayeur. + +L'individu lança un juron qui me donna la chair de poule. + +-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je... + +Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court halètement de +douleur. + +-- J'y vais, j'y vais, s'écria le petit garçon. + +Mais je n'en entendis pas plus long, car la tête me tourna +brusquement. + +Mon talon glissa de la branche. + +Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes +quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbé du +cambrioleur. + +Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous répondre, +c'est qu'aujourd'hui même je ne saurais dire si ce fut un +accident, ou si je le fis exprès. + +Il se peut bien que pendant que je songeais à le faire, le hasard +se soit chargé de trancher la question pour moi. + +L'individu était courbé, la tête en avant, occupé à pousser le +gamin à travers une étroite fenêtre quand je m'abattis sur lui à +l'endroit même où le cou se joint à l'épine dorsale. + +Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit +trois tours sur lui-même en battant l'herbe de ses talons. + +Son petit compagnon s'éclipsa au clair de la lune et en un clin +d'oeil il eut franchi la muraille. + +Quant à moi, je m'étais assis pour crier à tue-tête et frotter une +de mes jambes où je sentais la même chose que si elle eut été +prise dans un cercle de métal rougi au feu. + +Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la +maison, depuis le directeur de l'école, jusqu'au valet d'écurie +accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. + +La chose fut bientôt éclaircie. + +L'homme fut placé sur un volet et emporté. + +Quant à moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans +une chambre à coucher spéciale, où le chirurgien Purdle, le cadet +des deux qui portent ce nom, me remit en place le péroné. + +Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysées, et +les médecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir +s'il en retrouverait ou non l'usage. + +Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la +question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux +Assises de Carlyle. + +On reconnut en lui le bandit le plus déterminé qu'il y eût dans le +nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois +assassinats, et il y avait assez de preuves à sa charge pour le +faire pendre dix fois. + +Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans +vous raconter cet événement qui en fut l'incident le plus +important. + +Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car +lorsque je songe à tout ce qui va se présenter, je vois bien que +j'en aurai de reste à dire avant d'être arrivé à la fin. + +En effet, quand on n'a à conter que sa petite histoire +particulière, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se +trouve mêlé à de grands événements comme ceux dont j'aurai à +parler, alors on éprouve une certaine difficulté, si l'on n'a pas +fait une sorte d'apprentissage à arranger le tout bien à son gré. + +Mais j'ai la mémoire aussi bonne qu'elle fût jamais, Dieu merci, +et je vais tâcher de faire mon récit aussi droit que possible. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naître l'amitié entre +Jim, le fils du médecin, et moi. + +Il fut le coq de l'école dès le jour de son entrée, car moins +d'une heure après, il avait jeté, à travers le grand tableau noir +de la classe, Barton, qui en avait été le coq jusqu'à ce jour-là. + +Jim continuait à prendre du muscle et des os. Même à cette époque, +il était carré d'épaules et de haute taille. + +Les propos courts et le bras long, il était fort sujet à flâner, +son large dos contre le mur, et ses mains profondément enfoncées +dans les poches de sa culotte. + +Je n'ai pas oublié sa façon d'avoir toujours un brin de paille au +coin des lèvres, à l’endroit même où il prit l'habitude de mettre +plus tard le tuyau de sa pipe. + +Jim fut toujours le même pour le bien comme pour le mal depuis le +premier jour où je fis connaissance avec lui. + +Ciel! comme nous avions de la considération pour lui! + +Nous n'étions que de petits sauvages, mais nous éprouvions le +respect du sauvage devant la force. + +Il y avait là Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des +vers alcaïques aussi bien que des pentamètres et des hexamètres, +et, cependant pas un n'eût donné une chiquenaude pour Tom. + +Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d’Abel, +sur le bout du doigt, au point que les maîtres eux-mêmes +s'adressaient à lui s'ils avaient des doutes, mais c'était un +garçon à poitrine étroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et +à quoi lui servirent ses dates le jour où Jock Simons, de la +petite troisième, le pourchassa jusqu'au bout du corridor à coups +de boucle de ceinture. + +Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi à l'égard de Jim +Horscroft. + +Quelles légendes nous bâtissions sur sa force? + +N'était-ce pas lui qui avait enfoncé d'un coup de poing un panneau +de chêne de la porte qui conduisait à la salle des jeux? N'était- +ce pas lui qui, je jour où le grand Merridew avait conquis la +balle, saisit à bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit +le but en dépassant tous les adversaires au pas de course? + +Il nous paraissait déplorable qu'un gaillard de cette trempe se +cassât la tête à propos de spondées et de dactyles, ou se +préoccupât de savoir qui avait signé la Grande Charte. + +Lorsqu'il déclara en pleine classe que c'était le roi Alfred, nous +autres, petits garçons, nous fûmes d'avis qu'il devait en être +ainsi, et que peut-être Jim en savait plus long que l'homme qui +avait écrit le livre. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur +moi. + +Il me passa la main sur la tête. Il dit que j'étais un enragé +petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une +semaine. + +Nous fûmes amis intimes pendant deux ans, malgré le fossé que les +années creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou +l'irréflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui +m'ulcérait, je ne l'en aimais pas moins comme un frère, et je +versai assez de larmes pour remplir la bouteille à l'encre, quand +il partit pour Édimbourg afin d'y étudier la profession de son +père. + +Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle après cela, et quand +j'en sortis, j'étais moi-même devenu le coq de l'école, car +j'étais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique +je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au +développement musculaire de mon grand prédécesseur. + +Ce fut dans l'année du jubilé que je sortis de chez Birtwhistle. + +Ensuite je passai trois ans à la maison, à apprendre à soigner les +bestiaux; mais les flottes et les armées étaient encore aux +prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le +pays. + +Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais à écarter pour +toujours ce nuage de notre peuple? + + +II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH + +Quelques années auparavant, alors que j'étais un tout jeune +garçon, la fille unique du frère de mon père était venue nous +faire une visite de cinq semaines. + +Willie Calder s'était établi à Eyemouth comme fabricant de filets +de pêche, et il avait tiré meilleur parti du fil à tisser que nous +n'étions sans doute destinés à faire des genêts et des landes +sablonneuses de West Inch. + +Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffée +d'un chapeau de cinq shillings et accompagnée d'une caisse +d'effets, devant laquelle les yeux de ma mère lui sortirent de la +tête comme ceux d'un crabe. + +C'était étonnant de la voir dépenser sans compter, elle qui +n'était qu'une gamine. + +Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une +belle pièce de deux pence, à laquelle il n'avait aucun droit. + +Elle ne faisait pas plus de cas de la bière au gingembre que si +c'eût été de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son thé, du +beurre pour son pain, tout comme si elle avait été une Anglaise. + +Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-là, car +j'avais peine à comprendre dans quel but elles avaient été créées. + +Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pensé à elles, +mais les plus petits semblaient être les plus raisonnables, car +quand les gamins commençaient à grandir, ils se montraient moins +tranchants sur ce point. + +Quant à nous, les tout petits, nous étions tous d'un même avis: +une créature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps à +colporter des histoires, et qui n'arrive même à lancer une pierre +qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'était un +chiffon, n'était bonne à rien du tout. + +Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait +qu'elles font le père et la mère en une seule personne, elles se +mêlent sans cesse de nos jeux pour nous dire: « Jimmy, votre doigt +de pied passe à travers votre soulier. » ou bien encore: « Rentrez +chez vous, sale enfant, et allez vous laver » au point que rien +qu'à les voir, nous en avions assez. + +Aussi quand celle-là vint à la ferme de West Inch, je ne fus pas +enchanté de la voir. + +Nous étions en vacances. + +J'avais alors douze ans. + +Elle en avait onze. + +C'était une fillette mince, grande pour son âge, aux yeux noirs et +aux façons les plus bizarres. + +Elle était tout le temps à regarder fixement devant elle, les +lèvres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose +d'extraordinaire, mais quand je me postais derrière elle, et que +je regardais dans la même direction, je n'apercevais que +l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les +culottes de papa suspendues avec le reste du linge à sécher. + +Puis, si elle apercevait une touffe de bruyère ou de fougère, ou +n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en +contemplation. + +Elle s'écriait: + +-- Comme c'est beau! comme c'est parfait! + +On eût dit que c'était un tableau en peinture. + +Elle n'aimait pas à jouer, mais souvent je la faisais jouer au +chat perché; ça manquait d'animation, car j'arrivais toujours à +l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, +bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix +garçons. + +Quand je me mettais à lui dire qu'elle n'était bonne à rien, que +son père était bien sot de l'élever comme cela, elle pleurait, +disait que j’étais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle +ce soir même, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. + +Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus à rien de tout +cela. + +Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'elle avait plus d'affection +pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait +jamais tranquille. + +Elle était toujours à me guetter, à courir après moi, et à dire +alors: « Tiens! vous êtes là! » en faisant l'étonnée. + +Mais bientôt je m’aperçus qu'elle avait aussi de bons côtés. + +Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois +j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en +elle, c'étaient les histoires qu'elle savait conter. + +Elle avait une peur affreuse des grenouilles. + +Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je +la lui mettrais dans le coup à moins qu'elle ne me contât une +histoire. + +Cela l'aidait à commencer, mais une fois en train, c'était +étonnant comme elle allait. + +Et à entendre les choses qui lui étaient arrivées, cela vous +coupait la respiration. + +Il y avait un pirate barbaresque qui était allé à Eyemouth. + +Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau chargé d'or pour +faire d'elle sa femme. + +Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi était allé à +Eyemouth et il lui avait donné comme gage un anneau qu'il +reprendrait à son retour, disait-il. + +Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait à s'y méprendre à ceux +qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que +celui-là était en or vierge. + +Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le +pirate barbaresque. + +Elle me répondit qu'il lui ferait sauter la tête de dessus les +épaules. + +Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle? + +Cela dépassait mon intelligence. + +Puis elle me dit que pendant son voyage à destination de West +Inch, elle avait été suivie par un prince déguisé. + +Je lui demandai à quoi elle avait reconnu que c'était un prince. + +Elle me répondit: + +-- À son déguisement. + +Un autre jour, elle dit que son père composait une énigme, que +quand elle serait prête, il la mettrait dans les journaux, et +celui qui la devinerait aurait la moitié de sa fortune et la main +de sa fille. + +Je lui dis que j'étais fort sur les énigmes, et qu'il faudrait +qu'elle me l'envoyât des qu'elle serait prête. + +Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut +savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnée. + +Je répondis que je la vendrais aux enchères, pour le prix qu'on +m'offrirait, mais ce soir-là elle ne voulut plus conter +d'histoires, car elle était très susceptible dans certains cas. + +Jim Horscroft était absent pendant le temps que la cousine Edie +passa chez nous. + +Il revint la semaine même où elle partit, et je me rappelle +combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrât +quelque intérêt au sujet d'une simple fillette. + +Il me demanda si elle était jolie, et quand j'eus dit que je n'y +avais pas fait attention, il éclata de rire, me qualifia de taupe, +et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. + +Mais il ne tarda pas à s'occuper de tout autre chose, et je n'eus +plus une pensée pour Edie, jusqu'au jour où elle prit bel et bien +ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette +plume d'oie. + +C'était en 1813. + +J'avais quitté l'école, et j'avais déjà dix-huit ans, au moins +quarante poils sur la lèvre supérieure, et l’espérance d’en avoir +bien davantage. + +J’avais changé depuis mon départ de l’école. + +Je ne m’adonnais plus aux jeux avec la même ardeur. + +Au lieu de cela il m’arrivait de rester allongé sur la pente de la +lande, du côté ensoleillé, les lèvres entrouvertes, et regardant +fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine +Edie. + +Jusqu’alors je m’étais tenu pour satisfait, je trouvais mon +existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et +sauter plus haut que mon prochain. + +Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose! + +Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voûte du ciel, puis +je les portais sur la surface bleue de la mer. + +Je sentais qu’il me manquait quelque chose, mais je n’arrivais +point à pouvoir dire ce qu’était cette chose. + +Et mon caractère prit de la vivacité. + +Il me semblait que tous mes nerfs étaient agacés. + +Si ma mère me demandait de quoi je souffrais, ou que mon père me +parlât de mettre la main au travail, je me laissais aller à +répondre en termes si âpres, si amers que depuis j'en ai souvent +éprouvé du chagrin. + +Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus +d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mère. + +Aussi doit-on la ménager aussi longtemps, qu'on l'a. + +Un jour, comme je rentrais en tête du troupeau, je vis mon père +assis, une lettre à la main. + +C'était un événement fort rare chez nous, excepté quand l'agent +écrivait pour le terme. + +En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai à +ouvrir de grands yeux, car je m'étais toujours figuré que c'était +là une chose impossible à un homme. + +Je le voyais fort bien à présent, car il avait à travers sa joue +pâlie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la +franchir. + +Il fallait qu'elle glissât de côté jusqu'à son oreille, d'où elle +tombait sur la feuille de papier. + +Ma mère était assise près de lui et lui caressait la main, comme +elle caressait le dos du chat pour le calmer. + +-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette +lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivée subitement. +Autrement on nous aurait écrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de +sang à la tête. + +-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mère. + +Mon père essuya ses oreilles avec la nappe de la table. + +-- Il a laissé toutes ses économies à sa fille, dit-il, et si elle +n'a pas changé, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'être, elle +n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle +disait, sous ce toit même, du thé trop faible, et cela pour du thé +à sept shillings la livre. + +Ma mère hocha la tête et considéra les pièces de lard suspendues +au plafond. + +-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura +assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car ç’a été +son dernier désir. + +-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'écria ma mère avec +âpreté. + +Je fus fâché de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, +mais après tout, si elle n'avait pas été aussi âpre, nous aurions +été jetés dehors au bout de douze mois. + +-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui même. Jock, mon +garçon, vous aurez la bonté de partir avec la charrette pour +Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y +sera, et vous pourrez l'amener à West Inch. + +Je me mis donc en route à cinq heures et quart avec la _Souter +Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre +charrette avec la caisse repeinte à neuf qui ne nous servait que +dans les grands jours. + +La diligence apparut au moment même où j'arrivais, et moi, comme +un niais de jeune campagnard, sans songer aux années qui s'étaient +écoulées, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un +bout de fille en jupe courte arrivant à peine aux genoux. + +Et comme je m'avançais obliquement, le cou tendu, je me sentis +toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vêtue de noirs +debout sur les marches, et j'appris que c'était ma cousine Edie. + +Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touché, +j'aurais pu passer vingt fois près d'elle sans la reconnaître. + +Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demandé si elle était +jolie ou non, je n'aurais su que lui répondre. + +Elle était brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos +jeunes filles du border, et pourtant à travers ce teint charmant, +s'entrevoyait une nuance de carmin pareille à la teinte plus +chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. + +Ses lèvres étaient rouges, exprimant la douceur, et la fermeté, +mais dès ce moment même, je vis au premier coup d'oeil flotter au +fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. + +Elle s'empara de moi séance tenante, comme si j'avais fait partie +de son héritage. Elle allongea la main et me cueillit. + +Elle était en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un +costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle +portait un voile noir qu'elle avait écarté de devant sa figure. + +-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent +maniéré qu'elle avait appris à la pension. Non, non, nous sommes +un peu trop grands pour cela?... + +Cela, c'était parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avançais ma +figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la dernière +fois que nous nous étions vus... + +-- Soyez bon garçon et donnez un shilling au conducteur, qui a été +extrêmement complaisant pour moi pendant le trajet. + +Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une pièce +d'argent de quatre pence. + +Jamais le manque d'argent ne me parut plus pénible qu'à ce moment- +là. + +Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitôt une petite +bourse en moleskine à fermoir d'argent me fut glissée dans la +main. + +Je payai l'homme et allais rendre la bourse à Edie, mais elle me +força de la garder. + +-- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est là +votre voiture, elle à l'air bien drôle. Mais où vais je m'asseoir? + +-- Sur le sac, dis-je. + +-- Et comment faire pour monter? + +-- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. + +Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantées dans +les miennes. + +Comme elle passait par-dessus le côté de la carriole, son haleine +passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitôt +s'effacèrent par lambeaux ces langueurs vagues et inquiètes de mon +âme. + +Il me sembla que cet instant m'enlevait à moi-même et faisait de +moi un des membres de la race des hommes. + +Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut à un cheval pour +agiter sa queue, et pourtant un événement s'était produit. + +Une barrière avait surgi quelque part. + +J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. + +J'éprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma +timidité, dans ma réserve, je ne sus faire autre chose que +d'égaliser le rembourrage du sac. + +Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait à grand bruit la +direction de Berwick. + +Tout à coup elle se mit à faire voltiger en l'air son mouchoir. + +-- Il a ôté son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a dû être +officier. Il avait l'air très distingué. Peut-être l'avez-vous +remarqué, un gentleman sur l'impériale, très beau, avec un +pardessus brun. + +Je secouai la tête, et toute la joie qui m'avait envahi fit place +à une sotte mauvaise humeur. + +-- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines +vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restées +les mêmes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous +n'avez pas beaucoup changé. J'espère que vos manières sont +meilleures que jadis; vous ne chercherez pas à me mettre des +grenouilles dans le cou, n'est-ce pas? + +Rien qu'à cette idée, je sentis un frisson dans tout le corps. + +-- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse à +West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. + +-- Assurément, c'est bien de la bonté de votre part que +d'accueillir une pauvre fille isolée, dit-elle. + +-- C'est bien de la bonté de votre part que de venir, cousine +Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le +crains, dis-je. + +-- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a +pas beaucoup d'hommes par là-bas, autant qu'il m’en souvient. + +-- Il y a le Major Elliott, à Corriemuir. Il vient passer la +soirée de temps à autre. C'est un brave vieux soldat, qui a reçu +une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. + +-- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles +gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre +âge, dont on peut se faire des amis. À propos, ce vieux docteur si +aigre, il avait un fils, n'est ce pas? + +-- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. + +-- Est-il chez lui? + +-- Non, il reviendra bientôt. Il fait encore ses études à +Édimbourg. + +-- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'à son +retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais être arrivée +à West Inch. + +Je fis arpenter la route à la vieille _Souter Johnnie_, d'une +allure à laquelle elle n'a jamais marché ni avant, ni depuis. + +Une heure après, Edie était assise devant la table à souper. + +Ma mère avait servi non seulement du beurre, mais encore de la +gelée de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait à +la lumière de la chandelle et faisait fort bon effet. + +Je n'eus pas de peine à m'apercevoir que mes parents étaient tout +aussi surpris que moi, du changement qui s'était opéré en elle, +mais qu'ils l'étaient d'une autre façon que moi. + +Ma mère était si impressionnée par l'objet en plumes qu'elle lui +vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, +et ma cousine, de son air joli et léger, la menaçait du doigt +toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. + +Après le souper, quand elle fut allée se coucher, ils ne purent +parler d'autre chose que de son air et de son éducation. + +-- Tout de même, pour le dire en passant, fit mon père, elle n'a +pas l'air d'avoir le coeur brisé par la mort de mon frère. + +Alors, pour la première fois, je me souvins qu'elle n'avait pas +dit un mot à ce sujet, depuis que nous nous étions revus. + + +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX + +Il ne fallut pas longtemps à la cousine Edie pour régner +souverainement à West Inch et pour faire de nous tous, y compris +mon père, ses sujets. + +Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de +nous ne sût combien. + +Lorsque ma mère lui dit que quatre shillings par semaine +paieraient toutes ses dépenses, elle porta spontanément la somme à +sept shillings six pence. + +La chambre du sud, la plus ensoleillée, et dont la fenêtre était +encadrée de chèvrefeuille, lui fut assignée, et c'était merveille +de voir les bibelots qu'elle avait apportés de Berwick pour les y +ranger. + +Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole +ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui +avait la ferme de l'autre côté de la côte. + +Et il était rare qu'elle revînt sans apporter quelque chose pour +l'un de nous; une pipe de bois pour mon père, un plaid des +Shetlands pour ma mère, un livre pour moi, un collier de cuivre +pour Rob, notre collie. + +Jamais on ne vit femme plus dépensière. + +Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa +présence. + +Pour moi, cela changea entièrement l'aspect du paysage. + +Le soleil était plus brillant, les collines plus vertes et l'air +plus doux depuis le jour de sa venue. + +Nos existences perdirent leur banalité, maintenant que nous les +passions avec une telle créature, et la vieille et morne maison +grise prit un tout autre aspect à mes yeux depuis le jour où elle +avait posé le pied sur le paillasson de la porte. + +Cela ne tenait point à sa figure, qui pourtant était des plus +attrayantes, non plus qu'à sa tournure, bien que je n'aie vu +aucune jeune fille qui pût rivaliser en cela avec elle. C'était +son entrain, ses façons drôlement moqueuses, sa manière toute +nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle +rejetait sa robe ou portait la tête en arrière. + +Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. + +C'était enfin ce vif regard de défi, et cette bonne parole qui +ramenait chacun de nous à son niveau. + +Mais non, pas tout à fait à son niveau. + +Pour moi, elle fut toujours une créature lointaine et supérieure. + +J'avais beau me monter la tête et me faire des reproches. + +Quoi que je fisse, je n'arrivais pas à reconnaître que le même +sang coulait dans nos veines et qu'elle n'était qu'une jeune +campagnarde, comme je n'étais qu'un jeune campagnard. + +Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle +s'aperçut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. + +Quand j'étais loin d'elle, j'éprouvais de l'agitation, et pourtant +lorsque je me trouvais avec elle, j'étais sans cesse à trembler de +crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causât de +l'ennui ou ne la fâcha. + +Si j'en avais su plus long sur le caractère des femmes, je me +serais peut-être donné moins de mal. + +-- Vous êtes bien changé de ce que vous étiez autrefois, disait- +elle en me regardant de côté par-dessous ses cils noirs. + +-- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la +première fois, dis-je. + +-- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de +vos manières d'aujourd'hui. Vous étiez si brutal avec moi et si +impérieux, et vous ne vouliez faire qu'à votre tête, comme un +petit homme que vous étiez. Je vous revois encore avec votre +tignasse emmêlée et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous +êtes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prévenant! + +-- On apprend à se conduire, dis-je. + +-- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous étiez. + +Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car +j’aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonné la façon dont +je la traitais d'ordinaire. + +Que ces façons là plussent à tout autre qu'à une personne évadée +d'une maison de fous, voilà qui dépassait tout à fait mon +intelligence. + +Je me rappelai le temps, où la surprenant sur le seuil en train de +lire, je fixais au bout d'une baguette élastique de coudrier de +petites boules d'argile, que je lui lançais, jusqu'à ce qu'elle +finît par pleurer. + +Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau +de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille à la main, avec +tant d'acharnement qu'elle finit par se réfugier, à moitié folle +d'épouvante, sous le tablier de ma mère, et que mon père m'asséna +sur le trou de l'oreille un coup de bâton à bouillie qui m'envoya +rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. + +Voilà donc ce qu'elle regrettait? + +Eh bien, elle se résignerait à s'en passer, car ma main se +sécherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. + +Mais je compris alors pour la première fois, tout ce qu'il y a +d'étrange dans la nature féminine, et je reconnus que l'homme ne +doit point raisonner à ce propos, mais simplement se tenir sur ses +gardes et tâcher de s'instruire. + +Nous nous trouvâmes enfin au même niveau, quand elle dit qu'elle +n'avait qu'à faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, +et que j'étais aussi entièrement à ses ordres que le vieux Rob +était docile à mon appel. + +Vous trouvez que j'étais bien sot de me laisser mettre ainsi la +tête à l'envers. + +Je l'étais peut-être, mais il faut aussi vous rappeler combien +j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions à +chaque instant. + +En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-là sur un +million, et je puis vous garantir que celui-là aurait eu la tête +solide, qui ne se la serait pas laissé mettre à l'envers par elle. + +Tenez, voilà le Major Elliott. + +C'était un homme qui avait enterré trois femmes et qui avait +figuré dans douze batailles rangées. + +Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un +chiffon mouillé, elle qui sortait à peine de pension. + +Peu de temps après qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il +quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, +et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans. + +Il tordait ses moustaches grises des deux côtés, de façon à en +avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne +jambe avec autant de fierté qu'un joueur de cornemuse. + +Que lui avait-elle dit? + +Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet +que du vin vieux. + +-- Je suis monté pour vous voir, mon garçon, dit-il, mais il faut +que je rentre à la maison. Toutefois ma visite n'a pas été perdue, +car elle m'a procuré l'occasion de voir _la belle cousine_, une +jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon +garçon. + +Il avait une façon de parler un peu formaliste, un peu raide, et +il se plaisait à intercaler dans ses propos quelques bouts de +phrases françaises qu'il avait ramassés dans la Péninsule. + +Il aurait continué à me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa +poche le coin d'un journal. + +Je compris alors qu'il était venu, selon son habitude, pour +m'apporter quelques nouvelles. + +Il ne nous en arrivait guère à West Inch. + +-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je. + +Il tira le journal de sa poche et le brandit. + +-- Les Alliés ont gagné une grande bataille, mon garçon, dit-il. +Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps après cela. Les +Saxons l'ont jeté par-dessus bord, et il a subi un rude échec à +Leipzig. Wellington a franchi les Pyrénées et les soldats de +Graham seront à Bayonne d'ici à peu de temps. + +Je lançai mon chapeau en l'air. + +-- Alors la guerre finira par cesser? m'écriai je. + +-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tête d'un air +grave. Ça a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guère la +peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit à +votre sujet. + +-- De quoi s'agissait-il? + +-- Eh bien, mon garçon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, +et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je +pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais +s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous +mes ordres. + +À cette pensée mon coeur bondit. + +-- Ah! oui, je le voudrais! m'écriai-je. + +-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en état de +me présenter à l'examen médical, et il y a bien des chances pour +que Boney soit mis en lieu sûr avant ce délai. + +-- Puis il y a ma mère, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. + +-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. + +Et il s'éloigna en clopinant. + +Je m'assis dans la bruyère, mon menton dans la main, en tournant +et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major +en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- +dessus son épaule, pendant qu'il grimpait la montée de la colline. + +C'était une bien chétive existence, que celle de West Inch, où +j'attendais mon tour de remplacer mon père, sur la même lande, au +bord du même ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette +maison grise devant les yeux. + +Et de l'autre côté, il y avait la mer bleue. + +Ah, en voilà une vie pour un homme! + +Et le major, un homme qui n'était plus dans la force de l'âge, il +était blessé, fini, et pourtant il faisait des projets pour se +remettre à la besogne alors que moi, à la fleur de l'âge, je +dépérissais parmi ces collines! + +Une vague brûlante de honte me monta à la figure, et je me levai +soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le +rôle d'un homme. + +Pendant deux jours, je ne fis que songer à cela. + +Le troisième, il survint un événement qui condensa mes +résolutions, et aussitôt les dissipa, comme un souffle de vent +fait disparaître une fumée. + +J'étais allé faire une promenade dans l'après-midi avec la cousina +Edie et Rob. + +Nous étions arrivé au sommet de la pente qui descend vers la +plage. + +L'automne tirait à sa fin. + +Les herbes, en se flétrissant, avaient pris des teintes de bronze, +mais le soleil était encore clair et chaud. + +Une brise venait du sud par bouffées courtes et brûlantes et +ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. + +J'arrachai une brassée de fougère pour qu'Edie pût s'asseoir. Elle +s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous +les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la +chaleur et la lumière. + +Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tête de Rob sur +mon genou. + +Comme nous étions seuls dans le silence de ce désert, nous vîmes, +même en cet endroit, s'étendre sur les eaux, en face de nous, +l'ombre du grand homme de là bas qui avait écrit son nom en +caractères rouges sur toute la carte d'Europe. + +Un vaisseau arrivait poussé par le vent. + +C'était un vieux navire de commerce à l'aspect pacifique, qui, +peut-être avait Leith pour destination. + +Il avait les vergues carrées et allait toutes voiles déployées. + +De l'autre côté, du nord est, venaient deux grands vilains +bateaux, gréés en lougres, chacun avec un grand mât et une vaste +voile carrée de couleur brune. + +Il était difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil +que celui de ces trois navires qui marchaient en se balançant, par +une aussi belle journée. + +Mais tout à coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et +un tourbillon de fumée noire. + +Il en jaillit autant du second. + +Puis le navire riposta: rap, rap, rap! + +En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussée du coude, écarté le +ciel, et sur les eaux se déchaînaient la haine, la férocité, la +soif de sang. + +Au premier coup de feu, nous nous étions relevés, et Edie, toute +tremblante, avait posé sa main sur mon bras. + +-- Ils se battent, Jock, s'écria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont- +ils? + +Les battements de mon coeur répondaient aux coups de canon, et +tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupée, ce fut: + +-- Ce sont deux corsaires français, des chasse-marée, comme ils +les appellent là-bas, c'est un de nos navires de commerce, et +aussi sûr que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le +major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et +qu'ils sont aussi bourrés d'hommes qu'il y a de nourriture dans un +boeuf. Pourquoi cet imbécile ne bat-il pas en retraite vers la +barre à l'embouchure de la Tweed? + +Mais il ne diminua pas un pouce de toile. + +Il se balançait toujours de son air entêté, pendant qu'une petite +boule noire était hissée à la pointe de son grand mât, et que le +magnifique vieux drapeau apparaissait tout à coup et ondulait à +ses drisses. + +Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits +canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient +les baux du lougre. + +Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. + +Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accrochés +à ses hanches. + +Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppée +dans la fumée, d'où pointaient çà et là les vergues. D'en haut et +du centre de ce nuage partaient, comme l'éclair, de rouges langues +de flammes. + +C'était un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris +de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles +en tintèrent encore. + +Pendant une heure d'horloge, le nuage poussé par l'enfer se +déplaça lentement sur les flots, et nous restâmes là, le coeur +saisi, à regarder le battement du pavillon, nous écarquillant les +yeux pour voir s'il était toujours à sa place. + +Puis, tout à coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme +que jamais, se remit en marche. + +Quand la fumée se fut un peu dissipée, nous vîmes un des lougres +vacillant comme un canard qui tombe à l'eau, avec une aile cassée, +tandis que sur l'autre, on se hâtait d'embarquer l'équipage avant +qu'il ne coulât à pic. + +Pendant toute cette heure, toute ma vie avait été concentrée dans +la bataille. + +Le vent avait emporté ma casquette, mais je n'y avais pas pris +garde. + +Alors, le coeur débordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et +rien qu'en la voyant je me retrouvai en arrière de six ans. + +Son regard avait repris sa fixité, ses lèvres étaient +entrouvertes, comme quand elle était toute petite, et ses mains +menues étaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets +comme de l'ivoire. + +-- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant à la bruyère et aux +buissons de genêts, quel homme fort, quelle résolution! Quelle est +la femme qui ne serait pas fière d'un tel mari? + +-- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'écriai-je avec enthousiasme. + +Elle me regarda. On eût dit qu'elle avait oublié mon existence. + +-- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme +dit-elle, mais voilà où on en est quand on habite la campagne. On +n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons à rien +faire de mieux. + +Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien +qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que +fût son intention, ses paroles me donnèrent la même sensation que +si elles avaient traversé tout droit un nerf mis à nu. + +-- C'est très bien, cousine Edie, dis-je en m'efforçant de parler +avec calme, voilà qui achève de me décider. J'irai ce soir +m'enrôler à Berwick. + +-- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat? + +-- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste à la campagne est +nécessairement un lâche. + +-- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous +avez meilleur air quand vous êtes on colère. Je voudrais voir +toujours vos yeux étinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme +cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sûre, c'est pour +plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. + +-- Je vous ferai voir si je plaisante. + +Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi à la +cuisine, ou ma mère et mon père étaient assis de chaque côté de la +cheminée. + +-- Mère, m'écriai-je, je pars me faire soldat. + +Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils +n'auraient pas été plus atterrés, car en ce temps-là, les +campagnards méfiants et aisés estimaient que le troupeau du +sergent se composait principalement des moutons noirs. + +Mais, sur ma parole, ces bêtes noires ont rendu un fameux service +à leur pays. + +Ma mère porta ses mitaines à ses yeux, et mon père prit un air +aussi sombre qu'un trou à tourbe. + +-- Non! Jock, vous êtes fou, dit-il. + +-- Fou ou non, je pars. + +-- Alors vous n'aurez pas ma bénédiction. + +-- En ce cas je m'en passerai. + +À ces mots ma mère jette un cri et me met ses bras autour du cou. + +Je vis sa main calleuse, déformée, pleine de noeuds qu'y avait +produits la peine qu'elle s'était donnés pour m'élevez, et cela me +parla plus éloquemment que n'eût pu faire aucune parole. + +Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonté aussi dure que le +tranchant d'un silex. + +Je la forçai d'un baiser à se rasseoir; puis je courus dans ma +chambre pour préparer mon paquet. + +Il faisait déjà sombre, et j'avais à parcourir un long trajet à +pied. + +Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me +hâtai de partir. Au moment où j'allais mettre le pied dehors par +une porte de côté, quelqu'un me toucha l'épaule. + +C'était Edie, debout à la lueur du couchant. + +-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir? + +-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir. + +-- Mais votre père ne le veut pas, votre mère non plus. + +-- Je le sais. + +-- Alors pourquoi partir? + +-- Vous devez bien le savoir. + +-- Pourquoi, enfin. + +-- Parce que vous me faites partir. + +-- Je ne tiens pas à ce que vous partiez, Jock. + +-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne +sont bons qu'à y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne +faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous +trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idée. + +Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brûlaient les +lèvres. + +Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air à la +fois railleur et caressant. + +-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette +raison là que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez +si... si je suis bonne pour vous? + +Nous étions face à face et fort près. + +En un instant la chose fut faite. + +Mes bras l'entourèrent. + +Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, +sur les yeux. + +Je la pressai contre mon coeur. + +Je lui dis bien bas quelle était tout pour moi, tout, et que je ne +pouvais pas vivre sans elle. + +Edie ne répondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la +tête, et quand elle me repoussa en arrière, elle n'y mit pas +beaucoup d'effort. + +-- Oh! vous êtes bien rude, vieux petit effronté, dit-elle en +tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouée, +Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. + +Mais j'avais tout à fait cessé de la craindre, et un amour, dix +fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. + +Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. + +-- Vous êtes à moi, bien à moi, m'écriai-je. Je n'irai pas à +Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. + +Mais à ce mot de mariage, elle éclata de rire. + +-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index. + +Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie +me fit une jolie petite révérence et rentra à la maison. + + +IV -- LE CHOIX DE JIM + +Et alors se passèrent ces six semaines qui furent une sorte de +rêve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. + +Je vous ennuierais si je me mettais à vous conter ce qui se passa +entre nous. + +Et pourtant comme c'était grave, quelle importance décisive cela +devait avoir sur notre destinée dès ce temps-là! + +Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantôt vive, +tantôt sombre comme une prairie au-dessous de laquelle défilent +des nuages; ses colères sans causes, ses brusques repentirs, qui +tour à tour faisaient déborder en moi la joie ou le chagrin. + +Voilà ce qu'était ma vie: tout le reste n'était que néant. + +Mais il restait toujours dans les dernières profondeurs de mes +sentiments une inquiétude vague, la peur d'être pareil à cet homme +qui étendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la +véritable Edie Calder, si près de moi qu'elle parût, était en +réalité bien loin de moi. + +Elle était, en effet, bien malaisée à comprendre. + +Elle l'était du moins pour un jeune campagnard à l'esprit peu +pénétrant, comme moi. + +Car, si j'essayais de l'entretenir de mes véritables projets, de +lui dire qu'en prenant la totalité de Corriemuir, nous pourrions +ajouter à la somme nécessaire pour ce surplus de fermage, un +bénéfice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait +d'ajouter un salon à West Inch, et d'en faire une belle demeure +pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait à bouder, à +baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour +m'écouter. + +Mais si je la laissais s'abandonner à ses rêves sur ce que je +pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant +que j'étais le véritable héritier du laird, ou bien si, sans +cependant m'engager dans l'armée, chose dont elle ne voulait pas +entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le +nom serait dans la bouche de tous, alors elle était aussi +charmante qu'une journée de mai. + +Je me prêtais de mon mieux à ce jeu, mais il finissait toujours +par m'échapper un mot malheureux pour prouver que j'étais toujours +Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses +lèvres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. + +Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre à terre, et si +la rupture n'était pas arrivée d'une manière, elle le serait d'une +autre. + +La Noël était passée, mais l'hiver avait été doux. + +Il avait fait juste assez froid pour qu'on pût marcher sans danger +dans les tourbières. + +Edie était sortie par une belle matinée, et elle était rentrée +pour déjeuner avec les joues rouges d'animation. + +-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit- +elle. + +-- J'ai entendu dire qu'on l'attend. + +-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontré sur la lande. + +-- Quoi! vous avez rencontré Jim Horscroft? + +-- Je suis sûre que ce doit être lui. Un gaillard de tournure +superbe, un héros, avec une chevelure noire et frisée, le nez +court et droit, et des yeux gris. Il a des épaules comme une +statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tête +atteindrait tout juste à son épingle de cravate. + +-- Je vais jusqu'à son oreille, Edie, m'écriai-je avec +indignation. Du moins, si c'était bien Jim! Est-ce qu'il avait au +coin de la bouche une pipe en bois brun? + +-- Oui, il fumait; il était habillé de gris et il avait une belle +voix forte et grave. + +-- Ha! Ho! vous lui avez parlé, dis-je. + +Elle rougit légèrement, comme si elle en avait dit plus long +qu'elle ne voulait. + +-- Je me dirigeais vers un endroit où le sol était un peu mou, et +il m'a avertie. + +-- Ah! oui ce doit être le bon vieux Jim dis-je, voilà des années +qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle +que de biceps. Oui, pardieu, le voilà mon homme en chair et en os. + +Je l'avais vu par la fenêtre de la cuisine, et je m'élançai à sa +rencontre, tenant à la main mon beignet entamé. + +Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main +et les yeux brillants. + +-- Ah! Jock, s'écria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. +Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. + +Mais soudain il coupa cours à ses propos et regarda par-dessus mon +épaule, avec de grands yeux. + +Je me retournai. + +C'était Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui était debout +sur là seuil. + +Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant! + +-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. + +-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le déjeuner, Mr +Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire futé. + +-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. + +-- Moi aussi, et presque toujours je vais par là-bas, dit-elle. +Mais, dites-moi, Jock, vous n'êtes guère empressé à recevoir votre +ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il +faudra que je m'en charge à votre place pour en sauver la +réputation. + +Au bout de quelques minutes, nous étions avec les vieux, et Jim +s'attablait devant son assiette de potage. + +Il disait à peine un mot et restait toujours la cuillère en l'air +à contempler Edie. + +Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades. + +Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et +qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. + +-- Jock me disait que vous faisiez vos études pour devenir +docteur, dit-elle, mais comme cela doit être difficile, et qu'il +doit falloir de temps pour acquérir les connaissances nécessaires! + +-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, +mais j'en viendrai à bout tout de même. + +-- Ah! vous êtes brave! Vous êtes résolu, vous fixez votre regard +sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous +arrêter. + +-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui +a commencé avec moi a déjà sa plaque à sa porte, alors que je ne +suis encore qu'un étudiant. + +-- C'est que vous êtes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les +gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, +quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carrière! Vous +portez la guérison partout où vous allez. Vous rendez la force à +ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de +l'humanité. + +L'honnête Jim se démenait sur sa chaise, en entendant ces mots. + +-- Je n'ai pas des mobiles aussi élevés, je le crains bien, Miss +Calder, dit-il. Je songe à gagner ma vie, à continuer la clientèle +de mon père. Voilà ce que je vise, et si j'apporte la guérison +d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une pièce d'une +couronne. + +-- Comme vous êtes franc et sincère! s'écria-t-elle. + +Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus, +arrangeait adroitement son langage de façon à l’encourager à +entrer dans son rôle, et s'y prenait de la manière que je +connaissais si bien. + +Avant qu'il fût subjugué, je pus voir qu'il avait la tête toute +bourdonnante de l'éclat de sa beauté et de ses propos engageants. + +Je frissonnais d'orgueil à penser quelle haute idée il aurait de +ma parenté. + +-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir +m'en empêcher, au moment où nous fûmes sur le seuil, et pendant +qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. + +-- Belle! s'écria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son égale. + +-- Nous devons nous marier, dis-je. + +Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. + +Puis il ramassa sa pipe et s'éloigna sans mot dire. + +Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. + +Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tête +penchée sur la poitrine. + +Mais je n'étais pas près de l'oublier! La cousine Edie eut cent +questions à me faire au sujet de ses années d'adolescence, de sa +vigueur, des femmes qu'il devait connaître probablement: elle n'en +savait jamais assez. + +Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journée, +mais d'une façon moins agréable. + +Ce fut par mon père, qui rentra le soir, ne faisant que parler du +pauvre Jim. + +Le pauvre Jim avait passé tout ce temps à boire. + +Dès midi, étant gris, il était descendu aux coteaux de Westhouse, +pour se battre avec le champion Gipsy et on n'était pas certain +que l'homme passât la nuit. + +Mon père avait rencontré Jim sur la grande route, terrible comme +un nuage chargé de foudre, et prêt à insulter le premier qui +passait. + +-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientèle, +s'il commence à rompre les os aux gens. + +La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour +faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans +la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais à Corriemuir par le +sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui +marchait à grands pas. + +Mais ce n'était plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait +partagé notre soupe l'autre matin. + +Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet était défait, ses cheveux +emmêlés, sa figue toute brouillée, comme celle d'un homme qui a +passé la nuit à boire. + +Il tenait un bâton de frêne, dont il se servait pour cingler les +genêts de chaque côté du sentier. + +-- Eh bien, Jim, dis-je. + +Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une +fois à l'école, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait +dans son tort et mettait toute sa volonté à s'en tirer à force +d'effronterie. + +Il ne me répondit pas un mot. Il me dépassa sur le sentier étroit +et s'éloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout +de frêne et abattant les broussailles. + +Ah! certes, je ne lui en voulais pas. + +J'étais fâché, très fâché, voilà tout. + +Certes, je n'étais point aveugle au point de ne point voir ce qui +se passait. + +Il était amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire à l'idée +qu'elle serait à moi. + +Pauvre garçon, que pouvait-il y faire? + +Peut-être qu'à sa place je me serais conduit comme lui. + +Il y avait eu un temps où je m'étonnais qu'une jeune fille pût +ainsi mettre à l'envers la tête d’un homme plein de force, mais +j'en savais maintenant davantage. + +Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis +arriva cette journée, de jeudi qui devait changer le cours de +toute mon existence. + +Ce jour-là, je me réveillai de bonne heure, avec ce petit frisson +de joie, si exquis au moment où l'on ouvre les yeux. + +La veille, Edie avait été plus charmante que d'ordinaire. + +Je m'étais endormi en me disant qu’après tout, je pouvais bien +avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des +imaginations, sans se monter la tête, elle commençait à éprouver +de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West +Inch. + +C’était cette même pensée, qui, restée en mon coeur, était cause +de ce petit gazouillement matinal de joie. + +Puis je me rappelai qu'en me dépêchant, je serais prêt pour sortir +avec elle, car elle avait l’habitude d'aller se promener dès le +lever du soleil. + +Mais j'étais arrivé trop tard. + +Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et +la chambre vide. + +« Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-être, et nous +reviendrons ensemble. + +Du haut de la côte de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour; +donc, prenant mon bâton, je partis dans cette direction. + +La journée était claire, mais froide, et le ressac faisait +entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il +n'y eût point eu de vent dans notre région. + +Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air léger et vif +du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, +un peu essoufflé, parmi les genêts du sommet. + +En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis +la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim +Horscroft qui marchait côte à côte avec elle. + +Ils n'étaient pas bien loin, mais ils étaient trop occupés l'un de +l'autre pour me voir. + +Elle allait lentement, la tête penchée, de ce petit air espiègle +que je connaissais si bien. + +Elle détournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps à +autre. + +Il marchait près d'elle, la contemplant, et baissant la tête, dans +l'ardeur de son langage. + +Puis, à quelque propos qu’il lui tint, elle lui posa une main +caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la +souleva et l'embrassa à plusieurs reprises. + +À cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un +mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb, +l'air d'un cadavre, les yeux fixés sur eux. + +Je la vis lui mettre la main sur l'épaule, et accueillir les +baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. + +Puis il la remit à terre. + +Je reconnus que cette scène avait été celle de leur séparation, +car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient +trouvés à portée d'être vus des fenêtres du haut de la maison. + +Elle s'éloigna à pas lents, et il resta là pour la suivre des +yeux. + +J'attendis qu'elle fût à quelque distance. Alors je descendis, +mais mon saisissement était tel, que j'étais à peine à une +longueur de main de lui quand il passa près de moi. + +Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrèrent les miens. + +-- Ah! Jock! dit-il, déjà sur pied. + +-- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupée. + +Ma gorge était devenue si sèche que je parlais du ton d'un homme +qui a une angine. + +-- Ah! vraiment! dit-il. + +Puis il sifflota un instant. + +-- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fâché. Je comptais aller +à West Inch aujourd'hui même, pour m’expliquer avec vous. Mieux +vaut qu'il en soit ainsi peut-être. + +-- Le bel ami que vous faites! dis-je. + +-- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses +mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire où +nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je +ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai déjà rencontré Edie... +c'est à dire Miss Calder, le matin de mon arrivée, et il y avait +certains détails qui m'ont fait supposer qu'elle était libre, et +dans cette conviction, j'ai laissé mon esprit se lancer à sa +poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'était pas libre, qu'elle +était votre fiancée, et ce fût le coup le plus dur que j'aie reçu +depuis longtemps. Cela m'a mis complètement hors de moi. J'ai +passé des jours à faire des sottises, et c'est par un hasard +heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le +hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon âme, +Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous, +cette idée la fit rire. C'étaient affaires entre cousin et +cousine, disait-elle, mais quant à n'être pas libre, et à ce que +vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'étaient des bêtises. +Ainsi vous le voyez, Jock, je n'étais pas tant à blâmer que cela, +après tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir +par sa conduite envers vous, que vous vous étiez mépris en croyant +avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez dû remarquer qu'elle +vous a à peine dit un mot pendant ces deux dernières semaines. + +J'éclatai d'un rire amer. + +-- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'étais le +seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti +d'aimer. + +Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'épaule +et avança sa tête pour regarder dans mes yeux. + +-- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proférer un +mensonge. Vous n'êtes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce +pas? Vous êtes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous +agissons franchement, d'homme à homme? + +-- C'est la vérité de Dieu, dis-je. + +Il resta à me considérer, la figure contractée, comme celle d'un +homme en qui se livre un rude combat intérieur. + +Deux longues minutes se passèrent avant qu'il parlât. + +-- Voyons, Jock, dit il, cette femme là se moque de nous deux. +Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime à +West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de +diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur +d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable +l'infernale coquine. + +Mais c'était trop me demander. + +Au fond du coeur, il m'était impossible de la maudire, plus +impossible encore de rester impassible à écouter un autre mal +parler d'elle. Non, quand même cet autre eût été mon plus vieil +ami. + +-- Pas de gros mots, m'écriai-je. + +-- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos bénins. Je +l'appelle du nom qu'elle devrait porter. + +-- Ah! vraiment? dis je en ôtant mon habit. Attention, Jim +Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le +ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le +château de Berwick. + +Il retroussa les manches de son habit jusqu’au coude. Ce fut pour +les rabattre lentement. + +-- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de +poids et cinq pouces de taille, c'est une différence qui ne peut +se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se +prennent corps à corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah! +par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix? + +Je me retournai. + +Elle était là, à moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, +aussi indifférent que nous paraissions emportés, fiévreux. + +-- J'étais tout prés de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus +parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour +savoir de quoi il s'agissait. + +Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le +poignet. + +Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira +jusqu'à l'endroit où j'étais resté. + +-- Eh bien, Jock, voilà assez de sottises comme cela, dit-il. La +voici, lui demanderons-nous de déclarer lequel de nous elle +préfère? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous +sommes tous deux ici? + +-- J'y consens, répondis-je. + +-- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure +que je ne tournerai pas seulement un oeil de son côté. En ferez- +vous autant pour moi? + +-- Oui, je le ferai. + +-- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnêtes +gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous +connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier +soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez; +maintenant parlez carrément, sans détour. Nous voici devant vous: +prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock +ou de moi? + +Vous croyez peut-être la demoiselle accablée de confusion. + +Loin de là, ses yeux brillaient de joie. + +Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus +fière. + +Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un à l'autre de nous, sa +figure éclairée par le froid soleil du matin, elle avait l'air +plus charmante que jamais. + +Jim était aussi de cet avis, j’en suis sûr, car il lâcha son +poignet, et l'expression de dureté de sa physionomie l'adoucit. + +-- Allons, Edie, lequel sera-ce? + +-- Sots gamins! s'écria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock, +vous savez combien j'ai d'affection pour vous. + +-- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. + +-- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que +Jim. + +Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre +le coeur de Jim. + +-- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'épaule +d'Edie. + +Je voyais... + +Je rentrai à West Inch, transformé en un tout autre homme. + + +V -- L'HOMME D’OUTRE-MER + +Je n'étais point homme à rester assis et geignant près d'une +cruche cassée. + +Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le rôle qui convient à +un homme c'est de n'en plus parler. + +Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il +l'est encore un peu, quand j'y pense, après tant d’années et un +heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la +chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le +jour de la promenade sur la côte. + +Je fus pour elle un frère, rien de plus. + +Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la +nécessité de tirer durement sur le mors. + +Même alors elle tournait autour de moi, avec ses façons câlines, +ses histoires que Jim était bien rude avec elle, et combien elle +avait été heureuse au temps où j'étais bien disposé pour elle. + +Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne +pouvait agir autrement. + +Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, étaient fort +heureux. + +Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu dès qu'il +serait reçu docteur. + +Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine à West Inch +avec nous. + +Mes parents en étaient contents et je faisais de mon mieux pour +être content de mon côté. + +Il y eut peut-être un peu de froideur entre lui et moi dans les +commencements. + +Ce n'était plus de lui à moi cette vieille amitié de camarades +d'école. Mais plus tard, quand la douleur fut passée, il me semble +qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste +motif pour me plaindre de lui. + +Nous étions donc restés amis, jusqu'à un certain point. + +Il avait oublié toute sa colère contre elle. Il eût baisé +l'empreinte laissée par ses souliers dans la boue. + +Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. +C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. + +Nous avions dépassé Brampton House et contourné le bouquet de pins +qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. + +On était alors au printemps. + +La saison était en avance, de sorte qu'à la fin d'avril les arbres +étaient déjà bien en feuilles. + +Il faisait aussi chaud qu'en un jour d’été. + +Aussi fûmes-nous extrêmement surpris de voir un immense brasier +grondant sur la pelouse qui s'étendait devant la porte du Major. + +Il y avait là la moitié d'un pin, et les flammes jaillissaient +jusqu’à la hauteur des fenêtres de la chambre à coucher. + +Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fûmes bien +autrement stupéfaits de voir le major sortir, un grand pot d'un +quart à la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son +ménage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du +feu. + +C'était un homme très doux, tranquille, comme on le savait dans +tout le pays, et voilà qu'il se prenait le rôle du vieux Nick à la +danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa +pinte au-dessus de sa tête. + +Nous arrivâmes au pas de course. + +Il n'en mit que plus d'entrain à l'agiter, quand il nous vit +approcher. + +-- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix! + +À ces mots, nous nous mîmes aussi à danser et chanter, car depuis +si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait +que de guerre. + +On était excédé; l'ombre avait plané si longtemps au-dessus de +nous, que nous étions tout étonnés de sentir qu'elle avait +disparu. + +Vraiment c'était un peu trop fort à croire, mais le major dissipa +nos doutes par son dédain. + +-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'écria-t-il en s'arrêtant, et +appuyant la main sur son côté. Les Alliés ont occupé Paris. Boney +a jeté le manche après la cognée, et tous ses hommes jurent +fidélité à Louis XVIII. + +-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'épargnera? + +-- Il est question de l'envoyer à l'île d'Elbe, où il sera hors +d'état de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en +tireront pas à aussi bon compte. Il a été commis pendant ces +derniers vingt ans des actes qui n'ont point été oubliés, et il y +a encore quelques vieux comptes à régler. Mais c'est la Paix! la +Paix. + +Et il se remit à ses gambades, le pot en main, autour de son feu +de joie. + +Nous passâmes quelques instants avec le major. + +Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers la plage, en causant de +cette grande nouvelle et de ce qui s’en suivrait. + +Il savait peu de choses. + +Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustâmes tout cela, nous +dîmes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves +gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient où ils +voudraient en sécurité, que nous démolirions tous les signaux de +feu établis sur la côte, car désormais nul ennemi n’était à +craindre. + +Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, +et nous regardions l'antique Mer du Nord. + +Et Jim, qui allait à grands pas près de moi, si plein de santé et +d'ardeur, il ne se doutait guère qu'à ce moment même il avait +atteint le point culminant de son existence, et que désormais il +ne cesserait de descendre la pente. + +Il flottait sur la mer une légère buée, car les premières heures +de la matinée avaient été très brumeuses et le soleil n'avait pas +tout dissipé. + +Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vîmes tout à coup +émerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du +côté de la terre en se balançant. + +Un seul homme était assis à la manoeuvre, et le bateau louvoyait +comme si l'homme avait de la peine à se décider pour atterrir sur +la plage ou s'éloigner. + +À la fin, comme si notre présence lui eût fait prendre son parti, +il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les +galets, juste à nos pieds. + +Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traîna l'avant sur la +plage. + +-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- +tour pour s'adresser à nous. + +C'était un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais +d'une maigreur excessive. + +Il avait les yeux perçants, très rapprochés, entre lesquels se +dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de +moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. + +Il était vêtu fort convenablement, d'un costume brun à boutons de +cuivre, et chaussé de grandes bottes que l'eau de mer avait +durcies et rendues fort rugueuses. + +Il avait la figure et les mains d'un teint si foncé qu'on aurait +pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau +pour nous saluer, nous vîmes que son front était très blanc et que +la nuance si foncée de son teint n'était que superficielle. + +Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait +un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La +question ainsi faite était facile à comprendre, mais on eût dit +qu'il y avait derrière elle une menace, on eût dit qu'il comptait +sur la réponse comme sur une obligation et non comme sur une +faveur. + +-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de +sa botte sur les galets. + +-- Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait de rire. + +-- Angleterre? Écosse? + +-- Écosse, mais c'est l'Angleterre de l’autre côté de ces arbres, +là-bas. + +-- Bon, je sais où je suis, maintenant! Je me suis trouvé dans le +brouillard sans boussole pendant près de trois jours, et je ne +m'attendais plus à revoir la terre. + +Il parlait l'anglais très couramment, mais de temps à autre avec +des tournures étranges de phrases + +-- Alors d'où venez-vous? demanda Jim. + +-- J'étais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brièvement. +Quelle est cette ville, par là-bas? + +-- C'est Berwick. + +-- Ah! très bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller +plus loin. + +Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il +vacilla fortement, et il serait tombé s'il n'avait pas saisi la +proue. + +Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les +yeux flambants comme ceux d'une bête sauvage. + +-- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la +sonorité d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la +garde! + +Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, et brusquement, la tête +en avant, il s'abattit, tout recroquevillé, en un tas brun, sur le +sable. + +Jim Horscroft et moi, nous restions là stupéfaits à nous regarder. + +L'arrivée de cet homme avait été si étrange, ainsi que ses +questions, et ce brusque incident! + +Nous le prîmes chacun par une épaule et l’étendîmes sur le dos. + +Il était ainsi allongé, avec son nez proéminent, sa moustache de +chat, mais les lèvres exsangues, la respiration si faible, qu'elle +eût à peine agité une plume. + +-- Il se meurt, Jim, m'écriai je. + +-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de +pain dans le bateau. Peut-être y a-t-il quelque chose dans le sac? + +Il s'élança et rapporta un sac noir en cuir. + +Avec un grand manteau bleu, c'était les seuls objets qui se +trouvassent dans le bateau. + +Le sac était fermé, mais Jim l'ouvra en un instant; il était à +moitié plein de pièces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais +vu autant, non, pas même la dixième partie. + +Il devait y en avoir des centaines; c’étaient des souverains +anglais tout brillants, tout neuf. + +À vrai dire, cette vue nous avait si fortement intéressés que nous +ne songions plus du tout à leur possesseur jusqu'au moment où il +nous rappela près de lui par une plainte. + +Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Sa mâchoire inférieure +retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses +rangées de dents blanches comme les dents de loup. + +-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au +ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, +ou il est perdu. En attendant, je défais ses vêtements. + +Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, +rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. + +Jim avait déboutonné l'habit et la chemise de l'homme. + +Nous répandîmes de l'eau sur lui et nous en fîmes pénétrer +quelques gouttes entre les lèvres. + +Cela produisit un bon effet, car après deux ou trois fortes +inspirations, il se mit sur son séant et se frotta lentement les +yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. + +Mais, à ce moment-là, ce n'était point sa figure que Jim et moi +nous considérions; c'était sa poitrine découverte. + +On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- +dessous de la clavicule et l'autre à peu près au milieu du côté +droit. + +La peau de son corps était extrêmement blanche jusqu'à la ligne +brune du cou. Aussi les trous froncés et rouges n'en +apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte générale. + +D'en haut je pus voir qu'il y avait une dépression correspondante +dans la dos à un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour +l'autre. + +Si dépourvu d'expérience que je fusse, je pouvais dire ce que cela +signifiait. + +Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine. L'une d’elles +l'avait traversée; l'autre y était restée. + +Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit +sa chemise d'un air soupçonneux. + +-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tête? Ne faites +pas attention à ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crié? + +-- Vous avez crié au moment même où vous êtes tombé. + +-- Qu'est-ce que j'ai crié? + +Je le lui répétai, quoique ce fussent des mots à peu près +dépourvus de toute signification pour moi. + +Il nous regarda fixement l'un après l'autre, puis haussa les +épaules: + +-- Ça fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette +question: que vais-je faire à présent? Je ne me serais pas cru si +faible. Où êtes-vous allés prendre cette eau? + +Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas +incertain. + +Là il s'étendit sur le ventre et se mit à boire, si longtemps que +je crus qu'il n'en finirait pas. + +Son long cou plissé se tendait comme celui d'un cheval, et il +faisait à chaque gorgée un fort bruit de lapement avec ses lèvres. + +Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa +moustache avec sa manche. + +-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose à manger? + +J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de +galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. + +Puis, il sortit les épaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa +les côtes de la paume de sa main. + +-- Je suis sûr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez été +très bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu +l'occasion d'ouvrir ma sacoche. + +-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous +avez perdu connaissance. + +-- Ah! je n'ai pas grand-chose là dedans, tout au plus... comment +dites-vous cela?... quelques économies. Ce n'est pas une grosse +somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'à ce que +je trouve quelque chose à faire. D'ailleurs il me semble qu'on +pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait été +impossible de tomber sur un pays plus paisible, où il n'y a peut- +être pas l'ombre d'un _gendarme_ à cette distance de la ville. + +-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous êtes, d'où vous +venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d'un ton rébarbatif. + +L'étranger le toisa des pieds à la tête, d'un air connaisseur. + +-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une +compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, +j'aurais le droit de m'en fâcher, s'il s'agissait de tout autre +que vous, mais vous avez le droit d'être renseigné, après m'avoir +traité avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. +Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de +Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le +bateau. + +-- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. + +Mais il me lança ce regard direct qui décèle l'honnête homme. + +-- C'est vrai, mais le navire était de Dunkerque, et ce bateau est +une de ses chaloupes. L'équipage est parti sur le grand canot, et +le navire a coulé si rapidement que je n'ai eu le temps de rien +embarquer. C'était lundi. + +-- Et nous voici au jeudi! Vous êtes resté trois jours sans +aliments ni boissons? + +-- C'est trop long, dit-il. Déjà je me suis trouvé en pareille +situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais +laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un +logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente +de la côte. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par là-bas? + +-- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Français: +Il se réjouit parce que la paix a été conclue. + +-- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de +mon côté j'ai fait un peu la guerre ici et là. + +Il n'avait point l'air content, car il avait froncé ses sourcils +très bas sur ses yeux perçants. + +-- Vous êtes Français, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous +descendions ensemble. + +Il tenait à la main sa sacoche noire et avait jeté sur son épaule +son grand manteau bleu. + +-- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens +sont plus Allemands que Français. Pour moi, j'ai été dans tant de +pays que je me trouve chez moi n'importe où. J'ai été grand +voyageur. Et où pensez-vous que je pourrais trouver un logement? + +Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les +yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est +écoulé depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce +singulier personnage. + +Il m'avait inspiré, je crois, de la défiance, et pourtant il +exerçait sur moi de la fascination. + +Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses +façons de s'exprimer, je ne sais quoi qui différait entièrement de +tout ce que j'avais vu jusqu'alors. + +Jim Horscroft était un bel homme, et le Major Elliott un homme +brave, mais il manquait à tous deux quelque chose que possédait +cet inconnu: c'était ce coup d'oeil alerte et vif, cet éclat des +yeux, cette distinction indéfinissable à décrire. + +Puis, nous l'avions sauvé alors qu'il gisait, respirant à peine, +sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme à +qui l’on a rendu service. + +-- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis à peu près sûr +de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-là, +vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. + +Il ôta son chapeau et s'inclina avec toute la grâce imaginable. +Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraîna à l'écart. + +-- Vous êtes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est +qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir +vous mêler de ses affaires? + +Mais j'étais l'être le plus obstiné qu'ait jamais chaussé une +paire de bottes, et la plus sûre façon de me faire aller en avant, +c'était de me tirer en arrière. + +-- C'est un étranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur +lui, dis-je. + +-- Vous en serez fâché, dit-il. + +-- Cela se peut. + +-- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser à +votre cousine Edie. + +-- Edie est parfaitement capable de se garder elle-même. + +-- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il +vous plaira! s'écria-t-il en un de ses brusques accès de colère. + +Et sans ajouter un mot, pour prendre congé de l'un ou de l'autre +de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du +côté de la maison de son père. + +Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous +descendions ensemble. + +-- Je crois bien que je ne lui ai guère plu, dit-il. Je vois très +bien qu'il vous a cherché querelle parce que vous m'emmenez chez +vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par +hasard que j'ai volé l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, +qu'est-ce qu'il craint? + +-- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est égal. Pas un +étranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. + + +VI -- UN AIGLE SANS ASILE + +Mon père me parut être presque de l'avis de Jim Horscroft, car il +ne montra pas un empressement extrême à l'égard de ce nouvel hôte; +il le toisa du haut en bas d'un air très interrogateur. + +Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je +remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en +voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se réduisait +toujours à deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se +fermèrent d'eux-mêmes, car je crois bien que pendant ces trois +jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mangé. + +C'était une bien pauvre chambre que celle où je le conduisis, mais +il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et +s'endormit aussitôt. + +Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre +était contiguë à la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous +avions un hôte sous notre toit. + +Le lendemain matin, quand je descendis, je m'aperçus qu'il m'avait +devancé, car il était assis en face de mon père à la table de +l'embrasure de la fenêtre, dans la cuisine, leurs têtes se +touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de +pièces d'or. + +À mon entrée, mon père leva sur moi des yeux où je vis un éclair +d'avidité que je n'y avais jamais remarqué jusqu'alors. + +Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha +aussitôt. + +-- Très bien, monsieur, la chambre est à vous, et vous paierez +toujours d'avance le trois du mois. + +-- Ah! voici mon premier ami, s'écria de Lapp en me tendant la +main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, +mais où il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on +sourit à son chien. + +« Me voilà tout à fait remis à présent, grâce à mon excellent +souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim +qui ôte à l'homme toute énergie. Cela d'abord, le froid ensuite. + +-- Oui, c'est vrai, dit mon père, je me suis trouvé sur la lande +dans une tempête de neige pendant trente-six heures, et je sais ce +que c'est. + +-- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en +approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et +devenaient plus semblables à des singes, et ils venaient presque +sur les bords des pontons où nous les gardions; ils hurlaient de +rage et de douleur. + +« Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la +ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les +entendaient à peine, tant ils s'étaient affaiblis. + +-- Et ils moururent? m'écriai-je. + +-- Ils résistèrent pendant très longtemps. C'étaient des +grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux +hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se +rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait +en soulever trois à la fois, comme si c'étaient de petits singes. +Cela faisait pitié. Ah! mon ami, voudrez-vous me présenter à +Madame et à Mademoiselle? + +C’étaient ma mère et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. + +Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus +toutes les peines du monde à garder mon sérieux, car au lieu de +leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête à la mode +écossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il +avança le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de +l'air le plus drôle. + +Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, +mais Edie se montra aussitôt enchantée. + +On eût dit que c'était un jeu pour elle, et elle se mit à faire +une révérence, mais une révérence si profonde, que je la crus un +instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au +milieu de la cuisine. + +Mais non, elle se redressa aussi légèrement qu'un rembourrage qui +fait ressort. + +Nous approchâmes tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes +servies avec le lait et la bouillie. + +Il avait une merveilleuse manière de se conduire avec les femmes, +ce gaillard-là. + +Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous +aurions eu l'air de faire les imbéciles, et les filles nous +auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien +avec son genre de physionomie et de langage qu’on en venait enfin +à trouver cela tout naturel. + +En effet, quand il s'adressait à ma mère, ou à la cousine Edie -- +et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait +jamais sans s'être incliné, sans prendre un air à faire croire +qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en écoutant ce qu'il +avait à dire; et lorsqu'elles répondaient, on eût cru, à voir sa +physionomie, que leurs paroles étaient précieuses et dignes d'être +conservées à tout jamais. + +Et pourtant, même quand il s’abaissait devant les femmes, il +gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme +pour donner à entendre que c'était pour elles seules qu'il se +faisait aussi doux, mais qu'à l'occasion, il savait faire preuve +d’assez de raideur. + +Pour ma mère, c'était merveille de voir combien elle s'adoucit à +son égard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos +affaires, lui parla de son oncle à elle, qui était chirurgien à +Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son côté. + +Elle lui raconta la mort de mon frère Rob, événement que je ne +l'avais jamais entendu dire à âme qui vive -- et alors on eût cru +que de Lapp allait verser des larmes à cette occasion -- lui qui +venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes +mourir de faim. + +Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lançait +incessamment de petits coups d'oeil à notre hôte, et une fois ou +deux, il la regarda très fixement. + +Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sa chambre, mon père +tira de sa poche huit pièces d'or d'une guinée et les étala sur là +table. + +-- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il. + +-- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux béliers noirs, voilà +tout. + +-- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le +logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les +quatre semaines. + +Mais, en entendant cela, ma mère hocha la tête. + +-- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce +n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que +nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. + +-- Ta! ta! s'écria mon père, il peut très bien le faire sans se +gêner. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il +a offert lui-même. + +-- Cet argent-là ne portera pas bonheur, dit-elle. + +-- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tête à l'envers avec +ses façons d’étranger? + +-- Oui, il serait bon que les maris écossais eussent quelque peu +de ses manières prévenantes, dit-elle. + +C'était la première fois de ma vie que je l'entendis riposter à +mon père. + +De Lapp ne tarda pas à descendre et me demanda si je voulais +sortir avec lui. + +Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sa poche une petite croix +faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse +encore vue. + +-- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela à Tolède, en +Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donné l'autre à une jeune +fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir +de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez +faire une épingle de cravate. + +Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce présent, qui +valait plus que tout ce que j'avais possédé en ma vie. + +-- Je pars pour aller compter les agneaux sur le pâturage d'en +haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il de venir avec moi et +de voir un peu le pays. + +Il eut un instant d'hésitation, puis il secoua la tête. + +-- J'ai, dit-il, quelques lettres à écrire le plus tôt possible. +Je compte passer la matinée chez moi pour m'acquitter de cette +tâche. + +Pendant toute la matinée, j'allai et je vins sur les hauteurs; et, +comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupé que de +cet étranger que le hasard avait jeté à notre porte. + +Où avait-il appris ces manières, cet air de commandement, cet +éclat hautain et menaçant du regard? + +Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si +détaché, quelle étonnante existence que celle où elles avaient +trouvé place? + +Il avait été bon pour nous, il avait usé d'un langage plein +d'amabilités et malgré tout je n'arrivais pas à chasser +entièrement la défiance que j'avais éprouvée à son égard. + +Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-être +avais je eu tort de l'introduire à West Inch. + +Quand je rentrai, il avait l'air d'être né et d'avoir vécu dans la +ferme. + +Il était assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe +le coin de la cheminée, et il avait le chat noir sur ses genoux. + +Il tenait les bras étendus, et d’une main à l'autre allait un +écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisait un peloton. + +La cousine Edie était assise tout près et, en voyant ses yeux, je +m'aperçus qu'elle avait pleuré. + +-- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine? + +-- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et +honnêtes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose pût +l'émouvoir à ce point. Autrement, je n'en aurais point parlé. Je +contais les souffrances de quelques troupes qui avaient à +traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont +je sais quelque chose. Il est bien étrange de voir le vent +emporter des hommes par-dessus le bord des précipices, mais le sol +était bien glissant, et il n'y avait rien à quoi ils pussent se +retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, et cela alla +mieux de cette façon, mais la main d'un artilleur resta dans la +mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par le froid +depuis trois jours. + +Je restais à écouter bouche béante. + +« Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus +leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine à résister. Et +pourtant, s'ils restaient en arrière, les paysans les prenaient, +les clouaient à la porte de leurs granges, les pieds en haut, et +allumaient du feu sous leur tête. C'était pitié de voir ainsi +périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus +avancer, c'était intéressant de voir comment ils s'y prenaient: +ils s'arrêtaient, faisaient leur prière, assis sur une vieille +selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes et leurs bas et +appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils +mettaient leur gros orteil sur la détente, et _pouf_! c'était +fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on à +eu une rude besogne par là-bas sur ces montagnes de Guadarama. + +-- Et quelle armée, était-ce? demandai-je. + +-- Oh! j'ai été dans tant d'armées que je m'y embrouille +quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. À propos, j'ai vu +vos Écossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je +croyais d'après cela que tout le monde ici portait des ... comment +appelez-vous cela... des jupons? + +-- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. + +-- Ah! dans les montagnes. Mais voici là-bas, dehors, un homme. +Peut-être est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres à +la poste, à ce qu'a dit votre père. + +-- Oui, c'est le garçon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je +les lui donne? + +-- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre +main. + +Il les tira de sa poche et me les remit. + +Je sortis aussitôt avec ces lettres et chemin faisant mes regards +tombèrent sur l'adresse que portait l’une d'elles. + +Il y avait en très grosse et très belle écriture: + +« À sa Majesté + +« Le roi de Suède + +« Stockholm » + +Je ne savais pas beaucoup de français, assez toutefois pour +comprendre cela. + +Quel était donc cette sorte d'aigle qui était venu se poser dans +notre humble petit nid? + + +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR + +Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis très certain, un +ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de +notre existence depuis le jour où cet homme vint sous notre toit, +ou de quelle façon il en vint à gagner peu à peu notre affection à +tous. + +Avec les femmes, ce ne fut pas une tâche bien longue, mais il ne +tarda pas à dégeler mon père lui-même, chose qui n'était pas des +plus aisées. + +Il avait même fait la conquête de Jim Horscroft aussi bien que la +mienne. + +À vrai dire, nous n'étions guère, à côté de lui, que deux grands +enfants, car il était allé partout, il avait tout vu, et quand il +avait passé une soirée à jaser, en son anglais boiteux, il nous +avait emportés bien loin de notre simple cuisine, de notre +maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des +camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. + +Horscroft avait d'abord été assez maussade avec lui, mais de Lapp, +par son tact, par l'aisance de ses manières, l'avait bientôt +séduit, avait entièrement conquis son coeur, si bien que voilà Jim +assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous +deux perdus dans l'intérêt qu'ils prenaient à écouter tous les +récits qu'il nous faisait. + +Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, +après un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une +semaine, d'un mois à l'autre, par telle ou telle parole, telle ou +telle action, il arriva à nous rendre tels qu’il voulait. + +Un de ses premiers actes fut de donner à mon père le canot dans +lequel il était venu, en ne se réservant que le droit de le +reprendre s'il venait à en avoir besoin. + +Les harengs vinrent fort près de la côte cette année-là, et avant +sa mort mon oncle nous avait donné un bel assortiment de filets, +de sorte que ce présent nous rapporta bon nombre de livres. + +Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant +tout un été ramant lentement, s'arrêtant tous les cinq ou six +coups de rame, pour jeter une pierre attachée au bout d'une corde. + +Je ne compris rien à sa conduite jusqu'au jour où il me l'expliqua +de son propre gré. + +-- J'aime à étudier tout ce qui a du rapport aux choses de la +guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais échapper une occasion. Je +me demandais s'il serait difficile à un commandant de corps +d'armée d'opérer un débarquement ici. + +-- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. + +-- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez- +vous pris des sondages ici? + +-- Non. + +-- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcée de se tenir au +large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une frégate de quarante +canons puisse approcher jusqu'à portée de fusil. Bondez vos canots +de tirailleurs, déployez-les derrière ces dunes de sable, puis +soutenez-les en en lançant encore d'autres, lancez des frégates +une pluie de mitraille par-dessus leurs têtes. Cela pourrait se +faire! Cela pourrait se faire. + +Ses moustaches raides comme celles d'un chat se hérissèrent plus +que jamais, et je pus voir à l'éclat de son regard qu'il était +emporté par ses rêves. + +-- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec +indignation. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, naturellement pour une bataille, il +faut être deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien +d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille, +trente mille? Quelques régiments de bonnes troupes, le reste! +Peuh! Des conscrits, des bourgeois armés. Comment appelez-vous ça? +Des volontaires? + +-- Des gens courageux, criai je. + +-- Oh oui, très braves, mais des imbéciles. Ah! mon Dieu! on ne +saurait dire à quel point ils seraient imbéciles. Non pas eux +seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement +peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune précaution. Ah! +j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits +attaquer une batterie de dix pièces: il fallait voir comme ils +avançaient bravement, si bien que de l'endroit, où je me trouvais, +la montée avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?... +avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de +conscrits, qu'était-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes +troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, +hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une +décharge de mitraille? Aussi voilà votre second bataillon étendu +sur la pente. Alors ce sont les chasseurs à pied de la garde, de +vieux soldats, à qui l’on dit de prendre la batterie: à les voir +marcher, ce n’était guère captivant, pas de colonne, pas de cris, +personne de tué. Tout juste une ligne de tirailleurs disséminés, +avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les +batteries était réduites au silence; et les artilleurs espagnols +taillés en pièces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui +s'apprend, tout comme l'élevage des moutons. + +-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un étranger; si nous +avions trente mille hommes sur la crête de cette hauteur là-bas, +vous en viendriez à être fort heureux d'avoir vos bateaux derrière +vous. + +-- Sur la crête de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses +regards sur la crête. Oui, si votre homme connaissait son affaire; +il aurait sa gauche appuyée à votre maison, son centre à +Corriemuir, et sa droite par là, vers la maison du docteur, avec +une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa +cavalerie manoeuvrerait pour nous couper dès que nous serions +déployés sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous +former, et nous saurons bientôt ce que nous avons à faire. Voilà +le point faible, c'est le défilé ici: je le balaierais avec mes +canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en +avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air: +Eh Jock, vos volontaires, où seraient-ils? + +-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. + +Et nous partîmes tous deux de cet éclat de rire cordial par lequel +finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. + +Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En +d'autres moments, il n'était pas aussi facile de l'admettre. + +Je me souviens très bien qu'un soir de cet été-là, comme nous +étions assis à la cuisine, lui, mon père, Jim, et moi, et que les +femmes étaient allées se coucher, il se mit à parler de l'Écosse +et de ses rapports avec l'Angleterre. + +-- Jadis vous aviez votre roi à vous, et vos lois se faisaient à +Édimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de +désespoir, à la pensée que tout cela vient de Londres. + +Jim ôta sa pipe de sa bouche. + +-- C'est nous qui avons imposé notre roi à l'Angleterre, et si +quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de là-bas. + +Évidemment l'étranger ignorait ce détail. Cela lui imposa silence +un instant. + +-- Oui, mais vos lois sont faites là-bas, dit-il enfin, et +assurément ce n'est pas avantageux. + +-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement à Édimbourg, dit +mon père, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je +n'ai guère le loisir de penser à ces choses-là. + +-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir +d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprimé, ce sont ses +jeunes gens qui doivent le venger. + +-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit +Jim. + +-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette manière +de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de +marcher sur Londres s'écria de Lapp. + +-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais +qui nous conduirait? + +Il se redressa, fit la révérence, en posant la main sur son coeur, +de sa bizarre façon. + +-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'écria-t-il. + +Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis +convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. + +Je n'arrivai jamais à me faire quelque idée de son âge, et Jim +Horscroft n'y réussit pas mieux. + +Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, +parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. + +Sa chevelure brune, raide, coupée court, n'avait nul besoin d'être +coupée ras au sommet de la tête, où elle se raréfiait pour finir +en une courbe polie. + +Sa peau était sillonnée de mille rides très fines, qui +s'entrelaçaient, formaient un réseau; elle était, comme je l'ai +dit, toute recuite par le soleil. Mais il était agile comme un +adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un +jour à parcourir la montagne ou à ramer sur la mer sans mouiller +un cheveu. + +Tout bien considéré, nous jugeâmes qu'il devait avoir quarante ou +quarante-cinq ans, bien qu'il fût malaisé de comprendre comment il +avait pu voir tant de choses à une telle période de la vie. + +Mais un jour on se mit à parler d’âge, et alors il nous fit une +surprise. + +Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en +avait vingt-sept. + +-- Alors je suis le plus âgé de nous trois, dit de Lapp. + +Nous partîmes d'un éclat de rire, car, à notre compte, il aurait +parfaitement pu être notre père. + +-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu +vingt-neuf ans en décembre. + +Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre +quelle existence extraordinaire avait été la sienne. + +Il vit notre étonnement et s'en amusa. + +-- J’ai vécu! j'ai vécu! s'écria-t-il. J'ai employé mes jours et +mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une +compagnie dans une bataille où cinq nations prenaient part. J'ai +fait pâlir un roi aux mots que je lui ai chuchotés à l'oreille, +alors que j'avais vingt ans. J'ai contribué à refaire un royaume +et à mettre un nouveau roi sur un grand trône l'année même où je +suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vécu ma vie. + +Ce fut là ce que j'appris de plus précis, d'après ses dires, sur +son passé. + +Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait à +hocher la tête ou à rire. + +Dans de certains moments, nous pensions qu’il n'était qu'un adroit +imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de +talents serait-il venu perdre son temps dans le comté de Berwick? + +Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que +sa vie avait en effet un passé très rempli. + +Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour très +proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le même +qui avait dansé autour du feu de joie avec sa soeur et les deux +bonnes. + +Il s'était rendu à Londres pour quelque affaire relative à sa +pension et à son indemnité de blessure, et avec quelque espoir +qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu’il ne revint que vers +la fin de l’automne. + +Dès les premiers jours de son retour, il descendit pour nous +rendre visite, et alors ses yeux se portèrent pour la première +fois sur de Lapp. + +Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille +stupéfaction. + +Il regarda fixement notre hôte pendant une longue minute sans dire +seulement un mot. + +De Lapp lui rendit ce regard avec la même persistance, mais sans +que rien indiquât qu'il le reconnaissait. + +-- Je ne sais qui vous êtes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me +regardez comme si vous m'aviez déjà vu. + +-- En effet je vous ai vu, dit le major. + +-- Jamais, que je sache. + +-- Mais je le jure. + +-- Où donc, alors? + +-- Au village d'Astorga, en 18... + +De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. + +-- Mon Dieu, s'écria-t-il, quel hasard, et vous êtes le +parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. +Permettez-moi de vous dire un mot à l'oreille. + +Il le prit à part, causa en français avec lui, d'un air très +sérieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant +des explications, pendant que le major hochait de temps à autre sa +vieille tête grisonnante. + +À la fin, ils parurent s'être mis d'accord pour quelque +convention, et j'entendis le major dire à plusieurs reprises: +_Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je +compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort +loin. + +Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait +jamais aller à la même familiarité de langage, dont nous usions +avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la +parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. + +Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait à ce sujet, +Mais il se déroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. + +Jim Horscroft passa tout cet été à la maison, mais vers la fin de +l'automne, il retourna à Édimbourg, pour les cours d'hiver, car il +se proposait de travailler assidûment et d'obtenir son diplôme au +printemps prochain, s’il pouvait, et il reviendrait passer la +Noël. + +Il y eut donc une grande scène d’adieu entre lui la cousine Edie. + +Il devait faire poser sa plaque et se marier dès qu'il aurait le +droit d'exercer. + +Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle +tendresse, et elle avait de son côté, quelque affection pour lui, +à sa manière, et en effet, elle eût cherché en vain dans toute +l'Écosse un plus bel homme que lui. + +Cependant quand il était question de mariage, elle faisait une +légère grimace en songeant que tous ses rêves mirifiques +aboutiraient à n'être que la femme d'un médecin de campagne. Mais +tout bien considéré, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et +elle se décida pour le meilleur des deux. + +Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions +d'une classe tout à fait différente de la nôtre: donc il ne +comptait pas. + +En ce temps-là, je ne fus jamais bien fixé sur ce point: Edie se +préoccupait-elle ou non de lui? + +Quand Jim était à la maison, ils ne faisaient guère attention l’un +et l’autre. + +Après son départ, ils se rencontrèrent plus souvent, ce qui était +assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps +d'Edie. + +Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le +trouvait pas à son gré, et pourtant elle n'était pas à son aise +lorsqu'il n'était pas là le soir. + +Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait à causer avec lui, à lui +faire mille questions. + +Elle se faisait décrire par lui les costumes des reines, dire sur +quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des +épingles à cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles +portaient à leurs chapeaux, et je finissais par m'étonner qu'il +trouvât réponse à tout cela. + +Et pourtant il avait toujours une réponse. Il jouait de la langue +avec tant de dextérité, de vivacité. Il montrait tant +d'empressement à l'amuser, que je me demandais comment il se +faisait qu'elle n'eût pas plus d'affection pour lui. + +Bref, l'été, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se +passèrent, nous étions encore tous très heureux ensemble. + +L’année 1815 était déjà fortement entamée. + +Le grand Empereur vivait toujours à l'île d'Elbe, se rongeant le +coeur; tous les ambassadeurs, réunis à Vienne, continuaient à se +chamailler sur la façon de se partager la peau du lion, maintenant +qu'ils l'avaient réduit aux abois pour tout de bon. + +Quant à nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous étions tout +absorbés par nos menues et pacifiques occupations, le soin des +moutons, les voyages au marché de bestiaux de Berwick, et les +causeries du soir devant le grand feu de tourbe. + +Nous ne nous figurions guère que les actes de ces hauts et +puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur +nous. + +Quant à la guerre, eh bien, n'était-on pas tous d'accord pour +admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus +nos têtes, et que si les Alliés ne se prenaient pas de querelle +entre eux, il se passerait cinquante autres années avant qu'il se +tirât en Europe un seul coup de fusil. + +Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour très net +dans ma mémoire. Il survint, je crois, vers la fin de février de +cette année-là, et je vous le conterai avant d'aller plus loin. + +Vous savez, j'en suis sûr, comment sont faites les tours d'alarme +de la frontière. + +Ce sont des masses carrées, disséminées de distance en distance le +long de la ligne de partage et construites de façon à donner asile +et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les +bandits. + +Lorsque Percy et ses hommes étaient partis pour les Marches, on +amenait une partie de leur bétail dans la cour de la tour, on +fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers +placés au sommet. + +C'était un signal auquel devaient répondre de même les autres +tours d'alarme. + +Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de +Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis à +Édimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces +antiques donjons étaient gondolés, croulants, et offraient aux +oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. + +J'ai récolté un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans +la tour d'alarme de Corriemuir. + +Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un +message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent à deux milles en +deçà d'Ayton. + +Vers cinq heures, au moment même où le soleil allait se coucher, +je me trouvais sur le sentier de la lande, de façon à voir +exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la +vieille tour d'alarme était un peu à ma gauche. + +Je considérais à loisir le donjon, qui faisait un effet fort +pittoresque pour le flot de lumière rouge qui déversait sur lui +les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'étendant au loin en +arrière. + +Et comme je regardais avec attention, j'aperçus soudain la figure +d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. + +Naturellement je m'arrêtai, étonné de cela, car que pouvait faire +un individu quelconque dans cet endroit, et à ce moment-là, car +l'époque de la nidification n'était pas encore venue. + +C'était si singulier que je me déterminai à tirer l'affaire au +clair. + +Donc, malgré ma fatigue, je tournai le dos à la maison et me +dirigeai d'un pas rapide vers la tour. + +L'herbe monte jusqu'au bas même du mur, et mes pieds ne firent que +peu de bruit jusqu'au moment où j'arrivai à l'arc coulant où se +trouvait jadis l'entrée. + +Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'intérieur. + +C'était Bonaventure de Lapp qui était là, debout dans l'enceinte, +et qui regardait par ce même trou où j'avais vu sa figure. + +Il était tourné de profil par rapport à moi. + +Évidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous +ses yeux dans la direction de West Inch. + +Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les décombres de +l'entrée. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourné vers moi. + +Il n'était pas de ceux à qui on peut faire perdre contenance, et +sa figure ne changea pas plus que s'il était là depuis un an à +m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque +chose qui me disait qu'il aurait payé une somme assez ronde pour +me revoir prendre le sentier. + +-- Hello! dis-je, qu’est-ce que vous faites ici? + +-- Je pourrais vous faire la même question, dit-il. + +-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure à la fenêtre. + +-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en +apercevoir, je m'intéresse très vraiment à tout ce qui a un +rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les châteaux +sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. + +Puis s'avançant, il s'élança soudain par l'ouverture du mur, de +manière à n'être plus sous mes yeux. + +Mais ma curiosité était beaucoup trop excitée pour l'excuser aussi +facilement. + +Je me hâtai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. + +Il était debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur +fébrile, comme pour faire un signal. + +-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je. + +Et aussitôt je sortis en courant, pour me placer près de lui, et +chercher du regard sur la lande, à qui il faisait ce signal. + +-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrité, je ne +croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre +d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si +nous devons rester amis, vous ne devez pas vous mêler de mes +affaires. + +-- Je n'aime pas ces façons mystérieuses, dis-je, et mon père ne +les aimerait pas davantage. + +-- Votre père peut s'en expliquer lui-même, et il n'y a là rien de +secret, dit-il d'un ton sec. C’est vous qui faites tout le secret +avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent. + +Et sans me faire seulement un signe de tête, il me tourna le dos +et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. + +Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais +le pressentiment de quelque méfait qui se tramait, et cependant, +je n'avais pas la moindre idée du monde de ce que cela pouvait +être. + +Et j'en revins s'en m'en apercevoir, à songer à tous les incidents +mystérieux de l'arrivée de est homme, et de son long séjour au +milieu de nous. + +Mais qui donc pouvait-il attendre à la Tour d'alarme? + +Ce personnage était-il un espion, qui avait un collègue en +espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler? + +Mais cela était absurde. + +Que pouvait bien venir espionner dans le Comté de Berwick? + +Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement à quoi s'en +tenir sur lui et ne lui eût pas témoigné autant de respect, s'il y +avait eu quelque chose de suspect. + +J'en étais arrivé à ce point-là, au cours de mes réflexions quand +je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'était le major en +personne, qui descendait la côte venant de chez lui, tenant en +laisse son gros bulldog Bounder. + +Ce chien était un animal des plus dangereux, et il avait causé +maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et +ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant à l'attache au moyen +d'une bonne et forte courroie. + +Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son +arrivée, il buta de sa jambe blessée par-dessus une branche de +genêt; en reprenant son équilibre, il lâcha la courroie et +aussitôt voilà ce maudit animal parti à fond de train de mon côté, +au bas de la côte. + +Cela ne me plaisait guère, je vous en réponds, car je n’avais à ma +portée ni un bâton, ni une pierre, et je savais cette bête +dangereuse. + +Le major l'appelait de là-haut par des cris perçant, mais je crois +que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en +courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et +j'espérais que cela me vaudrait peut-être les égards dus à une +vieille connaissance. + +Aussi quand il fut presque sur moi, son poil hérissé, son nez +enfoncé entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes +poumons: + +-- Bounder! Bounder! + +Cela produisit son effet, car l'animal me dépassa en grondant, et +partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. + +Celui-ci se retourna à tout ce bruit et parut comprendre au +premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua à +marcher sans plus se presser. + +J'étais terrifié pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. + +Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour écarter de lui +l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il +aperçut le jeu de doigts que faisait de Lapp derrière son dos avec +le pouce et l'index, sa furie tomba tout à coup, et nous le vîmes +agitant son tronçon de queue, et lui caressant le genou avec sa +patte. + +-- C'est donc votre chien, major, dit-il à son maître, qui +arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bête, une belle, une +jolie créature. + +Le major était tout essoufflé, car il avait fait le trajet presque +aussi vite que moi. + +-- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. +J'ai toujours aimé les chiens. Mais je suis content de vous avoir +rencontré, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis +redevable de beaucoup, et qui commençait à me prendre pour un +espion. N'est-ce pas vrai, Jock? + +Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot à +répondre. Je me contentai de rougir et de détourner les yeux, de +l'air gauche d'un campagnard que j'étais. + +-- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, +j'en suis sûr, que c'est chose absolument impossible. + +-- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'écria le +major. + +-- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez +justice. Et vous-même? J'espère que votre genou va mieux, et qu’on +vous redonnera bientôt votre régiment. + +-- Je me porte assez bien, répondit le major, mais on ne me +donnera jamais d'emploi à moins qu'il n'y ait une guerre, et il +n'y aura plus de guerre de mon vivant. + +-- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, +nous verrons, nous verrons, mon ami. + +Il ôta son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea +d'un bon pas du côté de West Inch. + +Le major resta à le suivre des yeux, l'air pensif. + +Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il était un +espion. + +Quand je le lui eus dit, il ne répondit rien, hocha seulement la +tête, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien +tranquille. + + +VIII -- L'ARRIVÉE DU CUTTER + +Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments à +l'égard de notre locataire n'étaient plus les mêmes. + +J'avais toujours l'idée qu'il me cachait un secret, où plutôt +qu'il était à lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le +voile tendu sur son passé. + +Et lorsqu'un hasard écartait pour un instant un coin de ce voile, +c'était toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre côté, +quelque scène sanglante, violente, terrible. + +L'aspect seul de son corps faisait peur. + +Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'été, je vis qu'il +était tout zébré de blessures. Sans compter sept ou huit +cicatrices ou estafilades, il avait les côtes, d'un côté, toutes +déjetées, toutes déformées. Un de ses mollets avait été en partie +arraché. + +Il rit de son air le plus gai en voyant mon étonnement. + +-- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses +cicatrices. Les côtes ont été brisées par un caisson d'artillerie. +C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le +corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, +si rapide que soit son allure, regarde toujours où il pose le +pied. Il m'est passé sur le corps quinze cents cuirassiers et les +hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les +canons, c'est très mauvais. + +-- Et le mollet? demandai-je. + +-- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne +croiriez jamais comment j'ai attrapé cela. Vous saurez que mon +cheval et moi, nous avions été atteints, lui tué, et moi les côtes +brisées par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si +âpre, si âpre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper +des blessés, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui +vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. +Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre à mon +cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place +pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. +Sapristi, il faisait bien chaud là-dedans. Mais je n'avais pas +assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie +de mes jambes dépassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, +des loups vinrent pour dévorer le cheval, et ils m'entamèrent +aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais après cela je +veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de +moi. C'est là que j'ai passé très commodément dix jours. + +-- Dix jours! m'écriai je, et que mangiez -- vous? + +-- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous +appelez la table et le logement. Mais naturellement j’eus le bon +sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y +avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur +gourde à eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais +souhaiter. Et le onzième jour arriva une patrouille de cavalerie +légère. Alors tout alla bien. + +Ce fut ainsi, par des causeries, engagées accidentellement, et qui +ne valent guère la peine d'être rapportées séparément, que la +lumière se fit sur sa personne et son passé. Mais le jour devait +venir, où nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter +comment cela se fit. + +L'hiver avait été fort triste, mais dès le mois de mars se +montrèrent les premiers indices du printemps, et pendant une +semaine de la fin de ce mois, nous eûmes du soleil et des vents du +Sud. + +Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Édimbourg, car bien que la +session se terminât le 1er, son examen devait lui prendre une +semaine. + +Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne +pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, +il était le seul ami de mon âge que j'eusse en ce temps-là. + +Edie était très peu portée à causer, ce qui était chez elle chose +fort rare, mais elle écoutait en souriant tout ce que je lui +disais. + +-- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois à demi-voix, pauvre +vieux Jim! + +-- Et s'il a été reçu, dis-je, eh bien, naturellement il fera +apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous +perdrons notre Edie. + +Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et +la prendre à la légère, mais les mots me restaient encore dans la +gorge. + +-- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore. + +Et en prononçant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. + +-- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans +la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un +peu à moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, là-bas, un +bien joli petit vaisseau. + +C'était un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, très +marcheur à en juger par ses mâts élancés et la coupe de son avant. + +Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand +mât, mais au moment même où nous le regardions, toute sa voilure +se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous +vîmes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du +beaupré. + +Il était probablement à moins d'un quart de mille du rivage, si +près même que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffé +d'un bonnet pointu, qui se tenait debout à l'arrière et la lunette +à l'oeil examinait la côte dans toutes les deux directions. + +-- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie. + +-- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, répondis-je. + +C’était de cette façon-là que nous interprétions tout ce qui, dans +les comtés de la frontière, échappait à notre compréhension. + +Nous passâmes presque une heure entière à examinez le joli +vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derrière une +bande de nuages, et que l'air du soir était assez piquant, nous +fîmes demi-tour pour regagner West Inch. + +Quand on arrive à la ferme par la façade, on traverse un jardin +qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par +une porte à claire-voie, au moyen d'un loquet. + +C’était à cette même porte que nous nous tenions, la nuit où les +signaux furent allumés, la nuit où nous vîmes passer Walter Scott +quand il revenait d'Édimbourg. + +À droite de cette entrée, du côté du jardin, se trouvait un bout +de rocaille qui, paraît-il, avait été construit par la mère de mon +père, il y avait bien longtemps. + +Elle avait façonné cela avec des galets usés par l'eau, avec des +coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougères dans +les interstices. + +Or, quand nous eûmes franchi la porte, nos yeux tombèrent sur +cette rocaille; au sommet était planté un bâton dans la fente +duquel se trouvait une lettre. + +Je m'avançai pour voir ce que c'était, mais Edie me devança, +enleva la lettre et la mit dans sa poche. + +-- C'est pour moi, dit-elle en riant. + +Mais je restai à la regarder d'un air qui éteignit le rire sur sa +figure. + +-- De qui est elle, Edie? demandai-je. + +Elle fit la moue, mais elle ne répondit pas. + +-- De qui est-elle, mademoiselle? m’écriai-je. Se pourrait-il que +vous ayez trompé Jim comme vous m'ayez trompé moi-même? + +-- Quel brutal vous êtes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais +bien que vous vous mêliez de ce qui vous regarde. + +-- Elle ne peut être que d'une seule personne, m'écriai-je, et +cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. + +-- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock? + +Le sang-froid de cette créature me stupéfia et me rendit furieux. + +-- Vous l'avouez! m'écriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus +aucune pudeur? + +-- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman? + +-- Parce que c'est infâme. + +-- Et pourquoi? + +-- Parce que c'est un étranger. + +-- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. + + +IX -- CE QUI SE FIT À WEST INCH + +Je me rappelle fort bien cet instant-là. + +J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait +émoussé leur sensibilité. Il n'en fut pas ainsi pour moi. + +Au contraire, ma vue, mon ouïe et ma pensée se redoublèrent de +clarté. + +Je me souviens que mes yeux se portèrent sur une petite boule de +marbre de la largeur de ma main, qui était incrustée dans une des +pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en +admirer les veines délicates. + +Et cependant je devais avoir une étrange expression de +physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva +vers la maison en courant. + +Je la suivis, je tapai à la fenêtre de sa chambre, car je voyais +bien qu'elle y était. + +-- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me +gronder. Je ne veux pas être grondée. Je n'ouvrirai pas la +fenêtre. Allez-vous en. + +Mais je persistai à frapper. + +-- Il faut que je vous dise un mot. + +-- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Dès +que vous commencerez à gronder, je la refermerai. + +-- Êtes-vous vraiment mariée, Edie? + +-- Oui, je suis mariée. + +-- Qui vous a mariés? + +-- Le Père Brenman, à la chapelle catholique romaine de Berwick. + +-- Vous, une presbytérienne? + +-- Il tenait à ce que le mariage se fît dans une église +catholique. + +-- Quand cela s'est-il fait? + +-- Il y aura une semaine mercredi. + +Je me souvins que ce jour-là elle était allée en voiture à +Berwick, et que de Lapp, de son côté, s'était absenté pour faire, +à ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. + +-- Mais... Et Jim? demandai-je. + +-- Oh! Jim me pardonnera. + +-- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir. + +-- Non, non, il me pardonnera. + +-- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter +tant de déshonneur et de souffrance! + +-- Ah! voilà que vous grondez! s'écria-t-elle. + +Et la fenêtre se ferma brusquement. + +J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore +bien des questions à lui faire, mais elle ne voulut pas répondre, +et je crus l'entendre sangloter. + +Enfin j'y renonçai, et j'étais sur le point de rentrer dans la +maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pêne de la +porte du jardin se soulever. + +C'était de Lapp en personne. + +Mais comme il suivait l'allée, il me fit l'effet d’être ou fou ou +ivre. + +Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en +l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. + +-- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_! + +C'est ainsi qu'il avait fait le jour où il avait eu le délire. + +Puis soudain: + +-- _En avant_! _en avant_! + +Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tête. + +Il s'arrêta court lorsqu'il vit que j'étais là, le regardant, et +je puis dire qu'il fut un peu décontenancé. + +-- Holà! Jock, s'écria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eût +quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet état d'esprit que vous +appelez de l'entrain. + +-- On le dirait, répondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne +vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft +reviendra ici. + +-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins +gai? + +-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp. Je vois que vous êtes au courant +de notre mariage. Edie vous a parlé. Jim pourra faire ce qu'il +voudra. + +-- Vous nous avez joliment récompensés de vous avoir accueillis. + +-- Mon brave garçon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort +joliment récompensés. J'ai délivré Edie d'une existence qui est +indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une +noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres à écrire ce +soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre +ami Jim sera revenu pour vous aider. + +Il fit un pas vers la porte. + +-- Et c'était pour cela que vous attendiez à la Tour d'alarme, +m'écriai-je, soudainement éclairé. + +-- Hé! Jock, voilà que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton +moqueur. + +Un instant après, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et +la clef tourner dans la serrure. + +Je m'attendais à ne plus le revoir de la soirée, mais quelques +minutes plus tard, il descendit à la cuisine, où je tenais +compagnie aux vieux parents. + +-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la +façon si bizarre qui lui était propre, j'ai été l'objet de toute +votre bonté et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais +jamais cru être si heureux que je l'ai été grâce à vous dans ce +tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, +monsieur, vous agréerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous +faire. + +Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppés dans +du papier, puis faisant à ma mère trois autres révérences, il +sortit de la chambre. + +Son présent, c'était une broche au centre de laquelle était sertie +une grosse pierre verte, entourée d'une demi-douzaine d'autres +pierres blanches, scintillantes. + +Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne +savais pas même quel nom leur donner, mais on nous dit, par la +suite, à Berwick, que la grosse pierre était une émeraude, et les +autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien +supérieure à celle que tous les agneaux qui nous étaient nés ce +printemps-là. + +Ma bonne vieille mère est défunte depuis bien des années, mais +cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille aînée +quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans +revoir ces yeux perçants et ce nez long et mince, et ces +moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. + +Pour mon père, il avait une belle montre en or à double boîtier, +et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de +sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. + +Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charmé, et ils +ne voulaient parler que des présents que leur avait faits de Lapp. + +-- Il vous a donné autre chose encore, dis-je enfin. + +-- Quoi donc, Jock? demanda père. + +-- Un mari pour la cousine Edie, répondis-je. + +Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je rêvais, mais lorsqu'ils +eurent enfin compris que c'était bien la vérité, ils se montrèrent +aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annoncé qu'Edie +avait épousé le laird. + +À dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de +batailleur, n'avait pas une excellente réputation dans le pays, et +ma mère avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas +bien. + +D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, était +un homme rangé, tranquille et dans l'aisance. + +Il y avait bien le secret, mais en ce temps-là, les mariages +secrets étaient chose fort commune en Écosse; car comme quelques +paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un +couple, personne n'y trouvait beaucoup à redire. + +Les vieux furent aussi enchantés que si leur fermage avait été +diminué, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me +semblait que mon ami avait été traité avec la plus cruelle +légèreté; et je savais bien qu'il n'était pas homme à en prendre +aisément son parti. + + +X -- LE RETOUR DE L’OMBRE + +Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'étais certain +que Jim ne tarderait pas à paraître, et que ce jour-là serait un +jour de grands chagrins. + +Mais quelle somme de tristesses ce jour-là devait-il apporter, +jusqu'à quel point modifierait-il le destin de chacun de nous? +C'était plus que je n'aurais osé en imaginer dans mes moments les +plus sombres. + +Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre +même des événements. + +Ce matin-là, je m'étais levé de bonne heure, car on allait entrer +en pleine période de la mise bas des agneaux. + +Mon père et moi, nous partions pour le pâturage dès le petit jour. + +Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frôla ma figure: la +porte de la maison était entièrement ouverte, et la lumière grise +de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. + +Je regardai. + +Je trouvai également ouvertes la porte de la chambre d'Edie et +celle de Lapp. + +Je compris alors, comme à la lueur d'un éclair, ce que +signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'était des présents +d'adieu. + +Tous deux étaient partis. + +J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et +m'arrêtant dans sa chambre. + +Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laissé là, tous, +sans un mot de bonté, sans même un serrement de main! + +Et lui aussi! + +J'avais été épouvanté de ce qui arriverait quand il se +rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eût dit qu'il avait +évité cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lâcheté. + +J'étais plein de colère, humilié, souffrant. + +Je sortis au grand air sans dire un mot à mon père et je montai +aux pâturages pour rafraîchir ma tête échauffée. + +Lorsque je fus arrivé là-haut à Corriemuir, je pus jeter un +dernier coup d’oeil sur la cousine Edie. + +Le petit cutter était resté à l'endroit où il avait jeté l'ancre, +mais un canot s'en était détaché pour aller la prendre à terre. + +À l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais +qu'elle faisait ce signal au moyen de son châle. + +Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le +pont. + +Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. + +Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout +près d'elle. + +Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le +ciel. + +Tous deux agitèrent longtemps les mains, mais ils y renoncèrent +enfin, car ils n'obtinrent aucune réponse de moi. + +Je restai là, debout, les bras croisés, plus grognon que je ne +l'avais jamais été en ma vie, jusqu'à ce que leur cutter ne fût +plus qu'une légère tache blanche de forme carrée, se perdant parmi +la brume matinale. + +Il était l'heure du déjeuner, et la bouillie était sur la table +quand je rentrai, mais je n'avais aucun appétit. + +Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que +ma mère ne trouvât aucune expression trop dure pour Edie. + +Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces +derniers temps surtout. + +-- Voici une lettre de lui, dit mon père, en me montrant sur la +table un papier plié: Elle était dans sa chambre. Voulez-vous nous +la lire? + +Ils ne l'avaient pas même ouverte, car, pour dire la vérité, mes +bonnes gens n'étaient jamais arrivés à lire couramment l'écriture, +quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et +beaux caractères. + +L'adresse écrite en grosses lettres était ainsi conçue: + +« Aux bonnes gens de West Inch ». + +Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout taché et +jauni, le voici: + +« Chers amis, + +« Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose +dépendait d'une autre volonté que la mienne. + +« Le devoir et l'honneur m'ont rappelé auprès de mes anciens +compagnons. + +« C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu +de jours soient écoulés. + +« J'emmène notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien +se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez à West +Inch. + +« En attendant, agréez l'assurance de mon affection, et croyez que +je n’oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passés chez +vous, en un temps où je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine à +vivre, si j'avais été fait prisonnier par les Alliés. Mais vous +saurez peut-être aussi quelque jour par la raison de cela. + +« Votre bien dévoué, + +« BONAVENTURE DE LISSAC, + +« Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majesté +Impériale l’Empereur Napoléon ». + +Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait +fait suivre son nom. + +Sans doute j'en étais venu à la conviction que notre hôte ne +pouvait être qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant +entendu parler et qui s'étaient frayé passage jusque dans toutes +les capitales de l'Europe, à une seule exception, la nôtre. +Pourtant je n'eus guère cru que nous eussions sous notre toit +l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. + +-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh +bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin +d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'était que +temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenêtre de +la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. + +Je courus vers la porte, au-devant de lui. + +Je sentais que j'aurais payé bien cher pour le voir repartir à +Édimbourg. + +Il arrivait à grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tête. + +Je m'imaginai que c'était peut-être un billet d'Edie, et que dès +lors il savait tout. Mais quand il fut plus près, je vis que +c'était une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on +l'agitait, et qu'il avait les yeux pétillants de joie. + +-- Hourra! Jock, cria-t-il. Où est Edie? Où est Edie? + +-- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je. + +-- Où est Edie? + +-- Qu'est-ce que vous avez-là? + +-- C'est mon diplôme, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout +va bien; je veux le montrer à Edie. + +-- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer à +Edie, répondis-je. + +Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'altérer comme la sienne +quand j'eus dit ces mots. + +-- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t- +il. + +En parlant ainsi, il avait lâché le précieux diplôme, que le vent +emporta par-dessus la haie, à travers la lande, jusqu'à une touffe +d'ajoncs, où il s'arrêta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune +attention. + +Ses yeux étaient fixés sur moi, et dans leur profondeur, je voyais +une lueur diabolique. + +-- Elle n'est pas digne de vous, dis-je. + +Il m'empoigna par l'épaule. + +-- Qu'avez-vous fait? dit-il à voix basse. Ce doit être quelque +tour de votre façon. Où est-elle? + +-- Elle est partie avec ce Français qui logeait ici. + +J'avais longuement réfléchi sur la meilleure façon de lui faire +passer la chose en douceur, mais j'ai toujours été fort maladroit +dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. + +-- Oh! fit-il, en hochant la tête et me regardant. + +Pourtant j'étais certain qu'il était hors d'état de me voir, de +voir la ferme, de voir quoi que ce fût. + +Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains étroitement jointes, +et toujours balançant la tête. + +Puis il fit le geste d'avaler péniblement, et parla d'une voix +singulière, sèche, rauque. + +-- Quand est-ce arrivé? + +-- Ce matin. + +-- Ils étaient mariés? + +-- Oui. + +Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. + +-- Un message pour moi? + +-- Elle a dit que vous lui pardonneriez. + +-- Que Dieu damne mon âme si jamais je le fais. Où sont-ils allés? + +-- Ils ont dû aller en France, à ce que je crois. + +-- Il se nommait de Lapp, ce me semble? + +-- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que +colonel dans la garde de Boney. + +-- Alors, selon toute probabilité, il est à Paris. C'est bien! +c'est bien! + +-- Tenez bon, criai-je. Père, père, apportez le brandy. + +Ses genoux avaient ployé un instant, mais il redevint lui-même +avant que le vieillard fût accouru avec la bouteille. + +-- Remportez-là, dit Jim. + +-- Prenez une gorgée, monsieur Horscroft, s'écria mon père en +insistant, cela vous remontera le coeur. + +Jim saisit la bouteille et la lança par-dessus la haie du jardin. + +-- C'est excellent pour ceux qui tiennent à oublier, dit-il, mais +moi je tiens à me souvenir. + +-- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'écria mon père +d'une voix forte. + +-- Et aussi d'avoir failli casser la tête à un officier de +l'infanterie de Sa Majesté, dit le vieux major Elliott en se +montrant au-dessus de la haie. Je me serais contenté d'une lampée +après une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise +l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrivé que vous restez +tous là aussi immobiles que des gens rangés autour d'une fosse, à +un enterrement? + +Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, +la figure d'une pâleur cendrée, les sourcils froncés très bas, +restait adossé au montant de la porte. + +Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car +il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. + +-- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque événement de ce +genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite +est bien d'un Français. Ils ne peuvent pas laisser les femmes +tranquilles. Du moins, de Lissac l'a épousée, et c'est là une +consolation. Mais il n'est guère temps, maintenant, de songer à +nos petits tracas, car toute l'Europe est en révolution, et selon +toute probabilité, nous voici avec vingt autres années de guerre +sur les bras. + +-- Que voulez-vous dire? demandai-je. + +-- Eh! mon ami, Napoléon est débarqué de l'île d'Elbe. Ses troupes +sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauvé à toutes +jambes. La nouvelle en est arrivée à Berwick ce matin. + +-- Grands Dieux! s'écria mon père. Alors, voici cette terrible +besogne entièrement à recommencer? + +-- Oui, nous nous étions figurés que l'Ombre n'était plus là, et +elle y est encore. Wellington a reçu l'ordre de quitter Vienne +pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur +fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais +vent, un vent qui ne présage rien de bon. Je viens justement de +recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71ème régiment comme +premier major. + +À ces mots je serrai la main à notre bon voisin, car je savais +combien il était humilié de se voir traiter en invalide, qui +n'avait plus de rôle à jouer en ce monde. + +-- Il faut que je rejoigne mon régiment le plus tôt possible, et +nous serons là-bas, de l'autre côté de l'eau, dans un mois, peut- +être même à Paris dans un autre mois. + +-- Alors, par le Seigneur! major, s'écria Jim Horscroft, je pars +avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le +fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Français. + +-- Mon garçon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes +ordres. Quant à de Lissac, où sera l'Empereur, il sera aussi. + +-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous +apprendre de lui? + +-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armée française, et +pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu +maréchal, mais qu'il a préféré, rester auprès de l'Empereur. Je +l'ai rencontré deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque +je fus envoyé en parlementaire pour négocier au sujet de nos +blessés. Il était alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. + +-- Et je le reconnaîtrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce +dur et mauvais regard qu'il avait jadis. + +Et à cet instant même, en cet endroit même, je me rendis +soudainement compte combien mon existence serait piteuse et +inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon +enfance seraient au loin, exposés en première ligne aux fureurs de +la tempête. + +Ma résolution fut formée avec la promptitude de l'éclair. + +-- Je partirai aussi avec vous, major, m'écriai-je. + +-- Jock! Jock! dit mon père, en se tordant les mains. + +Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra +la taille. + +Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en +l'air. + +-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai +derrière moi. Eh bien, il n'y a pas un moment à perdre. Il faut +donc que vous vous teniez prêts tous les deux pour la diligence du +soir. + +Voilà ce que produisit une seule journée, et pourtant il peut +arriver que des années s'écoulent sans amener un changement. + +Songez donc aux événements qui s'étaient accomplis dans ces vingt- +quatre heures? + +De Lissac parti! Edie partie! Napoléon évadé! La guerre éclate. +Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos +préparatifs pour nous battre contre les Français. + +Tout cela eut l'air d'un rêve, jusqu'au moment où je me dirigeai +vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur +la maison grise et deux petites silhouettes noires. + +C'était ma mère, qui enfouissait son visage dans les plis de son +châle des Shetland, et mon père qui agitait son bâton de meneur de +bétail pour m'encourager dans mon voyage. + + +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS + +J'arrive maintenant à un point de mon histoire, dont le récit me +coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir +entrepris cette tâche de narrateur. Car quand j’écris, j'aime que +cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose à son tour, comme +les moutons quand ils sortent d'un parc. + +Cela pouvait être ainsi à West Inch. Mais maintenant que nous +voilà lancés dans une existence plus vaste, comme menus brins de +paille qui dérivent lentement dans quelque fossé paresseux +jusqu'au moment où ils se trouvent pris à l'improviste dans le +cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m’est bien +difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas à pas. +Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et +les raisons de tout. + +Je laisserai donc tout cela de côté, pour vous parler de ce que +j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. + +Le régiment auquel avait été nommé notre ami était le 71ème +d'infanterie légère de Highlanders, qui portait l'habit rouge et +les culottes de tartan à carreaux. Il avait son dépôt dans la +ville de Glasgow. + +Nous nous y rendîmes tous les trois par la diligence. + +Le major était plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le +Duc, sur la Péninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, +les lèvres pincées, les bras croisés, et je suis sûr qu'au fond du +coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure. + +J'aurais pu le deviner au soudain éclat de ses yeux et à la +contraction de sa main. + +Quant à moi, je ne savais pas trop si je devais être content ou +fâché, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait +tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est néanmoins chose pénible +que de songer que vous avez la moitié de l'Écosse entre vous et +votre mère. + +Nous arrivions à Glasgow le lendemain. + +Le major nous conduisit au dépôt, où un soldat qui avait trois +chevrons sur le bras et un flot de rubans à son bonnet, montra +tout ce qu'il avait de dents aux mâchoires, à la vue de Jim, et +fit trois fois le tour de sa personne pour le considérer à son +aise, comme s'il s'était agi du château de Carlisle. + +Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les côtes, +tâta mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. + +-- Voilà ce qu'il nous faut, major, voilà ce qu'il nous faut, +répétait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous +pouvons tenir tête à ce que Boney a de mieux. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le major. + +-- Ils font un effet piteux, à la vue, dit-il, mais à force de les +lécher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'élite ont été +transportés en Amérique, et nous sommes encombrés de miliciens et +de recrues. + +-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons +soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me +trouver. + +Il nous fit un signe de tête et nous quitta. + +Nous commençâmes à comprendre qu'un major, qui est votre officier, +est un personnage fort différent d'un major qui se trouve être +votre voisin de campagne. + +Soit, mais à quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses? + +J'userais une quantité de bonnes plumes d'oie rien qu'à vous +raconter ce que nous fîmes, Jim et moi, au dépôt de Glasgow, +comment nous arrivâmes à connaître nos officiers et nos camarades, +et comment ils firent notre connaissance. + +Bientôt arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupés +jusqu'alors à découper l’Europe en tranches comme s'il s'agissait +d'un gigot de mouton, étaient rentrés à tire d'aile dans leurs +pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, +était en marche vers la France. + +Nous entendîmes parler aussi de grands rassemblements, de grandes +revues de troupes, qui avaient lieu à Paris. + +Puis on nous dit que Wellington était dans les Pays-Bas, et que ce +serait à nous et aux Prussiens à subir le premier choc. + +Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite +qu'il pouvait. + +Tous les ports de la côte Est étaient bondés de canons, de +chevaux, de munitions. + +Le trois juin, nous reçûmes à notre tour notre ordre de mise en +marche. + +Le soir même, nous nous embarquâmes à Leith, et nous arrivâmes à +Ostende le lendemain au soir. + +C'était le premier pays étranger que je voyais. + +Il en était d'ailleurs de même pour la plupart de mes camarades, +car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. + +Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des +vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins +qui pivotent en battant des ailes, chose qu’on chercherait +vainement d'un bout à l’autre de l’Écosse. + +C'était une ville propre, bien tenue, mais la taille y était au- +dessous de la moyenne, et on n'y trouvait à acheter ni ale ni +galettes de farine d'avoine. + +De là nous nous rendîmes dans un endroit nommé Bruges, puis de là +à Gand où nous fûmes réunis avec le 52ème et le 95ème, deux +régiments qui, avec le nôtre, formaient une brigade. + +C'est une ville étonnante, Gand, pour les clochers et les +constructions en pierre. + +D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversâmes, il n'en +était guère qui n’eût une église plus belle qu'aucune de celles de +Glasgow. + +De là nous marchâmes sur Ath, petit village situé sur une rivière +ou plutôt sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. + +Nous y fûmes logés surtout dans des tentes, car il faisait un beau +temps ensoleillé, et toute la brigade fut occupée du matin au soir +à faire l'exercice. + +Nous étions commandés par la général Adams, nous avions pour +colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, +c'était de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, +dont le nom était comme une sonnerie de clairon. + +Il était à Bruxelles avec le gros de l'armée, mais nous savions +que nous le verrions bientôt s'il en était besoin. + +Je n'avais jamais vu autant d'Anglais réunis, et je dois dire que +j'éprouvais quelque dédain à leur égard, comme cela se voit +toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontière. +Mais les deux régiments qui étaient avec nous étaient dans d'aussi +bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. + +Le 52ème avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait +beaucoup de vieux soldats de la Péninsule. + +Le 95ème régiment se composait de carabiniers, et ils avaient un +habit vert au lieu du rouge. + +C'était chose étrange que de les voir charger, car ils entouraient +la balle d'un chiffon graissé, et la faisaient entrer avec un +maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. + +Toute cette partie de la Belgique était alors couverte de troupes +anglaises, car la Garde y était aussi, aux environs d’Enghien, et +il y avait des régiments de cavalerie, de notre côté, à quelque +distance. + +Comme vous le voyez, Wellington était obligé de déployer toutes +ses forces, car Boney était derrière son rideau de forteresses, et +naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel côté il +déboucherait. + +Toutefois on pouvait être certain qu'il arriverait par où on +l'attendrait le moins. + +D'un côté, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous +couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre côté, il était libre de +se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc était aussi +malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et +ses troupes légères déployées comme une vaste toile d'araignée, de +telle sorte que dès qu'un Français aurait mis le pied par-dessus +la frontière, le Duc était en mesure de concentrer toutes ses +troupes à l'endroit convenable. + +Pour moi, j'étais fort heureux à Ath, où les gens étaient pleins +de bonté et de simplicité. + +Un fermier nommé Bois, dans les champs duquel nous étions campés, +fut un excellent ami pour la plupart de nous. + +À nos moments perdus, nous lui bâtîmes une grange de bois, et plus +d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son +linge à sécher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge +humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter +tout droit à la pensée du foyer domestique. + +Je me suis souvent demandé si ce brave homme et sa femme vivent +encore. Ce n'est guère probable, car bien que vigoureux, ils +avaient dépassé le milieu de la vie à cette époque-là. + +Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait à fumer dans +la vaste cuisine flamande, mais c'était maintenant un Jim tout +différent de celui d'autrefois. + +Il avait toujours eu un fond de dureté, mais on eût dit que son +malheur l'avait entièrement pétrifié. Jamais je ne vis de sourire +sur ses lèvres. + +Il était bien rare qu'il parlât. Tout son esprit se concentrait +sur l'idée de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. + +Il passait des heures assis, le menton appuyé sur ses deux mains, +le regard fixe, le sourcil froncé, tout absorbé par une seule +pensée. + +Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'à un certain point, la cible +des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, +ils s'aperçurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le +laissèrent tranquille. + +À cette époque, nous nous levions de fort bonne heure, et +généralement la brigade entière était sous les armes dès la +première lueur du jour. + +Un matin, c'était le seize juin, nous venions de nous former, le +général Adams était allé à cheval donner un ordre au colonel +Reynell, à environ une portée de fusil de l'endroit où je me +trouvais, quand tout à coup tous deux fixèrent avec persistance +leur regard sur la route de Bruxelles. + +Aucun de nous n'osa remuer la tête, mais tous les hommes du +régiment tournèrent les yeux de ce côté, et là nous vîmes un +officier, portant la cocarde d'aide de camp du général, arriver +sur la route à grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait +donner à son grand cheval gris pommelé. + +Il penchait la tête sur la crinière, et lui cinglait le cou avec +le reste des rênes. On eût dit que sa vie dépendait de sa +rapidité. + +-- Holà, Reynell, dit le général, voilà qui commence à avoir l'air +sérieux. Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams +ouvrit vivement la dépêche que lui tendit le messager. + +L'enveloppe n'était pas encore à terre qu'il fit demi-tour, et +agita la lettre au-dessus. De sa tête, comme il l'eût fait de son +sabre. + +-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue générale et mise en marche +dans une demi-heure. + +Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, +et les nouvelles volèrent de bouche en bouche. + +Napoléon avait franchi la frontière la veille, poussé les +Prussiens devant lui, et s'était déjà fort avancé dans l’intérieur +du pays, à l'est par rapport à nous, avec cent cinquante mille +hommes. + +Nous courûmes de tous côtés rassembler nos effets, et déjeuner. + +Moins d'une heure après, nous étions en marche, laissant derrière +nous pour toujours Ath et le Dender. + +Il n'y avait pas un moment à perdre, car les Prussiens n'avaient +donné à Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien +qu'il se fût élancé de Bruxelles aux premières rumeurs de +l'événement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, +c'était difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez à temps +pour porter secours aux Prussiens. + +C'était une belle et chaude matinée, et pendant que la brigade +marchait sur la large chaussée belge, la poussière s'en élevait +comme eut fait la fumée d'une batterie. + +Je puis vous dire que nous bénîmes celui qui avait planté les +peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que +de la boisson. + +À travers champs, à gauche comme droite, il y avait d'autres +routes, l'une tout près de la nôtre, l'autre à un mille ou plus. + +Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochée. + +C'était une belle rivalité qui nous animait, car des deux côtés on +mettait toute son énergie à jouer des jambes. + +Il flottait autour d’eux une si large guirlande de poussière, que +nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de +peau d'ours pointant çà et là, ou la tête et les épaules d'un +officier monté, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au +vent. + +C’était une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas +laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec +nous. + +Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un épais nuage de +poussière, mais qui s'entrouvrant de temps à autre, laissait +apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un éclat +d'argent. + +La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, +éclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. + +Si j'avais été laissé à moi-même, j'aurais été longtemps à savoir +ce que c'était, mais nos caporaux et nos sergents étaient tous +d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait à côté de moi, +hallebarde en main, et qui était intarissable en conseils et +renseignements. + +-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. +Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce +sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous +pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse +cavalerie française est trop forte pour nous. Ils sont dans la +proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut +viser à leur figure ou à leur cheval. Rappelez-vous cela, quand +ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de +lame à travers le foie pour vous apprendre à vivre. Écoutez, +écoutez, écoutez! Voici la vieille musique qui reprend! + +Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une +canonnade quelque part au loin, à l'est de nous. + +C'était grave et rauque. + +On eût dit un rugissement de quelque bête féroce, toute +barbouillée de sang, qui ne prospère qu'aux dépens des existences +humaines. + +Au même instant on cria derrière nous « Eh! Eh! Eh! » et quelqu'un +commanda d'une voix forte: « Laissez passer les canons! » + +Je tournai la tête et je vis les compagnies d'arrière-garde ouvrir +soudain les rangs et se jeter de chaque côté de la route, pendant +que six chevaux couleur crème, attelés par paires, galopant ventre +à terre, arrivaient à grand fracas dans l'espace libre, traînant +un beau canon de douze qui tournait et craquait derrière eux. + +Puis, il en vint un second, un troisième, vingt quatre en tout, +ils passèrent près de nous avec grand bruit, grand vacarme, les +hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnés aux canons et +aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs +fouets, les crinières flottant au vent, les écouvillons et les +seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. + +L'air était tout remué de cette agitation fébrile, du tintement +sonore des chaînes. + +Un grandement sourd monta des fosses. + +Les artilleurs y répondirent par des cris, et nous vîmes rouler +devant nous un nuage gris, et quantité de bonnets à poils firent +par moments tache dans l'obscurité. + +Puis les compagnies se refermèrent, pendant que le grondement qui +s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que +jamais. + +-- Il y a là trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_ +et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a +davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissée par +un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez +à être atteint, donnez la préférence à un canon de douze, car un +de neuf vous écrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en +deux comme une carotte. + +Et il continua, en me donnant des détails sur les horribles +blessures qu'il avait vues, ce qui glaçait mon sang dans mes +veines. + +Vous auriez frotté toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que +vous ne les auriez pas rendues plus blanches. + +-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez +un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il. + +À ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commençai à +comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. + +Je me mis aussi à rire, et les autres en firent autant, mais on ne +riait pas de très bon coeur. + +Le soleil était presque au-dessus de nos têtes quand on fit halte, +dans une petite localité nommée Hal. + +Il y a là une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon +shako. Jamais une cruche d'ale d'Écosse ne me parut aussi bonne +que cette eau-là. + +Des canons passèrent encore devant nous, puis les Hussards de +Vivian: il y en avait trois régiments, fort coquets sur leurs +beaux chevaux bai-brun. + +C'était un régal pour l'oeil. + +Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait +vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie à côté de moi, +quelques années auparavant, j'avais assisté à la lutte du navire +de commerce contre les corsaires. + +Ce bruit était maintenant si fort qu'il me semblait que l'on +devait se battre de l'autre côté du bois le plus proche, mais mon +ami le sergent en savait plus long. + +-- C’est à douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en +être certain, le général sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans +quoi nous ne serions pas à nous reposer à Hal. + +Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute après, le +colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et +de bivouaquer sur place. + +Nous y passâmes toute la journée, pendant laquelle nous vîmes +défiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, +Anglais, Hollandais, Hanovriens. + +La musique endiablée dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un +rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. + +Vers huit heures du soir, elle cessa complètement. + +Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, +d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait +le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de +patience. + +Le lendemain, la brigade resta à Hal, tout le matin, mais vers +midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avançâmes +jusqu'à un petit village appelé Braine le... je ne sais plus quoi. + +Il n'était que temps, car un orage terrible fondit tout à coup sur +nous, déversant des torrents d'eau qui changèrent tous les champs +et tous les chemins en marais et bourbiers. + +Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y +trouvâmes deux traînards, l'un faisait partie d'un régiment à +jupon, l'autre était un homme de la légion allemande, et ils +avaient à nous apprendre des nouvelles qui étaient aussi sombres +que le temps. + +Boney avait rossé les Prussiens la veille, et nos hommes avaient +eu bien de la peine à tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant +fini par le battre. + +Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute +défraîchie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre +empressement à nous entasser autour des deux hommes dans la +grange. + +On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de +ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu étaient à leur +tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. + +On rit, on applaudit, on gémit tour à tour, en entendant raconter +que la 44ème avait reçu la cavalerie en ligne, que les Hollando- +Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse +pénétrer les Lanciers dans son carré, et les y avait tués à +loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur côté en +réduisant le 69ème à sa plus simple expression et emportant un des +drapeaux. + +Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le +contact avec les Prussiens. + +Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une +grande bataille à l'endroit même où nous avions fait halte. + +Et nous vîmes bientôt que ce bruit était fondé, car le temps +s'éclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crête pour +voir ce qui pouvait se voir. + +C'était une belle campagne de terres à blé et de prairies. + +Les récoltes commençaient à jaunir, et les seigles, qui étaient +superbes, atteignaient l'épaule d'un homme. + +Il était impossible de concevoir un tableau plus paisible. + +De quelque côté qu'on portât les yeux, on ne voyait que collines +aux courbes onduleuses toutes couvertes de blé, et par-dessus +elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi +les peupliers. Mais à travers tout ce joli tableau, apparaissait +comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en +marche, habillés les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de +bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant +les routes; l’une des extrémités si rapprochée, qu'elle pouvait +entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en +faisceaux, sur la crête à notre gauche, tandis que l'autre +extrémité se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions +voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de +chevaux tirant à grand-peine, l'éclat sombre des canons, les +hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues +et les dégager de la vase épaisse, profonde. + +Pendant que nous étions là, régiment par régiment, brigade par +brigade, vinrent prendre position sur la crête, et avant le +coucher du soleil, nous étions formée en une ligne de plus de +soixante mille hommes, fermant à Napoléon la routa de Bruxelles. + +Mais la pluie avait recommencé avec force. Nous autres, du 77ème, +nous nous précipitâmes de nouveau dans notre grange. Nous étions +bien mieux abrités que le plus grand nombre de nos camarades, qui +durent rester étendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, +et attendre ainsi jusqu'à la première lueur du jour. + + +XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE + +Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se +mouvaient sous un vent humide et glacial. + +J'éprouvai une impression étrange en ouvrant les yeux, quand je +songeai que je prendrais part, ce jour-là, à une bataille, bien +qu'aucun de nous ne s'attendit à une bataille telle que celle qui +se livra. + +Toutefois, nous étions debout, et tout prêts dès la première +clarté, et quand nous ouvrîmes les portes de notre grange, nous +entendîmes la plus divine musique que j'aie jamais écoutée, et qui +jouait quelque part, dans le lointain. + +Nous nous étions formés en petits groupes pour y prêter l'oreille. +Comme, c'était doux, innocent, mélancolique. Mais notre sergent +éclata de rire en voyant combien nous étions charmés. + +-- Ce sont les musiques françaises, dit-il, et si vous montez +jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous +pourront bien ne plus revoir. + +Nous montâmes. + +La belle musique arrivait encore à nos oreilles. Nous nous +arrêtâmes sur une hauteur qui se trouvait à quelques pas de la +grange. + +Là-bas, au pied de la pente, à une demi-portée de fusil de nous, +s'élevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, +entourée d'une haie avec un bout de verger. + +Tout autour étaient rangés en ligne des hommes en habits rouges et +hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activité +d’abeilles, à percer des trous dans les murailles et à barrer les +portes. + +-- Ceux-là, ce sont les compagnies légères de la Garde, dit le +sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera +capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez +les feux de bivouac des Français. + +Nous regardâmes de l'autre côté de la vallée, vers la crête basse, +et nous vîmes un millier de petites pointes jaunes de flamme, +surmontées d'un panache de fumée noire qui montait lentement dans +l'air alourdi. + +Il y avait une autre ferme sur la pente opposée de la vallée, et +pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, +un petit groupe de cavaliers qui nous examinèrent attentivement. + +Il y avait, en arrière, une douzaine de hussards, et en avant, +cinq hommes, dont trois coiffés de casques, un autre avec un long +plumet rouge et droit à son chapeau. Le dernier avait une coiffure +basse. + +-- Par Dieu! s'écria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui +monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. + +J'écarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait étendu +au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plongé +les Nations dans les ténèbres pendant vingt-cinq ans, cette ombre +qui était même allée s'étendre jusqu'au-dessus de notre ferme +lointaine, et nous avait violemment arrachés, moi, Edie et Jim, à +l'existence que nos familles avaient menées avant nous. + +Autant que je pus en juger à cette distante, c'était un homme +trapu, aux épaules carrées. + +Il tenait appliquée à ses yeux sa lorgnette, en écartant fortement +les coudes de chaque côté. + +J'étais encore occupé à le regarder, quand j'entendis à côté de +moi un fort souffle de respiration. + +C'était Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. + +Il avançait la figure jusque sur mon épaule. + +-- C'est lui, Jock, dit-il à voix basse. + +-- Oui, c'est Boney, répondis-je. + +-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, à moins que +ce démon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. + +Alors je le reconnus immédiatement. + +C'était le cavalier dont le chapeau était orné d'un grand plumet +rouge. + +Même à cette distance, j’aurais juré que c'était lui, en voyant +ses épaules tombantes, et sa façon de porter la tête. + +Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il +avait le sang en ébullition à la vue de cet homme, et qu'il était +capable de n'importe quelle folie. + +Mais à ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait à +de Lissac quelques mots. + +Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que résonnait un coup +de canon, et que d'une batterie placée sur la crête partait un +nuage de fumée blanche. + +Au même instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. + +Nous courûmes à nos armes et on se forma. + +Il y eut une série de coups de feu tirés tout le long de la ligne, +et nous crûmes que la bataille avait commencé, mais en réalité +cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pièces. + +Il était en effet à craindre que les amorces n'aient été mouillées +par l'humidité de la nuit. + +De l'endroit où nous étions, nous avions sous les yeux un +spectacle qui méritait qu'on passât la mer pour le voir. + +Sur notre crête s'étendaient les carrés, alternativement rouges et +bleus, qui allaient jusqu'à un village, situé à plus de deux miles +de nous. + +On se disait néanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait +trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montré +la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la +besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-là comme +camarades. + +En outre, nos troupes anglaises elles mêmes étaient composées de +miliciens et de recrues, car l'élite de nos vieux régiments de la +Péninsule étaient encore sur des transports, en train de passer +l'Océan, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents +d'Amérique. + +Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, +formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les +bleus de la Légion allemande, les lignes rouges de la brigade +Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillé vert des +carabiniers, disposés à l'avant. + +Nous savions que, quoiqu'il arrivât, c'étaient des gens à tenir +bon partout où on les placerait, et qu'ils avaient à leur tête un +homme capable de les placer dans les postes où ils pourraient +tenir bon. + +Du côté des Français, nous n'apercevions guère que le clignotement +de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispersés sur les +courbes de la crête. Mais comme nous étions là à attendre, tout à +coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. + +Leur armée entière monta et déborda, par-dessus la faible hauteur +qui les avait cachés; les brigades succédant aux brigades, les +divisions aux divisions, jusqu'à ce qu'enfin toute la pente, +jusqu'en bas, eût pris la couleur bleue de leurs uniformes, et +scintilla de l'éclat de leurs armes. + +On eût dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en +venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyés sur +leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là-bas ce vaste +rassemblement, et écoutaient ce que savaient les vieux soldats qui +avaient déjà combattu contre les Français. + +Puis, lorsque l'infanterie se fut formée en masses longues et +profondes, leurs canons arrivèrent en bondissant et tournant le +long de la pente. + +Rien de plus joli à voir que la prestesse avec laquelle ils les +mirent en batterie, tout prêts à entrer en action. + +Ensuite, à un trot imposant, se présenta la cavalerie, trente +régiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armés +du sabre étincelant ou de la lance à pennon. + +Ils se formèrent sur les flancs et en arrière en longues lignes +mobiles et brillantes. + +-- Voilà nos gaillards, s'écria notre vieux sergent. Ce sont des +goinfres à la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces +régiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en +arrière de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes +enfants, tous des hommes d'élite, des diables à tête grise, qui +n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps où ils +n'étaient pas plus haut que mes guêtres. Ils sont trois contre +deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres +recrues, ils vous feront désirer d'être revenus à Argyle street, +avant d'en avoir fini avec vous. + +Il n'était guère encourageant, notre sergent, mais il faut dire +qu'il avait été à toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il +avait sur la poitrine une médaille avec sept barrettes, de sorte +qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. + +Quand les français se furent rangés entièrement, un peu hors de la +portée des canons, nous vîmes un petit groupe de cavaliers tout +chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circuler rapidement entre +les divisions, et sur leur passage éclatèrent, des deux côtés, des +cris d'enthousiasme, et nous pûmes voir des bras s'allonger, des +mains s'agiter vers eux. + +Un instant après, le bruit cassa. + +Les deux armées restèrent face à face dans un silence absolu, +terrible. + +C'est un spectacle qui revient souvent dans mes rêves. + +Puis, tout à coup, il se produisit un mouvement désordonné parmi +les hommes qui se trouvaient juste devant nous. + +Une mince colonne se détacha de la grosse masse bleue, et s'avança +d'un pas vif vers la ferme située en bas de notre position. + +Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit +d'une batterie anglaise à notre gauche. + +La batailla de Waterloo venait de commencer. + +Il ne m'appartient pas de chercher à vous raconter l'histoire de +cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demandé mieux que de +me tenir en dehors d'un pareil événement, s'il n'était pas arrivé +que notre destin, celui de trois modestes êtres qui étaient venus +là de la frontière, avait été de nous y mêler au même point que +s'il s'était agi de n'importe lequel de tous les rois ou +empereurs. + +À dire honnêtement la vérité, j'en ai appris sur cette bataille, +plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. + +En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de +chaque côté, et une grosse masse de fumée blanche au bout de mon +fusil. + +Ce fut par les lèvres et par les conversations d'autres personnes +que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, +comment elle avait enfoncé les fameux cuirassiers, comment elle +fut hachée en morceaux avant d'avoir pu revenir. + +C'est aussi par là que j'appris tout ce qui concerne les attaques +successives, la fuite des Belges, la fermeté qu'avaient montrée +Pack et Kempt. + +Mais je puis, d'après ce que je sais par moi même, parler de ce +que nous vîmes nous mêmes par les intervalles de la fumée et les +moment d'accalmie de la fusillade, et c’est précisément cela que +je vous raconterai. + +Nous étions à la gauche de la ligne, et en réserve, car le duc +craignait que Boney ne cherchât à nous tourner de ce côté, pour +nous prendre par derrière, de sorte que nos trois régiments, ainsi +qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient été +postés là pour être prêts à tout hasard. + +Il y avait aussi deux brigades de cavalerie légère, mais l'attaque +des Français se faisait entièrement de front, si bien que la +journée était déjà assez avancée avant qu'on eût réellement besoin +de nous. + +La batterie anglaise, qui avait tiré le premier coup de canon, +continuait à faire feu bien loin vers notre gauche. + +Une batterie allemande travaillait ferme à notre droite. + +Aussi étions-nous complètement enveloppés de fumée, mais nous +n'étions pas cachés au point de rester invisibles pour une ligne +d'artillerie française, postée en face de nous, car une vingtaine +de boulets traversèrent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent +s'abattre juste au milieu de nous. + +Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa près de mon +oreille, je baissai la tête comme un homme qui va plonger, mais +notre sergent me donna une bourrade dans les côtes avec le bout de +sa hallebarde. + +-- Ne vous montrez pas si poli que ça, dit-il. Ce sera assez tôt +pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touché. + +Il y eut un de ces boulets qui réduisit en une bouillie sanglante +cinq hommes à la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. + +On eût dit un ballon rouge de football. + +Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd +comme celui d'une pierre lancée dans de la boue. Il lui brisa les +reins et le laissa là gisant, comme une groseille éclatée. + +Trois autres boulets tombèrent plus loin vers la droite. Les +mouvements désordonnés et les cris nous apprirent qu'ils avaient +porté. + +-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major +Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant +dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. + +-- Je l'avais payé cinquante belles livres à Glasgow, dit l'autre. +N'êtes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se +tenir couchés, maintenant que les canons ont précisé leur tir sur +nous? + +-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du +bien. + +-- Ils en apprendront assez, avant que la journée soit finie, +répondit l'adjudant. + +Mais à ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le +52ème étaient couchés à droite et à gauche de nous, de sorte qu'il +nous commanda de nous étendre aussi à terre. Nous fûmes rudement +contents, lorsque nous pûmes entendre les projectiles passer, en +hurlant comme des chiens affamés, par-dessus notre dos à quelques +pieds de hauteur. + +Même alors un bruit sourd, un éclaboussement presque à chaque +minute, puis un cri de douleur, un trépignement de bottes sur le +sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. + +Il tombait une pluie fine. + +L'air humide maintenait la fumée près de terre: aussi nous ne +pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant +nous, bien que le grondement des canons nous montra que la +bataille était engagée sur toute la ligne. + +Quatre cents pièces tournaient alors ensemble, et faisaient assez +de bruit pour nous briser le tympan. + +En effet, il n'y eut pas un de nous à qui il ne resta un +sifflement dans la tête pendant bien des jours qui suivirent. + +Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un +canon français et nous distinguions parfaitement les servants de +cette pièce. + +C'était de petits hommes agiles, avec des culottes très collantes, +de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais +ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que +bourrer, passer l'écouvillon, et tirer. + +Ils étaient quatorze quand je les vis pour la première fois. + +La dernière, ils n'étaient plus que quatre, mais ils travaillaient +plus activement que jamais. + +La ferme qu'on appelle Hougoumont était en bas, en face de nous. + +Pendant toute la matinée, nous pûmes voir qu'il s'y livrait une +lutte terrible, car les murs, les fenêtres, les haies du verger +n'étaient que flammes et fumée et il en sortait des cris et des +hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil +jusqu'alors. + +Elle était à moitié brûlée, tout éventrée par les boulets. + +Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats +de la garde s'y maintinrent pendant la matinée, deux cents pendant +la soirée, et pas un Français n'en dépassa le seuil. + +Mais comme ils se battaient, ces Français! + +Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans +laquelle ils marchaient. + +Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hâlé, +assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avança en boitant, +tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte +latérale de Hougoumont, où il se mit à frapper, en criant à ses +hommes de les suivre. + +Il resta là cinq minutes, allant et venant devant les canons de +fusil qui l'épargnaient, jusqu'à ce qu'enfin un tirailleur de +Brunswick, posté dans le verger, lui cassa la tête d'un coup de +feu. + +Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la +journée, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par +deux, par trois, l'air aussi résolu que s'ils avaient toute +l'armée sur leurs talons. + +Nous restâmes ainsi tout le matin, à contempler la bataille qui se +livrait là-bas à Hougoumont; mais bientôt le Duc reconnut qu'il +n'avait rien à craindre sur sa droite, et il se mit à nous +employer d'une autre manière. + +Les français avaient poussé leurs tirailleurs jusqu'au delà de la +ferme. + +Ils étaient couchés dans le blé encore vert en face de nous. + +De là, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche +trois pièces sur six étaient muettes, avec leurs servants épars +sur le sol autour d'elles. + +Mais le Duc avait l'oeil à tout. + +À ce moment, il arriva au galop. + +C'était un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard très +vif, un nez crochu, et une grande cocarde à son chapeau. + +Il avait derrière lui une douzaine d'officiers, aussi fringants +que s'ils participaient à une chasse au renard, mais de cette +douzaine il n'en restait pas un seul le soir. + +-- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant. + +-- Très chaude, votre Grâce, dit notre général. + +-- Mais nous pouvons les arrêter, je crois. Tut! Tut! nous ne +saurions permettre à des tirailleurs de réduire une batterie au +silence. Allez me débusquer ces gens-là, Adams. + +Alors j'éprouvai pour la première fois ce frisson diabolique qui +vous court dans le corps, quand on vous donne votre rôle à remplir +dans le combat. + +Jusqu'à présent, nous n'avions pas fait autre chose que de rester +couchés et d'être tués, ce qui est la chose la plus maussade du +monde. + +À présent notre tour était venu, et sur ma parole, nous étions +prêts. + +Nous nous levâmes, toute la brigade, en formant une ligne de +quatre hommes d'épaisseur. + +Alors _ils_ se sauvèrent comme des vanneaux, en baissant la tête, +arrondissant le dos, et traînant leurs fusils par terre. + +La moitié d'entre eux échappèrent, mais nous nous emparâmes des +autres, et tout d'abord de leur officier, car c'était un très gros +homme, qui ne pouvait courir bien vite. + +Je reçus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui était à ma +droite, planter sa baïonnette en plein dans le large dos de cet +homme, que j'entendis jeter un hurlement de damné. + +On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de +la pointe ou de la crosse. + +Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien +d'étonnant, car pendant toute la matinée, ces guêpes n'avaient +cessé de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour +nous. + +Et alors, après avoir franchi l'autre bord du champ de blé, comme +nous étions sortis de la zone de fumée, nous vîmes devant nous +l'armée française tout entière, dont nous n'étions séparés que par +deux prés et un petit sentier. + +Nous jetâmes un grand cri en les voyant, et nous nous serions +lancés à l'attaque, si l'on nous avait laissés faire, car les +jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux +eux jusqu'au moment où ils sont complètement engagés. + +Mais le Duc était venu au trot tout près de nous pendant que nous +avancions. + +Les officiers passaient à cheval devant nous en agitant leurs +épées pour nous arrêter. + +Des sonneries de clairons se firent entendre. + +Il y eut des poussées, des manoeuvres, les sergents jurant et nous +bourrant de coups de hallebarde. + +En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'écrire, la brigade +était disposée en trois petits carrés bien dessinés, tout hérissés +de baïonnettes, et disposés en échelon, comme on dit, ce qui +permettait à chacun d’eux de tirer en travers de l'une des faces +de l'autre. + +Ce fut là notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que +j'étais, et il n'était même que temps. + +Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. + +De derrière cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne +ressemble autant que celui des vagues sur la côte de Berwick quand +le vent vient de l'est. + +La terre était tout ébranlée de ce grondement sourd: l'air en +était plein. + +-- Ferme, soixante-onzième, au nom de Dieu, tenez ferme! cria +derrière nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant +nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetée de +marguerites et de pissenlits. + +Puis tout à coup par-dessus la cime nous vîmes surgir huit cents +casques de cuivre, cela subitement. + +Chacun de ces casques faisait flotter une longue crinière, et sous +ses casques apparurent huit cents figures farouches, hâlées, qui +s'avançaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un même +nombre de chevaux. + +Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des +sabres, des crinières s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se +fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. + +Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurtèrent +contre leurs cuirasses avec le crépitement de la grêle contre une +fenêtre. + +Je fis feu comme les autres et me hâtai de recharger, en regardant +devant moi, à travers la fumée, où je vis un objet long et mince +qui allait flottant lentement en avant et en arrière. + +Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. + +Une bouffée de vent emporta le voile qui s'étendait devant nous et +alors nous pûmes voir ce qui s'était passé. + +Je m'étais attendu à voir la moitié de ce régiment de cavalerie +couché à terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent +protégés, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation +que nous avait causée leur approche, nous eussions tiré haut, +notre feu ne leur avait pas causé grand dommage. + +Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble à moins +de dix yards de moi, celui du milieu était complètement sur le +dos, les quatre pattes en l'air, et c'était l'une de ces pattes +que j'avais vue s'agiter à travers la fumée. + +Il y avait huit ou dix morts et autant de blessés, qui restaient +assis sur l'herbe, la plupart tout étourdis, mais l'un d'eux +criant à tue-tête: + +-- Vive l'Empereur! + +Un autre, qui avait reçu une balle dans la cuisse, un grand diable +à moustache noire, était assis le dos contre le cadavre de son +cheval. + +Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que +s'il avait concouru pour le tir à la cible, et il atteignit en +plein front Angus Myres qui n'était séparé de moi que par deux +hommes. + +Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se +trouvait tout près, mais avant qu'il eût le temps de la saisir, le +gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, +accourut et lui planta sa baïonnette dans la gorge. Grand dommage, +car c’était un fort bel homme! + +Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'étaient enfuis à +la faveur de la fumée, mais ils n’étaient pas gens à le faire +aussi facilement. + +Leurs chevaux avaient dévié sous notre feu. + +Ils avaient continué leur course au delà de notre carré et reçu le +feu des deux carrés placés plus loin. + +Alors ils franchirent une haie, rencontrèrent un régiment de +Hanovriens formé en ligne et les traitèrent comme ils nous +auraient traités si nous n'avions pas été aussi prompts. + +Ils le taillèrent en pièces en un instant. + +C'était terrible de voir les gros Allemands courir en criant +pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs éperons pour +donner plus d'élan à leurs sabres longs et lourds, les abattaient +d'estoc et de taille sans merci. + +Je ne crois pas qu'il soit resté cent hommes en vie de ce +régiment. + +Les Français revinrent, passant devant nous, criant et brandissant +leurs armes qui étaient rouges jusqu'à la garde. + +Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel +était un vieux soldat. + +À cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et +ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions rechargé. + +Trois cavaliers passèrent encore un peu derrière la crête à notre +droite. + +Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carré, ils +seraient sur nous en un clin d'oeil. + +D’autre part, il était bien dur d'attendre là ou nous étions, car +ils avaient donné le mot à une batterie de douze canons, qui se +forma à mi-côte, à quelque centaines de yards mais nous ne +pouvions l'apercevoir. + +Elle nous envoyait par-dessus la crête des boulets qui arrivaient +juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, +et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, +dans la terre humide, un épieu qui devait leur servir de guide. Il +le fit sous les fusils mêmes de toute la brigade. + +Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur +son voisin. + +L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du régiment +sortit du carré en courant, et alla arracher l'épieu, mais aussi +prompt qu'un brochet à la poursuite d'uns truite, un lancier +apparut sur la crête, et lui porta un coup si violent par +derrière, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa +lance sortirent par devant, entre le second et le troisième bouton +de la tunique du petit. + +-- Hélène! Hélène! cria-t-il avant de tomber mort la face en +avant, pendant que le lancier, criblé de balles, s'abattait près +de lui, sans lâcher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, +joints par ce terrible trait d'union. + +Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eûmes guère le +temps de songer à autre chose. + +Un carré est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il +n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets +comme nous nous en aperçûmes, quand ils commencèrent à tailler des +coupures rouges à travers nos rangs, au point que nos oreilles +étaient lasses d'entendre le bruit sourd d'éclaboussement, que +faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. + +Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carré se déplaça +d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derrière +nous un autre carré, car cent vingt hommes et sept officiers +marquaient la place que nous avions occupée. + +Mais les canons nous retrouvèrent. + +On essaya de la formation en ligne, mais aussitôt la cavalerie -- +c'étaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la +hauteur. + +Je dois vous dire que nous fûmes contents d'entendre le bruit des +sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait +son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup +pour coup. + +Et c'est ce que nous fîmes fort bien, car avec notre sang-froid, +nous avions pris de la malice et de la cruauté. + +Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des +cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. + +Il arrive un moment où l'on cesse de songer à sa peau, et il vous +semble que vous cherchez seulement quelqu'un à qui faire payer +tout ce que vous avez souffert. + +Cette fois nous prîmes notre revanche sur les lanciers, car ils +n'avaient pas de cuirasses pour les protéger, et d'une seule +salve, nous en jetâmes à bas soixante-dix. + +Peut-être que si nous avions vu soixante dix mères pleurant sur +les corps de leurs garçons, nous n'aurions pas été aussi contents, +mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des +bêtes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand +ils ont réussi à se prendre par la gorge. + +À ce moment, le colonel eut une idée excellente. + +Après avoir calculé qu'après cette charge, la cavalerie serait +éloignée pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous +fit reculer jusqu'à un creux plus profond, où nous devions être à +l'abri de l'artillerie, avant qu'elle pût recommencer son tir. + +Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand +besoin, car le régiment fondait comme un glaçon au soleil. Mais si +mauvais que cela fût pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. + +Tous les Hollando-Belges s'étaient sauvés à toutes jambes à ce +moment-là, au nombre de quinze mille, et il en résultait de grands +vides dans notre ligne, à travers lesquels la cavalerie française +allait et venait comme elle voulait. + +Puis, les canons français avaient été bien supérieurs aux nôtres +par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait été hachée +même, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort +gaie pour nous. + +D’autre part, Hougoumont, qui n'était plus qu'une ruine trempée de +sang, était resté entre nos mains. Tous les régiments anglais +tenaient bon. + +Pourtant, à dire la vérité vraie, comme on doit le faire quand on +est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers +l'arrière, une pincée d'habits rouges. Mais c'étaient de tous +jeunes gens, ceux-là, des traînards, des coeurs lâches comme il +s'en trouve partout. + +Je le répète, pas un régiment ne fléchit. + +Ce que nous pouvions distinguer de la bataille était fort peu de +chose, mais il eût fallu être aveugle pour ne point voir que, +derrière nous, la campagne était couverte de fuyards. + +Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en +sussions rien, les Prussiens avaient commencé leur mouvement. + +Napoléon avait détaché vingt mille hommes pour les arrêter, et +c'était une compensation pour ceux d'entre nous qui s'étaient +sauvés. + +Les forces en présence étaient à peu près les mêmes qu'au début. + +Tout cela, pourtant, était fort obscur pour nous. + +À un certain moment, la cavalerie française avait débordé en tel +nombre entre nous et le reste de l'armée, que nous crûmes quelque +temps être la seule brigade restée debout. + +Alors, serrant les dents, nous prîmes la résolution de vendre +notre vie le plus cher possible. + +Il était entre quatre et cinq heures de l'après-midi, et nous +n'avions rien à manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. + +Par-dessus le marché, nous étions trempés par la pluie. Elle nous +avait arrosés pendant tout le jour, mais pendant les dernières +heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou à +notre faim. + +Alors nous nous mîmes à regarder autour de nous et à raccourcir +nos ceinturons, à nous demander qui avait été atteint, qui avait +été épargné. + +Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, +debout à ma droite et appuyé sur son fusil. + +Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'étais +blessé. + +-- Tout va bien, Jim, répondis-je. + +-- Je crains bien d'être venu ici chasser un gibier imaginaire, +dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu! +j’aurai sa peau, ou il aura la mienne. + +Il avait si longtemps couvé son tourment, le pauvre Jim, que je +crois vraiment que cela lui avait tourné la tête. + +En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui +n'avait presque rien d’humain. + +Il avait toujours été de ceux qui prennent à coeur, même de +petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonné, je crois +qu'il n'avait jamais été maître de lui-même. + +Ce fut à ce moment de la bataille que nous assistâmes à deux +combats singuliers, chose assez commune, à ce qu'on me dit, dans +les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exercés a +se battre par masses. + +Comme nous étions couchés dans le fossé, deux cavaliers arrivèrent +à fond de train, sur la crête, en face de nous. + +Le premier était un dragon anglais. Il avait la figure presque +dans la crinière de son cheval. + +Derrière lui, arrivait à grand bruit, sur une grosse jument noire, +un cuirassier français, vieux gaillard à la tête grise. + +Les nôtres se mirent à les huer au passage, car il leur paraissait +honteux qu'un Anglais courût ainsi, mais au moment où ils +passèrent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. + +Le dragon avait laissé choir son arme, il était désarmé, et +l'autre le serrait d'aussi près pour l’empêcher d'en trouver une +autre. + +À la fin, piqué sans doute par nos huées, l’Anglais prit son parti +d'affronter le combat. + +Ses yeux tombèrent sur une lance qui se trouvait près du cadavre +d'un Français. + +Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et +alors, sautant à bas avec adresse, il s'en saisit. + +Mais l'autre était un vieux routier, et il fondit sur lui comme un +boulet. + +Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la détourna et +lui planta son sabre à travers l'omoplate. + +Cela se passa en un instant. + +Puis le Français mit son cheval au trot, en nous jetant un +ricanement par-dessus son épaule, comme un chien hargneux. + +La première partie était gagnée pour eux, mais nous eûmes bientôt +à marquer un point. + +L'ennemi avait poussé en avant une ligne de tirailleurs, qui +dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutôt que sur +nous, mais nous envoyâmes deux compagnies du 95ème, pour les tenir +en échec. + +Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car +des deux côtés on se servait de la carabine. + +Parmi les tirailleurs français se tenait debout un officier, un +homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses épaules. + +Quand les nôtres arrivèrent, il s'avança jusqu’à mi-chemin entre +les deux troupes et s'arrêta bien droit, dans l'attitude d'un +escrimeur, la tête rejetée en arrière. + +Je le vois encore aujourd'hui, les paupières abaissées, une sorte +de sourire narquois sur la physionomie. + +À cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune +homme, courut en avant, fonçant sur lui avec ce singulier sabre +courbé que portent les carabiniers. + +Ils se heurtèrent comme deux béliers, car ils couraient à la +rencontre l'un de l'autre. + +Ils tombèrent par l'effet de ce choc, mais le Français était +dessous. + +Notre homme brisa son arme près de la poignée, et reçut l’arme de +l'autre à travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et +trouva le moyen d'ôter la vie à son ennemi avec le tronçon ébréché +de son arme. + +Je croyais bien que les tirailleurs français allaient l’abattre, +mais pas une détente ne partit, et il revint à sa compagnie avec +une lame de sabre dans un bras, et une moitié de sabre à la main. + + +XIII -- LA FIN DE LA TEMPÊTE + +Parmi tant de choses qui paraissant étranges dans une bataille, +maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singulière que +la façon dont elle agit sur mes camarades. + +Pour quelques-uns, on eût dit qu'ils se livraient à leur repas +journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarqué de +changement. + +D'autres marmottèrent des prières depuis le premier coup de canon +jusqu'à la fin; d'autres sacraient, lâchaient des jurons à vous +faire dresser les cheveux sur la tête. + +Il y en avait un, l'homme à ma gauche, Mike Threadingham, qui ne +cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait +légué une maison pour les enfants des marins noyés, tout l'argent +qu'elle lui avait promis. + +Il me dit cette histoire et la recommença. + +Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait +pas ouvert la bouche de tout le jour. + +Quant à moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais +que j'avais l'intelligence et la mémoire plus claires que je ne +les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents +laissés à la maison, à la cousine Edie, à ses yeux fripons et +mobiles, à de Lissac et ses moustaches de chat, à toutes les +aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans +les plaines de Belgique, servir de cible à deux cent cinquante +canons. + +Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait été +terrible à entendre, mais ils se turent soudain. + +Ce n'était cependant que le calme momentané au cours d'une +tempête. + +Alors, on devine que presque immédiatement, il va être suivi d'un +pire déchaînement de l’orage. + +Il y avait encore un bruit très fort vers l'aile la plus éloignée, +où les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'était à +deux milles de là. + +Les autres batteries, tant françaises qu'anglaises, se turent. + +La fumée s'éclaircit de façon que les deux armées purent[2] se +voir un peu. + +Notre crête offrait un spectacle terrible. On eût dit qu'il +restait à peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes à +l'endroit où avait été la légion allemande, tandis que les masses +françaises semblaient aussi denses qu'avant. + +Nous savions pourtant qu'ils avaient dû perdre plusieurs milliers +d’hommes dans ces attaques. + +Nous entendîmes de grands cris de joie partir de leur coté; puis, +tout à coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel +que celui qui venait de finir n'était rien en comparaison. + +Il devait être deux fois aussi fort, car chaque batterie était +deux fois plus rapprochée. + +Elles avaient été déplacées de façon à tirer presque à bout +portant, d'énormes masses de cavalerie, disposées dans leurs +intervalles, pour les défendre contre toute attaque. + +Quand ce tapage infernal arriva à nos oreilles, il n'y eût pas un +homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprît ce que cela +signifiait. + +C'était le dernier et suprême effort que faisait Napoléon pour +nous écraser. + +Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions +tenir ce temps-là, tout irait bien. + +Épuisés par la faim, la fatigue, accablés, nous faisions des +prières pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de +tirer, tant qu'un de nous resterait debout. + +Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car +nous étions couchés à plat ventre, et nous pouvions en un instant +nous dresser en une masse hérissée de baïonnettes, si la cavalerie +fondait de nouveau sur nous. + +Mais, derrière le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus +clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus +farouche, le plus saccadé, le plus entraînant des bruits. + +-- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils +veulent en finir. + +Et, comme il parlait encore, nous vîmes une chose étrange. + +Un Français, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avança +au galop vers nous sur un petit cheval bai. + +Il criait à tue-tête: « Vive le Roi! Vive le Roi! » Autant dire +que c'était un déserteur, puisque nous étions du côté du Roi, et +qu'eux soutenaient l'Empereur. + +En passant près de nous, il nous cria en anglais: + +-- La Garde arrive! la Garde arrive! + +Puis il disparut vers l'arrière, comme une feuille emportée par +l'orage. + +Au même moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus +rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. + +-- Il faut que vous les arrêtiez, ou bien nous sommes battus, +cria-t-il au général Adams si fort, que toute notre compagnie put +l'entendre. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le général. + +-- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six régiments +de grosse cavalerie, dit-il. + +Et il se mit à rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont été +trop tendus. + +-- Peut-être voudrez-vous vous joindre à notre marche en avant! Je +vous en prie, regardez-vous comme un des nôtres, dit le général en +s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de thé. + +-- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l’autre en ôtant son +chapeau. + +Un moment après, nos trois régiments se resserrèrent. La brigade +avança sur quatre lignes, franchit le creux où nous étions restés +couchés en formant les carrés, et alla au-delà du point d'où nous +avions vu l'armée française. + +Il n'était pas possible de voir beaucoup de choses à ce moment. + +On ne distinguait guère que la flamme rouge, jaillissant de la +gueule des canons, à travers le nuage de fumée, et les silhouettes +noires se baissant, tirant, écouvillonnant, chargeant, actives +comme des diables, et toutes à leur oeuvre diabolique. + +Mais à travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en +plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mêlé à de +grandes clameurs. + +Puis on entrevit, à travers le brouillard, une vague mais large +ligne noire, qui prît une teinte plus foncée, un dessin plus net, +si bien qu'enfin, nous vîmes que c'était une colonne, sur cent +hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffés +de hauts bonnets à poil, avec un éclat de plaques de cuivre au- +dessus du front. + +Et derrière ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi +de suite, cela se déroulait, se tordait, sortait de la fumée des +canons. + +On eût dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne +paraissait interminable. + +En avant venaient, çà et là, des tirailleurs, derrière ceux-ci, +les tambours, tout cela s'avançait d'un pas élastique, les +officiers formant des groupes serrés sur les flancs, l'épée à la +main et criant des encouragements. + +Il y avait aussi, en tête, une douzaine de cavaliers, qui criaient +tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son épée, +qu'il tenait droite. + +Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment +que le firent les Français ce jour-là. + +C'était merveilleux de les voir, car à mesure qu'ils s'avançaient, +ils se trouvèrent en avant de leurs propres canons, de sorte +qu'ils n'eurent plus à compter sur cette aide, quoiqu'ils +allassent tout droit à deux batteries que nous avions eues à nos +côtés pendant tout le jour. + +Chaque canon avait réglé son tir à un pied près, et nous vîmes de +longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, à mesure +qu'elle progressait. + +Les Français étaient si près de nous et si serrés les uns contre +les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se +serraient davantage, et marchaient avec un élan, un entrain qui +étaient des plus beaux à voir. + +Leur tête était tournée tout droit vers nous, tandis que le 93ème +débordait d'un côté, et le 52ème de l'autre côté. + +Je croirai toujours que si nous étions restés à l'attendre, la +Garde nous aurait enfoncés, car comment arrêter une telle colonne +avec une ligne de quatre hommes d’épaisseur? + +Mais à ce moment-là, Colburne, le colonel du 52ème, reploya son +flanc gauche de manière à le placer parallèlement à la colonne, ce +qui contraignit les Français à s'arrêter. + +Leur ligne de front était à une quarantaine de pas de nous, et +nous pûmes les voir à notre aise. + +Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'étais +toujours figuré les Français comme des hommes de petite taille. + +Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette première compagnie, +qui ne fût capable de me ramasser comme si j'étais un gamin, et +leurs hauts bonnets à poil les faisait paraître plus grands +encore. + +C’étaient des gaillards endurcis, tannés, nerveux, aux yeux +farouches et bridés, aux moustaches hérissées, ces vieux soldats +qui n'avaient jamais passé une semaine sans se battre, et pendant +bien des années. + +Et alors, comme je me tenais prêt, le doigt sur la détente, +attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur +l’officier monté qui portait son chapeau au bout de son épée. + +Je le reconnus: c'était Bonaventure de Lissac. + +Je le vis. Jim le vit aussi. + +J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la +colonne française. + +Aussi prompte que la pensée, la brigade entière suivit cette +impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le +front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par +les flancs. + +Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait +été donné: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en +réalité Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade +sur la vieille Garde. + +Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premières minutes de +rage. + +Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que +j'appuyai sur la détente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu’il +était porté par la foule, mais je vis, sur l’étoffe, une tache +horrible, et un léger tourbillon de fumée, comme si elle avait +pris feu. Puis, je me trouvai rejeté contre deux gros Français, et +si serré entre eux, qu'il nous était impossible de mouvoir une +arme. + +L'un d'eux, un gaillard à grand nez, me saisit à la gorge, et je +me sentis comme un poulet dans sa poigne. + +-- _Rendez-vous, coquin_, dit-il. + +Mais, tout à coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car +quelqu'un venait de lui plonger une baïonnette dans le ventre. + +On tira très peu de coups de feu après le premier abordage. On +n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les +cris brefs des hommes atteints, et les commandements des +officiers. + +Alors, tout à coup, les Français commencèrent à céder le terrain, +lentement, de mauvaise grâce, pas à pas, mais enfin ils +reculaient. + +Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque là, le +frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprîmes qu'ils +allaient plier. + +J'avais devant moi un Français, un homme aux traits tranchants, +aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait été à +l'exercice. + +Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour +choisir et abattre un officier. + +Je me rappelle qu'il me vint à l'esprit que ce serait faire un bel +exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. + +Je me précipitai vers lui et lui passai ma baïonnette au travers +du corps. + +En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lâcha un coup de fusil +en pleine figure. + +La balle me fit, à travers la joue, une marque qui me restera +jusqu'à mon dernier jour. + +Quand il tomba, je trébuchai par-dessus son corps. Deux autres +hommes tombèrent à leur tour sur moi, et je faillis être étouffé +sous cet entassement. + +Lorsqu'enfin je me fus dégagé, après m'être frotté les yeux, qui +étaient pleins de poudre, je vis que la colonne était +définitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns +fuyant à toutes jambes, les autres continuant à combattre, dos à +dos, dans un vain effort pour arrêter la brigade, qui balayait +tout devant elle. + +Il me semblait qu'un fer rouge était appliqué sur ma figure, mais +j'avais l'usage de mes membres. + +Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes +mutilés, je courus après mon régiment, et allai prendre ma place +au flanc droit. + +Le vieux major Elliott était là, boitant un peu, car son cheval +avait été tué, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. + +Il me vit venir et me fit un signe de tête, mais on avait trop de +besogne pour avoir le temps de causer. + +La brigade avançait toujours, mais le général passa à cheval +devant moi, baissant la tête, et regardant les positions +anglaises: + +-- Il n'y a pas de terrain gagné, dit-il, mais je ne recule pas. + +-- Le duc de Wellington a remporté une grande victoire, proclama +l'aide de camp d'une voix solennelle. + +Et alors, cédant soudain à ses sentiments, il ajouta: + +-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. + +Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. + +Mais à ce moment-là, le premier venu pouvait se rendre compte que +l'armée française se disloquait. + +Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrément +pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les +bords. + +Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles +avaient, à l'arrière, un éparpillement de traînards. + +La Garde s'éclaircissait, devant nous, à mesure que nous poussions +en avant, et nous nous trouvâmes face à face avec douze canons, +mais, au bout d'un moment, ils furent à nous, et je vis notre plus +jeune sous-officier, après celui qui avait été tué par le lancier, +griffonner à la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numéro +72, en vrai écolier qu'il était. + +Ce fut alors que nous entendîmes, derrière nous, un hourra +d'encouragement, et que nous vîmes l'armée anglaise tout entière +déborder par-dessus la crête des hauteurs et se répandre dans la +vallée pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. + +Les canons arrivèrent aussi en bondissant, à grand bruit, et notre +cavalerie légère, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite +avec notre brigade. + +Après cela, il n'y avait plus de bataille. + +L'on marcha en avant sans rencontrer de résistance, et notre armée +finit de se former en ligne sur le terrain même que les Français +occupaient le matin. + +Leurs canons étaient à nous; leur infanterie réduite à une cohue +qui s'éparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra +seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ +de bataille sans se rompre. + +Enfin, au moment même où la nuit venait, nos hommes, épuisés et +affamés, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les +faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. + +Voilà tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la +bataille de Waterloo. + +J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine +de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. + +Il me fallut donc percer un autre trou à mon ceinturon, qui me +serra alors comme un cercle autour d'un baril. + +Après cela, je me couchai dans la paille, où se vautrait le reste +de la compagnie. + +Moins d'une minute après, je m'endormais d'un sommeil de plomb. + + +XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT + +Le jour pointait, et les premières lueurs grises venaient de se +montrer furtivement à travers les longues et minces fentes des +murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'épaule. + +Je me levai d'un bond. + +Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, je m'étais figuré que les +cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde +posée contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, +je me rappelai où j'étais. + +Mais je puis vous dire que je fus bien étonné en m'apercevant que +c'était le major Elliott lui-même, qui m'avait réveillé. + +Il avait l'air très grave et, derrière lui, venaient deux +sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. + +-- Réveillez-vous, mon garçon, dit le major, retrouvant sa +bonhomie comme si nous étions de nouveau à Corriemuir. + +-- Oui, major, balbutiai-je. + +-- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois +quelque chose à tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter +vos foyers. Jim Horscroft est manquant. + +Je sursautai à ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la +faim, et la fatigue, j'avais complètement oublié mon ami depuis +qu'il s'était élancé contre la Garde française, en entraînant tout +le régiment. + +-- Je suis en train de faire le relevé de nos pertes, dit le +major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez +grand plaisir. + +Nous voilà donc en route, le major, les deux sergents et moi. + +Oh! certes, c'était un terrible spectacle, si terrible, que malgré +le nombre d'années qui se sont écoulées, je préfère en parler le +moins possible. + +C'était bien horrible à voir dans la chaleur du combat, mais +maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le +tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de +glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de +boucher, où de pauvres diables ont été éventrés, écrasés, mis en +bouillie, où l'on dirait que l'homme a voulu tourner en dérision +l'oeuvre de Dieu. + +L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille: +les fantassins morts, formant encore des carrés, la ligne confuse +de cavaliers qui les avaient chargés, et en haut, sur la pente, +les artilleurs gisant autour de leur pièce brisée. + +La colonne de la Garde avait laissé une bande de morts à travers +la campagne. + +On eût dit la trace laissée par une limace. En tête, se dressait +un amas de morts en uniforme bleu, entassés sur les habits rouges, +à l'endroit où avait eu lieu cette étreinte furieuse, lorsqu'ils +avaient fait le premier pas en arrière. + +Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant à cet endroit, ce fut +Jim, lui-même. + +Il gisait, de tout son long, étendu sur le dos, la figure tournée +vers le ciel. + +On eut dit que toute passion, toute souffrance s'étaient +évaporées. + +Il ressemblait tout à fait à ce Jim d'autrefois, que j'avais vu +cent fois dans sa couchette, quand nous étions camarades d'école. + +J'avais jeté un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins +à considérer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus +heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espéré de le voir +pendant sa vie, je cessai de me désoler sur lui. + +Deux baïonnettes françaises lui avaient traversé la poitrine. + +Il était mort sur le champ, sans souffrir, à en croire le sourire +qu'il avait sur les lèvres. + +Le major et moi, nous lui soulevions la tête, espérant qu'il +restait peut-être un souffle de vie, quand j'entendis près de moi +une voix bien connue. + +C'était de Lissac, dressé sur son coude, au milieu d'un tas de +cadavres de soldats de la Garde. + +Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau à +grand plumet rouge, gisait à terre, près de lui. + +Il était bien pâle. Il avait de grands cercles bistrés sous les +yeux, mais, à cela près, il était resté tel qu'il était jadis, +avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affamé, sa +moustache raide, sa chevelure coupée ras et clairsemée jusqu'à la +calvitie, au haut de la tête. + +Il avait toujours eu les paupières tombantes, mais maintenant il +était presque impossible de retrouver, par-dessous, le +scintillement de l'oeil. + +-- holà, Jock! s'écria-t-il, je ne m'attendais guère à vous voir +ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. + +-- C'est vous qui nous avez apporté tous ces ennuis, dis-je. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout +est arrangé pour nous à l'avance. Quand j'étais en Espagne, j'ai +appris à croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoyé ici, +ce matin. + +-- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en +posant la main sur l'épaule du pauvre Jim. + +-- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. + +Il ouvrit alors son manteau et j'aperçus, avec horreur, un gros +caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. + +-- C'est ma treizième blessure, et ma dernière, dit-il, avec un +sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous +me donner à boire, si vous disposez de quelques gouttes? + +Le major avait du brandy étendu d'eau. + +De Lissac en but avidement. + +Ses yeux se ranimèrent, et une petite tache rouge reparut à ses +joues livides. + +-- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un +m'appeler par mon nom, et aussitôt son fusil s'est posé sur ma +tunique. Deux de mes hommes l'ont écharpé au moment même où il a +fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez à Paris dans +moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au +numéro 11 de la rue de Miromesnil, qui est près de la Madeleine. +Annoncez-lui la nouvelle avec ménagement, Jock, car vous ne pouvez +pas vous figurer à quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce +que je possède se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine +en a les clefs. Vous n'oublierez pas? + +-- Je me souviendrai. + +-- Et Madame votre mère? J'espère que vous l'avez laissée en bonne +santé? Ah! Et Monsieur votre père aussi. Présentez-lui mes plus +grands respects. + +À ce moment même, où il allait mourir, il fit la révérence +d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations +à ma mère. + +-- Assurément, dis-je, votre blessure pourrait être moins grave +que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de +notre régiment. + +-- Mon cher Jock, je n'ai pas passé ces quinze ans à faire et +recevoir des blessures, sans savoir reconnaître celle qui compte. +Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est +fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes +Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et en mendiant. En +outre, il est absolument certain que les Alliés m'auraient +fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation. + +-- Les Alliés, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, +ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. + +-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que +j'aurais fui en Écosse et changé de nom, si je n'avais eu rien de +plus à craindre que mes camarades restés à Paris? Je tenais à la +vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je +n'ai plus qu'à mourir, car il ne se trouvera plus jamais à la tête +d'une armée. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se +pardonner. C'est moi qui commandais le détachement qui a fusillé +le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma +chérie! + +Il leva les deux mains, dont les doigts s'agitèrent, et +tremblèrent comme s'il tâtonnait. + +Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tête se +pencha sur sa poitrine. + +Un de nos sergents le recoucha doucement. L’autre étendit sur lui +le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsi là ces deux hommes, +que le Destin avait si étrangement mis en rapport. + +L'Écossais et le Français gisaient silencieux, paisibles, si +rapprochés que la main de l'un eût pu toucher celle de l'autre, +sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage de Hougoumont. + + +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + +Maintenant, me voici bien près de la fin de tout cela, et je suis +fort content d'y être arrivé, car j'ai commencé ce récit +d'autrefois, le coeur léger, en me disant que cela me donnerait +quelque occupation pendant les longs soirs d'été. Mais, chemin +faisant, j'ai réveillé mille peines qui dormaient, mille chagrins +à demi oubliés, si bien que j'ai à présent l'âme à vif, comme la +peau d'un mouton mal tondu. + +Si je m'en tire à bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la +plume; car, en commençant, cela va tout seul, comme quand on +descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis, +avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied +dans un trou et vous y restez, et c'est à vous de vous en tirer à +force de vous débattre. + +Nous enterrâmes Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un +soldats de la Garde impériale et de notre Infanterie légère, +rangés dans la même tranchée. + +Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on sème une graine, +quelle belle récolte de héros on ferait un jour! + +Alors, nous laissâmes pour toujours, derrière nous, ce champ de +carnage et nous prîmes, avec notre brigade, la route de la +frontière pour marcher sur Paris. + +Pendant toutes ces années-là, on m'avait toujours habitué à +regarder les Français comme de très méchantes gens, et comme nous +n'entendions parler d'eux qu'à l'occasion de batailles, de +massacres sur terre et sur mer, il était assez naturel pour moi de +les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. + +Après tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la même chose, +ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la même +manière. + +Mais quand nous eûmes à traverser leur pays, quand nous vîmes +leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si +tranquillement occupés au travail des champs et les femmes +tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste +coiffe blanche, grondant le bébé pour lui apprendre la politesse, +tout nous parut si empreint de simplicité domestique, que j'en +vins à ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps haï +et redouté ces bonnes gens. + +Je suppose que, dans le fond, l'objet réel de notre haine, c'était +l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il était parti et que +sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa +beauté. + +Nous fîmes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le +plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivâmes ainsi à la +grande cité. + +Nous nous attendions à y livrer bataille, car elle est si peuplée, +qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle +armée. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage +d'abîmer tout un pays à cause d'un seul homme. + +On lui avait donc donné avis qu'il eût à se tirer d'affaire, seul, +désormais. + +D'après les dernières nouvelles qui nous arrivèrent sur lui, il +s'était rendu aux Anglais. + +Les portes de Paris nous étaient ouvertes; c'étaient des nouvelles +excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir à la seule +bataille où je me fusse trouvé. + +Mais il y avait alors à Paris, une foule de gens attachés à Boney. + +C'était tout naturel, quand on songe à la gloire qu'il leur avait +acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demandé à son +armée d'aller dans un endroit où il n'allât pas lui-même. + +Ils nous firent assez mauvaise mine à notre entré, je puis vous le +dire. + +Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fûmes les premiers qui +mirent le pied dans la ville. + +Nous passâmes sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile à +écrire qu'à prononcer; de là, on traversa un beau parc, le Bois de +Boulogne, puis on alla aux Champs-Élysées, où l’on bivouaqua. + +Bientôt il y eût, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, +qu'on se serait cru dans un camp plutôt que dans une ville. + +La première fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de +ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par +couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. + +Rob attendit dans le vestibule et, dès que je mis le pied sur le +paillasson, je me trouvai en présence de ma cousine Edie, qui +était toujours restée la même, et qui se mit à me contempler de ce +regard sauvage qu'elle a. + +Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le +fit, elle s'avança de trois pas, courut à moi et me sauta au cou. + +-- Oh! mon cher vieux Jock, s'écria-t-elle, comme vous êtes beau, +sous l'habit rouge! + +-- Oui, à présent, je suis soldat, Edie, répondis-je d'un ton fort +raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par +derrière elle, l'autre figure qui était tournés vers le ciel, sur +le champ de bataille de Belgique. + +-- Qui l'aurait cru? s'écria-t-elle. Qu'êtes vous alors, Jock? +Général? Capitaine? + +-- Non, je suis simple soldat. + +-- Comment, vous n’êtes pas, je l'espère, de ces gens du commun +qui portant le fusil? + +-- Si, je porte le fusil. + +-- Oh! ce n'est pas, à beaucoup près, aussi intéressant, dit-elle +en retournant s'asseoir sur le canapé qu'elle avait quitté. + +C'était une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, +pleine d'objets brillants, et j'étais sur le point de repartir +pour donner à mes bottes un nouveau coup de brosse. + +Quand Edie s'assit, je vis qu'elle était en grand deuil; cela me +prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. + +-- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je +suis très maladroit pour annoncer avec ménagement les nouvelles. +Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les +malles, et qu'Antoine avait les clefs. + +-- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez été bien bon de faire +cette commission. J'ai appris l'événement il y a environ huit +jours. J'en ai été folle quelque temps, tout à fait folle. Je +porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un +véritable épouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en +remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. + +-- Pardon, Madame, dit une domestique en avançant la tête, le +comte de Beton désire vous voir. + +-- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voilà qui est +très important. Je suis bien fâchée d'abréger notre entretien, +mais vous reviendrez me voir, j'en sais sûre, n'est-ce pas? Je +suis si désolée? Ah! est-ce qu'il vous serait égal de sortir par +la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie, +mon cher vieux Jock, vous avez toujours été si bon garçon, et vous +faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. + +C'était la dernière fois que je devais voir la cousine Edie. + +Elle se montrait à la lumière du soleil avec son regard +provocateur, de jadis, avec ses dents éclatantes. + +Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une +goutte de mercure. + +Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis à la +porte une belle voiture à deux chevaux; je devinai alors qu'elle +m'avait prié de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis +du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels +elle avait vécu dans son enfance. + +Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon père et ma +mère, qui avaient eu tant de bonté pour elle. + +Bah! elle était ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en +dispenser qu'un lapin ne peut s'empêcher d'agiter son bout de +queue; et pourtant, cette pensée me fit grand-peine. + +Neuf mois après, j'appris qu'elle avait épousé ce même comte de +Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. + +Quant à nous, notre tâche était accomplie. + +La grande ombre avait été chassée de dessus l'Europe; elle ne +viendrait plus s'allonger d'un bout à l'autre du pays, planant sur +les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les ténèbres +dans des existences qui auraient été si heureuses. + +Après avoir acheté ma libération, je revins à Corriemuir, où, +après la mort de mon père, je pris la ferme. + +J'épousai Lucie Deane, de Berwick, et j'élevai sept enfants, qui +tous sont plus grands que leur père, et n'omettent rien pour le +lui rappeler. + +Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'écoulent +désormais et qui se ressemblent comme autant de béliers écossais, +j'ai peine à convaincre mes jeunes gens que, même ici, nous avons +eu notre roman, au temps où Jim et moi nous fîmes notre cour, et +où l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre côté de l'eau. + +Notes : + +[1] « vieil habit » aurait été plus élégant... (Note de l’éditeur) +[2] Il aurait été préférable d’écrire « puissent » ou « pussent ». +(Note de l’éditeur) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + +***** This file should be named 13735-8.txt or 13735-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13735/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/13735-8.zip b/13735-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1ab9e67 --- /dev/null +++ b/13735-8.zip diff --git a/13735-r.rtf b/13735-r.rtf new file mode 100644 index 0000000..ea7ac5c --- /dev/null +++ b/13735-r.rtf @@ -0,0 +1,4589 @@ +{\rtf1\ansi\ansicpg1252\uc1 \deff40\deflang1033\deflangfe1033{\fonttbl{\f0\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 02020603050405020304}Times New Roman;}{\f1\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0604020202020204}Arial;} +{\f2\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 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(}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl6\pnlcltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl7\pnlcrm\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl8 +\pnlcltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl9\pnlcrm\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {\f2\fs20\lang1033\cgrid0 +The Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle +\par +\par This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +\par almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +\par re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +\par with this eBook or online at www.gutenberg.org +\par +\par +\par Title: La grande ombre +\par +\par Author: Arthur Conan Doyle +\par +\par Release Date: }{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 February 17}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 , 200}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 5}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 [EBook #13735] +\par +\par Language: French +\par +\par Character set encoding: ISO-8859-1 +\par +\par *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** +\par +\par +\par +\par +\par Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +\par Biblioth\'e8que Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +\par also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +\par }\pard \qc\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\f2\fs20\lang1033\cgrid0 Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.}{\fs44 +\par \page Arthur Conan Doyle +\par }{ +\par +\par +\par }{\b\fs52 LA GRANDE OMBRE +\par }{ +\par +\par +\par Publication en 1909. +\par +\par +\par +\par }\pard \qc\li2552\ri2552\sb120\sa120\nowidctlpar\widctlpar\brdrt\brdrs\brdrw20\brsp20 \brdrb\brdrs\brdrw20\brsp20 \outlinelevel0\adjustright {Table des mati\'e8res +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright { +\par }\pard\plain \s17\li284\ri284\sb120\sa120\nowidctlpar\widctlpar\tqr\tldot\tx9062\adjustright \f40\fs32\cf9\lang1024\cgrid {\field\fldedit{\*\fldinst { TOC \\o "1-3" \\n \\h \\z }}{\fldrslt {\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\ +l "_Toc89889369"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003600390000000000240000}}}{\fldrslt {\cs15\ul Pr\'e9face}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889370"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 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\f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504947}{\*\bkmkstart _Toc89889369}Pr\'e9face{\*\bkmkend _Toc72504947}{\*\bkmkend _Toc89889369} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par }{\i Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et am\'e9ricaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces abondantes moissons de d\'e9tails biographiques dont le lecteur contemporain est si friand.}{ +\par +\par }{\i Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est n\'e9 le 22 mai 1859 \'e0 \'c9dimbourg, qu'il fut l'\'e9l\'e8ve de son universit\'e9, qu'il y \'e9tudia la m\'e9decine et l'exer\'e7a huit ans \'e0 + Southsea (1882-1889), qu'il voyagea ensuite dans les r\'e9gions arctiques et sur les c\'f4tes Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de renseignements aussi succincts.}{ +\par +\par }{\i Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lign\'e9e d'artistes qui ont laiss\'e9 une trace glorieuse dans la carri\'e8re.}{ +\par +\par }{\i Son grand-p\'e8re, John Doyle, \'e9l\'e8ve du paysagiste Gabrielli et du miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste c\'e9l\'e8bre. Sous la signature H.B., son crayon s'attaqua \'e0 tout ce qu'il y avait d'illustre dans les g\'e9n\'e9 +rations de son temps (1798-1808). Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent fois reconnu ses m\'e9rites et salu\'e9 ce qu'ils appelaient presque son g\'e9nie.}{ +\par +\par }{\i Richard, ou mieux Dick Doyle, \'e9l\'e8ve de son p\'e8re, marchant sur ses bris\'e9es, d\'e9buta comme caricaturiste \'e0 17 ans et, de 1843 \'e0 1850, il fit la joie des abonn\'e9s du }{Punch}{\i , mais alors des scrupules religi +eux lui interdirent de collaborer \'e0 une feuille satirique, qui bafouait ce qui \'e9tait \'e0 ses yeux sacr\'e9 comme le plus cher des legs des a\'efeux, la foi catholique profond\'e9ment ancr\'e9e en son \'e2me d'Irlandais. Il s'\'e9loigna du }{Punch}{ +\i , mais ce ne fut point pour porter \'e0 une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. Il le consacra d\'e9sormais \'e0 l'illustration des chefs-d'\'9cuvre de Thackeray et de Ruskin. C'est \'e0 lui qu'on dut ces dessins tour \'e0 + tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la famille Newcomes, ou la l\'e9gende du Roi de la Rivi\'e8re d'or.}{ +\par +\par }{\i Charles Doyle, le cinqui\'e8me fils de John et le p\'e8re d'Arthur, n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut surtout appr\'e9ci\'e9 comme architecte, de m\'eame qu'un autre de ses fr\'e8res se co +nfinait dans la direction de la National Gallery d'Irlande et qu'un troisi\'e8me renon\'e7ait \'e0 ses pinceaux pour dresser les plus exactes g\'e9n\'e9alogies du baronnage d'Angleterre.}{ +\par +\par }{\i Ainsi apparent\'e9, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, d\'e9buter en litt\'e9rature que lorsqu'il fut certain de tenir un succ\'e8s et d\'e8s son }{\'c9tude en rouge}{\i , premi\'e8re s\'e9rie de son immortel }{Sherlock Holmes}{\i , il f\'fb +t, en effet, c\'e9l\'e8bre. D\'e8s lors il n'eut plus qu'\'e0 pers\'e9v\'e9rer, tuant et ressuscitant ses h\'e9ros selon les caprices de sa fantaisie et les v\'9cux de ses innombrables l\'e9gions de lecteurs.}{ +\par +\par }{\i C'est \'e0 un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan Doyle a \'e9crit beaucoup de romans historiques, le plus souvent inspir\'e9s par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacr\'e9s \'e0 la peinture de l'\'e9poque napol\'e9 +onienne, ne sont pas les moins bien venus de la s\'e9rie.}{ +\par +\par }{\i Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait trac\'e9 la voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. \'c0 ce point de vue il y a une grande distance entre }{Tom Bourke}{\i et }{Les exploits du colonel G\'e9rard}{\i , mais le d\'e9 +sir de rendre justice \'e0 son grand adversaire et de juger un soldat en soldat est le m\'eame chez les deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-\'eatre d'Erckmann-Chatrian, dont les r\'e9cits on +t nourri notre enfance et sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parall\'e8le pourrait \'eatre \'e9 +tabli et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser sur l\rquote Europe.}{ +\par +\par }{\i Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits saluant involontairement les balles, les vieux soldats les raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant s'aguerrir avant de les faire coucher. + Nul ne dit mieux, au matin du combat, les revues pass\'e9es par l'\'e9tat-major empanach\'e9, les cavaliers chamarr\'e9s d'argent, d'\'e9carlate et d'or, circulant au galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis apr\'e8 +s plusieurs heures de combat, la chevauch\'e9e des cuirassiers chargeant et la mont\'e9e des bataillons de la Vieille-Garde se ruant sur les carr\'e9s anglais avec une rage d\'e9sesp\'e9r\'e9e.}{ +\par +\par }\pard \qr\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {ALBERT SAVINE. +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504948}{\*\bkmkstart _Toc89889370}I \endash LA NUIT DES SIGNAUX{\*\bkmkend _Toc72504948}{\*\bkmkend _Toc89889370} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arriv\'e9 \'e0 peine au milieu du dix-neuvi\'e8me si\'e8cle, et \'e0 l\rquote \'e2ge de cinquante-cinq ans. +\par +\par Ma femme ne me d\'e9couvre gu\'e8re qu'une fois par semaine derri\'e8re l'oreille un petit poil gris qu'elle tient \'e0 m'arracher. +\par +\par Et pourtant quel \'e9trange effet cela me fait que ma vie se soit \'e9coul\'e9e en une \'e9poque o\'f9 les fa\'e7ons de penser et d'agir des hommes diff\'e9raient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des habitants d'une autre plan\'e8te. + +\par +\par Ainsi, lorsque je me prom\'e8ne par la campagne, si je regarde par l\'e0-bas, du c\'f4t\'e9 de Berwick, je puis apercevoir les petites tra\'een\'e9es de fum\'e9e blanche, qui me parlent de cette singuli\'e8re et nouvelle b\'ea +te aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le corps rec\'e8le un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le long de la fronti\'e8re. +\par +\par Quand le temps est clair, j'aper\'e7ois sans peine le reflet des cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. +\par +\par Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la m\'eame b\'eate, ou parfois m\'eame une douzaine d'entre elles, laissant +dans l'air une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. +\par +\par Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux p\'e8re muet de col\'e8re autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le Cr\'e9ateur, si profond\'e9ment enracin\'e9e dans l'\'e2 +me, qu'il ne voulait pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute innovation lui paraissait toucher de bien pr\'e8s au blasph\'e8me. +\par +\par C'\'e9tait Dieu qui avait cr\'e9\'e9 le cheval. +\par +\par C'\'e9tait un mortel de l\'e0-bas, vers Birmingham, qui avait fait la machine. +\par +\par Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il \'e0 se servir de la selle et des \'e9perons. +\par +\par Mais il aurait \'e9prouv\'e9 une bien autre surprise en voyant le calme et l'esprit de bienveillance qui r\'e8gnent actuellement dans le c\'9cur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire dans les r\'e9 +unions qu'il ne faut plus de guerre, except\'e9 bien entendu, avec les n\'e8gres et leurs pareils. +\par +\par Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans interruption \endash une tr\'eave de deux courtes ann\'e9es \endash depuis bient\'f4t un quart de si\'e8cle\~? +\par +\par R\'e9fl\'e9chissez \'e0 cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si tranquille, si paisible. +\par +\par Des enfants, n\'e9s pendant la guerre, \'e9taient devenus des hommes barbus, avaient eu \'e0 leur tour des enfants, que la guerre durait encore. +\par +\par Ceux qui avaient servi et combattu \'e0 la fleur de l'\'e2ge et dans leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur dos se vo\'fbter, que les flottes et les arm\'e9es \'e9taient encore aux prises. +\par +\par Rien d'\'e9tonnant, d\'e8s lors, qu'on en f\'fbt venu \'e0 consid\'e9rer la guerre comme l'\'e9tat normal, et qu'on \'e9prouv\'e2t une sensation singuli\'e8re \'e0 se trouver en \'e9tat de paix. +\par +\par Pendant cette longue p\'e9riode, nous nous batt\'eemes avec les Danois, nous nous batt\'eemes avec les Hollandais, nous nous batt\'eemes avec l'Espagne, nous nous batt\'eemes avec les Turcs, nous nous batt\'eemes avec les Am\'e9ricains, nous nous batt\'ee +mes avec les gens de Montevideo. +\par +\par On e\'fbt dit que dans cette m\'eal\'e9e universelle, aucune race n'\'e9tait trop proche parente, aucune trop distante pour \'e9viter d'\'eatre entra\'een\'e9e dans la querelle. +\par +\par Mais ce fut surtout avec les Fran\'e7ais que nous nous batt\'eemes\~; et de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les gouvernait. +\par +\par C'\'e9tait tr\'e8s cr\'e2ne de le repr\'e9senter en caricature, de le chansonner, de faire comme si c'\'e9tait un charlatan, mais je puis vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une ombre noire au-dessus de l'Europe enti\'e8re, et + qu'il fut un temps o\'f9 la clart\'e9 d'une flamme apparaissant de nuit sur la c\'f4te faisait tomber \'e0 genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les mains de tous les hommes. +\par +\par Il avait toujours gagn\'e9 la partie\~: voil\'e0 ce qu'il y avait de terrible. +\par +\par On e\'fbt dit qu'il portait la fortune en croupe. +\par +\par Et en ces temps-l\'e0 nous savions qu'il \'e9tait post\'e9 sur la c\'f4te septentrionale avec cent cinquante mille v\'e9t\'e9rans, avec les bateaux n\'e9cessaires au passage. +\par +\par Mais c'est une vieille histoire. +\par +\par Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot an\'e9antit leur flotte. +\par +\par Il devait rester en Europe une terre o\'f9 l'on e\'fbt la libert\'e9 de penser, la libert\'e9 de parler. +\par +\par Il y avait un grand signal tout pr\'eat sur la hauteur pr\'e8s de l'embouchure de la Tweed. +\par +\par C'\'e9tait un \'e9chafaudage fait en charpente et en barils de goudron. +\par +\par Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'\'e9carquillais les yeux \'e0 regarder s'il flambait. +\par +\par Je n'avais alors que huit ans, mais \'e0 cet \'e2ge, on prend d\'e9j\'e0 les choses \'e0 c\'9cur, et il me semblait que le sort de mon pays d\'e9pend\'eet en quelque fa\'e7on de moi et de ma vigilance. +\par +\par Un soir, comme je regardais, j'aper\'e7us une faible lueur sur la colline du signal\~: une petite langue rouge de flamme dans les t\'e9n\'e8bres. +\par +\par Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les poignets contre le cadre en pierre de la fen\'eatre, pour me convaincre que j'\'e9tais \'e9veill\'e9. +\par +\par Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se refl\'e9ter dans l'eau, et je m'\'e9lan\'e7ai \'e0 la cuisine. +\par +\par Je hurlai \'e0 mon p\'e8re que les Fran\'e7ais avaient franchi la Manche et que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. +\par +\par Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'\'e9tudiant en droit d'\'c9dimbourg. +\par +\par Je crois encore le voir secouant sa pipe \'e0 cot\'e9 du feu et me regardant par-dessus ses lunettes \'e0 monture de corne. +\par +\par \endash \'cates-vous s\'fbr, Jock, dit-il. +\par +\par \endash Aussi s\'fbr que d'\'eatre en vie, r\'e9pondis-je d'une voix entrecoup\'e9e. +\par +\par Il \'e9tendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, mais il la referma, et sortit \'e0 grands pas. +\par +\par Nous le suiv\'eemes, l\rquote \'e9tudiant en droit et moi, jusqu'\'e0 la porte \'e0 claire-voie qui donne sur la grande route. +\par +\par De l\'e0 nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur d'un autre feu plus petit \'e0 Ayton, plus au nord. +\par +\par Ma m\'e8re descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas saisis par le froid, et nous rest\'e2mes l\'e0 jusqu'au matin, en \'e9changeant de rares paroles, et cela m\'eame \'e0 voix basse. +\par +\par Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en \'e9tait pass\'e9 la veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en remontant vers le nord, s'\'e9taient enr\'f4l\'e9s dans les r\'e9 +giments de volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux pour r\'e9pondre \'e0 l'appel. +\par +\par Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'\'e9trier avant de partir. +\par +\par Je n\rquote en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval blanc, brandissant au clair de lune un \'e9norme sabre rouill\'e9. +\par +\par Ils nous cri\'e8rent en passant, que le signal de North Berwick Law \'e9tait en feu, et qu'on croyait que l'alarme \'e9tait partie du Ch\'e2teau d'\'c9dimbourg. +\par +\par Un petit nombre galop\'e8rent en sens contraire, des courriers pour \'c9dimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-sh\'e9rif, et autres de ce genre. +\par +\par Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes robustes, mont\'e9 sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'\'e0 notre porte et nous fit quelques questions sur la route. +\par +\par \endash Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut-\'eatre aurais-je tout aussi bien fait de rester o\'f9 j'\'e9tais, mais maintenant que me voil\'e0 parti, je n'ai rien de mieux \'e0 faire que de d\'e9jeuner avec le r\'e9giment. +\par +\par Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. +\par +\par \endash Je le connais bien, dit notre \'e9tudiant en nous le d\'e9signant d'un signe de t\'eate, c'est un l\'e9giste d'\'c9dimbourg, et il s'entend joliment \'e0 enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. +\par +\par Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se passa gu\'e8re de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute l'\'c9cosse. +\par +\par Bien des fois nous pens\'e2mes alors \'e0 cet homme qui nous avait demand\'e9 la route dans la nuit terrible. +\par +\par Mais d\'e8s le matin, nous e\'fbmes l'esprit tranquille. +\par +\par Il faisait un temps gris et froid. +\par +\par Ma m\'e8re \'e9tait retourn\'e9e \'e0 la maison pour nous pr\'e9parer un pot de th\'e9, quand arriva un char \'e0 bancs ramenant le docteur Horscroft, d'Ayton et son fils Jim. +\par +\par Le docteur avait relev\'e9 jusque sur ses oreilles le collet de son manteau brun, et il avait l'air de fort m\'e9chante humeur, car Jim, qui n'avait que quinze ans, s'\'e9tait sauv\'e9 \'e0 Berwick \'e0 la premi\'e8 +re alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son p\'e8re. +\par +\par Le papa avait pass\'e9 toute la nuit \'e0 sa recherche, et il le ramenait prisonnier\~; le canon de fusil se dressait derri\'e8re le si\'e8ge. +\par +\par Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son p\'e8re, avec ses mains fourr\'e9es dans ses poches de c\'f4t\'e9, ses sourcils joints, et sa l\'e8vre inf\'e9rieure avanc\'e9e. +\par +\par \endash Tout \'e7a, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y a pas eu de d\'e9barquement, et tous les sots d'\'c9cosse sont all\'e9s arpenter pour rien les routes. +\par +\par Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces mots, ce qui lui valut de la part de son p\'e8re un coup sur le c\'f4t\'e9 du cr\'e2ne avec le poing ferm\'e9. +\par +\par \'c0 ce coup, le jeune gar\'e7on laissa tomber sa t\'eate sur sa poitrine comme s'il avait \'e9t\'e9 \'e9tourdi. +\par +\par Mon p\'e8re hocha la t\'eate, car il avait de l'affection pour Jim, et nous rentr\'e2mes tous \'e0 la maison, en dodelinant du chef, et les yeux papillotants, pouvant \'e0 peine tenir les yeux ouverts, maintenant que nous savions tout danger pass\'e9. + +\par +\par Mais nous \'e9prouvions en m\'eame temps au c\'9cur un frisson de joie comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en ma vie. +\par +\par Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai entrepris de raconter, mais quand on a une bonne m\'e9moire et peu d\rquote habilet\'e9, on n'arrive pas \'e0 tirer une pens\'e9 +e de son esprit sans qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en m\'eame temps. +\par +\par Et pourtant, maintenant que je me suis mis \'e0 y songer, cet incident n'\'e9tait pas enti\'e8rement \'e9tranger \'e0 mon r\'e9cit, car Jim Horscroft eut une discussion si violente avec son p\'e8re, qu'il fut exp\'e9di\'e9 au coll\'e8 +ge de Berwick et comme mon p\'e8re avait depuis longtemps form\'e9 le projet de m'y placer aussi, il profita de l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. +\par +\par Mais avant de dire un mot au sujet de cette \'e9cole, il me faut revenir \'e0 l'endroit o\'f9 j'aurais d\'fb commencer, et vous mettre en \'e9tat de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages \'e9 +crites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien loin au-del\'e0 du }{\i border}{, et n'ont jamais entendu parler des Calder de West Inch. +\par +\par Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau domaine, autour d'une bonne habitation. +\par +\par C'est simplement une grande terre \'e0 p\'e2turages de moutons, ou la bise souffle avec \'e2pret\'e9 et que le vent balaie. +\par +\par Elle s'\'e9tend en formant une bande fragment\'e9e le long de la mer. +\par +\par Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste \'e0 gagner son loyer et \'e0 avoir du beurre le dimanche au lieu de m\'e9lasse. +\par +\par Au milieu, s'\'e9l\'e8ve une maison d'habitation en pierre, recouverte en ardoise, avec un appentis derri\'e8re. +\par +\par La date de 1703 est grav\'e9e grossi\'e8rement dans le bloc qui forme le linteau de la porte. +\par +\par Il y a plus de cent ans que ma famille est \'e9tablie l\'e0, et malgr\'e9 sa pauvret\'e9, elle est arriv\'e9e \'e0 tenir un bon rang dans le pays, car \'e0 la campagne le vieux fermier est souvent plus estim\'e9 que le nouveau laird. +\par +\par La maison de West Inch pr\'e9sentait une particularit\'e9 singuli\'e8re. +\par +\par Il avait \'e9t\'e9 \'e9tabli par des ing\'e9nieurs et autres personnes comp\'e9tentes, que la ligne de d\'e9limitation entre les deux pays passait exactement par le milieu de la maison, de fa\'e7on \'e0 couper notre meilleure chambre \'e0 + coucher en deux moiti\'e9s, l'une anglaise, l'autre \'e9cossaise. +\par +\par Or, la couchette que j'occupais \'e9tait orient\'e9e de telle sorte que j'avais la t\'eate au nord de la fronti\'e8re et les pieds au sud. +\par +\par Mes amis disent que si le hasard avait plac\'e9 mon lit en sens contraire, j'aurais eu peut-\'eatre la chevelure d'un blond moins roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. +\par +\par Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, o\'f9 ma t\'eate d\rquote \'c9cossais ne voyait aucun moyen de me tirer de p\'e9ril, mes bonnes grosses jambes d'Anglais vinrent \'e0 mon aide et m'en \'e9loign\'e8rent jusqu'en lieu s\'fbr. +\par +\par Mais \'e0 l'\'e9cole, cela me valut des histoires \'e0 n'en plus finir\~: les uns m'avaient surnomm\'e9 }{\i Grog \'e0 l'eau}{\~; pour d'autres j'\'e9tais la \'ab\~Grande Bretagne \'bb pour d'autres, \'ab\~l'Union Jock\~\'bb. +\par +\par Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits \'c9cossais et les petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. +\par +\par Puis on s'arr\'eatait des deux c\'f4t\'e9s pour se mettre \'e0 rire, comme si la chose \'e9tait bien plaisante. +\par +\par Dans les commencements, je fus tr\'e8s malheureux \'e0 l'\'e9cole de Berwick. +\par +\par Birtwhistle \'e9tait le premier ma\'eetre, et Adams le second, et je n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. +\par +\par J\rquote \'e9tais naturellement timide, tr\'e8s peu expansif. +\par +\par Je fus long \'e0 me faire un ami soit parmi les ma\'eetres, soit parmi mes camarades. +\par +\par Il y avait neuf milles \'e0 vol d'oiseau, et onze milles et demi par la route, de Berwick \'e0 West Inch. +\par +\par J'avais le c\'9cur gros en pensant \'e0 la distance qui me s\'e9parait de ma m\'e8re. +\par +\par Remarquez, en effet, qu'un gar\'e7on de cet \'e2ge, tout en pr\'e9tendant se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, h\'e9las\~! quand on le prend au mot. +\par +\par \'c0 la fin, je n'y tins plus, et je pris la r\'e9solution de m\rquote enfuir de l'\'e9cole, et de retourner le plus t\'f4t possible \'e0 la maison. +\par +\par Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer l'\'e9loge et l'admiration de tous depuis le directeur de l\rquote \'e9cole, jusqu'au dernier \'e9l\'e8ve, ce qui rendit ma vie d'\'e9colier fort agr\'e9able et fort douce. +\par +\par Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'\'e9tais tomb\'e9 par une fen\'eatre du second \'e9tage. +\par +\par Voici comment la chose arriva\~: +\par +\par Un soir j'avais re\'e7u des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de l'\'e9cole. Cet affront, s'ajoutant \'e0 tous mes autres griefs, fit d\'e9border ma petite coupe. +\par +\par Je jurai, ce soir m\'eame, en enfouissant ma figure inond\'e9e de larmes sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit \'e0 West Inch, soit bien pr\'e8s d'y arriver. +\par +\par Notre dortoir \'e9tait au second \'e9tage, mais j'avais une r\'e9putation de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. +\par +\par Je n'\'e9prouvais aucune frayeur, tout petit que j'\'e9tais, de me laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde serr\'e9e \'e0 la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois pieds au-dessus du sol. +\par +\par D\'e8s lors, je ne craignais gu\'e8re de ne pas pouvoir sortir du dortoir de Birtwhistle. +\par +\par J'attendis avec impatience que l'on e\'fbt fini de tousser et de remuer. +\par +\par Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des gens r\'e9veill\'e9s, eurent cess\'e9 de se faire entendre sur la longue ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je m'habillai, et mes souliers \'e0 + la main, je me dirigeai vers la fen\'eatre sur la pointe des pieds. +\par +\par Je l'ouvris et jetai un coup d'\'9cil au dehors. +\par +\par Le jardin s'\'e9tendait au-dessous de moi, et tout pr\'e8s de ma main s'allongeait une grosse branche de poirier. +\par +\par Un jeune gar\'e7on agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise d'\'e9chelle. +\par +\par Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'\'e0 franchir un mur de cinq pieds. +\par +\par Apr\'e8s quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la maison. +\par +\par J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre branche, et j'allais m'\'e9lancer de la fen\'eatre, lorsque je devins tout \'e0 coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais \'e9t\'e9 chang\'e9 en pierre. +\par +\par Il y avait par-dessus la cr\'eate du mur une figure tourn\'e9e vers moi. +\par +\par Un glacial frisson de crainte me saisit le c\'9cur en voyant cette figure dans sa p\'e2leur et son immobilit\'e9. +\par +\par La lune versait sa lumi\'e8re sur elle, et les globes oculaires se mouvaient lentement des deux c\'f4t\'e9s, bien que je fusse cach\'e9 \'e0 sa vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. +\par +\par Puis par saccades, la figure blanche s'\'e9leva de fa\'e7on \'e0 montrer le cou. +\par +\par Les \'e9paules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. +\par +\par Il se mit \'e0 cheval sur la cr\'eate du mur, puis d'un violent effort, il attira vers lui un jeune gar\'e7on \'e0 peu pr\'e8s de ma taille qui reprenait haleine de temps \'e0 autre, comme s'il sanglotait. +\par +\par L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles bourrues. +\par +\par Puis ils se laiss\'e8rent aller tous deux par terre dans le jardin. +\par +\par J'\'e9tais encore debout, et en \'e9quilibre, avec un pied sur la branche et l'autre sur l'appui de la fen\'eatre, n'osant pas bouger, de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer \'e0 pas de loup, dans la longue + ligne d'ombre de la maison. +\par +\par Tout \'e0 coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en tombant. +\par +\par \endash Voil\'e0 qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, vous avez de la place. +\par +\par \endash Mais l'ouverture est toute bord\'e9e d'\'e9clats, fit l'autre avec un tremblement de frayeur. +\par +\par L'individu lan\'e7a un juron qui me donna la chair de poule. +\par +\par \endash Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je\'85 +\par +\par Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court hal\'e8tement de douleur. +\par +\par \endash J'y vais, j'y vais, s'\'e9cria le petit gar\'e7on. +\par +\par Mais je n'en entendis pas plus long, car la t\'eate me tourna brusquement. +\par +\par Mon talon glissa de la branche. +\par +\par Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courb\'e9 du cambrioleur. +\par +\par Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous r\'e9pondre, c'est qu'aujourd'hui m\'eame je ne saurais dire si ce fut un accident, ou si je le fis expr\'e8s. +\par +\par Il se peut bien que pendant que je songeais \'e0 le faire, le hasard se soit charg\'e9 de trancher la question pour moi. +\par +\par L'individu \'e9tait courb\'e9, la t\'eate en avant, occup\'e9 \'e0 pousser le gamin \'e0 travers une \'e9troite fen\'eatre quand je m'abattis sur lui \'e0 l'endroit m\'eame o\'f9 le cou se joint \'e0 l'\'e9pine dorsale. +\par +\par Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit trois tours sur lui-m\'eame en battant l'herbe de ses talons. +\par +\par Son petit compagnon s'\'e9clipsa au clair de la lune et en un clin d'\'9cil il eut franchi la muraille. +\par +\par Quant \'e0 moi, je m'\'e9tais assis pour crier \'e0 tue-t\'eate et frotter une de mes jambes o\'f9 je sentais la m\'eame chose que si elle eut \'e9t\'e9 prise dans un cercle de m\'e9tal rougi au feu. +\par +\par Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la maison, depuis le directeur de l'\'e9cole, jusqu'au valet d'\'e9curie accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. +\par +\par La chose fut bient\'f4t \'e9claircie. +\par +\par L'homme fut plac\'e9 sur un volet et emport\'e9. +\par +\par Quant \'e0 moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans une chambre \'e0 coucher sp\'e9ciale, o\'f9 le chirurgien Purdle, le cadet des deux qui portent ce nom, me remit en place le p\'e9ron\'e9. +\par +\par Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralys\'e9es, et les m\'e9decins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir s'il en retrouverait ou non l'usage. +\par +\par Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux Assises de Carlyle. +\par +\par On reconnut en lui le bandit le plus d\'e9termin\'e9 qu'il y e\'fbt dans le nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois assassinats, et il y avait assez de preuves \'e0 sa charge pour le faire pendre dix fois. +\par +\par Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans vous raconter cet \'e9v\'e9nement qui en fut l'incident le plus important. +\par +\par Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car lorsque je songe \'e0 tout ce qui va se pr\'e9senter, je vois bien que j'en aurai de reste \'e0 dire avant d'\'eatre arriv\'e9 \'e0 la fin. +\par +\par En effet, quand on n'a \'e0 conter que sa petite histoire particuli\'e8re, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se trouve m\'eal\'e9 \'e0 de grands \'e9v\'e9nements comme ceux dont j'aurai \'e0 parler, alors on \'e9 +prouve une certaine difficult\'e9, si l'on n'a pas fait une sorte d'apprentissage \'e0 arranger le tout bien \'e0 son gr\'e9. +\par +\par Mais j'ai la m\'e9moire aussi bonne qu'elle f\'fbt jamais, Dieu merci, et je vais t\'e2cher de faire mon r\'e9cit aussi droit que possible. +\par +\par Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit na\'eetre l'amiti\'e9 entre Jim, le fils du m\'e9decin, et moi. +\par +\par Il fut le coq de l'\'e9cole d\'e8s le jour de son entr\'e9e, car moins d'une heure apr\'e8s, il avait jet\'e9, \'e0 travers le grand tableau noir de la classe, Barton, qui en avait \'e9t\'e9 le coq jusqu'\'e0 ce jour-l\'e0. +\par +\par Jim continuait \'e0 prendre du muscle et des os. M\'eame \'e0 cette \'e9poque, il \'e9tait carr\'e9 d'\'e9paules et de haute taille. +\par +\par Les propos courts et le bras long, il \'e9tait fort sujet \'e0 fl\'e2ner, son large dos contre le mur, et ses mains profond\'e9ment enfonc\'e9es dans les poches de sa culotte. +\par +\par Je n'ai pas oubli\'e9 sa fa\'e7on d'avoir toujours un brin de paille au coin des l\'e8vres, \'e0 l\rquote endroit m\'eame o\'f9 il prit l'habitude de mettre plus tard le tuyau de sa pipe. +\par +\par Jim fut toujours le m\'eame pour le bien comme pour le mal depuis le premier jour o\'f9 je fis connaissance avec lui. +\par +\par Ciel\~! comme nous avions de la consid\'e9ration pour lui\~! +\par +\par Nous n'\'e9tions que de petits sauvages, mais nous \'e9prouvions le respect du sauvage devant la force. +\par +\par Il y avait l\'e0 Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des vers alca\'efques aussi bien que des pentam\'e8tres et des hexam\'e8tres, et, cependant pas un n'e\'fbt donn\'e9 une chiquenaude pour Tom. +\par +\par Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d\rquote Abel, sur le bout du doigt, au point que les ma\'eetres eux-m\'eames s'adressaient \'e0 lui s'ils avaient des doutes, mais c'\'e9tait un gar\'e7on \'e0 poitrine \'e9 +troite, beaucoup trop long pour sa largeur, et \'e0 quoi lui servirent ses dates le jour o\'f9 Jock Simons, de la petite troisi\'e8me, le pourchassa jusqu'au bout du corridor \'e0 coups de boucle de ceinture. +\par +\par Ah\~! il ne fallait pas se conduire ainsi \'e0 l'\'e9gard de Jim Horscroft. +\par +\par Quelles l\'e9gendes nous b\'e2tissions sur sa force\~? +\par +\par N'\'e9tait-ce pas lui qui avait enfonc\'e9 d'un coup de poing un panneau de ch\'eane de la porte qui conduisait \'e0 la salle des jeux\~? N'\'e9tait-ce pas lui qui, je jour o\'f9 le grand Merridew avait conquis la balle, saisit \'e0 + bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit le but en d\'e9passant tous les adversaires au pas de course\~? +\par +\par Il nous paraissait d\'e9plorable qu'un gaillard de cette trempe se cass\'e2t la t\'eate \'e0 propos de spond\'e9es et de dactyles, ou se pr\'e9occup\'e2t de savoir qui avait sign\'e9 la Grande Charte. +\par +\par Lorsqu'il d\'e9clara en pleine classe que c'\'e9tait le roi Alfred, nous autres, petits gar\'e7ons, nous f\'fbmes d'avis qu'il devait en \'eatre ainsi, et que peut-\'eatre Jim en savait plus long que l'homme qui avait \'e9crit le livre. +\par +\par Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur moi. +\par +\par Il me passa la main sur la t\'eate. Il dit que j'\'e9tais un enrag\'e9 petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une semaine. +\par +\par Nous f\'fbmes amis intimes pendant deux ans, malgr\'e9 le foss\'e9 que les ann\'e9es creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou l'irr\'e9flexion lui aient fait faire plus d'une chose qui m'ulc\'e9rait, je ne l'en aimais pas moins comme un fr\'e8 +re, et je versai assez de larmes pour remplir la bouteille \'e0 l'encre, quand il partit pour \'c9dimbourg afin d'y \'e9tudier la profession de son p\'e8re. +\par +\par Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle apr\'e8s cela, et quand j'en sortis, j'\'e9tais moi-m\'eame devenu le coq de l'\'e9cole, car j'\'e9tais aussi sec, a +ussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au d\'e9veloppement musculaire de mon grand pr\'e9d\'e9cesseur. +\par +\par Ce fut dans l'ann\'e9e du jubil\'e9 que je sortis de chez Birtwhistle. +\par +\par Ensuite je passai trois ans \'e0 la maison, \'e0 apprendre \'e0 soigner les bestiaux\~; mais les flottes et les arm\'e9es \'e9taient encore aux prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le pays. +\par +\par Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais \'e0 \'e9carter pour toujours ce nuage de notre peuple\~? +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504949}{\*\bkmkstart _Toc89889371}II \endash LA COUSINE EDIE D\rquote EYEMOUTH{\*\bkmkend _Toc72504949} +{\*\bkmkend _Toc89889371} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Quelques ann\'e9es auparavant, alors que j'\'e9tais un tout jeune gar\'e7on, la fille unique du fr\'e8re de mon p\'e8re \'e9 +tait venue nous faire une visite de cinq semaines. +\par +\par Willie Calder s'\'e9tait \'e9tabli \'e0 Eyemouth comme fabricant de filets de p\'eache, et il avait tir\'e9 meilleur parti du fil \'e0 tisser que nous n'\'e9tions sans doute destin\'e9s \'e0 faire des gen\'eats et des landes sablonneuses de West Inch. + +\par +\par Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiff\'e9e d'un chapeau de cinq shillings et accompagn\'e9e d'une caisse d'effets, devant laquelle les yeux de ma m\'e8re lui sortirent de la t\'eate comme ceux d'un crabe. +\par +\par C'\'e9tait \'e9tonnant de la voir d\'e9penser sans compter, elle qui n'\'e9tait qu'une gamine. +\par +\par Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une belle pi\'e8ce de deux pence, \'e0 laquelle il n'avait aucun droit. +\par +\par Elle ne faisait pas plus de cas de la bi\'e8re au gingembre que si c'e\'fbt \'e9t\'e9 de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son th\'e9, du beurre pour son pain, tout comme si elle avait \'e9t\'e9 une Anglaise. +\par +\par Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-l\'e0, car j'avais peine \'e0 comprendre dans quel but elles avaient \'e9t\'e9 cr\'e9\'e9es. +\par +\par Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pens\'e9 \'e0 elles, mais les plus petits semblaient \'eatre les plus raisonnables, car quand les gamins commen\'e7aient \'e0 grandir, ils se montraient moins tranchants sur ce point. +\par +\par Quant \'e0 nous, les tout petits, nous \'e9tions tous d'un m\'eame avis\~: une cr\'e9ature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps \'e0 colporter des histoires, et qui n'arrive m\'eame \'e0 + lancer une pierre qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'\'e9tait un chiffon, n'\'e9tait bonne \'e0 rien du tout. +\par +\par Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent\~: on dirait qu'elles font le p\'e8re et la m\'e8re en une seule personne, elles se m\'ealent sans cesse de nos jeux pour nous dire\~: \'ab\~Jimmy, votre doigt de pied passe \'e0 travers votre soulier.\~ +\'bb ou bien encore\~: \'ab\~Rentrez chez vous, sale enfant, et allez vous laver \'bb au point que rien qu'\'e0 les voir, nous en avions assez. +\par +\par Aussi quand celle-l\'e0 vint \'e0 la ferme de West Inch, je ne fus pas enchant\'e9 de la voir. +\par +\par Nous \'e9tions en vacances. +\par +\par J'avais alors douze ans. +\par +\par Elle en avait onze. +\par +\par C'\'e9tait une fillette mince, grande pour son \'e2ge, aux yeux noirs et aux fa\'e7ons les plus bizarres. +\par +\par Elle \'e9tait tout le temps \'e0 regarder fixement devant elle, les l\'e8vres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose d'extraordinaire, mais quand je me postais derri\'e8re elle, et que je regardais dans la m\'ea +me direction, je n'apercevais que l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les culottes de papa suspendues avec le reste du linge \'e0 s\'e9cher. +\par +\par Puis, si elle apercevait une touffe de bruy\'e8re ou de foug\'e8re, ou n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en contemplation. +\par +\par Elle s'\'e9criait\~: +\par +\par \endash Comme c'est beau\~! comme c'est parfait\~! +\par +\par On e\'fbt dit que c'\'e9tait un tableau en peinture. +\par +\par Elle n'aimait pas \'e0 jouer, mais souvent je la faisais jouer au chat perch\'e9\~; \'e7a manquait d'animation, car j'arrivais toujours \'e0 + l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix gar\'e7ons. +\par +\par Quand je me mettais \'e0 lui dire qu'elle n'\'e9tait bonne \'e0 rien, que son p\'e8re \'e9tait bien sot de l'\'e9lever comme cela, elle pleurait, disait que j\rquote \'e9tais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle ce soir m\'ea +me, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. +\par +\par Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus \'e0 rien de tout cela. +\par +\par Ce qu'il y avait d'\'e9trange, c'est qu'elle avait plus d'affection pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait jamais tranquille. +\par +\par Elle \'e9tait toujours \'e0 me guetter, \'e0 courir apr\'e8s moi, et \'e0 dire alors\~: \'ab\~Tiens\~! vous \'eates l\'e0\~! \'bb en faisant l'\'e9tonn\'e9e. +\par +\par Mais bient\'f4t je m\rquote aper\'e7us qu'elle avait aussi de bons c\'f4t\'e9s. +\par +\par Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en elle, c'\'e9taient les histoires qu'elle savait conter. +\par +\par Elle avait une peur affreuse des grenouilles. +\par +\par Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je la lui mettrais dans le coup \'e0 moins qu'elle ne me cont\'e2t une histoire. +\par +\par Cela l'aidait \'e0 commencer, mais une fois en train, c'\'e9tait \'e9tonnant comme elle allait. +\par +\par Et \'e0 entendre les choses qui lui \'e9taient arriv\'e9es, cela vous coupait la respiration. +\par +\par Il y avait un pirate barbaresque qui \'e9tait all\'e9 \'e0 Eyemouth. +\par +\par Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau charg\'e9 d'or pour faire d'elle sa femme. +\par +\par Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi \'e9tait all\'e9 \'e0 Eyemouth et il lui avait donn\'e9 comme gage un anneau qu'il reprendrait \'e0 son retour, disait-il. +\par +\par Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait \'e0 s'y m\'e9prendre \'e0 ceux qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que celui-l\'e0 \'e9tait en or vierge. +\par +\par Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le pirate barbaresque. +\par +\par Elle me r\'e9pondit qu'il lui ferait sauter la t\'eate de dessus les \'e9paules. +\par +\par Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle\~? +\par +\par Cela d\'e9passait mon intelligence. +\par +\par Puis elle me dit que pendant son voyage \'e0 destination de West Inch, elle avait \'e9t\'e9 suivie par un prince d\'e9guis\'e9. +\par +\par Je lui demandai \'e0 quoi elle avait reconnu que c'\'e9tait un prince. +\par +\par Elle me r\'e9pondit\~: +\par +\par \endash \'c0 son d\'e9guisement. +\par +\par Un autre jour, elle dit que son p\'e8re composait une \'e9nigme, que quand elle serait pr\'eate, il la mettrait dans les journaux, et celui qui la devinerait aurait la moiti\'e9 de sa fortune et la main de sa fille. +\par +\par Je lui dis que j'\'e9tais fort sur les \'e9nigmes, et qu'il faudrait qu'elle me l'envoy\'e2t des qu'elle serait pr\'eate. +\par +\par Elle dit que ce serait dans la }{\i Gazette de Berwick}{, et voulut savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagn\'e9e. +\par +\par Je r\'e9pondis que je la vendrais aux ench\'e8res, pour le prix qu'on m'offrirait, mais ce soir-l\'e0 elle ne voulut plus conter d'histoires, car elle \'e9tait tr\'e8s susceptible dans certains cas. +\par +\par Jim Horscroft \'e9tait absent pendant le temps que la cousine Edie passa chez nous. +\par +\par Il revint la semaine m\'eame o\'f9 elle partit, et je me rappelle combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montr\'e2t quelque int\'e9r\'eat au sujet d'une simple fillette. +\par +\par Il me demanda si elle \'e9tait jolie, et quand j'eus dit que je n'y avais pas fait attention, il \'e9clata de rire, me qualifia de taupe, et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. +\par +\par Mais il ne tarda pas \'e0 s'occuper de tout autre chose, et je n'eus plus une pens\'e9e pour Edie, jusqu'au jour o\'f9 elle prit bel et bien ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette plume d'oie. +\par +\par C'\'e9tait en 1813. +\par +\par J'avais quitt\'e9 l'\'e9cole, et j'avais d\'e9j\'e0 dix-huit ans, au moins quarante poils sur la l\'e8vre sup\'e9rieure, et l\rquote esp\'e9rance d\rquote en avoir bien davantage. +\par +\par J\rquote avais chang\'e9 depuis mon d\'e9part de l\rquote \'e9cole. +\par +\par Je ne m\rquote adonnais plus aux jeux avec la m\'eame ardeur. +\par +\par Au lieu de cela il m\rquote arrivait de rester allong\'e9 sur la pente de la lande, du c\'f4t\'e9 ensoleill\'e9, les l\'e8vres entrouvertes, et regardant fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine Edie. +\par +\par Jusqu\rquote alors je m\rquote \'e9tais tenu pour satisfait, je trouvais mon existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et sauter plus haut que mon prochain. +\par +\par Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose\~! +\par +\par Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste vo\'fbte du ciel, puis je les portais sur la surface bleue de la mer. +\par +\par Je sentais qu\rquote il me manquait quelque chose, mais je n\rquote arrivais point \'e0 pouvoir dire ce qu\rquote \'e9tait cette chose. +\par +\par Et mon caract\'e8re prit de la vivacit\'e9. +\par +\par Il me semblait que tous mes nerfs \'e9taient agac\'e9s. +\par +\par Si ma m\'e8re me demandait de quoi je souffrais, ou que mon p\'e8re me parl\'e2t de mettre la main au travail, je me laissais aller \'e0 r\'e9pondre en termes si \'e2pres, si amers que depuis j'en ai souvent \'e9prouv\'e9 du chagrin. +\par +\par Ah\~! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une m\'e8re. +\par +\par Aussi doit-on la m\'e9nager aussi longtemps, qu'on l'a. +\par +\par Un jour, comme je rentrais en t\'eate du troupeau, je vis mon p\'e8re assis, une lettre \'e0 la main. +\par +\par C'\'e9tait un \'e9v\'e9nement fort rare chez nous, except\'e9 quand l'agent \'e9crivait pour le terme. +\par +\par En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai \'e0 ouvrir de grands yeux, car je m'\'e9tais toujours figur\'e9 que c'\'e9tait l\'e0 une chose impossible \'e0 un homme. +\par +\par Je le voyais fort bien \'e0 pr\'e9sent, car il avait \'e0 travers sa joue p\'e2lie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la franchir. +\par +\par Il fallait qu'elle gliss\'e2t de c\'f4t\'e9 jusqu'\'e0 son oreille, d'o\'f9 elle tombait sur la feuille de papier. +\par +\par Ma m\'e8re \'e9tait assise pr\'e8s de lui et lui caressait la main, comme elle caressait le dos du chat pour le calmer. +\par +\par \endash Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette lettre vient de l'homme de loi. La chose est arriv\'e9e subitement. Autrement on nous aurait \'e9crit. Un anthrax, dit-il, et un flux de sang \'e0 la t\'eate. +\par +\par \endash Ah\~! Alors ses peines sont finies, dit ma m\'e8re. +\par +\par Mon p\'e8re essuya ses oreilles avec la nappe de la table. +\par +\par \endash Il a laiss\'e9 toutes ses \'e9conomies \'e0 sa fille, dit-il, et si elle n'a pas chang\'e9, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'\'eatre, elle n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle disait, sous ce toit m\'eame, du th\'e9 + trop faible, et cela pour du th\'e9 \'e0 sept shillings la livre. +\par +\par Ma m\'e8re hocha la t\'eate et consid\'e9ra les pi\'e8ces de lard suspendues au plafond. +\par +\par \endash Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car \'e7\rquote a \'e9t\'e9 son dernier d\'e9sir. +\par +\par \endash Il faudra qu'elle paie son entretien, s'\'e9cria ma m\'e8re avec \'e2pret\'e9. +\par +\par Je fus f\'e2ch\'e9 de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, mais apr\'e8s tout, si elle n'avait pas \'e9t\'e9 aussi \'e2pre, nous aurions \'e9t\'e9 jet\'e9s dehors au bout de douze mois. +\par +\par \endash Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui m\'eame. Jock, mon gar\'e7on, vous aurez la bont\'e9 de partir avec la charrette pour Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y sera, et vous pourrez l'amener \'e0 West Inch. +\par +\par Je me mis donc en route \'e0 cinq heures et quart avec la }{\i Souter Johnnie}{, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre charrette avec la caisse repeinte \'e0 neuf qui ne nous servait que dans les grands jours. +\par +\par La diligence apparut au moment m\'eame o\'f9 j'arrivais, et moi, comme un niais de jeune campagnard, sans songer aux ann\'e9es qui s'\'e9taient \'e9coul\'e9es, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un bout de fille en jupe courte arrivant +\'e0 peine aux genoux. +\par +\par Et comme je m'avan\'e7ais obliquement, le cou tendu, je me sentis toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame v\'eatue de noirs debout sur les marches, et j'appris que c'\'e9tait ma cousine Edie. +\par +\par Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touch\'e9, j'aurais pu passer vingt fois pr\'e8s d'elle sans la reconna\'eetre. +\par +\par Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demand\'e9 si elle \'e9tait jolie ou non, je n'aurais su que lui r\'e9pondre. +\par +\par Elle \'e9tait brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos jeunes filles du border, et pourtant \'e0 travers ce teint charmant, s'entrevoyait une nuance de carmin pareille \'e0 la teinte plus chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. + +\par +\par Ses l\'e8vres \'e9taient rouges, exprimant la douceur, et la fermet\'e9, mais d\'e8s ce moment m\'eame, je vis au premier coup d'\'9cil flotter au fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. +\par +\par Elle s'empara de moi s\'e9ance tenante, comme si j'avais fait partie de son h\'e9ritage. Elle allongea la main et me cueillit. +\par +\par Elle \'e9tait en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle portait un voile noir qu'elle avait \'e9cart\'e9 de devant sa figure. +\par +\par \endash Ah\~! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent mani\'e9r\'e9 qu'elle avait appris \'e0 la pension. Non, non, nous sommes un peu trop grands pour cela\~?\'85 +\par +\par Cela, c'\'e9tait parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avan\'e7ais ma figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la derni\'e8re fois que nous nous \'e9tions vus\'85 +\par +\par \endash Soyez bon gar\'e7on et donnez un shilling au conducteur, qui a \'e9t\'e9 extr\'eamement complaisant pour moi pendant le trajet. +\par +\par Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une pi\'e8ce d'argent de quatre pence. +\par +\par Jamais le manque d'argent ne me parut plus p\'e9nible qu'\'e0 ce moment-l\'e0. +\par +\par Mais elle me devina d'un simple regard, et aussit\'f4t une petite bourse en moleskine \'e0 fermoir d'argent me fut gliss\'e9e dans la main. +\par +\par Je payai l'homme et allais rendre la bourse \'e0 Edie, mais elle me for\'e7a de la garder. +\par +\par \endash Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est l\'e0 votre voiture, elle \'e0 l'air bien dr\'f4le. Mais o\'f9 vais je m'asseoir\~? +\par +\par \endash Sur le sac, dis-je. +\par +\par \endash Et comment faire pour monter\~? +\par +\par \endash Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. +\par +\par Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gant\'e9es dans les miennes. +\par +\par Comme elle passait par-dessus le c\'f4t\'e9 de la carriole, son haleine passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussit\'f4t s'effac\'e8rent par lambeaux ces langueurs vagues et inqui\'e8tes de mon \'e2me. +\par +\par Il me sembla que cet instant m'enlevait \'e0 moi-m\'eame et faisait de moi un des membres de la race des hommes. +\par +\par Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut \'e0 un cheval pour agiter sa queue, et pourtant un \'e9v\'e9nement s'\'e9tait produit. +\par +\par Une barri\'e8re avait surgi quelque part. +\par +\par J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. +\par +\par J'\'e9prouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma timidit\'e9, dans ma r\'e9serve, je ne sus faire autre chose que d'\'e9galiser le rembourrage du sac. +\par +\par Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait \'e0 grand bruit la direction de Berwick. +\par +\par Tout \'e0 coup elle se mit \'e0 faire voltiger en l'air son mouchoir. +\par +\par \endash Il a \'f4t\'e9 son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a d\'fb \'eatre officier. Il avait l'air tr\'e8s distingu\'e9. Peut-\'eatre l'avez-vous remarqu\'e9, un gentleman sur l'imp\'e9riale, tr\'e8s beau, avec un pardessus brun. +\par +\par Je secouai la t\'eate, et toute la joie qui m'avait envahi fit place \'e0 une sotte mauvaise humeur. +\par +\par \endash Ah\~! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines vertes, et la route brune et tortueuse\~; elles sont bien rest\'e9es les m\'eames qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous n'avez pas beaucoup chang\'e9. J'esp\'e8 +re que vos mani\'e8res sont meilleures que jadis\~; vous ne chercherez pas \'e0 me mettre des grenouilles dans le cou, n'est-ce pas\~? +\par +\par Rien qu'\'e0 cette id\'e9e, je sentis un frisson dans tout le corps. +\par +\par \endash Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse \'e0 West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. +\par +\par \endash Assur\'e9ment, c'est bien de la bont\'e9 de votre part que d'accueillir une pauvre fille isol\'e9e, dit-elle. +\par +\par \endash C'est bien de la bont\'e9 de votre part que de venir, cousine Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le crains, dis-je. +\par +\par \endash Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas\~? Il n'y a pas beaucoup d'hommes par l\'e0-bas, autant qu'il m\rquote en souvient. +\par +\par \endash Il y a le Major Elliott, \'e0 Corriemuir. Il vient passer la soir\'e9e de temps \'e0 autre. C'est un brave vieux soldat, qui a re\'e7u une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. +\par +\par \endash Ah\~! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre \'e2ge, dont on peut se faire des amis. \'c0 propos, ce vieux docteur si aigre, il avait un fils, n'est ce pas\~? + +\par +\par \endash Oh\~! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. +\par +\par \endash Est-il chez lui\~? +\par +\par \endash Non, il reviendra bient\'f4t. Il fait encore ses \'e9tudes \'e0 \'c9dimbourg. +\par +\par \endash Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'\'e0 son retour, Jock. Ah\~! je suis bien lasse, et je voudrais \'eatre arriv\'e9e \'e0 West Inch. +\par +\par Je fis arpenter la route \'e0 la vieille }{\i Souter Johnnie}{, d'une allure \'e0 laquelle elle n'a jamais march\'e9 ni avant, ni depuis. +\par +\par Une heure apr\'e8s, Edie \'e9tait assise devant la table \'e0 souper. +\par +\par Ma m\'e8re avait servi non seulement du beurre, mais encore de la gel\'e9e de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait \'e0 la lumi\'e8re de la chandelle et faisait fort bon effet. +\par +\par Je n'eus pas de peine \'e0 m'apercevoir que mes parents \'e9taient tout aussi surpris que moi, du changement qui s'\'e9tait op\'e9r\'e9 en elle, mais qu'ils l'\'e9taient d'une autre fa\'e7on que moi. +\par +\par Ma m\'e8re \'e9tait si impressionn\'e9e par l'objet en plumes qu'elle lui vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, et ma cousine, de son air joli et l\'e9ger, la mena\'e7ait du doigt toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. + +\par +\par Apr\'e8s le souper, quand elle fut all\'e9e se coucher, ils ne purent parler d'autre chose que de son air et de son \'e9ducation. +\par +\par \endash Tout de m\'eame, pour le dire en passant, fit mon p\'e8re, elle n'a pas l'air d'avoir le c\'9cur bris\'e9 par la mort de mon fr\'e8re. +\par +\par Alors, pour la premi\'e8re fois, je me souvins qu'elle n'avait pas dit un mot \'e0 ce sujet, depuis que nous nous \'e9tions revus. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504950}{\*\bkmkstart _Toc89889372}III \endash L'OMBRE SUR LES EAUX{\*\bkmkend _Toc72504950}{\*\bkmkend _Toc89889372} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Il ne fallut pas longtemps \'e0 la cousine Edie pour r\'e9gner souverainement \'e0 West Inch et pour faire de nous tous, y compris mon p\'e8re, ses sujets. +\par +\par Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de nous ne s\'fbt combien. +\par +\par Lorsque ma m\'e8re lui dit que quatre shillings par semaine paieraient toutes ses d\'e9penses, elle porta spontan\'e9ment la somme \'e0 sept shillings six pence. +\par +\par La chambre du sud, la plus ensoleill\'e9e, et dont la fen\'eatre \'e9tait encadr\'e9e de ch\'e8vrefeuille, lui fut assign\'e9e, et c'\'e9tait merveille de voir les bibelots qu'elle avait apport\'e9s de Berwick pour les y ranger. +\par +\par Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole ne lui plaisait pas, elle loua le }{\i gig}{ d'Angus Whitehead, qui avait la ferme de l'autre c\'f4t\'e9 de la c\'f4te. +\par +\par Et il \'e9tait rare qu'elle rev\'eent sans apporter quelque chose pour l'un de nous\~; une pipe de bois pour mon p\'e8re, un plaid des Shetlands pour ma m\'e8re, un livre pour moi, un collier de cuivre pour Rob, notre collie. +\par +\par Jamais on ne vit femme plus d\'e9pensi\'e8re. +\par +\par Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa pr\'e9sence. +\par +\par Pour moi, cela changea enti\'e8rement l'aspect du paysage. +\par +\par Le soleil \'e9tait plus brillant, les collines plus vertes et l'air plus doux depuis le jour de sa venue. +\par +\par Nos existences perdirent leur banalit\'e9, maintenant que nous les passions avec une telle cr\'e9ature, et la vieille et morne maison grise prit un tout autre aspect \'e0 mes yeux depuis le jour o\'f9 elle avait pos\'e9 + le pied sur le paillasson de la porte. +\par +\par Cela ne tenait point \'e0 sa figure, qui pourtant \'e9tait des plus attrayantes, non plus qu'\'e0 sa tournure, bien que je n'aie vu aucune jeune fille qui p\'fbt rivaliser en cela avec elle. C'\'e9tait son entrain, ses fa\'e7ons dr\'f4 +lement moqueuses, sa mani\'e8re toute nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle rejetait sa robe ou portait la t\'eate en arri\'e8re. +\par +\par Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. +\par +\par C'\'e9tait enfin ce vif regard de d\'e9fi, et cette bonne parole qui ramenait chacun de nous \'e0 son niveau. +\par +\par Mais non, pas tout \'e0 fait \'e0 son niveau. +\par +\par Pour moi, elle fut toujours une cr\'e9ature lointaine et sup\'e9rieure. +\par +\par J'avais beau me monter la t\'eate et me faire des reproches. +\par +\par Quoi que je fisse, je n'arrivais pas \'e0 reconna\'eetre que le m\'eame sang coulait dans nos veines et qu'elle n'\'e9tait qu'une jeune campagnarde, comme je n'\'e9tais qu'un jeune campagnard. +\par +\par Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle s'aper\'e7ut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. +\par +\par Quand j'\'e9tais loin d'elle, j'\'e9prouvais de l'agitation, et pourtant lorsque je me trouvais avec elle, j'\'e9tais sans cesse \'e0 trembler de crainte que quelque faute commise en parlant ne lui caus\'e2t de l'ennui ou ne la f\'e2cha. +\par +\par Si j'en avais su plus long sur le caract\'e8re des femmes, je me serais peut-\'eatre donn\'e9 moins de mal. +\par +\par \endash Vous \'eates bien chang\'e9 de ce que vous \'e9tiez autrefois, disait-elle en me regardant de c\'f4t\'e9 par-dessous ses cils noirs. +\par +\par \endash Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la premi\'e8re fois, dis-je. +\par +\par \endash Ah\~! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de vos mani\'e8res d'aujourd'hui. Vous \'e9tiez si brutal avec moi et si imp\'e9rieux, et vous ne vouliez faire qu'\'e0 votre t\'eate, comme un petit homme que vous \'e9 +tiez. Je vous revois encore avec votre tignasse emm\'eal\'e9e et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous \'eates si douce, si tranquille. Vous avez le langage si pr\'e9venant\~! +\par +\par \endash On apprend \'e0 se conduire, dis-je. +\par +\par \endash Oh\~! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous \'e9tiez. +\par +\par Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car j\rquote aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonn\'e9 la fa\'e7on dont je la traitais d'ordinaire. +\par +\par Que ces fa\'e7ons l\'e0 plussent \'e0 tout autre qu'\'e0 une personne \'e9vad\'e9e d'une maison de fous, voil\'e0 qui d\'e9passait tout \'e0 fait mon intelligence. +\par +\par Je me rappelai le temps, o\'f9 la surprenant sur le seuil en train de lire, je fixais au bout d'une baguette \'e9lastique de coudrier de petites boules d'argile, que je lui lan\'e7ais, jusqu'\'e0 ce qu'elle fin\'eet par pleurer. +\par +\par Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille \'e0 la main, avec tant d'acharnement qu'elle finit par se r\'e9fugier, \'e0 moiti\'e9 folle d'\'e9pouvante, sous le tablier de ma m\'e8 +re, et que mon p\'e8re m'ass\'e9na sur le trou de l'oreille un coup de b\'e2ton \'e0 bouillie qui m'envoya rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. +\par +\par Voil\'e0 donc ce qu'elle regrettait\~? +\par +\par Eh bien, elle se r\'e9signerait \'e0 s'en passer, car ma main se s\'e9cherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. +\par +\par Mais je compris alors pour la premi\'e8re fois, tout ce qu'il y a d'\'e9trange dans la nature f\'e9minine, et je reconnus que l'homme ne doit point raisonner \'e0 ce propos, mais simplement se tenir sur ses gardes et t\'e2cher de s'instruire. +\par +\par Nous nous trouv\'e2mes enfin au m\'eame niveau, quand elle dit qu'elle n'avait qu'\'e0 faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, et que j'\'e9tais aussi enti\'e8rement \'e0 ses ordres que le vieux Rob \'e9tait docile \'e0 mon appel. +\par +\par Vous trouvez que j'\'e9tais bien sot de me laisser mettre ainsi la t\'eate \'e0 l'envers. +\par +\par Je l'\'e9tais peut-\'eatre, mais il faut aussi vous rappeler combien j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions \'e0 chaque instant. +\par +\par En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-l\'e0 sur un million, et je puis vous garantir que celui-l\'e0 aurait eu la t\'eate solide, qui ne se la serait pas laiss\'e9 mettre \'e0 l'envers par elle. +\par +\par Tenez, voil\'e0 le Major Elliott. +\par +\par C'\'e9tait un homme qui avait enterr\'e9 trois femmes et qui avait figur\'e9 dans douze batailles rang\'e9es. +\par +\par Eh bien\~! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un chiffon mouill\'e9, elle qui sortait \'e0 peine de pension. +\par +\par Peu de temps apr\'e8s qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, et avec une lueur dans l'\'9cil qui le rajeunissait de dix ans. +\par +\par Il tordait ses moustaches grises des deux c\'f4t\'e9s, de fa\'e7on \'e0 en avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne jambe avec autant de fiert\'e9 qu'un joueur de cornemuse. +\par +\par Que lui avait-elle dit\~? +\par +\par Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet que du vin vieux. +\par +\par \endash Je suis mont\'e9 pour vous voir, mon gar\'e7on, dit-il, mais il faut que je rentre \'e0 la maison. Toutefois ma visite n'a pas \'e9t\'e9 perdue, car elle m'a procur\'e9 l'occasion de voir }{\i la belle cousine}{ +, une jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon gar\'e7on. +\par +\par Il avait une fa\'e7on de parler un peu formaliste, un peu raide, et il se plaisait \'e0 intercaler dans ses propos quelques bouts de phrases fran\'e7aises qu'il avait ramass\'e9s dans la P\'e9ninsule. +\par +\par Il aurait continu\'e9 \'e0 me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa poche le coin d'un journal. +\par +\par Je compris alors qu'il \'e9tait venu, selon son habitude, pour m'apporter quelques nouvelles. +\par +\par Il ne nous en arrivait gu\'e8re \'e0 West Inch. +\par +\par \endash Qu'y a-t-il de nouveau, major\~? demandai je. +\par +\par Il tira le journal de sa poche et le brandit. +\par +\par \endash Les Alli\'e9s ont gagn\'e9 une grande bataille, mon gar\'e7on, dit-il. Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps apr\'e8s cela. Les Saxons l'ont jet\'e9 par-dessus bord, et il a subi un rude \'e9chec \'e0 Leipzig. Wellington a franchi les Pyr +\'e9n\'e9es et les soldats de Graham seront \'e0 Bayonne d'ici \'e0 peu de temps. +\par +\par Je lan\'e7ai mon chapeau en l'air. +\par +\par \endash Alors la guerre finira par cesser\~? m'\'e9criai je. +\par +\par \endash Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la t\'eate d'un air grave. \'c7a a fait verser bien du sang. Mais ce n'est gu\'e8re la peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit \'e0 votre sujet. +\par +\par \endash De quoi s'agissait-il\~? +\par +\par \endash Eh bien, mon gar\'e7on, c'est que vous ne faites rien de bon ici, et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais s'il ne vous plai +rait pas de voir un peu de la vie de soldat sous mes ordres. +\par +\par \'c0 cette pens\'e9e mon c\'9cur bondit. +\par +\par \endash Ah\~! oui, je le voudrais\~! m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Mais il se passera bien six mois avant que je sois en \'e9tat de me pr\'e9senter \'e0 l'examen m\'e9dical, et il y a bien des chances pour que Boney soit mis en lieu s\'fbr avant ce d\'e9lai. +\par +\par \endash Puis il y a ma m\'e8re, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. +\par +\par \endash Ah\~! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. +\par +\par Et il s'\'e9loigna en clopinant. +\par +\par Je m'assis dans la bruy\'e8re, mon menton dans la main, en tournant et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major en son vieux}{\cs34\b\fs36\super \chftn {\footnote \pard\plain \s35\qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright +\f40\fs30\lang1036\cgrid {\cs34\b\fs36\super \chftn }{ \'ab\~vieil habit\~\'bb aurait \'e9t\'e9 plus \'e9l\'e9gant\'85 (Note de l\rquote \'e9diteur)}}}{ habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par-dessus son \'e9paule, pendant qu'il grimpait la mont +\'e9e de la colline. +\par +\par C'\'e9tait une bien ch\'e9tive existence, que celle de West Inch, o\'f9 j'attendais mon tour de remplacer mon p\'e8re, sur la m\'eame lande, au bord du m\'eame ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette maison grise devant les yeux. +\par +\par Et de l'autre c\'f4t\'e9, il y avait la mer bleue. +\par +\par Ah, en voil\'e0 une vie pour un homme\~! +\par +\par Et le major, un homme qui n'\'e9tait plus dans la force de l'\'e2ge, il \'e9tait bless\'e9, fini, et pourtant il faisait des projets pour se remettre \'e0 la besogne alors que moi, \'e0 la fleur de l'\'e2ge, je d\'e9p\'e9rissais parmi ces collines\~! + +\par +\par Une vague br\'fblante de honte me monta \'e0 la figure, et je me levai soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le r\'f4le d'un homme. +\par +\par Pendant deux jours, je ne fis que songer \'e0 cela. +\par +\par Le troisi\'e8me, il survint un \'e9v\'e9nement qui condensa mes r\'e9solutions, et aussit\'f4t les dissipa, comme un souffle de vent fait dispara\'eetre une fum\'e9e. +\par +\par J'\'e9tais all\'e9 faire une promenade dans l'apr\'e8s-midi avec la cousina Edie et Rob. +\par +\par Nous \'e9tions arriv\'e9 au sommet de la pente qui descend vers la plage. +\par +\par L'automne tirait \'e0 sa fin. +\par +\par Les herbes, en se fl\'e9trissant, avaient pris des teintes de bronze, mais le soleil \'e9tait encore clair et chaud. +\par +\par Une brise venait du sud par bouff\'e9es courtes et br\'fblantes et ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. +\par +\par J'arrachai une brass\'e9e de foug\'e8re pour qu'Edie p\'fbt s'asseoir. Elle s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la chaleur et la lumi\'e8re. +\par +\par Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la t\'eate de Rob sur mon genou. +\par +\par Comme nous \'e9tions seuls dans le silence de ce d\'e9sert, nous v\'eemes, m\'eame en cet endroit, s'\'e9tendre sur les eaux, en face de nous, l'ombre du grand homme de l\'e0 bas qui avait \'e9crit son nom en caract\'e8 +res rouges sur toute la carte d'Europe. +\par +\par Un vaisseau arrivait pouss\'e9 par le vent. +\par +\par C'\'e9tait un vieux navire de commerce \'e0 l'aspect pacifique, qui, peut-\'eatre avait Leith pour destination. +\par +\par Il avait les vergues carr\'e9es et allait toutes voiles d\'e9ploy\'e9es. +\par +\par De l'autre c\'f4t\'e9, du nord est, venaient deux grands vilains bateaux, gr\'e9\'e9s en lougres, chacun avec un grand m\'e2t et une vaste voile carr\'e9e de couleur brune. +\par +\par Il \'e9tait difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'\'9cil que celui de ces trois navires qui marchaient en se balan\'e7ant, par une aussi belle journ\'e9e. +\par +\par Mais tout \'e0 coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et un tourbillon de fum\'e9e noire. +\par +\par Il en jaillit autant du second. +\par +\par Puis le navire riposta\~: rap, rap, rap\~! +\par +\par En un clin d'\'9cil l'enfer avait, d'une pouss\'e9e du coude, \'e9cart\'e9 le ciel, et sur les eaux se d\'e9cha\'eenaient la haine, la f\'e9rocit\'e9, la soif de sang. +\par +\par Au premier coup de feu, nous nous \'e9tions relev\'e9s, et Edie, toute tremblante, avait pos\'e9 sa main sur mon bras. +\par +\par \endash Ils se battent, Jock, s'\'e9cria-t-elle. Qui sont-ils\~? Qui sont-ils\~? +\par +\par Les battements de mon c\'9cur r\'e9pondaient aux coups de canon, et tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoup\'e9e, ce fut\~: +\par +\par \endash Ce sont deux corsaires fran\'e7ais, des chasse-mar\'e9e, comme ils les appellent l\'e0-bas, c'est un de nos navires de commerce, et aussi s\'fb +r que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et qu'ils sont aussi bourr\'e9s d'hommes qu'il y a de nourriture dans un boeuf. Pourquoi cet imb\'e9 +cile ne bat-il pas en retraite vers la barre \'e0 l'embouchure de la Tweed\~? +\par +\par Mais il ne diminua pas un pouce de toile. +\par +\par Il se balan\'e7ait toujours de son air ent\'eat\'e9, pendant qu'une petite boule noire \'e9tait hiss\'e9e \'e0 la pointe de son grand m\'e2t, et que le magnifique vieux drapeau apparaissait tout \'e0 coup et ondulait \'e0 ses drisses. +\par +\par Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap\~! de ses petits canons, suivi du boum\~! boum\~! des grosses caronades qui armaient les baux du lougre. +\par +\par Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. +\par +\par Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accroch\'e9s \'e0 ses hanches. +\par +\par Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire envelopp\'e9e dans la fum\'e9e, d'o\'f9 pointaient \'e7\'e0 et l\'e0 les vergues. D'en haut et du centre de ce nuage partaient, comme l'\'e9clair, de rouges langues de flammes. +\par +\par C'\'e9tait un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles en tint\'e8rent encore. +\par +\par Pendant une heure d'horloge, le nuage pouss\'e9 par l'enfer se d\'e9pla\'e7a lentement sur les flots, et nous rest\'e2mes l\'e0, le c\'9cur saisi, \'e0 regarder le battement du pavillon, nous \'e9carquillant les yeux pour voir s'il \'e9tait toujours \'e0 + sa place. +\par +\par Puis, tout \'e0 coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme que jamais, se remit en marche. +\par +\par Quand la fum\'e9e se fut un peu dissip\'e9e, nous v\'eemes un des lougres vacillant comme un canard qui tombe \'e0 l'eau, avec une aile cass\'e9e, tandis que sur l'autre, on se h\'e2tait d'embarquer l'\'e9quipage avant qu'il ne coul\'e2t \'e0 pic. +\par +\par Pendant toute cette heure, toute ma vie avait \'e9t\'e9 concentr\'e9e dans la bataille. +\par +\par Le vent avait emport\'e9 ma casquette, mais je n'y avais pas pris garde. +\par +\par Alors, le c\'9cur d\'e9bordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et rien qu'en la voyant je me retrouvai en arri\'e8re de six ans. +\par +\par Son regard avait repris sa fixit\'e9, ses l\'e8vres \'e9taient entrouvertes, comme quand elle \'e9tait toute petite, et ses mains menues \'e9taient jointes si fort que la peau luisait aux poignets comme de l'ivoire. +\par +\par \endash Ah\~! ce capitaine\~! dit-elle, en parlant \'e0 la bruy\'e8re et aux buissons de gen\'eats, quel homme fort, quelle r\'e9solution\~! Quelle est la femme qui ne serait pas fi\'e8re d'un tel mari\~? +\par +\par \endash Ah\~! oui, il s'est bien conduit\~! m'\'e9criai-je avec enthousiasme. +\par +\par Elle me regarda. On e\'fbt dit qu'elle avait oubli\'e9 mon existence. +\par +\par \endash Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme dit-elle, mais voil\'e0 o\'f9 on en est quand on habite la campagne. On n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons \'e0 rien faire de mieux. +\par +\par Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que f\'fbt son intention, ses paroles me donn\'e8rent la m\'eame sensation que si elles avaient travers\'e9 + tout droit un nerf mis \'e0 nu. +\par +\par \endash C'est tr\'e8s bien, cousine Edie, dis-je en m'effor\'e7ant de parler avec calme, voil\'e0 qui ach\'e8ve de me d\'e9cider. J'irai ce soir m'enr\'f4ler \'e0 Berwick. +\par +\par \endash Quoi\~! Jock, vous voulez vous faire soldat\~? +\par +\par \endash Oui, si vous croyez que tout homme qui reste \'e0 la campagne est n\'e9cessairement un l\'e2che. +\par +\par \endash Oh\~! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous avez meilleur air quand vous \'eates on col\'e8re. Je voudrais voir toujours vos yeux \'e9tinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme cela vous donne l'air d'un homme\~ +! Mais j'en suis s\'fbre, c'est pour plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. +\par +\par \endash Je vous ferai voir si je plaisante. +\par +\par Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi \'e0 la cuisine, ou ma m\'e8re et mon p\'e8re \'e9taient assis de chaque c\'f4t\'e9 de la chemin\'e9e. +\par +\par \endash M\'e8re, m'\'e9criai-je, je pars me faire soldat. +\par +\par Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils n'auraient pas \'e9t\'e9 plus atterr\'e9s, car en ce temps-l\'e0, les campagnards m\'e9fiants et ais\'e9 +s estimaient que le troupeau du sergent se composait principalement des moutons noirs. +\par +\par Mais, sur ma parole, ces b\'eates noires ont rendu un fameux service \'e0 leur pays. +\par +\par Ma m\'e8re porta ses mitaines \'e0 ses yeux, et mon p\'e8re prit un air aussi sombre qu'un trou \'e0 tourbe. +\par +\par \endash Non\~! Jock, vous \'eates fou, dit-il. +\par +\par \endash Fou ou non, je pars. +\par +\par \endash Alors vous n'aurez pas ma b\'e9n\'e9diction. +\par +\par \endash En ce cas je m'en passerai. +\par +\par \'c0 ces mots ma m\'e8re jette un cri et me met ses bras autour du cou. +\par +\par Je vis sa main calleuse, d\'e9form\'e9e, pleine de n\'9cuds qu'y avait produits la peine qu'elle s'\'e9tait donn\'e9s pour m'\'e9levez, et cela me parla plus \'e9loquemment que n'e\'fbt pu faire aucune parole. +\par +\par Je l'aimais tendrement mais j'avais la volont\'e9 aussi dure que le tranchant d'un silex. +\par +\par Je la for\'e7ai d'un baiser \'e0 se rasseoir\~; puis je courus dans ma chambre pour pr\'e9parer mon paquet. +\par +\par Il faisait d\'e9j\'e0 sombre, et j'avais \'e0 parcourir un long trajet \'e0 pied. +\par +\par Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me h\'e2tai de partir. Au moment o\'f9 j'allais mettre le pied dehors par une porte de c\'f4t\'e9, quelqu'un me toucha l'\'e9paule. +\par +\par C'\'e9tait Edie, debout \'e0 la lueur du couchant. +\par +\par \endash Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir\~? +\par +\par \endash Je ne partirai pas\~? Vous allez le voir. +\par +\par \endash Mais votre p\'e8re ne le veut pas, votre m\'e8re non plus. +\par +\par \endash Je le sais. +\par +\par \endash Alors pourquoi partir\~? +\par +\par \endash Vous devez bien le savoir. +\par +\par \endash Pourquoi, enfin. +\par +\par \endash Parce que vous me faites partir. +\par +\par \endash Je ne tiens pas \'e0 ce que vous partiez, Jock. +\par +\par \endash Vous l'avez dit\~; vous avez dit que les gens de la campagne ne sont bons qu'\'e0 + y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'id\'e9e. +\par +\par Tous mes griefs partaient en petits jets qui me br\'fblaient les l\'e8vres. +\par +\par Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air \'e0 la fois railleur et caressant. +\par +\par \endash Ah\~! je fais si peu cas de vous\~? dit-elle, et c'est pour cette raison l\'e0 que vous partez\~? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez si\'85 si je suis bonne pour vous\~? +\par +\par Nous \'e9tions face \'e0 face et fort pr\'e8s. +\par +\par En un instant la chose fut faite. +\par +\par Mes bras l'entour\'e8rent. +\par +\par Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, sur les yeux. +\par +\par Je la pressai contre mon c\'9cur. +\par +\par Je lui dis bien bas quelle \'e9tait tout pour moi, tout, et que je ne pouvais pas vivre sans elle. +\par +\par Edie ne r\'e9pondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la t\'eate, et quand elle me repoussa en arri\'e8re, elle n'y mit pas beaucoup d'effort. +\par +\par \endash Oh\~! vous \'eates bien rude, vieux petit effront\'e9, dit-elle en tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secou\'e9e, Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. +\par +\par Mais j'avais tout \'e0 fait cess\'e9 de la craindre, et un amour, dix fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. +\par +\par Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. +\par +\par \endash Vous \'eates \'e0 moi, bien \'e0 moi, m'\'e9criai-je. Je n'irai pas \'e0 Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. +\par +\par Mais \'e0 ce mot de mariage, elle \'e9clata de rire. +\par +\par \endash Petit nigaud\~! petit nigaud\~! dit-elle en levant l'index. +\par +\par Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie me fit une jolie petite r\'e9v\'e9rence et rentra \'e0 la maison. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504951}{\*\bkmkstart _Toc89889373}IV \endash LE CHOIX DE JIM{\*\bkmkend _Toc72504951}{\*\bkmkend _Toc89889373} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Et alors se pass\'e8rent ces six semaines qui furent une sorte de r\'eave et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. +\par +\par Je vous ennuierais si je me mettais \'e0 vous conter ce qui se passa entre nous. +\par +\par Et pourtant comme c'\'e9tait grave, quelle importance d\'e9cisive cela devait avoir sur notre destin\'e9e d\'e8s ce temps-l\'e0\~! +\par +\par Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tant\'f4t vive, tant\'f4t sombre comme une prairie au-dessous de laquelle d\'e9filent des nuages\~; ses col\'e8res sans causes, ses brusques repentirs, qui tour \'e0 tour faisaient d\'e9 +border en moi la joie ou le chagrin. +\par +\par Voil\'e0 ce qu'\'e9tait ma vie\~: tout le reste n'\'e9tait que n\'e9ant. +\par +\par Mais il restait toujours dans les derni\'e8res profondeurs de mes sentiments une inqui\'e9tude vague, la peur d'\'eatre pareil \'e0 cet homme qui \'e9tendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la v\'e9ritable Edie Calder, si pr\'e8 +s de moi qu'elle par\'fbt, \'e9tait en r\'e9alit\'e9 bien loin de moi. +\par +\par Elle \'e9tait, en effet, bien malais\'e9e \'e0 comprendre. +\par +\par Elle l'\'e9tait du moins pour un jeune campagnard \'e0 l'esprit peu p\'e9n\'e9trant, comme moi. +\par +\par Car, si j'essayais de l'entretenir de mes v\'e9ritables projets, de lui dire qu'en prenant la totalit\'e9 de Corriemuir, nous pourrions ajouter \'e0 la somme n\'e9cessaire pour ce surplus de fermage, un b\'e9n\'e9 +fice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait d'ajouter un salon \'e0 West Inch, et d'en faire une belle demeure pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait \'e0 bouder, \'e0 baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patien +ce pour m'\'e9couter. +\par +\par Mais si je la laissais s'abandonner \'e0 ses r\'eaves sur ce que je pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant que j'\'e9tais le v\'e9ritable h\'e9ritier du laird, ou bien si, sans cependant m'engager dans l'arm\'e9e, chose dont e +lle ne voulait pas entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le nom serait dans la bouche de tous, alors elle \'e9tait aussi charmante qu'une journ\'e9e de mai. +\par +\par Je me pr\'eatais de mon mieux \'e0 ce jeu, mais il finissait toujours par m'\'e9chapper un mot malheureux pour prouver que j'\'e9tais toujours Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses l\'e8 +vres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. +\par +\par Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre \'e0 terre, et si la rupture n'\'e9tait pas arriv\'e9e d'une mani\'e8re, elle le serait d'une autre. +\par +\par La No\'ebl \'e9tait pass\'e9e, mais l'hiver avait \'e9t\'e9 doux. +\par +\par Il avait fait juste assez froid pour qu'on p\'fbt marcher sans danger dans les tourbi\'e8res. +\par +\par Edie \'e9tait sortie par une belle matin\'e9e, et elle \'e9tait rentr\'e9e pour d\'e9jeuner avec les joues rouges d'animation. +\par +\par \endash Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock\~? dit-elle. +\par +\par \endash J'ai entendu dire qu'on l'attend. +\par +\par \endash Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontr\'e9 sur la lande. +\par +\par \endash Quoi\~! vous avez rencontr\'e9 Jim Horscroft\~? +\par +\par \endash Je suis s\'fbre que ce doit \'eatre lui. Un gaillard de tournure superbe, un h\'e9ros, avec une chevelure noire et fris\'e9e, le nez court et droit, et des yeux gris. Il a des \'e9paules comme une statue, et pour la taille, Jock, j +e crois bien que votre t\'eate atteindrait tout juste \'e0 son \'e9pingle de cravate. +\par +\par \endash Je vais jusqu'\'e0 son oreille, Edie, m'\'e9criai-je avec indignation. Du moins, si c'\'e9tait bien Jim\~! Est-ce qu'il avait au coin de la bouche une pipe en bois brun\~? +\par +\par \endash Oui, il fumait\~; il \'e9tait habill\'e9 de gris et il avait une belle voix forte et grave. +\par +\par \endash Ha\~! Ho\~! vous lui avez parl\'e9, dis-je. +\par +\par Elle rougit l\'e9g\'e8rement, comme si elle en avait dit plus long qu'elle ne voulait. +\par +\par \endash Je me dirigeais vers un endroit o\'f9 le sol \'e9tait un peu mou, et il m'a avertie. +\par +\par \endash Ah\~! oui ce doit \'eatre le bon vieux Jim dis-je, voil\'e0 des ann\'e9es qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle que de biceps. Oui, pardieu, le voil\'e0 mon homme en chair et en os. +\par +\par Je l'avais vu par la fen\'eatre de la cuisine, et je m'\'e9lan\'e7ai \'e0 sa rencontre, tenant \'e0 la main mon beignet entam\'e9. +\par +\par Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main et les yeux brillants. +\par +\par \endash Ah\~! Jock, s'\'e9cria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. +\par +\par Mais soudain il coupa cours \'e0 ses propos et regarda par-dessus mon \'e9paule, avec de grands yeux. +\par +\par Je me retournai. +\par +\par C'\'e9tait Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui \'e9tait debout sur l\'e0 seuil. +\par +\par Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant\~! +\par +\par \endash Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. +\par +\par \endash Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le d\'e9jeuner, Mr Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire fut\'e9. +\par +\par \endash Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. +\par +\par \endash Moi aussi, et presque toujours je vais par l\'e0-bas, dit-elle. Mais, dites-moi, Jock, vous n'\'eates gu\'e8re empress\'e9 \'e0 recevoir votre ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il faudra que je m'en charge \'e0 votre +place pour en sauver la r\'e9putation. +\par +\par Au bout de quelques minutes, nous \'e9tions avec les vieux, et Jim s'attablait devant son assiette de potage. +\par +\par Il disait \'e0 peine un mot et restait toujours la cuill\'e8re en l'air \'e0 contempler Edie. +\par +\par Elle ne fit que lui lancer de petites \'9cillades. +\par +\par Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. +\par +\par \endash Jock me disait que vous faisiez vos \'e9tudes pour devenir docteur, dit-elle, mais comme cela doit \'eatre difficile, et qu'il doit falloir de temps pour acqu\'e9rir les connaissances n\'e9cessaires\~! +\par +\par \endash Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, mais j'en viendrai \'e0 bout tout de m\'eame. +\par +\par \endash Ah\~! vous \'eates brave\~! Vous \'eates r\'e9solu, vous fixez votre regard sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous arr\'eater. +\par +\par \endash Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui a commenc\'e9 avec moi a d\'e9j\'e0 sa plaque \'e0 sa porte, alors que je ne suis encore qu'un \'e9tudiant. +\par +\par \endash C'est que vous \'eates modeste, monsieur Horscroft. On dit que les gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carri\'e8re\~! Vous portez la gu\'e9rison partout o\'f9 + vous allez. Vous rendez la force \'e0 ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de l'humanit\'e9. +\par +\par L'honn\'eate Jim se d\'e9menait sur sa chaise, en entendant ces mots. +\par +\par \endash Je n'ai pas des mobiles aussi \'e9lev\'e9s, je le crains bien, Miss Calder, dit-il. Je songe \'e0 gagner ma vie, \'e0 continuer la client\'e8le de mon p\'e8re. Voil\'e0 ce que je vise, et si j'apporte la gu\'e9 +rison d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une pi\'e8ce d'une couronne. +\par +\par \endash Comme vous \'eates franc et sinc\'e8re\~! s'\'e9cria-t-elle. +\par +\par Et cela continua ainsi\~: elle le couvrait de toutes les vertus, arrangeait adroitement son langage de fa\'e7on \'e0 l\rquote encourager \'e0 entrer dans son r\'f4le, et s'y prenait de la mani\'e8re que je connaissais si bien. +\par +\par Avant qu'il f\'fbt subjugu\'e9, je pus voir qu'il avait la t\'eate toute bourdonnante de l'\'e9clat de sa beaut\'e9 et de ses propos engageants. +\par +\par Je frissonnais d'orgueil \'e0 penser quelle haute id\'e9e il aurait de ma parent\'e9. +\par +\par \endash N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim\~? lui dis-je, sans pouvoir m'en emp\'eacher, au moment o\'f9 nous f\'fbmes sur le seuil, et pendant qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. +\par +\par \endash Belle\~! s'\'e9cria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son \'e9gale. +\par +\par \endash Nous devons nous marier, dis-je. +\par +\par Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. +\par +\par Puis il ramassa sa pipe et s'\'e9loigna sans mot dire. +\par +\par Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. +\par +\par Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la t\'eate pench\'e9e sur la poitrine. +\par +\par Mais je n'\'e9tais pas pr\'e8s de l'oublier\~! La cousine Edie eut cent questions \'e0 me faire au sujet de ses ann\'e9es d'adolescence, de sa vigueur, des femmes qu'il devait conna\'eetre probablement\~: elle n'en savait jamais assez. +\par +\par Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journ\'e9e, mais d'une fa\'e7on moins agr\'e9able. +\par +\par Ce fut par mon p\'e8re, qui rentra le soir, ne faisant que parler du pauvre Jim. +\par +\par Le pauvre Jim avait pass\'e9 tout ce temps \'e0 boire. +\par +\par D\'e8s midi, \'e9tant gris, il \'e9tait descendu aux coteaux de Westhouse, pour se battre avec le champion Gipsy et on n'\'e9tait pas certain que l'homme pass\'e2t la nuit. +\par +\par Mon p\'e8re avait rencontr\'e9 Jim sur la grande route, terrible comme un nuage charg\'e9 de foudre, et pr\'eat \'e0 insulter le premier qui passait. +\par +\par \endash Mon Dieu\~! dit le vieillard, il se fera une belle client\'e8le, s'il commence \'e0 rompre les os aux gens. +\par +\par La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais \'e0 + Corriemuir par le sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui marchait \'e0 grands pas. +\par +\par Mais ce n'\'e9tait plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait partag\'e9 notre soupe l'autre matin. +\par +\par Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet \'e9tait d\'e9fait, ses cheveux emm\'eal\'e9s, sa figue toute brouill\'e9e, comme celle d'un homme qui a pass\'e9 la nuit \'e0 boire. +\par +\par Il tenait un b\'e2ton de fr\'eane, dont il se servait pour cingler les gen\'eats de chaque c\'f4t\'e9 du sentier. +\par +\par \endash Eh bien, Jim, dis-je. +\par +\par Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une fois \'e0 l'\'e9cole, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait dans son tort et mettait toute sa volont\'e9 \'e0 s'en tirer \'e0 force d'effronterie. +\par +\par Il ne me r\'e9pondit pas un mot. Il me d\'e9passa sur le sentier \'e9troit et s'\'e9loigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout de fr\'eane et abattant les broussailles. +\par +\par Ah\~! certes, je ne lui en voulais pas. +\par +\par J'\'e9tais f\'e2ch\'e9, tr\'e8s f\'e2ch\'e9, voil\'e0 tout. +\par +\par Certes, je n'\'e9tais point aveugle au point de ne point voir ce qui se passait. +\par +\par Il \'e9tait amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire \'e0 l'id\'e9e qu'elle serait \'e0 moi. +\par +\par Pauvre gar\'e7on, que pouvait-il y faire\~? +\par +\par Peut-\'eatre qu'\'e0 sa place je me serais conduit comme lui. +\par +\par Il y avait eu un temps o\'f9 je m'\'e9tonnais qu'une jeune fille p\'fbt ainsi mettre \'e0 l'envers la t\'eate d\rquote un homme plein de force, mais j'en savais maintenant davantage. +\par +\par Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis arriva cette journ\'e9e, de jeudi qui devait changer le cours de toute mon existence. +\par +\par Ce jour-l\'e0, je me r\'e9veillai de bonne heure, avec ce petit frisson de joie, si exquis au moment o\'f9 l'on ouvre les yeux. +\par +\par La veille, Edie avait \'e9t\'e9 plus charmante que d'ordinaire. +\par +\par Je m'\'e9tais endormi en me disant qu\rquote apr\'e8s tout, je pouvais bien avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des imaginations, sans se monter la t\'eate, elle commen\'e7ait \'e0 \'e9 +prouver de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West Inch. +\par +\par C\rquote \'e9tait cette m\'eame pens\'e9e, qui, rest\'e9e en mon c\'9cur, \'e9tait cause de ce petit gazouillement matinal de joie. +\par +\par Puis je me rappelai qu'en me d\'e9p\'eachant, je serais pr\'eat pour sortir avec elle, car elle avait l\rquote habitude d'aller se promener d\'e8s le lever du soleil. +\par +\par Mais j'\'e9tais arriv\'e9 trop tard. +\par +\par Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et la chambre vide. +\par +\par \'ab\~Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-\'eatre, et nous reviendrons ensemble. +\par +\par Du haut de la c\'f4te de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour\~; donc, prenant mon b\'e2ton, je partis dans cette direction. +\par +\par La journ\'e9e \'e9tait claire, mais froide, et le ressac faisait entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il n'y e\'fbt point eu de vent dans notre r\'e9gion. +\par +\par Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air l\'e9ger et vif du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, un peu essouffl\'e9, parmi les gen\'eats du sommet. +\par +\par En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim Horscroft qui marchait c\'f4te \'e0 c\'f4te avec elle. +\par +\par Ils n'\'e9taient pas bien loin, mais ils \'e9taient trop occup\'e9s l'un de l'autre pour me voir. +\par +\par Elle allait lentement, la t\'eate pench\'e9e, de ce petit air espi\'e8gle que je connaissais si bien. +\par +\par Elle d\'e9tournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps \'e0 autre. +\par +\par Il marchait pr\'e8s d'elle, la contemplant, et baissant la t\'eate, dans l'ardeur de son langage. +\par +\par Puis, \'e0 quelque propos qu\rquote il lui tint, elle lui posa une main caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la souleva et l'embrassa \'e0 plusieurs reprises. +\par +\par \'c0 cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un mouvement. Je restai immobile, le c\'9cur lourd comme du plomb, l'air d'un cadavre, les yeux fix\'e9s sur eux. +\par +\par Je la vis lui mettre la main sur l'\'e9paule, et accueillir les baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. +\par +\par Puis il la remit \'e0 terre. +\par +\par Je reconnus que cette sc\'e8ne avait \'e9t\'e9 celle de leur s\'e9paration, car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient trouv\'e9s \'e0 port\'e9e d'\'eatre vus des fen\'eatres du haut de la maison. +\par +\par Elle s'\'e9loigna \'e0 pas lents, et il resta l\'e0 pour la suivre des yeux. +\par +\par J'attendis qu'elle f\'fbt \'e0 quelque distance. Alors je descendis, mais mon saisissement \'e9tait tel, que j'\'e9tais \'e0 peine \'e0 une longueur de main de lui quand il passa pr\'e8s de moi. +\par +\par Il essaya de sourire, et ses yeux rencontr\'e8rent les miens. +\par +\par \endash Ah\~! Jock\~! dit-il, d\'e9j\'e0 sur pied. +\par +\par \endash Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoup\'e9e. +\par +\par Ma gorge \'e9tait devenue si s\'e8che que je parlais du ton d'un homme qui a une angine. +\par +\par \endash Ah\~! vraiment\~! dit-il. +\par +\par Puis il sifflota un instant. +\par +\par \endash Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas f\'e2ch\'e9. Je comptais aller \'e0 West Inch aujourd'hui m\'eame, pour m\rquote expliquer avec vous. Mieux vaut qu'il en soit ainsi peut-\'eatre. +\par +\par \endash Le bel ami que vous faites\~! dis-je. +\par +\par \endash Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire o\'f9 nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai d\'e9j +\'e0 rencontr\'e9 Edie\'85 c'est \'e0 dire Miss Calder, le matin de mon arriv\'e9e, et il y avait certains d\'e9tails qui m'ont fait supposer qu'elle \'e9tait libre, et dans cette conviction, j'ai laiss\'e9 mon esprit se lancer \'e0 + sa poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'\'e9tait pas libre, qu'elle \'e9tait votre fianc\'e9e, et ce f\'fbt le coup le plus dur que j'aie re\'e7u depuis longtemps. Cela m'a mis compl\'e8tement hors de moi. J'ai pass\'e9 des jours \'e0 + faire des sottises, et c'est par un hasard heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois \endash sur mon \'e2me, Jock, ce fut pour moi le hasard \endash + et quand je lui parlai de vous, cette id\'e9e la fit rire. C'\'e9taient affaires entre cousin et cousine, disait-elle, mais quant \'e0 n'\'eatre pas libre, et \'e0 ce que vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'\'e9taient des b\'ea +tises. Ainsi vous le voyez, Jock, je n'\'e9tais pas tant \'e0 bl\'e2mer que cela, apr\'e8s tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir par sa conduite envers vous, que vous vous \'e9tiez m\'e9 +pris en croyant avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez d\'fb remarquer qu'elle vous a \'e0 peine dit un mot pendant ces deux derni\'e8res semaines. +\par +\par J'\'e9clatai d'un rire amer. +\par +\par \endash Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'\'e9tais le seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti d'aimer. +\par +\par Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'\'e9paule et avan\'e7a sa t\'eate pour regarder dans mes yeux. +\par +\par \endash Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu prof\'e9rer un mensonge. Vous n'\'eates pas en train de jouer double jeu, n'est-ce pas\~? Vous \'eates de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous agissons franchement, d'homme \'e0 homme\~? + +\par +\par \endash C'est la v\'e9rit\'e9 de Dieu, dis-je. +\par +\par Il resta \'e0 me consid\'e9rer, la figure contract\'e9e, comme celle d'un homme en qui se livre un rude combat int\'e9rieur. +\par +\par Deux longues minutes se pass\'e8rent avant qu'il parl\'e2t. +\par +\par \endash Voyons, Jock, dit il, cette femme l\'e0 se moque de nous deux. Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime \'e0 West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son c\'9c +ur de diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur d'ajonc\~: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable l'infernale coquine. +\par +\par Mais c'\'e9tait trop me demander. +\par +\par Au fond du c\'9cur, il m'\'e9tait impossible de la maudire, plus impossible encore de rester impassible \'e0 \'e9couter un autre mal parler d'elle. Non, quand m\'eame cet autre e\'fbt \'e9t\'e9 mon plus vieil ami. +\par +\par \endash Pas de gros mots, m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Ah\~! vous me donnez mal au c\'9cur avec vos propos b\'e9nins. Je l'appelle du nom qu'elle devrait porter. +\par +\par \endash Ah\~! vraiment\~? dis je en \'f4tant mon habit. Attention, Jim Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le ch\'e2teau de Berwick. +\par +\par Il retroussa les manches de son habit jusqu\rquote au coude. Ce fut pour les rabattre lentement. +\par +\par \endash Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de poids et cinq pouces de taille, c'est une diff\'e9rence qui ne peut se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se prennent corps \'e0 corps pour une\'85 + Non, je ne le dirai pas. Ah\~! par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix\~? +\par +\par Je me retournai. +\par +\par Elle \'e9tait l\'e0, \'e0 moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, aussi indiff\'e9rent que nous paraissions emport\'e9s, fi\'e9vreux. +\par +\par \endash J'\'e9tais tout pr\'e9s de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour savoir de quoi il s'agissait. +\par +\par Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le poignet. +\par +\par Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira jusqu'\'e0 l'endroit o\'f9 j'\'e9tais rest\'e9. +\par +\par \endash Eh bien, Jock, voil\'e0 assez de sottises comme cela, dit-il. La voici, lui demanderons-nous de d\'e9clarer lequel de nous elle pr\'e9f\'e8re\~? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous sommes tous deux ici\~? +\par +\par \endash J'y consens, r\'e9pondis-je. +\par +\par \endash Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure que je ne tournerai pas seulement un \'9cil de son c\'f4t\'e9. En ferez-vous autant pour moi\~? +\par +\par \endash Oui, je le ferai. +\par +\par \endash Eh bien alors, faites attention, vous\~! Nous voici deux honn\'eates gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous connai +ssons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez\~; maintenant parlez carr\'e9ment, sans d\'e9tour. Nous voici devant vous\~ +: prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock ou de moi\~? +\par +\par Vous croyez peut-\'eatre la demoiselle accabl\'e9e de confusion. +\par +\par Loin de l\'e0, ses yeux brillaient de joie. +\par +\par Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus fi\'e8re. +\par +\par Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un \'e0 l'autre de nous, sa figure \'e9clair\'e9e par le froid soleil du matin, elle avait l'air plus charmante que jamais. +\par +\par Jim \'e9tait aussi de cet avis, j\rquote en suis s\'fbr, car il l\'e2cha son poignet, et l'expression de duret\'e9 de sa physionomie l'adoucit. +\par +\par \endash Allons, Edie, lequel sera-ce\~? +\par +\par \endash Sots gamins\~! s'\'e9cria-t-elle, se chamailler ainsi\~! Cousin Jock, vous savez combien j'ai d'affection pour vous. +\par +\par \endash Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. +\par +\par \endash Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que Jim. +\par +\par Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre le c\'9cur de Jim. +\par +\par \endash Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'\'e9paule d'Edie. +\par +\par Je voyais\'85 +\par +\par Je rentrai \'e0 West Inch, transform\'e9 en un tout autre homme. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504952}{\*\bkmkstart _Toc89889374}V \endash L'HOMME D\rquote OUTRE-MER{\*\bkmkend _Toc72504952}{\*\bkmkend _Toc89889374 +} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Je n'\'e9tais point homme \'e0 rester assis et geignant pr\'e8s d'une cruche cass\'e9e. +\par +\par Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le r\'f4le qui convient \'e0 un homme c'est de n'en plus parler. +\par +\par Pendant des semaines j'eus le c\'9cur endolori, et j'avoue qu'il l'est encore un peu, quand j'y pense, apr\'e8s tant d\rquote ann\'e9 +es et un heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le jour de la promenade sur la c\'f4te. +\par +\par Je fus pour elle un fr\'e8re, rien de plus. +\par +\par Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la n\'e9cessit\'e9 de tirer durement sur le mors. +\par +\par M\'eame alors elle tournait autour de moi, avec ses fa\'e7ons c\'e2lines, ses histoires que Jim \'e9tait bien rude avec elle, et combien elle avait \'e9t\'e9 heureuse au temps o\'f9 j'\'e9tais bien dispos\'e9 pour elle. +\par +\par Il lui fallait parler ainsi\~: elle avait cela dans le sang, et ne pouvait agir autrement. +\par +\par Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, \'e9taient fort heureux. +\par +\par Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu d\'e8s qu'il serait re\'e7u docteur. +\par +\par Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine \'e0 West Inch avec nous. +\par +\par Mes parents en \'e9taient contents et je faisais de mon mieux pour \'eatre content de mon c\'f4t\'e9. +\par +\par Il y eut peut-\'eatre un peu de froideur entre lui et moi dans les commencements. +\par +\par Ce n'\'e9tait plus de lui \'e0 moi cette vieille amiti\'e9 de camarades d'\'e9cole. Mais plus tard, quand la douleur fut pass\'e9e, il me semble qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste motif pour me plaindre de lui. +\par +\par Nous \'e9tions donc rest\'e9s amis, jusqu'\'e0 un certain point. +\par +\par Il avait oubli\'e9 toute sa col\'e8re contre elle. Il e\'fbt bais\'e9 l'empreinte laiss\'e9e par ses souliers dans la boue. +\par +\par Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. +\par +\par Nous avions d\'e9pass\'e9 Brampton House et contourn\'e9 le bouquet de pins qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. +\par +\par On \'e9tait alors au printemps. +\par +\par La saison \'e9tait en avance, de sorte qu'\'e0 la fin d'avril les arbres \'e9taient d\'e9j\'e0 bien en feuilles. +\par +\par Il faisait aussi chaud qu'en un jour d\rquote \'e9t\'e9. +\par +\par Aussi f\'fbmes-nous extr\'eamement surpris de voir un immense brasier grondant sur la pelouse qui s'\'e9tendait devant la porte du Major. +\par +\par Il y avait l\'e0 la moiti\'e9 d'un pin, et les flammes jaillissaient jusqu\rquote \'e0 la hauteur des fen\'eatres de la chambre \'e0 coucher. +\par +\par Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous f\'fbmes bien autrement stup\'e9faits de voir le major sortir, un grand pot d'un quart \'e0 la main, suivi de sa s\'9cur, vieille dame qui dirigeait son m\'e9 +nage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du feu. +\par +\par C'\'e9tait un homme tr\'e8s doux, tranquille, comme on le savait dans tout le pays, et voil\'e0 qu'il se prenait le r\'f4le du vieux Nick \'e0 la danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa pinte au-dessus de sa t\'eate. +\par +\par Nous arriv\'e2mes au pas de course. +\par +\par Il n'en mit que plus d'entrain \'e0 l'agiter, quand il nous vit approcher. +\par +\par \endash La paix\~! braillait-il\~! Hourra\~! mes enfants, la paix\~! +\par +\par \'c0 ces mots, nous nous m\'eemes aussi \'e0 danser et chanter, car depuis si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait que de guerre. +\par +\par On \'e9tait exc\'e9d\'e9\~; l'ombre avait plan\'e9 si longtemps au-dessus de nous, que nous \'e9tions tout \'e9tonn\'e9s de sentir qu'elle avait disparu. +\par +\par Vraiment c'\'e9tait un peu trop fort \'e0 croire, mais le major dissipa nos doutes par son d\'e9dain. +\par +\par \endash Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'\'e9cria-t-il\~en s'arr\'eatant, et appuyant la main sur son c\'f4t\'e9. Les Alli\'e9s ont occup\'e9 Paris. Boney a jet\'e9 le manche apr\'e8s la cogn\'e9e, et tous ses hommes jurent fid\'e9lit\'e9 \'e0 + Louis XVIII. +\par +\par \endash Et l'Empereur\~? demandai je, est-ce qu'on l'\'e9pargnera\~? +\par +\par \endash Il est question de l'envoyer \'e0 l'\'eele d'Elbe, o\'f9 il sera hors d'\'e9tat de nuire. Mais ses officiers\~! Il en est qui ne s'en tireront pas \'e0 aussi bon compte. Il a \'e9t\'e9 + commis pendant ces derniers vingt ans des actes qui n'ont point \'e9t\'e9 oubli\'e9s, et il y a encore quelques vieux comptes \'e0 r\'e9gler. Mais c'est la Paix\~! la Paix. +\par +\par Et il se remit \'e0 ses gambades, le pot en main, autour de son feu de joie. +\par +\par Nous pass\'e2mes quelques instants avec le major. +\par +\par Puis nous descend\'eemes, Jim et moi, vers la plage, en causant de cette grande nouvelle et de ce qui s\rquote en suivrait. +\par +\par Il savait peu de choses. +\par +\par Moi je ne savais presque rien\~; mais nous ajust\'e2mes tout cela, nous d\'eemes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient o\'f9 ils voudraient en s\'e9curit\'e9, que nous d\'e9 +molirions tous les signaux de feu \'e9tablis sur la c\'f4te, car d\'e9sormais nul ennemi n\rquote \'e9tait \'e0 craindre. +\par +\par Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, et nous regardions l'antique Mer du Nord. +\par +\par Et Jim, qui allait \'e0 grands pas pr\'e8s de moi, si plein de sant\'e9 et d'ardeur, il ne se doutait gu\'e8re qu'\'e0 ce moment m\'eame il avait atteint le point culminant de son existence, et que d\'e9sormais il ne cesserait de descendre la pente. + +\par +\par Il flottait sur la mer une l\'e9g\'e8re bu\'e9e, car les premi\'e8res heures de la matin\'e9e avaient \'e9t\'e9 tr\'e8s brumeuses et le soleil n'avait pas tout dissip\'e9. +\par +\par Comme nos regards se portaient vers la mer, nous v\'eemes tout \'e0 coup \'e9merger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du c\'f4t\'e9 de la terre en se balan\'e7ant. +\par +\par Un seul homme \'e9tait assis \'e0 la man\'9cuvre, et le bateau louvoyait comme si l'homme avait de la peine \'e0 se d\'e9cider pour atterrir sur la plage ou s'\'e9loigner. +\par +\par \'c0 la fin, comme si notre pr\'e9sence lui e\'fbt fait prendre son parti, il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les galets, juste \'e0 nos pieds. +\par +\par Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et tra\'eena l'avant sur la plage. +\par +\par \endash Grande Bretagne, je crois\~? dit-il en faisant promptement demi-tour pour s'adresser \'e0 nous. +\par +\par C'\'e9tait un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais d'une maigreur excessive. +\par +\par Il avait les yeux per\'e7ants, tr\'e8s rapproch\'e9s, entre lesquels se dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. +\par +\par Il \'e9tait v\'eatu fort convenablement, d'un costume brun \'e0 boutons de cuivre, et chauss\'e9 de grandes bottes que l'eau de mer avait durcies et rendues fort rugueuses. +\par +\par Il avait la figure et les mains d'un teint si fonc\'e9 qu'on aurait pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau pour nous saluer, nous v\'eemes que son front \'e9tait tr\'e8s blanc et que la nuance si fonc\'e9e de son teint n'\'e9 +tait que superficielle. +\par +\par Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La question ainsi faite \'e9tait facile \'e0 comprendre, mais on e\'fbt dit qu'il y avait derri\'e8re elle une menace, on e\'fb +t dit qu'il comptait sur la r\'e9ponse comme sur une obligation et non comme sur une faveur. +\par +\par \endash Grande Bretagne\~? demanda-t-il encore, en frappant vivement de sa botte sur les galets. +\par +\par \endash Oui, dis-je, pendant que Jim \'e9clatait de rire. +\par +\par \endash Angleterre\~? \'c9cosse\~? +\par +\par \endash \'c9cosse, mais c'est l'Angleterre de l\rquote autre c\'f4t\'e9 de ces arbres, l\'e0-bas. +\par +\par \endash Bon, je sais o\'f9 je suis, maintenant\~! Je me suis trouv\'e9 dans le brouillard sans boussole pendant pr\'e8s de trois jours, et je ne m'attendais plus \'e0 revoir la terre. +\par +\par Il parlait l'anglais tr\'e8s couramment, mais de temps \'e0 autre avec des tournures \'e9tranges de phrases +\par +\par \endash Alors d'o\'f9 venez-vous\~? demanda Jim. +\par +\par \endash J'\'e9tais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il bri\'e8vement. Quelle est cette ville, par l\'e0-bas\~? +\par +\par \endash C'est Berwick. +\par +\par \endash Ah\~! tr\'e8s bien\~! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller plus loin. +\par +\par Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il vacilla fortement, et il serait tomb\'e9 s'il n'avait pas saisi la proue. +\par +\par Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les yeux flambants comme ceux d'une b\'eate sauvage. +\par +\par \endash }{\i Voltigeurs de la garde}{\~! cria-t-il d'une voix qui avait la sonorit\'e9 d'un coup de clairon, puis de nouveau\'85 Voltigeurs de la garde\~! +\par +\par Il agita son chapeau au-dessus de sa t\'eate, et brusquement, la t\'eate en avant, il s'abattit, tout recroquevill\'e9, en un tas brun, sur le sable. +\par +\par Jim Horscroft et moi, nous restions l\'e0 stup\'e9faits \'e0 nous regarder. +\par +\par L'arriv\'e9e de cet homme avait \'e9t\'e9 si \'e9trange, ainsi que ses questions, et ce brusque incident\~! +\par +\par Nous le pr\'eemes chacun par une \'e9paule et l\rquote \'e9tend\'eemes sur le dos. +\par +\par Il \'e9tait ainsi allong\'e9, avec son nez pro\'e9minent, sa moustache de chat, mais les l\'e8vres exsangues, la respiration si faible, qu'elle e\'fbt \'e0 peine agit\'e9 une plume. +\par +\par \endash Il se meurt, Jim, m'\'e9criai je. +\par +\par \endash Oui, il meurt de faim et de soif\~; il n'y a pas une miette de pain dans le bateau. Peut-\'eatre y a-t-il quelque chose dans le sac\~? +\par +\par Il s'\'e9lan\'e7a et rapporta un sac noir en cuir. +\par +\par Avec un grand manteau bleu, c'\'e9tait les seuls objets qui se trouvassent dans le bateau. +\par +\par Le sac \'e9tait ferm\'e9, mais Jim l'ouvra en un instant\~; il \'e9tait \'e0 moiti\'e9 plein de pi\'e8ces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais vu autant, non, pas m\'eame la dixi\'e8me partie. +\par +\par Il devait y en avoir des centaines\~; c\rquote \'e9taient des souverains anglais tout brillants, tout neuf. +\par +\par \'c0 vrai dire, cette vue nous avait si fortement int\'e9ress\'e9s que nous ne songions plus du tout \'e0 leur possesseur jusqu'au moment o\'f9 il nous rappela pr\'e8s de lui par une plainte. +\par +\par Il avait les l\'e8vres plus bleues que jamais. Sa m\'e2choire inf\'e9rieure retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses rang\'e9es de dents blanches comme les dents de loup. +\par +\par \endash Mon dieu\~! il passe\~! cria Jim. Par ici, Jock, courez au ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, ou il est perdu. En attendant, je d\'e9fais ses v\'eatements. +\par +\par Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. +\par +\par Jim avait d\'e9boutonn\'e9 l'habit et la chemise de l'homme. +\par +\par Nous r\'e9pand\'eemes de l'eau sur lui et nous en f\'eemes p\'e9n\'e9trer quelques gouttes entre les l\'e8vres. +\par +\par Cela produisit un bon effet, car apr\'e8s deux ou trois fortes inspirations, il se mit sur son s\'e9ant et se frotta lentement les yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. +\par +\par Mais, \'e0 ce moment-l\'e0, ce n'\'e9tait point sa figure que Jim et moi nous consid\'e9rions\~; c'\'e9tait sa poitrine d\'e9couverte. +\par +\par On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au-dessous de la clavicule et l'autre \'e0 peu pr\'e8s au milieu du c\'f4t\'e9 droit. +\par +\par La peau de son corps \'e9tait extr\'eamement blanche jusqu'\'e0 la ligne brune du cou. Aussi les trous fronc\'e9s et rouges n'en apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte g\'e9n\'e9rale. +\par +\par D'en haut je pus voir qu'il y avait une d\'e9pression correspondante dans la dos \'e0 un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour l'autre. +\par +\par Si d\'e9pourvu d'exp\'e9rience que je fusse, je pouvais dire ce que cela signifiait. +\par +\par Deux balles avaient p\'e9n\'e9tr\'e9 dans sa poitrine. L'une d\rquote elles l'avait travers\'e9e\~; l'autre y \'e9tait rest\'e9e. +\par +\par Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit sa chemise d'un air soup\'e7onneux. +\par +\par \endash Qu'est-ce que j'ai fait\~? dit-il. Ai-je perdu la t\'eate\~? Ne faites pas attention \'e0 ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai cri\'e9\~? +\par +\par \endash Vous avez cri\'e9 au moment m\'eame o\'f9 vous \'eates tomb\'e9. +\par +\par \endash Qu'est-ce que j'ai cri\'e9\~? +\par +\par Je le lui r\'e9p\'e9tai, quoique ce fussent des mots \'e0 peu pr\'e8s d\'e9pourvus de toute signification pour moi. +\par +\par Il nous regarda fixement l'un apr\'e8s l'autre, puis haussa les \'e9paules\~: +\par +\par \endash \'c7a fait partie d'une chanson, dit-il. Bon\~! Je me pose cette question\~: que vais-je faire \'e0 pr\'e9sent\~? Je ne me serais pas cru si faible. O\'f9 \'eates-vous all\'e9s prendre cette eau\~? +\par +\par Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas incertain. +\par +\par L\'e0 il s'\'e9tendit sur le ventre et se mit \'e0 boire, si longtemps que je crus qu'il n'en finirait pas. +\par +\par Son long cou pliss\'e9 se tendait comme celui d'un cheval, et il faisait \'e0 chaque gorg\'e9e un fort bruit de lapement avec ses l\'e8vres. +\par +\par Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa moustache avec sa manche. +\par +\par \endash Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose \'e0 manger\~? +\par +\par J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. +\par +\par Puis, il sortit les \'e9paules, fit bomber sa poitrine, et se caressa les c\'f4tes de la paume de sa main. +\par +\par \endash Je suis s\'fbr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez \'e9t\'e9 tr\'e8s bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu l'occasion d'ouvrir ma sacoche. +\par +\par \endash Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous avez perdu connaissance. +\par +\par \endash Ah\~! je n'ai pas grand-chose l\'e0 dedans, tout au plus\'85 comment dites-vous cela\~?\'85 quelques \'e9conomies. Ce n'est pas une grosse somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'\'e0 ce que je trouve quelque chose \'e0 + faire. D'ailleurs il me semble qu'on pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait \'e9t\'e9 impossible de tomber sur un pays plus paisible, o\'f9 il n'y a peut-\'eatre pas l'ombre d'un }{\i gendarme}{ \'e0 cette distance de la ville. +\par +\par \endash Vous ne nous avez pas encore dit qui vous \'eates, d'o\'f9 vous venez, ni ce que vous avez \'e9t\'e9, dit Jim d'un ton r\'e9barbatif. +\par +\par L'\'e9tranger le toisa des pieds \'e0 la t\'eate, d'un air connaisseur. +\par +\par \endash Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, j'aurais le droit de m'en f\'e2cher, s'il s'agissait de tout autre que vous, mais vous avez le droit d'\'eatre renseign\'e9, apr +\'e8s m'avoir trait\'e9 avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de Dunkerque\~; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le bateau. +\par +\par \endash Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. +\par +\par Mais il me lan\'e7a ce regard direct qui d\'e9c\'e8le l'honn\'eate homme. +\par +\par \endash C'est vrai, mais le navire \'e9tait de Dunkerque, et ce bateau est une de ses chaloupes. L'\'e9quipage est parti sur le grand canot, et le navire a coul\'e9 si rapidement que je n'ai eu le temps de rien embarquer. C'\'e9tait lundi. +\par +\par \endash Et nous voici au jeudi\~! Vous \'eates rest\'e9 trois jours sans aliments ni boissons\~? +\par +\par \endash C'est trop long, dit-il. D\'e9j\'e0 je me suis trouv\'e9 en pareille situation, mais jamais +si longtemps que cela. Eh bien, je vais laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente de la c\'f4te. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par l\'e0-bas\~? +\par +\par \endash C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Fran\'e7ais\~: Il se r\'e9jouit parce que la paix a \'e9t\'e9 conclue. +\par +\par \endash Ah\~! vous avez un voisin qui a servi\~! J'en suis content, car de mon c\'f4t\'e9 j'ai fait un peu la guerre ici et l\'e0. +\par +\par Il n'avait point l'air content, car il avait fronc\'e9 ses sourcils tr\'e8s bas sur ses yeux per\'e7ants. +\par +\par \endash Vous \'eates Fran\'e7ais, n'est-ce pas\~? demandai-je pendant que nous descendions ensemble. +\par +\par Il tenait \'e0 la main sa sacoche noire et avait jet\'e9 sur son \'e9paule son grand manteau bleu. +\par +\par \endash Ah\~! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens sont plus Allemands que Fran\'e7ais. Pour moi, j'ai \'e9t\'e9 dans tant de pays que je me trouve chez moi n'importe o\'f9. J'ai \'e9t\'e9 grand voyageur. Et o\'f9 + pensez-vous que je pourrais trouver un logement\~? +\par +\par Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est \'e9coul\'e9 depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce singulier personnage. +\par +\par Il m'avait inspir\'e9, je crois, de la d\'e9fiance, et pourtant il exer\'e7ait sur moi de la fascination. +\par +\par Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses fa\'e7ons de s'exprimer, je ne sais quoi qui diff\'e9rait enti\'e8rement de tout ce que j'avais vu jusqu'alors. +\par +\par Jim Horscroft \'e9tait un bel homme, et le Major Elliott un homme brave, mais il manquait \'e0 tous deux quelque chose que poss\'e9dait cet inconnu\~: c'\'e9tait ce coup d'\'9cil alerte et vif, cet \'e9clat des yeux, cette distinction ind\'e9finissable +\'e0 d\'e9crire. +\par +\par Puis, nous l'avions sauv\'e9 alors qu'il gisait, respirant \'e0 peine, sur les galets, et on a toujours le c\'9cur tendre envers un homme \'e0 qui l\rquote on a rendu service. +\par +\par \endash Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis \'e0 peu pr\'e8s s\'fbr de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-l\'e0, vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. +\par +\par Il \'f4ta son chapeau et s'inclina avec toute la gr\'e2ce imaginable. Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entra\'eena \'e0 l'\'e9cart. +\par +\par \endash Vous \'eates fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir vous m\'ealer de ses affaires\~? +\par +\par Mais j'\'e9tais l'\'eatre le plus obstin\'e9 qu'ait jamais chauss\'e9 une paire de bottes, et la plus s\'fbre fa\'e7on de me faire aller en avant, c'\'e9tait de me tirer en arri\'e8re. +\par +\par \endash C'est un \'e9tranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur lui, dis-je. +\par +\par \endash Vous en serez f\'e2ch\'e9, dit-il. +\par +\par \endash Cela se peut. +\par +\par \endash Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser \'e0 votre cousine Edie. +\par +\par \endash Edie est parfaitement capable de se garder elle-m\'eame. +\par +\par \endash Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il vous plaira\~! s'\'e9cria-t-il en un de ses brusques acc\'e8s de col\'e8re. +\par +\par Et sans ajouter un mot, pour prendre cong\'e9 de l'un ou de l'autre de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du c\'f4t\'e9 de la maison de son p\'e8re. +\par +\par Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous descendions ensemble. +\par +\par \endash Je crois bien que je ne lui ai gu\'e8re plu, dit-il. Je vois tr\'e8s bien qu'il vous a cherch\'e9 querelle parce que vous m'emmenez chez vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi\~? Est-ce qu'il se figure par hasard que j'ai vol\'e9 + l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, qu'est-ce qu'il craint\~? +\par +\par \endash Peuh\~! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est \'e9gal. Pas un \'e9tranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504953}{\*\bkmkstart _Toc89889375}VI \endash UN AIGLE SANS ASILE{\*\bkmkend _Toc72504953}{\*\bkmkend _Toc89889375} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Mon p\'e8re me parut \'eatre presque de l'avis de Jim Horscroft, car il ne montra pas un empressement extr\'eame \'e0 l'\'e9gard de ce nouvel h\'f4te\~ +; il le toisa du haut en bas d'un air tr\'e8s interrogateur. +\par +\par Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se r\'e9duisait toujours \'e0 deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fi +ni, ses yeux se ferm\'e8rent d'eux-m\'eames, car je crois bien que pendant ces trois jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mang\'e9. +\par +\par C'\'e9tait une bien pauvre chambre que celle o\'f9 je le conduisis, mais il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et s'endormit aussit\'f4t. +\par +\par Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre \'e9tait contigu\'eb \'e0 la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous avions un h\'f4te sous notre toit. +\par +\par Le lendemain matin, quand je descendis, je m'aper\'e7us qu'il m'avait devanc\'e9, car il \'e9tait assis en face de mon p\'e8re \'e0 la table de l'embrasure de la fen\'eatre, dans la cuisine, leurs t\'ea +tes se touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de pi\'e8ces d'or. +\par +\par \'c0 mon entr\'e9e, mon p\'e8re leva sur moi des yeux o\'f9 je vis un \'e9clair d'avidit\'e9 que je n'y avais jamais remarqu\'e9 jusqu'alors. +\par +\par Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha aussit\'f4t. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, monsieur, la chambre est \'e0 vous, et vous paierez toujours d'avance le trois du mois. +\par +\par \endash Ah\~! voici mon premier ami, s'\'e9cria de Lapp en me tendant la main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, mais o\'f9 il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on sourit \'e0 son chien. +\par +\par \'ab\~Me voil\'e0 tout \'e0 fait remis \'e0 pr\'e9sent, gr\'e2ce \'e0 mon excellent souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah\~! c'est la faim qui \'f4te \'e0 l'homme toute \'e9nergie. Cela d'abord, le froid ensuite. +\par +\par \endash Oui, c'est vrai, dit mon p\'e8re, je me suis trouv\'e9 sur la lande dans une temp\'eate de neige pendant trente-six heures, et je sais ce que c'est. +\par +\par \endash J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et devenaient plus semblables \'e0 des singes, et ils venaient presque sur les bords des pontons o\'f9 + nous les gardions\~; ils hurlaient de rage et de douleur. +\par +\par \'ab\~Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les entendaient \'e0 peine, tant ils s'\'e9taient affaiblis. +\par +\par \endash Et ils moururent\~? m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Ils r\'e9sist\'e8rent pendant tr\'e8s longtemps. C'\'e9taient des grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un + homme pouvait en soulever trois \'e0 la fois, comme si c'\'e9taient de petits singes. Cela faisait piti\'e9. Ah\~! mon ami, voudrez-vous me pr\'e9senter \'e0 Madame et \'e0 Mademoiselle\~? +\par +\par C\rquote \'e9taient ma m\'e8re et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. +\par +\par Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus toutes les peines du monde \'e0 garder mon s\'e9rieux, car au lieu de leur faire, en guise de salut, un simple signe de t\'eate \'e0 la mode \'e9 +cossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il avan\'e7a le pied par une glissade et mit la main sur son c\'9cur de l'air le plus dr\'f4le. +\par +\par Ma m\'e8re ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, mais Edie se montra aussit\'f4t enchant\'e9e. +\par +\par On e\'fbt dit que c'\'e9tait un jeu pour elle, et elle se mit \'e0 faire une r\'e9v\'e9rence, mais une r\'e9v\'e9rence si profonde, que je la crus un instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au milieu de la cuisine. +\par +\par Mais non, elle se redressa aussi l\'e9g\'e8rement qu'un rembourrage qui fait ressort. +\par +\par Nous approch\'e2mes tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes servies avec le lait et la bouillie. +\par +\par Il avait une merveilleuse mani\'e8re de se conduire avec les femmes, ce gaillard-l\'e0. +\par +\par Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous aurions eu l'air de faire les imb\'e9ciles, et les filles nous auraient \'e9clat\'e9 de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien avec son genre de physionomie et de langage qu\rquote +on en venait enfin \'e0 trouver cela tout naturel. +\par +\par En effet, quand il s'adressait \'e0 ma m\'e8re, ou \'e0 la cousine Edie \endash et pour cela il ne se faisait jamais prier \endash il ne le faisait jamais sans s'\'eatre inclin\'e9, sans prendre un air \'e0 + faire croire qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en \'e9coutant ce qu'il avait \'e0 dire\~; et lorsqu'elles r\'e9pondaient, on e\'fbt cru, \'e0 voir sa physionomie, que leurs paroles \'e9taient pr\'e9cieuses et dignes d'\'eatre conserv\'e9es +\'e0 tout jamais. +\par +\par Et pourtant, m\'eame quand il s\rquote abaissait devant les femmes, il gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme pour donner \'e0 entendre que c'\'e9tait pour elles seules qu'il se faisait aussi doux, mais qu'\'e0 + l'occasion, il savait faire preuve d\rquote assez de raideur. +\par +\par Pour ma m\'e8re, c'\'e9tait merveille de voir combien elle s'adoucit \'e0 son \'e9gard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos affaires, lui parla de son oncle \'e0 elle, qui \'e9tait chirurgien \'e0 + Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son c\'f4t\'e9. +\par +\par Elle lui raconta la mort de mon fr\'e8re Rob, \'e9v\'e9nement que je ne l'avais jamais entendu dire \'e0 \'e2me qui vive \endash et alors on e\'fbt cru que de Lapp allait verser des larmes \'e0 cette occasion \endash + lui qui venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes mourir de faim. +\par +\par Quant \'e0 Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lan\'e7ait incessamment de petits coups d'\'9cil \'e0 notre h\'f4te, et une fois ou deux, il la regarda tr\'e8s fixement. +\par +\par Apr\'e8s le d\'e9jeuner, quand il fut rentr\'e9 dans sa chambre, mon p\'e8re tira de sa poche huit pi\'e8ces d'or d'une guin\'e9e et les \'e9tala sur l\'e0 table. +\par +\par \endash Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe\~? fit-il. +\par +\par \endash Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux b\'e9liers noirs, voil\'e0 tout. +\par +\par \endash Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les quatre semaines. +\par +\par Mais, en entendant cela, ma m\'e8re hocha la t\'eate. +\par +\par \endash Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. +\par +\par \endash Ta\~! ta\~! s'\'e9cria mon p\'e8re, il peut tr\'e8s bien le faire sans se g\'eaner. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il a offert lui-m\'eame. +\par +\par \endash Cet argent-l\'e0 ne portera pas bonheur, dit-elle. +\par +\par \endash Eh\~! Eh\~! ma femme, vous aurait-il mis la t\'eate \'e0 l'envers avec ses fa\'e7ons d\rquote \'e9tranger\~? +\par +\par \endash Oui, il serait bon que les maris \'e9cossais eussent quelque peu de ses mani\'e8res pr\'e9venantes, dit-elle. +\par +\par C'\'e9tait la premi\'e8re fois de ma vie que je l'entendis riposter \'e0 mon p\'e8re. +\par +\par De Lapp ne tarda pas \'e0 descendre et me demanda si je voulais sortir avec lui. +\par +\par Lorsque nous f\'fbmes au soleil, il tira de sa poche une petite croix faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse encore vue. +\par +\par \endash Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela \'e0 Tol\'e8de, en Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donn\'e9 l'autre \'e0 une jeune fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir de la grande bont\'e9 + que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez faire une \'e9pingle de cravate. +\par +\par Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce pr\'e9sent, qui valait plus que tout ce que j'avais poss\'e9d\'e9 en ma vie. +\par +\par \endash Je pars pour aller compter les agneaux sur le p\'e2turage d'en haut, lui dis-je. Peut-\'eatre vous plairait-il de venir avec moi et de voir un peu le pays. +\par +\par Il eut un instant d'h\'e9sitation, puis il secoua la t\'eate. +\par +\par \endash J'ai, dit-il, quelques lettres \'e0 \'e9crire le plus t\'f4t possible. Je compte passer la matin\'e9e chez moi pour m'acquitter de cette t\'e2che. +\par +\par Pendant toute la matin\'e9e, j'allai et je vins sur les hauteurs\~; et, comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occup\'e9 que de cet \'e9tranger que le hasard avait jet\'e9 \'e0 notre porte. +\par +\par O\'f9 avait-il appris ces mani\'e8res, cet air de commandement, cet \'e9clat hautain et mena\'e7ant du regard\~? +\par +\par Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si d\'e9tach\'e9, quelle \'e9tonnante existence que celle o\'f9 elles avaient trouv\'e9 place\~? +\par +\par Il avait \'e9t\'e9 bon pour nous, il avait us\'e9 d'un langage plein d'amabilit\'e9s et malgr\'e9 tout je n'arrivais pas \'e0 chasser enti\'e8rement la d\'e9fiance que j'avais \'e9prouv\'e9e \'e0 son \'e9gard. +\par +\par Peut-\'eatre, apr\'e8s tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-\'eatre avais je eu tort de l'introduire \'e0 West Inch. +\par +\par Quand je rentrai, il avait l'air d'\'eatre n\'e9 et d'avoir v\'e9cu dans la ferme. +\par +\par Il \'e9tait assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe le coin de la chemin\'e9e, et il avait le chat noir sur ses genoux. +\par +\par Il tenait les bras \'e9tendus, et d\rquote une main \'e0 l'autre allait un \'e9cheveau de laine \'e0 tricoter dont ma m\'e8re faisait un peloton. +\par +\par La cousine Edie \'e9tait assise tout pr\'e8s et, en voyant ses yeux, je m'aper\'e7us qu'elle avait pleur\'e9. +\par +\par \endash Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine\~? +\par +\par \endash Ah\~! Mademoiselle a le c\'9cur tendre, comme toutes les vraies et honn\'eates femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose p\'fbt l'\'e9mouvoir \'e0 ce point. Autrement, je n'en aurais point parl\'e9 +. Je contais les souffrances de quelques troupes qui avaient \'e0 traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont je sais quelque chose. Il est bien \'e9trange de voir le vent emporter des hommes par-dessus le bord des pr\'e9 +cipices, mais le sol \'e9tait bien glissant, et il n'y avait rien \'e0 quoi ils pussent se retenir. Les compagnies entrecrois\'e8rent leurs bras, et cela alla mieux de cette fa\'e7 +on, mais la main d'un artilleur resta dans la mienne, comme je la prenais. Elle \'e9tait gangren\'e9e par le froid depuis trois jours. +\par +\par Je restais \'e0 \'e9couter bouche b\'e9ante. +\par +\par \'ab\~Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine \'e0 r\'e9sister. Et pourtant, s'ils restaient en arri\'e8re, les paysans les prenaient, les clouaient \'e0 + la porte de leurs granges, les pieds en haut, et allumaient du feu sous leur t\'eate. C'\'e9tait piti\'e9 de voir ainsi p\'e9rir ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus avancer, c'\'e9tait int\'e9 +ressant de voir comment ils s'y prenaient\~: ils s'arr\'eataient, faisaient leur pri\'e8re, assis sur une vieille selle, ou sur leur havresac, \'f4 +taient leurs bottes et leurs bas et appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils mettaient leur gros orteil sur la d\'e9tente, et }{\i pouf}{\~! c'\'e9tait fini\~: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh\~! l'on \'e0 + eu une rude besogne par l\'e0-bas sur ces montagnes de Guadarama. +\par +\par \endash Et quelle arm\'e9e, \'e9tait-ce\~? demandai-je. +\par +\par \endash Oh\~! j'ai \'e9t\'e9 dans tant d'arm\'e9es que je m'y embrouille quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. \'c0 propos, j'ai vu vos \'c9cossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je croyais d'apr\'e8 +s cela que tout le monde ici portait des \'85 comment appelez-vous cela\'85 des jupons\~? +\par +\par \endash Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. +\par +\par \endash Ah\~! dans les montagnes. Mais voici l\'e0-bas, dehors, un homme. Peut-\'eatre est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres \'e0 la poste, \'e0 ce qu'a dit votre p\'e8re. +\par +\par \endash Oui, c'est le gar\'e7on du fermier Whitehead. Voulez-vous que je les lui donne\~? +\par +\par \endash Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre main. +\par +\par Il les tira de sa poche et me les remit. +\par +\par Je sortis aussit\'f4t avec ces lettres et chemin faisant mes regards tomb\'e8rent sur l'adresse que portait l\rquote une d'elles. +\par +\par Il y avait en tr\'e8s grosse et tr\'e8s belle \'e9criture\~: +\par +\par \'ab \'c0 sa Majest\'e9 +\par +\par \'ab\~Le roi de Su\'e8de +\par +\par \'ab\~Stockholm\~\'bb +\par +\par Je ne savais pas beaucoup de fran\'e7ais, assez toutefois pour comprendre cela. +\par +\par Quel \'e9tait donc cette sorte d'aigle qui \'e9tait venu se poser dans notre humble petit nid\~? +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504954}{\*\bkmkstart _Toc89889376}VII \endash LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR{\*\bkmkend _Toc72504954} +{\*\bkmkend _Toc89889376} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis tr\'e8 +s certain, un ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de notre existence depuis le jour o\'f9 cet homme vint sous notre toit, ou de quelle fa\'e7on il en vint \'e0 gagner peu \'e0 peu notre affection \'e0 tous. +\par +\par Avec les femmes, ce ne fut pas une t\'e2che bien longue, mais il ne tarda pas \'e0 d\'e9geler mon p\'e8re lui-m\'eame, chose qui n'\'e9tait pas des plus ais\'e9es. +\par +\par Il avait m\'eame fait la conqu\'eate de Jim Horscroft aussi bien que la mienne. +\par +\par \'c0 vrai dire, nous n'\'e9tions gu\'e8re, \'e0 c\'f4t\'e9 de lui, que deux grands enfants, car il \'e9tait all\'e9 partout, il avait tout vu, et quand il avait pass\'e9 une soir\'e9e \'e0 jaser, en son anglais boiteux, il nous avait emport\'e9 +s bien loin de notre simple cuisine, de notre maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. +\par +\par Horscroft avait d'abord \'e9t\'e9 assez maussade avec lui, mais de Lapp, par son tact, par l'aisance de ses mani\'e8res, l'avait bient\'f4t s\'e9duit, avait enti\'e8rement conquis son c\'9cur, si bien que voil\'e0 + Jim assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous deux perdus dans l'int\'e9r\'eat qu'ils prenaient \'e0 \'e9couter tous les r\'e9cits qu'il nous faisait. +\par +\par Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, apr\'e8s un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une semaine, d'un mois \'e0 l'autre, par telle ou telle parole, telle ou telle action, il arriva \'e0 nous rendre tels qu +\rquote il voulait. +\par +\par Un de ses premiers actes fut de donner \'e0 mon p\'e8re le canot dans lequel il \'e9tait venu, en ne se r\'e9servant que le droit de le reprendre s'il venait \'e0 en avoir besoin. +\par +\par Les harengs vinrent fort pr\'e8s de la c\'f4te cette ann\'e9e-l\'e0, et avant sa mort mon oncle nous avait donn\'e9 un bel assortiment de filets, de sorte que ce pr\'e9sent nous rapporta bon nombre de livres. +\par +\par Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant tout un \'e9t\'e9 ramant lentement, s'arr\'eatant tous les cinq ou six coups de rame, pour jeter une pierre attach\'e9e au bout d'une corde. +\par +\par Je ne compris rien \'e0 sa conduite jusqu'au jour o\'f9 il me l'expliqua de son propre gr\'e9. +\par +\par \endash J'aime \'e0 \'e9tudier tout ce qui a du rapport aux choses de la guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais \'e9chapper une occasion. Je me demandais s'il serait difficile \'e0 un commandant de corps d'arm\'e9e d'op\'e9rer un d\'e9barquement ici. + +\par +\par \endash Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. +\par +\par \endash Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez-vous pris des sondages ici\~? +\par +\par \endash Non. +\par +\par \endash Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forc\'e9e de se tenir au large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une fr\'e9gate de quarante canons puisse approcher jusqu'\'e0 port\'e9e de fusil. Bondez vos canots de tirailleurs, d\'e9 +ployez-les derri\'e8re ces dunes de sable, puis soutenez-les en en lan\'e7ant encore d'autres, lancez des fr\'e9gates une pluie de mitraille par-dessus leurs t\'eates. Cela pourrait se faire\~! Cela pourrait se faire. +\par +\par Ses moustaches raides comme celles d'un chat se h\'e9riss\'e8rent plus que jamais, et je pus voir \'e0 l'\'e9clat de son regard qu'il \'e9tait emport\'e9 par ses r\'eaves. +\par +\par \endash Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec indignation. +\par +\par \endash Ta\~! Ta\~! Ta\~! s'\'e9cria-t-il, naturellement pour une bataille, il faut \'eatre deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien d'hommes pouvez-vous mettre en ligne\~? Dirons-nous vingt mille, trente mille\~? Quelques r\'e9 +giments de bonnes troupes, le reste\~! Peuh\~! Des conscrits, des bourgeois arm\'e9s. Comment appelez-vous \'e7a\~? Des volontaires\~? +\par +\par \endash Des gens courageux, criai je. +\par +\par \endash Oh oui, tr\'e8s braves, mais des imb\'e9ciles. Ah\~! mon Dieu\~! on ne saurait dire \'e0 quel point ils seraient imb\'e9 +ciles. Non pas eux seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune pr\'e9caution. Ah\~! j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits attaquer une batterie de dix pi\'e8ces\~ +: il fallait voir comme ils avan\'e7aient bravement, si bien que de l'endroit, o\'f9 je me trouvais, la mont\'e9e avait l'air\'85 comment appelez-vous cela en anglais\~?\'85 avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de conscrits, qu' +\'e9tait-il devenu\~? Puis un autre bataillon de jeunes troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une d\'e9charge de mitraille\~? Aussi voil\'e0 votre second bataillon +\'e9tendu sur la pente. Alors ce sont les chasseurs \'e0 pied de la garde, de vieux soldats, \'e0 qui l\rquote on dit de prendre la batterie\~: \'e0 les voir marcher, ce n\rquote \'e9tait gu\'e8re captivant, pas de colonne, pas de cris, personne de tu\'e9 +. Tout juste une ligne de tirailleurs diss\'e9min\'e9s, avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les batteries \'e9tait r\'e9duites au silence\~; et les artilleurs espagnols taill\'e9s en pi\'e8ces\~ +: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui s'apprend, tout comme l'\'e9levage des moutons. +\par +\par \endash Peuh\~! dis-je, pour ne pas me taire devant un \'e9tranger\~; si nous avions trente mille hommes sur la cr\'eate de cette hauteur l\'e0-bas, vous en viendriez \'e0 \'eatre fort heureux d'avoir vos bateaux derri\'e8re vous. +\par +\par \endash Sur la cr\'eate de la hauteur\~? dit-il en promenant rapidement ses regards sur la cr\'eate. Oui, si votre homme connaissait son affaire\~; il aurait sa gauche appuy\'e9e \'e0 votre maison, son centre \'e0 Corriemuir, et sa droite par l\'e0 +, vers la maison du docteur, avec une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa cavalerie man\'9cuvrerait pour nous couper d\'e8s que nous serions d\'e9ploy\'e9s sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous former, et nous saurons bient +\'f4t ce que nous avons \'e0 faire. Voil\'e0 le point faible, c'est le d\'e9fil\'e9 ici\~: je le balaierais avec mes canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air\~ +: Eh Jock, vos volontaires, o\'f9 seraient-ils\~? +\par +\par \endash Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. +\par +\par Et nous part\'eemes tous deux de cet \'e9clat de rire cordial par lequel finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. +\par +\par Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En d'autres moments, il n'\'e9tait pas aussi facile de l'admettre. +\par +\par Je me souviens tr\'e8s bien qu'un soir de cet \'e9t\'e9-l\'e0, comme nous \'e9tions assis \'e0 la cuisine, lui, mon p\'e8re, Jim, et moi, et que les femmes \'e9taient all\'e9es se coucher, il se mit \'e0 parler de l'\'c9 +cosse et de ses rapports avec l'Angleterre. +\par +\par \endash Jadis vous aviez votre roi \'e0 vous, et vos lois se faisaient \'e0 \'c9dimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de d\'e9sespoir, \'e0 la pens\'e9e que tout cela vient de Londres. +\par +\par Jim \'f4ta sa pipe de sa bouche. +\par +\par \endash C'est nous qui avons impos\'e9 notre roi \'e0 l'Angleterre, et si quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de l\'e0-bas. +\par +\par \'c9videmment l'\'e9tranger ignorait ce d\'e9tail. Cela lui imposa silence un instant. +\par +\par \endash Oui, mais vos lois sont faites l\'e0-bas, dit-il enfin, et assur\'e9ment ce n'est pas avantageux. +\par +\par \endash Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement \'e0 \'c9dimbourg, dit mon p\'e8re, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je n'ai gu\'e8re le loisir de penser \'e0 ces choses-l\'e0. +\par +\par \endash C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprim\'e9, ce sont ses jeunes gens qui doivent le venger. +\par +\par \endash Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit Jim. +\par +\par \endash Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette mani\'e8re de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de marcher sur Londres s'\'e9cria de Lapp. +\par +\par \endash Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais qui nous conduirait\~? +\par +\par Il se redressa, fit la r\'e9v\'e9rence, en posant la main sur son c\'9cur, de sa bizarre fa\'e7on. +\par +\par \endash Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'\'e9cria-t-il. +\par +\par Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. +\par +\par Je n'arrivai jamais \'e0 me faire quelque id\'e9e de son \'e2ge, et Jim Horscroft n'y r\'e9ussit pas mieux. +\par +\par Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. +\par +\par Sa chevelure brune, raide, coup\'e9e court, n'avait nul besoin d'\'eatre coup\'e9e ras au sommet de la t\'eate, o\'f9 elle se rar\'e9fiait pour finir en une courbe polie. +\par +\par Sa peau \'e9tait sillonn\'e9e de mille rides tr\'e8s fines, qui s'entrela\'e7aient, formaient un r\'e9seau\~; elle \'e9tait, comme je l'ai dit, toute recuite par le soleil. Mais il \'e9tait agile comme un adolescent, souple et dur comme de la + baleine, passait tout un jour \'e0 parcourir la montagne ou \'e0 ramer sur la mer sans mouiller un cheveu. +\par +\par Tout bien consid\'e9r\'e9, nous juge\'e2mes qu'il devait avoir quarante ou quarante-cinq ans, bien qu'il f\'fbt malais\'e9 de comprendre comment il avait pu voir tant de choses \'e0 une telle p\'e9riode de la vie. +\par +\par Mais un jour on se mit \'e0 parler d\rquote \'e2ge, et alors il nous fit une surprise. +\par +\par Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en avait vingt-sept. +\par +\par \endash Alors je suis le plus \'e2g\'e9 de nous trois, dit de Lapp. +\par +\par Nous part\'eemes d'un \'e9clat de rire, car, \'e0 notre compte, il aurait parfaitement pu \'eatre notre p\'e8re. +\par +\par \endash Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu vingt-neuf ans en d\'e9cembre. +\par +\par Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre quelle existence extraordinaire avait \'e9t\'e9 la sienne. +\par +\par Il vit notre \'e9tonnement et s'en amusa. +\par +\par \endash J\rquote ai v\'e9cu\~! j'ai v\'e9cu\~! s'\'e9cria-t-il. J'ai employ\'e9 mes jours et mes nuits\~; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une compagnie dans une bataille o\'f9 cinq nations prenaient part. J'ai fait p\'e2 +lir un roi aux mots que je lui ai chuchot\'e9s \'e0 l'oreille, alors que j'avais vingt ans. J'ai contribu\'e9 \'e0 refaire un royaume et \'e0 mettre un nouveau roi sur un grand tr\'f4ne l'ann\'e9e m\'eame o\'f9 je suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai v\'e9 +cu ma vie. +\par +\par Ce fut l\'e0 ce que j'appris de plus pr\'e9cis, d'apr\'e8s ses dires, sur son pass\'e9. +\par +\par Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait \'e0 hocher la t\'eate ou \'e0 rire. +\par +\par Dans de certains moments, nous pensions qu\rquote il n'\'e9tait qu'un adroit imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de talents serait-il venu perdre son temps dans le comt\'e9 de Berwick\~? +\par +\par Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que sa vie avait en effet un pass\'e9 tr\'e8s rempli. +\par +\par Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour tr\'e8s proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le m\'eame qui avait dans\'e9 autour du feu de joie avec sa s\'9cur et les deux bonnes. +\par +\par Il s'\'e9tait rendu \'e0 Londres pour quelque affaire relative \'e0 sa pension et \'e0 son indemnit\'e9 de blessure, et avec quelque espoir qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu\rquote il ne revint que vers la fin de l\rquote automne. +\par +\par D\'e8s les premiers jours de son retour, il descendit pour nous rendre visite, et alors ses yeux se port\'e8rent pour la premi\'e8re fois sur de Lapp. +\par +\par Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille stup\'e9faction. +\par +\par Il regarda fixement notre h\'f4te pendant une longue minute sans dire seulement un mot. +\par +\par De Lapp lui rendit ce regard avec la m\'eame persistance, mais sans que rien indiqu\'e2t qu'il le reconnaissait. +\par +\par \endash Je ne sais qui vous \'eates, monsieur, dit-il enfin, mais vous me regardez comme si vous m'aviez d\'e9j\'e0 vu. +\par +\par \endash En effet je vous ai vu, dit le major. +\par +\par \endash Jamais, que je sache. +\par +\par \endash Mais je le jure. +\par +\par \endash O\'f9 donc, alors\~? +\par +\par \endash Au village d'Astorga, en 18\'85 +\par +\par De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. +\par +\par \endash Mon Dieu, s'\'e9cria-t-il, quel hasard, et vous \'eates le parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. Permettez-moi de vous dire un mot \'e0 l'oreille. +\par +\par Il le prit \'e0 part, causa en fran\'e7ais avec lui, d'un air tr\'e8s s\'e9rieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant des explications, pendant que le major hochait de temps \'e0 autre sa vieille t\'eate grisonnante. +\par +\par \'c0 la fin, ils parurent s'\'eatre mis d'accord pour quelque convention, et j'entendis le major dire \'e0 plusieurs reprises\~: }{\i Parole d'honneur}{, et ensuite }{\i Fortune de la guerre}{ +, mots que je compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort loin. +\par +\par Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait jamais aller \'e0 la m\'eame familiarit\'e9 de langage, dont nous usions avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. + +\par +\par Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait \'e0 ce sujet, Mais il se d\'e9roba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. +\par +\par Jim Horscroft passa tout cet \'e9t\'e9 \'e0 la maison, mais vers la fin de l'automne, il retourna \'e0 \'c9dimbourg, pour les cours d'hiver, car il se proposait de travailler assid\'fbment et d'obtenir son dipl\'f4me au printemps prochain, s\rquote +il pouvait, et il reviendrait passer la No\'ebl. +\par +\par Il y eut donc une grande sc\'e8ne d\rquote adieu entre lui la cousine Edie. +\par +\par Il devait faire poser sa plaque et se marier d\'e8s qu'il aurait le droit d'exercer. +\par +\par Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle tendresse, et elle avait de son c\'f4t\'e9, quelque affection pour lui, \'e0 sa mani\'e8re, et en effet, elle e\'fbt cherch\'e9 en vain dans toute l'\'c9cosse un plus bel homme que lui. +\par +\par Cependant quand il \'e9tait question de mariage, elle faisait une l\'e9g\'e8re grimace en songeant que tous ses r\'eaves mirifiques aboutiraient \'e0 n'\'eatre que la femme d'un m\'e9decin de campagne. Mais tout bien consid\'e9r\'e9 +, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et elle se d\'e9cida pour le meilleur des deux. +\par +\par Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions d'une classe tout \'e0 fait diff\'e9rente de la n\'f4tre\~: donc il ne comptait pas. +\par +\par En ce temps-l\'e0, je ne fus jamais bien fix\'e9 sur ce point\~: Edie se pr\'e9occupait-elle ou non de lui\~? +\par +\par Quand Jim \'e9tait \'e0 la maison, ils ne faisaient gu\'e8re attention l\rquote un et l\rquote autre. +\par +\par Apr\'e8s son d\'e9part, ils se rencontr\'e8rent plus souvent, ce qui \'e9tait assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps d'Edie. +\par +\par Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le trouvait pas \'e0 son gr\'e9, et pourtant elle n'\'e9tait pas \'e0 son aise lorsqu'il n'\'e9tait pas l\'e0 le soir. +\par +\par Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait \'e0 causer avec lui, \'e0 lui faire mille questions. +\par +\par Elle se faisait d\'e9crire par lui les costumes des reines, dire sur quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des \'e9pingles \'e0 cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles portaient \'e0 leurs chapeaux, et je finissais par m' +\'e9tonner qu'il trouv\'e2t r\'e9ponse \'e0 tout cela. +\par +\par Et pourtant il avait toujours une r\'e9ponse. Il jouait de la langue avec tant de dext\'e9rit\'e9, de vivacit\'e9. Il montrait tant d'empressement \'e0 l'amuser, que je me demandais comment il se faisait qu'elle n'e\'fbt pas plus d'affection pour lui. + +\par +\par Bref, l'\'e9t\'e9, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se pass\'e8rent, nous \'e9tions encore tous tr\'e8s heureux ensemble. +\par +\par L\rquote ann\'e9e 1815 \'e9tait d\'e9j\'e0 fortement entam\'e9e. +\par +\par Le grand Empereur vivait toujours \'e0 l'\'eele d'Elbe, se rongeant le c\'9cur\~; tous les ambassadeurs, r\'e9unis \'e0 Vienne, continuaient \'e0 se chamailler sur la fa\'e7on de se partager la peau du lion, maintenant qu'ils l'avaient r\'e9 +duit aux abois pour tout de bon. +\par +\par Quant \'e0 nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous \'e9tions tout absorb\'e9s par nos menues et pacifiques occupations, le soin des moutons, les voyages au march\'e9 de bestiaux de Berwick, et les causeries du soir devant le grand feu de tourbe. + +\par +\par Nous ne nous figurions gu\'e8re que les actes de ces hauts et puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur nous. +\par +\par Quant \'e0 la guerre, eh bien, n'\'e9tait-on pas tous d'accord pour admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus nos t\'eates, et que si les Alli\'e9s ne se prenaient pas de querelle entre eux, il se passerait cinquante autres ann +\'e9es avant qu'il se tir\'e2t en Europe un seul coup de fusil. +\par +\par Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour tr\'e8s net dans ma m\'e9moire. Il survint, je crois, vers la fin de f\'e9vrier de cette ann\'e9e-l\'e0, et je vous le conterai avant d'aller plus loin. +\par +\par Vous savez, j'en suis s\'fbr, comment sont faites les tours d'alarme de la fronti\'e8re. +\par +\par Ce sont des masses carr\'e9es, diss\'e9min\'e9es de distance en distance le long de la ligne de partage et construites de fa\'e7on \'e0 donner asile et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les bandits. +\par +\par Lorsque Percy et ses hommes \'e9taient partis pour les Marches, on amenait une partie de leur b\'e9tail dans la cour de la tour, on fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers plac\'e9s au sommet. +\par +\par C'\'e9tait un signal auquel devaient r\'e9pondre de m\'eame les autres tours d'alarme. +\par +\par Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis \'e0 \'c9dimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces antiques donjons \'e9taient gondol\'e9s, croul +ants, et offraient aux oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. +\par +\par J'ai r\'e9colt\'e9 un bon nombre de beaux \'9cufs pour ma collection, dans la tour d'alarme de Corriemuir. +\par +\par Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent \'e0 deux milles en de\'e7\'e0 d'Ayton. +\par +\par Vers cinq heures, au moment m\'eame o\'f9 le soleil allait se coucher, je me trouvais sur le sentier de la lande, de fa\'e7on \'e0 voir exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la vieille tour d'alarme \'e9tait un peu \'e0 ma gauche. + +\par +\par Je consid\'e9rais \'e0 loisir le donjon, qui faisait un effet fort pittoresque pour le flot de lumi\'e8re rouge qui d\'e9versait sur lui les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'\'e9tendant au loin en arri\'e8re. +\par +\par Et comme je regardais avec attention, j'aper\'e7us soudain la figure d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. +\par +\par Naturellement je m'arr\'eatai, \'e9tonn\'e9 de cela, car que pouvait faire un individu quelconque dans cet endroit, et \'e0 ce moment-l\'e0, car l'\'e9poque de la nidification n'\'e9tait pas encore venue. +\par +\par C'\'e9tait si singulier que je me d\'e9terminai \'e0 tirer l'affaire au clair. +\par +\par Donc, malgr\'e9 ma fatigue, je tournai le dos \'e0 la maison et me dirigeai d'un pas rapide vers la tour. +\par +\par L'herbe monte jusqu'au bas m\'eame du mur, et mes pieds ne firent que peu de bruit jusqu'au moment o\'f9 j'arrivai \'e0 l'arc coulant o\'f9 se trouvait jadis l'entr\'e9e. +\par +\par Je jetai un coup d'\'9cil furtif dans l'int\'e9rieur. +\par +\par C'\'e9tait Bonaventure de Lapp qui \'e9tait l\'e0, debout dans l'enceinte, et qui regardait par ce m\'eame trou o\'f9 j'avais vu sa figure. +\par +\par Il \'e9tait tourn\'e9 de profil par rapport \'e0 moi. +\par +\par \'c9videmment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous ses yeux dans la direction de West Inch. +\par +\par Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les d\'e9combres de l'entr\'e9e. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourn\'e9 vers moi. +\par +\par Il n'\'e9tait pas de ceux \'e0 qui on peut faire perdre contenance, et sa figure ne changea pas plus que s'il \'e9tait l\'e0 depuis un an \'e0 m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque chose qui me disait qu'il aurait pay\'e9 + une somme assez ronde pour me revoir prendre le sentier. +\par +\par \endash Hello\~! dis-je, qu\rquote est-ce que vous faites ici\~? +\par +\par \endash Je pourrais vous faire la m\'eame question, dit-il. +\par +\par \endash Je suis venu parce que j'ai vu votre figure \'e0 la fen\'eatre. +\par +\par \endash Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en apercevoir, je m'int\'e9resse tr\'e8s vraiment \'e0 tout ce qui a un rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les ch\'e2 +teaux sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. +\par +\par Puis s'avan\'e7ant, il s'\'e9lan\'e7a soudain par l'ouverture du mur, de mani\'e8re \'e0 n'\'eatre plus sous mes yeux. +\par +\par Mais ma curiosit\'e9 \'e9tait beaucoup trop excit\'e9e pour l'excuser aussi facilement. +\par +\par Je me h\'e2tai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. +\par +\par Il \'e9tait debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur f\'e9brile, comme pour faire un signal. +\par +\par \endash Qu'est-ce que vous faites\~? criai-je. +\par +\par Et aussit\'f4t je sortis en courant, pour me placer pr\'e8s de lui, et chercher du regard sur la lande, \'e0 qui il faisait ce signal. +\par +\par \endash Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrit\'e9, je ne croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si nous devons rester amis, vous ne devez pas vous m\'ea +ler de mes affaires. +\par +\par \endash Je n'aime pas ces fa\'e7ons myst\'e9rieuses, dis-je, et mon p\'e8re ne les aimerait pas davantage. +\par +\par \endash Votre p\'e8re peut s'en expliquer lui-m\'eame, et il n'y a l\'e0 rien de secret, dit-il d'un ton sec. C\rquote est vous qui faites tout le secret avec vos imaginations. Ta\~! Ta\~! Ta\~! ces sottises m'impatientent. +\par +\par Et sans me faire seulement un signe de t\'eate, il me tourna le dos et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. +\par +\par Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais le pressentiment de quelque m\'e9fait qui se tramait, et cependant, je n'avais pas la moindre id\'e9e du monde de ce que cela pouvait \'eatre. +\par +\par Et j'en revins s'en m'en apercevoir, \'e0 songer \'e0 tous les incidents myst\'e9rieux de l'arriv\'e9e de est homme, et de son long s\'e9jour au milieu de nous. +\par +\par Mais qui donc pouvait-il attendre \'e0 la Tour d'alarme\~? +\par +\par Ce personnage \'e9tait-il un espion, qui avait un coll\'e8gue en espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler\~? +\par +\par Mais cela \'e9tait absurde. +\par +\par Que pouvait bien venir espionner dans le Comt\'e9 de Berwick\~? +\par +\par Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement \'e0 quoi s'en tenir sur lui et ne lui e\'fbt pas t\'e9moign\'e9 autant de respect, s'il y avait eu quelque chose de suspect. +\par +\par J'en \'e9tais arriv\'e9 \'e0 ce point-l\'e0, au cours de mes r\'e9flexions quand je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'\'e9tait le major en personne, qui descendait la c\'f4te venant de chez lui, tenant en laisse son gros bulldog Bounder. +\par +\par Ce chien \'e9tait un animal des plus dangereux, et il avait caus\'e9 maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant \'e0 l'attache au moyen d'une bonne et forte courroie. +\par +\par Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son arriv\'e9e, il buta de sa jambe bless\'e9e par-dessus une branche de gen\'eat\~; en reprenant son \'e9quilibre, il l\'e2cha la courroie et aussit\'f4t voil\'e0 ce maudit animal parti \'e0 + fond de train de mon c\'f4t\'e9, au bas de la c\'f4te. +\par +\par Cela ne me plaisait gu\'e8re, je vous en r\'e9ponds, car je n\rquote avais \'e0 ma port\'e9e ni un b\'e2ton, ni une pierre, et je savais cette b\'eate dangereuse. +\par +\par Le major l'appelait de l\'e0-haut par des cris per\'e7ant, mais je crois que l'animal prenait ce rappel pour une excitation\~; car il n'en courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et j'esp\'e9rais que cela me vaudrait peut-\'eatre les +\'e9gards dus \'e0 une vieille connaissance. +\par +\par Aussi quand il fut presque sur moi, son poil h\'e9riss\'e9, son nez enfonc\'e9 entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes poumons\~: +\par +\par \endash Bounder\~! Bounder\~! +\par +\par Cela produisit son effet, car l'animal me d\'e9passa en grondant, et partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. +\par +\par Celui-ci se retourna \'e0 tout ce bruit et parut comprendre au premier coup d'\'9cil de quoi il s'agissait\~; mais il continua \'e0 marcher sans plus se presser. +\par +\par J'\'e9tais terrifi\'e9 pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. +\par +\par Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour \'e9carter de lui l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il aper\'e7ut le jeu de doigts que faisait de Lapp derri\'e8re son dos avec le pouce et l'index, sa furie tomba tout \'e0 + coup, et nous le v\'eemes agitant son tron\'e7on de queue, et lui caressant le genou avec sa patte. +\par +\par \endash C'est donc votre chien, major, dit-il \'e0 son ma\'eetre, qui arrivait en boitant. Ah\~! c'est une belle b\'eate, une belle, une jolie cr\'e9ature. +\par +\par Le major \'e9tait tout essouffl\'e9, car il avait fait le trajet presque aussi vite que moi. +\par +\par \endash J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. +\par +\par \endash Ta\~! Ta\~! Ta\~! s'\'e9cria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. J'ai toujours aim\'e9 les chiens. Mais je suis content de vous avoir rencontr\'e9, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis redevable de beaucoup, et qui commen\'e7 +ait \'e0 me prendre pour un espion. N'est-ce pas vrai, Jock\~? +\par +\par Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot \'e0 r\'e9pondre. Je me contentai de rougir et de d\'e9tourner les yeux, de l'air gauche d'un campagnard que j'\'e9tais. +\par +\par \endash Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, j'en suis s\'fbr, que c'est chose absolument impossible. +\par +\par \endash Non, non, Jock. Certainement non\~! certainement non, s'\'e9cria le major. +\par +\par \endash Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez justice. Et vous-m\'eame\~? J'esp\'e8re que votre genou va mieux, et qu\rquote on vous redonnera bient\'f4t votre r\'e9giment. +\par +\par \endash Je me porte assez bien, r\'e9pondit le major, mais on ne me donnera jamais d'emploi \'e0 moins qu'il n'y ait une guerre, et il n'y aura plus de guerre de mon vivant. +\par +\par \endash Oh\~! vous croyez cela\~! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, nous verrons, nous verrons, mon ami. +\par +\par Il \'f4ta son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea d'un bon pas du c\'f4t\'e9 de West Inch. +\par +\par Le major resta \'e0 le suivre des yeux, l'air pensif. +\par +\par Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il \'e9tait un espion. +\par +\par Quand je le lui eus dit, il ne r\'e9pondit rien, hocha seulement la t\'eate, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien tranquille. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504955}{\*\bkmkstart _Toc89889377}VIII \endash L'ARRIV\'c9E DU CUTTER{\*\bkmkend _Toc72504955}{\*\bkmkend _Toc89889377} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments \'e0 l'\'e9gard de notre locataire n'\'e9taient plus les m\'eames. +\par +\par J'avais toujours l'id\'e9e qu'il me cachait un secret, o\'f9 plut\'f4t qu'il \'e9tait \'e0 lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le voile tendu sur son pass\'e9. +\par +\par Et lorsqu'un hasard \'e9cartait pour un instant un coin de ce voile, c'\'e9tait toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre c\'f4t\'e9, quelque sc\'e8ne sanglante, violente, terrible. +\par +\par L'aspect seul de son corps faisait peur. +\par +\par Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'\'e9t\'e9, je vis qu'il \'e9tait tout z\'e9br\'e9 de blessures. Sans compter sept ou huit cicatrices ou estafilades, il avait les c\'f4tes, d'un c\'f4t\'e9, toutes d\'e9jet\'e9es, toutes d\'e9form\'e9 +es. Un de ses mollets avait \'e9t\'e9 en partie arrach\'e9. +\par +\par Il rit de son air le plus gai en voyant mon \'e9tonnement. +\par +\par \endash Cosaques\~! Cosaques\~! dit il en promenant sa main sur ses cicatrices. Les c\'f4tes ont \'e9t\'e9 bris\'e9es par un caisson d'artillerie. C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le corps. Ah\~ +! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, si rapide que soit son allure, regarde toujours o\'f9 il pose le pied. Il m'est pass\'e9 + sur le corps quinze cents cuirassiers et les hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les canons, c'est tr\'e8s mauvais. +\par +\par \endash Et le mollet\~? demandai-je. +\par +\par \endash Pouf\~! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne croiriez jamais comment j'ai attrap\'e9 cela. Vous saurez que mon cheval et moi, nous avions \'e9t\'e9 atteints, lui tu\'e9, et moi les c\'f4tes bris\'e9 +es par le caisson. Or il faisait un froid\'85 un froid si \'e2pre, si \'e2pre\~! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper des bless\'e9 +s, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. Aussi, que fis-je\~? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre \'e0 mon cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y tai +llai assez de place pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. Sapristi, il faisait bien chaud l\'e0-dedans. Mais je n'avais pas assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie de mes jambes d\'e9 +passaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, des loups vinrent pour d\'e9vorer le cheval, et ils m'entam\'e8rent aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir\~; mais apr\'e8 +s cela je veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de moi. C'est l\'e0 que j'ai pass\'e9 tr\'e8s commod\'e9ment dix jours. +\par +\par \endash Dix jours\~! m'\'e9criai je, et que mangiez \endash vous\~? +\par +\par \endash Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous appelez la table et le logement. Mais naturellement j\rquote eus le bon sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y +avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur gourde \'e0 eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais souhaiter. Et le onzi\'e8me jour arriva une patrouille de cavalerie l\'e9g\'e8re. Alors tout alla bien. +\par +\par Ce fut ainsi, par des causeries, engag\'e9es accidentellement, et qui ne valent gu\'e8re la peine d'\'eatre rapport\'e9es s\'e9par\'e9ment, que la lumi\'e8re se fit sur sa personne et son pass\'e9. Mais le jour devait venir, o\'f9 + nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter comment cela se fit. +\par +\par L'hiver avait \'e9t\'e9 fort triste, mais d\'e8s le mois de mars se montr\'e8rent les premiers indices du printemps, et pendant une semaine de la fin de ce mois, nous e\'fbmes du soleil et des vents du Sud. +\par +\par Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'\'c9dimbourg, car bien que la session se termin\'e2t le 1}{\super er}{, son examen devait lui prendre une semaine. +\par +\par Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, il \'e9tait le seul ami de mon \'e2ge que j'eusse en ce temps-l\'e0. +\par +\par Edie \'e9tait tr\'e8s peu port\'e9e \'e0 causer, ce qui \'e9tait chez elle chose fort rare, mais elle \'e9coutait en souriant tout ce que je lui disais. +\par +\par \endash Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois \'e0 demi-voix, pauvre vieux Jim\~! +\par +\par \endash Et s'il a \'e9t\'e9 re\'e7u, dis-je, eh bien, naturellement il fera apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous perdrons notre Edie. +\par +\par Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et la prendre \'e0 la l\'e9g\'e8re, mais les mots me restaient encore dans la gorge. +\par +\par \endash Pauvre vieux Jim\~! dit-elle encore. +\par +\par Et en pronon\'e7ant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. +\par +\par \endash Ah\~! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un peu \'e0 moi autrefois, n'est-ce pas, Jock\'85 Oh\~! voici, l\'e0-bas, un bien joli petit vaisseau. +\par +\par C'\'e9tait un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, tr\'e8s marcheur \'e0 en juger par ses m\'e2ts \'e9lanc\'e9s et la coupe de son avant. +\par +\par Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand m\'e2t, mais au moment m\'eame o\'f9 nous le regardions, toute sa voilure se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous v\'ee +mes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du beaupr\'e9. +\par +\par Il \'e9tait probablement \'e0 moins d'un quart de mille du rivage, si pr\'e8s m\'eame que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiff\'e9 d'un bonnet pointu, qui se tenait debout \'e0 l'arri\'e8re et la lunette \'e0 l'\'9cil examinait la c\'f4 +te dans toutes les deux directions. +\par +\par \endash Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici\~? demanda Edie. +\par +\par \endash Ce sont de riches Anglais venus de Londres, r\'e9pondis-je. +\par +\par C\rquote \'e9tait de cette fa\'e7on-l\'e0 que nous interpr\'e9tions tout ce qui, dans les comt\'e9s de la fronti\'e8re, \'e9chappait \'e0 notre compr\'e9hension. +\par +\par Nous pass\'e2mes presque une heure enti\'e8re \'e0 examinez le joli vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derri\'e8re une bande de nuages, et que l'air du soir \'e9tait assez piquant, nous f\'eemes demi-tour pour regagner West Inch. +\par +\par Quand on arrive \'e0 la ferme par la fa\'e7ade, on traverse un jardin qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par une porte \'e0 claire-voie, au moyen d'un loquet. +\par +\par C\rquote \'e9tait \'e0 cette m\'eame porte que nous nous tenions, la nuit o\'f9 les signaux furent allum\'e9s, la nuit o\'f9 nous v\'eemes passer Walter Scott quand il revenait d'\'c9dimbourg. +\par +\par \'c0 droite de cette entr\'e9e, du c\'f4t\'e9 du jardin, se trouvait un bout de rocaille qui, para\'eet-il, avait \'e9t\'e9 construit par la m\'e8re de mon p\'e8re, il y avait bien longtemps. +\par +\par Elle avait fa\'e7onn\'e9 cela avec des galets us\'e9s par l'eau, avec des coquillages de mer, en mettant des mousses et des foug\'e8res dans les interstices. +\par +\par Or, quand nous e\'fbmes franchi la porte, nos yeux tomb\'e8rent sur cette rocaille\~; au sommet \'e9tait plant\'e9 un b\'e2ton dans la fente duquel se trouvait une lettre. +\par +\par Je m'avan\'e7ai pour voir ce que c'\'e9tait, mais Edie me devan\'e7a, enleva la lettre et la mit dans sa poche. +\par +\par \endash C'est pour moi, dit-elle en riant. +\par +\par Mais je restai \'e0 la regarder d'un air qui \'e9teignit le rire sur sa figure. +\par +\par \endash De qui est elle, Edie\~? demandai-je. +\par +\par Elle fit la moue, mais elle ne r\'e9pondit pas. +\par +\par \endash De qui est-elle, mademoiselle\~? m\rquote \'e9criai-je. Se pourrait-il que vous ayez tromp\'e9 Jim comme vous m'ayez tromp\'e9 moi-m\'eame\~? +\par +\par \endash Quel brutal vous \'eates, Jock\~! dit-elle vivement. Je voudrais bien que vous vous m\'ealiez de ce qui vous regarde. +\par +\par \endash Elle ne peut \'eatre que d'une seule personne, m'\'e9criai-je, et cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. +\par +\par \endash Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock\~? +\par +\par Le sang-froid de cette cr\'e9ature me stup\'e9fia et me rendit furieux. +\par +\par \endash Vous l'avouez\~! m'\'e9criai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus aucune pudeur\~? +\par +\par \endash Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman\~? +\par +\par \endash Parce que c'est inf\'e2me. +\par +\par \endash Et pourquoi\~? +\par +\par \endash Parce que c'est un \'e9tranger. +\par +\par \endash Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504956}{\*\bkmkstart _Toc89889378}IX \endash CE QUI SE FIT \'c0 WEST INCH{\*\bkmkend _Toc72504956} +{\*\bkmkend _Toc89889378} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Je me rappelle fort bien cet instant-l\'e0. +\par +\par J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait \'e9mouss\'e9 leur sensibilit\'e9. Il n'en fut pas ainsi pour moi. +\par +\par Au contraire, ma vue, mon ou\'efe et ma pens\'e9e se redoubl\'e8rent de clart\'e9. +\par +\par Je me souviens que mes yeux se port\'e8rent sur une petite boule de marbre de la largeur de ma main, qui \'e9tait incrust\'e9e dans une des pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en admirer les veines d\'e9licates. +\par +\par Et cependant je devais avoir une \'e9trange expression de physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva vers la maison en courant. +\par +\par Je la suivis, je tapai \'e0 la fen\'eatre de sa chambre, car je voyais bien qu'elle y \'e9tait. +\par +\par \endash Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me gronder. Je ne veux pas \'eatre grond\'e9e. Je n'ouvrirai pas la fen\'eatre. Allez-vous en. +\par +\par Mais je persistai \'e0 frapper. +\par +\par \endash Il faut que je vous dise un mot. +\par +\par \endash Qu'est-ce alors\~? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. D\'e8s que vous commencerez \'e0 gronder, je la refermerai. +\par +\par \endash \'cates-vous vraiment mari\'e9e, Edie\~? +\par +\par \endash Oui, je suis mari\'e9e. +\par +\par \endash Qui vous a mari\'e9s\~? +\par +\par \endash Le P\'e8re Brenman, \'e0 la chapelle catholique romaine de Berwick. +\par +\par \endash Vous, une presbyt\'e9rienne\~? +\par +\par \endash Il tenait \'e0 ce que le mariage se f\'eet dans une \'e9glise catholique. +\par +\par \endash Quand cela s'est-il fait\~? +\par +\par \endash Il y aura une semaine mercredi. +\par +\par Je me souvins que ce jour-l\'e0 elle \'e9tait all\'e9e en voiture \'e0 Berwick, et que de Lapp, de son c\'f4t\'e9, s'\'e9tait absent\'e9 pour faire, \'e0 ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. +\par +\par \endash Mais\'85 Et Jim\~? demandai-je. +\par +\par \endash Oh\~! Jim me pardonnera. +\par +\par \endash Vous briserez son c\'9cur, et vous ruinerez son avenir. +\par +\par \endash Non, non, il me pardonnera. +\par +\par \endash Il tuera de Lapp. Oh\~! Edie, comment avez-vous pu nous apporter tant de d\'e9shonneur et de souffrance\~! +\par +\par \endash Ah\~! voil\'e0 que vous grondez\~! s'\'e9cria-t-elle. +\par +\par Et la fen\'eatre se ferma brusquement. +\par +\par J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore bien des questions \'e0 lui faire, mais elle ne voulut pas r\'e9pondre, et je crus l'entendre sangloter. +\par +\par Enfin j'y renon\'e7ai, et j'\'e9tais sur le point de rentrer dans la maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le p\'eane de la porte du jardin se soulever. +\par +\par C'\'e9tait de Lapp en personne. +\par +\par Mais comme il suivait l'all\'e9e, il me fit l'effet d\rquote \'eatre ou fou ou ivre. +\par +\par Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. +\par +\par \endash }{\i Voltigeurs}{\~! cria-t-il, }{\i Voltigeurs de la garde}{\~! +\par +\par C'est ainsi qu'il avait fait le jour o\'f9 il avait eu le d\'e9lire. +\par +\par Puis soudain\~: +\par +\par \endash }{\i En avant}{\~! }{\i en avant}{\~! +\par +\par Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa t\'eate. +\par +\par Il s'arr\'eata court lorsqu'il vit que j'\'e9tais l\'e0, le regardant, et je puis dire qu'il fut un peu d\'e9contenanc\'e9. +\par +\par \endash Hol\'e0\~! Jock, s'\'e9cria-t-il, je ne pensais pas qu'il y e\'fbt quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet \'e9tat d'esprit que vous appelez de l'entrain. +\par +\par \endash On le dirait, r\'e9pondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft reviendra ici. +\par +\par \endash Ah\~! il revient demain, alors\~? Et pourquoi me sentirai-je moins gai\~? +\par +\par \endash Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. +\par +\par \endash Ta\~! Ta\~! Ta\~! s'\'e9cria de Lapp. Je vois que vous \'eates au courant de notre mariage. Edie vous a parl\'e9. Jim pourra faire ce qu'il voudra. +\par +\par \endash Vous nous avez joliment r\'e9compens\'e9s de vous avoir accueillis. +\par +\par \endash Mon brave gar\'e7on, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort joliment r\'e9compens\'e9s. J'ai d\'e9livr\'e9 Edie d'une existen +ce qui est indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres \'e0 \'e9crire ce soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre ami Jim sera revenu pour vous aider. +\par +\par Il fit un pas vers la porte. +\par +\par \endash Et c'\'e9tait pour cela que vous attendiez \'e0 la Tour d'alarme, m'\'e9criai-je, soudainement \'e9clair\'e9. +\par +\par \endash H\'e9\~! Jock, voil\'e0 que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton moqueur. +\par +\par Un instant apr\'e8s, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et la clef tourner dans la serrure. +\par +\par Je m'attendais \'e0 ne plus le revoir de la soir\'e9e, mais quelques minutes plus tard, il descendit \'e0 la cuisine, o\'f9 je tenais compagnie aux vieux parents. +\par +\par \endash Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son c\'9cur, de la fa\'e7on si bizarre qui lui \'e9tait propre, j'ai \'e9t\'e9 l'objet de toute votre bont\'e9 et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais jamais cru \'ea +tre si heureux que je l'ai \'e9t\'e9 gr\'e2ce \'e0 vous dans ce tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, monsieur, vous agr\'e9erez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous faire. +\par +\par Il mit devant eux sur la table deux petits paquets envelopp\'e9s dans du papier, puis faisant \'e0 ma m\'e8re trois autres r\'e9v\'e9rences, il sortit de la chambre. +\par +\par Son pr\'e9sent, c'\'e9tait une broche au centre de laquelle \'e9tait sertie une grosse pierre verte, entour\'e9e d'une demi-douzaine d'autres pierres blanches, scintillantes. +\par +\par Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne savais pas m\'eame quel nom leur donner, mais on nous dit, par la suite, \'e0 Berwick, que la grosse pierre \'e9tait une \'e9 +meraude, et les autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien sup\'e9rieure \'e0 celle que tous les agneaux qui nous \'e9taient n\'e9s ce printemps-l\'e0. +\par +\par Ma bonne vieille m\'e8re est d\'e9funte depuis bien des ann\'e9es, mais cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille a\'een\'e9e quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans revoir ces yeux per\'e7 +ants et ce nez long et mince, et ces moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. +\par +\par Pour mon p\'e8re, il avait une belle montre en or \'e0 double bo\'eetier, et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. +\par +\par Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charm\'e9, et ils ne voulaient parler que des pr\'e9sents que leur avait faits de Lapp. +\par +\par \endash Il vous a donn\'e9 autre chose encore, dis-je enfin. +\par +\par \endash Quoi donc, Jock\~? demanda p\'e8re. +\par +\par \endash Un mari pour la cousine Edie, r\'e9pondis-je. +\par +\par Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je r\'eavais, mais lorsqu'ils eurent enfin compris que c'\'e9tait bien la v\'e9rit\'e9, ils se montr\'e8rent aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annonc\'e9 qu'Edie avait \'e9pous\'e9 le laird. +\par +\par \'c0 dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de batailleur, n'avait pas une excellente r\'e9putation dans le pays, et ma m\'e8re avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas bien. +\par +\par D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, \'e9tait un homme rang\'e9, tranquille et dans l'aisance. +\par +\par Il y avait bien le secret, mais en ce temps-l\'e0, les mariages secrets \'e9taient chose fort commune en \'c9cosse\~; car comme quelques paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un couple, personne n'y trouvait beaucoup \'e0 redire. +\par +\par Les vieux furent aussi enchant\'e9s que si leur fermage avait \'e9t\'e9 diminu\'e9, mais j'avais toujours le c\'9cur endolori, car il me semblait que mon ami avait \'e9t\'e9 trait\'e9 avec la plus cruelle l\'e9g\'e8ret\'e9\~; et je savais bien qu'il n' +\'e9tait pas homme \'e0 en prendre ais\'e9ment son parti. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504957}{\*\bkmkstart _Toc89889379}X \endash LE RETOUR DE L\rquote OMBRE{\*\bkmkend _Toc72504957} +{\*\bkmkend _Toc89889379} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Le lendemain matin, je me levai le c\'9cur gros, car j'\'e9tais certain que Jim ne tarderait pas \'e0 para\'eetre, et que ce jour-l\'e0 + serait un jour de grands chagrins. +\par +\par Mais quelle somme de tristesses ce jour-l\'e0 devait-il apporter, jusqu'\'e0 quel point modifierait-il le destin de chacun de nous\~? C'\'e9tait plus que je n'aurais os\'e9 en imaginer dans mes moments les plus sombres. +\par +\par Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre m\'eame des \'e9v\'e9nements. +\par +\par Ce matin-l\'e0, je m'\'e9tais lev\'e9 de bonne heure, car on allait entrer en pleine p\'e9riode de la mise bas des agneaux. +\par +\par Mon p\'e8re et moi, nous partions pour le p\'e2turage d\'e8s le petit jour. +\par +\par Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle fr\'f4la ma figure\~: la porte de la maison \'e9tait enti\'e8rement ouverte, et la lumi\'e8re grise de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. +\par +\par Je regardai. +\par +\par Je trouvai \'e9galement ouvertes la porte de la chambre d'Edie et celle de Lapp. +\par +\par Je compris alors, comme \'e0 la lueur d'un \'e9clair, ce que signifiaient ces cadeaux offerts la veille\~: c'\'e9tait des pr\'e9sents d'adieu. +\par +\par Tous deux \'e9taient partis. +\par +\par J'eus de l'amertume au c\'9cur contre la cousine Edie, en entrant et m'arr\'eatant dans sa chambre. +\par +\par Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laiss\'e9 l\'e0, tous, sans un mot de bont\'e9, sans m\'eame un serrement de main\~! +\par +\par Et lui aussi\~! +\par +\par J'avais \'e9t\'e9 \'e9pouvant\'e9 de ce qui arriverait quand il se rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on e\'fbt dit qu'il avait \'e9vit\'e9 cette rencontre, et cela avait quelque apparence de l\'e2chet\'e9. +\par +\par J'\'e9tais plein de col\'e8re, humili\'e9, souffrant. +\par +\par Je sortis au grand air sans dire un mot \'e0 mon p\'e8re et je montai aux p\'e2turages pour rafra\'eechir ma t\'eate \'e9chauff\'e9e. +\par +\par Lorsque je fus arriv\'e9 l\'e0-haut \'e0 Corriemuir, je pus jeter un dernier coup d\rquote \'9cil sur la cousine Edie. +\par +\par Le petit cutter \'e9tait rest\'e9 \'e0 l'endroit o\'f9 il avait jet\'e9 l'ancre, mais un canot s'en \'e9tait d\'e9tach\'e9 pour aller la prendre \'e0 terre. +\par +\par \'c0 l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais qu'elle faisait ce signal au moyen de son ch\'e2le. +\par +\par Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le pont. +\par +\par Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. +\par +\par Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout pr\'e8s d'elle. +\par +\par Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le ciel. +\par +\par Tous deux agit\'e8rent longtemps les mains, mais ils y renonc\'e8rent enfin, car ils n'obtinrent aucune r\'e9ponse de moi. +\par +\par Je restai l\'e0, debout, les bras crois\'e9s, plus grognon que je ne l'avais jamais \'e9t\'e9 en ma vie, jusqu'\'e0 ce que leur cutter ne f\'fbt plus qu'une l\'e9g\'e8re tache blanche de forme carr\'e9e, se perdant parmi la brume matinale. +\par +\par Il \'e9tait l'heure du d\'e9jeuner, et la bouillie \'e9tait sur la table quand je rentrai, mais je n'avais aucun app\'e9tit. +\par +\par Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que ma m\'e8re ne trouv\'e2t aucune expression trop dure pour Edie. +\par +\par Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces derniers temps surtout. +\par +\par \endash Voici une lettre de lui, dit mon p\'e8re, en me montrant sur la table un papier pli\'e9\~: Elle \'e9tait dans sa chambre. Voulez-vous nous la lire\~? +\par +\par Ils ne l'avaient pas m\'eame ouverte, car, pour dire la v\'e9rit\'e9, mes bonnes gens n'\'e9taient jamais arriv\'e9s \'e0 lire couramment l'\'e9criture, quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et beaux caract\'e8res. +\par +\par L'adresse \'e9crite en grosses lettres \'e9tait ainsi con\'e7ue\~: +\par +\par \'ab\~Aux bonnes gens de West Inch \'bb. +\par +\par Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout tach\'e9 et jauni, le voici\~: +\par +\par \'ab\~Chers amis, +\par +\par \'ab Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose d\'e9pendait d'une autre volont\'e9 que la mienne. +\par +\par \'ab Le devoir et l'honneur m'ont rappel\'e9 aupr\'e8s de mes anciens compagnons. +\par +\par \'ab C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu de jours soient \'e9coul\'e9s. +\par +\par \'ab\~J'emm\'e8ne notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez \'e0 West Inch. +\par +\par \'ab\~En attendant, agr\'e9ez l'assurance de mon affection, et croyez que je n\rquote oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai pass\'e9s chez vous, en un temps o\'f9 je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine \'e0 vivre, si j'avais \'e9t\'e9 + fait prisonnier par les Alli\'e9s. Mais vous saurez peut-\'eatre aussi quelque jour par la raison de cela. +\par +\par \'ab\~Votre bien d\'e9vou\'e9, +\par +\par \'ab\~BONAVENTURE DE LISSAC, +\par +\par \'ab\~Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majest\'e9 Imp\'e9riale l\rquote Empereur Napol\'e9on\~\'bb. +\par +\par Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait fait suivre son nom. +\par +\par Sans doute j'en \'e9tais venu \'e0 la conviction que notre h\'f4te ne pouvait \'eatre qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant entendu parler et qui s'\'e9taient fray\'e9 passage jusque dans toutes les capitales de l'Europe, \'e0 + une seule exception, la n\'f4tre. Pourtant je n'eus gu\'e8re cru que nous eussions sous notre toit l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. +\par +\par \endash Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui\'85 Et il n'\'e9tait que temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors + par la fen\'eatre de la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. +\par +\par Je courus vers la porte, au-devant de lui. +\par +\par Je sentais que j'aurais pay\'e9 bien cher pour le voir repartir \'e0 \'c9dimbourg. +\par +\par Il arrivait \'e0 grands pas, agitant un papier au-dessus de sa t\'eate. +\par +\par Je m'imaginai que c'\'e9tait peut-\'eatre un billet d'Edie, et que d\'e8s lors il savait tout. Mais quand il fut plus pr\'e8s, je vis que c'\'e9tait une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on l'agitait, et qu'il avait les yeux p\'e9 +tillants de joie. +\par +\par \endash Hourra\~! Jock, cria-t-il. O\'f9 est Edie\~? O\'f9 est Edie\~? +\par +\par \endash Qu'est-ce qu'il y a, l'ami\~? demandai-je. +\par +\par \endash O\'f9 est Edie\~? +\par +\par \endash Qu'est-ce que vous avez-l\'e0\~? +\par +\par \endash C'est mon dipl\'f4me, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout va bien\~; je veux le montrer \'e0 Edie. +\par +\par \endash Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer \'e0 Edie, r\'e9pondis-je. +\par +\par Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'alt\'e9rer comme la sienne quand j'eus dit ces mots. +\par +\par \endash Quoi\~? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder\~? balbutia-t-il. +\par +\par En parlant ainsi, il avait l\'e2ch\'e9 le pr\'e9cieux dipl\'f4me, que le vent emporta par-dessus la haie, \'e0 travers la lande, jusqu'\'e0 une touffe d'ajoncs, o\'f9 il s'arr\'eata en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune attention. +\par +\par Ses yeux \'e9taient fix\'e9s sur moi, et dans leur profondeur, je voyais une lueur diabolique. +\par +\par \endash Elle n'est pas digne de vous, dis-je. +\par +\par Il m'empoigna par l'\'e9paule. +\par +\par \endash Qu'avez-vous fait\~? dit-il \'e0 voix basse. Ce doit \'eatre quelque tour de votre fa\'e7on. O\'f9 est-elle\~? +\par +\par \endash Elle est partie avec ce Fran\'e7ais qui logeait ici. +\par +\par J'avais longuement r\'e9fl\'e9chi sur la meilleure fa\'e7on de lui faire passer la chose en douceur, mais j'ai toujours \'e9t\'e9 fort maladroit dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. +\par +\par \endash Oh\~! fit-il, en hochant la t\'eate et me regardant. +\par +\par Pourtant j'\'e9tais certain qu'il \'e9tait hors d'\'e9tat de me voir, de voir la ferme, de voir quoi que ce f\'fbt. +\par +\par Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains \'e9troitement jointes, et toujours balan\'e7ant la t\'eate. +\par +\par Puis il fit le geste d'avaler p\'e9niblement, et parla d'une voix singuli\'e8re, s\'e8che, rauque. +\par +\par \endash Quand est-ce arriv\'e9\~? +\par +\par \endash Ce matin. +\par +\par \endash Ils \'e9taient mari\'e9s\~? +\par +\par \endash Oui. +\par +\par Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. +\par +\par \endash Un message pour moi\~? +\par +\par \endash Elle a dit que vous lui pardonneriez. +\par +\par \endash Que Dieu damne mon \'e2me si jamais je le fais. O\'f9 sont-ils all\'e9s\~? +\par +\par \endash Ils ont d\'fb aller en France, \'e0 ce que je crois. +\par +\par \endash Il se nommait de Lapp, ce me semble\~? +\par +\par \endash Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que colonel dans la garde de Boney. +\par +\par \endash Alors, selon toute probabilit\'e9, il est \'e0 Paris. C'est bien\~! c'est bien\~! +\par +\par \endash Tenez bon, criai-je. P\'e8re, p\'e8re, apportez le brandy. +\par +\par Ses genoux avaient ploy\'e9 un instant, mais il redevint lui-m\'eame avant que le vieillard f\'fbt accouru avec la bouteille. +\par +\par \endash Remportez-l\'e0, dit Jim. +\par +\par \endash Prenez une gorg\'e9e, monsieur Horscroft, s'\'e9cria mon p\'e8re en insistant, cela vous remontera le c\'9cur. +\par +\par Jim saisit la bouteille et la lan\'e7a par-dessus la haie du jardin. +\par +\par \endash C'est excellent pour ceux qui tiennent \'e0 oublier, dit-il, mais moi je tiens \'e0 me souvenir. +\par +\par \endash Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'\'e9cria mon p\'e8re d'une voix forte. +\par +\par \endash Et aussi d'avoir failli casser la t\'eate \'e0 un officier de l'infanterie de Sa Majest\'e9, dit le vieux major Elliott en se montrant au-dessus de la haie. Je me serais content\'e9 d'une lamp\'e9e apr\'e8 +s une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise l'oreille en sifflant\~! Mais qu'est il donc arriv\'e9 que vous restez tous l\'e0 aussi immobiles que des gens rang\'e9s autour d'une fosse, \'e0 un enterrement\~? +\par +\par Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, la figure d'une p\'e2leur cendr\'e9e, les sourcils fronc\'e9s tr\'e8s bas, restait adoss\'e9 au montant de la porte. +\par +\par Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. +\par +\par \endash Peuh\~! dit-il, je redoutais constamment quelque \'e9v\'e9nement de ce genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite est bien d'un Fran\'e7ais. Ils ne peuvent pas laisser les femmes tranquilles. Du moins, de Lissac l'a \'e9pous +\'e9e, et c'est l\'e0 une consolation. Mais il n'est gu\'e8re temps, maintenant, de songer \'e0 nos petits tracas, car toute l'Europe est en r\'e9volution, et selon toute probabilit\'e9, nous voici avec vingt autres ann\'e9es de guerre sur les bras. + +\par +\par \endash Que voulez-vous dire\~? demandai-je. +\par +\par \endash Eh\~! mon ami, Napol\'e9on est d\'e9barqu\'e9 de l'\'eele d'Elbe. Ses troupes sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauv\'e9 \'e0 toutes jambes. La nouvelle en est arriv\'e9e \'e0 Berwick ce matin. +\par +\par \endash Grands Dieux\~! s'\'e9cria mon p\'e8re. Alors, voici cette terrible besogne enti\'e8rement \'e0 recommencer\~? +\par +\par \endash Oui, nous nous \'e9tions figur\'e9s que l'Ombre n'\'e9tait plus l\'e0, et elle y est encore. Wellington a re\'e7u l'ordre de quitter Vienne pour se rendre d +ans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh\~! c'est un mauvais vent, un vent qui ne pr\'e9sage rien de bon. Je viens justement de recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71}{\super \'e8me}{ r\'e9 +giment comme premier major. +\par +\par \'c0 ces mots je serrai la main \'e0 notre bon voisin, car je savais combien il \'e9tait humili\'e9 de se voir traiter en invalide, qui n'avait plus de r\'f4le \'e0 jouer en ce monde. +\par +\par \endash Il faut que je rejoigne mon r\'e9giment le plus t\'f4t possible, et nous serons l\'e0-bas, de l'autre c\'f4t\'e9 de l'eau, dans un mois, peut-\'eatre m\'eame \'e0 Paris dans un autre mois. +\par +\par \endash Alors, par le Seigneur\~! major, s'\'e9cria Jim Horscroft, je pars avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Fran\'e7ais. +\par +\par \endash Mon gar\'e7on, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes ordres. Quant \'e0 de Lissac, o\'f9 sera l'Empereur, il sera aussi. +\par +\par \endash Vous savez son nom\~? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous apprendre de lui\~? +\par +\par \endash Il n'y a pas de meilleur officier dans l'arm\'e9e fran\'e7aise, et pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu mar\'e9chal, mais qu'il a pr\'e9f\'e9r\'e9, rester aupr\'e8s de l'Empereur. Je l'ai rencontr\'e9 + deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque je fus envoy\'e9 en parlementaire pour n\'e9gocier au sujet de nos bless\'e9s. Il \'e9tait alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. +\par +\par \endash Et je le reconna\'eetrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce dur et mauvais regard qu'il avait jadis. +\par +\par Et \'e0 cet instant m\'eame, en cet endroit m\'eame, je me rendis soudainement compte combien mon existence serait piteuse et inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon enfance seraient au loin, expos\'e9s en premi\'e8 +re ligne aux fureurs de la temp\'eate. +\par +\par Ma r\'e9solution fut form\'e9e avec la promptitude de l'\'e9clair. +\par +\par \endash Je partirai aussi avec vous, major, m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Jock\~! Jock\~! dit mon p\'e8re, en se tordant les mains. +\par +\par Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra la taille. +\par +\par Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en l'air. +\par +\par \endash Ma parole\~! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai derri\'e8re moi. Eh bien, il n'y a pas un moment \'e0 perdre. Il faut donc que vous vous teniez pr\'eats tous les deux pour la diligence du soir. +\par +\par Voil\'e0 ce que produisit une seule journ\'e9e, et pourtant il peut arriver que des ann\'e9es s'\'e9coulent sans amener un changement. +\par +\par Songez donc aux \'e9v\'e9nements qui s'\'e9taient accomplis dans ces vingt-quatre heures\~? +\par +\par De Lissac parti\~! Edie partie\~! Napol\'e9on \'e9vad\'e9\~! La guerre \'e9clate. Jim Horscroft a tout perdu\~: lui et moi nous faisons nos pr\'e9paratifs pour nous battre contre les Fran\'e7ais. +\par +\par Tout cela eut l'air d'un r\'eave, jusqu'au moment o\'f9 je me dirigeai vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur la maison grise et deux petites silhouettes noires. +\par +\par C'\'e9tait ma m\'e8re, qui enfouissait son visage dans les plis de son ch\'e2le des Shetland, et mon p\'e8re qui agitait son b\'e2ton de meneur de b\'e9tail pour m'encourager dans mon voyage. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504958}{\*\bkmkstart _Toc89889380}XI \endash LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS{\*\bkmkend _Toc72504958} +{\*\bkmkend _Toc89889380} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {J'arrive maintenant \'e0 un point de mon histoire, dont le r\'e9cit me coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir entrepris cette t\'e2 +che de narrateur. Car quand j\rquote \'e9cris, j'aime que cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose \'e0 son tour, comme les moutons quand ils sortent d'un parc. +\par +\par Cela pouvait \'eatre ainsi \'e0 West Inch. Mais maintenant que nous voil\'e0 lanc\'e9s dans une existence plus vaste, comme menus brins de paille qui d\'e9rivent lentement dans quelque foss\'e9 paresseux jusqu'au moment o\'f9 ils se trouvent pris \'e0 + l'improviste dans le cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m\rquote est bien difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas \'e0 pas. Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et les raisons de tout. + +\par +\par Je laisserai donc tout cela de c\'f4t\'e9, pour vous parler de ce que j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. +\par +\par Le r\'e9giment auquel avait \'e9t\'e9 nomm\'e9 notre ami \'e9tait le 71}{\super \'e8me}{ d'infanterie l\'e9g\'e8re de Highlanders, qui portait l'habit rouge et les culottes de tartan \'e0 carreaux. Il avait son d\'e9p\'f4t dans la ville de Glasgow. +\par +\par Nous nous y rend\'eemes tous les trois par la diligence. +\par +\par Le major \'e9tait plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le Duc, sur la P\'e9ninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, les l\'e8vres pinc\'e9es, les bras crois\'e9s, et je suis s\'fbr qu'au fond du c\'9c +ur, il tuait de Lissac trois fois par heure. +\par +\par J'aurais pu le deviner au soudain \'e9clat de ses yeux et \'e0 la contraction de sa main. +\par +\par Quant \'e0 moi, je ne savais pas trop si je devais \'eatre content ou f\'e2ch\'e9, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est n\'e9anmoins chose p\'e9nible que de songer que vous avez la moiti\'e9 + de l'\'c9cosse entre vous et votre m\'e8re. +\par +\par Nous arrivions \'e0 Glasgow le lendemain. +\par +\par Le major nous conduisit au d\'e9p\'f4t, o\'f9 un soldat qui avait trois chevrons sur le bras et un flot de rubans \'e0 son bonnet, montra tout ce qu'il avait de dents aux m\'e2choires, \'e0 la vue de Jim, et fit trois fois le tour + de sa personne pour le consid\'e9rer \'e0 son aise, comme s'il s'\'e9tait agi du ch\'e2teau de Carlisle. +\par +\par Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les c\'f4tes, t\'e2ta mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. +\par +\par \endash Voil\'e0 ce qu'il nous faut, major, voil\'e0 ce qu'il nous faut, r\'e9p\'e9tait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous pouvons tenir t\'eate \'e0 ce que Boney a de mieux. +\par +\par \endash Comment cela marche-t-il\~? demanda le major. +\par +\par \endash Ils font un effet piteux, \'e0 la vue, dit-il, mais \'e0 force de les l\'e9cher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'\'e9lite ont \'e9t\'e9 transport\'e9s en Am\'e9rique, et nous sommes encombr\'e9s de miliciens et de recrues. +\par +\par \endash Ah\~! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me trouver. +\par +\par Il nous fit un signe de t\'eate et nous quitta. +\par +\par Nous commen\'e7\'e2mes \'e0 comprendre qu'un major, qui est votre officier, est un personnage fort diff\'e9rent d'un major qui se trouve \'eatre votre voisin de campagne. +\par +\par Soit, mais \'e0 quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses\~? +\par +\par J'userais une quantit\'e9 de bonnes plumes d'oie rien qu'\'e0 vous raconter ce que nous f\'eemes, Jim et moi, au d\'e9p\'f4t de Glasgow, comment nous arriv\'e2mes \'e0 conna\'eetre nos officiers et nos camarades, et comment ils firent notre connaissance. + +\par +\par Bient\'f4t arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occup\'e9s jusqu'alors \'e0 d\'e9couper l\rquote Europe en tranches comme s'il s'agissait d'un gigot de mouton, \'e9taient rentr\'e9s \'e0 tire d'aile dans leurs pays respectifs, que tout + ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, \'e9tait en marche vers la France. +\par +\par Nous entend\'eemes parler aussi de grands rassemblements, de grandes revues de troupes, qui avaient lieu \'e0 Paris. +\par +\par Puis on nous dit que Wellington \'e9tait dans les Pays-Bas, et que ce serait \'e0 nous et aux Prussiens \'e0 subir le premier choc. +\par +\par Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite qu'il pouvait. +\par +\par Tous les ports de la c\'f4te Est \'e9taient bond\'e9s de canons, de chevaux, de munitions. +\par +\par Le trois juin, nous re\'e7\'fbmes \'e0 notre tour notre ordre de mise en marche. +\par +\par Le soir m\'eame, nous nous embarqu\'e2mes \'e0 Leith, et nous arriv\'e2mes \'e0 Ostende le lendemain au soir. +\par +\par C'\'e9tait le premier pays \'e9tranger que je voyais. +\par +\par Il en \'e9tait d'ailleurs de m\'eame pour la plupart de mes camarades, car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. +\par +\par Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins qui pivotent en battant des ailes, chose qu\rquote on chercherait vainement d'un bout \'e0 l\rquote autre de l\rquote \'c9 +cosse. +\par +\par C'\'e9tait une ville propre, bien tenue, mais la taille y \'e9tait au-dessous de la moyenne, et on n'y trouvait \'e0 acheter ni ale ni galettes de farine d'avoine. +\par +\par De l\'e0 nous nous rend\'eemes dans un endroit nomm\'e9 Bruges, puis de l\'e0 \'e0 Gand o\'f9 nous f\'fbmes r\'e9unis avec le 52}{\super \'e8me}{ et le 95}{\super \'e8me}{, deux r\'e9giments qui, avec le n\'f4tre, formaient une brigade. +\par +\par C'est une ville \'e9tonnante, Gand, pour les clochers et les constructions en pierre. +\par +\par D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous travers\'e2mes, il n'en \'e9tait gu\'e8re qui n\rquote e\'fbt une \'e9glise plus belle qu'aucune de celles de Glasgow. +\par +\par De l\'e0 nous march\'e2mes sur Ath, petit village situ\'e9 sur une rivi\'e8re ou plut\'f4t sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. +\par +\par Nous y f\'fbmes log\'e9s surtout dans des tentes, car il faisait un beau temps ensoleill\'e9, et toute la brigade fut occup\'e9e du matin au soir \'e0 faire l'exercice. +\par +\par Nous \'e9tions command\'e9s par la g\'e9n\'e9ral Adams, nous avions pour colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, c'\'e9tait de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, dont le nom \'e9tait comme une sonnerie de clairon. + +\par +\par Il \'e9tait \'e0 Bruxelles avec le gros de l'arm\'e9e, mais nous savions que nous le verrions bient\'f4t s'il en \'e9tait besoin. +\par +\par Je n'avais jamais vu autant d'Anglais r\'e9unis, et je dois dire que j'\'e9prouvais quelque d\'e9dain \'e0 leur \'e9gard, comme cela se voit toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une fronti\'e8re. Mais les deux r\'e9giments qui \'e9 +taient avec nous \'e9taient dans d'aussi bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. +\par +\par Le 52}{\super \'e8me}{ avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait beaucoup de vieux soldats de la P\'e9ninsule. +\par +\par Le 95}{\super \'e8me}{ r\'e9giment se composait de carabiniers, et ils avaient un habit vert au lieu du rouge. +\par +\par C'\'e9tait chose \'e9trange que de les voir charger, car ils entouraient la balle d'un chiffon graiss\'e9, et la faisaient entrer avec un maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. +\par +\par Toute cette partie de la Belgique \'e9tait alors couverte de troupes anglaises, car la Garde y \'e9tait aussi, aux environs d\rquote Enghien, et il y avait des r\'e9giments de cavalerie, de notre c\'f4t\'e9, \'e0 quelque distance. +\par +\par Comme vous le voyez, Wellington \'e9tait oblig\'e9 de d\'e9ployer toutes ses forces, car Boney \'e9tait derri\'e8re son rideau de forteresses, et naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel c\'f4t\'e9 il d\'e9boucherait. +\par +\par Toutefois on pouvait \'eatre certain qu'il arriverait par o\'f9 on l'attendrait le moins. +\par +\par D'un c\'f4t\'e9, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous couper ainsi de l'Angleterre\~; d'un autre c\'f4t\'e9, il \'e9tait libre de se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc \'e9 +tait aussi malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et ses troupes l\'e9g\'e8res d\'e9ploy\'e9es comme une vaste toile d'araign\'e9e, de telle sorte que d\'e8s qu'un Fran\'e7ais aurait mis le pied par-dessus la fronti\'e8re, le Duc +\'e9tait en mesure de concentrer toutes ses troupes \'e0 l'endroit convenable. +\par +\par Pour moi, j'\'e9tais fort heureux \'e0 Ath, o\'f9 les gens \'e9taient pleins de bont\'e9 et de simplicit\'e9. +\par +\par Un fermier nomm\'e9 Bois, dans les champs duquel nous \'e9tions camp\'e9s, fut un excellent ami pour la plupart de nous. +\par +\par \'c0 nos moments perdus, nous lui b\'e2t\'eemes une grange de bois, et plus d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son linge \'e0 s\'e9cher sur des cordes\~: + on eut dit que l'odeur du linge humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter tout droit \'e0 la pens\'e9e du foyer domestique. +\par +\par Je me suis souvent demand\'e9 si ce brave homme et sa femme vivent encore. Ce n'est gu\'e8re probable, car bien que vigoureux, ils avaient d\'e9pass\'e9 le milieu de la vie \'e0 cette \'e9poque-l\'e0. +\par +\par Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait \'e0 fumer dans la vaste cuisine flamande, mais c'\'e9tait maintenant un Jim tout diff\'e9rent de celui d'autrefois. +\par +\par Il avait toujours eu un fond de duret\'e9, mais on e\'fbt dit que son malheur l'avait enti\'e8rement p\'e9trifi\'e9. Jamais je ne vis de sourire sur ses l\'e8vres. +\par +\par Il \'e9tait bien rare qu'il parl\'e2t. Tout son esprit se concentrait sur l'id\'e9e de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. +\par +\par Il passait des heures assis, le menton appuy\'e9 sur ses deux mains, le regard fixe, le sourcil fronc\'e9, tout absorb\'e9 par une seule pens\'e9e. +\par +\par Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'\'e0 un certain point, la cible des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, ils s'aper\'e7urent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le laiss\'e8rent tranquille. +\par +\par \'c0 cette \'e9poque, nous nous levions de fort bonne heure, et g\'e9n\'e9ralement la brigade enti\'e8re \'e9tait sous les armes d\'e8s la premi\'e8re lueur du jour. +\par +\par Un matin, c'\'e9tait le seize juin, nous venions de nous former, le g\'e9n\'e9ral Adams \'e9tait all\'e9 \'e0 cheval donner un ordre au colonel Reynell, \'e0 environ une port\'e9e de fusil de l'endroit o\'f9 je me trouvais, quand tout \'e0 + coup tous deux fix\'e8rent avec persistance leur regard sur la route de Bruxelles. +\par +\par Aucun de nous n'osa remuer la t\'eate, mais tous les hommes du r\'e9giment tourn\'e8rent les yeux de ce c\'f4t\'e9, et l\'e0 nous v\'eemes un officier, portant la cocarde d'aide de camp du g\'e9n\'e9ral, arriver sur la route \'e0 + grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait donner \'e0 son grand cheval gris pommel\'e9. +\par +\par Il penchait la t\'eate sur la crini\'e8re, et lui cinglait le cou avec le reste des r\'eanes. On e\'fbt dit que sa vie d\'e9pendait de sa rapidit\'e9. +\par +\par \endash Hol\'e0, Reynell, dit le g\'e9n\'e9ral, voil\'e0 qui commence \'e0 avoir l'air s\'e9rieux. Qu'est-ce que vous dites de cela\~? +\par +\par Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams ouvrit vivement la d\'e9p\'eache que lui tendit le messager. +\par +\par L'enveloppe n'\'e9tait pas encore \'e0 terre qu'il fit demi-tour, et agita la lettre au-dessus. De sa t\'eate, comme il l'e\'fbt fait de son sabre. +\par +\par \endash Rompez les rangs\~! cria-t-il. Revue g\'e9n\'e9rale et mise en marche dans une demi-heure. +\par +\par Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, et les nouvelles vol\'e8rent de bouche en bouche. +\par +\par Napol\'e9on avait franchi la fronti\'e8re la veille, pouss\'e9 les Prussiens devant lui, et s'\'e9tait d\'e9j\'e0 fort avanc\'e9 dans l\rquote int\'e9rieur du pays, \'e0 l'est par rapport \'e0 nous, avec cent cinquante mille hommes. +\par +\par Nous cour\'fbmes de tous c\'f4t\'e9s rassembler nos effets, et d\'e9jeuner. +\par +\par Moins d'une heure apr\'e8s, nous \'e9tions en marche, laissant derri\'e8re nous pour toujours Ath et le Dender. +\par +\par Il n'y avait pas un moment \'e0 perdre, car les Prussiens n'avaient donn\'e9 \'e0 Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien qu'il se f\'fbt \'e9lanc\'e9 de Bruxelles aux premi\'e8res rumeurs de l'\'e9v\'e9 +nement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, c'\'e9tait difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez \'e0 temps pour porter secours aux Prussiens. +\par +\par C'\'e9tait une belle et chaude matin\'e9e, et pendant que la brigade marchait sur la large chauss\'e9e belge, la poussi\'e8re s'en \'e9levait comme eut fait la fum\'e9e d'une batterie. +\par +\par Je puis vous dire que nous b\'e9n\'eemes celui qui avait plant\'e9 les peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que de la boisson. +\par +\par \'c0 travers champs, \'e0 gauche comme droite, il y avait d'autres routes, l'une tout pr\'e8s de la n\'f4tre, l'autre \'e0 un mille ou plus. +\par +\par Une colonne d'infanterie suivait la plus rapproch\'e9e. +\par +\par C'\'e9tait une belle rivalit\'e9 qui nous animait, car des deux c\'f4t\'e9s on mettait toute son \'e9nergie \'e0 jouer des jambes. +\par +\par Il flottait autour d\rquote eux une si large guirlande de poussi\'e8re, que nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de peau d'ours pointant \'e7\'e0 et l\'e0, ou la t\'eate et les \'e9paules d'un officier mont\'e9, dom +inant le nuage, et le drapeau qui flottait au vent. +\par +\par C\rquote \'e9tait une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec nous. +\par +\par Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un \'e9pais nuage de poussi\'e8re, mais qui s'entrouvrant de temps \'e0 autre, laissait apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un \'e9clat d'argent. +\par +\par La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, \'e9clatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. +\par +\par Si j'avais \'e9t\'e9 laiss\'e9 \'e0 moi-m\'eame, j'aurais \'e9t\'e9 longtemps \'e0 savoir ce que c'\'e9tait, mais nos caporaux et nos sergents \'e9taient tous d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait \'e0 c\'f4t\'e9 + de moi, hallebarde en main, et qui \'e9tait intarissable en conseils et renseignements. +\par +\par \endash + C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La gros +se cavalerie fran\'e7aise est trop forte pour nous. Ils sont dans la proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut viser \'e0 leur figure ou \'e0 + leur cheval. Rappelez-vous cela, quand ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de lame \'e0 travers le foie pour vous apprendre \'e0 vivre. \'c9coutez, \'e9coutez, \'e9coutez\~! Voici la vieille musique qui reprend\~! +\par +\par Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une canonnade quelque part au loin, \'e0 l'est de nous. +\par +\par C'\'e9tait grave et rauque. +\par +\par On e\'fbt dit un rugissement de quelque b\'eate f\'e9roce, toute barbouill\'e9e de sang, qui ne prosp\'e8re qu'aux d\'e9pens des existences humaines. +\par +\par Au m\'eame instant on cria derri\'e8re nous \'ab\~Eh\~! Eh\~! Eh\~!\~\'bb et quelqu'un commanda d'une voix forte\~: \'ab\~Laissez passer les canons\~!\~\'bb +\par +\par Je tournai la t\'eate et je vis les compagnies d'arri\'e8re-garde ouvrir soudain les rangs et se jeter de chaque c\'f4t\'e9 de la route, pendant que six chevaux couleur cr\'e8me, attel\'e9s par paires, galopant ventre \'e0 terre, arrivaient \'e0 + grand fracas dans l'espace libre, tra\'eenant un beau canon de douze qui tournait et craquait derri\'e8re eux. +\par +\par Puis, il en vint un second, un troisi\'e8me, vingt quatre en tout, ils pass\'e8rent pr\'e8s de nous avec grand bruit, grand vacarme, les hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponn\'e9 +s aux canons et aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs fouets, les crini\'e8res flottant au vent, les \'e9couvillons et les seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. +\par +\par L'air \'e9tait tout remu\'e9 de cette agitation f\'e9brile, du tintement sonore des cha\'eenes. +\par +\par Un grandement sourd monta des fosses. +\par +\par Les artilleurs y r\'e9pondirent par des cris, et nous v\'eemes rouler devant nous un nuage gris, et quantit\'e9 de bonnets \'e0 poils firent par moments tache dans l'obscurit\'e9. +\par +\par Puis les compagnies se referm\'e8rent, pendant que le grondement qui s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que jamais. +\par +\par \endash Il y a l\'e0 trois batteries, dit le sergent. Ce sont des }{\i Bull}{ et des }{\i Webber Smith}{. Ces derniers sont neufs. Il y en a davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laiss\'e9 +e par un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez \'e0 \'eatre atteint, donnez la pr\'e9f\'e9rence \'e0 un canon de douze, car un de neuf vous \'e9crabouille, tandis que celui de douze vous coupe en deux comme une carotte. +\par +\par Et il continua, en me donnant des d\'e9tails sur les horribles blessures qu'il avait vues, ce qui gla\'e7ait mon sang dans mes veines. +\par +\par Vous auriez frott\'e9 toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que vous ne les auriez pas rendues plus blanches. +\par +\par \endash Ah\~! Ah\~! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez un paquet de mitraille dans les tripes\~! dit-il. +\par +\par \'c0 ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commen\'e7ai \'e0 comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. +\par +\par Je me mis aussi \'e0 rire, et les autres en firent autant, mais on ne riait pas de tr\'e8s bon c\'9cur. +\par +\par Le soleil \'e9tait presque au-dessus de nos t\'eates quand on fit halte, dans une petite localit\'e9 nomm\'e9e Hal. +\par +\par Il y a l\'e0 une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon shako. Jamais une cruche d'ale d'\'c9cosse ne me parut aussi bonne que cette eau-l\'e0. +\par +\par Des canons pass\'e8rent encore devant nous, puis les Hussards de Vivian\~: il y en avait trois r\'e9giments, fort coquets sur leurs beaux chevaux bai-brun. +\par +\par C'\'e9tait un r\'e9gal pour l'\'9cil. +\par +\par Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie \'e0 c\'f4t\'e9 de moi, quelques ann\'e9es auparavant, j'avais assist\'e9 \'e0 la lutte du navire de commerce contre les corsaires. +\par +\par Ce bruit \'e9tait maintenant si fort qu'il me semblait que l'on devait se battre de l'autre c\'f4t\'e9 du bois le plus proche, mais mon ami le sergent en savait plus long. +\par +\par \endash C\rquote est \'e0 douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en \'eatre certain, le g\'e9n\'e9ral sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans quoi nous ne serions pas \'e0 nous reposer \'e0 Hal. +\par +\par Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute apr\'e8s, le colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et de bivouaquer sur place. +\par +\par Nous y pass\'e2mes toute la journ\'e9e, pendant laquelle nous v\'eemes d\'e9filer de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, Anglais, Hollandais, Hanovriens. +\par +\par La musique endiabl\'e9e dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. +\par +\par Vers huit heures du soir, elle cessa compl\'e8tement. +\par +\par Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de patience. +\par +\par Le lendemain, la brigade resta \'e0 Hal, tout le matin, mais vers midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avan\'e7\'e2mes jusqu'\'e0 un petit village appel\'e9 Braine le\'85 je ne sais plus quoi. +\par +\par Il n'\'e9tait que temps, car un orage terrible fondit tout \'e0 coup sur nous, d\'e9versant des torrents d'eau qui chang\'e8rent tous les champs et tous les chemins en marais et bourbiers. +\par +\par Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y trouv\'e2mes deux tra\'eenards, l'un faisait partie d'un r\'e9giment \'e0 jupon, l'autre \'e9tait un homme de la l\'e9gion allemande, et ils avaient \'e0 nous apprendre des nouvelles qui \'e9 +taient aussi sombres que le temps. +\par +\par Boney avait ross\'e9 les Prussiens la veille, et nos hommes avaient eu bien de la peine \'e0 tenir bon contre Ney\~: ils avaient pourtant fini par le battre. +\par +\par Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute d\'e9fra\'eechie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre empressement \'e0 nous entasser autour des deux hommes dans la grange. +\par +\par On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu \'e9taient \'e0 leur tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. +\par +\par On rit, on applaudit, on g\'e9mit tour \'e0 tour, en entendant raconter que la 44}{\super \'e8me}{ avait re\'e7u la cavalerie en ligne, que les Hollando-Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse p\'e9n\'e9 +trer les Lanciers dans son carr\'e9, et les y avait tu\'e9s \'e0 loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur c\'f4t\'e9 en r\'e9duisant le 69}{\super \'e8me}{ \'e0 sa plus simple expression et emportant un des drapeaux. +\par +\par Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le contact avec les Prussiens. +\par +\par Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une grande bataille \'e0 l'endroit m\'eame o\'f9 nous avions fait halte. +\par +\par Et nous v\'eemes bient\'f4t que ce bruit \'e9tait fond\'e9, car le temps s'\'e9claircit vers le soir, et tout le monde monta sur la cr\'eate pour voir ce qui pouvait se voir. +\par +\par C'\'e9tait une belle campagne de terres \'e0 bl\'e9 et de prairies. +\par +\par Les r\'e9coltes commen\'e7aient \'e0 jaunir, et les seigles, qui \'e9taient superbes, atteignaient l'\'e9paule d'un homme. +\par +\par Il \'e9tait impossible de concevoir un tableau plus paisible. +\par +\par De quelque c\'f4t\'e9 qu'on port\'e2t les yeux, on ne voyait que collines aux courbes onduleuses toutes couvertes de bl\'e9, et par-dessus elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi les peupliers. Mais \'e0 + travers tout ce joli tableau, apparaissait comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en marche, habill\'e9s les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant les routes\~ +; l\rquote une des extr\'e9mit\'e9s si rapproch\'e9e, qu'elle pouvait entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en faisceaux, sur la cr\'eate \'e0 notre gauche, tandis que l'autre extr\'e9mit\'e9 se perdait dans les bois, aussi loin + que nous pouvions voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de chevaux tirant \'e0 grand-peine, l'\'e9clat sombre des canons, les hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues et les d\'e9gager de la vase \'e9 +paisse, profonde. +\par +\par Pendant que nous \'e9tions l\'e0, r\'e9giment par r\'e9giment, brigade par brigade, vinrent prendre position sur la cr\'eate, et avant le coucher du soleil, nous \'e9tions form\'e9e en une ligne de plus de soixante mille hommes, fermant \'e0 Napol\'e9 +on la routa de Bruxelles. +\par +\par Mais la pluie avait recommenc\'e9 avec force. Nous autres, du 77\'e8me, nous nous pr\'e9cipit\'e2mes de nouveau dans notre grange. Nous \'e9tions bien mieux abrit\'e9s que le plus grand nombre de nos camarades, qui durent rester \'e9 +tendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, et attendre ainsi jusqu'\'e0 la premi\'e8re lueur du jour. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504959}{\*\bkmkstart _Toc89889381}XII \endash L\rquote OMBRE SUR LA TERRE{\*\bkmkend _Toc72504959} +{\*\bkmkend _Toc89889381} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Il faisait encore une pluie fine le matin\~; des nuages bruns se mouvaient sous un vent humide et glacial. +\par +\par J'\'e9prouvai une impression \'e9trange en ouvrant les yeux, quand je songeai que je prendrais part, ce jour-l\'e0, \'e0 une bataille, bien qu'aucun de nous ne s'attendit \'e0 une bataille telle que celle qui se livra. +\par +\par Toutefois, nous \'e9tions debout, et tout pr\'eats d\'e8s la premi\'e8re clart\'e9, et quand nous ouvr\'eemes les portes de notre grange, nous entend\'eemes la plus divine musique que j'aie jamais \'e9cout\'e9 +e, et qui jouait quelque part, dans le lointain. +\par +\par Nous nous \'e9tions form\'e9s en petits groupes pour y pr\'eater l'oreille. Comme, c'\'e9tait doux, innocent, m\'e9lancolique. Mais notre sergent \'e9clata de rire en voyant combien nous \'e9tions charm\'e9s. +\par +\par \endash Ce sont les musiques fran\'e7aises, dit-il, et si vous montez jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous pourront bien ne plus revoir. +\par +\par Nous mont\'e2mes. +\par +\par La belle musique arrivait encore \'e0 nos oreilles. Nous nous arr\'eat\'e2mes sur une hauteur qui se trouvait \'e0 quelques pas de la grange. +\par +\par L\'e0-bas, au pied de la pente, \'e0 une demi-port\'e9e de fusil de nous, s'\'e9levait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, entour\'e9e d'une haie avec un bout de verger. +\par +\par Tout autour \'e9taient rang\'e9s en ligne des hommes en habits rouges et hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activit\'e9 d\rquote abeilles, \'e0 percer des trous dans les murailles et \'e0 barrer les portes. +\par +\par \endash Ceux-l\'e0, ce sont les compagnies l\'e9g\'e8res de la Garde, dit le sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez les feux de bivouac des Fran\'e7ais. +\par +\par Nous regard\'e2mes de l'autre c\'f4t\'e9 de la vall\'e9e, vers la cr\'eate basse, et nous v\'eemes un millier de petites pointes jaunes de flamme, surmont\'e9es d'un panache de fum\'e9e noire qui montait lentement dans l'air alourdi. +\par +\par Il y avait une autre ferme sur la pente oppos\'e9e de la vall\'e9e, et pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, un petit groupe de cavaliers qui nous examin\'e8rent attentivement. +\par +\par Il y avait, en arri\'e8re, une douzaine de hussards, et en avant, cinq hommes, dont trois coiff\'e9s de casques, un autre avec un long plumet rouge et droit \'e0 son chapeau. Le dernier avait une coiffure basse. +\par +\par \endash Par Dieu\~! s'\'e9cria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. +\par +\par J'\'e9carquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait \'e9tendu au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plong\'e9 les Nations dans les t\'e9n\'e8bres pendant vingt-cinq ans, cette ombre qui \'e9tait m\'eame all\'e9e s'\'e9 +tendre jusqu'au-dessus de notre ferme lointaine, et nous avait violemment arrach\'e9s, moi, Edie et Jim, \'e0 l'existence que nos familles avaient men\'e9es avant nous. +\par +\par Autant que je pus en juger \'e0 cette distante, c'\'e9tait un homme trapu, aux \'e9paules carr\'e9es. +\par +\par Il tenait appliqu\'e9e \'e0 ses yeux sa lorgnette, en \'e9cartant fortement les coudes de chaque c\'f4t\'e9. +\par +\par J'\'e9tais encore occup\'e9 \'e0 le regarder, quand j'entendis \'e0 c\'f4t\'e9 de moi un fort souffle de respiration. +\par +\par C'\'e9tait Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. +\par +\par Il avan\'e7ait la figure jusque sur mon \'e9paule. +\par +\par \endash C'est lui, Jock, dit-il \'e0 voix basse. +\par +\par \endash Oui, c'est Boney, r\'e9pondis-je. +\par +\par \endash Non, non, c'est lui\~; c'est de Lapp, ou de Lissac, \'e0 moins que ce d\'e9mon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. +\par +\par Alors je le reconnus imm\'e9diatement. +\par +\par C'\'e9tait le cavalier dont le chapeau \'e9tait orn\'e9 d'un grand plumet rouge. +\par +\par M\'eame \'e0 cette distance, j\rquote aurais jur\'e9 que c'\'e9tait lui, en voyant ses \'e9paules tombantes, et sa fa\'e7on de porter la t\'eate. +\par +\par Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il avait le sang en \'e9bullition \'e0 la vue de cet homme, et qu'il \'e9tait capable de n'importe quelle folie. +\par +\par Mais \'e0 ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait \'e0 de Lissac quelques mots. +\par +\par Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que r\'e9sonnait un coup de canon, et que d'une batterie plac\'e9e sur la cr\'eate partait un nuage de fum\'e9e blanche. +\par +\par Au m\'eame instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. +\par +\par Nous cour\'fbmes \'e0 nos armes et on se forma. +\par +\par Il y eut une s\'e9rie de coups de feu tir\'e9s tout le long de la ligne, et nous cr\'fbmes que la bataille avait commenc\'e9, mais en r\'e9alit\'e9 cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pi\'e8ces. +\par +\par Il \'e9tait en effet \'e0 craindre que les amorces n'aient \'e9t\'e9 mouill\'e9es par l'humidit\'e9 de la nuit. +\par +\par De l'endroit o\'f9 nous \'e9tions, nous avions sous les yeux un spectacle qui m\'e9ritait qu'on pass\'e2t la mer pour le voir. +\par +\par Sur notre cr\'eate s'\'e9tendaient les carr\'e9s, alternativement rouges et bleus, qui allaient jusqu'\'e0 un village, situ\'e9 \'e0 plus de deux miles de nous. +\par +\par On se disait n\'e9anmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montr\'e9 la veille qu'ils n'avaient pas le c\'9cur assez ferme pour la besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-l\'e0 + comme camarades. +\par +\par En outre, nos troupes anglaises elles m\'eames \'e9taient compos\'e9es de miliciens et de recrues, car l'\'e9lite de nos vieux r\'e9giments de la P\'e9ninsule \'e9taient encore sur des transports, en train de passer l'Oc\'e9 +an, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents d'Am\'e9rique. +\par +\par Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les bleus de la L\'e9gion allemande, les lignes rouges de la brigade Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointill\'e9 + vert des carabiniers, dispos\'e9s \'e0 l'avant. +\par +\par Nous savions que, quoiqu'il arriv\'e2t, c'\'e9taient des gens \'e0 tenir bon partout o\'f9 on les placerait, et qu'ils avaient \'e0 leur t\'eate un homme capable de les placer dans les postes o\'f9 ils pourraient tenir bon. +\par +\par Du c\'f4t\'e9 des Fran\'e7ais, nous n'apercevions gu\'e8re que le clignotement de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispers\'e9s sur les courbes de la cr\'eate. Mais comme nous \'e9tions l\'e0 \'e0 attendre, tout \'e0 + coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. +\par +\par Leur arm\'e9e enti\'e8re monta et d\'e9borda, par-dessus la faible hauteur qui les avait cach\'e9s\~; les brigades succ\'e9dant aux brigades, les divisions aux divisions, jusqu'\'e0 ce qu'enfin toute la pente, jusqu'en bas, e\'fb +t pris la couleur bleue de leurs uniformes, et scintilla de l'\'e9clat de leurs armes. +\par +\par On e\'fbt dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuy\'e9s sur leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient l\'e0-bas ce vaste rassemblement, et \'e9 +coutaient ce que savaient les vieux soldats qui avaient d\'e9j\'e0 combattu contre les Fran\'e7ais. +\par +\par Puis, lorsque l'infanterie se fut form\'e9e en masses longues et profondes, leurs canons arriv\'e8rent en bondissant et tournant le long de la pente. +\par +\par Rien de plus joli \'e0 voir que la prestesse avec laquelle ils les mirent en batterie, tout pr\'eats \'e0 entrer en action. +\par +\par Ensuite, \'e0 un trot imposant, se pr\'e9senta la cavalerie, trente r\'e9giments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, arm\'e9s du sabre \'e9tincelant ou de la lance \'e0 pennon. +\par +\par Ils se form\'e8rent sur les flancs et en arri\'e8re en longues lignes mobiles et brillantes. +\par +\par \endash Voil\'e0 nos gaillards, s'\'e9cria notre vieux sergent. Ce sont des goinfres \'e0 la bataille. Oh pour cela\~! oui. Et vous voyez ces r\'e9giments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en arri\'e8re de la ferme. C +'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes enfants, tous des hommes d'\'e9lite, des diables \'e0 t\'eate grise, qui n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps o\'f9 ils n'\'e9taient pas plus haut que mes gu\'ea +tres. Ils sont trois contre deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu\~! vous autres recrues, ils vous feront d\'e9sirer d'\'eatre revenus \'e0 Argyle street, avant d'en avoir fini avec vous. +\par +\par Il n'\'e9tait gu\'e8re encourageant, notre sergent, mais il faut dire qu'il avait \'e9t\'e9 \'e0 toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il avait sur la poitrine une m\'e9 +daille avec sept barrettes, de sorte qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. +\par +\par Quand les fran\'e7ais se furent rang\'e9s enti\'e8rement, un peu hors de la port\'e9e des canons, nous v\'eemes un petit groupe de cavaliers tout chamarr\'e9s d'argent, d'\'e9carlate et d'or, circuler rapidement entre les divisions, et sur leur passage +\'e9clat\'e8rent, des deux c\'f4t\'e9s, des cris d'enthousiasme, et nous p\'fbmes voir des bras s'allonger, des mains s'agiter vers eux. +\par +\par Un instant apr\'e8s, le bruit cassa. +\par +\par Les deux arm\'e9es rest\'e8rent face \'e0 face dans un silence absolu, terrible. +\par +\par C'est un spectacle qui revient souvent dans mes r\'eaves. +\par +\par Puis, tout \'e0 coup, il se produisit un mouvement d\'e9sordonn\'e9 parmi les hommes qui se trouvaient juste devant nous. +\par +\par Une mince colonne se d\'e9tacha de la grosse masse bleue, et s'avan\'e7a d'un pas vif vers la ferme situ\'e9e en bas de notre position. +\par +\par Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit d'une batterie anglaise \'e0 notre gauche. +\par +\par La batailla de Waterloo venait de commencer. +\par +\par Il ne m'appartient pas de chercher \'e0 vous raconter l'histoire de cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demand\'e9 mieux que de me tenir en dehors d'un pareil \'e9v\'e9nement, s'il n'\'e9tait pas arriv\'e9 que notre de +stin, celui de trois modestes \'eatres qui \'e9taient venus l\'e0 de la fronti\'e8re, avait \'e9t\'e9 de nous y m\'ealer au m\'eame point que s'il s'\'e9tait agi de n'importe lequel de tous les rois ou empereurs. +\par +\par \'c0 dire honn\'eatement la v\'e9rit\'e9, j'en ai appris sur cette bataille, plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. +\par +\par En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de chaque c\'f4t\'e9, et une grosse masse de fum\'e9e blanche au bout de mon fusil. +\par +\par Ce fut par les l\'e8vres et par les conversations d'autres personnes que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, comment elle avait enfonc\'e9 les fameux cuirassiers, comment elle fut hach\'e9e en morceaux avant d'avoir pu revenir. + +\par +\par C'est aussi par l\'e0 que j'appris tout ce qui concerne les attaques successives, la fuite des Belges, la fermet\'e9 qu'avaient montr\'e9e Pack et Kempt. +\par +\par Mais je puis, d'apr\'e8s ce que je sais par moi m\'eame, parler de ce que nous v\'eemes nous m\'eames par les intervalles de la fum\'e9e et les moment d'accalmie de la fusillade, et c\rquote est pr\'e9cis\'e9ment cela que je vous raconterai. +\par +\par Nous \'e9tions \'e0 la gauche de la ligne, et en r\'e9serve, car le duc craignait que Boney ne cherch\'e2t \'e0 nous tourner de ce c\'f4t\'e9, pour nous prendre par derri\'e8re, de sorte que nos trois r\'e9 +giments, ainsi qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient \'e9t\'e9 post\'e9s l\'e0 pour \'eatre pr\'eats \'e0 tout hasard. +\par +\par Il y avait aussi deux brigades de cavalerie l\'e9g\'e8re, mais l'attaque des Fran\'e7ais se faisait enti\'e8rement de front, si bien que la journ\'e9e \'e9tait d\'e9j\'e0 assez avanc\'e9e avant qu'on e\'fbt r\'e9ellement besoin de nous. +\par +\par La batterie anglaise, qui avait tir\'e9 le premier coup de canon, continuait \'e0 faire feu bien loin vers notre gauche. +\par +\par Une batterie allemande travaillait ferme \'e0 notre droite. +\par +\par Aussi \'e9tions-nous compl\'e8tement envelopp\'e9s de fum\'e9e, mais nous n'\'e9tions pas cach\'e9s au point de rester invisibles pour une ligne d'artillerie fran\'e7aise, post\'e9e en face de nous, car une vingtaine de boulets travers\'e8 +rent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent s'abattre juste au milieu de nous. +\par +\par Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa pr\'e8s de mon oreille, je baissai la t\'eate comme un homme qui va plonger, mais notre sergent me donna une bourrade dans les c\'f4tes avec le bout de sa hallebarde. +\par +\par \endash Ne vous montrez pas si poli que \'e7a, dit-il. Ce sera assez t\'f4t pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touch\'e9. +\par +\par Il y eut un de ces boulets qui r\'e9duisit en une bouillie sanglante cinq hommes \'e0 la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. +\par +\par On e\'fbt dit un ballon rouge de football. +\par +\par Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd comme celui d'une pierre lanc\'e9e dans de la boue. Il lui brisa les reins et le laissa l\'e0 gisant, comme une groseille \'e9clat\'e9e. +\par +\par Trois autres boulets tomb\'e8rent plus loin vers la droite. Les mouvements d\'e9sordonn\'e9s et les cris nous apprirent qu'ils avaient port\'e9. +\par +\par \endash Ah\~! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. +\par +\par \endash Je l'avais pay\'e9 cinquante belles livres \'e0 Glasgow, dit l'autre. N'\'eates-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se tenir couch\'e9s, maintenant que les canons ont pr\'e9cis\'e9 leur tir sur nous\~? +\par +\par \endash Pfut\~! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du bien. +\par +\par \endash Ils en apprendront assez, avant que la journ\'e9e soit finie, r\'e9pondit l'adjudant. +\par +\par Mais \'e0 ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le 52}{\super \'e8me}{ \'e9taient couch\'e9s \'e0 droite et \'e0 gauche de nous, de sorte qu'il nous commanda de nous \'e9tendre aussi \'e0 terre. Nous f\'fbmes rudement +contents, lorsque nous p\'fbmes entendre les projectiles passer, en hurlant comme des chiens affam\'e9s, par-dessus notre dos \'e0 quelques pieds de hauteur. +\par +\par M\'eame alors un bruit sourd, un \'e9claboussement presque \'e0 chaque minute, puis un cri de douleur, un tr\'e9pignement de bottes sur le sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. +\par +\par Il tombait une pluie fine. +\par +\par L'air humide maintenait la fum\'e9e pr\'e8s de terre\~: aussi nous ne pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant nous, bien que le grondement des canons nous montra que la bataille \'e9tait engag\'e9e sur toute la ligne. +\par +\par Quatre cents pi\'e8ces tournaient alors ensemble, et faisaient assez de bruit pour nous briser le tympan. +\par +\par En effet, il n'y eut pas un de nous \'e0 qui il ne resta un sifflement dans la t\'eate pendant bien des jours qui suivirent. +\par +\par Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un canon fran\'e7ais et nous distinguions parfaitement les servants de cette pi\'e8ce. +\par +\par C'\'e9tait de petits hommes agiles, avec des culottes tr\'e8s collantes, de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que bourrer, passer l'\'e9couvillon, et tirer. +\par +\par Ils \'e9taient quatorze quand je les vis pour la premi\'e8re fois. +\par +\par La derni\'e8re, ils n'\'e9taient plus que quatre, mais ils travaillaient plus activement que jamais. +\par +\par La ferme qu'on appelle Hougoumont \'e9tait en bas, en face de nous. +\par +\par Pendant toute la matin\'e9e, nous p\'fbmes voir qu'il s'y livrait une lutte terrible, car les murs, les fen\'eatres, les haies du verger n'\'e9taient que flammes et fum\'e9 +e et il en sortait des cris et des hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil jusqu'alors. +\par +\par Elle \'e9tait \'e0 moiti\'e9 br\'fbl\'e9e, tout \'e9ventr\'e9e par les boulets. +\par +\par Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats de la garde s'y maintinrent pendant la matin\'e9e, deux cents pendant la soir\'e9e, et pas un Fran\'e7ais n'en d\'e9passa le seuil. +\par +\par Mais comme ils se battaient, ces Fran\'e7ais\~! +\par +\par Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans laquelle ils marchaient. +\par +\par Un d'eux \endash je crois le voir encore \endash un homme au teint h\'e2l\'e9, assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avan\'e7a en boitant, tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte lat\'e9rale de Hougoumont, o\'f9 il s +e mit \'e0 frapper, en criant \'e0 ses hommes de les suivre. +\par +\par Il resta l\'e0 cinq minutes, allant et venant devant les canons de fusil qui l'\'e9pargnaient, jusqu'\'e0 ce qu'enfin un tirailleur de Brunswick, post\'e9 dans le verger, lui cassa la t\'eate d'un coup de feu. +\par +\par Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la journ\'e9e, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par deux, par trois, l'air aussi r\'e9solu que s'ils avaient toute l'arm\'e9e sur leurs talons. +\par +\par Nous rest\'e2mes ainsi tout le matin, \'e0 contempler la bataille qui se livrait l\'e0-bas \'e0 Hougoumont\~; mais bient\'f4t le Duc reconnut qu'il n'avait rien \'e0 craindre sur sa droite, et il se mit \'e0 nous employer d'une autre mani\'e8re. +\par +\par Les fran\'e7ais avaient pouss\'e9 leurs tirailleurs jusqu'au del\'e0 de la ferme. +\par +\par Ils \'e9taient couch\'e9s dans le bl\'e9 encore vert en face de nous. +\par +\par De l\'e0, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche trois pi\'e8ces sur six \'e9taient muettes, avec leurs servants \'e9pars sur le sol autour d'elles. +\par +\par Mais le Duc avait l'\'9cil \'e0 tout. +\par +\par \'c0 ce moment, il arriva au galop. +\par +\par C'\'e9tait un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard tr\'e8s vif, un nez crochu, et une grande cocarde \'e0 son chapeau. +\par +\par Il avait derri\'e8re lui une douzaine d'officiers, aussi fringants que s'ils participaient \'e0 une chasse au renard, mais de cette douzaine il n'en restait pas un seul le soir. +\par +\par \endash Chaude affaire, Adams\~! dit-il en passant. +\par +\par \endash Tr\'e8s chaude, votre Gr\'e2ce, dit notre g\'e9n\'e9ral. +\par +\par \endash Mais nous pouvons les arr\'eater, je crois. Tut\~! Tut\~! nous ne saurions permettre \'e0 des tirailleurs de r\'e9duire une batterie au silence. Allez me d\'e9busquer ces gens-l\'e0, Adams. +\par +\par Alors j'\'e9prouvai pour la premi\'e8re fois ce frisson diabolique qui vous court dans le corps, quand on vous donne votre r\'f4le \'e0 remplir dans le combat. +\par +\par Jusqu'\'e0 pr\'e9sent, nous n'avions pas fait autre chose que de rester couch\'e9s et d'\'eatre tu\'e9s, ce qui est la chose la plus maussade du monde. +\par +\par \'c0 pr\'e9sent notre tour \'e9tait venu, et sur ma parole, nous \'e9tions pr\'eats. +\par +\par Nous nous lev\'e2mes, toute la brigade, en formant une ligne de quatre hommes d'\'e9paisseur. +\par +\par Alors }{\i ils}{ se sauv\'e8rent comme des vanneaux, en baissant la t\'eate, arrondissant le dos, et tra\'eenant leurs fusils par terre. +\par +\par La moiti\'e9 d'entre eux \'e9chapp\'e8rent, mais nous nous empar\'e2mes des autres, et tout d'abord de leur officier, car c'\'e9tait un tr\'e8s gros homme, qui ne pouvait courir bien vite. +\par +\par Je re\'e7us comme un coup en voyant Rob Stewart, qui \'e9tait \'e0 ma droite, planter sa ba\'efonnette en plein dans le large dos de cet homme, que j'entendis jeter un hurlement de damn\'e9. +\par +\par On ne fit aucun quartier dans ce champ\~; on s'escrima contre eux de la pointe ou de la crosse. +\par +\par Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien d'\'e9tonnant, car pendant toute la matin\'e9e, ces gu\'eapes n'avaient cess\'e9 de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour nous. +\par +\par Et alors, apr\'e8s avoir franchi l'autre bord du champ de bl\'e9, comme nous \'e9tions sortis de la zone de fum\'e9e, nous v\'eemes devant nous l'arm\'e9e fran\'e7aise tout enti\'e8re, dont nous n'\'e9tions s\'e9par\'e9s que par deux pr\'e9s et un petit + sentier. +\par +\par Nous jet\'e2mes un grand cri en les voyant, et nous nous serions lanc\'e9s \'e0 l'attaque, si l'on nous avait laiss\'e9s faire, car les jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux eux jusqu'au moment o\'f9 ils sont compl\'e8 +tement engag\'e9s. +\par +\par Mais le Duc \'e9tait venu au trot tout pr\'e8s de nous pendant que nous avancions. +\par +\par Les officiers passaient \'e0 cheval devant nous en agitant leurs \'e9p\'e9es pour nous arr\'eater. +\par +\par Des sonneries de clairons se firent entendre. +\par +\par Il y eut des pouss\'e9es, des man\'9cuvres, les sergents jurant et nous bourrant de coups de hallebarde. +\par +\par En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'\'e9crire, la brigade \'e9tait dispos\'e9e en trois petits carr\'e9s bien dessin\'e9s, tout h\'e9riss\'e9s de ba\'efonnettes, et dispos\'e9s en \'e9chelon, comme on dit, ce qui permettait \'e0 chacun d\rquote +eux de tirer en travers de l'une des faces de l'autre. +\par +\par Ce fut l\'e0 notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que j'\'e9tais, et il n'\'e9tait m\'eame que temps. +\par +\par Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. +\par +\par De derri\'e8re cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne ressemble autant que celui des vagues sur la c\'f4te de Berwick quand le vent vient de l'est. +\par +\par La terre \'e9tait tout \'e9branl\'e9e de ce grondement sourd\~: l'air en \'e9tait plein. +\par +\par \endash Ferme, soixante-onzi\'e8me, au nom de Dieu, tenez ferme\~! cria derri\'e8re nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquet\'e9e de marguerites et de pissenlits. +\par +\par Puis tout \'e0 coup par-dessus la cime nous v\'eemes surgir huit cents casques de cuivre, cela subitement. +\par +\par Chacun de ces casques faisait flotter une longue crini\'e8re, et sous ses casques apparurent huit cents figures farouches, h\'e2l\'e9es, qui s'avan\'e7aient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un m\'eame nombre de chevaux. +\par +\par Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des sabres, des crini\'e8res s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. +\par +\par Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurt\'e8rent contre leurs cuirasses avec le cr\'e9pitement de la gr\'eale contre une fen\'eatre. +\par +\par Je fis feu comme les autres et me h\'e2tai de recharger, en regardant devant moi, \'e0 travers la fum\'e9e, o\'f9 je vis un objet long et mince qui allait flottant lentement en avant et en arri\'e8re. +\par +\par Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. +\par +\par Une bouff\'e9e de vent emporta le voile qui s'\'e9tendait devant nous et alors nous p\'fbmes voir ce qui s'\'e9tait pass\'e9. +\par +\par Je m'\'e9tais attendu \'e0 voir la moiti\'e9 de ce r\'e9giment de cavalerie couch\'e9 \'e0 terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent prot\'e9g\'e9s, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation que nous avait caus\'e9 +e leur approche, nous eussions tir\'e9 haut, notre feu ne leur avait pas caus\'e9 grand dommage. +\par +\par Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble \'e0 moins de dix yards de moi, celui du milieu \'e9tait compl\'e8tement sur le dos, les quatre pattes en l'air, et c'\'e9tait l'une de ces pattes que j'avais vue s'agiter \'e0 travers la fum\'e9e. + +\par +\par Il y avait huit ou dix morts et autant de bless\'e9s, qui restaient assis sur l'herbe, la plupart tout \'e9tourdis, mais l'un d'eux criant \'e0 tue-t\'eate\~: +\par +\par \endash Vive l'Empereur\~! +\par +\par Un autre, qui avait re\'e7u une balle dans la cuisse, un grand diable \'e0 moustache noire, \'e9tait assis le dos contre le cadavre de son cheval. +\par +\par Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que s'il avait concouru pour le tir \'e0 la cible, et il atteignit en plein front Angus Myres qui n'\'e9tait s\'e9par\'e9 de moi que par deux hommes. +\par +\par Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se trouvait tout pr\'e8s, mais avant qu'il e\'fbt le temps de la saisir, le gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, accourut et lui planta sa ba\'ef +onnette dans la gorge. Grand dommage, car c\rquote \'e9tait un fort bel homme\~! +\par +\par Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'\'e9taient enfuis \'e0 la faveur de la fum\'e9e, mais ils n\rquote \'e9taient pas gens \'e0 le faire aussi facilement. +\par +\par Leurs chevaux avaient d\'e9vi\'e9 sous notre feu. +\par +\par Ils avaient continu\'e9 leur course au del\'e0 de notre carr\'e9 et re\'e7u le feu des deux carr\'e9s plac\'e9s plus loin. +\par +\par Alors ils franchirent une haie, rencontr\'e8rent un r\'e9giment de Hanovriens form\'e9 en ligne et les trait\'e8rent comme ils nous auraient trait\'e9s si nous n'avions pas \'e9t\'e9 aussi prompts. +\par +\par Ils le taill\'e8rent en pi\'e8ces en un instant. +\par +\par C'\'e9tait terrible de voir les gros Allemands courir en criant pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs \'e9perons pour donner plus d'\'e9lan \'e0 leurs sabres longs et lourds, les abattaient d'estoc et de taille sans merci. +\par +\par Je ne crois pas qu'il soit rest\'e9 cent hommes en vie de ce r\'e9giment. +\par +\par Les Fran\'e7ais revinrent, passant devant nous, criant et brandissant leurs armes qui \'e9taient rouges jusqu'\'e0 la garde. +\par +\par Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel \'e9tait un vieux soldat. +\par +\par \'c0 cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions recharg\'e9. +\par +\par Trois cavaliers pass\'e8rent encore un peu derri\'e8re la cr\'eate \'e0 notre droite. +\par +\par Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carr\'e9, ils seraient sur nous en un clin d'\'9cil. +\par +\par D\rquote autre part, il \'e9tait bien dur d'attendre l\'e0 ou nous \'e9tions, car ils avaient donn\'e9 le mot \'e0 une batterie de douze canons, qui se forma \'e0 mi-c\'f4te, \'e0 quelque centaines de yards mais nous ne pouvions l'apercevoir. +\par +\par Elle nous envoyait par-dessus la cr\'eate des boulets qui arrivaient juste au milieu de nous\~; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, dans la terre humide, un \'e9 +pieu qui devait leur servir de guide. Il le fit sous les fusils m\'eames de toute la brigade. +\par +\par Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur son voisin. +\par +\par L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du r\'e9giment sortit du carr\'e9 en courant, et alla arracher l'\'e9pieu, mais aussi prompt qu'un brochet \'e0 la poursuite d'uns truite, un lancier apparut sur la cr\'ea +te, et lui porta un coup si violent par derri\'e8re, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa lance sortirent par devant, entre le second et le troisi\'e8me bouton de la tunique du petit. +\par +\par \endash H\'e9l\'e8ne\~! H\'e9l\'e8ne\~! cria-t-il avant de tomber mort la face en avant, pendant que le lancier, cribl\'e9 de balles, s'abattait pr\'e8s de lui, sans l\'e2cher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, joints par ce terrible trait d' +union. +\par +\par Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'e\'fbmes gu\'e8re le temps de songer \'e0 autre chose. +\par +\par Un carr\'e9 est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets comme nous nous en aper\'e7\'fbmes, quand ils commenc\'e8rent \'e0 tailler des coupures rouges \'e0 + travers nos rangs, au point que nos oreilles \'e9taient lasses d'entendre le bruit sourd d'\'e9claboussement, que faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. +\par +\par Au bout de dix minutes de cette man\'9cuvre, notre carr\'e9 se d\'e9pla\'e7a d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derri\'e8re nous un autre carr\'e9, car cent vingt hommes et sept officiers marquaient la place que nous avions occup +\'e9e. +\par +\par Mais les canons nous retrouv\'e8rent. +\par +\par On essaya de la formation en ligne, mais aussit\'f4t la cavalerie \endash c'\'e9taient cette fois des lanciers \endash fondit sur nous par-dessus la hauteur. +\par +\par Je dois vous dire que nous f\'fbmes contents d'entendre le bruit des sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup pour coup. +\par +\par Et c'est ce que nous f\'eemes fort bien, car avec notre sang-froid, nous avions pris de la malice et de la cruaut\'e9. +\par +\par Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. +\par +\par Il arrive un moment o\'f9 l'on cesse de songer \'e0 sa peau, et il vous semble que vous cherchez seulement quelqu'un \'e0 qui faire payer tout ce que vous avez souffert. +\par +\par Cette fois nous pr\'eemes notre revanche sur les lanciers, car ils n'avaient pas de cuirasses pour les prot\'e9ger, et d'une seule salve, nous en jet\'e2mes \'e0 bas soixante-dix. +\par +\par Peut-\'eatre que si nous avions vu soixante dix m\'e8res pleurant sur les corps de leurs gar\'e7ons, nous n'aurions pas \'e9t\'e9 aussi contents, mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des b\'eates\~ +; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand ils ont r\'e9ussi \'e0 se prendre par la gorge. +\par +\par \'c0 ce moment, le colonel eut une id\'e9e excellente. +\par +\par Apr\'e8s avoir calcul\'e9 qu'apr\'e8s cette charge, la cavalerie serait \'e9loign\'e9e pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous fit reculer jusqu'\'e0 un creux plus profond, o\'f9 nous devions \'eatre \'e0 + l'abri de l'artillerie, avant qu'elle p\'fbt recommencer son tir. +\par +\par Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand besoin, car le r\'e9giment fondait comme un gla\'e7on au soleil. Mais si mauvais que cela f\'fbt pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. +\par +\par Tous les Hollando-Belges s'\'e9taient sauv\'e9s \'e0 toutes jambes \'e0 ce moment-l\'e0, au nombre de quinze mille, et il en r\'e9sultait de grands vides dans notre ligne, \'e0 travers lesquels la cavalerie fran\'e7 +aise allait et venait comme elle voulait. +\par +\par Puis, les canons fran\'e7ais avaient \'e9t\'e9 bien sup\'e9rieurs aux n\'f4tres par le tir et le nombre\~; notre grosse cavalerie avait \'e9t\'e9 hach\'e9e m\'eame, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort gaie pour nous. +\par +\par D\rquote autre part, Hougoumont, qui n'\'e9tait plus qu'une ruine tremp\'e9e de sang, \'e9tait rest\'e9 entre nos mains. Tous les r\'e9giments anglais tenaient bon. +\par +\par Pourtant, \'e0 dire la v\'e9rit\'e9 vraie, comme on doit le faire quand on est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers l'arri\'e8re, une pinc\'e9e d'habits rouges. Mais c'\'e9taient de tous jeunes gens, ceux-l\'e0, des tra\'ee +nards, des c\'9curs l\'e2ches comme il s'en trouve partout. +\par +\par Je le r\'e9p\'e8te, pas un r\'e9giment ne fl\'e9chit. +\par +\par Ce que nous pouvions distinguer de la bataille \'e9tait fort peu de chose, mais il e\'fbt fallu \'eatre aveugle pour ne point voir que, derri\'e8re nous, la campagne \'e9tait couverte de fuyards. +\par +\par Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en sussions rien, les Prussiens avaient commenc\'e9 leur mouvement. +\par +\par Napol\'e9on avait d\'e9tach\'e9 vingt mille hommes pour les arr\'eater, et c'\'e9tait une compensation pour ceux d'entre nous qui s'\'e9taient sauv\'e9s. +\par +\par Les forces en pr\'e9sence \'e9taient \'e0 peu pr\'e8s les m\'eames qu'au d\'e9but. +\par +\par Tout cela, pourtant, \'e9tait fort obscur pour nous. +\par +\par \'c0 un certain moment, la cavalerie fran\'e7aise avait d\'e9bord\'e9 en tel nombre entre nous et le reste de l'arm\'e9e, que nous cr\'fbmes quelque temps \'eatre la seule brigade rest\'e9e debout. +\par +\par Alors, serrant les dents, nous pr\'eemes la r\'e9solution de vendre notre vie le plus cher possible. +\par +\par Il \'e9tait entre quatre et cinq heures de l'apr\'e8s-midi, et nous n'avions rien \'e0 manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. +\par +\par Par-dessus le march\'e9, nous \'e9tions tremp\'e9s par la pluie. Elle nous avait arros\'e9s pendant tout le jour, mais pendant les derni\'e8res heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou \'e0 notre faim. +\par +\par Alors nous nous m\'eemes \'e0 regarder autour de nous et \'e0 raccourcir nos ceinturons, \'e0 nous demander qui avait \'e9t\'e9 atteint, qui avait \'e9t\'e9 \'e9pargn\'e9. +\par +\par Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, debout \'e0 ma droite et appuy\'e9 sur son fusil. +\par +\par Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'\'e9tais bless\'e9. +\par +\par \endash Tout va bien, Jim, r\'e9pondis-je. +\par +\par \endash Je crains bien d'\'eatre venu ici chasser un gibier imaginaire, dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu\~! j\rquote aurai sa peau, ou il aura la mienne. +\par +\par Il avait si longtemps couv\'e9 son tourment, le pauvre Jim, que je crois vraiment que cela lui avait tourn\'e9 la t\'eate. +\par +\par En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui n'avait presque rien d\rquote humain. +\par +\par Il avait toujours \'e9t\'e9 de ceux qui prennent \'e0 c\'9cur, m\'eame de petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonn\'e9, je crois qu'il n'avait jamais \'e9t\'e9 ma\'eetre de lui-m\'eame. +\par +\par Ce fut \'e0 ce moment de la bataille que nous assist\'e2mes \'e0 deux combats singuliers, chose assez commune, \'e0 ce qu'on me dit, dans les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exerc\'e9s a se battre par masses. +\par +\par Comme nous \'e9tions couch\'e9s dans le foss\'e9, deux cavaliers arriv\'e8rent \'e0 fond de train, sur la cr\'eate, en face de nous. +\par +\par Le premier \'e9tait un dragon anglais. Il avait la figure presque dans la crini\'e8re de son cheval. +\par +\par Derri\'e8re lui, arrivait \'e0 grand bruit, sur une grosse jument noire, un cuirassier fran\'e7ais, vieux gaillard \'e0 la t\'eate grise. +\par +\par Les n\'f4tres se mirent \'e0 les huer au passage, car il leur paraissait honteux qu'un Anglais cour\'fbt ainsi, mais au moment o\'f9 ils pass\'e8rent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. +\par +\par Le dragon avait laiss\'e9 choir son arme, il \'e9tait d\'e9sarm\'e9, et l'autre le serrait d'aussi pr\'e8s pour l\rquote emp\'eacher d'en trouver une autre. +\par +\par \'c0 la fin, piqu\'e9 sans doute par nos hu\'e9es, l\rquote Anglais prit son parti d'affronter le combat. +\par +\par Ses yeux tomb\'e8rent sur une lance qui se trouvait pr\'e8s du cadavre d'un Fran\'e7ais. +\par +\par Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et alors, sautant \'e0 bas avec adresse, il s'en saisit. +\par +\par Mais l'autre \'e9tait un vieux routier, et il fondit sur lui comme un boulet. +\par +\par Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la d\'e9tourna et lui planta son sabre \'e0 travers l'omoplate. +\par +\par Cela se passa en un instant. +\par +\par Puis le Fran\'e7ais mit son cheval au trot, en nous jetant un ricanement par-dessus son \'e9paule, comme un chien hargneux. +\par +\par La premi\'e8re partie \'e9tait gagn\'e9e pour eux, mais nous e\'fbmes bient\'f4t \'e0 marquer un point. +\par +\par L'ennemi avait pouss\'e9 en avant une ligne de tirailleurs, qui dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plut\'f4t que sur nous, mais nous envoy\'e2mes deux compagnies du 95}{\super \'e8me}{, pour les tenir en \'e9chec. +\par +\par Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car des deux c\'f4t\'e9s on se servait de la carabine. +\par +\par Parmi les tirailleurs fran\'e7ais se tenait debout un officier, un homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses \'e9paules. +\par +\par Quand les n\'f4tres arriv\'e8rent, il s'avan\'e7a jusqu\rquote \'e0 mi-chemin entre les deux troupes et s'arr\'eata bien droit, dans l'attitude d'un escrimeur, la t\'eate rejet\'e9e en arri\'e8re. +\par +\par Je le vois encore aujourd'hui, les paupi\'e8res abaiss\'e9es, une sorte de sourire narquois sur la physionomie. +\par +\par \'c0 cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune homme, courut en avant, fon\'e7ant sur lui avec ce singulier sabre courb\'e9 que portent les carabiniers. +\par +\par Ils se heurt\'e8rent comme deux b\'e9liers, car ils couraient \'e0 la rencontre l'un de l'autre. +\par +\par Ils tomb\'e8rent par l'effet de ce choc, mais le Fran\'e7ais \'e9tait dessous. +\par +\par Notre homme brisa son arme pr\'e8s de la poign\'e9e, et re\'e7ut l\rquote arme de l'autre \'e0 travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et trouva le moyen d'\'f4ter la vie \'e0 son ennemi avec le tron\'e7on \'e9br\'e9ch\'e9 de son arme. +\par +\par Je croyais bien que les tirailleurs fran\'e7ais allaient l\rquote abattre, mais pas une d\'e9tente ne partit, et il revint \'e0 sa compagnie avec une lame de sabre dans un bras, et une moiti\'e9 de sabre \'e0 la main. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504960}{\*\bkmkstart _Toc89889382}XIII \endash LA FIN DE LA TEMP\'caTE{\*\bkmkend _Toc72504960}{\*\bkmkend _Toc89889382 +} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Parmi tant de choses qui paraissant \'e9tranges dans une bataille, maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singuli\'e8re que la fa\'e7 +on dont elle agit sur mes camarades. +\par +\par Pour quelques-uns, on e\'fbt dit qu'ils se livraient \'e0 leur repas journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarqu\'e9 de changement. +\par +\par D'autres marmott\'e8rent des pri\'e8res depuis le premier coup de canon jusqu'\'e0 la fin\~; d'autres sacraient, l\'e2chaient des jurons \'e0 vous faire dresser les cheveux sur la t\'eate. +\par +\par Il y en avait un, l'homme \'e0 ma gauche, Mike Threadingham, qui ne cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait l\'e9gu\'e9 une maison pour les enfants des marins noy\'e9s, tout l'argent qu'elle lui avait promis. +\par +\par Il me dit cette histoire et la recommen\'e7a. +\par +\par Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait pas ouvert la bouche de tout le jour. +\par +\par Quant \'e0 moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais que j'avais l'intelligence et la m\'e9moire plus claires que je ne les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents laiss\'e9s \'e0 la maison, \'e0 la cousine Edie, \'e0 + ses yeux fripons et mobiles, \'e0 de Lissac et ses moustaches de chat, \'e0 toutes les aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans les plaines de Belgique, servir de cible \'e0 deux cent cinquante canons. +\par +\par Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait \'e9t\'e9 terrible \'e0 entendre, mais ils se turent soudain. +\par +\par Ce n'\'e9tait cependant que le calme momentan\'e9 au cours d'une temp\'eate. +\par +\par Alors, on devine que presque imm\'e9diatement, il va \'eatre suivi d'un pire d\'e9cha\'eenement de l\rquote orage. +\par +\par Il y avait encore un bruit tr\'e8s fort vers l'aile la plus \'e9loign\'e9e, o\'f9 les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'\'e9tait \'e0 deux milles de l\'e0. +\par +\par Les autres batteries, tant fran\'e7aises qu'anglaises, se turent. +\par +\par La fum\'e9e s'\'e9claircit de fa\'e7on que les deux arm\'e9es purent}{\cs34\b\fs36\super \chftn {\footnote \pard\plain \s35\qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs30\lang1036\cgrid {\cs34\b\fs36\super \chftn }{ Il aurait \'e9t\'e9 pr +\'e9f\'e9rable d\rquote \'e9crire \'ab\~puissent\~\'bb ou \'ab\~pussent\~\'bb. (Note de l\rquote \'e9diteur)}}}{ se voir un peu. +\par +\par Notre cr\'eate offrait un spectacle terrible. On e\'fbt dit qu'il restait \'e0 peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes \'e0 l'endroit o\'f9 avait \'e9t\'e9 la l\'e9gion allemande, tandis que les masses fran\'e7 +aises semblaient aussi denses qu'avant. +\par +\par Nous savions pourtant qu'ils avaient d\'fb perdre plusieurs milliers d\rquote hommes dans ces attaques. +\par +\par Nous entend\'eemes de grands cris de joie partir de leur cot\'e9\~; puis, tout \'e0 coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel que celui qui venait de finir n'\'e9tait rien en comparaison. +\par +\par Il devait \'eatre deux fois aussi fort, car chaque batterie \'e9tait deux fois plus rapproch\'e9e. +\par +\par Elles avaient \'e9t\'e9 d\'e9plac\'e9es de fa\'e7on \'e0 tirer presque \'e0 bout portant, d'\'e9normes masses de cavalerie, dispos\'e9es dans leurs intervalles, pour les d\'e9fendre contre toute attaque. +\par +\par Quand ce tapage infernal arriva \'e0 nos oreilles, il n'y e\'fbt pas un homme, jusqu'au petit tambour, qui ne compr\'eet ce que cela signifiait. +\par +\par C'\'e9tait le dernier et supr\'eame effort que faisait Napol\'e9on pour nous \'e9craser. +\par +\par Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions tenir ce temps-l\'e0, tout irait bien. +\par +\par \'c9puis\'e9s par la faim, la fatigue, accabl\'e9s, nous faisions des pri\'e8res pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de tirer, tant qu'un de nous resterait debout. +\par +\par Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car nous \'e9tions couch\'e9s \'e0 plat ventre, et nous pouvions en un instant nous dresser en une masse h\'e9riss\'e9e de ba\'efonnettes, si la cavalerie fondait de nouveau sur nous. +\par +\par Mais, derri\'e8re le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus farouche, le plus saccad\'e9, le plus entra\'eenant des bruits. +\par +\par \endash C'est }{\i le pas de charge}{, cria un officier. Cette fois ils veulent en finir. +\par +\par Et, comme il parlait encore, nous v\'eemes une chose \'e9trange. +\par +\par Un Fran\'e7ais, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avan\'e7a au galop vers nous sur un petit cheval bai. +\par +\par Il criait \'e0 tue-t\'eate\~: \'ab\~Vive le Roi\~! Vive le Roi\~!\~\'bb Autant dire que c'\'e9tait un d\'e9serteur, puisque nous \'e9tions du c\'f4t\'e9 du Roi, et qu'eux soutenaient l'Empereur. +\par +\par En passant pr\'e8s de nous, il nous cria en anglais\~: +\par +\par \endash La Garde arrive\~! la Garde arrive\~! +\par +\par Puis il disparut vers l'arri\'e8re, comme une feuille emport\'e9e par l'orage. +\par +\par Au m\'eame moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. +\par +\par \endash Il faut que vous les arr\'eatiez, ou bien nous sommes battus, cria-t-il au g\'e9n\'e9ral Adams si fort, que toute notre compagnie put l'entendre. +\par +\par \endash Comment cela marche-t-il\~? demanda le g\'e9n\'e9ral. +\par +\par \endash Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six r\'e9giments de grosse cavalerie, dit-il. +\par +\par Et il se mit \'e0 rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont \'e9t\'e9 trop tendus. +\par +\par \endash Peut-\'eatre voudrez-vous vous joindre \'e0 notre marche en avant\~! Je vous en prie, regardez-vous comme un des n\'f4tres, dit le g\'e9n\'e9ral en s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de th\'e9. +\par +\par \endash Ce sera avec le plus grand plaisir\~; dit l\rquote autre en \'f4tant son chapeau. +\par +\par Un moment apr\'e8s, nos trois r\'e9giments se resserr\'e8rent. La brigade avan\'e7a sur quatre lignes, franchit le creux o\'f9 nous \'e9tions rest\'e9s couch\'e9s en formant les carr\'e9s, et alla au-del\'e0 du point d'o\'f9 nous avions vu l'arm\'e9e fran +\'e7aise. +\par +\par Il n'\'e9tait pas possible de voir beaucoup de choses \'e0 ce moment. +\par +\par On ne distinguait gu\'e8re que la flamme rouge, jaillissant de la gueule des canons, \'e0 travers le nuage de fum\'e9e, et les silhouettes noires se baissant, tirant, \'e9couvillonnant, chargeant, actives comme des diables, et toutes \'e0 leur \'9c +uvre diabolique. +\par +\par Mais \'e0 travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, m\'eal\'e9 \'e0 de grandes clameurs. +\par +\par Puis on entrevit, \'e0 travers le brouillard, une vague mais large ligne noire, qui pr\'eet une teinte plus fonc\'e9e, un dessin plus net, si bien qu'enfin, nous v\'eemes que c'\'e9 +tait une colonne, sur cent hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous\~; coiff\'e9s de hauts bonnets \'e0 poil, avec un \'e9clat de plaques de cuivre au-dessus du front. +\par +\par Et derri\'e8re ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi de suite, cela se d\'e9roulait, se tordait, sortait de la fum\'e9e des canons. +\par +\par On e\'fbt dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne paraissait interminable. +\par +\par En avant venaient, \'e7\'e0 et l\'e0, des tirailleurs, derri\'e8re ceux-ci, les tambours, tout cela s'avan\'e7ait d'un pas \'e9lastique, les officiers formant des groupes serr\'e9s sur les flancs, l'\'e9p\'e9e \'e0 la main et criant des encouragements. + +\par +\par Il y avait aussi, en t\'eate, une douzaine de cavaliers, qui criaient tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son \'e9p\'e9e, qu'il tenait droite. +\par +\par Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment que le firent les Fran\'e7ais ce jour-l\'e0. +\par +\par C'\'e9tait merveilleux de les voir, car \'e0 mesure qu'ils s'avan\'e7aient, ils se trouv\'e8rent en avant de leurs propres canons, de sorte qu'ils n'eurent plus \'e0 compter sur cette aide, quoiqu'ils allassent tout droit \'e0 + deux batteries que nous avions eues \'e0 nos c\'f4t\'e9s pendant tout le jour. +\par +\par Chaque canon avait r\'e9gl\'e9 son tir \'e0 un pied pr\'e8s, et nous v\'eemes de longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, \'e0 mesure qu'elle progressait. +\par +\par Les Fran\'e7ais \'e9taient si pr\'e8s de nous et si serr\'e9s les uns contre les autres, que chaque coup en emportait des dizaines\~; mais ils se serraient davantage, et marchaient avec un \'e9lan, un entrain qui \'e9taient des plus beaux \'e0 voir. + +\par +\par Leur t\'eate \'e9tait tourn\'e9e tout droit vers nous, tandis que le 93}{\super \'e8me}{ d\'e9bordait d'un c\'f4t\'e9, et le 52}{\super \'e8me}{ de l'autre c\'f4t\'e9. +\par +\par Je croirai toujours que si nous \'e9tions rest\'e9s \'e0 l'attendre, la Garde nous aurait enfonc\'e9s, car comment arr\'eater une telle colonne avec une ligne de quatre hommes d\rquote \'e9paisseur\~? +\par +\par Mais \'e0 ce moment-l\'e0, Colburne, le colonel du 52}{\super \'e8me}{, reploya son flanc gauche de mani\'e8re \'e0 le placer parall\'e8lement \'e0 la colonne, ce qui contraignit les Fran\'e7ais \'e0 s'arr\'eater. +\par +\par Leur ligne de front \'e9tait \'e0 une quarantaine de pas de nous, et nous p\'fbmes les voir \'e0 notre aise. +\par +\par Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'\'e9tais toujours figur\'e9 les Fran\'e7ais comme des hommes de petite taille. +\par +\par Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette premi\'e8re compagnie, qui ne f\'fbt capable de me ramasser comme si j'\'e9tais un gamin, et leurs hauts bonnets \'e0 poil les faisait para\'eetre plus grands encore. +\par +\par C\rquote \'e9taient des gaillards endurcis, tann\'e9s, nerveux, aux yeux farouches et brid\'e9s, aux moustaches h\'e9riss\'e9es, ces vieux soldats qui n'avaient jamais pass\'e9 une semaine sans se battre, et pendant bien des ann\'e9es. +\par +\par Et alors, comme je me tenais pr\'eat, le doigt sur la d\'e9tente, attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur l\rquote officier mont\'e9 qui portait son chapeau au bout de son \'e9p\'e9e. +\par +\par Je le reconnus\~: c'\'e9tait Bonaventure de Lissac. +\par +\par Je le vis. Jim le vit aussi. +\par +\par J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la colonne fran\'e7aise. +\par +\par Aussi prompte que la pens\'e9e, la brigade enti\'e8re suivit cette impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par les flancs. +\par +\par Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait \'e9t\'e9 donn\'e9\~: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en r\'e9alit\'e9 Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade sur la vieille Garde. +\par +\par Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premi\'e8res minutes de rage. +\par +\par Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que j'appuyai sur la d\'e9tente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu\rquote il \'e9tait port\'e9 par la foule, mais je vis, sur l\rquote \'e9toffe, une tache horrible, et un l\'e9 +ger tourbillon de fum\'e9e, comme si elle avait pris feu. Puis, je me trouvai rejet\'e9 contre deux gros Fran\'e7ais, et si serr\'e9 entre eux, qu'il nous \'e9tait impossible de mouvoir une arme. +\par +\par L'un d'eux, un gaillard \'e0 grand nez, me saisit \'e0 la gorge, et je me sentis comme un poulet dans sa poigne. +\par +\par \endash }{\i Rendez-vous, coquin}{, dit-il. +\par +\par Mais, tout \'e0 coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car quelqu'un venait de lui plonger une ba\'efonnette dans le ventre. +\par +\par On tira tr\'e8s peu de coups de feu apr\'e8s le premier abordage. On n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les cris brefs des hommes atteints, et les commandements des officiers. +\par +\par Alors, tout \'e0 coup, les Fran\'e7ais commenc\'e8rent \'e0 c\'e9der le terrain, lentement, de mauvaise gr\'e2ce, pas \'e0 pas, mais enfin ils reculaient. +\par +\par Ah\~! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque l\'e0, le frisson qui nous parcourut le corps quand nous compr\'eemes qu'ils allaient plier. +\par +\par J'avais devant moi un Fran\'e7ais, un homme aux traits tranchants, aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait \'e9t\'e9 \'e0 l'exercice. +\par +\par Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour choisir et abattre un officier. +\par +\par Je me rappelle qu'il me vint \'e0 l'esprit que ce serait faire un bel exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. +\par +\par Je me pr\'e9cipitai vers lui et lui passai ma ba\'efonnette au travers du corps. +\par +\par En recevant ce coup, il fit demi-tour et me l\'e2cha un coup de fusil en pleine figure. +\par +\par La balle me fit, \'e0 travers la joue, une marque qui me restera jusqu'\'e0 mon dernier jour. +\par +\par Quand il tomba, je tr\'e9buchai par-dessus son corps. Deux autres hommes tomb\'e8rent \'e0 leur tour sur moi, et je faillis \'eatre \'e9touff\'e9 sous cet entassement. +\par +\par Lorsqu'enfin je me fus d\'e9gag\'e9, apr\'e8s m'\'eatre frott\'e9 les yeux, qui \'e9taient pleins de poudre, je vis que la colonne \'e9tait d\'e9finitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns fuyant \'e0 + toutes jambes, les autres continuant \'e0 combattre, dos \'e0 dos, dans un vain effort pour arr\'eater la brigade, qui balayait tout devant elle. +\par +\par Il me semblait qu'un fer rouge \'e9tait appliqu\'e9 sur ma figure, mais j'avais l'usage de mes membres. +\par +\par Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes mutil\'e9s, je courus apr\'e8s mon r\'e9giment, et allai prendre ma place au flanc droit. +\par +\par Le vieux major Elliott \'e9tait l\'e0, boitant un peu, car son cheval avait \'e9t\'e9 tu\'e9, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. +\par +\par Il me vit venir et me fit un signe de t\'eate, mais on avait trop de besogne pour avoir le temps de causer. +\par +\par La brigade avan\'e7ait toujours, mais le g\'e9n\'e9ral passa \'e0 cheval devant moi, baissant la t\'eate, et regardant les positions anglaises\~: +\par +\par \endash Il n'y a pas de terrain gagn\'e9, dit-il, mais je ne recule pas. +\par +\par \endash Le duc de Wellington a remport\'e9 une grande victoire, proclama l'aide de camp d'une voix solennelle. +\par +\par Et alors, c\'e9dant soudain \'e0 ses sentiments, il ajouta\~: +\par +\par \endash Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. +\par +\par Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. +\par +\par Mais \'e0 ce moment-l\'e0, le premier venu pouvait se rendre compte que l'arm\'e9e fran\'e7aise se disloquait. +\par +\par Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carr\'e9ment pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les bords. +\par +\par Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles avaient, \'e0 l'arri\'e8re, un \'e9parpillement de tra\'eenards. +\par +\par La Garde s'\'e9claircissait, devant nous, \'e0 mesure que nous poussions en avant, et nous nous trouv\'e2mes face \'e0 face avec douze canons, mais, au bout d'un moment, ils furent \'e0 nous, et je vis notre plus jeune sous-officier, apr\'e8 +s celui qui avait \'e9t\'e9 tu\'e9 par le lancier, griffonner \'e0 la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le num\'e9ro 72, en vrai \'e9colier qu'il \'e9tait. +\par +\par Ce fut alors que nous entend\'eemes, derri\'e8re nous, un hourra d'encouragement, et que nous v\'eemes l'arm\'e9e anglaise tout enti\'e8re d\'e9border par-dessus la cr\'eate des hauteurs et se r\'e9pandre dans la vall\'e9 +e pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. +\par +\par Les canons arriv\'e8rent aussi en bondissant, \'e0 grand bruit, et notre cavalerie l\'e9g\'e8re, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite avec notre brigade. +\par +\par Apr\'e8s cela, il n'y avait plus de bataille. +\par +\par L'on marcha en avant sans rencontrer de r\'e9sistance, et notre arm\'e9e finit de se former en ligne sur le terrain m\'eame que les Fran\'e7ais occupaient le matin. +\par +\par Leurs canons \'e9taient \'e0 nous\~; leur infanterie r\'e9duite \'e0 une cohue qui s'\'e9parpillait par tout le pays\~; leur brave cavalerie se montra seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ de bataille sans se rompre. +\par +\par Enfin, au moment m\'eame o\'f9 la nuit venait, nos hommes, \'e9puis\'e9s et affam\'e9s, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. +\par +\par Voil\'e0 tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la bataille de Waterloo. +\par +\par J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. +\par +\par Il me fallut donc percer un autre trou \'e0 mon ceinturon, qui me serra alors comme un cercle autour d'un baril. +\par +\par Apr\'e8s cela, je me couchai dans la paille, o\'f9 se vautrait le reste de la compagnie. +\par +\par Moins d'une minute apr\'e8s, je m'endormais d'un sommeil de plomb. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504961}{\*\bkmkstart _Toc89889383}XIV \endash LE R\'c8GLEMENT DE COMPTE DE LA MORT{\*\bkmkend _Toc72504961} +{\*\bkmkend _Toc89889383} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Le jour pointait, et les premi\'e8res lueurs grises venaient de se montrer furtivement \'e0 + travers les longues et minces fentes des murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'\'e9paule. +\par +\par Je me levai d'un bond. +\par +\par Dans mon cerveau, h\'e9b\'e9t\'e9 par le sommeil, je m'\'e9tais figur\'e9 que les cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde pos\'e9e contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, je me rappelai o\'f9 j'\'e9tais. +\par +\par Mais je puis vous dire que je fus bien \'e9tonn\'e9 en m'apercevant que c'\'e9tait le major Elliott lui-m\'eame, qui m'avait r\'e9veill\'e9. +\par +\par Il avait l'air tr\'e8s grave et, derri\'e8re lui, venaient deux sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. +\par +\par \endash R\'e9veillez-vous, mon gar\'e7on, dit le major, retrouvant sa bonhomie comme si nous \'e9tions de nouveau \'e0 Corriemuir. +\par +\par \endash Oui, major, balbutiai-je. +\par +\par \endash Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois quelque chose \'e0 tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter vos foyers. Jim Horscroft est manquant. +\par +\par Je sursautai \'e0 ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la faim, et la fatigue, j'avais compl\'e8tement oubli\'e9 mon ami depuis qu'il s'\'e9tait \'e9lanc\'e9 contre la Garde fran\'e7aise, en entra\'eenant tout le r\'e9giment. +\par +\par \endash Je suis en train de faire le relev\'e9 de nos pertes, dit le major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez grand plaisir. +\par +\par Nous voil\'e0 donc en route, le major, les deux sergents et moi. +\par +\par Oh\~! certes, c'\'e9tait un terrible spectacle, si terrible, que malgr\'e9 le nombre d'ann\'e9es qui se sont \'e9coul\'e9es, je pr\'e9f\'e8re en parler le moins possible. +\par +\par C'\'e9tait bien horrible \'e0 voir dans la chaleur + du combat, mais maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de boucher, o\'f9 de pauvres diables ont \'e9t\'e9 \'e9 +ventr\'e9s, \'e9cras\'e9s, mis en bouillie, o\'f9 l'on dirait que l'homme a voulu tourner en d\'e9rision l'\'9cuvre de Dieu. +\par +\par L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille\~: les fantassins morts, formant encore des carr\'e9s, la ligne confuse de cavaliers qui les avaient charg\'e9s, et en haut, sur la pente, les artilleurs gisant autour de leur pi\'e8ce bris +\'e9e. +\par +\par La colonne de la Garde avait laiss\'e9 une bande de morts \'e0 travers la campagne. +\par +\par On e\'fbt dit la trace laiss\'e9e par une limace. En t\'eate, se dressait un amas de morts en uniforme bleu, entass\'e9s sur les habits rouges, \'e0 l'endroit o\'f9 avait eu lieu cette \'e9treinte furieuse, lorsqu'ils avaient fait le premier pas en arri +\'e8re. +\par +\par Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant \'e0 cet endroit, ce fut Jim, lui-m\'eame. +\par +\par Il gisait, de tout son long, \'e9tendu sur le dos, la figure tourn\'e9e vers le ciel. +\par +\par On eut dit que toute passion, toute souffrance s'\'e9taient \'e9vapor\'e9es. +\par +\par Il ressemblait tout \'e0 fait \'e0 ce Jim d'autrefois, que j'avais vu cent fois dans sa couchette, quand nous \'e9tions camarades d'\'e9cole. +\par +\par J'avais jet\'e9 un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins \'e0 consid\'e9rer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus heureux, dans la mort, que je n'avais jamais esp\'e9r\'e9 de le voir pendant sa vie, je cessai de me d\'e9 +soler sur lui. +\par +\par Deux ba\'efonnettes fran\'e7aises lui avaient travers\'e9 la poitrine. +\par +\par Il \'e9tait mort sur le champ, sans souffrir, \'e0 en croire le sourire qu'il avait sur les l\'e8vres. +\par +\par Le major et moi, nous lui soulevions la t\'eate, esp\'e9rant qu'il restait peut-\'eatre un souffle de vie, quand j'entendis pr\'e8s de moi une voix bien connue. +\par +\par C'\'e9tait de Lissac, dress\'e9 sur son coude, au milieu d'un tas de cadavres de soldats de la Garde. +\par +\par Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau \'e0 grand plumet rouge, gisait \'e0 terre, pr\'e8s de lui. +\par +\par Il \'e9tait bien p\'e2le. Il avait de grands cercles bistr\'e9s sous les yeux, mais, \'e0 cela pr\'e8s, il \'e9tait rest\'e9 tel qu'il \'e9tait jadis, avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affam\'e9, sa moustache raide, sa chevelure coup\'e9 +e ras et clairsem\'e9e jusqu'\'e0 la calvitie, au haut de la t\'eate. +\par +\par Il avait toujours eu les paupi\'e8res tombantes, mais maintenant il \'e9tait presque impossible de retrouver, par-dessous, le scintillement de l'\'9cil. +\par +\par \endash hol\'e0, Jock\~! s'\'e9cria-t-il, je ne m'attendais gu\'e8re \'e0 vous voir ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. +\par +\par \endash C'est vous qui nous avez apport\'e9 tous ces ennuis, dis-je. +\par +\par \endash Ta\~! Ta\~! Ta\~! s'\'e9cria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout est arrang\'e9 pour nous \'e0 l'avance. Quand j'\'e9tais en Espagne, j'ai appris \'e0 croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoy\'e9 ici, ce matin. +\par +\par \endash C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en posant la main sur l'\'e9paule du pauvre Jim. +\par +\par \endash Et mon sang sur lui\~! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. +\par +\par Il ouvrit alors son manteau et j'aper\'e7us, avec horreur, un gros caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. +\par +\par \endash C'est ma treizi\'e8me blessure, et ma derni\'e8re, dit-il, avec un sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous me donner \'e0 boire, si vous disposez de quelques gouttes\~? +\par +\par Le major avait du brandy \'e9tendu d'eau. +\par +\par De Lissac en but avidement. +\par +\par Ses yeux se ranim\'e8rent, et une petite tache rouge reparut \'e0 ses joues livides. +\par +\par \endash C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un m'appeler par mon nom, et aussit\'f4t son fusil s'est pos\'e9 sur ma tunique. Deux de mes hommes l'ont \'e9charp\'e9 au moment m\'eame o\'f9 il a fait feu. Bon, bon\~ +! Edie valait bien cela. Vous serez \'e0 Paris dans moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au num\'e9ro 11 de la rue de Miromesnil, qui est pr\'e8s de la Madeleine. Annoncez-lui la nouvelle avec m\'e9 +nagement, Jock, car vous ne pouvez pas vous figurer \'e0 quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce que je poss\'e8de se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine en a les clefs. Vous n'oublierez pas\~? +\par +\par \endash Je me souviendrai. +\par +\par \endash Et Madame votre m\'e8re\~? J'esp\'e8re que vous l'avez laiss\'e9e en bonne sant\'e9\~? Ah\~! Et Monsieur votre p\'e8re aussi. Pr\'e9sentez-lui mes plus grands respects. +\par +\par \'c0 ce moment m\'eame, o\'f9 il allait mourir, il fit la r\'e9v\'e9rence d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations \'e0 ma m\'e8re. +\par +\par \endash Assur\'e9ment, dis-je, votre blessure pourrait \'eatre moins grave que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de notre r\'e9giment. +\par +\par \endash Mon cher Jock, je n'ai pas pass\'e9 ces quinze ans \'e0 faire et recevoir des blessures, sans savoir reconna\'ee +tre celle qui compte. Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes Voltigeurs, que de rester pour vivre en exil\'e9 + et en mendiant. En outre, il est absolument certain que les Alli\'e9s m'auraient fusill\'e9. Ainsi, je me suis \'e9pargn\'e9 une humiliation. +\par +\par \endash Les Alli\'e9s, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. +\par +\par \endash Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que j'aurais fui en \'c9cosse et chang\'e9 de nom, si je n'avais eu rien de plus \'e0 craindre que mes camarades rest\'e9s \'e0 Paris\~? Je tenais \'e0 la vie, car je savais que mon pet +it homme reviendrait. Maintenant, je n'ai plus qu'\'e0 mourir, car il ne se trouvera plus jamais \'e0 la t\'eate d'une arm\'e9e. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se pardonner. C'est moi qui commandais le d\'e9tachement qui a fusill\'e9 + le duc d'Enghien\~; c'est moi qui\'85 Ah\~! Mon Dieu\~! Edie\~! Edie, ma ch\'e9rie\~! +\par +\par Il leva les deux mains, dont les doigts s'agit\'e8rent, et trembl\'e8rent comme s'il t\'e2tonnait. +\par +\par Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa t\'eate se pencha sur sa poitrine. +\par +\par Un de nos sergents le recoucha doucement. L\rquote autre \'e9tendit sur lui le grand manteau bleu. Nous laiss\'e2mes ainsi l\'e0 ces deux hommes, que le Destin avait si \'e9trangement mis en rapport. +\par +\par L'\'c9cossais et le Fran\'e7ais gisaient silencieux, paisibles, si rapproch\'e9s que la main de l'un e\'fbt pu toucher celle de l'autre, sur cette pente imbib\'e9e de sang, dans le voisinage de Hougoumont. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504962}{\*\bkmkstart _Toc89889384}XV \endash COMMENT TOUT CELA FINIT{\*\bkmkend _Toc72504962}{\*\bkmkend _Toc89889384} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Maintenant, me voici bien pr\'e8s de la fin de tout cela, et je suis fort content d'y \'eatre arriv\'e9, car j'ai commenc\'e9 ce r\'e9cit d'autrefois, le c\'9c +ur l\'e9ger, en me disant que cela me donnerait quelque occupation pendant les longs soirs d'\'e9t\'e9. Mais, chemin faisant, j'ai r\'e9veill\'e9 mille peines qui dormaient, mille chagrins \'e0 demi oubli\'e9s, si bien que j'ai \'e0 pr\'e9sent l'\'e2me +\'e0 vif, comme la peau d'un mouton mal tondu. +\par +\par Si je m'en tire \'e0 bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la plume\~; car, en commen\'e7ant, cela va tout seul, comme quand on descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douc +e. Puis, avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied dans un trou et vous y restez, et c'est \'e0 vous de vous en tirer \'e0 force de vous d\'e9battre. +\par +\par Nous enterr\'e2mes Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un soldats de la Garde imp\'e9riale et de notre Infanterie l\'e9g\'e8re, rang\'e9s dans la m\'eame tranch\'e9e. +\par +\par Ah\~! Si on pouvait semer un homme brave, comme on s\'e8me une graine, quelle belle r\'e9colte de h\'e9ros on ferait un jour\~! +\par +\par Alors, nous laiss\'e2mes pour toujours, derri\'e8re nous, ce champ de carnage et nous pr\'eemes, avec notre brigade, la route de la fronti\'e8re pour marcher sur Paris. +\par +\par Pendant toutes ces ann\'e9es-l\'e0, on m'avait toujours habitu\'e9 \'e0 regarder les Fran\'e7ais comme de tr\'e8s m\'e9chantes gens, et comme nous n'entendions parler d'eux qu'\'e0 l'occasion de batailles, de massacres sur terre et sur mer, il \'e9 +tait assez naturel pour moi de les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. +\par +\par Apr\'e8s tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la m\'eame chose, ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la m\'eame mani\'e8re. +\par +\par Mais quand nous e\'fbmes \'e0 traverser leur pays, quand nous v\'eemes leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si tranquillement occup\'e9s au travail des champs et les femmes tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en + vaste coiffe blanche, grondant le b\'e9b\'e9 pour lui apprendre la politesse, tout nous parut si empreint de simplicit\'e9 domestique, que j'en vins \'e0 ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps ha\'ef et redout\'e9 ces bonnes gens. +\par +\par Je suppose que, dans le fond, l'objet r\'e9el de notre haine, c'\'e9tait l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il \'e9tait parti et que sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa beaut\'e9. +\par +\par Nous f\'eemes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arriv\'e2mes ainsi \'e0 la grande cit\'e9. +\par +\par Nous nous attendions \'e0 y livrer bataille, car elle est si peupl\'e9e, qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle arm\'e9e. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage d'ab\'eemer tout un pays \'e0 + cause d'un seul homme. +\par +\par On lui avait donc donn\'e9 avis qu'il e\'fbt \'e0 se tirer d'affaire, seul, d\'e9sormais. +\par +\par D'apr\'e8s les derni\'e8res nouvelles qui nous arriv\'e8rent sur lui, il s'\'e9tait rendu aux Anglais. +\par +\par Les portes de Paris nous \'e9taient ouvertes\~; c'\'e9taient des nouvelles excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir \'e0 la seule bataille o\'f9 je me fusse trouv\'e9. +\par +\par Mais il y avait alors \'e0 Paris, une foule de gens attach\'e9s \'e0 Boney. +\par +\par C'\'e9tait tout naturel, quand on songe \'e0 la gloire qu'il leur avait acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demand\'e9 \'e0 son arm\'e9e d'aller dans un endroit o\'f9 il n'all\'e2t pas lui-m\'eame. +\par +\par Ils nous firent assez mauvaise mine \'e0 notre entr\'e9, je puis vous le dire. +\par +\par Nous autres, de la brigade d'Adams, nous f\'fbmes les premiers qui mirent le pied dans la ville. +\par +\par Nous pass\'e2mes sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile \'e0 \'e9crire qu'\'e0 prononcer\~; de l\'e0, on traversa un beau parc, le Bois de Boulogne, puis on alla aux Champs-\'c9lys\'e9es, o\'f9 l\rquote on bivouaqua. +\par +\par Bient\'f4t il y e\'fbt, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, qu'on se serait cru dans un camp plut\'f4t que dans une ville. +\par +\par La premi\'e8re fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. +\par +\par Rob attendit dans le vestibule et, d\'e8s que je mis le pied sur le paillasson, je me trouvai en pr\'e9sence de ma cousine Edie, qui \'e9tait toujours rest\'e9e la m\'eame, et qui se mit \'e0 me contempler de ce regard sauvage qu'elle a. +\par +\par Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le fit, elle s'avan\'e7a de trois pas, courut \'e0 moi et me sauta au cou. +\par +\par \endash Oh\~! mon cher vieux Jock, s'\'e9cria-t-elle, comme vous \'eates beau, sous l'habit rouge\~! +\par +\par \endash Oui, \'e0 pr\'e9sent, je suis soldat, Edie, r\'e9pondis-je d'un ton fort raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par derri\'e8re elle, l'autre figure qui \'e9tait tourn\'e9s vers le ciel, sur le champ de bataille de Belgique. + +\par +\par \endash Qui l'aurait cru\~? s'\'e9cria-t-elle. Qu'\'eates vous alors, Jock\~? G\'e9n\'e9ral\~? Capitaine\~? +\par +\par \endash Non, je suis simple soldat. +\par +\par \endash Comment, vous n\rquote \'eates pas, je l'esp\'e8re, de ces gens du commun qui portant le fusil\~? +\par +\par \endash Si, je porte le fusil. +\par +\par \endash Oh\~! ce n'est pas, \'e0 beaucoup pr\'e8s, aussi int\'e9ressant, dit-elle en retournant s'asseoir sur le canap\'e9 qu'elle avait quitt\'e9. +\par +\par C'\'e9tait une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, pleine d'objets brillants, et j'\'e9tais sur le point de repartir pour donner \'e0 mes bottes un nouveau coup de brosse. +\par +\par Quand Edie s'assit, je vis qu'elle \'e9tait en grand deuil\~; cela me prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. +\par +\par \endash Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je suis tr\'e8s maladroit pour annoncer avec m\'e9nagement les nouvelles. Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les malles, et qu'Antoine avait les clefs. +\par +\par \endash Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez \'e9t\'e9 bien bon de faire cette commission. J'ai appris l'\'e9v\'e9nement il y a environ huit jours. J'en ai \'e9t\'e9 folle quelque temps, tout \'e0 + fait folle. Je porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un v\'e9ritable \'e9pouvantail, comme vous le voyez. Ah\~! je ne m'en remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. +\par +\par \endash Pardon, Madame, dit une domestique en avan\'e7ant la t\'eate, le comte de Beton d\'e9sire vous voir. +\par +\par \endash Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voil\'e0 qui est tr\'e8s important. Je suis bien f\'e2ch\'e9e d'abr\'e9ger notre entretien, mais vous reviendrez me voir, j'en sais s\'fbre, n'est-ce pas\~? Je suis si d\'e9sol\'e9e\~? Ah\~ +! est-ce qu'il vous serait \'e9gal de sortir par la porte de service et non par la grande porte\~? Je vous remercie, mon cher vieux Jock, vous avez toujours \'e9t\'e9 si bon gar\'e7on, et vous faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. +\par +\par C'\'e9tait la derni\'e8re fois que je devais voir la cousine Edie. +\par +\par Elle se montrait \'e0 la lumi\'e8re du soleil avec son regard provocateur, de jadis, avec ses dents \'e9clatantes. +\par +\par Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une goutte de mercure. +\par +\par Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis \'e0 la porte une belle voiture \'e0 deux chevaux\~; je devinai alors qu'elle m'avait pri\'e9 + de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels elle avait v\'e9cu dans son enfance. +\par +\par Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon p\'e8re et ma m\'e8re, qui avaient eu tant de bont\'e9 pour elle. +\par +\par Bah\~! elle \'e9tait ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en dispenser qu'un lapin ne peut s'emp\'eacher d'agiter son bout de queue\~; et pourtant, cette pens\'e9e me fit grand-peine. +\par +\par Neuf mois apr\'e8s, j'appris qu'elle avait \'e9pous\'e9 ce m\'eame comte de Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. +\par +\par Quant \'e0 nous, notre t\'e2che \'e9tait accomplie. +\par +\par La grande ombre avait \'e9t\'e9 chass\'e9e de dessus l'Europe\~; elle ne viendrait plus s'allonger d'un bout \'e0 l'autre du pays, planant sur les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les t\'e9n\'e8bres dans des existences qui auraient \'e9t +\'e9 si heureuses. +\par +\par Apr\'e8s avoir achet\'e9 ma lib\'e9ration, je revins \'e0 Corriemuir, o\'f9, apr\'e8s la mort de mon p\'e8re, je pris la ferme. +\par +\par J'\'e9pousai Lucie Deane, de Berwick, et j'\'e9levai sept enfants, qui tous sont plus grands que leur p\'e8re, et n'omettent rien pour le lui rappeler. +\par +\par Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'\'e9coulent d\'e9sormais et qui se ressemblent comme autant de b\'e9liers \'e9cossais, j'ai peine \'e0 convaincre mes jeunes gens que, m\'eame ici, nous avons eu notre roman, au temps o\'f9 + Jim et moi nous f\'eemes notre cour, et o\'f9 l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre c\'f4t\'e9 de l'eau. +\par \page }{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle +\par +\par *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** +\par +\par ***** This file should be named 13735-}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 r}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 .}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 r}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 t}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 f}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 or 13735-}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 r}{ +\f2\fs20\lang1033\cgrid0 .zip ***** +\par This and all associated files of various formats will be found in: +\par https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13735/ +\par +\par Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +\par Biblioth\'e8que Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +\par also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +\par Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. +\par +\par +\par Updated editions will replace the previous one--the old editions +\par will be renamed. +\par +\par Creating the works from public domain print editions means that no +\par one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +\par (and you!) can copy and distribute it in the United States without +\par permission and without paying copyright royalties. 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\ No newline at end of file diff --git a/13735-r.zip b/13735-r.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..afadd8a --- /dev/null +++ b/13735-r.zip diff --git a/13735.txt b/13735.txt new file mode 100644 index 0000000..77d9ba8 --- /dev/null +++ b/13735.txt @@ -0,0 +1,6875 @@ +The Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La grande ombre + +Author: Arthur Conan Doyle + +Release Date: October 13, 2004 [EBook #13735] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + + + + + +Arthur Conan Doyle + +LA GRANDE OMBRE + +(1909) + + +Table des matieres + +Preface +I -- LA NUIT DES SIGNAUX +II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX +IV -- LE CHOIX DE JIM +V -- L'HOMME D'OUTRE-MER +VI -- UN AIGLE SANS ASILE +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR +VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER +IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH +X -- LE RETOUR DE L'OMBRE +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS +XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE +XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE +XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + + +Preface + +_Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et +americaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces +abondantes moissons de details biographiques dont le lecteur +contemporain est si friand._ + +_Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est ne le 22 mai +1859 a Edimbourg, qu'il fut l'eleve de son universite, qu'il y +etudia la medecine et l'exerca huit ans a Southsea (1882-1889), +qu'il voyagea ensuite dans les regions arctiques et sur les cotes +Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de +renseignements aussi succincts._ + +_Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignee +d'artistes qui ont laisse une trace glorieuse dans la carriere._ + +_Son grand-pere, John Doyle, eleve du paysagiste Gabrielli et du +miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste celebre. Sous la +signature H.B., son crayon s'attaqua a tout ce qu'il y avait +d'illustre dans les generations de son temps (1798-1808). +Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent +fois reconnu ses merites et salue ce qu'ils appelaient presque son +genie._ + +_Richard, ou mieux Dick Doyle, eleve de son pere, marchant sur ses +brisees, debuta comme caricaturiste a 17 ans et, de 1843 a 1850, +il fit la joie des abonnes du _Punch_, mais alors des scrupules +religieux lui interdirent de collaborer a une feuille satirique, +qui bafouait ce qui etait a ses yeux sacre comme le plus cher des +legs des aieux, la foi catholique profondement ancree en son ame +d'Irlandais. Il s'eloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour +porter a une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. +Il le consacra desormais a l'illustration des chefs-d'oeuvre de +Thackeray et de Ruskin. C'est a lui qu'on dut ces dessins tour a +tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la +famille Newcomes, ou la legende du Roi de la Riviere d'or._ + +_Charles Doyle, le cinquieme fils de John et le pere d'Arthur, +n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut +surtout apprecie comme architecte, de meme qu'un autre de ses +freres se confinait dans la direction de la National Gallery +d'Irlande et qu'un troisieme renoncait a ses pinceaux pour dresser +les plus exactes genealogies du baronnage d'Angleterre._ + +_Ainsi apparente, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, +debuter en litterature que lorsqu'il fut certain de tenir un +succes et des son _Etude en rouge_, premiere serie de son immortel +_Sherlock Holmes_, il fut, en effet, celebre. Des lors il n'eut +plus qu'a perseverer, tuant et ressuscitant ses heros selon les +caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables legions +de lecteurs._ + +_C'est a un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan +Doyle a ecrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent +inspires par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacres a la +peinture de l'epoque napoleonienne, ne sont pas les moins bien +venus de la serie._ + +_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait trace la +voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. A ce point de +vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits +du colonel Gerard_, mais le desir de rendre justice a son grand +adversaire et de juger un soldat en soldat est le meme chez les +deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-etre +d'Erckmann-Chatrian, dont les recits ont nourri notre enfance et +sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallele pourrait +etre etabli et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant +pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch +s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser +sur l'Europe._ + +_Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits +saluant involontairement les balles, les vieux soldats les +raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant +s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin +du combat, les revues passees par l'etat-major empanache, les +cavaliers chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circulant au +galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis +apres plusieurs heures de combat, la chevauchee des cuirassiers +chargeant et la montee des bataillons de la Vieille-Garde se ruant +sur les carres anglais avec une rage desesperee._ + +ALBERT SAVINE. + + +I -- LA NUIT DES SIGNAUX + +Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrive a peine au milieu +du dix-neuvieme siecle, et a l'age de cinquante-cinq ans. + +Ma femme ne me decouvre guere qu'une fois par semaine derriere +l'oreille un petit poil gris qu'elle tient a m'arracher. + +Et pourtant quel etrange effet cela me fait que ma vie se soit +ecoulee en une epoque ou les facons de penser et d'agir des hommes +differaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des +habitants d'une autre planete. + +Ainsi, lorsque je me promene par la campagne, si je regarde par +la-bas, du cote de Berwick, je puis apercevoir les petites +trainees de fumee blanche, qui me parlent de cette singuliere et +nouvelle bete aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le +corps recele un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le +long de la frontiere. + +Quand le temps est clair, j'apercois sans peine le reflet des +cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. + +Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la meme bete, +ou parfois meme une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air +une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre +le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. + +Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux pere muet de colere +autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le +Createur, si profondement enracinee dans l'ame, qu'il ne voulait +pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute +innovation lui paraissait toucher de bien pres au blaspheme. + +C'etait Dieu qui avait cree le cheval. + +C'etait un mortel de la-bas, vers Birmingham, qui avait fait la +machine. + +Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il a se servir de la selle et +des eperons. + +Mais il aurait eprouve une bien autre surprise en voyant le calme +et l'esprit de bienveillance qui regnent actuellement dans le +coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire +dans les reunions qu'il ne faut plus de guerre, excepte bien +entendu, avec les negres et leurs pareils. + +Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans +interruption -- une treve de deux courtes annees -- depuis bientot +un quart de siecle? + +Reflechissez a cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si +tranquille, si paisible. + +Des enfants, nes pendant la guerre, etaient devenus des hommes +barbus, avaient eu a leur tour des enfants, que la guerre durait +encore. + +Ceux qui avaient servi et combattu a la fleur de l'age et dans +leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur +dos se vouter, que les flottes et les armees etaient encore aux +prises. + +Rien d'etonnant, des lors, qu'on en fut venu a considerer la +guerre comme l'etat normal, et qu'on eprouvat une sensation +singuliere a se trouver en etat de paix. + +Pendant cette longue periode, nous nous battimes avec les Danois, +nous nous battimes avec les Hollandais, nous nous battimes avec +l'Espagne, nous nous battimes avec les Turcs, nous nous battimes +avec les Americains, nous nous battimes avec les gens de +Montevideo. + +On eut dit que dans cette melee universelle, aucune race n'etait +trop proche parente, aucune trop distante pour eviter d'etre +entrainee dans la querelle. + +Mais ce fut surtout avec les Francais que nous nous battimes; et +de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et +de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les +gouvernait. + +C'etait tres crane de le representer en caricature, de le +chansonner, de faire comme si c'etait un charlatan, mais je puis +vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une +ombre noire au-dessus de l'Europe entiere, et qu'il fut un temps +ou la clarte d'une flamme apparaissant de nuit sur la cote faisait +tomber a genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les +mains de tous les hommes. + +Il avait toujours gagne la partie: voila ce qu'il y avait de +terrible. + +On eut dit qu'il portait la fortune en croupe. + +Et en ces temps-la nous savions qu'il etait poste sur la cote +septentrionale avec cent cinquante mille veterans, avec les +bateaux necessaires au passage. + +Mais c'est une vieille histoire. + +Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot aneantit +leur flotte. + +Il devait rester en Europe une terre ou l'on eut la liberte de +penser, la liberte de parler. + +Il y avait un grand signal tout pret sur la hauteur pres de +l'embouchure de la Tweed. + +C'etait un echafaudage fait en charpente et en barils de goudron. + +Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'ecarquillais les +yeux a regarder s'il flambait. + +Je n'avais alors que huit ans, mais a cet age, on prend deja les +choses a coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dependit +en quelque facon de moi et de ma vigilance. + +Un soir, comme je regardais, j'apercus une faible lueur sur la +colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les +tenebres. + +Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les +poignets contre le cadre en pierre de la fenetre, pour me +convaincre que j'etais eveille. + +Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se +refleter dans l'eau, et je m'elancai a la cuisine. + +Je hurlai a mon pere que les Francais avaient franchi la Manche et +que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. + +Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'etudiant en droit +d'Edimbourg. + +Je crois encore le voir secouant sa pipe a cote du feu et me +regardant par-dessus ses lunettes a monture de corne. + +-- Etes-vous sur, Jock, dit-il. + +-- Aussi sur que d'etre en vie, repondis-je d'une voix +entrecoupee. + +Il etendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il +ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, +mais il la referma, et sortit a grands pas. + +Nous le suivimes, l'etudiant en droit et moi, jusqu'a la porte a +claire-voie qui donne sur la grande route. + +De la nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur +d'un autre feu plus petit a Ayton, plus au nord. + +Ma mere descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas +saisis par le froid, et nous restames la jusqu'au matin, en +echangeant de rares paroles, et cela meme a voix basse. + +Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en etait passe la +veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en +remontant vers le nord, s'etaient enroles dans les regiments de +volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de +leurs chevaux pour repondre a l'appel. + +Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'etrier avant de +partir. + +Je n'en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval +blanc, brandissant au clair de lune un enorme sabre rouille. + +Ils nous crierent en passant, que le signal de North Berwick Law +etait en feu, et qu'on croyait que l'alarme etait partie du +Chateau d'Edimbourg. + +Un petit nombre galoperent en sens contraire, des courriers pour +Edimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-sherif, et +autres de ce genre. + +Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes +robustes, monte sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'a notre porte +et nous fit quelques questions sur la route. + +-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut- +etre aurais-je tout aussi bien fait de rester ou j'etais, mais +maintenant que me voila parti, je n'ai rien de mieux a faire que +de dejeuner avec le regiment. + +Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. + +-- Je le connais bien, dit notre etudiant en nous le designant +d'un signe de tete, c'est un legiste d'Edimbourg, et il s'entend +joliment a enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. + +Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se +passa guere de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute +l'Ecosse. + +Bien des fois nous pensames alors a cet homme qui nous avait +demande la route dans la nuit terrible. + +Mais des le matin, nous eumes l'esprit tranquille. + +Il faisait un temps gris et froid. + +Ma mere etait retournee a la maison pour nous preparer un pot de +the, quand arriva un char a bancs ramenant le docteur Horscroft, +d'Ayton et son fils Jim. + +Le docteur avait releve jusque sur ses oreilles le collet de son +manteau brun, et il avait l'air de fort mechante humeur, car Jim, +qui n'avait que quinze ans, s'etait sauve a Berwick a la premiere +alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son pere. + +Le papa avait passe toute la nuit a sa recherche, et il le +ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derriere le +siege. + +Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son pere, avec ses +mains fourrees dans ses poches de cote, ses sourcils joints, et sa +levre inferieure avancee. + +-- Tout ca, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y +a pas eu de debarquement, et tous les sots d'Ecosse sont alles +arpenter pour rien les routes. + +Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces +mots, ce qui lui valut de la part de son pere un coup sur le cote +du crane avec le poing ferme. + +A ce coup, le jeune garcon laissa tomber sa tete sur sa poitrine +comme s'il avait ete etourdi. + +Mon pere hocha la tete, car il avait de l'affection pour Jim, et +nous rentrames tous a la maison, en dodelinant du chef, et les +yeux papillotants, pouvant a peine tenir les yeux ouverts, +maintenant que nous savions tout danger passe. + +Mais nous eprouvions en meme temps au coeur un frisson de joie +comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en +ma vie. + +Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai +entrepris de raconter, mais quand on a une bonne memoire et peu +d'habilete, on n'arrive pas a tirer une pensee de son esprit sans +qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en meme +temps. + +Et pourtant, maintenant que je me suis mis a y songer, cet +incident n'etait pas entierement etranger a mon recit, car Jim +Horscroft eut une discussion si violente avec son pere, qu'il fut +expedie au college de Berwick et comme mon pere avait depuis +longtemps forme le projet de m'y placer aussi, il profita de +l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. + +Mais avant de dire un mot au sujet de cette ecole, il me faut +revenir a l'endroit ou j'aurais du commencer, et vous mettre en +etat de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages +ecrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien +loin au-dela du _border_, et n'ont jamais entendu parler des +Calder de West Inch. + +Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau +domaine, autour d'une bonne habitation. + +C'est simplement une grande terre a paturages de moutons, ou la +bise souffle avec aprete et que le vent balaie. + +Elle s'etend en formant une bande fragmentee le long de la mer. + +Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste a +gagner son loyer et a avoir du beurre le dimanche au lieu de +melasse. + +Au milieu, s'eleve une maison d'habitation en pierre, recouverte +en ardoise, avec un appentis derriere. + +La date de 1703 est gravee grossierement dans le bloc qui forme le +linteau de la porte. + +Il y a plus de cent ans que ma famille est etablie la, et malgre +sa pauvrete, elle est arrivee a tenir un bon rang dans le pays, +car a la campagne le vieux fermier est souvent plus estime que le +nouveau laird. + +La maison de West Inch presentait une particularite singuliere. + +Il avait ete etabli par des ingenieurs et autres personnes +competentes, que la ligne de delimitation entre les deux pays +passait exactement par le milieu de la maison, de facon a couper +notre meilleure chambre a coucher en deux moities, l'une anglaise, +l'autre ecossaise. + +Or, la couchette que j'occupais etait orientee de telle sorte que +j'avais la tete au nord de la frontiere et les pieds au sud. + +Mes amis disent que si le hasard avait place mon lit en sens +contraire, j'aurais eu peut-etre la chevelure d'un blond moins +roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. + +Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, ou ma tete d'Ecossais +ne voyait aucun moyen de me tirer de peril, mes bonnes grosses +jambes d'Anglais vinrent a mon aide et m'en eloignerent jusqu'en +lieu sur. + +Mais a l'ecole, cela me valut des histoires a n'en plus finir: les +uns m'avaient surnomme _Grog a l'eau_; pour d'autres j'etais la +" Grande Bretagne " pour d'autres, " l'Union Jock ". + +Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Ecossais et les +petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les +jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. + +Puis on s'arretait des deux cotes pour se mettre a rire, comme si +la chose etait bien plaisante. + +Dans les commencements, je fus tres malheureux a l'ecole de +Berwick. + +Birtwhistle etait le premier maitre, et Adams le second, et je +n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. + +J'etais naturellement timide, tres peu expansif. + +Je fus long a me faire un ami soit parmi les maitres, soit parmi +mes camarades. + +Il y avait neuf milles a vol d'oiseau, et onze milles et demi par +la route, de Berwick a West Inch. + +J'avais le coeur gros en pensant a la distance qui me separait de +ma mere. + +Remarquez, en effet, qu'un garcon de cet age, tout en pretendant +se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, helas! +quand on le prend au mot. + +A la fin, je n'y tins plus, et je pris la resolution de m'enfuir +de l'ecole, et de retourner le plus tot possible a la maison. + +Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer +l'eloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l'ecole, +jusqu'au dernier eleve, ce qui rendit ma vie d'ecolier fort +agreable et fort douce. + +Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'etais tombe par +une fenetre du second etage. + +Voici comment la chose arriva: + +Un soir j'avais recu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de +l'ecole. Cet affront, s'ajoutant a tous mes autres griefs, fit +deborder ma petite coupe. + +Je jurai, ce soir meme, en enfouissant ma figure inondee de larmes +sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit a +West Inch, soit bien pres d'y arriver. + +Notre dortoir etait au second etage, mais j'avais une reputation +de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. + +Je n'eprouvais aucune frayeur, tout petit que j'etais, de me +laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde +serree a la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois +pieds au-dessus du sol. + +Des lors, je ne craignais guere de ne pas pouvoir sortir du +dortoir de Birtwhistle. + +J'attendis avec impatience que l'on eut fini de tousser et de +remuer. + +Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des +gens reveilles, eurent cesse de se faire entendre sur la longue +ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je +m'habillai, et mes souliers a la main, je me dirigeai vers la +fenetre sur la pointe des pieds. + +Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors. + +Le jardin s'etendait au-dessous de moi, et tout pres de ma main +s'allongeait une grosse branche de poirier. + +Un jeune garcon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise +d'echelle. + +Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'a franchir un mur de +cinq pieds. + +Apres quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la +maison. + +J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre +branche, et j'allais m'elancer de la fenetre, lorsque je devins +tout a coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais ete +change en pierre. + +Il y avait par-dessus la crete du mur une figure tournee vers moi. + +Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette +figure dans sa paleur et son immobilite. + +La lune versait sa lumiere sur elle, et les globes oculaires se +mouvaient lentement des deux cotes, bien que je fusse cache a sa +vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. + +Puis par saccades, la figure blanche s'eleva de facon a montrer le +cou. + +Les epaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. + +Il se mit a cheval sur la crete du mur, puis d'un violent effort, +il attira vers lui un jeune garcon a peu pres de ma taille qui +reprenait haleine de temps a autre, comme s'il sanglotait. + +L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles +bourrues. + +Puis ils se laisserent aller tous deux par terre dans le jardin. + +J'etais encore debout, et en equilibre, avec un pied sur la +branche et l'autre sur l'appui de la fenetre, n'osant pas bouger, +de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer a +pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison. + +Tout a coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit +sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en +tombant. + +-- Voila qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, +vous avez de la place. + +-- Mais l'ouverture est toute bordee d'eclats, fit l'autre avec un +tremblement de frayeur. + +L'individu lanca un juron qui me donna la chair de poule. + +-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je... + +Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court haletement de +douleur. + +-- J'y vais, j'y vais, s'ecria le petit garcon. + +Mais je n'en entendis pas plus long, car la tete me tourna +brusquement. + +Mon talon glissa de la branche. + +Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes +quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbe du +cambrioleur. + +Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous repondre, +c'est qu'aujourd'hui meme je ne saurais dire si ce fut un +accident, ou si je le fis expres. + +Il se peut bien que pendant que je songeais a le faire, le hasard +se soit charge de trancher la question pour moi. + +L'individu etait courbe, la tete en avant, occupe a pousser le +gamin a travers une etroite fenetre quand je m'abattis sur lui a +l'endroit meme ou le cou se joint a l'epine dorsale. + +Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit +trois tours sur lui-meme en battant l'herbe de ses talons. + +Son petit compagnon s'eclipsa au clair de la lune et en un clin +d'oeil il eut franchi la muraille. + +Quant a moi, je m'etais assis pour crier a tue-tete et frotter une +de mes jambes ou je sentais la meme chose que si elle eut ete +prise dans un cercle de metal rougi au feu. + +Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la +maison, depuis le directeur de l'ecole, jusqu'au valet d'ecurie +accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. + +La chose fut bientot eclaircie. + +L'homme fut place sur un volet et emporte. + +Quant a moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans +une chambre a coucher speciale, ou le chirurgien Purdle, le cadet +des deux qui portent ce nom, me remit en place le perone. + +Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysees, et +les medecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir +s'il en retrouverait ou non l'usage. + +Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la +question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux +Assises de Carlyle. + +On reconnut en lui le bandit le plus determine qu'il y eut dans le +nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois +assassinats, et il y avait assez de preuves a sa charge pour le +faire pendre dix fois. + +Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans +vous raconter cet evenement qui en fut l'incident le plus +important. + +Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car +lorsque je songe a tout ce qui va se presenter, je vois bien que +j'en aurai de reste a dire avant d'etre arrive a la fin. + +En effet, quand on n'a a conter que sa petite histoire +particuliere, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se +trouve mele a de grands evenements comme ceux dont j'aurai a +parler, alors on eprouve une certaine difficulte, si l'on n'a pas +fait une sorte d'apprentissage a arranger le tout bien a son gre. + +Mais j'ai la memoire aussi bonne qu'elle fut jamais, Dieu merci, +et je vais tacher de faire mon recit aussi droit que possible. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naitre l'amitie entre +Jim, le fils du medecin, et moi. + +Il fut le coq de l'ecole des le jour de son entree, car moins +d'une heure apres, il avait jete, a travers le grand tableau noir +de la classe, Barton, qui en avait ete le coq jusqu'a ce jour-la. + +Jim continuait a prendre du muscle et des os. Meme a cette epoque, +il etait carre d'epaules et de haute taille. + +Les propos courts et le bras long, il etait fort sujet a flaner, +son large dos contre le mur, et ses mains profondement enfoncees +dans les poches de sa culotte. + +Je n'ai pas oublie sa facon d'avoir toujours un brin de paille au +coin des levres, a l'endroit meme ou il prit l'habitude de mettre +plus tard le tuyau de sa pipe. + +Jim fut toujours le meme pour le bien comme pour le mal depuis le +premier jour ou je fis connaissance avec lui. + +Ciel! comme nous avions de la consideration pour lui! + +Nous n'etions que de petits sauvages, mais nous eprouvions le +respect du sauvage devant la force. + +Il y avait la Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des +vers alcaiques aussi bien que des pentametres et des hexametres, +et, cependant pas un n'eut donne une chiquenaude pour Tom. + +Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d'Abel, +sur le bout du doigt, au point que les maitres eux-memes +s'adressaient a lui s'ils avaient des doutes, mais c'etait un +garcon a poitrine etroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et +a quoi lui servirent ses dates le jour ou Jock Simons, de la +petite troisieme, le pourchassa jusqu'au bout du corridor a coups +de boucle de ceinture. + +Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi a l'egard de Jim +Horscroft. + +Quelles legendes nous batissions sur sa force? + +N'etait-ce pas lui qui avait enfonce d'un coup de poing un panneau +de chene de la porte qui conduisait a la salle des jeux? N'etait- +ce pas lui qui, je jour ou le grand Merridew avait conquis la +balle, saisit a bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit +le but en depassant tous les adversaires au pas de course? + +Il nous paraissait deplorable qu'un gaillard de cette trempe se +cassat la tete a propos de spondees et de dactyles, ou se +preoccupat de savoir qui avait signe la Grande Charte. + +Lorsqu'il declara en pleine classe que c'etait le roi Alfred, nous +autres, petits garcons, nous fumes d'avis qu'il devait en etre +ainsi, et que peut-etre Jim en savait plus long que l'homme qui +avait ecrit le livre. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur +moi. + +Il me passa la main sur la tete. Il dit que j'etais un enrage +petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une +semaine. + +Nous fumes amis intimes pendant deux ans, malgre le fosse que les +annees creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou +l'irreflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui +m'ulcerait, je ne l'en aimais pas moins comme un frere, et je +versai assez de larmes pour remplir la bouteille a l'encre, quand +il partit pour Edimbourg afin d'y etudier la profession de son +pere. + +Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle apres cela, et quand +j'en sortis, j'etais moi-meme devenu le coq de l'ecole, car +j'etais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique +je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au +developpement musculaire de mon grand predecesseur. + +Ce fut dans l'annee du jubile que je sortis de chez Birtwhistle. + +Ensuite je passai trois ans a la maison, a apprendre a soigner les +bestiaux; mais les flottes et les armees etaient encore aux +prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le +pays. + +Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais a ecarter pour +toujours ce nuage de notre peuple? + + +II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH + +Quelques annees auparavant, alors que j'etais un tout jeune +garcon, la fille unique du frere de mon pere etait venue nous +faire une visite de cinq semaines. + +Willie Calder s'etait etabli a Eyemouth comme fabricant de filets +de peche, et il avait tire meilleur parti du fil a tisser que nous +n'etions sans doute destines a faire des genets et des landes +sablonneuses de West Inch. + +Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffee +d'un chapeau de cinq shillings et accompagnee d'une caisse +d'effets, devant laquelle les yeux de ma mere lui sortirent de la +tete comme ceux d'un crabe. + +C'etait etonnant de la voir depenser sans compter, elle qui +n'etait qu'une gamine. + +Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une +belle piece de deux pence, a laquelle il n'avait aucun droit. + +Elle ne faisait pas plus de cas de la biere au gingembre que si +c'eut ete de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son the, du +beurre pour son pain, tout comme si elle avait ete une Anglaise. + +Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-la, car +j'avais peine a comprendre dans quel but elles avaient ete creees. + +Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pense a elles, +mais les plus petits semblaient etre les plus raisonnables, car +quand les gamins commencaient a grandir, ils se montraient moins +tranchants sur ce point. + +Quant a nous, les tout petits, nous etions tous d'un meme avis: +une creature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps a +colporter des histoires, et qui n'arrive meme a lancer une pierre +qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'etait un +chiffon, n'etait bonne a rien du tout. + +Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait +qu'elles font le pere et la mere en une seule personne, elles se +melent sans cesse de nos jeux pour nous dire: " Jimmy, votre doigt +de pied passe a travers votre soulier. " ou bien encore: " Rentrez +chez vous, sale enfant, et allez vous laver " au point que rien +qu'a les voir, nous en avions assez. + +Aussi quand celle-la vint a la ferme de West Inch, je ne fus pas +enchante de la voir. + +Nous etions en vacances. + +J'avais alors douze ans. + +Elle en avait onze. + +C'etait une fillette mince, grande pour son age, aux yeux noirs et +aux facons les plus bizarres. + +Elle etait tout le temps a regarder fixement devant elle, les +levres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose +d'extraordinaire, mais quand je me postais derriere elle, et que +je regardais dans la meme direction, je n'apercevais que +l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les +culottes de papa suspendues avec le reste du linge a secher. + +Puis, si elle apercevait une touffe de bruyere ou de fougere, ou +n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en +contemplation. + +Elle s'ecriait: + +-- Comme c'est beau! comme c'est parfait! + +On eut dit que c'etait un tableau en peinture. + +Elle n'aimait pas a jouer, mais souvent je la faisais jouer au +chat perche; ca manquait d'animation, car j'arrivais toujours a +l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, +bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix +garcons. + +Quand je me mettais a lui dire qu'elle n'etait bonne a rien, que +son pere etait bien sot de l'elever comme cela, elle pleurait, +disait que j'etais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle +ce soir meme, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. + +Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus a rien de tout +cela. + +Ce qu'il y avait d'etrange, c'est qu'elle avait plus d'affection +pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait +jamais tranquille. + +Elle etait toujours a me guetter, a courir apres moi, et a dire +alors: " Tiens! vous etes la! " en faisant l'etonnee. + +Mais bientot je m'apercus qu'elle avait aussi de bons cotes. + +Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois +j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en +elle, c'etaient les histoires qu'elle savait conter. + +Elle avait une peur affreuse des grenouilles. + +Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je +la lui mettrais dans le coup a moins qu'elle ne me contat une +histoire. + +Cela l'aidait a commencer, mais une fois en train, c'etait +etonnant comme elle allait. + +Et a entendre les choses qui lui etaient arrivees, cela vous +coupait la respiration. + +Il y avait un pirate barbaresque qui etait alle a Eyemouth. + +Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau charge d'or pour +faire d'elle sa femme. + +Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi etait alle a +Eyemouth et il lui avait donne comme gage un anneau qu'il +reprendrait a son retour, disait-il. + +Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait a s'y meprendre a ceux +qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que +celui-la etait en or vierge. + +Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le +pirate barbaresque. + +Elle me repondit qu'il lui ferait sauter la tete de dessus les +epaules. + +Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle? + +Cela depassait mon intelligence. + +Puis elle me dit que pendant son voyage a destination de West +Inch, elle avait ete suivie par un prince deguise. + +Je lui demandai a quoi elle avait reconnu que c'etait un prince. + +Elle me repondit: + +-- A son deguisement. + +Un autre jour, elle dit que son pere composait une enigme, que +quand elle serait prete, il la mettrait dans les journaux, et +celui qui la devinerait aurait la moitie de sa fortune et la main +de sa fille. + +Je lui dis que j'etais fort sur les enigmes, et qu'il faudrait +qu'elle me l'envoyat des qu'elle serait prete. + +Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut +savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnee. + +Je repondis que je la vendrais aux encheres, pour le prix qu'on +m'offrirait, mais ce soir-la elle ne voulut plus conter +d'histoires, car elle etait tres susceptible dans certains cas. + +Jim Horscroft etait absent pendant le temps que la cousine Edie +passa chez nous. + +Il revint la semaine meme ou elle partit, et je me rappelle +combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrat +quelque interet au sujet d'une simple fillette. + +Il me demanda si elle etait jolie, et quand j'eus dit que je n'y +avais pas fait attention, il eclata de rire, me qualifia de taupe, +et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. + +Mais il ne tarda pas a s'occuper de tout autre chose, et je n'eus +plus une pensee pour Edie, jusqu'au jour ou elle prit bel et bien +ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette +plume d'oie. + +C'etait en 1813. + +J'avais quitte l'ecole, et j'avais deja dix-huit ans, au moins +quarante poils sur la levre superieure, et l'esperance d'en avoir +bien davantage. + +J'avais change depuis mon depart de l'ecole. + +Je ne m'adonnais plus aux jeux avec la meme ardeur. + +Au lieu de cela il m'arrivait de rester allonge sur la pente de la +lande, du cote ensoleille, les levres entrouvertes, et regardant +fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine +Edie. + +Jusqu'alors je m'etais tenu pour satisfait, je trouvais mon +existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et +sauter plus haut que mon prochain. + +Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose! + +Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voute du ciel, puis +je les portais sur la surface bleue de la mer. + +Je sentais qu'il me manquait quelque chose, mais je n'arrivais +point a pouvoir dire ce qu'etait cette chose. + +Et mon caractere prit de la vivacite. + +Il me semblait que tous mes nerfs etaient agaces. + +Si ma mere me demandait de quoi je souffrais, ou que mon pere me +parlat de mettre la main au travail, je me laissais aller a +repondre en termes si apres, si amers que depuis j'en ai souvent +eprouve du chagrin. + +Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus +d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mere. + +Aussi doit-on la menager aussi longtemps, qu'on l'a. + +Un jour, comme je rentrais en tete du troupeau, je vis mon pere +assis, une lettre a la main. + +C'etait un evenement fort rare chez nous, excepte quand l'agent +ecrivait pour le terme. + +En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai a +ouvrir de grands yeux, car je m'etais toujours figure que c'etait +la une chose impossible a un homme. + +Je le voyais fort bien a present, car il avait a travers sa joue +palie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la +franchir. + +Il fallait qu'elle glissat de cote jusqu'a son oreille, d'ou elle +tombait sur la feuille de papier. + +Ma mere etait assise pres de lui et lui caressait la main, comme +elle caressait le dos du chat pour le calmer. + +-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette +lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivee subitement. +Autrement on nous aurait ecrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de +sang a la tete. + +-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mere. + +Mon pere essuya ses oreilles avec la nappe de la table. + +-- Il a laisse toutes ses economies a sa fille, dit-il, et si elle +n'a pas change, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'etre, elle +n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle +disait, sous ce toit meme, du the trop faible, et cela pour du the +a sept shillings la livre. + +Ma mere hocha la tete et considera les pieces de lard suspendues +au plafond. + +-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura +assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car c'a ete +son dernier desir. + +-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'ecria ma mere avec +aprete. + +Je fus fache de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, +mais apres tout, si elle n'avait pas ete aussi apre, nous aurions +ete jetes dehors au bout de douze mois. + +-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui meme. Jock, mon +garcon, vous aurez la bonte de partir avec la charrette pour +Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y +sera, et vous pourrez l'amener a West Inch. + +Je me mis donc en route a cinq heures et quart avec la _Souter +Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre +charrette avec la caisse repeinte a neuf qui ne nous servait que +dans les grands jours. + +La diligence apparut au moment meme ou j'arrivais, et moi, comme +un niais de jeune campagnard, sans songer aux annees qui s'etaient +ecoulees, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un +bout de fille en jupe courte arrivant a peine aux genoux. + +Et comme je m'avancais obliquement, le cou tendu, je me sentis +toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vetue de noirs +debout sur les marches, et j'appris que c'etait ma cousine Edie. + +Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touche, +j'aurais pu passer vingt fois pres d'elle sans la reconnaitre. + +Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demande si elle etait +jolie ou non, je n'aurais su que lui repondre. + +Elle etait brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos +jeunes filles du border, et pourtant a travers ce teint charmant, +s'entrevoyait une nuance de carmin pareille a la teinte plus +chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. + +Ses levres etaient rouges, exprimant la douceur, et la fermete, +mais des ce moment meme, je vis au premier coup d'oeil flotter au +fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. + +Elle s'empara de moi seance tenante, comme si j'avais fait partie +de son heritage. Elle allongea la main et me cueillit. + +Elle etait en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un +costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle +portait un voile noir qu'elle avait ecarte de devant sa figure. + +-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent +maniere qu'elle avait appris a la pension. Non, non, nous sommes +un peu trop grands pour cela?... + +Cela, c'etait parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avancais ma +figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la derniere +fois que nous nous etions vus... + +-- Soyez bon garcon et donnez un shilling au conducteur, qui a ete +extremement complaisant pour moi pendant le trajet. + +Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une piece +d'argent de quatre pence. + +Jamais le manque d'argent ne me parut plus penible qu'a ce moment- +la. + +Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitot une petite +bourse en moleskine a fermoir d'argent me fut glissee dans la +main. + +Je payai l'homme et allais rendre la bourse a Edie, mais elle me +forca de la garder. + +-- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est la +votre voiture, elle a l'air bien drole. Mais ou vais je m'asseoir? + +-- Sur le sac, dis-je. + +-- Et comment faire pour monter? + +-- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. + +Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantees dans +les miennes. + +Comme elle passait par-dessus le cote de la carriole, son haleine +passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitot +s'effacerent par lambeaux ces langueurs vagues et inquietes de mon +ame. + +Il me sembla que cet instant m'enlevait a moi-meme et faisait de +moi un des membres de la race des hommes. + +Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut a un cheval pour +agiter sa queue, et pourtant un evenement s'etait produit. + +Une barriere avait surgi quelque part. + +J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. + +J'eprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma +timidite, dans ma reserve, je ne sus faire autre chose que +d'egaliser le rembourrage du sac. + +Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait a grand bruit la +direction de Berwick. + +Tout a coup elle se mit a faire voltiger en l'air son mouchoir. + +-- Il a ote son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a du etre +officier. Il avait l'air tres distingue. Peut-etre l'avez-vous +remarque, un gentleman sur l'imperiale, tres beau, avec un +pardessus brun. + +Je secouai la tete, et toute la joie qui m'avait envahi fit place +a une sotte mauvaise humeur. + +-- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines +vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restees +les memes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous +n'avez pas beaucoup change. J'espere que vos manieres sont +meilleures que jadis; vous ne chercherez pas a me mettre des +grenouilles dans le cou, n'est-ce pas? + +Rien qu'a cette idee, je sentis un frisson dans tout le corps. + +-- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse a +West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. + +-- Assurement, c'est bien de la bonte de votre part que +d'accueillir une pauvre fille isolee, dit-elle. + +-- C'est bien de la bonte de votre part que de venir, cousine +Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le +crains, dis-je. + +-- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a +pas beaucoup d'hommes par la-bas, autant qu'il m'en souvient. + +-- Il y a le Major Elliott, a Corriemuir. Il vient passer la +soiree de temps a autre. C'est un brave vieux soldat, qui a recu +une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. + +-- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles +gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre +age, dont on peut se faire des amis. A propos, ce vieux docteur si +aigre, il avait un fils, n'est ce pas? + +-- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. + +-- Est-il chez lui? + +-- Non, il reviendra bientot. Il fait encore ses etudes a +Edimbourg. + +-- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'a son +retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais etre arrivee +a West Inch. + +Je fis arpenter la route a la vieille _Souter Johnnie_, d'une +allure a laquelle elle n'a jamais marche ni avant, ni depuis. + +Une heure apres, Edie etait assise devant la table a souper. + +Ma mere avait servi non seulement du beurre, mais encore de la +gelee de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait a +la lumiere de la chandelle et faisait fort bon effet. + +Je n'eus pas de peine a m'apercevoir que mes parents etaient tout +aussi surpris que moi, du changement qui s'etait opere en elle, +mais qu'ils l'etaient d'une autre facon que moi. + +Ma mere etait si impressionnee par l'objet en plumes qu'elle lui +vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, +et ma cousine, de son air joli et leger, la menacait du doigt +toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. + +Apres le souper, quand elle fut allee se coucher, ils ne purent +parler d'autre chose que de son air et de son education. + +-- Tout de meme, pour le dire en passant, fit mon pere, elle n'a +pas l'air d'avoir le coeur brise par la mort de mon frere. + +Alors, pour la premiere fois, je me souvins qu'elle n'avait pas +dit un mot a ce sujet, depuis que nous nous etions revus. + + +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX + +Il ne fallut pas longtemps a la cousine Edie pour regner +souverainement a West Inch et pour faire de nous tous, y compris +mon pere, ses sujets. + +Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de +nous ne sut combien. + +Lorsque ma mere lui dit que quatre shillings par semaine +paieraient toutes ses depenses, elle porta spontanement la somme a +sept shillings six pence. + +La chambre du sud, la plus ensoleillee, et dont la fenetre etait +encadree de chevrefeuille, lui fut assignee, et c'etait merveille +de voir les bibelots qu'elle avait apportes de Berwick pour les y +ranger. + +Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole +ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui +avait la ferme de l'autre cote de la cote. + +Et il etait rare qu'elle revint sans apporter quelque chose pour +l'un de nous; une pipe de bois pour mon pere, un plaid des +Shetlands pour ma mere, un livre pour moi, un collier de cuivre +pour Rob, notre collie. + +Jamais on ne vit femme plus depensiere. + +Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa +presence. + +Pour moi, cela changea entierement l'aspect du paysage. + +Le soleil etait plus brillant, les collines plus vertes et l'air +plus doux depuis le jour de sa venue. + +Nos existences perdirent leur banalite, maintenant que nous les +passions avec une telle creature, et la vieille et morne maison +grise prit un tout autre aspect a mes yeux depuis le jour ou elle +avait pose le pied sur le paillasson de la porte. + +Cela ne tenait point a sa figure, qui pourtant etait des plus +attrayantes, non plus qu'a sa tournure, bien que je n'aie vu +aucune jeune fille qui put rivaliser en cela avec elle. C'etait +son entrain, ses facons drolement moqueuses, sa maniere toute +nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle +rejetait sa robe ou portait la tete en arriere. + +Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. + +C'etait enfin ce vif regard de defi, et cette bonne parole qui +ramenait chacun de nous a son niveau. + +Mais non, pas tout a fait a son niveau. + +Pour moi, elle fut toujours une creature lointaine et superieure. + +J'avais beau me monter la tete et me faire des reproches. + +Quoi que je fisse, je n'arrivais pas a reconnaitre que le meme +sang coulait dans nos veines et qu'elle n'etait qu'une jeune +campagnarde, comme je n'etais qu'un jeune campagnard. + +Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle +s'apercut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. + +Quand j'etais loin d'elle, j'eprouvais de l'agitation, et pourtant +lorsque je me trouvais avec elle, j'etais sans cesse a trembler de +crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causat de +l'ennui ou ne la facha. + +Si j'en avais su plus long sur le caractere des femmes, je me +serais peut-etre donne moins de mal. + +-- Vous etes bien change de ce que vous etiez autrefois, disait- +elle en me regardant de cote par-dessous ses cils noirs. + +-- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la +premiere fois, dis-je. + +-- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de +vos manieres d'aujourd'hui. Vous etiez si brutal avec moi et si +imperieux, et vous ne vouliez faire qu'a votre tete, comme un +petit homme que vous etiez. Je vous revois encore avec votre +tignasse emmelee et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous +etes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prevenant! + +-- On apprend a se conduire, dis-je. + +-- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous etiez. + +Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car +j'aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonne la facon dont +je la traitais d'ordinaire. + +Que ces facons la plussent a tout autre qu'a une personne evadee +d'une maison de fous, voila qui depassait tout a fait mon +intelligence. + +Je me rappelai le temps, ou la surprenant sur le seuil en train de +lire, je fixais au bout d'une baguette elastique de coudrier de +petites boules d'argile, que je lui lancais, jusqu'a ce qu'elle +finit par pleurer. + +Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau +de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille a la main, avec +tant d'acharnement qu'elle finit par se refugier, a moitie folle +d'epouvante, sous le tablier de ma mere, et que mon pere m'assena +sur le trou de l'oreille un coup de baton a bouillie qui m'envoya +rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. + +Voila donc ce qu'elle regrettait? + +Eh bien, elle se resignerait a s'en passer, car ma main se +secherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. + +Mais je compris alors pour la premiere fois, tout ce qu'il y a +d'etrange dans la nature feminine, et je reconnus que l'homme ne +doit point raisonner a ce propos, mais simplement se tenir sur ses +gardes et tacher de s'instruire. + +Nous nous trouvames enfin au meme niveau, quand elle dit qu'elle +n'avait qu'a faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, +et que j'etais aussi entierement a ses ordres que le vieux Rob +etait docile a mon appel. + +Vous trouvez que j'etais bien sot de me laisser mettre ainsi la +tete a l'envers. + +Je l'etais peut-etre, mais il faut aussi vous rappeler combien +j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions a +chaque instant. + +En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-la sur un +million, et je puis vous garantir que celui-la aurait eu la tete +solide, qui ne se la serait pas laisse mettre a l'envers par elle. + +Tenez, voila le Major Elliott. + +C'etait un homme qui avait enterre trois femmes et qui avait +figure dans douze batailles rangees. + +Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un +chiffon mouille, elle qui sortait a peine de pension. + +Peu de temps apres qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il +quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, +et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans. + +Il tordait ses moustaches grises des deux cotes, de facon a en +avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne +jambe avec autant de fierte qu'un joueur de cornemuse. + +Que lui avait-elle dit? + +Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet +que du vin vieux. + +-- Je suis monte pour vous voir, mon garcon, dit-il, mais il faut +que je rentre a la maison. Toutefois ma visite n'a pas ete perdue, +car elle m'a procure l'occasion de voir _la belle cousine_, une +jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon +garcon. + +Il avait une facon de parler un peu formaliste, un peu raide, et +il se plaisait a intercaler dans ses propos quelques bouts de +phrases francaises qu'il avait ramasses dans la Peninsule. + +Il aurait continue a me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa +poche le coin d'un journal. + +Je compris alors qu'il etait venu, selon son habitude, pour +m'apporter quelques nouvelles. + +Il ne nous en arrivait guere a West Inch. + +-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je. + +Il tira le journal de sa poche et le brandit. + +-- Les Allies ont gagne une grande bataille, mon garcon, dit-il. +Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps apres cela. Les +Saxons l'ont jete par-dessus bord, et il a subi un rude echec a +Leipzig. Wellington a franchi les Pyrenees et les soldats de +Graham seront a Bayonne d'ici a peu de temps. + +Je lancai mon chapeau en l'air. + +-- Alors la guerre finira par cesser? m'ecriai je. + +-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tete d'un air +grave. Ca a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guere la +peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit a +votre sujet. + +-- De quoi s'agissait-il? + +-- Eh bien, mon garcon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, +et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je +pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais +s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous +mes ordres. + +A cette pensee mon coeur bondit. + +-- Ah! oui, je le voudrais! m'ecriai-je. + +-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en etat de +me presenter a l'examen medical, et il y a bien des chances pour +que Boney soit mis en lieu sur avant ce delai. + +-- Puis il y a ma mere, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. + +-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. + +Et il s'eloigna en clopinant. + +Je m'assis dans la bruyere, mon menton dans la main, en tournant +et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major +en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- +dessus son epaule, pendant qu'il grimpait la montee de la colline. + +C'etait une bien chetive existence, que celle de West Inch, ou +j'attendais mon tour de remplacer mon pere, sur la meme lande, au +bord du meme ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette +maison grise devant les yeux. + +Et de l'autre cote, il y avait la mer bleue. + +Ah, en voila une vie pour un homme! + +Et le major, un homme qui n'etait plus dans la force de l'age, il +etait blesse, fini, et pourtant il faisait des projets pour se +remettre a la besogne alors que moi, a la fleur de l'age, je +deperissais parmi ces collines! + +Une vague brulante de honte me monta a la figure, et je me levai +soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le +role d'un homme. + +Pendant deux jours, je ne fis que songer a cela. + +Le troisieme, il survint un evenement qui condensa mes +resolutions, et aussitot les dissipa, comme un souffle de vent +fait disparaitre une fumee. + +J'etais alle faire une promenade dans l'apres-midi avec la cousina +Edie et Rob. + +Nous etions arrive au sommet de la pente qui descend vers la +plage. + +L'automne tirait a sa fin. + +Les herbes, en se fletrissant, avaient pris des teintes de bronze, +mais le soleil etait encore clair et chaud. + +Une brise venait du sud par bouffees courtes et brulantes et +ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. + +J'arrachai une brassee de fougere pour qu'Edie put s'asseoir. Elle +s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous +les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la +chaleur et la lumiere. + +Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tete de Rob sur +mon genou. + +Comme nous etions seuls dans le silence de ce desert, nous vimes, +meme en cet endroit, s'etendre sur les eaux, en face de nous, +l'ombre du grand homme de la bas qui avait ecrit son nom en +caracteres rouges sur toute la carte d'Europe. + +Un vaisseau arrivait pousse par le vent. + +C'etait un vieux navire de commerce a l'aspect pacifique, qui, +peut-etre avait Leith pour destination. + +Il avait les vergues carrees et allait toutes voiles deployees. + +De l'autre cote, du nord est, venaient deux grands vilains +bateaux, grees en lougres, chacun avec un grand mat et une vaste +voile carree de couleur brune. + +Il etait difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil +que celui de ces trois navires qui marchaient en se balancant, par +une aussi belle journee. + +Mais tout a coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et +un tourbillon de fumee noire. + +Il en jaillit autant du second. + +Puis le navire riposta: rap, rap, rap! + +En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussee du coude, ecarte le +ciel, et sur les eaux se dechainaient la haine, la ferocite, la +soif de sang. + +Au premier coup de feu, nous nous etions releves, et Edie, toute +tremblante, avait pose sa main sur mon bras. + +-- Ils se battent, Jock, s'ecria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont- +ils? + +Les battements de mon coeur repondaient aux coups de canon, et +tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupee, ce fut: + +-- Ce sont deux corsaires francais, des chasse-maree, comme ils +les appellent la-bas, c'est un de nos navires de commerce, et +aussi sur que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le +major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et +qu'ils sont aussi bourres d'hommes qu'il y a de nourriture dans un +boeuf. Pourquoi cet imbecile ne bat-il pas en retraite vers la +barre a l'embouchure de la Tweed? + +Mais il ne diminua pas un pouce de toile. + +Il se balancait toujours de son air entete, pendant qu'une petite +boule noire etait hissee a la pointe de son grand mat, et que le +magnifique vieux drapeau apparaissait tout a coup et ondulait a +ses drisses. + +Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits +canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient +les baux du lougre. + +Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. + +Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accroches +a ses hanches. + +Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppee +dans la fumee, d'ou pointaient ca et la les vergues. D'en haut et +du centre de ce nuage partaient, comme l'eclair, de rouges langues +de flammes. + +C'etait un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris +de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles +en tinterent encore. + +Pendant une heure d'horloge, le nuage pousse par l'enfer se +deplaca lentement sur les flots, et nous restames la, le coeur +saisi, a regarder le battement du pavillon, nous ecarquillant les +yeux pour voir s'il etait toujours a sa place. + +Puis, tout a coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme +que jamais, se remit en marche. + +Quand la fumee se fut un peu dissipee, nous vimes un des lougres +vacillant comme un canard qui tombe a l'eau, avec une aile cassee, +tandis que sur l'autre, on se hatait d'embarquer l'equipage avant +qu'il ne coulat a pic. + +Pendant toute cette heure, toute ma vie avait ete concentree dans +la bataille. + +Le vent avait emporte ma casquette, mais je n'y avais pas pris +garde. + +Alors, le coeur debordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et +rien qu'en la voyant je me retrouvai en arriere de six ans. + +Son regard avait repris sa fixite, ses levres etaient +entrouvertes, comme quand elle etait toute petite, et ses mains +menues etaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets +comme de l'ivoire. + +-- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant a la bruyere et aux +buissons de genets, quel homme fort, quelle resolution! Quelle est +la femme qui ne serait pas fiere d'un tel mari? + +-- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'ecriai-je avec enthousiasme. + +Elle me regarda. On eut dit qu'elle avait oublie mon existence. + +-- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme +dit-elle, mais voila ou on en est quand on habite la campagne. On +n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons a rien +faire de mieux. + +Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien +qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que +fut son intention, ses paroles me donnerent la meme sensation que +si elles avaient traverse tout droit un nerf mis a nu. + +-- C'est tres bien, cousine Edie, dis-je en m'efforcant de parler +avec calme, voila qui acheve de me decider. J'irai ce soir +m'enroler a Berwick. + +-- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat? + +-- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste a la campagne est +necessairement un lache. + +-- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous +avez meilleur air quand vous etes on colere. Je voudrais voir +toujours vos yeux etinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme +cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sure, c'est pour +plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. + +-- Je vous ferai voir si je plaisante. + +Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi a la +cuisine, ou ma mere et mon pere etaient assis de chaque cote de la +cheminee. + +-- Mere, m'ecriai-je, je pars me faire soldat. + +Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils +n'auraient pas ete plus atterres, car en ce temps-la, les +campagnards mefiants et aises estimaient que le troupeau du +sergent se composait principalement des moutons noirs. + +Mais, sur ma parole, ces betes noires ont rendu un fameux service +a leur pays. + +Ma mere porta ses mitaines a ses yeux, et mon pere prit un air +aussi sombre qu'un trou a tourbe. + +-- Non! Jock, vous etes fou, dit-il. + +-- Fou ou non, je pars. + +-- Alors vous n'aurez pas ma benediction. + +-- En ce cas je m'en passerai. + +A ces mots ma mere jette un cri et me met ses bras autour du cou. + +Je vis sa main calleuse, deformee, pleine de noeuds qu'y avait +produits la peine qu'elle s'etait donnes pour m'elevez, et cela me +parla plus eloquemment que n'eut pu faire aucune parole. + +Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonte aussi dure que le +tranchant d'un silex. + +Je la forcai d'un baiser a se rasseoir; puis je courus dans ma +chambre pour preparer mon paquet. + +Il faisait deja sombre, et j'avais a parcourir un long trajet a +pied. + +Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me +hatai de partir. Au moment ou j'allais mettre le pied dehors par +une porte de cote, quelqu'un me toucha l'epaule. + +C'etait Edie, debout a la lueur du couchant. + +-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir? + +-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir. + +-- Mais votre pere ne le veut pas, votre mere non plus. + +-- Je le sais. + +-- Alors pourquoi partir? + +-- Vous devez bien le savoir. + +-- Pourquoi, enfin. + +-- Parce que vous me faites partir. + +-- Je ne tiens pas a ce que vous partiez, Jock. + +-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne +sont bons qu'a y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne +faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous +trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idee. + +Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brulaient les +levres. + +Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air a la +fois railleur et caressant. + +-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette +raison la que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez +si... si je suis bonne pour vous? + +Nous etions face a face et fort pres. + +En un instant la chose fut faite. + +Mes bras l'entourerent. + +Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, +sur les yeux. + +Je la pressai contre mon coeur. + +Je lui dis bien bas quelle etait tout pour moi, tout, et que je ne +pouvais pas vivre sans elle. + +Edie ne repondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la +tete, et quand elle me repoussa en arriere, elle n'y mit pas +beaucoup d'effort. + +-- Oh! vous etes bien rude, vieux petit effronte, dit-elle en +tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouee, +Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. + +Mais j'avais tout a fait cesse de la craindre, et un amour, dix +fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. + +Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. + +-- Vous etes a moi, bien a moi, m'ecriai-je. Je n'irai pas a +Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. + +Mais a ce mot de mariage, elle eclata de rire. + +-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index. + +Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie +me fit une jolie petite reverence et rentra a la maison. + + +IV -- LE CHOIX DE JIM + +Et alors se passerent ces six semaines qui furent une sorte de +reve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. + +Je vous ennuierais si je me mettais a vous conter ce qui se passa +entre nous. + +Et pourtant comme c'etait grave, quelle importance decisive cela +devait avoir sur notre destinee des ce temps-la! + +Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantot vive, +tantot sombre comme une prairie au-dessous de laquelle defilent +des nuages; ses coleres sans causes, ses brusques repentirs, qui +tour a tour faisaient deborder en moi la joie ou le chagrin. + +Voila ce qu'etait ma vie: tout le reste n'etait que neant. + +Mais il restait toujours dans les dernieres profondeurs de mes +sentiments une inquietude vague, la peur d'etre pareil a cet homme +qui etendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la +veritable Edie Calder, si pres de moi qu'elle parut, etait en +realite bien loin de moi. + +Elle etait, en effet, bien malaisee a comprendre. + +Elle l'etait du moins pour un jeune campagnard a l'esprit peu +penetrant, comme moi. + +Car, si j'essayais de l'entretenir de mes veritables projets, de +lui dire qu'en prenant la totalite de Corriemuir, nous pourrions +ajouter a la somme necessaire pour ce surplus de fermage, un +benefice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait +d'ajouter un salon a West Inch, et d'en faire une belle demeure +pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait a bouder, a +baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour +m'ecouter. + +Mais si je la laissais s'abandonner a ses reves sur ce que je +pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant +que j'etais le veritable heritier du laird, ou bien si, sans +cependant m'engager dans l'armee, chose dont elle ne voulait pas +entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le +nom serait dans la bouche de tous, alors elle etait aussi +charmante qu'une journee de mai. + +Je me pretais de mon mieux a ce jeu, mais il finissait toujours +par m'echapper un mot malheureux pour prouver que j'etais toujours +Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses +levres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. + +Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre a terre, et si +la rupture n'etait pas arrivee d'une maniere, elle le serait d'une +autre. + +La Noel etait passee, mais l'hiver avait ete doux. + +Il avait fait juste assez froid pour qu'on put marcher sans danger +dans les tourbieres. + +Edie etait sortie par une belle matinee, et elle etait rentree +pour dejeuner avec les joues rouges d'animation. + +-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit- +elle. + +-- J'ai entendu dire qu'on l'attend. + +-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontre sur la lande. + +-- Quoi! vous avez rencontre Jim Horscroft? + +-- Je suis sure que ce doit etre lui. Un gaillard de tournure +superbe, un heros, avec une chevelure noire et frisee, le nez +court et droit, et des yeux gris. Il a des epaules comme une +statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tete +atteindrait tout juste a son epingle de cravate. + +-- Je vais jusqu'a son oreille, Edie, m'ecriai-je avec +indignation. Du moins, si c'etait bien Jim! Est-ce qu'il avait au +coin de la bouche une pipe en bois brun? + +-- Oui, il fumait; il etait habille de gris et il avait une belle +voix forte et grave. + +-- Ha! Ho! vous lui avez parle, dis-je. + +Elle rougit legerement, comme si elle en avait dit plus long +qu'elle ne voulait. + +-- Je me dirigeais vers un endroit ou le sol etait un peu mou, et +il m'a avertie. + +-- Ah! oui ce doit etre le bon vieux Jim dis-je, voila des annees +qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle +que de biceps. Oui, pardieu, le voila mon homme en chair et en os. + +Je l'avais vu par la fenetre de la cuisine, et je m'elancai a sa +rencontre, tenant a la main mon beignet entame. + +Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main +et les yeux brillants. + +-- Ah! Jock, s'ecria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. +Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. + +Mais soudain il coupa cours a ses propos et regarda par-dessus mon +epaule, avec de grands yeux. + +Je me retournai. + +C'etait Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui etait debout +sur la seuil. + +Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant! + +-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. + +-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le dejeuner, Mr +Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire fute. + +-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. + +-- Moi aussi, et presque toujours je vais par la-bas, dit-elle. +Mais, dites-moi, Jock, vous n'etes guere empresse a recevoir votre +ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il +faudra que je m'en charge a votre place pour en sauver la +reputation. + +Au bout de quelques minutes, nous etions avec les vieux, et Jim +s'attablait devant son assiette de potage. + +Il disait a peine un mot et restait toujours la cuillere en l'air +a contempler Edie. + +Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades. + +Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et +qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. + +-- Jock me disait que vous faisiez vos etudes pour devenir +docteur, dit-elle, mais comme cela doit etre difficile, et qu'il +doit falloir de temps pour acquerir les connaissances necessaires! + +-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, +mais j'en viendrai a bout tout de meme. + +-- Ah! vous etes brave! Vous etes resolu, vous fixez votre regard +sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous +arreter. + +-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui +a commence avec moi a deja sa plaque a sa porte, alors que je ne +suis encore qu'un etudiant. + +-- C'est que vous etes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les +gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, +quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carriere! Vous +portez la guerison partout ou vous allez. Vous rendez la force a +ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de +l'humanite. + +L'honnete Jim se demenait sur sa chaise, en entendant ces mots. + +-- Je n'ai pas des mobiles aussi eleves, je le crains bien, Miss +Calder, dit-il. Je songe a gagner ma vie, a continuer la clientele +de mon pere. Voila ce que je vise, et si j'apporte la guerison +d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une piece d'une +couronne. + +-- Comme vous etes franc et sincere! s'ecria-t-elle. + +Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus, +arrangeait adroitement son langage de facon a l'encourager a +entrer dans son role, et s'y prenait de la maniere que je +connaissais si bien. + +Avant qu'il fut subjugue, je pus voir qu'il avait la tete toute +bourdonnante de l'eclat de sa beaute et de ses propos engageants. + +Je frissonnais d'orgueil a penser quelle haute idee il aurait de +ma parente. + +-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir +m'en empecher, au moment ou nous fumes sur le seuil, et pendant +qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. + +-- Belle! s'ecria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son egale. + +-- Nous devons nous marier, dis-je. + +Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. + +Puis il ramassa sa pipe et s'eloigna sans mot dire. + +Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. + +Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tete +penchee sur la poitrine. + +Mais je n'etais pas pres de l'oublier! La cousine Edie eut cent +questions a me faire au sujet de ses annees d'adolescence, de sa +vigueur, des femmes qu'il devait connaitre probablement: elle n'en +savait jamais assez. + +Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journee, +mais d'une facon moins agreable. + +Ce fut par mon pere, qui rentra le soir, ne faisant que parler du +pauvre Jim. + +Le pauvre Jim avait passe tout ce temps a boire. + +Des midi, etant gris, il etait descendu aux coteaux de Westhouse, +pour se battre avec le champion Gipsy et on n'etait pas certain +que l'homme passat la nuit. + +Mon pere avait rencontre Jim sur la grande route, terrible comme +un nuage charge de foudre, et pret a insulter le premier qui +passait. + +-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientele, +s'il commence a rompre les os aux gens. + +La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour +faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans +la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais a Corriemuir par le +sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui +marchait a grands pas. + +Mais ce n'etait plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait +partage notre soupe l'autre matin. + +Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet etait defait, ses cheveux +emmeles, sa figue toute brouillee, comme celle d'un homme qui a +passe la nuit a boire. + +Il tenait un baton de frene, dont il se servait pour cingler les +genets de chaque cote du sentier. + +-- Eh bien, Jim, dis-je. + +Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une +fois a l'ecole, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait +dans son tort et mettait toute sa volonte a s'en tirer a force +d'effronterie. + +Il ne me repondit pas un mot. Il me depassa sur le sentier etroit +et s'eloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout +de frene et abattant les broussailles. + +Ah! certes, je ne lui en voulais pas. + +J'etais fache, tres fache, voila tout. + +Certes, je n'etais point aveugle au point de ne point voir ce qui +se passait. + +Il etait amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire a l'idee +qu'elle serait a moi. + +Pauvre garcon, que pouvait-il y faire? + +Peut-etre qu'a sa place je me serais conduit comme lui. + +Il y avait eu un temps ou je m'etonnais qu'une jeune fille put +ainsi mettre a l'envers la tete d'un homme plein de force, mais +j'en savais maintenant davantage. + +Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis +arriva cette journee, de jeudi qui devait changer le cours de +toute mon existence. + +Ce jour-la, je me reveillai de bonne heure, avec ce petit frisson +de joie, si exquis au moment ou l'on ouvre les yeux. + +La veille, Edie avait ete plus charmante que d'ordinaire. + +Je m'etais endormi en me disant qu'apres tout, je pouvais bien +avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des +imaginations, sans se monter la tete, elle commencait a eprouver +de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West +Inch. + +C'etait cette meme pensee, qui, restee en mon coeur, etait cause +de ce petit gazouillement matinal de joie. + +Puis je me rappelai qu'en me depechant, je serais pret pour sortir +avec elle, car elle avait l'habitude d'aller se promener des le +lever du soleil. + +Mais j'etais arrive trop tard. + +Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et +la chambre vide. + +" Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-etre, et nous +reviendrons ensemble. + +Du haut de la cote de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour; +donc, prenant mon baton, je partis dans cette direction. + +La journee etait claire, mais froide, et le ressac faisait +entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il +n'y eut point eu de vent dans notre region. + +Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air leger et vif +du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, +un peu essouffle, parmi les genets du sommet. + +En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis +la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim +Horscroft qui marchait cote a cote avec elle. + +Ils n'etaient pas bien loin, mais ils etaient trop occupes l'un de +l'autre pour me voir. + +Elle allait lentement, la tete penchee, de ce petit air espiegle +que je connaissais si bien. + +Elle detournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps a +autre. + +Il marchait pres d'elle, la contemplant, et baissant la tete, dans +l'ardeur de son langage. + +Puis, a quelque propos qu'il lui tint, elle lui posa une main +caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la +souleva et l'embrassa a plusieurs reprises. + +A cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un +mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb, +l'air d'un cadavre, les yeux fixes sur eux. + +Je la vis lui mettre la main sur l'epaule, et accueillir les +baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. + +Puis il la remit a terre. + +Je reconnus que cette scene avait ete celle de leur separation, +car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient +trouves a portee d'etre vus des fenetres du haut de la maison. + +Elle s'eloigna a pas lents, et il resta la pour la suivre des +yeux. + +J'attendis qu'elle fut a quelque distance. Alors je descendis, +mais mon saisissement etait tel, que j'etais a peine a une +longueur de main de lui quand il passa pres de moi. + +Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrerent les miens. + +-- Ah! Jock! dit-il, deja sur pied. + +-- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupee. + +Ma gorge etait devenue si seche que je parlais du ton d'un homme +qui a une angine. + +-- Ah! vraiment! dit-il. + +Puis il sifflota un instant. + +-- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fache. Je comptais aller +a West Inch aujourd'hui meme, pour m'expliquer avec vous. Mieux +vaut qu'il en soit ainsi peut-etre. + +-- Le bel ami que vous faites! dis-je. + +-- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses +mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire ou +nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je +ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai deja rencontre Edie... +c'est a dire Miss Calder, le matin de mon arrivee, et il y avait +certains details qui m'ont fait supposer qu'elle etait libre, et +dans cette conviction, j'ai laisse mon esprit se lancer a sa +poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'etait pas libre, qu'elle +etait votre fiancee, et ce fut le coup le plus dur que j'aie recu +depuis longtemps. Cela m'a mis completement hors de moi. J'ai +passe des jours a faire des sottises, et c'est par un hasard +heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le +hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon ame, +Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous, +cette idee la fit rire. C'etaient affaires entre cousin et +cousine, disait-elle, mais quant a n'etre pas libre, et a ce que +vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'etaient des betises. +Ainsi vous le voyez, Jock, je n'etais pas tant a blamer que cela, +apres tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir +par sa conduite envers vous, que vous vous etiez mepris en croyant +avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez du remarquer qu'elle +vous a a peine dit un mot pendant ces deux dernieres semaines. + +J'eclatai d'un rire amer. + +-- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'etais le +seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti +d'aimer. + +Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'epaule +et avanca sa tete pour regarder dans mes yeux. + +-- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proferer un +mensonge. Vous n'etes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce +pas? Vous etes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous +agissons franchement, d'homme a homme? + +-- C'est la verite de Dieu, dis-je. + +Il resta a me considerer, la figure contractee, comme celle d'un +homme en qui se livre un rude combat interieur. + +Deux longues minutes se passerent avant qu'il parlat. + +-- Voyons, Jock, dit il, cette femme la se moque de nous deux. +Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime a +West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de +diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur +d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable +l'infernale coquine. + +Mais c'etait trop me demander. + +Au fond du coeur, il m'etait impossible de la maudire, plus +impossible encore de rester impassible a ecouter un autre mal +parler d'elle. Non, quand meme cet autre eut ete mon plus vieil +ami. + +-- Pas de gros mots, m'ecriai-je. + +-- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos benins. Je +l'appelle du nom qu'elle devrait porter. + +-- Ah! vraiment? dis je en otant mon habit. Attention, Jim +Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le +ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le +chateau de Berwick. + +Il retroussa les manches de son habit jusqu'au coude. Ce fut pour +les rabattre lentement. + +-- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de +poids et cinq pouces de taille, c'est une difference qui ne peut +se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se +prennent corps a corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah! +par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix? + +Je me retournai. + +Elle etait la, a moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, +aussi indifferent que nous paraissions emportes, fievreux. + +-- J'etais tout pres de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus +parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour +savoir de quoi il s'agissait. + +Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le +poignet. + +Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira +jusqu'a l'endroit ou j'etais reste. + +-- Eh bien, Jock, voila assez de sottises comme cela, dit-il. La +voici, lui demanderons-nous de declarer lequel de nous elle +prefere? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous +sommes tous deux ici? + +-- J'y consens, repondis-je. + +-- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure +que je ne tournerai pas seulement un oeil de son cote. En ferez- +vous autant pour moi? + +-- Oui, je le ferai. + +-- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnetes +gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous +connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier +soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez; +maintenant parlez carrement, sans detour. Nous voici devant vous: +prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock +ou de moi? + +Vous croyez peut-etre la demoiselle accablee de confusion. + +Loin de la, ses yeux brillaient de joie. + +Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus +fiere. + +Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un a l'autre de nous, sa +figure eclairee par le froid soleil du matin, elle avait l'air +plus charmante que jamais. + +Jim etait aussi de cet avis, j'en suis sur, car il lacha son +poignet, et l'expression de durete de sa physionomie l'adoucit. + +-- Allons, Edie, lequel sera-ce? + +-- Sots gamins! s'ecria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock, +vous savez combien j'ai d'affection pour vous. + +-- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. + +-- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que +Jim. + +Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre +le coeur de Jim. + +-- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'epaule +d'Edie. + +Je voyais... + +Je rentrai a West Inch, transforme en un tout autre homme. + + +V -- L'HOMME D'OUTRE-MER + +Je n'etais point homme a rester assis et geignant pres d'une +cruche cassee. + +Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le role qui convient a +un homme c'est de n'en plus parler. + +Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il +l'est encore un peu, quand j'y pense, apres tant d'annees et un +heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la +chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le +jour de la promenade sur la cote. + +Je fus pour elle un frere, rien de plus. + +Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la +necessite de tirer durement sur le mors. + +Meme alors elle tournait autour de moi, avec ses facons calines, +ses histoires que Jim etait bien rude avec elle, et combien elle +avait ete heureuse au temps ou j'etais bien dispose pour elle. + +Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne +pouvait agir autrement. + +Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, etaient fort +heureux. + +Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu des qu'il +serait recu docteur. + +Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine a West Inch +avec nous. + +Mes parents en etaient contents et je faisais de mon mieux pour +etre content de mon cote. + +Il y eut peut-etre un peu de froideur entre lui et moi dans les +commencements. + +Ce n'etait plus de lui a moi cette vieille amitie de camarades +d'ecole. Mais plus tard, quand la douleur fut passee, il me semble +qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste +motif pour me plaindre de lui. + +Nous etions donc restes amis, jusqu'a un certain point. + +Il avait oublie toute sa colere contre elle. Il eut baise +l'empreinte laissee par ses souliers dans la boue. + +Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. +C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. + +Nous avions depasse Brampton House et contourne le bouquet de pins +qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. + +On etait alors au printemps. + +La saison etait en avance, de sorte qu'a la fin d'avril les arbres +etaient deja bien en feuilles. + +Il faisait aussi chaud qu'en un jour d'ete. + +Aussi fumes-nous extremement surpris de voir un immense brasier +grondant sur la pelouse qui s'etendait devant la porte du Major. + +Il y avait la la moitie d'un pin, et les flammes jaillissaient +jusqu'a la hauteur des fenetres de la chambre a coucher. + +Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fumes bien +autrement stupefaits de voir le major sortir, un grand pot d'un +quart a la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son +menage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du +feu. + +C'etait un homme tres doux, tranquille, comme on le savait dans +tout le pays, et voila qu'il se prenait le role du vieux Nick a la +danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa +pinte au-dessus de sa tete. + +Nous arrivames au pas de course. + +Il n'en mit que plus d'entrain a l'agiter, quand il nous vit +approcher. + +-- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix! + +A ces mots, nous nous mimes aussi a danser et chanter, car depuis +si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait +que de guerre. + +On etait excede; l'ombre avait plane si longtemps au-dessus de +nous, que nous etions tout etonnes de sentir qu'elle avait +disparu. + +Vraiment c'etait un peu trop fort a croire, mais le major dissipa +nos doutes par son dedain. + +-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'ecria-t-il en s'arretant, et +appuyant la main sur son cote. Les Allies ont occupe Paris. Boney +a jete le manche apres la cognee, et tous ses hommes jurent +fidelite a Louis XVIII. + +-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'epargnera? + +-- Il est question de l'envoyer a l'ile d'Elbe, ou il sera hors +d'etat de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en +tireront pas a aussi bon compte. Il a ete commis pendant ces +derniers vingt ans des actes qui n'ont point ete oublies, et il y +a encore quelques vieux comptes a regler. Mais c'est la Paix! la +Paix. + +Et il se remit a ses gambades, le pot en main, autour de son feu +de joie. + +Nous passames quelques instants avec le major. + +Puis nous descendimes, Jim et moi, vers la plage, en causant de +cette grande nouvelle et de ce qui s'en suivrait. + +Il savait peu de choses. + +Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustames tout cela, nous +dimes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves +gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient ou ils +voudraient en securite, que nous demolirions tous les signaux de +feu etablis sur la cote, car desormais nul ennemi n'etait a +craindre. + +Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, +et nous regardions l'antique Mer du Nord. + +Et Jim, qui allait a grands pas pres de moi, si plein de sante et +d'ardeur, il ne se doutait guere qu'a ce moment meme il avait +atteint le point culminant de son existence, et que desormais il +ne cesserait de descendre la pente. + +Il flottait sur la mer une legere buee, car les premieres heures +de la matinee avaient ete tres brumeuses et le soleil n'avait pas +tout dissipe. + +Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vimes tout a coup +emerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du +cote de la terre en se balancant. + +Un seul homme etait assis a la manoeuvre, et le bateau louvoyait +comme si l'homme avait de la peine a se decider pour atterrir sur +la plage ou s'eloigner. + +A la fin, comme si notre presence lui eut fait prendre son parti, +il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les +galets, juste a nos pieds. + +Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traina l'avant sur la +plage. + +-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- +tour pour s'adresser a nous. + +C'etait un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais +d'une maigreur excessive. + +Il avait les yeux percants, tres rapproches, entre lesquels se +dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de +moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. + +Il etait vetu fort convenablement, d'un costume brun a boutons de +cuivre, et chausse de grandes bottes que l'eau de mer avait +durcies et rendues fort rugueuses. + +Il avait la figure et les mains d'un teint si fonce qu'on aurait +pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau +pour nous saluer, nous vimes que son front etait tres blanc et que +la nuance si foncee de son teint n'etait que superficielle. + +Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait +un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La +question ainsi faite etait facile a comprendre, mais on eut dit +qu'il y avait derriere elle une menace, on eut dit qu'il comptait +sur la reponse comme sur une obligation et non comme sur une +faveur. + +-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de +sa botte sur les galets. + +-- Oui, dis-je, pendant que Jim eclatait de rire. + +-- Angleterre? Ecosse? + +-- Ecosse, mais c'est l'Angleterre de l'autre cote de ces arbres, +la-bas. + +-- Bon, je sais ou je suis, maintenant! Je me suis trouve dans le +brouillard sans boussole pendant pres de trois jours, et je ne +m'attendais plus a revoir la terre. + +Il parlait l'anglais tres couramment, mais de temps a autre avec +des tournures etranges de phrases + +-- Alors d'ou venez-vous? demanda Jim. + +-- J'etais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brievement. +Quelle est cette ville, par la-bas? + +-- C'est Berwick. + +-- Ah! tres bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller +plus loin. + +Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il +vacilla fortement, et il serait tombe s'il n'avait pas saisi la +proue. + +Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les +yeux flambants comme ceux d'une bete sauvage. + +-- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la +sonorite d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la +garde! + +Il agita son chapeau au-dessus de sa tete, et brusquement, la tete +en avant, il s'abattit, tout recroqueville, en un tas brun, sur le +sable. + +Jim Horscroft et moi, nous restions la stupefaits a nous regarder. + +L'arrivee de cet homme avait ete si etrange, ainsi que ses +questions, et ce brusque incident! + +Nous le primes chacun par une epaule et l'etendimes sur le dos. + +Il etait ainsi allonge, avec son nez proeminent, sa moustache de +chat, mais les levres exsangues, la respiration si faible, qu'elle +eut a peine agite une plume. + +-- Il se meurt, Jim, m'ecriai je. + +-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de +pain dans le bateau. Peut-etre y a-t-il quelque chose dans le sac? + +Il s'elanca et rapporta un sac noir en cuir. + +Avec un grand manteau bleu, c'etait les seuls objets qui se +trouvassent dans le bateau. + +Le sac etait ferme, mais Jim l'ouvra en un instant; il etait a +moitie plein de pieces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais +vu autant, non, pas meme la dixieme partie. + +Il devait y en avoir des centaines; c'etaient des souverains +anglais tout brillants, tout neuf. + +A vrai dire, cette vue nous avait si fortement interesses que nous +ne songions plus du tout a leur possesseur jusqu'au moment ou il +nous rappela pres de lui par une plainte. + +Il avait les levres plus bleues que jamais. Sa machoire inferieure +retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses +rangees de dents blanches comme les dents de loup. + +-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au +ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, +ou il est perdu. En attendant, je defais ses vetements. + +Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, +rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. + +Jim avait deboutonne l'habit et la chemise de l'homme. + +Nous repandimes de l'eau sur lui et nous en fimes penetrer +quelques gouttes entre les levres. + +Cela produisit un bon effet, car apres deux ou trois fortes +inspirations, il se mit sur son seant et se frotta lentement les +yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. + +Mais, a ce moment-la, ce n'etait point sa figure que Jim et moi +nous considerions; c'etait sa poitrine decouverte. + +On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- +dessous de la clavicule et l'autre a peu pres au milieu du cote +droit. + +La peau de son corps etait extremement blanche jusqu'a la ligne +brune du cou. Aussi les trous fronces et rouges n'en +apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte generale. + +D'en haut je pus voir qu'il y avait une depression correspondante +dans la dos a un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour +l'autre. + +Si depourvu d'experience que je fusse, je pouvais dire ce que cela +signifiait. + +Deux balles avaient penetre dans sa poitrine. L'une d'elles +l'avait traversee; l'autre y etait restee. + +Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit +sa chemise d'un air soupconneux. + +-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tete? Ne faites +pas attention a ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crie? + +-- Vous avez crie au moment meme ou vous etes tombe. + +-- Qu'est-ce que j'ai crie? + +Je le lui repetai, quoique ce fussent des mots a peu pres +depourvus de toute signification pour moi. + +Il nous regarda fixement l'un apres l'autre, puis haussa les +epaules: + +-- Ca fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette +question: que vais-je faire a present? Je ne me serais pas cru si +faible. Ou etes-vous alles prendre cette eau? + +Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas +incertain. + +La il s'etendit sur le ventre et se mit a boire, si longtemps que +je crus qu'il n'en finirait pas. + +Son long cou plisse se tendait comme celui d'un cheval, et il +faisait a chaque gorgee un fort bruit de lapement avec ses levres. + +Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa +moustache avec sa manche. + +-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose a manger? + +J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de +galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. + +Puis, il sortit les epaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa +les cotes de la paume de sa main. + +-- Je suis sur que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez ete +tres bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu +l'occasion d'ouvrir ma sacoche. + +-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous +avez perdu connaissance. + +-- Ah! je n'ai pas grand-chose la dedans, tout au plus... comment +dites-vous cela?... quelques economies. Ce n'est pas une grosse +somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'a ce que +je trouve quelque chose a faire. D'ailleurs il me semble qu'on +pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait ete +impossible de tomber sur un pays plus paisible, ou il n'y a peut- +etre pas l'ombre d'un _gendarme_ a cette distance de la ville. + +-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous etes, d'ou vous +venez, ni ce que vous avez ete, dit Jim d'un ton rebarbatif. + +L'etranger le toisa des pieds a la tete, d'un air connaisseur. + +-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une +compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, +j'aurais le droit de m'en facher, s'il s'agissait de tout autre +que vous, mais vous avez le droit d'etre renseigne, apres m'avoir +traite avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. +Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de +Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le +bateau. + +-- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. + +Mais il me lanca ce regard direct qui decele l'honnete homme. + +-- C'est vrai, mais le navire etait de Dunkerque, et ce bateau est +une de ses chaloupes. L'equipage est parti sur le grand canot, et +le navire a coule si rapidement que je n'ai eu le temps de rien +embarquer. C'etait lundi. + +-- Et nous voici au jeudi! Vous etes reste trois jours sans +aliments ni boissons? + +-- C'est trop long, dit-il. Deja je me suis trouve en pareille +situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais +laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un +logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente +de la cote. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par la-bas? + +-- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Francais: +Il se rejouit parce que la paix a ete conclue. + +-- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de +mon cote j'ai fait un peu la guerre ici et la. + +Il n'avait point l'air content, car il avait fronce ses sourcils +tres bas sur ses yeux percants. + +-- Vous etes Francais, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous +descendions ensemble. + +Il tenait a la main sa sacoche noire et avait jete sur son epaule +son grand manteau bleu. + +-- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens +sont plus Allemands que Francais. Pour moi, j'ai ete dans tant de +pays que je me trouve chez moi n'importe ou. J'ai ete grand +voyageur. Et ou pensez-vous que je pourrais trouver un logement? + +Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les +yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est +ecoule depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce +singulier personnage. + +Il m'avait inspire, je crois, de la defiance, et pourtant il +exercait sur moi de la fascination. + +Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses +facons de s'exprimer, je ne sais quoi qui differait entierement de +tout ce que j'avais vu jusqu'alors. + +Jim Horscroft etait un bel homme, et le Major Elliott un homme +brave, mais il manquait a tous deux quelque chose que possedait +cet inconnu: c'etait ce coup d'oeil alerte et vif, cet eclat des +yeux, cette distinction indefinissable a decrire. + +Puis, nous l'avions sauve alors qu'il gisait, respirant a peine, +sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme a +qui l'on a rendu service. + +-- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis a peu pres sur +de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-la, +vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. + +Il ota son chapeau et s'inclina avec toute la grace imaginable. +Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraina a l'ecart. + +-- Vous etes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est +qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir +vous meler de ses affaires? + +Mais j'etais l'etre le plus obstine qu'ait jamais chausse une +paire de bottes, et la plus sure facon de me faire aller en avant, +c'etait de me tirer en arriere. + +-- C'est un etranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur +lui, dis-je. + +-- Vous en serez fache, dit-il. + +-- Cela se peut. + +-- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser a +votre cousine Edie. + +-- Edie est parfaitement capable de se garder elle-meme. + +-- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il +vous plaira! s'ecria-t-il en un de ses brusques acces de colere. + +Et sans ajouter un mot, pour prendre conge de l'un ou de l'autre +de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du +cote de la maison de son pere. + +Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous +descendions ensemble. + +-- Je crois bien que je ne lui ai guere plu, dit-il. Je vois tres +bien qu'il vous a cherche querelle parce que vous m'emmenez chez +vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par +hasard que j'ai vole l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, +qu'est-ce qu'il craint? + +-- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est egal. Pas un +etranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. + + +VI -- UN AIGLE SANS ASILE + +Mon pere me parut etre presque de l'avis de Jim Horscroft, car il +ne montra pas un empressement extreme a l'egard de ce nouvel hote; +il le toisa du haut en bas d'un air tres interrogateur. + +Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je +remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en +voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se reduisait +toujours a deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se +fermerent d'eux-memes, car je crois bien que pendant ces trois +jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mange. + +C'etait une bien pauvre chambre que celle ou je le conduisis, mais +il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et +s'endormit aussitot. + +Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre +etait contigue a la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous +avions un hote sous notre toit. + +Le lendemain matin, quand je descendis, je m'apercus qu'il m'avait +devance, car il etait assis en face de mon pere a la table de +l'embrasure de la fenetre, dans la cuisine, leurs tetes se +touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de +pieces d'or. + +A mon entree, mon pere leva sur moi des yeux ou je vis un eclair +d'avidite que je n'y avais jamais remarque jusqu'alors. + +Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha +aussitot. + +-- Tres bien, monsieur, la chambre est a vous, et vous paierez +toujours d'avance le trois du mois. + +-- Ah! voici mon premier ami, s'ecria de Lapp en me tendant la +main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, +mais ou il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on +sourit a son chien. + +" Me voila tout a fait remis a present, grace a mon excellent +souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim +qui ote a l'homme toute energie. Cela d'abord, le froid ensuite. + +-- Oui, c'est vrai, dit mon pere, je me suis trouve sur la lande +dans une tempete de neige pendant trente-six heures, et je sais ce +que c'est. + +-- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en +approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et +devenaient plus semblables a des singes, et ils venaient presque +sur les bords des pontons ou nous les gardions; ils hurlaient de +rage et de douleur. + +" Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la +ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les +entendaient a peine, tant ils s'etaient affaiblis. + +-- Et ils moururent? m'ecriai-je. + +-- Ils resisterent pendant tres longtemps. C'etaient des +grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux +hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se +rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait +en soulever trois a la fois, comme si c'etaient de petits singes. +Cela faisait pitie. Ah! mon ami, voudrez-vous me presenter a +Madame et a Mademoiselle? + +C'etaient ma mere et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. + +Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus +toutes les peines du monde a garder mon serieux, car au lieu de +leur faire, en guise de salut, un simple signe de tete a la mode +ecossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il +avanca le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de +l'air le plus drole. + +Ma mere ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, +mais Edie se montra aussitot enchantee. + +On eut dit que c'etait un jeu pour elle, et elle se mit a faire +une reverence, mais une reverence si profonde, que je la crus un +instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au +milieu de la cuisine. + +Mais non, elle se redressa aussi legerement qu'un rembourrage qui +fait ressort. + +Nous approchames tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes +servies avec le lait et la bouillie. + +Il avait une merveilleuse maniere de se conduire avec les femmes, +ce gaillard-la. + +Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous +aurions eu l'air de faire les imbeciles, et les filles nous +auraient eclate de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien +avec son genre de physionomie et de langage qu'on en venait enfin +a trouver cela tout naturel. + +En effet, quand il s'adressait a ma mere, ou a la cousine Edie -- +et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait +jamais sans s'etre incline, sans prendre un air a faire croire +qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en ecoutant ce qu'il +avait a dire; et lorsqu'elles repondaient, on eut cru, a voir sa +physionomie, que leurs paroles etaient precieuses et dignes d'etre +conservees a tout jamais. + +Et pourtant, meme quand il s'abaissait devant les femmes, il +gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme +pour donner a entendre que c'etait pour elles seules qu'il se +faisait aussi doux, mais qu'a l'occasion, il savait faire preuve +d'assez de raideur. + +Pour ma mere, c'etait merveille de voir combien elle s'adoucit a +son egard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos +affaires, lui parla de son oncle a elle, qui etait chirurgien a +Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son cote. + +Elle lui raconta la mort de mon frere Rob, evenement que je ne +l'avais jamais entendu dire a ame qui vive -- et alors on eut cru +que de Lapp allait verser des larmes a cette occasion -- lui qui +venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes +mourir de faim. + +Quant a Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lancait +incessamment de petits coups d'oeil a notre hote, et une fois ou +deux, il la regarda tres fixement. + +Apres le dejeuner, quand il fut rentre dans sa chambre, mon pere +tira de sa poche huit pieces d'or d'une guinee et les etala sur la +table. + +-- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il. + +-- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux beliers noirs, voila +tout. + +-- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le +logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les +quatre semaines. + +Mais, en entendant cela, ma mere hocha la tete. + +-- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce +n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que +nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. + +-- Ta! ta! s'ecria mon pere, il peut tres bien le faire sans se +gener. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il +a offert lui-meme. + +-- Cet argent-la ne portera pas bonheur, dit-elle. + +-- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tete a l'envers avec +ses facons d'etranger? + +-- Oui, il serait bon que les maris ecossais eussent quelque peu +de ses manieres prevenantes, dit-elle. + +C'etait la premiere fois de ma vie que je l'entendis riposter a +mon pere. + +De Lapp ne tarda pas a descendre et me demanda si je voulais +sortir avec lui. + +Lorsque nous fumes au soleil, il tira de sa poche une petite croix +faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse +encore vue. + +-- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela a Tolede, en +Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donne l'autre a une jeune +fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir +de la grande bonte que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez +faire une epingle de cravate. + +Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce present, qui +valait plus que tout ce que j'avais possede en ma vie. + +-- Je pars pour aller compter les agneaux sur le paturage d'en +haut, lui dis-je. Peut-etre vous plairait-il de venir avec moi et +de voir un peu le pays. + +Il eut un instant d'hesitation, puis il secoua la tete. + +-- J'ai, dit-il, quelques lettres a ecrire le plus tot possible. +Je compte passer la matinee chez moi pour m'acquitter de cette +tache. + +Pendant toute la matinee, j'allai et je vins sur les hauteurs; et, +comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupe que de +cet etranger que le hasard avait jete a notre porte. + +Ou avait-il appris ces manieres, cet air de commandement, cet +eclat hautain et menacant du regard? + +Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si +detache, quelle etonnante existence que celle ou elles avaient +trouve place? + +Il avait ete bon pour nous, il avait use d'un langage plein +d'amabilites et malgre tout je n'arrivais pas a chasser +entierement la defiance que j'avais eprouvee a son egard. + +Peut-etre, apres tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-etre +avais je eu tort de l'introduire a West Inch. + +Quand je rentrai, il avait l'air d'etre ne et d'avoir vecu dans la +ferme. + +Il etait assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe +le coin de la cheminee, et il avait le chat noir sur ses genoux. + +Il tenait les bras etendus, et d'une main a l'autre allait un +echeveau de laine a tricoter dont ma mere faisait un peloton. + +La cousine Edie etait assise tout pres et, en voyant ses yeux, je +m'apercus qu'elle avait pleure. + +-- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine? + +-- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et +honnetes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose put +l'emouvoir a ce point. Autrement, je n'en aurais point parle. Je +contais les souffrances de quelques troupes qui avaient a +traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont +je sais quelque chose. Il est bien etrange de voir le vent +emporter des hommes par-dessus le bord des precipices, mais le sol +etait bien glissant, et il n'y avait rien a quoi ils pussent se +retenir. Les compagnies entrecroiserent leurs bras, et cela alla +mieux de cette facon, mais la main d'un artilleur resta dans la +mienne, comme je la prenais. Elle etait gangrenee par le froid +depuis trois jours. + +Je restais a ecouter bouche beante. + +" Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus +leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine a resister. Et +pourtant, s'ils restaient en arriere, les paysans les prenaient, +les clouaient a la porte de leurs granges, les pieds en haut, et +allumaient du feu sous leur tete. C'etait pitie de voir ainsi +perir ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus +avancer, c'etait interessant de voir comment ils s'y prenaient: +ils s'arretaient, faisaient leur priere, assis sur une vieille +selle, ou sur leur havresac, otaient leurs bottes et leurs bas et +appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils +mettaient leur gros orteil sur la detente, et _pouf_! c'etait +fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on a +eu une rude besogne par la-bas sur ces montagnes de Guadarama. + +-- Et quelle armee, etait-ce? demandai-je. + +-- Oh! j'ai ete dans tant d'armees que je m'y embrouille +quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. A propos, j'ai vu +vos Ecossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je +croyais d'apres cela que tout le monde ici portait des ... comment +appelez-vous cela... des jupons? + +-- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. + +-- Ah! dans les montagnes. Mais voici la-bas, dehors, un homme. +Peut-etre est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres a +la poste, a ce qu'a dit votre pere. + +-- Oui, c'est le garcon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je +les lui donne? + +-- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre +main. + +Il les tira de sa poche et me les remit. + +Je sortis aussitot avec ces lettres et chemin faisant mes regards +tomberent sur l'adresse que portait l'une d'elles. + +Il y avait en tres grosse et tres belle ecriture: + +" A sa Majeste + +" Le roi de Suede + +" Stockholm " + +Je ne savais pas beaucoup de francais, assez toutefois pour +comprendre cela. + +Quel etait donc cette sorte d'aigle qui etait venu se poser dans +notre humble petit nid? + + +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR + +Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis tres certain, un +ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de +notre existence depuis le jour ou cet homme vint sous notre toit, +ou de quelle facon il en vint a gagner peu a peu notre affection a +tous. + +Avec les femmes, ce ne fut pas une tache bien longue, mais il ne +tarda pas a degeler mon pere lui-meme, chose qui n'etait pas des +plus aisees. + +Il avait meme fait la conquete de Jim Horscroft aussi bien que la +mienne. + +A vrai dire, nous n'etions guere, a cote de lui, que deux grands +enfants, car il etait alle partout, il avait tout vu, et quand il +avait passe une soiree a jaser, en son anglais boiteux, il nous +avait emportes bien loin de notre simple cuisine, de notre +maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des +camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. + +Horscroft avait d'abord ete assez maussade avec lui, mais de Lapp, +par son tact, par l'aisance de ses manieres, l'avait bientot +seduit, avait entierement conquis son coeur, si bien que voila Jim +assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous +deux perdus dans l'interet qu'ils prenaient a ecouter tous les +recits qu'il nous faisait. + +Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, +apres un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une +semaine, d'un mois a l'autre, par telle ou telle parole, telle ou +telle action, il arriva a nous rendre tels qu'il voulait. + +Un de ses premiers actes fut de donner a mon pere le canot dans +lequel il etait venu, en ne se reservant que le droit de le +reprendre s'il venait a en avoir besoin. + +Les harengs vinrent fort pres de la cote cette annee-la, et avant +sa mort mon oncle nous avait donne un bel assortiment de filets, +de sorte que ce present nous rapporta bon nombre de livres. + +Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant +tout un ete ramant lentement, s'arretant tous les cinq ou six +coups de rame, pour jeter une pierre attachee au bout d'une corde. + +Je ne compris rien a sa conduite jusqu'au jour ou il me l'expliqua +de son propre gre. + +-- J'aime a etudier tout ce qui a du rapport aux choses de la +guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais echapper une occasion. Je +me demandais s'il serait difficile a un commandant de corps +d'armee d'operer un debarquement ici. + +-- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. + +-- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez- +vous pris des sondages ici? + +-- Non. + +-- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcee de se tenir au +large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une fregate de quarante +canons puisse approcher jusqu'a portee de fusil. Bondez vos canots +de tirailleurs, deployez-les derriere ces dunes de sable, puis +soutenez-les en en lancant encore d'autres, lancez des fregates +une pluie de mitraille par-dessus leurs tetes. Cela pourrait se +faire! Cela pourrait se faire. + +Ses moustaches raides comme celles d'un chat se herisserent plus +que jamais, et je pus voir a l'eclat de son regard qu'il etait +emporte par ses reves. + +-- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec +indignation. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, naturellement pour une bataille, il +faut etre deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien +d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille, +trente mille? Quelques regiments de bonnes troupes, le reste! +Peuh! Des conscrits, des bourgeois armes. Comment appelez-vous ca? +Des volontaires? + +-- Des gens courageux, criai je. + +-- Oh oui, tres braves, mais des imbeciles. Ah! mon Dieu! on ne +saurait dire a quel point ils seraient imbeciles. Non pas eux +seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement +peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune precaution. Ah! +j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits +attaquer une batterie de dix pieces: il fallait voir comme ils +avancaient bravement, si bien que de l'endroit, ou je me trouvais, +la montee avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?... +avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de +conscrits, qu'etait-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes +troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, +hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une +decharge de mitraille? Aussi voila votre second bataillon etendu +sur la pente. Alors ce sont les chasseurs a pied de la garde, de +vieux soldats, a qui l'on dit de prendre la batterie: a les voir +marcher, ce n'etait guere captivant, pas de colonne, pas de cris, +personne de tue. Tout juste une ligne de tirailleurs dissemines, +avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les +batteries etait reduites au silence; et les artilleurs espagnols +tailles en pieces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui +s'apprend, tout comme l'elevage des moutons. + +-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un etranger; si nous +avions trente mille hommes sur la crete de cette hauteur la-bas, +vous en viendriez a etre fort heureux d'avoir vos bateaux derriere +vous. + +-- Sur la crete de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses +regards sur la crete. Oui, si votre homme connaissait son affaire; +il aurait sa gauche appuyee a votre maison, son centre a +Corriemuir, et sa droite par la, vers la maison du docteur, avec +une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa +cavalerie manoeuvrerait pour nous couper des que nous serions +deployes sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous +former, et nous saurons bientot ce que nous avons a faire. Voila +le point faible, c'est le defile ici: je le balaierais avec mes +canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en +avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air: +Eh Jock, vos volontaires, ou seraient-ils? + +-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. + +Et nous partimes tous deux de cet eclat de rire cordial par lequel +finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. + +Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En +d'autres moments, il n'etait pas aussi facile de l'admettre. + +Je me souviens tres bien qu'un soir de cet ete-la, comme nous +etions assis a la cuisine, lui, mon pere, Jim, et moi, et que les +femmes etaient allees se coucher, il se mit a parler de l'Ecosse +et de ses rapports avec l'Angleterre. + +-- Jadis vous aviez votre roi a vous, et vos lois se faisaient a +Edimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de +desespoir, a la pensee que tout cela vient de Londres. + +Jim ota sa pipe de sa bouche. + +-- C'est nous qui avons impose notre roi a l'Angleterre, et si +quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de la-bas. + +Evidemment l'etranger ignorait ce detail. Cela lui imposa silence +un instant. + +-- Oui, mais vos lois sont faites la-bas, dit-il enfin, et +assurement ce n'est pas avantageux. + +-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement a Edimbourg, dit +mon pere, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je +n'ai guere le loisir de penser a ces choses-la. + +-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir +d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprime, ce sont ses +jeunes gens qui doivent le venger. + +-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit +Jim. + +-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette maniere +de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de +marcher sur Londres s'ecria de Lapp. + +-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais +qui nous conduirait? + +Il se redressa, fit la reverence, en posant la main sur son coeur, +de sa bizarre facon. + +-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'ecria-t-il. + +Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis +convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. + +Je n'arrivai jamais a me faire quelque idee de son age, et Jim +Horscroft n'y reussit pas mieux. + +Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, +parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. + +Sa chevelure brune, raide, coupee court, n'avait nul besoin d'etre +coupee ras au sommet de la tete, ou elle se rarefiait pour finir +en une courbe polie. + +Sa peau etait sillonnee de mille rides tres fines, qui +s'entrelacaient, formaient un reseau; elle etait, comme je l'ai +dit, toute recuite par le soleil. Mais il etait agile comme un +adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un +jour a parcourir la montagne ou a ramer sur la mer sans mouiller +un cheveu. + +Tout bien considere, nous jugeames qu'il devait avoir quarante ou +quarante-cinq ans, bien qu'il fut malaise de comprendre comment il +avait pu voir tant de choses a une telle periode de la vie. + +Mais un jour on se mit a parler d'age, et alors il nous fit une +surprise. + +Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en +avait vingt-sept. + +-- Alors je suis le plus age de nous trois, dit de Lapp. + +Nous partimes d'un eclat de rire, car, a notre compte, il aurait +parfaitement pu etre notre pere. + +-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu +vingt-neuf ans en decembre. + +Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre +quelle existence extraordinaire avait ete la sienne. + +Il vit notre etonnement et s'en amusa. + +-- J'ai vecu! j'ai vecu! s'ecria-t-il. J'ai employe mes jours et +mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une +compagnie dans une bataille ou cinq nations prenaient part. J'ai +fait palir un roi aux mots que je lui ai chuchotes a l'oreille, +alors que j'avais vingt ans. J'ai contribue a refaire un royaume +et a mettre un nouveau roi sur un grand trone l'annee meme ou je +suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vecu ma vie. + +Ce fut la ce que j'appris de plus precis, d'apres ses dires, sur +son passe. + +Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait a +hocher la tete ou a rire. + +Dans de certains moments, nous pensions qu'il n'etait qu'un adroit +imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de +talents serait-il venu perdre son temps dans le comte de Berwick? + +Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que +sa vie avait en effet un passe tres rempli. + +Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour tres +proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le meme +qui avait danse autour du feu de joie avec sa soeur et les deux +bonnes. + +Il s'etait rendu a Londres pour quelque affaire relative a sa +pension et a son indemnite de blessure, et avec quelque espoir +qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu'il ne revint que vers +la fin de l'automne. + +Des les premiers jours de son retour, il descendit pour nous +rendre visite, et alors ses yeux se porterent pour la premiere +fois sur de Lapp. + +Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille +stupefaction. + +Il regarda fixement notre hote pendant une longue minute sans dire +seulement un mot. + +De Lapp lui rendit ce regard avec la meme persistance, mais sans +que rien indiquat qu'il le reconnaissait. + +-- Je ne sais qui vous etes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me +regardez comme si vous m'aviez deja vu. + +-- En effet je vous ai vu, dit le major. + +-- Jamais, que je sache. + +-- Mais je le jure. + +-- Ou donc, alors? + +-- Au village d'Astorga, en 18... + +De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. + +-- Mon Dieu, s'ecria-t-il, quel hasard, et vous etes le +parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. +Permettez-moi de vous dire un mot a l'oreille. + +Il le prit a part, causa en francais avec lui, d'un air tres +serieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant +des explications, pendant que le major hochait de temps a autre sa +vieille tete grisonnante. + +A la fin, ils parurent s'etre mis d'accord pour quelque +convention, et j'entendis le major dire a plusieurs reprises: +_Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je +compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort +loin. + +Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait +jamais aller a la meme familiarite de langage, dont nous usions +avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la +parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. + +Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait a ce sujet, +Mais il se deroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. + +Jim Horscroft passa tout cet ete a la maison, mais vers la fin de +l'automne, il retourna a Edimbourg, pour les cours d'hiver, car il +se proposait de travailler assidument et d'obtenir son diplome au +printemps prochain, s'il pouvait, et il reviendrait passer la +Noel. + +Il y eut donc une grande scene d'adieu entre lui la cousine Edie. + +Il devait faire poser sa plaque et se marier des qu'il aurait le +droit d'exercer. + +Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle +tendresse, et elle avait de son cote, quelque affection pour lui, +a sa maniere, et en effet, elle eut cherche en vain dans toute +l'Ecosse un plus bel homme que lui. + +Cependant quand il etait question de mariage, elle faisait une +legere grimace en songeant que tous ses reves mirifiques +aboutiraient a n'etre que la femme d'un medecin de campagne. Mais +tout bien considere, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et +elle se decida pour le meilleur des deux. + +Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions +d'une classe tout a fait differente de la notre: donc il ne +comptait pas. + +En ce temps-la, je ne fus jamais bien fixe sur ce point: Edie se +preoccupait-elle ou non de lui? + +Quand Jim etait a la maison, ils ne faisaient guere attention l'un +et l'autre. + +Apres son depart, ils se rencontrerent plus souvent, ce qui etait +assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps +d'Edie. + +Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le +trouvait pas a son gre, et pourtant elle n'etait pas a son aise +lorsqu'il n'etait pas la le soir. + +Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait a causer avec lui, a lui +faire mille questions. + +Elle se faisait decrire par lui les costumes des reines, dire sur +quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des +epingles a cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles +portaient a leurs chapeaux, et je finissais par m'etonner qu'il +trouvat reponse a tout cela. + +Et pourtant il avait toujours une reponse. Il jouait de la langue +avec tant de dexterite, de vivacite. Il montrait tant +d'empressement a l'amuser, que je me demandais comment il se +faisait qu'elle n'eut pas plus d'affection pour lui. + +Bref, l'ete, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se +passerent, nous etions encore tous tres heureux ensemble. + +L'annee 1815 etait deja fortement entamee. + +Le grand Empereur vivait toujours a l'ile d'Elbe, se rongeant le +coeur; tous les ambassadeurs, reunis a Vienne, continuaient a se +chamailler sur la facon de se partager la peau du lion, maintenant +qu'ils l'avaient reduit aux abois pour tout de bon. + +Quant a nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous etions tout +absorbes par nos menues et pacifiques occupations, le soin des +moutons, les voyages au marche de bestiaux de Berwick, et les +causeries du soir devant le grand feu de tourbe. + +Nous ne nous figurions guere que les actes de ces hauts et +puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur +nous. + +Quant a la guerre, eh bien, n'etait-on pas tous d'accord pour +admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus +nos tetes, et que si les Allies ne se prenaient pas de querelle +entre eux, il se passerait cinquante autres annees avant qu'il se +tirat en Europe un seul coup de fusil. + +Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour tres net +dans ma memoire. Il survint, je crois, vers la fin de fevrier de +cette annee-la, et je vous le conterai avant d'aller plus loin. + +Vous savez, j'en suis sur, comment sont faites les tours d'alarme +de la frontiere. + +Ce sont des masses carrees, disseminees de distance en distance le +long de la ligne de partage et construites de facon a donner asile +et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les +bandits. + +Lorsque Percy et ses hommes etaient partis pour les Marches, on +amenait une partie de leur betail dans la cour de la tour, on +fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers +places au sommet. + +C'etait un signal auquel devaient repondre de meme les autres +tours d'alarme. + +Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de +Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis a +Edimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces +antiques donjons etaient gondoles, croulants, et offraient aux +oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. + +J'ai recolte un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans +la tour d'alarme de Corriemuir. + +Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un +message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent a deux milles en +deca d'Ayton. + +Vers cinq heures, au moment meme ou le soleil allait se coucher, +je me trouvais sur le sentier de la lande, de facon a voir +exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la +vieille tour d'alarme etait un peu a ma gauche. + +Je considerais a loisir le donjon, qui faisait un effet fort +pittoresque pour le flot de lumiere rouge qui deversait sur lui +les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'etendant au loin en +arriere. + +Et comme je regardais avec attention, j'apercus soudain la figure +d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. + +Naturellement je m'arretai, etonne de cela, car que pouvait faire +un individu quelconque dans cet endroit, et a ce moment-la, car +l'epoque de la nidification n'etait pas encore venue. + +C'etait si singulier que je me determinai a tirer l'affaire au +clair. + +Donc, malgre ma fatigue, je tournai le dos a la maison et me +dirigeai d'un pas rapide vers la tour. + +L'herbe monte jusqu'au bas meme du mur, et mes pieds ne firent que +peu de bruit jusqu'au moment ou j'arrivai a l'arc coulant ou se +trouvait jadis l'entree. + +Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'interieur. + +C'etait Bonaventure de Lapp qui etait la, debout dans l'enceinte, +et qui regardait par ce meme trou ou j'avais vu sa figure. + +Il etait tourne de profil par rapport a moi. + +Evidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous +ses yeux dans la direction de West Inch. + +Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les decombres de +l'entree. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourne vers moi. + +Il n'etait pas de ceux a qui on peut faire perdre contenance, et +sa figure ne changea pas plus que s'il etait la depuis un an a +m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque +chose qui me disait qu'il aurait paye une somme assez ronde pour +me revoir prendre le sentier. + +-- Hello! dis-je, qu'est-ce que vous faites ici? + +-- Je pourrais vous faire la meme question, dit-il. + +-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure a la fenetre. + +-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en +apercevoir, je m'interesse tres vraiment a tout ce qui a un +rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les chateaux +sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. + +Puis s'avancant, il s'elanca soudain par l'ouverture du mur, de +maniere a n'etre plus sous mes yeux. + +Mais ma curiosite etait beaucoup trop excitee pour l'excuser aussi +facilement. + +Je me hatai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. + +Il etait debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur +febrile, comme pour faire un signal. + +-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je. + +Et aussitot je sortis en courant, pour me placer pres de lui, et +chercher du regard sur la lande, a qui il faisait ce signal. + +-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrite, je ne +croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre +d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si +nous devons rester amis, vous ne devez pas vous meler de mes +affaires. + +-- Je n'aime pas ces facons mysterieuses, dis-je, et mon pere ne +les aimerait pas davantage. + +-- Votre pere peut s'en expliquer lui-meme, et il n'y a la rien de +secret, dit-il d'un ton sec. C'est vous qui faites tout le secret +avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent. + +Et sans me faire seulement un signe de tete, il me tourna le dos +et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. + +Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais +le pressentiment de quelque mefait qui se tramait, et cependant, +je n'avais pas la moindre idee du monde de ce que cela pouvait +etre. + +Et j'en revins s'en m'en apercevoir, a songer a tous les incidents +mysterieux de l'arrivee de est homme, et de son long sejour au +milieu de nous. + +Mais qui donc pouvait-il attendre a la Tour d'alarme? + +Ce personnage etait-il un espion, qui avait un collegue en +espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler? + +Mais cela etait absurde. + +Que pouvait bien venir espionner dans le Comte de Berwick? + +Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement a quoi s'en +tenir sur lui et ne lui eut pas temoigne autant de respect, s'il y +avait eu quelque chose de suspect. + +J'en etais arrive a ce point-la, au cours de mes reflexions quand +je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'etait le major en +personne, qui descendait la cote venant de chez lui, tenant en +laisse son gros bulldog Bounder. + +Ce chien etait un animal des plus dangereux, et il avait cause +maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et +ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant a l'attache au moyen +d'une bonne et forte courroie. + +Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son +arrivee, il buta de sa jambe blessee par-dessus une branche de +genet; en reprenant son equilibre, il lacha la courroie et +aussitot voila ce maudit animal parti a fond de train de mon cote, +au bas de la cote. + +Cela ne me plaisait guere, je vous en reponds, car je n'avais a ma +portee ni un baton, ni une pierre, et je savais cette bete +dangereuse. + +Le major l'appelait de la-haut par des cris percant, mais je crois +que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en +courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et +j'esperais que cela me vaudrait peut-etre les egards dus a une +vieille connaissance. + +Aussi quand il fut presque sur moi, son poil herisse, son nez +enfonce entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes +poumons: + +-- Bounder! Bounder! + +Cela produisit son effet, car l'animal me depassa en grondant, et +partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. + +Celui-ci se retourna a tout ce bruit et parut comprendre au +premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua a +marcher sans plus se presser. + +J'etais terrifie pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. + +Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour ecarter de lui +l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il +apercut le jeu de doigts que faisait de Lapp derriere son dos avec +le pouce et l'index, sa furie tomba tout a coup, et nous le vimes +agitant son troncon de queue, et lui caressant le genou avec sa +patte. + +-- C'est donc votre chien, major, dit-il a son maitre, qui +arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bete, une belle, une +jolie creature. + +Le major etait tout essouffle, car il avait fait le trajet presque +aussi vite que moi. + +-- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. +J'ai toujours aime les chiens. Mais je suis content de vous avoir +rencontre, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis +redevable de beaucoup, et qui commencait a me prendre pour un +espion. N'est-ce pas vrai, Jock? + +Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot a +repondre. Je me contentai de rougir et de detourner les yeux, de +l'air gauche d'un campagnard que j'etais. + +-- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, +j'en suis sur, que c'est chose absolument impossible. + +-- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'ecria le +major. + +-- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez +justice. Et vous-meme? J'espere que votre genou va mieux, et qu'on +vous redonnera bientot votre regiment. + +-- Je me porte assez bien, repondit le major, mais on ne me +donnera jamais d'emploi a moins qu'il n'y ait une guerre, et il +n'y aura plus de guerre de mon vivant. + +-- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, +nous verrons, nous verrons, mon ami. + +Il ota son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea +d'un bon pas du cote de West Inch. + +Le major resta a le suivre des yeux, l'air pensif. + +Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il etait un +espion. + +Quand je le lui eus dit, il ne repondit rien, hocha seulement la +tete, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien +tranquille. + + +VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER + +Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments a +l'egard de notre locataire n'etaient plus les memes. + +J'avais toujours l'idee qu'il me cachait un secret, ou plutot +qu'il etait a lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le +voile tendu sur son passe. + +Et lorsqu'un hasard ecartait pour un instant un coin de ce voile, +c'etait toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre cote, +quelque scene sanglante, violente, terrible. + +L'aspect seul de son corps faisait peur. + +Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'ete, je vis qu'il +etait tout zebre de blessures. Sans compter sept ou huit +cicatrices ou estafilades, il avait les cotes, d'un cote, toutes +dejetees, toutes deformees. Un de ses mollets avait ete en partie +arrache. + +Il rit de son air le plus gai en voyant mon etonnement. + +-- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses +cicatrices. Les cotes ont ete brisees par un caisson d'artillerie. +C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le +corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, +si rapide que soit son allure, regarde toujours ou il pose le +pied. Il m'est passe sur le corps quinze cents cuirassiers et les +hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les +canons, c'est tres mauvais. + +-- Et le mollet? demandai-je. + +-- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne +croiriez jamais comment j'ai attrape cela. Vous saurez que mon +cheval et moi, nous avions ete atteints, lui tue, et moi les cotes +brisees par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si +apre, si apre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper +des blesses, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui +vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. +Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre a mon +cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place +pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. +Sapristi, il faisait bien chaud la-dedans. Mais je n'avais pas +assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie +de mes jambes depassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, +des loups vinrent pour devorer le cheval, et ils m'entamerent +aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais apres cela je +veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de +moi. C'est la que j'ai passe tres commodement dix jours. + +-- Dix jours! m'ecriai je, et que mangiez -- vous? + +-- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous +appelez la table et le logement. Mais naturellement j'eus le bon +sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y +avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur +gourde a eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais +souhaiter. Et le onzieme jour arriva une patrouille de cavalerie +legere. Alors tout alla bien. + +Ce fut ainsi, par des causeries, engagees accidentellement, et qui +ne valent guere la peine d'etre rapportees separement, que la +lumiere se fit sur sa personne et son passe. Mais le jour devait +venir, ou nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter +comment cela se fit. + +L'hiver avait ete fort triste, mais des le mois de mars se +montrerent les premiers indices du printemps, et pendant une +semaine de la fin de ce mois, nous eumes du soleil et des vents du +Sud. + +Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Edimbourg, car bien que la +session se terminat le 1er, son examen devait lui prendre une +semaine. + +Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne +pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, +il etait le seul ami de mon age que j'eusse en ce temps-la. + +Edie etait tres peu portee a causer, ce qui etait chez elle chose +fort rare, mais elle ecoutait en souriant tout ce que je lui +disais. + +-- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois a demi-voix, pauvre +vieux Jim! + +-- Et s'il a ete recu, dis-je, eh bien, naturellement il fera +apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous +perdrons notre Edie. + +Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et +la prendre a la legere, mais les mots me restaient encore dans la +gorge. + +-- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore. + +Et en prononcant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. + +-- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans +la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un +peu a moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, la-bas, un +bien joli petit vaisseau. + +C'etait un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, tres +marcheur a en juger par ses mats elances et la coupe de son avant. + +Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand +mat, mais au moment meme ou nous le regardions, toute sa voilure +se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous +vimes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du +beaupre. + +Il etait probablement a moins d'un quart de mille du rivage, si +pres meme que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffe +d'un bonnet pointu, qui se tenait debout a l'arriere et la lunette +a l'oeil examinait la cote dans toutes les deux directions. + +-- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie. + +-- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, repondis-je. + +C'etait de cette facon-la que nous interpretions tout ce qui, dans +les comtes de la frontiere, echappait a notre comprehension. + +Nous passames presque une heure entiere a examinez le joli +vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derriere une +bande de nuages, et que l'air du soir etait assez piquant, nous +fimes demi-tour pour regagner West Inch. + +Quand on arrive a la ferme par la facade, on traverse un jardin +qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par +une porte a claire-voie, au moyen d'un loquet. + +C'etait a cette meme porte que nous nous tenions, la nuit ou les +signaux furent allumes, la nuit ou nous vimes passer Walter Scott +quand il revenait d'Edimbourg. + +A droite de cette entree, du cote du jardin, se trouvait un bout +de rocaille qui, parait-il, avait ete construit par la mere de mon +pere, il y avait bien longtemps. + +Elle avait faconne cela avec des galets uses par l'eau, avec des +coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougeres dans +les interstices. + +Or, quand nous eumes franchi la porte, nos yeux tomberent sur +cette rocaille; au sommet etait plante un baton dans la fente +duquel se trouvait une lettre. + +Je m'avancai pour voir ce que c'etait, mais Edie me devanca, +enleva la lettre et la mit dans sa poche. + +-- C'est pour moi, dit-elle en riant. + +Mais je restai a la regarder d'un air qui eteignit le rire sur sa +figure. + +-- De qui est elle, Edie? demandai-je. + +Elle fit la moue, mais elle ne repondit pas. + +-- De qui est-elle, mademoiselle? m'ecriai-je. Se pourrait-il que +vous ayez trompe Jim comme vous m'ayez trompe moi-meme? + +-- Quel brutal vous etes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais +bien que vous vous meliez de ce qui vous regarde. + +-- Elle ne peut etre que d'une seule personne, m'ecriai-je, et +cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. + +-- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock? + +Le sang-froid de cette creature me stupefia et me rendit furieux. + +-- Vous l'avouez! m'ecriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus +aucune pudeur? + +-- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman? + +-- Parce que c'est infame. + +-- Et pourquoi? + +-- Parce que c'est un etranger. + +-- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. + + +IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH + +Je me rappelle fort bien cet instant-la. + +J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait +emousse leur sensibilite. Il n'en fut pas ainsi pour moi. + +Au contraire, ma vue, mon ouie et ma pensee se redoublerent de +clarte. + +Je me souviens que mes yeux se porterent sur une petite boule de +marbre de la largeur de ma main, qui etait incrustee dans une des +pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en +admirer les veines delicates. + +Et cependant je devais avoir une etrange expression de +physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva +vers la maison en courant. + +Je la suivis, je tapai a la fenetre de sa chambre, car je voyais +bien qu'elle y etait. + +-- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me +gronder. Je ne veux pas etre grondee. Je n'ouvrirai pas la +fenetre. Allez-vous en. + +Mais je persistai a frapper. + +-- Il faut que je vous dise un mot. + +-- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Des +que vous commencerez a gronder, je la refermerai. + +-- Etes-vous vraiment mariee, Edie? + +-- Oui, je suis mariee. + +-- Qui vous a maries? + +-- Le Pere Brenman, a la chapelle catholique romaine de Berwick. + +-- Vous, une presbyterienne? + +-- Il tenait a ce que le mariage se fit dans une eglise +catholique. + +-- Quand cela s'est-il fait? + +-- Il y aura une semaine mercredi. + +Je me souvins que ce jour-la elle etait allee en voiture a +Berwick, et que de Lapp, de son cote, s'etait absente pour faire, +a ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. + +-- Mais... Et Jim? demandai-je. + +-- Oh! Jim me pardonnera. + +-- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir. + +-- Non, non, il me pardonnera. + +-- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter +tant de deshonneur et de souffrance! + +-- Ah! voila que vous grondez! s'ecria-t-elle. + +Et la fenetre se ferma brusquement. + +J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore +bien des questions a lui faire, mais elle ne voulut pas repondre, +et je crus l'entendre sangloter. + +Enfin j'y renoncai, et j'etais sur le point de rentrer dans la +maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pene de la +porte du jardin se soulever. + +C'etait de Lapp en personne. + +Mais comme il suivait l'allee, il me fit l'effet d'etre ou fou ou +ivre. + +Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en +l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. + +-- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_! + +C'est ainsi qu'il avait fait le jour ou il avait eu le delire. + +Puis soudain: + +-- _En avant_! _en avant_! + +Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tete. + +Il s'arreta court lorsqu'il vit que j'etais la, le regardant, et +je puis dire qu'il fut un peu decontenance. + +-- Hola! Jock, s'ecria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eut +quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet etat d'esprit que vous +appelez de l'entrain. + +-- On le dirait, repondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne +vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft +reviendra ici. + +-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins +gai? + +-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp. Je vois que vous etes au courant +de notre mariage. Edie vous a parle. Jim pourra faire ce qu'il +voudra. + +-- Vous nous avez joliment recompenses de vous avoir accueillis. + +-- Mon brave garcon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort +joliment recompenses. J'ai delivre Edie d'une existence qui est +indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une +noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres a ecrire ce +soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre +ami Jim sera revenu pour vous aider. + +Il fit un pas vers la porte. + +-- Et c'etait pour cela que vous attendiez a la Tour d'alarme, +m'ecriai-je, soudainement eclaire. + +-- He! Jock, voila que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton +moqueur. + +Un instant apres, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et +la clef tourner dans la serrure. + +Je m'attendais a ne plus le revoir de la soiree, mais quelques +minutes plus tard, il descendit a la cuisine, ou je tenais +compagnie aux vieux parents. + +-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la +facon si bizarre qui lui etait propre, j'ai ete l'objet de toute +votre bonte et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais +jamais cru etre si heureux que je l'ai ete grace a vous dans ce +tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, +monsieur, vous agreerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous +faire. + +Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppes dans +du papier, puis faisant a ma mere trois autres reverences, il +sortit de la chambre. + +Son present, c'etait une broche au centre de laquelle etait sertie +une grosse pierre verte, entouree d'une demi-douzaine d'autres +pierres blanches, scintillantes. + +Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne +savais pas meme quel nom leur donner, mais on nous dit, par la +suite, a Berwick, que la grosse pierre etait une emeraude, et les +autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien +superieure a celle que tous les agneaux qui nous etaient nes ce +printemps-la. + +Ma bonne vieille mere est defunte depuis bien des annees, mais +cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille ainee +quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans +revoir ces yeux percants et ce nez long et mince, et ces +moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. + +Pour mon pere, il avait une belle montre en or a double boitier, +et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de +sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. + +Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charme, et ils +ne voulaient parler que des presents que leur avait faits de Lapp. + +-- Il vous a donne autre chose encore, dis-je enfin. + +-- Quoi donc, Jock? demanda pere. + +-- Un mari pour la cousine Edie, repondis-je. + +Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je revais, mais lorsqu'ils +eurent enfin compris que c'etait bien la verite, ils se montrerent +aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annonce qu'Edie +avait epouse le laird. + +A dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de +batailleur, n'avait pas une excellente reputation dans le pays, et +ma mere avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas +bien. + +D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, etait +un homme range, tranquille et dans l'aisance. + +Il y avait bien le secret, mais en ce temps-la, les mariages +secrets etaient chose fort commune en Ecosse; car comme quelques +paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un +couple, personne n'y trouvait beaucoup a redire. + +Les vieux furent aussi enchantes que si leur fermage avait ete +diminue, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me +semblait que mon ami avait ete traite avec la plus cruelle +legerete; et je savais bien qu'il n'etait pas homme a en prendre +aisement son parti. + + +X -- LE RETOUR DE L'OMBRE + +Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'etais certain +que Jim ne tarderait pas a paraitre, et que ce jour-la serait un +jour de grands chagrins. + +Mais quelle somme de tristesses ce jour-la devait-il apporter, +jusqu'a quel point modifierait-il le destin de chacun de nous? +C'etait plus que je n'aurais ose en imaginer dans mes moments les +plus sombres. + +Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre +meme des evenements. + +Ce matin-la, je m'etais leve de bonne heure, car on allait entrer +en pleine periode de la mise bas des agneaux. + +Mon pere et moi, nous partions pour le paturage des le petit jour. + +Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frola ma figure: la +porte de la maison etait entierement ouverte, et la lumiere grise +de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. + +Je regardai. + +Je trouvai egalement ouvertes la porte de la chambre d'Edie et +celle de Lapp. + +Je compris alors, comme a la lueur d'un eclair, ce que +signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'etait des presents +d'adieu. + +Tous deux etaient partis. + +J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et +m'arretant dans sa chambre. + +Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laisse la, tous, +sans un mot de bonte, sans meme un serrement de main! + +Et lui aussi! + +J'avais ete epouvante de ce qui arriverait quand il se +rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eut dit qu'il avait +evite cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lachete. + +J'etais plein de colere, humilie, souffrant. + +Je sortis au grand air sans dire un mot a mon pere et je montai +aux paturages pour rafraichir ma tete echauffee. + +Lorsque je fus arrive la-haut a Corriemuir, je pus jeter un +dernier coup d'oeil sur la cousine Edie. + +Le petit cutter etait reste a l'endroit ou il avait jete l'ancre, +mais un canot s'en etait detache pour aller la prendre a terre. + +A l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais +qu'elle faisait ce signal au moyen de son chale. + +Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le +pont. + +Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. + +Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout +pres d'elle. + +Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le +ciel. + +Tous deux agiterent longtemps les mains, mais ils y renoncerent +enfin, car ils n'obtinrent aucune reponse de moi. + +Je restai la, debout, les bras croises, plus grognon que je ne +l'avais jamais ete en ma vie, jusqu'a ce que leur cutter ne fut +plus qu'une legere tache blanche de forme carree, se perdant parmi +la brume matinale. + +Il etait l'heure du dejeuner, et la bouillie etait sur la table +quand je rentrai, mais je n'avais aucun appetit. + +Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que +ma mere ne trouvat aucune expression trop dure pour Edie. + +Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces +derniers temps surtout. + +-- Voici une lettre de lui, dit mon pere, en me montrant sur la +table un papier plie: Elle etait dans sa chambre. Voulez-vous nous +la lire? + +Ils ne l'avaient pas meme ouverte, car, pour dire la verite, mes +bonnes gens n'etaient jamais arrives a lire couramment l'ecriture, +quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et +beaux caracteres. + +L'adresse ecrite en grosses lettres etait ainsi concue: + +" Aux bonnes gens de West Inch ". + +Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout tache et +jauni, le voici: + +" Chers amis, + +" Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose +dependait d'une autre volonte que la mienne. + +" Le devoir et l'honneur m'ont rappele aupres de mes anciens +compagnons. + +" C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu +de jours soient ecoules. + +" J'emmene notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien +se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez a West +Inch. + +" En attendant, agreez l'assurance de mon affection, et croyez que +je n'oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passes chez +vous, en un temps ou je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine a +vivre, si j'avais ete fait prisonnier par les Allies. Mais vous +saurez peut-etre aussi quelque jour par la raison de cela. + +" Votre bien devoue, + +" BONAVENTURE DE LISSAC, + +" Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majeste +Imperiale l'Empereur Napoleon ". + +Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait +fait suivre son nom. + +Sans doute j'en etais venu a la conviction que notre hote ne +pouvait etre qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant +entendu parler et qui s'etaient fraye passage jusque dans toutes +les capitales de l'Europe, a une seule exception, la notre. +Pourtant je n'eus guere cru que nous eussions sous notre toit +l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. + +-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh +bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin +d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'etait que +temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenetre de +la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. + +Je courus vers la porte, au-devant de lui. + +Je sentais que j'aurais paye bien cher pour le voir repartir a +Edimbourg. + +Il arrivait a grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tete. + +Je m'imaginai que c'etait peut-etre un billet d'Edie, et que des +lors il savait tout. Mais quand il fut plus pres, je vis que +c'etait une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on +l'agitait, et qu'il avait les yeux petillants de joie. + +-- Hourra! Jock, cria-t-il. Ou est Edie? Ou est Edie? + +-- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je. + +-- Ou est Edie? + +-- Qu'est-ce que vous avez-la? + +-- C'est mon diplome, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout +va bien; je veux le montrer a Edie. + +-- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer a +Edie, repondis-je. + +Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'alterer comme la sienne +quand j'eus dit ces mots. + +-- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t- +il. + +En parlant ainsi, il avait lache le precieux diplome, que le vent +emporta par-dessus la haie, a travers la lande, jusqu'a une touffe +d'ajoncs, ou il s'arreta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune +attention. + +Ses yeux etaient fixes sur moi, et dans leur profondeur, je voyais +une lueur diabolique. + +-- Elle n'est pas digne de vous, dis-je. + +Il m'empoigna par l'epaule. + +-- Qu'avez-vous fait? dit-il a voix basse. Ce doit etre quelque +tour de votre facon. Ou est-elle? + +-- Elle est partie avec ce Francais qui logeait ici. + +J'avais longuement reflechi sur la meilleure facon de lui faire +passer la chose en douceur, mais j'ai toujours ete fort maladroit +dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. + +-- Oh! fit-il, en hochant la tete et me regardant. + +Pourtant j'etais certain qu'il etait hors d'etat de me voir, de +voir la ferme, de voir quoi que ce fut. + +Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains etroitement jointes, +et toujours balancant la tete. + +Puis il fit le geste d'avaler peniblement, et parla d'une voix +singuliere, seche, rauque. + +-- Quand est-ce arrive? + +-- Ce matin. + +-- Ils etaient maries? + +-- Oui. + +Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. + +-- Un message pour moi? + +-- Elle a dit que vous lui pardonneriez. + +-- Que Dieu damne mon ame si jamais je le fais. Ou sont-ils alles? + +-- Ils ont du aller en France, a ce que je crois. + +-- Il se nommait de Lapp, ce me semble? + +-- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que +colonel dans la garde de Boney. + +-- Alors, selon toute probabilite, il est a Paris. C'est bien! +c'est bien! + +-- Tenez bon, criai-je. Pere, pere, apportez le brandy. + +Ses genoux avaient ploye un instant, mais il redevint lui-meme +avant que le vieillard fut accouru avec la bouteille. + +-- Remportez-la, dit Jim. + +-- Prenez une gorgee, monsieur Horscroft, s'ecria mon pere en +insistant, cela vous remontera le coeur. + +Jim saisit la bouteille et la lanca par-dessus la haie du jardin. + +-- C'est excellent pour ceux qui tiennent a oublier, dit-il, mais +moi je tiens a me souvenir. + +-- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'ecria mon pere +d'une voix forte. + +-- Et aussi d'avoir failli casser la tete a un officier de +l'infanterie de Sa Majeste, dit le vieux major Elliott en se +montrant au-dessus de la haie. Je me serais contente d'une lampee +apres une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise +l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrive que vous restez +tous la aussi immobiles que des gens ranges autour d'une fosse, a +un enterrement? + +Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, +la figure d'une paleur cendree, les sourcils fronces tres bas, +restait adosse au montant de la porte. + +Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car +il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. + +-- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque evenement de ce +genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite +est bien d'un Francais. Ils ne peuvent pas laisser les femmes +tranquilles. Du moins, de Lissac l'a epousee, et c'est la une +consolation. Mais il n'est guere temps, maintenant, de songer a +nos petits tracas, car toute l'Europe est en revolution, et selon +toute probabilite, nous voici avec vingt autres annees de guerre +sur les bras. + +-- Que voulez-vous dire? demandai-je. + +-- Eh! mon ami, Napoleon est debarque de l'ile d'Elbe. Ses troupes +sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauve a toutes +jambes. La nouvelle en est arrivee a Berwick ce matin. + +-- Grands Dieux! s'ecria mon pere. Alors, voici cette terrible +besogne entierement a recommencer? + +-- Oui, nous nous etions figures que l'Ombre n'etait plus la, et +elle y est encore. Wellington a recu l'ordre de quitter Vienne +pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur +fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais +vent, un vent qui ne presage rien de bon. Je viens justement de +recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71eme regiment comme +premier major. + +A ces mots je serrai la main a notre bon voisin, car je savais +combien il etait humilie de se voir traiter en invalide, qui +n'avait plus de role a jouer en ce monde. + +-- Il faut que je rejoigne mon regiment le plus tot possible, et +nous serons la-bas, de l'autre cote de l'eau, dans un mois, peut- +etre meme a Paris dans un autre mois. + +-- Alors, par le Seigneur! major, s'ecria Jim Horscroft, je pars +avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le +fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Francais. + +-- Mon garcon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes +ordres. Quant a de Lissac, ou sera l'Empereur, il sera aussi. + +-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous +apprendre de lui? + +-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armee francaise, et +pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu +marechal, mais qu'il a prefere, rester aupres de l'Empereur. Je +l'ai rencontre deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque +je fus envoye en parlementaire pour negocier au sujet de nos +blesses. Il etait alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. + +-- Et je le reconnaitrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce +dur et mauvais regard qu'il avait jadis. + +Et a cet instant meme, en cet endroit meme, je me rendis +soudainement compte combien mon existence serait piteuse et +inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon +enfance seraient au loin, exposes en premiere ligne aux fureurs de +la tempete. + +Ma resolution fut formee avec la promptitude de l'eclair. + +-- Je partirai aussi avec vous, major, m'ecriai-je. + +-- Jock! Jock! dit mon pere, en se tordant les mains. + +Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra +la taille. + +Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en +l'air. + +-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai +derriere moi. Eh bien, il n'y a pas un moment a perdre. Il faut +donc que vous vous teniez prets tous les deux pour la diligence du +soir. + +Voila ce que produisit une seule journee, et pourtant il peut +arriver que des annees s'ecoulent sans amener un changement. + +Songez donc aux evenements qui s'etaient accomplis dans ces vingt- +quatre heures? + +De Lissac parti! Edie partie! Napoleon evade! La guerre eclate. +Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos +preparatifs pour nous battre contre les Francais. + +Tout cela eut l'air d'un reve, jusqu'au moment ou je me dirigeai +vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur +la maison grise et deux petites silhouettes noires. + +C'etait ma mere, qui enfouissait son visage dans les plis de son +chale des Shetland, et mon pere qui agitait son baton de meneur de +betail pour m'encourager dans mon voyage. + + +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS + +J'arrive maintenant a un point de mon histoire, dont le recit me +coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir +entrepris cette tache de narrateur. Car quand j'ecris, j'aime que +cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose a son tour, comme +les moutons quand ils sortent d'un parc. + +Cela pouvait etre ainsi a West Inch. Mais maintenant que nous +voila lances dans une existence plus vaste, comme menus brins de +paille qui derivent lentement dans quelque fosse paresseux +jusqu'au moment ou ils se trouvent pris a l'improviste dans le +cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m'est bien +difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas a pas. +Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et +les raisons de tout. + +Je laisserai donc tout cela de cote, pour vous parler de ce que +j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. + +Le regiment auquel avait ete nomme notre ami etait le 71eme +d'infanterie legere de Highlanders, qui portait l'habit rouge et +les culottes de tartan a carreaux. Il avait son depot dans la +ville de Glasgow. + +Nous nous y rendimes tous les trois par la diligence. + +Le major etait plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le +Duc, sur la Peninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, +les levres pincees, les bras croises, et je suis sur qu'au fond du +coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure. + +J'aurais pu le deviner au soudain eclat de ses yeux et a la +contraction de sa main. + +Quant a moi, je ne savais pas trop si je devais etre content ou +fache, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait +tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est neanmoins chose penible +que de songer que vous avez la moitie de l'Ecosse entre vous et +votre mere. + +Nous arrivions a Glasgow le lendemain. + +Le major nous conduisit au depot, ou un soldat qui avait trois +chevrons sur le bras et un flot de rubans a son bonnet, montra +tout ce qu'il avait de dents aux machoires, a la vue de Jim, et +fit trois fois le tour de sa personne pour le considerer a son +aise, comme s'il s'etait agi du chateau de Carlisle. + +Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les cotes, +tata mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. + +-- Voila ce qu'il nous faut, major, voila ce qu'il nous faut, +repetait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous +pouvons tenir tete a ce que Boney a de mieux. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le major. + +-- Ils font un effet piteux, a la vue, dit-il, mais a force de les +lecher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'elite ont ete +transportes en Amerique, et nous sommes encombres de miliciens et +de recrues. + +-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons +soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me +trouver. + +Il nous fit un signe de tete et nous quitta. + +Nous commencames a comprendre qu'un major, qui est votre officier, +est un personnage fort different d'un major qui se trouve etre +votre voisin de campagne. + +Soit, mais a quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses? + +J'userais une quantite de bonnes plumes d'oie rien qu'a vous +raconter ce que nous fimes, Jim et moi, au depot de Glasgow, +comment nous arrivames a connaitre nos officiers et nos camarades, +et comment ils firent notre connaissance. + +Bientot arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupes +jusqu'alors a decouper l'Europe en tranches comme s'il s'agissait +d'un gigot de mouton, etaient rentres a tire d'aile dans leurs +pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, +etait en marche vers la France. + +Nous entendimes parler aussi de grands rassemblements, de grandes +revues de troupes, qui avaient lieu a Paris. + +Puis on nous dit que Wellington etait dans les Pays-Bas, et que ce +serait a nous et aux Prussiens a subir le premier choc. + +Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite +qu'il pouvait. + +Tous les ports de la cote Est etaient bondes de canons, de +chevaux, de munitions. + +Le trois juin, nous recumes a notre tour notre ordre de mise en +marche. + +Le soir meme, nous nous embarquames a Leith, et nous arrivames a +Ostende le lendemain au soir. + +C'etait le premier pays etranger que je voyais. + +Il en etait d'ailleurs de meme pour la plupart de mes camarades, +car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. + +Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des +vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins +qui pivotent en battant des ailes, chose qu'on chercherait +vainement d'un bout a l'autre de l'Ecosse. + +C'etait une ville propre, bien tenue, mais la taille y etait au- +dessous de la moyenne, et on n'y trouvait a acheter ni ale ni +galettes de farine d'avoine. + +De la nous nous rendimes dans un endroit nomme Bruges, puis de la +a Gand ou nous fumes reunis avec le 52eme et le 95eme, deux +regiments qui, avec le notre, formaient une brigade. + +C'est une ville etonnante, Gand, pour les clochers et les +constructions en pierre. + +D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversames, il n'en +etait guere qui n'eut une eglise plus belle qu'aucune de celles de +Glasgow. + +De la nous marchames sur Ath, petit village situe sur une riviere +ou plutot sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. + +Nous y fumes loges surtout dans des tentes, car il faisait un beau +temps ensoleille, et toute la brigade fut occupee du matin au soir +a faire l'exercice. + +Nous etions commandes par la general Adams, nous avions pour +colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, +c'etait de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, +dont le nom etait comme une sonnerie de clairon. + +Il etait a Bruxelles avec le gros de l'armee, mais nous savions +que nous le verrions bientot s'il en etait besoin. + +Je n'avais jamais vu autant d'Anglais reunis, et je dois dire que +j'eprouvais quelque dedain a leur egard, comme cela se voit +toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontiere. +Mais les deux regiments qui etaient avec nous etaient dans d'aussi +bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. + +Le 52eme avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait +beaucoup de vieux soldats de la Peninsule. + +Le 95eme regiment se composait de carabiniers, et ils avaient un +habit vert au lieu du rouge. + +C'etait chose etrange que de les voir charger, car ils entouraient +la balle d'un chiffon graisse, et la faisaient entrer avec un +maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. + +Toute cette partie de la Belgique etait alors couverte de troupes +anglaises, car la Garde y etait aussi, aux environs d'Enghien, et +il y avait des regiments de cavalerie, de notre cote, a quelque +distance. + +Comme vous le voyez, Wellington etait oblige de deployer toutes +ses forces, car Boney etait derriere son rideau de forteresses, et +naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel cote il +deboucherait. + +Toutefois on pouvait etre certain qu'il arriverait par ou on +l'attendrait le moins. + +D'un cote, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous +couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre cote, il etait libre de +se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc etait aussi +malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et +ses troupes legeres deployees comme une vaste toile d'araignee, de +telle sorte que des qu'un Francais aurait mis le pied par-dessus +la frontiere, le Duc etait en mesure de concentrer toutes ses +troupes a l'endroit convenable. + +Pour moi, j'etais fort heureux a Ath, ou les gens etaient pleins +de bonte et de simplicite. + +Un fermier nomme Bois, dans les champs duquel nous etions campes, +fut un excellent ami pour la plupart de nous. + +A nos moments perdus, nous lui batimes une grange de bois, et plus +d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son +linge a secher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge +humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter +tout droit a la pensee du foyer domestique. + +Je me suis souvent demande si ce brave homme et sa femme vivent +encore. Ce n'est guere probable, car bien que vigoureux, ils +avaient depasse le milieu de la vie a cette epoque-la. + +Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait a fumer dans +la vaste cuisine flamande, mais c'etait maintenant un Jim tout +different de celui d'autrefois. + +Il avait toujours eu un fond de durete, mais on eut dit que son +malheur l'avait entierement petrifie. Jamais je ne vis de sourire +sur ses levres. + +Il etait bien rare qu'il parlat. Tout son esprit se concentrait +sur l'idee de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. + +Il passait des heures assis, le menton appuye sur ses deux mains, +le regard fixe, le sourcil fronce, tout absorbe par une seule +pensee. + +Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'a un certain point, la cible +des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, +ils s'apercurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le +laisserent tranquille. + +A cette epoque, nous nous levions de fort bonne heure, et +generalement la brigade entiere etait sous les armes des la +premiere lueur du jour. + +Un matin, c'etait le seize juin, nous venions de nous former, le +general Adams etait alle a cheval donner un ordre au colonel +Reynell, a environ une portee de fusil de l'endroit ou je me +trouvais, quand tout a coup tous deux fixerent avec persistance +leur regard sur la route de Bruxelles. + +Aucun de nous n'osa remuer la tete, mais tous les hommes du +regiment tournerent les yeux de ce cote, et la nous vimes un +officier, portant la cocarde d'aide de camp du general, arriver +sur la route a grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait +donner a son grand cheval gris pommele. + +Il penchait la tete sur la criniere, et lui cinglait le cou avec +le reste des renes. On eut dit que sa vie dependait de sa +rapidite. + +-- Hola, Reynell, dit le general, voila qui commence a avoir l'air +serieux. Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams +ouvrit vivement la depeche que lui tendit le messager. + +L'enveloppe n'etait pas encore a terre qu'il fit demi-tour, et +agita la lettre au-dessus. De sa tete, comme il l'eut fait de son +sabre. + +-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue generale et mise en marche +dans une demi-heure. + +Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, +et les nouvelles volerent de bouche en bouche. + +Napoleon avait franchi la frontiere la veille, pousse les +Prussiens devant lui, et s'etait deja fort avance dans l'interieur +du pays, a l'est par rapport a nous, avec cent cinquante mille +hommes. + +Nous courumes de tous cotes rassembler nos effets, et dejeuner. + +Moins d'une heure apres, nous etions en marche, laissant derriere +nous pour toujours Ath et le Dender. + +Il n'y avait pas un moment a perdre, car les Prussiens n'avaient +donne a Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien +qu'il se fut elance de Bruxelles aux premieres rumeurs de +l'evenement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, +c'etait difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez a temps +pour porter secours aux Prussiens. + +C'etait une belle et chaude matinee, et pendant que la brigade +marchait sur la large chaussee belge, la poussiere s'en elevait +comme eut fait la fumee d'une batterie. + +Je puis vous dire que nous benimes celui qui avait plante les +peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que +de la boisson. + +A travers champs, a gauche comme droite, il y avait d'autres +routes, l'une tout pres de la notre, l'autre a un mille ou plus. + +Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochee. + +C'etait une belle rivalite qui nous animait, car des deux cotes on +mettait toute son energie a jouer des jambes. + +Il flottait autour d'eux une si large guirlande de poussiere, que +nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de +peau d'ours pointant ca et la, ou la tete et les epaules d'un +officier monte, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au +vent. + +C'etait une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas +laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec +nous. + +Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un epais nuage de +poussiere, mais qui s'entrouvrant de temps a autre, laissait +apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un eclat +d'argent. + +La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, +eclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. + +Si j'avais ete laisse a moi-meme, j'aurais ete longtemps a savoir +ce que c'etait, mais nos caporaux et nos sergents etaient tous +d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait a cote de moi, +hallebarde en main, et qui etait intarissable en conseils et +renseignements. + +-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. +Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce +sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous +pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse +cavalerie francaise est trop forte pour nous. Ils sont dans la +proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut +viser a leur figure ou a leur cheval. Rappelez-vous cela, quand +ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de +lame a travers le foie pour vous apprendre a vivre. Ecoutez, +ecoutez, ecoutez! Voici la vieille musique qui reprend! + +Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une +canonnade quelque part au loin, a l'est de nous. + +C'etait grave et rauque. + +On eut dit un rugissement de quelque bete feroce, toute +barbouillee de sang, qui ne prospere qu'aux depens des existences +humaines. + +Au meme instant on cria derriere nous " Eh! Eh! Eh! " et quelqu'un +commanda d'une voix forte: " Laissez passer les canons! " + +Je tournai la tete et je vis les compagnies d'arriere-garde ouvrir +soudain les rangs et se jeter de chaque cote de la route, pendant +que six chevaux couleur creme, atteles par paires, galopant ventre +a terre, arrivaient a grand fracas dans l'espace libre, trainant +un beau canon de douze qui tournait et craquait derriere eux. + +Puis, il en vint un second, un troisieme, vingt quatre en tout, +ils passerent pres de nous avec grand bruit, grand vacarme, les +hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnes aux canons et +aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs +fouets, les crinieres flottant au vent, les ecouvillons et les +seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. + +L'air etait tout remue de cette agitation febrile, du tintement +sonore des chaines. + +Un grandement sourd monta des fosses. + +Les artilleurs y repondirent par des cris, et nous vimes rouler +devant nous un nuage gris, et quantite de bonnets a poils firent +par moments tache dans l'obscurite. + +Puis les compagnies se refermerent, pendant que le grondement qui +s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que +jamais. + +-- Il y a la trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_ +et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a +davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissee par +un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez +a etre atteint, donnez la preference a un canon de douze, car un +de neuf vous ecrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en +deux comme une carotte. + +Et il continua, en me donnant des details sur les horribles +blessures qu'il avait vues, ce qui glacait mon sang dans mes +veines. + +Vous auriez frotte toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que +vous ne les auriez pas rendues plus blanches. + +-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez +un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il. + +A ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commencai a +comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. + +Je me mis aussi a rire, et les autres en firent autant, mais on ne +riait pas de tres bon coeur. + +Le soleil etait presque au-dessus de nos tetes quand on fit halte, +dans une petite localite nommee Hal. + +Il y a la une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon +shako. Jamais une cruche d'ale d'Ecosse ne me parut aussi bonne +que cette eau-la. + +Des canons passerent encore devant nous, puis les Hussards de +Vivian: il y en avait trois regiments, fort coquets sur leurs +beaux chevaux bai-brun. + +C'etait un regal pour l'oeil. + +Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait +vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie a cote de moi, +quelques annees auparavant, j'avais assiste a la lutte du navire +de commerce contre les corsaires. + +Ce bruit etait maintenant si fort qu'il me semblait que l'on +devait se battre de l'autre cote du bois le plus proche, mais mon +ami le sergent en savait plus long. + +-- C'est a douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en +etre certain, le general sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans +quoi nous ne serions pas a nous reposer a Hal. + +Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute apres, le +colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et +de bivouaquer sur place. + +Nous y passames toute la journee, pendant laquelle nous vimes +defiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, +Anglais, Hollandais, Hanovriens. + +La musique endiablee dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un +rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. + +Vers huit heures du soir, elle cessa completement. + +Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, +d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait +le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de +patience. + +Le lendemain, la brigade resta a Hal, tout le matin, mais vers +midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avancames +jusqu'a un petit village appele Braine le... je ne sais plus quoi. + +Il n'etait que temps, car un orage terrible fondit tout a coup sur +nous, deversant des torrents d'eau qui changerent tous les champs +et tous les chemins en marais et bourbiers. + +Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y +trouvames deux trainards, l'un faisait partie d'un regiment a +jupon, l'autre etait un homme de la legion allemande, et ils +avaient a nous apprendre des nouvelles qui etaient aussi sombres +que le temps. + +Boney avait rosse les Prussiens la veille, et nos hommes avaient +eu bien de la peine a tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant +fini par le battre. + +Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute +defraichie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre +empressement a nous entasser autour des deux hommes dans la +grange. + +On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de +ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu etaient a leur +tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. + +On rit, on applaudit, on gemit tour a tour, en entendant raconter +que la 44eme avait recu la cavalerie en ligne, que les Hollando- +Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse +penetrer les Lanciers dans son carre, et les y avait tues a +loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur cote en +reduisant le 69eme a sa plus simple expression et emportant un des +drapeaux. + +Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le +contact avec les Prussiens. + +Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une +grande bataille a l'endroit meme ou nous avions fait halte. + +Et nous vimes bientot que ce bruit etait fonde, car le temps +s'eclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crete pour +voir ce qui pouvait se voir. + +C'etait une belle campagne de terres a ble et de prairies. + +Les recoltes commencaient a jaunir, et les seigles, qui etaient +superbes, atteignaient l'epaule d'un homme. + +Il etait impossible de concevoir un tableau plus paisible. + +De quelque cote qu'on portat les yeux, on ne voyait que collines +aux courbes onduleuses toutes couvertes de ble, et par-dessus +elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi +les peupliers. Mais a travers tout ce joli tableau, apparaissait +comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en +marche, habilles les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de +bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant +les routes; l'une des extremites si rapprochee, qu'elle pouvait +entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en +faisceaux, sur la crete a notre gauche, tandis que l'autre +extremite se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions +voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de +chevaux tirant a grand-peine, l'eclat sombre des canons, les +hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues +et les degager de la vase epaisse, profonde. + +Pendant que nous etions la, regiment par regiment, brigade par +brigade, vinrent prendre position sur la crete, et avant le +coucher du soleil, nous etions formee en une ligne de plus de +soixante mille hommes, fermant a Napoleon la routa de Bruxelles. + +Mais la pluie avait recommence avec force. Nous autres, du 77eme, +nous nous precipitames de nouveau dans notre grange. Nous etions +bien mieux abrites que le plus grand nombre de nos camarades, qui +durent rester etendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, +et attendre ainsi jusqu'a la premiere lueur du jour. + + +XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE + +Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se +mouvaient sous un vent humide et glacial. + +J'eprouvai une impression etrange en ouvrant les yeux, quand je +songeai que je prendrais part, ce jour-la, a une bataille, bien +qu'aucun de nous ne s'attendit a une bataille telle que celle qui +se livra. + +Toutefois, nous etions debout, et tout prets des la premiere +clarte, et quand nous ouvrimes les portes de notre grange, nous +entendimes la plus divine musique que j'aie jamais ecoutee, et qui +jouait quelque part, dans le lointain. + +Nous nous etions formes en petits groupes pour y preter l'oreille. +Comme, c'etait doux, innocent, melancolique. Mais notre sergent +eclata de rire en voyant combien nous etions charmes. + +-- Ce sont les musiques francaises, dit-il, et si vous montez +jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous +pourront bien ne plus revoir. + +Nous montames. + +La belle musique arrivait encore a nos oreilles. Nous nous +arretames sur une hauteur qui se trouvait a quelques pas de la +grange. + +La-bas, au pied de la pente, a une demi-portee de fusil de nous, +s'elevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, +entouree d'une haie avec un bout de verger. + +Tout autour etaient ranges en ligne des hommes en habits rouges et +hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activite +d'abeilles, a percer des trous dans les murailles et a barrer les +portes. + +-- Ceux-la, ce sont les compagnies legeres de la Garde, dit le +sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera +capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez +les feux de bivouac des Francais. + +Nous regardames de l'autre cote de la vallee, vers la crete basse, +et nous vimes un millier de petites pointes jaunes de flamme, +surmontees d'un panache de fumee noire qui montait lentement dans +l'air alourdi. + +Il y avait une autre ferme sur la pente opposee de la vallee, et +pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, +un petit groupe de cavaliers qui nous examinerent attentivement. + +Il y avait, en arriere, une douzaine de hussards, et en avant, +cinq hommes, dont trois coiffes de casques, un autre avec un long +plumet rouge et droit a son chapeau. Le dernier avait une coiffure +basse. + +-- Par Dieu! s'ecria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui +monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. + +J'ecarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait etendu +au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plonge +les Nations dans les tenebres pendant vingt-cinq ans, cette ombre +qui etait meme allee s'etendre jusqu'au-dessus de notre ferme +lointaine, et nous avait violemment arraches, moi, Edie et Jim, a +l'existence que nos familles avaient menees avant nous. + +Autant que je pus en juger a cette distante, c'etait un homme +trapu, aux epaules carrees. + +Il tenait appliquee a ses yeux sa lorgnette, en ecartant fortement +les coudes de chaque cote. + +J'etais encore occupe a le regarder, quand j'entendis a cote de +moi un fort souffle de respiration. + +C'etait Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. + +Il avancait la figure jusque sur mon epaule. + +-- C'est lui, Jock, dit-il a voix basse. + +-- Oui, c'est Boney, repondis-je. + +-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, a moins que +ce demon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. + +Alors je le reconnus immediatement. + +C'etait le cavalier dont le chapeau etait orne d'un grand plumet +rouge. + +Meme a cette distance, j'aurais jure que c'etait lui, en voyant +ses epaules tombantes, et sa facon de porter la tete. + +Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il +avait le sang en ebullition a la vue de cet homme, et qu'il etait +capable de n'importe quelle folie. + +Mais a ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait a +de Lissac quelques mots. + +Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que resonnait un coup +de canon, et que d'une batterie placee sur la crete partait un +nuage de fumee blanche. + +Au meme instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. + +Nous courumes a nos armes et on se forma. + +Il y eut une serie de coups de feu tires tout le long de la ligne, +et nous crumes que la bataille avait commence, mais en realite +cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pieces. + +Il etait en effet a craindre que les amorces n'aient ete mouillees +par l'humidite de la nuit. + +De l'endroit ou nous etions, nous avions sous les yeux un +spectacle qui meritait qu'on passat la mer pour le voir. + +Sur notre crete s'etendaient les carres, alternativement rouges et +bleus, qui allaient jusqu'a un village, situe a plus de deux miles +de nous. + +On se disait neanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait +trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montre +la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la +besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-la comme +camarades. + +En outre, nos troupes anglaises elles memes etaient composees de +miliciens et de recrues, car l'elite de nos vieux regiments de la +Peninsule etaient encore sur des transports, en train de passer +l'Ocean, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents +d'Amerique. + +Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, +formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les +bleus de la Legion allemande, les lignes rouges de la brigade +Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointille vert des +carabiniers, disposes a l'avant. + +Nous savions que, quoiqu'il arrivat, c'etaient des gens a tenir +bon partout ou on les placerait, et qu'ils avaient a leur tete un +homme capable de les placer dans les postes ou ils pourraient +tenir bon. + +Du cote des Francais, nous n'apercevions guere que le clignotement +de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers disperses sur les +courbes de la crete. Mais comme nous etions la a attendre, tout a +coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. + +Leur armee entiere monta et deborda, par-dessus la faible hauteur +qui les avait caches; les brigades succedant aux brigades, les +divisions aux divisions, jusqu'a ce qu'enfin toute la pente, +jusqu'en bas, eut pris la couleur bleue de leurs uniformes, et +scintilla de l'eclat de leurs armes. + +On eut dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en +venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyes sur +leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient la-bas ce vaste +rassemblement, et ecoutaient ce que savaient les vieux soldats qui +avaient deja combattu contre les Francais. + +Puis, lorsque l'infanterie se fut formee en masses longues et +profondes, leurs canons arriverent en bondissant et tournant le +long de la pente. + +Rien de plus joli a voir que la prestesse avec laquelle ils les +mirent en batterie, tout prets a entrer en action. + +Ensuite, a un trot imposant, se presenta la cavalerie, trente +regiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armes +du sabre etincelant ou de la lance a pennon. + +Ils se formerent sur les flancs et en arriere en longues lignes +mobiles et brillantes. + +-- Voila nos gaillards, s'ecria notre vieux sergent. Ce sont des +goinfres a la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces +regiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en +arriere de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes +enfants, tous des hommes d'elite, des diables a tete grise, qui +n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps ou ils +n'etaient pas plus haut que mes guetres. Ils sont trois contre +deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres +recrues, ils vous feront desirer d'etre revenus a Argyle street, +avant d'en avoir fini avec vous. + +Il n'etait guere encourageant, notre sergent, mais il faut dire +qu'il avait ete a toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il +avait sur la poitrine une medaille avec sept barrettes, de sorte +qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. + +Quand les francais se furent ranges entierement, un peu hors de la +portee des canons, nous vimes un petit groupe de cavaliers tout +chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circuler rapidement entre +les divisions, et sur leur passage eclaterent, des deux cotes, des +cris d'enthousiasme, et nous pumes voir des bras s'allonger, des +mains s'agiter vers eux. + +Un instant apres, le bruit cassa. + +Les deux armees resterent face a face dans un silence absolu, +terrible. + +C'est un spectacle qui revient souvent dans mes reves. + +Puis, tout a coup, il se produisit un mouvement desordonne parmi +les hommes qui se trouvaient juste devant nous. + +Une mince colonne se detacha de la grosse masse bleue, et s'avanca +d'un pas vif vers la ferme situee en bas de notre position. + +Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit +d'une batterie anglaise a notre gauche. + +La batailla de Waterloo venait de commencer. + +Il ne m'appartient pas de chercher a vous raconter l'histoire de +cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demande mieux que de +me tenir en dehors d'un pareil evenement, s'il n'etait pas arrive +que notre destin, celui de trois modestes etres qui etaient venus +la de la frontiere, avait ete de nous y meler au meme point que +s'il s'etait agi de n'importe lequel de tous les rois ou +empereurs. + +A dire honnetement la verite, j'en ai appris sur cette bataille, +plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. + +En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de +chaque cote, et une grosse masse de fumee blanche au bout de mon +fusil. + +Ce fut par les levres et par les conversations d'autres personnes +que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, +comment elle avait enfonce les fameux cuirassiers, comment elle +fut hachee en morceaux avant d'avoir pu revenir. + +C'est aussi par la que j'appris tout ce qui concerne les attaques +successives, la fuite des Belges, la fermete qu'avaient montree +Pack et Kempt. + +Mais je puis, d'apres ce que je sais par moi meme, parler de ce +que nous vimes nous memes par les intervalles de la fumee et les +moment d'accalmie de la fusillade, et c'est precisement cela que +je vous raconterai. + +Nous etions a la gauche de la ligne, et en reserve, car le duc +craignait que Boney ne cherchat a nous tourner de ce cote, pour +nous prendre par derriere, de sorte que nos trois regiments, ainsi +qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient ete +postes la pour etre prets a tout hasard. + +Il y avait aussi deux brigades de cavalerie legere, mais l'attaque +des Francais se faisait entierement de front, si bien que la +journee etait deja assez avancee avant qu'on eut reellement besoin +de nous. + +La batterie anglaise, qui avait tire le premier coup de canon, +continuait a faire feu bien loin vers notre gauche. + +Une batterie allemande travaillait ferme a notre droite. + +Aussi etions-nous completement enveloppes de fumee, mais nous +n'etions pas caches au point de rester invisibles pour une ligne +d'artillerie francaise, postee en face de nous, car une vingtaine +de boulets traverserent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent +s'abattre juste au milieu de nous. + +Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa pres de mon +oreille, je baissai la tete comme un homme qui va plonger, mais +notre sergent me donna une bourrade dans les cotes avec le bout de +sa hallebarde. + +-- Ne vous montrez pas si poli que ca, dit-il. Ce sera assez tot +pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touche. + +Il y eut un de ces boulets qui reduisit en une bouillie sanglante +cinq hommes a la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. + +On eut dit un ballon rouge de football. + +Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd +comme celui d'une pierre lancee dans de la boue. Il lui brisa les +reins et le laissa la gisant, comme une groseille eclatee. + +Trois autres boulets tomberent plus loin vers la droite. Les +mouvements desordonnes et les cris nous apprirent qu'ils avaient +porte. + +-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major +Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant +dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. + +-- Je l'avais paye cinquante belles livres a Glasgow, dit l'autre. +N'etes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se +tenir couches, maintenant que les canons ont precise leur tir sur +nous? + +-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du +bien. + +-- Ils en apprendront assez, avant que la journee soit finie, +repondit l'adjudant. + +Mais a ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le +52eme etaient couches a droite et a gauche de nous, de sorte qu'il +nous commanda de nous etendre aussi a terre. Nous fumes rudement +contents, lorsque nous pumes entendre les projectiles passer, en +hurlant comme des chiens affames, par-dessus notre dos a quelques +pieds de hauteur. + +Meme alors un bruit sourd, un eclaboussement presque a chaque +minute, puis un cri de douleur, un trepignement de bottes sur le +sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. + +Il tombait une pluie fine. + +L'air humide maintenait la fumee pres de terre: aussi nous ne +pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant +nous, bien que le grondement des canons nous montra que la +bataille etait engagee sur toute la ligne. + +Quatre cents pieces tournaient alors ensemble, et faisaient assez +de bruit pour nous briser le tympan. + +En effet, il n'y eut pas un de nous a qui il ne resta un +sifflement dans la tete pendant bien des jours qui suivirent. + +Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un +canon francais et nous distinguions parfaitement les servants de +cette piece. + +C'etait de petits hommes agiles, avec des culottes tres collantes, +de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais +ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que +bourrer, passer l'ecouvillon, et tirer. + +Ils etaient quatorze quand je les vis pour la premiere fois. + +La derniere, ils n'etaient plus que quatre, mais ils travaillaient +plus activement que jamais. + +La ferme qu'on appelle Hougoumont etait en bas, en face de nous. + +Pendant toute la matinee, nous pumes voir qu'il s'y livrait une +lutte terrible, car les murs, les fenetres, les haies du verger +n'etaient que flammes et fumee et il en sortait des cris et des +hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil +jusqu'alors. + +Elle etait a moitie brulee, tout eventree par les boulets. + +Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats +de la garde s'y maintinrent pendant la matinee, deux cents pendant +la soiree, et pas un Francais n'en depassa le seuil. + +Mais comme ils se battaient, ces Francais! + +Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans +laquelle ils marchaient. + +Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hale, +assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avanca en boitant, +tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte +laterale de Hougoumont, ou il se mit a frapper, en criant a ses +hommes de les suivre. + +Il resta la cinq minutes, allant et venant devant les canons de +fusil qui l'epargnaient, jusqu'a ce qu'enfin un tirailleur de +Brunswick, poste dans le verger, lui cassa la tete d'un coup de +feu. + +Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la +journee, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par +deux, par trois, l'air aussi resolu que s'ils avaient toute +l'armee sur leurs talons. + +Nous restames ainsi tout le matin, a contempler la bataille qui se +livrait la-bas a Hougoumont; mais bientot le Duc reconnut qu'il +n'avait rien a craindre sur sa droite, et il se mit a nous +employer d'une autre maniere. + +Les francais avaient pousse leurs tirailleurs jusqu'au dela de la +ferme. + +Ils etaient couches dans le ble encore vert en face de nous. + +De la, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche +trois pieces sur six etaient muettes, avec leurs servants epars +sur le sol autour d'elles. + +Mais le Duc avait l'oeil a tout. + +A ce moment, il arriva au galop. + +C'etait un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard tres +vif, un nez crochu, et une grande cocarde a son chapeau. + +Il avait derriere lui une douzaine d'officiers, aussi fringants +que s'ils participaient a une chasse au renard, mais de cette +douzaine il n'en restait pas un seul le soir. + +-- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant. + +-- Tres chaude, votre Grace, dit notre general. + +-- Mais nous pouvons les arreter, je crois. Tut! Tut! nous ne +saurions permettre a des tirailleurs de reduire une batterie au +silence. Allez me debusquer ces gens-la, Adams. + +Alors j'eprouvai pour la premiere fois ce frisson diabolique qui +vous court dans le corps, quand on vous donne votre role a remplir +dans le combat. + +Jusqu'a present, nous n'avions pas fait autre chose que de rester +couches et d'etre tues, ce qui est la chose la plus maussade du +monde. + +A present notre tour etait venu, et sur ma parole, nous etions +prets. + +Nous nous levames, toute la brigade, en formant une ligne de +quatre hommes d'epaisseur. + +Alors _ils_ se sauverent comme des vanneaux, en baissant la tete, +arrondissant le dos, et trainant leurs fusils par terre. + +La moitie d'entre eux echapperent, mais nous nous emparames des +autres, et tout d'abord de leur officier, car c'etait un tres gros +homme, qui ne pouvait courir bien vite. + +Je recus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui etait a ma +droite, planter sa baionnette en plein dans le large dos de cet +homme, que j'entendis jeter un hurlement de damne. + +On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de +la pointe ou de la crosse. + +Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien +d'etonnant, car pendant toute la matinee, ces guepes n'avaient +cesse de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour +nous. + +Et alors, apres avoir franchi l'autre bord du champ de ble, comme +nous etions sortis de la zone de fumee, nous vimes devant nous +l'armee francaise tout entiere, dont nous n'etions separes que par +deux pres et un petit sentier. + +Nous jetames un grand cri en les voyant, et nous nous serions +lances a l'attaque, si l'on nous avait laisses faire, car les +jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux +eux jusqu'au moment ou ils sont completement engages. + +Mais le Duc etait venu au trot tout pres de nous pendant que nous +avancions. + +Les officiers passaient a cheval devant nous en agitant leurs +epees pour nous arreter. + +Des sonneries de clairons se firent entendre. + +Il y eut des poussees, des manoeuvres, les sergents jurant et nous +bourrant de coups de hallebarde. + +En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'ecrire, la brigade +etait disposee en trois petits carres bien dessines, tout herisses +de baionnettes, et disposes en echelon, comme on dit, ce qui +permettait a chacun d'eux de tirer en travers de l'une des faces +de l'autre. + +Ce fut la notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que +j'etais, et il n'etait meme que temps. + +Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. + +De derriere cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne +ressemble autant que celui des vagues sur la cote de Berwick quand +le vent vient de l'est. + +La terre etait tout ebranlee de ce grondement sourd: l'air en +etait plein. + +-- Ferme, soixante-onzieme, au nom de Dieu, tenez ferme! cria +derriere nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant +nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetee de +marguerites et de pissenlits. + +Puis tout a coup par-dessus la cime nous vimes surgir huit cents +casques de cuivre, cela subitement. + +Chacun de ces casques faisait flotter une longue criniere, et sous +ses casques apparurent huit cents figures farouches, halees, qui +s'avancaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un meme +nombre de chevaux. + +Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des +sabres, des crinieres s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se +fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. + +Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurterent +contre leurs cuirasses avec le crepitement de la grele contre une +fenetre. + +Je fis feu comme les autres et me hatai de recharger, en regardant +devant moi, a travers la fumee, ou je vis un objet long et mince +qui allait flottant lentement en avant et en arriere. + +Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. + +Une bouffee de vent emporta le voile qui s'etendait devant nous et +alors nous pumes voir ce qui s'etait passe. + +Je m'etais attendu a voir la moitie de ce regiment de cavalerie +couche a terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent +proteges, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation +que nous avait causee leur approche, nous eussions tire haut, +notre feu ne leur avait pas cause grand dommage. + +Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble a moins +de dix yards de moi, celui du milieu etait completement sur le +dos, les quatre pattes en l'air, et c'etait l'une de ces pattes +que j'avais vue s'agiter a travers la fumee. + +Il y avait huit ou dix morts et autant de blesses, qui restaient +assis sur l'herbe, la plupart tout etourdis, mais l'un d'eux +criant a tue-tete: + +-- Vive l'Empereur! + +Un autre, qui avait recu une balle dans la cuisse, un grand diable +a moustache noire, etait assis le dos contre le cadavre de son +cheval. + +Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que +s'il avait concouru pour le tir a la cible, et il atteignit en +plein front Angus Myres qui n'etait separe de moi que par deux +hommes. + +Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se +trouvait tout pres, mais avant qu'il eut le temps de la saisir, le +gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, +accourut et lui planta sa baionnette dans la gorge. Grand dommage, +car c'etait un fort bel homme! + +Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'etaient enfuis a +la faveur de la fumee, mais ils n'etaient pas gens a le faire +aussi facilement. + +Leurs chevaux avaient devie sous notre feu. + +Ils avaient continue leur course au dela de notre carre et recu le +feu des deux carres places plus loin. + +Alors ils franchirent une haie, rencontrerent un regiment de +Hanovriens forme en ligne et les traiterent comme ils nous +auraient traites si nous n'avions pas ete aussi prompts. + +Ils le taillerent en pieces en un instant. + +C'etait terrible de voir les gros Allemands courir en criant +pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs eperons pour +donner plus d'elan a leurs sabres longs et lourds, les abattaient +d'estoc et de taille sans merci. + +Je ne crois pas qu'il soit reste cent hommes en vie de ce +regiment. + +Les Francais revinrent, passant devant nous, criant et brandissant +leurs armes qui etaient rouges jusqu'a la garde. + +Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel +etait un vieux soldat. + +A cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et +ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions recharge. + +Trois cavaliers passerent encore un peu derriere la crete a notre +droite. + +Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carre, ils +seraient sur nous en un clin d'oeil. + +D'autre part, il etait bien dur d'attendre la ou nous etions, car +ils avaient donne le mot a une batterie de douze canons, qui se +forma a mi-cote, a quelque centaines de yards mais nous ne +pouvions l'apercevoir. + +Elle nous envoyait par-dessus la crete des boulets qui arrivaient +juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, +et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, +dans la terre humide, un epieu qui devait leur servir de guide. Il +le fit sous les fusils memes de toute la brigade. + +Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur +son voisin. + +L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du regiment +sortit du carre en courant, et alla arracher l'epieu, mais aussi +prompt qu'un brochet a la poursuite d'uns truite, un lancier +apparut sur la crete, et lui porta un coup si violent par +derriere, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa +lance sortirent par devant, entre le second et le troisieme bouton +de la tunique du petit. + +-- Helene! Helene! cria-t-il avant de tomber mort la face en +avant, pendant que le lancier, crible de balles, s'abattait pres +de lui, sans lacher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, +joints par ce terrible trait d'union. + +Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eumes guere le +temps de songer a autre chose. + +Un carre est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il +n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets +comme nous nous en apercumes, quand ils commencerent a tailler des +coupures rouges a travers nos rangs, au point que nos oreilles +etaient lasses d'entendre le bruit sourd d'eclaboussement, que +faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. + +Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carre se deplaca +d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derriere +nous un autre carre, car cent vingt hommes et sept officiers +marquaient la place que nous avions occupee. + +Mais les canons nous retrouverent. + +On essaya de la formation en ligne, mais aussitot la cavalerie -- +c'etaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la +hauteur. + +Je dois vous dire que nous fumes contents d'entendre le bruit des +sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait +son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup +pour coup. + +Et c'est ce que nous fimes fort bien, car avec notre sang-froid, +nous avions pris de la malice et de la cruaute. + +Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des +cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. + +Il arrive un moment ou l'on cesse de songer a sa peau, et il vous +semble que vous cherchez seulement quelqu'un a qui faire payer +tout ce que vous avez souffert. + +Cette fois nous primes notre revanche sur les lanciers, car ils +n'avaient pas de cuirasses pour les proteger, et d'une seule +salve, nous en jetames a bas soixante-dix. + +Peut-etre que si nous avions vu soixante dix meres pleurant sur +les corps de leurs garcons, nous n'aurions pas ete aussi contents, +mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des +betes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand +ils ont reussi a se prendre par la gorge. + +A ce moment, le colonel eut une idee excellente. + +Apres avoir calcule qu'apres cette charge, la cavalerie serait +eloignee pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous +fit reculer jusqu'a un creux plus profond, ou nous devions etre a +l'abri de l'artillerie, avant qu'elle put recommencer son tir. + +Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand +besoin, car le regiment fondait comme un glacon au soleil. Mais si +mauvais que cela fut pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. + +Tous les Hollando-Belges s'etaient sauves a toutes jambes a ce +moment-la, au nombre de quinze mille, et il en resultait de grands +vides dans notre ligne, a travers lesquels la cavalerie francaise +allait et venait comme elle voulait. + +Puis, les canons francais avaient ete bien superieurs aux notres +par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait ete hachee +meme, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort +gaie pour nous. + +D'autre part, Hougoumont, qui n'etait plus qu'une ruine trempee de +sang, etait reste entre nos mains. Tous les regiments anglais +tenaient bon. + +Pourtant, a dire la verite vraie, comme on doit le faire quand on +est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers +l'arriere, une pincee d'habits rouges. Mais c'etaient de tous +jeunes gens, ceux-la, des trainards, des coeurs laches comme il +s'en trouve partout. + +Je le repete, pas un regiment ne flechit. + +Ce que nous pouvions distinguer de la bataille etait fort peu de +chose, mais il eut fallu etre aveugle pour ne point voir que, +derriere nous, la campagne etait couverte de fuyards. + +Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en +sussions rien, les Prussiens avaient commence leur mouvement. + +Napoleon avait detache vingt mille hommes pour les arreter, et +c'etait une compensation pour ceux d'entre nous qui s'etaient +sauves. + +Les forces en presence etaient a peu pres les memes qu'au debut. + +Tout cela, pourtant, etait fort obscur pour nous. + +A un certain moment, la cavalerie francaise avait deborde en tel +nombre entre nous et le reste de l'armee, que nous crumes quelque +temps etre la seule brigade restee debout. + +Alors, serrant les dents, nous primes la resolution de vendre +notre vie le plus cher possible. + +Il etait entre quatre et cinq heures de l'apres-midi, et nous +n'avions rien a manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. + +Par-dessus le marche, nous etions trempes par la pluie. Elle nous +avait arroses pendant tout le jour, mais pendant les dernieres +heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou a +notre faim. + +Alors nous nous mimes a regarder autour de nous et a raccourcir +nos ceinturons, a nous demander qui avait ete atteint, qui avait +ete epargne. + +Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, +debout a ma droite et appuye sur son fusil. + +Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'etais +blesse. + +-- Tout va bien, Jim, repondis-je. + +-- Je crains bien d'etre venu ici chasser un gibier imaginaire, +dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu! +j'aurai sa peau, ou il aura la mienne. + +Il avait si longtemps couve son tourment, le pauvre Jim, que je +crois vraiment que cela lui avait tourne la tete. + +En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui +n'avait presque rien d'humain. + +Il avait toujours ete de ceux qui prennent a coeur, meme de +petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonne, je crois +qu'il n'avait jamais ete maitre de lui-meme. + +Ce fut a ce moment de la bataille que nous assistames a deux +combats singuliers, chose assez commune, a ce qu'on me dit, dans +les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exerces a +se battre par masses. + +Comme nous etions couches dans le fosse, deux cavaliers arriverent +a fond de train, sur la crete, en face de nous. + +Le premier etait un dragon anglais. Il avait la figure presque +dans la criniere de son cheval. + +Derriere lui, arrivait a grand bruit, sur une grosse jument noire, +un cuirassier francais, vieux gaillard a la tete grise. + +Les notres se mirent a les huer au passage, car il leur paraissait +honteux qu'un Anglais courut ainsi, mais au moment ou ils +passerent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. + +Le dragon avait laisse choir son arme, il etait desarme, et +l'autre le serrait d'aussi pres pour l'empecher d'en trouver une +autre. + +A la fin, pique sans doute par nos huees, l'Anglais prit son parti +d'affronter le combat. + +Ses yeux tomberent sur une lance qui se trouvait pres du cadavre +d'un Francais. + +Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et +alors, sautant a bas avec adresse, il s'en saisit. + +Mais l'autre etait un vieux routier, et il fondit sur lui comme un +boulet. + +Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la detourna et +lui planta son sabre a travers l'omoplate. + +Cela se passa en un instant. + +Puis le Francais mit son cheval au trot, en nous jetant un +ricanement par-dessus son epaule, comme un chien hargneux. + +La premiere partie etait gagnee pour eux, mais nous eumes bientot +a marquer un point. + +L'ennemi avait pousse en avant une ligne de tirailleurs, qui +dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutot que sur +nous, mais nous envoyames deux compagnies du 95eme, pour les tenir +en echec. + +Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car +des deux cotes on se servait de la carabine. + +Parmi les tirailleurs francais se tenait debout un officier, un +homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses epaules. + +Quand les notres arriverent, il s'avanca jusqu'a mi-chemin entre +les deux troupes et s'arreta bien droit, dans l'attitude d'un +escrimeur, la tete rejetee en arriere. + +Je le vois encore aujourd'hui, les paupieres abaissees, une sorte +de sourire narquois sur la physionomie. + +A cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune +homme, courut en avant, foncant sur lui avec ce singulier sabre +courbe que portent les carabiniers. + +Ils se heurterent comme deux beliers, car ils couraient a la +rencontre l'un de l'autre. + +Ils tomberent par l'effet de ce choc, mais le Francais etait +dessous. + +Notre homme brisa son arme pres de la poignee, et recut l'arme de +l'autre a travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et +trouva le moyen d'oter la vie a son ennemi avec le troncon ebreche +de son arme. + +Je croyais bien que les tirailleurs francais allaient l'abattre, +mais pas une detente ne partit, et il revint a sa compagnie avec +une lame de sabre dans un bras, et une moitie de sabre a la main. + + +XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE + +Parmi tant de choses qui paraissant etranges dans une bataille, +maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singuliere que +la facon dont elle agit sur mes camarades. + +Pour quelques-uns, on eut dit qu'ils se livraient a leur repas +journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarque de +changement. + +D'autres marmotterent des prieres depuis le premier coup de canon +jusqu'a la fin; d'autres sacraient, lachaient des jurons a vous +faire dresser les cheveux sur la tete. + +Il y en avait un, l'homme a ma gauche, Mike Threadingham, qui ne +cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait +legue une maison pour les enfants des marins noyes, tout l'argent +qu'elle lui avait promis. + +Il me dit cette histoire et la recommenca. + +Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait +pas ouvert la bouche de tout le jour. + +Quant a moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais +que j'avais l'intelligence et la memoire plus claires que je ne +les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents +laisses a la maison, a la cousine Edie, a ses yeux fripons et +mobiles, a de Lissac et ses moustaches de chat, a toutes les +aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans +les plaines de Belgique, servir de cible a deux cent cinquante +canons. + +Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait ete +terrible a entendre, mais ils se turent soudain. + +Ce n'etait cependant que le calme momentane au cours d'une +tempete. + +Alors, on devine que presque immediatement, il va etre suivi d'un +pire dechainement de l'orage. + +Il y avait encore un bruit tres fort vers l'aile la plus eloignee, +ou les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'etait a +deux milles de la. + +Les autres batteries, tant francaises qu'anglaises, se turent. + +La fumee s'eclaircit de facon que les deux armees purent[2] se +voir un peu. + +Notre crete offrait un spectacle terrible. On eut dit qu'il +restait a peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes a +l'endroit ou avait ete la legion allemande, tandis que les masses +francaises semblaient aussi denses qu'avant. + +Nous savions pourtant qu'ils avaient du perdre plusieurs milliers +d'hommes dans ces attaques. + +Nous entendimes de grands cris de joie partir de leur cote; puis, +tout a coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel +que celui qui venait de finir n'etait rien en comparaison. + +Il devait etre deux fois aussi fort, car chaque batterie etait +deux fois plus rapprochee. + +Elles avaient ete deplacees de facon a tirer presque a bout +portant, d'enormes masses de cavalerie, disposees dans leurs +intervalles, pour les defendre contre toute attaque. + +Quand ce tapage infernal arriva a nos oreilles, il n'y eut pas un +homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprit ce que cela +signifiait. + +C'etait le dernier et supreme effort que faisait Napoleon pour +nous ecraser. + +Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions +tenir ce temps-la, tout irait bien. + +Epuises par la faim, la fatigue, accables, nous faisions des +prieres pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de +tirer, tant qu'un de nous resterait debout. + +Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car +nous etions couches a plat ventre, et nous pouvions en un instant +nous dresser en une masse herissee de baionnettes, si la cavalerie +fondait de nouveau sur nous. + +Mais, derriere le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus +clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus +farouche, le plus saccade, le plus entrainant des bruits. + +-- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils +veulent en finir. + +Et, comme il parlait encore, nous vimes une chose etrange. + +Un Francais, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avanca +au galop vers nous sur un petit cheval bai. + +Il criait a tue-tete: " Vive le Roi! Vive le Roi! " Autant dire +que c'etait un deserteur, puisque nous etions du cote du Roi, et +qu'eux soutenaient l'Empereur. + +En passant pres de nous, il nous cria en anglais: + +-- La Garde arrive! la Garde arrive! + +Puis il disparut vers l'arriere, comme une feuille emportee par +l'orage. + +Au meme moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus +rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. + +-- Il faut que vous les arretiez, ou bien nous sommes battus, +cria-t-il au general Adams si fort, que toute notre compagnie put +l'entendre. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le general. + +-- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six regiments +de grosse cavalerie, dit-il. + +Et il se mit a rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont ete +trop tendus. + +-- Peut-etre voudrez-vous vous joindre a notre marche en avant! Je +vous en prie, regardez-vous comme un des notres, dit le general en +s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de the. + +-- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l'autre en otant son +chapeau. + +Un moment apres, nos trois regiments se resserrerent. La brigade +avanca sur quatre lignes, franchit le creux ou nous etions restes +couches en formant les carres, et alla au-dela du point d'ou nous +avions vu l'armee francaise. + +Il n'etait pas possible de voir beaucoup de choses a ce moment. + +On ne distinguait guere que la flamme rouge, jaillissant de la +gueule des canons, a travers le nuage de fumee, et les silhouettes +noires se baissant, tirant, ecouvillonnant, chargeant, actives +comme des diables, et toutes a leur oeuvre diabolique. + +Mais a travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en +plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mele a de +grandes clameurs. + +Puis on entrevit, a travers le brouillard, une vague mais large +ligne noire, qui prit une teinte plus foncee, un dessin plus net, +si bien qu'enfin, nous vimes que c'etait une colonne, sur cent +hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffes +de hauts bonnets a poil, avec un eclat de plaques de cuivre au- +dessus du front. + +Et derriere ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi +de suite, cela se deroulait, se tordait, sortait de la fumee des +canons. + +On eut dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne +paraissait interminable. + +En avant venaient, ca et la, des tirailleurs, derriere ceux-ci, +les tambours, tout cela s'avancait d'un pas elastique, les +officiers formant des groupes serres sur les flancs, l'epee a la +main et criant des encouragements. + +Il y avait aussi, en tete, une douzaine de cavaliers, qui criaient +tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son epee, +qu'il tenait droite. + +Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment +que le firent les Francais ce jour-la. + +C'etait merveilleux de les voir, car a mesure qu'ils s'avancaient, +ils se trouverent en avant de leurs propres canons, de sorte +qu'ils n'eurent plus a compter sur cette aide, quoiqu'ils +allassent tout droit a deux batteries que nous avions eues a nos +cotes pendant tout le jour. + +Chaque canon avait regle son tir a un pied pres, et nous vimes de +longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, a mesure +qu'elle progressait. + +Les Francais etaient si pres de nous et si serres les uns contre +les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se +serraient davantage, et marchaient avec un elan, un entrain qui +etaient des plus beaux a voir. + +Leur tete etait tournee tout droit vers nous, tandis que le 93eme +debordait d'un cote, et le 52eme de l'autre cote. + +Je croirai toujours que si nous etions restes a l'attendre, la +Garde nous aurait enfonces, car comment arreter une telle colonne +avec une ligne de quatre hommes d'epaisseur? + +Mais a ce moment-la, Colburne, le colonel du 52eme, reploya son +flanc gauche de maniere a le placer parallelement a la colonne, ce +qui contraignit les Francais a s'arreter. + +Leur ligne de front etait a une quarantaine de pas de nous, et +nous pumes les voir a notre aise. + +Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'etais +toujours figure les Francais comme des hommes de petite taille. + +Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette premiere compagnie, +qui ne fut capable de me ramasser comme si j'etais un gamin, et +leurs hauts bonnets a poil les faisait paraitre plus grands +encore. + +C'etaient des gaillards endurcis, tannes, nerveux, aux yeux +farouches et brides, aux moustaches herissees, ces vieux soldats +qui n'avaient jamais passe une semaine sans se battre, et pendant +bien des annees. + +Et alors, comme je me tenais pret, le doigt sur la detente, +attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur +l'officier monte qui portait son chapeau au bout de son epee. + +Je le reconnus: c'etait Bonaventure de Lissac. + +Je le vis. Jim le vit aussi. + +J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la +colonne francaise. + +Aussi prompte que la pensee, la brigade entiere suivit cette +impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le +front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par +les flancs. + +Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait +ete donne: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en +realite Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade +sur la vieille Garde. + +Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premieres minutes de +rage. + +Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que +j'appuyai sur la detente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu'il +etait porte par la foule, mais je vis, sur l'etoffe, une tache +horrible, et un leger tourbillon de fumee, comme si elle avait +pris feu. Puis, je me trouvai rejete contre deux gros Francais, et +si serre entre eux, qu'il nous etait impossible de mouvoir une +arme. + +L'un d'eux, un gaillard a grand nez, me saisit a la gorge, et je +me sentis comme un poulet dans sa poigne. + +-- _Rendez-vous, coquin_, dit-il. + +Mais, tout a coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car +quelqu'un venait de lui plonger une baionnette dans le ventre. + +On tira tres peu de coups de feu apres le premier abordage. On +n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les +cris brefs des hommes atteints, et les commandements des +officiers. + +Alors, tout a coup, les Francais commencerent a ceder le terrain, +lentement, de mauvaise grace, pas a pas, mais enfin ils +reculaient. + +Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque la, le +frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprimes qu'ils +allaient plier. + +J'avais devant moi un Francais, un homme aux traits tranchants, +aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait ete a +l'exercice. + +Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour +choisir et abattre un officier. + +Je me rappelle qu'il me vint a l'esprit que ce serait faire un bel +exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. + +Je me precipitai vers lui et lui passai ma baionnette au travers +du corps. + +En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lacha un coup de fusil +en pleine figure. + +La balle me fit, a travers la joue, une marque qui me restera +jusqu'a mon dernier jour. + +Quand il tomba, je trebuchai par-dessus son corps. Deux autres +hommes tomberent a leur tour sur moi, et je faillis etre etouffe +sous cet entassement. + +Lorsqu'enfin je me fus degage, apres m'etre frotte les yeux, qui +etaient pleins de poudre, je vis que la colonne etait +definitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns +fuyant a toutes jambes, les autres continuant a combattre, dos a +dos, dans un vain effort pour arreter la brigade, qui balayait +tout devant elle. + +Il me semblait qu'un fer rouge etait applique sur ma figure, mais +j'avais l'usage de mes membres. + +Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes +mutiles, je courus apres mon regiment, et allai prendre ma place +au flanc droit. + +Le vieux major Elliott etait la, boitant un peu, car son cheval +avait ete tue, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. + +Il me vit venir et me fit un signe de tete, mais on avait trop de +besogne pour avoir le temps de causer. + +La brigade avancait toujours, mais le general passa a cheval +devant moi, baissant la tete, et regardant les positions +anglaises: + +-- Il n'y a pas de terrain gagne, dit-il, mais je ne recule pas. + +-- Le duc de Wellington a remporte une grande victoire, proclama +l'aide de camp d'une voix solennelle. + +Et alors, cedant soudain a ses sentiments, il ajouta: + +-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. + +Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. + +Mais a ce moment-la, le premier venu pouvait se rendre compte que +l'armee francaise se disloquait. + +Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrement +pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les +bords. + +Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles +avaient, a l'arriere, un eparpillement de trainards. + +La Garde s'eclaircissait, devant nous, a mesure que nous poussions +en avant, et nous nous trouvames face a face avec douze canons, +mais, au bout d'un moment, ils furent a nous, et je vis notre plus +jeune sous-officier, apres celui qui avait ete tue par le lancier, +griffonner a la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numero +72, en vrai ecolier qu'il etait. + +Ce fut alors que nous entendimes, derriere nous, un hourra +d'encouragement, et que nous vimes l'armee anglaise tout entiere +deborder par-dessus la crete des hauteurs et se repandre dans la +vallee pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. + +Les canons arriverent aussi en bondissant, a grand bruit, et notre +cavalerie legere, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite +avec notre brigade. + +Apres cela, il n'y avait plus de bataille. + +L'on marcha en avant sans rencontrer de resistance, et notre armee +finit de se former en ligne sur le terrain meme que les Francais +occupaient le matin. + +Leurs canons etaient a nous; leur infanterie reduite a une cohue +qui s'eparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra +seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ +de bataille sans se rompre. + +Enfin, au moment meme ou la nuit venait, nos hommes, epuises et +affames, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les +faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. + +Voila tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la +bataille de Waterloo. + +J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine +de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. + +Il me fallut donc percer un autre trou a mon ceinturon, qui me +serra alors comme un cercle autour d'un baril. + +Apres cela, je me couchai dans la paille, ou se vautrait le reste +de la compagnie. + +Moins d'une minute apres, je m'endormais d'un sommeil de plomb. + + +XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT + +Le jour pointait, et les premieres lueurs grises venaient de se +montrer furtivement a travers les longues et minces fentes des +murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'epaule. + +Je me levai d'un bond. + +Dans mon cerveau, hebete par le sommeil, je m'etais figure que les +cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde +posee contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, +je me rappelai ou j'etais. + +Mais je puis vous dire que je fus bien etonne en m'apercevant que +c'etait le major Elliott lui-meme, qui m'avait reveille. + +Il avait l'air tres grave et, derriere lui, venaient deux +sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. + +-- Reveillez-vous, mon garcon, dit le major, retrouvant sa +bonhomie comme si nous etions de nouveau a Corriemuir. + +-- Oui, major, balbutiai-je. + +-- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois +quelque chose a tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter +vos foyers. Jim Horscroft est manquant. + +Je sursautai a ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la +faim, et la fatigue, j'avais completement oublie mon ami depuis +qu'il s'etait elance contre la Garde francaise, en entrainant tout +le regiment. + +-- Je suis en train de faire le releve de nos pertes, dit le +major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez +grand plaisir. + +Nous voila donc en route, le major, les deux sergents et moi. + +Oh! certes, c'etait un terrible spectacle, si terrible, que malgre +le nombre d'annees qui se sont ecoulees, je prefere en parler le +moins possible. + +C'etait bien horrible a voir dans la chaleur du combat, mais +maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le +tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de +glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de +boucher, ou de pauvres diables ont ete eventres, ecrases, mis en +bouillie, ou l'on dirait que l'homme a voulu tourner en derision +l'oeuvre de Dieu. + +L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille: +les fantassins morts, formant encore des carres, la ligne confuse +de cavaliers qui les avaient charges, et en haut, sur la pente, +les artilleurs gisant autour de leur piece brisee. + +La colonne de la Garde avait laisse une bande de morts a travers +la campagne. + +On eut dit la trace laissee par une limace. En tete, se dressait +un amas de morts en uniforme bleu, entasses sur les habits rouges, +a l'endroit ou avait eu lieu cette etreinte furieuse, lorsqu'ils +avaient fait le premier pas en arriere. + +Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant a cet endroit, ce fut +Jim, lui-meme. + +Il gisait, de tout son long, etendu sur le dos, la figure tournee +vers le ciel. + +On eut dit que toute passion, toute souffrance s'etaient +evaporees. + +Il ressemblait tout a fait a ce Jim d'autrefois, que j'avais vu +cent fois dans sa couchette, quand nous etions camarades d'ecole. + +J'avais jete un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins +a considerer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus +heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espere de le voir +pendant sa vie, je cessai de me desoler sur lui. + +Deux baionnettes francaises lui avaient traverse la poitrine. + +Il etait mort sur le champ, sans souffrir, a en croire le sourire +qu'il avait sur les levres. + +Le major et moi, nous lui soulevions la tete, esperant qu'il +restait peut-etre un souffle de vie, quand j'entendis pres de moi +une voix bien connue. + +C'etait de Lissac, dresse sur son coude, au milieu d'un tas de +cadavres de soldats de la Garde. + +Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau a +grand plumet rouge, gisait a terre, pres de lui. + +Il etait bien pale. Il avait de grands cercles bistres sous les +yeux, mais, a cela pres, il etait reste tel qu'il etait jadis, +avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affame, sa +moustache raide, sa chevelure coupee ras et clairsemee jusqu'a la +calvitie, au haut de la tete. + +Il avait toujours eu les paupieres tombantes, mais maintenant il +etait presque impossible de retrouver, par-dessous, le +scintillement de l'oeil. + +-- hola, Jock! s'ecria-t-il, je ne m'attendais guere a vous voir +ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. + +-- C'est vous qui nous avez apporte tous ces ennuis, dis-je. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout +est arrange pour nous a l'avance. Quand j'etais en Espagne, j'ai +appris a croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoye ici, +ce matin. + +-- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en +posant la main sur l'epaule du pauvre Jim. + +-- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. + +Il ouvrit alors son manteau et j'apercus, avec horreur, un gros +caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. + +-- C'est ma treizieme blessure, et ma derniere, dit-il, avec un +sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous +me donner a boire, si vous disposez de quelques gouttes? + +Le major avait du brandy etendu d'eau. + +De Lissac en but avidement. + +Ses yeux se ranimerent, et une petite tache rouge reparut a ses +joues livides. + +-- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un +m'appeler par mon nom, et aussitot son fusil s'est pose sur ma +tunique. Deux de mes hommes l'ont echarpe au moment meme ou il a +fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez a Paris dans +moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au +numero 11 de la rue de Miromesnil, qui est pres de la Madeleine. +Annoncez-lui la nouvelle avec menagement, Jock, car vous ne pouvez +pas vous figurer a quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce +que je possede se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine +en a les clefs. Vous n'oublierez pas? + +-- Je me souviendrai. + +-- Et Madame votre mere? J'espere que vous l'avez laissee en bonne +sante? Ah! Et Monsieur votre pere aussi. Presentez-lui mes plus +grands respects. + +A ce moment meme, ou il allait mourir, il fit la reverence +d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations +a ma mere. + +-- Assurement, dis-je, votre blessure pourrait etre moins grave +que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de +notre regiment. + +-- Mon cher Jock, je n'ai pas passe ces quinze ans a faire et +recevoir des blessures, sans savoir reconnaitre celle qui compte. +Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est +fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes +Voltigeurs, que de rester pour vivre en exile et en mendiant. En +outre, il est absolument certain que les Allies m'auraient +fusille. Ainsi, je me suis epargne une humiliation. + +-- Les Allies, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, +ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. + +-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que +j'aurais fui en Ecosse et change de nom, si je n'avais eu rien de +plus a craindre que mes camarades restes a Paris? Je tenais a la +vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je +n'ai plus qu'a mourir, car il ne se trouvera plus jamais a la tete +d'une armee. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se +pardonner. C'est moi qui commandais le detachement qui a fusille +le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma +cherie! + +Il leva les deux mains, dont les doigts s'agiterent, et +tremblerent comme s'il tatonnait. + +Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tete se +pencha sur sa poitrine. + +Un de nos sergents le recoucha doucement. L'autre etendit sur lui +le grand manteau bleu. Nous laissames ainsi la ces deux hommes, +que le Destin avait si etrangement mis en rapport. + +L'Ecossais et le Francais gisaient silencieux, paisibles, si +rapproches que la main de l'un eut pu toucher celle de l'autre, +sur cette pente imbibee de sang, dans le voisinage de Hougoumont. + + +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + +Maintenant, me voici bien pres de la fin de tout cela, et je suis +fort content d'y etre arrive, car j'ai commence ce recit +d'autrefois, le coeur leger, en me disant que cela me donnerait +quelque occupation pendant les longs soirs d'ete. Mais, chemin +faisant, j'ai reveille mille peines qui dormaient, mille chagrins +a demi oublies, si bien que j'ai a present l'ame a vif, comme la +peau d'un mouton mal tondu. + +Si je m'en tire a bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la +plume; car, en commencant, cela va tout seul, comme quand on +descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis, +avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied +dans un trou et vous y restez, et c'est a vous de vous en tirer a +force de vous debattre. + +Nous enterrames Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un +soldats de la Garde imperiale et de notre Infanterie legere, +ranges dans la meme tranchee. + +Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on seme une graine, +quelle belle recolte de heros on ferait un jour! + +Alors, nous laissames pour toujours, derriere nous, ce champ de +carnage et nous primes, avec notre brigade, la route de la +frontiere pour marcher sur Paris. + +Pendant toutes ces annees-la, on m'avait toujours habitue a +regarder les Francais comme de tres mechantes gens, et comme nous +n'entendions parler d'eux qu'a l'occasion de batailles, de +massacres sur terre et sur mer, il etait assez naturel pour moi de +les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. + +Apres tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la meme chose, +ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la meme +maniere. + +Mais quand nous eumes a traverser leur pays, quand nous vimes +leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si +tranquillement occupes au travail des champs et les femmes +tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste +coiffe blanche, grondant le bebe pour lui apprendre la politesse, +tout nous parut si empreint de simplicite domestique, que j'en +vins a ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps hai +et redoute ces bonnes gens. + +Je suppose que, dans le fond, l'objet reel de notre haine, c'etait +l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il etait parti et que +sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa +beaute. + +Nous fimes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le +plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivames ainsi a la +grande cite. + +Nous nous attendions a y livrer bataille, car elle est si peuplee, +qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle +armee. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage +d'abimer tout un pays a cause d'un seul homme. + +On lui avait donc donne avis qu'il eut a se tirer d'affaire, seul, +desormais. + +D'apres les dernieres nouvelles qui nous arriverent sur lui, il +s'etait rendu aux Anglais. + +Les portes de Paris nous etaient ouvertes; c'etaient des nouvelles +excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir a la seule +bataille ou je me fusse trouve. + +Mais il y avait alors a Paris, une foule de gens attaches a Boney. + +C'etait tout naturel, quand on songe a la gloire qu'il leur avait +acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demande a son +armee d'aller dans un endroit ou il n'allat pas lui-meme. + +Ils nous firent assez mauvaise mine a notre entre, je puis vous le +dire. + +Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fumes les premiers qui +mirent le pied dans la ville. + +Nous passames sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile a +ecrire qu'a prononcer; de la, on traversa un beau parc, le Bois de +Boulogne, puis on alla aux Champs-Elysees, ou l'on bivouaqua. + +Bientot il y eut, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, +qu'on se serait cru dans un camp plutot que dans une ville. + +La premiere fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de +ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par +couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. + +Rob attendit dans le vestibule et, des que je mis le pied sur le +paillasson, je me trouvai en presence de ma cousine Edie, qui +etait toujours restee la meme, et qui se mit a me contempler de ce +regard sauvage qu'elle a. + +Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le +fit, elle s'avanca de trois pas, courut a moi et me sauta au cou. + +-- Oh! mon cher vieux Jock, s'ecria-t-elle, comme vous etes beau, +sous l'habit rouge! + +-- Oui, a present, je suis soldat, Edie, repondis-je d'un ton fort +raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par +derriere elle, l'autre figure qui etait tournes vers le ciel, sur +le champ de bataille de Belgique. + +-- Qui l'aurait cru? s'ecria-t-elle. Qu'etes vous alors, Jock? +General? Capitaine? + +-- Non, je suis simple soldat. + +-- Comment, vous n'etes pas, je l'espere, de ces gens du commun +qui portant le fusil? + +-- Si, je porte le fusil. + +-- Oh! ce n'est pas, a beaucoup pres, aussi interessant, dit-elle +en retournant s'asseoir sur le canape qu'elle avait quitte. + +C'etait une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, +pleine d'objets brillants, et j'etais sur le point de repartir +pour donner a mes bottes un nouveau coup de brosse. + +Quand Edie s'assit, je vis qu'elle etait en grand deuil; cela me +prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. + +-- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je +suis tres maladroit pour annoncer avec menagement les nouvelles. +Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les +malles, et qu'Antoine avait les clefs. + +-- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez ete bien bon de faire +cette commission. J'ai appris l'evenement il y a environ huit +jours. J'en ai ete folle quelque temps, tout a fait folle. Je +porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un +veritable epouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en +remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. + +-- Pardon, Madame, dit une domestique en avancant la tete, le +comte de Beton desire vous voir. + +-- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voila qui est +tres important. Je suis bien fachee d'abreger notre entretien, +mais vous reviendrez me voir, j'en sais sure, n'est-ce pas? Je +suis si desolee? Ah! est-ce qu'il vous serait egal de sortir par +la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie, +mon cher vieux Jock, vous avez toujours ete si bon garcon, et vous +faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. + +C'etait la derniere fois que je devais voir la cousine Edie. + +Elle se montrait a la lumiere du soleil avec son regard +provocateur, de jadis, avec ses dents eclatantes. + +Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une +goutte de mercure. + +Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis a la +porte une belle voiture a deux chevaux; je devinai alors qu'elle +m'avait prie de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis +du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels +elle avait vecu dans son enfance. + +Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon pere et ma +mere, qui avaient eu tant de bonte pour elle. + +Bah! elle etait ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en +dispenser qu'un lapin ne peut s'empecher d'agiter son bout de +queue; et pourtant, cette pensee me fit grand-peine. + +Neuf mois apres, j'appris qu'elle avait epouse ce meme comte de +Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. + +Quant a nous, notre tache etait accomplie. + +La grande ombre avait ete chassee de dessus l'Europe; elle ne +viendrait plus s'allonger d'un bout a l'autre du pays, planant sur +les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les tenebres +dans des existences qui auraient ete si heureuses. + +Apres avoir achete ma liberation, je revins a Corriemuir, ou, +apres la mort de mon pere, je pris la ferme. + +J'epousai Lucie Deane, de Berwick, et j'elevai sept enfants, qui +tous sont plus grands que leur pere, et n'omettent rien pour le +lui rappeler. + +Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'ecoulent +desormais et qui se ressemblent comme autant de beliers ecossais, +j'ai peine a convaincre mes jeunes gens que, meme ici, nous avons +eu notre roman, au temps ou Jim et moi nous fimes notre cour, et +ou l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre cote de l'eau. + +Notes : + +[1] " vieil habit " aurait ete plus elegant... (Note de l'editeur) +[2] Il aurait ete preferable d'ecrire " puissent " ou " pussent ". +(Note de l'editeur) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + +***** This file should be named 13735.txt or 13735.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13735/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..9fe13cd --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #13735 (https://www.gutenberg.org/ebooks/13735) diff --git a/old/13735-8.txt b/old/13735-8.txt new file mode 100644 index 0000000..e3a225b --- /dev/null +++ b/old/13735-8.txt @@ -0,0 +1,6875 @@ +The Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La grande ombre + +Author: Arthur Conan Doyle + +Release Date: October 13, 2004 [EBook #13735] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + + + + + +Arthur Conan Doyle + +LA GRANDE OMBRE + +(1909) + + +Table des matières + +Préface +I -- LA NUIT DES SIGNAUX +II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX +IV -- LE CHOIX DE JIM +V -- L'HOMME D’OUTRE-MER +VI -- UN AIGLE SANS ASILE +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR +VIII -- L'ARRIVÉE DU CUTTER +IX -- CE QUI SE FIT À WEST INCH +X -- LE RETOUR DE L’OMBRE +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS +XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE +XIII -- LA FIN DE LA TEMPÊTE +XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + + +Préface + +_Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et +américaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces +abondantes moissons de détails biographiques dont le lecteur +contemporain est si friand._ + +_Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est né le 22 mai +1859 à Édimbourg, qu'il fut l'élève de son université, qu'il y +étudia la médecine et l'exerça huit ans à Southsea (1882-1889), +qu'il voyagea ensuite dans les régions arctiques et sur les côtes +Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de +renseignements aussi succincts._ + +_Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignée +d'artistes qui ont laissé une trace glorieuse dans la carrière._ + +_Son grand-père, John Doyle, élève du paysagiste Gabrielli et du +miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste célèbre. Sous la +signature H.B., son crayon s'attaqua à tout ce qu'il y avait +d'illustre dans les générations de son temps (1798-1808). +Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent +fois reconnu ses mérites et salué ce qu'ils appelaient presque son +génie._ + +_Richard, ou mieux Dick Doyle, élève de son père, marchant sur ses +brisées, débuta comme caricaturiste à 17 ans et, de 1843 à 1850, +il fit la joie des abonnés du _Punch_, mais alors des scrupules +religieux lui interdirent de collaborer à une feuille satirique, +qui bafouait ce qui était à ses yeux sacré comme le plus cher des +legs des aïeux, la foi catholique profondément ancrée en son âme +d'Irlandais. Il s'éloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour +porter à une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. +Il le consacra désormais à l'illustration des chefs-d'oeuvre de +Thackeray et de Ruskin. C'est à lui qu'on dut ces dessins tour à +tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la +famille Newcomes, ou la légende du Roi de la Rivière d'or._ + +_Charles Doyle, le cinquième fils de John et le père d'Arthur, +n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut +surtout apprécié comme architecte, de même qu'un autre de ses +frères se confinait dans la direction de la National Gallery +d'Irlande et qu'un troisième renonçait à ses pinceaux pour dresser +les plus exactes généalogies du baronnage d'Angleterre._ + +_Ainsi apparenté, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, +débuter en littérature que lorsqu'il fut certain de tenir un +succès et dès son _Étude en rouge_, première série de son immortel +_Sherlock Holmes_, il fût, en effet, célèbre. Dès lors il n'eut +plus qu'à persévérer, tuant et ressuscitant ses héros selon les +caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables légions +de lecteurs._ + +_C'est à un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan +Doyle a écrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent +inspirés par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacrés à la +peinture de l'époque napoléonienne, ne sont pas les moins bien +venus de la série._ + +_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait tracé la +voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. À ce point de +vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits +du colonel Gérard_, mais le désir de rendre justice à son grand +adversaire et de juger un soldat en soldat est le même chez les +deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-être +d'Erckmann-Chatrian, dont les récits ont nourri notre enfance et +sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallèle pourrait +être établi et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant +pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch +s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser +sur l’Europe._ + +_Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits +saluant involontairement les balles, les vieux soldats les +raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant +s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin +du combat, les revues passées par l'état-major empanaché, les +cavaliers chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circulant au +galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis +après plusieurs heures de combat, la chevauchée des cuirassiers +chargeant et la montée des bataillons de la Vieille-Garde se ruant +sur les carrés anglais avec une rage désespérée._ + +ALBERT SAVINE. + + +I -- LA NUIT DES SIGNAUX + +Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrivé à peine au milieu +du dix-neuvième siècle, et à l’âge de cinquante-cinq ans. + +Ma femme ne me découvre guère qu'une fois par semaine derrière +l'oreille un petit poil gris qu'elle tient à m'arracher. + +Et pourtant quel étrange effet cela me fait que ma vie se soit +écoulée en une époque où les façons de penser et d'agir des hommes +différaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des +habitants d'une autre planète. + +Ainsi, lorsque je me promène par la campagne, si je regarde par +là-bas, du côté de Berwick, je puis apercevoir les petites +traînées de fumée blanche, qui me parlent de cette singulière et +nouvelle bête aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le +corps recèle un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le +long de la frontière. + +Quand le temps est clair, j'aperçois sans peine le reflet des +cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. + +Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la même bête, +ou parfois même une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air +une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre +le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. + +Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux père muet de colère +autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le +Créateur, si profondément enracinée dans l'âme, qu'il ne voulait +pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute +innovation lui paraissait toucher de bien près au blasphème. + +C'était Dieu qui avait créé le cheval. + +C'était un mortel de là-bas, vers Birmingham, qui avait fait la +machine. + +Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il à se servir de la selle et +des éperons. + +Mais il aurait éprouvé une bien autre surprise en voyant le calme +et l'esprit de bienveillance qui règnent actuellement dans le +coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire +dans les réunions qu'il ne faut plus de guerre, excepté bien +entendu, avec les nègres et leurs pareils. + +Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans +interruption -- une trêve de deux courtes années -- depuis bientôt +un quart de siècle? + +Réfléchissez à cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si +tranquille, si paisible. + +Des enfants, nés pendant la guerre, étaient devenus des hommes +barbus, avaient eu à leur tour des enfants, que la guerre durait +encore. + +Ceux qui avaient servi et combattu à la fleur de l'âge et dans +leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur +dos se voûter, que les flottes et les armées étaient encore aux +prises. + +Rien d'étonnant, dès lors, qu'on en fût venu à considérer la +guerre comme l'état normal, et qu'on éprouvât une sensation +singulière à se trouver en état de paix. + +Pendant cette longue période, nous nous battîmes avec les Danois, +nous nous battîmes avec les Hollandais, nous nous battîmes avec +l'Espagne, nous nous battîmes avec les Turcs, nous nous battîmes +avec les Américains, nous nous battîmes avec les gens de +Montevideo. + +On eût dit que dans cette mêlée universelle, aucune race n'était +trop proche parente, aucune trop distante pour éviter d'être +entraînée dans la querelle. + +Mais ce fut surtout avec les Français que nous nous battîmes; et +de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et +de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les +gouvernait. + +C'était très crâne de le représenter en caricature, de le +chansonner, de faire comme si c'était un charlatan, mais je puis +vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une +ombre noire au-dessus de l'Europe entière, et qu'il fut un temps +où la clarté d'une flamme apparaissant de nuit sur la côte faisait +tomber à genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les +mains de tous les hommes. + +Il avait toujours gagné la partie: voilà ce qu'il y avait de +terrible. + +On eût dit qu'il portait la fortune en croupe. + +Et en ces temps-là nous savions qu'il était posté sur la côte +septentrionale avec cent cinquante mille vétérans, avec les +bateaux nécessaires au passage. + +Mais c'est une vieille histoire. + +Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot anéantit +leur flotte. + +Il devait rester en Europe une terre où l'on eût la liberté de +penser, la liberté de parler. + +Il y avait un grand signal tout prêt sur la hauteur près de +l'embouchure de la Tweed. + +C'était un échafaudage fait en charpente et en barils de goudron. + +Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'écarquillais les +yeux à regarder s'il flambait. + +Je n'avais alors que huit ans, mais à cet âge, on prend déjà les +choses à coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dépendît +en quelque façon de moi et de ma vigilance. + +Un soir, comme je regardais, j'aperçus une faible lueur sur la +colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les +ténèbres. + +Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les +poignets contre le cadre en pierre de la fenêtre, pour me +convaincre que j'étais éveillé. + +Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se +refléter dans l'eau, et je m'élançai à la cuisine. + +Je hurlai à mon père que les Français avaient franchi la Manche et +que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. + +Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'étudiant en droit +d'Édimbourg. + +Je crois encore le voir secouant sa pipe à coté du feu et me +regardant par-dessus ses lunettes à monture de corne. + +-- Êtes-vous sûr, Jock, dit-il. + +-- Aussi sûr que d'être en vie, répondis-je d'une voix +entrecoupée. + +Il étendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il +ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, +mais il la referma, et sortit à grands pas. + +Nous le suivîmes, l’étudiant en droit et moi, jusqu'à la porte à +claire-voie qui donne sur la grande route. + +De là nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur +d'un autre feu plus petit à Ayton, plus au nord. + +Ma mère descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas +saisis par le froid, et nous restâmes là jusqu'au matin, en +échangeant de rares paroles, et cela même à voix basse. + +Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en était passé la +veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en +remontant vers le nord, s'étaient enrôlés dans les régiments de +volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de +leurs chevaux pour répondre à l'appel. + +Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'étrier avant de +partir. + +Je n’en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval +blanc, brandissant au clair de lune un énorme sabre rouillé. + +Ils nous crièrent en passant, que le signal de North Berwick Law +était en feu, et qu'on croyait que l'alarme était partie du +Château d'Édimbourg. + +Un petit nombre galopèrent en sens contraire, des courriers pour +Édimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-shérif, et +autres de ce genre. + +Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes +robustes, monté sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'à notre porte +et nous fit quelques questions sur la route. + +-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut- +être aurais-je tout aussi bien fait de rester où j'étais, mais +maintenant que me voilà parti, je n'ai rien de mieux à faire que +de déjeuner avec le régiment. + +Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. + +-- Je le connais bien, dit notre étudiant en nous le désignant +d'un signe de tête, c'est un légiste d'Édimbourg, et il s'entend +joliment à enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. + +Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se +passa guère de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute +l'Écosse. + +Bien des fois nous pensâmes alors à cet homme qui nous avait +demandé la route dans la nuit terrible. + +Mais dès le matin, nous eûmes l'esprit tranquille. + +Il faisait un temps gris et froid. + +Ma mère était retournée à la maison pour nous préparer un pot de +thé, quand arriva un char à bancs ramenant le docteur Horscroft, +d'Ayton et son fils Jim. + +Le docteur avait relevé jusque sur ses oreilles le collet de son +manteau brun, et il avait l'air de fort méchante humeur, car Jim, +qui n'avait que quinze ans, s'était sauvé à Berwick à la première +alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son père. + +Le papa avait passé toute la nuit à sa recherche, et il le +ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derrière le +siège. + +Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son père, avec ses +mains fourrées dans ses poches de côté, ses sourcils joints, et sa +lèvre inférieure avancée. + +-- Tout ça, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y +a pas eu de débarquement, et tous les sots d'Écosse sont allés +arpenter pour rien les routes. + +Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces +mots, ce qui lui valut de la part de son père un coup sur le côté +du crâne avec le poing fermé. + +À ce coup, le jeune garçon laissa tomber sa tête sur sa poitrine +comme s'il avait été étourdi. + +Mon père hocha la tête, car il avait de l'affection pour Jim, et +nous rentrâmes tous à la maison, en dodelinant du chef, et les +yeux papillotants, pouvant à peine tenir les yeux ouverts, +maintenant que nous savions tout danger passé. + +Mais nous éprouvions en même temps au coeur un frisson de joie +comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en +ma vie. + +Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai +entrepris de raconter, mais quand on a une bonne mémoire et peu +d’habileté, on n'arrive pas à tirer une pensée de son esprit sans +qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en même +temps. + +Et pourtant, maintenant que je me suis mis à y songer, cet +incident n'était pas entièrement étranger à mon récit, car Jim +Horscroft eut une discussion si violente avec son père, qu'il fut +expédié au collège de Berwick et comme mon père avait depuis +longtemps formé le projet de m'y placer aussi, il profita de +l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. + +Mais avant de dire un mot au sujet de cette école, il me faut +revenir à l'endroit où j'aurais dû commencer, et vous mettre en +état de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages +écrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien +loin au-delà du _border_, et n'ont jamais entendu parler des +Calder de West Inch. + +Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau +domaine, autour d'une bonne habitation. + +C'est simplement une grande terre à pâturages de moutons, ou la +bise souffle avec âpreté et que le vent balaie. + +Elle s'étend en formant une bande fragmentée le long de la mer. + +Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste à +gagner son loyer et à avoir du beurre le dimanche au lieu de +mélasse. + +Au milieu, s'élève une maison d'habitation en pierre, recouverte +en ardoise, avec un appentis derrière. + +La date de 1703 est gravée grossièrement dans le bloc qui forme le +linteau de la porte. + +Il y a plus de cent ans que ma famille est établie là, et malgré +sa pauvreté, elle est arrivée à tenir un bon rang dans le pays, +car à la campagne le vieux fermier est souvent plus estimé que le +nouveau laird. + +La maison de West Inch présentait une particularité singulière. + +Il avait été établi par des ingénieurs et autres personnes +compétentes, que la ligne de délimitation entre les deux pays +passait exactement par le milieu de la maison, de façon à couper +notre meilleure chambre à coucher en deux moitiés, l'une anglaise, +l'autre écossaise. + +Or, la couchette que j'occupais était orientée de telle sorte que +j'avais la tête au nord de la frontière et les pieds au sud. + +Mes amis disent que si le hasard avait placé mon lit en sens +contraire, j'aurais eu peut-être la chevelure d'un blond moins +roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. + +Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, où ma tête d’Écossais +ne voyait aucun moyen de me tirer de péril, mes bonnes grosses +jambes d'Anglais vinrent à mon aide et m'en éloignèrent jusqu'en +lieu sûr. + +Mais à l'école, cela me valut des histoires à n'en plus finir: les +uns m'avaient surnommé _Grog à l'eau_; pour d'autres j'étais la +« Grande Bretagne » pour d'autres, « l'Union Jock ». + +Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Écossais et les +petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les +jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. + +Puis on s'arrêtait des deux côtés pour se mettre à rire, comme si +la chose était bien plaisante. + +Dans les commencements, je fus très malheureux à l'école de +Berwick. + +Birtwhistle était le premier maître, et Adams le second, et je +n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. + +J’étais naturellement timide, très peu expansif. + +Je fus long à me faire un ami soit parmi les maîtres, soit parmi +mes camarades. + +Il y avait neuf milles à vol d'oiseau, et onze milles et demi par +la route, de Berwick à West Inch. + +J'avais le coeur gros en pensant à la distance qui me séparait de +ma mère. + +Remarquez, en effet, qu'un garçon de cet âge, tout en prétendant +se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, hélas! +quand on le prend au mot. + +À la fin, je n'y tins plus, et je pris la résolution de m’enfuir +de l'école, et de retourner le plus tôt possible à la maison. + +Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer +l'éloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l’école, +jusqu'au dernier élève, ce qui rendit ma vie d'écolier fort +agréable et fort douce. + +Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'étais tombé par +une fenêtre du second étage. + +Voici comment la chose arriva: + +Un soir j'avais reçu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de +l'école. Cet affront, s'ajoutant à tous mes autres griefs, fit +déborder ma petite coupe. + +Je jurai, ce soir même, en enfouissant ma figure inondée de larmes +sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit à +West Inch, soit bien près d'y arriver. + +Notre dortoir était au second étage, mais j'avais une réputation +de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. + +Je n'éprouvais aucune frayeur, tout petit que j'étais, de me +laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde +serrée à la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois +pieds au-dessus du sol. + +Dès lors, je ne craignais guère de ne pas pouvoir sortir du +dortoir de Birtwhistle. + +J'attendis avec impatience que l'on eût fini de tousser et de +remuer. + +Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des +gens réveillés, eurent cessé de se faire entendre sur la longue +ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je +m'habillai, et mes souliers à la main, je me dirigeai vers la +fenêtre sur la pointe des pieds. + +Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors. + +Le jardin s'étendait au-dessous de moi, et tout près de ma main +s'allongeait une grosse branche de poirier. + +Un jeune garçon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise +d'échelle. + +Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'à franchir un mur de +cinq pieds. + +Après quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la +maison. + +J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre +branche, et j'allais m'élancer de la fenêtre, lorsque je devins +tout à coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais été +changé en pierre. + +Il y avait par-dessus la crête du mur une figure tournée vers moi. + +Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette +figure dans sa pâleur et son immobilité. + +La lune versait sa lumière sur elle, et les globes oculaires se +mouvaient lentement des deux côtés, bien que je fusse caché à sa +vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. + +Puis par saccades, la figure blanche s'éleva de façon à montrer le +cou. + +Les épaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. + +Il se mit à cheval sur la crête du mur, puis d'un violent effort, +il attira vers lui un jeune garçon à peu près de ma taille qui +reprenait haleine de temps à autre, comme s'il sanglotait. + +L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles +bourrues. + +Puis ils se laissèrent aller tous deux par terre dans le jardin. + +J'étais encore debout, et en équilibre, avec un pied sur la +branche et l'autre sur l'appui de la fenêtre, n'osant pas bouger, +de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer à +pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison. + +Tout à coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit +sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en +tombant. + +-- Voilà qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, +vous avez de la place. + +-- Mais l'ouverture est toute bordée d'éclats, fit l'autre avec un +tremblement de frayeur. + +L'individu lança un juron qui me donna la chair de poule. + +-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je... + +Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court halètement de +douleur. + +-- J'y vais, j'y vais, s'écria le petit garçon. + +Mais je n'en entendis pas plus long, car la tête me tourna +brusquement. + +Mon talon glissa de la branche. + +Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes +quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbé du +cambrioleur. + +Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous répondre, +c'est qu'aujourd'hui même je ne saurais dire si ce fut un +accident, ou si je le fis exprès. + +Il se peut bien que pendant que je songeais à le faire, le hasard +se soit chargé de trancher la question pour moi. + +L'individu était courbé, la tête en avant, occupé à pousser le +gamin à travers une étroite fenêtre quand je m'abattis sur lui à +l'endroit même où le cou se joint à l'épine dorsale. + +Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit +trois tours sur lui-même en battant l'herbe de ses talons. + +Son petit compagnon s'éclipsa au clair de la lune et en un clin +d'oeil il eut franchi la muraille. + +Quant à moi, je m'étais assis pour crier à tue-tête et frotter une +de mes jambes où je sentais la même chose que si elle eut été +prise dans un cercle de métal rougi au feu. + +Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la +maison, depuis le directeur de l'école, jusqu'au valet d'écurie +accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. + +La chose fut bientôt éclaircie. + +L'homme fut placé sur un volet et emporté. + +Quant à moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans +une chambre à coucher spéciale, où le chirurgien Purdle, le cadet +des deux qui portent ce nom, me remit en place le péroné. + +Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysées, et +les médecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir +s'il en retrouverait ou non l'usage. + +Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la +question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux +Assises de Carlyle. + +On reconnut en lui le bandit le plus déterminé qu'il y eût dans le +nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois +assassinats, et il y avait assez de preuves à sa charge pour le +faire pendre dix fois. + +Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans +vous raconter cet événement qui en fut l'incident le plus +important. + +Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car +lorsque je songe à tout ce qui va se présenter, je vois bien que +j'en aurai de reste à dire avant d'être arrivé à la fin. + +En effet, quand on n'a à conter que sa petite histoire +particulière, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se +trouve mêlé à de grands événements comme ceux dont j'aurai à +parler, alors on éprouve une certaine difficulté, si l'on n'a pas +fait une sorte d'apprentissage à arranger le tout bien à son gré. + +Mais j'ai la mémoire aussi bonne qu'elle fût jamais, Dieu merci, +et je vais tâcher de faire mon récit aussi droit que possible. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naître l'amitié entre +Jim, le fils du médecin, et moi. + +Il fut le coq de l'école dès le jour de son entrée, car moins +d'une heure après, il avait jeté, à travers le grand tableau noir +de la classe, Barton, qui en avait été le coq jusqu'à ce jour-là. + +Jim continuait à prendre du muscle et des os. Même à cette époque, +il était carré d'épaules et de haute taille. + +Les propos courts et le bras long, il était fort sujet à flâner, +son large dos contre le mur, et ses mains profondément enfoncées +dans les poches de sa culotte. + +Je n'ai pas oublié sa façon d'avoir toujours un brin de paille au +coin des lèvres, à l’endroit même où il prit l'habitude de mettre +plus tard le tuyau de sa pipe. + +Jim fut toujours le même pour le bien comme pour le mal depuis le +premier jour où je fis connaissance avec lui. + +Ciel! comme nous avions de la considération pour lui! + +Nous n'étions que de petits sauvages, mais nous éprouvions le +respect du sauvage devant la force. + +Il y avait là Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des +vers alcaïques aussi bien que des pentamètres et des hexamètres, +et, cependant pas un n'eût donné une chiquenaude pour Tom. + +Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d’Abel, +sur le bout du doigt, au point que les maîtres eux-mêmes +s'adressaient à lui s'ils avaient des doutes, mais c'était un +garçon à poitrine étroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et +à quoi lui servirent ses dates le jour où Jock Simons, de la +petite troisième, le pourchassa jusqu'au bout du corridor à coups +de boucle de ceinture. + +Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi à l'égard de Jim +Horscroft. + +Quelles légendes nous bâtissions sur sa force? + +N'était-ce pas lui qui avait enfoncé d'un coup de poing un panneau +de chêne de la porte qui conduisait à la salle des jeux? N'était- +ce pas lui qui, je jour où le grand Merridew avait conquis la +balle, saisit à bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit +le but en dépassant tous les adversaires au pas de course? + +Il nous paraissait déplorable qu'un gaillard de cette trempe se +cassât la tête à propos de spondées et de dactyles, ou se +préoccupât de savoir qui avait signé la Grande Charte. + +Lorsqu'il déclara en pleine classe que c'était le roi Alfred, nous +autres, petits garçons, nous fûmes d'avis qu'il devait en être +ainsi, et que peut-être Jim en savait plus long que l'homme qui +avait écrit le livre. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur +moi. + +Il me passa la main sur la tête. Il dit que j'étais un enragé +petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une +semaine. + +Nous fûmes amis intimes pendant deux ans, malgré le fossé que les +années creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou +l'irréflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui +m'ulcérait, je ne l'en aimais pas moins comme un frère, et je +versai assez de larmes pour remplir la bouteille à l'encre, quand +il partit pour Édimbourg afin d'y étudier la profession de son +père. + +Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle après cela, et quand +j'en sortis, j'étais moi-même devenu le coq de l'école, car +j'étais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique +je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au +développement musculaire de mon grand prédécesseur. + +Ce fut dans l'année du jubilé que je sortis de chez Birtwhistle. + +Ensuite je passai trois ans à la maison, à apprendre à soigner les +bestiaux; mais les flottes et les armées étaient encore aux +prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le +pays. + +Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais à écarter pour +toujours ce nuage de notre peuple? + + +II -- LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH + +Quelques années auparavant, alors que j'étais un tout jeune +garçon, la fille unique du frère de mon père était venue nous +faire une visite de cinq semaines. + +Willie Calder s'était établi à Eyemouth comme fabricant de filets +de pêche, et il avait tiré meilleur parti du fil à tisser que nous +n'étions sans doute destinés à faire des genêts et des landes +sablonneuses de West Inch. + +Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffée +d'un chapeau de cinq shillings et accompagnée d'une caisse +d'effets, devant laquelle les yeux de ma mère lui sortirent de la +tête comme ceux d'un crabe. + +C'était étonnant de la voir dépenser sans compter, elle qui +n'était qu'une gamine. + +Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une +belle pièce de deux pence, à laquelle il n'avait aucun droit. + +Elle ne faisait pas plus de cas de la bière au gingembre que si +c'eût été de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son thé, du +beurre pour son pain, tout comme si elle avait été une Anglaise. + +Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-là, car +j'avais peine à comprendre dans quel but elles avaient été créées. + +Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pensé à elles, +mais les plus petits semblaient être les plus raisonnables, car +quand les gamins commençaient à grandir, ils se montraient moins +tranchants sur ce point. + +Quant à nous, les tout petits, nous étions tous d'un même avis: +une créature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps à +colporter des histoires, et qui n'arrive même à lancer une pierre +qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'était un +chiffon, n'était bonne à rien du tout. + +Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait +qu'elles font le père et la mère en une seule personne, elles se +mêlent sans cesse de nos jeux pour nous dire: « Jimmy, votre doigt +de pied passe à travers votre soulier. » ou bien encore: « Rentrez +chez vous, sale enfant, et allez vous laver » au point que rien +qu'à les voir, nous en avions assez. + +Aussi quand celle-là vint à la ferme de West Inch, je ne fus pas +enchanté de la voir. + +Nous étions en vacances. + +J'avais alors douze ans. + +Elle en avait onze. + +C'était une fillette mince, grande pour son âge, aux yeux noirs et +aux façons les plus bizarres. + +Elle était tout le temps à regarder fixement devant elle, les +lèvres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose +d'extraordinaire, mais quand je me postais derrière elle, et que +je regardais dans la même direction, je n'apercevais que +l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les +culottes de papa suspendues avec le reste du linge à sécher. + +Puis, si elle apercevait une touffe de bruyère ou de fougère, ou +n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en +contemplation. + +Elle s'écriait: + +-- Comme c'est beau! comme c'est parfait! + +On eût dit que c'était un tableau en peinture. + +Elle n'aimait pas à jouer, mais souvent je la faisais jouer au +chat perché; ça manquait d'animation, car j'arrivais toujours à +l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, +bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix +garçons. + +Quand je me mettais à lui dire qu'elle n'était bonne à rien, que +son père était bien sot de l'élever comme cela, elle pleurait, +disait que j’étais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle +ce soir même, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. + +Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus à rien de tout +cela. + +Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'elle avait plus d'affection +pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait +jamais tranquille. + +Elle était toujours à me guetter, à courir après moi, et à dire +alors: « Tiens! vous êtes là! » en faisant l'étonnée. + +Mais bientôt je m’aperçus qu'elle avait aussi de bons côtés. + +Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois +j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en +elle, c'étaient les histoires qu'elle savait conter. + +Elle avait une peur affreuse des grenouilles. + +Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je +la lui mettrais dans le coup à moins qu'elle ne me contât une +histoire. + +Cela l'aidait à commencer, mais une fois en train, c'était +étonnant comme elle allait. + +Et à entendre les choses qui lui étaient arrivées, cela vous +coupait la respiration. + +Il y avait un pirate barbaresque qui était allé à Eyemouth. + +Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau chargé d'or pour +faire d'elle sa femme. + +Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi était allé à +Eyemouth et il lui avait donné comme gage un anneau qu'il +reprendrait à son retour, disait-il. + +Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait à s'y méprendre à ceux +qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que +celui-là était en or vierge. + +Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le +pirate barbaresque. + +Elle me répondit qu'il lui ferait sauter la tête de dessus les +épaules. + +Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle? + +Cela dépassait mon intelligence. + +Puis elle me dit que pendant son voyage à destination de West +Inch, elle avait été suivie par un prince déguisé. + +Je lui demandai à quoi elle avait reconnu que c'était un prince. + +Elle me répondit: + +-- À son déguisement. + +Un autre jour, elle dit que son père composait une énigme, que +quand elle serait prête, il la mettrait dans les journaux, et +celui qui la devinerait aurait la moitié de sa fortune et la main +de sa fille. + +Je lui dis que j'étais fort sur les énigmes, et qu'il faudrait +qu'elle me l'envoyât des qu'elle serait prête. + +Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut +savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnée. + +Je répondis que je la vendrais aux enchères, pour le prix qu'on +m'offrirait, mais ce soir-là elle ne voulut plus conter +d'histoires, car elle était très susceptible dans certains cas. + +Jim Horscroft était absent pendant le temps que la cousine Edie +passa chez nous. + +Il revint la semaine même où elle partit, et je me rappelle +combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrât +quelque intérêt au sujet d'une simple fillette. + +Il me demanda si elle était jolie, et quand j'eus dit que je n'y +avais pas fait attention, il éclata de rire, me qualifia de taupe, +et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. + +Mais il ne tarda pas à s'occuper de tout autre chose, et je n'eus +plus une pensée pour Edie, jusqu'au jour où elle prit bel et bien +ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette +plume d'oie. + +C'était en 1813. + +J'avais quitté l'école, et j'avais déjà dix-huit ans, au moins +quarante poils sur la lèvre supérieure, et l’espérance d’en avoir +bien davantage. + +J’avais changé depuis mon départ de l’école. + +Je ne m’adonnais plus aux jeux avec la même ardeur. + +Au lieu de cela il m’arrivait de rester allongé sur la pente de la +lande, du côté ensoleillé, les lèvres entrouvertes, et regardant +fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine +Edie. + +Jusqu’alors je m’étais tenu pour satisfait, je trouvais mon +existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et +sauter plus haut que mon prochain. + +Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose! + +Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voûte du ciel, puis +je les portais sur la surface bleue de la mer. + +Je sentais qu’il me manquait quelque chose, mais je n’arrivais +point à pouvoir dire ce qu’était cette chose. + +Et mon caractère prit de la vivacité. + +Il me semblait que tous mes nerfs étaient agacés. + +Si ma mère me demandait de quoi je souffrais, ou que mon père me +parlât de mettre la main au travail, je me laissais aller à +répondre en termes si âpres, si amers que depuis j'en ai souvent +éprouvé du chagrin. + +Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus +d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mère. + +Aussi doit-on la ménager aussi longtemps, qu'on l'a. + +Un jour, comme je rentrais en tête du troupeau, je vis mon père +assis, une lettre à la main. + +C'était un événement fort rare chez nous, excepté quand l'agent +écrivait pour le terme. + +En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai à +ouvrir de grands yeux, car je m'étais toujours figuré que c'était +là une chose impossible à un homme. + +Je le voyais fort bien à présent, car il avait à travers sa joue +pâlie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la +franchir. + +Il fallait qu'elle glissât de côté jusqu'à son oreille, d'où elle +tombait sur la feuille de papier. + +Ma mère était assise près de lui et lui caressait la main, comme +elle caressait le dos du chat pour le calmer. + +-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette +lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivée subitement. +Autrement on nous aurait écrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de +sang à la tête. + +-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mère. + +Mon père essuya ses oreilles avec la nappe de la table. + +-- Il a laissé toutes ses économies à sa fille, dit-il, et si elle +n'a pas changé, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'être, elle +n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle +disait, sous ce toit même, du thé trop faible, et cela pour du thé +à sept shillings la livre. + +Ma mère hocha la tête et considéra les pièces de lard suspendues +au plafond. + +-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura +assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car ç’a été +son dernier désir. + +-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'écria ma mère avec +âpreté. + +Je fus fâché de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, +mais après tout, si elle n'avait pas été aussi âpre, nous aurions +été jetés dehors au bout de douze mois. + +-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui même. Jock, mon +garçon, vous aurez la bonté de partir avec la charrette pour +Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y +sera, et vous pourrez l'amener à West Inch. + +Je me mis donc en route à cinq heures et quart avec la _Souter +Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre +charrette avec la caisse repeinte à neuf qui ne nous servait que +dans les grands jours. + +La diligence apparut au moment même où j'arrivais, et moi, comme +un niais de jeune campagnard, sans songer aux années qui s'étaient +écoulées, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un +bout de fille en jupe courte arrivant à peine aux genoux. + +Et comme je m'avançais obliquement, le cou tendu, je me sentis +toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vêtue de noirs +debout sur les marches, et j'appris que c'était ma cousine Edie. + +Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touché, +j'aurais pu passer vingt fois près d'elle sans la reconnaître. + +Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demandé si elle était +jolie ou non, je n'aurais su que lui répondre. + +Elle était brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos +jeunes filles du border, et pourtant à travers ce teint charmant, +s'entrevoyait une nuance de carmin pareille à la teinte plus +chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. + +Ses lèvres étaient rouges, exprimant la douceur, et la fermeté, +mais dès ce moment même, je vis au premier coup d'oeil flotter au +fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. + +Elle s'empara de moi séance tenante, comme si j'avais fait partie +de son héritage. Elle allongea la main et me cueillit. + +Elle était en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un +costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle +portait un voile noir qu'elle avait écarté de devant sa figure. + +-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent +maniéré qu'elle avait appris à la pension. Non, non, nous sommes +un peu trop grands pour cela?... + +Cela, c'était parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avançais ma +figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la dernière +fois que nous nous étions vus... + +-- Soyez bon garçon et donnez un shilling au conducteur, qui a été +extrêmement complaisant pour moi pendant le trajet. + +Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une pièce +d'argent de quatre pence. + +Jamais le manque d'argent ne me parut plus pénible qu'à ce moment- +là. + +Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitôt une petite +bourse en moleskine à fermoir d'argent me fut glissée dans la +main. + +Je payai l'homme et allais rendre la bourse à Edie, mais elle me +força de la garder. + +-- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est là +votre voiture, elle à l'air bien drôle. Mais où vais je m'asseoir? + +-- Sur le sac, dis-je. + +-- Et comment faire pour monter? + +-- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. + +Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantées dans +les miennes. + +Comme elle passait par-dessus le côté de la carriole, son haleine +passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitôt +s'effacèrent par lambeaux ces langueurs vagues et inquiètes de mon +âme. + +Il me sembla que cet instant m'enlevait à moi-même et faisait de +moi un des membres de la race des hommes. + +Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut à un cheval pour +agiter sa queue, et pourtant un événement s'était produit. + +Une barrière avait surgi quelque part. + +J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. + +J'éprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma +timidité, dans ma réserve, je ne sus faire autre chose que +d'égaliser le rembourrage du sac. + +Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait à grand bruit la +direction de Berwick. + +Tout à coup elle se mit à faire voltiger en l'air son mouchoir. + +-- Il a ôté son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a dû être +officier. Il avait l'air très distingué. Peut-être l'avez-vous +remarqué, un gentleman sur l'impériale, très beau, avec un +pardessus brun. + +Je secouai la tête, et toute la joie qui m'avait envahi fit place +à une sotte mauvaise humeur. + +-- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines +vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restées +les mêmes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous +n'avez pas beaucoup changé. J'espère que vos manières sont +meilleures que jadis; vous ne chercherez pas à me mettre des +grenouilles dans le cou, n'est-ce pas? + +Rien qu'à cette idée, je sentis un frisson dans tout le corps. + +-- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse à +West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. + +-- Assurément, c'est bien de la bonté de votre part que +d'accueillir une pauvre fille isolée, dit-elle. + +-- C'est bien de la bonté de votre part que de venir, cousine +Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le +crains, dis-je. + +-- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a +pas beaucoup d'hommes par là-bas, autant qu'il m’en souvient. + +-- Il y a le Major Elliott, à Corriemuir. Il vient passer la +soirée de temps à autre. C'est un brave vieux soldat, qui a reçu +une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. + +-- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles +gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre +âge, dont on peut se faire des amis. À propos, ce vieux docteur si +aigre, il avait un fils, n'est ce pas? + +-- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. + +-- Est-il chez lui? + +-- Non, il reviendra bientôt. Il fait encore ses études à +Édimbourg. + +-- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'à son +retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais être arrivée +à West Inch. + +Je fis arpenter la route à la vieille _Souter Johnnie_, d'une +allure à laquelle elle n'a jamais marché ni avant, ni depuis. + +Une heure après, Edie était assise devant la table à souper. + +Ma mère avait servi non seulement du beurre, mais encore de la +gelée de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait à +la lumière de la chandelle et faisait fort bon effet. + +Je n'eus pas de peine à m'apercevoir que mes parents étaient tout +aussi surpris que moi, du changement qui s'était opéré en elle, +mais qu'ils l'étaient d'une autre façon que moi. + +Ma mère était si impressionnée par l'objet en plumes qu'elle lui +vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, +et ma cousine, de son air joli et léger, la menaçait du doigt +toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. + +Après le souper, quand elle fut allée se coucher, ils ne purent +parler d'autre chose que de son air et de son éducation. + +-- Tout de même, pour le dire en passant, fit mon père, elle n'a +pas l'air d'avoir le coeur brisé par la mort de mon frère. + +Alors, pour la première fois, je me souvins qu'elle n'avait pas +dit un mot à ce sujet, depuis que nous nous étions revus. + + +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX + +Il ne fallut pas longtemps à la cousine Edie pour régner +souverainement à West Inch et pour faire de nous tous, y compris +mon père, ses sujets. + +Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de +nous ne sût combien. + +Lorsque ma mère lui dit que quatre shillings par semaine +paieraient toutes ses dépenses, elle porta spontanément la somme à +sept shillings six pence. + +La chambre du sud, la plus ensoleillée, et dont la fenêtre était +encadrée de chèvrefeuille, lui fut assignée, et c'était merveille +de voir les bibelots qu'elle avait apportés de Berwick pour les y +ranger. + +Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole +ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui +avait la ferme de l'autre côté de la côte. + +Et il était rare qu'elle revînt sans apporter quelque chose pour +l'un de nous; une pipe de bois pour mon père, un plaid des +Shetlands pour ma mère, un livre pour moi, un collier de cuivre +pour Rob, notre collie. + +Jamais on ne vit femme plus dépensière. + +Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa +présence. + +Pour moi, cela changea entièrement l'aspect du paysage. + +Le soleil était plus brillant, les collines plus vertes et l'air +plus doux depuis le jour de sa venue. + +Nos existences perdirent leur banalité, maintenant que nous les +passions avec une telle créature, et la vieille et morne maison +grise prit un tout autre aspect à mes yeux depuis le jour où elle +avait posé le pied sur le paillasson de la porte. + +Cela ne tenait point à sa figure, qui pourtant était des plus +attrayantes, non plus qu'à sa tournure, bien que je n'aie vu +aucune jeune fille qui pût rivaliser en cela avec elle. C'était +son entrain, ses façons drôlement moqueuses, sa manière toute +nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle +rejetait sa robe ou portait la tête en arrière. + +Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. + +C'était enfin ce vif regard de défi, et cette bonne parole qui +ramenait chacun de nous à son niveau. + +Mais non, pas tout à fait à son niveau. + +Pour moi, elle fut toujours une créature lointaine et supérieure. + +J'avais beau me monter la tête et me faire des reproches. + +Quoi que je fisse, je n'arrivais pas à reconnaître que le même +sang coulait dans nos veines et qu'elle n'était qu'une jeune +campagnarde, comme je n'étais qu'un jeune campagnard. + +Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle +s'aperçut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. + +Quand j'étais loin d'elle, j'éprouvais de l'agitation, et pourtant +lorsque je me trouvais avec elle, j'étais sans cesse à trembler de +crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causât de +l'ennui ou ne la fâcha. + +Si j'en avais su plus long sur le caractère des femmes, je me +serais peut-être donné moins de mal. + +-- Vous êtes bien changé de ce que vous étiez autrefois, disait- +elle en me regardant de côté par-dessous ses cils noirs. + +-- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la +première fois, dis-je. + +-- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de +vos manières d'aujourd'hui. Vous étiez si brutal avec moi et si +impérieux, et vous ne vouliez faire qu'à votre tête, comme un +petit homme que vous étiez. Je vous revois encore avec votre +tignasse emmêlée et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous +êtes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prévenant! + +-- On apprend à se conduire, dis-je. + +-- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous étiez. + +Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car +j’aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonné la façon dont +je la traitais d'ordinaire. + +Que ces façons là plussent à tout autre qu'à une personne évadée +d'une maison de fous, voilà qui dépassait tout à fait mon +intelligence. + +Je me rappelai le temps, où la surprenant sur le seuil en train de +lire, je fixais au bout d'une baguette élastique de coudrier de +petites boules d'argile, que je lui lançais, jusqu'à ce qu'elle +finît par pleurer. + +Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau +de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille à la main, avec +tant d'acharnement qu'elle finit par se réfugier, à moitié folle +d'épouvante, sous le tablier de ma mère, et que mon père m'asséna +sur le trou de l'oreille un coup de bâton à bouillie qui m'envoya +rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. + +Voilà donc ce qu'elle regrettait? + +Eh bien, elle se résignerait à s'en passer, car ma main se +sécherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. + +Mais je compris alors pour la première fois, tout ce qu'il y a +d'étrange dans la nature féminine, et je reconnus que l'homme ne +doit point raisonner à ce propos, mais simplement se tenir sur ses +gardes et tâcher de s'instruire. + +Nous nous trouvâmes enfin au même niveau, quand elle dit qu'elle +n'avait qu'à faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, +et que j'étais aussi entièrement à ses ordres que le vieux Rob +était docile à mon appel. + +Vous trouvez que j'étais bien sot de me laisser mettre ainsi la +tête à l'envers. + +Je l'étais peut-être, mais il faut aussi vous rappeler combien +j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions à +chaque instant. + +En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-là sur un +million, et je puis vous garantir que celui-là aurait eu la tête +solide, qui ne se la serait pas laissé mettre à l'envers par elle. + +Tenez, voilà le Major Elliott. + +C'était un homme qui avait enterré trois femmes et qui avait +figuré dans douze batailles rangées. + +Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un +chiffon mouillé, elle qui sortait à peine de pension. + +Peu de temps après qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il +quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, +et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans. + +Il tordait ses moustaches grises des deux côtés, de façon à en +avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne +jambe avec autant de fierté qu'un joueur de cornemuse. + +Que lui avait-elle dit? + +Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet +que du vin vieux. + +-- Je suis monté pour vous voir, mon garçon, dit-il, mais il faut +que je rentre à la maison. Toutefois ma visite n'a pas été perdue, +car elle m'a procuré l'occasion de voir _la belle cousine_, une +jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon +garçon. + +Il avait une façon de parler un peu formaliste, un peu raide, et +il se plaisait à intercaler dans ses propos quelques bouts de +phrases françaises qu'il avait ramassés dans la Péninsule. + +Il aurait continué à me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa +poche le coin d'un journal. + +Je compris alors qu'il était venu, selon son habitude, pour +m'apporter quelques nouvelles. + +Il ne nous en arrivait guère à West Inch. + +-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je. + +Il tira le journal de sa poche et le brandit. + +-- Les Alliés ont gagné une grande bataille, mon garçon, dit-il. +Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps après cela. Les +Saxons l'ont jeté par-dessus bord, et il a subi un rude échec à +Leipzig. Wellington a franchi les Pyrénées et les soldats de +Graham seront à Bayonne d'ici à peu de temps. + +Je lançai mon chapeau en l'air. + +-- Alors la guerre finira par cesser? m'écriai je. + +-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tête d'un air +grave. Ça a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guère la +peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit à +votre sujet. + +-- De quoi s'agissait-il? + +-- Eh bien, mon garçon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, +et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je +pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais +s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous +mes ordres. + +À cette pensée mon coeur bondit. + +-- Ah! oui, je le voudrais! m'écriai-je. + +-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en état de +me présenter à l'examen médical, et il y a bien des chances pour +que Boney soit mis en lieu sûr avant ce délai. + +-- Puis il y a ma mère, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. + +-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. + +Et il s'éloigna en clopinant. + +Je m'assis dans la bruyère, mon menton dans la main, en tournant +et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major +en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- +dessus son épaule, pendant qu'il grimpait la montée de la colline. + +C'était une bien chétive existence, que celle de West Inch, où +j'attendais mon tour de remplacer mon père, sur la même lande, au +bord du même ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette +maison grise devant les yeux. + +Et de l'autre côté, il y avait la mer bleue. + +Ah, en voilà une vie pour un homme! + +Et le major, un homme qui n'était plus dans la force de l'âge, il +était blessé, fini, et pourtant il faisait des projets pour se +remettre à la besogne alors que moi, à la fleur de l'âge, je +dépérissais parmi ces collines! + +Une vague brûlante de honte me monta à la figure, et je me levai +soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le +rôle d'un homme. + +Pendant deux jours, je ne fis que songer à cela. + +Le troisième, il survint un événement qui condensa mes +résolutions, et aussitôt les dissipa, comme un souffle de vent +fait disparaître une fumée. + +J'étais allé faire une promenade dans l'après-midi avec la cousina +Edie et Rob. + +Nous étions arrivé au sommet de la pente qui descend vers la +plage. + +L'automne tirait à sa fin. + +Les herbes, en se flétrissant, avaient pris des teintes de bronze, +mais le soleil était encore clair et chaud. + +Une brise venait du sud par bouffées courtes et brûlantes et +ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. + +J'arrachai une brassée de fougère pour qu'Edie pût s'asseoir. Elle +s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous +les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la +chaleur et la lumière. + +Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tête de Rob sur +mon genou. + +Comme nous étions seuls dans le silence de ce désert, nous vîmes, +même en cet endroit, s'étendre sur les eaux, en face de nous, +l'ombre du grand homme de là bas qui avait écrit son nom en +caractères rouges sur toute la carte d'Europe. + +Un vaisseau arrivait poussé par le vent. + +C'était un vieux navire de commerce à l'aspect pacifique, qui, +peut-être avait Leith pour destination. + +Il avait les vergues carrées et allait toutes voiles déployées. + +De l'autre côté, du nord est, venaient deux grands vilains +bateaux, gréés en lougres, chacun avec un grand mât et une vaste +voile carrée de couleur brune. + +Il était difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil +que celui de ces trois navires qui marchaient en se balançant, par +une aussi belle journée. + +Mais tout à coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et +un tourbillon de fumée noire. + +Il en jaillit autant du second. + +Puis le navire riposta: rap, rap, rap! + +En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussée du coude, écarté le +ciel, et sur les eaux se déchaînaient la haine, la férocité, la +soif de sang. + +Au premier coup de feu, nous nous étions relevés, et Edie, toute +tremblante, avait posé sa main sur mon bras. + +-- Ils se battent, Jock, s'écria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont- +ils? + +Les battements de mon coeur répondaient aux coups de canon, et +tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupée, ce fut: + +-- Ce sont deux corsaires français, des chasse-marée, comme ils +les appellent là-bas, c'est un de nos navires de commerce, et +aussi sûr que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le +major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et +qu'ils sont aussi bourrés d'hommes qu'il y a de nourriture dans un +boeuf. Pourquoi cet imbécile ne bat-il pas en retraite vers la +barre à l'embouchure de la Tweed? + +Mais il ne diminua pas un pouce de toile. + +Il se balançait toujours de son air entêté, pendant qu'une petite +boule noire était hissée à la pointe de son grand mât, et que le +magnifique vieux drapeau apparaissait tout à coup et ondulait à +ses drisses. + +Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits +canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient +les baux du lougre. + +Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. + +Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accrochés +à ses hanches. + +Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppée +dans la fumée, d'où pointaient çà et là les vergues. D'en haut et +du centre de ce nuage partaient, comme l'éclair, de rouges langues +de flammes. + +C'était un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris +de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles +en tintèrent encore. + +Pendant une heure d'horloge, le nuage poussé par l'enfer se +déplaça lentement sur les flots, et nous restâmes là, le coeur +saisi, à regarder le battement du pavillon, nous écarquillant les +yeux pour voir s'il était toujours à sa place. + +Puis, tout à coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme +que jamais, se remit en marche. + +Quand la fumée se fut un peu dissipée, nous vîmes un des lougres +vacillant comme un canard qui tombe à l'eau, avec une aile cassée, +tandis que sur l'autre, on se hâtait d'embarquer l'équipage avant +qu'il ne coulât à pic. + +Pendant toute cette heure, toute ma vie avait été concentrée dans +la bataille. + +Le vent avait emporté ma casquette, mais je n'y avais pas pris +garde. + +Alors, le coeur débordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et +rien qu'en la voyant je me retrouvai en arrière de six ans. + +Son regard avait repris sa fixité, ses lèvres étaient +entrouvertes, comme quand elle était toute petite, et ses mains +menues étaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets +comme de l'ivoire. + +-- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant à la bruyère et aux +buissons de genêts, quel homme fort, quelle résolution! Quelle est +la femme qui ne serait pas fière d'un tel mari? + +-- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'écriai-je avec enthousiasme. + +Elle me regarda. On eût dit qu'elle avait oublié mon existence. + +-- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme +dit-elle, mais voilà où on en est quand on habite la campagne. On +n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons à rien +faire de mieux. + +Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien +qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que +fût son intention, ses paroles me donnèrent la même sensation que +si elles avaient traversé tout droit un nerf mis à nu. + +-- C'est très bien, cousine Edie, dis-je en m'efforçant de parler +avec calme, voilà qui achève de me décider. J'irai ce soir +m'enrôler à Berwick. + +-- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat? + +-- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste à la campagne est +nécessairement un lâche. + +-- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous +avez meilleur air quand vous êtes on colère. Je voudrais voir +toujours vos yeux étinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme +cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sûre, c'est pour +plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. + +-- Je vous ferai voir si je plaisante. + +Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi à la +cuisine, ou ma mère et mon père étaient assis de chaque côté de la +cheminée. + +-- Mère, m'écriai-je, je pars me faire soldat. + +Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils +n'auraient pas été plus atterrés, car en ce temps-là, les +campagnards méfiants et aisés estimaient que le troupeau du +sergent se composait principalement des moutons noirs. + +Mais, sur ma parole, ces bêtes noires ont rendu un fameux service +à leur pays. + +Ma mère porta ses mitaines à ses yeux, et mon père prit un air +aussi sombre qu'un trou à tourbe. + +-- Non! Jock, vous êtes fou, dit-il. + +-- Fou ou non, je pars. + +-- Alors vous n'aurez pas ma bénédiction. + +-- En ce cas je m'en passerai. + +À ces mots ma mère jette un cri et me met ses bras autour du cou. + +Je vis sa main calleuse, déformée, pleine de noeuds qu'y avait +produits la peine qu'elle s'était donnés pour m'élevez, et cela me +parla plus éloquemment que n'eût pu faire aucune parole. + +Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonté aussi dure que le +tranchant d'un silex. + +Je la forçai d'un baiser à se rasseoir; puis je courus dans ma +chambre pour préparer mon paquet. + +Il faisait déjà sombre, et j'avais à parcourir un long trajet à +pied. + +Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me +hâtai de partir. Au moment où j'allais mettre le pied dehors par +une porte de côté, quelqu'un me toucha l'épaule. + +C'était Edie, debout à la lueur du couchant. + +-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir? + +-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir. + +-- Mais votre père ne le veut pas, votre mère non plus. + +-- Je le sais. + +-- Alors pourquoi partir? + +-- Vous devez bien le savoir. + +-- Pourquoi, enfin. + +-- Parce que vous me faites partir. + +-- Je ne tiens pas à ce que vous partiez, Jock. + +-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne +sont bons qu'à y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne +faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous +trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idée. + +Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brûlaient les +lèvres. + +Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air à la +fois railleur et caressant. + +-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette +raison là que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez +si... si je suis bonne pour vous? + +Nous étions face à face et fort près. + +En un instant la chose fut faite. + +Mes bras l'entourèrent. + +Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, +sur les yeux. + +Je la pressai contre mon coeur. + +Je lui dis bien bas quelle était tout pour moi, tout, et que je ne +pouvais pas vivre sans elle. + +Edie ne répondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la +tête, et quand elle me repoussa en arrière, elle n'y mit pas +beaucoup d'effort. + +-- Oh! vous êtes bien rude, vieux petit effronté, dit-elle en +tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouée, +Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. + +Mais j'avais tout à fait cessé de la craindre, et un amour, dix +fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. + +Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. + +-- Vous êtes à moi, bien à moi, m'écriai-je. Je n'irai pas à +Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. + +Mais à ce mot de mariage, elle éclata de rire. + +-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index. + +Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie +me fit une jolie petite révérence et rentra à la maison. + + +IV -- LE CHOIX DE JIM + +Et alors se passèrent ces six semaines qui furent une sorte de +rêve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. + +Je vous ennuierais si je me mettais à vous conter ce qui se passa +entre nous. + +Et pourtant comme c'était grave, quelle importance décisive cela +devait avoir sur notre destinée dès ce temps-là! + +Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantôt vive, +tantôt sombre comme une prairie au-dessous de laquelle défilent +des nuages; ses colères sans causes, ses brusques repentirs, qui +tour à tour faisaient déborder en moi la joie ou le chagrin. + +Voilà ce qu'était ma vie: tout le reste n'était que néant. + +Mais il restait toujours dans les dernières profondeurs de mes +sentiments une inquiétude vague, la peur d'être pareil à cet homme +qui étendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la +véritable Edie Calder, si près de moi qu'elle parût, était en +réalité bien loin de moi. + +Elle était, en effet, bien malaisée à comprendre. + +Elle l'était du moins pour un jeune campagnard à l'esprit peu +pénétrant, comme moi. + +Car, si j'essayais de l'entretenir de mes véritables projets, de +lui dire qu'en prenant la totalité de Corriemuir, nous pourrions +ajouter à la somme nécessaire pour ce surplus de fermage, un +bénéfice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait +d'ajouter un salon à West Inch, et d'en faire une belle demeure +pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait à bouder, à +baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour +m'écouter. + +Mais si je la laissais s'abandonner à ses rêves sur ce que je +pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant +que j'étais le véritable héritier du laird, ou bien si, sans +cependant m'engager dans l'armée, chose dont elle ne voulait pas +entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le +nom serait dans la bouche de tous, alors elle était aussi +charmante qu'une journée de mai. + +Je me prêtais de mon mieux à ce jeu, mais il finissait toujours +par m'échapper un mot malheureux pour prouver que j'étais toujours +Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses +lèvres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. + +Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre à terre, et si +la rupture n'était pas arrivée d'une manière, elle le serait d'une +autre. + +La Noël était passée, mais l'hiver avait été doux. + +Il avait fait juste assez froid pour qu'on pût marcher sans danger +dans les tourbières. + +Edie était sortie par une belle matinée, et elle était rentrée +pour déjeuner avec les joues rouges d'animation. + +-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit- +elle. + +-- J'ai entendu dire qu'on l'attend. + +-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontré sur la lande. + +-- Quoi! vous avez rencontré Jim Horscroft? + +-- Je suis sûre que ce doit être lui. Un gaillard de tournure +superbe, un héros, avec une chevelure noire et frisée, le nez +court et droit, et des yeux gris. Il a des épaules comme une +statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tête +atteindrait tout juste à son épingle de cravate. + +-- Je vais jusqu'à son oreille, Edie, m'écriai-je avec +indignation. Du moins, si c'était bien Jim! Est-ce qu'il avait au +coin de la bouche une pipe en bois brun? + +-- Oui, il fumait; il était habillé de gris et il avait une belle +voix forte et grave. + +-- Ha! Ho! vous lui avez parlé, dis-je. + +Elle rougit légèrement, comme si elle en avait dit plus long +qu'elle ne voulait. + +-- Je me dirigeais vers un endroit où le sol était un peu mou, et +il m'a avertie. + +-- Ah! oui ce doit être le bon vieux Jim dis-je, voilà des années +qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle +que de biceps. Oui, pardieu, le voilà mon homme en chair et en os. + +Je l'avais vu par la fenêtre de la cuisine, et je m'élançai à sa +rencontre, tenant à la main mon beignet entamé. + +Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main +et les yeux brillants. + +-- Ah! Jock, s'écria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. +Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. + +Mais soudain il coupa cours à ses propos et regarda par-dessus mon +épaule, avec de grands yeux. + +Je me retournai. + +C'était Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui était debout +sur là seuil. + +Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant! + +-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. + +-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le déjeuner, Mr +Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire futé. + +-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. + +-- Moi aussi, et presque toujours je vais par là-bas, dit-elle. +Mais, dites-moi, Jock, vous n'êtes guère empressé à recevoir votre +ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il +faudra que je m'en charge à votre place pour en sauver la +réputation. + +Au bout de quelques minutes, nous étions avec les vieux, et Jim +s'attablait devant son assiette de potage. + +Il disait à peine un mot et restait toujours la cuillère en l'air +à contempler Edie. + +Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades. + +Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et +qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. + +-- Jock me disait que vous faisiez vos études pour devenir +docteur, dit-elle, mais comme cela doit être difficile, et qu'il +doit falloir de temps pour acquérir les connaissances nécessaires! + +-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, +mais j'en viendrai à bout tout de même. + +-- Ah! vous êtes brave! Vous êtes résolu, vous fixez votre regard +sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous +arrêter. + +-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui +a commencé avec moi a déjà sa plaque à sa porte, alors que je ne +suis encore qu'un étudiant. + +-- C'est que vous êtes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les +gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, +quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carrière! Vous +portez la guérison partout où vous allez. Vous rendez la force à +ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de +l'humanité. + +L'honnête Jim se démenait sur sa chaise, en entendant ces mots. + +-- Je n'ai pas des mobiles aussi élevés, je le crains bien, Miss +Calder, dit-il. Je songe à gagner ma vie, à continuer la clientèle +de mon père. Voilà ce que je vise, et si j'apporte la guérison +d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une pièce d'une +couronne. + +-- Comme vous êtes franc et sincère! s'écria-t-elle. + +Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus, +arrangeait adroitement son langage de façon à l’encourager à +entrer dans son rôle, et s'y prenait de la manière que je +connaissais si bien. + +Avant qu'il fût subjugué, je pus voir qu'il avait la tête toute +bourdonnante de l'éclat de sa beauté et de ses propos engageants. + +Je frissonnais d'orgueil à penser quelle haute idée il aurait de +ma parenté. + +-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir +m'en empêcher, au moment où nous fûmes sur le seuil, et pendant +qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. + +-- Belle! s'écria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son égale. + +-- Nous devons nous marier, dis-je. + +Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. + +Puis il ramassa sa pipe et s'éloigna sans mot dire. + +Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. + +Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tête +penchée sur la poitrine. + +Mais je n'étais pas près de l'oublier! La cousine Edie eut cent +questions à me faire au sujet de ses années d'adolescence, de sa +vigueur, des femmes qu'il devait connaître probablement: elle n'en +savait jamais assez. + +Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journée, +mais d'une façon moins agréable. + +Ce fut par mon père, qui rentra le soir, ne faisant que parler du +pauvre Jim. + +Le pauvre Jim avait passé tout ce temps à boire. + +Dès midi, étant gris, il était descendu aux coteaux de Westhouse, +pour se battre avec le champion Gipsy et on n'était pas certain +que l'homme passât la nuit. + +Mon père avait rencontré Jim sur la grande route, terrible comme +un nuage chargé de foudre, et prêt à insulter le premier qui +passait. + +-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientèle, +s'il commence à rompre les os aux gens. + +La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour +faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans +la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais à Corriemuir par le +sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui +marchait à grands pas. + +Mais ce n'était plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait +partagé notre soupe l'autre matin. + +Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet était défait, ses cheveux +emmêlés, sa figue toute brouillée, comme celle d'un homme qui a +passé la nuit à boire. + +Il tenait un bâton de frêne, dont il se servait pour cingler les +genêts de chaque côté du sentier. + +-- Eh bien, Jim, dis-je. + +Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une +fois à l'école, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait +dans son tort et mettait toute sa volonté à s'en tirer à force +d'effronterie. + +Il ne me répondit pas un mot. Il me dépassa sur le sentier étroit +et s'éloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout +de frêne et abattant les broussailles. + +Ah! certes, je ne lui en voulais pas. + +J'étais fâché, très fâché, voilà tout. + +Certes, je n'étais point aveugle au point de ne point voir ce qui +se passait. + +Il était amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire à l'idée +qu'elle serait à moi. + +Pauvre garçon, que pouvait-il y faire? + +Peut-être qu'à sa place je me serais conduit comme lui. + +Il y avait eu un temps où je m'étonnais qu'une jeune fille pût +ainsi mettre à l'envers la tête d’un homme plein de force, mais +j'en savais maintenant davantage. + +Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis +arriva cette journée, de jeudi qui devait changer le cours de +toute mon existence. + +Ce jour-là, je me réveillai de bonne heure, avec ce petit frisson +de joie, si exquis au moment où l'on ouvre les yeux. + +La veille, Edie avait été plus charmante que d'ordinaire. + +Je m'étais endormi en me disant qu’après tout, je pouvais bien +avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des +imaginations, sans se monter la tête, elle commençait à éprouver +de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West +Inch. + +C’était cette même pensée, qui, restée en mon coeur, était cause +de ce petit gazouillement matinal de joie. + +Puis je me rappelai qu'en me dépêchant, je serais prêt pour sortir +avec elle, car elle avait l’habitude d'aller se promener dès le +lever du soleil. + +Mais j'étais arrivé trop tard. + +Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et +la chambre vide. + +« Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-être, et nous +reviendrons ensemble. + +Du haut de la côte de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour; +donc, prenant mon bâton, je partis dans cette direction. + +La journée était claire, mais froide, et le ressac faisait +entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il +n'y eût point eu de vent dans notre région. + +Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air léger et vif +du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, +un peu essoufflé, parmi les genêts du sommet. + +En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis +la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim +Horscroft qui marchait côte à côte avec elle. + +Ils n'étaient pas bien loin, mais ils étaient trop occupés l'un de +l'autre pour me voir. + +Elle allait lentement, la tête penchée, de ce petit air espiègle +que je connaissais si bien. + +Elle détournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps à +autre. + +Il marchait près d'elle, la contemplant, et baissant la tête, dans +l'ardeur de son langage. + +Puis, à quelque propos qu’il lui tint, elle lui posa une main +caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la +souleva et l'embrassa à plusieurs reprises. + +À cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un +mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb, +l'air d'un cadavre, les yeux fixés sur eux. + +Je la vis lui mettre la main sur l'épaule, et accueillir les +baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. + +Puis il la remit à terre. + +Je reconnus que cette scène avait été celle de leur séparation, +car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient +trouvés à portée d'être vus des fenêtres du haut de la maison. + +Elle s'éloigna à pas lents, et il resta là pour la suivre des +yeux. + +J'attendis qu'elle fût à quelque distance. Alors je descendis, +mais mon saisissement était tel, que j'étais à peine à une +longueur de main de lui quand il passa près de moi. + +Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrèrent les miens. + +-- Ah! Jock! dit-il, déjà sur pied. + +-- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupée. + +Ma gorge était devenue si sèche que je parlais du ton d'un homme +qui a une angine. + +-- Ah! vraiment! dit-il. + +Puis il sifflota un instant. + +-- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fâché. Je comptais aller +à West Inch aujourd'hui même, pour m’expliquer avec vous. Mieux +vaut qu'il en soit ainsi peut-être. + +-- Le bel ami que vous faites! dis-je. + +-- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses +mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire où +nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je +ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai déjà rencontré Edie... +c'est à dire Miss Calder, le matin de mon arrivée, et il y avait +certains détails qui m'ont fait supposer qu'elle était libre, et +dans cette conviction, j'ai laissé mon esprit se lancer à sa +poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'était pas libre, qu'elle +était votre fiancée, et ce fût le coup le plus dur que j'aie reçu +depuis longtemps. Cela m'a mis complètement hors de moi. J'ai +passé des jours à faire des sottises, et c'est par un hasard +heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le +hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon âme, +Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous, +cette idée la fit rire. C'étaient affaires entre cousin et +cousine, disait-elle, mais quant à n'être pas libre, et à ce que +vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'étaient des bêtises. +Ainsi vous le voyez, Jock, je n'étais pas tant à blâmer que cela, +après tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir +par sa conduite envers vous, que vous vous étiez mépris en croyant +avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez dû remarquer qu'elle +vous a à peine dit un mot pendant ces deux dernières semaines. + +J'éclatai d'un rire amer. + +-- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'étais le +seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti +d'aimer. + +Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'épaule +et avança sa tête pour regarder dans mes yeux. + +-- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proférer un +mensonge. Vous n'êtes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce +pas? Vous êtes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous +agissons franchement, d'homme à homme? + +-- C'est la vérité de Dieu, dis-je. + +Il resta à me considérer, la figure contractée, comme celle d'un +homme en qui se livre un rude combat intérieur. + +Deux longues minutes se passèrent avant qu'il parlât. + +-- Voyons, Jock, dit il, cette femme là se moque de nous deux. +Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime à +West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de +diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur +d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable +l'infernale coquine. + +Mais c'était trop me demander. + +Au fond du coeur, il m'était impossible de la maudire, plus +impossible encore de rester impassible à écouter un autre mal +parler d'elle. Non, quand même cet autre eût été mon plus vieil +ami. + +-- Pas de gros mots, m'écriai-je. + +-- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos bénins. Je +l'appelle du nom qu'elle devrait porter. + +-- Ah! vraiment? dis je en ôtant mon habit. Attention, Jim +Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le +ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le +château de Berwick. + +Il retroussa les manches de son habit jusqu’au coude. Ce fut pour +les rabattre lentement. + +-- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de +poids et cinq pouces de taille, c'est une différence qui ne peut +se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se +prennent corps à corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah! +par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix? + +Je me retournai. + +Elle était là, à moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, +aussi indifférent que nous paraissions emportés, fiévreux. + +-- J'étais tout prés de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus +parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour +savoir de quoi il s'agissait. + +Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le +poignet. + +Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira +jusqu'à l'endroit où j'étais resté. + +-- Eh bien, Jock, voilà assez de sottises comme cela, dit-il. La +voici, lui demanderons-nous de déclarer lequel de nous elle +préfère? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous +sommes tous deux ici? + +-- J'y consens, répondis-je. + +-- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure +que je ne tournerai pas seulement un oeil de son côté. En ferez- +vous autant pour moi? + +-- Oui, je le ferai. + +-- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnêtes +gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous +connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier +soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez; +maintenant parlez carrément, sans détour. Nous voici devant vous: +prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock +ou de moi? + +Vous croyez peut-être la demoiselle accablée de confusion. + +Loin de là, ses yeux brillaient de joie. + +Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus +fière. + +Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un à l'autre de nous, sa +figure éclairée par le froid soleil du matin, elle avait l'air +plus charmante que jamais. + +Jim était aussi de cet avis, j’en suis sûr, car il lâcha son +poignet, et l'expression de dureté de sa physionomie l'adoucit. + +-- Allons, Edie, lequel sera-ce? + +-- Sots gamins! s'écria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock, +vous savez combien j'ai d'affection pour vous. + +-- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. + +-- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que +Jim. + +Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre +le coeur de Jim. + +-- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'épaule +d'Edie. + +Je voyais... + +Je rentrai à West Inch, transformé en un tout autre homme. + + +V -- L'HOMME D’OUTRE-MER + +Je n'étais point homme à rester assis et geignant près d'une +cruche cassée. + +Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le rôle qui convient à +un homme c'est de n'en plus parler. + +Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il +l'est encore un peu, quand j'y pense, après tant d’années et un +heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la +chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le +jour de la promenade sur la côte. + +Je fus pour elle un frère, rien de plus. + +Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la +nécessité de tirer durement sur le mors. + +Même alors elle tournait autour de moi, avec ses façons câlines, +ses histoires que Jim était bien rude avec elle, et combien elle +avait été heureuse au temps où j'étais bien disposé pour elle. + +Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne +pouvait agir autrement. + +Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, étaient fort +heureux. + +Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu dès qu'il +serait reçu docteur. + +Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine à West Inch +avec nous. + +Mes parents en étaient contents et je faisais de mon mieux pour +être content de mon côté. + +Il y eut peut-être un peu de froideur entre lui et moi dans les +commencements. + +Ce n'était plus de lui à moi cette vieille amitié de camarades +d'école. Mais plus tard, quand la douleur fut passée, il me semble +qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste +motif pour me plaindre de lui. + +Nous étions donc restés amis, jusqu'à un certain point. + +Il avait oublié toute sa colère contre elle. Il eût baisé +l'empreinte laissée par ses souliers dans la boue. + +Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. +C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. + +Nous avions dépassé Brampton House et contourné le bouquet de pins +qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. + +On était alors au printemps. + +La saison était en avance, de sorte qu'à la fin d'avril les arbres +étaient déjà bien en feuilles. + +Il faisait aussi chaud qu'en un jour d’été. + +Aussi fûmes-nous extrêmement surpris de voir un immense brasier +grondant sur la pelouse qui s'étendait devant la porte du Major. + +Il y avait là la moitié d'un pin, et les flammes jaillissaient +jusqu’à la hauteur des fenêtres de la chambre à coucher. + +Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fûmes bien +autrement stupéfaits de voir le major sortir, un grand pot d'un +quart à la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son +ménage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du +feu. + +C'était un homme très doux, tranquille, comme on le savait dans +tout le pays, et voilà qu'il se prenait le rôle du vieux Nick à la +danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa +pinte au-dessus de sa tête. + +Nous arrivâmes au pas de course. + +Il n'en mit que plus d'entrain à l'agiter, quand il nous vit +approcher. + +-- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix! + +À ces mots, nous nous mîmes aussi à danser et chanter, car depuis +si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait +que de guerre. + +On était excédé; l'ombre avait plané si longtemps au-dessus de +nous, que nous étions tout étonnés de sentir qu'elle avait +disparu. + +Vraiment c'était un peu trop fort à croire, mais le major dissipa +nos doutes par son dédain. + +-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'écria-t-il en s'arrêtant, et +appuyant la main sur son côté. Les Alliés ont occupé Paris. Boney +a jeté le manche après la cognée, et tous ses hommes jurent +fidélité à Louis XVIII. + +-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'épargnera? + +-- Il est question de l'envoyer à l'île d'Elbe, où il sera hors +d'état de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en +tireront pas à aussi bon compte. Il a été commis pendant ces +derniers vingt ans des actes qui n'ont point été oubliés, et il y +a encore quelques vieux comptes à régler. Mais c'est la Paix! la +Paix. + +Et il se remit à ses gambades, le pot en main, autour de son feu +de joie. + +Nous passâmes quelques instants avec le major. + +Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers la plage, en causant de +cette grande nouvelle et de ce qui s’en suivrait. + +Il savait peu de choses. + +Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustâmes tout cela, nous +dîmes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves +gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient où ils +voudraient en sécurité, que nous démolirions tous les signaux de +feu établis sur la côte, car désormais nul ennemi n’était à +craindre. + +Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, +et nous regardions l'antique Mer du Nord. + +Et Jim, qui allait à grands pas près de moi, si plein de santé et +d'ardeur, il ne se doutait guère qu'à ce moment même il avait +atteint le point culminant de son existence, et que désormais il +ne cesserait de descendre la pente. + +Il flottait sur la mer une légère buée, car les premières heures +de la matinée avaient été très brumeuses et le soleil n'avait pas +tout dissipé. + +Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vîmes tout à coup +émerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du +côté de la terre en se balançant. + +Un seul homme était assis à la manoeuvre, et le bateau louvoyait +comme si l'homme avait de la peine à se décider pour atterrir sur +la plage ou s'éloigner. + +À la fin, comme si notre présence lui eût fait prendre son parti, +il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les +galets, juste à nos pieds. + +Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traîna l'avant sur la +plage. + +-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- +tour pour s'adresser à nous. + +C'était un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais +d'une maigreur excessive. + +Il avait les yeux perçants, très rapprochés, entre lesquels se +dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de +moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. + +Il était vêtu fort convenablement, d'un costume brun à boutons de +cuivre, et chaussé de grandes bottes que l'eau de mer avait +durcies et rendues fort rugueuses. + +Il avait la figure et les mains d'un teint si foncé qu'on aurait +pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau +pour nous saluer, nous vîmes que son front était très blanc et que +la nuance si foncée de son teint n'était que superficielle. + +Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait +un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La +question ainsi faite était facile à comprendre, mais on eût dit +qu'il y avait derrière elle une menace, on eût dit qu'il comptait +sur la réponse comme sur une obligation et non comme sur une +faveur. + +-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de +sa botte sur les galets. + +-- Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait de rire. + +-- Angleterre? Écosse? + +-- Écosse, mais c'est l'Angleterre de l’autre côté de ces arbres, +là-bas. + +-- Bon, je sais où je suis, maintenant! Je me suis trouvé dans le +brouillard sans boussole pendant près de trois jours, et je ne +m'attendais plus à revoir la terre. + +Il parlait l'anglais très couramment, mais de temps à autre avec +des tournures étranges de phrases + +-- Alors d'où venez-vous? demanda Jim. + +-- J'étais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brièvement. +Quelle est cette ville, par là-bas? + +-- C'est Berwick. + +-- Ah! très bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller +plus loin. + +Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il +vacilla fortement, et il serait tombé s'il n'avait pas saisi la +proue. + +Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les +yeux flambants comme ceux d'une bête sauvage. + +-- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la +sonorité d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la +garde! + +Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, et brusquement, la tête +en avant, il s'abattit, tout recroquevillé, en un tas brun, sur le +sable. + +Jim Horscroft et moi, nous restions là stupéfaits à nous regarder. + +L'arrivée de cet homme avait été si étrange, ainsi que ses +questions, et ce brusque incident! + +Nous le prîmes chacun par une épaule et l’étendîmes sur le dos. + +Il était ainsi allongé, avec son nez proéminent, sa moustache de +chat, mais les lèvres exsangues, la respiration si faible, qu'elle +eût à peine agité une plume. + +-- Il se meurt, Jim, m'écriai je. + +-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de +pain dans le bateau. Peut-être y a-t-il quelque chose dans le sac? + +Il s'élança et rapporta un sac noir en cuir. + +Avec un grand manteau bleu, c'était les seuls objets qui se +trouvassent dans le bateau. + +Le sac était fermé, mais Jim l'ouvra en un instant; il était à +moitié plein de pièces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais +vu autant, non, pas même la dixième partie. + +Il devait y en avoir des centaines; c’étaient des souverains +anglais tout brillants, tout neuf. + +À vrai dire, cette vue nous avait si fortement intéressés que nous +ne songions plus du tout à leur possesseur jusqu'au moment où il +nous rappela près de lui par une plainte. + +Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Sa mâchoire inférieure +retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses +rangées de dents blanches comme les dents de loup. + +-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au +ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, +ou il est perdu. En attendant, je défais ses vêtements. + +Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, +rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. + +Jim avait déboutonné l'habit et la chemise de l'homme. + +Nous répandîmes de l'eau sur lui et nous en fîmes pénétrer +quelques gouttes entre les lèvres. + +Cela produisit un bon effet, car après deux ou trois fortes +inspirations, il se mit sur son séant et se frotta lentement les +yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. + +Mais, à ce moment-là, ce n'était point sa figure que Jim et moi +nous considérions; c'était sa poitrine découverte. + +On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- +dessous de la clavicule et l'autre à peu près au milieu du côté +droit. + +La peau de son corps était extrêmement blanche jusqu'à la ligne +brune du cou. Aussi les trous froncés et rouges n'en +apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte générale. + +D'en haut je pus voir qu'il y avait une dépression correspondante +dans la dos à un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour +l'autre. + +Si dépourvu d'expérience que je fusse, je pouvais dire ce que cela +signifiait. + +Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine. L'une d’elles +l'avait traversée; l'autre y était restée. + +Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit +sa chemise d'un air soupçonneux. + +-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tête? Ne faites +pas attention à ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crié? + +-- Vous avez crié au moment même où vous êtes tombé. + +-- Qu'est-ce que j'ai crié? + +Je le lui répétai, quoique ce fussent des mots à peu près +dépourvus de toute signification pour moi. + +Il nous regarda fixement l'un après l'autre, puis haussa les +épaules: + +-- Ça fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette +question: que vais-je faire à présent? Je ne me serais pas cru si +faible. Où êtes-vous allés prendre cette eau? + +Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas +incertain. + +Là il s'étendit sur le ventre et se mit à boire, si longtemps que +je crus qu'il n'en finirait pas. + +Son long cou plissé se tendait comme celui d'un cheval, et il +faisait à chaque gorgée un fort bruit de lapement avec ses lèvres. + +Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa +moustache avec sa manche. + +-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose à manger? + +J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de +galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. + +Puis, il sortit les épaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa +les côtes de la paume de sa main. + +-- Je suis sûr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez été +très bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu +l'occasion d'ouvrir ma sacoche. + +-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous +avez perdu connaissance. + +-- Ah! je n'ai pas grand-chose là dedans, tout au plus... comment +dites-vous cela?... quelques économies. Ce n'est pas une grosse +somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'à ce que +je trouve quelque chose à faire. D'ailleurs il me semble qu'on +pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait été +impossible de tomber sur un pays plus paisible, où il n'y a peut- +être pas l'ombre d'un _gendarme_ à cette distance de la ville. + +-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous êtes, d'où vous +venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d'un ton rébarbatif. + +L'étranger le toisa des pieds à la tête, d'un air connaisseur. + +-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une +compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, +j'aurais le droit de m'en fâcher, s'il s'agissait de tout autre +que vous, mais vous avez le droit d'être renseigné, après m'avoir +traité avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. +Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de +Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le +bateau. + +-- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. + +Mais il me lança ce regard direct qui décèle l'honnête homme. + +-- C'est vrai, mais le navire était de Dunkerque, et ce bateau est +une de ses chaloupes. L'équipage est parti sur le grand canot, et +le navire a coulé si rapidement que je n'ai eu le temps de rien +embarquer. C'était lundi. + +-- Et nous voici au jeudi! Vous êtes resté trois jours sans +aliments ni boissons? + +-- C'est trop long, dit-il. Déjà je me suis trouvé en pareille +situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais +laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un +logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente +de la côte. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par là-bas? + +-- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Français: +Il se réjouit parce que la paix a été conclue. + +-- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de +mon côté j'ai fait un peu la guerre ici et là. + +Il n'avait point l'air content, car il avait froncé ses sourcils +très bas sur ses yeux perçants. + +-- Vous êtes Français, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous +descendions ensemble. + +Il tenait à la main sa sacoche noire et avait jeté sur son épaule +son grand manteau bleu. + +-- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens +sont plus Allemands que Français. Pour moi, j'ai été dans tant de +pays que je me trouve chez moi n'importe où. J'ai été grand +voyageur. Et où pensez-vous que je pourrais trouver un logement? + +Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les +yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est +écoulé depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce +singulier personnage. + +Il m'avait inspiré, je crois, de la défiance, et pourtant il +exerçait sur moi de la fascination. + +Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses +façons de s'exprimer, je ne sais quoi qui différait entièrement de +tout ce que j'avais vu jusqu'alors. + +Jim Horscroft était un bel homme, et le Major Elliott un homme +brave, mais il manquait à tous deux quelque chose que possédait +cet inconnu: c'était ce coup d'oeil alerte et vif, cet éclat des +yeux, cette distinction indéfinissable à décrire. + +Puis, nous l'avions sauvé alors qu'il gisait, respirant à peine, +sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme à +qui l’on a rendu service. + +-- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis à peu près sûr +de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-là, +vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. + +Il ôta son chapeau et s'inclina avec toute la grâce imaginable. +Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraîna à l'écart. + +-- Vous êtes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est +qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir +vous mêler de ses affaires? + +Mais j'étais l'être le plus obstiné qu'ait jamais chaussé une +paire de bottes, et la plus sûre façon de me faire aller en avant, +c'était de me tirer en arrière. + +-- C'est un étranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur +lui, dis-je. + +-- Vous en serez fâché, dit-il. + +-- Cela se peut. + +-- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser à +votre cousine Edie. + +-- Edie est parfaitement capable de se garder elle-même. + +-- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il +vous plaira! s'écria-t-il en un de ses brusques accès de colère. + +Et sans ajouter un mot, pour prendre congé de l'un ou de l'autre +de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du +côté de la maison de son père. + +Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous +descendions ensemble. + +-- Je crois bien que je ne lui ai guère plu, dit-il. Je vois très +bien qu'il vous a cherché querelle parce que vous m'emmenez chez +vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par +hasard que j'ai volé l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, +qu'est-ce qu'il craint? + +-- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est égal. Pas un +étranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. + + +VI -- UN AIGLE SANS ASILE + +Mon père me parut être presque de l'avis de Jim Horscroft, car il +ne montra pas un empressement extrême à l'égard de ce nouvel hôte; +il le toisa du haut en bas d'un air très interrogateur. + +Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je +remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en +voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se réduisait +toujours à deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se +fermèrent d'eux-mêmes, car je crois bien que pendant ces trois +jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mangé. + +C'était une bien pauvre chambre que celle où je le conduisis, mais +il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et +s'endormit aussitôt. + +Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre +était contiguë à la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous +avions un hôte sous notre toit. + +Le lendemain matin, quand je descendis, je m'aperçus qu'il m'avait +devancé, car il était assis en face de mon père à la table de +l'embrasure de la fenêtre, dans la cuisine, leurs têtes se +touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de +pièces d'or. + +À mon entrée, mon père leva sur moi des yeux où je vis un éclair +d'avidité que je n'y avais jamais remarqué jusqu'alors. + +Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha +aussitôt. + +-- Très bien, monsieur, la chambre est à vous, et vous paierez +toujours d'avance le trois du mois. + +-- Ah! voici mon premier ami, s'écria de Lapp en me tendant la +main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, +mais où il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on +sourit à son chien. + +« Me voilà tout à fait remis à présent, grâce à mon excellent +souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim +qui ôte à l'homme toute énergie. Cela d'abord, le froid ensuite. + +-- Oui, c'est vrai, dit mon père, je me suis trouvé sur la lande +dans une tempête de neige pendant trente-six heures, et je sais ce +que c'est. + +-- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en +approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et +devenaient plus semblables à des singes, et ils venaient presque +sur les bords des pontons où nous les gardions; ils hurlaient de +rage et de douleur. + +« Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la +ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les +entendaient à peine, tant ils s'étaient affaiblis. + +-- Et ils moururent? m'écriai-je. + +-- Ils résistèrent pendant très longtemps. C'étaient des +grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux +hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se +rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait +en soulever trois à la fois, comme si c'étaient de petits singes. +Cela faisait pitié. Ah! mon ami, voudrez-vous me présenter à +Madame et à Mademoiselle? + +C’étaient ma mère et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. + +Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus +toutes les peines du monde à garder mon sérieux, car au lieu de +leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête à la mode +écossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il +avança le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de +l'air le plus drôle. + +Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, +mais Edie se montra aussitôt enchantée. + +On eût dit que c'était un jeu pour elle, et elle se mit à faire +une révérence, mais une révérence si profonde, que je la crus un +instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au +milieu de la cuisine. + +Mais non, elle se redressa aussi légèrement qu'un rembourrage qui +fait ressort. + +Nous approchâmes tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes +servies avec le lait et la bouillie. + +Il avait une merveilleuse manière de se conduire avec les femmes, +ce gaillard-là. + +Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous +aurions eu l'air de faire les imbéciles, et les filles nous +auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien +avec son genre de physionomie et de langage qu’on en venait enfin +à trouver cela tout naturel. + +En effet, quand il s'adressait à ma mère, ou à la cousine Edie -- +et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait +jamais sans s'être incliné, sans prendre un air à faire croire +qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en écoutant ce qu'il +avait à dire; et lorsqu'elles répondaient, on eût cru, à voir sa +physionomie, que leurs paroles étaient précieuses et dignes d'être +conservées à tout jamais. + +Et pourtant, même quand il s’abaissait devant les femmes, il +gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme +pour donner à entendre que c'était pour elles seules qu'il se +faisait aussi doux, mais qu'à l'occasion, il savait faire preuve +d’assez de raideur. + +Pour ma mère, c'était merveille de voir combien elle s'adoucit à +son égard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos +affaires, lui parla de son oncle à elle, qui était chirurgien à +Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son côté. + +Elle lui raconta la mort de mon frère Rob, événement que je ne +l'avais jamais entendu dire à âme qui vive -- et alors on eût cru +que de Lapp allait verser des larmes à cette occasion -- lui qui +venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes +mourir de faim. + +Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lançait +incessamment de petits coups d'oeil à notre hôte, et une fois ou +deux, il la regarda très fixement. + +Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sa chambre, mon père +tira de sa poche huit pièces d'or d'une guinée et les étala sur là +table. + +-- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il. + +-- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux béliers noirs, voilà +tout. + +-- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le +logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les +quatre semaines. + +Mais, en entendant cela, ma mère hocha la tête. + +-- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce +n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que +nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. + +-- Ta! ta! s'écria mon père, il peut très bien le faire sans se +gêner. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il +a offert lui-même. + +-- Cet argent-là ne portera pas bonheur, dit-elle. + +-- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tête à l'envers avec +ses façons d’étranger? + +-- Oui, il serait bon que les maris écossais eussent quelque peu +de ses manières prévenantes, dit-elle. + +C'était la première fois de ma vie que je l'entendis riposter à +mon père. + +De Lapp ne tarda pas à descendre et me demanda si je voulais +sortir avec lui. + +Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sa poche une petite croix +faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse +encore vue. + +-- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela à Tolède, en +Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donné l'autre à une jeune +fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir +de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez +faire une épingle de cravate. + +Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce présent, qui +valait plus que tout ce que j'avais possédé en ma vie. + +-- Je pars pour aller compter les agneaux sur le pâturage d'en +haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il de venir avec moi et +de voir un peu le pays. + +Il eut un instant d'hésitation, puis il secoua la tête. + +-- J'ai, dit-il, quelques lettres à écrire le plus tôt possible. +Je compte passer la matinée chez moi pour m'acquitter de cette +tâche. + +Pendant toute la matinée, j'allai et je vins sur les hauteurs; et, +comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupé que de +cet étranger que le hasard avait jeté à notre porte. + +Où avait-il appris ces manières, cet air de commandement, cet +éclat hautain et menaçant du regard? + +Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si +détaché, quelle étonnante existence que celle où elles avaient +trouvé place? + +Il avait été bon pour nous, il avait usé d'un langage plein +d'amabilités et malgré tout je n'arrivais pas à chasser +entièrement la défiance que j'avais éprouvée à son égard. + +Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-être +avais je eu tort de l'introduire à West Inch. + +Quand je rentrai, il avait l'air d'être né et d'avoir vécu dans la +ferme. + +Il était assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe +le coin de la cheminée, et il avait le chat noir sur ses genoux. + +Il tenait les bras étendus, et d’une main à l'autre allait un +écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisait un peloton. + +La cousine Edie était assise tout près et, en voyant ses yeux, je +m'aperçus qu'elle avait pleuré. + +-- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine? + +-- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et +honnêtes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose pût +l'émouvoir à ce point. Autrement, je n'en aurais point parlé. Je +contais les souffrances de quelques troupes qui avaient à +traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont +je sais quelque chose. Il est bien étrange de voir le vent +emporter des hommes par-dessus le bord des précipices, mais le sol +était bien glissant, et il n'y avait rien à quoi ils pussent se +retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, et cela alla +mieux de cette façon, mais la main d'un artilleur resta dans la +mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par le froid +depuis trois jours. + +Je restais à écouter bouche béante. + +« Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus +leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine à résister. Et +pourtant, s'ils restaient en arrière, les paysans les prenaient, +les clouaient à la porte de leurs granges, les pieds en haut, et +allumaient du feu sous leur tête. C'était pitié de voir ainsi +périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus +avancer, c'était intéressant de voir comment ils s'y prenaient: +ils s'arrêtaient, faisaient leur prière, assis sur une vieille +selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes et leurs bas et +appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils +mettaient leur gros orteil sur la détente, et _pouf_! c'était +fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on à +eu une rude besogne par là-bas sur ces montagnes de Guadarama. + +-- Et quelle armée, était-ce? demandai-je. + +-- Oh! j'ai été dans tant d'armées que je m'y embrouille +quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. À propos, j'ai vu +vos Écossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je +croyais d'après cela que tout le monde ici portait des ... comment +appelez-vous cela... des jupons? + +-- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. + +-- Ah! dans les montagnes. Mais voici là-bas, dehors, un homme. +Peut-être est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres à +la poste, à ce qu'a dit votre père. + +-- Oui, c'est le garçon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je +les lui donne? + +-- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre +main. + +Il les tira de sa poche et me les remit. + +Je sortis aussitôt avec ces lettres et chemin faisant mes regards +tombèrent sur l'adresse que portait l’une d'elles. + +Il y avait en très grosse et très belle écriture: + +« À sa Majesté + +« Le roi de Suède + +« Stockholm » + +Je ne savais pas beaucoup de français, assez toutefois pour +comprendre cela. + +Quel était donc cette sorte d'aigle qui était venu se poser dans +notre humble petit nid? + + +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR + +Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis très certain, un +ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de +notre existence depuis le jour où cet homme vint sous notre toit, +ou de quelle façon il en vint à gagner peu à peu notre affection à +tous. + +Avec les femmes, ce ne fut pas une tâche bien longue, mais il ne +tarda pas à dégeler mon père lui-même, chose qui n'était pas des +plus aisées. + +Il avait même fait la conquête de Jim Horscroft aussi bien que la +mienne. + +À vrai dire, nous n'étions guère, à côté de lui, que deux grands +enfants, car il était allé partout, il avait tout vu, et quand il +avait passé une soirée à jaser, en son anglais boiteux, il nous +avait emportés bien loin de notre simple cuisine, de notre +maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des +camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. + +Horscroft avait d'abord été assez maussade avec lui, mais de Lapp, +par son tact, par l'aisance de ses manières, l'avait bientôt +séduit, avait entièrement conquis son coeur, si bien que voilà Jim +assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous +deux perdus dans l'intérêt qu'ils prenaient à écouter tous les +récits qu'il nous faisait. + +Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, +après un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une +semaine, d'un mois à l'autre, par telle ou telle parole, telle ou +telle action, il arriva à nous rendre tels qu’il voulait. + +Un de ses premiers actes fut de donner à mon père le canot dans +lequel il était venu, en ne se réservant que le droit de le +reprendre s'il venait à en avoir besoin. + +Les harengs vinrent fort près de la côte cette année-là, et avant +sa mort mon oncle nous avait donné un bel assortiment de filets, +de sorte que ce présent nous rapporta bon nombre de livres. + +Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant +tout un été ramant lentement, s'arrêtant tous les cinq ou six +coups de rame, pour jeter une pierre attachée au bout d'une corde. + +Je ne compris rien à sa conduite jusqu'au jour où il me l'expliqua +de son propre gré. + +-- J'aime à étudier tout ce qui a du rapport aux choses de la +guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais échapper une occasion. Je +me demandais s'il serait difficile à un commandant de corps +d'armée d'opérer un débarquement ici. + +-- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. + +-- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez- +vous pris des sondages ici? + +-- Non. + +-- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcée de se tenir au +large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une frégate de quarante +canons puisse approcher jusqu'à portée de fusil. Bondez vos canots +de tirailleurs, déployez-les derrière ces dunes de sable, puis +soutenez-les en en lançant encore d'autres, lancez des frégates +une pluie de mitraille par-dessus leurs têtes. Cela pourrait se +faire! Cela pourrait se faire. + +Ses moustaches raides comme celles d'un chat se hérissèrent plus +que jamais, et je pus voir à l'éclat de son regard qu'il était +emporté par ses rêves. + +-- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec +indignation. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, naturellement pour une bataille, il +faut être deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien +d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille, +trente mille? Quelques régiments de bonnes troupes, le reste! +Peuh! Des conscrits, des bourgeois armés. Comment appelez-vous ça? +Des volontaires? + +-- Des gens courageux, criai je. + +-- Oh oui, très braves, mais des imbéciles. Ah! mon Dieu! on ne +saurait dire à quel point ils seraient imbéciles. Non pas eux +seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement +peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune précaution. Ah! +j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits +attaquer une batterie de dix pièces: il fallait voir comme ils +avançaient bravement, si bien que de l'endroit, où je me trouvais, +la montée avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?... +avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de +conscrits, qu'était-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes +troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, +hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une +décharge de mitraille? Aussi voilà votre second bataillon étendu +sur la pente. Alors ce sont les chasseurs à pied de la garde, de +vieux soldats, à qui l’on dit de prendre la batterie: à les voir +marcher, ce n’était guère captivant, pas de colonne, pas de cris, +personne de tué. Tout juste une ligne de tirailleurs disséminés, +avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les +batteries était réduites au silence; et les artilleurs espagnols +taillés en pièces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui +s'apprend, tout comme l'élevage des moutons. + +-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un étranger; si nous +avions trente mille hommes sur la crête de cette hauteur là-bas, +vous en viendriez à être fort heureux d'avoir vos bateaux derrière +vous. + +-- Sur la crête de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses +regards sur la crête. Oui, si votre homme connaissait son affaire; +il aurait sa gauche appuyée à votre maison, son centre à +Corriemuir, et sa droite par là, vers la maison du docteur, avec +une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa +cavalerie manoeuvrerait pour nous couper dès que nous serions +déployés sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous +former, et nous saurons bientôt ce que nous avons à faire. Voilà +le point faible, c'est le défilé ici: je le balaierais avec mes +canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en +avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air: +Eh Jock, vos volontaires, où seraient-ils? + +-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. + +Et nous partîmes tous deux de cet éclat de rire cordial par lequel +finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. + +Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En +d'autres moments, il n'était pas aussi facile de l'admettre. + +Je me souviens très bien qu'un soir de cet été-là, comme nous +étions assis à la cuisine, lui, mon père, Jim, et moi, et que les +femmes étaient allées se coucher, il se mit à parler de l'Écosse +et de ses rapports avec l'Angleterre. + +-- Jadis vous aviez votre roi à vous, et vos lois se faisaient à +Édimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de +désespoir, à la pensée que tout cela vient de Londres. + +Jim ôta sa pipe de sa bouche. + +-- C'est nous qui avons imposé notre roi à l'Angleterre, et si +quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de là-bas. + +Évidemment l'étranger ignorait ce détail. Cela lui imposa silence +un instant. + +-- Oui, mais vos lois sont faites là-bas, dit-il enfin, et +assurément ce n'est pas avantageux. + +-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement à Édimbourg, dit +mon père, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je +n'ai guère le loisir de penser à ces choses-là. + +-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir +d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprimé, ce sont ses +jeunes gens qui doivent le venger. + +-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit +Jim. + +-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette manière +de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de +marcher sur Londres s'écria de Lapp. + +-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais +qui nous conduirait? + +Il se redressa, fit la révérence, en posant la main sur son coeur, +de sa bizarre façon. + +-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'écria-t-il. + +Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis +convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. + +Je n'arrivai jamais à me faire quelque idée de son âge, et Jim +Horscroft n'y réussit pas mieux. + +Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, +parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. + +Sa chevelure brune, raide, coupée court, n'avait nul besoin d'être +coupée ras au sommet de la tête, où elle se raréfiait pour finir +en une courbe polie. + +Sa peau était sillonnée de mille rides très fines, qui +s'entrelaçaient, formaient un réseau; elle était, comme je l'ai +dit, toute recuite par le soleil. Mais il était agile comme un +adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un +jour à parcourir la montagne ou à ramer sur la mer sans mouiller +un cheveu. + +Tout bien considéré, nous jugeâmes qu'il devait avoir quarante ou +quarante-cinq ans, bien qu'il fût malaisé de comprendre comment il +avait pu voir tant de choses à une telle période de la vie. + +Mais un jour on se mit à parler d’âge, et alors il nous fit une +surprise. + +Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en +avait vingt-sept. + +-- Alors je suis le plus âgé de nous trois, dit de Lapp. + +Nous partîmes d'un éclat de rire, car, à notre compte, il aurait +parfaitement pu être notre père. + +-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu +vingt-neuf ans en décembre. + +Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre +quelle existence extraordinaire avait été la sienne. + +Il vit notre étonnement et s'en amusa. + +-- J’ai vécu! j'ai vécu! s'écria-t-il. J'ai employé mes jours et +mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une +compagnie dans une bataille où cinq nations prenaient part. J'ai +fait pâlir un roi aux mots que je lui ai chuchotés à l'oreille, +alors que j'avais vingt ans. J'ai contribué à refaire un royaume +et à mettre un nouveau roi sur un grand trône l'année même où je +suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vécu ma vie. + +Ce fut là ce que j'appris de plus précis, d'après ses dires, sur +son passé. + +Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait à +hocher la tête ou à rire. + +Dans de certains moments, nous pensions qu’il n'était qu'un adroit +imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de +talents serait-il venu perdre son temps dans le comté de Berwick? + +Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que +sa vie avait en effet un passé très rempli. + +Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour très +proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le même +qui avait dansé autour du feu de joie avec sa soeur et les deux +bonnes. + +Il s'était rendu à Londres pour quelque affaire relative à sa +pension et à son indemnité de blessure, et avec quelque espoir +qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu’il ne revint que vers +la fin de l’automne. + +Dès les premiers jours de son retour, il descendit pour nous +rendre visite, et alors ses yeux se portèrent pour la première +fois sur de Lapp. + +Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille +stupéfaction. + +Il regarda fixement notre hôte pendant une longue minute sans dire +seulement un mot. + +De Lapp lui rendit ce regard avec la même persistance, mais sans +que rien indiquât qu'il le reconnaissait. + +-- Je ne sais qui vous êtes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me +regardez comme si vous m'aviez déjà vu. + +-- En effet je vous ai vu, dit le major. + +-- Jamais, que je sache. + +-- Mais je le jure. + +-- Où donc, alors? + +-- Au village d'Astorga, en 18... + +De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. + +-- Mon Dieu, s'écria-t-il, quel hasard, et vous êtes le +parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. +Permettez-moi de vous dire un mot à l'oreille. + +Il le prit à part, causa en français avec lui, d'un air très +sérieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant +des explications, pendant que le major hochait de temps à autre sa +vieille tête grisonnante. + +À la fin, ils parurent s'être mis d'accord pour quelque +convention, et j'entendis le major dire à plusieurs reprises: +_Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je +compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort +loin. + +Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait +jamais aller à la même familiarité de langage, dont nous usions +avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la +parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. + +Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait à ce sujet, +Mais il se déroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. + +Jim Horscroft passa tout cet été à la maison, mais vers la fin de +l'automne, il retourna à Édimbourg, pour les cours d'hiver, car il +se proposait de travailler assidûment et d'obtenir son diplôme au +printemps prochain, s’il pouvait, et il reviendrait passer la +Noël. + +Il y eut donc une grande scène d’adieu entre lui la cousine Edie. + +Il devait faire poser sa plaque et se marier dès qu'il aurait le +droit d'exercer. + +Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle +tendresse, et elle avait de son côté, quelque affection pour lui, +à sa manière, et en effet, elle eût cherché en vain dans toute +l'Écosse un plus bel homme que lui. + +Cependant quand il était question de mariage, elle faisait une +légère grimace en songeant que tous ses rêves mirifiques +aboutiraient à n'être que la femme d'un médecin de campagne. Mais +tout bien considéré, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et +elle se décida pour le meilleur des deux. + +Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions +d'une classe tout à fait différente de la nôtre: donc il ne +comptait pas. + +En ce temps-là, je ne fus jamais bien fixé sur ce point: Edie se +préoccupait-elle ou non de lui? + +Quand Jim était à la maison, ils ne faisaient guère attention l’un +et l’autre. + +Après son départ, ils se rencontrèrent plus souvent, ce qui était +assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps +d'Edie. + +Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le +trouvait pas à son gré, et pourtant elle n'était pas à son aise +lorsqu'il n'était pas là le soir. + +Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait à causer avec lui, à lui +faire mille questions. + +Elle se faisait décrire par lui les costumes des reines, dire sur +quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des +épingles à cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles +portaient à leurs chapeaux, et je finissais par m'étonner qu'il +trouvât réponse à tout cela. + +Et pourtant il avait toujours une réponse. Il jouait de la langue +avec tant de dextérité, de vivacité. Il montrait tant +d'empressement à l'amuser, que je me demandais comment il se +faisait qu'elle n'eût pas plus d'affection pour lui. + +Bref, l'été, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se +passèrent, nous étions encore tous très heureux ensemble. + +L’année 1815 était déjà fortement entamée. + +Le grand Empereur vivait toujours à l'île d'Elbe, se rongeant le +coeur; tous les ambassadeurs, réunis à Vienne, continuaient à se +chamailler sur la façon de se partager la peau du lion, maintenant +qu'ils l'avaient réduit aux abois pour tout de bon. + +Quant à nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous étions tout +absorbés par nos menues et pacifiques occupations, le soin des +moutons, les voyages au marché de bestiaux de Berwick, et les +causeries du soir devant le grand feu de tourbe. + +Nous ne nous figurions guère que les actes de ces hauts et +puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur +nous. + +Quant à la guerre, eh bien, n'était-on pas tous d'accord pour +admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus +nos têtes, et que si les Alliés ne se prenaient pas de querelle +entre eux, il se passerait cinquante autres années avant qu'il se +tirât en Europe un seul coup de fusil. + +Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour très net +dans ma mémoire. Il survint, je crois, vers la fin de février de +cette année-là, et je vous le conterai avant d'aller plus loin. + +Vous savez, j'en suis sûr, comment sont faites les tours d'alarme +de la frontière. + +Ce sont des masses carrées, disséminées de distance en distance le +long de la ligne de partage et construites de façon à donner asile +et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les +bandits. + +Lorsque Percy et ses hommes étaient partis pour les Marches, on +amenait une partie de leur bétail dans la cour de la tour, on +fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers +placés au sommet. + +C'était un signal auquel devaient répondre de même les autres +tours d'alarme. + +Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de +Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis à +Édimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces +antiques donjons étaient gondolés, croulants, et offraient aux +oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. + +J'ai récolté un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans +la tour d'alarme de Corriemuir. + +Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un +message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent à deux milles en +deçà d'Ayton. + +Vers cinq heures, au moment même où le soleil allait se coucher, +je me trouvais sur le sentier de la lande, de façon à voir +exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la +vieille tour d'alarme était un peu à ma gauche. + +Je considérais à loisir le donjon, qui faisait un effet fort +pittoresque pour le flot de lumière rouge qui déversait sur lui +les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'étendant au loin en +arrière. + +Et comme je regardais avec attention, j'aperçus soudain la figure +d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. + +Naturellement je m'arrêtai, étonné de cela, car que pouvait faire +un individu quelconque dans cet endroit, et à ce moment-là, car +l'époque de la nidification n'était pas encore venue. + +C'était si singulier que je me déterminai à tirer l'affaire au +clair. + +Donc, malgré ma fatigue, je tournai le dos à la maison et me +dirigeai d'un pas rapide vers la tour. + +L'herbe monte jusqu'au bas même du mur, et mes pieds ne firent que +peu de bruit jusqu'au moment où j'arrivai à l'arc coulant où se +trouvait jadis l'entrée. + +Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'intérieur. + +C'était Bonaventure de Lapp qui était là, debout dans l'enceinte, +et qui regardait par ce même trou où j'avais vu sa figure. + +Il était tourné de profil par rapport à moi. + +Évidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous +ses yeux dans la direction de West Inch. + +Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les décombres de +l'entrée. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourné vers moi. + +Il n'était pas de ceux à qui on peut faire perdre contenance, et +sa figure ne changea pas plus que s'il était là depuis un an à +m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque +chose qui me disait qu'il aurait payé une somme assez ronde pour +me revoir prendre le sentier. + +-- Hello! dis-je, qu’est-ce que vous faites ici? + +-- Je pourrais vous faire la même question, dit-il. + +-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure à la fenêtre. + +-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en +apercevoir, je m'intéresse très vraiment à tout ce qui a un +rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les châteaux +sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. + +Puis s'avançant, il s'élança soudain par l'ouverture du mur, de +manière à n'être plus sous mes yeux. + +Mais ma curiosité était beaucoup trop excitée pour l'excuser aussi +facilement. + +Je me hâtai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. + +Il était debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur +fébrile, comme pour faire un signal. + +-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je. + +Et aussitôt je sortis en courant, pour me placer près de lui, et +chercher du regard sur la lande, à qui il faisait ce signal. + +-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrité, je ne +croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre +d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si +nous devons rester amis, vous ne devez pas vous mêler de mes +affaires. + +-- Je n'aime pas ces façons mystérieuses, dis-je, et mon père ne +les aimerait pas davantage. + +-- Votre père peut s'en expliquer lui-même, et il n'y a là rien de +secret, dit-il d'un ton sec. C’est vous qui faites tout le secret +avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent. + +Et sans me faire seulement un signe de tête, il me tourna le dos +et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. + +Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais +le pressentiment de quelque méfait qui se tramait, et cependant, +je n'avais pas la moindre idée du monde de ce que cela pouvait +être. + +Et j'en revins s'en m'en apercevoir, à songer à tous les incidents +mystérieux de l'arrivée de est homme, et de son long séjour au +milieu de nous. + +Mais qui donc pouvait-il attendre à la Tour d'alarme? + +Ce personnage était-il un espion, qui avait un collègue en +espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler? + +Mais cela était absurde. + +Que pouvait bien venir espionner dans le Comté de Berwick? + +Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement à quoi s'en +tenir sur lui et ne lui eût pas témoigné autant de respect, s'il y +avait eu quelque chose de suspect. + +J'en étais arrivé à ce point-là, au cours de mes réflexions quand +je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'était le major en +personne, qui descendait la côte venant de chez lui, tenant en +laisse son gros bulldog Bounder. + +Ce chien était un animal des plus dangereux, et il avait causé +maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et +ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant à l'attache au moyen +d'une bonne et forte courroie. + +Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son +arrivée, il buta de sa jambe blessée par-dessus une branche de +genêt; en reprenant son équilibre, il lâcha la courroie et +aussitôt voilà ce maudit animal parti à fond de train de mon côté, +au bas de la côte. + +Cela ne me plaisait guère, je vous en réponds, car je n’avais à ma +portée ni un bâton, ni une pierre, et je savais cette bête +dangereuse. + +Le major l'appelait de là-haut par des cris perçant, mais je crois +que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en +courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et +j'espérais que cela me vaudrait peut-être les égards dus à une +vieille connaissance. + +Aussi quand il fut presque sur moi, son poil hérissé, son nez +enfoncé entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes +poumons: + +-- Bounder! Bounder! + +Cela produisit son effet, car l'animal me dépassa en grondant, et +partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. + +Celui-ci se retourna à tout ce bruit et parut comprendre au +premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua à +marcher sans plus se presser. + +J'étais terrifié pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. + +Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour écarter de lui +l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il +aperçut le jeu de doigts que faisait de Lapp derrière son dos avec +le pouce et l'index, sa furie tomba tout à coup, et nous le vîmes +agitant son tronçon de queue, et lui caressant le genou avec sa +patte. + +-- C'est donc votre chien, major, dit-il à son maître, qui +arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bête, une belle, une +jolie créature. + +Le major était tout essoufflé, car il avait fait le trajet presque +aussi vite que moi. + +-- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. +J'ai toujours aimé les chiens. Mais je suis content de vous avoir +rencontré, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis +redevable de beaucoup, et qui commençait à me prendre pour un +espion. N'est-ce pas vrai, Jock? + +Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot à +répondre. Je me contentai de rougir et de détourner les yeux, de +l'air gauche d'un campagnard que j'étais. + +-- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, +j'en suis sûr, que c'est chose absolument impossible. + +-- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'écria le +major. + +-- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez +justice. Et vous-même? J'espère que votre genou va mieux, et qu’on +vous redonnera bientôt votre régiment. + +-- Je me porte assez bien, répondit le major, mais on ne me +donnera jamais d'emploi à moins qu'il n'y ait une guerre, et il +n'y aura plus de guerre de mon vivant. + +-- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, +nous verrons, nous verrons, mon ami. + +Il ôta son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea +d'un bon pas du côté de West Inch. + +Le major resta à le suivre des yeux, l'air pensif. + +Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il était un +espion. + +Quand je le lui eus dit, il ne répondit rien, hocha seulement la +tête, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien +tranquille. + + +VIII -- L'ARRIVÉE DU CUTTER + +Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments à +l'égard de notre locataire n'étaient plus les mêmes. + +J'avais toujours l'idée qu'il me cachait un secret, où plutôt +qu'il était à lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le +voile tendu sur son passé. + +Et lorsqu'un hasard écartait pour un instant un coin de ce voile, +c'était toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre côté, +quelque scène sanglante, violente, terrible. + +L'aspect seul de son corps faisait peur. + +Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'été, je vis qu'il +était tout zébré de blessures. Sans compter sept ou huit +cicatrices ou estafilades, il avait les côtes, d'un côté, toutes +déjetées, toutes déformées. Un de ses mollets avait été en partie +arraché. + +Il rit de son air le plus gai en voyant mon étonnement. + +-- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses +cicatrices. Les côtes ont été brisées par un caisson d'artillerie. +C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le +corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, +si rapide que soit son allure, regarde toujours où il pose le +pied. Il m'est passé sur le corps quinze cents cuirassiers et les +hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les +canons, c'est très mauvais. + +-- Et le mollet? demandai-je. + +-- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne +croiriez jamais comment j'ai attrapé cela. Vous saurez que mon +cheval et moi, nous avions été atteints, lui tué, et moi les côtes +brisées par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si +âpre, si âpre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper +des blessés, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui +vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. +Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre à mon +cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place +pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. +Sapristi, il faisait bien chaud là-dedans. Mais je n'avais pas +assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie +de mes jambes dépassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, +des loups vinrent pour dévorer le cheval, et ils m'entamèrent +aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais après cela je +veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de +moi. C'est là que j'ai passé très commodément dix jours. + +-- Dix jours! m'écriai je, et que mangiez -- vous? + +-- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous +appelez la table et le logement. Mais naturellement j’eus le bon +sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y +avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur +gourde à eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais +souhaiter. Et le onzième jour arriva une patrouille de cavalerie +légère. Alors tout alla bien. + +Ce fut ainsi, par des causeries, engagées accidentellement, et qui +ne valent guère la peine d'être rapportées séparément, que la +lumière se fit sur sa personne et son passé. Mais le jour devait +venir, où nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter +comment cela se fit. + +L'hiver avait été fort triste, mais dès le mois de mars se +montrèrent les premiers indices du printemps, et pendant une +semaine de la fin de ce mois, nous eûmes du soleil et des vents du +Sud. + +Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Édimbourg, car bien que la +session se terminât le 1er, son examen devait lui prendre une +semaine. + +Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne +pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, +il était le seul ami de mon âge que j'eusse en ce temps-là. + +Edie était très peu portée à causer, ce qui était chez elle chose +fort rare, mais elle écoutait en souriant tout ce que je lui +disais. + +-- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois à demi-voix, pauvre +vieux Jim! + +-- Et s'il a été reçu, dis-je, eh bien, naturellement il fera +apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous +perdrons notre Edie. + +Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et +la prendre à la légère, mais les mots me restaient encore dans la +gorge. + +-- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore. + +Et en prononçant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. + +-- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans +la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un +peu à moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, là-bas, un +bien joli petit vaisseau. + +C'était un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, très +marcheur à en juger par ses mâts élancés et la coupe de son avant. + +Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand +mât, mais au moment même où nous le regardions, toute sa voilure +se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous +vîmes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du +beaupré. + +Il était probablement à moins d'un quart de mille du rivage, si +près même que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffé +d'un bonnet pointu, qui se tenait debout à l'arrière et la lunette +à l'oeil examinait la côte dans toutes les deux directions. + +-- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie. + +-- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, répondis-je. + +C’était de cette façon-là que nous interprétions tout ce qui, dans +les comtés de la frontière, échappait à notre compréhension. + +Nous passâmes presque une heure entière à examinez le joli +vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derrière une +bande de nuages, et que l'air du soir était assez piquant, nous +fîmes demi-tour pour regagner West Inch. + +Quand on arrive à la ferme par la façade, on traverse un jardin +qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par +une porte à claire-voie, au moyen d'un loquet. + +C’était à cette même porte que nous nous tenions, la nuit où les +signaux furent allumés, la nuit où nous vîmes passer Walter Scott +quand il revenait d'Édimbourg. + +À droite de cette entrée, du côté du jardin, se trouvait un bout +de rocaille qui, paraît-il, avait été construit par la mère de mon +père, il y avait bien longtemps. + +Elle avait façonné cela avec des galets usés par l'eau, avec des +coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougères dans +les interstices. + +Or, quand nous eûmes franchi la porte, nos yeux tombèrent sur +cette rocaille; au sommet était planté un bâton dans la fente +duquel se trouvait une lettre. + +Je m'avançai pour voir ce que c'était, mais Edie me devança, +enleva la lettre et la mit dans sa poche. + +-- C'est pour moi, dit-elle en riant. + +Mais je restai à la regarder d'un air qui éteignit le rire sur sa +figure. + +-- De qui est elle, Edie? demandai-je. + +Elle fit la moue, mais elle ne répondit pas. + +-- De qui est-elle, mademoiselle? m’écriai-je. Se pourrait-il que +vous ayez trompé Jim comme vous m'ayez trompé moi-même? + +-- Quel brutal vous êtes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais +bien que vous vous mêliez de ce qui vous regarde. + +-- Elle ne peut être que d'une seule personne, m'écriai-je, et +cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. + +-- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock? + +Le sang-froid de cette créature me stupéfia et me rendit furieux. + +-- Vous l'avouez! m'écriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus +aucune pudeur? + +-- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman? + +-- Parce que c'est infâme. + +-- Et pourquoi? + +-- Parce que c'est un étranger. + +-- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. + + +IX -- CE QUI SE FIT À WEST INCH + +Je me rappelle fort bien cet instant-là. + +J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait +émoussé leur sensibilité. Il n'en fut pas ainsi pour moi. + +Au contraire, ma vue, mon ouïe et ma pensée se redoublèrent de +clarté. + +Je me souviens que mes yeux se portèrent sur une petite boule de +marbre de la largeur de ma main, qui était incrustée dans une des +pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en +admirer les veines délicates. + +Et cependant je devais avoir une étrange expression de +physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva +vers la maison en courant. + +Je la suivis, je tapai à la fenêtre de sa chambre, car je voyais +bien qu'elle y était. + +-- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me +gronder. Je ne veux pas être grondée. Je n'ouvrirai pas la +fenêtre. Allez-vous en. + +Mais je persistai à frapper. + +-- Il faut que je vous dise un mot. + +-- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Dès +que vous commencerez à gronder, je la refermerai. + +-- Êtes-vous vraiment mariée, Edie? + +-- Oui, je suis mariée. + +-- Qui vous a mariés? + +-- Le Père Brenman, à la chapelle catholique romaine de Berwick. + +-- Vous, une presbytérienne? + +-- Il tenait à ce que le mariage se fît dans une église +catholique. + +-- Quand cela s'est-il fait? + +-- Il y aura une semaine mercredi. + +Je me souvins que ce jour-là elle était allée en voiture à +Berwick, et que de Lapp, de son côté, s'était absenté pour faire, +à ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. + +-- Mais... Et Jim? demandai-je. + +-- Oh! Jim me pardonnera. + +-- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir. + +-- Non, non, il me pardonnera. + +-- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter +tant de déshonneur et de souffrance! + +-- Ah! voilà que vous grondez! s'écria-t-elle. + +Et la fenêtre se ferma brusquement. + +J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore +bien des questions à lui faire, mais elle ne voulut pas répondre, +et je crus l'entendre sangloter. + +Enfin j'y renonçai, et j'étais sur le point de rentrer dans la +maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pêne de la +porte du jardin se soulever. + +C'était de Lapp en personne. + +Mais comme il suivait l'allée, il me fit l'effet d’être ou fou ou +ivre. + +Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en +l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. + +-- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_! + +C'est ainsi qu'il avait fait le jour où il avait eu le délire. + +Puis soudain: + +-- _En avant_! _en avant_! + +Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tête. + +Il s'arrêta court lorsqu'il vit que j'étais là, le regardant, et +je puis dire qu'il fut un peu décontenancé. + +-- Holà! Jock, s'écria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eût +quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet état d'esprit que vous +appelez de l'entrain. + +-- On le dirait, répondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne +vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft +reviendra ici. + +-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins +gai? + +-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp. Je vois que vous êtes au courant +de notre mariage. Edie vous a parlé. Jim pourra faire ce qu'il +voudra. + +-- Vous nous avez joliment récompensés de vous avoir accueillis. + +-- Mon brave garçon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort +joliment récompensés. J'ai délivré Edie d'une existence qui est +indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une +noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres à écrire ce +soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre +ami Jim sera revenu pour vous aider. + +Il fit un pas vers la porte. + +-- Et c'était pour cela que vous attendiez à la Tour d'alarme, +m'écriai-je, soudainement éclairé. + +-- Hé! Jock, voilà que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton +moqueur. + +Un instant après, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et +la clef tourner dans la serrure. + +Je m'attendais à ne plus le revoir de la soirée, mais quelques +minutes plus tard, il descendit à la cuisine, où je tenais +compagnie aux vieux parents. + +-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la +façon si bizarre qui lui était propre, j'ai été l'objet de toute +votre bonté et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais +jamais cru être si heureux que je l'ai été grâce à vous dans ce +tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, +monsieur, vous agréerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous +faire. + +Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppés dans +du papier, puis faisant à ma mère trois autres révérences, il +sortit de la chambre. + +Son présent, c'était une broche au centre de laquelle était sertie +une grosse pierre verte, entourée d'une demi-douzaine d'autres +pierres blanches, scintillantes. + +Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne +savais pas même quel nom leur donner, mais on nous dit, par la +suite, à Berwick, que la grosse pierre était une émeraude, et les +autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien +supérieure à celle que tous les agneaux qui nous étaient nés ce +printemps-là. + +Ma bonne vieille mère est défunte depuis bien des années, mais +cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille aînée +quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans +revoir ces yeux perçants et ce nez long et mince, et ces +moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. + +Pour mon père, il avait une belle montre en or à double boîtier, +et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de +sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. + +Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charmé, et ils +ne voulaient parler que des présents que leur avait faits de Lapp. + +-- Il vous a donné autre chose encore, dis-je enfin. + +-- Quoi donc, Jock? demanda père. + +-- Un mari pour la cousine Edie, répondis-je. + +Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je rêvais, mais lorsqu'ils +eurent enfin compris que c'était bien la vérité, ils se montrèrent +aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annoncé qu'Edie +avait épousé le laird. + +À dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de +batailleur, n'avait pas une excellente réputation dans le pays, et +ma mère avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas +bien. + +D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, était +un homme rangé, tranquille et dans l'aisance. + +Il y avait bien le secret, mais en ce temps-là, les mariages +secrets étaient chose fort commune en Écosse; car comme quelques +paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un +couple, personne n'y trouvait beaucoup à redire. + +Les vieux furent aussi enchantés que si leur fermage avait été +diminué, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me +semblait que mon ami avait été traité avec la plus cruelle +légèreté; et je savais bien qu'il n'était pas homme à en prendre +aisément son parti. + + +X -- LE RETOUR DE L’OMBRE + +Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'étais certain +que Jim ne tarderait pas à paraître, et que ce jour-là serait un +jour de grands chagrins. + +Mais quelle somme de tristesses ce jour-là devait-il apporter, +jusqu'à quel point modifierait-il le destin de chacun de nous? +C'était plus que je n'aurais osé en imaginer dans mes moments les +plus sombres. + +Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre +même des événements. + +Ce matin-là, je m'étais levé de bonne heure, car on allait entrer +en pleine période de la mise bas des agneaux. + +Mon père et moi, nous partions pour le pâturage dès le petit jour. + +Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frôla ma figure: la +porte de la maison était entièrement ouverte, et la lumière grise +de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. + +Je regardai. + +Je trouvai également ouvertes la porte de la chambre d'Edie et +celle de Lapp. + +Je compris alors, comme à la lueur d'un éclair, ce que +signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'était des présents +d'adieu. + +Tous deux étaient partis. + +J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et +m'arrêtant dans sa chambre. + +Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laissé là, tous, +sans un mot de bonté, sans même un serrement de main! + +Et lui aussi! + +J'avais été épouvanté de ce qui arriverait quand il se +rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eût dit qu'il avait +évité cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lâcheté. + +J'étais plein de colère, humilié, souffrant. + +Je sortis au grand air sans dire un mot à mon père et je montai +aux pâturages pour rafraîchir ma tête échauffée. + +Lorsque je fus arrivé là-haut à Corriemuir, je pus jeter un +dernier coup d’oeil sur la cousine Edie. + +Le petit cutter était resté à l'endroit où il avait jeté l'ancre, +mais un canot s'en était détaché pour aller la prendre à terre. + +À l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais +qu'elle faisait ce signal au moyen de son châle. + +Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le +pont. + +Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. + +Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout +près d'elle. + +Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le +ciel. + +Tous deux agitèrent longtemps les mains, mais ils y renoncèrent +enfin, car ils n'obtinrent aucune réponse de moi. + +Je restai là, debout, les bras croisés, plus grognon que je ne +l'avais jamais été en ma vie, jusqu'à ce que leur cutter ne fût +plus qu'une légère tache blanche de forme carrée, se perdant parmi +la brume matinale. + +Il était l'heure du déjeuner, et la bouillie était sur la table +quand je rentrai, mais je n'avais aucun appétit. + +Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que +ma mère ne trouvât aucune expression trop dure pour Edie. + +Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces +derniers temps surtout. + +-- Voici une lettre de lui, dit mon père, en me montrant sur la +table un papier plié: Elle était dans sa chambre. Voulez-vous nous +la lire? + +Ils ne l'avaient pas même ouverte, car, pour dire la vérité, mes +bonnes gens n'étaient jamais arrivés à lire couramment l'écriture, +quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et +beaux caractères. + +L'adresse écrite en grosses lettres était ainsi conçue: + +« Aux bonnes gens de West Inch ». + +Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout taché et +jauni, le voici: + +« Chers amis, + +« Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose +dépendait d'une autre volonté que la mienne. + +« Le devoir et l'honneur m'ont rappelé auprès de mes anciens +compagnons. + +« C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu +de jours soient écoulés. + +« J'emmène notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien +se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez à West +Inch. + +« En attendant, agréez l'assurance de mon affection, et croyez que +je n’oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passés chez +vous, en un temps où je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine à +vivre, si j'avais été fait prisonnier par les Alliés. Mais vous +saurez peut-être aussi quelque jour par la raison de cela. + +« Votre bien dévoué, + +« BONAVENTURE DE LISSAC, + +« Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majesté +Impériale l’Empereur Napoléon ». + +Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait +fait suivre son nom. + +Sans doute j'en étais venu à la conviction que notre hôte ne +pouvait être qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant +entendu parler et qui s'étaient frayé passage jusque dans toutes +les capitales de l'Europe, à une seule exception, la nôtre. +Pourtant je n'eus guère cru que nous eussions sous notre toit +l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. + +-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh +bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin +d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'était que +temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenêtre de +la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. + +Je courus vers la porte, au-devant de lui. + +Je sentais que j'aurais payé bien cher pour le voir repartir à +Édimbourg. + +Il arrivait à grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tête. + +Je m'imaginai que c'était peut-être un billet d'Edie, et que dès +lors il savait tout. Mais quand il fut plus près, je vis que +c'était une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on +l'agitait, et qu'il avait les yeux pétillants de joie. + +-- Hourra! Jock, cria-t-il. Où est Edie? Où est Edie? + +-- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je. + +-- Où est Edie? + +-- Qu'est-ce que vous avez-là? + +-- C'est mon diplôme, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout +va bien; je veux le montrer à Edie. + +-- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer à +Edie, répondis-je. + +Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'altérer comme la sienne +quand j'eus dit ces mots. + +-- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t- +il. + +En parlant ainsi, il avait lâché le précieux diplôme, que le vent +emporta par-dessus la haie, à travers la lande, jusqu'à une touffe +d'ajoncs, où il s'arrêta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune +attention. + +Ses yeux étaient fixés sur moi, et dans leur profondeur, je voyais +une lueur diabolique. + +-- Elle n'est pas digne de vous, dis-je. + +Il m'empoigna par l'épaule. + +-- Qu'avez-vous fait? dit-il à voix basse. Ce doit être quelque +tour de votre façon. Où est-elle? + +-- Elle est partie avec ce Français qui logeait ici. + +J'avais longuement réfléchi sur la meilleure façon de lui faire +passer la chose en douceur, mais j'ai toujours été fort maladroit +dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. + +-- Oh! fit-il, en hochant la tête et me regardant. + +Pourtant j'étais certain qu'il était hors d'état de me voir, de +voir la ferme, de voir quoi que ce fût. + +Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains étroitement jointes, +et toujours balançant la tête. + +Puis il fit le geste d'avaler péniblement, et parla d'une voix +singulière, sèche, rauque. + +-- Quand est-ce arrivé? + +-- Ce matin. + +-- Ils étaient mariés? + +-- Oui. + +Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. + +-- Un message pour moi? + +-- Elle a dit que vous lui pardonneriez. + +-- Que Dieu damne mon âme si jamais je le fais. Où sont-ils allés? + +-- Ils ont dû aller en France, à ce que je crois. + +-- Il se nommait de Lapp, ce me semble? + +-- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que +colonel dans la garde de Boney. + +-- Alors, selon toute probabilité, il est à Paris. C'est bien! +c'est bien! + +-- Tenez bon, criai-je. Père, père, apportez le brandy. + +Ses genoux avaient ployé un instant, mais il redevint lui-même +avant que le vieillard fût accouru avec la bouteille. + +-- Remportez-là, dit Jim. + +-- Prenez une gorgée, monsieur Horscroft, s'écria mon père en +insistant, cela vous remontera le coeur. + +Jim saisit la bouteille et la lança par-dessus la haie du jardin. + +-- C'est excellent pour ceux qui tiennent à oublier, dit-il, mais +moi je tiens à me souvenir. + +-- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'écria mon père +d'une voix forte. + +-- Et aussi d'avoir failli casser la tête à un officier de +l'infanterie de Sa Majesté, dit le vieux major Elliott en se +montrant au-dessus de la haie. Je me serais contenté d'une lampée +après une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise +l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrivé que vous restez +tous là aussi immobiles que des gens rangés autour d'une fosse, à +un enterrement? + +Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, +la figure d'une pâleur cendrée, les sourcils froncés très bas, +restait adossé au montant de la porte. + +Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car +il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. + +-- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque événement de ce +genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite +est bien d'un Français. Ils ne peuvent pas laisser les femmes +tranquilles. Du moins, de Lissac l'a épousée, et c'est là une +consolation. Mais il n'est guère temps, maintenant, de songer à +nos petits tracas, car toute l'Europe est en révolution, et selon +toute probabilité, nous voici avec vingt autres années de guerre +sur les bras. + +-- Que voulez-vous dire? demandai-je. + +-- Eh! mon ami, Napoléon est débarqué de l'île d'Elbe. Ses troupes +sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauvé à toutes +jambes. La nouvelle en est arrivée à Berwick ce matin. + +-- Grands Dieux! s'écria mon père. Alors, voici cette terrible +besogne entièrement à recommencer? + +-- Oui, nous nous étions figurés que l'Ombre n'était plus là, et +elle y est encore. Wellington a reçu l'ordre de quitter Vienne +pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur +fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais +vent, un vent qui ne présage rien de bon. Je viens justement de +recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71ème régiment comme +premier major. + +À ces mots je serrai la main à notre bon voisin, car je savais +combien il était humilié de se voir traiter en invalide, qui +n'avait plus de rôle à jouer en ce monde. + +-- Il faut que je rejoigne mon régiment le plus tôt possible, et +nous serons là-bas, de l'autre côté de l'eau, dans un mois, peut- +être même à Paris dans un autre mois. + +-- Alors, par le Seigneur! major, s'écria Jim Horscroft, je pars +avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le +fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Français. + +-- Mon garçon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes +ordres. Quant à de Lissac, où sera l'Empereur, il sera aussi. + +-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous +apprendre de lui? + +-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armée française, et +pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu +maréchal, mais qu'il a préféré, rester auprès de l'Empereur. Je +l'ai rencontré deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque +je fus envoyé en parlementaire pour négocier au sujet de nos +blessés. Il était alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. + +-- Et je le reconnaîtrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce +dur et mauvais regard qu'il avait jadis. + +Et à cet instant même, en cet endroit même, je me rendis +soudainement compte combien mon existence serait piteuse et +inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon +enfance seraient au loin, exposés en première ligne aux fureurs de +la tempête. + +Ma résolution fut formée avec la promptitude de l'éclair. + +-- Je partirai aussi avec vous, major, m'écriai-je. + +-- Jock! Jock! dit mon père, en se tordant les mains. + +Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra +la taille. + +Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en +l'air. + +-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai +derrière moi. Eh bien, il n'y a pas un moment à perdre. Il faut +donc que vous vous teniez prêts tous les deux pour la diligence du +soir. + +Voilà ce que produisit une seule journée, et pourtant il peut +arriver que des années s'écoulent sans amener un changement. + +Songez donc aux événements qui s'étaient accomplis dans ces vingt- +quatre heures? + +De Lissac parti! Edie partie! Napoléon évadé! La guerre éclate. +Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos +préparatifs pour nous battre contre les Français. + +Tout cela eut l'air d'un rêve, jusqu'au moment où je me dirigeai +vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur +la maison grise et deux petites silhouettes noires. + +C'était ma mère, qui enfouissait son visage dans les plis de son +châle des Shetland, et mon père qui agitait son bâton de meneur de +bétail pour m'encourager dans mon voyage. + + +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS + +J'arrive maintenant à un point de mon histoire, dont le récit me +coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir +entrepris cette tâche de narrateur. Car quand j’écris, j'aime que +cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose à son tour, comme +les moutons quand ils sortent d'un parc. + +Cela pouvait être ainsi à West Inch. Mais maintenant que nous +voilà lancés dans une existence plus vaste, comme menus brins de +paille qui dérivent lentement dans quelque fossé paresseux +jusqu'au moment où ils se trouvent pris à l'improviste dans le +cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m’est bien +difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas à pas. +Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et +les raisons de tout. + +Je laisserai donc tout cela de côté, pour vous parler de ce que +j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. + +Le régiment auquel avait été nommé notre ami était le 71ème +d'infanterie légère de Highlanders, qui portait l'habit rouge et +les culottes de tartan à carreaux. Il avait son dépôt dans la +ville de Glasgow. + +Nous nous y rendîmes tous les trois par la diligence. + +Le major était plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le +Duc, sur la Péninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, +les lèvres pincées, les bras croisés, et je suis sûr qu'au fond du +coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure. + +J'aurais pu le deviner au soudain éclat de ses yeux et à la +contraction de sa main. + +Quant à moi, je ne savais pas trop si je devais être content ou +fâché, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait +tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est néanmoins chose pénible +que de songer que vous avez la moitié de l'Écosse entre vous et +votre mère. + +Nous arrivions à Glasgow le lendemain. + +Le major nous conduisit au dépôt, où un soldat qui avait trois +chevrons sur le bras et un flot de rubans à son bonnet, montra +tout ce qu'il avait de dents aux mâchoires, à la vue de Jim, et +fit trois fois le tour de sa personne pour le considérer à son +aise, comme s'il s'était agi du château de Carlisle. + +Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les côtes, +tâta mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. + +-- Voilà ce qu'il nous faut, major, voilà ce qu'il nous faut, +répétait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous +pouvons tenir tête à ce que Boney a de mieux. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le major. + +-- Ils font un effet piteux, à la vue, dit-il, mais à force de les +lécher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'élite ont été +transportés en Amérique, et nous sommes encombrés de miliciens et +de recrues. + +-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons +soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me +trouver. + +Il nous fit un signe de tête et nous quitta. + +Nous commençâmes à comprendre qu'un major, qui est votre officier, +est un personnage fort différent d'un major qui se trouve être +votre voisin de campagne. + +Soit, mais à quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses? + +J'userais une quantité de bonnes plumes d'oie rien qu'à vous +raconter ce que nous fîmes, Jim et moi, au dépôt de Glasgow, +comment nous arrivâmes à connaître nos officiers et nos camarades, +et comment ils firent notre connaissance. + +Bientôt arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupés +jusqu'alors à découper l’Europe en tranches comme s'il s'agissait +d'un gigot de mouton, étaient rentrés à tire d'aile dans leurs +pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, +était en marche vers la France. + +Nous entendîmes parler aussi de grands rassemblements, de grandes +revues de troupes, qui avaient lieu à Paris. + +Puis on nous dit que Wellington était dans les Pays-Bas, et que ce +serait à nous et aux Prussiens à subir le premier choc. + +Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite +qu'il pouvait. + +Tous les ports de la côte Est étaient bondés de canons, de +chevaux, de munitions. + +Le trois juin, nous reçûmes à notre tour notre ordre de mise en +marche. + +Le soir même, nous nous embarquâmes à Leith, et nous arrivâmes à +Ostende le lendemain au soir. + +C'était le premier pays étranger que je voyais. + +Il en était d'ailleurs de même pour la plupart de mes camarades, +car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. + +Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des +vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins +qui pivotent en battant des ailes, chose qu’on chercherait +vainement d'un bout à l’autre de l’Écosse. + +C'était une ville propre, bien tenue, mais la taille y était au- +dessous de la moyenne, et on n'y trouvait à acheter ni ale ni +galettes de farine d'avoine. + +De là nous nous rendîmes dans un endroit nommé Bruges, puis de là +à Gand où nous fûmes réunis avec le 52ème et le 95ème, deux +régiments qui, avec le nôtre, formaient une brigade. + +C'est une ville étonnante, Gand, pour les clochers et les +constructions en pierre. + +D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversâmes, il n'en +était guère qui n’eût une église plus belle qu'aucune de celles de +Glasgow. + +De là nous marchâmes sur Ath, petit village situé sur une rivière +ou plutôt sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. + +Nous y fûmes logés surtout dans des tentes, car il faisait un beau +temps ensoleillé, et toute la brigade fut occupée du matin au soir +à faire l'exercice. + +Nous étions commandés par la général Adams, nous avions pour +colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, +c'était de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, +dont le nom était comme une sonnerie de clairon. + +Il était à Bruxelles avec le gros de l'armée, mais nous savions +que nous le verrions bientôt s'il en était besoin. + +Je n'avais jamais vu autant d'Anglais réunis, et je dois dire que +j'éprouvais quelque dédain à leur égard, comme cela se voit +toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontière. +Mais les deux régiments qui étaient avec nous étaient dans d'aussi +bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. + +Le 52ème avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait +beaucoup de vieux soldats de la Péninsule. + +Le 95ème régiment se composait de carabiniers, et ils avaient un +habit vert au lieu du rouge. + +C'était chose étrange que de les voir charger, car ils entouraient +la balle d'un chiffon graissé, et la faisaient entrer avec un +maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. + +Toute cette partie de la Belgique était alors couverte de troupes +anglaises, car la Garde y était aussi, aux environs d’Enghien, et +il y avait des régiments de cavalerie, de notre côté, à quelque +distance. + +Comme vous le voyez, Wellington était obligé de déployer toutes +ses forces, car Boney était derrière son rideau de forteresses, et +naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel côté il +déboucherait. + +Toutefois on pouvait être certain qu'il arriverait par où on +l'attendrait le moins. + +D'un côté, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous +couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre côté, il était libre de +se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc était aussi +malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et +ses troupes légères déployées comme une vaste toile d'araignée, de +telle sorte que dès qu'un Français aurait mis le pied par-dessus +la frontière, le Duc était en mesure de concentrer toutes ses +troupes à l'endroit convenable. + +Pour moi, j'étais fort heureux à Ath, où les gens étaient pleins +de bonté et de simplicité. + +Un fermier nommé Bois, dans les champs duquel nous étions campés, +fut un excellent ami pour la plupart de nous. + +À nos moments perdus, nous lui bâtîmes une grange de bois, et plus +d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son +linge à sécher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge +humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter +tout droit à la pensée du foyer domestique. + +Je me suis souvent demandé si ce brave homme et sa femme vivent +encore. Ce n'est guère probable, car bien que vigoureux, ils +avaient dépassé le milieu de la vie à cette époque-là. + +Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait à fumer dans +la vaste cuisine flamande, mais c'était maintenant un Jim tout +différent de celui d'autrefois. + +Il avait toujours eu un fond de dureté, mais on eût dit que son +malheur l'avait entièrement pétrifié. Jamais je ne vis de sourire +sur ses lèvres. + +Il était bien rare qu'il parlât. Tout son esprit se concentrait +sur l'idée de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. + +Il passait des heures assis, le menton appuyé sur ses deux mains, +le regard fixe, le sourcil froncé, tout absorbé par une seule +pensée. + +Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'à un certain point, la cible +des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, +ils s'aperçurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le +laissèrent tranquille. + +À cette époque, nous nous levions de fort bonne heure, et +généralement la brigade entière était sous les armes dès la +première lueur du jour. + +Un matin, c'était le seize juin, nous venions de nous former, le +général Adams était allé à cheval donner un ordre au colonel +Reynell, à environ une portée de fusil de l'endroit où je me +trouvais, quand tout à coup tous deux fixèrent avec persistance +leur regard sur la route de Bruxelles. + +Aucun de nous n'osa remuer la tête, mais tous les hommes du +régiment tournèrent les yeux de ce côté, et là nous vîmes un +officier, portant la cocarde d'aide de camp du général, arriver +sur la route à grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait +donner à son grand cheval gris pommelé. + +Il penchait la tête sur la crinière, et lui cinglait le cou avec +le reste des rênes. On eût dit que sa vie dépendait de sa +rapidité. + +-- Holà, Reynell, dit le général, voilà qui commence à avoir l'air +sérieux. Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams +ouvrit vivement la dépêche que lui tendit le messager. + +L'enveloppe n'était pas encore à terre qu'il fit demi-tour, et +agita la lettre au-dessus. De sa tête, comme il l'eût fait de son +sabre. + +-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue générale et mise en marche +dans une demi-heure. + +Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, +et les nouvelles volèrent de bouche en bouche. + +Napoléon avait franchi la frontière la veille, poussé les +Prussiens devant lui, et s'était déjà fort avancé dans l’intérieur +du pays, à l'est par rapport à nous, avec cent cinquante mille +hommes. + +Nous courûmes de tous côtés rassembler nos effets, et déjeuner. + +Moins d'une heure après, nous étions en marche, laissant derrière +nous pour toujours Ath et le Dender. + +Il n'y avait pas un moment à perdre, car les Prussiens n'avaient +donné à Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien +qu'il se fût élancé de Bruxelles aux premières rumeurs de +l'événement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, +c'était difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez à temps +pour porter secours aux Prussiens. + +C'était une belle et chaude matinée, et pendant que la brigade +marchait sur la large chaussée belge, la poussière s'en élevait +comme eut fait la fumée d'une batterie. + +Je puis vous dire que nous bénîmes celui qui avait planté les +peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que +de la boisson. + +À travers champs, à gauche comme droite, il y avait d'autres +routes, l'une tout près de la nôtre, l'autre à un mille ou plus. + +Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochée. + +C'était une belle rivalité qui nous animait, car des deux côtés on +mettait toute son énergie à jouer des jambes. + +Il flottait autour d’eux une si large guirlande de poussière, que +nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de +peau d'ours pointant çà et là, ou la tête et les épaules d'un +officier monté, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au +vent. + +C’était une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas +laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec +nous. + +Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un épais nuage de +poussière, mais qui s'entrouvrant de temps à autre, laissait +apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un éclat +d'argent. + +La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, +éclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. + +Si j'avais été laissé à moi-même, j'aurais été longtemps à savoir +ce que c'était, mais nos caporaux et nos sergents étaient tous +d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait à côté de moi, +hallebarde en main, et qui était intarissable en conseils et +renseignements. + +-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. +Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce +sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous +pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse +cavalerie française est trop forte pour nous. Ils sont dans la +proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut +viser à leur figure ou à leur cheval. Rappelez-vous cela, quand +ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de +lame à travers le foie pour vous apprendre à vivre. Écoutez, +écoutez, écoutez! Voici la vieille musique qui reprend! + +Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une +canonnade quelque part au loin, à l'est de nous. + +C'était grave et rauque. + +On eût dit un rugissement de quelque bête féroce, toute +barbouillée de sang, qui ne prospère qu'aux dépens des existences +humaines. + +Au même instant on cria derrière nous « Eh! Eh! Eh! » et quelqu'un +commanda d'une voix forte: « Laissez passer les canons! » + +Je tournai la tête et je vis les compagnies d'arrière-garde ouvrir +soudain les rangs et se jeter de chaque côté de la route, pendant +que six chevaux couleur crème, attelés par paires, galopant ventre +à terre, arrivaient à grand fracas dans l'espace libre, traînant +un beau canon de douze qui tournait et craquait derrière eux. + +Puis, il en vint un second, un troisième, vingt quatre en tout, +ils passèrent près de nous avec grand bruit, grand vacarme, les +hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnés aux canons et +aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs +fouets, les crinières flottant au vent, les écouvillons et les +seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. + +L'air était tout remué de cette agitation fébrile, du tintement +sonore des chaînes. + +Un grandement sourd monta des fosses. + +Les artilleurs y répondirent par des cris, et nous vîmes rouler +devant nous un nuage gris, et quantité de bonnets à poils firent +par moments tache dans l'obscurité. + +Puis les compagnies se refermèrent, pendant que le grondement qui +s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que +jamais. + +-- Il y a là trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_ +et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a +davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissée par +un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez +à être atteint, donnez la préférence à un canon de douze, car un +de neuf vous écrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en +deux comme une carotte. + +Et il continua, en me donnant des détails sur les horribles +blessures qu'il avait vues, ce qui glaçait mon sang dans mes +veines. + +Vous auriez frotté toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que +vous ne les auriez pas rendues plus blanches. + +-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez +un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il. + +À ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commençai à +comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. + +Je me mis aussi à rire, et les autres en firent autant, mais on ne +riait pas de très bon coeur. + +Le soleil était presque au-dessus de nos têtes quand on fit halte, +dans une petite localité nommée Hal. + +Il y a là une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon +shako. Jamais une cruche d'ale d'Écosse ne me parut aussi bonne +que cette eau-là. + +Des canons passèrent encore devant nous, puis les Hussards de +Vivian: il y en avait trois régiments, fort coquets sur leurs +beaux chevaux bai-brun. + +C'était un régal pour l'oeil. + +Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait +vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie à côté de moi, +quelques années auparavant, j'avais assisté à la lutte du navire +de commerce contre les corsaires. + +Ce bruit était maintenant si fort qu'il me semblait que l'on +devait se battre de l'autre côté du bois le plus proche, mais mon +ami le sergent en savait plus long. + +-- C’est à douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en +être certain, le général sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans +quoi nous ne serions pas à nous reposer à Hal. + +Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute après, le +colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et +de bivouaquer sur place. + +Nous y passâmes toute la journée, pendant laquelle nous vîmes +défiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, +Anglais, Hollandais, Hanovriens. + +La musique endiablée dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un +rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. + +Vers huit heures du soir, elle cessa complètement. + +Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, +d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait +le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de +patience. + +Le lendemain, la brigade resta à Hal, tout le matin, mais vers +midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avançâmes +jusqu'à un petit village appelé Braine le... je ne sais plus quoi. + +Il n'était que temps, car un orage terrible fondit tout à coup sur +nous, déversant des torrents d'eau qui changèrent tous les champs +et tous les chemins en marais et bourbiers. + +Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y +trouvâmes deux traînards, l'un faisait partie d'un régiment à +jupon, l'autre était un homme de la légion allemande, et ils +avaient à nous apprendre des nouvelles qui étaient aussi sombres +que le temps. + +Boney avait rossé les Prussiens la veille, et nos hommes avaient +eu bien de la peine à tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant +fini par le battre. + +Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute +défraîchie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre +empressement à nous entasser autour des deux hommes dans la +grange. + +On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de +ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu étaient à leur +tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. + +On rit, on applaudit, on gémit tour à tour, en entendant raconter +que la 44ème avait reçu la cavalerie en ligne, que les Hollando- +Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse +pénétrer les Lanciers dans son carré, et les y avait tués à +loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur côté en +réduisant le 69ème à sa plus simple expression et emportant un des +drapeaux. + +Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le +contact avec les Prussiens. + +Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une +grande bataille à l'endroit même où nous avions fait halte. + +Et nous vîmes bientôt que ce bruit était fondé, car le temps +s'éclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crête pour +voir ce qui pouvait se voir. + +C'était une belle campagne de terres à blé et de prairies. + +Les récoltes commençaient à jaunir, et les seigles, qui étaient +superbes, atteignaient l'épaule d'un homme. + +Il était impossible de concevoir un tableau plus paisible. + +De quelque côté qu'on portât les yeux, on ne voyait que collines +aux courbes onduleuses toutes couvertes de blé, et par-dessus +elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi +les peupliers. Mais à travers tout ce joli tableau, apparaissait +comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en +marche, habillés les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de +bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant +les routes; l’une des extrémités si rapprochée, qu'elle pouvait +entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en +faisceaux, sur la crête à notre gauche, tandis que l'autre +extrémité se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions +voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de +chevaux tirant à grand-peine, l'éclat sombre des canons, les +hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues +et les dégager de la vase épaisse, profonde. + +Pendant que nous étions là, régiment par régiment, brigade par +brigade, vinrent prendre position sur la crête, et avant le +coucher du soleil, nous étions formée en une ligne de plus de +soixante mille hommes, fermant à Napoléon la routa de Bruxelles. + +Mais la pluie avait recommencé avec force. Nous autres, du 77ème, +nous nous précipitâmes de nouveau dans notre grange. Nous étions +bien mieux abrités que le plus grand nombre de nos camarades, qui +durent rester étendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, +et attendre ainsi jusqu'à la première lueur du jour. + + +XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE + +Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se +mouvaient sous un vent humide et glacial. + +J'éprouvai une impression étrange en ouvrant les yeux, quand je +songeai que je prendrais part, ce jour-là, à une bataille, bien +qu'aucun de nous ne s'attendit à une bataille telle que celle qui +se livra. + +Toutefois, nous étions debout, et tout prêts dès la première +clarté, et quand nous ouvrîmes les portes de notre grange, nous +entendîmes la plus divine musique que j'aie jamais écoutée, et qui +jouait quelque part, dans le lointain. + +Nous nous étions formés en petits groupes pour y prêter l'oreille. +Comme, c'était doux, innocent, mélancolique. Mais notre sergent +éclata de rire en voyant combien nous étions charmés. + +-- Ce sont les musiques françaises, dit-il, et si vous montez +jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous +pourront bien ne plus revoir. + +Nous montâmes. + +La belle musique arrivait encore à nos oreilles. Nous nous +arrêtâmes sur une hauteur qui se trouvait à quelques pas de la +grange. + +Là-bas, au pied de la pente, à une demi-portée de fusil de nous, +s'élevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, +entourée d'une haie avec un bout de verger. + +Tout autour étaient rangés en ligne des hommes en habits rouges et +hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activité +d’abeilles, à percer des trous dans les murailles et à barrer les +portes. + +-- Ceux-là, ce sont les compagnies légères de la Garde, dit le +sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera +capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez +les feux de bivouac des Français. + +Nous regardâmes de l'autre côté de la vallée, vers la crête basse, +et nous vîmes un millier de petites pointes jaunes de flamme, +surmontées d'un panache de fumée noire qui montait lentement dans +l'air alourdi. + +Il y avait une autre ferme sur la pente opposée de la vallée, et +pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, +un petit groupe de cavaliers qui nous examinèrent attentivement. + +Il y avait, en arrière, une douzaine de hussards, et en avant, +cinq hommes, dont trois coiffés de casques, un autre avec un long +plumet rouge et droit à son chapeau. Le dernier avait une coiffure +basse. + +-- Par Dieu! s'écria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui +monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. + +J'écarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait étendu +au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plongé +les Nations dans les ténèbres pendant vingt-cinq ans, cette ombre +qui était même allée s'étendre jusqu'au-dessus de notre ferme +lointaine, et nous avait violemment arrachés, moi, Edie et Jim, à +l'existence que nos familles avaient menées avant nous. + +Autant que je pus en juger à cette distante, c'était un homme +trapu, aux épaules carrées. + +Il tenait appliquée à ses yeux sa lorgnette, en écartant fortement +les coudes de chaque côté. + +J'étais encore occupé à le regarder, quand j'entendis à côté de +moi un fort souffle de respiration. + +C'était Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. + +Il avançait la figure jusque sur mon épaule. + +-- C'est lui, Jock, dit-il à voix basse. + +-- Oui, c'est Boney, répondis-je. + +-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, à moins que +ce démon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. + +Alors je le reconnus immédiatement. + +C'était le cavalier dont le chapeau était orné d'un grand plumet +rouge. + +Même à cette distance, j’aurais juré que c'était lui, en voyant +ses épaules tombantes, et sa façon de porter la tête. + +Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il +avait le sang en ébullition à la vue de cet homme, et qu'il était +capable de n'importe quelle folie. + +Mais à ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait à +de Lissac quelques mots. + +Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que résonnait un coup +de canon, et que d'une batterie placée sur la crête partait un +nuage de fumée blanche. + +Au même instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. + +Nous courûmes à nos armes et on se forma. + +Il y eut une série de coups de feu tirés tout le long de la ligne, +et nous crûmes que la bataille avait commencé, mais en réalité +cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pièces. + +Il était en effet à craindre que les amorces n'aient été mouillées +par l'humidité de la nuit. + +De l'endroit où nous étions, nous avions sous les yeux un +spectacle qui méritait qu'on passât la mer pour le voir. + +Sur notre crête s'étendaient les carrés, alternativement rouges et +bleus, qui allaient jusqu'à un village, situé à plus de deux miles +de nous. + +On se disait néanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait +trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montré +la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la +besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-là comme +camarades. + +En outre, nos troupes anglaises elles mêmes étaient composées de +miliciens et de recrues, car l'élite de nos vieux régiments de la +Péninsule étaient encore sur des transports, en train de passer +l'Océan, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents +d'Amérique. + +Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, +formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les +bleus de la Légion allemande, les lignes rouges de la brigade +Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillé vert des +carabiniers, disposés à l'avant. + +Nous savions que, quoiqu'il arrivât, c'étaient des gens à tenir +bon partout où on les placerait, et qu'ils avaient à leur tête un +homme capable de les placer dans les postes où ils pourraient +tenir bon. + +Du côté des Français, nous n'apercevions guère que le clignotement +de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispersés sur les +courbes de la crête. Mais comme nous étions là à attendre, tout à +coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. + +Leur armée entière monta et déborda, par-dessus la faible hauteur +qui les avait cachés; les brigades succédant aux brigades, les +divisions aux divisions, jusqu'à ce qu'enfin toute la pente, +jusqu'en bas, eût pris la couleur bleue de leurs uniformes, et +scintilla de l'éclat de leurs armes. + +On eût dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en +venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyés sur +leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là-bas ce vaste +rassemblement, et écoutaient ce que savaient les vieux soldats qui +avaient déjà combattu contre les Français. + +Puis, lorsque l'infanterie se fut formée en masses longues et +profondes, leurs canons arrivèrent en bondissant et tournant le +long de la pente. + +Rien de plus joli à voir que la prestesse avec laquelle ils les +mirent en batterie, tout prêts à entrer en action. + +Ensuite, à un trot imposant, se présenta la cavalerie, trente +régiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armés +du sabre étincelant ou de la lance à pennon. + +Ils se formèrent sur les flancs et en arrière en longues lignes +mobiles et brillantes. + +-- Voilà nos gaillards, s'écria notre vieux sergent. Ce sont des +goinfres à la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces +régiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en +arrière de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes +enfants, tous des hommes d'élite, des diables à tête grise, qui +n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps où ils +n'étaient pas plus haut que mes guêtres. Ils sont trois contre +deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres +recrues, ils vous feront désirer d'être revenus à Argyle street, +avant d'en avoir fini avec vous. + +Il n'était guère encourageant, notre sergent, mais il faut dire +qu'il avait été à toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il +avait sur la poitrine une médaille avec sept barrettes, de sorte +qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. + +Quand les français se furent rangés entièrement, un peu hors de la +portée des canons, nous vîmes un petit groupe de cavaliers tout +chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circuler rapidement entre +les divisions, et sur leur passage éclatèrent, des deux côtés, des +cris d'enthousiasme, et nous pûmes voir des bras s'allonger, des +mains s'agiter vers eux. + +Un instant après, le bruit cassa. + +Les deux armées restèrent face à face dans un silence absolu, +terrible. + +C'est un spectacle qui revient souvent dans mes rêves. + +Puis, tout à coup, il se produisit un mouvement désordonné parmi +les hommes qui se trouvaient juste devant nous. + +Une mince colonne se détacha de la grosse masse bleue, et s'avança +d'un pas vif vers la ferme située en bas de notre position. + +Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit +d'une batterie anglaise à notre gauche. + +La batailla de Waterloo venait de commencer. + +Il ne m'appartient pas de chercher à vous raconter l'histoire de +cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demandé mieux que de +me tenir en dehors d'un pareil événement, s'il n'était pas arrivé +que notre destin, celui de trois modestes êtres qui étaient venus +là de la frontière, avait été de nous y mêler au même point que +s'il s'était agi de n'importe lequel de tous les rois ou +empereurs. + +À dire honnêtement la vérité, j'en ai appris sur cette bataille, +plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. + +En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de +chaque côté, et une grosse masse de fumée blanche au bout de mon +fusil. + +Ce fut par les lèvres et par les conversations d'autres personnes +que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, +comment elle avait enfoncé les fameux cuirassiers, comment elle +fut hachée en morceaux avant d'avoir pu revenir. + +C'est aussi par là que j'appris tout ce qui concerne les attaques +successives, la fuite des Belges, la fermeté qu'avaient montrée +Pack et Kempt. + +Mais je puis, d'après ce que je sais par moi même, parler de ce +que nous vîmes nous mêmes par les intervalles de la fumée et les +moment d'accalmie de la fusillade, et c’est précisément cela que +je vous raconterai. + +Nous étions à la gauche de la ligne, et en réserve, car le duc +craignait que Boney ne cherchât à nous tourner de ce côté, pour +nous prendre par derrière, de sorte que nos trois régiments, ainsi +qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient été +postés là pour être prêts à tout hasard. + +Il y avait aussi deux brigades de cavalerie légère, mais l'attaque +des Français se faisait entièrement de front, si bien que la +journée était déjà assez avancée avant qu'on eût réellement besoin +de nous. + +La batterie anglaise, qui avait tiré le premier coup de canon, +continuait à faire feu bien loin vers notre gauche. + +Une batterie allemande travaillait ferme à notre droite. + +Aussi étions-nous complètement enveloppés de fumée, mais nous +n'étions pas cachés au point de rester invisibles pour une ligne +d'artillerie française, postée en face de nous, car une vingtaine +de boulets traversèrent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent +s'abattre juste au milieu de nous. + +Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa près de mon +oreille, je baissai la tête comme un homme qui va plonger, mais +notre sergent me donna une bourrade dans les côtes avec le bout de +sa hallebarde. + +-- Ne vous montrez pas si poli que ça, dit-il. Ce sera assez tôt +pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touché. + +Il y eut un de ces boulets qui réduisit en une bouillie sanglante +cinq hommes à la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. + +On eût dit un ballon rouge de football. + +Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd +comme celui d'une pierre lancée dans de la boue. Il lui brisa les +reins et le laissa là gisant, comme une groseille éclatée. + +Trois autres boulets tombèrent plus loin vers la droite. Les +mouvements désordonnés et les cris nous apprirent qu'ils avaient +porté. + +-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major +Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant +dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. + +-- Je l'avais payé cinquante belles livres à Glasgow, dit l'autre. +N'êtes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se +tenir couchés, maintenant que les canons ont précisé leur tir sur +nous? + +-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du +bien. + +-- Ils en apprendront assez, avant que la journée soit finie, +répondit l'adjudant. + +Mais à ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le +52ème étaient couchés à droite et à gauche de nous, de sorte qu'il +nous commanda de nous étendre aussi à terre. Nous fûmes rudement +contents, lorsque nous pûmes entendre les projectiles passer, en +hurlant comme des chiens affamés, par-dessus notre dos à quelques +pieds de hauteur. + +Même alors un bruit sourd, un éclaboussement presque à chaque +minute, puis un cri de douleur, un trépignement de bottes sur le +sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. + +Il tombait une pluie fine. + +L'air humide maintenait la fumée près de terre: aussi nous ne +pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant +nous, bien que le grondement des canons nous montra que la +bataille était engagée sur toute la ligne. + +Quatre cents pièces tournaient alors ensemble, et faisaient assez +de bruit pour nous briser le tympan. + +En effet, il n'y eut pas un de nous à qui il ne resta un +sifflement dans la tête pendant bien des jours qui suivirent. + +Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un +canon français et nous distinguions parfaitement les servants de +cette pièce. + +C'était de petits hommes agiles, avec des culottes très collantes, +de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais +ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que +bourrer, passer l'écouvillon, et tirer. + +Ils étaient quatorze quand je les vis pour la première fois. + +La dernière, ils n'étaient plus que quatre, mais ils travaillaient +plus activement que jamais. + +La ferme qu'on appelle Hougoumont était en bas, en face de nous. + +Pendant toute la matinée, nous pûmes voir qu'il s'y livrait une +lutte terrible, car les murs, les fenêtres, les haies du verger +n'étaient que flammes et fumée et il en sortait des cris et des +hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil +jusqu'alors. + +Elle était à moitié brûlée, tout éventrée par les boulets. + +Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats +de la garde s'y maintinrent pendant la matinée, deux cents pendant +la soirée, et pas un Français n'en dépassa le seuil. + +Mais comme ils se battaient, ces Français! + +Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans +laquelle ils marchaient. + +Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hâlé, +assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avança en boitant, +tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte +latérale de Hougoumont, où il se mit à frapper, en criant à ses +hommes de les suivre. + +Il resta là cinq minutes, allant et venant devant les canons de +fusil qui l'épargnaient, jusqu'à ce qu'enfin un tirailleur de +Brunswick, posté dans le verger, lui cassa la tête d'un coup de +feu. + +Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la +journée, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par +deux, par trois, l'air aussi résolu que s'ils avaient toute +l'armée sur leurs talons. + +Nous restâmes ainsi tout le matin, à contempler la bataille qui se +livrait là-bas à Hougoumont; mais bientôt le Duc reconnut qu'il +n'avait rien à craindre sur sa droite, et il se mit à nous +employer d'une autre manière. + +Les français avaient poussé leurs tirailleurs jusqu'au delà de la +ferme. + +Ils étaient couchés dans le blé encore vert en face de nous. + +De là, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche +trois pièces sur six étaient muettes, avec leurs servants épars +sur le sol autour d'elles. + +Mais le Duc avait l'oeil à tout. + +À ce moment, il arriva au galop. + +C'était un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard très +vif, un nez crochu, et une grande cocarde à son chapeau. + +Il avait derrière lui une douzaine d'officiers, aussi fringants +que s'ils participaient à une chasse au renard, mais de cette +douzaine il n'en restait pas un seul le soir. + +-- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant. + +-- Très chaude, votre Grâce, dit notre général. + +-- Mais nous pouvons les arrêter, je crois. Tut! Tut! nous ne +saurions permettre à des tirailleurs de réduire une batterie au +silence. Allez me débusquer ces gens-là, Adams. + +Alors j'éprouvai pour la première fois ce frisson diabolique qui +vous court dans le corps, quand on vous donne votre rôle à remplir +dans le combat. + +Jusqu'à présent, nous n'avions pas fait autre chose que de rester +couchés et d'être tués, ce qui est la chose la plus maussade du +monde. + +À présent notre tour était venu, et sur ma parole, nous étions +prêts. + +Nous nous levâmes, toute la brigade, en formant une ligne de +quatre hommes d'épaisseur. + +Alors _ils_ se sauvèrent comme des vanneaux, en baissant la tête, +arrondissant le dos, et traînant leurs fusils par terre. + +La moitié d'entre eux échappèrent, mais nous nous emparâmes des +autres, et tout d'abord de leur officier, car c'était un très gros +homme, qui ne pouvait courir bien vite. + +Je reçus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui était à ma +droite, planter sa baïonnette en plein dans le large dos de cet +homme, que j'entendis jeter un hurlement de damné. + +On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de +la pointe ou de la crosse. + +Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien +d'étonnant, car pendant toute la matinée, ces guêpes n'avaient +cessé de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour +nous. + +Et alors, après avoir franchi l'autre bord du champ de blé, comme +nous étions sortis de la zone de fumée, nous vîmes devant nous +l'armée française tout entière, dont nous n'étions séparés que par +deux prés et un petit sentier. + +Nous jetâmes un grand cri en les voyant, et nous nous serions +lancés à l'attaque, si l'on nous avait laissés faire, car les +jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux +eux jusqu'au moment où ils sont complètement engagés. + +Mais le Duc était venu au trot tout près de nous pendant que nous +avancions. + +Les officiers passaient à cheval devant nous en agitant leurs +épées pour nous arrêter. + +Des sonneries de clairons se firent entendre. + +Il y eut des poussées, des manoeuvres, les sergents jurant et nous +bourrant de coups de hallebarde. + +En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'écrire, la brigade +était disposée en trois petits carrés bien dessinés, tout hérissés +de baïonnettes, et disposés en échelon, comme on dit, ce qui +permettait à chacun d’eux de tirer en travers de l'une des faces +de l'autre. + +Ce fut là notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que +j'étais, et il n'était même que temps. + +Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. + +De derrière cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne +ressemble autant que celui des vagues sur la côte de Berwick quand +le vent vient de l'est. + +La terre était tout ébranlée de ce grondement sourd: l'air en +était plein. + +-- Ferme, soixante-onzième, au nom de Dieu, tenez ferme! cria +derrière nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant +nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetée de +marguerites et de pissenlits. + +Puis tout à coup par-dessus la cime nous vîmes surgir huit cents +casques de cuivre, cela subitement. + +Chacun de ces casques faisait flotter une longue crinière, et sous +ses casques apparurent huit cents figures farouches, hâlées, qui +s'avançaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un même +nombre de chevaux. + +Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des +sabres, des crinières s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se +fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. + +Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurtèrent +contre leurs cuirasses avec le crépitement de la grêle contre une +fenêtre. + +Je fis feu comme les autres et me hâtai de recharger, en regardant +devant moi, à travers la fumée, où je vis un objet long et mince +qui allait flottant lentement en avant et en arrière. + +Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. + +Une bouffée de vent emporta le voile qui s'étendait devant nous et +alors nous pûmes voir ce qui s'était passé. + +Je m'étais attendu à voir la moitié de ce régiment de cavalerie +couché à terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent +protégés, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation +que nous avait causée leur approche, nous eussions tiré haut, +notre feu ne leur avait pas causé grand dommage. + +Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble à moins +de dix yards de moi, celui du milieu était complètement sur le +dos, les quatre pattes en l'air, et c'était l'une de ces pattes +que j'avais vue s'agiter à travers la fumée. + +Il y avait huit ou dix morts et autant de blessés, qui restaient +assis sur l'herbe, la plupart tout étourdis, mais l'un d'eux +criant à tue-tête: + +-- Vive l'Empereur! + +Un autre, qui avait reçu une balle dans la cuisse, un grand diable +à moustache noire, était assis le dos contre le cadavre de son +cheval. + +Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que +s'il avait concouru pour le tir à la cible, et il atteignit en +plein front Angus Myres qui n'était séparé de moi que par deux +hommes. + +Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se +trouvait tout près, mais avant qu'il eût le temps de la saisir, le +gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, +accourut et lui planta sa baïonnette dans la gorge. Grand dommage, +car c’était un fort bel homme! + +Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'étaient enfuis à +la faveur de la fumée, mais ils n’étaient pas gens à le faire +aussi facilement. + +Leurs chevaux avaient dévié sous notre feu. + +Ils avaient continué leur course au delà de notre carré et reçu le +feu des deux carrés placés plus loin. + +Alors ils franchirent une haie, rencontrèrent un régiment de +Hanovriens formé en ligne et les traitèrent comme ils nous +auraient traités si nous n'avions pas été aussi prompts. + +Ils le taillèrent en pièces en un instant. + +C'était terrible de voir les gros Allemands courir en criant +pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs éperons pour +donner plus d'élan à leurs sabres longs et lourds, les abattaient +d'estoc et de taille sans merci. + +Je ne crois pas qu'il soit resté cent hommes en vie de ce +régiment. + +Les Français revinrent, passant devant nous, criant et brandissant +leurs armes qui étaient rouges jusqu'à la garde. + +Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel +était un vieux soldat. + +À cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et +ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions rechargé. + +Trois cavaliers passèrent encore un peu derrière la crête à notre +droite. + +Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carré, ils +seraient sur nous en un clin d'oeil. + +D’autre part, il était bien dur d'attendre là ou nous étions, car +ils avaient donné le mot à une batterie de douze canons, qui se +forma à mi-côte, à quelque centaines de yards mais nous ne +pouvions l'apercevoir. + +Elle nous envoyait par-dessus la crête des boulets qui arrivaient +juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, +et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, +dans la terre humide, un épieu qui devait leur servir de guide. Il +le fit sous les fusils mêmes de toute la brigade. + +Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur +son voisin. + +L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du régiment +sortit du carré en courant, et alla arracher l'épieu, mais aussi +prompt qu'un brochet à la poursuite d'uns truite, un lancier +apparut sur la crête, et lui porta un coup si violent par +derrière, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa +lance sortirent par devant, entre le second et le troisième bouton +de la tunique du petit. + +-- Hélène! Hélène! cria-t-il avant de tomber mort la face en +avant, pendant que le lancier, criblé de balles, s'abattait près +de lui, sans lâcher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, +joints par ce terrible trait d'union. + +Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eûmes guère le +temps de songer à autre chose. + +Un carré est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il +n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets +comme nous nous en aperçûmes, quand ils commencèrent à tailler des +coupures rouges à travers nos rangs, au point que nos oreilles +étaient lasses d'entendre le bruit sourd d'éclaboussement, que +faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. + +Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carré se déplaça +d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derrière +nous un autre carré, car cent vingt hommes et sept officiers +marquaient la place que nous avions occupée. + +Mais les canons nous retrouvèrent. + +On essaya de la formation en ligne, mais aussitôt la cavalerie -- +c'étaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la +hauteur. + +Je dois vous dire que nous fûmes contents d'entendre le bruit des +sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait +son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup +pour coup. + +Et c'est ce que nous fîmes fort bien, car avec notre sang-froid, +nous avions pris de la malice et de la cruauté. + +Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des +cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. + +Il arrive un moment où l'on cesse de songer à sa peau, et il vous +semble que vous cherchez seulement quelqu'un à qui faire payer +tout ce que vous avez souffert. + +Cette fois nous prîmes notre revanche sur les lanciers, car ils +n'avaient pas de cuirasses pour les protéger, et d'une seule +salve, nous en jetâmes à bas soixante-dix. + +Peut-être que si nous avions vu soixante dix mères pleurant sur +les corps de leurs garçons, nous n'aurions pas été aussi contents, +mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des +bêtes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand +ils ont réussi à se prendre par la gorge. + +À ce moment, le colonel eut une idée excellente. + +Après avoir calculé qu'après cette charge, la cavalerie serait +éloignée pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous +fit reculer jusqu'à un creux plus profond, où nous devions être à +l'abri de l'artillerie, avant qu'elle pût recommencer son tir. + +Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand +besoin, car le régiment fondait comme un glaçon au soleil. Mais si +mauvais que cela fût pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. + +Tous les Hollando-Belges s'étaient sauvés à toutes jambes à ce +moment-là, au nombre de quinze mille, et il en résultait de grands +vides dans notre ligne, à travers lesquels la cavalerie française +allait et venait comme elle voulait. + +Puis, les canons français avaient été bien supérieurs aux nôtres +par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait été hachée +même, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort +gaie pour nous. + +D’autre part, Hougoumont, qui n'était plus qu'une ruine trempée de +sang, était resté entre nos mains. Tous les régiments anglais +tenaient bon. + +Pourtant, à dire la vérité vraie, comme on doit le faire quand on +est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers +l'arrière, une pincée d'habits rouges. Mais c'étaient de tous +jeunes gens, ceux-là, des traînards, des coeurs lâches comme il +s'en trouve partout. + +Je le répète, pas un régiment ne fléchit. + +Ce que nous pouvions distinguer de la bataille était fort peu de +chose, mais il eût fallu être aveugle pour ne point voir que, +derrière nous, la campagne était couverte de fuyards. + +Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en +sussions rien, les Prussiens avaient commencé leur mouvement. + +Napoléon avait détaché vingt mille hommes pour les arrêter, et +c'était une compensation pour ceux d'entre nous qui s'étaient +sauvés. + +Les forces en présence étaient à peu près les mêmes qu'au début. + +Tout cela, pourtant, était fort obscur pour nous. + +À un certain moment, la cavalerie française avait débordé en tel +nombre entre nous et le reste de l'armée, que nous crûmes quelque +temps être la seule brigade restée debout. + +Alors, serrant les dents, nous prîmes la résolution de vendre +notre vie le plus cher possible. + +Il était entre quatre et cinq heures de l'après-midi, et nous +n'avions rien à manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. + +Par-dessus le marché, nous étions trempés par la pluie. Elle nous +avait arrosés pendant tout le jour, mais pendant les dernières +heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou à +notre faim. + +Alors nous nous mîmes à regarder autour de nous et à raccourcir +nos ceinturons, à nous demander qui avait été atteint, qui avait +été épargné. + +Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, +debout à ma droite et appuyé sur son fusil. + +Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'étais +blessé. + +-- Tout va bien, Jim, répondis-je. + +-- Je crains bien d'être venu ici chasser un gibier imaginaire, +dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu! +j’aurai sa peau, ou il aura la mienne. + +Il avait si longtemps couvé son tourment, le pauvre Jim, que je +crois vraiment que cela lui avait tourné la tête. + +En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui +n'avait presque rien d’humain. + +Il avait toujours été de ceux qui prennent à coeur, même de +petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonné, je crois +qu'il n'avait jamais été maître de lui-même. + +Ce fut à ce moment de la bataille que nous assistâmes à deux +combats singuliers, chose assez commune, à ce qu'on me dit, dans +les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exercés a +se battre par masses. + +Comme nous étions couchés dans le fossé, deux cavaliers arrivèrent +à fond de train, sur la crête, en face de nous. + +Le premier était un dragon anglais. Il avait la figure presque +dans la crinière de son cheval. + +Derrière lui, arrivait à grand bruit, sur une grosse jument noire, +un cuirassier français, vieux gaillard à la tête grise. + +Les nôtres se mirent à les huer au passage, car il leur paraissait +honteux qu'un Anglais courût ainsi, mais au moment où ils +passèrent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. + +Le dragon avait laissé choir son arme, il était désarmé, et +l'autre le serrait d'aussi près pour l’empêcher d'en trouver une +autre. + +À la fin, piqué sans doute par nos huées, l’Anglais prit son parti +d'affronter le combat. + +Ses yeux tombèrent sur une lance qui se trouvait près du cadavre +d'un Français. + +Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et +alors, sautant à bas avec adresse, il s'en saisit. + +Mais l'autre était un vieux routier, et il fondit sur lui comme un +boulet. + +Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la détourna et +lui planta son sabre à travers l'omoplate. + +Cela se passa en un instant. + +Puis le Français mit son cheval au trot, en nous jetant un +ricanement par-dessus son épaule, comme un chien hargneux. + +La première partie était gagnée pour eux, mais nous eûmes bientôt +à marquer un point. + +L'ennemi avait poussé en avant une ligne de tirailleurs, qui +dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutôt que sur +nous, mais nous envoyâmes deux compagnies du 95ème, pour les tenir +en échec. + +Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car +des deux côtés on se servait de la carabine. + +Parmi les tirailleurs français se tenait debout un officier, un +homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses épaules. + +Quand les nôtres arrivèrent, il s'avança jusqu’à mi-chemin entre +les deux troupes et s'arrêta bien droit, dans l'attitude d'un +escrimeur, la tête rejetée en arrière. + +Je le vois encore aujourd'hui, les paupières abaissées, une sorte +de sourire narquois sur la physionomie. + +À cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune +homme, courut en avant, fonçant sur lui avec ce singulier sabre +courbé que portent les carabiniers. + +Ils se heurtèrent comme deux béliers, car ils couraient à la +rencontre l'un de l'autre. + +Ils tombèrent par l'effet de ce choc, mais le Français était +dessous. + +Notre homme brisa son arme près de la poignée, et reçut l’arme de +l'autre à travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et +trouva le moyen d'ôter la vie à son ennemi avec le tronçon ébréché +de son arme. + +Je croyais bien que les tirailleurs français allaient l’abattre, +mais pas une détente ne partit, et il revint à sa compagnie avec +une lame de sabre dans un bras, et une moitié de sabre à la main. + + +XIII -- LA FIN DE LA TEMPÊTE + +Parmi tant de choses qui paraissant étranges dans une bataille, +maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singulière que +la façon dont elle agit sur mes camarades. + +Pour quelques-uns, on eût dit qu'ils se livraient à leur repas +journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarqué de +changement. + +D'autres marmottèrent des prières depuis le premier coup de canon +jusqu'à la fin; d'autres sacraient, lâchaient des jurons à vous +faire dresser les cheveux sur la tête. + +Il y en avait un, l'homme à ma gauche, Mike Threadingham, qui ne +cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait +légué une maison pour les enfants des marins noyés, tout l'argent +qu'elle lui avait promis. + +Il me dit cette histoire et la recommença. + +Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait +pas ouvert la bouche de tout le jour. + +Quant à moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais +que j'avais l'intelligence et la mémoire plus claires que je ne +les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents +laissés à la maison, à la cousine Edie, à ses yeux fripons et +mobiles, à de Lissac et ses moustaches de chat, à toutes les +aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans +les plaines de Belgique, servir de cible à deux cent cinquante +canons. + +Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait été +terrible à entendre, mais ils se turent soudain. + +Ce n'était cependant que le calme momentané au cours d'une +tempête. + +Alors, on devine que presque immédiatement, il va être suivi d'un +pire déchaînement de l’orage. + +Il y avait encore un bruit très fort vers l'aile la plus éloignée, +où les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'était à +deux milles de là. + +Les autres batteries, tant françaises qu'anglaises, se turent. + +La fumée s'éclaircit de façon que les deux armées purent[2] se +voir un peu. + +Notre crête offrait un spectacle terrible. On eût dit qu'il +restait à peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes à +l'endroit où avait été la légion allemande, tandis que les masses +françaises semblaient aussi denses qu'avant. + +Nous savions pourtant qu'ils avaient dû perdre plusieurs milliers +d’hommes dans ces attaques. + +Nous entendîmes de grands cris de joie partir de leur coté; puis, +tout à coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel +que celui qui venait de finir n'était rien en comparaison. + +Il devait être deux fois aussi fort, car chaque batterie était +deux fois plus rapprochée. + +Elles avaient été déplacées de façon à tirer presque à bout +portant, d'énormes masses de cavalerie, disposées dans leurs +intervalles, pour les défendre contre toute attaque. + +Quand ce tapage infernal arriva à nos oreilles, il n'y eût pas un +homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprît ce que cela +signifiait. + +C'était le dernier et suprême effort que faisait Napoléon pour +nous écraser. + +Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions +tenir ce temps-là, tout irait bien. + +Épuisés par la faim, la fatigue, accablés, nous faisions des +prières pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de +tirer, tant qu'un de nous resterait debout. + +Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car +nous étions couchés à plat ventre, et nous pouvions en un instant +nous dresser en une masse hérissée de baïonnettes, si la cavalerie +fondait de nouveau sur nous. + +Mais, derrière le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus +clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus +farouche, le plus saccadé, le plus entraînant des bruits. + +-- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils +veulent en finir. + +Et, comme il parlait encore, nous vîmes une chose étrange. + +Un Français, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avança +au galop vers nous sur un petit cheval bai. + +Il criait à tue-tête: « Vive le Roi! Vive le Roi! » Autant dire +que c'était un déserteur, puisque nous étions du côté du Roi, et +qu'eux soutenaient l'Empereur. + +En passant près de nous, il nous cria en anglais: + +-- La Garde arrive! la Garde arrive! + +Puis il disparut vers l'arrière, comme une feuille emportée par +l'orage. + +Au même moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus +rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. + +-- Il faut que vous les arrêtiez, ou bien nous sommes battus, +cria-t-il au général Adams si fort, que toute notre compagnie put +l'entendre. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le général. + +-- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six régiments +de grosse cavalerie, dit-il. + +Et il se mit à rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont été +trop tendus. + +-- Peut-être voudrez-vous vous joindre à notre marche en avant! Je +vous en prie, regardez-vous comme un des nôtres, dit le général en +s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de thé. + +-- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l’autre en ôtant son +chapeau. + +Un moment après, nos trois régiments se resserrèrent. La brigade +avança sur quatre lignes, franchit le creux où nous étions restés +couchés en formant les carrés, et alla au-delà du point d'où nous +avions vu l'armée française. + +Il n'était pas possible de voir beaucoup de choses à ce moment. + +On ne distinguait guère que la flamme rouge, jaillissant de la +gueule des canons, à travers le nuage de fumée, et les silhouettes +noires se baissant, tirant, écouvillonnant, chargeant, actives +comme des diables, et toutes à leur oeuvre diabolique. + +Mais à travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en +plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mêlé à de +grandes clameurs. + +Puis on entrevit, à travers le brouillard, une vague mais large +ligne noire, qui prît une teinte plus foncée, un dessin plus net, +si bien qu'enfin, nous vîmes que c'était une colonne, sur cent +hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffés +de hauts bonnets à poil, avec un éclat de plaques de cuivre au- +dessus du front. + +Et derrière ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi +de suite, cela se déroulait, se tordait, sortait de la fumée des +canons. + +On eût dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne +paraissait interminable. + +En avant venaient, çà et là, des tirailleurs, derrière ceux-ci, +les tambours, tout cela s'avançait d'un pas élastique, les +officiers formant des groupes serrés sur les flancs, l'épée à la +main et criant des encouragements. + +Il y avait aussi, en tête, une douzaine de cavaliers, qui criaient +tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son épée, +qu'il tenait droite. + +Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment +que le firent les Français ce jour-là. + +C'était merveilleux de les voir, car à mesure qu'ils s'avançaient, +ils se trouvèrent en avant de leurs propres canons, de sorte +qu'ils n'eurent plus à compter sur cette aide, quoiqu'ils +allassent tout droit à deux batteries que nous avions eues à nos +côtés pendant tout le jour. + +Chaque canon avait réglé son tir à un pied près, et nous vîmes de +longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, à mesure +qu'elle progressait. + +Les Français étaient si près de nous et si serrés les uns contre +les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se +serraient davantage, et marchaient avec un élan, un entrain qui +étaient des plus beaux à voir. + +Leur tête était tournée tout droit vers nous, tandis que le 93ème +débordait d'un côté, et le 52ème de l'autre côté. + +Je croirai toujours que si nous étions restés à l'attendre, la +Garde nous aurait enfoncés, car comment arrêter une telle colonne +avec une ligne de quatre hommes d’épaisseur? + +Mais à ce moment-là, Colburne, le colonel du 52ème, reploya son +flanc gauche de manière à le placer parallèlement à la colonne, ce +qui contraignit les Français à s'arrêter. + +Leur ligne de front était à une quarantaine de pas de nous, et +nous pûmes les voir à notre aise. + +Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'étais +toujours figuré les Français comme des hommes de petite taille. + +Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette première compagnie, +qui ne fût capable de me ramasser comme si j'étais un gamin, et +leurs hauts bonnets à poil les faisait paraître plus grands +encore. + +C’étaient des gaillards endurcis, tannés, nerveux, aux yeux +farouches et bridés, aux moustaches hérissées, ces vieux soldats +qui n'avaient jamais passé une semaine sans se battre, et pendant +bien des années. + +Et alors, comme je me tenais prêt, le doigt sur la détente, +attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur +l’officier monté qui portait son chapeau au bout de son épée. + +Je le reconnus: c'était Bonaventure de Lissac. + +Je le vis. Jim le vit aussi. + +J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la +colonne française. + +Aussi prompte que la pensée, la brigade entière suivit cette +impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le +front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par +les flancs. + +Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait +été donné: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en +réalité Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade +sur la vieille Garde. + +Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premières minutes de +rage. + +Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que +j'appuyai sur la détente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu’il +était porté par la foule, mais je vis, sur l’étoffe, une tache +horrible, et un léger tourbillon de fumée, comme si elle avait +pris feu. Puis, je me trouvai rejeté contre deux gros Français, et +si serré entre eux, qu'il nous était impossible de mouvoir une +arme. + +L'un d'eux, un gaillard à grand nez, me saisit à la gorge, et je +me sentis comme un poulet dans sa poigne. + +-- _Rendez-vous, coquin_, dit-il. + +Mais, tout à coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car +quelqu'un venait de lui plonger une baïonnette dans le ventre. + +On tira très peu de coups de feu après le premier abordage. On +n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les +cris brefs des hommes atteints, et les commandements des +officiers. + +Alors, tout à coup, les Français commencèrent à céder le terrain, +lentement, de mauvaise grâce, pas à pas, mais enfin ils +reculaient. + +Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque là, le +frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprîmes qu'ils +allaient plier. + +J'avais devant moi un Français, un homme aux traits tranchants, +aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait été à +l'exercice. + +Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour +choisir et abattre un officier. + +Je me rappelle qu'il me vint à l'esprit que ce serait faire un bel +exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. + +Je me précipitai vers lui et lui passai ma baïonnette au travers +du corps. + +En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lâcha un coup de fusil +en pleine figure. + +La balle me fit, à travers la joue, une marque qui me restera +jusqu'à mon dernier jour. + +Quand il tomba, je trébuchai par-dessus son corps. Deux autres +hommes tombèrent à leur tour sur moi, et je faillis être étouffé +sous cet entassement. + +Lorsqu'enfin je me fus dégagé, après m'être frotté les yeux, qui +étaient pleins de poudre, je vis que la colonne était +définitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns +fuyant à toutes jambes, les autres continuant à combattre, dos à +dos, dans un vain effort pour arrêter la brigade, qui balayait +tout devant elle. + +Il me semblait qu'un fer rouge était appliqué sur ma figure, mais +j'avais l'usage de mes membres. + +Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes +mutilés, je courus après mon régiment, et allai prendre ma place +au flanc droit. + +Le vieux major Elliott était là, boitant un peu, car son cheval +avait été tué, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. + +Il me vit venir et me fit un signe de tête, mais on avait trop de +besogne pour avoir le temps de causer. + +La brigade avançait toujours, mais le général passa à cheval +devant moi, baissant la tête, et regardant les positions +anglaises: + +-- Il n'y a pas de terrain gagné, dit-il, mais je ne recule pas. + +-- Le duc de Wellington a remporté une grande victoire, proclama +l'aide de camp d'une voix solennelle. + +Et alors, cédant soudain à ses sentiments, il ajouta: + +-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. + +Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. + +Mais à ce moment-là, le premier venu pouvait se rendre compte que +l'armée française se disloquait. + +Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrément +pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les +bords. + +Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles +avaient, à l'arrière, un éparpillement de traînards. + +La Garde s'éclaircissait, devant nous, à mesure que nous poussions +en avant, et nous nous trouvâmes face à face avec douze canons, +mais, au bout d'un moment, ils furent à nous, et je vis notre plus +jeune sous-officier, après celui qui avait été tué par le lancier, +griffonner à la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numéro +72, en vrai écolier qu'il était. + +Ce fut alors que nous entendîmes, derrière nous, un hourra +d'encouragement, et que nous vîmes l'armée anglaise tout entière +déborder par-dessus la crête des hauteurs et se répandre dans la +vallée pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. + +Les canons arrivèrent aussi en bondissant, à grand bruit, et notre +cavalerie légère, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite +avec notre brigade. + +Après cela, il n'y avait plus de bataille. + +L'on marcha en avant sans rencontrer de résistance, et notre armée +finit de se former en ligne sur le terrain même que les Français +occupaient le matin. + +Leurs canons étaient à nous; leur infanterie réduite à une cohue +qui s'éparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra +seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ +de bataille sans se rompre. + +Enfin, au moment même où la nuit venait, nos hommes, épuisés et +affamés, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les +faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. + +Voilà tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la +bataille de Waterloo. + +J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine +de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. + +Il me fallut donc percer un autre trou à mon ceinturon, qui me +serra alors comme un cercle autour d'un baril. + +Après cela, je me couchai dans la paille, où se vautrait le reste +de la compagnie. + +Moins d'une minute après, je m'endormais d'un sommeil de plomb. + + +XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT + +Le jour pointait, et les premières lueurs grises venaient de se +montrer furtivement à travers les longues et minces fentes des +murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'épaule. + +Je me levai d'un bond. + +Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, je m'étais figuré que les +cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde +posée contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, +je me rappelai où j'étais. + +Mais je puis vous dire que je fus bien étonné en m'apercevant que +c'était le major Elliott lui-même, qui m'avait réveillé. + +Il avait l'air très grave et, derrière lui, venaient deux +sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. + +-- Réveillez-vous, mon garçon, dit le major, retrouvant sa +bonhomie comme si nous étions de nouveau à Corriemuir. + +-- Oui, major, balbutiai-je. + +-- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois +quelque chose à tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter +vos foyers. Jim Horscroft est manquant. + +Je sursautai à ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la +faim, et la fatigue, j'avais complètement oublié mon ami depuis +qu'il s'était élancé contre la Garde française, en entraînant tout +le régiment. + +-- Je suis en train de faire le relevé de nos pertes, dit le +major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez +grand plaisir. + +Nous voilà donc en route, le major, les deux sergents et moi. + +Oh! certes, c'était un terrible spectacle, si terrible, que malgré +le nombre d'années qui se sont écoulées, je préfère en parler le +moins possible. + +C'était bien horrible à voir dans la chaleur du combat, mais +maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le +tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de +glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de +boucher, où de pauvres diables ont été éventrés, écrasés, mis en +bouillie, où l'on dirait que l'homme a voulu tourner en dérision +l'oeuvre de Dieu. + +L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille: +les fantassins morts, formant encore des carrés, la ligne confuse +de cavaliers qui les avaient chargés, et en haut, sur la pente, +les artilleurs gisant autour de leur pièce brisée. + +La colonne de la Garde avait laissé une bande de morts à travers +la campagne. + +On eût dit la trace laissée par une limace. En tête, se dressait +un amas de morts en uniforme bleu, entassés sur les habits rouges, +à l'endroit où avait eu lieu cette étreinte furieuse, lorsqu'ils +avaient fait le premier pas en arrière. + +Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant à cet endroit, ce fut +Jim, lui-même. + +Il gisait, de tout son long, étendu sur le dos, la figure tournée +vers le ciel. + +On eut dit que toute passion, toute souffrance s'étaient +évaporées. + +Il ressemblait tout à fait à ce Jim d'autrefois, que j'avais vu +cent fois dans sa couchette, quand nous étions camarades d'école. + +J'avais jeté un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins +à considérer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus +heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espéré de le voir +pendant sa vie, je cessai de me désoler sur lui. + +Deux baïonnettes françaises lui avaient traversé la poitrine. + +Il était mort sur le champ, sans souffrir, à en croire le sourire +qu'il avait sur les lèvres. + +Le major et moi, nous lui soulevions la tête, espérant qu'il +restait peut-être un souffle de vie, quand j'entendis près de moi +une voix bien connue. + +C'était de Lissac, dressé sur son coude, au milieu d'un tas de +cadavres de soldats de la Garde. + +Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau à +grand plumet rouge, gisait à terre, près de lui. + +Il était bien pâle. Il avait de grands cercles bistrés sous les +yeux, mais, à cela près, il était resté tel qu'il était jadis, +avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affamé, sa +moustache raide, sa chevelure coupée ras et clairsemée jusqu'à la +calvitie, au haut de la tête. + +Il avait toujours eu les paupières tombantes, mais maintenant il +était presque impossible de retrouver, par-dessous, le +scintillement de l'oeil. + +-- holà, Jock! s'écria-t-il, je ne m'attendais guère à vous voir +ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. + +-- C'est vous qui nous avez apporté tous ces ennuis, dis-je. + +-- Ta! Ta! Ta! s'écria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout +est arrangé pour nous à l'avance. Quand j'étais en Espagne, j'ai +appris à croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoyé ici, +ce matin. + +-- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en +posant la main sur l'épaule du pauvre Jim. + +-- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. + +Il ouvrit alors son manteau et j'aperçus, avec horreur, un gros +caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. + +-- C'est ma treizième blessure, et ma dernière, dit-il, avec un +sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous +me donner à boire, si vous disposez de quelques gouttes? + +Le major avait du brandy étendu d'eau. + +De Lissac en but avidement. + +Ses yeux se ranimèrent, et une petite tache rouge reparut à ses +joues livides. + +-- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un +m'appeler par mon nom, et aussitôt son fusil s'est posé sur ma +tunique. Deux de mes hommes l'ont écharpé au moment même où il a +fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez à Paris dans +moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au +numéro 11 de la rue de Miromesnil, qui est près de la Madeleine. +Annoncez-lui la nouvelle avec ménagement, Jock, car vous ne pouvez +pas vous figurer à quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce +que je possède se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine +en a les clefs. Vous n'oublierez pas? + +-- Je me souviendrai. + +-- Et Madame votre mère? J'espère que vous l'avez laissée en bonne +santé? Ah! Et Monsieur votre père aussi. Présentez-lui mes plus +grands respects. + +À ce moment même, où il allait mourir, il fit la révérence +d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations +à ma mère. + +-- Assurément, dis-je, votre blessure pourrait être moins grave +que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de +notre régiment. + +-- Mon cher Jock, je n'ai pas passé ces quinze ans à faire et +recevoir des blessures, sans savoir reconnaître celle qui compte. +Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est +fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes +Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et en mendiant. En +outre, il est absolument certain que les Alliés m'auraient +fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation. + +-- Les Alliés, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, +ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. + +-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que +j'aurais fui en Écosse et changé de nom, si je n'avais eu rien de +plus à craindre que mes camarades restés à Paris? Je tenais à la +vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je +n'ai plus qu'à mourir, car il ne se trouvera plus jamais à la tête +d'une armée. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se +pardonner. C'est moi qui commandais le détachement qui a fusillé +le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma +chérie! + +Il leva les deux mains, dont les doigts s'agitèrent, et +tremblèrent comme s'il tâtonnait. + +Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tête se +pencha sur sa poitrine. + +Un de nos sergents le recoucha doucement. L’autre étendit sur lui +le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsi là ces deux hommes, +que le Destin avait si étrangement mis en rapport. + +L'Écossais et le Français gisaient silencieux, paisibles, si +rapprochés que la main de l'un eût pu toucher celle de l'autre, +sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage de Hougoumont. + + +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + +Maintenant, me voici bien près de la fin de tout cela, et je suis +fort content d'y être arrivé, car j'ai commencé ce récit +d'autrefois, le coeur léger, en me disant que cela me donnerait +quelque occupation pendant les longs soirs d'été. Mais, chemin +faisant, j'ai réveillé mille peines qui dormaient, mille chagrins +à demi oubliés, si bien que j'ai à présent l'âme à vif, comme la +peau d'un mouton mal tondu. + +Si je m'en tire à bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la +plume; car, en commençant, cela va tout seul, comme quand on +descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis, +avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied +dans un trou et vous y restez, et c'est à vous de vous en tirer à +force de vous débattre. + +Nous enterrâmes Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un +soldats de la Garde impériale et de notre Infanterie légère, +rangés dans la même tranchée. + +Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on sème une graine, +quelle belle récolte de héros on ferait un jour! + +Alors, nous laissâmes pour toujours, derrière nous, ce champ de +carnage et nous prîmes, avec notre brigade, la route de la +frontière pour marcher sur Paris. + +Pendant toutes ces années-là, on m'avait toujours habitué à +regarder les Français comme de très méchantes gens, et comme nous +n'entendions parler d'eux qu'à l'occasion de batailles, de +massacres sur terre et sur mer, il était assez naturel pour moi de +les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. + +Après tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la même chose, +ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la même +manière. + +Mais quand nous eûmes à traverser leur pays, quand nous vîmes +leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si +tranquillement occupés au travail des champs et les femmes +tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste +coiffe blanche, grondant le bébé pour lui apprendre la politesse, +tout nous parut si empreint de simplicité domestique, que j'en +vins à ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps haï +et redouté ces bonnes gens. + +Je suppose que, dans le fond, l'objet réel de notre haine, c'était +l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il était parti et que +sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa +beauté. + +Nous fîmes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le +plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivâmes ainsi à la +grande cité. + +Nous nous attendions à y livrer bataille, car elle est si peuplée, +qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle +armée. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage +d'abîmer tout un pays à cause d'un seul homme. + +On lui avait donc donné avis qu'il eût à se tirer d'affaire, seul, +désormais. + +D'après les dernières nouvelles qui nous arrivèrent sur lui, il +s'était rendu aux Anglais. + +Les portes de Paris nous étaient ouvertes; c'étaient des nouvelles +excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir à la seule +bataille où je me fusse trouvé. + +Mais il y avait alors à Paris, une foule de gens attachés à Boney. + +C'était tout naturel, quand on songe à la gloire qu'il leur avait +acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demandé à son +armée d'aller dans un endroit où il n'allât pas lui-même. + +Ils nous firent assez mauvaise mine à notre entré, je puis vous le +dire. + +Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fûmes les premiers qui +mirent le pied dans la ville. + +Nous passâmes sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile à +écrire qu'à prononcer; de là, on traversa un beau parc, le Bois de +Boulogne, puis on alla aux Champs-Élysées, où l’on bivouaqua. + +Bientôt il y eût, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, +qu'on se serait cru dans un camp plutôt que dans une ville. + +La première fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de +ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par +couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. + +Rob attendit dans le vestibule et, dès que je mis le pied sur le +paillasson, je me trouvai en présence de ma cousine Edie, qui +était toujours restée la même, et qui se mit à me contempler de ce +regard sauvage qu'elle a. + +Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le +fit, elle s'avança de trois pas, courut à moi et me sauta au cou. + +-- Oh! mon cher vieux Jock, s'écria-t-elle, comme vous êtes beau, +sous l'habit rouge! + +-- Oui, à présent, je suis soldat, Edie, répondis-je d'un ton fort +raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par +derrière elle, l'autre figure qui était tournés vers le ciel, sur +le champ de bataille de Belgique. + +-- Qui l'aurait cru? s'écria-t-elle. Qu'êtes vous alors, Jock? +Général? Capitaine? + +-- Non, je suis simple soldat. + +-- Comment, vous n’êtes pas, je l'espère, de ces gens du commun +qui portant le fusil? + +-- Si, je porte le fusil. + +-- Oh! ce n'est pas, à beaucoup près, aussi intéressant, dit-elle +en retournant s'asseoir sur le canapé qu'elle avait quitté. + +C'était une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, +pleine d'objets brillants, et j'étais sur le point de repartir +pour donner à mes bottes un nouveau coup de brosse. + +Quand Edie s'assit, je vis qu'elle était en grand deuil; cela me +prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. + +-- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je +suis très maladroit pour annoncer avec ménagement les nouvelles. +Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les +malles, et qu'Antoine avait les clefs. + +-- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez été bien bon de faire +cette commission. J'ai appris l'événement il y a environ huit +jours. J'en ai été folle quelque temps, tout à fait folle. Je +porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un +véritable épouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en +remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. + +-- Pardon, Madame, dit une domestique en avançant la tête, le +comte de Beton désire vous voir. + +-- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voilà qui est +très important. Je suis bien fâchée d'abréger notre entretien, +mais vous reviendrez me voir, j'en sais sûre, n'est-ce pas? Je +suis si désolée? Ah! est-ce qu'il vous serait égal de sortir par +la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie, +mon cher vieux Jock, vous avez toujours été si bon garçon, et vous +faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. + +C'était la dernière fois que je devais voir la cousine Edie. + +Elle se montrait à la lumière du soleil avec son regard +provocateur, de jadis, avec ses dents éclatantes. + +Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une +goutte de mercure. + +Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis à la +porte une belle voiture à deux chevaux; je devinai alors qu'elle +m'avait prié de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis +du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels +elle avait vécu dans son enfance. + +Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon père et ma +mère, qui avaient eu tant de bonté pour elle. + +Bah! elle était ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en +dispenser qu'un lapin ne peut s'empêcher d'agiter son bout de +queue; et pourtant, cette pensée me fit grand-peine. + +Neuf mois après, j'appris qu'elle avait épousé ce même comte de +Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. + +Quant à nous, notre tâche était accomplie. + +La grande ombre avait été chassée de dessus l'Europe; elle ne +viendrait plus s'allonger d'un bout à l'autre du pays, planant sur +les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les ténèbres +dans des existences qui auraient été si heureuses. + +Après avoir acheté ma libération, je revins à Corriemuir, où, +après la mort de mon père, je pris la ferme. + +J'épousai Lucie Deane, de Berwick, et j'élevai sept enfants, qui +tous sont plus grands que leur père, et n'omettent rien pour le +lui rappeler. + +Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'écoulent +désormais et qui se ressemblent comme autant de béliers écossais, +j'ai peine à convaincre mes jeunes gens que, même ici, nous avons +eu notre roman, au temps où Jim et moi nous fîmes notre cour, et +où l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre côté de l'eau. + +Notes : + +[1] « vieil habit » aurait été plus élégant... (Note de l’éditeur) +[2] Il aurait été préférable d’écrire « puissent » ou « pussent ». +(Note de l’éditeur) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + +***** This file should be named 13735-8.txt or 13735-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13735/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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You may copy it, give it away or +\par re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +\par with this eBook or online at www.gutenberg.org +\par +\par +\par Title: La grande ombre +\par +\par Author: Arthur Conan Doyle +\par +\par Release Date: }{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 February 17}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 , 200}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 5}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 [EBook #13735] +\par +\par Language: French +\par +\par Character set encoding: ISO-8859-1 +\par +\par *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** +\par +\par +\par +\par +\par Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +\par Biblioth\'e8que Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +\par also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +\par }\pard \qc\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {\f2\fs20\lang1033\cgrid0 Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.}{\fs44 +\par \page Arthur Conan Doyle +\par }{ +\par +\par +\par }{\b\fs52 LA GRANDE OMBRE +\par }{ +\par +\par +\par Publication en 1909. +\par +\par +\par +\par }\pard \qc\li2552\ri2552\sb120\sa120\nowidctlpar\widctlpar\brdrt\brdrs\brdrw20\brsp20 \brdrb\brdrs\brdrw20\brsp20 \outlinelevel0\adjustright {Table des mati\'e8res +\par }\pard \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright { +\par }\pard\plain \s17\li284\ri284\sb120\sa120\nowidctlpar\widctlpar\tqr\tldot\tx9062\adjustright \f40\fs32\cf9\lang1024\cgrid {\field\fldedit{\*\fldinst { TOC \\o "1-3" \\n \\h \\z }}{\fldrslt {\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\ +l "_Toc89889369"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003600390000000000240000}}}{\fldrslt {\cs15\ul Pr\'e9face}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889370"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700300000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul I +\endash LA NUIT DES SIGNAUX}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889371"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700310000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul II +\endash LA COUSINE EDIE D\rquote EYEMOUTH}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889372"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700320000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul III +\endash L'OMBRE SUR LES EAUX}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889373"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700330000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul IV +\endash LE CHOIX DE JIM}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889374"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700340000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul V +\endash L'HOMME D\rquote OUTRE-MER}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889375"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700350000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul VI +\endash UN AIGLE SANS ASILE}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889376"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700360000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul VII +\endash LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889377"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700370000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul VIII +\endash L'ARRIV\'c9E DU CUTTER}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889378"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700380000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul IX +\endash CE QUI SE FIT \'c0 WEST INCH}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889379"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003700390000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul X +\endash LE RETOUR DE L\rquote OMBRE}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889380"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003800300000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XI +\endash LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889381"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003800310000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XII +\endash L\rquote OMBRE SUR LA TERRE}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889382"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003800320000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XIII +\endash LA FIN DE LA TEMP\'caTE}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889383"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003800330000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XIV +\endash LE R\'c8GLEMENT DE COMPTE DE LA MORT}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }{\field\fldedit{\*\fldinst {\cs15\ul }{HYPERLINK \\l "_Toc89889384"}{\cs15\ul }{\fs20\ul {\*\datafield 08d0c9ea79f9bace118c8200aa004ba90b02000000080000000d0000005f0054006f0063003800390038003800390033003800340000000000000000}}}{\fldrslt {\cs15\ul XV +\endash COMMENT TOUT CELA FINIT}}}{\f0\fs24\cf0 +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid }}\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504947}{\*\bkmkstart _Toc89889369}Pr\'e9face{\*\bkmkend _Toc72504947}{\*\bkmkend _Toc89889369} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par }{\i Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et am\'e9ricaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces abondantes moissons de d\'e9tails biographiques dont le lecteur contemporain est si friand.}{ +\par +\par }{\i Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est n\'e9 le 22 mai 1859 \'e0 \'c9dimbourg, qu'il fut l'\'e9l\'e8ve de son universit\'e9, qu'il y \'e9tudia la m\'e9decine et l'exer\'e7a huit ans \'e0 + Southsea (1882-1889), qu'il voyagea ensuite dans les r\'e9gions arctiques et sur les c\'f4tes Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de renseignements aussi succincts.}{ +\par +\par }{\i Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lign\'e9e d'artistes qui ont laiss\'e9 une trace glorieuse dans la carri\'e8re.}{ +\par +\par }{\i Son grand-p\'e8re, John Doyle, \'e9l\'e8ve du paysagiste Gabrielli et du miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste c\'e9l\'e8bre. Sous la signature H.B., son crayon s'attaqua \'e0 tout ce qu'il y avait d'illustre dans les g\'e9n\'e9 +rations de son temps (1798-1808). Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent fois reconnu ses m\'e9rites et salu\'e9 ce qu'ils appelaient presque son g\'e9nie.}{ +\par +\par }{\i Richard, ou mieux Dick Doyle, \'e9l\'e8ve de son p\'e8re, marchant sur ses bris\'e9es, d\'e9buta comme caricaturiste \'e0 17 ans et, de 1843 \'e0 1850, il fit la joie des abonn\'e9s du }{Punch}{\i , mais alors des scrupules religi +eux lui interdirent de collaborer \'e0 une feuille satirique, qui bafouait ce qui \'e9tait \'e0 ses yeux sacr\'e9 comme le plus cher des legs des a\'efeux, la foi catholique profond\'e9ment ancr\'e9e en son \'e2me d'Irlandais. Il s'\'e9loigna du }{Punch}{ +\i , mais ce ne fut point pour porter \'e0 une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. Il le consacra d\'e9sormais \'e0 l'illustration des chefs-d'\'9cuvre de Thackeray et de Ruskin. C'est \'e0 lui qu'on dut ces dessins tour \'e0 + tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la famille Newcomes, ou la l\'e9gende du Roi de la Rivi\'e8re d'or.}{ +\par +\par }{\i Charles Doyle, le cinqui\'e8me fils de John et le p\'e8re d'Arthur, n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut surtout appr\'e9ci\'e9 comme architecte, de m\'eame qu'un autre de ses fr\'e8res se co +nfinait dans la direction de la National Gallery d'Irlande et qu'un troisi\'e8me renon\'e7ait \'e0 ses pinceaux pour dresser les plus exactes g\'e9n\'e9alogies du baronnage d'Angleterre.}{ +\par +\par }{\i Ainsi apparent\'e9, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, d\'e9buter en litt\'e9rature que lorsqu'il fut certain de tenir un succ\'e8s et d\'e8s son }{\'c9tude en rouge}{\i , premi\'e8re s\'e9rie de son immortel }{Sherlock Holmes}{\i , il f\'fb +t, en effet, c\'e9l\'e8bre. D\'e8s lors il n'eut plus qu'\'e0 pers\'e9v\'e9rer, tuant et ressuscitant ses h\'e9ros selon les caprices de sa fantaisie et les v\'9cux de ses innombrables l\'e9gions de lecteurs.}{ +\par +\par }{\i C'est \'e0 un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan Doyle a \'e9crit beaucoup de romans historiques, le plus souvent inspir\'e9s par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacr\'e9s \'e0 la peinture de l'\'e9poque napol\'e9 +onienne, ne sont pas les moins bien venus de la s\'e9rie.}{ +\par +\par }{\i Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait trac\'e9 la voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. \'c0 ce point de vue il y a une grande distance entre }{Tom Bourke}{\i et }{Les exploits du colonel G\'e9rard}{\i , mais le d\'e9 +sir de rendre justice \'e0 son grand adversaire et de juger un soldat en soldat est le m\'eame chez les deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-\'eatre d'Erckmann-Chatrian, dont les r\'e9cits on +t nourri notre enfance et sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parall\'e8le pourrait \'eatre \'e9 +tabli et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser sur l\rquote Europe.}{ +\par +\par }{\i Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits saluant involontairement les balles, les vieux soldats les raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant s'aguerrir avant de les faire coucher. + Nul ne dit mieux, au matin du combat, les revues pass\'e9es par l'\'e9tat-major empanach\'e9, les cavaliers chamarr\'e9s d'argent, d'\'e9carlate et d'or, circulant au galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis apr\'e8 +s plusieurs heures de combat, la chevauch\'e9e des cuirassiers chargeant et la mont\'e9e des bataillons de la Vieille-Garde se ruant sur les carr\'e9s anglais avec une rage d\'e9sesp\'e9r\'e9e.}{ +\par +\par }\pard \qr\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright {ALBERT SAVINE. +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504948}{\*\bkmkstart _Toc89889370}I \endash LA NUIT DES SIGNAUX{\*\bkmkend _Toc72504948}{\*\bkmkend _Toc89889370} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid { +\par Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arriv\'e9 \'e0 peine au milieu du dix-neuvi\'e8me si\'e8cle, et \'e0 l\rquote \'e2ge de cinquante-cinq ans. +\par +\par Ma femme ne me d\'e9couvre gu\'e8re qu'une fois par semaine derri\'e8re l'oreille un petit poil gris qu'elle tient \'e0 m'arracher. +\par +\par Et pourtant quel \'e9trange effet cela me fait que ma vie se soit \'e9coul\'e9e en une \'e9poque o\'f9 les fa\'e7ons de penser et d'agir des hommes diff\'e9raient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des habitants d'une autre plan\'e8te. + +\par +\par Ainsi, lorsque je me prom\'e8ne par la campagne, si je regarde par l\'e0-bas, du c\'f4t\'e9 de Berwick, je puis apercevoir les petites tra\'een\'e9es de fum\'e9e blanche, qui me parlent de cette singuli\'e8re et nouvelle b\'ea +te aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le corps rec\'e8le un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le long de la fronti\'e8re. +\par +\par Quand le temps est clair, j'aper\'e7ois sans peine le reflet des cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. +\par +\par Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la m\'eame b\'eate, ou parfois m\'eame une douzaine d'entre elles, laissant +dans l'air une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. +\par +\par Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux p\'e8re muet de col\'e8re autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le Cr\'e9ateur, si profond\'e9ment enracin\'e9e dans l'\'e2 +me, qu'il ne voulait pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute innovation lui paraissait toucher de bien pr\'e8s au blasph\'e8me. +\par +\par C'\'e9tait Dieu qui avait cr\'e9\'e9 le cheval. +\par +\par C'\'e9tait un mortel de l\'e0-bas, vers Birmingham, qui avait fait la machine. +\par +\par Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il \'e0 se servir de la selle et des \'e9perons. +\par +\par Mais il aurait \'e9prouv\'e9 une bien autre surprise en voyant le calme et l'esprit de bienveillance qui r\'e8gnent actuellement dans le c\'9cur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire dans les r\'e9 +unions qu'il ne faut plus de guerre, except\'e9 bien entendu, avec les n\'e8gres et leurs pareils. +\par +\par Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans interruption \endash une tr\'eave de deux courtes ann\'e9es \endash depuis bient\'f4t un quart de si\'e8cle\~? +\par +\par R\'e9fl\'e9chissez \'e0 cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si tranquille, si paisible. +\par +\par Des enfants, n\'e9s pendant la guerre, \'e9taient devenus des hommes barbus, avaient eu \'e0 leur tour des enfants, que la guerre durait encore. +\par +\par Ceux qui avaient servi et combattu \'e0 la fleur de l'\'e2ge et dans leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur dos se vo\'fbter, que les flottes et les arm\'e9es \'e9taient encore aux prises. +\par +\par Rien d'\'e9tonnant, d\'e8s lors, qu'on en f\'fbt venu \'e0 consid\'e9rer la guerre comme l'\'e9tat normal, et qu'on \'e9prouv\'e2t une sensation singuli\'e8re \'e0 se trouver en \'e9tat de paix. +\par +\par Pendant cette longue p\'e9riode, nous nous batt\'eemes avec les Danois, nous nous batt\'eemes avec les Hollandais, nous nous batt\'eemes avec l'Espagne, nous nous batt\'eemes avec les Turcs, nous nous batt\'eemes avec les Am\'e9ricains, nous nous batt\'ee +mes avec les gens de Montevideo. +\par +\par On e\'fbt dit que dans cette m\'eal\'e9e universelle, aucune race n'\'e9tait trop proche parente, aucune trop distante pour \'e9viter d'\'eatre entra\'een\'e9e dans la querelle. +\par +\par Mais ce fut surtout avec les Fran\'e7ais que nous nous batt\'eemes\~; et de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les gouvernait. +\par +\par C'\'e9tait tr\'e8s cr\'e2ne de le repr\'e9senter en caricature, de le chansonner, de faire comme si c'\'e9tait un charlatan, mais je puis vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une ombre noire au-dessus de l'Europe enti\'e8re, et + qu'il fut un temps o\'f9 la clart\'e9 d'une flamme apparaissant de nuit sur la c\'f4te faisait tomber \'e0 genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les mains de tous les hommes. +\par +\par Il avait toujours gagn\'e9 la partie\~: voil\'e0 ce qu'il y avait de terrible. +\par +\par On e\'fbt dit qu'il portait la fortune en croupe. +\par +\par Et en ces temps-l\'e0 nous savions qu'il \'e9tait post\'e9 sur la c\'f4te septentrionale avec cent cinquante mille v\'e9t\'e9rans, avec les bateaux n\'e9cessaires au passage. +\par +\par Mais c'est une vieille histoire. +\par +\par Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot an\'e9antit leur flotte. +\par +\par Il devait rester en Europe une terre o\'f9 l'on e\'fbt la libert\'e9 de penser, la libert\'e9 de parler. +\par +\par Il y avait un grand signal tout pr\'eat sur la hauteur pr\'e8s de l'embouchure de la Tweed. +\par +\par C'\'e9tait un \'e9chafaudage fait en charpente et en barils de goudron. +\par +\par Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'\'e9carquillais les yeux \'e0 regarder s'il flambait. +\par +\par Je n'avais alors que huit ans, mais \'e0 cet \'e2ge, on prend d\'e9j\'e0 les choses \'e0 c\'9cur, et il me semblait que le sort de mon pays d\'e9pend\'eet en quelque fa\'e7on de moi et de ma vigilance. +\par +\par Un soir, comme je regardais, j'aper\'e7us une faible lueur sur la colline du signal\~: une petite langue rouge de flamme dans les t\'e9n\'e8bres. +\par +\par Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les poignets contre le cadre en pierre de la fen\'eatre, pour me convaincre que j'\'e9tais \'e9veill\'e9. +\par +\par Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se refl\'e9ter dans l'eau, et je m'\'e9lan\'e7ai \'e0 la cuisine. +\par +\par Je hurlai \'e0 mon p\'e8re que les Fran\'e7ais avaient franchi la Manche et que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. +\par +\par Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'\'e9tudiant en droit d'\'c9dimbourg. +\par +\par Je crois encore le voir secouant sa pipe \'e0 cot\'e9 du feu et me regardant par-dessus ses lunettes \'e0 monture de corne. +\par +\par \endash \'cates-vous s\'fbr, Jock, dit-il. +\par +\par \endash Aussi s\'fbr que d'\'eatre en vie, r\'e9pondis-je d'une voix entrecoup\'e9e. +\par +\par Il \'e9tendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, mais il la referma, et sortit \'e0 grands pas. +\par +\par Nous le suiv\'eemes, l\rquote \'e9tudiant en droit et moi, jusqu'\'e0 la porte \'e0 claire-voie qui donne sur la grande route. +\par +\par De l\'e0 nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur d'un autre feu plus petit \'e0 Ayton, plus au nord. +\par +\par Ma m\'e8re descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas saisis par le froid, et nous rest\'e2mes l\'e0 jusqu'au matin, en \'e9changeant de rares paroles, et cela m\'eame \'e0 voix basse. +\par +\par Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en \'e9tait pass\'e9 la veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en remontant vers le nord, s'\'e9taient enr\'f4l\'e9s dans les r\'e9 +giments de volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux pour r\'e9pondre \'e0 l'appel. +\par +\par Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'\'e9trier avant de partir. +\par +\par Je n\rquote en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval blanc, brandissant au clair de lune un \'e9norme sabre rouill\'e9. +\par +\par Ils nous cri\'e8rent en passant, que le signal de North Berwick Law \'e9tait en feu, et qu'on croyait que l'alarme \'e9tait partie du Ch\'e2teau d'\'c9dimbourg. +\par +\par Un petit nombre galop\'e8rent en sens contraire, des courriers pour \'c9dimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-sh\'e9rif, et autres de ce genre. +\par +\par Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes robustes, mont\'e9 sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'\'e0 notre porte et nous fit quelques questions sur la route. +\par +\par \endash Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut-\'eatre aurais-je tout aussi bien fait de rester o\'f9 j'\'e9tais, mais maintenant que me voil\'e0 parti, je n'ai rien de mieux \'e0 faire que de d\'e9jeuner avec le r\'e9giment. +\par +\par Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. +\par +\par \endash Je le connais bien, dit notre \'e9tudiant en nous le d\'e9signant d'un signe de t\'eate, c'est un l\'e9giste d'\'c9dimbourg, et il s'entend joliment \'e0 enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. +\par +\par Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se passa gu\'e8re de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute l'\'c9cosse. +\par +\par Bien des fois nous pens\'e2mes alors \'e0 cet homme qui nous avait demand\'e9 la route dans la nuit terrible. +\par +\par Mais d\'e8s le matin, nous e\'fbmes l'esprit tranquille. +\par +\par Il faisait un temps gris et froid. +\par +\par Ma m\'e8re \'e9tait retourn\'e9e \'e0 la maison pour nous pr\'e9parer un pot de th\'e9, quand arriva un char \'e0 bancs ramenant le docteur Horscroft, d'Ayton et son fils Jim. +\par +\par Le docteur avait relev\'e9 jusque sur ses oreilles le collet de son manteau brun, et il avait l'air de fort m\'e9chante humeur, car Jim, qui n'avait que quinze ans, s'\'e9tait sauv\'e9 \'e0 Berwick \'e0 la premi\'e8 +re alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son p\'e8re. +\par +\par Le papa avait pass\'e9 toute la nuit \'e0 sa recherche, et il le ramenait prisonnier\~; le canon de fusil se dressait derri\'e8re le si\'e8ge. +\par +\par Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son p\'e8re, avec ses mains fourr\'e9es dans ses poches de c\'f4t\'e9, ses sourcils joints, et sa l\'e8vre inf\'e9rieure avanc\'e9e. +\par +\par \endash Tout \'e7a, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y a pas eu de d\'e9barquement, et tous les sots d'\'c9cosse sont all\'e9s arpenter pour rien les routes. +\par +\par Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces mots, ce qui lui valut de la part de son p\'e8re un coup sur le c\'f4t\'e9 du cr\'e2ne avec le poing ferm\'e9. +\par +\par \'c0 ce coup, le jeune gar\'e7on laissa tomber sa t\'eate sur sa poitrine comme s'il avait \'e9t\'e9 \'e9tourdi. +\par +\par Mon p\'e8re hocha la t\'eate, car il avait de l'affection pour Jim, et nous rentr\'e2mes tous \'e0 la maison, en dodelinant du chef, et les yeux papillotants, pouvant \'e0 peine tenir les yeux ouverts, maintenant que nous savions tout danger pass\'e9. + +\par +\par Mais nous \'e9prouvions en m\'eame temps au c\'9cur un frisson de joie comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en ma vie. +\par +\par Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai entrepris de raconter, mais quand on a une bonne m\'e9moire et peu d\rquote habilet\'e9, on n'arrive pas \'e0 tirer une pens\'e9 +e de son esprit sans qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en m\'eame temps. +\par +\par Et pourtant, maintenant que je me suis mis \'e0 y songer, cet incident n'\'e9tait pas enti\'e8rement \'e9tranger \'e0 mon r\'e9cit, car Jim Horscroft eut une discussion si violente avec son p\'e8re, qu'il fut exp\'e9di\'e9 au coll\'e8 +ge de Berwick et comme mon p\'e8re avait depuis longtemps form\'e9 le projet de m'y placer aussi, il profita de l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. +\par +\par Mais avant de dire un mot au sujet de cette \'e9cole, il me faut revenir \'e0 l'endroit o\'f9 j'aurais d\'fb commencer, et vous mettre en \'e9tat de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages \'e9 +crites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien loin au-del\'e0 du }{\i border}{, et n'ont jamais entendu parler des Calder de West Inch. +\par +\par Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau domaine, autour d'une bonne habitation. +\par +\par C'est simplement une grande terre \'e0 p\'e2turages de moutons, ou la bise souffle avec \'e2pret\'e9 et que le vent balaie. +\par +\par Elle s'\'e9tend en formant une bande fragment\'e9e le long de la mer. +\par +\par Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste \'e0 gagner son loyer et \'e0 avoir du beurre le dimanche au lieu de m\'e9lasse. +\par +\par Au milieu, s'\'e9l\'e8ve une maison d'habitation en pierre, recouverte en ardoise, avec un appentis derri\'e8re. +\par +\par La date de 1703 est grav\'e9e grossi\'e8rement dans le bloc qui forme le linteau de la porte. +\par +\par Il y a plus de cent ans que ma famille est \'e9tablie l\'e0, et malgr\'e9 sa pauvret\'e9, elle est arriv\'e9e \'e0 tenir un bon rang dans le pays, car \'e0 la campagne le vieux fermier est souvent plus estim\'e9 que le nouveau laird. +\par +\par La maison de West Inch pr\'e9sentait une particularit\'e9 singuli\'e8re. +\par +\par Il avait \'e9t\'e9 \'e9tabli par des ing\'e9nieurs et autres personnes comp\'e9tentes, que la ligne de d\'e9limitation entre les deux pays passait exactement par le milieu de la maison, de fa\'e7on \'e0 couper notre meilleure chambre \'e0 + coucher en deux moiti\'e9s, l'une anglaise, l'autre \'e9cossaise. +\par +\par Or, la couchette que j'occupais \'e9tait orient\'e9e de telle sorte que j'avais la t\'eate au nord de la fronti\'e8re et les pieds au sud. +\par +\par Mes amis disent que si le hasard avait plac\'e9 mon lit en sens contraire, j'aurais eu peut-\'eatre la chevelure d'un blond moins roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. +\par +\par Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, o\'f9 ma t\'eate d\rquote \'c9cossais ne voyait aucun moyen de me tirer de p\'e9ril, mes bonnes grosses jambes d'Anglais vinrent \'e0 mon aide et m'en \'e9loign\'e8rent jusqu'en lieu s\'fbr. +\par +\par Mais \'e0 l'\'e9cole, cela me valut des histoires \'e0 n'en plus finir\~: les uns m'avaient surnomm\'e9 }{\i Grog \'e0 l'eau}{\~; pour d'autres j'\'e9tais la \'ab\~Grande Bretagne \'bb pour d'autres, \'ab\~l'Union Jock\~\'bb. +\par +\par Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits \'c9cossais et les petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. +\par +\par Puis on s'arr\'eatait des deux c\'f4t\'e9s pour se mettre \'e0 rire, comme si la chose \'e9tait bien plaisante. +\par +\par Dans les commencements, je fus tr\'e8s malheureux \'e0 l'\'e9cole de Berwick. +\par +\par Birtwhistle \'e9tait le premier ma\'eetre, et Adams le second, et je n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. +\par +\par J\rquote \'e9tais naturellement timide, tr\'e8s peu expansif. +\par +\par Je fus long \'e0 me faire un ami soit parmi les ma\'eetres, soit parmi mes camarades. +\par +\par Il y avait neuf milles \'e0 vol d'oiseau, et onze milles et demi par la route, de Berwick \'e0 West Inch. +\par +\par J'avais le c\'9cur gros en pensant \'e0 la distance qui me s\'e9parait de ma m\'e8re. +\par +\par Remarquez, en effet, qu'un gar\'e7on de cet \'e2ge, tout en pr\'e9tendant se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, h\'e9las\~! quand on le prend au mot. +\par +\par \'c0 la fin, je n'y tins plus, et je pris la r\'e9solution de m\rquote enfuir de l'\'e9cole, et de retourner le plus t\'f4t possible \'e0 la maison. +\par +\par Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer l'\'e9loge et l'admiration de tous depuis le directeur de l\rquote \'e9cole, jusqu'au dernier \'e9l\'e8ve, ce qui rendit ma vie d'\'e9colier fort agr\'e9able et fort douce. +\par +\par Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'\'e9tais tomb\'e9 par une fen\'eatre du second \'e9tage. +\par +\par Voici comment la chose arriva\~: +\par +\par Un soir j'avais re\'e7u des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de l'\'e9cole. Cet affront, s'ajoutant \'e0 tous mes autres griefs, fit d\'e9border ma petite coupe. +\par +\par Je jurai, ce soir m\'eame, en enfouissant ma figure inond\'e9e de larmes sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit \'e0 West Inch, soit bien pr\'e8s d'y arriver. +\par +\par Notre dortoir \'e9tait au second \'e9tage, mais j'avais une r\'e9putation de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. +\par +\par Je n'\'e9prouvais aucune frayeur, tout petit que j'\'e9tais, de me laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde serr\'e9e \'e0 la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois pieds au-dessus du sol. +\par +\par D\'e8s lors, je ne craignais gu\'e8re de ne pas pouvoir sortir du dortoir de Birtwhistle. +\par +\par J'attendis avec impatience que l'on e\'fbt fini de tousser et de remuer. +\par +\par Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des gens r\'e9veill\'e9s, eurent cess\'e9 de se faire entendre sur la longue ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je m'habillai, et mes souliers \'e0 + la main, je me dirigeai vers la fen\'eatre sur la pointe des pieds. +\par +\par Je l'ouvris et jetai un coup d'\'9cil au dehors. +\par +\par Le jardin s'\'e9tendait au-dessous de moi, et tout pr\'e8s de ma main s'allongeait une grosse branche de poirier. +\par +\par Un jeune gar\'e7on agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise d'\'e9chelle. +\par +\par Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'\'e0 franchir un mur de cinq pieds. +\par +\par Apr\'e8s quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la maison. +\par +\par J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre branche, et j'allais m'\'e9lancer de la fen\'eatre, lorsque je devins tout \'e0 coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais \'e9t\'e9 chang\'e9 en pierre. +\par +\par Il y avait par-dessus la cr\'eate du mur une figure tourn\'e9e vers moi. +\par +\par Un glacial frisson de crainte me saisit le c\'9cur en voyant cette figure dans sa p\'e2leur et son immobilit\'e9. +\par +\par La lune versait sa lumi\'e8re sur elle, et les globes oculaires se mouvaient lentement des deux c\'f4t\'e9s, bien que je fusse cach\'e9 \'e0 sa vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. +\par +\par Puis par saccades, la figure blanche s'\'e9leva de fa\'e7on \'e0 montrer le cou. +\par +\par Les \'e9paules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. +\par +\par Il se mit \'e0 cheval sur la cr\'eate du mur, puis d'un violent effort, il attira vers lui un jeune gar\'e7on \'e0 peu pr\'e8s de ma taille qui reprenait haleine de temps \'e0 autre, comme s'il sanglotait. +\par +\par L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles bourrues. +\par +\par Puis ils se laiss\'e8rent aller tous deux par terre dans le jardin. +\par +\par J'\'e9tais encore debout, et en \'e9quilibre, avec un pied sur la branche et l'autre sur l'appui de la fen\'eatre, n'osant pas bouger, de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer \'e0 pas de loup, dans la longue + ligne d'ombre de la maison. +\par +\par Tout \'e0 coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en tombant. +\par +\par \endash Voil\'e0 qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, vous avez de la place. +\par +\par \endash Mais l'ouverture est toute bord\'e9e d'\'e9clats, fit l'autre avec un tremblement de frayeur. +\par +\par L'individu lan\'e7a un juron qui me donna la chair de poule. +\par +\par \endash Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je\'85 +\par +\par Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court hal\'e8tement de douleur. +\par +\par \endash J'y vais, j'y vais, s'\'e9cria le petit gar\'e7on. +\par +\par Mais je n'en entendis pas plus long, car la t\'eate me tourna brusquement. +\par +\par Mon talon glissa de la branche. +\par +\par Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courb\'e9 du cambrioleur. +\par +\par Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous r\'e9pondre, c'est qu'aujourd'hui m\'eame je ne saurais dire si ce fut un accident, ou si je le fis expr\'e8s. +\par +\par Il se peut bien que pendant que je songeais \'e0 le faire, le hasard se soit charg\'e9 de trancher la question pour moi. +\par +\par L'individu \'e9tait courb\'e9, la t\'eate en avant, occup\'e9 \'e0 pousser le gamin \'e0 travers une \'e9troite fen\'eatre quand je m'abattis sur lui \'e0 l'endroit m\'eame o\'f9 le cou se joint \'e0 l'\'e9pine dorsale. +\par +\par Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit trois tours sur lui-m\'eame en battant l'herbe de ses talons. +\par +\par Son petit compagnon s'\'e9clipsa au clair de la lune et en un clin d'\'9cil il eut franchi la muraille. +\par +\par Quant \'e0 moi, je m'\'e9tais assis pour crier \'e0 tue-t\'eate et frotter une de mes jambes o\'f9 je sentais la m\'eame chose que si elle eut \'e9t\'e9 prise dans un cercle de m\'e9tal rougi au feu. +\par +\par Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la maison, depuis le directeur de l'\'e9cole, jusqu'au valet d'\'e9curie accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. +\par +\par La chose fut bient\'f4t \'e9claircie. +\par +\par L'homme fut plac\'e9 sur un volet et emport\'e9. +\par +\par Quant \'e0 moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans une chambre \'e0 coucher sp\'e9ciale, o\'f9 le chirurgien Purdle, le cadet des deux qui portent ce nom, me remit en place le p\'e9ron\'e9. +\par +\par Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralys\'e9es, et les m\'e9decins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir s'il en retrouverait ou non l'usage. +\par +\par Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux Assises de Carlyle. +\par +\par On reconnut en lui le bandit le plus d\'e9termin\'e9 qu'il y e\'fbt dans le nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois assassinats, et il y avait assez de preuves \'e0 sa charge pour le faire pendre dix fois. +\par +\par Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans vous raconter cet \'e9v\'e9nement qui en fut l'incident le plus important. +\par +\par Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car lorsque je songe \'e0 tout ce qui va se pr\'e9senter, je vois bien que j'en aurai de reste \'e0 dire avant d'\'eatre arriv\'e9 \'e0 la fin. +\par +\par En effet, quand on n'a \'e0 conter que sa petite histoire particuli\'e8re, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se trouve m\'eal\'e9 \'e0 de grands \'e9v\'e9nements comme ceux dont j'aurai \'e0 parler, alors on \'e9 +prouve une certaine difficult\'e9, si l'on n'a pas fait une sorte d'apprentissage \'e0 arranger le tout bien \'e0 son gr\'e9. +\par +\par Mais j'ai la m\'e9moire aussi bonne qu'elle f\'fbt jamais, Dieu merci, et je vais t\'e2cher de faire mon r\'e9cit aussi droit que possible. +\par +\par Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit na\'eetre l'amiti\'e9 entre Jim, le fils du m\'e9decin, et moi. +\par +\par Il fut le coq de l'\'e9cole d\'e8s le jour de son entr\'e9e, car moins d'une heure apr\'e8s, il avait jet\'e9, \'e0 travers le grand tableau noir de la classe, Barton, qui en avait \'e9t\'e9 le coq jusqu'\'e0 ce jour-l\'e0. +\par +\par Jim continuait \'e0 prendre du muscle et des os. M\'eame \'e0 cette \'e9poque, il \'e9tait carr\'e9 d'\'e9paules et de haute taille. +\par +\par Les propos courts et le bras long, il \'e9tait fort sujet \'e0 fl\'e2ner, son large dos contre le mur, et ses mains profond\'e9ment enfonc\'e9es dans les poches de sa culotte. +\par +\par Je n'ai pas oubli\'e9 sa fa\'e7on d'avoir toujours un brin de paille au coin des l\'e8vres, \'e0 l\rquote endroit m\'eame o\'f9 il prit l'habitude de mettre plus tard le tuyau de sa pipe. +\par +\par Jim fut toujours le m\'eame pour le bien comme pour le mal depuis le premier jour o\'f9 je fis connaissance avec lui. +\par +\par Ciel\~! comme nous avions de la consid\'e9ration pour lui\~! +\par +\par Nous n'\'e9tions que de petits sauvages, mais nous \'e9prouvions le respect du sauvage devant la force. +\par +\par Il y avait l\'e0 Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des vers alca\'efques aussi bien que des pentam\'e8tres et des hexam\'e8tres, et, cependant pas un n'e\'fbt donn\'e9 une chiquenaude pour Tom. +\par +\par Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d\rquote Abel, sur le bout du doigt, au point que les ma\'eetres eux-m\'eames s'adressaient \'e0 lui s'ils avaient des doutes, mais c'\'e9tait un gar\'e7on \'e0 poitrine \'e9 +troite, beaucoup trop long pour sa largeur, et \'e0 quoi lui servirent ses dates le jour o\'f9 Jock Simons, de la petite troisi\'e8me, le pourchassa jusqu'au bout du corridor \'e0 coups de boucle de ceinture. +\par +\par Ah\~! il ne fallait pas se conduire ainsi \'e0 l'\'e9gard de Jim Horscroft. +\par +\par Quelles l\'e9gendes nous b\'e2tissions sur sa force\~? +\par +\par N'\'e9tait-ce pas lui qui avait enfonc\'e9 d'un coup de poing un panneau de ch\'eane de la porte qui conduisait \'e0 la salle des jeux\~? N'\'e9tait-ce pas lui qui, je jour o\'f9 le grand Merridew avait conquis la balle, saisit \'e0 + bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit le but en d\'e9passant tous les adversaires au pas de course\~? +\par +\par Il nous paraissait d\'e9plorable qu'un gaillard de cette trempe se cass\'e2t la t\'eate \'e0 propos de spond\'e9es et de dactyles, ou se pr\'e9occup\'e2t de savoir qui avait sign\'e9 la Grande Charte. +\par +\par Lorsqu'il d\'e9clara en pleine classe que c'\'e9tait le roi Alfred, nous autres, petits gar\'e7ons, nous f\'fbmes d'avis qu'il devait en \'eatre ainsi, et que peut-\'eatre Jim en savait plus long que l'homme qui avait \'e9crit le livre. +\par +\par Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur moi. +\par +\par Il me passa la main sur la t\'eate. Il dit que j'\'e9tais un enrag\'e9 petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une semaine. +\par +\par Nous f\'fbmes amis intimes pendant deux ans, malgr\'e9 le foss\'e9 que les ann\'e9es creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou l'irr\'e9flexion lui aient fait faire plus d'une chose qui m'ulc\'e9rait, je ne l'en aimais pas moins comme un fr\'e8 +re, et je versai assez de larmes pour remplir la bouteille \'e0 l'encre, quand il partit pour \'c9dimbourg afin d'y \'e9tudier la profession de son p\'e8re. +\par +\par Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle apr\'e8s cela, et quand j'en sortis, j'\'e9tais moi-m\'eame devenu le coq de l'\'e9cole, car j'\'e9tais aussi sec, a +ussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au d\'e9veloppement musculaire de mon grand pr\'e9d\'e9cesseur. +\par +\par Ce fut dans l'ann\'e9e du jubil\'e9 que je sortis de chez Birtwhistle. +\par +\par Ensuite je passai trois ans \'e0 la maison, \'e0 apprendre \'e0 soigner les bestiaux\~; mais les flottes et les arm\'e9es \'e9taient encore aux prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le pays. +\par +\par Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais \'e0 \'e9carter pour toujours ce nuage de notre peuple\~? +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504949}{\*\bkmkstart _Toc89889371}II \endash LA COUSINE EDIE D\rquote EYEMOUTH{\*\bkmkend _Toc72504949} +{\*\bkmkend _Toc89889371} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Quelques ann\'e9es auparavant, alors que j'\'e9tais un tout jeune gar\'e7on, la fille unique du fr\'e8re de mon p\'e8re \'e9 +tait venue nous faire une visite de cinq semaines. +\par +\par Willie Calder s'\'e9tait \'e9tabli \'e0 Eyemouth comme fabricant de filets de p\'eache, et il avait tir\'e9 meilleur parti du fil \'e0 tisser que nous n'\'e9tions sans doute destin\'e9s \'e0 faire des gen\'eats et des landes sablonneuses de West Inch. + +\par +\par Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiff\'e9e d'un chapeau de cinq shillings et accompagn\'e9e d'une caisse d'effets, devant laquelle les yeux de ma m\'e8re lui sortirent de la t\'eate comme ceux d'un crabe. +\par +\par C'\'e9tait \'e9tonnant de la voir d\'e9penser sans compter, elle qui n'\'e9tait qu'une gamine. +\par +\par Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une belle pi\'e8ce de deux pence, \'e0 laquelle il n'avait aucun droit. +\par +\par Elle ne faisait pas plus de cas de la bi\'e8re au gingembre que si c'e\'fbt \'e9t\'e9 de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son th\'e9, du beurre pour son pain, tout comme si elle avait \'e9t\'e9 une Anglaise. +\par +\par Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-l\'e0, car j'avais peine \'e0 comprendre dans quel but elles avaient \'e9t\'e9 cr\'e9\'e9es. +\par +\par Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pens\'e9 \'e0 elles, mais les plus petits semblaient \'eatre les plus raisonnables, car quand les gamins commen\'e7aient \'e0 grandir, ils se montraient moins tranchants sur ce point. +\par +\par Quant \'e0 nous, les tout petits, nous \'e9tions tous d'un m\'eame avis\~: une cr\'e9ature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps \'e0 colporter des histoires, et qui n'arrive m\'eame \'e0 + lancer une pierre qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'\'e9tait un chiffon, n'\'e9tait bonne \'e0 rien du tout. +\par +\par Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent\~: on dirait qu'elles font le p\'e8re et la m\'e8re en une seule personne, elles se m\'ealent sans cesse de nos jeux pour nous dire\~: \'ab\~Jimmy, votre doigt de pied passe \'e0 travers votre soulier.\~ +\'bb ou bien encore\~: \'ab\~Rentrez chez vous, sale enfant, et allez vous laver \'bb au point que rien qu'\'e0 les voir, nous en avions assez. +\par +\par Aussi quand celle-l\'e0 vint \'e0 la ferme de West Inch, je ne fus pas enchant\'e9 de la voir. +\par +\par Nous \'e9tions en vacances. +\par +\par J'avais alors douze ans. +\par +\par Elle en avait onze. +\par +\par C'\'e9tait une fillette mince, grande pour son \'e2ge, aux yeux noirs et aux fa\'e7ons les plus bizarres. +\par +\par Elle \'e9tait tout le temps \'e0 regarder fixement devant elle, les l\'e8vres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose d'extraordinaire, mais quand je me postais derri\'e8re elle, et que je regardais dans la m\'ea +me direction, je n'apercevais que l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les culottes de papa suspendues avec le reste du linge \'e0 s\'e9cher. +\par +\par Puis, si elle apercevait une touffe de bruy\'e8re ou de foug\'e8re, ou n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en contemplation. +\par +\par Elle s'\'e9criait\~: +\par +\par \endash Comme c'est beau\~! comme c'est parfait\~! +\par +\par On e\'fbt dit que c'\'e9tait un tableau en peinture. +\par +\par Elle n'aimait pas \'e0 jouer, mais souvent je la faisais jouer au chat perch\'e9\~; \'e7a manquait d'animation, car j'arrivais toujours \'e0 + l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix gar\'e7ons. +\par +\par Quand je me mettais \'e0 lui dire qu'elle n'\'e9tait bonne \'e0 rien, que son p\'e8re \'e9tait bien sot de l'\'e9lever comme cela, elle pleurait, disait que j\rquote \'e9tais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle ce soir m\'ea +me, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. +\par +\par Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus \'e0 rien de tout cela. +\par +\par Ce qu'il y avait d'\'e9trange, c'est qu'elle avait plus d'affection pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait jamais tranquille. +\par +\par Elle \'e9tait toujours \'e0 me guetter, \'e0 courir apr\'e8s moi, et \'e0 dire alors\~: \'ab\~Tiens\~! vous \'eates l\'e0\~! \'bb en faisant l'\'e9tonn\'e9e. +\par +\par Mais bient\'f4t je m\rquote aper\'e7us qu'elle avait aussi de bons c\'f4t\'e9s. +\par +\par Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en elle, c'\'e9taient les histoires qu'elle savait conter. +\par +\par Elle avait une peur affreuse des grenouilles. +\par +\par Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je la lui mettrais dans le coup \'e0 moins qu'elle ne me cont\'e2t une histoire. +\par +\par Cela l'aidait \'e0 commencer, mais une fois en train, c'\'e9tait \'e9tonnant comme elle allait. +\par +\par Et \'e0 entendre les choses qui lui \'e9taient arriv\'e9es, cela vous coupait la respiration. +\par +\par Il y avait un pirate barbaresque qui \'e9tait all\'e9 \'e0 Eyemouth. +\par +\par Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau charg\'e9 d'or pour faire d'elle sa femme. +\par +\par Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi \'e9tait all\'e9 \'e0 Eyemouth et il lui avait donn\'e9 comme gage un anneau qu'il reprendrait \'e0 son retour, disait-il. +\par +\par Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait \'e0 s'y m\'e9prendre \'e0 ceux qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que celui-l\'e0 \'e9tait en or vierge. +\par +\par Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le pirate barbaresque. +\par +\par Elle me r\'e9pondit qu'il lui ferait sauter la t\'eate de dessus les \'e9paules. +\par +\par Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle\~? +\par +\par Cela d\'e9passait mon intelligence. +\par +\par Puis elle me dit que pendant son voyage \'e0 destination de West Inch, elle avait \'e9t\'e9 suivie par un prince d\'e9guis\'e9. +\par +\par Je lui demandai \'e0 quoi elle avait reconnu que c'\'e9tait un prince. +\par +\par Elle me r\'e9pondit\~: +\par +\par \endash \'c0 son d\'e9guisement. +\par +\par Un autre jour, elle dit que son p\'e8re composait une \'e9nigme, que quand elle serait pr\'eate, il la mettrait dans les journaux, et celui qui la devinerait aurait la moiti\'e9 de sa fortune et la main de sa fille. +\par +\par Je lui dis que j'\'e9tais fort sur les \'e9nigmes, et qu'il faudrait qu'elle me l'envoy\'e2t des qu'elle serait pr\'eate. +\par +\par Elle dit que ce serait dans la }{\i Gazette de Berwick}{, et voulut savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagn\'e9e. +\par +\par Je r\'e9pondis que je la vendrais aux ench\'e8res, pour le prix qu'on m'offrirait, mais ce soir-l\'e0 elle ne voulut plus conter d'histoires, car elle \'e9tait tr\'e8s susceptible dans certains cas. +\par +\par Jim Horscroft \'e9tait absent pendant le temps que la cousine Edie passa chez nous. +\par +\par Il revint la semaine m\'eame o\'f9 elle partit, et je me rappelle combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montr\'e2t quelque int\'e9r\'eat au sujet d'une simple fillette. +\par +\par Il me demanda si elle \'e9tait jolie, et quand j'eus dit que je n'y avais pas fait attention, il \'e9clata de rire, me qualifia de taupe, et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. +\par +\par Mais il ne tarda pas \'e0 s'occuper de tout autre chose, et je n'eus plus une pens\'e9e pour Edie, jusqu'au jour o\'f9 elle prit bel et bien ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette plume d'oie. +\par +\par C'\'e9tait en 1813. +\par +\par J'avais quitt\'e9 l'\'e9cole, et j'avais d\'e9j\'e0 dix-huit ans, au moins quarante poils sur la l\'e8vre sup\'e9rieure, et l\rquote esp\'e9rance d\rquote en avoir bien davantage. +\par +\par J\rquote avais chang\'e9 depuis mon d\'e9part de l\rquote \'e9cole. +\par +\par Je ne m\rquote adonnais plus aux jeux avec la m\'eame ardeur. +\par +\par Au lieu de cela il m\rquote arrivait de rester allong\'e9 sur la pente de la lande, du c\'f4t\'e9 ensoleill\'e9, les l\'e8vres entrouvertes, et regardant fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine Edie. +\par +\par Jusqu\rquote alors je m\rquote \'e9tais tenu pour satisfait, je trouvais mon existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et sauter plus haut que mon prochain. +\par +\par Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose\~! +\par +\par Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste vo\'fbte du ciel, puis je les portais sur la surface bleue de la mer. +\par +\par Je sentais qu\rquote il me manquait quelque chose, mais je n\rquote arrivais point \'e0 pouvoir dire ce qu\rquote \'e9tait cette chose. +\par +\par Et mon caract\'e8re prit de la vivacit\'e9. +\par +\par Il me semblait que tous mes nerfs \'e9taient agac\'e9s. +\par +\par Si ma m\'e8re me demandait de quoi je souffrais, ou que mon p\'e8re me parl\'e2t de mettre la main au travail, je me laissais aller \'e0 r\'e9pondre en termes si \'e2pres, si amers que depuis j'en ai souvent \'e9prouv\'e9 du chagrin. +\par +\par Ah\~! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une m\'e8re. +\par +\par Aussi doit-on la m\'e9nager aussi longtemps, qu'on l'a. +\par +\par Un jour, comme je rentrais en t\'eate du troupeau, je vis mon p\'e8re assis, une lettre \'e0 la main. +\par +\par C'\'e9tait un \'e9v\'e9nement fort rare chez nous, except\'e9 quand l'agent \'e9crivait pour le terme. +\par +\par En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai \'e0 ouvrir de grands yeux, car je m'\'e9tais toujours figur\'e9 que c'\'e9tait l\'e0 une chose impossible \'e0 un homme. +\par +\par Je le voyais fort bien \'e0 pr\'e9sent, car il avait \'e0 travers sa joue p\'e2lie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la franchir. +\par +\par Il fallait qu'elle gliss\'e2t de c\'f4t\'e9 jusqu'\'e0 son oreille, d'o\'f9 elle tombait sur la feuille de papier. +\par +\par Ma m\'e8re \'e9tait assise pr\'e8s de lui et lui caressait la main, comme elle caressait le dos du chat pour le calmer. +\par +\par \endash Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette lettre vient de l'homme de loi. La chose est arriv\'e9e subitement. Autrement on nous aurait \'e9crit. Un anthrax, dit-il, et un flux de sang \'e0 la t\'eate. +\par +\par \endash Ah\~! Alors ses peines sont finies, dit ma m\'e8re. +\par +\par Mon p\'e8re essuya ses oreilles avec la nappe de la table. +\par +\par \endash Il a laiss\'e9 toutes ses \'e9conomies \'e0 sa fille, dit-il, et si elle n'a pas chang\'e9, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'\'eatre, elle n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle disait, sous ce toit m\'eame, du th\'e9 + trop faible, et cela pour du th\'e9 \'e0 sept shillings la livre. +\par +\par Ma m\'e8re hocha la t\'eate et consid\'e9ra les pi\'e8ces de lard suspendues au plafond. +\par +\par \endash Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car \'e7\rquote a \'e9t\'e9 son dernier d\'e9sir. +\par +\par \endash Il faudra qu'elle paie son entretien, s'\'e9cria ma m\'e8re avec \'e2pret\'e9. +\par +\par Je fus f\'e2ch\'e9 de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, mais apr\'e8s tout, si elle n'avait pas \'e9t\'e9 aussi \'e2pre, nous aurions \'e9t\'e9 jet\'e9s dehors au bout de douze mois. +\par +\par \endash Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui m\'eame. Jock, mon gar\'e7on, vous aurez la bont\'e9 de partir avec la charrette pour Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y sera, et vous pourrez l'amener \'e0 West Inch. +\par +\par Je me mis donc en route \'e0 cinq heures et quart avec la }{\i Souter Johnnie}{, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre charrette avec la caisse repeinte \'e0 neuf qui ne nous servait que dans les grands jours. +\par +\par La diligence apparut au moment m\'eame o\'f9 j'arrivais, et moi, comme un niais de jeune campagnard, sans songer aux ann\'e9es qui s'\'e9taient \'e9coul\'e9es, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un bout de fille en jupe courte arrivant +\'e0 peine aux genoux. +\par +\par Et comme je m'avan\'e7ais obliquement, le cou tendu, je me sentis toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame v\'eatue de noirs debout sur les marches, et j'appris que c'\'e9tait ma cousine Edie. +\par +\par Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touch\'e9, j'aurais pu passer vingt fois pr\'e8s d'elle sans la reconna\'eetre. +\par +\par Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demand\'e9 si elle \'e9tait jolie ou non, je n'aurais su que lui r\'e9pondre. +\par +\par Elle \'e9tait brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos jeunes filles du border, et pourtant \'e0 travers ce teint charmant, s'entrevoyait une nuance de carmin pareille \'e0 la teinte plus chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. + +\par +\par Ses l\'e8vres \'e9taient rouges, exprimant la douceur, et la fermet\'e9, mais d\'e8s ce moment m\'eame, je vis au premier coup d'\'9cil flotter au fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. +\par +\par Elle s'empara de moi s\'e9ance tenante, comme si j'avais fait partie de son h\'e9ritage. Elle allongea la main et me cueillit. +\par +\par Elle \'e9tait en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle portait un voile noir qu'elle avait \'e9cart\'e9 de devant sa figure. +\par +\par \endash Ah\~! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent mani\'e9r\'e9 qu'elle avait appris \'e0 la pension. Non, non, nous sommes un peu trop grands pour cela\~?\'85 +\par +\par Cela, c'\'e9tait parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avan\'e7ais ma figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la derni\'e8re fois que nous nous \'e9tions vus\'85 +\par +\par \endash Soyez bon gar\'e7on et donnez un shilling au conducteur, qui a \'e9t\'e9 extr\'eamement complaisant pour moi pendant le trajet. +\par +\par Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une pi\'e8ce d'argent de quatre pence. +\par +\par Jamais le manque d'argent ne me parut plus p\'e9nible qu'\'e0 ce moment-l\'e0. +\par +\par Mais elle me devina d'un simple regard, et aussit\'f4t une petite bourse en moleskine \'e0 fermoir d'argent me fut gliss\'e9e dans la main. +\par +\par Je payai l'homme et allais rendre la bourse \'e0 Edie, mais elle me for\'e7a de la garder. +\par +\par \endash Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est l\'e0 votre voiture, elle \'e0 l'air bien dr\'f4le. Mais o\'f9 vais je m'asseoir\~? +\par +\par \endash Sur le sac, dis-je. +\par +\par \endash Et comment faire pour monter\~? +\par +\par \endash Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. +\par +\par Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gant\'e9es dans les miennes. +\par +\par Comme elle passait par-dessus le c\'f4t\'e9 de la carriole, son haleine passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussit\'f4t s'effac\'e8rent par lambeaux ces langueurs vagues et inqui\'e8tes de mon \'e2me. +\par +\par Il me sembla que cet instant m'enlevait \'e0 moi-m\'eame et faisait de moi un des membres de la race des hommes. +\par +\par Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut \'e0 un cheval pour agiter sa queue, et pourtant un \'e9v\'e9nement s'\'e9tait produit. +\par +\par Une barri\'e8re avait surgi quelque part. +\par +\par J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. +\par +\par J'\'e9prouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma timidit\'e9, dans ma r\'e9serve, je ne sus faire autre chose que d'\'e9galiser le rembourrage du sac. +\par +\par Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait \'e0 grand bruit la direction de Berwick. +\par +\par Tout \'e0 coup elle se mit \'e0 faire voltiger en l'air son mouchoir. +\par +\par \endash Il a \'f4t\'e9 son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a d\'fb \'eatre officier. Il avait l'air tr\'e8s distingu\'e9. Peut-\'eatre l'avez-vous remarqu\'e9, un gentleman sur l'imp\'e9riale, tr\'e8s beau, avec un pardessus brun. +\par +\par Je secouai la t\'eate, et toute la joie qui m'avait envahi fit place \'e0 une sotte mauvaise humeur. +\par +\par \endash Ah\~! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines vertes, et la route brune et tortueuse\~; elles sont bien rest\'e9es les m\'eames qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous n'avez pas beaucoup chang\'e9. J'esp\'e8 +re que vos mani\'e8res sont meilleures que jadis\~; vous ne chercherez pas \'e0 me mettre des grenouilles dans le cou, n'est-ce pas\~? +\par +\par Rien qu'\'e0 cette id\'e9e, je sentis un frisson dans tout le corps. +\par +\par \endash Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse \'e0 West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. +\par +\par \endash Assur\'e9ment, c'est bien de la bont\'e9 de votre part que d'accueillir une pauvre fille isol\'e9e, dit-elle. +\par +\par \endash C'est bien de la bont\'e9 de votre part que de venir, cousine Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le crains, dis-je. +\par +\par \endash Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas\~? Il n'y a pas beaucoup d'hommes par l\'e0-bas, autant qu'il m\rquote en souvient. +\par +\par \endash Il y a le Major Elliott, \'e0 Corriemuir. Il vient passer la soir\'e9e de temps \'e0 autre. C'est un brave vieux soldat, qui a re\'e7u une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. +\par +\par \endash Ah\~! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre \'e2ge, dont on peut se faire des amis. \'c0 propos, ce vieux docteur si aigre, il avait un fils, n'est ce pas\~? + +\par +\par \endash Oh\~! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. +\par +\par \endash Est-il chez lui\~? +\par +\par \endash Non, il reviendra bient\'f4t. Il fait encore ses \'e9tudes \'e0 \'c9dimbourg. +\par +\par \endash Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'\'e0 son retour, Jock. Ah\~! je suis bien lasse, et je voudrais \'eatre arriv\'e9e \'e0 West Inch. +\par +\par Je fis arpenter la route \'e0 la vieille }{\i Souter Johnnie}{, d'une allure \'e0 laquelle elle n'a jamais march\'e9 ni avant, ni depuis. +\par +\par Une heure apr\'e8s, Edie \'e9tait assise devant la table \'e0 souper. +\par +\par Ma m\'e8re avait servi non seulement du beurre, mais encore de la gel\'e9e de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait \'e0 la lumi\'e8re de la chandelle et faisait fort bon effet. +\par +\par Je n'eus pas de peine \'e0 m'apercevoir que mes parents \'e9taient tout aussi surpris que moi, du changement qui s'\'e9tait op\'e9r\'e9 en elle, mais qu'ils l'\'e9taient d'une autre fa\'e7on que moi. +\par +\par Ma m\'e8re \'e9tait si impressionn\'e9e par l'objet en plumes qu'elle lui vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, et ma cousine, de son air joli et l\'e9ger, la mena\'e7ait du doigt toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. + +\par +\par Apr\'e8s le souper, quand elle fut all\'e9e se coucher, ils ne purent parler d'autre chose que de son air et de son \'e9ducation. +\par +\par \endash Tout de m\'eame, pour le dire en passant, fit mon p\'e8re, elle n'a pas l'air d'avoir le c\'9cur bris\'e9 par la mort de mon fr\'e8re. +\par +\par Alors, pour la premi\'e8re fois, je me souvins qu'elle n'avait pas dit un mot \'e0 ce sujet, depuis que nous nous \'e9tions revus. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504950}{\*\bkmkstart _Toc89889372}III \endash L'OMBRE SUR LES EAUX{\*\bkmkend _Toc72504950}{\*\bkmkend _Toc89889372} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Il ne fallut pas longtemps \'e0 la cousine Edie pour r\'e9gner souverainement \'e0 West Inch et pour faire de nous tous, y compris mon p\'e8re, ses sujets. +\par +\par Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de nous ne s\'fbt combien. +\par +\par Lorsque ma m\'e8re lui dit que quatre shillings par semaine paieraient toutes ses d\'e9penses, elle porta spontan\'e9ment la somme \'e0 sept shillings six pence. +\par +\par La chambre du sud, la plus ensoleill\'e9e, et dont la fen\'eatre \'e9tait encadr\'e9e de ch\'e8vrefeuille, lui fut assign\'e9e, et c'\'e9tait merveille de voir les bibelots qu'elle avait apport\'e9s de Berwick pour les y ranger. +\par +\par Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole ne lui plaisait pas, elle loua le }{\i gig}{ d'Angus Whitehead, qui avait la ferme de l'autre c\'f4t\'e9 de la c\'f4te. +\par +\par Et il \'e9tait rare qu'elle rev\'eent sans apporter quelque chose pour l'un de nous\~; une pipe de bois pour mon p\'e8re, un plaid des Shetlands pour ma m\'e8re, un livre pour moi, un collier de cuivre pour Rob, notre collie. +\par +\par Jamais on ne vit femme plus d\'e9pensi\'e8re. +\par +\par Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa pr\'e9sence. +\par +\par Pour moi, cela changea enti\'e8rement l'aspect du paysage. +\par +\par Le soleil \'e9tait plus brillant, les collines plus vertes et l'air plus doux depuis le jour de sa venue. +\par +\par Nos existences perdirent leur banalit\'e9, maintenant que nous les passions avec une telle cr\'e9ature, et la vieille et morne maison grise prit un tout autre aspect \'e0 mes yeux depuis le jour o\'f9 elle avait pos\'e9 + le pied sur le paillasson de la porte. +\par +\par Cela ne tenait point \'e0 sa figure, qui pourtant \'e9tait des plus attrayantes, non plus qu'\'e0 sa tournure, bien que je n'aie vu aucune jeune fille qui p\'fbt rivaliser en cela avec elle. C'\'e9tait son entrain, ses fa\'e7ons dr\'f4 +lement moqueuses, sa mani\'e8re toute nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle rejetait sa robe ou portait la t\'eate en arri\'e8re. +\par +\par Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. +\par +\par C'\'e9tait enfin ce vif regard de d\'e9fi, et cette bonne parole qui ramenait chacun de nous \'e0 son niveau. +\par +\par Mais non, pas tout \'e0 fait \'e0 son niveau. +\par +\par Pour moi, elle fut toujours une cr\'e9ature lointaine et sup\'e9rieure. +\par +\par J'avais beau me monter la t\'eate et me faire des reproches. +\par +\par Quoi que je fisse, je n'arrivais pas \'e0 reconna\'eetre que le m\'eame sang coulait dans nos veines et qu'elle n'\'e9tait qu'une jeune campagnarde, comme je n'\'e9tais qu'un jeune campagnard. +\par +\par Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle s'aper\'e7ut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. +\par +\par Quand j'\'e9tais loin d'elle, j'\'e9prouvais de l'agitation, et pourtant lorsque je me trouvais avec elle, j'\'e9tais sans cesse \'e0 trembler de crainte que quelque faute commise en parlant ne lui caus\'e2t de l'ennui ou ne la f\'e2cha. +\par +\par Si j'en avais su plus long sur le caract\'e8re des femmes, je me serais peut-\'eatre donn\'e9 moins de mal. +\par +\par \endash Vous \'eates bien chang\'e9 de ce que vous \'e9tiez autrefois, disait-elle en me regardant de c\'f4t\'e9 par-dessous ses cils noirs. +\par +\par \endash Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la premi\'e8re fois, dis-je. +\par +\par \endash Ah\~! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de vos mani\'e8res d'aujourd'hui. Vous \'e9tiez si brutal avec moi et si imp\'e9rieux, et vous ne vouliez faire qu'\'e0 votre t\'eate, comme un petit homme que vous \'e9 +tiez. Je vous revois encore avec votre tignasse emm\'eal\'e9e et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous \'eates si douce, si tranquille. Vous avez le langage si pr\'e9venant\~! +\par +\par \endash On apprend \'e0 se conduire, dis-je. +\par +\par \endash Oh\~! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous \'e9tiez. +\par +\par Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car j\rquote aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonn\'e9 la fa\'e7on dont je la traitais d'ordinaire. +\par +\par Que ces fa\'e7ons l\'e0 plussent \'e0 tout autre qu'\'e0 une personne \'e9vad\'e9e d'une maison de fous, voil\'e0 qui d\'e9passait tout \'e0 fait mon intelligence. +\par +\par Je me rappelai le temps, o\'f9 la surprenant sur le seuil en train de lire, je fixais au bout d'une baguette \'e9lastique de coudrier de petites boules d'argile, que je lui lan\'e7ais, jusqu'\'e0 ce qu'elle fin\'eet par pleurer. +\par +\par Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille \'e0 la main, avec tant d'acharnement qu'elle finit par se r\'e9fugier, \'e0 moiti\'e9 folle d'\'e9pouvante, sous le tablier de ma m\'e8 +re, et que mon p\'e8re m'ass\'e9na sur le trou de l'oreille un coup de b\'e2ton \'e0 bouillie qui m'envoya rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. +\par +\par Voil\'e0 donc ce qu'elle regrettait\~? +\par +\par Eh bien, elle se r\'e9signerait \'e0 s'en passer, car ma main se s\'e9cherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. +\par +\par Mais je compris alors pour la premi\'e8re fois, tout ce qu'il y a d'\'e9trange dans la nature f\'e9minine, et je reconnus que l'homme ne doit point raisonner \'e0 ce propos, mais simplement se tenir sur ses gardes et t\'e2cher de s'instruire. +\par +\par Nous nous trouv\'e2mes enfin au m\'eame niveau, quand elle dit qu'elle n'avait qu'\'e0 faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, et que j'\'e9tais aussi enti\'e8rement \'e0 ses ordres que le vieux Rob \'e9tait docile \'e0 mon appel. +\par +\par Vous trouvez que j'\'e9tais bien sot de me laisser mettre ainsi la t\'eate \'e0 l'envers. +\par +\par Je l'\'e9tais peut-\'eatre, mais il faut aussi vous rappeler combien j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions \'e0 chaque instant. +\par +\par En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-l\'e0 sur un million, et je puis vous garantir que celui-l\'e0 aurait eu la t\'eate solide, qui ne se la serait pas laiss\'e9 mettre \'e0 l'envers par elle. +\par +\par Tenez, voil\'e0 le Major Elliott. +\par +\par C'\'e9tait un homme qui avait enterr\'e9 trois femmes et qui avait figur\'e9 dans douze batailles rang\'e9es. +\par +\par Eh bien\~! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un chiffon mouill\'e9, elle qui sortait \'e0 peine de pension. +\par +\par Peu de temps apr\'e8s qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, et avec une lueur dans l'\'9cil qui le rajeunissait de dix ans. +\par +\par Il tordait ses moustaches grises des deux c\'f4t\'e9s, de fa\'e7on \'e0 en avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne jambe avec autant de fiert\'e9 qu'un joueur de cornemuse. +\par +\par Que lui avait-elle dit\~? +\par +\par Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet que du vin vieux. +\par +\par \endash Je suis mont\'e9 pour vous voir, mon gar\'e7on, dit-il, mais il faut que je rentre \'e0 la maison. Toutefois ma visite n'a pas \'e9t\'e9 perdue, car elle m'a procur\'e9 l'occasion de voir }{\i la belle cousine}{ +, une jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon gar\'e7on. +\par +\par Il avait une fa\'e7on de parler un peu formaliste, un peu raide, et il se plaisait \'e0 intercaler dans ses propos quelques bouts de phrases fran\'e7aises qu'il avait ramass\'e9s dans la P\'e9ninsule. +\par +\par Il aurait continu\'e9 \'e0 me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa poche le coin d'un journal. +\par +\par Je compris alors qu'il \'e9tait venu, selon son habitude, pour m'apporter quelques nouvelles. +\par +\par Il ne nous en arrivait gu\'e8re \'e0 West Inch. +\par +\par \endash Qu'y a-t-il de nouveau, major\~? demandai je. +\par +\par Il tira le journal de sa poche et le brandit. +\par +\par \endash Les Alli\'e9s ont gagn\'e9 une grande bataille, mon gar\'e7on, dit-il. Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps apr\'e8s cela. Les Saxons l'ont jet\'e9 par-dessus bord, et il a subi un rude \'e9chec \'e0 Leipzig. Wellington a franchi les Pyr +\'e9n\'e9es et les soldats de Graham seront \'e0 Bayonne d'ici \'e0 peu de temps. +\par +\par Je lan\'e7ai mon chapeau en l'air. +\par +\par \endash Alors la guerre finira par cesser\~? m'\'e9criai je. +\par +\par \endash Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la t\'eate d'un air grave. \'c7a a fait verser bien du sang. Mais ce n'est gu\'e8re la peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit \'e0 votre sujet. +\par +\par \endash De quoi s'agissait-il\~? +\par +\par \endash Eh bien, mon gar\'e7on, c'est que vous ne faites rien de bon ici, et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais s'il ne vous plai +rait pas de voir un peu de la vie de soldat sous mes ordres. +\par +\par \'c0 cette pens\'e9e mon c\'9cur bondit. +\par +\par \endash Ah\~! oui, je le voudrais\~! m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Mais il se passera bien six mois avant que je sois en \'e9tat de me pr\'e9senter \'e0 l'examen m\'e9dical, et il y a bien des chances pour que Boney soit mis en lieu s\'fbr avant ce d\'e9lai. +\par +\par \endash Puis il y a ma m\'e8re, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. +\par +\par \endash Ah\~! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. +\par +\par Et il s'\'e9loigna en clopinant. +\par +\par Je m'assis dans la bruy\'e8re, mon menton dans la main, en tournant et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major en son vieux}{\cs34\b\fs36\super \chftn {\footnote \pard\plain \s35\qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright +\f40\fs30\lang1036\cgrid {\cs34\b\fs36\super \chftn }{ \'ab\~vieil habit\~\'bb aurait \'e9t\'e9 plus \'e9l\'e9gant\'85 (Note de l\rquote \'e9diteur)}}}{ habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par-dessus son \'e9paule, pendant qu'il grimpait la mont +\'e9e de la colline. +\par +\par C'\'e9tait une bien ch\'e9tive existence, que celle de West Inch, o\'f9 j'attendais mon tour de remplacer mon p\'e8re, sur la m\'eame lande, au bord du m\'eame ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette maison grise devant les yeux. +\par +\par Et de l'autre c\'f4t\'e9, il y avait la mer bleue. +\par +\par Ah, en voil\'e0 une vie pour un homme\~! +\par +\par Et le major, un homme qui n'\'e9tait plus dans la force de l'\'e2ge, il \'e9tait bless\'e9, fini, et pourtant il faisait des projets pour se remettre \'e0 la besogne alors que moi, \'e0 la fleur de l'\'e2ge, je d\'e9p\'e9rissais parmi ces collines\~! + +\par +\par Une vague br\'fblante de honte me monta \'e0 la figure, et je me levai soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le r\'f4le d'un homme. +\par +\par Pendant deux jours, je ne fis que songer \'e0 cela. +\par +\par Le troisi\'e8me, il survint un \'e9v\'e9nement qui condensa mes r\'e9solutions, et aussit\'f4t les dissipa, comme un souffle de vent fait dispara\'eetre une fum\'e9e. +\par +\par J'\'e9tais all\'e9 faire une promenade dans l'apr\'e8s-midi avec la cousina Edie et Rob. +\par +\par Nous \'e9tions arriv\'e9 au sommet de la pente qui descend vers la plage. +\par +\par L'automne tirait \'e0 sa fin. +\par +\par Les herbes, en se fl\'e9trissant, avaient pris des teintes de bronze, mais le soleil \'e9tait encore clair et chaud. +\par +\par Une brise venait du sud par bouff\'e9es courtes et br\'fblantes et ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. +\par +\par J'arrachai une brass\'e9e de foug\'e8re pour qu'Edie p\'fbt s'asseoir. Elle s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la chaleur et la lumi\'e8re. +\par +\par Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la t\'eate de Rob sur mon genou. +\par +\par Comme nous \'e9tions seuls dans le silence de ce d\'e9sert, nous v\'eemes, m\'eame en cet endroit, s'\'e9tendre sur les eaux, en face de nous, l'ombre du grand homme de l\'e0 bas qui avait \'e9crit son nom en caract\'e8 +res rouges sur toute la carte d'Europe. +\par +\par Un vaisseau arrivait pouss\'e9 par le vent. +\par +\par C'\'e9tait un vieux navire de commerce \'e0 l'aspect pacifique, qui, peut-\'eatre avait Leith pour destination. +\par +\par Il avait les vergues carr\'e9es et allait toutes voiles d\'e9ploy\'e9es. +\par +\par De l'autre c\'f4t\'e9, du nord est, venaient deux grands vilains bateaux, gr\'e9\'e9s en lougres, chacun avec un grand m\'e2t et une vaste voile carr\'e9e de couleur brune. +\par +\par Il \'e9tait difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'\'9cil que celui de ces trois navires qui marchaient en se balan\'e7ant, par une aussi belle journ\'e9e. +\par +\par Mais tout \'e0 coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et un tourbillon de fum\'e9e noire. +\par +\par Il en jaillit autant du second. +\par +\par Puis le navire riposta\~: rap, rap, rap\~! +\par +\par En un clin d'\'9cil l'enfer avait, d'une pouss\'e9e du coude, \'e9cart\'e9 le ciel, et sur les eaux se d\'e9cha\'eenaient la haine, la f\'e9rocit\'e9, la soif de sang. +\par +\par Au premier coup de feu, nous nous \'e9tions relev\'e9s, et Edie, toute tremblante, avait pos\'e9 sa main sur mon bras. +\par +\par \endash Ils se battent, Jock, s'\'e9cria-t-elle. Qui sont-ils\~? Qui sont-ils\~? +\par +\par Les battements de mon c\'9cur r\'e9pondaient aux coups de canon, et tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoup\'e9e, ce fut\~: +\par +\par \endash Ce sont deux corsaires fran\'e7ais, des chasse-mar\'e9e, comme ils les appellent l\'e0-bas, c'est un de nos navires de commerce, et aussi s\'fb +r que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et qu'ils sont aussi bourr\'e9s d'hommes qu'il y a de nourriture dans un boeuf. Pourquoi cet imb\'e9 +cile ne bat-il pas en retraite vers la barre \'e0 l'embouchure de la Tweed\~? +\par +\par Mais il ne diminua pas un pouce de toile. +\par +\par Il se balan\'e7ait toujours de son air ent\'eat\'e9, pendant qu'une petite boule noire \'e9tait hiss\'e9e \'e0 la pointe de son grand m\'e2t, et que le magnifique vieux drapeau apparaissait tout \'e0 coup et ondulait \'e0 ses drisses. +\par +\par Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap\~! de ses petits canons, suivi du boum\~! boum\~! des grosses caronades qui armaient les baux du lougre. +\par +\par Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. +\par +\par Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accroch\'e9s \'e0 ses hanches. +\par +\par Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire envelopp\'e9e dans la fum\'e9e, d'o\'f9 pointaient \'e7\'e0 et l\'e0 les vergues. D'en haut et du centre de ce nuage partaient, comme l'\'e9clair, de rouges langues de flammes. +\par +\par C'\'e9tait un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles en tint\'e8rent encore. +\par +\par Pendant une heure d'horloge, le nuage pouss\'e9 par l'enfer se d\'e9pla\'e7a lentement sur les flots, et nous rest\'e2mes l\'e0, le c\'9cur saisi, \'e0 regarder le battement du pavillon, nous \'e9carquillant les yeux pour voir s'il \'e9tait toujours \'e0 + sa place. +\par +\par Puis, tout \'e0 coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme que jamais, se remit en marche. +\par +\par Quand la fum\'e9e se fut un peu dissip\'e9e, nous v\'eemes un des lougres vacillant comme un canard qui tombe \'e0 l'eau, avec une aile cass\'e9e, tandis que sur l'autre, on se h\'e2tait d'embarquer l'\'e9quipage avant qu'il ne coul\'e2t \'e0 pic. +\par +\par Pendant toute cette heure, toute ma vie avait \'e9t\'e9 concentr\'e9e dans la bataille. +\par +\par Le vent avait emport\'e9 ma casquette, mais je n'y avais pas pris garde. +\par +\par Alors, le c\'9cur d\'e9bordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et rien qu'en la voyant je me retrouvai en arri\'e8re de six ans. +\par +\par Son regard avait repris sa fixit\'e9, ses l\'e8vres \'e9taient entrouvertes, comme quand elle \'e9tait toute petite, et ses mains menues \'e9taient jointes si fort que la peau luisait aux poignets comme de l'ivoire. +\par +\par \endash Ah\~! ce capitaine\~! dit-elle, en parlant \'e0 la bruy\'e8re et aux buissons de gen\'eats, quel homme fort, quelle r\'e9solution\~! Quelle est la femme qui ne serait pas fi\'e8re d'un tel mari\~? +\par +\par \endash Ah\~! oui, il s'est bien conduit\~! m'\'e9criai-je avec enthousiasme. +\par +\par Elle me regarda. On e\'fbt dit qu'elle avait oubli\'e9 mon existence. +\par +\par \endash Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme dit-elle, mais voil\'e0 o\'f9 on en est quand on habite la campagne. On n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons \'e0 rien faire de mieux. +\par +\par Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que f\'fbt son intention, ses paroles me donn\'e8rent la m\'eame sensation que si elles avaient travers\'e9 + tout droit un nerf mis \'e0 nu. +\par +\par \endash C'est tr\'e8s bien, cousine Edie, dis-je en m'effor\'e7ant de parler avec calme, voil\'e0 qui ach\'e8ve de me d\'e9cider. J'irai ce soir m'enr\'f4ler \'e0 Berwick. +\par +\par \endash Quoi\~! Jock, vous voulez vous faire soldat\~? +\par +\par \endash Oui, si vous croyez que tout homme qui reste \'e0 la campagne est n\'e9cessairement un l\'e2che. +\par +\par \endash Oh\~! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous avez meilleur air quand vous \'eates on col\'e8re. Je voudrais voir toujours vos yeux \'e9tinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme cela vous donne l'air d'un homme\~ +! Mais j'en suis s\'fbre, c'est pour plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. +\par +\par \endash Je vous ferai voir si je plaisante. +\par +\par Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi \'e0 la cuisine, ou ma m\'e8re et mon p\'e8re \'e9taient assis de chaque c\'f4t\'e9 de la chemin\'e9e. +\par +\par \endash M\'e8re, m'\'e9criai-je, je pars me faire soldat. +\par +\par Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils n'auraient pas \'e9t\'e9 plus atterr\'e9s, car en ce temps-l\'e0, les campagnards m\'e9fiants et ais\'e9 +s estimaient que le troupeau du sergent se composait principalement des moutons noirs. +\par +\par Mais, sur ma parole, ces b\'eates noires ont rendu un fameux service \'e0 leur pays. +\par +\par Ma m\'e8re porta ses mitaines \'e0 ses yeux, et mon p\'e8re prit un air aussi sombre qu'un trou \'e0 tourbe. +\par +\par \endash Non\~! Jock, vous \'eates fou, dit-il. +\par +\par \endash Fou ou non, je pars. +\par +\par \endash Alors vous n'aurez pas ma b\'e9n\'e9diction. +\par +\par \endash En ce cas je m'en passerai. +\par +\par \'c0 ces mots ma m\'e8re jette un cri et me met ses bras autour du cou. +\par +\par Je vis sa main calleuse, d\'e9form\'e9e, pleine de n\'9cuds qu'y avait produits la peine qu'elle s'\'e9tait donn\'e9s pour m'\'e9levez, et cela me parla plus \'e9loquemment que n'e\'fbt pu faire aucune parole. +\par +\par Je l'aimais tendrement mais j'avais la volont\'e9 aussi dure que le tranchant d'un silex. +\par +\par Je la for\'e7ai d'un baiser \'e0 se rasseoir\~; puis je courus dans ma chambre pour pr\'e9parer mon paquet. +\par +\par Il faisait d\'e9j\'e0 sombre, et j'avais \'e0 parcourir un long trajet \'e0 pied. +\par +\par Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me h\'e2tai de partir. Au moment o\'f9 j'allais mettre le pied dehors par une porte de c\'f4t\'e9, quelqu'un me toucha l'\'e9paule. +\par +\par C'\'e9tait Edie, debout \'e0 la lueur du couchant. +\par +\par \endash Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir\~? +\par +\par \endash Je ne partirai pas\~? Vous allez le voir. +\par +\par \endash Mais votre p\'e8re ne le veut pas, votre m\'e8re non plus. +\par +\par \endash Je le sais. +\par +\par \endash Alors pourquoi partir\~? +\par +\par \endash Vous devez bien le savoir. +\par +\par \endash Pourquoi, enfin. +\par +\par \endash Parce que vous me faites partir. +\par +\par \endash Je ne tiens pas \'e0 ce que vous partiez, Jock. +\par +\par \endash Vous l'avez dit\~; vous avez dit que les gens de la campagne ne sont bons qu'\'e0 + y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'id\'e9e. +\par +\par Tous mes griefs partaient en petits jets qui me br\'fblaient les l\'e8vres. +\par +\par Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air \'e0 la fois railleur et caressant. +\par +\par \endash Ah\~! je fais si peu cas de vous\~? dit-elle, et c'est pour cette raison l\'e0 que vous partez\~? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez si\'85 si je suis bonne pour vous\~? +\par +\par Nous \'e9tions face \'e0 face et fort pr\'e8s. +\par +\par En un instant la chose fut faite. +\par +\par Mes bras l'entour\'e8rent. +\par +\par Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, sur les yeux. +\par +\par Je la pressai contre mon c\'9cur. +\par +\par Je lui dis bien bas quelle \'e9tait tout pour moi, tout, et que je ne pouvais pas vivre sans elle. +\par +\par Edie ne r\'e9pondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la t\'eate, et quand elle me repoussa en arri\'e8re, elle n'y mit pas beaucoup d'effort. +\par +\par \endash Oh\~! vous \'eates bien rude, vieux petit effront\'e9, dit-elle en tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secou\'e9e, Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. +\par +\par Mais j'avais tout \'e0 fait cess\'e9 de la craindre, et un amour, dix fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. +\par +\par Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. +\par +\par \endash Vous \'eates \'e0 moi, bien \'e0 moi, m'\'e9criai-je. Je n'irai pas \'e0 Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. +\par +\par Mais \'e0 ce mot de mariage, elle \'e9clata de rire. +\par +\par \endash Petit nigaud\~! petit nigaud\~! dit-elle en levant l'index. +\par +\par Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie me fit une jolie petite r\'e9v\'e9rence et rentra \'e0 la maison. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504951}{\*\bkmkstart _Toc89889373}IV \endash LE CHOIX DE JIM{\*\bkmkend _Toc72504951}{\*\bkmkend _Toc89889373} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Et alors se pass\'e8rent ces six semaines qui furent une sorte de r\'eave et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. +\par +\par Je vous ennuierais si je me mettais \'e0 vous conter ce qui se passa entre nous. +\par +\par Et pourtant comme c'\'e9tait grave, quelle importance d\'e9cisive cela devait avoir sur notre destin\'e9e d\'e8s ce temps-l\'e0\~! +\par +\par Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tant\'f4t vive, tant\'f4t sombre comme une prairie au-dessous de laquelle d\'e9filent des nuages\~; ses col\'e8res sans causes, ses brusques repentirs, qui tour \'e0 tour faisaient d\'e9 +border en moi la joie ou le chagrin. +\par +\par Voil\'e0 ce qu'\'e9tait ma vie\~: tout le reste n'\'e9tait que n\'e9ant. +\par +\par Mais il restait toujours dans les derni\'e8res profondeurs de mes sentiments une inqui\'e9tude vague, la peur d'\'eatre pareil \'e0 cet homme qui \'e9tendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la v\'e9ritable Edie Calder, si pr\'e8 +s de moi qu'elle par\'fbt, \'e9tait en r\'e9alit\'e9 bien loin de moi. +\par +\par Elle \'e9tait, en effet, bien malais\'e9e \'e0 comprendre. +\par +\par Elle l'\'e9tait du moins pour un jeune campagnard \'e0 l'esprit peu p\'e9n\'e9trant, comme moi. +\par +\par Car, si j'essayais de l'entretenir de mes v\'e9ritables projets, de lui dire qu'en prenant la totalit\'e9 de Corriemuir, nous pourrions ajouter \'e0 la somme n\'e9cessaire pour ce surplus de fermage, un b\'e9n\'e9 +fice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait d'ajouter un salon \'e0 West Inch, et d'en faire une belle demeure pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait \'e0 bouder, \'e0 baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patien +ce pour m'\'e9couter. +\par +\par Mais si je la laissais s'abandonner \'e0 ses r\'eaves sur ce que je pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant que j'\'e9tais le v\'e9ritable h\'e9ritier du laird, ou bien si, sans cependant m'engager dans l'arm\'e9e, chose dont e +lle ne voulait pas entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le nom serait dans la bouche de tous, alors elle \'e9tait aussi charmante qu'une journ\'e9e de mai. +\par +\par Je me pr\'eatais de mon mieux \'e0 ce jeu, mais il finissait toujours par m'\'e9chapper un mot malheureux pour prouver que j'\'e9tais toujours Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses l\'e8 +vres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. +\par +\par Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre \'e0 terre, et si la rupture n'\'e9tait pas arriv\'e9e d'une mani\'e8re, elle le serait d'une autre. +\par +\par La No\'ebl \'e9tait pass\'e9e, mais l'hiver avait \'e9t\'e9 doux. +\par +\par Il avait fait juste assez froid pour qu'on p\'fbt marcher sans danger dans les tourbi\'e8res. +\par +\par Edie \'e9tait sortie par une belle matin\'e9e, et elle \'e9tait rentr\'e9e pour d\'e9jeuner avec les joues rouges d'animation. +\par +\par \endash Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock\~? dit-elle. +\par +\par \endash J'ai entendu dire qu'on l'attend. +\par +\par \endash Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontr\'e9 sur la lande. +\par +\par \endash Quoi\~! vous avez rencontr\'e9 Jim Horscroft\~? +\par +\par \endash Je suis s\'fbre que ce doit \'eatre lui. Un gaillard de tournure superbe, un h\'e9ros, avec une chevelure noire et fris\'e9e, le nez court et droit, et des yeux gris. Il a des \'e9paules comme une statue, et pour la taille, Jock, j +e crois bien que votre t\'eate atteindrait tout juste \'e0 son \'e9pingle de cravate. +\par +\par \endash Je vais jusqu'\'e0 son oreille, Edie, m'\'e9criai-je avec indignation. Du moins, si c'\'e9tait bien Jim\~! Est-ce qu'il avait au coin de la bouche une pipe en bois brun\~? +\par +\par \endash Oui, il fumait\~; il \'e9tait habill\'e9 de gris et il avait une belle voix forte et grave. +\par +\par \endash Ha\~! Ho\~! vous lui avez parl\'e9, dis-je. +\par +\par Elle rougit l\'e9g\'e8rement, comme si elle en avait dit plus long qu'elle ne voulait. +\par +\par \endash Je me dirigeais vers un endroit o\'f9 le sol \'e9tait un peu mou, et il m'a avertie. +\par +\par \endash Ah\~! oui ce doit \'eatre le bon vieux Jim dis-je, voil\'e0 des ann\'e9es qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle que de biceps. Oui, pardieu, le voil\'e0 mon homme en chair et en os. +\par +\par Je l'avais vu par la fen\'eatre de la cuisine, et je m'\'e9lan\'e7ai \'e0 sa rencontre, tenant \'e0 la main mon beignet entam\'e9. +\par +\par Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main et les yeux brillants. +\par +\par \endash Ah\~! Jock, s'\'e9cria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. +\par +\par Mais soudain il coupa cours \'e0 ses propos et regarda par-dessus mon \'e9paule, avec de grands yeux. +\par +\par Je me retournai. +\par +\par C'\'e9tait Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui \'e9tait debout sur l\'e0 seuil. +\par +\par Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant\~! +\par +\par \endash Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. +\par +\par \endash Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le d\'e9jeuner, Mr Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire fut\'e9. +\par +\par \endash Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. +\par +\par \endash Moi aussi, et presque toujours je vais par l\'e0-bas, dit-elle. Mais, dites-moi, Jock, vous n'\'eates gu\'e8re empress\'e9 \'e0 recevoir votre ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il faudra que je m'en charge \'e0 votre +place pour en sauver la r\'e9putation. +\par +\par Au bout de quelques minutes, nous \'e9tions avec les vieux, et Jim s'attablait devant son assiette de potage. +\par +\par Il disait \'e0 peine un mot et restait toujours la cuill\'e8re en l'air \'e0 contempler Edie. +\par +\par Elle ne fit que lui lancer de petites \'9cillades. +\par +\par Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. +\par +\par \endash Jock me disait que vous faisiez vos \'e9tudes pour devenir docteur, dit-elle, mais comme cela doit \'eatre difficile, et qu'il doit falloir de temps pour acqu\'e9rir les connaissances n\'e9cessaires\~! +\par +\par \endash Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, mais j'en viendrai \'e0 bout tout de m\'eame. +\par +\par \endash Ah\~! vous \'eates brave\~! Vous \'eates r\'e9solu, vous fixez votre regard sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous arr\'eater. +\par +\par \endash Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui a commenc\'e9 avec moi a d\'e9j\'e0 sa plaque \'e0 sa porte, alors que je ne suis encore qu'un \'e9tudiant. +\par +\par \endash C'est que vous \'eates modeste, monsieur Horscroft. On dit que les gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carri\'e8re\~! Vous portez la gu\'e9rison partout o\'f9 + vous allez. Vous rendez la force \'e0 ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de l'humanit\'e9. +\par +\par L'honn\'eate Jim se d\'e9menait sur sa chaise, en entendant ces mots. +\par +\par \endash Je n'ai pas des mobiles aussi \'e9lev\'e9s, je le crains bien, Miss Calder, dit-il. Je songe \'e0 gagner ma vie, \'e0 continuer la client\'e8le de mon p\'e8re. Voil\'e0 ce que je vise, et si j'apporte la gu\'e9 +rison d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une pi\'e8ce d'une couronne. +\par +\par \endash Comme vous \'eates franc et sinc\'e8re\~! s'\'e9cria-t-elle. +\par +\par Et cela continua ainsi\~: elle le couvrait de toutes les vertus, arrangeait adroitement son langage de fa\'e7on \'e0 l\rquote encourager \'e0 entrer dans son r\'f4le, et s'y prenait de la mani\'e8re que je connaissais si bien. +\par +\par Avant qu'il f\'fbt subjugu\'e9, je pus voir qu'il avait la t\'eate toute bourdonnante de l'\'e9clat de sa beaut\'e9 et de ses propos engageants. +\par +\par Je frissonnais d'orgueil \'e0 penser quelle haute id\'e9e il aurait de ma parent\'e9. +\par +\par \endash N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim\~? lui dis-je, sans pouvoir m'en emp\'eacher, au moment o\'f9 nous f\'fbmes sur le seuil, et pendant qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. +\par +\par \endash Belle\~! s'\'e9cria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son \'e9gale. +\par +\par \endash Nous devons nous marier, dis-je. +\par +\par Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. +\par +\par Puis il ramassa sa pipe et s'\'e9loigna sans mot dire. +\par +\par Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. +\par +\par Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la t\'eate pench\'e9e sur la poitrine. +\par +\par Mais je n'\'e9tais pas pr\'e8s de l'oublier\~! La cousine Edie eut cent questions \'e0 me faire au sujet de ses ann\'e9es d'adolescence, de sa vigueur, des femmes qu'il devait conna\'eetre probablement\~: elle n'en savait jamais assez. +\par +\par Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journ\'e9e, mais d'une fa\'e7on moins agr\'e9able. +\par +\par Ce fut par mon p\'e8re, qui rentra le soir, ne faisant que parler du pauvre Jim. +\par +\par Le pauvre Jim avait pass\'e9 tout ce temps \'e0 boire. +\par +\par D\'e8s midi, \'e9tant gris, il \'e9tait descendu aux coteaux de Westhouse, pour se battre avec le champion Gipsy et on n'\'e9tait pas certain que l'homme pass\'e2t la nuit. +\par +\par Mon p\'e8re avait rencontr\'e9 Jim sur la grande route, terrible comme un nuage charg\'e9 de foudre, et pr\'eat \'e0 insulter le premier qui passait. +\par +\par \endash Mon Dieu\~! dit le vieillard, il se fera une belle client\'e8le, s'il commence \'e0 rompre les os aux gens. +\par +\par La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais \'e0 + Corriemuir par le sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui marchait \'e0 grands pas. +\par +\par Mais ce n'\'e9tait plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait partag\'e9 notre soupe l'autre matin. +\par +\par Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet \'e9tait d\'e9fait, ses cheveux emm\'eal\'e9s, sa figue toute brouill\'e9e, comme celle d'un homme qui a pass\'e9 la nuit \'e0 boire. +\par +\par Il tenait un b\'e2ton de fr\'eane, dont il se servait pour cingler les gen\'eats de chaque c\'f4t\'e9 du sentier. +\par +\par \endash Eh bien, Jim, dis-je. +\par +\par Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une fois \'e0 l'\'e9cole, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait dans son tort et mettait toute sa volont\'e9 \'e0 s'en tirer \'e0 force d'effronterie. +\par +\par Il ne me r\'e9pondit pas un mot. Il me d\'e9passa sur le sentier \'e9troit et s'\'e9loigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout de fr\'eane et abattant les broussailles. +\par +\par Ah\~! certes, je ne lui en voulais pas. +\par +\par J'\'e9tais f\'e2ch\'e9, tr\'e8s f\'e2ch\'e9, voil\'e0 tout. +\par +\par Certes, je n'\'e9tais point aveugle au point de ne point voir ce qui se passait. +\par +\par Il \'e9tait amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire \'e0 l'id\'e9e qu'elle serait \'e0 moi. +\par +\par Pauvre gar\'e7on, que pouvait-il y faire\~? +\par +\par Peut-\'eatre qu'\'e0 sa place je me serais conduit comme lui. +\par +\par Il y avait eu un temps o\'f9 je m'\'e9tonnais qu'une jeune fille p\'fbt ainsi mettre \'e0 l'envers la t\'eate d\rquote un homme plein de force, mais j'en savais maintenant davantage. +\par +\par Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis arriva cette journ\'e9e, de jeudi qui devait changer le cours de toute mon existence. +\par +\par Ce jour-l\'e0, je me r\'e9veillai de bonne heure, avec ce petit frisson de joie, si exquis au moment o\'f9 l'on ouvre les yeux. +\par +\par La veille, Edie avait \'e9t\'e9 plus charmante que d'ordinaire. +\par +\par Je m'\'e9tais endormi en me disant qu\rquote apr\'e8s tout, je pouvais bien avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des imaginations, sans se monter la t\'eate, elle commen\'e7ait \'e0 \'e9 +prouver de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West Inch. +\par +\par C\rquote \'e9tait cette m\'eame pens\'e9e, qui, rest\'e9e en mon c\'9cur, \'e9tait cause de ce petit gazouillement matinal de joie. +\par +\par Puis je me rappelai qu'en me d\'e9p\'eachant, je serais pr\'eat pour sortir avec elle, car elle avait l\rquote habitude d'aller se promener d\'e8s le lever du soleil. +\par +\par Mais j'\'e9tais arriv\'e9 trop tard. +\par +\par Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et la chambre vide. +\par +\par \'ab\~Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-\'eatre, et nous reviendrons ensemble. +\par +\par Du haut de la c\'f4te de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour\~; donc, prenant mon b\'e2ton, je partis dans cette direction. +\par +\par La journ\'e9e \'e9tait claire, mais froide, et le ressac faisait entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il n'y e\'fbt point eu de vent dans notre r\'e9gion. +\par +\par Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air l\'e9ger et vif du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, un peu essouffl\'e9, parmi les gen\'eats du sommet. +\par +\par En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim Horscroft qui marchait c\'f4te \'e0 c\'f4te avec elle. +\par +\par Ils n'\'e9taient pas bien loin, mais ils \'e9taient trop occup\'e9s l'un de l'autre pour me voir. +\par +\par Elle allait lentement, la t\'eate pench\'e9e, de ce petit air espi\'e8gle que je connaissais si bien. +\par +\par Elle d\'e9tournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps \'e0 autre. +\par +\par Il marchait pr\'e8s d'elle, la contemplant, et baissant la t\'eate, dans l'ardeur de son langage. +\par +\par Puis, \'e0 quelque propos qu\rquote il lui tint, elle lui posa une main caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la souleva et l'embrassa \'e0 plusieurs reprises. +\par +\par \'c0 cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un mouvement. Je restai immobile, le c\'9cur lourd comme du plomb, l'air d'un cadavre, les yeux fix\'e9s sur eux. +\par +\par Je la vis lui mettre la main sur l'\'e9paule, et accueillir les baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. +\par +\par Puis il la remit \'e0 terre. +\par +\par Je reconnus que cette sc\'e8ne avait \'e9t\'e9 celle de leur s\'e9paration, car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient trouv\'e9s \'e0 port\'e9e d'\'eatre vus des fen\'eatres du haut de la maison. +\par +\par Elle s'\'e9loigna \'e0 pas lents, et il resta l\'e0 pour la suivre des yeux. +\par +\par J'attendis qu'elle f\'fbt \'e0 quelque distance. Alors je descendis, mais mon saisissement \'e9tait tel, que j'\'e9tais \'e0 peine \'e0 une longueur de main de lui quand il passa pr\'e8s de moi. +\par +\par Il essaya de sourire, et ses yeux rencontr\'e8rent les miens. +\par +\par \endash Ah\~! Jock\~! dit-il, d\'e9j\'e0 sur pied. +\par +\par \endash Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoup\'e9e. +\par +\par Ma gorge \'e9tait devenue si s\'e8che que je parlais du ton d'un homme qui a une angine. +\par +\par \endash Ah\~! vraiment\~! dit-il. +\par +\par Puis il sifflota un instant. +\par +\par \endash Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas f\'e2ch\'e9. Je comptais aller \'e0 West Inch aujourd'hui m\'eame, pour m\rquote expliquer avec vous. Mieux vaut qu'il en soit ainsi peut-\'eatre. +\par +\par \endash Le bel ami que vous faites\~! dis-je. +\par +\par \endash Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire o\'f9 nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai d\'e9j +\'e0 rencontr\'e9 Edie\'85 c'est \'e0 dire Miss Calder, le matin de mon arriv\'e9e, et il y avait certains d\'e9tails qui m'ont fait supposer qu'elle \'e9tait libre, et dans cette conviction, j'ai laiss\'e9 mon esprit se lancer \'e0 + sa poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'\'e9tait pas libre, qu'elle \'e9tait votre fianc\'e9e, et ce f\'fbt le coup le plus dur que j'aie re\'e7u depuis longtemps. Cela m'a mis compl\'e8tement hors de moi. J'ai pass\'e9 des jours \'e0 + faire des sottises, et c'est par un hasard heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois \endash sur mon \'e2me, Jock, ce fut pour moi le hasard \endash + et quand je lui parlai de vous, cette id\'e9e la fit rire. C'\'e9taient affaires entre cousin et cousine, disait-elle, mais quant \'e0 n'\'eatre pas libre, et \'e0 ce que vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'\'e9taient des b\'ea +tises. Ainsi vous le voyez, Jock, je n'\'e9tais pas tant \'e0 bl\'e2mer que cela, apr\'e8s tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir par sa conduite envers vous, que vous vous \'e9tiez m\'e9 +pris en croyant avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez d\'fb remarquer qu'elle vous a \'e0 peine dit un mot pendant ces deux derni\'e8res semaines. +\par +\par J'\'e9clatai d'un rire amer. +\par +\par \endash Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'\'e9tais le seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti d'aimer. +\par +\par Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'\'e9paule et avan\'e7a sa t\'eate pour regarder dans mes yeux. +\par +\par \endash Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu prof\'e9rer un mensonge. Vous n'\'eates pas en train de jouer double jeu, n'est-ce pas\~? Vous \'eates de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous agissons franchement, d'homme \'e0 homme\~? + +\par +\par \endash C'est la v\'e9rit\'e9 de Dieu, dis-je. +\par +\par Il resta \'e0 me consid\'e9rer, la figure contract\'e9e, comme celle d'un homme en qui se livre un rude combat int\'e9rieur. +\par +\par Deux longues minutes se pass\'e8rent avant qu'il parl\'e2t. +\par +\par \endash Voyons, Jock, dit il, cette femme l\'e0 se moque de nous deux. Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime \'e0 West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son c\'9c +ur de diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur d'ajonc\~: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable l'infernale coquine. +\par +\par Mais c'\'e9tait trop me demander. +\par +\par Au fond du c\'9cur, il m'\'e9tait impossible de la maudire, plus impossible encore de rester impassible \'e0 \'e9couter un autre mal parler d'elle. Non, quand m\'eame cet autre e\'fbt \'e9t\'e9 mon plus vieil ami. +\par +\par \endash Pas de gros mots, m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Ah\~! vous me donnez mal au c\'9cur avec vos propos b\'e9nins. Je l'appelle du nom qu'elle devrait porter. +\par +\par \endash Ah\~! vraiment\~? dis je en \'f4tant mon habit. Attention, Jim Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le ch\'e2teau de Berwick. +\par +\par Il retroussa les manches de son habit jusqu\rquote au coude. Ce fut pour les rabattre lentement. +\par +\par \endash Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de poids et cinq pouces de taille, c'est une diff\'e9rence qui ne peut se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se prennent corps \'e0 corps pour une\'85 + Non, je ne le dirai pas. Ah\~! par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix\~? +\par +\par Je me retournai. +\par +\par Elle \'e9tait l\'e0, \'e0 moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, aussi indiff\'e9rent que nous paraissions emport\'e9s, fi\'e9vreux. +\par +\par \endash J'\'e9tais tout pr\'e9s de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour savoir de quoi il s'agissait. +\par +\par Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le poignet. +\par +\par Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira jusqu'\'e0 l'endroit o\'f9 j'\'e9tais rest\'e9. +\par +\par \endash Eh bien, Jock, voil\'e0 assez de sottises comme cela, dit-il. La voici, lui demanderons-nous de d\'e9clarer lequel de nous elle pr\'e9f\'e8re\~? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous sommes tous deux ici\~? +\par +\par \endash J'y consens, r\'e9pondis-je. +\par +\par \endash Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure que je ne tournerai pas seulement un \'9cil de son c\'f4t\'e9. En ferez-vous autant pour moi\~? +\par +\par \endash Oui, je le ferai. +\par +\par \endash Eh bien alors, faites attention, vous\~! Nous voici deux honn\'eates gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous connai +ssons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez\~; maintenant parlez carr\'e9ment, sans d\'e9tour. Nous voici devant vous\~ +: prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock ou de moi\~? +\par +\par Vous croyez peut-\'eatre la demoiselle accabl\'e9e de confusion. +\par +\par Loin de l\'e0, ses yeux brillaient de joie. +\par +\par Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus fi\'e8re. +\par +\par Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un \'e0 l'autre de nous, sa figure \'e9clair\'e9e par le froid soleil du matin, elle avait l'air plus charmante que jamais. +\par +\par Jim \'e9tait aussi de cet avis, j\rquote en suis s\'fbr, car il l\'e2cha son poignet, et l'expression de duret\'e9 de sa physionomie l'adoucit. +\par +\par \endash Allons, Edie, lequel sera-ce\~? +\par +\par \endash Sots gamins\~! s'\'e9cria-t-elle, se chamailler ainsi\~! Cousin Jock, vous savez combien j'ai d'affection pour vous. +\par +\par \endash Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. +\par +\par \endash Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que Jim. +\par +\par Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre le c\'9cur de Jim. +\par +\par \endash Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'\'e9paule d'Edie. +\par +\par Je voyais\'85 +\par +\par Je rentrai \'e0 West Inch, transform\'e9 en un tout autre homme. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504952}{\*\bkmkstart _Toc89889374}V \endash L'HOMME D\rquote OUTRE-MER{\*\bkmkend _Toc72504952}{\*\bkmkend _Toc89889374 +} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Je n'\'e9tais point homme \'e0 rester assis et geignant pr\'e8s d'une cruche cass\'e9e. +\par +\par Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le r\'f4le qui convient \'e0 un homme c'est de n'en plus parler. +\par +\par Pendant des semaines j'eus le c\'9cur endolori, et j'avoue qu'il l'est encore un peu, quand j'y pense, apr\'e8s tant d\rquote ann\'e9 +es et un heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le jour de la promenade sur la c\'f4te. +\par +\par Je fus pour elle un fr\'e8re, rien de plus. +\par +\par Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la n\'e9cessit\'e9 de tirer durement sur le mors. +\par +\par M\'eame alors elle tournait autour de moi, avec ses fa\'e7ons c\'e2lines, ses histoires que Jim \'e9tait bien rude avec elle, et combien elle avait \'e9t\'e9 heureuse au temps o\'f9 j'\'e9tais bien dispos\'e9 pour elle. +\par +\par Il lui fallait parler ainsi\~: elle avait cela dans le sang, et ne pouvait agir autrement. +\par +\par Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, \'e9taient fort heureux. +\par +\par Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu d\'e8s qu'il serait re\'e7u docteur. +\par +\par Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine \'e0 West Inch avec nous. +\par +\par Mes parents en \'e9taient contents et je faisais de mon mieux pour \'eatre content de mon c\'f4t\'e9. +\par +\par Il y eut peut-\'eatre un peu de froideur entre lui et moi dans les commencements. +\par +\par Ce n'\'e9tait plus de lui \'e0 moi cette vieille amiti\'e9 de camarades d'\'e9cole. Mais plus tard, quand la douleur fut pass\'e9e, il me semble qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste motif pour me plaindre de lui. +\par +\par Nous \'e9tions donc rest\'e9s amis, jusqu'\'e0 un certain point. +\par +\par Il avait oubli\'e9 toute sa col\'e8re contre elle. Il e\'fbt bais\'e9 l'empreinte laiss\'e9e par ses souliers dans la boue. +\par +\par Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. +\par +\par Nous avions d\'e9pass\'e9 Brampton House et contourn\'e9 le bouquet de pins qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. +\par +\par On \'e9tait alors au printemps. +\par +\par La saison \'e9tait en avance, de sorte qu'\'e0 la fin d'avril les arbres \'e9taient d\'e9j\'e0 bien en feuilles. +\par +\par Il faisait aussi chaud qu'en un jour d\rquote \'e9t\'e9. +\par +\par Aussi f\'fbmes-nous extr\'eamement surpris de voir un immense brasier grondant sur la pelouse qui s'\'e9tendait devant la porte du Major. +\par +\par Il y avait l\'e0 la moiti\'e9 d'un pin, et les flammes jaillissaient jusqu\rquote \'e0 la hauteur des fen\'eatres de la chambre \'e0 coucher. +\par +\par Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous f\'fbmes bien autrement stup\'e9faits de voir le major sortir, un grand pot d'un quart \'e0 la main, suivi de sa s\'9cur, vieille dame qui dirigeait son m\'e9 +nage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du feu. +\par +\par C'\'e9tait un homme tr\'e8s doux, tranquille, comme on le savait dans tout le pays, et voil\'e0 qu'il se prenait le r\'f4le du vieux Nick \'e0 la danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa pinte au-dessus de sa t\'eate. +\par +\par Nous arriv\'e2mes au pas de course. +\par +\par Il n'en mit que plus d'entrain \'e0 l'agiter, quand il nous vit approcher. +\par +\par \endash La paix\~! braillait-il\~! Hourra\~! mes enfants, la paix\~! +\par +\par \'c0 ces mots, nous nous m\'eemes aussi \'e0 danser et chanter, car depuis si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait que de guerre. +\par +\par On \'e9tait exc\'e9d\'e9\~; l'ombre avait plan\'e9 si longtemps au-dessus de nous, que nous \'e9tions tout \'e9tonn\'e9s de sentir qu'elle avait disparu. +\par +\par Vraiment c'\'e9tait un peu trop fort \'e0 croire, mais le major dissipa nos doutes par son d\'e9dain. +\par +\par \endash Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'\'e9cria-t-il\~en s'arr\'eatant, et appuyant la main sur son c\'f4t\'e9. Les Alli\'e9s ont occup\'e9 Paris. Boney a jet\'e9 le manche apr\'e8s la cogn\'e9e, et tous ses hommes jurent fid\'e9lit\'e9 \'e0 + Louis XVIII. +\par +\par \endash Et l'Empereur\~? demandai je, est-ce qu'on l'\'e9pargnera\~? +\par +\par \endash Il est question de l'envoyer \'e0 l'\'eele d'Elbe, o\'f9 il sera hors d'\'e9tat de nuire. Mais ses officiers\~! Il en est qui ne s'en tireront pas \'e0 aussi bon compte. Il a \'e9t\'e9 + commis pendant ces derniers vingt ans des actes qui n'ont point \'e9t\'e9 oubli\'e9s, et il y a encore quelques vieux comptes \'e0 r\'e9gler. Mais c'est la Paix\~! la Paix. +\par +\par Et il se remit \'e0 ses gambades, le pot en main, autour de son feu de joie. +\par +\par Nous pass\'e2mes quelques instants avec le major. +\par +\par Puis nous descend\'eemes, Jim et moi, vers la plage, en causant de cette grande nouvelle et de ce qui s\rquote en suivrait. +\par +\par Il savait peu de choses. +\par +\par Moi je ne savais presque rien\~; mais nous ajust\'e2mes tout cela, nous d\'eemes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient o\'f9 ils voudraient en s\'e9curit\'e9, que nous d\'e9 +molirions tous les signaux de feu \'e9tablis sur la c\'f4te, car d\'e9sormais nul ennemi n\rquote \'e9tait \'e0 craindre. +\par +\par Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, et nous regardions l'antique Mer du Nord. +\par +\par Et Jim, qui allait \'e0 grands pas pr\'e8s de moi, si plein de sant\'e9 et d'ardeur, il ne se doutait gu\'e8re qu'\'e0 ce moment m\'eame il avait atteint le point culminant de son existence, et que d\'e9sormais il ne cesserait de descendre la pente. + +\par +\par Il flottait sur la mer une l\'e9g\'e8re bu\'e9e, car les premi\'e8res heures de la matin\'e9e avaient \'e9t\'e9 tr\'e8s brumeuses et le soleil n'avait pas tout dissip\'e9. +\par +\par Comme nos regards se portaient vers la mer, nous v\'eemes tout \'e0 coup \'e9merger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du c\'f4t\'e9 de la terre en se balan\'e7ant. +\par +\par Un seul homme \'e9tait assis \'e0 la man\'9cuvre, et le bateau louvoyait comme si l'homme avait de la peine \'e0 se d\'e9cider pour atterrir sur la plage ou s'\'e9loigner. +\par +\par \'c0 la fin, comme si notre pr\'e9sence lui e\'fbt fait prendre son parti, il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les galets, juste \'e0 nos pieds. +\par +\par Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et tra\'eena l'avant sur la plage. +\par +\par \endash Grande Bretagne, je crois\~? dit-il en faisant promptement demi-tour pour s'adresser \'e0 nous. +\par +\par C'\'e9tait un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais d'une maigreur excessive. +\par +\par Il avait les yeux per\'e7ants, tr\'e8s rapproch\'e9s, entre lesquels se dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. +\par +\par Il \'e9tait v\'eatu fort convenablement, d'un costume brun \'e0 boutons de cuivre, et chauss\'e9 de grandes bottes que l'eau de mer avait durcies et rendues fort rugueuses. +\par +\par Il avait la figure et les mains d'un teint si fonc\'e9 qu'on aurait pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau pour nous saluer, nous v\'eemes que son front \'e9tait tr\'e8s blanc et que la nuance si fonc\'e9e de son teint n'\'e9 +tait que superficielle. +\par +\par Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La question ainsi faite \'e9tait facile \'e0 comprendre, mais on e\'fbt dit qu'il y avait derri\'e8re elle une menace, on e\'fb +t dit qu'il comptait sur la r\'e9ponse comme sur une obligation et non comme sur une faveur. +\par +\par \endash Grande Bretagne\~? demanda-t-il encore, en frappant vivement de sa botte sur les galets. +\par +\par \endash Oui, dis-je, pendant que Jim \'e9clatait de rire. +\par +\par \endash Angleterre\~? \'c9cosse\~? +\par +\par \endash \'c9cosse, mais c'est l'Angleterre de l\rquote autre c\'f4t\'e9 de ces arbres, l\'e0-bas. +\par +\par \endash Bon, je sais o\'f9 je suis, maintenant\~! Je me suis trouv\'e9 dans le brouillard sans boussole pendant pr\'e8s de trois jours, et je ne m'attendais plus \'e0 revoir la terre. +\par +\par Il parlait l'anglais tr\'e8s couramment, mais de temps \'e0 autre avec des tournures \'e9tranges de phrases +\par +\par \endash Alors d'o\'f9 venez-vous\~? demanda Jim. +\par +\par \endash J'\'e9tais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il bri\'e8vement. Quelle est cette ville, par l\'e0-bas\~? +\par +\par \endash C'est Berwick. +\par +\par \endash Ah\~! tr\'e8s bien\~! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller plus loin. +\par +\par Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il vacilla fortement, et il serait tomb\'e9 s'il n'avait pas saisi la proue. +\par +\par Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les yeux flambants comme ceux d'une b\'eate sauvage. +\par +\par \endash }{\i Voltigeurs de la garde}{\~! cria-t-il d'une voix qui avait la sonorit\'e9 d'un coup de clairon, puis de nouveau\'85 Voltigeurs de la garde\~! +\par +\par Il agita son chapeau au-dessus de sa t\'eate, et brusquement, la t\'eate en avant, il s'abattit, tout recroquevill\'e9, en un tas brun, sur le sable. +\par +\par Jim Horscroft et moi, nous restions l\'e0 stup\'e9faits \'e0 nous regarder. +\par +\par L'arriv\'e9e de cet homme avait \'e9t\'e9 si \'e9trange, ainsi que ses questions, et ce brusque incident\~! +\par +\par Nous le pr\'eemes chacun par une \'e9paule et l\rquote \'e9tend\'eemes sur le dos. +\par +\par Il \'e9tait ainsi allong\'e9, avec son nez pro\'e9minent, sa moustache de chat, mais les l\'e8vres exsangues, la respiration si faible, qu'elle e\'fbt \'e0 peine agit\'e9 une plume. +\par +\par \endash Il se meurt, Jim, m'\'e9criai je. +\par +\par \endash Oui, il meurt de faim et de soif\~; il n'y a pas une miette de pain dans le bateau. Peut-\'eatre y a-t-il quelque chose dans le sac\~? +\par +\par Il s'\'e9lan\'e7a et rapporta un sac noir en cuir. +\par +\par Avec un grand manteau bleu, c'\'e9tait les seuls objets qui se trouvassent dans le bateau. +\par +\par Le sac \'e9tait ferm\'e9, mais Jim l'ouvra en un instant\~; il \'e9tait \'e0 moiti\'e9 plein de pi\'e8ces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais vu autant, non, pas m\'eame la dixi\'e8me partie. +\par +\par Il devait y en avoir des centaines\~; c\rquote \'e9taient des souverains anglais tout brillants, tout neuf. +\par +\par \'c0 vrai dire, cette vue nous avait si fortement int\'e9ress\'e9s que nous ne songions plus du tout \'e0 leur possesseur jusqu'au moment o\'f9 il nous rappela pr\'e8s de lui par une plainte. +\par +\par Il avait les l\'e8vres plus bleues que jamais. Sa m\'e2choire inf\'e9rieure retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses rang\'e9es de dents blanches comme les dents de loup. +\par +\par \endash Mon dieu\~! il passe\~! cria Jim. Par ici, Jock, courez au ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, ou il est perdu. En attendant, je d\'e9fais ses v\'eatements. +\par +\par Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. +\par +\par Jim avait d\'e9boutonn\'e9 l'habit et la chemise de l'homme. +\par +\par Nous r\'e9pand\'eemes de l'eau sur lui et nous en f\'eemes p\'e9n\'e9trer quelques gouttes entre les l\'e8vres. +\par +\par Cela produisit un bon effet, car apr\'e8s deux ou trois fortes inspirations, il se mit sur son s\'e9ant et se frotta lentement les yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. +\par +\par Mais, \'e0 ce moment-l\'e0, ce n'\'e9tait point sa figure que Jim et moi nous consid\'e9rions\~; c'\'e9tait sa poitrine d\'e9couverte. +\par +\par On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au-dessous de la clavicule et l'autre \'e0 peu pr\'e8s au milieu du c\'f4t\'e9 droit. +\par +\par La peau de son corps \'e9tait extr\'eamement blanche jusqu'\'e0 la ligne brune du cou. Aussi les trous fronc\'e9s et rouges n'en apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte g\'e9n\'e9rale. +\par +\par D'en haut je pus voir qu'il y avait une d\'e9pression correspondante dans la dos \'e0 un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour l'autre. +\par +\par Si d\'e9pourvu d'exp\'e9rience que je fusse, je pouvais dire ce que cela signifiait. +\par +\par Deux balles avaient p\'e9n\'e9tr\'e9 dans sa poitrine. L'une d\rquote elles l'avait travers\'e9e\~; l'autre y \'e9tait rest\'e9e. +\par +\par Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit sa chemise d'un air soup\'e7onneux. +\par +\par \endash Qu'est-ce que j'ai fait\~? dit-il. Ai-je perdu la t\'eate\~? Ne faites pas attention \'e0 ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai cri\'e9\~? +\par +\par \endash Vous avez cri\'e9 au moment m\'eame o\'f9 vous \'eates tomb\'e9. +\par +\par \endash Qu'est-ce que j'ai cri\'e9\~? +\par +\par Je le lui r\'e9p\'e9tai, quoique ce fussent des mots \'e0 peu pr\'e8s d\'e9pourvus de toute signification pour moi. +\par +\par Il nous regarda fixement l'un apr\'e8s l'autre, puis haussa les \'e9paules\~: +\par +\par \endash \'c7a fait partie d'une chanson, dit-il. Bon\~! Je me pose cette question\~: que vais-je faire \'e0 pr\'e9sent\~? Je ne me serais pas cru si faible. O\'f9 \'eates-vous all\'e9s prendre cette eau\~? +\par +\par Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas incertain. +\par +\par L\'e0 il s'\'e9tendit sur le ventre et se mit \'e0 boire, si longtemps que je crus qu'il n'en finirait pas. +\par +\par Son long cou pliss\'e9 se tendait comme celui d'un cheval, et il faisait \'e0 chaque gorg\'e9e un fort bruit de lapement avec ses l\'e8vres. +\par +\par Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa moustache avec sa manche. +\par +\par \endash Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose \'e0 manger\~? +\par +\par J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. +\par +\par Puis, il sortit les \'e9paules, fit bomber sa poitrine, et se caressa les c\'f4tes de la paume de sa main. +\par +\par \endash Je suis s\'fbr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez \'e9t\'e9 tr\'e8s bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu l'occasion d'ouvrir ma sacoche. +\par +\par \endash Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous avez perdu connaissance. +\par +\par \endash Ah\~! je n'ai pas grand-chose l\'e0 dedans, tout au plus\'85 comment dites-vous cela\~?\'85 quelques \'e9conomies. Ce n'est pas une grosse somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'\'e0 ce que je trouve quelque chose \'e0 + faire. D'ailleurs il me semble qu'on pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait \'e9t\'e9 impossible de tomber sur un pays plus paisible, o\'f9 il n'y a peut-\'eatre pas l'ombre d'un }{\i gendarme}{ \'e0 cette distance de la ville. +\par +\par \endash Vous ne nous avez pas encore dit qui vous \'eates, d'o\'f9 vous venez, ni ce que vous avez \'e9t\'e9, dit Jim d'un ton r\'e9barbatif. +\par +\par L'\'e9tranger le toisa des pieds \'e0 la t\'eate, d'un air connaisseur. +\par +\par \endash Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, j'aurais le droit de m'en f\'e2cher, s'il s'agissait de tout autre que vous, mais vous avez le droit d'\'eatre renseign\'e9, apr +\'e8s m'avoir trait\'e9 avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de Dunkerque\~; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le bateau. +\par +\par \endash Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. +\par +\par Mais il me lan\'e7a ce regard direct qui d\'e9c\'e8le l'honn\'eate homme. +\par +\par \endash C'est vrai, mais le navire \'e9tait de Dunkerque, et ce bateau est une de ses chaloupes. L'\'e9quipage est parti sur le grand canot, et le navire a coul\'e9 si rapidement que je n'ai eu le temps de rien embarquer. C'\'e9tait lundi. +\par +\par \endash Et nous voici au jeudi\~! Vous \'eates rest\'e9 trois jours sans aliments ni boissons\~? +\par +\par \endash C'est trop long, dit-il. D\'e9j\'e0 je me suis trouv\'e9 en pareille situation, mais jamais +si longtemps que cela. Eh bien, je vais laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente de la c\'f4te. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par l\'e0-bas\~? +\par +\par \endash C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Fran\'e7ais\~: Il se r\'e9jouit parce que la paix a \'e9t\'e9 conclue. +\par +\par \endash Ah\~! vous avez un voisin qui a servi\~! J'en suis content, car de mon c\'f4t\'e9 j'ai fait un peu la guerre ici et l\'e0. +\par +\par Il n'avait point l'air content, car il avait fronc\'e9 ses sourcils tr\'e8s bas sur ses yeux per\'e7ants. +\par +\par \endash Vous \'eates Fran\'e7ais, n'est-ce pas\~? demandai-je pendant que nous descendions ensemble. +\par +\par Il tenait \'e0 la main sa sacoche noire et avait jet\'e9 sur son \'e9paule son grand manteau bleu. +\par +\par \endash Ah\~! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens sont plus Allemands que Fran\'e7ais. Pour moi, j'ai \'e9t\'e9 dans tant de pays que je me trouve chez moi n'importe o\'f9. J'ai \'e9t\'e9 grand voyageur. Et o\'f9 + pensez-vous que je pourrais trouver un logement\~? +\par +\par Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est \'e9coul\'e9 depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce singulier personnage. +\par +\par Il m'avait inspir\'e9, je crois, de la d\'e9fiance, et pourtant il exer\'e7ait sur moi de la fascination. +\par +\par Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses fa\'e7ons de s'exprimer, je ne sais quoi qui diff\'e9rait enti\'e8rement de tout ce que j'avais vu jusqu'alors. +\par +\par Jim Horscroft \'e9tait un bel homme, et le Major Elliott un homme brave, mais il manquait \'e0 tous deux quelque chose que poss\'e9dait cet inconnu\~: c'\'e9tait ce coup d'\'9cil alerte et vif, cet \'e9clat des yeux, cette distinction ind\'e9finissable +\'e0 d\'e9crire. +\par +\par Puis, nous l'avions sauv\'e9 alors qu'il gisait, respirant \'e0 peine, sur les galets, et on a toujours le c\'9cur tendre envers un homme \'e0 qui l\rquote on a rendu service. +\par +\par \endash Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis \'e0 peu pr\'e8s s\'fbr de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-l\'e0, vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. +\par +\par Il \'f4ta son chapeau et s'inclina avec toute la gr\'e2ce imaginable. Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entra\'eena \'e0 l'\'e9cart. +\par +\par \endash Vous \'eates fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir vous m\'ealer de ses affaires\~? +\par +\par Mais j'\'e9tais l'\'eatre le plus obstin\'e9 qu'ait jamais chauss\'e9 une paire de bottes, et la plus s\'fbre fa\'e7on de me faire aller en avant, c'\'e9tait de me tirer en arri\'e8re. +\par +\par \endash C'est un \'e9tranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur lui, dis-je. +\par +\par \endash Vous en serez f\'e2ch\'e9, dit-il. +\par +\par \endash Cela se peut. +\par +\par \endash Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser \'e0 votre cousine Edie. +\par +\par \endash Edie est parfaitement capable de se garder elle-m\'eame. +\par +\par \endash Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il vous plaira\~! s'\'e9cria-t-il en un de ses brusques acc\'e8s de col\'e8re. +\par +\par Et sans ajouter un mot, pour prendre cong\'e9 de l'un ou de l'autre de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du c\'f4t\'e9 de la maison de son p\'e8re. +\par +\par Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous descendions ensemble. +\par +\par \endash Je crois bien que je ne lui ai gu\'e8re plu, dit-il. Je vois tr\'e8s bien qu'il vous a cherch\'e9 querelle parce que vous m'emmenez chez vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi\~? Est-ce qu'il se figure par hasard que j'ai vol\'e9 + l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, qu'est-ce qu'il craint\~? +\par +\par \endash Peuh\~! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est \'e9gal. Pas un \'e9tranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504953}{\*\bkmkstart _Toc89889375}VI \endash UN AIGLE SANS ASILE{\*\bkmkend _Toc72504953}{\*\bkmkend _Toc89889375} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Mon p\'e8re me parut \'eatre presque de l'avis de Jim Horscroft, car il ne montra pas un empressement extr\'eame \'e0 l'\'e9gard de ce nouvel h\'f4te\~ +; il le toisa du haut en bas d'un air tr\'e8s interrogateur. +\par +\par Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se r\'e9duisait toujours \'e0 deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fi +ni, ses yeux se ferm\'e8rent d'eux-m\'eames, car je crois bien que pendant ces trois jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mang\'e9. +\par +\par C'\'e9tait une bien pauvre chambre que celle o\'f9 je le conduisis, mais il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et s'endormit aussit\'f4t. +\par +\par Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre \'e9tait contigu\'eb \'e0 la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous avions un h\'f4te sous notre toit. +\par +\par Le lendemain matin, quand je descendis, je m'aper\'e7us qu'il m'avait devanc\'e9, car il \'e9tait assis en face de mon p\'e8re \'e0 la table de l'embrasure de la fen\'eatre, dans la cuisine, leurs t\'ea +tes se touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de pi\'e8ces d'or. +\par +\par \'c0 mon entr\'e9e, mon p\'e8re leva sur moi des yeux o\'f9 je vis un \'e9clair d'avidit\'e9 que je n'y avais jamais remarqu\'e9 jusqu'alors. +\par +\par Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha aussit\'f4t. +\par +\par \endash Tr\'e8s bien, monsieur, la chambre est \'e0 vous, et vous paierez toujours d'avance le trois du mois. +\par +\par \endash Ah\~! voici mon premier ami, s'\'e9cria de Lapp en me tendant la main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, mais o\'f9 il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on sourit \'e0 son chien. +\par +\par \'ab\~Me voil\'e0 tout \'e0 fait remis \'e0 pr\'e9sent, gr\'e2ce \'e0 mon excellent souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah\~! c'est la faim qui \'f4te \'e0 l'homme toute \'e9nergie. Cela d'abord, le froid ensuite. +\par +\par \endash Oui, c'est vrai, dit mon p\'e8re, je me suis trouv\'e9 sur la lande dans une temp\'eate de neige pendant trente-six heures, et je sais ce que c'est. +\par +\par \endash J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et devenaient plus semblables \'e0 des singes, et ils venaient presque sur les bords des pontons o\'f9 + nous les gardions\~; ils hurlaient de rage et de douleur. +\par +\par \'ab\~Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les entendaient \'e0 peine, tant ils s'\'e9taient affaiblis. +\par +\par \endash Et ils moururent\~? m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Ils r\'e9sist\'e8rent pendant tr\'e8s longtemps. C'\'e9taient des grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un + homme pouvait en soulever trois \'e0 la fois, comme si c'\'e9taient de petits singes. Cela faisait piti\'e9. Ah\~! mon ami, voudrez-vous me pr\'e9senter \'e0 Madame et \'e0 Mademoiselle\~? +\par +\par C\rquote \'e9taient ma m\'e8re et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. +\par +\par Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus toutes les peines du monde \'e0 garder mon s\'e9rieux, car au lieu de leur faire, en guise de salut, un simple signe de t\'eate \'e0 la mode \'e9 +cossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il avan\'e7a le pied par une glissade et mit la main sur son c\'9cur de l'air le plus dr\'f4le. +\par +\par Ma m\'e8re ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, mais Edie se montra aussit\'f4t enchant\'e9e. +\par +\par On e\'fbt dit que c'\'e9tait un jeu pour elle, et elle se mit \'e0 faire une r\'e9v\'e9rence, mais une r\'e9v\'e9rence si profonde, que je la crus un instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au milieu de la cuisine. +\par +\par Mais non, elle se redressa aussi l\'e9g\'e8rement qu'un rembourrage qui fait ressort. +\par +\par Nous approch\'e2mes tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes servies avec le lait et la bouillie. +\par +\par Il avait une merveilleuse mani\'e8re de se conduire avec les femmes, ce gaillard-l\'e0. +\par +\par Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous aurions eu l'air de faire les imb\'e9ciles, et les filles nous auraient \'e9clat\'e9 de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien avec son genre de physionomie et de langage qu\rquote +on en venait enfin \'e0 trouver cela tout naturel. +\par +\par En effet, quand il s'adressait \'e0 ma m\'e8re, ou \'e0 la cousine Edie \endash et pour cela il ne se faisait jamais prier \endash il ne le faisait jamais sans s'\'eatre inclin\'e9, sans prendre un air \'e0 + faire croire qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en \'e9coutant ce qu'il avait \'e0 dire\~; et lorsqu'elles r\'e9pondaient, on e\'fbt cru, \'e0 voir sa physionomie, que leurs paroles \'e9taient pr\'e9cieuses et dignes d'\'eatre conserv\'e9es +\'e0 tout jamais. +\par +\par Et pourtant, m\'eame quand il s\rquote abaissait devant les femmes, il gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme pour donner \'e0 entendre que c'\'e9tait pour elles seules qu'il se faisait aussi doux, mais qu'\'e0 + l'occasion, il savait faire preuve d\rquote assez de raideur. +\par +\par Pour ma m\'e8re, c'\'e9tait merveille de voir combien elle s'adoucit \'e0 son \'e9gard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos affaires, lui parla de son oncle \'e0 elle, qui \'e9tait chirurgien \'e0 + Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son c\'f4t\'e9. +\par +\par Elle lui raconta la mort de mon fr\'e8re Rob, \'e9v\'e9nement que je ne l'avais jamais entendu dire \'e0 \'e2me qui vive \endash et alors on e\'fbt cru que de Lapp allait verser des larmes \'e0 cette occasion \endash + lui qui venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes mourir de faim. +\par +\par Quant \'e0 Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lan\'e7ait incessamment de petits coups d'\'9cil \'e0 notre h\'f4te, et une fois ou deux, il la regarda tr\'e8s fixement. +\par +\par Apr\'e8s le d\'e9jeuner, quand il fut rentr\'e9 dans sa chambre, mon p\'e8re tira de sa poche huit pi\'e8ces d'or d'une guin\'e9e et les \'e9tala sur l\'e0 table. +\par +\par \endash Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe\~? fit-il. +\par +\par \endash Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux b\'e9liers noirs, voil\'e0 tout. +\par +\par \endash Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les quatre semaines. +\par +\par Mais, en entendant cela, ma m\'e8re hocha la t\'eate. +\par +\par \endash Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. +\par +\par \endash Ta\~! ta\~! s'\'e9cria mon p\'e8re, il peut tr\'e8s bien le faire sans se g\'eaner. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il a offert lui-m\'eame. +\par +\par \endash Cet argent-l\'e0 ne portera pas bonheur, dit-elle. +\par +\par \endash Eh\~! Eh\~! ma femme, vous aurait-il mis la t\'eate \'e0 l'envers avec ses fa\'e7ons d\rquote \'e9tranger\~? +\par +\par \endash Oui, il serait bon que les maris \'e9cossais eussent quelque peu de ses mani\'e8res pr\'e9venantes, dit-elle. +\par +\par C'\'e9tait la premi\'e8re fois de ma vie que je l'entendis riposter \'e0 mon p\'e8re. +\par +\par De Lapp ne tarda pas \'e0 descendre et me demanda si je voulais sortir avec lui. +\par +\par Lorsque nous f\'fbmes au soleil, il tira de sa poche une petite croix faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse encore vue. +\par +\par \endash Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela \'e0 Tol\'e8de, en Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donn\'e9 l'autre \'e0 une jeune fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir de la grande bont\'e9 + que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez faire une \'e9pingle de cravate. +\par +\par Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce pr\'e9sent, qui valait plus que tout ce que j'avais poss\'e9d\'e9 en ma vie. +\par +\par \endash Je pars pour aller compter les agneaux sur le p\'e2turage d'en haut, lui dis-je. Peut-\'eatre vous plairait-il de venir avec moi et de voir un peu le pays. +\par +\par Il eut un instant d'h\'e9sitation, puis il secoua la t\'eate. +\par +\par \endash J'ai, dit-il, quelques lettres \'e0 \'e9crire le plus t\'f4t possible. Je compte passer la matin\'e9e chez moi pour m'acquitter de cette t\'e2che. +\par +\par Pendant toute la matin\'e9e, j'allai et je vins sur les hauteurs\~; et, comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occup\'e9 que de cet \'e9tranger que le hasard avait jet\'e9 \'e0 notre porte. +\par +\par O\'f9 avait-il appris ces mani\'e8res, cet air de commandement, cet \'e9clat hautain et mena\'e7ant du regard\~? +\par +\par Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si d\'e9tach\'e9, quelle \'e9tonnante existence que celle o\'f9 elles avaient trouv\'e9 place\~? +\par +\par Il avait \'e9t\'e9 bon pour nous, il avait us\'e9 d'un langage plein d'amabilit\'e9s et malgr\'e9 tout je n'arrivais pas \'e0 chasser enti\'e8rement la d\'e9fiance que j'avais \'e9prouv\'e9e \'e0 son \'e9gard. +\par +\par Peut-\'eatre, apr\'e8s tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-\'eatre avais je eu tort de l'introduire \'e0 West Inch. +\par +\par Quand je rentrai, il avait l'air d'\'eatre n\'e9 et d'avoir v\'e9cu dans la ferme. +\par +\par Il \'e9tait assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe le coin de la chemin\'e9e, et il avait le chat noir sur ses genoux. +\par +\par Il tenait les bras \'e9tendus, et d\rquote une main \'e0 l'autre allait un \'e9cheveau de laine \'e0 tricoter dont ma m\'e8re faisait un peloton. +\par +\par La cousine Edie \'e9tait assise tout pr\'e8s et, en voyant ses yeux, je m'aper\'e7us qu'elle avait pleur\'e9. +\par +\par \endash Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine\~? +\par +\par \endash Ah\~! Mademoiselle a le c\'9cur tendre, comme toutes les vraies et honn\'eates femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose p\'fbt l'\'e9mouvoir \'e0 ce point. Autrement, je n'en aurais point parl\'e9 +. Je contais les souffrances de quelques troupes qui avaient \'e0 traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont je sais quelque chose. Il est bien \'e9trange de voir le vent emporter des hommes par-dessus le bord des pr\'e9 +cipices, mais le sol \'e9tait bien glissant, et il n'y avait rien \'e0 quoi ils pussent se retenir. Les compagnies entrecrois\'e8rent leurs bras, et cela alla mieux de cette fa\'e7 +on, mais la main d'un artilleur resta dans la mienne, comme je la prenais. Elle \'e9tait gangren\'e9e par le froid depuis trois jours. +\par +\par Je restais \'e0 \'e9couter bouche b\'e9ante. +\par +\par \'ab\~Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine \'e0 r\'e9sister. Et pourtant, s'ils restaient en arri\'e8re, les paysans les prenaient, les clouaient \'e0 + la porte de leurs granges, les pieds en haut, et allumaient du feu sous leur t\'eate. C'\'e9tait piti\'e9 de voir ainsi p\'e9rir ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus avancer, c'\'e9tait int\'e9 +ressant de voir comment ils s'y prenaient\~: ils s'arr\'eataient, faisaient leur pri\'e8re, assis sur une vieille selle, ou sur leur havresac, \'f4 +taient leurs bottes et leurs bas et appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils mettaient leur gros orteil sur la d\'e9tente, et }{\i pouf}{\~! c'\'e9tait fini\~: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh\~! l'on \'e0 + eu une rude besogne par l\'e0-bas sur ces montagnes de Guadarama. +\par +\par \endash Et quelle arm\'e9e, \'e9tait-ce\~? demandai-je. +\par +\par \endash Oh\~! j'ai \'e9t\'e9 dans tant d'arm\'e9es que je m'y embrouille quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. \'c0 propos, j'ai vu vos \'c9cossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je croyais d'apr\'e8 +s cela que tout le monde ici portait des \'85 comment appelez-vous cela\'85 des jupons\~? +\par +\par \endash Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. +\par +\par \endash Ah\~! dans les montagnes. Mais voici l\'e0-bas, dehors, un homme. Peut-\'eatre est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres \'e0 la poste, \'e0 ce qu'a dit votre p\'e8re. +\par +\par \endash Oui, c'est le gar\'e7on du fermier Whitehead. Voulez-vous que je les lui donne\~? +\par +\par \endash Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre main. +\par +\par Il les tira de sa poche et me les remit. +\par +\par Je sortis aussit\'f4t avec ces lettres et chemin faisant mes regards tomb\'e8rent sur l'adresse que portait l\rquote une d'elles. +\par +\par Il y avait en tr\'e8s grosse et tr\'e8s belle \'e9criture\~: +\par +\par \'ab \'c0 sa Majest\'e9 +\par +\par \'ab\~Le roi de Su\'e8de +\par +\par \'ab\~Stockholm\~\'bb +\par +\par Je ne savais pas beaucoup de fran\'e7ais, assez toutefois pour comprendre cela. +\par +\par Quel \'e9tait donc cette sorte d'aigle qui \'e9tait venu se poser dans notre humble petit nid\~? +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504954}{\*\bkmkstart _Toc89889376}VII \endash LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR{\*\bkmkend _Toc72504954} +{\*\bkmkend _Toc89889376} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis tr\'e8 +s certain, un ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de notre existence depuis le jour o\'f9 cet homme vint sous notre toit, ou de quelle fa\'e7on il en vint \'e0 gagner peu \'e0 peu notre affection \'e0 tous. +\par +\par Avec les femmes, ce ne fut pas une t\'e2che bien longue, mais il ne tarda pas \'e0 d\'e9geler mon p\'e8re lui-m\'eame, chose qui n'\'e9tait pas des plus ais\'e9es. +\par +\par Il avait m\'eame fait la conqu\'eate de Jim Horscroft aussi bien que la mienne. +\par +\par \'c0 vrai dire, nous n'\'e9tions gu\'e8re, \'e0 c\'f4t\'e9 de lui, que deux grands enfants, car il \'e9tait all\'e9 partout, il avait tout vu, et quand il avait pass\'e9 une soir\'e9e \'e0 jaser, en son anglais boiteux, il nous avait emport\'e9 +s bien loin de notre simple cuisine, de notre maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. +\par +\par Horscroft avait d'abord \'e9t\'e9 assez maussade avec lui, mais de Lapp, par son tact, par l'aisance de ses mani\'e8res, l'avait bient\'f4t s\'e9duit, avait enti\'e8rement conquis son c\'9cur, si bien que voil\'e0 + Jim assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous deux perdus dans l'int\'e9r\'eat qu'ils prenaient \'e0 \'e9couter tous les r\'e9cits qu'il nous faisait. +\par +\par Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, apr\'e8s un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une semaine, d'un mois \'e0 l'autre, par telle ou telle parole, telle ou telle action, il arriva \'e0 nous rendre tels qu +\rquote il voulait. +\par +\par Un de ses premiers actes fut de donner \'e0 mon p\'e8re le canot dans lequel il \'e9tait venu, en ne se r\'e9servant que le droit de le reprendre s'il venait \'e0 en avoir besoin. +\par +\par Les harengs vinrent fort pr\'e8s de la c\'f4te cette ann\'e9e-l\'e0, et avant sa mort mon oncle nous avait donn\'e9 un bel assortiment de filets, de sorte que ce pr\'e9sent nous rapporta bon nombre de livres. +\par +\par Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant tout un \'e9t\'e9 ramant lentement, s'arr\'eatant tous les cinq ou six coups de rame, pour jeter une pierre attach\'e9e au bout d'une corde. +\par +\par Je ne compris rien \'e0 sa conduite jusqu'au jour o\'f9 il me l'expliqua de son propre gr\'e9. +\par +\par \endash J'aime \'e0 \'e9tudier tout ce qui a du rapport aux choses de la guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais \'e9chapper une occasion. Je me demandais s'il serait difficile \'e0 un commandant de corps d'arm\'e9e d'op\'e9rer un d\'e9barquement ici. + +\par +\par \endash Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. +\par +\par \endash Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez-vous pris des sondages ici\~? +\par +\par \endash Non. +\par +\par \endash Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forc\'e9e de se tenir au large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une fr\'e9gate de quarante canons puisse approcher jusqu'\'e0 port\'e9e de fusil. Bondez vos canots de tirailleurs, d\'e9 +ployez-les derri\'e8re ces dunes de sable, puis soutenez-les en en lan\'e7ant encore d'autres, lancez des fr\'e9gates une pluie de mitraille par-dessus leurs t\'eates. Cela pourrait se faire\~! Cela pourrait se faire. +\par +\par Ses moustaches raides comme celles d'un chat se h\'e9riss\'e8rent plus que jamais, et je pus voir \'e0 l'\'e9clat de son regard qu'il \'e9tait emport\'e9 par ses r\'eaves. +\par +\par \endash Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec indignation. +\par +\par \endash Ta\~! Ta\~! Ta\~! s'\'e9cria-t-il, naturellement pour une bataille, il faut \'eatre deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien d'hommes pouvez-vous mettre en ligne\~? Dirons-nous vingt mille, trente mille\~? Quelques r\'e9 +giments de bonnes troupes, le reste\~! Peuh\~! Des conscrits, des bourgeois arm\'e9s. Comment appelez-vous \'e7a\~? Des volontaires\~? +\par +\par \endash Des gens courageux, criai je. +\par +\par \endash Oh oui, tr\'e8s braves, mais des imb\'e9ciles. Ah\~! mon Dieu\~! on ne saurait dire \'e0 quel point ils seraient imb\'e9 +ciles. Non pas eux seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune pr\'e9caution. Ah\~! j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits attaquer une batterie de dix pi\'e8ces\~ +: il fallait voir comme ils avan\'e7aient bravement, si bien que de l'endroit, o\'f9 je me trouvais, la mont\'e9e avait l'air\'85 comment appelez-vous cela en anglais\~?\'85 avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de conscrits, qu' +\'e9tait-il devenu\~? Puis un autre bataillon de jeunes troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une d\'e9charge de mitraille\~? Aussi voil\'e0 votre second bataillon +\'e9tendu sur la pente. Alors ce sont les chasseurs \'e0 pied de la garde, de vieux soldats, \'e0 qui l\rquote on dit de prendre la batterie\~: \'e0 les voir marcher, ce n\rquote \'e9tait gu\'e8re captivant, pas de colonne, pas de cris, personne de tu\'e9 +. Tout juste une ligne de tirailleurs diss\'e9min\'e9s, avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les batteries \'e9tait r\'e9duites au silence\~; et les artilleurs espagnols taill\'e9s en pi\'e8ces\~ +: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui s'apprend, tout comme l'\'e9levage des moutons. +\par +\par \endash Peuh\~! dis-je, pour ne pas me taire devant un \'e9tranger\~; si nous avions trente mille hommes sur la cr\'eate de cette hauteur l\'e0-bas, vous en viendriez \'e0 \'eatre fort heureux d'avoir vos bateaux derri\'e8re vous. +\par +\par \endash Sur la cr\'eate de la hauteur\~? dit-il en promenant rapidement ses regards sur la cr\'eate. Oui, si votre homme connaissait son affaire\~; il aurait sa gauche appuy\'e9e \'e0 votre maison, son centre \'e0 Corriemuir, et sa droite par l\'e0 +, vers la maison du docteur, avec une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa cavalerie man\'9cuvrerait pour nous couper d\'e8s que nous serions d\'e9ploy\'e9s sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous former, et nous saurons bient +\'f4t ce que nous avons \'e0 faire. Voil\'e0 le point faible, c'est le d\'e9fil\'e9 ici\~: je le balaierais avec mes canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air\~ +: Eh Jock, vos volontaires, o\'f9 seraient-ils\~? +\par +\par \endash Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. +\par +\par Et nous part\'eemes tous deux de cet \'e9clat de rire cordial par lequel finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. +\par +\par Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En d'autres moments, il n'\'e9tait pas aussi facile de l'admettre. +\par +\par Je me souviens tr\'e8s bien qu'un soir de cet \'e9t\'e9-l\'e0, comme nous \'e9tions assis \'e0 la cuisine, lui, mon p\'e8re, Jim, et moi, et que les femmes \'e9taient all\'e9es se coucher, il se mit \'e0 parler de l'\'c9 +cosse et de ses rapports avec l'Angleterre. +\par +\par \endash Jadis vous aviez votre roi \'e0 vous, et vos lois se faisaient \'e0 \'c9dimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de d\'e9sespoir, \'e0 la pens\'e9e que tout cela vient de Londres. +\par +\par Jim \'f4ta sa pipe de sa bouche. +\par +\par \endash C'est nous qui avons impos\'e9 notre roi \'e0 l'Angleterre, et si quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de l\'e0-bas. +\par +\par \'c9videmment l'\'e9tranger ignorait ce d\'e9tail. Cela lui imposa silence un instant. +\par +\par \endash Oui, mais vos lois sont faites l\'e0-bas, dit-il enfin, et assur\'e9ment ce n'est pas avantageux. +\par +\par \endash Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement \'e0 \'c9dimbourg, dit mon p\'e8re, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je n'ai gu\'e8re le loisir de penser \'e0 ces choses-l\'e0. +\par +\par \endash C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprim\'e9, ce sont ses jeunes gens qui doivent le venger. +\par +\par \endash Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit Jim. +\par +\par \endash Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette mani\'e8re de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de marcher sur Londres s'\'e9cria de Lapp. +\par +\par \endash Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais qui nous conduirait\~? +\par +\par Il se redressa, fit la r\'e9v\'e9rence, en posant la main sur son c\'9cur, de sa bizarre fa\'e7on. +\par +\par \endash Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'\'e9cria-t-il. +\par +\par Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. +\par +\par Je n'arrivai jamais \'e0 me faire quelque id\'e9e de son \'e2ge, et Jim Horscroft n'y r\'e9ussit pas mieux. +\par +\par Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. +\par +\par Sa chevelure brune, raide, coup\'e9e court, n'avait nul besoin d'\'eatre coup\'e9e ras au sommet de la t\'eate, o\'f9 elle se rar\'e9fiait pour finir en une courbe polie. +\par +\par Sa peau \'e9tait sillonn\'e9e de mille rides tr\'e8s fines, qui s'entrela\'e7aient, formaient un r\'e9seau\~; elle \'e9tait, comme je l'ai dit, toute recuite par le soleil. Mais il \'e9tait agile comme un adolescent, souple et dur comme de la + baleine, passait tout un jour \'e0 parcourir la montagne ou \'e0 ramer sur la mer sans mouiller un cheveu. +\par +\par Tout bien consid\'e9r\'e9, nous juge\'e2mes qu'il devait avoir quarante ou quarante-cinq ans, bien qu'il f\'fbt malais\'e9 de comprendre comment il avait pu voir tant de choses \'e0 une telle p\'e9riode de la vie. +\par +\par Mais un jour on se mit \'e0 parler d\rquote \'e2ge, et alors il nous fit une surprise. +\par +\par Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en avait vingt-sept. +\par +\par \endash Alors je suis le plus \'e2g\'e9 de nous trois, dit de Lapp. +\par +\par Nous part\'eemes d'un \'e9clat de rire, car, \'e0 notre compte, il aurait parfaitement pu \'eatre notre p\'e8re. +\par +\par \endash Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu vingt-neuf ans en d\'e9cembre. +\par +\par Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre quelle existence extraordinaire avait \'e9t\'e9 la sienne. +\par +\par Il vit notre \'e9tonnement et s'en amusa. +\par +\par \endash J\rquote ai v\'e9cu\~! j'ai v\'e9cu\~! s'\'e9cria-t-il. J'ai employ\'e9 mes jours et mes nuits\~; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une compagnie dans une bataille o\'f9 cinq nations prenaient part. J'ai fait p\'e2 +lir un roi aux mots que je lui ai chuchot\'e9s \'e0 l'oreille, alors que j'avais vingt ans. J'ai contribu\'e9 \'e0 refaire un royaume et \'e0 mettre un nouveau roi sur un grand tr\'f4ne l'ann\'e9e m\'eame o\'f9 je suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai v\'e9 +cu ma vie. +\par +\par Ce fut l\'e0 ce que j'appris de plus pr\'e9cis, d'apr\'e8s ses dires, sur son pass\'e9. +\par +\par Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait \'e0 hocher la t\'eate ou \'e0 rire. +\par +\par Dans de certains moments, nous pensions qu\rquote il n'\'e9tait qu'un adroit imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de talents serait-il venu perdre son temps dans le comt\'e9 de Berwick\~? +\par +\par Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que sa vie avait en effet un pass\'e9 tr\'e8s rempli. +\par +\par Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour tr\'e8s proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le m\'eame qui avait dans\'e9 autour du feu de joie avec sa s\'9cur et les deux bonnes. +\par +\par Il s'\'e9tait rendu \'e0 Londres pour quelque affaire relative \'e0 sa pension et \'e0 son indemnit\'e9 de blessure, et avec quelque espoir qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu\rquote il ne revint que vers la fin de l\rquote automne. +\par +\par D\'e8s les premiers jours de son retour, il descendit pour nous rendre visite, et alors ses yeux se port\'e8rent pour la premi\'e8re fois sur de Lapp. +\par +\par Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille stup\'e9faction. +\par +\par Il regarda fixement notre h\'f4te pendant une longue minute sans dire seulement un mot. +\par +\par De Lapp lui rendit ce regard avec la m\'eame persistance, mais sans que rien indiqu\'e2t qu'il le reconnaissait. +\par +\par \endash Je ne sais qui vous \'eates, monsieur, dit-il enfin, mais vous me regardez comme si vous m'aviez d\'e9j\'e0 vu. +\par +\par \endash En effet je vous ai vu, dit le major. +\par +\par \endash Jamais, que je sache. +\par +\par \endash Mais je le jure. +\par +\par \endash O\'f9 donc, alors\~? +\par +\par \endash Au village d'Astorga, en 18\'85 +\par +\par De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. +\par +\par \endash Mon Dieu, s'\'e9cria-t-il, quel hasard, et vous \'eates le parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. Permettez-moi de vous dire un mot \'e0 l'oreille. +\par +\par Il le prit \'e0 part, causa en fran\'e7ais avec lui, d'un air tr\'e8s s\'e9rieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant des explications, pendant que le major hochait de temps \'e0 autre sa vieille t\'eate grisonnante. +\par +\par \'c0 la fin, ils parurent s'\'eatre mis d'accord pour quelque convention, et j'entendis le major dire \'e0 plusieurs reprises\~: }{\i Parole d'honneur}{, et ensuite }{\i Fortune de la guerre}{ +, mots que je compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort loin. +\par +\par Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait jamais aller \'e0 la m\'eame familiarit\'e9 de langage, dont nous usions avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. + +\par +\par Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait \'e0 ce sujet, Mais il se d\'e9roba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. +\par +\par Jim Horscroft passa tout cet \'e9t\'e9 \'e0 la maison, mais vers la fin de l'automne, il retourna \'e0 \'c9dimbourg, pour les cours d'hiver, car il se proposait de travailler assid\'fbment et d'obtenir son dipl\'f4me au printemps prochain, s\rquote +il pouvait, et il reviendrait passer la No\'ebl. +\par +\par Il y eut donc une grande sc\'e8ne d\rquote adieu entre lui la cousine Edie. +\par +\par Il devait faire poser sa plaque et se marier d\'e8s qu'il aurait le droit d'exercer. +\par +\par Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle tendresse, et elle avait de son c\'f4t\'e9, quelque affection pour lui, \'e0 sa mani\'e8re, et en effet, elle e\'fbt cherch\'e9 en vain dans toute l'\'c9cosse un plus bel homme que lui. +\par +\par Cependant quand il \'e9tait question de mariage, elle faisait une l\'e9g\'e8re grimace en songeant que tous ses r\'eaves mirifiques aboutiraient \'e0 n'\'eatre que la femme d'un m\'e9decin de campagne. Mais tout bien consid\'e9r\'e9 +, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et elle se d\'e9cida pour le meilleur des deux. +\par +\par Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions d'une classe tout \'e0 fait diff\'e9rente de la n\'f4tre\~: donc il ne comptait pas. +\par +\par En ce temps-l\'e0, je ne fus jamais bien fix\'e9 sur ce point\~: Edie se pr\'e9occupait-elle ou non de lui\~? +\par +\par Quand Jim \'e9tait \'e0 la maison, ils ne faisaient gu\'e8re attention l\rquote un et l\rquote autre. +\par +\par Apr\'e8s son d\'e9part, ils se rencontr\'e8rent plus souvent, ce qui \'e9tait assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps d'Edie. +\par +\par Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le trouvait pas \'e0 son gr\'e9, et pourtant elle n'\'e9tait pas \'e0 son aise lorsqu'il n'\'e9tait pas l\'e0 le soir. +\par +\par Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait \'e0 causer avec lui, \'e0 lui faire mille questions. +\par +\par Elle se faisait d\'e9crire par lui les costumes des reines, dire sur quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des \'e9pingles \'e0 cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles portaient \'e0 leurs chapeaux, et je finissais par m' +\'e9tonner qu'il trouv\'e2t r\'e9ponse \'e0 tout cela. +\par +\par Et pourtant il avait toujours une r\'e9ponse. Il jouait de la langue avec tant de dext\'e9rit\'e9, de vivacit\'e9. Il montrait tant d'empressement \'e0 l'amuser, que je me demandais comment il se faisait qu'elle n'e\'fbt pas plus d'affection pour lui. + +\par +\par Bref, l'\'e9t\'e9, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se pass\'e8rent, nous \'e9tions encore tous tr\'e8s heureux ensemble. +\par +\par L\rquote ann\'e9e 1815 \'e9tait d\'e9j\'e0 fortement entam\'e9e. +\par +\par Le grand Empereur vivait toujours \'e0 l'\'eele d'Elbe, se rongeant le c\'9cur\~; tous les ambassadeurs, r\'e9unis \'e0 Vienne, continuaient \'e0 se chamailler sur la fa\'e7on de se partager la peau du lion, maintenant qu'ils l'avaient r\'e9 +duit aux abois pour tout de bon. +\par +\par Quant \'e0 nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous \'e9tions tout absorb\'e9s par nos menues et pacifiques occupations, le soin des moutons, les voyages au march\'e9 de bestiaux de Berwick, et les causeries du soir devant le grand feu de tourbe. + +\par +\par Nous ne nous figurions gu\'e8re que les actes de ces hauts et puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur nous. +\par +\par Quant \'e0 la guerre, eh bien, n'\'e9tait-on pas tous d'accord pour admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus nos t\'eates, et que si les Alli\'e9s ne se prenaient pas de querelle entre eux, il se passerait cinquante autres ann +\'e9es avant qu'il se tir\'e2t en Europe un seul coup de fusil. +\par +\par Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour tr\'e8s net dans ma m\'e9moire. Il survint, je crois, vers la fin de f\'e9vrier de cette ann\'e9e-l\'e0, et je vous le conterai avant d'aller plus loin. +\par +\par Vous savez, j'en suis s\'fbr, comment sont faites les tours d'alarme de la fronti\'e8re. +\par +\par Ce sont des masses carr\'e9es, diss\'e9min\'e9es de distance en distance le long de la ligne de partage et construites de fa\'e7on \'e0 donner asile et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les bandits. +\par +\par Lorsque Percy et ses hommes \'e9taient partis pour les Marches, on amenait une partie de leur b\'e9tail dans la cour de la tour, on fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers plac\'e9s au sommet. +\par +\par C'\'e9tait un signal auquel devaient r\'e9pondre de m\'eame les autres tours d'alarme. +\par +\par Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis \'e0 \'c9dimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces antiques donjons \'e9taient gondol\'e9s, croul +ants, et offraient aux oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. +\par +\par J'ai r\'e9colt\'e9 un bon nombre de beaux \'9cufs pour ma collection, dans la tour d'alarme de Corriemuir. +\par +\par Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent \'e0 deux milles en de\'e7\'e0 d'Ayton. +\par +\par Vers cinq heures, au moment m\'eame o\'f9 le soleil allait se coucher, je me trouvais sur le sentier de la lande, de fa\'e7on \'e0 voir exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la vieille tour d'alarme \'e9tait un peu \'e0 ma gauche. + +\par +\par Je consid\'e9rais \'e0 loisir le donjon, qui faisait un effet fort pittoresque pour le flot de lumi\'e8re rouge qui d\'e9versait sur lui les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'\'e9tendant au loin en arri\'e8re. +\par +\par Et comme je regardais avec attention, j'aper\'e7us soudain la figure d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. +\par +\par Naturellement je m'arr\'eatai, \'e9tonn\'e9 de cela, car que pouvait faire un individu quelconque dans cet endroit, et \'e0 ce moment-l\'e0, car l'\'e9poque de la nidification n'\'e9tait pas encore venue. +\par +\par C'\'e9tait si singulier que je me d\'e9terminai \'e0 tirer l'affaire au clair. +\par +\par Donc, malgr\'e9 ma fatigue, je tournai le dos \'e0 la maison et me dirigeai d'un pas rapide vers la tour. +\par +\par L'herbe monte jusqu'au bas m\'eame du mur, et mes pieds ne firent que peu de bruit jusqu'au moment o\'f9 j'arrivai \'e0 l'arc coulant o\'f9 se trouvait jadis l'entr\'e9e. +\par +\par Je jetai un coup d'\'9cil furtif dans l'int\'e9rieur. +\par +\par C'\'e9tait Bonaventure de Lapp qui \'e9tait l\'e0, debout dans l'enceinte, et qui regardait par ce m\'eame trou o\'f9 j'avais vu sa figure. +\par +\par Il \'e9tait tourn\'e9 de profil par rapport \'e0 moi. +\par +\par \'c9videmment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous ses yeux dans la direction de West Inch. +\par +\par Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les d\'e9combres de l'entr\'e9e. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourn\'e9 vers moi. +\par +\par Il n'\'e9tait pas de ceux \'e0 qui on peut faire perdre contenance, et sa figure ne changea pas plus que s'il \'e9tait l\'e0 depuis un an \'e0 m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque chose qui me disait qu'il aurait pay\'e9 + une somme assez ronde pour me revoir prendre le sentier. +\par +\par \endash Hello\~! dis-je, qu\rquote est-ce que vous faites ici\~? +\par +\par \endash Je pourrais vous faire la m\'eame question, dit-il. +\par +\par \endash Je suis venu parce que j'ai vu votre figure \'e0 la fen\'eatre. +\par +\par \endash Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en apercevoir, je m'int\'e9resse tr\'e8s vraiment \'e0 tout ce qui a un rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les ch\'e2 +teaux sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. +\par +\par Puis s'avan\'e7ant, il s'\'e9lan\'e7a soudain par l'ouverture du mur, de mani\'e8re \'e0 n'\'eatre plus sous mes yeux. +\par +\par Mais ma curiosit\'e9 \'e9tait beaucoup trop excit\'e9e pour l'excuser aussi facilement. +\par +\par Je me h\'e2tai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. +\par +\par Il \'e9tait debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur f\'e9brile, comme pour faire un signal. +\par +\par \endash Qu'est-ce que vous faites\~? criai-je. +\par +\par Et aussit\'f4t je sortis en courant, pour me placer pr\'e8s de lui, et chercher du regard sur la lande, \'e0 qui il faisait ce signal. +\par +\par \endash Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrit\'e9, je ne croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si nous devons rester amis, vous ne devez pas vous m\'ea +ler de mes affaires. +\par +\par \endash Je n'aime pas ces fa\'e7ons myst\'e9rieuses, dis-je, et mon p\'e8re ne les aimerait pas davantage. +\par +\par \endash Votre p\'e8re peut s'en expliquer lui-m\'eame, et il n'y a l\'e0 rien de secret, dit-il d'un ton sec. C\rquote est vous qui faites tout le secret avec vos imaginations. Ta\~! Ta\~! Ta\~! ces sottises m'impatientent. +\par +\par Et sans me faire seulement un signe de t\'eate, il me tourna le dos et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. +\par +\par Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais le pressentiment de quelque m\'e9fait qui se tramait, et cependant, je n'avais pas la moindre id\'e9e du monde de ce que cela pouvait \'eatre. +\par +\par Et j'en revins s'en m'en apercevoir, \'e0 songer \'e0 tous les incidents myst\'e9rieux de l'arriv\'e9e de est homme, et de son long s\'e9jour au milieu de nous. +\par +\par Mais qui donc pouvait-il attendre \'e0 la Tour d'alarme\~? +\par +\par Ce personnage \'e9tait-il un espion, qui avait un coll\'e8gue en espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler\~? +\par +\par Mais cela \'e9tait absurde. +\par +\par Que pouvait bien venir espionner dans le Comt\'e9 de Berwick\~? +\par +\par Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement \'e0 quoi s'en tenir sur lui et ne lui e\'fbt pas t\'e9moign\'e9 autant de respect, s'il y avait eu quelque chose de suspect. +\par +\par J'en \'e9tais arriv\'e9 \'e0 ce point-l\'e0, au cours de mes r\'e9flexions quand je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'\'e9tait le major en personne, qui descendait la c\'f4te venant de chez lui, tenant en laisse son gros bulldog Bounder. +\par +\par Ce chien \'e9tait un animal des plus dangereux, et il avait caus\'e9 maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant \'e0 l'attache au moyen d'une bonne et forte courroie. +\par +\par Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son arriv\'e9e, il buta de sa jambe bless\'e9e par-dessus une branche de gen\'eat\~; en reprenant son \'e9quilibre, il l\'e2cha la courroie et aussit\'f4t voil\'e0 ce maudit animal parti \'e0 + fond de train de mon c\'f4t\'e9, au bas de la c\'f4te. +\par +\par Cela ne me plaisait gu\'e8re, je vous en r\'e9ponds, car je n\rquote avais \'e0 ma port\'e9e ni un b\'e2ton, ni une pierre, et je savais cette b\'eate dangereuse. +\par +\par Le major l'appelait de l\'e0-haut par des cris per\'e7ant, mais je crois que l'animal prenait ce rappel pour une excitation\~; car il n'en courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et j'esp\'e9rais que cela me vaudrait peut-\'eatre les +\'e9gards dus \'e0 une vieille connaissance. +\par +\par Aussi quand il fut presque sur moi, son poil h\'e9riss\'e9, son nez enfonc\'e9 entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes poumons\~: +\par +\par \endash Bounder\~! Bounder\~! +\par +\par Cela produisit son effet, car l'animal me d\'e9passa en grondant, et partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. +\par +\par Celui-ci se retourna \'e0 tout ce bruit et parut comprendre au premier coup d'\'9cil de quoi il s'agissait\~; mais il continua \'e0 marcher sans plus se presser. +\par +\par J'\'e9tais terrifi\'e9 pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. +\par +\par Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour \'e9carter de lui l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il aper\'e7ut le jeu de doigts que faisait de Lapp derri\'e8re son dos avec le pouce et l'index, sa furie tomba tout \'e0 + coup, et nous le v\'eemes agitant son tron\'e7on de queue, et lui caressant le genou avec sa patte. +\par +\par \endash C'est donc votre chien, major, dit-il \'e0 son ma\'eetre, qui arrivait en boitant. Ah\~! c'est une belle b\'eate, une belle, une jolie cr\'e9ature. +\par +\par Le major \'e9tait tout essouffl\'e9, car il avait fait le trajet presque aussi vite que moi. +\par +\par \endash J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. +\par +\par \endash Ta\~! Ta\~! Ta\~! s'\'e9cria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. J'ai toujours aim\'e9 les chiens. Mais je suis content de vous avoir rencontr\'e9, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis redevable de beaucoup, et qui commen\'e7 +ait \'e0 me prendre pour un espion. N'est-ce pas vrai, Jock\~? +\par +\par Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot \'e0 r\'e9pondre. Je me contentai de rougir et de d\'e9tourner les yeux, de l'air gauche d'un campagnard que j'\'e9tais. +\par +\par \endash Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, j'en suis s\'fbr, que c'est chose absolument impossible. +\par +\par \endash Non, non, Jock. Certainement non\~! certainement non, s'\'e9cria le major. +\par +\par \endash Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez justice. Et vous-m\'eame\~? J'esp\'e8re que votre genou va mieux, et qu\rquote on vous redonnera bient\'f4t votre r\'e9giment. +\par +\par \endash Je me porte assez bien, r\'e9pondit le major, mais on ne me donnera jamais d'emploi \'e0 moins qu'il n'y ait une guerre, et il n'y aura plus de guerre de mon vivant. +\par +\par \endash Oh\~! vous croyez cela\~! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, nous verrons, nous verrons, mon ami. +\par +\par Il \'f4ta son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea d'un bon pas du c\'f4t\'e9 de West Inch. +\par +\par Le major resta \'e0 le suivre des yeux, l'air pensif. +\par +\par Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il \'e9tait un espion. +\par +\par Quand je le lui eus dit, il ne r\'e9pondit rien, hocha seulement la t\'eate, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien tranquille. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504955}{\*\bkmkstart _Toc89889377}VIII \endash L'ARRIV\'c9E DU CUTTER{\*\bkmkend _Toc72504955}{\*\bkmkend _Toc89889377} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments \'e0 l'\'e9gard de notre locataire n'\'e9taient plus les m\'eames. +\par +\par J'avais toujours l'id\'e9e qu'il me cachait un secret, o\'f9 plut\'f4t qu'il \'e9tait \'e0 lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le voile tendu sur son pass\'e9. +\par +\par Et lorsqu'un hasard \'e9cartait pour un instant un coin de ce voile, c'\'e9tait toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre c\'f4t\'e9, quelque sc\'e8ne sanglante, violente, terrible. +\par +\par L'aspect seul de son corps faisait peur. +\par +\par Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'\'e9t\'e9, je vis qu'il \'e9tait tout z\'e9br\'e9 de blessures. Sans compter sept ou huit cicatrices ou estafilades, il avait les c\'f4tes, d'un c\'f4t\'e9, toutes d\'e9jet\'e9es, toutes d\'e9form\'e9 +es. Un de ses mollets avait \'e9t\'e9 en partie arrach\'e9. +\par +\par Il rit de son air le plus gai en voyant mon \'e9tonnement. +\par +\par \endash Cosaques\~! Cosaques\~! dit il en promenant sa main sur ses cicatrices. Les c\'f4tes ont \'e9t\'e9 bris\'e9es par un caisson d'artillerie. C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le corps. Ah\~ +! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, si rapide que soit son allure, regarde toujours o\'f9 il pose le pied. Il m'est pass\'e9 + sur le corps quinze cents cuirassiers et les hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les canons, c'est tr\'e8s mauvais. +\par +\par \endash Et le mollet\~? demandai-je. +\par +\par \endash Pouf\~! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne croiriez jamais comment j'ai attrap\'e9 cela. Vous saurez que mon cheval et moi, nous avions \'e9t\'e9 atteints, lui tu\'e9, et moi les c\'f4tes bris\'e9 +es par le caisson. Or il faisait un froid\'85 un froid si \'e2pre, si \'e2pre\~! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper des bless\'e9 +s, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. Aussi, que fis-je\~? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre \'e0 mon cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y tai +llai assez de place pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. Sapristi, il faisait bien chaud l\'e0-dedans. Mais je n'avais pas assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie de mes jambes d\'e9 +passaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, des loups vinrent pour d\'e9vorer le cheval, et ils m'entam\'e8rent aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir\~; mais apr\'e8 +s cela je veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de moi. C'est l\'e0 que j'ai pass\'e9 tr\'e8s commod\'e9ment dix jours. +\par +\par \endash Dix jours\~! m'\'e9criai je, et que mangiez \endash vous\~? +\par +\par \endash Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous appelez la table et le logement. Mais naturellement j\rquote eus le bon sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y +avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur gourde \'e0 eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais souhaiter. Et le onzi\'e8me jour arriva une patrouille de cavalerie l\'e9g\'e8re. Alors tout alla bien. +\par +\par Ce fut ainsi, par des causeries, engag\'e9es accidentellement, et qui ne valent gu\'e8re la peine d'\'eatre rapport\'e9es s\'e9par\'e9ment, que la lumi\'e8re se fit sur sa personne et son pass\'e9. Mais le jour devait venir, o\'f9 + nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter comment cela se fit. +\par +\par L'hiver avait \'e9t\'e9 fort triste, mais d\'e8s le mois de mars se montr\'e8rent les premiers indices du printemps, et pendant une semaine de la fin de ce mois, nous e\'fbmes du soleil et des vents du Sud. +\par +\par Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'\'c9dimbourg, car bien que la session se termin\'e2t le 1}{\super er}{, son examen devait lui prendre une semaine. +\par +\par Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, il \'e9tait le seul ami de mon \'e2ge que j'eusse en ce temps-l\'e0. +\par +\par Edie \'e9tait tr\'e8s peu port\'e9e \'e0 causer, ce qui \'e9tait chez elle chose fort rare, mais elle \'e9coutait en souriant tout ce que je lui disais. +\par +\par \endash Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois \'e0 demi-voix, pauvre vieux Jim\~! +\par +\par \endash Et s'il a \'e9t\'e9 re\'e7u, dis-je, eh bien, naturellement il fera apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous perdrons notre Edie. +\par +\par Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et la prendre \'e0 la l\'e9g\'e8re, mais les mots me restaient encore dans la gorge. +\par +\par \endash Pauvre vieux Jim\~! dit-elle encore. +\par +\par Et en pronon\'e7ant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. +\par +\par \endash Ah\~! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un peu \'e0 moi autrefois, n'est-ce pas, Jock\'85 Oh\~! voici, l\'e0-bas, un bien joli petit vaisseau. +\par +\par C'\'e9tait un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, tr\'e8s marcheur \'e0 en juger par ses m\'e2ts \'e9lanc\'e9s et la coupe de son avant. +\par +\par Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand m\'e2t, mais au moment m\'eame o\'f9 nous le regardions, toute sa voilure se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous v\'ee +mes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du beaupr\'e9. +\par +\par Il \'e9tait probablement \'e0 moins d'un quart de mille du rivage, si pr\'e8s m\'eame que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiff\'e9 d'un bonnet pointu, qui se tenait debout \'e0 l'arri\'e8re et la lunette \'e0 l'\'9cil examinait la c\'f4 +te dans toutes les deux directions. +\par +\par \endash Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici\~? demanda Edie. +\par +\par \endash Ce sont de riches Anglais venus de Londres, r\'e9pondis-je. +\par +\par C\rquote \'e9tait de cette fa\'e7on-l\'e0 que nous interpr\'e9tions tout ce qui, dans les comt\'e9s de la fronti\'e8re, \'e9chappait \'e0 notre compr\'e9hension. +\par +\par Nous pass\'e2mes presque une heure enti\'e8re \'e0 examinez le joli vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derri\'e8re une bande de nuages, et que l'air du soir \'e9tait assez piquant, nous f\'eemes demi-tour pour regagner West Inch. +\par +\par Quand on arrive \'e0 la ferme par la fa\'e7ade, on traverse un jardin qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par une porte \'e0 claire-voie, au moyen d'un loquet. +\par +\par C\rquote \'e9tait \'e0 cette m\'eame porte que nous nous tenions, la nuit o\'f9 les signaux furent allum\'e9s, la nuit o\'f9 nous v\'eemes passer Walter Scott quand il revenait d'\'c9dimbourg. +\par +\par \'c0 droite de cette entr\'e9e, du c\'f4t\'e9 du jardin, se trouvait un bout de rocaille qui, para\'eet-il, avait \'e9t\'e9 construit par la m\'e8re de mon p\'e8re, il y avait bien longtemps. +\par +\par Elle avait fa\'e7onn\'e9 cela avec des galets us\'e9s par l'eau, avec des coquillages de mer, en mettant des mousses et des foug\'e8res dans les interstices. +\par +\par Or, quand nous e\'fbmes franchi la porte, nos yeux tomb\'e8rent sur cette rocaille\~; au sommet \'e9tait plant\'e9 un b\'e2ton dans la fente duquel se trouvait une lettre. +\par +\par Je m'avan\'e7ai pour voir ce que c'\'e9tait, mais Edie me devan\'e7a, enleva la lettre et la mit dans sa poche. +\par +\par \endash C'est pour moi, dit-elle en riant. +\par +\par Mais je restai \'e0 la regarder d'un air qui \'e9teignit le rire sur sa figure. +\par +\par \endash De qui est elle, Edie\~? demandai-je. +\par +\par Elle fit la moue, mais elle ne r\'e9pondit pas. +\par +\par \endash De qui est-elle, mademoiselle\~? m\rquote \'e9criai-je. Se pourrait-il que vous ayez tromp\'e9 Jim comme vous m'ayez tromp\'e9 moi-m\'eame\~? +\par +\par \endash Quel brutal vous \'eates, Jock\~! dit-elle vivement. Je voudrais bien que vous vous m\'ealiez de ce qui vous regarde. +\par +\par \endash Elle ne peut \'eatre que d'une seule personne, m'\'e9criai-je, et cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. +\par +\par \endash Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock\~? +\par +\par Le sang-froid de cette cr\'e9ature me stup\'e9fia et me rendit furieux. +\par +\par \endash Vous l'avouez\~! m'\'e9criai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus aucune pudeur\~? +\par +\par \endash Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman\~? +\par +\par \endash Parce que c'est inf\'e2me. +\par +\par \endash Et pourquoi\~? +\par +\par \endash Parce que c'est un \'e9tranger. +\par +\par \endash Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504956}{\*\bkmkstart _Toc89889378}IX \endash CE QUI SE FIT \'c0 WEST INCH{\*\bkmkend _Toc72504956} +{\*\bkmkend _Toc89889378} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Je me rappelle fort bien cet instant-l\'e0. +\par +\par J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait \'e9mouss\'e9 leur sensibilit\'e9. Il n'en fut pas ainsi pour moi. +\par +\par Au contraire, ma vue, mon ou\'efe et ma pens\'e9e se redoubl\'e8rent de clart\'e9. +\par +\par Je me souviens que mes yeux se port\'e8rent sur une petite boule de marbre de la largeur de ma main, qui \'e9tait incrust\'e9e dans une des pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en admirer les veines d\'e9licates. +\par +\par Et cependant je devais avoir une \'e9trange expression de physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva vers la maison en courant. +\par +\par Je la suivis, je tapai \'e0 la fen\'eatre de sa chambre, car je voyais bien qu'elle y \'e9tait. +\par +\par \endash Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me gronder. Je ne veux pas \'eatre grond\'e9e. Je n'ouvrirai pas la fen\'eatre. Allez-vous en. +\par +\par Mais je persistai \'e0 frapper. +\par +\par \endash Il faut que je vous dise un mot. +\par +\par \endash Qu'est-ce alors\~? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. D\'e8s que vous commencerez \'e0 gronder, je la refermerai. +\par +\par \endash \'cates-vous vraiment mari\'e9e, Edie\~? +\par +\par \endash Oui, je suis mari\'e9e. +\par +\par \endash Qui vous a mari\'e9s\~? +\par +\par \endash Le P\'e8re Brenman, \'e0 la chapelle catholique romaine de Berwick. +\par +\par \endash Vous, une presbyt\'e9rienne\~? +\par +\par \endash Il tenait \'e0 ce que le mariage se f\'eet dans une \'e9glise catholique. +\par +\par \endash Quand cela s'est-il fait\~? +\par +\par \endash Il y aura une semaine mercredi. +\par +\par Je me souvins que ce jour-l\'e0 elle \'e9tait all\'e9e en voiture \'e0 Berwick, et que de Lapp, de son c\'f4t\'e9, s'\'e9tait absent\'e9 pour faire, \'e0 ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. +\par +\par \endash Mais\'85 Et Jim\~? demandai-je. +\par +\par \endash Oh\~! Jim me pardonnera. +\par +\par \endash Vous briserez son c\'9cur, et vous ruinerez son avenir. +\par +\par \endash Non, non, il me pardonnera. +\par +\par \endash Il tuera de Lapp. Oh\~! Edie, comment avez-vous pu nous apporter tant de d\'e9shonneur et de souffrance\~! +\par +\par \endash Ah\~! voil\'e0 que vous grondez\~! s'\'e9cria-t-elle. +\par +\par Et la fen\'eatre se ferma brusquement. +\par +\par J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore bien des questions \'e0 lui faire, mais elle ne voulut pas r\'e9pondre, et je crus l'entendre sangloter. +\par +\par Enfin j'y renon\'e7ai, et j'\'e9tais sur le point de rentrer dans la maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le p\'eane de la porte du jardin se soulever. +\par +\par C'\'e9tait de Lapp en personne. +\par +\par Mais comme il suivait l'all\'e9e, il me fit l'effet d\rquote \'eatre ou fou ou ivre. +\par +\par Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. +\par +\par \endash }{\i Voltigeurs}{\~! cria-t-il, }{\i Voltigeurs de la garde}{\~! +\par +\par C'est ainsi qu'il avait fait le jour o\'f9 il avait eu le d\'e9lire. +\par +\par Puis soudain\~: +\par +\par \endash }{\i En avant}{\~! }{\i en avant}{\~! +\par +\par Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa t\'eate. +\par +\par Il s'arr\'eata court lorsqu'il vit que j'\'e9tais l\'e0, le regardant, et je puis dire qu'il fut un peu d\'e9contenanc\'e9. +\par +\par \endash Hol\'e0\~! Jock, s'\'e9cria-t-il, je ne pensais pas qu'il y e\'fbt quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet \'e9tat d'esprit que vous appelez de l'entrain. +\par +\par \endash On le dirait, r\'e9pondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft reviendra ici. +\par +\par \endash Ah\~! il revient demain, alors\~? Et pourquoi me sentirai-je moins gai\~? +\par +\par \endash Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. +\par +\par \endash Ta\~! Ta\~! Ta\~! s'\'e9cria de Lapp. Je vois que vous \'eates au courant de notre mariage. Edie vous a parl\'e9. Jim pourra faire ce qu'il voudra. +\par +\par \endash Vous nous avez joliment r\'e9compens\'e9s de vous avoir accueillis. +\par +\par \endash Mon brave gar\'e7on, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort joliment r\'e9compens\'e9s. J'ai d\'e9livr\'e9 Edie d'une existen +ce qui est indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres \'e0 \'e9crire ce soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre ami Jim sera revenu pour vous aider. +\par +\par Il fit un pas vers la porte. +\par +\par \endash Et c'\'e9tait pour cela que vous attendiez \'e0 la Tour d'alarme, m'\'e9criai-je, soudainement \'e9clair\'e9. +\par +\par \endash H\'e9\~! Jock, voil\'e0 que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton moqueur. +\par +\par Un instant apr\'e8s, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et la clef tourner dans la serrure. +\par +\par Je m'attendais \'e0 ne plus le revoir de la soir\'e9e, mais quelques minutes plus tard, il descendit \'e0 la cuisine, o\'f9 je tenais compagnie aux vieux parents. +\par +\par \endash Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son c\'9cur, de la fa\'e7on si bizarre qui lui \'e9tait propre, j'ai \'e9t\'e9 l'objet de toute votre bont\'e9 et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais jamais cru \'ea +tre si heureux que je l'ai \'e9t\'e9 gr\'e2ce \'e0 vous dans ce tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, monsieur, vous agr\'e9erez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous faire. +\par +\par Il mit devant eux sur la table deux petits paquets envelopp\'e9s dans du papier, puis faisant \'e0 ma m\'e8re trois autres r\'e9v\'e9rences, il sortit de la chambre. +\par +\par Son pr\'e9sent, c'\'e9tait une broche au centre de laquelle \'e9tait sertie une grosse pierre verte, entour\'e9e d'une demi-douzaine d'autres pierres blanches, scintillantes. +\par +\par Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne savais pas m\'eame quel nom leur donner, mais on nous dit, par la suite, \'e0 Berwick, que la grosse pierre \'e9tait une \'e9 +meraude, et les autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien sup\'e9rieure \'e0 celle que tous les agneaux qui nous \'e9taient n\'e9s ce printemps-l\'e0. +\par +\par Ma bonne vieille m\'e8re est d\'e9funte depuis bien des ann\'e9es, mais cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille a\'een\'e9e quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans revoir ces yeux per\'e7 +ants et ce nez long et mince, et ces moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. +\par +\par Pour mon p\'e8re, il avait une belle montre en or \'e0 double bo\'eetier, et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. +\par +\par Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charm\'e9, et ils ne voulaient parler que des pr\'e9sents que leur avait faits de Lapp. +\par +\par \endash Il vous a donn\'e9 autre chose encore, dis-je enfin. +\par +\par \endash Quoi donc, Jock\~? demanda p\'e8re. +\par +\par \endash Un mari pour la cousine Edie, r\'e9pondis-je. +\par +\par Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je r\'eavais, mais lorsqu'ils eurent enfin compris que c'\'e9tait bien la v\'e9rit\'e9, ils se montr\'e8rent aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annonc\'e9 qu'Edie avait \'e9pous\'e9 le laird. +\par +\par \'c0 dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de batailleur, n'avait pas une excellente r\'e9putation dans le pays, et ma m\'e8re avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas bien. +\par +\par D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, \'e9tait un homme rang\'e9, tranquille et dans l'aisance. +\par +\par Il y avait bien le secret, mais en ce temps-l\'e0, les mariages secrets \'e9taient chose fort commune en \'c9cosse\~; car comme quelques paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un couple, personne n'y trouvait beaucoup \'e0 redire. +\par +\par Les vieux furent aussi enchant\'e9s que si leur fermage avait \'e9t\'e9 diminu\'e9, mais j'avais toujours le c\'9cur endolori, car il me semblait que mon ami avait \'e9t\'e9 trait\'e9 avec la plus cruelle l\'e9g\'e8ret\'e9\~; et je savais bien qu'il n' +\'e9tait pas homme \'e0 en prendre ais\'e9ment son parti. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504957}{\*\bkmkstart _Toc89889379}X \endash LE RETOUR DE L\rquote OMBRE{\*\bkmkend _Toc72504957} +{\*\bkmkend _Toc89889379} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Le lendemain matin, je me levai le c\'9cur gros, car j'\'e9tais certain que Jim ne tarderait pas \'e0 para\'eetre, et que ce jour-l\'e0 + serait un jour de grands chagrins. +\par +\par Mais quelle somme de tristesses ce jour-l\'e0 devait-il apporter, jusqu'\'e0 quel point modifierait-il le destin de chacun de nous\~? C'\'e9tait plus que je n'aurais os\'e9 en imaginer dans mes moments les plus sombres. +\par +\par Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre m\'eame des \'e9v\'e9nements. +\par +\par Ce matin-l\'e0, je m'\'e9tais lev\'e9 de bonne heure, car on allait entrer en pleine p\'e9riode de la mise bas des agneaux. +\par +\par Mon p\'e8re et moi, nous partions pour le p\'e2turage d\'e8s le petit jour. +\par +\par Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle fr\'f4la ma figure\~: la porte de la maison \'e9tait enti\'e8rement ouverte, et la lumi\'e8re grise de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. +\par +\par Je regardai. +\par +\par Je trouvai \'e9galement ouvertes la porte de la chambre d'Edie et celle de Lapp. +\par +\par Je compris alors, comme \'e0 la lueur d'un \'e9clair, ce que signifiaient ces cadeaux offerts la veille\~: c'\'e9tait des pr\'e9sents d'adieu. +\par +\par Tous deux \'e9taient partis. +\par +\par J'eus de l'amertume au c\'9cur contre la cousine Edie, en entrant et m'arr\'eatant dans sa chambre. +\par +\par Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laiss\'e9 l\'e0, tous, sans un mot de bont\'e9, sans m\'eame un serrement de main\~! +\par +\par Et lui aussi\~! +\par +\par J'avais \'e9t\'e9 \'e9pouvant\'e9 de ce qui arriverait quand il se rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on e\'fbt dit qu'il avait \'e9vit\'e9 cette rencontre, et cela avait quelque apparence de l\'e2chet\'e9. +\par +\par J'\'e9tais plein de col\'e8re, humili\'e9, souffrant. +\par +\par Je sortis au grand air sans dire un mot \'e0 mon p\'e8re et je montai aux p\'e2turages pour rafra\'eechir ma t\'eate \'e9chauff\'e9e. +\par +\par Lorsque je fus arriv\'e9 l\'e0-haut \'e0 Corriemuir, je pus jeter un dernier coup d\rquote \'9cil sur la cousine Edie. +\par +\par Le petit cutter \'e9tait rest\'e9 \'e0 l'endroit o\'f9 il avait jet\'e9 l'ancre, mais un canot s'en \'e9tait d\'e9tach\'e9 pour aller la prendre \'e0 terre. +\par +\par \'c0 l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais qu'elle faisait ce signal au moyen de son ch\'e2le. +\par +\par Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le pont. +\par +\par Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. +\par +\par Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout pr\'e8s d'elle. +\par +\par Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le ciel. +\par +\par Tous deux agit\'e8rent longtemps les mains, mais ils y renonc\'e8rent enfin, car ils n'obtinrent aucune r\'e9ponse de moi. +\par +\par Je restai l\'e0, debout, les bras crois\'e9s, plus grognon que je ne l'avais jamais \'e9t\'e9 en ma vie, jusqu'\'e0 ce que leur cutter ne f\'fbt plus qu'une l\'e9g\'e8re tache blanche de forme carr\'e9e, se perdant parmi la brume matinale. +\par +\par Il \'e9tait l'heure du d\'e9jeuner, et la bouillie \'e9tait sur la table quand je rentrai, mais je n'avais aucun app\'e9tit. +\par +\par Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que ma m\'e8re ne trouv\'e2t aucune expression trop dure pour Edie. +\par +\par Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces derniers temps surtout. +\par +\par \endash Voici une lettre de lui, dit mon p\'e8re, en me montrant sur la table un papier pli\'e9\~: Elle \'e9tait dans sa chambre. Voulez-vous nous la lire\~? +\par +\par Ils ne l'avaient pas m\'eame ouverte, car, pour dire la v\'e9rit\'e9, mes bonnes gens n'\'e9taient jamais arriv\'e9s \'e0 lire couramment l'\'e9criture, quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et beaux caract\'e8res. +\par +\par L'adresse \'e9crite en grosses lettres \'e9tait ainsi con\'e7ue\~: +\par +\par \'ab\~Aux bonnes gens de West Inch \'bb. +\par +\par Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout tach\'e9 et jauni, le voici\~: +\par +\par \'ab\~Chers amis, +\par +\par \'ab Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose d\'e9pendait d'une autre volont\'e9 que la mienne. +\par +\par \'ab Le devoir et l'honneur m'ont rappel\'e9 aupr\'e8s de mes anciens compagnons. +\par +\par \'ab C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu de jours soient \'e9coul\'e9s. +\par +\par \'ab\~J'emm\'e8ne notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez \'e0 West Inch. +\par +\par \'ab\~En attendant, agr\'e9ez l'assurance de mon affection, et croyez que je n\rquote oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai pass\'e9s chez vous, en un temps o\'f9 je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine \'e0 vivre, si j'avais \'e9t\'e9 + fait prisonnier par les Alli\'e9s. Mais vous saurez peut-\'eatre aussi quelque jour par la raison de cela. +\par +\par \'ab\~Votre bien d\'e9vou\'e9, +\par +\par \'ab\~BONAVENTURE DE LISSAC, +\par +\par \'ab\~Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majest\'e9 Imp\'e9riale l\rquote Empereur Napol\'e9on\~\'bb. +\par +\par Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait fait suivre son nom. +\par +\par Sans doute j'en \'e9tais venu \'e0 la conviction que notre h\'f4te ne pouvait \'eatre qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant entendu parler et qui s'\'e9taient fray\'e9 passage jusque dans toutes les capitales de l'Europe, \'e0 + une seule exception, la n\'f4tre. Pourtant je n'eus gu\'e8re cru que nous eussions sous notre toit l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. +\par +\par \endash Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui\'85 Et il n'\'e9tait que temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors + par la fen\'eatre de la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. +\par +\par Je courus vers la porte, au-devant de lui. +\par +\par Je sentais que j'aurais pay\'e9 bien cher pour le voir repartir \'e0 \'c9dimbourg. +\par +\par Il arrivait \'e0 grands pas, agitant un papier au-dessus de sa t\'eate. +\par +\par Je m'imaginai que c'\'e9tait peut-\'eatre un billet d'Edie, et que d\'e8s lors il savait tout. Mais quand il fut plus pr\'e8s, je vis que c'\'e9tait une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on l'agitait, et qu'il avait les yeux p\'e9 +tillants de joie. +\par +\par \endash Hourra\~! Jock, cria-t-il. O\'f9 est Edie\~? O\'f9 est Edie\~? +\par +\par \endash Qu'est-ce qu'il y a, l'ami\~? demandai-je. +\par +\par \endash O\'f9 est Edie\~? +\par +\par \endash Qu'est-ce que vous avez-l\'e0\~? +\par +\par \endash C'est mon dipl\'f4me, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout va bien\~; je veux le montrer \'e0 Edie. +\par +\par \endash Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer \'e0 Edie, r\'e9pondis-je. +\par +\par Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'alt\'e9rer comme la sienne quand j'eus dit ces mots. +\par +\par \endash Quoi\~? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder\~? balbutia-t-il. +\par +\par En parlant ainsi, il avait l\'e2ch\'e9 le pr\'e9cieux dipl\'f4me, que le vent emporta par-dessus la haie, \'e0 travers la lande, jusqu'\'e0 une touffe d'ajoncs, o\'f9 il s'arr\'eata en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune attention. +\par +\par Ses yeux \'e9taient fix\'e9s sur moi, et dans leur profondeur, je voyais une lueur diabolique. +\par +\par \endash Elle n'est pas digne de vous, dis-je. +\par +\par Il m'empoigna par l'\'e9paule. +\par +\par \endash Qu'avez-vous fait\~? dit-il \'e0 voix basse. Ce doit \'eatre quelque tour de votre fa\'e7on. O\'f9 est-elle\~? +\par +\par \endash Elle est partie avec ce Fran\'e7ais qui logeait ici. +\par +\par J'avais longuement r\'e9fl\'e9chi sur la meilleure fa\'e7on de lui faire passer la chose en douceur, mais j'ai toujours \'e9t\'e9 fort maladroit dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. +\par +\par \endash Oh\~! fit-il, en hochant la t\'eate et me regardant. +\par +\par Pourtant j'\'e9tais certain qu'il \'e9tait hors d'\'e9tat de me voir, de voir la ferme, de voir quoi que ce f\'fbt. +\par +\par Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains \'e9troitement jointes, et toujours balan\'e7ant la t\'eate. +\par +\par Puis il fit le geste d'avaler p\'e9niblement, et parla d'une voix singuli\'e8re, s\'e8che, rauque. +\par +\par \endash Quand est-ce arriv\'e9\~? +\par +\par \endash Ce matin. +\par +\par \endash Ils \'e9taient mari\'e9s\~? +\par +\par \endash Oui. +\par +\par Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. +\par +\par \endash Un message pour moi\~? +\par +\par \endash Elle a dit que vous lui pardonneriez. +\par +\par \endash Que Dieu damne mon \'e2me si jamais je le fais. O\'f9 sont-ils all\'e9s\~? +\par +\par \endash Ils ont d\'fb aller en France, \'e0 ce que je crois. +\par +\par \endash Il se nommait de Lapp, ce me semble\~? +\par +\par \endash Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que colonel dans la garde de Boney. +\par +\par \endash Alors, selon toute probabilit\'e9, il est \'e0 Paris. C'est bien\~! c'est bien\~! +\par +\par \endash Tenez bon, criai-je. P\'e8re, p\'e8re, apportez le brandy. +\par +\par Ses genoux avaient ploy\'e9 un instant, mais il redevint lui-m\'eame avant que le vieillard f\'fbt accouru avec la bouteille. +\par +\par \endash Remportez-l\'e0, dit Jim. +\par +\par \endash Prenez une gorg\'e9e, monsieur Horscroft, s'\'e9cria mon p\'e8re en insistant, cela vous remontera le c\'9cur. +\par +\par Jim saisit la bouteille et la lan\'e7a par-dessus la haie du jardin. +\par +\par \endash C'est excellent pour ceux qui tiennent \'e0 oublier, dit-il, mais moi je tiens \'e0 me souvenir. +\par +\par \endash Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'\'e9cria mon p\'e8re d'une voix forte. +\par +\par \endash Et aussi d'avoir failli casser la t\'eate \'e0 un officier de l'infanterie de Sa Majest\'e9, dit le vieux major Elliott en se montrant au-dessus de la haie. Je me serais content\'e9 d'une lamp\'e9e apr\'e8 +s une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise l'oreille en sifflant\~! Mais qu'est il donc arriv\'e9 que vous restez tous l\'e0 aussi immobiles que des gens rang\'e9s autour d'une fosse, \'e0 un enterrement\~? +\par +\par Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, la figure d'une p\'e2leur cendr\'e9e, les sourcils fronc\'e9s tr\'e8s bas, restait adoss\'e9 au montant de la porte. +\par +\par Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. +\par +\par \endash Peuh\~! dit-il, je redoutais constamment quelque \'e9v\'e9nement de ce genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite est bien d'un Fran\'e7ais. Ils ne peuvent pas laisser les femmes tranquilles. Du moins, de Lissac l'a \'e9pous +\'e9e, et c'est l\'e0 une consolation. Mais il n'est gu\'e8re temps, maintenant, de songer \'e0 nos petits tracas, car toute l'Europe est en r\'e9volution, et selon toute probabilit\'e9, nous voici avec vingt autres ann\'e9es de guerre sur les bras. + +\par +\par \endash Que voulez-vous dire\~? demandai-je. +\par +\par \endash Eh\~! mon ami, Napol\'e9on est d\'e9barqu\'e9 de l'\'eele d'Elbe. Ses troupes sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauv\'e9 \'e0 toutes jambes. La nouvelle en est arriv\'e9e \'e0 Berwick ce matin. +\par +\par \endash Grands Dieux\~! s'\'e9cria mon p\'e8re. Alors, voici cette terrible besogne enti\'e8rement \'e0 recommencer\~? +\par +\par \endash Oui, nous nous \'e9tions figur\'e9s que l'Ombre n'\'e9tait plus l\'e0, et elle y est encore. Wellington a re\'e7u l'ordre de quitter Vienne pour se rendre d +ans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh\~! c'est un mauvais vent, un vent qui ne pr\'e9sage rien de bon. Je viens justement de recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71}{\super \'e8me}{ r\'e9 +giment comme premier major. +\par +\par \'c0 ces mots je serrai la main \'e0 notre bon voisin, car je savais combien il \'e9tait humili\'e9 de se voir traiter en invalide, qui n'avait plus de r\'f4le \'e0 jouer en ce monde. +\par +\par \endash Il faut que je rejoigne mon r\'e9giment le plus t\'f4t possible, et nous serons l\'e0-bas, de l'autre c\'f4t\'e9 de l'eau, dans un mois, peut-\'eatre m\'eame \'e0 Paris dans un autre mois. +\par +\par \endash Alors, par le Seigneur\~! major, s'\'e9cria Jim Horscroft, je pars avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Fran\'e7ais. +\par +\par \endash Mon gar\'e7on, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes ordres. Quant \'e0 de Lissac, o\'f9 sera l'Empereur, il sera aussi. +\par +\par \endash Vous savez son nom\~? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous apprendre de lui\~? +\par +\par \endash Il n'y a pas de meilleur officier dans l'arm\'e9e fran\'e7aise, et pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu mar\'e9chal, mais qu'il a pr\'e9f\'e9r\'e9, rester aupr\'e8s de l'Empereur. Je l'ai rencontr\'e9 + deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque je fus envoy\'e9 en parlementaire pour n\'e9gocier au sujet de nos bless\'e9s. Il \'e9tait alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. +\par +\par \endash Et je le reconna\'eetrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce dur et mauvais regard qu'il avait jadis. +\par +\par Et \'e0 cet instant m\'eame, en cet endroit m\'eame, je me rendis soudainement compte combien mon existence serait piteuse et inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon enfance seraient au loin, expos\'e9s en premi\'e8 +re ligne aux fureurs de la temp\'eate. +\par +\par Ma r\'e9solution fut form\'e9e avec la promptitude de l'\'e9clair. +\par +\par \endash Je partirai aussi avec vous, major, m'\'e9criai-je. +\par +\par \endash Jock\~! Jock\~! dit mon p\'e8re, en se tordant les mains. +\par +\par Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra la taille. +\par +\par Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en l'air. +\par +\par \endash Ma parole\~! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai derri\'e8re moi. Eh bien, il n'y a pas un moment \'e0 perdre. Il faut donc que vous vous teniez pr\'eats tous les deux pour la diligence du soir. +\par +\par Voil\'e0 ce que produisit une seule journ\'e9e, et pourtant il peut arriver que des ann\'e9es s'\'e9coulent sans amener un changement. +\par +\par Songez donc aux \'e9v\'e9nements qui s'\'e9taient accomplis dans ces vingt-quatre heures\~? +\par +\par De Lissac parti\~! Edie partie\~! Napol\'e9on \'e9vad\'e9\~! La guerre \'e9clate. Jim Horscroft a tout perdu\~: lui et moi nous faisons nos pr\'e9paratifs pour nous battre contre les Fran\'e7ais. +\par +\par Tout cela eut l'air d'un r\'eave, jusqu'au moment o\'f9 je me dirigeai vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur la maison grise et deux petites silhouettes noires. +\par +\par C'\'e9tait ma m\'e8re, qui enfouissait son visage dans les plis de son ch\'e2le des Shetland, et mon p\'e8re qui agitait son b\'e2ton de meneur de b\'e9tail pour m'encourager dans mon voyage. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504958}{\*\bkmkstart _Toc89889380}XI \endash LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS{\*\bkmkend _Toc72504958} +{\*\bkmkend _Toc89889380} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {J'arrive maintenant \'e0 un point de mon histoire, dont le r\'e9cit me coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir entrepris cette t\'e2 +che de narrateur. Car quand j\rquote \'e9cris, j'aime que cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose \'e0 son tour, comme les moutons quand ils sortent d'un parc. +\par +\par Cela pouvait \'eatre ainsi \'e0 West Inch. Mais maintenant que nous voil\'e0 lanc\'e9s dans une existence plus vaste, comme menus brins de paille qui d\'e9rivent lentement dans quelque foss\'e9 paresseux jusqu'au moment o\'f9 ils se trouvent pris \'e0 + l'improviste dans le cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m\rquote est bien difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas \'e0 pas. Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et les raisons de tout. + +\par +\par Je laisserai donc tout cela de c\'f4t\'e9, pour vous parler de ce que j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. +\par +\par Le r\'e9giment auquel avait \'e9t\'e9 nomm\'e9 notre ami \'e9tait le 71}{\super \'e8me}{ d'infanterie l\'e9g\'e8re de Highlanders, qui portait l'habit rouge et les culottes de tartan \'e0 carreaux. Il avait son d\'e9p\'f4t dans la ville de Glasgow. +\par +\par Nous nous y rend\'eemes tous les trois par la diligence. +\par +\par Le major \'e9tait plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le Duc, sur la P\'e9ninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, les l\'e8vres pinc\'e9es, les bras crois\'e9s, et je suis s\'fbr qu'au fond du c\'9c +ur, il tuait de Lissac trois fois par heure. +\par +\par J'aurais pu le deviner au soudain \'e9clat de ses yeux et \'e0 la contraction de sa main. +\par +\par Quant \'e0 moi, je ne savais pas trop si je devais \'eatre content ou f\'e2ch\'e9, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est n\'e9anmoins chose p\'e9nible que de songer que vous avez la moiti\'e9 + de l'\'c9cosse entre vous et votre m\'e8re. +\par +\par Nous arrivions \'e0 Glasgow le lendemain. +\par +\par Le major nous conduisit au d\'e9p\'f4t, o\'f9 un soldat qui avait trois chevrons sur le bras et un flot de rubans \'e0 son bonnet, montra tout ce qu'il avait de dents aux m\'e2choires, \'e0 la vue de Jim, et fit trois fois le tour + de sa personne pour le consid\'e9rer \'e0 son aise, comme s'il s'\'e9tait agi du ch\'e2teau de Carlisle. +\par +\par Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les c\'f4tes, t\'e2ta mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. +\par +\par \endash Voil\'e0 ce qu'il nous faut, major, voil\'e0 ce qu'il nous faut, r\'e9p\'e9tait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous pouvons tenir t\'eate \'e0 ce que Boney a de mieux. +\par +\par \endash Comment cela marche-t-il\~? demanda le major. +\par +\par \endash Ils font un effet piteux, \'e0 la vue, dit-il, mais \'e0 force de les l\'e9cher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'\'e9lite ont \'e9t\'e9 transport\'e9s en Am\'e9rique, et nous sommes encombr\'e9s de miliciens et de recrues. +\par +\par \endash Ah\~! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me trouver. +\par +\par Il nous fit un signe de t\'eate et nous quitta. +\par +\par Nous commen\'e7\'e2mes \'e0 comprendre qu'un major, qui est votre officier, est un personnage fort diff\'e9rent d'un major qui se trouve \'eatre votre voisin de campagne. +\par +\par Soit, mais \'e0 quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses\~? +\par +\par J'userais une quantit\'e9 de bonnes plumes d'oie rien qu'\'e0 vous raconter ce que nous f\'eemes, Jim et moi, au d\'e9p\'f4t de Glasgow, comment nous arriv\'e2mes \'e0 conna\'eetre nos officiers et nos camarades, et comment ils firent notre connaissance. + +\par +\par Bient\'f4t arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occup\'e9s jusqu'alors \'e0 d\'e9couper l\rquote Europe en tranches comme s'il s'agissait d'un gigot de mouton, \'e9taient rentr\'e9s \'e0 tire d'aile dans leurs pays respectifs, que tout + ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, \'e9tait en marche vers la France. +\par +\par Nous entend\'eemes parler aussi de grands rassemblements, de grandes revues de troupes, qui avaient lieu \'e0 Paris. +\par +\par Puis on nous dit que Wellington \'e9tait dans les Pays-Bas, et que ce serait \'e0 nous et aux Prussiens \'e0 subir le premier choc. +\par +\par Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite qu'il pouvait. +\par +\par Tous les ports de la c\'f4te Est \'e9taient bond\'e9s de canons, de chevaux, de munitions. +\par +\par Le trois juin, nous re\'e7\'fbmes \'e0 notre tour notre ordre de mise en marche. +\par +\par Le soir m\'eame, nous nous embarqu\'e2mes \'e0 Leith, et nous arriv\'e2mes \'e0 Ostende le lendemain au soir. +\par +\par C'\'e9tait le premier pays \'e9tranger que je voyais. +\par +\par Il en \'e9tait d'ailleurs de m\'eame pour la plupart de mes camarades, car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. +\par +\par Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins qui pivotent en battant des ailes, chose qu\rquote on chercherait vainement d'un bout \'e0 l\rquote autre de l\rquote \'c9 +cosse. +\par +\par C'\'e9tait une ville propre, bien tenue, mais la taille y \'e9tait au-dessous de la moyenne, et on n'y trouvait \'e0 acheter ni ale ni galettes de farine d'avoine. +\par +\par De l\'e0 nous nous rend\'eemes dans un endroit nomm\'e9 Bruges, puis de l\'e0 \'e0 Gand o\'f9 nous f\'fbmes r\'e9unis avec le 52}{\super \'e8me}{ et le 95}{\super \'e8me}{, deux r\'e9giments qui, avec le n\'f4tre, formaient une brigade. +\par +\par C'est une ville \'e9tonnante, Gand, pour les clochers et les constructions en pierre. +\par +\par D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous travers\'e2mes, il n'en \'e9tait gu\'e8re qui n\rquote e\'fbt une \'e9glise plus belle qu'aucune de celles de Glasgow. +\par +\par De l\'e0 nous march\'e2mes sur Ath, petit village situ\'e9 sur une rivi\'e8re ou plut\'f4t sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. +\par +\par Nous y f\'fbmes log\'e9s surtout dans des tentes, car il faisait un beau temps ensoleill\'e9, et toute la brigade fut occup\'e9e du matin au soir \'e0 faire l'exercice. +\par +\par Nous \'e9tions command\'e9s par la g\'e9n\'e9ral Adams, nous avions pour colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, c'\'e9tait de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, dont le nom \'e9tait comme une sonnerie de clairon. + +\par +\par Il \'e9tait \'e0 Bruxelles avec le gros de l'arm\'e9e, mais nous savions que nous le verrions bient\'f4t s'il en \'e9tait besoin. +\par +\par Je n'avais jamais vu autant d'Anglais r\'e9unis, et je dois dire que j'\'e9prouvais quelque d\'e9dain \'e0 leur \'e9gard, comme cela se voit toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une fronti\'e8re. Mais les deux r\'e9giments qui \'e9 +taient avec nous \'e9taient dans d'aussi bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. +\par +\par Le 52}{\super \'e8me}{ avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait beaucoup de vieux soldats de la P\'e9ninsule. +\par +\par Le 95}{\super \'e8me}{ r\'e9giment se composait de carabiniers, et ils avaient un habit vert au lieu du rouge. +\par +\par C'\'e9tait chose \'e9trange que de les voir charger, car ils entouraient la balle d'un chiffon graiss\'e9, et la faisaient entrer avec un maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. +\par +\par Toute cette partie de la Belgique \'e9tait alors couverte de troupes anglaises, car la Garde y \'e9tait aussi, aux environs d\rquote Enghien, et il y avait des r\'e9giments de cavalerie, de notre c\'f4t\'e9, \'e0 quelque distance. +\par +\par Comme vous le voyez, Wellington \'e9tait oblig\'e9 de d\'e9ployer toutes ses forces, car Boney \'e9tait derri\'e8re son rideau de forteresses, et naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel c\'f4t\'e9 il d\'e9boucherait. +\par +\par Toutefois on pouvait \'eatre certain qu'il arriverait par o\'f9 on l'attendrait le moins. +\par +\par D'un c\'f4t\'e9, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous couper ainsi de l'Angleterre\~; d'un autre c\'f4t\'e9, il \'e9tait libre de se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc \'e9 +tait aussi malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et ses troupes l\'e9g\'e8res d\'e9ploy\'e9es comme une vaste toile d'araign\'e9e, de telle sorte que d\'e8s qu'un Fran\'e7ais aurait mis le pied par-dessus la fronti\'e8re, le Duc +\'e9tait en mesure de concentrer toutes ses troupes \'e0 l'endroit convenable. +\par +\par Pour moi, j'\'e9tais fort heureux \'e0 Ath, o\'f9 les gens \'e9taient pleins de bont\'e9 et de simplicit\'e9. +\par +\par Un fermier nomm\'e9 Bois, dans les champs duquel nous \'e9tions camp\'e9s, fut un excellent ami pour la plupart de nous. +\par +\par \'c0 nos moments perdus, nous lui b\'e2t\'eemes une grange de bois, et plus d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son linge \'e0 s\'e9cher sur des cordes\~: + on eut dit que l'odeur du linge humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter tout droit \'e0 la pens\'e9e du foyer domestique. +\par +\par Je me suis souvent demand\'e9 si ce brave homme et sa femme vivent encore. Ce n'est gu\'e8re probable, car bien que vigoureux, ils avaient d\'e9pass\'e9 le milieu de la vie \'e0 cette \'e9poque-l\'e0. +\par +\par Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait \'e0 fumer dans la vaste cuisine flamande, mais c'\'e9tait maintenant un Jim tout diff\'e9rent de celui d'autrefois. +\par +\par Il avait toujours eu un fond de duret\'e9, mais on e\'fbt dit que son malheur l'avait enti\'e8rement p\'e9trifi\'e9. Jamais je ne vis de sourire sur ses l\'e8vres. +\par +\par Il \'e9tait bien rare qu'il parl\'e2t. Tout son esprit se concentrait sur l'id\'e9e de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. +\par +\par Il passait des heures assis, le menton appuy\'e9 sur ses deux mains, le regard fixe, le sourcil fronc\'e9, tout absorb\'e9 par une seule pens\'e9e. +\par +\par Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'\'e0 un certain point, la cible des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, ils s'aper\'e7urent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le laiss\'e8rent tranquille. +\par +\par \'c0 cette \'e9poque, nous nous levions de fort bonne heure, et g\'e9n\'e9ralement la brigade enti\'e8re \'e9tait sous les armes d\'e8s la premi\'e8re lueur du jour. +\par +\par Un matin, c'\'e9tait le seize juin, nous venions de nous former, le g\'e9n\'e9ral Adams \'e9tait all\'e9 \'e0 cheval donner un ordre au colonel Reynell, \'e0 environ une port\'e9e de fusil de l'endroit o\'f9 je me trouvais, quand tout \'e0 + coup tous deux fix\'e8rent avec persistance leur regard sur la route de Bruxelles. +\par +\par Aucun de nous n'osa remuer la t\'eate, mais tous les hommes du r\'e9giment tourn\'e8rent les yeux de ce c\'f4t\'e9, et l\'e0 nous v\'eemes un officier, portant la cocarde d'aide de camp du g\'e9n\'e9ral, arriver sur la route \'e0 + grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait donner \'e0 son grand cheval gris pommel\'e9. +\par +\par Il penchait la t\'eate sur la crini\'e8re, et lui cinglait le cou avec le reste des r\'eanes. On e\'fbt dit que sa vie d\'e9pendait de sa rapidit\'e9. +\par +\par \endash Hol\'e0, Reynell, dit le g\'e9n\'e9ral, voil\'e0 qui commence \'e0 avoir l'air s\'e9rieux. Qu'est-ce que vous dites de cela\~? +\par +\par Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams ouvrit vivement la d\'e9p\'eache que lui tendit le messager. +\par +\par L'enveloppe n'\'e9tait pas encore \'e0 terre qu'il fit demi-tour, et agita la lettre au-dessus. De sa t\'eate, comme il l'e\'fbt fait de son sabre. +\par +\par \endash Rompez les rangs\~! cria-t-il. Revue g\'e9n\'e9rale et mise en marche dans une demi-heure. +\par +\par Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, et les nouvelles vol\'e8rent de bouche en bouche. +\par +\par Napol\'e9on avait franchi la fronti\'e8re la veille, pouss\'e9 les Prussiens devant lui, et s'\'e9tait d\'e9j\'e0 fort avanc\'e9 dans l\rquote int\'e9rieur du pays, \'e0 l'est par rapport \'e0 nous, avec cent cinquante mille hommes. +\par +\par Nous cour\'fbmes de tous c\'f4t\'e9s rassembler nos effets, et d\'e9jeuner. +\par +\par Moins d'une heure apr\'e8s, nous \'e9tions en marche, laissant derri\'e8re nous pour toujours Ath et le Dender. +\par +\par Il n'y avait pas un moment \'e0 perdre, car les Prussiens n'avaient donn\'e9 \'e0 Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien qu'il se f\'fbt \'e9lanc\'e9 de Bruxelles aux premi\'e8res rumeurs de l'\'e9v\'e9 +nement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, c'\'e9tait difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez \'e0 temps pour porter secours aux Prussiens. +\par +\par C'\'e9tait une belle et chaude matin\'e9e, et pendant que la brigade marchait sur la large chauss\'e9e belge, la poussi\'e8re s'en \'e9levait comme eut fait la fum\'e9e d'une batterie. +\par +\par Je puis vous dire que nous b\'e9n\'eemes celui qui avait plant\'e9 les peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que de la boisson. +\par +\par \'c0 travers champs, \'e0 gauche comme droite, il y avait d'autres routes, l'une tout pr\'e8s de la n\'f4tre, l'autre \'e0 un mille ou plus. +\par +\par Une colonne d'infanterie suivait la plus rapproch\'e9e. +\par +\par C'\'e9tait une belle rivalit\'e9 qui nous animait, car des deux c\'f4t\'e9s on mettait toute son \'e9nergie \'e0 jouer des jambes. +\par +\par Il flottait autour d\rquote eux une si large guirlande de poussi\'e8re, que nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de peau d'ours pointant \'e7\'e0 et l\'e0, ou la t\'eate et les \'e9paules d'un officier mont\'e9, dom +inant le nuage, et le drapeau qui flottait au vent. +\par +\par C\rquote \'e9tait une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec nous. +\par +\par Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un \'e9pais nuage de poussi\'e8re, mais qui s'entrouvrant de temps \'e0 autre, laissait apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un \'e9clat d'argent. +\par +\par La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, \'e9clatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. +\par +\par Si j'avais \'e9t\'e9 laiss\'e9 \'e0 moi-m\'eame, j'aurais \'e9t\'e9 longtemps \'e0 savoir ce que c'\'e9tait, mais nos caporaux et nos sergents \'e9taient tous d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait \'e0 c\'f4t\'e9 + de moi, hallebarde en main, et qui \'e9tait intarissable en conseils et renseignements. +\par +\par \endash + C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La gros +se cavalerie fran\'e7aise est trop forte pour nous. Ils sont dans la proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut viser \'e0 leur figure ou \'e0 + leur cheval. Rappelez-vous cela, quand ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de lame \'e0 travers le foie pour vous apprendre \'e0 vivre. \'c9coutez, \'e9coutez, \'e9coutez\~! Voici la vieille musique qui reprend\~! +\par +\par Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une canonnade quelque part au loin, \'e0 l'est de nous. +\par +\par C'\'e9tait grave et rauque. +\par +\par On e\'fbt dit un rugissement de quelque b\'eate f\'e9roce, toute barbouill\'e9e de sang, qui ne prosp\'e8re qu'aux d\'e9pens des existences humaines. +\par +\par Au m\'eame instant on cria derri\'e8re nous \'ab\~Eh\~! Eh\~! Eh\~!\~\'bb et quelqu'un commanda d'une voix forte\~: \'ab\~Laissez passer les canons\~!\~\'bb +\par +\par Je tournai la t\'eate et je vis les compagnies d'arri\'e8re-garde ouvrir soudain les rangs et se jeter de chaque c\'f4t\'e9 de la route, pendant que six chevaux couleur cr\'e8me, attel\'e9s par paires, galopant ventre \'e0 terre, arrivaient \'e0 + grand fracas dans l'espace libre, tra\'eenant un beau canon de douze qui tournait et craquait derri\'e8re eux. +\par +\par Puis, il en vint un second, un troisi\'e8me, vingt quatre en tout, ils pass\'e8rent pr\'e8s de nous avec grand bruit, grand vacarme, les hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponn\'e9 +s aux canons et aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs fouets, les crini\'e8res flottant au vent, les \'e9couvillons et les seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. +\par +\par L'air \'e9tait tout remu\'e9 de cette agitation f\'e9brile, du tintement sonore des cha\'eenes. +\par +\par Un grandement sourd monta des fosses. +\par +\par Les artilleurs y r\'e9pondirent par des cris, et nous v\'eemes rouler devant nous un nuage gris, et quantit\'e9 de bonnets \'e0 poils firent par moments tache dans l'obscurit\'e9. +\par +\par Puis les compagnies se referm\'e8rent, pendant que le grondement qui s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que jamais. +\par +\par \endash Il y a l\'e0 trois batteries, dit le sergent. Ce sont des }{\i Bull}{ et des }{\i Webber Smith}{. Ces derniers sont neufs. Il y en a davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laiss\'e9 +e par un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez \'e0 \'eatre atteint, donnez la pr\'e9f\'e9rence \'e0 un canon de douze, car un de neuf vous \'e9crabouille, tandis que celui de douze vous coupe en deux comme une carotte. +\par +\par Et il continua, en me donnant des d\'e9tails sur les horribles blessures qu'il avait vues, ce qui gla\'e7ait mon sang dans mes veines. +\par +\par Vous auriez frott\'e9 toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que vous ne les auriez pas rendues plus blanches. +\par +\par \endash Ah\~! Ah\~! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez un paquet de mitraille dans les tripes\~! dit-il. +\par +\par \'c0 ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commen\'e7ai \'e0 comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. +\par +\par Je me mis aussi \'e0 rire, et les autres en firent autant, mais on ne riait pas de tr\'e8s bon c\'9cur. +\par +\par Le soleil \'e9tait presque au-dessus de nos t\'eates quand on fit halte, dans une petite localit\'e9 nomm\'e9e Hal. +\par +\par Il y a l\'e0 une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon shako. Jamais une cruche d'ale d'\'c9cosse ne me parut aussi bonne que cette eau-l\'e0. +\par +\par Des canons pass\'e8rent encore devant nous, puis les Hussards de Vivian\~: il y en avait trois r\'e9giments, fort coquets sur leurs beaux chevaux bai-brun. +\par +\par C'\'e9tait un r\'e9gal pour l'\'9cil. +\par +\par Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie \'e0 c\'f4t\'e9 de moi, quelques ann\'e9es auparavant, j'avais assist\'e9 \'e0 la lutte du navire de commerce contre les corsaires. +\par +\par Ce bruit \'e9tait maintenant si fort qu'il me semblait que l'on devait se battre de l'autre c\'f4t\'e9 du bois le plus proche, mais mon ami le sergent en savait plus long. +\par +\par \endash C\rquote est \'e0 douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en \'eatre certain, le g\'e9n\'e9ral sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans quoi nous ne serions pas \'e0 nous reposer \'e0 Hal. +\par +\par Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute apr\'e8s, le colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et de bivouaquer sur place. +\par +\par Nous y pass\'e2mes toute la journ\'e9e, pendant laquelle nous v\'eemes d\'e9filer de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, Anglais, Hollandais, Hanovriens. +\par +\par La musique endiabl\'e9e dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. +\par +\par Vers huit heures du soir, elle cessa compl\'e8tement. +\par +\par Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de patience. +\par +\par Le lendemain, la brigade resta \'e0 Hal, tout le matin, mais vers midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avan\'e7\'e2mes jusqu'\'e0 un petit village appel\'e9 Braine le\'85 je ne sais plus quoi. +\par +\par Il n'\'e9tait que temps, car un orage terrible fondit tout \'e0 coup sur nous, d\'e9versant des torrents d'eau qui chang\'e8rent tous les champs et tous les chemins en marais et bourbiers. +\par +\par Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y trouv\'e2mes deux tra\'eenards, l'un faisait partie d'un r\'e9giment \'e0 jupon, l'autre \'e9tait un homme de la l\'e9gion allemande, et ils avaient \'e0 nous apprendre des nouvelles qui \'e9 +taient aussi sombres que le temps. +\par +\par Boney avait ross\'e9 les Prussiens la veille, et nos hommes avaient eu bien de la peine \'e0 tenir bon contre Ney\~: ils avaient pourtant fini par le battre. +\par +\par Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute d\'e9fra\'eechie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre empressement \'e0 nous entasser autour des deux hommes dans la grange. +\par +\par On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu \'e9taient \'e0 leur tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. +\par +\par On rit, on applaudit, on g\'e9mit tour \'e0 tour, en entendant raconter que la 44}{\super \'e8me}{ avait re\'e7u la cavalerie en ligne, que les Hollando-Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse p\'e9n\'e9 +trer les Lanciers dans son carr\'e9, et les y avait tu\'e9s \'e0 loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur c\'f4t\'e9 en r\'e9duisant le 69}{\super \'e8me}{ \'e0 sa plus simple expression et emportant un des drapeaux. +\par +\par Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le contact avec les Prussiens. +\par +\par Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une grande bataille \'e0 l'endroit m\'eame o\'f9 nous avions fait halte. +\par +\par Et nous v\'eemes bient\'f4t que ce bruit \'e9tait fond\'e9, car le temps s'\'e9claircit vers le soir, et tout le monde monta sur la cr\'eate pour voir ce qui pouvait se voir. +\par +\par C'\'e9tait une belle campagne de terres \'e0 bl\'e9 et de prairies. +\par +\par Les r\'e9coltes commen\'e7aient \'e0 jaunir, et les seigles, qui \'e9taient superbes, atteignaient l'\'e9paule d'un homme. +\par +\par Il \'e9tait impossible de concevoir un tableau plus paisible. +\par +\par De quelque c\'f4t\'e9 qu'on port\'e2t les yeux, on ne voyait que collines aux courbes onduleuses toutes couvertes de bl\'e9, et par-dessus elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi les peupliers. Mais \'e0 + travers tout ce joli tableau, apparaissait comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en marche, habill\'e9s les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant les routes\~ +; l\rquote une des extr\'e9mit\'e9s si rapproch\'e9e, qu'elle pouvait entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en faisceaux, sur la cr\'eate \'e0 notre gauche, tandis que l'autre extr\'e9mit\'e9 se perdait dans les bois, aussi loin + que nous pouvions voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de chevaux tirant \'e0 grand-peine, l'\'e9clat sombre des canons, les hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues et les d\'e9gager de la vase \'e9 +paisse, profonde. +\par +\par Pendant que nous \'e9tions l\'e0, r\'e9giment par r\'e9giment, brigade par brigade, vinrent prendre position sur la cr\'eate, et avant le coucher du soleil, nous \'e9tions form\'e9e en une ligne de plus de soixante mille hommes, fermant \'e0 Napol\'e9 +on la routa de Bruxelles. +\par +\par Mais la pluie avait recommenc\'e9 avec force. Nous autres, du 77\'e8me, nous nous pr\'e9cipit\'e2mes de nouveau dans notre grange. Nous \'e9tions bien mieux abrit\'e9s que le plus grand nombre de nos camarades, qui durent rester \'e9 +tendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, et attendre ainsi jusqu'\'e0 la premi\'e8re lueur du jour. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504959}{\*\bkmkstart _Toc89889381}XII \endash L\rquote OMBRE SUR LA TERRE{\*\bkmkend _Toc72504959} +{\*\bkmkend _Toc89889381} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Il faisait encore une pluie fine le matin\~; des nuages bruns se mouvaient sous un vent humide et glacial. +\par +\par J'\'e9prouvai une impression \'e9trange en ouvrant les yeux, quand je songeai que je prendrais part, ce jour-l\'e0, \'e0 une bataille, bien qu'aucun de nous ne s'attendit \'e0 une bataille telle que celle qui se livra. +\par +\par Toutefois, nous \'e9tions debout, et tout pr\'eats d\'e8s la premi\'e8re clart\'e9, et quand nous ouvr\'eemes les portes de notre grange, nous entend\'eemes la plus divine musique que j'aie jamais \'e9cout\'e9 +e, et qui jouait quelque part, dans le lointain. +\par +\par Nous nous \'e9tions form\'e9s en petits groupes pour y pr\'eater l'oreille. Comme, c'\'e9tait doux, innocent, m\'e9lancolique. Mais notre sergent \'e9clata de rire en voyant combien nous \'e9tions charm\'e9s. +\par +\par \endash Ce sont les musiques fran\'e7aises, dit-il, et si vous montez jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous pourront bien ne plus revoir. +\par +\par Nous mont\'e2mes. +\par +\par La belle musique arrivait encore \'e0 nos oreilles. Nous nous arr\'eat\'e2mes sur une hauteur qui se trouvait \'e0 quelques pas de la grange. +\par +\par L\'e0-bas, au pied de la pente, \'e0 une demi-port\'e9e de fusil de nous, s'\'e9levait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, entour\'e9e d'une haie avec un bout de verger. +\par +\par Tout autour \'e9taient rang\'e9s en ligne des hommes en habits rouges et hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activit\'e9 d\rquote abeilles, \'e0 percer des trous dans les murailles et \'e0 barrer les portes. +\par +\par \endash Ceux-l\'e0, ce sont les compagnies l\'e9g\'e8res de la Garde, dit le sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez les feux de bivouac des Fran\'e7ais. +\par +\par Nous regard\'e2mes de l'autre c\'f4t\'e9 de la vall\'e9e, vers la cr\'eate basse, et nous v\'eemes un millier de petites pointes jaunes de flamme, surmont\'e9es d'un panache de fum\'e9e noire qui montait lentement dans l'air alourdi. +\par +\par Il y avait une autre ferme sur la pente oppos\'e9e de la vall\'e9e, et pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, un petit groupe de cavaliers qui nous examin\'e8rent attentivement. +\par +\par Il y avait, en arri\'e8re, une douzaine de hussards, et en avant, cinq hommes, dont trois coiff\'e9s de casques, un autre avec un long plumet rouge et droit \'e0 son chapeau. Le dernier avait une coiffure basse. +\par +\par \endash Par Dieu\~! s'\'e9cria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. +\par +\par J'\'e9carquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait \'e9tendu au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plong\'e9 les Nations dans les t\'e9n\'e8bres pendant vingt-cinq ans, cette ombre qui \'e9tait m\'eame all\'e9e s'\'e9 +tendre jusqu'au-dessus de notre ferme lointaine, et nous avait violemment arrach\'e9s, moi, Edie et Jim, \'e0 l'existence que nos familles avaient men\'e9es avant nous. +\par +\par Autant que je pus en juger \'e0 cette distante, c'\'e9tait un homme trapu, aux \'e9paules carr\'e9es. +\par +\par Il tenait appliqu\'e9e \'e0 ses yeux sa lorgnette, en \'e9cartant fortement les coudes de chaque c\'f4t\'e9. +\par +\par J'\'e9tais encore occup\'e9 \'e0 le regarder, quand j'entendis \'e0 c\'f4t\'e9 de moi un fort souffle de respiration. +\par +\par C'\'e9tait Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. +\par +\par Il avan\'e7ait la figure jusque sur mon \'e9paule. +\par +\par \endash C'est lui, Jock, dit-il \'e0 voix basse. +\par +\par \endash Oui, c'est Boney, r\'e9pondis-je. +\par +\par \endash Non, non, c'est lui\~; c'est de Lapp, ou de Lissac, \'e0 moins que ce d\'e9mon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. +\par +\par Alors je le reconnus imm\'e9diatement. +\par +\par C'\'e9tait le cavalier dont le chapeau \'e9tait orn\'e9 d'un grand plumet rouge. +\par +\par M\'eame \'e0 cette distance, j\rquote aurais jur\'e9 que c'\'e9tait lui, en voyant ses \'e9paules tombantes, et sa fa\'e7on de porter la t\'eate. +\par +\par Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il avait le sang en \'e9bullition \'e0 la vue de cet homme, et qu'il \'e9tait capable de n'importe quelle folie. +\par +\par Mais \'e0 ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait \'e0 de Lissac quelques mots. +\par +\par Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que r\'e9sonnait un coup de canon, et que d'une batterie plac\'e9e sur la cr\'eate partait un nuage de fum\'e9e blanche. +\par +\par Au m\'eame instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. +\par +\par Nous cour\'fbmes \'e0 nos armes et on se forma. +\par +\par Il y eut une s\'e9rie de coups de feu tir\'e9s tout le long de la ligne, et nous cr\'fbmes que la bataille avait commenc\'e9, mais en r\'e9alit\'e9 cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pi\'e8ces. +\par +\par Il \'e9tait en effet \'e0 craindre que les amorces n'aient \'e9t\'e9 mouill\'e9es par l'humidit\'e9 de la nuit. +\par +\par De l'endroit o\'f9 nous \'e9tions, nous avions sous les yeux un spectacle qui m\'e9ritait qu'on pass\'e2t la mer pour le voir. +\par +\par Sur notre cr\'eate s'\'e9tendaient les carr\'e9s, alternativement rouges et bleus, qui allaient jusqu'\'e0 un village, situ\'e9 \'e0 plus de deux miles de nous. +\par +\par On se disait n\'e9anmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montr\'e9 la veille qu'ils n'avaient pas le c\'9cur assez ferme pour la besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-l\'e0 + comme camarades. +\par +\par En outre, nos troupes anglaises elles m\'eames \'e9taient compos\'e9es de miliciens et de recrues, car l'\'e9lite de nos vieux r\'e9giments de la P\'e9ninsule \'e9taient encore sur des transports, en train de passer l'Oc\'e9 +an, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents d'Am\'e9rique. +\par +\par Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les bleus de la L\'e9gion allemande, les lignes rouges de la brigade Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointill\'e9 + vert des carabiniers, dispos\'e9s \'e0 l'avant. +\par +\par Nous savions que, quoiqu'il arriv\'e2t, c'\'e9taient des gens \'e0 tenir bon partout o\'f9 on les placerait, et qu'ils avaient \'e0 leur t\'eate un homme capable de les placer dans les postes o\'f9 ils pourraient tenir bon. +\par +\par Du c\'f4t\'e9 des Fran\'e7ais, nous n'apercevions gu\'e8re que le clignotement de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispers\'e9s sur les courbes de la cr\'eate. Mais comme nous \'e9tions l\'e0 \'e0 attendre, tout \'e0 + coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. +\par +\par Leur arm\'e9e enti\'e8re monta et d\'e9borda, par-dessus la faible hauteur qui les avait cach\'e9s\~; les brigades succ\'e9dant aux brigades, les divisions aux divisions, jusqu'\'e0 ce qu'enfin toute la pente, jusqu'en bas, e\'fb +t pris la couleur bleue de leurs uniformes, et scintilla de l'\'e9clat de leurs armes. +\par +\par On e\'fbt dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuy\'e9s sur leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient l\'e0-bas ce vaste rassemblement, et \'e9 +coutaient ce que savaient les vieux soldats qui avaient d\'e9j\'e0 combattu contre les Fran\'e7ais. +\par +\par Puis, lorsque l'infanterie se fut form\'e9e en masses longues et profondes, leurs canons arriv\'e8rent en bondissant et tournant le long de la pente. +\par +\par Rien de plus joli \'e0 voir que la prestesse avec laquelle ils les mirent en batterie, tout pr\'eats \'e0 entrer en action. +\par +\par Ensuite, \'e0 un trot imposant, se pr\'e9senta la cavalerie, trente r\'e9giments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, arm\'e9s du sabre \'e9tincelant ou de la lance \'e0 pennon. +\par +\par Ils se form\'e8rent sur les flancs et en arri\'e8re en longues lignes mobiles et brillantes. +\par +\par \endash Voil\'e0 nos gaillards, s'\'e9cria notre vieux sergent. Ce sont des goinfres \'e0 la bataille. Oh pour cela\~! oui. Et vous voyez ces r\'e9giments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en arri\'e8re de la ferme. C +'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes enfants, tous des hommes d'\'e9lite, des diables \'e0 t\'eate grise, qui n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps o\'f9 ils n'\'e9taient pas plus haut que mes gu\'ea +tres. Ils sont trois contre deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu\~! vous autres recrues, ils vous feront d\'e9sirer d'\'eatre revenus \'e0 Argyle street, avant d'en avoir fini avec vous. +\par +\par Il n'\'e9tait gu\'e8re encourageant, notre sergent, mais il faut dire qu'il avait \'e9t\'e9 \'e0 toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il avait sur la poitrine une m\'e9 +daille avec sept barrettes, de sorte qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. +\par +\par Quand les fran\'e7ais se furent rang\'e9s enti\'e8rement, un peu hors de la port\'e9e des canons, nous v\'eemes un petit groupe de cavaliers tout chamarr\'e9s d'argent, d'\'e9carlate et d'or, circuler rapidement entre les divisions, et sur leur passage +\'e9clat\'e8rent, des deux c\'f4t\'e9s, des cris d'enthousiasme, et nous p\'fbmes voir des bras s'allonger, des mains s'agiter vers eux. +\par +\par Un instant apr\'e8s, le bruit cassa. +\par +\par Les deux arm\'e9es rest\'e8rent face \'e0 face dans un silence absolu, terrible. +\par +\par C'est un spectacle qui revient souvent dans mes r\'eaves. +\par +\par Puis, tout \'e0 coup, il se produisit un mouvement d\'e9sordonn\'e9 parmi les hommes qui se trouvaient juste devant nous. +\par +\par Une mince colonne se d\'e9tacha de la grosse masse bleue, et s'avan\'e7a d'un pas vif vers la ferme situ\'e9e en bas de notre position. +\par +\par Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit d'une batterie anglaise \'e0 notre gauche. +\par +\par La batailla de Waterloo venait de commencer. +\par +\par Il ne m'appartient pas de chercher \'e0 vous raconter l'histoire de cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demand\'e9 mieux que de me tenir en dehors d'un pareil \'e9v\'e9nement, s'il n'\'e9tait pas arriv\'e9 que notre de +stin, celui de trois modestes \'eatres qui \'e9taient venus l\'e0 de la fronti\'e8re, avait \'e9t\'e9 de nous y m\'ealer au m\'eame point que s'il s'\'e9tait agi de n'importe lequel de tous les rois ou empereurs. +\par +\par \'c0 dire honn\'eatement la v\'e9rit\'e9, j'en ai appris sur cette bataille, plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. +\par +\par En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de chaque c\'f4t\'e9, et une grosse masse de fum\'e9e blanche au bout de mon fusil. +\par +\par Ce fut par les l\'e8vres et par les conversations d'autres personnes que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, comment elle avait enfonc\'e9 les fameux cuirassiers, comment elle fut hach\'e9e en morceaux avant d'avoir pu revenir. + +\par +\par C'est aussi par l\'e0 que j'appris tout ce qui concerne les attaques successives, la fuite des Belges, la fermet\'e9 qu'avaient montr\'e9e Pack et Kempt. +\par +\par Mais je puis, d'apr\'e8s ce que je sais par moi m\'eame, parler de ce que nous v\'eemes nous m\'eames par les intervalles de la fum\'e9e et les moment d'accalmie de la fusillade, et c\rquote est pr\'e9cis\'e9ment cela que je vous raconterai. +\par +\par Nous \'e9tions \'e0 la gauche de la ligne, et en r\'e9serve, car le duc craignait que Boney ne cherch\'e2t \'e0 nous tourner de ce c\'f4t\'e9, pour nous prendre par derri\'e8re, de sorte que nos trois r\'e9 +giments, ainsi qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient \'e9t\'e9 post\'e9s l\'e0 pour \'eatre pr\'eats \'e0 tout hasard. +\par +\par Il y avait aussi deux brigades de cavalerie l\'e9g\'e8re, mais l'attaque des Fran\'e7ais se faisait enti\'e8rement de front, si bien que la journ\'e9e \'e9tait d\'e9j\'e0 assez avanc\'e9e avant qu'on e\'fbt r\'e9ellement besoin de nous. +\par +\par La batterie anglaise, qui avait tir\'e9 le premier coup de canon, continuait \'e0 faire feu bien loin vers notre gauche. +\par +\par Une batterie allemande travaillait ferme \'e0 notre droite. +\par +\par Aussi \'e9tions-nous compl\'e8tement envelopp\'e9s de fum\'e9e, mais nous n'\'e9tions pas cach\'e9s au point de rester invisibles pour une ligne d'artillerie fran\'e7aise, post\'e9e en face de nous, car une vingtaine de boulets travers\'e8 +rent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent s'abattre juste au milieu de nous. +\par +\par Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa pr\'e8s de mon oreille, je baissai la t\'eate comme un homme qui va plonger, mais notre sergent me donna une bourrade dans les c\'f4tes avec le bout de sa hallebarde. +\par +\par \endash Ne vous montrez pas si poli que \'e7a, dit-il. Ce sera assez t\'f4t pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touch\'e9. +\par +\par Il y eut un de ces boulets qui r\'e9duisit en une bouillie sanglante cinq hommes \'e0 la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. +\par +\par On e\'fbt dit un ballon rouge de football. +\par +\par Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd comme celui d'une pierre lanc\'e9e dans de la boue. Il lui brisa les reins et le laissa l\'e0 gisant, comme une groseille \'e9clat\'e9e. +\par +\par Trois autres boulets tomb\'e8rent plus loin vers la droite. Les mouvements d\'e9sordonn\'e9s et les cris nous apprirent qu'ils avaient port\'e9. +\par +\par \endash Ah\~! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. +\par +\par \endash Je l'avais pay\'e9 cinquante belles livres \'e0 Glasgow, dit l'autre. N'\'eates-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se tenir couch\'e9s, maintenant que les canons ont pr\'e9cis\'e9 leur tir sur nous\~? +\par +\par \endash Pfut\~! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du bien. +\par +\par \endash Ils en apprendront assez, avant que la journ\'e9e soit finie, r\'e9pondit l'adjudant. +\par +\par Mais \'e0 ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le 52}{\super \'e8me}{ \'e9taient couch\'e9s \'e0 droite et \'e0 gauche de nous, de sorte qu'il nous commanda de nous \'e9tendre aussi \'e0 terre. Nous f\'fbmes rudement +contents, lorsque nous p\'fbmes entendre les projectiles passer, en hurlant comme des chiens affam\'e9s, par-dessus notre dos \'e0 quelques pieds de hauteur. +\par +\par M\'eame alors un bruit sourd, un \'e9claboussement presque \'e0 chaque minute, puis un cri de douleur, un tr\'e9pignement de bottes sur le sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. +\par +\par Il tombait une pluie fine. +\par +\par L'air humide maintenait la fum\'e9e pr\'e8s de terre\~: aussi nous ne pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant nous, bien que le grondement des canons nous montra que la bataille \'e9tait engag\'e9e sur toute la ligne. +\par +\par Quatre cents pi\'e8ces tournaient alors ensemble, et faisaient assez de bruit pour nous briser le tympan. +\par +\par En effet, il n'y eut pas un de nous \'e0 qui il ne resta un sifflement dans la t\'eate pendant bien des jours qui suivirent. +\par +\par Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un canon fran\'e7ais et nous distinguions parfaitement les servants de cette pi\'e8ce. +\par +\par C'\'e9tait de petits hommes agiles, avec des culottes tr\'e8s collantes, de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que bourrer, passer l'\'e9couvillon, et tirer. +\par +\par Ils \'e9taient quatorze quand je les vis pour la premi\'e8re fois. +\par +\par La derni\'e8re, ils n'\'e9taient plus que quatre, mais ils travaillaient plus activement que jamais. +\par +\par La ferme qu'on appelle Hougoumont \'e9tait en bas, en face de nous. +\par +\par Pendant toute la matin\'e9e, nous p\'fbmes voir qu'il s'y livrait une lutte terrible, car les murs, les fen\'eatres, les haies du verger n'\'e9taient que flammes et fum\'e9 +e et il en sortait des cris et des hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil jusqu'alors. +\par +\par Elle \'e9tait \'e0 moiti\'e9 br\'fbl\'e9e, tout \'e9ventr\'e9e par les boulets. +\par +\par Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats de la garde s'y maintinrent pendant la matin\'e9e, deux cents pendant la soir\'e9e, et pas un Fran\'e7ais n'en d\'e9passa le seuil. +\par +\par Mais comme ils se battaient, ces Fran\'e7ais\~! +\par +\par Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans laquelle ils marchaient. +\par +\par Un d'eux \endash je crois le voir encore \endash un homme au teint h\'e2l\'e9, assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avan\'e7a en boitant, tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte lat\'e9rale de Hougoumont, o\'f9 il s +e mit \'e0 frapper, en criant \'e0 ses hommes de les suivre. +\par +\par Il resta l\'e0 cinq minutes, allant et venant devant les canons de fusil qui l'\'e9pargnaient, jusqu'\'e0 ce qu'enfin un tirailleur de Brunswick, post\'e9 dans le verger, lui cassa la t\'eate d'un coup de feu. +\par +\par Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la journ\'e9e, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par deux, par trois, l'air aussi r\'e9solu que s'ils avaient toute l'arm\'e9e sur leurs talons. +\par +\par Nous rest\'e2mes ainsi tout le matin, \'e0 contempler la bataille qui se livrait l\'e0-bas \'e0 Hougoumont\~; mais bient\'f4t le Duc reconnut qu'il n'avait rien \'e0 craindre sur sa droite, et il se mit \'e0 nous employer d'une autre mani\'e8re. +\par +\par Les fran\'e7ais avaient pouss\'e9 leurs tirailleurs jusqu'au del\'e0 de la ferme. +\par +\par Ils \'e9taient couch\'e9s dans le bl\'e9 encore vert en face de nous. +\par +\par De l\'e0, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche trois pi\'e8ces sur six \'e9taient muettes, avec leurs servants \'e9pars sur le sol autour d'elles. +\par +\par Mais le Duc avait l'\'9cil \'e0 tout. +\par +\par \'c0 ce moment, il arriva au galop. +\par +\par C'\'e9tait un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard tr\'e8s vif, un nez crochu, et une grande cocarde \'e0 son chapeau. +\par +\par Il avait derri\'e8re lui une douzaine d'officiers, aussi fringants que s'ils participaient \'e0 une chasse au renard, mais de cette douzaine il n'en restait pas un seul le soir. +\par +\par \endash Chaude affaire, Adams\~! dit-il en passant. +\par +\par \endash Tr\'e8s chaude, votre Gr\'e2ce, dit notre g\'e9n\'e9ral. +\par +\par \endash Mais nous pouvons les arr\'eater, je crois. Tut\~! Tut\~! nous ne saurions permettre \'e0 des tirailleurs de r\'e9duire une batterie au silence. Allez me d\'e9busquer ces gens-l\'e0, Adams. +\par +\par Alors j'\'e9prouvai pour la premi\'e8re fois ce frisson diabolique qui vous court dans le corps, quand on vous donne votre r\'f4le \'e0 remplir dans le combat. +\par +\par Jusqu'\'e0 pr\'e9sent, nous n'avions pas fait autre chose que de rester couch\'e9s et d'\'eatre tu\'e9s, ce qui est la chose la plus maussade du monde. +\par +\par \'c0 pr\'e9sent notre tour \'e9tait venu, et sur ma parole, nous \'e9tions pr\'eats. +\par +\par Nous nous lev\'e2mes, toute la brigade, en formant une ligne de quatre hommes d'\'e9paisseur. +\par +\par Alors }{\i ils}{ se sauv\'e8rent comme des vanneaux, en baissant la t\'eate, arrondissant le dos, et tra\'eenant leurs fusils par terre. +\par +\par La moiti\'e9 d'entre eux \'e9chapp\'e8rent, mais nous nous empar\'e2mes des autres, et tout d'abord de leur officier, car c'\'e9tait un tr\'e8s gros homme, qui ne pouvait courir bien vite. +\par +\par Je re\'e7us comme un coup en voyant Rob Stewart, qui \'e9tait \'e0 ma droite, planter sa ba\'efonnette en plein dans le large dos de cet homme, que j'entendis jeter un hurlement de damn\'e9. +\par +\par On ne fit aucun quartier dans ce champ\~; on s'escrima contre eux de la pointe ou de la crosse. +\par +\par Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien d'\'e9tonnant, car pendant toute la matin\'e9e, ces gu\'eapes n'avaient cess\'e9 de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour nous. +\par +\par Et alors, apr\'e8s avoir franchi l'autre bord du champ de bl\'e9, comme nous \'e9tions sortis de la zone de fum\'e9e, nous v\'eemes devant nous l'arm\'e9e fran\'e7aise tout enti\'e8re, dont nous n'\'e9tions s\'e9par\'e9s que par deux pr\'e9s et un petit + sentier. +\par +\par Nous jet\'e2mes un grand cri en les voyant, et nous nous serions lanc\'e9s \'e0 l'attaque, si l'on nous avait laiss\'e9s faire, car les jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux eux jusqu'au moment o\'f9 ils sont compl\'e8 +tement engag\'e9s. +\par +\par Mais le Duc \'e9tait venu au trot tout pr\'e8s de nous pendant que nous avancions. +\par +\par Les officiers passaient \'e0 cheval devant nous en agitant leurs \'e9p\'e9es pour nous arr\'eater. +\par +\par Des sonneries de clairons se firent entendre. +\par +\par Il y eut des pouss\'e9es, des man\'9cuvres, les sergents jurant et nous bourrant de coups de hallebarde. +\par +\par En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'\'e9crire, la brigade \'e9tait dispos\'e9e en trois petits carr\'e9s bien dessin\'e9s, tout h\'e9riss\'e9s de ba\'efonnettes, et dispos\'e9s en \'e9chelon, comme on dit, ce qui permettait \'e0 chacun d\rquote +eux de tirer en travers de l'une des faces de l'autre. +\par +\par Ce fut l\'e0 notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que j'\'e9tais, et il n'\'e9tait m\'eame que temps. +\par +\par Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. +\par +\par De derri\'e8re cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne ressemble autant que celui des vagues sur la c\'f4te de Berwick quand le vent vient de l'est. +\par +\par La terre \'e9tait tout \'e9branl\'e9e de ce grondement sourd\~: l'air en \'e9tait plein. +\par +\par \endash Ferme, soixante-onzi\'e8me, au nom de Dieu, tenez ferme\~! cria derri\'e8re nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquet\'e9e de marguerites et de pissenlits. +\par +\par Puis tout \'e0 coup par-dessus la cime nous v\'eemes surgir huit cents casques de cuivre, cela subitement. +\par +\par Chacun de ces casques faisait flotter une longue crini\'e8re, et sous ses casques apparurent huit cents figures farouches, h\'e2l\'e9es, qui s'avan\'e7aient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un m\'eame nombre de chevaux. +\par +\par Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des sabres, des crini\'e8res s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. +\par +\par Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurt\'e8rent contre leurs cuirasses avec le cr\'e9pitement de la gr\'eale contre une fen\'eatre. +\par +\par Je fis feu comme les autres et me h\'e2tai de recharger, en regardant devant moi, \'e0 travers la fum\'e9e, o\'f9 je vis un objet long et mince qui allait flottant lentement en avant et en arri\'e8re. +\par +\par Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. +\par +\par Une bouff\'e9e de vent emporta le voile qui s'\'e9tendait devant nous et alors nous p\'fbmes voir ce qui s'\'e9tait pass\'e9. +\par +\par Je m'\'e9tais attendu \'e0 voir la moiti\'e9 de ce r\'e9giment de cavalerie couch\'e9 \'e0 terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent prot\'e9g\'e9s, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation que nous avait caus\'e9 +e leur approche, nous eussions tir\'e9 haut, notre feu ne leur avait pas caus\'e9 grand dommage. +\par +\par Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble \'e0 moins de dix yards de moi, celui du milieu \'e9tait compl\'e8tement sur le dos, les quatre pattes en l'air, et c'\'e9tait l'une de ces pattes que j'avais vue s'agiter \'e0 travers la fum\'e9e. + +\par +\par Il y avait huit ou dix morts et autant de bless\'e9s, qui restaient assis sur l'herbe, la plupart tout \'e9tourdis, mais l'un d'eux criant \'e0 tue-t\'eate\~: +\par +\par \endash Vive l'Empereur\~! +\par +\par Un autre, qui avait re\'e7u une balle dans la cuisse, un grand diable \'e0 moustache noire, \'e9tait assis le dos contre le cadavre de son cheval. +\par +\par Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que s'il avait concouru pour le tir \'e0 la cible, et il atteignit en plein front Angus Myres qui n'\'e9tait s\'e9par\'e9 de moi que par deux hommes. +\par +\par Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se trouvait tout pr\'e8s, mais avant qu'il e\'fbt le temps de la saisir, le gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, accourut et lui planta sa ba\'ef +onnette dans la gorge. Grand dommage, car c\rquote \'e9tait un fort bel homme\~! +\par +\par Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'\'e9taient enfuis \'e0 la faveur de la fum\'e9e, mais ils n\rquote \'e9taient pas gens \'e0 le faire aussi facilement. +\par +\par Leurs chevaux avaient d\'e9vi\'e9 sous notre feu. +\par +\par Ils avaient continu\'e9 leur course au del\'e0 de notre carr\'e9 et re\'e7u le feu des deux carr\'e9s plac\'e9s plus loin. +\par +\par Alors ils franchirent une haie, rencontr\'e8rent un r\'e9giment de Hanovriens form\'e9 en ligne et les trait\'e8rent comme ils nous auraient trait\'e9s si nous n'avions pas \'e9t\'e9 aussi prompts. +\par +\par Ils le taill\'e8rent en pi\'e8ces en un instant. +\par +\par C'\'e9tait terrible de voir les gros Allemands courir en criant pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs \'e9perons pour donner plus d'\'e9lan \'e0 leurs sabres longs et lourds, les abattaient d'estoc et de taille sans merci. +\par +\par Je ne crois pas qu'il soit rest\'e9 cent hommes en vie de ce r\'e9giment. +\par +\par Les Fran\'e7ais revinrent, passant devant nous, criant et brandissant leurs armes qui \'e9taient rouges jusqu'\'e0 la garde. +\par +\par Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel \'e9tait un vieux soldat. +\par +\par \'c0 cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions recharg\'e9. +\par +\par Trois cavaliers pass\'e8rent encore un peu derri\'e8re la cr\'eate \'e0 notre droite. +\par +\par Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carr\'e9, ils seraient sur nous en un clin d'\'9cil. +\par +\par D\rquote autre part, il \'e9tait bien dur d'attendre l\'e0 ou nous \'e9tions, car ils avaient donn\'e9 le mot \'e0 une batterie de douze canons, qui se forma \'e0 mi-c\'f4te, \'e0 quelque centaines de yards mais nous ne pouvions l'apercevoir. +\par +\par Elle nous envoyait par-dessus la cr\'eate des boulets qui arrivaient juste au milieu de nous\~; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, dans la terre humide, un \'e9 +pieu qui devait leur servir de guide. Il le fit sous les fusils m\'eames de toute la brigade. +\par +\par Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur son voisin. +\par +\par L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du r\'e9giment sortit du carr\'e9 en courant, et alla arracher l'\'e9pieu, mais aussi prompt qu'un brochet \'e0 la poursuite d'uns truite, un lancier apparut sur la cr\'ea +te, et lui porta un coup si violent par derri\'e8re, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa lance sortirent par devant, entre le second et le troisi\'e8me bouton de la tunique du petit. +\par +\par \endash H\'e9l\'e8ne\~! H\'e9l\'e8ne\~! cria-t-il avant de tomber mort la face en avant, pendant que le lancier, cribl\'e9 de balles, s'abattait pr\'e8s de lui, sans l\'e2cher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, joints par ce terrible trait d' +union. +\par +\par Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'e\'fbmes gu\'e8re le temps de songer \'e0 autre chose. +\par +\par Un carr\'e9 est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets comme nous nous en aper\'e7\'fbmes, quand ils commenc\'e8rent \'e0 tailler des coupures rouges \'e0 + travers nos rangs, au point que nos oreilles \'e9taient lasses d'entendre le bruit sourd d'\'e9claboussement, que faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. +\par +\par Au bout de dix minutes de cette man\'9cuvre, notre carr\'e9 se d\'e9pla\'e7a d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derri\'e8re nous un autre carr\'e9, car cent vingt hommes et sept officiers marquaient la place que nous avions occup +\'e9e. +\par +\par Mais les canons nous retrouv\'e8rent. +\par +\par On essaya de la formation en ligne, mais aussit\'f4t la cavalerie \endash c'\'e9taient cette fois des lanciers \endash fondit sur nous par-dessus la hauteur. +\par +\par Je dois vous dire que nous f\'fbmes contents d'entendre le bruit des sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup pour coup. +\par +\par Et c'est ce que nous f\'eemes fort bien, car avec notre sang-froid, nous avions pris de la malice et de la cruaut\'e9. +\par +\par Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. +\par +\par Il arrive un moment o\'f9 l'on cesse de songer \'e0 sa peau, et il vous semble que vous cherchez seulement quelqu'un \'e0 qui faire payer tout ce que vous avez souffert. +\par +\par Cette fois nous pr\'eemes notre revanche sur les lanciers, car ils n'avaient pas de cuirasses pour les prot\'e9ger, et d'une seule salve, nous en jet\'e2mes \'e0 bas soixante-dix. +\par +\par Peut-\'eatre que si nous avions vu soixante dix m\'e8res pleurant sur les corps de leurs gar\'e7ons, nous n'aurions pas \'e9t\'e9 aussi contents, mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des b\'eates\~ +; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand ils ont r\'e9ussi \'e0 se prendre par la gorge. +\par +\par \'c0 ce moment, le colonel eut une id\'e9e excellente. +\par +\par Apr\'e8s avoir calcul\'e9 qu'apr\'e8s cette charge, la cavalerie serait \'e9loign\'e9e pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous fit reculer jusqu'\'e0 un creux plus profond, o\'f9 nous devions \'eatre \'e0 + l'abri de l'artillerie, avant qu'elle p\'fbt recommencer son tir. +\par +\par Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand besoin, car le r\'e9giment fondait comme un gla\'e7on au soleil. Mais si mauvais que cela f\'fbt pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. +\par +\par Tous les Hollando-Belges s'\'e9taient sauv\'e9s \'e0 toutes jambes \'e0 ce moment-l\'e0, au nombre de quinze mille, et il en r\'e9sultait de grands vides dans notre ligne, \'e0 travers lesquels la cavalerie fran\'e7 +aise allait et venait comme elle voulait. +\par +\par Puis, les canons fran\'e7ais avaient \'e9t\'e9 bien sup\'e9rieurs aux n\'f4tres par le tir et le nombre\~; notre grosse cavalerie avait \'e9t\'e9 hach\'e9e m\'eame, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort gaie pour nous. +\par +\par D\rquote autre part, Hougoumont, qui n'\'e9tait plus qu'une ruine tremp\'e9e de sang, \'e9tait rest\'e9 entre nos mains. Tous les r\'e9giments anglais tenaient bon. +\par +\par Pourtant, \'e0 dire la v\'e9rit\'e9 vraie, comme on doit le faire quand on est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers l'arri\'e8re, une pinc\'e9e d'habits rouges. Mais c'\'e9taient de tous jeunes gens, ceux-l\'e0, des tra\'ee +nards, des c\'9curs l\'e2ches comme il s'en trouve partout. +\par +\par Je le r\'e9p\'e8te, pas un r\'e9giment ne fl\'e9chit. +\par +\par Ce que nous pouvions distinguer de la bataille \'e9tait fort peu de chose, mais il e\'fbt fallu \'eatre aveugle pour ne point voir que, derri\'e8re nous, la campagne \'e9tait couverte de fuyards. +\par +\par Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en sussions rien, les Prussiens avaient commenc\'e9 leur mouvement. +\par +\par Napol\'e9on avait d\'e9tach\'e9 vingt mille hommes pour les arr\'eater, et c'\'e9tait une compensation pour ceux d'entre nous qui s'\'e9taient sauv\'e9s. +\par +\par Les forces en pr\'e9sence \'e9taient \'e0 peu pr\'e8s les m\'eames qu'au d\'e9but. +\par +\par Tout cela, pourtant, \'e9tait fort obscur pour nous. +\par +\par \'c0 un certain moment, la cavalerie fran\'e7aise avait d\'e9bord\'e9 en tel nombre entre nous et le reste de l'arm\'e9e, que nous cr\'fbmes quelque temps \'eatre la seule brigade rest\'e9e debout. +\par +\par Alors, serrant les dents, nous pr\'eemes la r\'e9solution de vendre notre vie le plus cher possible. +\par +\par Il \'e9tait entre quatre et cinq heures de l'apr\'e8s-midi, et nous n'avions rien \'e0 manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. +\par +\par Par-dessus le march\'e9, nous \'e9tions tremp\'e9s par la pluie. Elle nous avait arros\'e9s pendant tout le jour, mais pendant les derni\'e8res heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou \'e0 notre faim. +\par +\par Alors nous nous m\'eemes \'e0 regarder autour de nous et \'e0 raccourcir nos ceinturons, \'e0 nous demander qui avait \'e9t\'e9 atteint, qui avait \'e9t\'e9 \'e9pargn\'e9. +\par +\par Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, debout \'e0 ma droite et appuy\'e9 sur son fusil. +\par +\par Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'\'e9tais bless\'e9. +\par +\par \endash Tout va bien, Jim, r\'e9pondis-je. +\par +\par \endash Je crains bien d'\'eatre venu ici chasser un gibier imaginaire, dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu\~! j\rquote aurai sa peau, ou il aura la mienne. +\par +\par Il avait si longtemps couv\'e9 son tourment, le pauvre Jim, que je crois vraiment que cela lui avait tourn\'e9 la t\'eate. +\par +\par En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui n'avait presque rien d\rquote humain. +\par +\par Il avait toujours \'e9t\'e9 de ceux qui prennent \'e0 c\'9cur, m\'eame de petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonn\'e9, je crois qu'il n'avait jamais \'e9t\'e9 ma\'eetre de lui-m\'eame. +\par +\par Ce fut \'e0 ce moment de la bataille que nous assist\'e2mes \'e0 deux combats singuliers, chose assez commune, \'e0 ce qu'on me dit, dans les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exerc\'e9s a se battre par masses. +\par +\par Comme nous \'e9tions couch\'e9s dans le foss\'e9, deux cavaliers arriv\'e8rent \'e0 fond de train, sur la cr\'eate, en face de nous. +\par +\par Le premier \'e9tait un dragon anglais. Il avait la figure presque dans la crini\'e8re de son cheval. +\par +\par Derri\'e8re lui, arrivait \'e0 grand bruit, sur une grosse jument noire, un cuirassier fran\'e7ais, vieux gaillard \'e0 la t\'eate grise. +\par +\par Les n\'f4tres se mirent \'e0 les huer au passage, car il leur paraissait honteux qu'un Anglais cour\'fbt ainsi, mais au moment o\'f9 ils pass\'e8rent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. +\par +\par Le dragon avait laiss\'e9 choir son arme, il \'e9tait d\'e9sarm\'e9, et l'autre le serrait d'aussi pr\'e8s pour l\rquote emp\'eacher d'en trouver une autre. +\par +\par \'c0 la fin, piqu\'e9 sans doute par nos hu\'e9es, l\rquote Anglais prit son parti d'affronter le combat. +\par +\par Ses yeux tomb\'e8rent sur une lance qui se trouvait pr\'e8s du cadavre d'un Fran\'e7ais. +\par +\par Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et alors, sautant \'e0 bas avec adresse, il s'en saisit. +\par +\par Mais l'autre \'e9tait un vieux routier, et il fondit sur lui comme un boulet. +\par +\par Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la d\'e9tourna et lui planta son sabre \'e0 travers l'omoplate. +\par +\par Cela se passa en un instant. +\par +\par Puis le Fran\'e7ais mit son cheval au trot, en nous jetant un ricanement par-dessus son \'e9paule, comme un chien hargneux. +\par +\par La premi\'e8re partie \'e9tait gagn\'e9e pour eux, mais nous e\'fbmes bient\'f4t \'e0 marquer un point. +\par +\par L'ennemi avait pouss\'e9 en avant une ligne de tirailleurs, qui dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plut\'f4t que sur nous, mais nous envoy\'e2mes deux compagnies du 95}{\super \'e8me}{, pour les tenir en \'e9chec. +\par +\par Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car des deux c\'f4t\'e9s on se servait de la carabine. +\par +\par Parmi les tirailleurs fran\'e7ais se tenait debout un officier, un homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses \'e9paules. +\par +\par Quand les n\'f4tres arriv\'e8rent, il s'avan\'e7a jusqu\rquote \'e0 mi-chemin entre les deux troupes et s'arr\'eata bien droit, dans l'attitude d'un escrimeur, la t\'eate rejet\'e9e en arri\'e8re. +\par +\par Je le vois encore aujourd'hui, les paupi\'e8res abaiss\'e9es, une sorte de sourire narquois sur la physionomie. +\par +\par \'c0 cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune homme, courut en avant, fon\'e7ant sur lui avec ce singulier sabre courb\'e9 que portent les carabiniers. +\par +\par Ils se heurt\'e8rent comme deux b\'e9liers, car ils couraient \'e0 la rencontre l'un de l'autre. +\par +\par Ils tomb\'e8rent par l'effet de ce choc, mais le Fran\'e7ais \'e9tait dessous. +\par +\par Notre homme brisa son arme pr\'e8s de la poign\'e9e, et re\'e7ut l\rquote arme de l'autre \'e0 travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et trouva le moyen d'\'f4ter la vie \'e0 son ennemi avec le tron\'e7on \'e9br\'e9ch\'e9 de son arme. +\par +\par Je croyais bien que les tirailleurs fran\'e7ais allaient l\rquote abattre, mais pas une d\'e9tente ne partit, et il revint \'e0 sa compagnie avec une lame de sabre dans un bras, et une moiti\'e9 de sabre \'e0 la main. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504960}{\*\bkmkstart _Toc89889382}XIII \endash LA FIN DE LA TEMP\'caTE{\*\bkmkend _Toc72504960}{\*\bkmkend _Toc89889382 +} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Parmi tant de choses qui paraissant \'e9tranges dans une bataille, maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singuli\'e8re que la fa\'e7 +on dont elle agit sur mes camarades. +\par +\par Pour quelques-uns, on e\'fbt dit qu'ils se livraient \'e0 leur repas journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarqu\'e9 de changement. +\par +\par D'autres marmott\'e8rent des pri\'e8res depuis le premier coup de canon jusqu'\'e0 la fin\~; d'autres sacraient, l\'e2chaient des jurons \'e0 vous faire dresser les cheveux sur la t\'eate. +\par +\par Il y en avait un, l'homme \'e0 ma gauche, Mike Threadingham, qui ne cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait l\'e9gu\'e9 une maison pour les enfants des marins noy\'e9s, tout l'argent qu'elle lui avait promis. +\par +\par Il me dit cette histoire et la recommen\'e7a. +\par +\par Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait pas ouvert la bouche de tout le jour. +\par +\par Quant \'e0 moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais que j'avais l'intelligence et la m\'e9moire plus claires que je ne les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents laiss\'e9s \'e0 la maison, \'e0 la cousine Edie, \'e0 + ses yeux fripons et mobiles, \'e0 de Lissac et ses moustaches de chat, \'e0 toutes les aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans les plaines de Belgique, servir de cible \'e0 deux cent cinquante canons. +\par +\par Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait \'e9t\'e9 terrible \'e0 entendre, mais ils se turent soudain. +\par +\par Ce n'\'e9tait cependant que le calme momentan\'e9 au cours d'une temp\'eate. +\par +\par Alors, on devine que presque imm\'e9diatement, il va \'eatre suivi d'un pire d\'e9cha\'eenement de l\rquote orage. +\par +\par Il y avait encore un bruit tr\'e8s fort vers l'aile la plus \'e9loign\'e9e, o\'f9 les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'\'e9tait \'e0 deux milles de l\'e0. +\par +\par Les autres batteries, tant fran\'e7aises qu'anglaises, se turent. +\par +\par La fum\'e9e s'\'e9claircit de fa\'e7on que les deux arm\'e9es purent}{\cs34\b\fs36\super \chftn {\footnote \pard\plain \s35\qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs30\lang1036\cgrid {\cs34\b\fs36\super \chftn }{ Il aurait \'e9t\'e9 pr +\'e9f\'e9rable d\rquote \'e9crire \'ab\~puissent\~\'bb ou \'ab\~pussent\~\'bb. (Note de l\rquote \'e9diteur)}}}{ se voir un peu. +\par +\par Notre cr\'eate offrait un spectacle terrible. On e\'fbt dit qu'il restait \'e0 peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes \'e0 l'endroit o\'f9 avait \'e9t\'e9 la l\'e9gion allemande, tandis que les masses fran\'e7 +aises semblaient aussi denses qu'avant. +\par +\par Nous savions pourtant qu'ils avaient d\'fb perdre plusieurs milliers d\rquote hommes dans ces attaques. +\par +\par Nous entend\'eemes de grands cris de joie partir de leur cot\'e9\~; puis, tout \'e0 coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel que celui qui venait de finir n'\'e9tait rien en comparaison. +\par +\par Il devait \'eatre deux fois aussi fort, car chaque batterie \'e9tait deux fois plus rapproch\'e9e. +\par +\par Elles avaient \'e9t\'e9 d\'e9plac\'e9es de fa\'e7on \'e0 tirer presque \'e0 bout portant, d'\'e9normes masses de cavalerie, dispos\'e9es dans leurs intervalles, pour les d\'e9fendre contre toute attaque. +\par +\par Quand ce tapage infernal arriva \'e0 nos oreilles, il n'y e\'fbt pas un homme, jusqu'au petit tambour, qui ne compr\'eet ce que cela signifiait. +\par +\par C'\'e9tait le dernier et supr\'eame effort que faisait Napol\'e9on pour nous \'e9craser. +\par +\par Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions tenir ce temps-l\'e0, tout irait bien. +\par +\par \'c9puis\'e9s par la faim, la fatigue, accabl\'e9s, nous faisions des pri\'e8res pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de tirer, tant qu'un de nous resterait debout. +\par +\par Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car nous \'e9tions couch\'e9s \'e0 plat ventre, et nous pouvions en un instant nous dresser en une masse h\'e9riss\'e9e de ba\'efonnettes, si la cavalerie fondait de nouveau sur nous. +\par +\par Mais, derri\'e8re le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus farouche, le plus saccad\'e9, le plus entra\'eenant des bruits. +\par +\par \endash C'est }{\i le pas de charge}{, cria un officier. Cette fois ils veulent en finir. +\par +\par Et, comme il parlait encore, nous v\'eemes une chose \'e9trange. +\par +\par Un Fran\'e7ais, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avan\'e7a au galop vers nous sur un petit cheval bai. +\par +\par Il criait \'e0 tue-t\'eate\~: \'ab\~Vive le Roi\~! Vive le Roi\~!\~\'bb Autant dire que c'\'e9tait un d\'e9serteur, puisque nous \'e9tions du c\'f4t\'e9 du Roi, et qu'eux soutenaient l'Empereur. +\par +\par En passant pr\'e8s de nous, il nous cria en anglais\~: +\par +\par \endash La Garde arrive\~! la Garde arrive\~! +\par +\par Puis il disparut vers l'arri\'e8re, comme une feuille emport\'e9e par l'orage. +\par +\par Au m\'eame moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. +\par +\par \endash Il faut que vous les arr\'eatiez, ou bien nous sommes battus, cria-t-il au g\'e9n\'e9ral Adams si fort, que toute notre compagnie put l'entendre. +\par +\par \endash Comment cela marche-t-il\~? demanda le g\'e9n\'e9ral. +\par +\par \endash Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six r\'e9giments de grosse cavalerie, dit-il. +\par +\par Et il se mit \'e0 rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont \'e9t\'e9 trop tendus. +\par +\par \endash Peut-\'eatre voudrez-vous vous joindre \'e0 notre marche en avant\~! Je vous en prie, regardez-vous comme un des n\'f4tres, dit le g\'e9n\'e9ral en s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de th\'e9. +\par +\par \endash Ce sera avec le plus grand plaisir\~; dit l\rquote autre en \'f4tant son chapeau. +\par +\par Un moment apr\'e8s, nos trois r\'e9giments se resserr\'e8rent. La brigade avan\'e7a sur quatre lignes, franchit le creux o\'f9 nous \'e9tions rest\'e9s couch\'e9s en formant les carr\'e9s, et alla au-del\'e0 du point d'o\'f9 nous avions vu l'arm\'e9e fran +\'e7aise. +\par +\par Il n'\'e9tait pas possible de voir beaucoup de choses \'e0 ce moment. +\par +\par On ne distinguait gu\'e8re que la flamme rouge, jaillissant de la gueule des canons, \'e0 travers le nuage de fum\'e9e, et les silhouettes noires se baissant, tirant, \'e9couvillonnant, chargeant, actives comme des diables, et toutes \'e0 leur \'9c +uvre diabolique. +\par +\par Mais \'e0 travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, m\'eal\'e9 \'e0 de grandes clameurs. +\par +\par Puis on entrevit, \'e0 travers le brouillard, une vague mais large ligne noire, qui pr\'eet une teinte plus fonc\'e9e, un dessin plus net, si bien qu'enfin, nous v\'eemes que c'\'e9 +tait une colonne, sur cent hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous\~; coiff\'e9s de hauts bonnets \'e0 poil, avec un \'e9clat de plaques de cuivre au-dessus du front. +\par +\par Et derri\'e8re ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi de suite, cela se d\'e9roulait, se tordait, sortait de la fum\'e9e des canons. +\par +\par On e\'fbt dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne paraissait interminable. +\par +\par En avant venaient, \'e7\'e0 et l\'e0, des tirailleurs, derri\'e8re ceux-ci, les tambours, tout cela s'avan\'e7ait d'un pas \'e9lastique, les officiers formant des groupes serr\'e9s sur les flancs, l'\'e9p\'e9e \'e0 la main et criant des encouragements. + +\par +\par Il y avait aussi, en t\'eate, une douzaine de cavaliers, qui criaient tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son \'e9p\'e9e, qu'il tenait droite. +\par +\par Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment que le firent les Fran\'e7ais ce jour-l\'e0. +\par +\par C'\'e9tait merveilleux de les voir, car \'e0 mesure qu'ils s'avan\'e7aient, ils se trouv\'e8rent en avant de leurs propres canons, de sorte qu'ils n'eurent plus \'e0 compter sur cette aide, quoiqu'ils allassent tout droit \'e0 + deux batteries que nous avions eues \'e0 nos c\'f4t\'e9s pendant tout le jour. +\par +\par Chaque canon avait r\'e9gl\'e9 son tir \'e0 un pied pr\'e8s, et nous v\'eemes de longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, \'e0 mesure qu'elle progressait. +\par +\par Les Fran\'e7ais \'e9taient si pr\'e8s de nous et si serr\'e9s les uns contre les autres, que chaque coup en emportait des dizaines\~; mais ils se serraient davantage, et marchaient avec un \'e9lan, un entrain qui \'e9taient des plus beaux \'e0 voir. + +\par +\par Leur t\'eate \'e9tait tourn\'e9e tout droit vers nous, tandis que le 93}{\super \'e8me}{ d\'e9bordait d'un c\'f4t\'e9, et le 52}{\super \'e8me}{ de l'autre c\'f4t\'e9. +\par +\par Je croirai toujours que si nous \'e9tions rest\'e9s \'e0 l'attendre, la Garde nous aurait enfonc\'e9s, car comment arr\'eater une telle colonne avec une ligne de quatre hommes d\rquote \'e9paisseur\~? +\par +\par Mais \'e0 ce moment-l\'e0, Colburne, le colonel du 52}{\super \'e8me}{, reploya son flanc gauche de mani\'e8re \'e0 le placer parall\'e8lement \'e0 la colonne, ce qui contraignit les Fran\'e7ais \'e0 s'arr\'eater. +\par +\par Leur ligne de front \'e9tait \'e0 une quarantaine de pas de nous, et nous p\'fbmes les voir \'e0 notre aise. +\par +\par Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'\'e9tais toujours figur\'e9 les Fran\'e7ais comme des hommes de petite taille. +\par +\par Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette premi\'e8re compagnie, qui ne f\'fbt capable de me ramasser comme si j'\'e9tais un gamin, et leurs hauts bonnets \'e0 poil les faisait para\'eetre plus grands encore. +\par +\par C\rquote \'e9taient des gaillards endurcis, tann\'e9s, nerveux, aux yeux farouches et brid\'e9s, aux moustaches h\'e9riss\'e9es, ces vieux soldats qui n'avaient jamais pass\'e9 une semaine sans se battre, et pendant bien des ann\'e9es. +\par +\par Et alors, comme je me tenais pr\'eat, le doigt sur la d\'e9tente, attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur l\rquote officier mont\'e9 qui portait son chapeau au bout de son \'e9p\'e9e. +\par +\par Je le reconnus\~: c'\'e9tait Bonaventure de Lissac. +\par +\par Je le vis. Jim le vit aussi. +\par +\par J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la colonne fran\'e7aise. +\par +\par Aussi prompte que la pens\'e9e, la brigade enti\'e8re suivit cette impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par les flancs. +\par +\par Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait \'e9t\'e9 donn\'e9\~: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en r\'e9alit\'e9 Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade sur la vieille Garde. +\par +\par Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premi\'e8res minutes de rage. +\par +\par Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que j'appuyai sur la d\'e9tente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu\rquote il \'e9tait port\'e9 par la foule, mais je vis, sur l\rquote \'e9toffe, une tache horrible, et un l\'e9 +ger tourbillon de fum\'e9e, comme si elle avait pris feu. Puis, je me trouvai rejet\'e9 contre deux gros Fran\'e7ais, et si serr\'e9 entre eux, qu'il nous \'e9tait impossible de mouvoir une arme. +\par +\par L'un d'eux, un gaillard \'e0 grand nez, me saisit \'e0 la gorge, et je me sentis comme un poulet dans sa poigne. +\par +\par \endash }{\i Rendez-vous, coquin}{, dit-il. +\par +\par Mais, tout \'e0 coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car quelqu'un venait de lui plonger une ba\'efonnette dans le ventre. +\par +\par On tira tr\'e8s peu de coups de feu apr\'e8s le premier abordage. On n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les cris brefs des hommes atteints, et les commandements des officiers. +\par +\par Alors, tout \'e0 coup, les Fran\'e7ais commenc\'e8rent \'e0 c\'e9der le terrain, lentement, de mauvaise gr\'e2ce, pas \'e0 pas, mais enfin ils reculaient. +\par +\par Ah\~! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque l\'e0, le frisson qui nous parcourut le corps quand nous compr\'eemes qu'ils allaient plier. +\par +\par J'avais devant moi un Fran\'e7ais, un homme aux traits tranchants, aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait \'e9t\'e9 \'e0 l'exercice. +\par +\par Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour choisir et abattre un officier. +\par +\par Je me rappelle qu'il me vint \'e0 l'esprit que ce serait faire un bel exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. +\par +\par Je me pr\'e9cipitai vers lui et lui passai ma ba\'efonnette au travers du corps. +\par +\par En recevant ce coup, il fit demi-tour et me l\'e2cha un coup de fusil en pleine figure. +\par +\par La balle me fit, \'e0 travers la joue, une marque qui me restera jusqu'\'e0 mon dernier jour. +\par +\par Quand il tomba, je tr\'e9buchai par-dessus son corps. Deux autres hommes tomb\'e8rent \'e0 leur tour sur moi, et je faillis \'eatre \'e9touff\'e9 sous cet entassement. +\par +\par Lorsqu'enfin je me fus d\'e9gag\'e9, apr\'e8s m'\'eatre frott\'e9 les yeux, qui \'e9taient pleins de poudre, je vis que la colonne \'e9tait d\'e9finitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns fuyant \'e0 + toutes jambes, les autres continuant \'e0 combattre, dos \'e0 dos, dans un vain effort pour arr\'eater la brigade, qui balayait tout devant elle. +\par +\par Il me semblait qu'un fer rouge \'e9tait appliqu\'e9 sur ma figure, mais j'avais l'usage de mes membres. +\par +\par Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes mutil\'e9s, je courus apr\'e8s mon r\'e9giment, et allai prendre ma place au flanc droit. +\par +\par Le vieux major Elliott \'e9tait l\'e0, boitant un peu, car son cheval avait \'e9t\'e9 tu\'e9, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. +\par +\par Il me vit venir et me fit un signe de t\'eate, mais on avait trop de besogne pour avoir le temps de causer. +\par +\par La brigade avan\'e7ait toujours, mais le g\'e9n\'e9ral passa \'e0 cheval devant moi, baissant la t\'eate, et regardant les positions anglaises\~: +\par +\par \endash Il n'y a pas de terrain gagn\'e9, dit-il, mais je ne recule pas. +\par +\par \endash Le duc de Wellington a remport\'e9 une grande victoire, proclama l'aide de camp d'une voix solennelle. +\par +\par Et alors, c\'e9dant soudain \'e0 ses sentiments, il ajouta\~: +\par +\par \endash Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. +\par +\par Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. +\par +\par Mais \'e0 ce moment-l\'e0, le premier venu pouvait se rendre compte que l'arm\'e9e fran\'e7aise se disloquait. +\par +\par Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carr\'e9ment pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les bords. +\par +\par Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles avaient, \'e0 l'arri\'e8re, un \'e9parpillement de tra\'eenards. +\par +\par La Garde s'\'e9claircissait, devant nous, \'e0 mesure que nous poussions en avant, et nous nous trouv\'e2mes face \'e0 face avec douze canons, mais, au bout d'un moment, ils furent \'e0 nous, et je vis notre plus jeune sous-officier, apr\'e8 +s celui qui avait \'e9t\'e9 tu\'e9 par le lancier, griffonner \'e0 la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le num\'e9ro 72, en vrai \'e9colier qu'il \'e9tait. +\par +\par Ce fut alors que nous entend\'eemes, derri\'e8re nous, un hourra d'encouragement, et que nous v\'eemes l'arm\'e9e anglaise tout enti\'e8re d\'e9border par-dessus la cr\'eate des hauteurs et se r\'e9pandre dans la vall\'e9 +e pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. +\par +\par Les canons arriv\'e8rent aussi en bondissant, \'e0 grand bruit, et notre cavalerie l\'e9g\'e8re, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite avec notre brigade. +\par +\par Apr\'e8s cela, il n'y avait plus de bataille. +\par +\par L'on marcha en avant sans rencontrer de r\'e9sistance, et notre arm\'e9e finit de se former en ligne sur le terrain m\'eame que les Fran\'e7ais occupaient le matin. +\par +\par Leurs canons \'e9taient \'e0 nous\~; leur infanterie r\'e9duite \'e0 une cohue qui s'\'e9parpillait par tout le pays\~; leur brave cavalerie se montra seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ de bataille sans se rompre. +\par +\par Enfin, au moment m\'eame o\'f9 la nuit venait, nos hommes, \'e9puis\'e9s et affam\'e9s, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. +\par +\par Voil\'e0 tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la bataille de Waterloo. +\par +\par J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. +\par +\par Il me fallut donc percer un autre trou \'e0 mon ceinturon, qui me serra alors comme un cercle autour d'un baril. +\par +\par Apr\'e8s cela, je me couchai dans la paille, o\'f9 se vautrait le reste de la compagnie. +\par +\par Moins d'une minute apr\'e8s, je m'endormais d'un sommeil de plomb. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504961}{\*\bkmkstart _Toc89889383}XIV \endash LE R\'c8GLEMENT DE COMPTE DE LA MORT{\*\bkmkend _Toc72504961} +{\*\bkmkend _Toc89889383} +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Le jour pointait, et les premi\'e8res lueurs grises venaient de se montrer furtivement \'e0 + travers les longues et minces fentes des murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'\'e9paule. +\par +\par Je me levai d'un bond. +\par +\par Dans mon cerveau, h\'e9b\'e9t\'e9 par le sommeil, je m'\'e9tais figur\'e9 que les cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde pos\'e9e contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, je me rappelai o\'f9 j'\'e9tais. +\par +\par Mais je puis vous dire que je fus bien \'e9tonn\'e9 en m'apercevant que c'\'e9tait le major Elliott lui-m\'eame, qui m'avait r\'e9veill\'e9. +\par +\par Il avait l'air tr\'e8s grave et, derri\'e8re lui, venaient deux sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. +\par +\par \endash R\'e9veillez-vous, mon gar\'e7on, dit le major, retrouvant sa bonhomie comme si nous \'e9tions de nouveau \'e0 Corriemuir. +\par +\par \endash Oui, major, balbutiai-je. +\par +\par \endash Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois quelque chose \'e0 tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter vos foyers. Jim Horscroft est manquant. +\par +\par Je sursautai \'e0 ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la faim, et la fatigue, j'avais compl\'e8tement oubli\'e9 mon ami depuis qu'il s'\'e9tait \'e9lanc\'e9 contre la Garde fran\'e7aise, en entra\'eenant tout le r\'e9giment. +\par +\par \endash Je suis en train de faire le relev\'e9 de nos pertes, dit le major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez grand plaisir. +\par +\par Nous voil\'e0 donc en route, le major, les deux sergents et moi. +\par +\par Oh\~! certes, c'\'e9tait un terrible spectacle, si terrible, que malgr\'e9 le nombre d'ann\'e9es qui se sont \'e9coul\'e9es, je pr\'e9f\'e8re en parler le moins possible. +\par +\par C'\'e9tait bien horrible \'e0 voir dans la chaleur + du combat, mais maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de boucher, o\'f9 de pauvres diables ont \'e9t\'e9 \'e9 +ventr\'e9s, \'e9cras\'e9s, mis en bouillie, o\'f9 l'on dirait que l'homme a voulu tourner en d\'e9rision l'\'9cuvre de Dieu. +\par +\par L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille\~: les fantassins morts, formant encore des carr\'e9s, la ligne confuse de cavaliers qui les avaient charg\'e9s, et en haut, sur la pente, les artilleurs gisant autour de leur pi\'e8ce bris +\'e9e. +\par +\par La colonne de la Garde avait laiss\'e9 une bande de morts \'e0 travers la campagne. +\par +\par On e\'fbt dit la trace laiss\'e9e par une limace. En t\'eate, se dressait un amas de morts en uniforme bleu, entass\'e9s sur les habits rouges, \'e0 l'endroit o\'f9 avait eu lieu cette \'e9treinte furieuse, lorsqu'ils avaient fait le premier pas en arri +\'e8re. +\par +\par Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant \'e0 cet endroit, ce fut Jim, lui-m\'eame. +\par +\par Il gisait, de tout son long, \'e9tendu sur le dos, la figure tourn\'e9e vers le ciel. +\par +\par On eut dit que toute passion, toute souffrance s'\'e9taient \'e9vapor\'e9es. +\par +\par Il ressemblait tout \'e0 fait \'e0 ce Jim d'autrefois, que j'avais vu cent fois dans sa couchette, quand nous \'e9tions camarades d'\'e9cole. +\par +\par J'avais jet\'e9 un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins \'e0 consid\'e9rer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus heureux, dans la mort, que je n'avais jamais esp\'e9r\'e9 de le voir pendant sa vie, je cessai de me d\'e9 +soler sur lui. +\par +\par Deux ba\'efonnettes fran\'e7aises lui avaient travers\'e9 la poitrine. +\par +\par Il \'e9tait mort sur le champ, sans souffrir, \'e0 en croire le sourire qu'il avait sur les l\'e8vres. +\par +\par Le major et moi, nous lui soulevions la t\'eate, esp\'e9rant qu'il restait peut-\'eatre un souffle de vie, quand j'entendis pr\'e8s de moi une voix bien connue. +\par +\par C'\'e9tait de Lissac, dress\'e9 sur son coude, au milieu d'un tas de cadavres de soldats de la Garde. +\par +\par Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau \'e0 grand plumet rouge, gisait \'e0 terre, pr\'e8s de lui. +\par +\par Il \'e9tait bien p\'e2le. Il avait de grands cercles bistr\'e9s sous les yeux, mais, \'e0 cela pr\'e8s, il \'e9tait rest\'e9 tel qu'il \'e9tait jadis, avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affam\'e9, sa moustache raide, sa chevelure coup\'e9 +e ras et clairsem\'e9e jusqu'\'e0 la calvitie, au haut de la t\'eate. +\par +\par Il avait toujours eu les paupi\'e8res tombantes, mais maintenant il \'e9tait presque impossible de retrouver, par-dessous, le scintillement de l'\'9cil. +\par +\par \endash hol\'e0, Jock\~! s'\'e9cria-t-il, je ne m'attendais gu\'e8re \'e0 vous voir ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. +\par +\par \endash C'est vous qui nous avez apport\'e9 tous ces ennuis, dis-je. +\par +\par \endash Ta\~! Ta\~! Ta\~! s'\'e9cria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout est arrang\'e9 pour nous \'e0 l'avance. Quand j'\'e9tais en Espagne, j'ai appris \'e0 croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoy\'e9 ici, ce matin. +\par +\par \endash C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en posant la main sur l'\'e9paule du pauvre Jim. +\par +\par \endash Et mon sang sur lui\~! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. +\par +\par Il ouvrit alors son manteau et j'aper\'e7us, avec horreur, un gros caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. +\par +\par \endash C'est ma treizi\'e8me blessure, et ma derni\'e8re, dit-il, avec un sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous me donner \'e0 boire, si vous disposez de quelques gouttes\~? +\par +\par Le major avait du brandy \'e9tendu d'eau. +\par +\par De Lissac en but avidement. +\par +\par Ses yeux se ranim\'e8rent, et une petite tache rouge reparut \'e0 ses joues livides. +\par +\par \endash C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un m'appeler par mon nom, et aussit\'f4t son fusil s'est pos\'e9 sur ma tunique. Deux de mes hommes l'ont \'e9charp\'e9 au moment m\'eame o\'f9 il a fait feu. Bon, bon\~ +! Edie valait bien cela. Vous serez \'e0 Paris dans moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au num\'e9ro 11 de la rue de Miromesnil, qui est pr\'e8s de la Madeleine. Annoncez-lui la nouvelle avec m\'e9 +nagement, Jock, car vous ne pouvez pas vous figurer \'e0 quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce que je poss\'e8de se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine en a les clefs. Vous n'oublierez pas\~? +\par +\par \endash Je me souviendrai. +\par +\par \endash Et Madame votre m\'e8re\~? J'esp\'e8re que vous l'avez laiss\'e9e en bonne sant\'e9\~? Ah\~! Et Monsieur votre p\'e8re aussi. Pr\'e9sentez-lui mes plus grands respects. +\par +\par \'c0 ce moment m\'eame, o\'f9 il allait mourir, il fit la r\'e9v\'e9rence d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations \'e0 ma m\'e8re. +\par +\par \endash Assur\'e9ment, dis-je, votre blessure pourrait \'eatre moins grave que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de notre r\'e9giment. +\par +\par \endash Mon cher Jock, je n'ai pas pass\'e9 ces quinze ans \'e0 faire et recevoir des blessures, sans savoir reconna\'ee +tre celle qui compte. Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes Voltigeurs, que de rester pour vivre en exil\'e9 + et en mendiant. En outre, il est absolument certain que les Alli\'e9s m'auraient fusill\'e9. Ainsi, je me suis \'e9pargn\'e9 une humiliation. +\par +\par \endash Les Alli\'e9s, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. +\par +\par \endash Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que j'aurais fui en \'c9cosse et chang\'e9 de nom, si je n'avais eu rien de plus \'e0 craindre que mes camarades rest\'e9s \'e0 Paris\~? Je tenais \'e0 la vie, car je savais que mon pet +it homme reviendrait. Maintenant, je n'ai plus qu'\'e0 mourir, car il ne se trouvera plus jamais \'e0 la t\'eate d'une arm\'e9e. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se pardonner. C'est moi qui commandais le d\'e9tachement qui a fusill\'e9 + le duc d'Enghien\~; c'est moi qui\'85 Ah\~! Mon Dieu\~! Edie\~! Edie, ma ch\'e9rie\~! +\par +\par Il leva les deux mains, dont les doigts s'agit\'e8rent, et trembl\'e8rent comme s'il t\'e2tonnait. +\par +\par Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa t\'eate se pencha sur sa poitrine. +\par +\par Un de nos sergents le recoucha doucement. L\rquote autre \'e9tendit sur lui le grand manteau bleu. Nous laiss\'e2mes ainsi l\'e0 ces deux hommes, que le Destin avait si \'e9trangement mis en rapport. +\par +\par L'\'c9cossais et le Fran\'e7ais gisaient silencieux, paisibles, si rapproch\'e9s que la main de l'un e\'fbt pu toucher celle de l'autre, sur cette pente imbib\'e9e de sang, dans le voisinage de Hougoumont. +\par +\par }\pard\plain \s1\qc\sa360\keepn\pagebb\nowidctlpar\widctlpar\outlinelevel0\adjustright \b\f40\fs38\lang1036\cgrid {{\*\bkmkstart _Toc72504962}{\*\bkmkstart _Toc89889384}XV \endash COMMENT TOUT CELA FINIT{\*\bkmkend _Toc72504962}{\*\bkmkend _Toc89889384} + +\par }\pard\plain \qj\fi567\sb40\sa40\nowidctlpar\widctlpar\adjustright \f40\fs32\lang1036\cgrid {Maintenant, me voici bien pr\'e8s de la fin de tout cela, et je suis fort content d'y \'eatre arriv\'e9, car j'ai commenc\'e9 ce r\'e9cit d'autrefois, le c\'9c +ur l\'e9ger, en me disant que cela me donnerait quelque occupation pendant les longs soirs d'\'e9t\'e9. Mais, chemin faisant, j'ai r\'e9veill\'e9 mille peines qui dormaient, mille chagrins \'e0 demi oubli\'e9s, si bien que j'ai \'e0 pr\'e9sent l'\'e2me +\'e0 vif, comme la peau d'un mouton mal tondu. +\par +\par Si je m'en tire \'e0 bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la plume\~; car, en commen\'e7ant, cela va tout seul, comme quand on descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douc +e. Puis, avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied dans un trou et vous y restez, et c'est \'e0 vous de vous en tirer \'e0 force de vous d\'e9battre. +\par +\par Nous enterr\'e2mes Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un soldats de la Garde imp\'e9riale et de notre Infanterie l\'e9g\'e8re, rang\'e9s dans la m\'eame tranch\'e9e. +\par +\par Ah\~! Si on pouvait semer un homme brave, comme on s\'e8me une graine, quelle belle r\'e9colte de h\'e9ros on ferait un jour\~! +\par +\par Alors, nous laiss\'e2mes pour toujours, derri\'e8re nous, ce champ de carnage et nous pr\'eemes, avec notre brigade, la route de la fronti\'e8re pour marcher sur Paris. +\par +\par Pendant toutes ces ann\'e9es-l\'e0, on m'avait toujours habitu\'e9 \'e0 regarder les Fran\'e7ais comme de tr\'e8s m\'e9chantes gens, et comme nous n'entendions parler d'eux qu'\'e0 l'occasion de batailles, de massacres sur terre et sur mer, il \'e9 +tait assez naturel pour moi de les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. +\par +\par Apr\'e8s tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la m\'eame chose, ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la m\'eame mani\'e8re. +\par +\par Mais quand nous e\'fbmes \'e0 traverser leur pays, quand nous v\'eemes leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si tranquillement occup\'e9s au travail des champs et les femmes tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en + vaste coiffe blanche, grondant le b\'e9b\'e9 pour lui apprendre la politesse, tout nous parut si empreint de simplicit\'e9 domestique, que j'en vins \'e0 ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps ha\'ef et redout\'e9 ces bonnes gens. +\par +\par Je suppose que, dans le fond, l'objet r\'e9el de notre haine, c'\'e9tait l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il \'e9tait parti et que sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa beaut\'e9. +\par +\par Nous f\'eemes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arriv\'e2mes ainsi \'e0 la grande cit\'e9. +\par +\par Nous nous attendions \'e0 y livrer bataille, car elle est si peupl\'e9e, qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle arm\'e9e. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage d'ab\'eemer tout un pays \'e0 + cause d'un seul homme. +\par +\par On lui avait donc donn\'e9 avis qu'il e\'fbt \'e0 se tirer d'affaire, seul, d\'e9sormais. +\par +\par D'apr\'e8s les derni\'e8res nouvelles qui nous arriv\'e8rent sur lui, il s'\'e9tait rendu aux Anglais. +\par +\par Les portes de Paris nous \'e9taient ouvertes\~; c'\'e9taient des nouvelles excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir \'e0 la seule bataille o\'f9 je me fusse trouv\'e9. +\par +\par Mais il y avait alors \'e0 Paris, une foule de gens attach\'e9s \'e0 Boney. +\par +\par C'\'e9tait tout naturel, quand on songe \'e0 la gloire qu'il leur avait acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demand\'e9 \'e0 son arm\'e9e d'aller dans un endroit o\'f9 il n'all\'e2t pas lui-m\'eame. +\par +\par Ils nous firent assez mauvaise mine \'e0 notre entr\'e9, je puis vous le dire. +\par +\par Nous autres, de la brigade d'Adams, nous f\'fbmes les premiers qui mirent le pied dans la ville. +\par +\par Nous pass\'e2mes sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile \'e0 \'e9crire qu'\'e0 prononcer\~; de l\'e0, on traversa un beau parc, le Bois de Boulogne, puis on alla aux Champs-\'c9lys\'e9es, o\'f9 l\rquote on bivouaqua. +\par +\par Bient\'f4t il y e\'fbt, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, qu'on se serait cru dans un camp plut\'f4t que dans une ville. +\par +\par La premi\'e8re fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. +\par +\par Rob attendit dans le vestibule et, d\'e8s que je mis le pied sur le paillasson, je me trouvai en pr\'e9sence de ma cousine Edie, qui \'e9tait toujours rest\'e9e la m\'eame, et qui se mit \'e0 me contempler de ce regard sauvage qu'elle a. +\par +\par Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le fit, elle s'avan\'e7a de trois pas, courut \'e0 moi et me sauta au cou. +\par +\par \endash Oh\~! mon cher vieux Jock, s'\'e9cria-t-elle, comme vous \'eates beau, sous l'habit rouge\~! +\par +\par \endash Oui, \'e0 pr\'e9sent, je suis soldat, Edie, r\'e9pondis-je d'un ton fort raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par derri\'e8re elle, l'autre figure qui \'e9tait tourn\'e9s vers le ciel, sur le champ de bataille de Belgique. + +\par +\par \endash Qui l'aurait cru\~? s'\'e9cria-t-elle. Qu'\'eates vous alors, Jock\~? G\'e9n\'e9ral\~? Capitaine\~? +\par +\par \endash Non, je suis simple soldat. +\par +\par \endash Comment, vous n\rquote \'eates pas, je l'esp\'e8re, de ces gens du commun qui portant le fusil\~? +\par +\par \endash Si, je porte le fusil. +\par +\par \endash Oh\~! ce n'est pas, \'e0 beaucoup pr\'e8s, aussi int\'e9ressant, dit-elle en retournant s'asseoir sur le canap\'e9 qu'elle avait quitt\'e9. +\par +\par C'\'e9tait une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, pleine d'objets brillants, et j'\'e9tais sur le point de repartir pour donner \'e0 mes bottes un nouveau coup de brosse. +\par +\par Quand Edie s'assit, je vis qu'elle \'e9tait en grand deuil\~; cela me prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. +\par +\par \endash Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je suis tr\'e8s maladroit pour annoncer avec m\'e9nagement les nouvelles. Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les malles, et qu'Antoine avait les clefs. +\par +\par \endash Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez \'e9t\'e9 bien bon de faire cette commission. J'ai appris l'\'e9v\'e9nement il y a environ huit jours. J'en ai \'e9t\'e9 folle quelque temps, tout \'e0 + fait folle. Je porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un v\'e9ritable \'e9pouvantail, comme vous le voyez. Ah\~! je ne m'en remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. +\par +\par \endash Pardon, Madame, dit une domestique en avan\'e7ant la t\'eate, le comte de Beton d\'e9sire vous voir. +\par +\par \endash Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voil\'e0 qui est tr\'e8s important. Je suis bien f\'e2ch\'e9e d'abr\'e9ger notre entretien, mais vous reviendrez me voir, j'en sais s\'fbre, n'est-ce pas\~? Je suis si d\'e9sol\'e9e\~? Ah\~ +! est-ce qu'il vous serait \'e9gal de sortir par la porte de service et non par la grande porte\~? Je vous remercie, mon cher vieux Jock, vous avez toujours \'e9t\'e9 si bon gar\'e7on, et vous faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. +\par +\par C'\'e9tait la derni\'e8re fois que je devais voir la cousine Edie. +\par +\par Elle se montrait \'e0 la lumi\'e8re du soleil avec son regard provocateur, de jadis, avec ses dents \'e9clatantes. +\par +\par Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une goutte de mercure. +\par +\par Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis \'e0 la porte une belle voiture \'e0 deux chevaux\~; je devinai alors qu'elle m'avait pri\'e9 + de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels elle avait v\'e9cu dans son enfance. +\par +\par Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon p\'e8re et ma m\'e8re, qui avaient eu tant de bont\'e9 pour elle. +\par +\par Bah\~! elle \'e9tait ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en dispenser qu'un lapin ne peut s'emp\'eacher d'agiter son bout de queue\~; et pourtant, cette pens\'e9e me fit grand-peine. +\par +\par Neuf mois apr\'e8s, j'appris qu'elle avait \'e9pous\'e9 ce m\'eame comte de Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. +\par +\par Quant \'e0 nous, notre t\'e2che \'e9tait accomplie. +\par +\par La grande ombre avait \'e9t\'e9 chass\'e9e de dessus l'Europe\~; elle ne viendrait plus s'allonger d'un bout \'e0 l'autre du pays, planant sur les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les t\'e9n\'e8bres dans des existences qui auraient \'e9t +\'e9 si heureuses. +\par +\par Apr\'e8s avoir achet\'e9 ma lib\'e9ration, je revins \'e0 Corriemuir, o\'f9, apr\'e8s la mort de mon p\'e8re, je pris la ferme. +\par +\par J'\'e9pousai Lucie Deane, de Berwick, et j'\'e9levai sept enfants, qui tous sont plus grands que leur p\'e8re, et n'omettent rien pour le lui rappeler. +\par +\par Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'\'e9coulent d\'e9sormais et qui se ressemblent comme autant de b\'e9liers \'e9cossais, j'ai peine \'e0 convaincre mes jeunes gens que, m\'eame ici, nous avons eu notre roman, au temps o\'f9 + Jim et moi nous f\'eemes notre cour, et o\'f9 l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre c\'f4t\'e9 de l'eau. +\par \page }{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle +\par +\par *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** +\par +\par ***** This file should be named 13735-}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 r}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 .}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 r}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 t}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 f}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 or 13735-}{\f2\fs20\lang1033\cgrid0 r}{ +\f2\fs20\lang1033\cgrid0 .zip ***** +\par This and all associated files of various formats will be found in: +\par https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13735/ +\par +\par Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +\par Biblioth\'e8que Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +\par also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +\par Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. +\par +\par +\par Updated editions will replace the previous one--the old editions +\par will be renamed. +\par +\par Creating the works from public domain print editions means that no +\par one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +\par (and you!) can copy and distribute it in the United States without +\par permission and without paying copyright royalties. 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\ No newline at end of file diff --git a/old/13735-r.zip b/old/13735-r.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..afadd8a --- /dev/null +++ b/old/13735-r.zip diff --git a/old/13735.txt b/old/13735.txt new file mode 100644 index 0000000..77d9ba8 --- /dev/null +++ b/old/13735.txt @@ -0,0 +1,6875 @@ +The Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La grande ombre + +Author: Arthur Conan Doyle + +Release Date: October 13, 2004 [EBook #13735] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + + + + + +Arthur Conan Doyle + +LA GRANDE OMBRE + +(1909) + + +Table des matieres + +Preface +I -- LA NUIT DES SIGNAUX +II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX +IV -- LE CHOIX DE JIM +V -- L'HOMME D'OUTRE-MER +VI -- UN AIGLE SANS ASILE +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR +VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER +IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH +X -- LE RETOUR DE L'OMBRE +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS +XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE +XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE +XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + + +Preface + +_Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et +americaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces +abondantes moissons de details biographiques dont le lecteur +contemporain est si friand._ + +_Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est ne le 22 mai +1859 a Edimbourg, qu'il fut l'eleve de son universite, qu'il y +etudia la medecine et l'exerca huit ans a Southsea (1882-1889), +qu'il voyagea ensuite dans les regions arctiques et sur les cotes +Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de +renseignements aussi succincts._ + +_Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignee +d'artistes qui ont laisse une trace glorieuse dans la carriere._ + +_Son grand-pere, John Doyle, eleve du paysagiste Gabrielli et du +miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste celebre. Sous la +signature H.B., son crayon s'attaqua a tout ce qu'il y avait +d'illustre dans les generations de son temps (1798-1808). +Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent +fois reconnu ses merites et salue ce qu'ils appelaient presque son +genie._ + +_Richard, ou mieux Dick Doyle, eleve de son pere, marchant sur ses +brisees, debuta comme caricaturiste a 17 ans et, de 1843 a 1850, +il fit la joie des abonnes du _Punch_, mais alors des scrupules +religieux lui interdirent de collaborer a une feuille satirique, +qui bafouait ce qui etait a ses yeux sacre comme le plus cher des +legs des aieux, la foi catholique profondement ancree en son ame +d'Irlandais. Il s'eloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour +porter a une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. +Il le consacra desormais a l'illustration des chefs-d'oeuvre de +Thackeray et de Ruskin. C'est a lui qu'on dut ces dessins tour a +tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la +famille Newcomes, ou la legende du Roi de la Riviere d'or._ + +_Charles Doyle, le cinquieme fils de John et le pere d'Arthur, +n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut +surtout apprecie comme architecte, de meme qu'un autre de ses +freres se confinait dans la direction de la National Gallery +d'Irlande et qu'un troisieme renoncait a ses pinceaux pour dresser +les plus exactes genealogies du baronnage d'Angleterre._ + +_Ainsi apparente, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, +debuter en litterature que lorsqu'il fut certain de tenir un +succes et des son _Etude en rouge_, premiere serie de son immortel +_Sherlock Holmes_, il fut, en effet, celebre. Des lors il n'eut +plus qu'a perseverer, tuant et ressuscitant ses heros selon les +caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables legions +de lecteurs._ + +_C'est a un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan +Doyle a ecrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent +inspires par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacres a la +peinture de l'epoque napoleonienne, ne sont pas les moins bien +venus de la serie._ + +_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait trace la +voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. A ce point de +vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits +du colonel Gerard_, mais le desir de rendre justice a son grand +adversaire et de juger un soldat en soldat est le meme chez les +deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-etre +d'Erckmann-Chatrian, dont les recits ont nourri notre enfance et +sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallele pourrait +etre etabli et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant +pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch +s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser +sur l'Europe._ + +_Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits +saluant involontairement les balles, les vieux soldats les +raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant +s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin +du combat, les revues passees par l'etat-major empanache, les +cavaliers chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circulant au +galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis +apres plusieurs heures de combat, la chevauchee des cuirassiers +chargeant et la montee des bataillons de la Vieille-Garde se ruant +sur les carres anglais avec une rage desesperee._ + +ALBERT SAVINE. + + +I -- LA NUIT DES SIGNAUX + +Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrive a peine au milieu +du dix-neuvieme siecle, et a l'age de cinquante-cinq ans. + +Ma femme ne me decouvre guere qu'une fois par semaine derriere +l'oreille un petit poil gris qu'elle tient a m'arracher. + +Et pourtant quel etrange effet cela me fait que ma vie se soit +ecoulee en une epoque ou les facons de penser et d'agir des hommes +differaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des +habitants d'une autre planete. + +Ainsi, lorsque je me promene par la campagne, si je regarde par +la-bas, du cote de Berwick, je puis apercevoir les petites +trainees de fumee blanche, qui me parlent de cette singuliere et +nouvelle bete aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le +corps recele un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le +long de la frontiere. + +Quand le temps est clair, j'apercois sans peine le reflet des +cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. + +Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la meme bete, +ou parfois meme une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air +une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre +le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. + +Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux pere muet de colere +autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le +Createur, si profondement enracinee dans l'ame, qu'il ne voulait +pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute +innovation lui paraissait toucher de bien pres au blaspheme. + +C'etait Dieu qui avait cree le cheval. + +C'etait un mortel de la-bas, vers Birmingham, qui avait fait la +machine. + +Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il a se servir de la selle et +des eperons. + +Mais il aurait eprouve une bien autre surprise en voyant le calme +et l'esprit de bienveillance qui regnent actuellement dans le +coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire +dans les reunions qu'il ne faut plus de guerre, excepte bien +entendu, avec les negres et leurs pareils. + +Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans +interruption -- une treve de deux courtes annees -- depuis bientot +un quart de siecle? + +Reflechissez a cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si +tranquille, si paisible. + +Des enfants, nes pendant la guerre, etaient devenus des hommes +barbus, avaient eu a leur tour des enfants, que la guerre durait +encore. + +Ceux qui avaient servi et combattu a la fleur de l'age et dans +leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur +dos se vouter, que les flottes et les armees etaient encore aux +prises. + +Rien d'etonnant, des lors, qu'on en fut venu a considerer la +guerre comme l'etat normal, et qu'on eprouvat une sensation +singuliere a se trouver en etat de paix. + +Pendant cette longue periode, nous nous battimes avec les Danois, +nous nous battimes avec les Hollandais, nous nous battimes avec +l'Espagne, nous nous battimes avec les Turcs, nous nous battimes +avec les Americains, nous nous battimes avec les gens de +Montevideo. + +On eut dit que dans cette melee universelle, aucune race n'etait +trop proche parente, aucune trop distante pour eviter d'etre +entrainee dans la querelle. + +Mais ce fut surtout avec les Francais que nous nous battimes; et +de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et +de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les +gouvernait. + +C'etait tres crane de le representer en caricature, de le +chansonner, de faire comme si c'etait un charlatan, mais je puis +vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une +ombre noire au-dessus de l'Europe entiere, et qu'il fut un temps +ou la clarte d'une flamme apparaissant de nuit sur la cote faisait +tomber a genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les +mains de tous les hommes. + +Il avait toujours gagne la partie: voila ce qu'il y avait de +terrible. + +On eut dit qu'il portait la fortune en croupe. + +Et en ces temps-la nous savions qu'il etait poste sur la cote +septentrionale avec cent cinquante mille veterans, avec les +bateaux necessaires au passage. + +Mais c'est une vieille histoire. + +Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot aneantit +leur flotte. + +Il devait rester en Europe une terre ou l'on eut la liberte de +penser, la liberte de parler. + +Il y avait un grand signal tout pret sur la hauteur pres de +l'embouchure de la Tweed. + +C'etait un echafaudage fait en charpente et en barils de goudron. + +Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'ecarquillais les +yeux a regarder s'il flambait. + +Je n'avais alors que huit ans, mais a cet age, on prend deja les +choses a coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dependit +en quelque facon de moi et de ma vigilance. + +Un soir, comme je regardais, j'apercus une faible lueur sur la +colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les +tenebres. + +Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les +poignets contre le cadre en pierre de la fenetre, pour me +convaincre que j'etais eveille. + +Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se +refleter dans l'eau, et je m'elancai a la cuisine. + +Je hurlai a mon pere que les Francais avaient franchi la Manche et +que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. + +Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'etudiant en droit +d'Edimbourg. + +Je crois encore le voir secouant sa pipe a cote du feu et me +regardant par-dessus ses lunettes a monture de corne. + +-- Etes-vous sur, Jock, dit-il. + +-- Aussi sur que d'etre en vie, repondis-je d'une voix +entrecoupee. + +Il etendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il +ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, +mais il la referma, et sortit a grands pas. + +Nous le suivimes, l'etudiant en droit et moi, jusqu'a la porte a +claire-voie qui donne sur la grande route. + +De la nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur +d'un autre feu plus petit a Ayton, plus au nord. + +Ma mere descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas +saisis par le froid, et nous restames la jusqu'au matin, en +echangeant de rares paroles, et cela meme a voix basse. + +Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en etait passe la +veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en +remontant vers le nord, s'etaient enroles dans les regiments de +volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de +leurs chevaux pour repondre a l'appel. + +Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'etrier avant de +partir. + +Je n'en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval +blanc, brandissant au clair de lune un enorme sabre rouille. + +Ils nous crierent en passant, que le signal de North Berwick Law +etait en feu, et qu'on croyait que l'alarme etait partie du +Chateau d'Edimbourg. + +Un petit nombre galoperent en sens contraire, des courriers pour +Edimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-sherif, et +autres de ce genre. + +Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes +robustes, monte sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'a notre porte +et nous fit quelques questions sur la route. + +-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut- +etre aurais-je tout aussi bien fait de rester ou j'etais, mais +maintenant que me voila parti, je n'ai rien de mieux a faire que +de dejeuner avec le regiment. + +Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. + +-- Je le connais bien, dit notre etudiant en nous le designant +d'un signe de tete, c'est un legiste d'Edimbourg, et il s'entend +joliment a enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. + +Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se +passa guere de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute +l'Ecosse. + +Bien des fois nous pensames alors a cet homme qui nous avait +demande la route dans la nuit terrible. + +Mais des le matin, nous eumes l'esprit tranquille. + +Il faisait un temps gris et froid. + +Ma mere etait retournee a la maison pour nous preparer un pot de +the, quand arriva un char a bancs ramenant le docteur Horscroft, +d'Ayton et son fils Jim. + +Le docteur avait releve jusque sur ses oreilles le collet de son +manteau brun, et il avait l'air de fort mechante humeur, car Jim, +qui n'avait que quinze ans, s'etait sauve a Berwick a la premiere +alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son pere. + +Le papa avait passe toute la nuit a sa recherche, et il le +ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derriere le +siege. + +Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son pere, avec ses +mains fourrees dans ses poches de cote, ses sourcils joints, et sa +levre inferieure avancee. + +-- Tout ca, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y +a pas eu de debarquement, et tous les sots d'Ecosse sont alles +arpenter pour rien les routes. + +Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces +mots, ce qui lui valut de la part de son pere un coup sur le cote +du crane avec le poing ferme. + +A ce coup, le jeune garcon laissa tomber sa tete sur sa poitrine +comme s'il avait ete etourdi. + +Mon pere hocha la tete, car il avait de l'affection pour Jim, et +nous rentrames tous a la maison, en dodelinant du chef, et les +yeux papillotants, pouvant a peine tenir les yeux ouverts, +maintenant que nous savions tout danger passe. + +Mais nous eprouvions en meme temps au coeur un frisson de joie +comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en +ma vie. + +Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai +entrepris de raconter, mais quand on a une bonne memoire et peu +d'habilete, on n'arrive pas a tirer une pensee de son esprit sans +qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en meme +temps. + +Et pourtant, maintenant que je me suis mis a y songer, cet +incident n'etait pas entierement etranger a mon recit, car Jim +Horscroft eut une discussion si violente avec son pere, qu'il fut +expedie au college de Berwick et comme mon pere avait depuis +longtemps forme le projet de m'y placer aussi, il profita de +l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. + +Mais avant de dire un mot au sujet de cette ecole, il me faut +revenir a l'endroit ou j'aurais du commencer, et vous mettre en +etat de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages +ecrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien +loin au-dela du _border_, et n'ont jamais entendu parler des +Calder de West Inch. + +Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau +domaine, autour d'une bonne habitation. + +C'est simplement une grande terre a paturages de moutons, ou la +bise souffle avec aprete et que le vent balaie. + +Elle s'etend en formant une bande fragmentee le long de la mer. + +Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste a +gagner son loyer et a avoir du beurre le dimanche au lieu de +melasse. + +Au milieu, s'eleve une maison d'habitation en pierre, recouverte +en ardoise, avec un appentis derriere. + +La date de 1703 est gravee grossierement dans le bloc qui forme le +linteau de la porte. + +Il y a plus de cent ans que ma famille est etablie la, et malgre +sa pauvrete, elle est arrivee a tenir un bon rang dans le pays, +car a la campagne le vieux fermier est souvent plus estime que le +nouveau laird. + +La maison de West Inch presentait une particularite singuliere. + +Il avait ete etabli par des ingenieurs et autres personnes +competentes, que la ligne de delimitation entre les deux pays +passait exactement par le milieu de la maison, de facon a couper +notre meilleure chambre a coucher en deux moities, l'une anglaise, +l'autre ecossaise. + +Or, la couchette que j'occupais etait orientee de telle sorte que +j'avais la tete au nord de la frontiere et les pieds au sud. + +Mes amis disent que si le hasard avait place mon lit en sens +contraire, j'aurais eu peut-etre la chevelure d'un blond moins +roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. + +Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, ou ma tete d'Ecossais +ne voyait aucun moyen de me tirer de peril, mes bonnes grosses +jambes d'Anglais vinrent a mon aide et m'en eloignerent jusqu'en +lieu sur. + +Mais a l'ecole, cela me valut des histoires a n'en plus finir: les +uns m'avaient surnomme _Grog a l'eau_; pour d'autres j'etais la +" Grande Bretagne " pour d'autres, " l'Union Jock ". + +Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Ecossais et les +petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les +jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. + +Puis on s'arretait des deux cotes pour se mettre a rire, comme si +la chose etait bien plaisante. + +Dans les commencements, je fus tres malheureux a l'ecole de +Berwick. + +Birtwhistle etait le premier maitre, et Adams le second, et je +n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. + +J'etais naturellement timide, tres peu expansif. + +Je fus long a me faire un ami soit parmi les maitres, soit parmi +mes camarades. + +Il y avait neuf milles a vol d'oiseau, et onze milles et demi par +la route, de Berwick a West Inch. + +J'avais le coeur gros en pensant a la distance qui me separait de +ma mere. + +Remarquez, en effet, qu'un garcon de cet age, tout en pretendant +se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, helas! +quand on le prend au mot. + +A la fin, je n'y tins plus, et je pris la resolution de m'enfuir +de l'ecole, et de retourner le plus tot possible a la maison. + +Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer +l'eloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l'ecole, +jusqu'au dernier eleve, ce qui rendit ma vie d'ecolier fort +agreable et fort douce. + +Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'etais tombe par +une fenetre du second etage. + +Voici comment la chose arriva: + +Un soir j'avais recu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de +l'ecole. Cet affront, s'ajoutant a tous mes autres griefs, fit +deborder ma petite coupe. + +Je jurai, ce soir meme, en enfouissant ma figure inondee de larmes +sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit a +West Inch, soit bien pres d'y arriver. + +Notre dortoir etait au second etage, mais j'avais une reputation +de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. + +Je n'eprouvais aucune frayeur, tout petit que j'etais, de me +laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde +serree a la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois +pieds au-dessus du sol. + +Des lors, je ne craignais guere de ne pas pouvoir sortir du +dortoir de Birtwhistle. + +J'attendis avec impatience que l'on eut fini de tousser et de +remuer. + +Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des +gens reveilles, eurent cesse de se faire entendre sur la longue +ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je +m'habillai, et mes souliers a la main, je me dirigeai vers la +fenetre sur la pointe des pieds. + +Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors. + +Le jardin s'etendait au-dessous de moi, et tout pres de ma main +s'allongeait une grosse branche de poirier. + +Un jeune garcon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise +d'echelle. + +Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'a franchir un mur de +cinq pieds. + +Apres quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la +maison. + +J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre +branche, et j'allais m'elancer de la fenetre, lorsque je devins +tout a coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais ete +change en pierre. + +Il y avait par-dessus la crete du mur une figure tournee vers moi. + +Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette +figure dans sa paleur et son immobilite. + +La lune versait sa lumiere sur elle, et les globes oculaires se +mouvaient lentement des deux cotes, bien que je fusse cache a sa +vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. + +Puis par saccades, la figure blanche s'eleva de facon a montrer le +cou. + +Les epaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. + +Il se mit a cheval sur la crete du mur, puis d'un violent effort, +il attira vers lui un jeune garcon a peu pres de ma taille qui +reprenait haleine de temps a autre, comme s'il sanglotait. + +L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles +bourrues. + +Puis ils se laisserent aller tous deux par terre dans le jardin. + +J'etais encore debout, et en equilibre, avec un pied sur la +branche et l'autre sur l'appui de la fenetre, n'osant pas bouger, +de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer a +pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison. + +Tout a coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit +sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en +tombant. + +-- Voila qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, +vous avez de la place. + +-- Mais l'ouverture est toute bordee d'eclats, fit l'autre avec un +tremblement de frayeur. + +L'individu lanca un juron qui me donna la chair de poule. + +-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je... + +Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court haletement de +douleur. + +-- J'y vais, j'y vais, s'ecria le petit garcon. + +Mais je n'en entendis pas plus long, car la tete me tourna +brusquement. + +Mon talon glissa de la branche. + +Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes +quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbe du +cambrioleur. + +Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous repondre, +c'est qu'aujourd'hui meme je ne saurais dire si ce fut un +accident, ou si je le fis expres. + +Il se peut bien que pendant que je songeais a le faire, le hasard +se soit charge de trancher la question pour moi. + +L'individu etait courbe, la tete en avant, occupe a pousser le +gamin a travers une etroite fenetre quand je m'abattis sur lui a +l'endroit meme ou le cou se joint a l'epine dorsale. + +Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit +trois tours sur lui-meme en battant l'herbe de ses talons. + +Son petit compagnon s'eclipsa au clair de la lune et en un clin +d'oeil il eut franchi la muraille. + +Quant a moi, je m'etais assis pour crier a tue-tete et frotter une +de mes jambes ou je sentais la meme chose que si elle eut ete +prise dans un cercle de metal rougi au feu. + +Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la +maison, depuis le directeur de l'ecole, jusqu'au valet d'ecurie +accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. + +La chose fut bientot eclaircie. + +L'homme fut place sur un volet et emporte. + +Quant a moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans +une chambre a coucher speciale, ou le chirurgien Purdle, le cadet +des deux qui portent ce nom, me remit en place le perone. + +Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysees, et +les medecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir +s'il en retrouverait ou non l'usage. + +Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la +question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux +Assises de Carlyle. + +On reconnut en lui le bandit le plus determine qu'il y eut dans le +nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois +assassinats, et il y avait assez de preuves a sa charge pour le +faire pendre dix fois. + +Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans +vous raconter cet evenement qui en fut l'incident le plus +important. + +Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car +lorsque je songe a tout ce qui va se presenter, je vois bien que +j'en aurai de reste a dire avant d'etre arrive a la fin. + +En effet, quand on n'a a conter que sa petite histoire +particuliere, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se +trouve mele a de grands evenements comme ceux dont j'aurai a +parler, alors on eprouve une certaine difficulte, si l'on n'a pas +fait une sorte d'apprentissage a arranger le tout bien a son gre. + +Mais j'ai la memoire aussi bonne qu'elle fut jamais, Dieu merci, +et je vais tacher de faire mon recit aussi droit que possible. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naitre l'amitie entre +Jim, le fils du medecin, et moi. + +Il fut le coq de l'ecole des le jour de son entree, car moins +d'une heure apres, il avait jete, a travers le grand tableau noir +de la classe, Barton, qui en avait ete le coq jusqu'a ce jour-la. + +Jim continuait a prendre du muscle et des os. Meme a cette epoque, +il etait carre d'epaules et de haute taille. + +Les propos courts et le bras long, il etait fort sujet a flaner, +son large dos contre le mur, et ses mains profondement enfoncees +dans les poches de sa culotte. + +Je n'ai pas oublie sa facon d'avoir toujours un brin de paille au +coin des levres, a l'endroit meme ou il prit l'habitude de mettre +plus tard le tuyau de sa pipe. + +Jim fut toujours le meme pour le bien comme pour le mal depuis le +premier jour ou je fis connaissance avec lui. + +Ciel! comme nous avions de la consideration pour lui! + +Nous n'etions que de petits sauvages, mais nous eprouvions le +respect du sauvage devant la force. + +Il y avait la Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des +vers alcaiques aussi bien que des pentametres et des hexametres, +et, cependant pas un n'eut donne une chiquenaude pour Tom. + +Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d'Abel, +sur le bout du doigt, au point que les maitres eux-memes +s'adressaient a lui s'ils avaient des doutes, mais c'etait un +garcon a poitrine etroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et +a quoi lui servirent ses dates le jour ou Jock Simons, de la +petite troisieme, le pourchassa jusqu'au bout du corridor a coups +de boucle de ceinture. + +Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi a l'egard de Jim +Horscroft. + +Quelles legendes nous batissions sur sa force? + +N'etait-ce pas lui qui avait enfonce d'un coup de poing un panneau +de chene de la porte qui conduisait a la salle des jeux? N'etait- +ce pas lui qui, je jour ou le grand Merridew avait conquis la +balle, saisit a bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit +le but en depassant tous les adversaires au pas de course? + +Il nous paraissait deplorable qu'un gaillard de cette trempe se +cassat la tete a propos de spondees et de dactyles, ou se +preoccupat de savoir qui avait signe la Grande Charte. + +Lorsqu'il declara en pleine classe que c'etait le roi Alfred, nous +autres, petits garcons, nous fumes d'avis qu'il devait en etre +ainsi, et que peut-etre Jim en savait plus long que l'homme qui +avait ecrit le livre. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur +moi. + +Il me passa la main sur la tete. Il dit que j'etais un enrage +petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une +semaine. + +Nous fumes amis intimes pendant deux ans, malgre le fosse que les +annees creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou +l'irreflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui +m'ulcerait, je ne l'en aimais pas moins comme un frere, et je +versai assez de larmes pour remplir la bouteille a l'encre, quand +il partit pour Edimbourg afin d'y etudier la profession de son +pere. + +Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle apres cela, et quand +j'en sortis, j'etais moi-meme devenu le coq de l'ecole, car +j'etais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique +je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au +developpement musculaire de mon grand predecesseur. + +Ce fut dans l'annee du jubile que je sortis de chez Birtwhistle. + +Ensuite je passai trois ans a la maison, a apprendre a soigner les +bestiaux; mais les flottes et les armees etaient encore aux +prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le +pays. + +Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais a ecarter pour +toujours ce nuage de notre peuple? + + +II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH + +Quelques annees auparavant, alors que j'etais un tout jeune +garcon, la fille unique du frere de mon pere etait venue nous +faire une visite de cinq semaines. + +Willie Calder s'etait etabli a Eyemouth comme fabricant de filets +de peche, et il avait tire meilleur parti du fil a tisser que nous +n'etions sans doute destines a faire des genets et des landes +sablonneuses de West Inch. + +Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffee +d'un chapeau de cinq shillings et accompagnee d'une caisse +d'effets, devant laquelle les yeux de ma mere lui sortirent de la +tete comme ceux d'un crabe. + +C'etait etonnant de la voir depenser sans compter, elle qui +n'etait qu'une gamine. + +Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une +belle piece de deux pence, a laquelle il n'avait aucun droit. + +Elle ne faisait pas plus de cas de la biere au gingembre que si +c'eut ete de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son the, du +beurre pour son pain, tout comme si elle avait ete une Anglaise. + +Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-la, car +j'avais peine a comprendre dans quel but elles avaient ete creees. + +Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pense a elles, +mais les plus petits semblaient etre les plus raisonnables, car +quand les gamins commencaient a grandir, ils se montraient moins +tranchants sur ce point. + +Quant a nous, les tout petits, nous etions tous d'un meme avis: +une creature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps a +colporter des histoires, et qui n'arrive meme a lancer une pierre +qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'etait un +chiffon, n'etait bonne a rien du tout. + +Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait +qu'elles font le pere et la mere en une seule personne, elles se +melent sans cesse de nos jeux pour nous dire: " Jimmy, votre doigt +de pied passe a travers votre soulier. " ou bien encore: " Rentrez +chez vous, sale enfant, et allez vous laver " au point que rien +qu'a les voir, nous en avions assez. + +Aussi quand celle-la vint a la ferme de West Inch, je ne fus pas +enchante de la voir. + +Nous etions en vacances. + +J'avais alors douze ans. + +Elle en avait onze. + +C'etait une fillette mince, grande pour son age, aux yeux noirs et +aux facons les plus bizarres. + +Elle etait tout le temps a regarder fixement devant elle, les +levres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose +d'extraordinaire, mais quand je me postais derriere elle, et que +je regardais dans la meme direction, je n'apercevais que +l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les +culottes de papa suspendues avec le reste du linge a secher. + +Puis, si elle apercevait une touffe de bruyere ou de fougere, ou +n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en +contemplation. + +Elle s'ecriait: + +-- Comme c'est beau! comme c'est parfait! + +On eut dit que c'etait un tableau en peinture. + +Elle n'aimait pas a jouer, mais souvent je la faisais jouer au +chat perche; ca manquait d'animation, car j'arrivais toujours a +l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, +bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix +garcons. + +Quand je me mettais a lui dire qu'elle n'etait bonne a rien, que +son pere etait bien sot de l'elever comme cela, elle pleurait, +disait que j'etais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle +ce soir meme, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. + +Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus a rien de tout +cela. + +Ce qu'il y avait d'etrange, c'est qu'elle avait plus d'affection +pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait +jamais tranquille. + +Elle etait toujours a me guetter, a courir apres moi, et a dire +alors: " Tiens! vous etes la! " en faisant l'etonnee. + +Mais bientot je m'apercus qu'elle avait aussi de bons cotes. + +Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois +j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en +elle, c'etaient les histoires qu'elle savait conter. + +Elle avait une peur affreuse des grenouilles. + +Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je +la lui mettrais dans le coup a moins qu'elle ne me contat une +histoire. + +Cela l'aidait a commencer, mais une fois en train, c'etait +etonnant comme elle allait. + +Et a entendre les choses qui lui etaient arrivees, cela vous +coupait la respiration. + +Il y avait un pirate barbaresque qui etait alle a Eyemouth. + +Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau charge d'or pour +faire d'elle sa femme. + +Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi etait alle a +Eyemouth et il lui avait donne comme gage un anneau qu'il +reprendrait a son retour, disait-il. + +Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait a s'y meprendre a ceux +qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que +celui-la etait en or vierge. + +Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le +pirate barbaresque. + +Elle me repondit qu'il lui ferait sauter la tete de dessus les +epaules. + +Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle? + +Cela depassait mon intelligence. + +Puis elle me dit que pendant son voyage a destination de West +Inch, elle avait ete suivie par un prince deguise. + +Je lui demandai a quoi elle avait reconnu que c'etait un prince. + +Elle me repondit: + +-- A son deguisement. + +Un autre jour, elle dit que son pere composait une enigme, que +quand elle serait prete, il la mettrait dans les journaux, et +celui qui la devinerait aurait la moitie de sa fortune et la main +de sa fille. + +Je lui dis que j'etais fort sur les enigmes, et qu'il faudrait +qu'elle me l'envoyat des qu'elle serait prete. + +Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut +savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnee. + +Je repondis que je la vendrais aux encheres, pour le prix qu'on +m'offrirait, mais ce soir-la elle ne voulut plus conter +d'histoires, car elle etait tres susceptible dans certains cas. + +Jim Horscroft etait absent pendant le temps que la cousine Edie +passa chez nous. + +Il revint la semaine meme ou elle partit, et je me rappelle +combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrat +quelque interet au sujet d'une simple fillette. + +Il me demanda si elle etait jolie, et quand j'eus dit que je n'y +avais pas fait attention, il eclata de rire, me qualifia de taupe, +et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. + +Mais il ne tarda pas a s'occuper de tout autre chose, et je n'eus +plus une pensee pour Edie, jusqu'au jour ou elle prit bel et bien +ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette +plume d'oie. + +C'etait en 1813. + +J'avais quitte l'ecole, et j'avais deja dix-huit ans, au moins +quarante poils sur la levre superieure, et l'esperance d'en avoir +bien davantage. + +J'avais change depuis mon depart de l'ecole. + +Je ne m'adonnais plus aux jeux avec la meme ardeur. + +Au lieu de cela il m'arrivait de rester allonge sur la pente de la +lande, du cote ensoleille, les levres entrouvertes, et regardant +fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine +Edie. + +Jusqu'alors je m'etais tenu pour satisfait, je trouvais mon +existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et +sauter plus haut que mon prochain. + +Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose! + +Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voute du ciel, puis +je les portais sur la surface bleue de la mer. + +Je sentais qu'il me manquait quelque chose, mais je n'arrivais +point a pouvoir dire ce qu'etait cette chose. + +Et mon caractere prit de la vivacite. + +Il me semblait que tous mes nerfs etaient agaces. + +Si ma mere me demandait de quoi je souffrais, ou que mon pere me +parlat de mettre la main au travail, je me laissais aller a +repondre en termes si apres, si amers que depuis j'en ai souvent +eprouve du chagrin. + +Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus +d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mere. + +Aussi doit-on la menager aussi longtemps, qu'on l'a. + +Un jour, comme je rentrais en tete du troupeau, je vis mon pere +assis, une lettre a la main. + +C'etait un evenement fort rare chez nous, excepte quand l'agent +ecrivait pour le terme. + +En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai a +ouvrir de grands yeux, car je m'etais toujours figure que c'etait +la une chose impossible a un homme. + +Je le voyais fort bien a present, car il avait a travers sa joue +palie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la +franchir. + +Il fallait qu'elle glissat de cote jusqu'a son oreille, d'ou elle +tombait sur la feuille de papier. + +Ma mere etait assise pres de lui et lui caressait la main, comme +elle caressait le dos du chat pour le calmer. + +-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette +lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivee subitement. +Autrement on nous aurait ecrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de +sang a la tete. + +-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mere. + +Mon pere essuya ses oreilles avec la nappe de la table. + +-- Il a laisse toutes ses economies a sa fille, dit-il, et si elle +n'a pas change, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'etre, elle +n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle +disait, sous ce toit meme, du the trop faible, et cela pour du the +a sept shillings la livre. + +Ma mere hocha la tete et considera les pieces de lard suspendues +au plafond. + +-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura +assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car c'a ete +son dernier desir. + +-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'ecria ma mere avec +aprete. + +Je fus fache de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, +mais apres tout, si elle n'avait pas ete aussi apre, nous aurions +ete jetes dehors au bout de douze mois. + +-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui meme. Jock, mon +garcon, vous aurez la bonte de partir avec la charrette pour +Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y +sera, et vous pourrez l'amener a West Inch. + +Je me mis donc en route a cinq heures et quart avec la _Souter +Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre +charrette avec la caisse repeinte a neuf qui ne nous servait que +dans les grands jours. + +La diligence apparut au moment meme ou j'arrivais, et moi, comme +un niais de jeune campagnard, sans songer aux annees qui s'etaient +ecoulees, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un +bout de fille en jupe courte arrivant a peine aux genoux. + +Et comme je m'avancais obliquement, le cou tendu, je me sentis +toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vetue de noirs +debout sur les marches, et j'appris que c'etait ma cousine Edie. + +Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touche, +j'aurais pu passer vingt fois pres d'elle sans la reconnaitre. + +Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demande si elle etait +jolie ou non, je n'aurais su que lui repondre. + +Elle etait brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos +jeunes filles du border, et pourtant a travers ce teint charmant, +s'entrevoyait une nuance de carmin pareille a la teinte plus +chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. + +Ses levres etaient rouges, exprimant la douceur, et la fermete, +mais des ce moment meme, je vis au premier coup d'oeil flotter au +fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. + +Elle s'empara de moi seance tenante, comme si j'avais fait partie +de son heritage. Elle allongea la main et me cueillit. + +Elle etait en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un +costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle +portait un voile noir qu'elle avait ecarte de devant sa figure. + +-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent +maniere qu'elle avait appris a la pension. Non, non, nous sommes +un peu trop grands pour cela?... + +Cela, c'etait parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avancais ma +figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la derniere +fois que nous nous etions vus... + +-- Soyez bon garcon et donnez un shilling au conducteur, qui a ete +extremement complaisant pour moi pendant le trajet. + +Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une piece +d'argent de quatre pence. + +Jamais le manque d'argent ne me parut plus penible qu'a ce moment- +la. + +Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitot une petite +bourse en moleskine a fermoir d'argent me fut glissee dans la +main. + +Je payai l'homme et allais rendre la bourse a Edie, mais elle me +forca de la garder. + +-- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est la +votre voiture, elle a l'air bien drole. Mais ou vais je m'asseoir? + +-- Sur le sac, dis-je. + +-- Et comment faire pour monter? + +-- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. + +Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantees dans +les miennes. + +Comme elle passait par-dessus le cote de la carriole, son haleine +passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitot +s'effacerent par lambeaux ces langueurs vagues et inquietes de mon +ame. + +Il me sembla que cet instant m'enlevait a moi-meme et faisait de +moi un des membres de la race des hommes. + +Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut a un cheval pour +agiter sa queue, et pourtant un evenement s'etait produit. + +Une barriere avait surgi quelque part. + +J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. + +J'eprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma +timidite, dans ma reserve, je ne sus faire autre chose que +d'egaliser le rembourrage du sac. + +Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait a grand bruit la +direction de Berwick. + +Tout a coup elle se mit a faire voltiger en l'air son mouchoir. + +-- Il a ote son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a du etre +officier. Il avait l'air tres distingue. Peut-etre l'avez-vous +remarque, un gentleman sur l'imperiale, tres beau, avec un +pardessus brun. + +Je secouai la tete, et toute la joie qui m'avait envahi fit place +a une sotte mauvaise humeur. + +-- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines +vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restees +les memes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous +n'avez pas beaucoup change. J'espere que vos manieres sont +meilleures que jadis; vous ne chercherez pas a me mettre des +grenouilles dans le cou, n'est-ce pas? + +Rien qu'a cette idee, je sentis un frisson dans tout le corps. + +-- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse a +West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. + +-- Assurement, c'est bien de la bonte de votre part que +d'accueillir une pauvre fille isolee, dit-elle. + +-- C'est bien de la bonte de votre part que de venir, cousine +Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le +crains, dis-je. + +-- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a +pas beaucoup d'hommes par la-bas, autant qu'il m'en souvient. + +-- Il y a le Major Elliott, a Corriemuir. Il vient passer la +soiree de temps a autre. C'est un brave vieux soldat, qui a recu +une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. + +-- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles +gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre +age, dont on peut se faire des amis. A propos, ce vieux docteur si +aigre, il avait un fils, n'est ce pas? + +-- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. + +-- Est-il chez lui? + +-- Non, il reviendra bientot. Il fait encore ses etudes a +Edimbourg. + +-- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'a son +retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais etre arrivee +a West Inch. + +Je fis arpenter la route a la vieille _Souter Johnnie_, d'une +allure a laquelle elle n'a jamais marche ni avant, ni depuis. + +Une heure apres, Edie etait assise devant la table a souper. + +Ma mere avait servi non seulement du beurre, mais encore de la +gelee de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait a +la lumiere de la chandelle et faisait fort bon effet. + +Je n'eus pas de peine a m'apercevoir que mes parents etaient tout +aussi surpris que moi, du changement qui s'etait opere en elle, +mais qu'ils l'etaient d'une autre facon que moi. + +Ma mere etait si impressionnee par l'objet en plumes qu'elle lui +vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, +et ma cousine, de son air joli et leger, la menacait du doigt +toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. + +Apres le souper, quand elle fut allee se coucher, ils ne purent +parler d'autre chose que de son air et de son education. + +-- Tout de meme, pour le dire en passant, fit mon pere, elle n'a +pas l'air d'avoir le coeur brise par la mort de mon frere. + +Alors, pour la premiere fois, je me souvins qu'elle n'avait pas +dit un mot a ce sujet, depuis que nous nous etions revus. + + +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX + +Il ne fallut pas longtemps a la cousine Edie pour regner +souverainement a West Inch et pour faire de nous tous, y compris +mon pere, ses sujets. + +Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de +nous ne sut combien. + +Lorsque ma mere lui dit que quatre shillings par semaine +paieraient toutes ses depenses, elle porta spontanement la somme a +sept shillings six pence. + +La chambre du sud, la plus ensoleillee, et dont la fenetre etait +encadree de chevrefeuille, lui fut assignee, et c'etait merveille +de voir les bibelots qu'elle avait apportes de Berwick pour les y +ranger. + +Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole +ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui +avait la ferme de l'autre cote de la cote. + +Et il etait rare qu'elle revint sans apporter quelque chose pour +l'un de nous; une pipe de bois pour mon pere, un plaid des +Shetlands pour ma mere, un livre pour moi, un collier de cuivre +pour Rob, notre collie. + +Jamais on ne vit femme plus depensiere. + +Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa +presence. + +Pour moi, cela changea entierement l'aspect du paysage. + +Le soleil etait plus brillant, les collines plus vertes et l'air +plus doux depuis le jour de sa venue. + +Nos existences perdirent leur banalite, maintenant que nous les +passions avec une telle creature, et la vieille et morne maison +grise prit un tout autre aspect a mes yeux depuis le jour ou elle +avait pose le pied sur le paillasson de la porte. + +Cela ne tenait point a sa figure, qui pourtant etait des plus +attrayantes, non plus qu'a sa tournure, bien que je n'aie vu +aucune jeune fille qui put rivaliser en cela avec elle. C'etait +son entrain, ses facons drolement moqueuses, sa maniere toute +nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle +rejetait sa robe ou portait la tete en arriere. + +Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. + +C'etait enfin ce vif regard de defi, et cette bonne parole qui +ramenait chacun de nous a son niveau. + +Mais non, pas tout a fait a son niveau. + +Pour moi, elle fut toujours une creature lointaine et superieure. + +J'avais beau me monter la tete et me faire des reproches. + +Quoi que je fisse, je n'arrivais pas a reconnaitre que le meme +sang coulait dans nos veines et qu'elle n'etait qu'une jeune +campagnarde, comme je n'etais qu'un jeune campagnard. + +Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle +s'apercut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. + +Quand j'etais loin d'elle, j'eprouvais de l'agitation, et pourtant +lorsque je me trouvais avec elle, j'etais sans cesse a trembler de +crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causat de +l'ennui ou ne la facha. + +Si j'en avais su plus long sur le caractere des femmes, je me +serais peut-etre donne moins de mal. + +-- Vous etes bien change de ce que vous etiez autrefois, disait- +elle en me regardant de cote par-dessous ses cils noirs. + +-- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la +premiere fois, dis-je. + +-- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de +vos manieres d'aujourd'hui. Vous etiez si brutal avec moi et si +imperieux, et vous ne vouliez faire qu'a votre tete, comme un +petit homme que vous etiez. Je vous revois encore avec votre +tignasse emmelee et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous +etes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prevenant! + +-- On apprend a se conduire, dis-je. + +-- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous etiez. + +Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car +j'aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonne la facon dont +je la traitais d'ordinaire. + +Que ces facons la plussent a tout autre qu'a une personne evadee +d'une maison de fous, voila qui depassait tout a fait mon +intelligence. + +Je me rappelai le temps, ou la surprenant sur le seuil en train de +lire, je fixais au bout d'une baguette elastique de coudrier de +petites boules d'argile, que je lui lancais, jusqu'a ce qu'elle +finit par pleurer. + +Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau +de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille a la main, avec +tant d'acharnement qu'elle finit par se refugier, a moitie folle +d'epouvante, sous le tablier de ma mere, et que mon pere m'assena +sur le trou de l'oreille un coup de baton a bouillie qui m'envoya +rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. + +Voila donc ce qu'elle regrettait? + +Eh bien, elle se resignerait a s'en passer, car ma main se +secherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. + +Mais je compris alors pour la premiere fois, tout ce qu'il y a +d'etrange dans la nature feminine, et je reconnus que l'homme ne +doit point raisonner a ce propos, mais simplement se tenir sur ses +gardes et tacher de s'instruire. + +Nous nous trouvames enfin au meme niveau, quand elle dit qu'elle +n'avait qu'a faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, +et que j'etais aussi entierement a ses ordres que le vieux Rob +etait docile a mon appel. + +Vous trouvez que j'etais bien sot de me laisser mettre ainsi la +tete a l'envers. + +Je l'etais peut-etre, mais il faut aussi vous rappeler combien +j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions a +chaque instant. + +En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-la sur un +million, et je puis vous garantir que celui-la aurait eu la tete +solide, qui ne se la serait pas laisse mettre a l'envers par elle. + +Tenez, voila le Major Elliott. + +C'etait un homme qui avait enterre trois femmes et qui avait +figure dans douze batailles rangees. + +Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un +chiffon mouille, elle qui sortait a peine de pension. + +Peu de temps apres qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il +quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, +et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans. + +Il tordait ses moustaches grises des deux cotes, de facon a en +avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne +jambe avec autant de fierte qu'un joueur de cornemuse. + +Que lui avait-elle dit? + +Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet +que du vin vieux. + +-- Je suis monte pour vous voir, mon garcon, dit-il, mais il faut +que je rentre a la maison. Toutefois ma visite n'a pas ete perdue, +car elle m'a procure l'occasion de voir _la belle cousine_, une +jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon +garcon. + +Il avait une facon de parler un peu formaliste, un peu raide, et +il se plaisait a intercaler dans ses propos quelques bouts de +phrases francaises qu'il avait ramasses dans la Peninsule. + +Il aurait continue a me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa +poche le coin d'un journal. + +Je compris alors qu'il etait venu, selon son habitude, pour +m'apporter quelques nouvelles. + +Il ne nous en arrivait guere a West Inch. + +-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je. + +Il tira le journal de sa poche et le brandit. + +-- Les Allies ont gagne une grande bataille, mon garcon, dit-il. +Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps apres cela. Les +Saxons l'ont jete par-dessus bord, et il a subi un rude echec a +Leipzig. Wellington a franchi les Pyrenees et les soldats de +Graham seront a Bayonne d'ici a peu de temps. + +Je lancai mon chapeau en l'air. + +-- Alors la guerre finira par cesser? m'ecriai je. + +-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tete d'un air +grave. Ca a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guere la +peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit a +votre sujet. + +-- De quoi s'agissait-il? + +-- Eh bien, mon garcon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, +et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je +pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais +s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous +mes ordres. + +A cette pensee mon coeur bondit. + +-- Ah! oui, je le voudrais! m'ecriai-je. + +-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en etat de +me presenter a l'examen medical, et il y a bien des chances pour +que Boney soit mis en lieu sur avant ce delai. + +-- Puis il y a ma mere, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. + +-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. + +Et il s'eloigna en clopinant. + +Je m'assis dans la bruyere, mon menton dans la main, en tournant +et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major +en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- +dessus son epaule, pendant qu'il grimpait la montee de la colline. + +C'etait une bien chetive existence, que celle de West Inch, ou +j'attendais mon tour de remplacer mon pere, sur la meme lande, au +bord du meme ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette +maison grise devant les yeux. + +Et de l'autre cote, il y avait la mer bleue. + +Ah, en voila une vie pour un homme! + +Et le major, un homme qui n'etait plus dans la force de l'age, il +etait blesse, fini, et pourtant il faisait des projets pour se +remettre a la besogne alors que moi, a la fleur de l'age, je +deperissais parmi ces collines! + +Une vague brulante de honte me monta a la figure, et je me levai +soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le +role d'un homme. + +Pendant deux jours, je ne fis que songer a cela. + +Le troisieme, il survint un evenement qui condensa mes +resolutions, et aussitot les dissipa, comme un souffle de vent +fait disparaitre une fumee. + +J'etais alle faire une promenade dans l'apres-midi avec la cousina +Edie et Rob. + +Nous etions arrive au sommet de la pente qui descend vers la +plage. + +L'automne tirait a sa fin. + +Les herbes, en se fletrissant, avaient pris des teintes de bronze, +mais le soleil etait encore clair et chaud. + +Une brise venait du sud par bouffees courtes et brulantes et +ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. + +J'arrachai une brassee de fougere pour qu'Edie put s'asseoir. Elle +s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous +les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la +chaleur et la lumiere. + +Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tete de Rob sur +mon genou. + +Comme nous etions seuls dans le silence de ce desert, nous vimes, +meme en cet endroit, s'etendre sur les eaux, en face de nous, +l'ombre du grand homme de la bas qui avait ecrit son nom en +caracteres rouges sur toute la carte d'Europe. + +Un vaisseau arrivait pousse par le vent. + +C'etait un vieux navire de commerce a l'aspect pacifique, qui, +peut-etre avait Leith pour destination. + +Il avait les vergues carrees et allait toutes voiles deployees. + +De l'autre cote, du nord est, venaient deux grands vilains +bateaux, grees en lougres, chacun avec un grand mat et une vaste +voile carree de couleur brune. + +Il etait difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil +que celui de ces trois navires qui marchaient en se balancant, par +une aussi belle journee. + +Mais tout a coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et +un tourbillon de fumee noire. + +Il en jaillit autant du second. + +Puis le navire riposta: rap, rap, rap! + +En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussee du coude, ecarte le +ciel, et sur les eaux se dechainaient la haine, la ferocite, la +soif de sang. + +Au premier coup de feu, nous nous etions releves, et Edie, toute +tremblante, avait pose sa main sur mon bras. + +-- Ils se battent, Jock, s'ecria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont- +ils? + +Les battements de mon coeur repondaient aux coups de canon, et +tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupee, ce fut: + +-- Ce sont deux corsaires francais, des chasse-maree, comme ils +les appellent la-bas, c'est un de nos navires de commerce, et +aussi sur que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le +major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et +qu'ils sont aussi bourres d'hommes qu'il y a de nourriture dans un +boeuf. Pourquoi cet imbecile ne bat-il pas en retraite vers la +barre a l'embouchure de la Tweed? + +Mais il ne diminua pas un pouce de toile. + +Il se balancait toujours de son air entete, pendant qu'une petite +boule noire etait hissee a la pointe de son grand mat, et que le +magnifique vieux drapeau apparaissait tout a coup et ondulait a +ses drisses. + +Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits +canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient +les baux du lougre. + +Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. + +Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accroches +a ses hanches. + +Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppee +dans la fumee, d'ou pointaient ca et la les vergues. D'en haut et +du centre de ce nuage partaient, comme l'eclair, de rouges langues +de flammes. + +C'etait un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris +de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles +en tinterent encore. + +Pendant une heure d'horloge, le nuage pousse par l'enfer se +deplaca lentement sur les flots, et nous restames la, le coeur +saisi, a regarder le battement du pavillon, nous ecarquillant les +yeux pour voir s'il etait toujours a sa place. + +Puis, tout a coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme +que jamais, se remit en marche. + +Quand la fumee se fut un peu dissipee, nous vimes un des lougres +vacillant comme un canard qui tombe a l'eau, avec une aile cassee, +tandis que sur l'autre, on se hatait d'embarquer l'equipage avant +qu'il ne coulat a pic. + +Pendant toute cette heure, toute ma vie avait ete concentree dans +la bataille. + +Le vent avait emporte ma casquette, mais je n'y avais pas pris +garde. + +Alors, le coeur debordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et +rien qu'en la voyant je me retrouvai en arriere de six ans. + +Son regard avait repris sa fixite, ses levres etaient +entrouvertes, comme quand elle etait toute petite, et ses mains +menues etaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets +comme de l'ivoire. + +-- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant a la bruyere et aux +buissons de genets, quel homme fort, quelle resolution! Quelle est +la femme qui ne serait pas fiere d'un tel mari? + +-- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'ecriai-je avec enthousiasme. + +Elle me regarda. On eut dit qu'elle avait oublie mon existence. + +-- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme +dit-elle, mais voila ou on en est quand on habite la campagne. On +n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons a rien +faire de mieux. + +Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien +qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que +fut son intention, ses paroles me donnerent la meme sensation que +si elles avaient traverse tout droit un nerf mis a nu. + +-- C'est tres bien, cousine Edie, dis-je en m'efforcant de parler +avec calme, voila qui acheve de me decider. J'irai ce soir +m'enroler a Berwick. + +-- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat? + +-- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste a la campagne est +necessairement un lache. + +-- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous +avez meilleur air quand vous etes on colere. Je voudrais voir +toujours vos yeux etinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme +cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sure, c'est pour +plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. + +-- Je vous ferai voir si je plaisante. + +Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi a la +cuisine, ou ma mere et mon pere etaient assis de chaque cote de la +cheminee. + +-- Mere, m'ecriai-je, je pars me faire soldat. + +Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils +n'auraient pas ete plus atterres, car en ce temps-la, les +campagnards mefiants et aises estimaient que le troupeau du +sergent se composait principalement des moutons noirs. + +Mais, sur ma parole, ces betes noires ont rendu un fameux service +a leur pays. + +Ma mere porta ses mitaines a ses yeux, et mon pere prit un air +aussi sombre qu'un trou a tourbe. + +-- Non! Jock, vous etes fou, dit-il. + +-- Fou ou non, je pars. + +-- Alors vous n'aurez pas ma benediction. + +-- En ce cas je m'en passerai. + +A ces mots ma mere jette un cri et me met ses bras autour du cou. + +Je vis sa main calleuse, deformee, pleine de noeuds qu'y avait +produits la peine qu'elle s'etait donnes pour m'elevez, et cela me +parla plus eloquemment que n'eut pu faire aucune parole. + +Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonte aussi dure que le +tranchant d'un silex. + +Je la forcai d'un baiser a se rasseoir; puis je courus dans ma +chambre pour preparer mon paquet. + +Il faisait deja sombre, et j'avais a parcourir un long trajet a +pied. + +Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me +hatai de partir. Au moment ou j'allais mettre le pied dehors par +une porte de cote, quelqu'un me toucha l'epaule. + +C'etait Edie, debout a la lueur du couchant. + +-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir? + +-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir. + +-- Mais votre pere ne le veut pas, votre mere non plus. + +-- Je le sais. + +-- Alors pourquoi partir? + +-- Vous devez bien le savoir. + +-- Pourquoi, enfin. + +-- Parce que vous me faites partir. + +-- Je ne tiens pas a ce que vous partiez, Jock. + +-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne +sont bons qu'a y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne +faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous +trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idee. + +Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brulaient les +levres. + +Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air a la +fois railleur et caressant. + +-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette +raison la que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez +si... si je suis bonne pour vous? + +Nous etions face a face et fort pres. + +En un instant la chose fut faite. + +Mes bras l'entourerent. + +Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, +sur les yeux. + +Je la pressai contre mon coeur. + +Je lui dis bien bas quelle etait tout pour moi, tout, et que je ne +pouvais pas vivre sans elle. + +Edie ne repondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la +tete, et quand elle me repoussa en arriere, elle n'y mit pas +beaucoup d'effort. + +-- Oh! vous etes bien rude, vieux petit effronte, dit-elle en +tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouee, +Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. + +Mais j'avais tout a fait cesse de la craindre, et un amour, dix +fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. + +Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. + +-- Vous etes a moi, bien a moi, m'ecriai-je. Je n'irai pas a +Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. + +Mais a ce mot de mariage, elle eclata de rire. + +-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index. + +Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie +me fit une jolie petite reverence et rentra a la maison. + + +IV -- LE CHOIX DE JIM + +Et alors se passerent ces six semaines qui furent une sorte de +reve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. + +Je vous ennuierais si je me mettais a vous conter ce qui se passa +entre nous. + +Et pourtant comme c'etait grave, quelle importance decisive cela +devait avoir sur notre destinee des ce temps-la! + +Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantot vive, +tantot sombre comme une prairie au-dessous de laquelle defilent +des nuages; ses coleres sans causes, ses brusques repentirs, qui +tour a tour faisaient deborder en moi la joie ou le chagrin. + +Voila ce qu'etait ma vie: tout le reste n'etait que neant. + +Mais il restait toujours dans les dernieres profondeurs de mes +sentiments une inquietude vague, la peur d'etre pareil a cet homme +qui etendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la +veritable Edie Calder, si pres de moi qu'elle parut, etait en +realite bien loin de moi. + +Elle etait, en effet, bien malaisee a comprendre. + +Elle l'etait du moins pour un jeune campagnard a l'esprit peu +penetrant, comme moi. + +Car, si j'essayais de l'entretenir de mes veritables projets, de +lui dire qu'en prenant la totalite de Corriemuir, nous pourrions +ajouter a la somme necessaire pour ce surplus de fermage, un +benefice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait +d'ajouter un salon a West Inch, et d'en faire une belle demeure +pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait a bouder, a +baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour +m'ecouter. + +Mais si je la laissais s'abandonner a ses reves sur ce que je +pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant +que j'etais le veritable heritier du laird, ou bien si, sans +cependant m'engager dans l'armee, chose dont elle ne voulait pas +entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le +nom serait dans la bouche de tous, alors elle etait aussi +charmante qu'une journee de mai. + +Je me pretais de mon mieux a ce jeu, mais il finissait toujours +par m'echapper un mot malheureux pour prouver que j'etais toujours +Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses +levres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. + +Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre a terre, et si +la rupture n'etait pas arrivee d'une maniere, elle le serait d'une +autre. + +La Noel etait passee, mais l'hiver avait ete doux. + +Il avait fait juste assez froid pour qu'on put marcher sans danger +dans les tourbieres. + +Edie etait sortie par une belle matinee, et elle etait rentree +pour dejeuner avec les joues rouges d'animation. + +-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit- +elle. + +-- J'ai entendu dire qu'on l'attend. + +-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontre sur la lande. + +-- Quoi! vous avez rencontre Jim Horscroft? + +-- Je suis sure que ce doit etre lui. Un gaillard de tournure +superbe, un heros, avec une chevelure noire et frisee, le nez +court et droit, et des yeux gris. Il a des epaules comme une +statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tete +atteindrait tout juste a son epingle de cravate. + +-- Je vais jusqu'a son oreille, Edie, m'ecriai-je avec +indignation. Du moins, si c'etait bien Jim! Est-ce qu'il avait au +coin de la bouche une pipe en bois brun? + +-- Oui, il fumait; il etait habille de gris et il avait une belle +voix forte et grave. + +-- Ha! Ho! vous lui avez parle, dis-je. + +Elle rougit legerement, comme si elle en avait dit plus long +qu'elle ne voulait. + +-- Je me dirigeais vers un endroit ou le sol etait un peu mou, et +il m'a avertie. + +-- Ah! oui ce doit etre le bon vieux Jim dis-je, voila des annees +qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle +que de biceps. Oui, pardieu, le voila mon homme en chair et en os. + +Je l'avais vu par la fenetre de la cuisine, et je m'elancai a sa +rencontre, tenant a la main mon beignet entame. + +Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main +et les yeux brillants. + +-- Ah! Jock, s'ecria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. +Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. + +Mais soudain il coupa cours a ses propos et regarda par-dessus mon +epaule, avec de grands yeux. + +Je me retournai. + +C'etait Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui etait debout +sur la seuil. + +Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant! + +-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. + +-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le dejeuner, Mr +Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire fute. + +-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. + +-- Moi aussi, et presque toujours je vais par la-bas, dit-elle. +Mais, dites-moi, Jock, vous n'etes guere empresse a recevoir votre +ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il +faudra que je m'en charge a votre place pour en sauver la +reputation. + +Au bout de quelques minutes, nous etions avec les vieux, et Jim +s'attablait devant son assiette de potage. + +Il disait a peine un mot et restait toujours la cuillere en l'air +a contempler Edie. + +Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades. + +Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et +qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. + +-- Jock me disait que vous faisiez vos etudes pour devenir +docteur, dit-elle, mais comme cela doit etre difficile, et qu'il +doit falloir de temps pour acquerir les connaissances necessaires! + +-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, +mais j'en viendrai a bout tout de meme. + +-- Ah! vous etes brave! Vous etes resolu, vous fixez votre regard +sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous +arreter. + +-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui +a commence avec moi a deja sa plaque a sa porte, alors que je ne +suis encore qu'un etudiant. + +-- C'est que vous etes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les +gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, +quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carriere! Vous +portez la guerison partout ou vous allez. Vous rendez la force a +ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de +l'humanite. + +L'honnete Jim se demenait sur sa chaise, en entendant ces mots. + +-- Je n'ai pas des mobiles aussi eleves, je le crains bien, Miss +Calder, dit-il. Je songe a gagner ma vie, a continuer la clientele +de mon pere. Voila ce que je vise, et si j'apporte la guerison +d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une piece d'une +couronne. + +-- Comme vous etes franc et sincere! s'ecria-t-elle. + +Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus, +arrangeait adroitement son langage de facon a l'encourager a +entrer dans son role, et s'y prenait de la maniere que je +connaissais si bien. + +Avant qu'il fut subjugue, je pus voir qu'il avait la tete toute +bourdonnante de l'eclat de sa beaute et de ses propos engageants. + +Je frissonnais d'orgueil a penser quelle haute idee il aurait de +ma parente. + +-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir +m'en empecher, au moment ou nous fumes sur le seuil, et pendant +qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. + +-- Belle! s'ecria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son egale. + +-- Nous devons nous marier, dis-je. + +Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. + +Puis il ramassa sa pipe et s'eloigna sans mot dire. + +Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. + +Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tete +penchee sur la poitrine. + +Mais je n'etais pas pres de l'oublier! La cousine Edie eut cent +questions a me faire au sujet de ses annees d'adolescence, de sa +vigueur, des femmes qu'il devait connaitre probablement: elle n'en +savait jamais assez. + +Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journee, +mais d'une facon moins agreable. + +Ce fut par mon pere, qui rentra le soir, ne faisant que parler du +pauvre Jim. + +Le pauvre Jim avait passe tout ce temps a boire. + +Des midi, etant gris, il etait descendu aux coteaux de Westhouse, +pour se battre avec le champion Gipsy et on n'etait pas certain +que l'homme passat la nuit. + +Mon pere avait rencontre Jim sur la grande route, terrible comme +un nuage charge de foudre, et pret a insulter le premier qui +passait. + +-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientele, +s'il commence a rompre les os aux gens. + +La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour +faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans +la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais a Corriemuir par le +sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui +marchait a grands pas. + +Mais ce n'etait plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait +partage notre soupe l'autre matin. + +Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet etait defait, ses cheveux +emmeles, sa figue toute brouillee, comme celle d'un homme qui a +passe la nuit a boire. + +Il tenait un baton de frene, dont il se servait pour cingler les +genets de chaque cote du sentier. + +-- Eh bien, Jim, dis-je. + +Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une +fois a l'ecole, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait +dans son tort et mettait toute sa volonte a s'en tirer a force +d'effronterie. + +Il ne me repondit pas un mot. Il me depassa sur le sentier etroit +et s'eloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout +de frene et abattant les broussailles. + +Ah! certes, je ne lui en voulais pas. + +J'etais fache, tres fache, voila tout. + +Certes, je n'etais point aveugle au point de ne point voir ce qui +se passait. + +Il etait amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire a l'idee +qu'elle serait a moi. + +Pauvre garcon, que pouvait-il y faire? + +Peut-etre qu'a sa place je me serais conduit comme lui. + +Il y avait eu un temps ou je m'etonnais qu'une jeune fille put +ainsi mettre a l'envers la tete d'un homme plein de force, mais +j'en savais maintenant davantage. + +Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis +arriva cette journee, de jeudi qui devait changer le cours de +toute mon existence. + +Ce jour-la, je me reveillai de bonne heure, avec ce petit frisson +de joie, si exquis au moment ou l'on ouvre les yeux. + +La veille, Edie avait ete plus charmante que d'ordinaire. + +Je m'etais endormi en me disant qu'apres tout, je pouvais bien +avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des +imaginations, sans se monter la tete, elle commencait a eprouver +de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West +Inch. + +C'etait cette meme pensee, qui, restee en mon coeur, etait cause +de ce petit gazouillement matinal de joie. + +Puis je me rappelai qu'en me depechant, je serais pret pour sortir +avec elle, car elle avait l'habitude d'aller se promener des le +lever du soleil. + +Mais j'etais arrive trop tard. + +Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et +la chambre vide. + +" Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-etre, et nous +reviendrons ensemble. + +Du haut de la cote de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour; +donc, prenant mon baton, je partis dans cette direction. + +La journee etait claire, mais froide, et le ressac faisait +entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il +n'y eut point eu de vent dans notre region. + +Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air leger et vif +du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, +un peu essouffle, parmi les genets du sommet. + +En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis +la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim +Horscroft qui marchait cote a cote avec elle. + +Ils n'etaient pas bien loin, mais ils etaient trop occupes l'un de +l'autre pour me voir. + +Elle allait lentement, la tete penchee, de ce petit air espiegle +que je connaissais si bien. + +Elle detournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps a +autre. + +Il marchait pres d'elle, la contemplant, et baissant la tete, dans +l'ardeur de son langage. + +Puis, a quelque propos qu'il lui tint, elle lui posa une main +caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la +souleva et l'embrassa a plusieurs reprises. + +A cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un +mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb, +l'air d'un cadavre, les yeux fixes sur eux. + +Je la vis lui mettre la main sur l'epaule, et accueillir les +baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. + +Puis il la remit a terre. + +Je reconnus que cette scene avait ete celle de leur separation, +car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient +trouves a portee d'etre vus des fenetres du haut de la maison. + +Elle s'eloigna a pas lents, et il resta la pour la suivre des +yeux. + +J'attendis qu'elle fut a quelque distance. Alors je descendis, +mais mon saisissement etait tel, que j'etais a peine a une +longueur de main de lui quand il passa pres de moi. + +Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrerent les miens. + +-- Ah! Jock! dit-il, deja sur pied. + +-- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupee. + +Ma gorge etait devenue si seche que je parlais du ton d'un homme +qui a une angine. + +-- Ah! vraiment! dit-il. + +Puis il sifflota un instant. + +-- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fache. Je comptais aller +a West Inch aujourd'hui meme, pour m'expliquer avec vous. Mieux +vaut qu'il en soit ainsi peut-etre. + +-- Le bel ami que vous faites! dis-je. + +-- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses +mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire ou +nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je +ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai deja rencontre Edie... +c'est a dire Miss Calder, le matin de mon arrivee, et il y avait +certains details qui m'ont fait supposer qu'elle etait libre, et +dans cette conviction, j'ai laisse mon esprit se lancer a sa +poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'etait pas libre, qu'elle +etait votre fiancee, et ce fut le coup le plus dur que j'aie recu +depuis longtemps. Cela m'a mis completement hors de moi. J'ai +passe des jours a faire des sottises, et c'est par un hasard +heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le +hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon ame, +Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous, +cette idee la fit rire. C'etaient affaires entre cousin et +cousine, disait-elle, mais quant a n'etre pas libre, et a ce que +vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'etaient des betises. +Ainsi vous le voyez, Jock, je n'etais pas tant a blamer que cela, +apres tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir +par sa conduite envers vous, que vous vous etiez mepris en croyant +avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez du remarquer qu'elle +vous a a peine dit un mot pendant ces deux dernieres semaines. + +J'eclatai d'un rire amer. + +-- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'etais le +seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti +d'aimer. + +Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'epaule +et avanca sa tete pour regarder dans mes yeux. + +-- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proferer un +mensonge. Vous n'etes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce +pas? Vous etes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous +agissons franchement, d'homme a homme? + +-- C'est la verite de Dieu, dis-je. + +Il resta a me considerer, la figure contractee, comme celle d'un +homme en qui se livre un rude combat interieur. + +Deux longues minutes se passerent avant qu'il parlat. + +-- Voyons, Jock, dit il, cette femme la se moque de nous deux. +Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime a +West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de +diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur +d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable +l'infernale coquine. + +Mais c'etait trop me demander. + +Au fond du coeur, il m'etait impossible de la maudire, plus +impossible encore de rester impassible a ecouter un autre mal +parler d'elle. Non, quand meme cet autre eut ete mon plus vieil +ami. + +-- Pas de gros mots, m'ecriai-je. + +-- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos benins. Je +l'appelle du nom qu'elle devrait porter. + +-- Ah! vraiment? dis je en otant mon habit. Attention, Jim +Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le +ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le +chateau de Berwick. + +Il retroussa les manches de son habit jusqu'au coude. Ce fut pour +les rabattre lentement. + +-- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de +poids et cinq pouces de taille, c'est une difference qui ne peut +se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se +prennent corps a corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah! +par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix? + +Je me retournai. + +Elle etait la, a moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, +aussi indifferent que nous paraissions emportes, fievreux. + +-- J'etais tout pres de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus +parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour +savoir de quoi il s'agissait. + +Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le +poignet. + +Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira +jusqu'a l'endroit ou j'etais reste. + +-- Eh bien, Jock, voila assez de sottises comme cela, dit-il. La +voici, lui demanderons-nous de declarer lequel de nous elle +prefere? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous +sommes tous deux ici? + +-- J'y consens, repondis-je. + +-- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure +que je ne tournerai pas seulement un oeil de son cote. En ferez- +vous autant pour moi? + +-- Oui, je le ferai. + +-- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnetes +gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous +connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier +soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez; +maintenant parlez carrement, sans detour. Nous voici devant vous: +prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock +ou de moi? + +Vous croyez peut-etre la demoiselle accablee de confusion. + +Loin de la, ses yeux brillaient de joie. + +Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus +fiere. + +Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un a l'autre de nous, sa +figure eclairee par le froid soleil du matin, elle avait l'air +plus charmante que jamais. + +Jim etait aussi de cet avis, j'en suis sur, car il lacha son +poignet, et l'expression de durete de sa physionomie l'adoucit. + +-- Allons, Edie, lequel sera-ce? + +-- Sots gamins! s'ecria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock, +vous savez combien j'ai d'affection pour vous. + +-- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. + +-- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que +Jim. + +Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre +le coeur de Jim. + +-- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'epaule +d'Edie. + +Je voyais... + +Je rentrai a West Inch, transforme en un tout autre homme. + + +V -- L'HOMME D'OUTRE-MER + +Je n'etais point homme a rester assis et geignant pres d'une +cruche cassee. + +Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le role qui convient a +un homme c'est de n'en plus parler. + +Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il +l'est encore un peu, quand j'y pense, apres tant d'annees et un +heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la +chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le +jour de la promenade sur la cote. + +Je fus pour elle un frere, rien de plus. + +Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la +necessite de tirer durement sur le mors. + +Meme alors elle tournait autour de moi, avec ses facons calines, +ses histoires que Jim etait bien rude avec elle, et combien elle +avait ete heureuse au temps ou j'etais bien dispose pour elle. + +Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne +pouvait agir autrement. + +Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, etaient fort +heureux. + +Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu des qu'il +serait recu docteur. + +Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine a West Inch +avec nous. + +Mes parents en etaient contents et je faisais de mon mieux pour +etre content de mon cote. + +Il y eut peut-etre un peu de froideur entre lui et moi dans les +commencements. + +Ce n'etait plus de lui a moi cette vieille amitie de camarades +d'ecole. Mais plus tard, quand la douleur fut passee, il me semble +qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste +motif pour me plaindre de lui. + +Nous etions donc restes amis, jusqu'a un certain point. + +Il avait oublie toute sa colere contre elle. Il eut baise +l'empreinte laissee par ses souliers dans la boue. + +Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. +C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. + +Nous avions depasse Brampton House et contourne le bouquet de pins +qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. + +On etait alors au printemps. + +La saison etait en avance, de sorte qu'a la fin d'avril les arbres +etaient deja bien en feuilles. + +Il faisait aussi chaud qu'en un jour d'ete. + +Aussi fumes-nous extremement surpris de voir un immense brasier +grondant sur la pelouse qui s'etendait devant la porte du Major. + +Il y avait la la moitie d'un pin, et les flammes jaillissaient +jusqu'a la hauteur des fenetres de la chambre a coucher. + +Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fumes bien +autrement stupefaits de voir le major sortir, un grand pot d'un +quart a la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son +menage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du +feu. + +C'etait un homme tres doux, tranquille, comme on le savait dans +tout le pays, et voila qu'il se prenait le role du vieux Nick a la +danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa +pinte au-dessus de sa tete. + +Nous arrivames au pas de course. + +Il n'en mit que plus d'entrain a l'agiter, quand il nous vit +approcher. + +-- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix! + +A ces mots, nous nous mimes aussi a danser et chanter, car depuis +si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait +que de guerre. + +On etait excede; l'ombre avait plane si longtemps au-dessus de +nous, que nous etions tout etonnes de sentir qu'elle avait +disparu. + +Vraiment c'etait un peu trop fort a croire, mais le major dissipa +nos doutes par son dedain. + +-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'ecria-t-il en s'arretant, et +appuyant la main sur son cote. Les Allies ont occupe Paris. Boney +a jete le manche apres la cognee, et tous ses hommes jurent +fidelite a Louis XVIII. + +-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'epargnera? + +-- Il est question de l'envoyer a l'ile d'Elbe, ou il sera hors +d'etat de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en +tireront pas a aussi bon compte. Il a ete commis pendant ces +derniers vingt ans des actes qui n'ont point ete oublies, et il y +a encore quelques vieux comptes a regler. Mais c'est la Paix! la +Paix. + +Et il se remit a ses gambades, le pot en main, autour de son feu +de joie. + +Nous passames quelques instants avec le major. + +Puis nous descendimes, Jim et moi, vers la plage, en causant de +cette grande nouvelle et de ce qui s'en suivrait. + +Il savait peu de choses. + +Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustames tout cela, nous +dimes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves +gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient ou ils +voudraient en securite, que nous demolirions tous les signaux de +feu etablis sur la cote, car desormais nul ennemi n'etait a +craindre. + +Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, +et nous regardions l'antique Mer du Nord. + +Et Jim, qui allait a grands pas pres de moi, si plein de sante et +d'ardeur, il ne se doutait guere qu'a ce moment meme il avait +atteint le point culminant de son existence, et que desormais il +ne cesserait de descendre la pente. + +Il flottait sur la mer une legere buee, car les premieres heures +de la matinee avaient ete tres brumeuses et le soleil n'avait pas +tout dissipe. + +Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vimes tout a coup +emerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du +cote de la terre en se balancant. + +Un seul homme etait assis a la manoeuvre, et le bateau louvoyait +comme si l'homme avait de la peine a se decider pour atterrir sur +la plage ou s'eloigner. + +A la fin, comme si notre presence lui eut fait prendre son parti, +il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les +galets, juste a nos pieds. + +Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traina l'avant sur la +plage. + +-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- +tour pour s'adresser a nous. + +C'etait un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais +d'une maigreur excessive. + +Il avait les yeux percants, tres rapproches, entre lesquels se +dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de +moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. + +Il etait vetu fort convenablement, d'un costume brun a boutons de +cuivre, et chausse de grandes bottes que l'eau de mer avait +durcies et rendues fort rugueuses. + +Il avait la figure et les mains d'un teint si fonce qu'on aurait +pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau +pour nous saluer, nous vimes que son front etait tres blanc et que +la nuance si foncee de son teint n'etait que superficielle. + +Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait +un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La +question ainsi faite etait facile a comprendre, mais on eut dit +qu'il y avait derriere elle une menace, on eut dit qu'il comptait +sur la reponse comme sur une obligation et non comme sur une +faveur. + +-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de +sa botte sur les galets. + +-- Oui, dis-je, pendant que Jim eclatait de rire. + +-- Angleterre? Ecosse? + +-- Ecosse, mais c'est l'Angleterre de l'autre cote de ces arbres, +la-bas. + +-- Bon, je sais ou je suis, maintenant! Je me suis trouve dans le +brouillard sans boussole pendant pres de trois jours, et je ne +m'attendais plus a revoir la terre. + +Il parlait l'anglais tres couramment, mais de temps a autre avec +des tournures etranges de phrases + +-- Alors d'ou venez-vous? demanda Jim. + +-- J'etais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brievement. +Quelle est cette ville, par la-bas? + +-- C'est Berwick. + +-- Ah! tres bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller +plus loin. + +Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il +vacilla fortement, et il serait tombe s'il n'avait pas saisi la +proue. + +Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les +yeux flambants comme ceux d'une bete sauvage. + +-- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la +sonorite d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la +garde! + +Il agita son chapeau au-dessus de sa tete, et brusquement, la tete +en avant, il s'abattit, tout recroqueville, en un tas brun, sur le +sable. + +Jim Horscroft et moi, nous restions la stupefaits a nous regarder. + +L'arrivee de cet homme avait ete si etrange, ainsi que ses +questions, et ce brusque incident! + +Nous le primes chacun par une epaule et l'etendimes sur le dos. + +Il etait ainsi allonge, avec son nez proeminent, sa moustache de +chat, mais les levres exsangues, la respiration si faible, qu'elle +eut a peine agite une plume. + +-- Il se meurt, Jim, m'ecriai je. + +-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de +pain dans le bateau. Peut-etre y a-t-il quelque chose dans le sac? + +Il s'elanca et rapporta un sac noir en cuir. + +Avec un grand manteau bleu, c'etait les seuls objets qui se +trouvassent dans le bateau. + +Le sac etait ferme, mais Jim l'ouvra en un instant; il etait a +moitie plein de pieces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais +vu autant, non, pas meme la dixieme partie. + +Il devait y en avoir des centaines; c'etaient des souverains +anglais tout brillants, tout neuf. + +A vrai dire, cette vue nous avait si fortement interesses que nous +ne songions plus du tout a leur possesseur jusqu'au moment ou il +nous rappela pres de lui par une plainte. + +Il avait les levres plus bleues que jamais. Sa machoire inferieure +retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses +rangees de dents blanches comme les dents de loup. + +-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au +ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, +ou il est perdu. En attendant, je defais ses vetements. + +Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, +rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. + +Jim avait deboutonne l'habit et la chemise de l'homme. + +Nous repandimes de l'eau sur lui et nous en fimes penetrer +quelques gouttes entre les levres. + +Cela produisit un bon effet, car apres deux ou trois fortes +inspirations, il se mit sur son seant et se frotta lentement les +yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. + +Mais, a ce moment-la, ce n'etait point sa figure que Jim et moi +nous considerions; c'etait sa poitrine decouverte. + +On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- +dessous de la clavicule et l'autre a peu pres au milieu du cote +droit. + +La peau de son corps etait extremement blanche jusqu'a la ligne +brune du cou. Aussi les trous fronces et rouges n'en +apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte generale. + +D'en haut je pus voir qu'il y avait une depression correspondante +dans la dos a un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour +l'autre. + +Si depourvu d'experience que je fusse, je pouvais dire ce que cela +signifiait. + +Deux balles avaient penetre dans sa poitrine. L'une d'elles +l'avait traversee; l'autre y etait restee. + +Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit +sa chemise d'un air soupconneux. + +-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tete? Ne faites +pas attention a ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crie? + +-- Vous avez crie au moment meme ou vous etes tombe. + +-- Qu'est-ce que j'ai crie? + +Je le lui repetai, quoique ce fussent des mots a peu pres +depourvus de toute signification pour moi. + +Il nous regarda fixement l'un apres l'autre, puis haussa les +epaules: + +-- Ca fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette +question: que vais-je faire a present? Je ne me serais pas cru si +faible. Ou etes-vous alles prendre cette eau? + +Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas +incertain. + +La il s'etendit sur le ventre et se mit a boire, si longtemps que +je crus qu'il n'en finirait pas. + +Son long cou plisse se tendait comme celui d'un cheval, et il +faisait a chaque gorgee un fort bruit de lapement avec ses levres. + +Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa +moustache avec sa manche. + +-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose a manger? + +J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de +galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. + +Puis, il sortit les epaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa +les cotes de la paume de sa main. + +-- Je suis sur que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez ete +tres bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu +l'occasion d'ouvrir ma sacoche. + +-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous +avez perdu connaissance. + +-- Ah! je n'ai pas grand-chose la dedans, tout au plus... comment +dites-vous cela?... quelques economies. Ce n'est pas une grosse +somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'a ce que +je trouve quelque chose a faire. D'ailleurs il me semble qu'on +pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait ete +impossible de tomber sur un pays plus paisible, ou il n'y a peut- +etre pas l'ombre d'un _gendarme_ a cette distance de la ville. + +-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous etes, d'ou vous +venez, ni ce que vous avez ete, dit Jim d'un ton rebarbatif. + +L'etranger le toisa des pieds a la tete, d'un air connaisseur. + +-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une +compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, +j'aurais le droit de m'en facher, s'il s'agissait de tout autre +que vous, mais vous avez le droit d'etre renseigne, apres m'avoir +traite avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. +Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de +Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le +bateau. + +-- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. + +Mais il me lanca ce regard direct qui decele l'honnete homme. + +-- C'est vrai, mais le navire etait de Dunkerque, et ce bateau est +une de ses chaloupes. L'equipage est parti sur le grand canot, et +le navire a coule si rapidement que je n'ai eu le temps de rien +embarquer. C'etait lundi. + +-- Et nous voici au jeudi! Vous etes reste trois jours sans +aliments ni boissons? + +-- C'est trop long, dit-il. Deja je me suis trouve en pareille +situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais +laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un +logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente +de la cote. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par la-bas? + +-- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Francais: +Il se rejouit parce que la paix a ete conclue. + +-- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de +mon cote j'ai fait un peu la guerre ici et la. + +Il n'avait point l'air content, car il avait fronce ses sourcils +tres bas sur ses yeux percants. + +-- Vous etes Francais, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous +descendions ensemble. + +Il tenait a la main sa sacoche noire et avait jete sur son epaule +son grand manteau bleu. + +-- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens +sont plus Allemands que Francais. Pour moi, j'ai ete dans tant de +pays que je me trouve chez moi n'importe ou. J'ai ete grand +voyageur. Et ou pensez-vous que je pourrais trouver un logement? + +Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les +yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est +ecoule depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce +singulier personnage. + +Il m'avait inspire, je crois, de la defiance, et pourtant il +exercait sur moi de la fascination. + +Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses +facons de s'exprimer, je ne sais quoi qui differait entierement de +tout ce que j'avais vu jusqu'alors. + +Jim Horscroft etait un bel homme, et le Major Elliott un homme +brave, mais il manquait a tous deux quelque chose que possedait +cet inconnu: c'etait ce coup d'oeil alerte et vif, cet eclat des +yeux, cette distinction indefinissable a decrire. + +Puis, nous l'avions sauve alors qu'il gisait, respirant a peine, +sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme a +qui l'on a rendu service. + +-- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis a peu pres sur +de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-la, +vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. + +Il ota son chapeau et s'inclina avec toute la grace imaginable. +Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraina a l'ecart. + +-- Vous etes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est +qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir +vous meler de ses affaires? + +Mais j'etais l'etre le plus obstine qu'ait jamais chausse une +paire de bottes, et la plus sure facon de me faire aller en avant, +c'etait de me tirer en arriere. + +-- C'est un etranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur +lui, dis-je. + +-- Vous en serez fache, dit-il. + +-- Cela se peut. + +-- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser a +votre cousine Edie. + +-- Edie est parfaitement capable de se garder elle-meme. + +-- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il +vous plaira! s'ecria-t-il en un de ses brusques acces de colere. + +Et sans ajouter un mot, pour prendre conge de l'un ou de l'autre +de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du +cote de la maison de son pere. + +Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous +descendions ensemble. + +-- Je crois bien que je ne lui ai guere plu, dit-il. Je vois tres +bien qu'il vous a cherche querelle parce que vous m'emmenez chez +vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par +hasard que j'ai vole l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, +qu'est-ce qu'il craint? + +-- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est egal. Pas un +etranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. + + +VI -- UN AIGLE SANS ASILE + +Mon pere me parut etre presque de l'avis de Jim Horscroft, car il +ne montra pas un empressement extreme a l'egard de ce nouvel hote; +il le toisa du haut en bas d'un air tres interrogateur. + +Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je +remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en +voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se reduisait +toujours a deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se +fermerent d'eux-memes, car je crois bien que pendant ces trois +jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mange. + +C'etait une bien pauvre chambre que celle ou je le conduisis, mais +il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et +s'endormit aussitot. + +Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre +etait contigue a la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous +avions un hote sous notre toit. + +Le lendemain matin, quand je descendis, je m'apercus qu'il m'avait +devance, car il etait assis en face de mon pere a la table de +l'embrasure de la fenetre, dans la cuisine, leurs tetes se +touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de +pieces d'or. + +A mon entree, mon pere leva sur moi des yeux ou je vis un eclair +d'avidite que je n'y avais jamais remarque jusqu'alors. + +Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha +aussitot. + +-- Tres bien, monsieur, la chambre est a vous, et vous paierez +toujours d'avance le trois du mois. + +-- Ah! voici mon premier ami, s'ecria de Lapp en me tendant la +main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, +mais ou il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on +sourit a son chien. + +" Me voila tout a fait remis a present, grace a mon excellent +souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim +qui ote a l'homme toute energie. Cela d'abord, le froid ensuite. + +-- Oui, c'est vrai, dit mon pere, je me suis trouve sur la lande +dans une tempete de neige pendant trente-six heures, et je sais ce +que c'est. + +-- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en +approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et +devenaient plus semblables a des singes, et ils venaient presque +sur les bords des pontons ou nous les gardions; ils hurlaient de +rage et de douleur. + +" Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la +ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les +entendaient a peine, tant ils s'etaient affaiblis. + +-- Et ils moururent? m'ecriai-je. + +-- Ils resisterent pendant tres longtemps. C'etaient des +grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux +hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se +rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait +en soulever trois a la fois, comme si c'etaient de petits singes. +Cela faisait pitie. Ah! mon ami, voudrez-vous me presenter a +Madame et a Mademoiselle? + +C'etaient ma mere et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. + +Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus +toutes les peines du monde a garder mon serieux, car au lieu de +leur faire, en guise de salut, un simple signe de tete a la mode +ecossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il +avanca le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de +l'air le plus drole. + +Ma mere ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, +mais Edie se montra aussitot enchantee. + +On eut dit que c'etait un jeu pour elle, et elle se mit a faire +une reverence, mais une reverence si profonde, que je la crus un +instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au +milieu de la cuisine. + +Mais non, elle se redressa aussi legerement qu'un rembourrage qui +fait ressort. + +Nous approchames tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes +servies avec le lait et la bouillie. + +Il avait une merveilleuse maniere de se conduire avec les femmes, +ce gaillard-la. + +Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous +aurions eu l'air de faire les imbeciles, et les filles nous +auraient eclate de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien +avec son genre de physionomie et de langage qu'on en venait enfin +a trouver cela tout naturel. + +En effet, quand il s'adressait a ma mere, ou a la cousine Edie -- +et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait +jamais sans s'etre incline, sans prendre un air a faire croire +qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en ecoutant ce qu'il +avait a dire; et lorsqu'elles repondaient, on eut cru, a voir sa +physionomie, que leurs paroles etaient precieuses et dignes d'etre +conservees a tout jamais. + +Et pourtant, meme quand il s'abaissait devant les femmes, il +gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme +pour donner a entendre que c'etait pour elles seules qu'il se +faisait aussi doux, mais qu'a l'occasion, il savait faire preuve +d'assez de raideur. + +Pour ma mere, c'etait merveille de voir combien elle s'adoucit a +son egard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos +affaires, lui parla de son oncle a elle, qui etait chirurgien a +Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son cote. + +Elle lui raconta la mort de mon frere Rob, evenement que je ne +l'avais jamais entendu dire a ame qui vive -- et alors on eut cru +que de Lapp allait verser des larmes a cette occasion -- lui qui +venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes +mourir de faim. + +Quant a Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lancait +incessamment de petits coups d'oeil a notre hote, et une fois ou +deux, il la regarda tres fixement. + +Apres le dejeuner, quand il fut rentre dans sa chambre, mon pere +tira de sa poche huit pieces d'or d'une guinee et les etala sur la +table. + +-- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il. + +-- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux beliers noirs, voila +tout. + +-- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le +logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les +quatre semaines. + +Mais, en entendant cela, ma mere hocha la tete. + +-- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce +n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que +nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. + +-- Ta! ta! s'ecria mon pere, il peut tres bien le faire sans se +gener. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il +a offert lui-meme. + +-- Cet argent-la ne portera pas bonheur, dit-elle. + +-- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tete a l'envers avec +ses facons d'etranger? + +-- Oui, il serait bon que les maris ecossais eussent quelque peu +de ses manieres prevenantes, dit-elle. + +C'etait la premiere fois de ma vie que je l'entendis riposter a +mon pere. + +De Lapp ne tarda pas a descendre et me demanda si je voulais +sortir avec lui. + +Lorsque nous fumes au soleil, il tira de sa poche une petite croix +faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse +encore vue. + +-- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela a Tolede, en +Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donne l'autre a une jeune +fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir +de la grande bonte que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez +faire une epingle de cravate. + +Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce present, qui +valait plus que tout ce que j'avais possede en ma vie. + +-- Je pars pour aller compter les agneaux sur le paturage d'en +haut, lui dis-je. Peut-etre vous plairait-il de venir avec moi et +de voir un peu le pays. + +Il eut un instant d'hesitation, puis il secoua la tete. + +-- J'ai, dit-il, quelques lettres a ecrire le plus tot possible. +Je compte passer la matinee chez moi pour m'acquitter de cette +tache. + +Pendant toute la matinee, j'allai et je vins sur les hauteurs; et, +comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupe que de +cet etranger que le hasard avait jete a notre porte. + +Ou avait-il appris ces manieres, cet air de commandement, cet +eclat hautain et menacant du regard? + +Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si +detache, quelle etonnante existence que celle ou elles avaient +trouve place? + +Il avait ete bon pour nous, il avait use d'un langage plein +d'amabilites et malgre tout je n'arrivais pas a chasser +entierement la defiance que j'avais eprouvee a son egard. + +Peut-etre, apres tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-etre +avais je eu tort de l'introduire a West Inch. + +Quand je rentrai, il avait l'air d'etre ne et d'avoir vecu dans la +ferme. + +Il etait assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe +le coin de la cheminee, et il avait le chat noir sur ses genoux. + +Il tenait les bras etendus, et d'une main a l'autre allait un +echeveau de laine a tricoter dont ma mere faisait un peloton. + +La cousine Edie etait assise tout pres et, en voyant ses yeux, je +m'apercus qu'elle avait pleure. + +-- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine? + +-- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et +honnetes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose put +l'emouvoir a ce point. Autrement, je n'en aurais point parle. Je +contais les souffrances de quelques troupes qui avaient a +traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont +je sais quelque chose. Il est bien etrange de voir le vent +emporter des hommes par-dessus le bord des precipices, mais le sol +etait bien glissant, et il n'y avait rien a quoi ils pussent se +retenir. Les compagnies entrecroiserent leurs bras, et cela alla +mieux de cette facon, mais la main d'un artilleur resta dans la +mienne, comme je la prenais. Elle etait gangrenee par le froid +depuis trois jours. + +Je restais a ecouter bouche beante. + +" Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus +leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine a resister. Et +pourtant, s'ils restaient en arriere, les paysans les prenaient, +les clouaient a la porte de leurs granges, les pieds en haut, et +allumaient du feu sous leur tete. C'etait pitie de voir ainsi +perir ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus +avancer, c'etait interessant de voir comment ils s'y prenaient: +ils s'arretaient, faisaient leur priere, assis sur une vieille +selle, ou sur leur havresac, otaient leurs bottes et leurs bas et +appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils +mettaient leur gros orteil sur la detente, et _pouf_! c'etait +fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on a +eu une rude besogne par la-bas sur ces montagnes de Guadarama. + +-- Et quelle armee, etait-ce? demandai-je. + +-- Oh! j'ai ete dans tant d'armees que je m'y embrouille +quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. A propos, j'ai vu +vos Ecossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je +croyais d'apres cela que tout le monde ici portait des ... comment +appelez-vous cela... des jupons? + +-- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. + +-- Ah! dans les montagnes. Mais voici la-bas, dehors, un homme. +Peut-etre est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres a +la poste, a ce qu'a dit votre pere. + +-- Oui, c'est le garcon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je +les lui donne? + +-- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre +main. + +Il les tira de sa poche et me les remit. + +Je sortis aussitot avec ces lettres et chemin faisant mes regards +tomberent sur l'adresse que portait l'une d'elles. + +Il y avait en tres grosse et tres belle ecriture: + +" A sa Majeste + +" Le roi de Suede + +" Stockholm " + +Je ne savais pas beaucoup de francais, assez toutefois pour +comprendre cela. + +Quel etait donc cette sorte d'aigle qui etait venu se poser dans +notre humble petit nid? + + +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR + +Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis tres certain, un +ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de +notre existence depuis le jour ou cet homme vint sous notre toit, +ou de quelle facon il en vint a gagner peu a peu notre affection a +tous. + +Avec les femmes, ce ne fut pas une tache bien longue, mais il ne +tarda pas a degeler mon pere lui-meme, chose qui n'etait pas des +plus aisees. + +Il avait meme fait la conquete de Jim Horscroft aussi bien que la +mienne. + +A vrai dire, nous n'etions guere, a cote de lui, que deux grands +enfants, car il etait alle partout, il avait tout vu, et quand il +avait passe une soiree a jaser, en son anglais boiteux, il nous +avait emportes bien loin de notre simple cuisine, de notre +maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des +camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. + +Horscroft avait d'abord ete assez maussade avec lui, mais de Lapp, +par son tact, par l'aisance de ses manieres, l'avait bientot +seduit, avait entierement conquis son coeur, si bien que voila Jim +assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous +deux perdus dans l'interet qu'ils prenaient a ecouter tous les +recits qu'il nous faisait. + +Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, +apres un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une +semaine, d'un mois a l'autre, par telle ou telle parole, telle ou +telle action, il arriva a nous rendre tels qu'il voulait. + +Un de ses premiers actes fut de donner a mon pere le canot dans +lequel il etait venu, en ne se reservant que le droit de le +reprendre s'il venait a en avoir besoin. + +Les harengs vinrent fort pres de la cote cette annee-la, et avant +sa mort mon oncle nous avait donne un bel assortiment de filets, +de sorte que ce present nous rapporta bon nombre de livres. + +Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant +tout un ete ramant lentement, s'arretant tous les cinq ou six +coups de rame, pour jeter une pierre attachee au bout d'une corde. + +Je ne compris rien a sa conduite jusqu'au jour ou il me l'expliqua +de son propre gre. + +-- J'aime a etudier tout ce qui a du rapport aux choses de la +guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais echapper une occasion. Je +me demandais s'il serait difficile a un commandant de corps +d'armee d'operer un debarquement ici. + +-- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. + +-- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez- +vous pris des sondages ici? + +-- Non. + +-- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcee de se tenir au +large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une fregate de quarante +canons puisse approcher jusqu'a portee de fusil. Bondez vos canots +de tirailleurs, deployez-les derriere ces dunes de sable, puis +soutenez-les en en lancant encore d'autres, lancez des fregates +une pluie de mitraille par-dessus leurs tetes. Cela pourrait se +faire! Cela pourrait se faire. + +Ses moustaches raides comme celles d'un chat se herisserent plus +que jamais, et je pus voir a l'eclat de son regard qu'il etait +emporte par ses reves. + +-- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec +indignation. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, naturellement pour une bataille, il +faut etre deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien +d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille, +trente mille? Quelques regiments de bonnes troupes, le reste! +Peuh! Des conscrits, des bourgeois armes. Comment appelez-vous ca? +Des volontaires? + +-- Des gens courageux, criai je. + +-- Oh oui, tres braves, mais des imbeciles. Ah! mon Dieu! on ne +saurait dire a quel point ils seraient imbeciles. Non pas eux +seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement +peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune precaution. Ah! +j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits +attaquer une batterie de dix pieces: il fallait voir comme ils +avancaient bravement, si bien que de l'endroit, ou je me trouvais, +la montee avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?... +avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de +conscrits, qu'etait-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes +troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, +hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une +decharge de mitraille? Aussi voila votre second bataillon etendu +sur la pente. Alors ce sont les chasseurs a pied de la garde, de +vieux soldats, a qui l'on dit de prendre la batterie: a les voir +marcher, ce n'etait guere captivant, pas de colonne, pas de cris, +personne de tue. Tout juste une ligne de tirailleurs dissemines, +avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les +batteries etait reduites au silence; et les artilleurs espagnols +tailles en pieces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui +s'apprend, tout comme l'elevage des moutons. + +-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un etranger; si nous +avions trente mille hommes sur la crete de cette hauteur la-bas, +vous en viendriez a etre fort heureux d'avoir vos bateaux derriere +vous. + +-- Sur la crete de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses +regards sur la crete. Oui, si votre homme connaissait son affaire; +il aurait sa gauche appuyee a votre maison, son centre a +Corriemuir, et sa droite par la, vers la maison du docteur, avec +une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa +cavalerie manoeuvrerait pour nous couper des que nous serions +deployes sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous +former, et nous saurons bientot ce que nous avons a faire. Voila +le point faible, c'est le defile ici: je le balaierais avec mes +canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en +avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air: +Eh Jock, vos volontaires, ou seraient-ils? + +-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. + +Et nous partimes tous deux de cet eclat de rire cordial par lequel +finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. + +Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En +d'autres moments, il n'etait pas aussi facile de l'admettre. + +Je me souviens tres bien qu'un soir de cet ete-la, comme nous +etions assis a la cuisine, lui, mon pere, Jim, et moi, et que les +femmes etaient allees se coucher, il se mit a parler de l'Ecosse +et de ses rapports avec l'Angleterre. + +-- Jadis vous aviez votre roi a vous, et vos lois se faisaient a +Edimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de +desespoir, a la pensee que tout cela vient de Londres. + +Jim ota sa pipe de sa bouche. + +-- C'est nous qui avons impose notre roi a l'Angleterre, et si +quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de la-bas. + +Evidemment l'etranger ignorait ce detail. Cela lui imposa silence +un instant. + +-- Oui, mais vos lois sont faites la-bas, dit-il enfin, et +assurement ce n'est pas avantageux. + +-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement a Edimbourg, dit +mon pere, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je +n'ai guere le loisir de penser a ces choses-la. + +-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir +d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprime, ce sont ses +jeunes gens qui doivent le venger. + +-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit +Jim. + +-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette maniere +de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de +marcher sur Londres s'ecria de Lapp. + +-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais +qui nous conduirait? + +Il se redressa, fit la reverence, en posant la main sur son coeur, +de sa bizarre facon. + +-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'ecria-t-il. + +Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis +convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. + +Je n'arrivai jamais a me faire quelque idee de son age, et Jim +Horscroft n'y reussit pas mieux. + +Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, +parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. + +Sa chevelure brune, raide, coupee court, n'avait nul besoin d'etre +coupee ras au sommet de la tete, ou elle se rarefiait pour finir +en une courbe polie. + +Sa peau etait sillonnee de mille rides tres fines, qui +s'entrelacaient, formaient un reseau; elle etait, comme je l'ai +dit, toute recuite par le soleil. Mais il etait agile comme un +adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un +jour a parcourir la montagne ou a ramer sur la mer sans mouiller +un cheveu. + +Tout bien considere, nous jugeames qu'il devait avoir quarante ou +quarante-cinq ans, bien qu'il fut malaise de comprendre comment il +avait pu voir tant de choses a une telle periode de la vie. + +Mais un jour on se mit a parler d'age, et alors il nous fit une +surprise. + +Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en +avait vingt-sept. + +-- Alors je suis le plus age de nous trois, dit de Lapp. + +Nous partimes d'un eclat de rire, car, a notre compte, il aurait +parfaitement pu etre notre pere. + +-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu +vingt-neuf ans en decembre. + +Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre +quelle existence extraordinaire avait ete la sienne. + +Il vit notre etonnement et s'en amusa. + +-- J'ai vecu! j'ai vecu! s'ecria-t-il. J'ai employe mes jours et +mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une +compagnie dans une bataille ou cinq nations prenaient part. J'ai +fait palir un roi aux mots que je lui ai chuchotes a l'oreille, +alors que j'avais vingt ans. J'ai contribue a refaire un royaume +et a mettre un nouveau roi sur un grand trone l'annee meme ou je +suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vecu ma vie. + +Ce fut la ce que j'appris de plus precis, d'apres ses dires, sur +son passe. + +Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait a +hocher la tete ou a rire. + +Dans de certains moments, nous pensions qu'il n'etait qu'un adroit +imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de +talents serait-il venu perdre son temps dans le comte de Berwick? + +Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que +sa vie avait en effet un passe tres rempli. + +Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour tres +proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le meme +qui avait danse autour du feu de joie avec sa soeur et les deux +bonnes. + +Il s'etait rendu a Londres pour quelque affaire relative a sa +pension et a son indemnite de blessure, et avec quelque espoir +qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu'il ne revint que vers +la fin de l'automne. + +Des les premiers jours de son retour, il descendit pour nous +rendre visite, et alors ses yeux se porterent pour la premiere +fois sur de Lapp. + +Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille +stupefaction. + +Il regarda fixement notre hote pendant une longue minute sans dire +seulement un mot. + +De Lapp lui rendit ce regard avec la meme persistance, mais sans +que rien indiquat qu'il le reconnaissait. + +-- Je ne sais qui vous etes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me +regardez comme si vous m'aviez deja vu. + +-- En effet je vous ai vu, dit le major. + +-- Jamais, que je sache. + +-- Mais je le jure. + +-- Ou donc, alors? + +-- Au village d'Astorga, en 18... + +De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. + +-- Mon Dieu, s'ecria-t-il, quel hasard, et vous etes le +parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. +Permettez-moi de vous dire un mot a l'oreille. + +Il le prit a part, causa en francais avec lui, d'un air tres +serieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant +des explications, pendant que le major hochait de temps a autre sa +vieille tete grisonnante. + +A la fin, ils parurent s'etre mis d'accord pour quelque +convention, et j'entendis le major dire a plusieurs reprises: +_Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je +compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort +loin. + +Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait +jamais aller a la meme familiarite de langage, dont nous usions +avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la +parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. + +Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait a ce sujet, +Mais il se deroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. + +Jim Horscroft passa tout cet ete a la maison, mais vers la fin de +l'automne, il retourna a Edimbourg, pour les cours d'hiver, car il +se proposait de travailler assidument et d'obtenir son diplome au +printemps prochain, s'il pouvait, et il reviendrait passer la +Noel. + +Il y eut donc une grande scene d'adieu entre lui la cousine Edie. + +Il devait faire poser sa plaque et se marier des qu'il aurait le +droit d'exercer. + +Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle +tendresse, et elle avait de son cote, quelque affection pour lui, +a sa maniere, et en effet, elle eut cherche en vain dans toute +l'Ecosse un plus bel homme que lui. + +Cependant quand il etait question de mariage, elle faisait une +legere grimace en songeant que tous ses reves mirifiques +aboutiraient a n'etre que la femme d'un medecin de campagne. Mais +tout bien considere, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et +elle se decida pour le meilleur des deux. + +Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions +d'une classe tout a fait differente de la notre: donc il ne +comptait pas. + +En ce temps-la, je ne fus jamais bien fixe sur ce point: Edie se +preoccupait-elle ou non de lui? + +Quand Jim etait a la maison, ils ne faisaient guere attention l'un +et l'autre. + +Apres son depart, ils se rencontrerent plus souvent, ce qui etait +assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps +d'Edie. + +Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le +trouvait pas a son gre, et pourtant elle n'etait pas a son aise +lorsqu'il n'etait pas la le soir. + +Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait a causer avec lui, a lui +faire mille questions. + +Elle se faisait decrire par lui les costumes des reines, dire sur +quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des +epingles a cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles +portaient a leurs chapeaux, et je finissais par m'etonner qu'il +trouvat reponse a tout cela. + +Et pourtant il avait toujours une reponse. Il jouait de la langue +avec tant de dexterite, de vivacite. Il montrait tant +d'empressement a l'amuser, que je me demandais comment il se +faisait qu'elle n'eut pas plus d'affection pour lui. + +Bref, l'ete, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se +passerent, nous etions encore tous tres heureux ensemble. + +L'annee 1815 etait deja fortement entamee. + +Le grand Empereur vivait toujours a l'ile d'Elbe, se rongeant le +coeur; tous les ambassadeurs, reunis a Vienne, continuaient a se +chamailler sur la facon de se partager la peau du lion, maintenant +qu'ils l'avaient reduit aux abois pour tout de bon. + +Quant a nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous etions tout +absorbes par nos menues et pacifiques occupations, le soin des +moutons, les voyages au marche de bestiaux de Berwick, et les +causeries du soir devant le grand feu de tourbe. + +Nous ne nous figurions guere que les actes de ces hauts et +puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur +nous. + +Quant a la guerre, eh bien, n'etait-on pas tous d'accord pour +admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus +nos tetes, et que si les Allies ne se prenaient pas de querelle +entre eux, il se passerait cinquante autres annees avant qu'il se +tirat en Europe un seul coup de fusil. + +Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour tres net +dans ma memoire. Il survint, je crois, vers la fin de fevrier de +cette annee-la, et je vous le conterai avant d'aller plus loin. + +Vous savez, j'en suis sur, comment sont faites les tours d'alarme +de la frontiere. + +Ce sont des masses carrees, disseminees de distance en distance le +long de la ligne de partage et construites de facon a donner asile +et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les +bandits. + +Lorsque Percy et ses hommes etaient partis pour les Marches, on +amenait une partie de leur betail dans la cour de la tour, on +fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers +places au sommet. + +C'etait un signal auquel devaient repondre de meme les autres +tours d'alarme. + +Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de +Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis a +Edimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces +antiques donjons etaient gondoles, croulants, et offraient aux +oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. + +J'ai recolte un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans +la tour d'alarme de Corriemuir. + +Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un +message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent a deux milles en +deca d'Ayton. + +Vers cinq heures, au moment meme ou le soleil allait se coucher, +je me trouvais sur le sentier de la lande, de facon a voir +exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la +vieille tour d'alarme etait un peu a ma gauche. + +Je considerais a loisir le donjon, qui faisait un effet fort +pittoresque pour le flot de lumiere rouge qui deversait sur lui +les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'etendant au loin en +arriere. + +Et comme je regardais avec attention, j'apercus soudain la figure +d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. + +Naturellement je m'arretai, etonne de cela, car que pouvait faire +un individu quelconque dans cet endroit, et a ce moment-la, car +l'epoque de la nidification n'etait pas encore venue. + +C'etait si singulier que je me determinai a tirer l'affaire au +clair. + +Donc, malgre ma fatigue, je tournai le dos a la maison et me +dirigeai d'un pas rapide vers la tour. + +L'herbe monte jusqu'au bas meme du mur, et mes pieds ne firent que +peu de bruit jusqu'au moment ou j'arrivai a l'arc coulant ou se +trouvait jadis l'entree. + +Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'interieur. + +C'etait Bonaventure de Lapp qui etait la, debout dans l'enceinte, +et qui regardait par ce meme trou ou j'avais vu sa figure. + +Il etait tourne de profil par rapport a moi. + +Evidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous +ses yeux dans la direction de West Inch. + +Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les decombres de +l'entree. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourne vers moi. + +Il n'etait pas de ceux a qui on peut faire perdre contenance, et +sa figure ne changea pas plus que s'il etait la depuis un an a +m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque +chose qui me disait qu'il aurait paye une somme assez ronde pour +me revoir prendre le sentier. + +-- Hello! dis-je, qu'est-ce que vous faites ici? + +-- Je pourrais vous faire la meme question, dit-il. + +-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure a la fenetre. + +-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en +apercevoir, je m'interesse tres vraiment a tout ce qui a un +rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les chateaux +sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. + +Puis s'avancant, il s'elanca soudain par l'ouverture du mur, de +maniere a n'etre plus sous mes yeux. + +Mais ma curiosite etait beaucoup trop excitee pour l'excuser aussi +facilement. + +Je me hatai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. + +Il etait debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur +febrile, comme pour faire un signal. + +-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je. + +Et aussitot je sortis en courant, pour me placer pres de lui, et +chercher du regard sur la lande, a qui il faisait ce signal. + +-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrite, je ne +croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre +d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si +nous devons rester amis, vous ne devez pas vous meler de mes +affaires. + +-- Je n'aime pas ces facons mysterieuses, dis-je, et mon pere ne +les aimerait pas davantage. + +-- Votre pere peut s'en expliquer lui-meme, et il n'y a la rien de +secret, dit-il d'un ton sec. C'est vous qui faites tout le secret +avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent. + +Et sans me faire seulement un signe de tete, il me tourna le dos +et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. + +Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais +le pressentiment de quelque mefait qui se tramait, et cependant, +je n'avais pas la moindre idee du monde de ce que cela pouvait +etre. + +Et j'en revins s'en m'en apercevoir, a songer a tous les incidents +mysterieux de l'arrivee de est homme, et de son long sejour au +milieu de nous. + +Mais qui donc pouvait-il attendre a la Tour d'alarme? + +Ce personnage etait-il un espion, qui avait un collegue en +espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler? + +Mais cela etait absurde. + +Que pouvait bien venir espionner dans le Comte de Berwick? + +Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement a quoi s'en +tenir sur lui et ne lui eut pas temoigne autant de respect, s'il y +avait eu quelque chose de suspect. + +J'en etais arrive a ce point-la, au cours de mes reflexions quand +je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'etait le major en +personne, qui descendait la cote venant de chez lui, tenant en +laisse son gros bulldog Bounder. + +Ce chien etait un animal des plus dangereux, et il avait cause +maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et +ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant a l'attache au moyen +d'une bonne et forte courroie. + +Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son +arrivee, il buta de sa jambe blessee par-dessus une branche de +genet; en reprenant son equilibre, il lacha la courroie et +aussitot voila ce maudit animal parti a fond de train de mon cote, +au bas de la cote. + +Cela ne me plaisait guere, je vous en reponds, car je n'avais a ma +portee ni un baton, ni une pierre, et je savais cette bete +dangereuse. + +Le major l'appelait de la-haut par des cris percant, mais je crois +que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en +courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et +j'esperais que cela me vaudrait peut-etre les egards dus a une +vieille connaissance. + +Aussi quand il fut presque sur moi, son poil herisse, son nez +enfonce entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes +poumons: + +-- Bounder! Bounder! + +Cela produisit son effet, car l'animal me depassa en grondant, et +partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. + +Celui-ci se retourna a tout ce bruit et parut comprendre au +premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua a +marcher sans plus se presser. + +J'etais terrifie pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. + +Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour ecarter de lui +l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il +apercut le jeu de doigts que faisait de Lapp derriere son dos avec +le pouce et l'index, sa furie tomba tout a coup, et nous le vimes +agitant son troncon de queue, et lui caressant le genou avec sa +patte. + +-- C'est donc votre chien, major, dit-il a son maitre, qui +arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bete, une belle, une +jolie creature. + +Le major etait tout essouffle, car il avait fait le trajet presque +aussi vite que moi. + +-- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. +J'ai toujours aime les chiens. Mais je suis content de vous avoir +rencontre, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis +redevable de beaucoup, et qui commencait a me prendre pour un +espion. N'est-ce pas vrai, Jock? + +Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot a +repondre. Je me contentai de rougir et de detourner les yeux, de +l'air gauche d'un campagnard que j'etais. + +-- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, +j'en suis sur, que c'est chose absolument impossible. + +-- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'ecria le +major. + +-- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez +justice. Et vous-meme? J'espere que votre genou va mieux, et qu'on +vous redonnera bientot votre regiment. + +-- Je me porte assez bien, repondit le major, mais on ne me +donnera jamais d'emploi a moins qu'il n'y ait une guerre, et il +n'y aura plus de guerre de mon vivant. + +-- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, +nous verrons, nous verrons, mon ami. + +Il ota son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea +d'un bon pas du cote de West Inch. + +Le major resta a le suivre des yeux, l'air pensif. + +Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il etait un +espion. + +Quand je le lui eus dit, il ne repondit rien, hocha seulement la +tete, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien +tranquille. + + +VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER + +Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments a +l'egard de notre locataire n'etaient plus les memes. + +J'avais toujours l'idee qu'il me cachait un secret, ou plutot +qu'il etait a lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le +voile tendu sur son passe. + +Et lorsqu'un hasard ecartait pour un instant un coin de ce voile, +c'etait toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre cote, +quelque scene sanglante, violente, terrible. + +L'aspect seul de son corps faisait peur. + +Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'ete, je vis qu'il +etait tout zebre de blessures. Sans compter sept ou huit +cicatrices ou estafilades, il avait les cotes, d'un cote, toutes +dejetees, toutes deformees. Un de ses mollets avait ete en partie +arrache. + +Il rit de son air le plus gai en voyant mon etonnement. + +-- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses +cicatrices. Les cotes ont ete brisees par un caisson d'artillerie. +C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le +corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, +si rapide que soit son allure, regarde toujours ou il pose le +pied. Il m'est passe sur le corps quinze cents cuirassiers et les +hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les +canons, c'est tres mauvais. + +-- Et le mollet? demandai-je. + +-- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne +croiriez jamais comment j'ai attrape cela. Vous saurez que mon +cheval et moi, nous avions ete atteints, lui tue, et moi les cotes +brisees par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si +apre, si apre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper +des blesses, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui +vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. +Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre a mon +cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place +pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. +Sapristi, il faisait bien chaud la-dedans. Mais je n'avais pas +assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie +de mes jambes depassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, +des loups vinrent pour devorer le cheval, et ils m'entamerent +aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais apres cela je +veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de +moi. C'est la que j'ai passe tres commodement dix jours. + +-- Dix jours! m'ecriai je, et que mangiez -- vous? + +-- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous +appelez la table et le logement. Mais naturellement j'eus le bon +sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y +avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur +gourde a eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais +souhaiter. Et le onzieme jour arriva une patrouille de cavalerie +legere. Alors tout alla bien. + +Ce fut ainsi, par des causeries, engagees accidentellement, et qui +ne valent guere la peine d'etre rapportees separement, que la +lumiere se fit sur sa personne et son passe. Mais le jour devait +venir, ou nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter +comment cela se fit. + +L'hiver avait ete fort triste, mais des le mois de mars se +montrerent les premiers indices du printemps, et pendant une +semaine de la fin de ce mois, nous eumes du soleil et des vents du +Sud. + +Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Edimbourg, car bien que la +session se terminat le 1er, son examen devait lui prendre une +semaine. + +Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne +pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, +il etait le seul ami de mon age que j'eusse en ce temps-la. + +Edie etait tres peu portee a causer, ce qui etait chez elle chose +fort rare, mais elle ecoutait en souriant tout ce que je lui +disais. + +-- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois a demi-voix, pauvre +vieux Jim! + +-- Et s'il a ete recu, dis-je, eh bien, naturellement il fera +apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous +perdrons notre Edie. + +Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et +la prendre a la legere, mais les mots me restaient encore dans la +gorge. + +-- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore. + +Et en prononcant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. + +-- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans +la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un +peu a moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, la-bas, un +bien joli petit vaisseau. + +C'etait un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, tres +marcheur a en juger par ses mats elances et la coupe de son avant. + +Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand +mat, mais au moment meme ou nous le regardions, toute sa voilure +se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous +vimes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du +beaupre. + +Il etait probablement a moins d'un quart de mille du rivage, si +pres meme que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffe +d'un bonnet pointu, qui se tenait debout a l'arriere et la lunette +a l'oeil examinait la cote dans toutes les deux directions. + +-- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie. + +-- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, repondis-je. + +C'etait de cette facon-la que nous interpretions tout ce qui, dans +les comtes de la frontiere, echappait a notre comprehension. + +Nous passames presque une heure entiere a examinez le joli +vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derriere une +bande de nuages, et que l'air du soir etait assez piquant, nous +fimes demi-tour pour regagner West Inch. + +Quand on arrive a la ferme par la facade, on traverse un jardin +qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par +une porte a claire-voie, au moyen d'un loquet. + +C'etait a cette meme porte que nous nous tenions, la nuit ou les +signaux furent allumes, la nuit ou nous vimes passer Walter Scott +quand il revenait d'Edimbourg. + +A droite de cette entree, du cote du jardin, se trouvait un bout +de rocaille qui, parait-il, avait ete construit par la mere de mon +pere, il y avait bien longtemps. + +Elle avait faconne cela avec des galets uses par l'eau, avec des +coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougeres dans +les interstices. + +Or, quand nous eumes franchi la porte, nos yeux tomberent sur +cette rocaille; au sommet etait plante un baton dans la fente +duquel se trouvait une lettre. + +Je m'avancai pour voir ce que c'etait, mais Edie me devanca, +enleva la lettre et la mit dans sa poche. + +-- C'est pour moi, dit-elle en riant. + +Mais je restai a la regarder d'un air qui eteignit le rire sur sa +figure. + +-- De qui est elle, Edie? demandai-je. + +Elle fit la moue, mais elle ne repondit pas. + +-- De qui est-elle, mademoiselle? m'ecriai-je. Se pourrait-il que +vous ayez trompe Jim comme vous m'ayez trompe moi-meme? + +-- Quel brutal vous etes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais +bien que vous vous meliez de ce qui vous regarde. + +-- Elle ne peut etre que d'une seule personne, m'ecriai-je, et +cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. + +-- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock? + +Le sang-froid de cette creature me stupefia et me rendit furieux. + +-- Vous l'avouez! m'ecriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus +aucune pudeur? + +-- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman? + +-- Parce que c'est infame. + +-- Et pourquoi? + +-- Parce que c'est un etranger. + +-- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. + + +IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH + +Je me rappelle fort bien cet instant-la. + +J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait +emousse leur sensibilite. Il n'en fut pas ainsi pour moi. + +Au contraire, ma vue, mon ouie et ma pensee se redoublerent de +clarte. + +Je me souviens que mes yeux se porterent sur une petite boule de +marbre de la largeur de ma main, qui etait incrustee dans une des +pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en +admirer les veines delicates. + +Et cependant je devais avoir une etrange expression de +physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva +vers la maison en courant. + +Je la suivis, je tapai a la fenetre de sa chambre, car je voyais +bien qu'elle y etait. + +-- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me +gronder. Je ne veux pas etre grondee. Je n'ouvrirai pas la +fenetre. Allez-vous en. + +Mais je persistai a frapper. + +-- Il faut que je vous dise un mot. + +-- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Des +que vous commencerez a gronder, je la refermerai. + +-- Etes-vous vraiment mariee, Edie? + +-- Oui, je suis mariee. + +-- Qui vous a maries? + +-- Le Pere Brenman, a la chapelle catholique romaine de Berwick. + +-- Vous, une presbyterienne? + +-- Il tenait a ce que le mariage se fit dans une eglise +catholique. + +-- Quand cela s'est-il fait? + +-- Il y aura une semaine mercredi. + +Je me souvins que ce jour-la elle etait allee en voiture a +Berwick, et que de Lapp, de son cote, s'etait absente pour faire, +a ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. + +-- Mais... Et Jim? demandai-je. + +-- Oh! Jim me pardonnera. + +-- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir. + +-- Non, non, il me pardonnera. + +-- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter +tant de deshonneur et de souffrance! + +-- Ah! voila que vous grondez! s'ecria-t-elle. + +Et la fenetre se ferma brusquement. + +J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore +bien des questions a lui faire, mais elle ne voulut pas repondre, +et je crus l'entendre sangloter. + +Enfin j'y renoncai, et j'etais sur le point de rentrer dans la +maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pene de la +porte du jardin se soulever. + +C'etait de Lapp en personne. + +Mais comme il suivait l'allee, il me fit l'effet d'etre ou fou ou +ivre. + +Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en +l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. + +-- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_! + +C'est ainsi qu'il avait fait le jour ou il avait eu le delire. + +Puis soudain: + +-- _En avant_! _en avant_! + +Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tete. + +Il s'arreta court lorsqu'il vit que j'etais la, le regardant, et +je puis dire qu'il fut un peu decontenance. + +-- Hola! Jock, s'ecria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eut +quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet etat d'esprit que vous +appelez de l'entrain. + +-- On le dirait, repondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne +vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft +reviendra ici. + +-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins +gai? + +-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp. Je vois que vous etes au courant +de notre mariage. Edie vous a parle. Jim pourra faire ce qu'il +voudra. + +-- Vous nous avez joliment recompenses de vous avoir accueillis. + +-- Mon brave garcon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort +joliment recompenses. J'ai delivre Edie d'une existence qui est +indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une +noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres a ecrire ce +soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre +ami Jim sera revenu pour vous aider. + +Il fit un pas vers la porte. + +-- Et c'etait pour cela que vous attendiez a la Tour d'alarme, +m'ecriai-je, soudainement eclaire. + +-- He! Jock, voila que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton +moqueur. + +Un instant apres, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et +la clef tourner dans la serrure. + +Je m'attendais a ne plus le revoir de la soiree, mais quelques +minutes plus tard, il descendit a la cuisine, ou je tenais +compagnie aux vieux parents. + +-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la +facon si bizarre qui lui etait propre, j'ai ete l'objet de toute +votre bonte et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais +jamais cru etre si heureux que je l'ai ete grace a vous dans ce +tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, +monsieur, vous agreerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous +faire. + +Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppes dans +du papier, puis faisant a ma mere trois autres reverences, il +sortit de la chambre. + +Son present, c'etait une broche au centre de laquelle etait sertie +une grosse pierre verte, entouree d'une demi-douzaine d'autres +pierres blanches, scintillantes. + +Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne +savais pas meme quel nom leur donner, mais on nous dit, par la +suite, a Berwick, que la grosse pierre etait une emeraude, et les +autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien +superieure a celle que tous les agneaux qui nous etaient nes ce +printemps-la. + +Ma bonne vieille mere est defunte depuis bien des annees, mais +cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille ainee +quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans +revoir ces yeux percants et ce nez long et mince, et ces +moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. + +Pour mon pere, il avait une belle montre en or a double boitier, +et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de +sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. + +Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charme, et ils +ne voulaient parler que des presents que leur avait faits de Lapp. + +-- Il vous a donne autre chose encore, dis-je enfin. + +-- Quoi donc, Jock? demanda pere. + +-- Un mari pour la cousine Edie, repondis-je. + +Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je revais, mais lorsqu'ils +eurent enfin compris que c'etait bien la verite, ils se montrerent +aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annonce qu'Edie +avait epouse le laird. + +A dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de +batailleur, n'avait pas une excellente reputation dans le pays, et +ma mere avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas +bien. + +D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, etait +un homme range, tranquille et dans l'aisance. + +Il y avait bien le secret, mais en ce temps-la, les mariages +secrets etaient chose fort commune en Ecosse; car comme quelques +paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un +couple, personne n'y trouvait beaucoup a redire. + +Les vieux furent aussi enchantes que si leur fermage avait ete +diminue, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me +semblait que mon ami avait ete traite avec la plus cruelle +legerete; et je savais bien qu'il n'etait pas homme a en prendre +aisement son parti. + + +X -- LE RETOUR DE L'OMBRE + +Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'etais certain +que Jim ne tarderait pas a paraitre, et que ce jour-la serait un +jour de grands chagrins. + +Mais quelle somme de tristesses ce jour-la devait-il apporter, +jusqu'a quel point modifierait-il le destin de chacun de nous? +C'etait plus que je n'aurais ose en imaginer dans mes moments les +plus sombres. + +Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre +meme des evenements. + +Ce matin-la, je m'etais leve de bonne heure, car on allait entrer +en pleine periode de la mise bas des agneaux. + +Mon pere et moi, nous partions pour le paturage des le petit jour. + +Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frola ma figure: la +porte de la maison etait entierement ouverte, et la lumiere grise +de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. + +Je regardai. + +Je trouvai egalement ouvertes la porte de la chambre d'Edie et +celle de Lapp. + +Je compris alors, comme a la lueur d'un eclair, ce que +signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'etait des presents +d'adieu. + +Tous deux etaient partis. + +J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et +m'arretant dans sa chambre. + +Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laisse la, tous, +sans un mot de bonte, sans meme un serrement de main! + +Et lui aussi! + +J'avais ete epouvante de ce qui arriverait quand il se +rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eut dit qu'il avait +evite cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lachete. + +J'etais plein de colere, humilie, souffrant. + +Je sortis au grand air sans dire un mot a mon pere et je montai +aux paturages pour rafraichir ma tete echauffee. + +Lorsque je fus arrive la-haut a Corriemuir, je pus jeter un +dernier coup d'oeil sur la cousine Edie. + +Le petit cutter etait reste a l'endroit ou il avait jete l'ancre, +mais un canot s'en etait detache pour aller la prendre a terre. + +A l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais +qu'elle faisait ce signal au moyen de son chale. + +Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le +pont. + +Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. + +Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout +pres d'elle. + +Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le +ciel. + +Tous deux agiterent longtemps les mains, mais ils y renoncerent +enfin, car ils n'obtinrent aucune reponse de moi. + +Je restai la, debout, les bras croises, plus grognon que je ne +l'avais jamais ete en ma vie, jusqu'a ce que leur cutter ne fut +plus qu'une legere tache blanche de forme carree, se perdant parmi +la brume matinale. + +Il etait l'heure du dejeuner, et la bouillie etait sur la table +quand je rentrai, mais je n'avais aucun appetit. + +Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que +ma mere ne trouvat aucune expression trop dure pour Edie. + +Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces +derniers temps surtout. + +-- Voici une lettre de lui, dit mon pere, en me montrant sur la +table un papier plie: Elle etait dans sa chambre. Voulez-vous nous +la lire? + +Ils ne l'avaient pas meme ouverte, car, pour dire la verite, mes +bonnes gens n'etaient jamais arrives a lire couramment l'ecriture, +quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et +beaux caracteres. + +L'adresse ecrite en grosses lettres etait ainsi concue: + +" Aux bonnes gens de West Inch ". + +Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout tache et +jauni, le voici: + +" Chers amis, + +" Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose +dependait d'une autre volonte que la mienne. + +" Le devoir et l'honneur m'ont rappele aupres de mes anciens +compagnons. + +" C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu +de jours soient ecoules. + +" J'emmene notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien +se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez a West +Inch. + +" En attendant, agreez l'assurance de mon affection, et croyez que +je n'oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passes chez +vous, en un temps ou je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine a +vivre, si j'avais ete fait prisonnier par les Allies. Mais vous +saurez peut-etre aussi quelque jour par la raison de cela. + +" Votre bien devoue, + +" BONAVENTURE DE LISSAC, + +" Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majeste +Imperiale l'Empereur Napoleon ". + +Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait +fait suivre son nom. + +Sans doute j'en etais venu a la conviction que notre hote ne +pouvait etre qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant +entendu parler et qui s'etaient fraye passage jusque dans toutes +les capitales de l'Europe, a une seule exception, la notre. +Pourtant je n'eus guere cru que nous eussions sous notre toit +l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. + +-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh +bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin +d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'etait que +temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenetre de +la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. + +Je courus vers la porte, au-devant de lui. + +Je sentais que j'aurais paye bien cher pour le voir repartir a +Edimbourg. + +Il arrivait a grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tete. + +Je m'imaginai que c'etait peut-etre un billet d'Edie, et que des +lors il savait tout. Mais quand il fut plus pres, je vis que +c'etait une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on +l'agitait, et qu'il avait les yeux petillants de joie. + +-- Hourra! Jock, cria-t-il. Ou est Edie? Ou est Edie? + +-- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je. + +-- Ou est Edie? + +-- Qu'est-ce que vous avez-la? + +-- C'est mon diplome, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout +va bien; je veux le montrer a Edie. + +-- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer a +Edie, repondis-je. + +Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'alterer comme la sienne +quand j'eus dit ces mots. + +-- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t- +il. + +En parlant ainsi, il avait lache le precieux diplome, que le vent +emporta par-dessus la haie, a travers la lande, jusqu'a une touffe +d'ajoncs, ou il s'arreta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune +attention. + +Ses yeux etaient fixes sur moi, et dans leur profondeur, je voyais +une lueur diabolique. + +-- Elle n'est pas digne de vous, dis-je. + +Il m'empoigna par l'epaule. + +-- Qu'avez-vous fait? dit-il a voix basse. Ce doit etre quelque +tour de votre facon. Ou est-elle? + +-- Elle est partie avec ce Francais qui logeait ici. + +J'avais longuement reflechi sur la meilleure facon de lui faire +passer la chose en douceur, mais j'ai toujours ete fort maladroit +dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. + +-- Oh! fit-il, en hochant la tete et me regardant. + +Pourtant j'etais certain qu'il etait hors d'etat de me voir, de +voir la ferme, de voir quoi que ce fut. + +Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains etroitement jointes, +et toujours balancant la tete. + +Puis il fit le geste d'avaler peniblement, et parla d'une voix +singuliere, seche, rauque. + +-- Quand est-ce arrive? + +-- Ce matin. + +-- Ils etaient maries? + +-- Oui. + +Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. + +-- Un message pour moi? + +-- Elle a dit que vous lui pardonneriez. + +-- Que Dieu damne mon ame si jamais je le fais. Ou sont-ils alles? + +-- Ils ont du aller en France, a ce que je crois. + +-- Il se nommait de Lapp, ce me semble? + +-- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que +colonel dans la garde de Boney. + +-- Alors, selon toute probabilite, il est a Paris. C'est bien! +c'est bien! + +-- Tenez bon, criai-je. Pere, pere, apportez le brandy. + +Ses genoux avaient ploye un instant, mais il redevint lui-meme +avant que le vieillard fut accouru avec la bouteille. + +-- Remportez-la, dit Jim. + +-- Prenez une gorgee, monsieur Horscroft, s'ecria mon pere en +insistant, cela vous remontera le coeur. + +Jim saisit la bouteille et la lanca par-dessus la haie du jardin. + +-- C'est excellent pour ceux qui tiennent a oublier, dit-il, mais +moi je tiens a me souvenir. + +-- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'ecria mon pere +d'une voix forte. + +-- Et aussi d'avoir failli casser la tete a un officier de +l'infanterie de Sa Majeste, dit le vieux major Elliott en se +montrant au-dessus de la haie. Je me serais contente d'une lampee +apres une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise +l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrive que vous restez +tous la aussi immobiles que des gens ranges autour d'une fosse, a +un enterrement? + +Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, +la figure d'une paleur cendree, les sourcils fronces tres bas, +restait adosse au montant de la porte. + +Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car +il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. + +-- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque evenement de ce +genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite +est bien d'un Francais. Ils ne peuvent pas laisser les femmes +tranquilles. Du moins, de Lissac l'a epousee, et c'est la une +consolation. Mais il n'est guere temps, maintenant, de songer a +nos petits tracas, car toute l'Europe est en revolution, et selon +toute probabilite, nous voici avec vingt autres annees de guerre +sur les bras. + +-- Que voulez-vous dire? demandai-je. + +-- Eh! mon ami, Napoleon est debarque de l'ile d'Elbe. Ses troupes +sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauve a toutes +jambes. La nouvelle en est arrivee a Berwick ce matin. + +-- Grands Dieux! s'ecria mon pere. Alors, voici cette terrible +besogne entierement a recommencer? + +-- Oui, nous nous etions figures que l'Ombre n'etait plus la, et +elle y est encore. Wellington a recu l'ordre de quitter Vienne +pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur +fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais +vent, un vent qui ne presage rien de bon. Je viens justement de +recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71eme regiment comme +premier major. + +A ces mots je serrai la main a notre bon voisin, car je savais +combien il etait humilie de se voir traiter en invalide, qui +n'avait plus de role a jouer en ce monde. + +-- Il faut que je rejoigne mon regiment le plus tot possible, et +nous serons la-bas, de l'autre cote de l'eau, dans un mois, peut- +etre meme a Paris dans un autre mois. + +-- Alors, par le Seigneur! major, s'ecria Jim Horscroft, je pars +avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le +fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Francais. + +-- Mon garcon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes +ordres. Quant a de Lissac, ou sera l'Empereur, il sera aussi. + +-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous +apprendre de lui? + +-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armee francaise, et +pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu +marechal, mais qu'il a prefere, rester aupres de l'Empereur. Je +l'ai rencontre deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque +je fus envoye en parlementaire pour negocier au sujet de nos +blesses. Il etait alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. + +-- Et je le reconnaitrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce +dur et mauvais regard qu'il avait jadis. + +Et a cet instant meme, en cet endroit meme, je me rendis +soudainement compte combien mon existence serait piteuse et +inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon +enfance seraient au loin, exposes en premiere ligne aux fureurs de +la tempete. + +Ma resolution fut formee avec la promptitude de l'eclair. + +-- Je partirai aussi avec vous, major, m'ecriai-je. + +-- Jock! Jock! dit mon pere, en se tordant les mains. + +Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra +la taille. + +Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en +l'air. + +-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai +derriere moi. Eh bien, il n'y a pas un moment a perdre. Il faut +donc que vous vous teniez prets tous les deux pour la diligence du +soir. + +Voila ce que produisit une seule journee, et pourtant il peut +arriver que des annees s'ecoulent sans amener un changement. + +Songez donc aux evenements qui s'etaient accomplis dans ces vingt- +quatre heures? + +De Lissac parti! Edie partie! Napoleon evade! La guerre eclate. +Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos +preparatifs pour nous battre contre les Francais. + +Tout cela eut l'air d'un reve, jusqu'au moment ou je me dirigeai +vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur +la maison grise et deux petites silhouettes noires. + +C'etait ma mere, qui enfouissait son visage dans les plis de son +chale des Shetland, et mon pere qui agitait son baton de meneur de +betail pour m'encourager dans mon voyage. + + +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS + +J'arrive maintenant a un point de mon histoire, dont le recit me +coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir +entrepris cette tache de narrateur. Car quand j'ecris, j'aime que +cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose a son tour, comme +les moutons quand ils sortent d'un parc. + +Cela pouvait etre ainsi a West Inch. Mais maintenant que nous +voila lances dans une existence plus vaste, comme menus brins de +paille qui derivent lentement dans quelque fosse paresseux +jusqu'au moment ou ils se trouvent pris a l'improviste dans le +cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m'est bien +difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas a pas. +Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et +les raisons de tout. + +Je laisserai donc tout cela de cote, pour vous parler de ce que +j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. + +Le regiment auquel avait ete nomme notre ami etait le 71eme +d'infanterie legere de Highlanders, qui portait l'habit rouge et +les culottes de tartan a carreaux. Il avait son depot dans la +ville de Glasgow. + +Nous nous y rendimes tous les trois par la diligence. + +Le major etait plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le +Duc, sur la Peninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, +les levres pincees, les bras croises, et je suis sur qu'au fond du +coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure. + +J'aurais pu le deviner au soudain eclat de ses yeux et a la +contraction de sa main. + +Quant a moi, je ne savais pas trop si je devais etre content ou +fache, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait +tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est neanmoins chose penible +que de songer que vous avez la moitie de l'Ecosse entre vous et +votre mere. + +Nous arrivions a Glasgow le lendemain. + +Le major nous conduisit au depot, ou un soldat qui avait trois +chevrons sur le bras et un flot de rubans a son bonnet, montra +tout ce qu'il avait de dents aux machoires, a la vue de Jim, et +fit trois fois le tour de sa personne pour le considerer a son +aise, comme s'il s'etait agi du chateau de Carlisle. + +Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les cotes, +tata mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. + +-- Voila ce qu'il nous faut, major, voila ce qu'il nous faut, +repetait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous +pouvons tenir tete a ce que Boney a de mieux. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le major. + +-- Ils font un effet piteux, a la vue, dit-il, mais a force de les +lecher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'elite ont ete +transportes en Amerique, et nous sommes encombres de miliciens et +de recrues. + +-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons +soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me +trouver. + +Il nous fit un signe de tete et nous quitta. + +Nous commencames a comprendre qu'un major, qui est votre officier, +est un personnage fort different d'un major qui se trouve etre +votre voisin de campagne. + +Soit, mais a quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses? + +J'userais une quantite de bonnes plumes d'oie rien qu'a vous +raconter ce que nous fimes, Jim et moi, au depot de Glasgow, +comment nous arrivames a connaitre nos officiers et nos camarades, +et comment ils firent notre connaissance. + +Bientot arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupes +jusqu'alors a decouper l'Europe en tranches comme s'il s'agissait +d'un gigot de mouton, etaient rentres a tire d'aile dans leurs +pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, +etait en marche vers la France. + +Nous entendimes parler aussi de grands rassemblements, de grandes +revues de troupes, qui avaient lieu a Paris. + +Puis on nous dit que Wellington etait dans les Pays-Bas, et que ce +serait a nous et aux Prussiens a subir le premier choc. + +Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite +qu'il pouvait. + +Tous les ports de la cote Est etaient bondes de canons, de +chevaux, de munitions. + +Le trois juin, nous recumes a notre tour notre ordre de mise en +marche. + +Le soir meme, nous nous embarquames a Leith, et nous arrivames a +Ostende le lendemain au soir. + +C'etait le premier pays etranger que je voyais. + +Il en etait d'ailleurs de meme pour la plupart de mes camarades, +car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. + +Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des +vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins +qui pivotent en battant des ailes, chose qu'on chercherait +vainement d'un bout a l'autre de l'Ecosse. + +C'etait une ville propre, bien tenue, mais la taille y etait au- +dessous de la moyenne, et on n'y trouvait a acheter ni ale ni +galettes de farine d'avoine. + +De la nous nous rendimes dans un endroit nomme Bruges, puis de la +a Gand ou nous fumes reunis avec le 52eme et le 95eme, deux +regiments qui, avec le notre, formaient une brigade. + +C'est une ville etonnante, Gand, pour les clochers et les +constructions en pierre. + +D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversames, il n'en +etait guere qui n'eut une eglise plus belle qu'aucune de celles de +Glasgow. + +De la nous marchames sur Ath, petit village situe sur une riviere +ou plutot sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. + +Nous y fumes loges surtout dans des tentes, car il faisait un beau +temps ensoleille, et toute la brigade fut occupee du matin au soir +a faire l'exercice. + +Nous etions commandes par la general Adams, nous avions pour +colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, +c'etait de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, +dont le nom etait comme une sonnerie de clairon. + +Il etait a Bruxelles avec le gros de l'armee, mais nous savions +que nous le verrions bientot s'il en etait besoin. + +Je n'avais jamais vu autant d'Anglais reunis, et je dois dire que +j'eprouvais quelque dedain a leur egard, comme cela se voit +toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontiere. +Mais les deux regiments qui etaient avec nous etaient dans d'aussi +bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. + +Le 52eme avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait +beaucoup de vieux soldats de la Peninsule. + +Le 95eme regiment se composait de carabiniers, et ils avaient un +habit vert au lieu du rouge. + +C'etait chose etrange que de les voir charger, car ils entouraient +la balle d'un chiffon graisse, et la faisaient entrer avec un +maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. + +Toute cette partie de la Belgique etait alors couverte de troupes +anglaises, car la Garde y etait aussi, aux environs d'Enghien, et +il y avait des regiments de cavalerie, de notre cote, a quelque +distance. + +Comme vous le voyez, Wellington etait oblige de deployer toutes +ses forces, car Boney etait derriere son rideau de forteresses, et +naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel cote il +deboucherait. + +Toutefois on pouvait etre certain qu'il arriverait par ou on +l'attendrait le moins. + +D'un cote, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous +couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre cote, il etait libre de +se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc etait aussi +malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et +ses troupes legeres deployees comme une vaste toile d'araignee, de +telle sorte que des qu'un Francais aurait mis le pied par-dessus +la frontiere, le Duc etait en mesure de concentrer toutes ses +troupes a l'endroit convenable. + +Pour moi, j'etais fort heureux a Ath, ou les gens etaient pleins +de bonte et de simplicite. + +Un fermier nomme Bois, dans les champs duquel nous etions campes, +fut un excellent ami pour la plupart de nous. + +A nos moments perdus, nous lui batimes une grange de bois, et plus +d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son +linge a secher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge +humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter +tout droit a la pensee du foyer domestique. + +Je me suis souvent demande si ce brave homme et sa femme vivent +encore. Ce n'est guere probable, car bien que vigoureux, ils +avaient depasse le milieu de la vie a cette epoque-la. + +Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait a fumer dans +la vaste cuisine flamande, mais c'etait maintenant un Jim tout +different de celui d'autrefois. + +Il avait toujours eu un fond de durete, mais on eut dit que son +malheur l'avait entierement petrifie. Jamais je ne vis de sourire +sur ses levres. + +Il etait bien rare qu'il parlat. Tout son esprit se concentrait +sur l'idee de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. + +Il passait des heures assis, le menton appuye sur ses deux mains, +le regard fixe, le sourcil fronce, tout absorbe par une seule +pensee. + +Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'a un certain point, la cible +des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, +ils s'apercurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le +laisserent tranquille. + +A cette epoque, nous nous levions de fort bonne heure, et +generalement la brigade entiere etait sous les armes des la +premiere lueur du jour. + +Un matin, c'etait le seize juin, nous venions de nous former, le +general Adams etait alle a cheval donner un ordre au colonel +Reynell, a environ une portee de fusil de l'endroit ou je me +trouvais, quand tout a coup tous deux fixerent avec persistance +leur regard sur la route de Bruxelles. + +Aucun de nous n'osa remuer la tete, mais tous les hommes du +regiment tournerent les yeux de ce cote, et la nous vimes un +officier, portant la cocarde d'aide de camp du general, arriver +sur la route a grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait +donner a son grand cheval gris pommele. + +Il penchait la tete sur la criniere, et lui cinglait le cou avec +le reste des renes. On eut dit que sa vie dependait de sa +rapidite. + +-- Hola, Reynell, dit le general, voila qui commence a avoir l'air +serieux. Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams +ouvrit vivement la depeche que lui tendit le messager. + +L'enveloppe n'etait pas encore a terre qu'il fit demi-tour, et +agita la lettre au-dessus. De sa tete, comme il l'eut fait de son +sabre. + +-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue generale et mise en marche +dans une demi-heure. + +Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, +et les nouvelles volerent de bouche en bouche. + +Napoleon avait franchi la frontiere la veille, pousse les +Prussiens devant lui, et s'etait deja fort avance dans l'interieur +du pays, a l'est par rapport a nous, avec cent cinquante mille +hommes. + +Nous courumes de tous cotes rassembler nos effets, et dejeuner. + +Moins d'une heure apres, nous etions en marche, laissant derriere +nous pour toujours Ath et le Dender. + +Il n'y avait pas un moment a perdre, car les Prussiens n'avaient +donne a Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien +qu'il se fut elance de Bruxelles aux premieres rumeurs de +l'evenement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, +c'etait difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez a temps +pour porter secours aux Prussiens. + +C'etait une belle et chaude matinee, et pendant que la brigade +marchait sur la large chaussee belge, la poussiere s'en elevait +comme eut fait la fumee d'une batterie. + +Je puis vous dire que nous benimes celui qui avait plante les +peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que +de la boisson. + +A travers champs, a gauche comme droite, il y avait d'autres +routes, l'une tout pres de la notre, l'autre a un mille ou plus. + +Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochee. + +C'etait une belle rivalite qui nous animait, car des deux cotes on +mettait toute son energie a jouer des jambes. + +Il flottait autour d'eux une si large guirlande de poussiere, que +nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de +peau d'ours pointant ca et la, ou la tete et les epaules d'un +officier monte, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au +vent. + +C'etait une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas +laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec +nous. + +Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un epais nuage de +poussiere, mais qui s'entrouvrant de temps a autre, laissait +apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un eclat +d'argent. + +La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, +eclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. + +Si j'avais ete laisse a moi-meme, j'aurais ete longtemps a savoir +ce que c'etait, mais nos caporaux et nos sergents etaient tous +d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait a cote de moi, +hallebarde en main, et qui etait intarissable en conseils et +renseignements. + +-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. +Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce +sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous +pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse +cavalerie francaise est trop forte pour nous. Ils sont dans la +proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut +viser a leur figure ou a leur cheval. Rappelez-vous cela, quand +ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de +lame a travers le foie pour vous apprendre a vivre. Ecoutez, +ecoutez, ecoutez! Voici la vieille musique qui reprend! + +Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une +canonnade quelque part au loin, a l'est de nous. + +C'etait grave et rauque. + +On eut dit un rugissement de quelque bete feroce, toute +barbouillee de sang, qui ne prospere qu'aux depens des existences +humaines. + +Au meme instant on cria derriere nous " Eh! Eh! Eh! " et quelqu'un +commanda d'une voix forte: " Laissez passer les canons! " + +Je tournai la tete et je vis les compagnies d'arriere-garde ouvrir +soudain les rangs et se jeter de chaque cote de la route, pendant +que six chevaux couleur creme, atteles par paires, galopant ventre +a terre, arrivaient a grand fracas dans l'espace libre, trainant +un beau canon de douze qui tournait et craquait derriere eux. + +Puis, il en vint un second, un troisieme, vingt quatre en tout, +ils passerent pres de nous avec grand bruit, grand vacarme, les +hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnes aux canons et +aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs +fouets, les crinieres flottant au vent, les ecouvillons et les +seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. + +L'air etait tout remue de cette agitation febrile, du tintement +sonore des chaines. + +Un grandement sourd monta des fosses. + +Les artilleurs y repondirent par des cris, et nous vimes rouler +devant nous un nuage gris, et quantite de bonnets a poils firent +par moments tache dans l'obscurite. + +Puis les compagnies se refermerent, pendant que le grondement qui +s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que +jamais. + +-- Il y a la trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_ +et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a +davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissee par +un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez +a etre atteint, donnez la preference a un canon de douze, car un +de neuf vous ecrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en +deux comme une carotte. + +Et il continua, en me donnant des details sur les horribles +blessures qu'il avait vues, ce qui glacait mon sang dans mes +veines. + +Vous auriez frotte toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que +vous ne les auriez pas rendues plus blanches. + +-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez +un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il. + +A ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commencai a +comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. + +Je me mis aussi a rire, et les autres en firent autant, mais on ne +riait pas de tres bon coeur. + +Le soleil etait presque au-dessus de nos tetes quand on fit halte, +dans une petite localite nommee Hal. + +Il y a la une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon +shako. Jamais une cruche d'ale d'Ecosse ne me parut aussi bonne +que cette eau-la. + +Des canons passerent encore devant nous, puis les Hussards de +Vivian: il y en avait trois regiments, fort coquets sur leurs +beaux chevaux bai-brun. + +C'etait un regal pour l'oeil. + +Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait +vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie a cote de moi, +quelques annees auparavant, j'avais assiste a la lutte du navire +de commerce contre les corsaires. + +Ce bruit etait maintenant si fort qu'il me semblait que l'on +devait se battre de l'autre cote du bois le plus proche, mais mon +ami le sergent en savait plus long. + +-- C'est a douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en +etre certain, le general sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans +quoi nous ne serions pas a nous reposer a Hal. + +Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute apres, le +colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et +de bivouaquer sur place. + +Nous y passames toute la journee, pendant laquelle nous vimes +defiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, +Anglais, Hollandais, Hanovriens. + +La musique endiablee dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un +rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. + +Vers huit heures du soir, elle cessa completement. + +Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, +d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait +le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de +patience. + +Le lendemain, la brigade resta a Hal, tout le matin, mais vers +midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avancames +jusqu'a un petit village appele Braine le... je ne sais plus quoi. + +Il n'etait que temps, car un orage terrible fondit tout a coup sur +nous, deversant des torrents d'eau qui changerent tous les champs +et tous les chemins en marais et bourbiers. + +Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y +trouvames deux trainards, l'un faisait partie d'un regiment a +jupon, l'autre etait un homme de la legion allemande, et ils +avaient a nous apprendre des nouvelles qui etaient aussi sombres +que le temps. + +Boney avait rosse les Prussiens la veille, et nos hommes avaient +eu bien de la peine a tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant +fini par le battre. + +Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute +defraichie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre +empressement a nous entasser autour des deux hommes dans la +grange. + +On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de +ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu etaient a leur +tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. + +On rit, on applaudit, on gemit tour a tour, en entendant raconter +que la 44eme avait recu la cavalerie en ligne, que les Hollando- +Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse +penetrer les Lanciers dans son carre, et les y avait tues a +loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur cote en +reduisant le 69eme a sa plus simple expression et emportant un des +drapeaux. + +Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le +contact avec les Prussiens. + +Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une +grande bataille a l'endroit meme ou nous avions fait halte. + +Et nous vimes bientot que ce bruit etait fonde, car le temps +s'eclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crete pour +voir ce qui pouvait se voir. + +C'etait une belle campagne de terres a ble et de prairies. + +Les recoltes commencaient a jaunir, et les seigles, qui etaient +superbes, atteignaient l'epaule d'un homme. + +Il etait impossible de concevoir un tableau plus paisible. + +De quelque cote qu'on portat les yeux, on ne voyait que collines +aux courbes onduleuses toutes couvertes de ble, et par-dessus +elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi +les peupliers. Mais a travers tout ce joli tableau, apparaissait +comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en +marche, habilles les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de +bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant +les routes; l'une des extremites si rapprochee, qu'elle pouvait +entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en +faisceaux, sur la crete a notre gauche, tandis que l'autre +extremite se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions +voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de +chevaux tirant a grand-peine, l'eclat sombre des canons, les +hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues +et les degager de la vase epaisse, profonde. + +Pendant que nous etions la, regiment par regiment, brigade par +brigade, vinrent prendre position sur la crete, et avant le +coucher du soleil, nous etions formee en une ligne de plus de +soixante mille hommes, fermant a Napoleon la routa de Bruxelles. + +Mais la pluie avait recommence avec force. Nous autres, du 77eme, +nous nous precipitames de nouveau dans notre grange. Nous etions +bien mieux abrites que le plus grand nombre de nos camarades, qui +durent rester etendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, +et attendre ainsi jusqu'a la premiere lueur du jour. + + +XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE + +Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se +mouvaient sous un vent humide et glacial. + +J'eprouvai une impression etrange en ouvrant les yeux, quand je +songeai que je prendrais part, ce jour-la, a une bataille, bien +qu'aucun de nous ne s'attendit a une bataille telle que celle qui +se livra. + +Toutefois, nous etions debout, et tout prets des la premiere +clarte, et quand nous ouvrimes les portes de notre grange, nous +entendimes la plus divine musique que j'aie jamais ecoutee, et qui +jouait quelque part, dans le lointain. + +Nous nous etions formes en petits groupes pour y preter l'oreille. +Comme, c'etait doux, innocent, melancolique. Mais notre sergent +eclata de rire en voyant combien nous etions charmes. + +-- Ce sont les musiques francaises, dit-il, et si vous montez +jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous +pourront bien ne plus revoir. + +Nous montames. + +La belle musique arrivait encore a nos oreilles. Nous nous +arretames sur une hauteur qui se trouvait a quelques pas de la +grange. + +La-bas, au pied de la pente, a une demi-portee de fusil de nous, +s'elevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, +entouree d'une haie avec un bout de verger. + +Tout autour etaient ranges en ligne des hommes en habits rouges et +hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activite +d'abeilles, a percer des trous dans les murailles et a barrer les +portes. + +-- Ceux-la, ce sont les compagnies legeres de la Garde, dit le +sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera +capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez +les feux de bivouac des Francais. + +Nous regardames de l'autre cote de la vallee, vers la crete basse, +et nous vimes un millier de petites pointes jaunes de flamme, +surmontees d'un panache de fumee noire qui montait lentement dans +l'air alourdi. + +Il y avait une autre ferme sur la pente opposee de la vallee, et +pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, +un petit groupe de cavaliers qui nous examinerent attentivement. + +Il y avait, en arriere, une douzaine de hussards, et en avant, +cinq hommes, dont trois coiffes de casques, un autre avec un long +plumet rouge et droit a son chapeau. Le dernier avait une coiffure +basse. + +-- Par Dieu! s'ecria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui +monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. + +J'ecarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait etendu +au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plonge +les Nations dans les tenebres pendant vingt-cinq ans, cette ombre +qui etait meme allee s'etendre jusqu'au-dessus de notre ferme +lointaine, et nous avait violemment arraches, moi, Edie et Jim, a +l'existence que nos familles avaient menees avant nous. + +Autant que je pus en juger a cette distante, c'etait un homme +trapu, aux epaules carrees. + +Il tenait appliquee a ses yeux sa lorgnette, en ecartant fortement +les coudes de chaque cote. + +J'etais encore occupe a le regarder, quand j'entendis a cote de +moi un fort souffle de respiration. + +C'etait Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. + +Il avancait la figure jusque sur mon epaule. + +-- C'est lui, Jock, dit-il a voix basse. + +-- Oui, c'est Boney, repondis-je. + +-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, a moins que +ce demon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. + +Alors je le reconnus immediatement. + +C'etait le cavalier dont le chapeau etait orne d'un grand plumet +rouge. + +Meme a cette distance, j'aurais jure que c'etait lui, en voyant +ses epaules tombantes, et sa facon de porter la tete. + +Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il +avait le sang en ebullition a la vue de cet homme, et qu'il etait +capable de n'importe quelle folie. + +Mais a ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait a +de Lissac quelques mots. + +Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que resonnait un coup +de canon, et que d'une batterie placee sur la crete partait un +nuage de fumee blanche. + +Au meme instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. + +Nous courumes a nos armes et on se forma. + +Il y eut une serie de coups de feu tires tout le long de la ligne, +et nous crumes que la bataille avait commence, mais en realite +cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pieces. + +Il etait en effet a craindre que les amorces n'aient ete mouillees +par l'humidite de la nuit. + +De l'endroit ou nous etions, nous avions sous les yeux un +spectacle qui meritait qu'on passat la mer pour le voir. + +Sur notre crete s'etendaient les carres, alternativement rouges et +bleus, qui allaient jusqu'a un village, situe a plus de deux miles +de nous. + +On se disait neanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait +trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montre +la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la +besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-la comme +camarades. + +En outre, nos troupes anglaises elles memes etaient composees de +miliciens et de recrues, car l'elite de nos vieux regiments de la +Peninsule etaient encore sur des transports, en train de passer +l'Ocean, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents +d'Amerique. + +Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, +formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les +bleus de la Legion allemande, les lignes rouges de la brigade +Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointille vert des +carabiniers, disposes a l'avant. + +Nous savions que, quoiqu'il arrivat, c'etaient des gens a tenir +bon partout ou on les placerait, et qu'ils avaient a leur tete un +homme capable de les placer dans les postes ou ils pourraient +tenir bon. + +Du cote des Francais, nous n'apercevions guere que le clignotement +de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers disperses sur les +courbes de la crete. Mais comme nous etions la a attendre, tout a +coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. + +Leur armee entiere monta et deborda, par-dessus la faible hauteur +qui les avait caches; les brigades succedant aux brigades, les +divisions aux divisions, jusqu'a ce qu'enfin toute la pente, +jusqu'en bas, eut pris la couleur bleue de leurs uniformes, et +scintilla de l'eclat de leurs armes. + +On eut dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en +venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyes sur +leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient la-bas ce vaste +rassemblement, et ecoutaient ce que savaient les vieux soldats qui +avaient deja combattu contre les Francais. + +Puis, lorsque l'infanterie se fut formee en masses longues et +profondes, leurs canons arriverent en bondissant et tournant le +long de la pente. + +Rien de plus joli a voir que la prestesse avec laquelle ils les +mirent en batterie, tout prets a entrer en action. + +Ensuite, a un trot imposant, se presenta la cavalerie, trente +regiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armes +du sabre etincelant ou de la lance a pennon. + +Ils se formerent sur les flancs et en arriere en longues lignes +mobiles et brillantes. + +-- Voila nos gaillards, s'ecria notre vieux sergent. Ce sont des +goinfres a la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces +regiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en +arriere de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes +enfants, tous des hommes d'elite, des diables a tete grise, qui +n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps ou ils +n'etaient pas plus haut que mes guetres. Ils sont trois contre +deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres +recrues, ils vous feront desirer d'etre revenus a Argyle street, +avant d'en avoir fini avec vous. + +Il n'etait guere encourageant, notre sergent, mais il faut dire +qu'il avait ete a toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il +avait sur la poitrine une medaille avec sept barrettes, de sorte +qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. + +Quand les francais se furent ranges entierement, un peu hors de la +portee des canons, nous vimes un petit groupe de cavaliers tout +chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circuler rapidement entre +les divisions, et sur leur passage eclaterent, des deux cotes, des +cris d'enthousiasme, et nous pumes voir des bras s'allonger, des +mains s'agiter vers eux. + +Un instant apres, le bruit cassa. + +Les deux armees resterent face a face dans un silence absolu, +terrible. + +C'est un spectacle qui revient souvent dans mes reves. + +Puis, tout a coup, il se produisit un mouvement desordonne parmi +les hommes qui se trouvaient juste devant nous. + +Une mince colonne se detacha de la grosse masse bleue, et s'avanca +d'un pas vif vers la ferme situee en bas de notre position. + +Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit +d'une batterie anglaise a notre gauche. + +La batailla de Waterloo venait de commencer. + +Il ne m'appartient pas de chercher a vous raconter l'histoire de +cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demande mieux que de +me tenir en dehors d'un pareil evenement, s'il n'etait pas arrive +que notre destin, celui de trois modestes etres qui etaient venus +la de la frontiere, avait ete de nous y meler au meme point que +s'il s'etait agi de n'importe lequel de tous les rois ou +empereurs. + +A dire honnetement la verite, j'en ai appris sur cette bataille, +plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. + +En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de +chaque cote, et une grosse masse de fumee blanche au bout de mon +fusil. + +Ce fut par les levres et par les conversations d'autres personnes +que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, +comment elle avait enfonce les fameux cuirassiers, comment elle +fut hachee en morceaux avant d'avoir pu revenir. + +C'est aussi par la que j'appris tout ce qui concerne les attaques +successives, la fuite des Belges, la fermete qu'avaient montree +Pack et Kempt. + +Mais je puis, d'apres ce que je sais par moi meme, parler de ce +que nous vimes nous memes par les intervalles de la fumee et les +moment d'accalmie de la fusillade, et c'est precisement cela que +je vous raconterai. + +Nous etions a la gauche de la ligne, et en reserve, car le duc +craignait que Boney ne cherchat a nous tourner de ce cote, pour +nous prendre par derriere, de sorte que nos trois regiments, ainsi +qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient ete +postes la pour etre prets a tout hasard. + +Il y avait aussi deux brigades de cavalerie legere, mais l'attaque +des Francais se faisait entierement de front, si bien que la +journee etait deja assez avancee avant qu'on eut reellement besoin +de nous. + +La batterie anglaise, qui avait tire le premier coup de canon, +continuait a faire feu bien loin vers notre gauche. + +Une batterie allemande travaillait ferme a notre droite. + +Aussi etions-nous completement enveloppes de fumee, mais nous +n'etions pas caches au point de rester invisibles pour une ligne +d'artillerie francaise, postee en face de nous, car une vingtaine +de boulets traverserent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent +s'abattre juste au milieu de nous. + +Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa pres de mon +oreille, je baissai la tete comme un homme qui va plonger, mais +notre sergent me donna une bourrade dans les cotes avec le bout de +sa hallebarde. + +-- Ne vous montrez pas si poli que ca, dit-il. Ce sera assez tot +pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touche. + +Il y eut un de ces boulets qui reduisit en une bouillie sanglante +cinq hommes a la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. + +On eut dit un ballon rouge de football. + +Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd +comme celui d'une pierre lancee dans de la boue. Il lui brisa les +reins et le laissa la gisant, comme une groseille eclatee. + +Trois autres boulets tomberent plus loin vers la droite. Les +mouvements desordonnes et les cris nous apprirent qu'ils avaient +porte. + +-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major +Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant +dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. + +-- Je l'avais paye cinquante belles livres a Glasgow, dit l'autre. +N'etes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se +tenir couches, maintenant que les canons ont precise leur tir sur +nous? + +-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du +bien. + +-- Ils en apprendront assez, avant que la journee soit finie, +repondit l'adjudant. + +Mais a ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le +52eme etaient couches a droite et a gauche de nous, de sorte qu'il +nous commanda de nous etendre aussi a terre. Nous fumes rudement +contents, lorsque nous pumes entendre les projectiles passer, en +hurlant comme des chiens affames, par-dessus notre dos a quelques +pieds de hauteur. + +Meme alors un bruit sourd, un eclaboussement presque a chaque +minute, puis un cri de douleur, un trepignement de bottes sur le +sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. + +Il tombait une pluie fine. + +L'air humide maintenait la fumee pres de terre: aussi nous ne +pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant +nous, bien que le grondement des canons nous montra que la +bataille etait engagee sur toute la ligne. + +Quatre cents pieces tournaient alors ensemble, et faisaient assez +de bruit pour nous briser le tympan. + +En effet, il n'y eut pas un de nous a qui il ne resta un +sifflement dans la tete pendant bien des jours qui suivirent. + +Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un +canon francais et nous distinguions parfaitement les servants de +cette piece. + +C'etait de petits hommes agiles, avec des culottes tres collantes, +de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais +ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que +bourrer, passer l'ecouvillon, et tirer. + +Ils etaient quatorze quand je les vis pour la premiere fois. + +La derniere, ils n'etaient plus que quatre, mais ils travaillaient +plus activement que jamais. + +La ferme qu'on appelle Hougoumont etait en bas, en face de nous. + +Pendant toute la matinee, nous pumes voir qu'il s'y livrait une +lutte terrible, car les murs, les fenetres, les haies du verger +n'etaient que flammes et fumee et il en sortait des cris et des +hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil +jusqu'alors. + +Elle etait a moitie brulee, tout eventree par les boulets. + +Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats +de la garde s'y maintinrent pendant la matinee, deux cents pendant +la soiree, et pas un Francais n'en depassa le seuil. + +Mais comme ils se battaient, ces Francais! + +Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans +laquelle ils marchaient. + +Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hale, +assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avanca en boitant, +tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte +laterale de Hougoumont, ou il se mit a frapper, en criant a ses +hommes de les suivre. + +Il resta la cinq minutes, allant et venant devant les canons de +fusil qui l'epargnaient, jusqu'a ce qu'enfin un tirailleur de +Brunswick, poste dans le verger, lui cassa la tete d'un coup de +feu. + +Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la +journee, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par +deux, par trois, l'air aussi resolu que s'ils avaient toute +l'armee sur leurs talons. + +Nous restames ainsi tout le matin, a contempler la bataille qui se +livrait la-bas a Hougoumont; mais bientot le Duc reconnut qu'il +n'avait rien a craindre sur sa droite, et il se mit a nous +employer d'une autre maniere. + +Les francais avaient pousse leurs tirailleurs jusqu'au dela de la +ferme. + +Ils etaient couches dans le ble encore vert en face de nous. + +De la, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche +trois pieces sur six etaient muettes, avec leurs servants epars +sur le sol autour d'elles. + +Mais le Duc avait l'oeil a tout. + +A ce moment, il arriva au galop. + +C'etait un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard tres +vif, un nez crochu, et une grande cocarde a son chapeau. + +Il avait derriere lui une douzaine d'officiers, aussi fringants +que s'ils participaient a une chasse au renard, mais de cette +douzaine il n'en restait pas un seul le soir. + +-- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant. + +-- Tres chaude, votre Grace, dit notre general. + +-- Mais nous pouvons les arreter, je crois. Tut! Tut! nous ne +saurions permettre a des tirailleurs de reduire une batterie au +silence. Allez me debusquer ces gens-la, Adams. + +Alors j'eprouvai pour la premiere fois ce frisson diabolique qui +vous court dans le corps, quand on vous donne votre role a remplir +dans le combat. + +Jusqu'a present, nous n'avions pas fait autre chose que de rester +couches et d'etre tues, ce qui est la chose la plus maussade du +monde. + +A present notre tour etait venu, et sur ma parole, nous etions +prets. + +Nous nous levames, toute la brigade, en formant une ligne de +quatre hommes d'epaisseur. + +Alors _ils_ se sauverent comme des vanneaux, en baissant la tete, +arrondissant le dos, et trainant leurs fusils par terre. + +La moitie d'entre eux echapperent, mais nous nous emparames des +autres, et tout d'abord de leur officier, car c'etait un tres gros +homme, qui ne pouvait courir bien vite. + +Je recus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui etait a ma +droite, planter sa baionnette en plein dans le large dos de cet +homme, que j'entendis jeter un hurlement de damne. + +On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de +la pointe ou de la crosse. + +Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien +d'etonnant, car pendant toute la matinee, ces guepes n'avaient +cesse de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour +nous. + +Et alors, apres avoir franchi l'autre bord du champ de ble, comme +nous etions sortis de la zone de fumee, nous vimes devant nous +l'armee francaise tout entiere, dont nous n'etions separes que par +deux pres et un petit sentier. + +Nous jetames un grand cri en les voyant, et nous nous serions +lances a l'attaque, si l'on nous avait laisses faire, car les +jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux +eux jusqu'au moment ou ils sont completement engages. + +Mais le Duc etait venu au trot tout pres de nous pendant que nous +avancions. + +Les officiers passaient a cheval devant nous en agitant leurs +epees pour nous arreter. + +Des sonneries de clairons se firent entendre. + +Il y eut des poussees, des manoeuvres, les sergents jurant et nous +bourrant de coups de hallebarde. + +En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'ecrire, la brigade +etait disposee en trois petits carres bien dessines, tout herisses +de baionnettes, et disposes en echelon, comme on dit, ce qui +permettait a chacun d'eux de tirer en travers de l'une des faces +de l'autre. + +Ce fut la notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que +j'etais, et il n'etait meme que temps. + +Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. + +De derriere cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne +ressemble autant que celui des vagues sur la cote de Berwick quand +le vent vient de l'est. + +La terre etait tout ebranlee de ce grondement sourd: l'air en +etait plein. + +-- Ferme, soixante-onzieme, au nom de Dieu, tenez ferme! cria +derriere nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant +nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetee de +marguerites et de pissenlits. + +Puis tout a coup par-dessus la cime nous vimes surgir huit cents +casques de cuivre, cela subitement. + +Chacun de ces casques faisait flotter une longue criniere, et sous +ses casques apparurent huit cents figures farouches, halees, qui +s'avancaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un meme +nombre de chevaux. + +Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des +sabres, des crinieres s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se +fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. + +Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurterent +contre leurs cuirasses avec le crepitement de la grele contre une +fenetre. + +Je fis feu comme les autres et me hatai de recharger, en regardant +devant moi, a travers la fumee, ou je vis un objet long et mince +qui allait flottant lentement en avant et en arriere. + +Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. + +Une bouffee de vent emporta le voile qui s'etendait devant nous et +alors nous pumes voir ce qui s'etait passe. + +Je m'etais attendu a voir la moitie de ce regiment de cavalerie +couche a terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent +proteges, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation +que nous avait causee leur approche, nous eussions tire haut, +notre feu ne leur avait pas cause grand dommage. + +Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble a moins +de dix yards de moi, celui du milieu etait completement sur le +dos, les quatre pattes en l'air, et c'etait l'une de ces pattes +que j'avais vue s'agiter a travers la fumee. + +Il y avait huit ou dix morts et autant de blesses, qui restaient +assis sur l'herbe, la plupart tout etourdis, mais l'un d'eux +criant a tue-tete: + +-- Vive l'Empereur! + +Un autre, qui avait recu une balle dans la cuisse, un grand diable +a moustache noire, etait assis le dos contre le cadavre de son +cheval. + +Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que +s'il avait concouru pour le tir a la cible, et il atteignit en +plein front Angus Myres qui n'etait separe de moi que par deux +hommes. + +Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se +trouvait tout pres, mais avant qu'il eut le temps de la saisir, le +gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, +accourut et lui planta sa baionnette dans la gorge. Grand dommage, +car c'etait un fort bel homme! + +Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'etaient enfuis a +la faveur de la fumee, mais ils n'etaient pas gens a le faire +aussi facilement. + +Leurs chevaux avaient devie sous notre feu. + +Ils avaient continue leur course au dela de notre carre et recu le +feu des deux carres places plus loin. + +Alors ils franchirent une haie, rencontrerent un regiment de +Hanovriens forme en ligne et les traiterent comme ils nous +auraient traites si nous n'avions pas ete aussi prompts. + +Ils le taillerent en pieces en un instant. + +C'etait terrible de voir les gros Allemands courir en criant +pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs eperons pour +donner plus d'elan a leurs sabres longs et lourds, les abattaient +d'estoc et de taille sans merci. + +Je ne crois pas qu'il soit reste cent hommes en vie de ce +regiment. + +Les Francais revinrent, passant devant nous, criant et brandissant +leurs armes qui etaient rouges jusqu'a la garde. + +Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel +etait un vieux soldat. + +A cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et +ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions recharge. + +Trois cavaliers passerent encore un peu derriere la crete a notre +droite. + +Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carre, ils +seraient sur nous en un clin d'oeil. + +D'autre part, il etait bien dur d'attendre la ou nous etions, car +ils avaient donne le mot a une batterie de douze canons, qui se +forma a mi-cote, a quelque centaines de yards mais nous ne +pouvions l'apercevoir. + +Elle nous envoyait par-dessus la crete des boulets qui arrivaient +juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, +et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, +dans la terre humide, un epieu qui devait leur servir de guide. Il +le fit sous les fusils memes de toute la brigade. + +Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur +son voisin. + +L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du regiment +sortit du carre en courant, et alla arracher l'epieu, mais aussi +prompt qu'un brochet a la poursuite d'uns truite, un lancier +apparut sur la crete, et lui porta un coup si violent par +derriere, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa +lance sortirent par devant, entre le second et le troisieme bouton +de la tunique du petit. + +-- Helene! Helene! cria-t-il avant de tomber mort la face en +avant, pendant que le lancier, crible de balles, s'abattait pres +de lui, sans lacher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, +joints par ce terrible trait d'union. + +Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eumes guere le +temps de songer a autre chose. + +Un carre est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il +n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets +comme nous nous en apercumes, quand ils commencerent a tailler des +coupures rouges a travers nos rangs, au point que nos oreilles +etaient lasses d'entendre le bruit sourd d'eclaboussement, que +faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. + +Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carre se deplaca +d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derriere +nous un autre carre, car cent vingt hommes et sept officiers +marquaient la place que nous avions occupee. + +Mais les canons nous retrouverent. + +On essaya de la formation en ligne, mais aussitot la cavalerie -- +c'etaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la +hauteur. + +Je dois vous dire que nous fumes contents d'entendre le bruit des +sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait +son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup +pour coup. + +Et c'est ce que nous fimes fort bien, car avec notre sang-froid, +nous avions pris de la malice et de la cruaute. + +Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des +cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. + +Il arrive un moment ou l'on cesse de songer a sa peau, et il vous +semble que vous cherchez seulement quelqu'un a qui faire payer +tout ce que vous avez souffert. + +Cette fois nous primes notre revanche sur les lanciers, car ils +n'avaient pas de cuirasses pour les proteger, et d'une seule +salve, nous en jetames a bas soixante-dix. + +Peut-etre que si nous avions vu soixante dix meres pleurant sur +les corps de leurs garcons, nous n'aurions pas ete aussi contents, +mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des +betes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand +ils ont reussi a se prendre par la gorge. + +A ce moment, le colonel eut une idee excellente. + +Apres avoir calcule qu'apres cette charge, la cavalerie serait +eloignee pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous +fit reculer jusqu'a un creux plus profond, ou nous devions etre a +l'abri de l'artillerie, avant qu'elle put recommencer son tir. + +Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand +besoin, car le regiment fondait comme un glacon au soleil. Mais si +mauvais que cela fut pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. + +Tous les Hollando-Belges s'etaient sauves a toutes jambes a ce +moment-la, au nombre de quinze mille, et il en resultait de grands +vides dans notre ligne, a travers lesquels la cavalerie francaise +allait et venait comme elle voulait. + +Puis, les canons francais avaient ete bien superieurs aux notres +par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait ete hachee +meme, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort +gaie pour nous. + +D'autre part, Hougoumont, qui n'etait plus qu'une ruine trempee de +sang, etait reste entre nos mains. Tous les regiments anglais +tenaient bon. + +Pourtant, a dire la verite vraie, comme on doit le faire quand on +est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers +l'arriere, une pincee d'habits rouges. Mais c'etaient de tous +jeunes gens, ceux-la, des trainards, des coeurs laches comme il +s'en trouve partout. + +Je le repete, pas un regiment ne flechit. + +Ce que nous pouvions distinguer de la bataille etait fort peu de +chose, mais il eut fallu etre aveugle pour ne point voir que, +derriere nous, la campagne etait couverte de fuyards. + +Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en +sussions rien, les Prussiens avaient commence leur mouvement. + +Napoleon avait detache vingt mille hommes pour les arreter, et +c'etait une compensation pour ceux d'entre nous qui s'etaient +sauves. + +Les forces en presence etaient a peu pres les memes qu'au debut. + +Tout cela, pourtant, etait fort obscur pour nous. + +A un certain moment, la cavalerie francaise avait deborde en tel +nombre entre nous et le reste de l'armee, que nous crumes quelque +temps etre la seule brigade restee debout. + +Alors, serrant les dents, nous primes la resolution de vendre +notre vie le plus cher possible. + +Il etait entre quatre et cinq heures de l'apres-midi, et nous +n'avions rien a manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. + +Par-dessus le marche, nous etions trempes par la pluie. Elle nous +avait arroses pendant tout le jour, mais pendant les dernieres +heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou a +notre faim. + +Alors nous nous mimes a regarder autour de nous et a raccourcir +nos ceinturons, a nous demander qui avait ete atteint, qui avait +ete epargne. + +Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, +debout a ma droite et appuye sur son fusil. + +Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'etais +blesse. + +-- Tout va bien, Jim, repondis-je. + +-- Je crains bien d'etre venu ici chasser un gibier imaginaire, +dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu! +j'aurai sa peau, ou il aura la mienne. + +Il avait si longtemps couve son tourment, le pauvre Jim, que je +crois vraiment que cela lui avait tourne la tete. + +En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui +n'avait presque rien d'humain. + +Il avait toujours ete de ceux qui prennent a coeur, meme de +petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonne, je crois +qu'il n'avait jamais ete maitre de lui-meme. + +Ce fut a ce moment de la bataille que nous assistames a deux +combats singuliers, chose assez commune, a ce qu'on me dit, dans +les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exerces a +se battre par masses. + +Comme nous etions couches dans le fosse, deux cavaliers arriverent +a fond de train, sur la crete, en face de nous. + +Le premier etait un dragon anglais. Il avait la figure presque +dans la criniere de son cheval. + +Derriere lui, arrivait a grand bruit, sur une grosse jument noire, +un cuirassier francais, vieux gaillard a la tete grise. + +Les notres se mirent a les huer au passage, car il leur paraissait +honteux qu'un Anglais courut ainsi, mais au moment ou ils +passerent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. + +Le dragon avait laisse choir son arme, il etait desarme, et +l'autre le serrait d'aussi pres pour l'empecher d'en trouver une +autre. + +A la fin, pique sans doute par nos huees, l'Anglais prit son parti +d'affronter le combat. + +Ses yeux tomberent sur une lance qui se trouvait pres du cadavre +d'un Francais. + +Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et +alors, sautant a bas avec adresse, il s'en saisit. + +Mais l'autre etait un vieux routier, et il fondit sur lui comme un +boulet. + +Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la detourna et +lui planta son sabre a travers l'omoplate. + +Cela se passa en un instant. + +Puis le Francais mit son cheval au trot, en nous jetant un +ricanement par-dessus son epaule, comme un chien hargneux. + +La premiere partie etait gagnee pour eux, mais nous eumes bientot +a marquer un point. + +L'ennemi avait pousse en avant une ligne de tirailleurs, qui +dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutot que sur +nous, mais nous envoyames deux compagnies du 95eme, pour les tenir +en echec. + +Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car +des deux cotes on se servait de la carabine. + +Parmi les tirailleurs francais se tenait debout un officier, un +homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses epaules. + +Quand les notres arriverent, il s'avanca jusqu'a mi-chemin entre +les deux troupes et s'arreta bien droit, dans l'attitude d'un +escrimeur, la tete rejetee en arriere. + +Je le vois encore aujourd'hui, les paupieres abaissees, une sorte +de sourire narquois sur la physionomie. + +A cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune +homme, courut en avant, foncant sur lui avec ce singulier sabre +courbe que portent les carabiniers. + +Ils se heurterent comme deux beliers, car ils couraient a la +rencontre l'un de l'autre. + +Ils tomberent par l'effet de ce choc, mais le Francais etait +dessous. + +Notre homme brisa son arme pres de la poignee, et recut l'arme de +l'autre a travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et +trouva le moyen d'oter la vie a son ennemi avec le troncon ebreche +de son arme. + +Je croyais bien que les tirailleurs francais allaient l'abattre, +mais pas une detente ne partit, et il revint a sa compagnie avec +une lame de sabre dans un bras, et une moitie de sabre a la main. + + +XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE + +Parmi tant de choses qui paraissant etranges dans une bataille, +maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singuliere que +la facon dont elle agit sur mes camarades. + +Pour quelques-uns, on eut dit qu'ils se livraient a leur repas +journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarque de +changement. + +D'autres marmotterent des prieres depuis le premier coup de canon +jusqu'a la fin; d'autres sacraient, lachaient des jurons a vous +faire dresser les cheveux sur la tete. + +Il y en avait un, l'homme a ma gauche, Mike Threadingham, qui ne +cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait +legue une maison pour les enfants des marins noyes, tout l'argent +qu'elle lui avait promis. + +Il me dit cette histoire et la recommenca. + +Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait +pas ouvert la bouche de tout le jour. + +Quant a moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais +que j'avais l'intelligence et la memoire plus claires que je ne +les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents +laisses a la maison, a la cousine Edie, a ses yeux fripons et +mobiles, a de Lissac et ses moustaches de chat, a toutes les +aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans +les plaines de Belgique, servir de cible a deux cent cinquante +canons. + +Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait ete +terrible a entendre, mais ils se turent soudain. + +Ce n'etait cependant que le calme momentane au cours d'une +tempete. + +Alors, on devine que presque immediatement, il va etre suivi d'un +pire dechainement de l'orage. + +Il y avait encore un bruit tres fort vers l'aile la plus eloignee, +ou les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'etait a +deux milles de la. + +Les autres batteries, tant francaises qu'anglaises, se turent. + +La fumee s'eclaircit de facon que les deux armees purent[2] se +voir un peu. + +Notre crete offrait un spectacle terrible. On eut dit qu'il +restait a peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes a +l'endroit ou avait ete la legion allemande, tandis que les masses +francaises semblaient aussi denses qu'avant. + +Nous savions pourtant qu'ils avaient du perdre plusieurs milliers +d'hommes dans ces attaques. + +Nous entendimes de grands cris de joie partir de leur cote; puis, +tout a coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel +que celui qui venait de finir n'etait rien en comparaison. + +Il devait etre deux fois aussi fort, car chaque batterie etait +deux fois plus rapprochee. + +Elles avaient ete deplacees de facon a tirer presque a bout +portant, d'enormes masses de cavalerie, disposees dans leurs +intervalles, pour les defendre contre toute attaque. + +Quand ce tapage infernal arriva a nos oreilles, il n'y eut pas un +homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprit ce que cela +signifiait. + +C'etait le dernier et supreme effort que faisait Napoleon pour +nous ecraser. + +Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions +tenir ce temps-la, tout irait bien. + +Epuises par la faim, la fatigue, accables, nous faisions des +prieres pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de +tirer, tant qu'un de nous resterait debout. + +Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car +nous etions couches a plat ventre, et nous pouvions en un instant +nous dresser en une masse herissee de baionnettes, si la cavalerie +fondait de nouveau sur nous. + +Mais, derriere le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus +clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus +farouche, le plus saccade, le plus entrainant des bruits. + +-- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils +veulent en finir. + +Et, comme il parlait encore, nous vimes une chose etrange. + +Un Francais, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avanca +au galop vers nous sur un petit cheval bai. + +Il criait a tue-tete: " Vive le Roi! Vive le Roi! " Autant dire +que c'etait un deserteur, puisque nous etions du cote du Roi, et +qu'eux soutenaient l'Empereur. + +En passant pres de nous, il nous cria en anglais: + +-- La Garde arrive! la Garde arrive! + +Puis il disparut vers l'arriere, comme une feuille emportee par +l'orage. + +Au meme moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus +rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. + +-- Il faut que vous les arretiez, ou bien nous sommes battus, +cria-t-il au general Adams si fort, que toute notre compagnie put +l'entendre. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le general. + +-- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six regiments +de grosse cavalerie, dit-il. + +Et il se mit a rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont ete +trop tendus. + +-- Peut-etre voudrez-vous vous joindre a notre marche en avant! Je +vous en prie, regardez-vous comme un des notres, dit le general en +s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de the. + +-- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l'autre en otant son +chapeau. + +Un moment apres, nos trois regiments se resserrerent. La brigade +avanca sur quatre lignes, franchit le creux ou nous etions restes +couches en formant les carres, et alla au-dela du point d'ou nous +avions vu l'armee francaise. + +Il n'etait pas possible de voir beaucoup de choses a ce moment. + +On ne distinguait guere que la flamme rouge, jaillissant de la +gueule des canons, a travers le nuage de fumee, et les silhouettes +noires se baissant, tirant, ecouvillonnant, chargeant, actives +comme des diables, et toutes a leur oeuvre diabolique. + +Mais a travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en +plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mele a de +grandes clameurs. + +Puis on entrevit, a travers le brouillard, une vague mais large +ligne noire, qui prit une teinte plus foncee, un dessin plus net, +si bien qu'enfin, nous vimes que c'etait une colonne, sur cent +hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffes +de hauts bonnets a poil, avec un eclat de plaques de cuivre au- +dessus du front. + +Et derriere ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi +de suite, cela se deroulait, se tordait, sortait de la fumee des +canons. + +On eut dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne +paraissait interminable. + +En avant venaient, ca et la, des tirailleurs, derriere ceux-ci, +les tambours, tout cela s'avancait d'un pas elastique, les +officiers formant des groupes serres sur les flancs, l'epee a la +main et criant des encouragements. + +Il y avait aussi, en tete, une douzaine de cavaliers, qui criaient +tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son epee, +qu'il tenait droite. + +Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment +que le firent les Francais ce jour-la. + +C'etait merveilleux de les voir, car a mesure qu'ils s'avancaient, +ils se trouverent en avant de leurs propres canons, de sorte +qu'ils n'eurent plus a compter sur cette aide, quoiqu'ils +allassent tout droit a deux batteries que nous avions eues a nos +cotes pendant tout le jour. + +Chaque canon avait regle son tir a un pied pres, et nous vimes de +longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, a mesure +qu'elle progressait. + +Les Francais etaient si pres de nous et si serres les uns contre +les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se +serraient davantage, et marchaient avec un elan, un entrain qui +etaient des plus beaux a voir. + +Leur tete etait tournee tout droit vers nous, tandis que le 93eme +debordait d'un cote, et le 52eme de l'autre cote. + +Je croirai toujours que si nous etions restes a l'attendre, la +Garde nous aurait enfonces, car comment arreter une telle colonne +avec une ligne de quatre hommes d'epaisseur? + +Mais a ce moment-la, Colburne, le colonel du 52eme, reploya son +flanc gauche de maniere a le placer parallelement a la colonne, ce +qui contraignit les Francais a s'arreter. + +Leur ligne de front etait a une quarantaine de pas de nous, et +nous pumes les voir a notre aise. + +Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'etais +toujours figure les Francais comme des hommes de petite taille. + +Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette premiere compagnie, +qui ne fut capable de me ramasser comme si j'etais un gamin, et +leurs hauts bonnets a poil les faisait paraitre plus grands +encore. + +C'etaient des gaillards endurcis, tannes, nerveux, aux yeux +farouches et brides, aux moustaches herissees, ces vieux soldats +qui n'avaient jamais passe une semaine sans se battre, et pendant +bien des annees. + +Et alors, comme je me tenais pret, le doigt sur la detente, +attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur +l'officier monte qui portait son chapeau au bout de son epee. + +Je le reconnus: c'etait Bonaventure de Lissac. + +Je le vis. Jim le vit aussi. + +J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la +colonne francaise. + +Aussi prompte que la pensee, la brigade entiere suivit cette +impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le +front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par +les flancs. + +Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait +ete donne: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en +realite Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade +sur la vieille Garde. + +Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premieres minutes de +rage. + +Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que +j'appuyai sur la detente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu'il +etait porte par la foule, mais je vis, sur l'etoffe, une tache +horrible, et un leger tourbillon de fumee, comme si elle avait +pris feu. Puis, je me trouvai rejete contre deux gros Francais, et +si serre entre eux, qu'il nous etait impossible de mouvoir une +arme. + +L'un d'eux, un gaillard a grand nez, me saisit a la gorge, et je +me sentis comme un poulet dans sa poigne. + +-- _Rendez-vous, coquin_, dit-il. + +Mais, tout a coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car +quelqu'un venait de lui plonger une baionnette dans le ventre. + +On tira tres peu de coups de feu apres le premier abordage. On +n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les +cris brefs des hommes atteints, et les commandements des +officiers. + +Alors, tout a coup, les Francais commencerent a ceder le terrain, +lentement, de mauvaise grace, pas a pas, mais enfin ils +reculaient. + +Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque la, le +frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprimes qu'ils +allaient plier. + +J'avais devant moi un Francais, un homme aux traits tranchants, +aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait ete a +l'exercice. + +Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour +choisir et abattre un officier. + +Je me rappelle qu'il me vint a l'esprit que ce serait faire un bel +exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. + +Je me precipitai vers lui et lui passai ma baionnette au travers +du corps. + +En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lacha un coup de fusil +en pleine figure. + +La balle me fit, a travers la joue, une marque qui me restera +jusqu'a mon dernier jour. + +Quand il tomba, je trebuchai par-dessus son corps. Deux autres +hommes tomberent a leur tour sur moi, et je faillis etre etouffe +sous cet entassement. + +Lorsqu'enfin je me fus degage, apres m'etre frotte les yeux, qui +etaient pleins de poudre, je vis que la colonne etait +definitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns +fuyant a toutes jambes, les autres continuant a combattre, dos a +dos, dans un vain effort pour arreter la brigade, qui balayait +tout devant elle. + +Il me semblait qu'un fer rouge etait applique sur ma figure, mais +j'avais l'usage de mes membres. + +Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes +mutiles, je courus apres mon regiment, et allai prendre ma place +au flanc droit. + +Le vieux major Elliott etait la, boitant un peu, car son cheval +avait ete tue, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. + +Il me vit venir et me fit un signe de tete, mais on avait trop de +besogne pour avoir le temps de causer. + +La brigade avancait toujours, mais le general passa a cheval +devant moi, baissant la tete, et regardant les positions +anglaises: + +-- Il n'y a pas de terrain gagne, dit-il, mais je ne recule pas. + +-- Le duc de Wellington a remporte une grande victoire, proclama +l'aide de camp d'une voix solennelle. + +Et alors, cedant soudain a ses sentiments, il ajouta: + +-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. + +Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. + +Mais a ce moment-la, le premier venu pouvait se rendre compte que +l'armee francaise se disloquait. + +Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrement +pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les +bords. + +Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles +avaient, a l'arriere, un eparpillement de trainards. + +La Garde s'eclaircissait, devant nous, a mesure que nous poussions +en avant, et nous nous trouvames face a face avec douze canons, +mais, au bout d'un moment, ils furent a nous, et je vis notre plus +jeune sous-officier, apres celui qui avait ete tue par le lancier, +griffonner a la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numero +72, en vrai ecolier qu'il etait. + +Ce fut alors que nous entendimes, derriere nous, un hourra +d'encouragement, et que nous vimes l'armee anglaise tout entiere +deborder par-dessus la crete des hauteurs et se repandre dans la +vallee pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. + +Les canons arriverent aussi en bondissant, a grand bruit, et notre +cavalerie legere, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite +avec notre brigade. + +Apres cela, il n'y avait plus de bataille. + +L'on marcha en avant sans rencontrer de resistance, et notre armee +finit de se former en ligne sur le terrain meme que les Francais +occupaient le matin. + +Leurs canons etaient a nous; leur infanterie reduite a une cohue +qui s'eparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra +seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ +de bataille sans se rompre. + +Enfin, au moment meme ou la nuit venait, nos hommes, epuises et +affames, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les +faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. + +Voila tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la +bataille de Waterloo. + +J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine +de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. + +Il me fallut donc percer un autre trou a mon ceinturon, qui me +serra alors comme un cercle autour d'un baril. + +Apres cela, je me couchai dans la paille, ou se vautrait le reste +de la compagnie. + +Moins d'une minute apres, je m'endormais d'un sommeil de plomb. + + +XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT + +Le jour pointait, et les premieres lueurs grises venaient de se +montrer furtivement a travers les longues et minces fentes des +murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'epaule. + +Je me levai d'un bond. + +Dans mon cerveau, hebete par le sommeil, je m'etais figure que les +cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde +posee contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, +je me rappelai ou j'etais. + +Mais je puis vous dire que je fus bien etonne en m'apercevant que +c'etait le major Elliott lui-meme, qui m'avait reveille. + +Il avait l'air tres grave et, derriere lui, venaient deux +sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. + +-- Reveillez-vous, mon garcon, dit le major, retrouvant sa +bonhomie comme si nous etions de nouveau a Corriemuir. + +-- Oui, major, balbutiai-je. + +-- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois +quelque chose a tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter +vos foyers. Jim Horscroft est manquant. + +Je sursautai a ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la +faim, et la fatigue, j'avais completement oublie mon ami depuis +qu'il s'etait elance contre la Garde francaise, en entrainant tout +le regiment. + +-- Je suis en train de faire le releve de nos pertes, dit le +major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez +grand plaisir. + +Nous voila donc en route, le major, les deux sergents et moi. + +Oh! certes, c'etait un terrible spectacle, si terrible, que malgre +le nombre d'annees qui se sont ecoulees, je prefere en parler le +moins possible. + +C'etait bien horrible a voir dans la chaleur du combat, mais +maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le +tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de +glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de +boucher, ou de pauvres diables ont ete eventres, ecrases, mis en +bouillie, ou l'on dirait que l'homme a voulu tourner en derision +l'oeuvre de Dieu. + +L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille: +les fantassins morts, formant encore des carres, la ligne confuse +de cavaliers qui les avaient charges, et en haut, sur la pente, +les artilleurs gisant autour de leur piece brisee. + +La colonne de la Garde avait laisse une bande de morts a travers +la campagne. + +On eut dit la trace laissee par une limace. En tete, se dressait +un amas de morts en uniforme bleu, entasses sur les habits rouges, +a l'endroit ou avait eu lieu cette etreinte furieuse, lorsqu'ils +avaient fait le premier pas en arriere. + +Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant a cet endroit, ce fut +Jim, lui-meme. + +Il gisait, de tout son long, etendu sur le dos, la figure tournee +vers le ciel. + +On eut dit que toute passion, toute souffrance s'etaient +evaporees. + +Il ressemblait tout a fait a ce Jim d'autrefois, que j'avais vu +cent fois dans sa couchette, quand nous etions camarades d'ecole. + +J'avais jete un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins +a considerer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus +heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espere de le voir +pendant sa vie, je cessai de me desoler sur lui. + +Deux baionnettes francaises lui avaient traverse la poitrine. + +Il etait mort sur le champ, sans souffrir, a en croire le sourire +qu'il avait sur les levres. + +Le major et moi, nous lui soulevions la tete, esperant qu'il +restait peut-etre un souffle de vie, quand j'entendis pres de moi +une voix bien connue. + +C'etait de Lissac, dresse sur son coude, au milieu d'un tas de +cadavres de soldats de la Garde. + +Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau a +grand plumet rouge, gisait a terre, pres de lui. + +Il etait bien pale. Il avait de grands cercles bistres sous les +yeux, mais, a cela pres, il etait reste tel qu'il etait jadis, +avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affame, sa +moustache raide, sa chevelure coupee ras et clairsemee jusqu'a la +calvitie, au haut de la tete. + +Il avait toujours eu les paupieres tombantes, mais maintenant il +etait presque impossible de retrouver, par-dessous, le +scintillement de l'oeil. + +-- hola, Jock! s'ecria-t-il, je ne m'attendais guere a vous voir +ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. + +-- C'est vous qui nous avez apporte tous ces ennuis, dis-je. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout +est arrange pour nous a l'avance. Quand j'etais en Espagne, j'ai +appris a croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoye ici, +ce matin. + +-- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en +posant la main sur l'epaule du pauvre Jim. + +-- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. + +Il ouvrit alors son manteau et j'apercus, avec horreur, un gros +caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. + +-- C'est ma treizieme blessure, et ma derniere, dit-il, avec un +sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous +me donner a boire, si vous disposez de quelques gouttes? + +Le major avait du brandy etendu d'eau. + +De Lissac en but avidement. + +Ses yeux se ranimerent, et une petite tache rouge reparut a ses +joues livides. + +-- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un +m'appeler par mon nom, et aussitot son fusil s'est pose sur ma +tunique. Deux de mes hommes l'ont echarpe au moment meme ou il a +fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez a Paris dans +moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au +numero 11 de la rue de Miromesnil, qui est pres de la Madeleine. +Annoncez-lui la nouvelle avec menagement, Jock, car vous ne pouvez +pas vous figurer a quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce +que je possede se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine +en a les clefs. Vous n'oublierez pas? + +-- Je me souviendrai. + +-- Et Madame votre mere? J'espere que vous l'avez laissee en bonne +sante? Ah! Et Monsieur votre pere aussi. Presentez-lui mes plus +grands respects. + +A ce moment meme, ou il allait mourir, il fit la reverence +d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations +a ma mere. + +-- Assurement, dis-je, votre blessure pourrait etre moins grave +que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de +notre regiment. + +-- Mon cher Jock, je n'ai pas passe ces quinze ans a faire et +recevoir des blessures, sans savoir reconnaitre celle qui compte. +Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est +fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes +Voltigeurs, que de rester pour vivre en exile et en mendiant. En +outre, il est absolument certain que les Allies m'auraient +fusille. Ainsi, je me suis epargne une humiliation. + +-- Les Allies, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, +ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. + +-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que +j'aurais fui en Ecosse et change de nom, si je n'avais eu rien de +plus a craindre que mes camarades restes a Paris? Je tenais a la +vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je +n'ai plus qu'a mourir, car il ne se trouvera plus jamais a la tete +d'une armee. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se +pardonner. C'est moi qui commandais le detachement qui a fusille +le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma +cherie! + +Il leva les deux mains, dont les doigts s'agiterent, et +tremblerent comme s'il tatonnait. + +Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tete se +pencha sur sa poitrine. + +Un de nos sergents le recoucha doucement. L'autre etendit sur lui +le grand manteau bleu. Nous laissames ainsi la ces deux hommes, +que le Destin avait si etrangement mis en rapport. + +L'Ecossais et le Francais gisaient silencieux, paisibles, si +rapproches que la main de l'un eut pu toucher celle de l'autre, +sur cette pente imbibee de sang, dans le voisinage de Hougoumont. + + +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + +Maintenant, me voici bien pres de la fin de tout cela, et je suis +fort content d'y etre arrive, car j'ai commence ce recit +d'autrefois, le coeur leger, en me disant que cela me donnerait +quelque occupation pendant les longs soirs d'ete. Mais, chemin +faisant, j'ai reveille mille peines qui dormaient, mille chagrins +a demi oublies, si bien que j'ai a present l'ame a vif, comme la +peau d'un mouton mal tondu. + +Si je m'en tire a bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la +plume; car, en commencant, cela va tout seul, comme quand on +descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis, +avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied +dans un trou et vous y restez, et c'est a vous de vous en tirer a +force de vous debattre. + +Nous enterrames Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un +soldats de la Garde imperiale et de notre Infanterie legere, +ranges dans la meme tranchee. + +Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on seme une graine, +quelle belle recolte de heros on ferait un jour! + +Alors, nous laissames pour toujours, derriere nous, ce champ de +carnage et nous primes, avec notre brigade, la route de la +frontiere pour marcher sur Paris. + +Pendant toutes ces annees-la, on m'avait toujours habitue a +regarder les Francais comme de tres mechantes gens, et comme nous +n'entendions parler d'eux qu'a l'occasion de batailles, de +massacres sur terre et sur mer, il etait assez naturel pour moi de +les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. + +Apres tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la meme chose, +ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la meme +maniere. + +Mais quand nous eumes a traverser leur pays, quand nous vimes +leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si +tranquillement occupes au travail des champs et les femmes +tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste +coiffe blanche, grondant le bebe pour lui apprendre la politesse, +tout nous parut si empreint de simplicite domestique, que j'en +vins a ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps hai +et redoute ces bonnes gens. + +Je suppose que, dans le fond, l'objet reel de notre haine, c'etait +l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il etait parti et que +sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa +beaute. + +Nous fimes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le +plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivames ainsi a la +grande cite. + +Nous nous attendions a y livrer bataille, car elle est si peuplee, +qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle +armee. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage +d'abimer tout un pays a cause d'un seul homme. + +On lui avait donc donne avis qu'il eut a se tirer d'affaire, seul, +desormais. + +D'apres les dernieres nouvelles qui nous arriverent sur lui, il +s'etait rendu aux Anglais. + +Les portes de Paris nous etaient ouvertes; c'etaient des nouvelles +excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir a la seule +bataille ou je me fusse trouve. + +Mais il y avait alors a Paris, une foule de gens attaches a Boney. + +C'etait tout naturel, quand on songe a la gloire qu'il leur avait +acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demande a son +armee d'aller dans un endroit ou il n'allat pas lui-meme. + +Ils nous firent assez mauvaise mine a notre entre, je puis vous le +dire. + +Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fumes les premiers qui +mirent le pied dans la ville. + +Nous passames sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile a +ecrire qu'a prononcer; de la, on traversa un beau parc, le Bois de +Boulogne, puis on alla aux Champs-Elysees, ou l'on bivouaqua. + +Bientot il y eut, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, +qu'on se serait cru dans un camp plutot que dans une ville. + +La premiere fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de +ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par +couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. + +Rob attendit dans le vestibule et, des que je mis le pied sur le +paillasson, je me trouvai en presence de ma cousine Edie, qui +etait toujours restee la meme, et qui se mit a me contempler de ce +regard sauvage qu'elle a. + +Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le +fit, elle s'avanca de trois pas, courut a moi et me sauta au cou. + +-- Oh! mon cher vieux Jock, s'ecria-t-elle, comme vous etes beau, +sous l'habit rouge! + +-- Oui, a present, je suis soldat, Edie, repondis-je d'un ton fort +raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par +derriere elle, l'autre figure qui etait tournes vers le ciel, sur +le champ de bataille de Belgique. + +-- Qui l'aurait cru? s'ecria-t-elle. Qu'etes vous alors, Jock? +General? Capitaine? + +-- Non, je suis simple soldat. + +-- Comment, vous n'etes pas, je l'espere, de ces gens du commun +qui portant le fusil? + +-- Si, je porte le fusil. + +-- Oh! ce n'est pas, a beaucoup pres, aussi interessant, dit-elle +en retournant s'asseoir sur le canape qu'elle avait quitte. + +C'etait une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, +pleine d'objets brillants, et j'etais sur le point de repartir +pour donner a mes bottes un nouveau coup de brosse. + +Quand Edie s'assit, je vis qu'elle etait en grand deuil; cela me +prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. + +-- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je +suis tres maladroit pour annoncer avec menagement les nouvelles. +Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les +malles, et qu'Antoine avait les clefs. + +-- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez ete bien bon de faire +cette commission. J'ai appris l'evenement il y a environ huit +jours. J'en ai ete folle quelque temps, tout a fait folle. Je +porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un +veritable epouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en +remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. + +-- Pardon, Madame, dit une domestique en avancant la tete, le +comte de Beton desire vous voir. + +-- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voila qui est +tres important. Je suis bien fachee d'abreger notre entretien, +mais vous reviendrez me voir, j'en sais sure, n'est-ce pas? Je +suis si desolee? Ah! est-ce qu'il vous serait egal de sortir par +la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie, +mon cher vieux Jock, vous avez toujours ete si bon garcon, et vous +faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. + +C'etait la derniere fois que je devais voir la cousine Edie. + +Elle se montrait a la lumiere du soleil avec son regard +provocateur, de jadis, avec ses dents eclatantes. + +Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une +goutte de mercure. + +Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis a la +porte une belle voiture a deux chevaux; je devinai alors qu'elle +m'avait prie de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis +du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels +elle avait vecu dans son enfance. + +Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon pere et ma +mere, qui avaient eu tant de bonte pour elle. + +Bah! elle etait ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en +dispenser qu'un lapin ne peut s'empecher d'agiter son bout de +queue; et pourtant, cette pensee me fit grand-peine. + +Neuf mois apres, j'appris qu'elle avait epouse ce meme comte de +Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. + +Quant a nous, notre tache etait accomplie. + +La grande ombre avait ete chassee de dessus l'Europe; elle ne +viendrait plus s'allonger d'un bout a l'autre du pays, planant sur +les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les tenebres +dans des existences qui auraient ete si heureuses. + +Apres avoir achete ma liberation, je revins a Corriemuir, ou, +apres la mort de mon pere, je pris la ferme. + +J'epousai Lucie Deane, de Berwick, et j'elevai sept enfants, qui +tous sont plus grands que leur pere, et n'omettent rien pour le +lui rappeler. + +Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'ecoulent +desormais et qui se ressemblent comme autant de beliers ecossais, +j'ai peine a convaincre mes jeunes gens que, meme ici, nous avons +eu notre roman, au temps ou Jim et moi nous fimes notre cour, et +ou l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre cote de l'eau. + +Notes : + +[1] " vieil habit " aurait ete plus elegant... (Note de l'editeur) +[2] Il aurait ete preferable d'ecrire " puissent " ou " pussent ". +(Note de l'editeur) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + +***** This file should be named 13735.txt or 13735.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13735/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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