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+The Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La grande ombre
+
+Author: Arthur Conan Doyle
+
+Release Date: October 13, 2004 [EBook #13735]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE ***
+
+
+
+
+Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the
+Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is
+also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format,
+Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.
+
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+
+
+
+
+Arthur Conan Doyle
+
+LA GRANDE OMBRE
+
+(1909)
+
+
+Table des matieres
+
+Preface
+I -- LA NUIT DES SIGNAUX
+II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH
+III -- L'OMBRE SUR LES EAUX
+IV -- LE CHOIX DE JIM
+V -- L'HOMME D'OUTRE-MER
+VI -- UN AIGLE SANS ASILE
+VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR
+VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER
+IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH
+X -- LE RETOUR DE L'OMBRE
+XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS
+XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE
+XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE
+XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT
+XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT
+
+
+Preface
+
+_Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et
+americaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces
+abondantes moissons de details biographiques dont le lecteur
+contemporain est si friand._
+
+_Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est ne le 22 mai
+1859 a Edimbourg, qu'il fut l'eleve de son universite, qu'il y
+etudia la medecine et l'exerca huit ans a Southsea (1882-1889),
+qu'il voyagea ensuite dans les regions arctiques et sur les cotes
+Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de
+renseignements aussi succincts._
+
+_Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignee
+d'artistes qui ont laisse une trace glorieuse dans la carriere._
+
+_Son grand-pere, John Doyle, eleve du paysagiste Gabrielli et du
+miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste celebre. Sous la
+signature H.B., son crayon s'attaqua a tout ce qu'il y avait
+d'illustre dans les generations de son temps (1798-1808).
+Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent
+fois reconnu ses merites et salue ce qu'ils appelaient presque son
+genie._
+
+_Richard, ou mieux Dick Doyle, eleve de son pere, marchant sur ses
+brisees, debuta comme caricaturiste a 17 ans et, de 1843 a 1850,
+il fit la joie des abonnes du _Punch_, mais alors des scrupules
+religieux lui interdirent de collaborer a une feuille satirique,
+qui bafouait ce qui etait a ses yeux sacre comme le plus cher des
+legs des aieux, la foi catholique profondement ancree en son ame
+d'Irlandais. Il s'eloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour
+porter a une feuille rivale le concours malicieux de son crayon.
+Il le consacra desormais a l'illustration des chefs-d'oeuvre de
+Thackeray et de Ruskin. C'est a lui qu'on dut ces dessins tour a
+tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la
+famille Newcomes, ou la legende du Roi de la Riviere d'or._
+
+_Charles Doyle, le cinquieme fils de John et le pere d'Arthur,
+n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut
+surtout apprecie comme architecte, de meme qu'un autre de ses
+freres se confinait dans la direction de la National Gallery
+d'Irlande et qu'un troisieme renoncait a ses pinceaux pour dresser
+les plus exactes genealogies du baronnage d'Angleterre._
+
+_Ainsi apparente, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il,
+debuter en litterature que lorsqu'il fut certain de tenir un
+succes et des son _Etude en rouge_, premiere serie de son immortel
+_Sherlock Holmes_, il fut, en effet, celebre. Des lors il n'eut
+plus qu'a perseverer, tuant et ressuscitant ses heros selon les
+caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables legions
+de lecteurs._
+
+_C'est a un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan
+Doyle a ecrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent
+inspires par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacres a la
+peinture de l'epoque napoleonienne, ne sont pas les moins bien
+venus de la serie._
+
+_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait trace la
+voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. A ce point de
+vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits
+du colonel Gerard_, mais le desir de rendre justice a son grand
+adversaire et de juger un soldat en soldat est le meme chez les
+deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-etre
+d'Erckmann-Chatrian, dont les recits ont nourri notre enfance et
+sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallele pourrait
+etre etabli et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant
+pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch
+s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser
+sur l'Europe._
+
+_Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits
+saluant involontairement les balles, les vieux soldats les
+raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant
+s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin
+du combat, les revues passees par l'etat-major empanache, les
+cavaliers chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circulant au
+galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis
+apres plusieurs heures de combat, la chevauchee des cuirassiers
+chargeant et la montee des bataillons de la Vieille-Garde se ruant
+sur les carres anglais avec une rage desesperee._
+
+ALBERT SAVINE.
+
+
+I -- LA NUIT DES SIGNAUX
+
+Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrive a peine au milieu
+du dix-neuvieme siecle, et a l'age de cinquante-cinq ans.
+
+Ma femme ne me decouvre guere qu'une fois par semaine derriere
+l'oreille un petit poil gris qu'elle tient a m'arracher.
+
+Et pourtant quel etrange effet cela me fait que ma vie se soit
+ecoulee en une epoque ou les facons de penser et d'agir des hommes
+differaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des
+habitants d'une autre planete.
+
+Ainsi, lorsque je me promene par la campagne, si je regarde par
+la-bas, du cote de Berwick, je puis apercevoir les petites
+trainees de fumee blanche, qui me parlent de cette singuliere et
+nouvelle bete aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le
+corps recele un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le
+long de la frontiere.
+
+Quand le temps est clair, j'apercois sans peine le reflet des
+cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir.
+
+Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la meme bete,
+ou parfois meme une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air
+une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre
+le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed.
+
+Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux pere muet de colere
+autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le
+Createur, si profondement enracinee dans l'ame, qu'il ne voulait
+pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute
+innovation lui paraissait toucher de bien pres au blaspheme.
+
+C'etait Dieu qui avait cree le cheval.
+
+C'etait un mortel de la-bas, vers Birmingham, qui avait fait la
+machine.
+
+Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il a se servir de la selle et
+des eperons.
+
+Mais il aurait eprouve une bien autre surprise en voyant le calme
+et l'esprit de bienveillance qui regnent actuellement dans le
+coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire
+dans les reunions qu'il ne faut plus de guerre, excepte bien
+entendu, avec les negres et leurs pareils.
+
+Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans
+interruption -- une treve de deux courtes annees -- depuis bientot
+un quart de siecle?
+
+Reflechissez a cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si
+tranquille, si paisible.
+
+Des enfants, nes pendant la guerre, etaient devenus des hommes
+barbus, avaient eu a leur tour des enfants, que la guerre durait
+encore.
+
+Ceux qui avaient servi et combattu a la fleur de l'age et dans
+leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur
+dos se vouter, que les flottes et les armees etaient encore aux
+prises.
+
+Rien d'etonnant, des lors, qu'on en fut venu a considerer la
+guerre comme l'etat normal, et qu'on eprouvat une sensation
+singuliere a se trouver en etat de paix.
+
+Pendant cette longue periode, nous nous battimes avec les Danois,
+nous nous battimes avec les Hollandais, nous nous battimes avec
+l'Espagne, nous nous battimes avec les Turcs, nous nous battimes
+avec les Americains, nous nous battimes avec les gens de
+Montevideo.
+
+On eut dit que dans cette melee universelle, aucune race n'etait
+trop proche parente, aucune trop distante pour eviter d'etre
+entrainee dans la querelle.
+
+Mais ce fut surtout avec les Francais que nous nous battimes; et
+de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et
+de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les
+gouvernait.
+
+C'etait tres crane de le representer en caricature, de le
+chansonner, de faire comme si c'etait un charlatan, mais je puis
+vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une
+ombre noire au-dessus de l'Europe entiere, et qu'il fut un temps
+ou la clarte d'une flamme apparaissant de nuit sur la cote faisait
+tomber a genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les
+mains de tous les hommes.
+
+Il avait toujours gagne la partie: voila ce qu'il y avait de
+terrible.
+
+On eut dit qu'il portait la fortune en croupe.
+
+Et en ces temps-la nous savions qu'il etait poste sur la cote
+septentrionale avec cent cinquante mille veterans, avec les
+bateaux necessaires au passage.
+
+Mais c'est une vieille histoire.
+
+Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot aneantit
+leur flotte.
+
+Il devait rester en Europe une terre ou l'on eut la liberte de
+penser, la liberte de parler.
+
+Il y avait un grand signal tout pret sur la hauteur pres de
+l'embouchure de la Tweed.
+
+C'etait un echafaudage fait en charpente et en barils de goudron.
+
+Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'ecarquillais les
+yeux a regarder s'il flambait.
+
+Je n'avais alors que huit ans, mais a cet age, on prend deja les
+choses a coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dependit
+en quelque facon de moi et de ma vigilance.
+
+Un soir, comme je regardais, j'apercus une faible lueur sur la
+colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les
+tenebres.
+
+Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les
+poignets contre le cadre en pierre de la fenetre, pour me
+convaincre que j'etais eveille.
+
+Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se
+refleter dans l'eau, et je m'elancai a la cuisine.
+
+Je hurlai a mon pere que les Francais avaient franchi la Manche et
+que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait.
+
+Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'etudiant en droit
+d'Edimbourg.
+
+Je crois encore le voir secouant sa pipe a cote du feu et me
+regardant par-dessus ses lunettes a monture de corne.
+
+-- Etes-vous sur, Jock, dit-il.
+
+-- Aussi sur que d'etre en vie, repondis-je d'une voix
+entrecoupee.
+
+Il etendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il
+ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage,
+mais il la referma, et sortit a grands pas.
+
+Nous le suivimes, l'etudiant en droit et moi, jusqu'a la porte a
+claire-voie qui donne sur la grande route.
+
+De la nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur
+d'un autre feu plus petit a Ayton, plus au nord.
+
+Ma mere descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas
+saisis par le froid, et nous restames la jusqu'au matin, en
+echangeant de rares paroles, et cela meme a voix basse.
+
+Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en etait passe la
+veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en
+remontant vers le nord, s'etaient enroles dans les regiments de
+volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de
+leurs chevaux pour repondre a l'appel.
+
+Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'etrier avant de
+partir.
+
+Je n'en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval
+blanc, brandissant au clair de lune un enorme sabre rouille.
+
+Ils nous crierent en passant, que le signal de North Berwick Law
+etait en feu, et qu'on croyait que l'alarme etait partie du
+Chateau d'Edimbourg.
+
+Un petit nombre galoperent en sens contraire, des courriers pour
+Edimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-sherif, et
+autres de ce genre.
+
+Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes
+robustes, monte sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'a notre porte
+et nous fit quelques questions sur la route.
+
+-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut-
+etre aurais-je tout aussi bien fait de rester ou j'etais, mais
+maintenant que me voila parti, je n'ai rien de mieux a faire que
+de dejeuner avec le regiment.
+
+Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande.
+
+-- Je le connais bien, dit notre etudiant en nous le designant
+d'un signe de tete, c'est un legiste d'Edimbourg, et il s'entend
+joliment a enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott.
+
+Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se
+passa guere de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute
+l'Ecosse.
+
+Bien des fois nous pensames alors a cet homme qui nous avait
+demande la route dans la nuit terrible.
+
+Mais des le matin, nous eumes l'esprit tranquille.
+
+Il faisait un temps gris et froid.
+
+Ma mere etait retournee a la maison pour nous preparer un pot de
+the, quand arriva un char a bancs ramenant le docteur Horscroft,
+d'Ayton et son fils Jim.
+
+Le docteur avait releve jusque sur ses oreilles le collet de son
+manteau brun, et il avait l'air de fort mechante humeur, car Jim,
+qui n'avait que quinze ans, s'etait sauve a Berwick a la premiere
+alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son pere.
+
+Le papa avait passe toute la nuit a sa recherche, et il le
+ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derriere le
+siege.
+
+Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son pere, avec ses
+mains fourrees dans ses poches de cote, ses sourcils joints, et sa
+levre inferieure avancee.
+
+-- Tout ca, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y
+a pas eu de debarquement, et tous les sots d'Ecosse sont alles
+arpenter pour rien les routes.
+
+Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces
+mots, ce qui lui valut de la part de son pere un coup sur le cote
+du crane avec le poing ferme.
+
+A ce coup, le jeune garcon laissa tomber sa tete sur sa poitrine
+comme s'il avait ete etourdi.
+
+Mon pere hocha la tete, car il avait de l'affection pour Jim, et
+nous rentrames tous a la maison, en dodelinant du chef, et les
+yeux papillotants, pouvant a peine tenir les yeux ouverts,
+maintenant que nous savions tout danger passe.
+
+Mais nous eprouvions en meme temps au coeur un frisson de joie
+comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en
+ma vie.
+
+Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai
+entrepris de raconter, mais quand on a une bonne memoire et peu
+d'habilete, on n'arrive pas a tirer une pensee de son esprit sans
+qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en meme
+temps.
+
+Et pourtant, maintenant que je me suis mis a y songer, cet
+incident n'etait pas entierement etranger a mon recit, car Jim
+Horscroft eut une discussion si violente avec son pere, qu'il fut
+expedie au college de Berwick et comme mon pere avait depuis
+longtemps forme le projet de m'y placer aussi, il profita de
+l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer.
+
+Mais avant de dire un mot au sujet de cette ecole, il me faut
+revenir a l'endroit ou j'aurais du commencer, et vous mettre en
+etat de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages
+ecrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien
+loin au-dela du _border_, et n'ont jamais entendu parler des
+Calder de West Inch.
+
+Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau
+domaine, autour d'une bonne habitation.
+
+C'est simplement une grande terre a paturages de moutons, ou la
+bise souffle avec aprete et que le vent balaie.
+
+Elle s'etend en formant une bande fragmentee le long de la mer.
+
+Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste a
+gagner son loyer et a avoir du beurre le dimanche au lieu de
+melasse.
+
+Au milieu, s'eleve une maison d'habitation en pierre, recouverte
+en ardoise, avec un appentis derriere.
+
+La date de 1703 est gravee grossierement dans le bloc qui forme le
+linteau de la porte.
+
+Il y a plus de cent ans que ma famille est etablie la, et malgre
+sa pauvrete, elle est arrivee a tenir un bon rang dans le pays,
+car a la campagne le vieux fermier est souvent plus estime que le
+nouveau laird.
+
+La maison de West Inch presentait une particularite singuliere.
+
+Il avait ete etabli par des ingenieurs et autres personnes
+competentes, que la ligne de delimitation entre les deux pays
+passait exactement par le milieu de la maison, de facon a couper
+notre meilleure chambre a coucher en deux moities, l'une anglaise,
+l'autre ecossaise.
+
+Or, la couchette que j'occupais etait orientee de telle sorte que
+j'avais la tete au nord de la frontiere et les pieds au sud.
+
+Mes amis disent que si le hasard avait place mon lit en sens
+contraire, j'aurais eu peut-etre la chevelure d'un blond moins
+roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle.
+
+Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, ou ma tete d'Ecossais
+ne voyait aucun moyen de me tirer de peril, mes bonnes grosses
+jambes d'Anglais vinrent a mon aide et m'en eloignerent jusqu'en
+lieu sur.
+
+Mais a l'ecole, cela me valut des histoires a n'en plus finir: les
+uns m'avaient surnomme _Grog a l'eau_; pour d'autres j'etais la
+" Grande Bretagne " pour d'autres, " l'Union Jock ".
+
+Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Ecossais et les
+petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les
+jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles.
+
+Puis on s'arretait des deux cotes pour se mettre a rire, comme si
+la chose etait bien plaisante.
+
+Dans les commencements, je fus tres malheureux a l'ecole de
+Berwick.
+
+Birtwhistle etait le premier maitre, et Adams le second, et je
+n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre.
+
+J'etais naturellement timide, tres peu expansif.
+
+Je fus long a me faire un ami soit parmi les maitres, soit parmi
+mes camarades.
+
+Il y avait neuf milles a vol d'oiseau, et onze milles et demi par
+la route, de Berwick a West Inch.
+
+J'avais le coeur gros en pensant a la distance qui me separait de
+ma mere.
+
+Remarquez, en effet, qu'un garcon de cet age, tout en pretendant
+se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, helas!
+quand on le prend au mot.
+
+A la fin, je n'y tins plus, et je pris la resolution de m'enfuir
+de l'ecole, et de retourner le plus tot possible a la maison.
+
+Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer
+l'eloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l'ecole,
+jusqu'au dernier eleve, ce qui rendit ma vie d'ecolier fort
+agreable et fort douce.
+
+Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'etais tombe par
+une fenetre du second etage.
+
+Voici comment la chose arriva:
+
+Un soir j'avais recu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de
+l'ecole. Cet affront, s'ajoutant a tous mes autres griefs, fit
+deborder ma petite coupe.
+
+Je jurai, ce soir meme, en enfouissant ma figure inondee de larmes
+sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit a
+West Inch, soit bien pres d'y arriver.
+
+Notre dortoir etait au second etage, mais j'avais une reputation
+de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige.
+
+Je n'eprouvais aucune frayeur, tout petit que j'etais, de me
+laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde
+serree a la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois
+pieds au-dessus du sol.
+
+Des lors, je ne craignais guere de ne pas pouvoir sortir du
+dortoir de Birtwhistle.
+
+J'attendis avec impatience que l'on eut fini de tousser et de
+remuer.
+
+Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des
+gens reveilles, eurent cesse de se faire entendre sur la longue
+ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je
+m'habillai, et mes souliers a la main, je me dirigeai vers la
+fenetre sur la pointe des pieds.
+
+Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors.
+
+Le jardin s'etendait au-dessous de moi, et tout pres de ma main
+s'allongeait une grosse branche de poirier.
+
+Un jeune garcon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise
+d'echelle.
+
+Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'a franchir un mur de
+cinq pieds.
+
+Apres quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la
+maison.
+
+J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre
+branche, et j'allais m'elancer de la fenetre, lorsque je devins
+tout a coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais ete
+change en pierre.
+
+Il y avait par-dessus la crete du mur une figure tournee vers moi.
+
+Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette
+figure dans sa paleur et son immobilite.
+
+La lune versait sa lumiere sur elle, et les globes oculaires se
+mouvaient lentement des deux cotes, bien que je fusse cache a sa
+vue par le rideau que formait le feuillage du poirier.
+
+Puis par saccades, la figure blanche s'eleva de facon a montrer le
+cou.
+
+Les epaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent.
+
+Il se mit a cheval sur la crete du mur, puis d'un violent effort,
+il attira vers lui un jeune garcon a peu pres de ma taille qui
+reprenait haleine de temps a autre, comme s'il sanglotait.
+
+L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles
+bourrues.
+
+Puis ils se laisserent aller tous deux par terre dans le jardin.
+
+J'etais encore debout, et en equilibre, avec un pied sur la
+branche et l'autre sur l'appui de la fenetre, n'osant pas bouger,
+de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer a
+pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison.
+
+Tout a coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit
+sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en
+tombant.
+
+-- Voila qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse,
+vous avez de la place.
+
+-- Mais l'ouverture est toute bordee d'eclats, fit l'autre avec un
+tremblement de frayeur.
+
+L'individu lanca un juron qui me donna la chair de poule.
+
+-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je...
+
+Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court haletement de
+douleur.
+
+-- J'y vais, j'y vais, s'ecria le petit garcon.
+
+Mais je n'en entendis pas plus long, car la tete me tourna
+brusquement.
+
+Mon talon glissa de la branche.
+
+Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes
+quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbe du
+cambrioleur.
+
+Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous repondre,
+c'est qu'aujourd'hui meme je ne saurais dire si ce fut un
+accident, ou si je le fis expres.
+
+Il se peut bien que pendant que je songeais a le faire, le hasard
+se soit charge de trancher la question pour moi.
+
+L'individu etait courbe, la tete en avant, occupe a pousser le
+gamin a travers une etroite fenetre quand je m'abattis sur lui a
+l'endroit meme ou le cou se joint a l'epine dorsale.
+
+Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit
+trois tours sur lui-meme en battant l'herbe de ses talons.
+
+Son petit compagnon s'eclipsa au clair de la lune et en un clin
+d'oeil il eut franchi la muraille.
+
+Quant a moi, je m'etais assis pour crier a tue-tete et frotter une
+de mes jambes ou je sentais la meme chose que si elle eut ete
+prise dans un cercle de metal rougi au feu.
+
+Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la
+maison, depuis le directeur de l'ecole, jusqu'au valet d'ecurie
+accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes.
+
+La chose fut bientot eclaircie.
+
+L'homme fut place sur un volet et emporte.
+
+Quant a moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans
+une chambre a coucher speciale, ou le chirurgien Purdle, le cadet
+des deux qui portent ce nom, me remit en place le perone.
+
+Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysees, et
+les medecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir
+s'il en retrouverait ou non l'usage.
+
+Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la
+question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux
+Assises de Carlyle.
+
+On reconnut en lui le bandit le plus determine qu'il y eut dans le
+nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois
+assassinats, et il y avait assez de preuves a sa charge pour le
+faire pendre dix fois.
+
+Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans
+vous raconter cet evenement qui en fut l'incident le plus
+important.
+
+Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car
+lorsque je songe a tout ce qui va se presenter, je vois bien que
+j'en aurai de reste a dire avant d'etre arrive a la fin.
+
+En effet, quand on n'a a conter que sa petite histoire
+particuliere, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se
+trouve mele a de grands evenements comme ceux dont j'aurai a
+parler, alors on eprouve une certaine difficulte, si l'on n'a pas
+fait une sorte d'apprentissage a arranger le tout bien a son gre.
+
+Mais j'ai la memoire aussi bonne qu'elle fut jamais, Dieu merci,
+et je vais tacher de faire mon recit aussi droit que possible.
+
+Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naitre l'amitie entre
+Jim, le fils du medecin, et moi.
+
+Il fut le coq de l'ecole des le jour de son entree, car moins
+d'une heure apres, il avait jete, a travers le grand tableau noir
+de la classe, Barton, qui en avait ete le coq jusqu'a ce jour-la.
+
+Jim continuait a prendre du muscle et des os. Meme a cette epoque,
+il etait carre d'epaules et de haute taille.
+
+Les propos courts et le bras long, il etait fort sujet a flaner,
+son large dos contre le mur, et ses mains profondement enfoncees
+dans les poches de sa culotte.
+
+Je n'ai pas oublie sa facon d'avoir toujours un brin de paille au
+coin des levres, a l'endroit meme ou il prit l'habitude de mettre
+plus tard le tuyau de sa pipe.
+
+Jim fut toujours le meme pour le bien comme pour le mal depuis le
+premier jour ou je fis connaissance avec lui.
+
+Ciel! comme nous avions de la consideration pour lui!
+
+Nous n'etions que de petits sauvages, mais nous eprouvions le
+respect du sauvage devant la force.
+
+Il y avait la Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des
+vers alcaiques aussi bien que des pentametres et des hexametres,
+et, cependant pas un n'eut donne une chiquenaude pour Tom.
+
+Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d'Abel,
+sur le bout du doigt, au point que les maitres eux-memes
+s'adressaient a lui s'ils avaient des doutes, mais c'etait un
+garcon a poitrine etroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et
+a quoi lui servirent ses dates le jour ou Jock Simons, de la
+petite troisieme, le pourchassa jusqu'au bout du corridor a coups
+de boucle de ceinture.
+
+Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi a l'egard de Jim
+Horscroft.
+
+Quelles legendes nous batissions sur sa force?
+
+N'etait-ce pas lui qui avait enfonce d'un coup de poing un panneau
+de chene de la porte qui conduisait a la salle des jeux? N'etait-
+ce pas lui qui, je jour ou le grand Merridew avait conquis la
+balle, saisit a bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit
+le but en depassant tous les adversaires au pas de course?
+
+Il nous paraissait deplorable qu'un gaillard de cette trempe se
+cassat la tete a propos de spondees et de dactyles, ou se
+preoccupat de savoir qui avait signe la Grande Charte.
+
+Lorsqu'il declara en pleine classe que c'etait le roi Alfred, nous
+autres, petits garcons, nous fumes d'avis qu'il devait en etre
+ainsi, et que peut-etre Jim en savait plus long que l'homme qui
+avait ecrit le livre.
+
+Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur
+moi.
+
+Il me passa la main sur la tete. Il dit que j'etais un enrage
+petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une
+semaine.
+
+Nous fumes amis intimes pendant deux ans, malgre le fosse que les
+annees creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou
+l'irreflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui
+m'ulcerait, je ne l'en aimais pas moins comme un frere, et je
+versai assez de larmes pour remplir la bouteille a l'encre, quand
+il partit pour Edimbourg afin d'y etudier la profession de son
+pere.
+
+Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle apres cela, et quand
+j'en sortis, j'etais moi-meme devenu le coq de l'ecole, car
+j'etais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique
+je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au
+developpement musculaire de mon grand predecesseur.
+
+Ce fut dans l'annee du jubile que je sortis de chez Birtwhistle.
+
+Ensuite je passai trois ans a la maison, a apprendre a soigner les
+bestiaux; mais les flottes et les armees etaient encore aux
+prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le
+pays.
+
+Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais a ecarter pour
+toujours ce nuage de notre peuple?
+
+
+II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH
+
+Quelques annees auparavant, alors que j'etais un tout jeune
+garcon, la fille unique du frere de mon pere etait venue nous
+faire une visite de cinq semaines.
+
+Willie Calder s'etait etabli a Eyemouth comme fabricant de filets
+de peche, et il avait tire meilleur parti du fil a tisser que nous
+n'etions sans doute destines a faire des genets et des landes
+sablonneuses de West Inch.
+
+Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffee
+d'un chapeau de cinq shillings et accompagnee d'une caisse
+d'effets, devant laquelle les yeux de ma mere lui sortirent de la
+tete comme ceux d'un crabe.
+
+C'etait etonnant de la voir depenser sans compter, elle qui
+n'etait qu'une gamine.
+
+Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une
+belle piece de deux pence, a laquelle il n'avait aucun droit.
+
+Elle ne faisait pas plus de cas de la biere au gingembre que si
+c'eut ete de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son the, du
+beurre pour son pain, tout comme si elle avait ete une Anglaise.
+
+Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-la, car
+j'avais peine a comprendre dans quel but elles avaient ete creees.
+
+Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pense a elles,
+mais les plus petits semblaient etre les plus raisonnables, car
+quand les gamins commencaient a grandir, ils se montraient moins
+tranchants sur ce point.
+
+Quant a nous, les tout petits, nous etions tous d'un meme avis:
+une creature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps a
+colporter des histoires, et qui n'arrive meme a lancer une pierre
+qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'etait un
+chiffon, n'etait bonne a rien du tout.
+
+Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait
+qu'elles font le pere et la mere en une seule personne, elles se
+melent sans cesse de nos jeux pour nous dire: " Jimmy, votre doigt
+de pied passe a travers votre soulier. " ou bien encore: " Rentrez
+chez vous, sale enfant, et allez vous laver " au point que rien
+qu'a les voir, nous en avions assez.
+
+Aussi quand celle-la vint a la ferme de West Inch, je ne fus pas
+enchante de la voir.
+
+Nous etions en vacances.
+
+J'avais alors douze ans.
+
+Elle en avait onze.
+
+C'etait une fillette mince, grande pour son age, aux yeux noirs et
+aux facons les plus bizarres.
+
+Elle etait tout le temps a regarder fixement devant elle, les
+levres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose
+d'extraordinaire, mais quand je me postais derriere elle, et que
+je regardais dans la meme direction, je n'apercevais que
+l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les
+culottes de papa suspendues avec le reste du linge a secher.
+
+Puis, si elle apercevait une touffe de bruyere ou de fougere, ou
+n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en
+contemplation.
+
+Elle s'ecriait:
+
+-- Comme c'est beau! comme c'est parfait!
+
+On eut dit que c'etait un tableau en peinture.
+
+Elle n'aimait pas a jouer, mais souvent je la faisais jouer au
+chat perche; ca manquait d'animation, car j'arrivais toujours a
+l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais,
+bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix
+garcons.
+
+Quand je me mettais a lui dire qu'elle n'etait bonne a rien, que
+son pere etait bien sot de l'elever comme cela, elle pleurait,
+disait que j'etais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle
+ce soir meme, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie.
+
+Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus a rien de tout
+cela.
+
+Ce qu'il y avait d'etrange, c'est qu'elle avait plus d'affection
+pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait
+jamais tranquille.
+
+Elle etait toujours a me guetter, a courir apres moi, et a dire
+alors: " Tiens! vous etes la! " en faisant l'etonnee.
+
+Mais bientot je m'apercus qu'elle avait aussi de bons cotes.
+
+Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois
+j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en
+elle, c'etaient les histoires qu'elle savait conter.
+
+Elle avait une peur affreuse des grenouilles.
+
+Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je
+la lui mettrais dans le coup a moins qu'elle ne me contat une
+histoire.
+
+Cela l'aidait a commencer, mais une fois en train, c'etait
+etonnant comme elle allait.
+
+Et a entendre les choses qui lui etaient arrivees, cela vous
+coupait la respiration.
+
+Il y avait un pirate barbaresque qui etait alle a Eyemouth.
+
+Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau charge d'or pour
+faire d'elle sa femme.
+
+Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi etait alle a
+Eyemouth et il lui avait donne comme gage un anneau qu'il
+reprendrait a son retour, disait-il.
+
+Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait a s'y meprendre a ceux
+qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que
+celui-la etait en or vierge.
+
+Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le
+pirate barbaresque.
+
+Elle me repondit qu'il lui ferait sauter la tete de dessus les
+epaules.
+
+Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle?
+
+Cela depassait mon intelligence.
+
+Puis elle me dit que pendant son voyage a destination de West
+Inch, elle avait ete suivie par un prince deguise.
+
+Je lui demandai a quoi elle avait reconnu que c'etait un prince.
+
+Elle me repondit:
+
+-- A son deguisement.
+
+Un autre jour, elle dit que son pere composait une enigme, que
+quand elle serait prete, il la mettrait dans les journaux, et
+celui qui la devinerait aurait la moitie de sa fortune et la main
+de sa fille.
+
+Je lui dis que j'etais fort sur les enigmes, et qu'il faudrait
+qu'elle me l'envoyat des qu'elle serait prete.
+
+Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut
+savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnee.
+
+Je repondis que je la vendrais aux encheres, pour le prix qu'on
+m'offrirait, mais ce soir-la elle ne voulut plus conter
+d'histoires, car elle etait tres susceptible dans certains cas.
+
+Jim Horscroft etait absent pendant le temps que la cousine Edie
+passa chez nous.
+
+Il revint la semaine meme ou elle partit, et je me rappelle
+combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrat
+quelque interet au sujet d'une simple fillette.
+
+Il me demanda si elle etait jolie, et quand j'eus dit que je n'y
+avais pas fait attention, il eclata de rire, me qualifia de taupe,
+et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux.
+
+Mais il ne tarda pas a s'occuper de tout autre chose, et je n'eus
+plus une pensee pour Edie, jusqu'au jour ou elle prit bel et bien
+ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette
+plume d'oie.
+
+C'etait en 1813.
+
+J'avais quitte l'ecole, et j'avais deja dix-huit ans, au moins
+quarante poils sur la levre superieure, et l'esperance d'en avoir
+bien davantage.
+
+J'avais change depuis mon depart de l'ecole.
+
+Je ne m'adonnais plus aux jeux avec la meme ardeur.
+
+Au lieu de cela il m'arrivait de rester allonge sur la pente de la
+lande, du cote ensoleille, les levres entrouvertes, et regardant
+fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine
+Edie.
+
+Jusqu'alors je m'etais tenu pour satisfait, je trouvais mon
+existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et
+sauter plus haut que mon prochain.
+
+Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose!
+
+Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voute du ciel, puis
+je les portais sur la surface bleue de la mer.
+
+Je sentais qu'il me manquait quelque chose, mais je n'arrivais
+point a pouvoir dire ce qu'etait cette chose.
+
+Et mon caractere prit de la vivacite.
+
+Il me semblait que tous mes nerfs etaient agaces.
+
+Si ma mere me demandait de quoi je souffrais, ou que mon pere me
+parlat de mettre la main au travail, je me laissais aller a
+repondre en termes si apres, si amers que depuis j'en ai souvent
+eprouve du chagrin.
+
+Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus
+d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mere.
+
+Aussi doit-on la menager aussi longtemps, qu'on l'a.
+
+Un jour, comme je rentrais en tete du troupeau, je vis mon pere
+assis, une lettre a la main.
+
+C'etait un evenement fort rare chez nous, excepte quand l'agent
+ecrivait pour le terme.
+
+En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai a
+ouvrir de grands yeux, car je m'etais toujours figure que c'etait
+la une chose impossible a un homme.
+
+Je le voyais fort bien a present, car il avait a travers sa joue
+palie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la
+franchir.
+
+Il fallait qu'elle glissat de cote jusqu'a son oreille, d'ou elle
+tombait sur la feuille de papier.
+
+Ma mere etait assise pres de lui et lui caressait la main, comme
+elle caressait le dos du chat pour le calmer.
+
+-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette
+lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivee subitement.
+Autrement on nous aurait ecrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de
+sang a la tete.
+
+-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mere.
+
+Mon pere essuya ses oreilles avec la nappe de la table.
+
+-- Il a laisse toutes ses economies a sa fille, dit-il, et si elle
+n'a pas change, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'etre, elle
+n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle
+disait, sous ce toit meme, du the trop faible, et cela pour du the
+a sept shillings la livre.
+
+Ma mere hocha la tete et considera les pieces de lard suspendues
+au plafond.
+
+-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura
+assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car c'a ete
+son dernier desir.
+
+-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'ecria ma mere avec
+aprete.
+
+Je fus fache de l'entendre parler d'argent dans un tel moment,
+mais apres tout, si elle n'avait pas ete aussi apre, nous aurions
+ete jetes dehors au bout de douze mois.
+
+-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui meme. Jock, mon
+garcon, vous aurez la bonte de partir avec la charrette pour
+Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y
+sera, et vous pourrez l'amener a West Inch.
+
+Je me mis donc en route a cinq heures et quart avec la _Souter
+Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre
+charrette avec la caisse repeinte a neuf qui ne nous servait que
+dans les grands jours.
+
+La diligence apparut au moment meme ou j'arrivais, et moi, comme
+un niais de jeune campagnard, sans songer aux annees qui s'etaient
+ecoulees, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un
+bout de fille en jupe courte arrivant a peine aux genoux.
+
+Et comme je m'avancais obliquement, le cou tendu, je me sentis
+toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vetue de noirs
+debout sur les marches, et j'appris que c'etait ma cousine Edie.
+
+Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touche,
+j'aurais pu passer vingt fois pres d'elle sans la reconnaitre.
+
+Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demande si elle etait
+jolie ou non, je n'aurais su que lui repondre.
+
+Elle etait brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos
+jeunes filles du border, et pourtant a travers ce teint charmant,
+s'entrevoyait une nuance de carmin pareille a la teinte plus
+chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre.
+
+Ses levres etaient rouges, exprimant la douceur, et la fermete,
+mais des ce moment meme, je vis au premier coup d'oeil flotter au
+fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise.
+
+Elle s'empara de moi seance tenante, comme si j'avais fait partie
+de son heritage. Elle allongea la main et me cueillit.
+
+Elle etait en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un
+costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle
+portait un voile noir qu'elle avait ecarte de devant sa figure.
+
+-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent
+maniere qu'elle avait appris a la pension. Non, non, nous sommes
+un peu trop grands pour cela?...
+
+Cela, c'etait parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avancais ma
+figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la derniere
+fois que nous nous etions vus...
+
+-- Soyez bon garcon et donnez un shilling au conducteur, qui a ete
+extremement complaisant pour moi pendant le trajet.
+
+Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une piece
+d'argent de quatre pence.
+
+Jamais le manque d'argent ne me parut plus penible qu'a ce moment-
+la.
+
+Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitot une petite
+bourse en moleskine a fermoir d'argent me fut glissee dans la
+main.
+
+Je payai l'homme et allais rendre la bourse a Edie, mais elle me
+forca de la garder.
+
+-- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est la
+votre voiture, elle a l'air bien drole. Mais ou vais je m'asseoir?
+
+-- Sur le sac, dis-je.
+
+-- Et comment faire pour monter?
+
+-- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai.
+
+Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantees dans
+les miennes.
+
+Comme elle passait par-dessus le cote de la carriole, son haleine
+passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitot
+s'effacerent par lambeaux ces langueurs vagues et inquietes de mon
+ame.
+
+Il me sembla que cet instant m'enlevait a moi-meme et faisait de
+moi un des membres de la race des hommes.
+
+Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut a un cheval pour
+agiter sa queue, et pourtant un evenement s'etait produit.
+
+Une barriere avait surgi quelque part.
+
+J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente.
+
+J'eprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma
+timidite, dans ma reserve, je ne sus faire autre chose que
+d'egaliser le rembourrage du sac.
+
+Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait a grand bruit la
+direction de Berwick.
+
+Tout a coup elle se mit a faire voltiger en l'air son mouchoir.
+
+-- Il a ote son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a du etre
+officier. Il avait l'air tres distingue. Peut-etre l'avez-vous
+remarque, un gentleman sur l'imperiale, tres beau, avec un
+pardessus brun.
+
+Je secouai la tete, et toute la joie qui m'avait envahi fit place
+a une sotte mauvaise humeur.
+
+-- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines
+vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restees
+les memes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous
+n'avez pas beaucoup change. J'espere que vos manieres sont
+meilleures que jadis; vous ne chercherez pas a me mettre des
+grenouilles dans le cou, n'est-ce pas?
+
+Rien qu'a cette idee, je sentis un frisson dans tout le corps.
+
+-- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse a
+West Inch, dis-je en jouant avec le fouet.
+
+-- Assurement, c'est bien de la bonte de votre part que
+d'accueillir une pauvre fille isolee, dit-elle.
+
+-- C'est bien de la bonte de votre part que de venir, cousine
+Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le
+crains, dis-je.
+
+-- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a
+pas beaucoup d'hommes par la-bas, autant qu'il m'en souvient.
+
+-- Il y a le Major Elliott, a Corriemuir. Il vient passer la
+soiree de temps a autre. C'est un brave vieux soldat, qui a recu
+une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington.
+
+-- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles
+gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre
+age, dont on peut se faire des amis. A propos, ce vieux docteur si
+aigre, il avait un fils, n'est ce pas?
+
+-- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami.
+
+-- Est-il chez lui?
+
+-- Non, il reviendra bientot. Il fait encore ses etudes a
+Edimbourg.
+
+-- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'a son
+retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais etre arrivee
+a West Inch.
+
+Je fis arpenter la route a la vieille _Souter Johnnie_, d'une
+allure a laquelle elle n'a jamais marche ni avant, ni depuis.
+
+Une heure apres, Edie etait assise devant la table a souper.
+
+Ma mere avait servi non seulement du beurre, mais encore de la
+gelee de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait a
+la lumiere de la chandelle et faisait fort bon effet.
+
+Je n'eus pas de peine a m'apercevoir que mes parents etaient tout
+aussi surpris que moi, du changement qui s'etait opere en elle,
+mais qu'ils l'etaient d'une autre facon que moi.
+
+Ma mere etait si impressionnee par l'objet en plumes qu'elle lui
+vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie,
+et ma cousine, de son air joli et leger, la menacait du doigt
+toutes les fois qu'elle se servait de ce nom.
+
+Apres le souper, quand elle fut allee se coucher, ils ne purent
+parler d'autre chose que de son air et de son education.
+
+-- Tout de meme, pour le dire en passant, fit mon pere, elle n'a
+pas l'air d'avoir le coeur brise par la mort de mon frere.
+
+Alors, pour la premiere fois, je me souvins qu'elle n'avait pas
+dit un mot a ce sujet, depuis que nous nous etions revus.
+
+
+III -- L'OMBRE SUR LES EAUX
+
+Il ne fallut pas longtemps a la cousine Edie pour regner
+souverainement a West Inch et pour faire de nous tous, y compris
+mon pere, ses sujets.
+
+Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de
+nous ne sut combien.
+
+Lorsque ma mere lui dit que quatre shillings par semaine
+paieraient toutes ses depenses, elle porta spontanement la somme a
+sept shillings six pence.
+
+La chambre du sud, la plus ensoleillee, et dont la fenetre etait
+encadree de chevrefeuille, lui fut assignee, et c'etait merveille
+de voir les bibelots qu'elle avait apportes de Berwick pour les y
+ranger.
+
+Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole
+ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui
+avait la ferme de l'autre cote de la cote.
+
+Et il etait rare qu'elle revint sans apporter quelque chose pour
+l'un de nous; une pipe de bois pour mon pere, un plaid des
+Shetlands pour ma mere, un livre pour moi, un collier de cuivre
+pour Rob, notre collie.
+
+Jamais on ne vit femme plus depensiere.
+
+Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa
+presence.
+
+Pour moi, cela changea entierement l'aspect du paysage.
+
+Le soleil etait plus brillant, les collines plus vertes et l'air
+plus doux depuis le jour de sa venue.
+
+Nos existences perdirent leur banalite, maintenant que nous les
+passions avec une telle creature, et la vieille et morne maison
+grise prit un tout autre aspect a mes yeux depuis le jour ou elle
+avait pose le pied sur le paillasson de la porte.
+
+Cela ne tenait point a sa figure, qui pourtant etait des plus
+attrayantes, non plus qu'a sa tournure, bien que je n'aie vu
+aucune jeune fille qui put rivaliser en cela avec elle. C'etait
+son entrain, ses facons drolement moqueuses, sa maniere toute
+nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle
+rejetait sa robe ou portait la tete en arriere.
+
+Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds.
+
+C'etait enfin ce vif regard de defi, et cette bonne parole qui
+ramenait chacun de nous a son niveau.
+
+Mais non, pas tout a fait a son niveau.
+
+Pour moi, elle fut toujours une creature lointaine et superieure.
+
+J'avais beau me monter la tete et me faire des reproches.
+
+Quoi que je fisse, je n'arrivais pas a reconnaitre que le meme
+sang coulait dans nos veines et qu'elle n'etait qu'une jeune
+campagnarde, comme je n'etais qu'un jeune campagnard.
+
+Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle
+s'apercut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais.
+
+Quand j'etais loin d'elle, j'eprouvais de l'agitation, et pourtant
+lorsque je me trouvais avec elle, j'etais sans cesse a trembler de
+crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causat de
+l'ennui ou ne la facha.
+
+Si j'en avais su plus long sur le caractere des femmes, je me
+serais peut-etre donne moins de mal.
+
+-- Vous etes bien change de ce que vous etiez autrefois, disait-
+elle en me regardant de cote par-dessous ses cils noirs.
+
+-- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la
+premiere fois, dis-je.
+
+-- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de
+vos manieres d'aujourd'hui. Vous etiez si brutal avec moi et si
+imperieux, et vous ne vouliez faire qu'a votre tete, comme un
+petit homme que vous etiez. Je vous revois encore avec votre
+tignasse emmelee et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous
+etes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prevenant!
+
+-- On apprend a se conduire, dis-je.
+
+-- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous etiez.
+
+Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car
+j'aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonne la facon dont
+je la traitais d'ordinaire.
+
+Que ces facons la plussent a tout autre qu'a une personne evadee
+d'une maison de fous, voila qui depassait tout a fait mon
+intelligence.
+
+Je me rappelai le temps, ou la surprenant sur le seuil en train de
+lire, je fixais au bout d'une baguette elastique de coudrier de
+petites boules d'argile, que je lui lancais, jusqu'a ce qu'elle
+finit par pleurer.
+
+Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau
+de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille a la main, avec
+tant d'acharnement qu'elle finit par se refugier, a moitie folle
+d'epouvante, sous le tablier de ma mere, et que mon pere m'assena
+sur le trou de l'oreille un coup de baton a bouillie qui m'envoya
+rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine.
+
+Voila donc ce qu'elle regrettait?
+
+Eh bien, elle se resignerait a s'en passer, car ma main se
+secherait avant que je sois capable de recommencer maintenant.
+
+Mais je compris alors pour la premiere fois, tout ce qu'il y a
+d'etrange dans la nature feminine, et je reconnus que l'homme ne
+doit point raisonner a ce propos, mais simplement se tenir sur ses
+gardes et tacher de s'instruire.
+
+Nous nous trouvames enfin au meme niveau, quand elle dit qu'elle
+n'avait qu'a faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait,
+et que j'etais aussi entierement a ses ordres que le vieux Rob
+etait docile a mon appel.
+
+Vous trouvez que j'etais bien sot de me laisser mettre ainsi la
+tete a l'envers.
+
+Je l'etais peut-etre, mais il faut aussi vous rappeler combien
+j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions a
+chaque instant.
+
+En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-la sur un
+million, et je puis vous garantir que celui-la aurait eu la tete
+solide, qui ne se la serait pas laisse mettre a l'envers par elle.
+
+Tenez, voila le Major Elliott.
+
+C'etait un homme qui avait enterre trois femmes et qui avait
+figure dans douze batailles rangees.
+
+Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un
+chiffon mouille, elle qui sortait a peine de pension.
+
+Peu de temps apres qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il
+quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues,
+et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans.
+
+Il tordait ses moustaches grises des deux cotes, de facon a en
+avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne
+jambe avec autant de fierte qu'un joueur de cornemuse.
+
+Que lui avait-elle dit?
+
+Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet
+que du vin vieux.
+
+-- Je suis monte pour vous voir, mon garcon, dit-il, mais il faut
+que je rentre a la maison. Toutefois ma visite n'a pas ete perdue,
+car elle m'a procure l'occasion de voir _la belle cousine_, une
+jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon
+garcon.
+
+Il avait une facon de parler un peu formaliste, un peu raide, et
+il se plaisait a intercaler dans ses propos quelques bouts de
+phrases francaises qu'il avait ramasses dans la Peninsule.
+
+Il aurait continue a me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa
+poche le coin d'un journal.
+
+Je compris alors qu'il etait venu, selon son habitude, pour
+m'apporter quelques nouvelles.
+
+Il ne nous en arrivait guere a West Inch.
+
+-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je.
+
+Il tira le journal de sa poche et le brandit.
+
+-- Les Allies ont gagne une grande bataille, mon garcon, dit-il.
+Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps apres cela. Les
+Saxons l'ont jete par-dessus bord, et il a subi un rude echec a
+Leipzig. Wellington a franchi les Pyrenees et les soldats de
+Graham seront a Bayonne d'ici a peu de temps.
+
+Je lancai mon chapeau en l'air.
+
+-- Alors la guerre finira par cesser? m'ecriai je.
+
+-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tete d'un air
+grave. Ca a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guere la
+peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit a
+votre sujet.
+
+-- De quoi s'agissait-il?
+
+-- Eh bien, mon garcon, c'est que vous ne faites rien de bon ici,
+et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je
+pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais
+s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous
+mes ordres.
+
+A cette pensee mon coeur bondit.
+
+-- Ah! oui, je le voudrais! m'ecriai-je.
+
+-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en etat de
+me presenter a l'examen medical, et il y a bien des chances pour
+que Boney soit mis en lieu sur avant ce delai.
+
+-- Puis il y a ma mere, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir.
+
+-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois.
+
+Et il s'eloigna en clopinant.
+
+Je m'assis dans la bruyere, mon menton dans la main, en tournant
+et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major
+en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par-
+dessus son epaule, pendant qu'il grimpait la montee de la colline.
+
+C'etait une bien chetive existence, que celle de West Inch, ou
+j'attendais mon tour de remplacer mon pere, sur la meme lande, au
+bord du meme ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette
+maison grise devant les yeux.
+
+Et de l'autre cote, il y avait la mer bleue.
+
+Ah, en voila une vie pour un homme!
+
+Et le major, un homme qui n'etait plus dans la force de l'age, il
+etait blesse, fini, et pourtant il faisait des projets pour se
+remettre a la besogne alors que moi, a la fleur de l'age, je
+deperissais parmi ces collines!
+
+Une vague brulante de honte me monta a la figure, et je me levai
+soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le
+role d'un homme.
+
+Pendant deux jours, je ne fis que songer a cela.
+
+Le troisieme, il survint un evenement qui condensa mes
+resolutions, et aussitot les dissipa, comme un souffle de vent
+fait disparaitre une fumee.
+
+J'etais alle faire une promenade dans l'apres-midi avec la cousina
+Edie et Rob.
+
+Nous etions arrive au sommet de la pente qui descend vers la
+plage.
+
+L'automne tirait a sa fin.
+
+Les herbes, en se fletrissant, avaient pris des teintes de bronze,
+mais le soleil etait encore clair et chaud.
+
+Une brise venait du sud par bouffees courtes et brulantes et
+ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer.
+
+J'arrachai une brassee de fougere pour qu'Edie put s'asseoir. Elle
+s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous
+les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la
+chaleur et la lumiere.
+
+Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tete de Rob sur
+mon genou.
+
+Comme nous etions seuls dans le silence de ce desert, nous vimes,
+meme en cet endroit, s'etendre sur les eaux, en face de nous,
+l'ombre du grand homme de la bas qui avait ecrit son nom en
+caracteres rouges sur toute la carte d'Europe.
+
+Un vaisseau arrivait pousse par le vent.
+
+C'etait un vieux navire de commerce a l'aspect pacifique, qui,
+peut-etre avait Leith pour destination.
+
+Il avait les vergues carrees et allait toutes voiles deployees.
+
+De l'autre cote, du nord est, venaient deux grands vilains
+bateaux, grees en lougres, chacun avec un grand mat et une vaste
+voile carree de couleur brune.
+
+Il etait difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil
+que celui de ces trois navires qui marchaient en se balancant, par
+une aussi belle journee.
+
+Mais tout a coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et
+un tourbillon de fumee noire.
+
+Il en jaillit autant du second.
+
+Puis le navire riposta: rap, rap, rap!
+
+En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussee du coude, ecarte le
+ciel, et sur les eaux se dechainaient la haine, la ferocite, la
+soif de sang.
+
+Au premier coup de feu, nous nous etions releves, et Edie, toute
+tremblante, avait pose sa main sur mon bras.
+
+-- Ils se battent, Jock, s'ecria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont-
+ils?
+
+Les battements de mon coeur repondaient aux coups de canon, et
+tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupee, ce fut:
+
+-- Ce sont deux corsaires francais, des chasse-maree, comme ils
+les appellent la-bas, c'est un de nos navires de commerce, et
+aussi sur que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le
+major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et
+qu'ils sont aussi bourres d'hommes qu'il y a de nourriture dans un
+boeuf. Pourquoi cet imbecile ne bat-il pas en retraite vers la
+barre a l'embouchure de la Tweed?
+
+Mais il ne diminua pas un pouce de toile.
+
+Il se balancait toujours de son air entete, pendant qu'une petite
+boule noire etait hissee a la pointe de son grand mat, et que le
+magnifique vieux drapeau apparaissait tout a coup et ondulait a
+ses drisses.
+
+Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits
+canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient
+les baux du lougre.
+
+Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe.
+
+Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accroches
+a ses hanches.
+
+Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppee
+dans la fumee, d'ou pointaient ca et la les vergues. D'en haut et
+du centre de ce nuage partaient, comme l'eclair, de rouges langues
+de flammes.
+
+C'etait un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris
+de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles
+en tinterent encore.
+
+Pendant une heure d'horloge, le nuage pousse par l'enfer se
+deplaca lentement sur les flots, et nous restames la, le coeur
+saisi, a regarder le battement du pavillon, nous ecarquillant les
+yeux pour voir s'il etait toujours a sa place.
+
+Puis, tout a coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme
+que jamais, se remit en marche.
+
+Quand la fumee se fut un peu dissipee, nous vimes un des lougres
+vacillant comme un canard qui tombe a l'eau, avec une aile cassee,
+tandis que sur l'autre, on se hatait d'embarquer l'equipage avant
+qu'il ne coulat a pic.
+
+Pendant toute cette heure, toute ma vie avait ete concentree dans
+la bataille.
+
+Le vent avait emporte ma casquette, mais je n'y avais pas pris
+garde.
+
+Alors, le coeur debordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et
+rien qu'en la voyant je me retrouvai en arriere de six ans.
+
+Son regard avait repris sa fixite, ses levres etaient
+entrouvertes, comme quand elle etait toute petite, et ses mains
+menues etaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets
+comme de l'ivoire.
+
+-- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant a la bruyere et aux
+buissons de genets, quel homme fort, quelle resolution! Quelle est
+la femme qui ne serait pas fiere d'un tel mari?
+
+-- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'ecriai-je avec enthousiasme.
+
+Elle me regarda. On eut dit qu'elle avait oublie mon existence.
+
+-- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme
+dit-elle, mais voila ou on en est quand on habite la campagne. On
+n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons a rien
+faire de mieux.
+
+Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien
+qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que
+fut son intention, ses paroles me donnerent la meme sensation que
+si elles avaient traverse tout droit un nerf mis a nu.
+
+-- C'est tres bien, cousine Edie, dis-je en m'efforcant de parler
+avec calme, voila qui acheve de me decider. J'irai ce soir
+m'enroler a Berwick.
+
+-- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat?
+
+-- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste a la campagne est
+necessairement un lache.
+
+-- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous
+avez meilleur air quand vous etes on colere. Je voudrais voir
+toujours vos yeux etinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme
+cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sure, c'est pour
+plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat.
+
+-- Je vous ferai voir si je plaisante.
+
+Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi a la
+cuisine, ou ma mere et mon pere etaient assis de chaque cote de la
+cheminee.
+
+-- Mere, m'ecriai-je, je pars me faire soldat.
+
+Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils
+n'auraient pas ete plus atterres, car en ce temps-la, les
+campagnards mefiants et aises estimaient que le troupeau du
+sergent se composait principalement des moutons noirs.
+
+Mais, sur ma parole, ces betes noires ont rendu un fameux service
+a leur pays.
+
+Ma mere porta ses mitaines a ses yeux, et mon pere prit un air
+aussi sombre qu'un trou a tourbe.
+
+-- Non! Jock, vous etes fou, dit-il.
+
+-- Fou ou non, je pars.
+
+-- Alors vous n'aurez pas ma benediction.
+
+-- En ce cas je m'en passerai.
+
+A ces mots ma mere jette un cri et me met ses bras autour du cou.
+
+Je vis sa main calleuse, deformee, pleine de noeuds qu'y avait
+produits la peine qu'elle s'etait donnes pour m'elevez, et cela me
+parla plus eloquemment que n'eut pu faire aucune parole.
+
+Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonte aussi dure que le
+tranchant d'un silex.
+
+Je la forcai d'un baiser a se rasseoir; puis je courus dans ma
+chambre pour preparer mon paquet.
+
+Il faisait deja sombre, et j'avais a parcourir un long trajet a
+pied.
+
+Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me
+hatai de partir. Au moment ou j'allais mettre le pied dehors par
+une porte de cote, quelqu'un me toucha l'epaule.
+
+C'etait Edie, debout a la lueur du couchant.
+
+-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir?
+
+-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir.
+
+-- Mais votre pere ne le veut pas, votre mere non plus.
+
+-- Je le sais.
+
+-- Alors pourquoi partir?
+
+-- Vous devez bien le savoir.
+
+-- Pourquoi, enfin.
+
+-- Parce que vous me faites partir.
+
+-- Je ne tiens pas a ce que vous partiez, Jock.
+
+-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne
+sont bons qu'a y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne
+faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous
+trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idee.
+
+Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brulaient les
+levres.
+
+Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air a la
+fois railleur et caressant.
+
+-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette
+raison la que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez
+si... si je suis bonne pour vous?
+
+Nous etions face a face et fort pres.
+
+En un instant la chose fut faite.
+
+Mes bras l'entourerent.
+
+Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues,
+sur les yeux.
+
+Je la pressai contre mon coeur.
+
+Je lui dis bien bas quelle etait tout pour moi, tout, et que je ne
+pouvais pas vivre sans elle.
+
+Edie ne repondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la
+tete, et quand elle me repoussa en arriere, elle n'y mit pas
+beaucoup d'effort.
+
+-- Oh! vous etes bien rude, vieux petit effronte, dit-elle en
+tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouee,
+Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi.
+
+Mais j'avais tout a fait cesse de la craindre, et un amour, dix
+fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines.
+
+Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit.
+
+-- Vous etes a moi, bien a moi, m'ecriai-je. Je n'irai pas a
+Berwick, je resterai ici et nous nous marierons.
+
+Mais a ce mot de mariage, elle eclata de rire.
+
+-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index.
+
+Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie
+me fit une jolie petite reverence et rentra a la maison.
+
+
+IV -- LE CHOIX DE JIM
+
+Et alors se passerent ces six semaines qui furent une sorte de
+reve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient.
+
+Je vous ennuierais si je me mettais a vous conter ce qui se passa
+entre nous.
+
+Et pourtant comme c'etait grave, quelle importance decisive cela
+devait avoir sur notre destinee des ce temps-la!
+
+Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantot vive,
+tantot sombre comme une prairie au-dessous de laquelle defilent
+des nuages; ses coleres sans causes, ses brusques repentirs, qui
+tour a tour faisaient deborder en moi la joie ou le chagrin.
+
+Voila ce qu'etait ma vie: tout le reste n'etait que neant.
+
+Mais il restait toujours dans les dernieres profondeurs de mes
+sentiments une inquietude vague, la peur d'etre pareil a cet homme
+qui etendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la
+veritable Edie Calder, si pres de moi qu'elle parut, etait en
+realite bien loin de moi.
+
+Elle etait, en effet, bien malaisee a comprendre.
+
+Elle l'etait du moins pour un jeune campagnard a l'esprit peu
+penetrant, comme moi.
+
+Car, si j'essayais de l'entretenir de mes veritables projets, de
+lui dire qu'en prenant la totalite de Corriemuir, nous pourrions
+ajouter a la somme necessaire pour ce surplus de fermage, un
+benefice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait
+d'ajouter un salon a West Inch, et d'en faire une belle demeure
+pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait a bouder, a
+baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour
+m'ecouter.
+
+Mais si je la laissais s'abandonner a ses reves sur ce que je
+pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant
+que j'etais le veritable heritier du laird, ou bien si, sans
+cependant m'engager dans l'armee, chose dont elle ne voulait pas
+entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le
+nom serait dans la bouche de tous, alors elle etait aussi
+charmante qu'une journee de mai.
+
+Je me pretais de mon mieux a ce jeu, mais il finissait toujours
+par m'echapper un mot malheureux pour prouver que j'etais toujours
+Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses
+levres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi.
+
+Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre a terre, et si
+la rupture n'etait pas arrivee d'une maniere, elle le serait d'une
+autre.
+
+La Noel etait passee, mais l'hiver avait ete doux.
+
+Il avait fait juste assez froid pour qu'on put marcher sans danger
+dans les tourbieres.
+
+Edie etait sortie par une belle matinee, et elle etait rentree
+pour dejeuner avec les joues rouges d'animation.
+
+-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit-
+elle.
+
+-- J'ai entendu dire qu'on l'attend.
+
+-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontre sur la lande.
+
+-- Quoi! vous avez rencontre Jim Horscroft?
+
+-- Je suis sure que ce doit etre lui. Un gaillard de tournure
+superbe, un heros, avec une chevelure noire et frisee, le nez
+court et droit, et des yeux gris. Il a des epaules comme une
+statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tete
+atteindrait tout juste a son epingle de cravate.
+
+-- Je vais jusqu'a son oreille, Edie, m'ecriai-je avec
+indignation. Du moins, si c'etait bien Jim! Est-ce qu'il avait au
+coin de la bouche une pipe en bois brun?
+
+-- Oui, il fumait; il etait habille de gris et il avait une belle
+voix forte et grave.
+
+-- Ha! Ho! vous lui avez parle, dis-je.
+
+Elle rougit legerement, comme si elle en avait dit plus long
+qu'elle ne voulait.
+
+-- Je me dirigeais vers un endroit ou le sol etait un peu mou, et
+il m'a avertie.
+
+-- Ah! oui ce doit etre le bon vieux Jim dis-je, voila des annees
+qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle
+que de biceps. Oui, pardieu, le voila mon homme en chair et en os.
+
+Je l'avais vu par la fenetre de la cuisine, et je m'elancai a sa
+rencontre, tenant a la main mon beignet entame.
+
+Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main
+et les yeux brillants.
+
+-- Ah! Jock, s'ecria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir.
+Il n'est pas d'amis comme les vieux amis.
+
+Mais soudain il coupa cours a ses propos et regarda par-dessus mon
+epaule, avec de grands yeux.
+
+Je me retournai.
+
+C'etait Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui etait debout
+sur la seuil.
+
+Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant!
+
+-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je.
+
+-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le dejeuner, Mr
+Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire fute.
+
+-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux.
+
+-- Moi aussi, et presque toujours je vais par la-bas, dit-elle.
+Mais, dites-moi, Jock, vous n'etes guere empresse a recevoir votre
+ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il
+faudra que je m'en charge a votre place pour en sauver la
+reputation.
+
+Au bout de quelques minutes, nous etions avec les vieux, et Jim
+s'attablait devant son assiette de potage.
+
+Il disait a peine un mot et restait toujours la cuillere en l'air
+a contempler Edie.
+
+Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades.
+
+Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et
+qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos.
+
+-- Jock me disait que vous faisiez vos etudes pour devenir
+docteur, dit-elle, mais comme cela doit etre difficile, et qu'il
+doit falloir de temps pour acquerir les connaissances necessaires!
+
+-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim,
+mais j'en viendrai a bout tout de meme.
+
+-- Ah! vous etes brave! Vous etes resolu, vous fixez votre regard
+sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous
+arreter.
+
+-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui
+a commence avec moi a deja sa plaque a sa porte, alors que je ne
+suis encore qu'un etudiant.
+
+-- C'est que vous etes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les
+gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi,
+quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carriere! Vous
+portez la guerison partout ou vous allez. Vous rendez la force a
+ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de
+l'humanite.
+
+L'honnete Jim se demenait sur sa chaise, en entendant ces mots.
+
+-- Je n'ai pas des mobiles aussi eleves, je le crains bien, Miss
+Calder, dit-il. Je songe a gagner ma vie, a continuer la clientele
+de mon pere. Voila ce que je vise, et si j'apporte la guerison
+d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une piece d'une
+couronne.
+
+-- Comme vous etes franc et sincere! s'ecria-t-elle.
+
+Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus,
+arrangeait adroitement son langage de facon a l'encourager a
+entrer dans son role, et s'y prenait de la maniere que je
+connaissais si bien.
+
+Avant qu'il fut subjugue, je pus voir qu'il avait la tete toute
+bourdonnante de l'eclat de sa beaute et de ses propos engageants.
+
+Je frissonnais d'orgueil a penser quelle haute idee il aurait de
+ma parente.
+
+-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir
+m'en empecher, au moment ou nous fumes sur le seuil, et pendant
+qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui.
+
+-- Belle! s'ecria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son egale.
+
+-- Nous devons nous marier, dis-je.
+
+Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement.
+
+Puis il ramassa sa pipe et s'eloigna sans mot dire.
+
+Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais.
+
+Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tete
+penchee sur la poitrine.
+
+Mais je n'etais pas pres de l'oublier! La cousine Edie eut cent
+questions a me faire au sujet de ses annees d'adolescence, de sa
+vigueur, des femmes qu'il devait connaitre probablement: elle n'en
+savait jamais assez.
+
+Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journee,
+mais d'une facon moins agreable.
+
+Ce fut par mon pere, qui rentra le soir, ne faisant que parler du
+pauvre Jim.
+
+Le pauvre Jim avait passe tout ce temps a boire.
+
+Des midi, etant gris, il etait descendu aux coteaux de Westhouse,
+pour se battre avec le champion Gipsy et on n'etait pas certain
+que l'homme passat la nuit.
+
+Mon pere avait rencontre Jim sur la grande route, terrible comme
+un nuage charge de foudre, et pret a insulter le premier qui
+passait.
+
+-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientele,
+s'il commence a rompre les os aux gens.
+
+La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour
+faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans
+la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais a Corriemuir par le
+sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui
+marchait a grands pas.
+
+Mais ce n'etait plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait
+partage notre soupe l'autre matin.
+
+Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet etait defait, ses cheveux
+emmeles, sa figue toute brouillee, comme celle d'un homme qui a
+passe la nuit a boire.
+
+Il tenait un baton de frene, dont il se servait pour cingler les
+genets de chaque cote du sentier.
+
+-- Eh bien, Jim, dis-je.
+
+Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une
+fois a l'ecole, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait
+dans son tort et mettait toute sa volonte a s'en tirer a force
+d'effronterie.
+
+Il ne me repondit pas un mot. Il me depassa sur le sentier etroit
+et s'eloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout
+de frene et abattant les broussailles.
+
+Ah! certes, je ne lui en voulais pas.
+
+J'etais fache, tres fache, voila tout.
+
+Certes, je n'etais point aveugle au point de ne point voir ce qui
+se passait.
+
+Il etait amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire a l'idee
+qu'elle serait a moi.
+
+Pauvre garcon, que pouvait-il y faire?
+
+Peut-etre qu'a sa place je me serais conduit comme lui.
+
+Il y avait eu un temps ou je m'etonnais qu'une jeune fille put
+ainsi mettre a l'envers la tete d'un homme plein de force, mais
+j'en savais maintenant davantage.
+
+Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis
+arriva cette journee, de jeudi qui devait changer le cours de
+toute mon existence.
+
+Ce jour-la, je me reveillai de bonne heure, avec ce petit frisson
+de joie, si exquis au moment ou l'on ouvre les yeux.
+
+La veille, Edie avait ete plus charmante que d'ordinaire.
+
+Je m'etais endormi en me disant qu'apres tout, je pouvais bien
+avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des
+imaginations, sans se monter la tete, elle commencait a eprouver
+de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West
+Inch.
+
+C'etait cette meme pensee, qui, restee en mon coeur, etait cause
+de ce petit gazouillement matinal de joie.
+
+Puis je me rappelai qu'en me depechant, je serais pret pour sortir
+avec elle, car elle avait l'habitude d'aller se promener des le
+lever du soleil.
+
+Mais j'etais arrive trop tard.
+
+Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et
+la chambre vide.
+
+" Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-etre, et nous
+reviendrons ensemble.
+
+Du haut de la cote de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour;
+donc, prenant mon baton, je partis dans cette direction.
+
+La journee etait claire, mais froide, et le ressac faisait
+entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il
+n'y eut point eu de vent dans notre region.
+
+Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air leger et vif
+du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver,
+un peu essouffle, parmi les genets du sommet.
+
+En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis
+la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim
+Horscroft qui marchait cote a cote avec elle.
+
+Ils n'etaient pas bien loin, mais ils etaient trop occupes l'un de
+l'autre pour me voir.
+
+Elle allait lentement, la tete penchee, de ce petit air espiegle
+que je connaissais si bien.
+
+Elle detournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps a
+autre.
+
+Il marchait pres d'elle, la contemplant, et baissant la tete, dans
+l'ardeur de son langage.
+
+Puis, a quelque propos qu'il lui tint, elle lui posa une main
+caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la
+souleva et l'embrassa a plusieurs reprises.
+
+A cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un
+mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb,
+l'air d'un cadavre, les yeux fixes sur eux.
+
+Je la vis lui mettre la main sur l'epaule, et accueillir les
+baisers de Jim avec autant de faveur que les miens.
+
+Puis il la remit a terre.
+
+Je reconnus que cette scene avait ete celle de leur separation,
+car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient
+trouves a portee d'etre vus des fenetres du haut de la maison.
+
+Elle s'eloigna a pas lents, et il resta la pour la suivre des
+yeux.
+
+J'attendis qu'elle fut a quelque distance. Alors je descendis,
+mais mon saisissement etait tel, que j'etais a peine a une
+longueur de main de lui quand il passa pres de moi.
+
+Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrerent les miens.
+
+-- Ah! Jock! dit-il, deja sur pied.
+
+-- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupee.
+
+Ma gorge etait devenue si seche que je parlais du ton d'un homme
+qui a une angine.
+
+-- Ah! vraiment! dit-il.
+
+Puis il sifflota un instant.
+
+-- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fache. Je comptais aller
+a West Inch aujourd'hui meme, pour m'expliquer avec vous. Mieux
+vaut qu'il en soit ainsi peut-etre.
+
+-- Le bel ami que vous faites! dis-je.
+
+-- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses
+mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire ou
+nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je
+ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai deja rencontre Edie...
+c'est a dire Miss Calder, le matin de mon arrivee, et il y avait
+certains details qui m'ont fait supposer qu'elle etait libre, et
+dans cette conviction, j'ai laisse mon esprit se lancer a sa
+poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'etait pas libre, qu'elle
+etait votre fiancee, et ce fut le coup le plus dur que j'aie recu
+depuis longtemps. Cela m'a mis completement hors de moi. J'ai
+passe des jours a faire des sottises, et c'est par un hasard
+heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le
+hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon ame,
+Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous,
+cette idee la fit rire. C'etaient affaires entre cousin et
+cousine, disait-elle, mais quant a n'etre pas libre, et a ce que
+vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'etaient des betises.
+Ainsi vous le voyez, Jock, je n'etais pas tant a blamer que cela,
+apres tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir
+par sa conduite envers vous, que vous vous etiez mepris en croyant
+avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez du remarquer qu'elle
+vous a a peine dit un mot pendant ces deux dernieres semaines.
+
+J'eclatai d'un rire amer.
+
+-- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'etais le
+seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti
+d'aimer.
+
+Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'epaule
+et avanca sa tete pour regarder dans mes yeux.
+
+-- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proferer un
+mensonge. Vous n'etes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce
+pas? Vous etes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous
+agissons franchement, d'homme a homme?
+
+-- C'est la verite de Dieu, dis-je.
+
+Il resta a me considerer, la figure contractee, comme celle d'un
+homme en qui se livre un rude combat interieur.
+
+Deux longues minutes se passerent avant qu'il parlat.
+
+-- Voyons, Jock, dit il, cette femme la se moque de nous deux.
+Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime a
+West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de
+diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur
+d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable
+l'infernale coquine.
+
+Mais c'etait trop me demander.
+
+Au fond du coeur, il m'etait impossible de la maudire, plus
+impossible encore de rester impassible a ecouter un autre mal
+parler d'elle. Non, quand meme cet autre eut ete mon plus vieil
+ami.
+
+-- Pas de gros mots, m'ecriai-je.
+
+-- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos benins. Je
+l'appelle du nom qu'elle devrait porter.
+
+-- Ah! vraiment? dis je en otant mon habit. Attention, Jim
+Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le
+ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le
+chateau de Berwick.
+
+Il retroussa les manches de son habit jusqu'au coude. Ce fut pour
+les rabattre lentement.
+
+-- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de
+poids et cinq pouces de taille, c'est une difference qui ne peut
+se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se
+prennent corps a corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah!
+par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix?
+
+Je me retournai.
+
+Elle etait la, a moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme,
+aussi indifferent que nous paraissions emportes, fievreux.
+
+-- J'etais tout pres de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus
+parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour
+savoir de quoi il s'agissait.
+
+Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le
+poignet.
+
+Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira
+jusqu'a l'endroit ou j'etais reste.
+
+-- Eh bien, Jock, voila assez de sottises comme cela, dit-il. La
+voici, lui demanderons-nous de declarer lequel de nous elle
+prefere? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous
+sommes tous deux ici?
+
+-- J'y consens, repondis-je.
+
+-- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure
+que je ne tournerai pas seulement un oeil de son cote. En ferez-
+vous autant pour moi?
+
+-- Oui, je le ferai.
+
+-- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnetes
+gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous
+connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier
+soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez;
+maintenant parlez carrement, sans detour. Nous voici devant vous:
+prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock
+ou de moi?
+
+Vous croyez peut-etre la demoiselle accablee de confusion.
+
+Loin de la, ses yeux brillaient de joie.
+
+Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus
+fiere.
+
+Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un a l'autre de nous, sa
+figure eclairee par le froid soleil du matin, elle avait l'air
+plus charmante que jamais.
+
+Jim etait aussi de cet avis, j'en suis sur, car il lacha son
+poignet, et l'expression de durete de sa physionomie l'adoucit.
+
+-- Allons, Edie, lequel sera-ce?
+
+-- Sots gamins! s'ecria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock,
+vous savez combien j'ai d'affection pour vous.
+
+-- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft.
+
+-- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que
+Jim.
+
+Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre
+le coeur de Jim.
+
+-- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'epaule
+d'Edie.
+
+Je voyais...
+
+Je rentrai a West Inch, transforme en un tout autre homme.
+
+
+V -- L'HOMME D'OUTRE-MER
+
+Je n'etais point homme a rester assis et geignant pres d'une
+cruche cassee.
+
+Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le role qui convient a
+un homme c'est de n'en plus parler.
+
+Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il
+l'est encore un peu, quand j'y pense, apres tant d'annees et un
+heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la
+chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le
+jour de la promenade sur la cote.
+
+Je fus pour elle un frere, rien de plus.
+
+Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la
+necessite de tirer durement sur le mors.
+
+Meme alors elle tournait autour de moi, avec ses facons calines,
+ses histoires que Jim etait bien rude avec elle, et combien elle
+avait ete heureuse au temps ou j'etais bien dispose pour elle.
+
+Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne
+pouvait agir autrement.
+
+Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, etaient fort
+heureux.
+
+Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu des qu'il
+serait recu docteur.
+
+Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine a West Inch
+avec nous.
+
+Mes parents en etaient contents et je faisais de mon mieux pour
+etre content de mon cote.
+
+Il y eut peut-etre un peu de froideur entre lui et moi dans les
+commencements.
+
+Ce n'etait plus de lui a moi cette vieille amitie de camarades
+d'ecole. Mais plus tard, quand la douleur fut passee, il me semble
+qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste
+motif pour me plaindre de lui.
+
+Nous etions donc restes amis, jusqu'a un certain point.
+
+Il avait oublie toute sa colere contre elle. Il eut baise
+l'empreinte laissee par ses souliers dans la boue.
+
+Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades.
+C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler.
+
+Nous avions depasse Brampton House et contourne le bouquet de pins
+qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott.
+
+On etait alors au printemps.
+
+La saison etait en avance, de sorte qu'a la fin d'avril les arbres
+etaient deja bien en feuilles.
+
+Il faisait aussi chaud qu'en un jour d'ete.
+
+Aussi fumes-nous extremement surpris de voir un immense brasier
+grondant sur la pelouse qui s'etendait devant la porte du Major.
+
+Il y avait la la moitie d'un pin, et les flammes jaillissaient
+jusqu'a la hauteur des fenetres de la chambre a coucher.
+
+Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fumes bien
+autrement stupefaits de voir le major sortir, un grand pot d'un
+quart a la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son
+menage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du
+feu.
+
+C'etait un homme tres doux, tranquille, comme on le savait dans
+tout le pays, et voila qu'il se prenait le role du vieux Nick a la
+danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa
+pinte au-dessus de sa tete.
+
+Nous arrivames au pas de course.
+
+Il n'en mit que plus d'entrain a l'agiter, quand il nous vit
+approcher.
+
+-- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix!
+
+A ces mots, nous nous mimes aussi a danser et chanter, car depuis
+si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait
+que de guerre.
+
+On etait excede; l'ombre avait plane si longtemps au-dessus de
+nous, que nous etions tout etonnes de sentir qu'elle avait
+disparu.
+
+Vraiment c'etait un peu trop fort a croire, mais le major dissipa
+nos doutes par son dedain.
+
+-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'ecria-t-il en s'arretant, et
+appuyant la main sur son cote. Les Allies ont occupe Paris. Boney
+a jete le manche apres la cognee, et tous ses hommes jurent
+fidelite a Louis XVIII.
+
+-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'epargnera?
+
+-- Il est question de l'envoyer a l'ile d'Elbe, ou il sera hors
+d'etat de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en
+tireront pas a aussi bon compte. Il a ete commis pendant ces
+derniers vingt ans des actes qui n'ont point ete oublies, et il y
+a encore quelques vieux comptes a regler. Mais c'est la Paix! la
+Paix.
+
+Et il se remit a ses gambades, le pot en main, autour de son feu
+de joie.
+
+Nous passames quelques instants avec le major.
+
+Puis nous descendimes, Jim et moi, vers la plage, en causant de
+cette grande nouvelle et de ce qui s'en suivrait.
+
+Il savait peu de choses.
+
+Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustames tout cela, nous
+dimes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves
+gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient ou ils
+voudraient en securite, que nous demolirions tous les signaux de
+feu etablis sur la cote, car desormais nul ennemi n'etait a
+craindre.
+
+Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme,
+et nous regardions l'antique Mer du Nord.
+
+Et Jim, qui allait a grands pas pres de moi, si plein de sante et
+d'ardeur, il ne se doutait guere qu'a ce moment meme il avait
+atteint le point culminant de son existence, et que desormais il
+ne cesserait de descendre la pente.
+
+Il flottait sur la mer une legere buee, car les premieres heures
+de la matinee avaient ete tres brumeuses et le soleil n'avait pas
+tout dissipe.
+
+Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vimes tout a coup
+emerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du
+cote de la terre en se balancant.
+
+Un seul homme etait assis a la manoeuvre, et le bateau louvoyait
+comme si l'homme avait de la peine a se decider pour atterrir sur
+la plage ou s'eloigner.
+
+A la fin, comme si notre presence lui eut fait prendre son parti,
+il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les
+galets, juste a nos pieds.
+
+Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traina l'avant sur la
+plage.
+
+-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi-
+tour pour s'adresser a nous.
+
+C'etait un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais
+d'une maigreur excessive.
+
+Il avait les yeux percants, tres rapproches, entre lesquels se
+dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de
+moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat.
+
+Il etait vetu fort convenablement, d'un costume brun a boutons de
+cuivre, et chausse de grandes bottes que l'eau de mer avait
+durcies et rendues fort rugueuses.
+
+Il avait la figure et les mains d'un teint si fonce qu'on aurait
+pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau
+pour nous saluer, nous vimes que son front etait tres blanc et que
+la nuance si foncee de son teint n'etait que superficielle.
+
+Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait
+un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La
+question ainsi faite etait facile a comprendre, mais on eut dit
+qu'il y avait derriere elle une menace, on eut dit qu'il comptait
+sur la reponse comme sur une obligation et non comme sur une
+faveur.
+
+-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de
+sa botte sur les galets.
+
+-- Oui, dis-je, pendant que Jim eclatait de rire.
+
+-- Angleterre? Ecosse?
+
+-- Ecosse, mais c'est l'Angleterre de l'autre cote de ces arbres,
+la-bas.
+
+-- Bon, je sais ou je suis, maintenant! Je me suis trouve dans le
+brouillard sans boussole pendant pres de trois jours, et je ne
+m'attendais plus a revoir la terre.
+
+Il parlait l'anglais tres couramment, mais de temps a autre avec
+des tournures etranges de phrases
+
+-- Alors d'ou venez-vous? demanda Jim.
+
+-- J'etais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brievement.
+Quelle est cette ville, par la-bas?
+
+-- C'est Berwick.
+
+-- Ah! tres bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller
+plus loin.
+
+Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il
+vacilla fortement, et il serait tombe s'il n'avait pas saisi la
+proue.
+
+Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les
+yeux flambants comme ceux d'une bete sauvage.
+
+-- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la
+sonorite d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la
+garde!
+
+Il agita son chapeau au-dessus de sa tete, et brusquement, la tete
+en avant, il s'abattit, tout recroqueville, en un tas brun, sur le
+sable.
+
+Jim Horscroft et moi, nous restions la stupefaits a nous regarder.
+
+L'arrivee de cet homme avait ete si etrange, ainsi que ses
+questions, et ce brusque incident!
+
+Nous le primes chacun par une epaule et l'etendimes sur le dos.
+
+Il etait ainsi allonge, avec son nez proeminent, sa moustache de
+chat, mais les levres exsangues, la respiration si faible, qu'elle
+eut a peine agite une plume.
+
+-- Il se meurt, Jim, m'ecriai je.
+
+-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de
+pain dans le bateau. Peut-etre y a-t-il quelque chose dans le sac?
+
+Il s'elanca et rapporta un sac noir en cuir.
+
+Avec un grand manteau bleu, c'etait les seuls objets qui se
+trouvassent dans le bateau.
+
+Le sac etait ferme, mais Jim l'ouvra en un instant; il etait a
+moitie plein de pieces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais
+vu autant, non, pas meme la dixieme partie.
+
+Il devait y en avoir des centaines; c'etaient des souverains
+anglais tout brillants, tout neuf.
+
+A vrai dire, cette vue nous avait si fortement interesses que nous
+ne songions plus du tout a leur possesseur jusqu'au moment ou il
+nous rappela pres de lui par une plainte.
+
+Il avait les levres plus bleues que jamais. Sa machoire inferieure
+retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses
+rangees de dents blanches comme les dents de loup.
+
+-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au
+ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami,
+ou il est perdu. En attendant, je defais ses vetements.
+
+Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute,
+rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry.
+
+Jim avait deboutonne l'habit et la chemise de l'homme.
+
+Nous repandimes de l'eau sur lui et nous en fimes penetrer
+quelques gouttes entre les levres.
+
+Cela produisit un bon effet, car apres deux ou trois fortes
+inspirations, il se mit sur son seant et se frotta lentement les
+yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond.
+
+Mais, a ce moment-la, ce n'etait point sa figure que Jim et moi
+nous considerions; c'etait sa poitrine decouverte.
+
+On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au-
+dessous de la clavicule et l'autre a peu pres au milieu du cote
+droit.
+
+La peau de son corps etait extremement blanche jusqu'a la ligne
+brune du cou. Aussi les trous fronces et rouges n'en
+apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte generale.
+
+D'en haut je pus voir qu'il y avait une depression correspondante
+dans la dos a un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour
+l'autre.
+
+Si depourvu d'experience que je fusse, je pouvais dire ce que cela
+signifiait.
+
+Deux balles avaient penetre dans sa poitrine. L'une d'elles
+l'avait traversee; l'autre y etait restee.
+
+Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit
+sa chemise d'un air soupconneux.
+
+-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tete? Ne faites
+pas attention a ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crie?
+
+-- Vous avez crie au moment meme ou vous etes tombe.
+
+-- Qu'est-ce que j'ai crie?
+
+Je le lui repetai, quoique ce fussent des mots a peu pres
+depourvus de toute signification pour moi.
+
+Il nous regarda fixement l'un apres l'autre, puis haussa les
+epaules:
+
+-- Ca fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette
+question: que vais-je faire a present? Je ne me serais pas cru si
+faible. Ou etes-vous alles prendre cette eau?
+
+Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas
+incertain.
+
+La il s'etendit sur le ventre et se mit a boire, si longtemps que
+je crus qu'il n'en finirait pas.
+
+Son long cou plisse se tendait comme celui d'un cheval, et il
+faisait a chaque gorgee un fort bruit de lapement avec ses levres.
+
+Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa
+moustache avec sa manche.
+
+-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose a manger?
+
+J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de
+galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala.
+
+Puis, il sortit les epaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa
+les cotes de la paume de sa main.
+
+-- Je suis sur que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez ete
+tres bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu
+l'occasion d'ouvrir ma sacoche.
+
+-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous
+avez perdu connaissance.
+
+-- Ah! je n'ai pas grand-chose la dedans, tout au plus... comment
+dites-vous cela?... quelques economies. Ce n'est pas une grosse
+somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'a ce que
+je trouve quelque chose a faire. D'ailleurs il me semble qu'on
+pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait ete
+impossible de tomber sur un pays plus paisible, ou il n'y a peut-
+etre pas l'ombre d'un _gendarme_ a cette distance de la ville.
+
+-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous etes, d'ou vous
+venez, ni ce que vous avez ete, dit Jim d'un ton rebarbatif.
+
+L'etranger le toisa des pieds a la tete, d'un air connaisseur.
+
+-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une
+compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites,
+j'aurais le droit de m'en facher, s'il s'agissait de tout autre
+que vous, mais vous avez le droit d'etre renseigne, apres m'avoir
+traite avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp.
+Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de
+Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le
+bateau.
+
+-- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je.
+
+Mais il me lanca ce regard direct qui decele l'honnete homme.
+
+-- C'est vrai, mais le navire etait de Dunkerque, et ce bateau est
+une de ses chaloupes. L'equipage est parti sur le grand canot, et
+le navire a coule si rapidement que je n'ai eu le temps de rien
+embarquer. C'etait lundi.
+
+-- Et nous voici au jeudi! Vous etes reste trois jours sans
+aliments ni boissons?
+
+-- C'est trop long, dit-il. Deja je me suis trouve en pareille
+situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais
+laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un
+logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente
+de la cote. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par la-bas?
+
+-- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Francais:
+Il se rejouit parce que la paix a ete conclue.
+
+-- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de
+mon cote j'ai fait un peu la guerre ici et la.
+
+Il n'avait point l'air content, car il avait fronce ses sourcils
+tres bas sur ses yeux percants.
+
+-- Vous etes Francais, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous
+descendions ensemble.
+
+Il tenait a la main sa sacoche noire et avait jete sur son epaule
+son grand manteau bleu.
+
+-- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens
+sont plus Allemands que Francais. Pour moi, j'ai ete dans tant de
+pays que je me trouve chez moi n'importe ou. J'ai ete grand
+voyageur. Et ou pensez-vous que je pourrais trouver un logement?
+
+Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les
+yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est
+ecoule depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce
+singulier personnage.
+
+Il m'avait inspire, je crois, de la defiance, et pourtant il
+exercait sur moi de la fascination.
+
+Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses
+facons de s'exprimer, je ne sais quoi qui differait entierement de
+tout ce que j'avais vu jusqu'alors.
+
+Jim Horscroft etait un bel homme, et le Major Elliott un homme
+brave, mais il manquait a tous deux quelque chose que possedait
+cet inconnu: c'etait ce coup d'oeil alerte et vif, cet eclat des
+yeux, cette distinction indefinissable a decrire.
+
+Puis, nous l'avions sauve alors qu'il gisait, respirant a peine,
+sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme a
+qui l'on a rendu service.
+
+-- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis a peu pres sur
+de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-la,
+vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements.
+
+Il ota son chapeau et s'inclina avec toute la grace imaginable.
+Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraina a l'ecart.
+
+-- Vous etes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est
+qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir
+vous meler de ses affaires?
+
+Mais j'etais l'etre le plus obstine qu'ait jamais chausse une
+paire de bottes, et la plus sure facon de me faire aller en avant,
+c'etait de me tirer en arriere.
+
+-- C'est un etranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur
+lui, dis-je.
+
+-- Vous en serez fache, dit-il.
+
+-- Cela se peut.
+
+-- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser a
+votre cousine Edie.
+
+-- Edie est parfaitement capable de se garder elle-meme.
+
+-- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il
+vous plaira! s'ecria-t-il en un de ses brusques acces de colere.
+
+Et sans ajouter un mot, pour prendre conge de l'un ou de l'autre
+de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du
+cote de la maison de son pere.
+
+Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous
+descendions ensemble.
+
+-- Je crois bien que je ne lui ai guere plu, dit-il. Je vois tres
+bien qu'il vous a cherche querelle parce que vous m'emmenez chez
+vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par
+hasard que j'ai vole l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien,
+qu'est-ce qu'il craint?
+
+-- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est egal. Pas un
+etranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit.
+
+
+VI -- UN AIGLE SANS ASILE
+
+Mon pere me parut etre presque de l'avis de Jim Horscroft, car il
+ne montra pas un empressement extreme a l'egard de ce nouvel hote;
+il le toisa du haut en bas d'un air tres interrogateur.
+
+Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je
+remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en
+voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se reduisait
+toujours a deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se
+fermerent d'eux-memes, car je crois bien que pendant ces trois
+jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mange.
+
+C'etait une bien pauvre chambre que celle ou je le conduisis, mais
+il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et
+s'endormit aussitot.
+
+Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre
+etait contigue a la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous
+avions un hote sous notre toit.
+
+Le lendemain matin, quand je descendis, je m'apercus qu'il m'avait
+devance, car il etait assis en face de mon pere a la table de
+l'embrasure de la fenetre, dans la cuisine, leurs tetes se
+touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de
+pieces d'or.
+
+A mon entree, mon pere leva sur moi des yeux ou je vis un eclair
+d'avidite que je n'y avais jamais remarque jusqu'alors.
+
+Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha
+aussitot.
+
+-- Tres bien, monsieur, la chambre est a vous, et vous paierez
+toujours d'avance le trois du mois.
+
+-- Ah! voici mon premier ami, s'ecria de Lapp en me tendant la
+main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute,
+mais ou il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on
+sourit a son chien.
+
+" Me voila tout a fait remis a present, grace a mon excellent
+souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim
+qui ote a l'homme toute energie. Cela d'abord, le froid ensuite.
+
+-- Oui, c'est vrai, dit mon pere, je me suis trouve sur la lande
+dans une tempete de neige pendant trente-six heures, et je sais ce
+que c'est.
+
+-- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en
+approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et
+devenaient plus semblables a des singes, et ils venaient presque
+sur les bords des pontons ou nous les gardions; ils hurlaient de
+rage et de douleur.
+
+" Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la
+ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les
+entendaient a peine, tant ils s'etaient affaiblis.
+
+-- Et ils moururent? m'ecriai-je.
+
+-- Ils resisterent pendant tres longtemps. C'etaient des
+grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux
+hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se
+rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait
+en soulever trois a la fois, comme si c'etaient de petits singes.
+Cela faisait pitie. Ah! mon ami, voudrez-vous me presenter a
+Madame et a Mademoiselle?
+
+C'etaient ma mere et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine.
+
+Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus
+toutes les peines du monde a garder mon serieux, car au lieu de
+leur faire, en guise de salut, un simple signe de tete a la mode
+ecossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il
+avanca le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de
+l'air le plus drole.
+
+Ma mere ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle,
+mais Edie se montra aussitot enchantee.
+
+On eut dit que c'etait un jeu pour elle, et elle se mit a faire
+une reverence, mais une reverence si profonde, que je la crus un
+instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au
+milieu de la cuisine.
+
+Mais non, elle se redressa aussi legerement qu'un rembourrage qui
+fait ressort.
+
+Nous approchames tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes
+servies avec le lait et la bouillie.
+
+Il avait une merveilleuse maniere de se conduire avec les femmes,
+ce gaillard-la.
+
+Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous
+aurions eu l'air de faire les imbeciles, et les filles nous
+auraient eclate de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien
+avec son genre de physionomie et de langage qu'on en venait enfin
+a trouver cela tout naturel.
+
+En effet, quand il s'adressait a ma mere, ou a la cousine Edie --
+et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait
+jamais sans s'etre incline, sans prendre un air a faire croire
+qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en ecoutant ce qu'il
+avait a dire; et lorsqu'elles repondaient, on eut cru, a voir sa
+physionomie, que leurs paroles etaient precieuses et dignes d'etre
+conservees a tout jamais.
+
+Et pourtant, meme quand il s'abaissait devant les femmes, il
+gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme
+pour donner a entendre que c'etait pour elles seules qu'il se
+faisait aussi doux, mais qu'a l'occasion, il savait faire preuve
+d'assez de raideur.
+
+Pour ma mere, c'etait merveille de voir combien elle s'adoucit a
+son egard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos
+affaires, lui parla de son oncle a elle, qui etait chirurgien a
+Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son cote.
+
+Elle lui raconta la mort de mon frere Rob, evenement que je ne
+l'avais jamais entendu dire a ame qui vive -- et alors on eut cru
+que de Lapp allait verser des larmes a cette occasion -- lui qui
+venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes
+mourir de faim.
+
+Quant a Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lancait
+incessamment de petits coups d'oeil a notre hote, et une fois ou
+deux, il la regarda tres fixement.
+
+Apres le dejeuner, quand il fut rentre dans sa chambre, mon pere
+tira de sa poche huit pieces d'or d'une guinee et les etala sur la
+table.
+
+-- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il.
+
+-- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux beliers noirs, voila
+tout.
+
+-- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le
+logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les
+quatre semaines.
+
+Mais, en entendant cela, ma mere hocha la tete.
+
+-- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce
+n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que
+nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture.
+
+-- Ta! ta! s'ecria mon pere, il peut tres bien le faire sans se
+gener. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il
+a offert lui-meme.
+
+-- Cet argent-la ne portera pas bonheur, dit-elle.
+
+-- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tete a l'envers avec
+ses facons d'etranger?
+
+-- Oui, il serait bon que les maris ecossais eussent quelque peu
+de ses manieres prevenantes, dit-elle.
+
+C'etait la premiere fois de ma vie que je l'entendis riposter a
+mon pere.
+
+De Lapp ne tarda pas a descendre et me demanda si je voulais
+sortir avec lui.
+
+Lorsque nous fumes au soleil, il tira de sa poche une petite croix
+faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse
+encore vue.
+
+-- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela a Tolede, en
+Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donne l'autre a une jeune
+fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir
+de la grande bonte que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez
+faire une epingle de cravate.
+
+Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce present, qui
+valait plus que tout ce que j'avais possede en ma vie.
+
+-- Je pars pour aller compter les agneaux sur le paturage d'en
+haut, lui dis-je. Peut-etre vous plairait-il de venir avec moi et
+de voir un peu le pays.
+
+Il eut un instant d'hesitation, puis il secoua la tete.
+
+-- J'ai, dit-il, quelques lettres a ecrire le plus tot possible.
+Je compte passer la matinee chez moi pour m'acquitter de cette
+tache.
+
+Pendant toute la matinee, j'allai et je vins sur les hauteurs; et,
+comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupe que de
+cet etranger que le hasard avait jete a notre porte.
+
+Ou avait-il appris ces manieres, cet air de commandement, cet
+eclat hautain et menacant du regard?
+
+Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si
+detache, quelle etonnante existence que celle ou elles avaient
+trouve place?
+
+Il avait ete bon pour nous, il avait use d'un langage plein
+d'amabilites et malgre tout je n'arrivais pas a chasser
+entierement la defiance que j'avais eprouvee a son egard.
+
+Peut-etre, apres tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-etre
+avais je eu tort de l'introduire a West Inch.
+
+Quand je rentrai, il avait l'air d'etre ne et d'avoir vecu dans la
+ferme.
+
+Il etait assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe
+le coin de la cheminee, et il avait le chat noir sur ses genoux.
+
+Il tenait les bras etendus, et d'une main a l'autre allait un
+echeveau de laine a tricoter dont ma mere faisait un peloton.
+
+La cousine Edie etait assise tout pres et, en voyant ses yeux, je
+m'apercus qu'elle avait pleure.
+
+-- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine?
+
+-- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et
+honnetes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose put
+l'emouvoir a ce point. Autrement, je n'en aurais point parle. Je
+contais les souffrances de quelques troupes qui avaient a
+traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont
+je sais quelque chose. Il est bien etrange de voir le vent
+emporter des hommes par-dessus le bord des precipices, mais le sol
+etait bien glissant, et il n'y avait rien a quoi ils pussent se
+retenir. Les compagnies entrecroiserent leurs bras, et cela alla
+mieux de cette facon, mais la main d'un artilleur resta dans la
+mienne, comme je la prenais. Elle etait gangrenee par le froid
+depuis trois jours.
+
+Je restais a ecouter bouche beante.
+
+" Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus
+leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine a resister. Et
+pourtant, s'ils restaient en arriere, les paysans les prenaient,
+les clouaient a la porte de leurs granges, les pieds en haut, et
+allumaient du feu sous leur tete. C'etait pitie de voir ainsi
+perir ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus
+avancer, c'etait interessant de voir comment ils s'y prenaient:
+ils s'arretaient, faisaient leur priere, assis sur une vieille
+selle, ou sur leur havresac, otaient leurs bottes et leurs bas et
+appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils
+mettaient leur gros orteil sur la detente, et _pouf_! c'etait
+fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on a
+eu une rude besogne par la-bas sur ces montagnes de Guadarama.
+
+-- Et quelle armee, etait-ce? demandai-je.
+
+-- Oh! j'ai ete dans tant d'armees que je m'y embrouille
+quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. A propos, j'ai vu
+vos Ecossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je
+croyais d'apres cela que tout le monde ici portait des ... comment
+appelez-vous cela... des jupons?
+
+-- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands.
+
+-- Ah! dans les montagnes. Mais voici la-bas, dehors, un homme.
+Peut-etre est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres a
+la poste, a ce qu'a dit votre pere.
+
+-- Oui, c'est le garcon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je
+les lui donne?
+
+-- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre
+main.
+
+Il les tira de sa poche et me les remit.
+
+Je sortis aussitot avec ces lettres et chemin faisant mes regards
+tomberent sur l'adresse que portait l'une d'elles.
+
+Il y avait en tres grosse et tres belle ecriture:
+
+" A sa Majeste
+
+" Le roi de Suede
+
+" Stockholm "
+
+Je ne savais pas beaucoup de francais, assez toutefois pour
+comprendre cela.
+
+Quel etait donc cette sorte d'aigle qui etait venu se poser dans
+notre humble petit nid?
+
+
+VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR
+
+Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis tres certain, un
+ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de
+notre existence depuis le jour ou cet homme vint sous notre toit,
+ou de quelle facon il en vint a gagner peu a peu notre affection a
+tous.
+
+Avec les femmes, ce ne fut pas une tache bien longue, mais il ne
+tarda pas a degeler mon pere lui-meme, chose qui n'etait pas des
+plus aisees.
+
+Il avait meme fait la conquete de Jim Horscroft aussi bien que la
+mienne.
+
+A vrai dire, nous n'etions guere, a cote de lui, que deux grands
+enfants, car il etait alle partout, il avait tout vu, et quand il
+avait passe une soiree a jaser, en son anglais boiteux, il nous
+avait emportes bien loin de notre simple cuisine, de notre
+maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des
+camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde.
+
+Horscroft avait d'abord ete assez maussade avec lui, mais de Lapp,
+par son tact, par l'aisance de ses manieres, l'avait bientot
+seduit, avait entierement conquis son coeur, si bien que voila Jim
+assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous
+deux perdus dans l'interet qu'ils prenaient a ecouter tous les
+recits qu'il nous faisait.
+
+Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore,
+apres un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une
+semaine, d'un mois a l'autre, par telle ou telle parole, telle ou
+telle action, il arriva a nous rendre tels qu'il voulait.
+
+Un de ses premiers actes fut de donner a mon pere le canot dans
+lequel il etait venu, en ne se reservant que le droit de le
+reprendre s'il venait a en avoir besoin.
+
+Les harengs vinrent fort pres de la cote cette annee-la, et avant
+sa mort mon oncle nous avait donne un bel assortiment de filets,
+de sorte que ce present nous rapporta bon nombre de livres.
+
+Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant
+tout un ete ramant lentement, s'arretant tous les cinq ou six
+coups de rame, pour jeter une pierre attachee au bout d'une corde.
+
+Je ne compris rien a sa conduite jusqu'au jour ou il me l'expliqua
+de son propre gre.
+
+-- J'aime a etudier tout ce qui a du rapport aux choses de la
+guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais echapper une occasion. Je
+me demandais s'il serait difficile a un commandant de corps
+d'armee d'operer un debarquement ici.
+
+-- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je.
+
+-- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez-
+vous pris des sondages ici?
+
+-- Non.
+
+-- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcee de se tenir au
+large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une fregate de quarante
+canons puisse approcher jusqu'a portee de fusil. Bondez vos canots
+de tirailleurs, deployez-les derriere ces dunes de sable, puis
+soutenez-les en en lancant encore d'autres, lancez des fregates
+une pluie de mitraille par-dessus leurs tetes. Cela pourrait se
+faire! Cela pourrait se faire.
+
+Ses moustaches raides comme celles d'un chat se herisserent plus
+que jamais, et je pus voir a l'eclat de son regard qu'il etait
+emporte par ses reves.
+
+-- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec
+indignation.
+
+-- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, naturellement pour une bataille, il
+faut etre deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien
+d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille,
+trente mille? Quelques regiments de bonnes troupes, le reste!
+Peuh! Des conscrits, des bourgeois armes. Comment appelez-vous ca?
+Des volontaires?
+
+-- Des gens courageux, criai je.
+
+-- Oh oui, tres braves, mais des imbeciles. Ah! mon Dieu! on ne
+saurait dire a quel point ils seraient imbeciles. Non pas eux
+seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement
+peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune precaution. Ah!
+j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits
+attaquer une batterie de dix pieces: il fallait voir comme ils
+avancaient bravement, si bien que de l'endroit, ou je me trouvais,
+la montee avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?...
+avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de
+conscrits, qu'etait-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes
+troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant,
+hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une
+decharge de mitraille? Aussi voila votre second bataillon etendu
+sur la pente. Alors ce sont les chasseurs a pied de la garde, de
+vieux soldats, a qui l'on dit de prendre la batterie: a les voir
+marcher, ce n'etait guere captivant, pas de colonne, pas de cris,
+personne de tue. Tout juste une ligne de tirailleurs dissemines,
+avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les
+batteries etait reduites au silence; et les artilleurs espagnols
+tailles en pieces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui
+s'apprend, tout comme l'elevage des moutons.
+
+-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un etranger; si nous
+avions trente mille hommes sur la crete de cette hauteur la-bas,
+vous en viendriez a etre fort heureux d'avoir vos bateaux derriere
+vous.
+
+-- Sur la crete de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses
+regards sur la crete. Oui, si votre homme connaissait son affaire;
+il aurait sa gauche appuyee a votre maison, son centre a
+Corriemuir, et sa droite par la, vers la maison du docteur, avec
+une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa
+cavalerie manoeuvrerait pour nous couper des que nous serions
+deployes sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous
+former, et nous saurons bientot ce que nous avons a faire. Voila
+le point faible, c'est le defile ici: je le balaierais avec mes
+canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en
+avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air:
+Eh Jock, vos volontaires, ou seraient-ils?
+
+-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je.
+
+Et nous partimes tous deux de cet eclat de rire cordial par lequel
+finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions.
+
+Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En
+d'autres moments, il n'etait pas aussi facile de l'admettre.
+
+Je me souviens tres bien qu'un soir de cet ete-la, comme nous
+etions assis a la cuisine, lui, mon pere, Jim, et moi, et que les
+femmes etaient allees se coucher, il se mit a parler de l'Ecosse
+et de ses rapports avec l'Angleterre.
+
+-- Jadis vous aviez votre roi a vous, et vos lois se faisaient a
+Edimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de
+desespoir, a la pensee que tout cela vient de Londres.
+
+Jim ota sa pipe de sa bouche.
+
+-- C'est nous qui avons impose notre roi a l'Angleterre, et si
+quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de la-bas.
+
+Evidemment l'etranger ignorait ce detail. Cela lui imposa silence
+un instant.
+
+-- Oui, mais vos lois sont faites la-bas, dit-il enfin, et
+assurement ce n'est pas avantageux.
+
+-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement a Edimbourg, dit
+mon pere, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je
+n'ai guere le loisir de penser a ces choses-la.
+
+-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir
+d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprime, ce sont ses
+jeunes gens qui doivent le venger.
+
+-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit
+Jim.
+
+-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette maniere
+de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de
+marcher sur Londres s'ecria de Lapp.
+
+-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais
+qui nous conduirait?
+
+Il se redressa, fit la reverence, en posant la main sur son coeur,
+de sa bizarre facon.
+
+-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'ecria-t-il.
+
+Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis
+convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde.
+
+Je n'arrivai jamais a me faire quelque idee de son age, et Jim
+Horscroft n'y reussit pas mieux.
+
+Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune,
+parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot.
+
+Sa chevelure brune, raide, coupee court, n'avait nul besoin d'etre
+coupee ras au sommet de la tete, ou elle se rarefiait pour finir
+en une courbe polie.
+
+Sa peau etait sillonnee de mille rides tres fines, qui
+s'entrelacaient, formaient un reseau; elle etait, comme je l'ai
+dit, toute recuite par le soleil. Mais il etait agile comme un
+adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un
+jour a parcourir la montagne ou a ramer sur la mer sans mouiller
+un cheveu.
+
+Tout bien considere, nous jugeames qu'il devait avoir quarante ou
+quarante-cinq ans, bien qu'il fut malaise de comprendre comment il
+avait pu voir tant de choses a une telle periode de la vie.
+
+Mais un jour on se mit a parler d'age, et alors il nous fit une
+surprise.
+
+Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en
+avait vingt-sept.
+
+-- Alors je suis le plus age de nous trois, dit de Lapp.
+
+Nous partimes d'un eclat de rire, car, a notre compte, il aurait
+parfaitement pu etre notre pere.
+
+-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu
+vingt-neuf ans en decembre.
+
+Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre
+quelle existence extraordinaire avait ete la sienne.
+
+Il vit notre etonnement et s'en amusa.
+
+-- J'ai vecu! j'ai vecu! s'ecria-t-il. J'ai employe mes jours et
+mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une
+compagnie dans une bataille ou cinq nations prenaient part. J'ai
+fait palir un roi aux mots que je lui ai chuchotes a l'oreille,
+alors que j'avais vingt ans. J'ai contribue a refaire un royaume
+et a mettre un nouveau roi sur un grand trone l'annee meme ou je
+suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vecu ma vie.
+
+Ce fut la ce que j'appris de plus precis, d'apres ses dires, sur
+son passe.
+
+Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait a
+hocher la tete ou a rire.
+
+Dans de certains moments, nous pensions qu'il n'etait qu'un adroit
+imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de
+talents serait-il venu perdre son temps dans le comte de Berwick?
+
+Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que
+sa vie avait en effet un passe tres rempli.
+
+Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour tres
+proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le meme
+qui avait danse autour du feu de joie avec sa soeur et les deux
+bonnes.
+
+Il s'etait rendu a Londres pour quelque affaire relative a sa
+pension et a son indemnite de blessure, et avec quelque espoir
+qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu'il ne revint que vers
+la fin de l'automne.
+
+Des les premiers jours de son retour, il descendit pour nous
+rendre visite, et alors ses yeux se porterent pour la premiere
+fois sur de Lapp.
+
+Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille
+stupefaction.
+
+Il regarda fixement notre hote pendant une longue minute sans dire
+seulement un mot.
+
+De Lapp lui rendit ce regard avec la meme persistance, mais sans
+que rien indiquat qu'il le reconnaissait.
+
+-- Je ne sais qui vous etes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me
+regardez comme si vous m'aviez deja vu.
+
+-- En effet je vous ai vu, dit le major.
+
+-- Jamais, que je sache.
+
+-- Mais je le jure.
+
+-- Ou donc, alors?
+
+-- Au village d'Astorga, en 18...
+
+De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin.
+
+-- Mon Dieu, s'ecria-t-il, quel hasard, et vous etes le
+parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur.
+Permettez-moi de vous dire un mot a l'oreille.
+
+Il le prit a part, causa en francais avec lui, d'un air tres
+serieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant
+des explications, pendant que le major hochait de temps a autre sa
+vieille tete grisonnante.
+
+A la fin, ils parurent s'etre mis d'accord pour quelque
+convention, et j'entendis le major dire a plusieurs reprises:
+_Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je
+compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort
+loin.
+
+Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait
+jamais aller a la meme familiarite de langage, dont nous usions
+avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la
+parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect.
+
+Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait a ce sujet,
+Mais il se deroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui.
+
+Jim Horscroft passa tout cet ete a la maison, mais vers la fin de
+l'automne, il retourna a Edimbourg, pour les cours d'hiver, car il
+se proposait de travailler assidument et d'obtenir son diplome au
+printemps prochain, s'il pouvait, et il reviendrait passer la
+Noel.
+
+Il y eut donc une grande scene d'adieu entre lui la cousine Edie.
+
+Il devait faire poser sa plaque et se marier des qu'il aurait le
+droit d'exercer.
+
+Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle
+tendresse, et elle avait de son cote, quelque affection pour lui,
+a sa maniere, et en effet, elle eut cherche en vain dans toute
+l'Ecosse un plus bel homme que lui.
+
+Cependant quand il etait question de mariage, elle faisait une
+legere grimace en songeant que tous ses reves mirifiques
+aboutiraient a n'etre que la femme d'un medecin de campagne. Mais
+tout bien considere, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et
+elle se decida pour le meilleur des deux.
+
+Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions
+d'une classe tout a fait differente de la notre: donc il ne
+comptait pas.
+
+En ce temps-la, je ne fus jamais bien fixe sur ce point: Edie se
+preoccupait-elle ou non de lui?
+
+Quand Jim etait a la maison, ils ne faisaient guere attention l'un
+et l'autre.
+
+Apres son depart, ils se rencontrerent plus souvent, ce qui etait
+assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps
+d'Edie.
+
+Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le
+trouvait pas a son gre, et pourtant elle n'etait pas a son aise
+lorsqu'il n'etait pas la le soir.
+
+Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait a causer avec lui, a lui
+faire mille questions.
+
+Elle se faisait decrire par lui les costumes des reines, dire sur
+quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des
+epingles a cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles
+portaient a leurs chapeaux, et je finissais par m'etonner qu'il
+trouvat reponse a tout cela.
+
+Et pourtant il avait toujours une reponse. Il jouait de la langue
+avec tant de dexterite, de vivacite. Il montrait tant
+d'empressement a l'amuser, que je me demandais comment il se
+faisait qu'elle n'eut pas plus d'affection pour lui.
+
+Bref, l'ete, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se
+passerent, nous etions encore tous tres heureux ensemble.
+
+L'annee 1815 etait deja fortement entamee.
+
+Le grand Empereur vivait toujours a l'ile d'Elbe, se rongeant le
+coeur; tous les ambassadeurs, reunis a Vienne, continuaient a se
+chamailler sur la facon de se partager la peau du lion, maintenant
+qu'ils l'avaient reduit aux abois pour tout de bon.
+
+Quant a nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous etions tout
+absorbes par nos menues et pacifiques occupations, le soin des
+moutons, les voyages au marche de bestiaux de Berwick, et les
+causeries du soir devant le grand feu de tourbe.
+
+Nous ne nous figurions guere que les actes de ces hauts et
+puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur
+nous.
+
+Quant a la guerre, eh bien, n'etait-on pas tous d'accord pour
+admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus
+nos tetes, et que si les Allies ne se prenaient pas de querelle
+entre eux, il se passerait cinquante autres annees avant qu'il se
+tirat en Europe un seul coup de fusil.
+
+Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour tres net
+dans ma memoire. Il survint, je crois, vers la fin de fevrier de
+cette annee-la, et je vous le conterai avant d'aller plus loin.
+
+Vous savez, j'en suis sur, comment sont faites les tours d'alarme
+de la frontiere.
+
+Ce sont des masses carrees, disseminees de distance en distance le
+long de la ligne de partage et construites de facon a donner asile
+et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les
+bandits.
+
+Lorsque Percy et ses hommes etaient partis pour les Marches, on
+amenait une partie de leur betail dans la cour de la tour, on
+fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers
+places au sommet.
+
+C'etait un signal auquel devaient repondre de meme les autres
+tours d'alarme.
+
+Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de
+Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis a
+Edimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces
+antiques donjons etaient gondoles, croulants, et offraient aux
+oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids.
+
+J'ai recolte un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans
+la tour d'alarme de Corriemuir.
+
+Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un
+message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent a deux milles en
+deca d'Ayton.
+
+Vers cinq heures, au moment meme ou le soleil allait se coucher,
+je me trouvais sur le sentier de la lande, de facon a voir
+exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la
+vieille tour d'alarme etait un peu a ma gauche.
+
+Je considerais a loisir le donjon, qui faisait un effet fort
+pittoresque pour le flot de lumiere rouge qui deversait sur lui
+les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'etendant au loin en
+arriere.
+
+Et comme je regardais avec attention, j'apercus soudain la figure
+d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur.
+
+Naturellement je m'arretai, etonne de cela, car que pouvait faire
+un individu quelconque dans cet endroit, et a ce moment-la, car
+l'epoque de la nidification n'etait pas encore venue.
+
+C'etait si singulier que je me determinai a tirer l'affaire au
+clair.
+
+Donc, malgre ma fatigue, je tournai le dos a la maison et me
+dirigeai d'un pas rapide vers la tour.
+
+L'herbe monte jusqu'au bas meme du mur, et mes pieds ne firent que
+peu de bruit jusqu'au moment ou j'arrivai a l'arc coulant ou se
+trouvait jadis l'entree.
+
+Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'interieur.
+
+C'etait Bonaventure de Lapp qui etait la, debout dans l'enceinte,
+et qui regardait par ce meme trou ou j'avais vu sa figure.
+
+Il etait tourne de profil par rapport a moi.
+
+Evidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous
+ses yeux dans la direction de West Inch.
+
+Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les decombres de
+l'entree. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourne vers moi.
+
+Il n'etait pas de ceux a qui on peut faire perdre contenance, et
+sa figure ne changea pas plus que s'il etait la depuis un an a
+m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque
+chose qui me disait qu'il aurait paye une somme assez ronde pour
+me revoir prendre le sentier.
+
+-- Hello! dis-je, qu'est-ce que vous faites ici?
+
+-- Je pourrais vous faire la meme question, dit-il.
+
+-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure a la fenetre.
+
+-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en
+apercevoir, je m'interesse tres vraiment a tout ce qui a un
+rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les chateaux
+sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock.
+
+Puis s'avancant, il s'elanca soudain par l'ouverture du mur, de
+maniere a n'etre plus sous mes yeux.
+
+Mais ma curiosite etait beaucoup trop excitee pour l'excuser aussi
+facilement.
+
+Je me hatai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait.
+
+Il etait debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur
+febrile, comme pour faire un signal.
+
+-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je.
+
+Et aussitot je sortis en courant, pour me placer pres de lui, et
+chercher du regard sur la lande, a qui il faisait ce signal.
+
+-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrite, je ne
+croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre
+d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si
+nous devons rester amis, vous ne devez pas vous meler de mes
+affaires.
+
+-- Je n'aime pas ces facons mysterieuses, dis-je, et mon pere ne
+les aimerait pas davantage.
+
+-- Votre pere peut s'en expliquer lui-meme, et il n'y a la rien de
+secret, dit-il d'un ton sec. C'est vous qui faites tout le secret
+avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent.
+
+Et sans me faire seulement un signe de tete, il me tourna le dos
+et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch.
+
+Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais
+le pressentiment de quelque mefait qui se tramait, et cependant,
+je n'avais pas la moindre idee du monde de ce que cela pouvait
+etre.
+
+Et j'en revins s'en m'en apercevoir, a songer a tous les incidents
+mysterieux de l'arrivee de est homme, et de son long sejour au
+milieu de nous.
+
+Mais qui donc pouvait-il attendre a la Tour d'alarme?
+
+Ce personnage etait-il un espion, qui avait un collegue en
+espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler?
+
+Mais cela etait absurde.
+
+Que pouvait bien venir espionner dans le Comte de Berwick?
+
+Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement a quoi s'en
+tenir sur lui et ne lui eut pas temoigne autant de respect, s'il y
+avait eu quelque chose de suspect.
+
+J'en etais arrive a ce point-la, au cours de mes reflexions quand
+je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'etait le major en
+personne, qui descendait la cote venant de chez lui, tenant en
+laisse son gros bulldog Bounder.
+
+Ce chien etait un animal des plus dangereux, et il avait cause
+maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et
+ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant a l'attache au moyen
+d'une bonne et forte courroie.
+
+Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son
+arrivee, il buta de sa jambe blessee par-dessus une branche de
+genet; en reprenant son equilibre, il lacha la courroie et
+aussitot voila ce maudit animal parti a fond de train de mon cote,
+au bas de la cote.
+
+Cela ne me plaisait guere, je vous en reponds, car je n'avais a ma
+portee ni un baton, ni une pierre, et je savais cette bete
+dangereuse.
+
+Le major l'appelait de la-haut par des cris percant, mais je crois
+que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en
+courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et
+j'esperais que cela me vaudrait peut-etre les egards dus a une
+vieille connaissance.
+
+Aussi quand il fut presque sur moi, son poil herisse, son nez
+enfonce entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes
+poumons:
+
+-- Bounder! Bounder!
+
+Cela produisit son effet, car l'animal me depassa en grondant, et
+partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp.
+
+Celui-ci se retourna a tout ce bruit et parut comprendre au
+premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua a
+marcher sans plus se presser.
+
+J'etais terrifie pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu.
+
+Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour ecarter de lui
+l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il
+apercut le jeu de doigts que faisait de Lapp derriere son dos avec
+le pouce et l'index, sa furie tomba tout a coup, et nous le vimes
+agitant son troncon de queue, et lui caressant le genou avec sa
+patte.
+
+-- C'est donc votre chien, major, dit-il a son maitre, qui
+arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bete, une belle, une
+jolie creature.
+
+Le major etait tout essouffle, car il avait fait le trajet presque
+aussi vite que moi.
+
+-- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant.
+
+-- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux.
+J'ai toujours aime les chiens. Mais je suis content de vous avoir
+rencontre, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis
+redevable de beaucoup, et qui commencait a me prendre pour un
+espion. N'est-ce pas vrai, Jock?
+
+Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot a
+repondre. Je me contentai de rougir et de detourner les yeux, de
+l'air gauche d'un campagnard que j'etais.
+
+-- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire,
+j'en suis sur, que c'est chose absolument impossible.
+
+-- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'ecria le
+major.
+
+-- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez
+justice. Et vous-meme? J'espere que votre genou va mieux, et qu'on
+vous redonnera bientot votre regiment.
+
+-- Je me porte assez bien, repondit le major, mais on ne me
+donnera jamais d'emploi a moins qu'il n'y ait une guerre, et il
+n'y aura plus de guerre de mon vivant.
+
+-- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien,
+nous verrons, nous verrons, mon ami.
+
+Il ota son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea
+d'un bon pas du cote de West Inch.
+
+Le major resta a le suivre des yeux, l'air pensif.
+
+Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il etait un
+espion.
+
+Quand je le lui eus dit, il ne repondit rien, hocha seulement la
+tete, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien
+tranquille.
+
+
+VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER
+
+Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments a
+l'egard de notre locataire n'etaient plus les memes.
+
+J'avais toujours l'idee qu'il me cachait un secret, ou plutot
+qu'il etait a lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le
+voile tendu sur son passe.
+
+Et lorsqu'un hasard ecartait pour un instant un coin de ce voile,
+c'etait toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre cote,
+quelque scene sanglante, violente, terrible.
+
+L'aspect seul de son corps faisait peur.
+
+Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'ete, je vis qu'il
+etait tout zebre de blessures. Sans compter sept ou huit
+cicatrices ou estafilades, il avait les cotes, d'un cote, toutes
+dejetees, toutes deformees. Un de ses mollets avait ete en partie
+arrache.
+
+Il rit de son air le plus gai en voyant mon etonnement.
+
+-- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses
+cicatrices. Les cotes ont ete brisees par un caisson d'artillerie.
+C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le
+corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval,
+si rapide que soit son allure, regarde toujours ou il pose le
+pied. Il m'est passe sur le corps quinze cents cuirassiers et les
+hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les
+canons, c'est tres mauvais.
+
+-- Et le mollet? demandai-je.
+
+-- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne
+croiriez jamais comment j'ai attrape cela. Vous saurez que mon
+cheval et moi, nous avions ete atteints, lui tue, et moi les cotes
+brisees par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si
+apre, si apre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper
+des blesses, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui
+vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir.
+Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre a mon
+cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place
+pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer.
+Sapristi, il faisait bien chaud la-dedans. Mais je n'avais pas
+assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie
+de mes jambes depassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais,
+des loups vinrent pour devorer le cheval, et ils m'entamerent
+aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais apres cela je
+veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de
+moi. C'est la que j'ai passe tres commodement dix jours.
+
+-- Dix jours! m'ecriai je, et que mangiez -- vous?
+
+-- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous
+appelez la table et le logement. Mais naturellement j'eus le bon
+sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y
+avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur
+gourde a eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais
+souhaiter. Et le onzieme jour arriva une patrouille de cavalerie
+legere. Alors tout alla bien.
+
+Ce fut ainsi, par des causeries, engagees accidentellement, et qui
+ne valent guere la peine d'etre rapportees separement, que la
+lumiere se fit sur sa personne et son passe. Mais le jour devait
+venir, ou nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter
+comment cela se fit.
+
+L'hiver avait ete fort triste, mais des le mois de mars se
+montrerent les premiers indices du printemps, et pendant une
+semaine de la fin de ce mois, nous eumes du soleil et des vents du
+Sud.
+
+Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Edimbourg, car bien que la
+session se terminat le 1er, son examen devait lui prendre une
+semaine.
+
+Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne
+pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme,
+il etait le seul ami de mon age que j'eusse en ce temps-la.
+
+Edie etait tres peu portee a causer, ce qui etait chez elle chose
+fort rare, mais elle ecoutait en souriant tout ce que je lui
+disais.
+
+-- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois a demi-voix, pauvre
+vieux Jim!
+
+-- Et s'il a ete recu, dis-je, eh bien, naturellement il fera
+apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous
+perdrons notre Edie.
+
+Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et
+la prendre a la legere, mais les mots me restaient encore dans la
+gorge.
+
+-- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore.
+
+Et en prononcant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux.
+
+-- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans
+la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un
+peu a moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, la-bas, un
+bien joli petit vaisseau.
+
+C'etait un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, tres
+marcheur a en juger par ses mats elances et la coupe de son avant.
+
+Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand
+mat, mais au moment meme ou nous le regardions, toute sa voilure
+se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous
+vimes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du
+beaupre.
+
+Il etait probablement a moins d'un quart de mille du rivage, si
+pres meme que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffe
+d'un bonnet pointu, qui se tenait debout a l'arriere et la lunette
+a l'oeil examinait la cote dans toutes les deux directions.
+
+-- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie.
+
+-- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, repondis-je.
+
+C'etait de cette facon-la que nous interpretions tout ce qui, dans
+les comtes de la frontiere, echappait a notre comprehension.
+
+Nous passames presque une heure entiere a examinez le joli
+vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derriere une
+bande de nuages, et que l'air du soir etait assez piquant, nous
+fimes demi-tour pour regagner West Inch.
+
+Quand on arrive a la ferme par la facade, on traverse un jardin
+qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par
+une porte a claire-voie, au moyen d'un loquet.
+
+C'etait a cette meme porte que nous nous tenions, la nuit ou les
+signaux furent allumes, la nuit ou nous vimes passer Walter Scott
+quand il revenait d'Edimbourg.
+
+A droite de cette entree, du cote du jardin, se trouvait un bout
+de rocaille qui, parait-il, avait ete construit par la mere de mon
+pere, il y avait bien longtemps.
+
+Elle avait faconne cela avec des galets uses par l'eau, avec des
+coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougeres dans
+les interstices.
+
+Or, quand nous eumes franchi la porte, nos yeux tomberent sur
+cette rocaille; au sommet etait plante un baton dans la fente
+duquel se trouvait une lettre.
+
+Je m'avancai pour voir ce que c'etait, mais Edie me devanca,
+enleva la lettre et la mit dans sa poche.
+
+-- C'est pour moi, dit-elle en riant.
+
+Mais je restai a la regarder d'un air qui eteignit le rire sur sa
+figure.
+
+-- De qui est elle, Edie? demandai-je.
+
+Elle fit la moue, mais elle ne repondit pas.
+
+-- De qui est-elle, mademoiselle? m'ecriai-je. Se pourrait-il que
+vous ayez trompe Jim comme vous m'ayez trompe moi-meme?
+
+-- Quel brutal vous etes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais
+bien que vous vous meliez de ce qui vous regarde.
+
+-- Elle ne peut etre que d'une seule personne, m'ecriai-je, et
+cette personne ce n'est autre que ce de Lapp.
+
+-- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock?
+
+Le sang-froid de cette creature me stupefia et me rendit furieux.
+
+-- Vous l'avouez! m'ecriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus
+aucune pudeur?
+
+-- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman?
+
+-- Parce que c'est infame.
+
+-- Et pourquoi?
+
+-- Parce que c'est un etranger.
+
+-- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari.
+
+
+IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH
+
+Je me rappelle fort bien cet instant-la.
+
+J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait
+emousse leur sensibilite. Il n'en fut pas ainsi pour moi.
+
+Au contraire, ma vue, mon ouie et ma pensee se redoublerent de
+clarte.
+
+Je me souviens que mes yeux se porterent sur une petite boule de
+marbre de la largeur de ma main, qui etait incrustee dans une des
+pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en
+admirer les veines delicates.
+
+Et cependant je devais avoir une etrange expression de
+physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva
+vers la maison en courant.
+
+Je la suivis, je tapai a la fenetre de sa chambre, car je voyais
+bien qu'elle y etait.
+
+-- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me
+gronder. Je ne veux pas etre grondee. Je n'ouvrirai pas la
+fenetre. Allez-vous en.
+
+Mais je persistai a frapper.
+
+-- Il faut que je vous dise un mot.
+
+-- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Des
+que vous commencerez a gronder, je la refermerai.
+
+-- Etes-vous vraiment mariee, Edie?
+
+-- Oui, je suis mariee.
+
+-- Qui vous a maries?
+
+-- Le Pere Brenman, a la chapelle catholique romaine de Berwick.
+
+-- Vous, une presbyterienne?
+
+-- Il tenait a ce que le mariage se fit dans une eglise
+catholique.
+
+-- Quand cela s'est-il fait?
+
+-- Il y aura une semaine mercredi.
+
+Je me souvins que ce jour-la elle etait allee en voiture a
+Berwick, et que de Lapp, de son cote, s'etait absente pour faire,
+a ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne.
+
+-- Mais... Et Jim? demandai-je.
+
+-- Oh! Jim me pardonnera.
+
+-- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir.
+
+-- Non, non, il me pardonnera.
+
+-- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter
+tant de deshonneur et de souffrance!
+
+-- Ah! voila que vous grondez! s'ecria-t-elle.
+
+Et la fenetre se ferma brusquement.
+
+J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore
+bien des questions a lui faire, mais elle ne voulut pas repondre,
+et je crus l'entendre sangloter.
+
+Enfin j'y renoncai, et j'etais sur le point de rentrer dans la
+maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pene de la
+porte du jardin se soulever.
+
+C'etait de Lapp en personne.
+
+Mais comme il suivait l'allee, il me fit l'effet d'etre ou fou ou
+ivre.
+
+Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en
+l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets.
+
+-- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_!
+
+C'est ainsi qu'il avait fait le jour ou il avait eu le delire.
+
+Puis soudain:
+
+-- _En avant_! _en avant_!
+
+Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tete.
+
+Il s'arreta court lorsqu'il vit que j'etais la, le regardant, et
+je puis dire qu'il fut un peu decontenance.
+
+-- Hola! Jock, s'ecria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eut
+quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet etat d'esprit que vous
+appelez de l'entrain.
+
+-- On le dirait, repondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne
+vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft
+reviendra ici.
+
+-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins
+gai?
+
+-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera.
+
+-- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp. Je vois que vous etes au courant
+de notre mariage. Edie vous a parle. Jim pourra faire ce qu'il
+voudra.
+
+-- Vous nous avez joliment recompenses de vous avoir accueillis.
+
+-- Mon brave garcon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort
+joliment recompenses. J'ai delivre Edie d'une existence qui est
+indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une
+noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres a ecrire ce
+soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre
+ami Jim sera revenu pour vous aider.
+
+Il fit un pas vers la porte.
+
+-- Et c'etait pour cela que vous attendiez a la Tour d'alarme,
+m'ecriai-je, soudainement eclaire.
+
+-- He! Jock, voila que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton
+moqueur.
+
+Un instant apres, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et
+la clef tourner dans la serrure.
+
+Je m'attendais a ne plus le revoir de la soiree, mais quelques
+minutes plus tard, il descendit a la cuisine, ou je tenais
+compagnie aux vieux parents.
+
+-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la
+facon si bizarre qui lui etait propre, j'ai ete l'objet de toute
+votre bonte et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais
+jamais cru etre si heureux que je l'ai ete grace a vous dans ce
+tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi,
+monsieur, vous agreerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous
+faire.
+
+Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppes dans
+du papier, puis faisant a ma mere trois autres reverences, il
+sortit de la chambre.
+
+Son present, c'etait une broche au centre de laquelle etait sertie
+une grosse pierre verte, entouree d'une demi-douzaine d'autres
+pierres blanches, scintillantes.
+
+Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne
+savais pas meme quel nom leur donner, mais on nous dit, par la
+suite, a Berwick, que la grosse pierre etait une emeraude, et les
+autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien
+superieure a celle que tous les agneaux qui nous etaient nes ce
+printemps-la.
+
+Ma bonne vieille mere est defunte depuis bien des annees, mais
+cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille ainee
+quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans
+revoir ces yeux percants et ce nez long et mince, et ces
+moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch.
+
+Pour mon pere, il avait une belle montre en or a double boitier,
+et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de
+sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac.
+
+Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charme, et ils
+ne voulaient parler que des presents que leur avait faits de Lapp.
+
+-- Il vous a donne autre chose encore, dis-je enfin.
+
+-- Quoi donc, Jock? demanda pere.
+
+-- Un mari pour la cousine Edie, repondis-je.
+
+Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je revais, mais lorsqu'ils
+eurent enfin compris que c'etait bien la verite, ils se montrerent
+aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annonce qu'Edie
+avait epouse le laird.
+
+A dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de
+batailleur, n'avait pas une excellente reputation dans le pays, et
+ma mere avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas
+bien.
+
+D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, etait
+un homme range, tranquille et dans l'aisance.
+
+Il y avait bien le secret, mais en ce temps-la, les mariages
+secrets etaient chose fort commune en Ecosse; car comme quelques
+paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un
+couple, personne n'y trouvait beaucoup a redire.
+
+Les vieux furent aussi enchantes que si leur fermage avait ete
+diminue, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me
+semblait que mon ami avait ete traite avec la plus cruelle
+legerete; et je savais bien qu'il n'etait pas homme a en prendre
+aisement son parti.
+
+
+X -- LE RETOUR DE L'OMBRE
+
+Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'etais certain
+que Jim ne tarderait pas a paraitre, et que ce jour-la serait un
+jour de grands chagrins.
+
+Mais quelle somme de tristesses ce jour-la devait-il apporter,
+jusqu'a quel point modifierait-il le destin de chacun de nous?
+C'etait plus que je n'aurais ose en imaginer dans mes moments les
+plus sombres.
+
+Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre
+meme des evenements.
+
+Ce matin-la, je m'etais leve de bonne heure, car on allait entrer
+en pleine periode de la mise bas des agneaux.
+
+Mon pere et moi, nous partions pour le paturage des le petit jour.
+
+Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frola ma figure: la
+porte de la maison etait entierement ouverte, et la lumiere grise
+de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond.
+
+Je regardai.
+
+Je trouvai egalement ouvertes la porte de la chambre d'Edie et
+celle de Lapp.
+
+Je compris alors, comme a la lueur d'un eclair, ce que
+signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'etait des presents
+d'adieu.
+
+Tous deux etaient partis.
+
+J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et
+m'arretant dans sa chambre.
+
+Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laisse la, tous,
+sans un mot de bonte, sans meme un serrement de main!
+
+Et lui aussi!
+
+J'avais ete epouvante de ce qui arriverait quand il se
+rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eut dit qu'il avait
+evite cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lachete.
+
+J'etais plein de colere, humilie, souffrant.
+
+Je sortis au grand air sans dire un mot a mon pere et je montai
+aux paturages pour rafraichir ma tete echauffee.
+
+Lorsque je fus arrive la-haut a Corriemuir, je pus jeter un
+dernier coup d'oeil sur la cousine Edie.
+
+Le petit cutter etait reste a l'endroit ou il avait jete l'ancre,
+mais un canot s'en etait detache pour aller la prendre a terre.
+
+A l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais
+qu'elle faisait ce signal au moyen de son chale.
+
+Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le
+pont.
+
+Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large.
+
+Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout
+pres d'elle.
+
+Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le
+ciel.
+
+Tous deux agiterent longtemps les mains, mais ils y renoncerent
+enfin, car ils n'obtinrent aucune reponse de moi.
+
+Je restai la, debout, les bras croises, plus grognon que je ne
+l'avais jamais ete en ma vie, jusqu'a ce que leur cutter ne fut
+plus qu'une legere tache blanche de forme carree, se perdant parmi
+la brume matinale.
+
+Il etait l'heure du dejeuner, et la bouillie etait sur la table
+quand je rentrai, mais je n'avais aucun appetit.
+
+Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que
+ma mere ne trouvat aucune expression trop dure pour Edie.
+
+Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces
+derniers temps surtout.
+
+-- Voici une lettre de lui, dit mon pere, en me montrant sur la
+table un papier plie: Elle etait dans sa chambre. Voulez-vous nous
+la lire?
+
+Ils ne l'avaient pas meme ouverte, car, pour dire la verite, mes
+bonnes gens n'etaient jamais arrives a lire couramment l'ecriture,
+quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et
+beaux caracteres.
+
+L'adresse ecrite en grosses lettres etait ainsi concue:
+
+" Aux bonnes gens de West Inch ".
+
+Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout tache et
+jauni, le voici:
+
+" Chers amis,
+
+" Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose
+dependait d'une autre volonte que la mienne.
+
+" Le devoir et l'honneur m'ont rappele aupres de mes anciens
+compagnons.
+
+" C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu
+de jours soient ecoules.
+
+" J'emmene notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien
+se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez a West
+Inch.
+
+" En attendant, agreez l'assurance de mon affection, et croyez que
+je n'oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passes chez
+vous, en un temps ou je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine a
+vivre, si j'avais ete fait prisonnier par les Allies. Mais vous
+saurez peut-etre aussi quelque jour par la raison de cela.
+
+" Votre bien devoue,
+
+" BONAVENTURE DE LISSAC,
+
+" Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majeste
+Imperiale l'Empereur Napoleon ".
+
+Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait
+fait suivre son nom.
+
+Sans doute j'en etais venu a la conviction que notre hote ne
+pouvait etre qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant
+entendu parler et qui s'etaient fraye passage jusque dans toutes
+les capitales de l'Europe, a une seule exception, la notre.
+Pourtant je n'eus guere cru que nous eussions sous notre toit
+l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde.
+
+-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh
+bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin
+d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'etait que
+temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenetre de
+la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin.
+
+Je courus vers la porte, au-devant de lui.
+
+Je sentais que j'aurais paye bien cher pour le voir repartir a
+Edimbourg.
+
+Il arrivait a grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tete.
+
+Je m'imaginai que c'etait peut-etre un billet d'Edie, et que des
+lors il savait tout. Mais quand il fut plus pres, je vis que
+c'etait une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on
+l'agitait, et qu'il avait les yeux petillants de joie.
+
+-- Hourra! Jock, cria-t-il. Ou est Edie? Ou est Edie?
+
+-- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je.
+
+-- Ou est Edie?
+
+-- Qu'est-ce que vous avez-la?
+
+-- C'est mon diplome, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout
+va bien; je veux le montrer a Edie.
+
+-- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer a
+Edie, repondis-je.
+
+Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'alterer comme la sienne
+quand j'eus dit ces mots.
+
+-- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t-
+il.
+
+En parlant ainsi, il avait lache le precieux diplome, que le vent
+emporta par-dessus la haie, a travers la lande, jusqu'a une touffe
+d'ajoncs, ou il s'arreta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune
+attention.
+
+Ses yeux etaient fixes sur moi, et dans leur profondeur, je voyais
+une lueur diabolique.
+
+-- Elle n'est pas digne de vous, dis-je.
+
+Il m'empoigna par l'epaule.
+
+-- Qu'avez-vous fait? dit-il a voix basse. Ce doit etre quelque
+tour de votre facon. Ou est-elle?
+
+-- Elle est partie avec ce Francais qui logeait ici.
+
+J'avais longuement reflechi sur la meilleure facon de lui faire
+passer la chose en douceur, mais j'ai toujours ete fort maladroit
+dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela.
+
+-- Oh! fit-il, en hochant la tete et me regardant.
+
+Pourtant j'etais certain qu'il etait hors d'etat de me voir, de
+voir la ferme, de voir quoi que ce fut.
+
+Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains etroitement jointes,
+et toujours balancant la tete.
+
+Puis il fit le geste d'avaler peniblement, et parla d'une voix
+singuliere, seche, rauque.
+
+-- Quand est-ce arrive?
+
+-- Ce matin.
+
+-- Ils etaient maries?
+
+-- Oui.
+
+Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir.
+
+-- Un message pour moi?
+
+-- Elle a dit que vous lui pardonneriez.
+
+-- Que Dieu damne mon ame si jamais je le fais. Ou sont-ils alles?
+
+-- Ils ont du aller en France, a ce que je crois.
+
+-- Il se nommait de Lapp, ce me semble?
+
+-- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que
+colonel dans la garde de Boney.
+
+-- Alors, selon toute probabilite, il est a Paris. C'est bien!
+c'est bien!
+
+-- Tenez bon, criai-je. Pere, pere, apportez le brandy.
+
+Ses genoux avaient ploye un instant, mais il redevint lui-meme
+avant que le vieillard fut accouru avec la bouteille.
+
+-- Remportez-la, dit Jim.
+
+-- Prenez une gorgee, monsieur Horscroft, s'ecria mon pere en
+insistant, cela vous remontera le coeur.
+
+Jim saisit la bouteille et la lanca par-dessus la haie du jardin.
+
+-- C'est excellent pour ceux qui tiennent a oublier, dit-il, mais
+moi je tiens a me souvenir.
+
+-- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'ecria mon pere
+d'une voix forte.
+
+-- Et aussi d'avoir failli casser la tete a un officier de
+l'infanterie de Sa Majeste, dit le vieux major Elliott en se
+montrant au-dessus de la haie. Je me serais contente d'une lampee
+apres une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise
+l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrive que vous restez
+tous la aussi immobiles que des gens ranges autour d'une fosse, a
+un enterrement?
+
+Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim,
+la figure d'une paleur cendree, les sourcils fronces tres bas,
+restait adosse au montant de la porte.
+
+Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car
+il avait de l'affection pour Jim et pour Edie.
+
+-- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque evenement de ce
+genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite
+est bien d'un Francais. Ils ne peuvent pas laisser les femmes
+tranquilles. Du moins, de Lissac l'a epousee, et c'est la une
+consolation. Mais il n'est guere temps, maintenant, de songer a
+nos petits tracas, car toute l'Europe est en revolution, et selon
+toute probabilite, nous voici avec vingt autres annees de guerre
+sur les bras.
+
+-- Que voulez-vous dire? demandai-je.
+
+-- Eh! mon ami, Napoleon est debarque de l'ile d'Elbe. Ses troupes
+sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauve a toutes
+jambes. La nouvelle en est arrivee a Berwick ce matin.
+
+-- Grands Dieux! s'ecria mon pere. Alors, voici cette terrible
+besogne entierement a recommencer?
+
+-- Oui, nous nous etions figures que l'Ombre n'etait plus la, et
+elle y est encore. Wellington a recu l'ordre de quitter Vienne
+pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur
+fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais
+vent, un vent qui ne presage rien de bon. Je viens justement de
+recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71eme regiment comme
+premier major.
+
+A ces mots je serrai la main a notre bon voisin, car je savais
+combien il etait humilie de se voir traiter en invalide, qui
+n'avait plus de role a jouer en ce monde.
+
+-- Il faut que je rejoigne mon regiment le plus tot possible, et
+nous serons la-bas, de l'autre cote de l'eau, dans un mois, peut-
+etre meme a Paris dans un autre mois.
+
+-- Alors, par le Seigneur! major, s'ecria Jim Horscroft, je pars
+avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le
+fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Francais.
+
+-- Mon garcon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes
+ordres. Quant a de Lissac, ou sera l'Empereur, il sera aussi.
+
+-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous
+apprendre de lui?
+
+-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armee francaise, et
+pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu
+marechal, mais qu'il a prefere, rester aupres de l'Empereur. Je
+l'ai rencontre deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque
+je fus envoye en parlementaire pour negocier au sujet de nos
+blesses. Il etait alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant.
+
+-- Et je le reconnaitrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce
+dur et mauvais regard qu'il avait jadis.
+
+Et a cet instant meme, en cet endroit meme, je me rendis
+soudainement compte combien mon existence serait piteuse et
+inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon
+enfance seraient au loin, exposes en premiere ligne aux fureurs de
+la tempete.
+
+Ma resolution fut formee avec la promptitude de l'eclair.
+
+-- Je partirai aussi avec vous, major, m'ecriai-je.
+
+-- Jock! Jock! dit mon pere, en se tordant les mains.
+
+Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra
+la taille.
+
+Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en
+l'air.
+
+-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai
+derriere moi. Eh bien, il n'y a pas un moment a perdre. Il faut
+donc que vous vous teniez prets tous les deux pour la diligence du
+soir.
+
+Voila ce que produisit une seule journee, et pourtant il peut
+arriver que des annees s'ecoulent sans amener un changement.
+
+Songez donc aux evenements qui s'etaient accomplis dans ces vingt-
+quatre heures?
+
+De Lissac parti! Edie partie! Napoleon evade! La guerre eclate.
+Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos
+preparatifs pour nous battre contre les Francais.
+
+Tout cela eut l'air d'un reve, jusqu'au moment ou je me dirigeai
+vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur
+la maison grise et deux petites silhouettes noires.
+
+C'etait ma mere, qui enfouissait son visage dans les plis de son
+chale des Shetland, et mon pere qui agitait son baton de meneur de
+betail pour m'encourager dans mon voyage.
+
+
+XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS
+
+J'arrive maintenant a un point de mon histoire, dont le recit me
+coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir
+entrepris cette tache de narrateur. Car quand j'ecris, j'aime que
+cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose a son tour, comme
+les moutons quand ils sortent d'un parc.
+
+Cela pouvait etre ainsi a West Inch. Mais maintenant que nous
+voila lances dans une existence plus vaste, comme menus brins de
+paille qui derivent lentement dans quelque fosse paresseux
+jusqu'au moment ou ils se trouvent pris a l'improviste dans le
+cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m'est bien
+difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas a pas.
+Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et
+les raisons de tout.
+
+Je laisserai donc tout cela de cote, pour vous parler de ce que
+j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles.
+
+Le regiment auquel avait ete nomme notre ami etait le 71eme
+d'infanterie legere de Highlanders, qui portait l'habit rouge et
+les culottes de tartan a carreaux. Il avait son depot dans la
+ville de Glasgow.
+
+Nous nous y rendimes tous les trois par la diligence.
+
+Le major etait plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le
+Duc, sur la Peninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin,
+les levres pincees, les bras croises, et je suis sur qu'au fond du
+coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure.
+
+J'aurais pu le deviner au soudain eclat de ses yeux et a la
+contraction de sa main.
+
+Quant a moi, je ne savais pas trop si je devais etre content ou
+fache, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait
+tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est neanmoins chose penible
+que de songer que vous avez la moitie de l'Ecosse entre vous et
+votre mere.
+
+Nous arrivions a Glasgow le lendemain.
+
+Le major nous conduisit au depot, ou un soldat qui avait trois
+chevrons sur le bras et un flot de rubans a son bonnet, montra
+tout ce qu'il avait de dents aux machoires, a la vue de Jim, et
+fit trois fois le tour de sa personne pour le considerer a son
+aise, comme s'il s'etait agi du chateau de Carlisle.
+
+Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les cotes,
+tata mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim.
+
+-- Voila ce qu'il nous faut, major, voila ce qu'il nous faut,
+repetait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous
+pouvons tenir tete a ce que Boney a de mieux.
+
+-- Comment cela marche-t-il? demanda le major.
+
+-- Ils font un effet piteux, a la vue, dit-il, mais a force de les
+lecher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'elite ont ete
+transportes en Amerique, et nous sommes encombres de miliciens et
+de recrues.
+
+-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons
+soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me
+trouver.
+
+Il nous fit un signe de tete et nous quitta.
+
+Nous commencames a comprendre qu'un major, qui est votre officier,
+est un personnage fort different d'un major qui se trouve etre
+votre voisin de campagne.
+
+Soit, mais a quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses?
+
+J'userais une quantite de bonnes plumes d'oie rien qu'a vous
+raconter ce que nous fimes, Jim et moi, au depot de Glasgow,
+comment nous arrivames a connaitre nos officiers et nos camarades,
+et comment ils firent notre connaissance.
+
+Bientot arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupes
+jusqu'alors a decouper l'Europe en tranches comme s'il s'agissait
+d'un gigot de mouton, etaient rentres a tire d'aile dans leurs
+pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux,
+etait en marche vers la France.
+
+Nous entendimes parler aussi de grands rassemblements, de grandes
+revues de troupes, qui avaient lieu a Paris.
+
+Puis on nous dit que Wellington etait dans les Pays-Bas, et que ce
+serait a nous et aux Prussiens a subir le premier choc.
+
+Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite
+qu'il pouvait.
+
+Tous les ports de la cote Est etaient bondes de canons, de
+chevaux, de munitions.
+
+Le trois juin, nous recumes a notre tour notre ordre de mise en
+marche.
+
+Le soir meme, nous nous embarquames a Leith, et nous arrivames a
+Ostende le lendemain au soir.
+
+C'etait le premier pays etranger que je voyais.
+
+Il en etait d'ailleurs de meme pour la plupart de mes camarades,
+car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs.
+
+Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des
+vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins
+qui pivotent en battant des ailes, chose qu'on chercherait
+vainement d'un bout a l'autre de l'Ecosse.
+
+C'etait une ville propre, bien tenue, mais la taille y etait au-
+dessous de la moyenne, et on n'y trouvait a acheter ni ale ni
+galettes de farine d'avoine.
+
+De la nous nous rendimes dans un endroit nomme Bruges, puis de la
+a Gand ou nous fumes reunis avec le 52eme et le 95eme, deux
+regiments qui, avec le notre, formaient une brigade.
+
+C'est une ville etonnante, Gand, pour les clochers et les
+constructions en pierre.
+
+D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversames, il n'en
+etait guere qui n'eut une eglise plus belle qu'aucune de celles de
+Glasgow.
+
+De la nous marchames sur Ath, petit village situe sur une riviere
+ou plutot sur un filet d'eau qui se nomme le Dender.
+
+Nous y fumes loges surtout dans des tentes, car il faisait un beau
+temps ensoleille, et toute la brigade fut occupee du matin au soir
+a faire l'exercice.
+
+Nous etions commandes par la general Adams, nous avions pour
+colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage,
+c'etait de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc,
+dont le nom etait comme une sonnerie de clairon.
+
+Il etait a Bruxelles avec le gros de l'armee, mais nous savions
+que nous le verrions bientot s'il en etait besoin.
+
+Je n'avais jamais vu autant d'Anglais reunis, et je dois dire que
+j'eprouvais quelque dedain a leur egard, comme cela se voit
+toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontiere.
+Mais les deux regiments qui etaient avec nous etaient dans d'aussi
+bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter.
+
+Le 52eme avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait
+beaucoup de vieux soldats de la Peninsule.
+
+Le 95eme regiment se composait de carabiniers, et ils avaient un
+habit vert au lieu du rouge.
+
+C'etait chose etrange que de les voir charger, car ils entouraient
+la balle d'un chiffon graisse, et la faisaient entrer avec un
+maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous.
+
+Toute cette partie de la Belgique etait alors couverte de troupes
+anglaises, car la Garde y etait aussi, aux environs d'Enghien, et
+il y avait des regiments de cavalerie, de notre cote, a quelque
+distance.
+
+Comme vous le voyez, Wellington etait oblige de deployer toutes
+ses forces, car Boney etait derriere son rideau de forteresses, et
+naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel cote il
+deboucherait.
+
+Toutefois on pouvait etre certain qu'il arriverait par ou on
+l'attendrait le moins.
+
+D'un cote, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous
+couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre cote, il etait libre de
+se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc etait aussi
+malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et
+ses troupes legeres deployees comme une vaste toile d'araignee, de
+telle sorte que des qu'un Francais aurait mis le pied par-dessus
+la frontiere, le Duc etait en mesure de concentrer toutes ses
+troupes a l'endroit convenable.
+
+Pour moi, j'etais fort heureux a Ath, ou les gens etaient pleins
+de bonte et de simplicite.
+
+Un fermier nomme Bois, dans les champs duquel nous etions campes,
+fut un excellent ami pour la plupart de nous.
+
+A nos moments perdus, nous lui batimes une grange de bois, et plus
+d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son
+linge a secher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge
+humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter
+tout droit a la pensee du foyer domestique.
+
+Je me suis souvent demande si ce brave homme et sa femme vivent
+encore. Ce n'est guere probable, car bien que vigoureux, ils
+avaient depasse le milieu de la vie a cette epoque-la.
+
+Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait a fumer dans
+la vaste cuisine flamande, mais c'etait maintenant un Jim tout
+different de celui d'autrefois.
+
+Il avait toujours eu un fond de durete, mais on eut dit que son
+malheur l'avait entierement petrifie. Jamais je ne vis de sourire
+sur ses levres.
+
+Il etait bien rare qu'il parlat. Tout son esprit se concentrait
+sur l'idee de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie.
+
+Il passait des heures assis, le menton appuye sur ses deux mains,
+le regard fixe, le sourcil fronce, tout absorbe par une seule
+pensee.
+
+Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'a un certain point, la cible
+des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux,
+ils s'apercurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le
+laisserent tranquille.
+
+A cette epoque, nous nous levions de fort bonne heure, et
+generalement la brigade entiere etait sous les armes des la
+premiere lueur du jour.
+
+Un matin, c'etait le seize juin, nous venions de nous former, le
+general Adams etait alle a cheval donner un ordre au colonel
+Reynell, a environ une portee de fusil de l'endroit ou je me
+trouvais, quand tout a coup tous deux fixerent avec persistance
+leur regard sur la route de Bruxelles.
+
+Aucun de nous n'osa remuer la tete, mais tous les hommes du
+regiment tournerent les yeux de ce cote, et la nous vimes un
+officier, portant la cocarde d'aide de camp du general, arriver
+sur la route a grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait
+donner a son grand cheval gris pommele.
+
+Il penchait la tete sur la criniere, et lui cinglait le cou avec
+le reste des renes. On eut dit que sa vie dependait de sa
+rapidite.
+
+-- Hola, Reynell, dit le general, voila qui commence a avoir l'air
+serieux. Qu'est-ce que vous dites de cela?
+
+Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams
+ouvrit vivement la depeche que lui tendit le messager.
+
+L'enveloppe n'etait pas encore a terre qu'il fit demi-tour, et
+agita la lettre au-dessus. De sa tete, comme il l'eut fait de son
+sabre.
+
+-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue generale et mise en marche
+dans une demi-heure.
+
+Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation,
+et les nouvelles volerent de bouche en bouche.
+
+Napoleon avait franchi la frontiere la veille, pousse les
+Prussiens devant lui, et s'etait deja fort avance dans l'interieur
+du pays, a l'est par rapport a nous, avec cent cinquante mille
+hommes.
+
+Nous courumes de tous cotes rassembler nos effets, et dejeuner.
+
+Moins d'une heure apres, nous etions en marche, laissant derriere
+nous pour toujours Ath et le Dender.
+
+Il n'y avait pas un moment a perdre, car les Prussiens n'avaient
+donne a Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien
+qu'il se fut elance de Bruxelles aux premieres rumeurs de
+l'evenement, comme un bon chien de garde sort de son chenil,
+c'etait difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez a temps
+pour porter secours aux Prussiens.
+
+C'etait une belle et chaude matinee, et pendant que la brigade
+marchait sur la large chaussee belge, la poussiere s'en elevait
+comme eut fait la fumee d'une batterie.
+
+Je puis vous dire que nous benimes celui qui avait plante les
+peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que
+de la boisson.
+
+A travers champs, a gauche comme droite, il y avait d'autres
+routes, l'une tout pres de la notre, l'autre a un mille ou plus.
+
+Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochee.
+
+C'etait une belle rivalite qui nous animait, car des deux cotes on
+mettait toute son energie a jouer des jambes.
+
+Il flottait autour d'eux une si large guirlande de poussiere, que
+nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de
+peau d'ours pointant ca et la, ou la tete et les epaules d'un
+officier monte, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au
+vent.
+
+C'etait une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas
+laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec
+nous.
+
+Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un epais nuage de
+poussiere, mais qui s'entrouvrant de temps a autre, laissait
+apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un eclat
+d'argent.
+
+La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore,
+eclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil.
+
+Si j'avais ete laisse a moi-meme, j'aurais ete longtemps a savoir
+ce que c'etait, mais nos caporaux et nos sergents etaient tous
+d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait a cote de moi,
+hallebarde en main, et qui etait intarissable en conseils et
+renseignements.
+
+-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet.
+Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce
+sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous
+pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse
+cavalerie francaise est trop forte pour nous. Ils sont dans la
+proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut
+viser a leur figure ou a leur cheval. Rappelez-vous cela, quand
+ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de
+lame a travers le foie pour vous apprendre a vivre. Ecoutez,
+ecoutez, ecoutez! Voici la vieille musique qui reprend!
+
+Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une
+canonnade quelque part au loin, a l'est de nous.
+
+C'etait grave et rauque.
+
+On eut dit un rugissement de quelque bete feroce, toute
+barbouillee de sang, qui ne prospere qu'aux depens des existences
+humaines.
+
+Au meme instant on cria derriere nous " Eh! Eh! Eh! " et quelqu'un
+commanda d'une voix forte: " Laissez passer les canons! "
+
+Je tournai la tete et je vis les compagnies d'arriere-garde ouvrir
+soudain les rangs et se jeter de chaque cote de la route, pendant
+que six chevaux couleur creme, atteles par paires, galopant ventre
+a terre, arrivaient a grand fracas dans l'espace libre, trainant
+un beau canon de douze qui tournait et craquait derriere eux.
+
+Puis, il en vint un second, un troisieme, vingt quatre en tout,
+ils passerent pres de nous avec grand bruit, grand vacarme, les
+hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnes aux canons et
+aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs
+fouets, les crinieres flottant au vent, les ecouvillons et les
+seaux s'agitant avec un bruit de ferraille.
+
+L'air etait tout remue de cette agitation febrile, du tintement
+sonore des chaines.
+
+Un grandement sourd monta des fosses.
+
+Les artilleurs y repondirent par des cris, et nous vimes rouler
+devant nous un nuage gris, et quantite de bonnets a poils firent
+par moments tache dans l'obscurite.
+
+Puis les compagnies se refermerent, pendant que le grondement qui
+s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que
+jamais.
+
+-- Il y a la trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_
+et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a
+davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissee par
+un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez
+a etre atteint, donnez la preference a un canon de douze, car un
+de neuf vous ecrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en
+deux comme une carotte.
+
+Et il continua, en me donnant des details sur les horribles
+blessures qu'il avait vues, ce qui glacait mon sang dans mes
+veines.
+
+Vous auriez frotte toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que
+vous ne les auriez pas rendues plus blanches.
+
+-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez
+un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il.
+
+A ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commencai a
+comprendre que cet homme essayait de nous faire peur.
+
+Je me mis aussi a rire, et les autres en firent autant, mais on ne
+riait pas de tres bon coeur.
+
+Le soleil etait presque au-dessus de nos tetes quand on fit halte,
+dans une petite localite nommee Hal.
+
+Il y a la une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon
+shako. Jamais une cruche d'ale d'Ecosse ne me parut aussi bonne
+que cette eau-la.
+
+Des canons passerent encore devant nous, puis les Hussards de
+Vivian: il y en avait trois regiments, fort coquets sur leurs
+beaux chevaux bai-brun.
+
+C'etait un regal pour l'oeil.
+
+Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait
+vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie a cote de moi,
+quelques annees auparavant, j'avais assiste a la lutte du navire
+de commerce contre les corsaires.
+
+Ce bruit etait maintenant si fort qu'il me semblait que l'on
+devait se battre de l'autre cote du bois le plus proche, mais mon
+ami le sergent en savait plus long.
+
+-- C'est a douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en
+etre certain, le general sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans
+quoi nous ne serions pas a nous reposer a Hal.
+
+Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute apres, le
+colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et
+de bivouaquer sur place.
+
+Nous y passames toute la journee, pendant laquelle nous vimes
+defiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie,
+Anglais, Hollandais, Hanovriens.
+
+La musique endiablee dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un
+rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct.
+
+Vers huit heures du soir, elle cessa completement.
+
+Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien,
+d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait
+le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de
+patience.
+
+Le lendemain, la brigade resta a Hal, tout le matin, mais vers
+midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avancames
+jusqu'a un petit village appele Braine le... je ne sais plus quoi.
+
+Il n'etait que temps, car un orage terrible fondit tout a coup sur
+nous, deversant des torrents d'eau qui changerent tous les champs
+et tous les chemins en marais et bourbiers.
+
+Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y
+trouvames deux trainards, l'un faisait partie d'un regiment a
+jupon, l'autre etait un homme de la legion allemande, et ils
+avaient a nous apprendre des nouvelles qui etaient aussi sombres
+que le temps.
+
+Boney avait rosse les Prussiens la veille, et nos hommes avaient
+eu bien de la peine a tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant
+fini par le battre.
+
+Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute
+defraichie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre
+empressement a nous entasser autour des deux hommes dans la
+grange.
+
+On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de
+ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu etaient a leur
+tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien.
+
+On rit, on applaudit, on gemit tour a tour, en entendant raconter
+que la 44eme avait recu la cavalerie en ligne, que les Hollando-
+Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse
+penetrer les Lanciers dans son carre, et les y avait tues a
+loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur cote en
+reduisant le 69eme a sa plus simple expression et emportant un des
+drapeaux.
+
+Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le
+contact avec les Prussiens.
+
+Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une
+grande bataille a l'endroit meme ou nous avions fait halte.
+
+Et nous vimes bientot que ce bruit etait fonde, car le temps
+s'eclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crete pour
+voir ce qui pouvait se voir.
+
+C'etait une belle campagne de terres a ble et de prairies.
+
+Les recoltes commencaient a jaunir, et les seigles, qui etaient
+superbes, atteignaient l'epaule d'un homme.
+
+Il etait impossible de concevoir un tableau plus paisible.
+
+De quelque cote qu'on portat les yeux, on ne voyait que collines
+aux courbes onduleuses toutes couvertes de ble, et par-dessus
+elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi
+les peupliers. Mais a travers tout ce joli tableau, apparaissait
+comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en
+marche, habilles les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de
+bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant
+les routes; l'une des extremites si rapprochee, qu'elle pouvait
+entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en
+faisceaux, sur la crete a notre gauche, tandis que l'autre
+extremite se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions
+voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de
+chevaux tirant a grand-peine, l'eclat sombre des canons, les
+hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues
+et les degager de la vase epaisse, profonde.
+
+Pendant que nous etions la, regiment par regiment, brigade par
+brigade, vinrent prendre position sur la crete, et avant le
+coucher du soleil, nous etions formee en une ligne de plus de
+soixante mille hommes, fermant a Napoleon la routa de Bruxelles.
+
+Mais la pluie avait recommence avec force. Nous autres, du 77eme,
+nous nous precipitames de nouveau dans notre grange. Nous etions
+bien mieux abrites que le plus grand nombre de nos camarades, qui
+durent rester etendus dans la boue, sous les rafales de l'orage,
+et attendre ainsi jusqu'a la premiere lueur du jour.
+
+
+XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE
+
+Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se
+mouvaient sous un vent humide et glacial.
+
+J'eprouvai une impression etrange en ouvrant les yeux, quand je
+songeai que je prendrais part, ce jour-la, a une bataille, bien
+qu'aucun de nous ne s'attendit a une bataille telle que celle qui
+se livra.
+
+Toutefois, nous etions debout, et tout prets des la premiere
+clarte, et quand nous ouvrimes les portes de notre grange, nous
+entendimes la plus divine musique que j'aie jamais ecoutee, et qui
+jouait quelque part, dans le lointain.
+
+Nous nous etions formes en petits groupes pour y preter l'oreille.
+Comme, c'etait doux, innocent, melancolique. Mais notre sergent
+eclata de rire en voyant combien nous etions charmes.
+
+-- Ce sont les musiques francaises, dit-il, et si vous montez
+jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous
+pourront bien ne plus revoir.
+
+Nous montames.
+
+La belle musique arrivait encore a nos oreilles. Nous nous
+arretames sur une hauteur qui se trouvait a quelques pas de la
+grange.
+
+La-bas, au pied de la pente, a une demi-portee de fusil de nous,
+s'elevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles,
+entouree d'une haie avec un bout de verger.
+
+Tout autour etaient ranges en ligne des hommes en habits rouges et
+hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activite
+d'abeilles, a percer des trous dans les murailles et a barrer les
+portes.
+
+-- Ceux-la, ce sont les compagnies legeres de la Garde, dit le
+sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera
+capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez
+les feux de bivouac des Francais.
+
+Nous regardames de l'autre cote de la vallee, vers la crete basse,
+et nous vimes un millier de petites pointes jaunes de flamme,
+surmontees d'un panache de fumee noire qui montait lentement dans
+l'air alourdi.
+
+Il y avait une autre ferme sur la pente opposee de la vallee, et
+pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin,
+un petit groupe de cavaliers qui nous examinerent attentivement.
+
+Il y avait, en arriere, une douzaine de hussards, et en avant,
+cinq hommes, dont trois coiffes de casques, un autre avec un long
+plumet rouge et droit a son chapeau. Le dernier avait une coiffure
+basse.
+
+-- Par Dieu! s'ecria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui
+monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde.
+
+J'ecarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait etendu
+au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plonge
+les Nations dans les tenebres pendant vingt-cinq ans, cette ombre
+qui etait meme allee s'etendre jusqu'au-dessus de notre ferme
+lointaine, et nous avait violemment arraches, moi, Edie et Jim, a
+l'existence que nos familles avaient menees avant nous.
+
+Autant que je pus en juger a cette distante, c'etait un homme
+trapu, aux epaules carrees.
+
+Il tenait appliquee a ses yeux sa lorgnette, en ecartant fortement
+les coudes de chaque cote.
+
+J'etais encore occupe a le regarder, quand j'entendis a cote de
+moi un fort souffle de respiration.
+
+C'etait Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents.
+
+Il avancait la figure jusque sur mon epaule.
+
+-- C'est lui, Jock, dit-il a voix basse.
+
+-- Oui, c'est Boney, repondis-je.
+
+-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, a moins que
+ce demon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui.
+
+Alors je le reconnus immediatement.
+
+C'etait le cavalier dont le chapeau etait orne d'un grand plumet
+rouge.
+
+Meme a cette distance, j'aurais jure que c'etait lui, en voyant
+ses epaules tombantes, et sa facon de porter la tete.
+
+Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il
+avait le sang en ebullition a la vue de cet homme, et qu'il etait
+capable de n'importe quelle folie.
+
+Mais a ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait a
+de Lissac quelques mots.
+
+Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que resonnait un coup
+de canon, et que d'une batterie placee sur la crete partait un
+nuage de fumee blanche.
+
+Au meme instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement.
+
+Nous courumes a nos armes et on se forma.
+
+Il y eut une serie de coups de feu tires tout le long de la ligne,
+et nous crumes que la bataille avait commence, mais en realite
+cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pieces.
+
+Il etait en effet a craindre que les amorces n'aient ete mouillees
+par l'humidite de la nuit.
+
+De l'endroit ou nous etions, nous avions sous les yeux un
+spectacle qui meritait qu'on passat la mer pour le voir.
+
+Sur notre crete s'etendaient les carres, alternativement rouges et
+bleus, qui allaient jusqu'a un village, situe a plus de deux miles
+de nous.
+
+On se disait neanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait
+trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montre
+la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la
+besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-la comme
+camarades.
+
+En outre, nos troupes anglaises elles memes etaient composees de
+miliciens et de recrues, car l'elite de nos vieux regiments de la
+Peninsule etaient encore sur des transports, en train de passer
+l'Ocean, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents
+d'Amerique.
+
+Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde,
+formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les
+bleus de la Legion allemande, les lignes rouges de la brigade
+Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointille vert des
+carabiniers, disposes a l'avant.
+
+Nous savions que, quoiqu'il arrivat, c'etaient des gens a tenir
+bon partout ou on les placerait, et qu'ils avaient a leur tete un
+homme capable de les placer dans les postes ou ils pourraient
+tenir bon.
+
+Du cote des Francais, nous n'apercevions guere que le clignotement
+de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers disperses sur les
+courbes de la crete. Mais comme nous etions la a attendre, tout a
+coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques.
+
+Leur armee entiere monta et deborda, par-dessus la faible hauteur
+qui les avait caches; les brigades succedant aux brigades, les
+divisions aux divisions, jusqu'a ce qu'enfin toute la pente,
+jusqu'en bas, eut pris la couleur bleue de leurs uniformes, et
+scintilla de l'eclat de leurs armes.
+
+On eut dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en
+venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyes sur
+leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient la-bas ce vaste
+rassemblement, et ecoutaient ce que savaient les vieux soldats qui
+avaient deja combattu contre les Francais.
+
+Puis, lorsque l'infanterie se fut formee en masses longues et
+profondes, leurs canons arriverent en bondissant et tournant le
+long de la pente.
+
+Rien de plus joli a voir que la prestesse avec laquelle ils les
+mirent en batterie, tout prets a entrer en action.
+
+Ensuite, a un trot imposant, se presenta la cavalerie, trente
+regiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armes
+du sabre etincelant ou de la lance a pennon.
+
+Ils se formerent sur les flancs et en arriere en longues lignes
+mobiles et brillantes.
+
+-- Voila nos gaillards, s'ecria notre vieux sergent. Ce sont des
+goinfres a la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces
+regiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en
+arriere de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes
+enfants, tous des hommes d'elite, des diables a tete grise, qui
+n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps ou ils
+n'etaient pas plus haut que mes guetres. Ils sont trois contre
+deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres
+recrues, ils vous feront desirer d'etre revenus a Argyle street,
+avant d'en avoir fini avec vous.
+
+Il n'etait guere encourageant, notre sergent, mais il faut dire
+qu'il avait ete a toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il
+avait sur la poitrine une medaille avec sept barrettes, de sorte
+qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait.
+
+Quand les francais se furent ranges entierement, un peu hors de la
+portee des canons, nous vimes un petit groupe de cavaliers tout
+chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circuler rapidement entre
+les divisions, et sur leur passage eclaterent, des deux cotes, des
+cris d'enthousiasme, et nous pumes voir des bras s'allonger, des
+mains s'agiter vers eux.
+
+Un instant apres, le bruit cassa.
+
+Les deux armees resterent face a face dans un silence absolu,
+terrible.
+
+C'est un spectacle qui revient souvent dans mes reves.
+
+Puis, tout a coup, il se produisit un mouvement desordonne parmi
+les hommes qui se trouvaient juste devant nous.
+
+Une mince colonne se detacha de la grosse masse bleue, et s'avanca
+d'un pas vif vers la ferme situee en bas de notre position.
+
+Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit
+d'une batterie anglaise a notre gauche.
+
+La batailla de Waterloo venait de commencer.
+
+Il ne m'appartient pas de chercher a vous raconter l'histoire de
+cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demande mieux que de
+me tenir en dehors d'un pareil evenement, s'il n'etait pas arrive
+que notre destin, celui de trois modestes etres qui etaient venus
+la de la frontiere, avait ete de nous y meler au meme point que
+s'il s'etait agi de n'importe lequel de tous les rois ou
+empereurs.
+
+A dire honnetement la verite, j'en ai appris sur cette bataille,
+plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu.
+
+En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de
+chaque cote, et une grosse masse de fumee blanche au bout de mon
+fusil.
+
+Ce fut par les levres et par les conversations d'autres personnes
+que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges,
+comment elle avait enfonce les fameux cuirassiers, comment elle
+fut hachee en morceaux avant d'avoir pu revenir.
+
+C'est aussi par la que j'appris tout ce qui concerne les attaques
+successives, la fuite des Belges, la fermete qu'avaient montree
+Pack et Kempt.
+
+Mais je puis, d'apres ce que je sais par moi meme, parler de ce
+que nous vimes nous memes par les intervalles de la fumee et les
+moment d'accalmie de la fusillade, et c'est precisement cela que
+je vous raconterai.
+
+Nous etions a la gauche de la ligne, et en reserve, car le duc
+craignait que Boney ne cherchat a nous tourner de ce cote, pour
+nous prendre par derriere, de sorte que nos trois regiments, ainsi
+qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient ete
+postes la pour etre prets a tout hasard.
+
+Il y avait aussi deux brigades de cavalerie legere, mais l'attaque
+des Francais se faisait entierement de front, si bien que la
+journee etait deja assez avancee avant qu'on eut reellement besoin
+de nous.
+
+La batterie anglaise, qui avait tire le premier coup de canon,
+continuait a faire feu bien loin vers notre gauche.
+
+Une batterie allemande travaillait ferme a notre droite.
+
+Aussi etions-nous completement enveloppes de fumee, mais nous
+n'etions pas caches au point de rester invisibles pour une ligne
+d'artillerie francaise, postee en face de nous, car une vingtaine
+de boulets traverserent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent
+s'abattre juste au milieu de nous.
+
+Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa pres de mon
+oreille, je baissai la tete comme un homme qui va plonger, mais
+notre sergent me donna une bourrade dans les cotes avec le bout de
+sa hallebarde.
+
+-- Ne vous montrez pas si poli que ca, dit-il. Ce sera assez tot
+pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touche.
+
+Il y eut un de ces boulets qui reduisit en une bouillie sanglante
+cinq hommes a la fois, et je vis ce boulet immobile par terre.
+
+On eut dit un ballon rouge de football.
+
+Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd
+comme celui d'une pierre lancee dans de la boue. Il lui brisa les
+reins et le laissa la gisant, comme une groseille eclatee.
+
+Trois autres boulets tomberent plus loin vers la droite. Les
+mouvements desordonnes et les cris nous apprirent qu'ils avaient
+porte.
+
+-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major
+Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant
+dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang.
+
+-- Je l'avais paye cinquante belles livres a Glasgow, dit l'autre.
+N'etes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se
+tenir couches, maintenant que les canons ont precise leur tir sur
+nous?
+
+-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du
+bien.
+
+-- Ils en apprendront assez, avant que la journee soit finie,
+repondit l'adjudant.
+
+Mais a ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le
+52eme etaient couches a droite et a gauche de nous, de sorte qu'il
+nous commanda de nous etendre aussi a terre. Nous fumes rudement
+contents, lorsque nous pumes entendre les projectiles passer, en
+hurlant comme des chiens affames, par-dessus notre dos a quelques
+pieds de hauteur.
+
+Meme alors un bruit sourd, un eclaboussement presque a chaque
+minute, puis un cri de douleur, un trepignement de bottes sur le
+sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes.
+
+Il tombait une pluie fine.
+
+L'air humide maintenait la fumee pres de terre: aussi nous ne
+pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant
+nous, bien que le grondement des canons nous montra que la
+bataille etait engagee sur toute la ligne.
+
+Quatre cents pieces tournaient alors ensemble, et faisaient assez
+de bruit pour nous briser le tympan.
+
+En effet, il n'y eut pas un de nous a qui il ne resta un
+sifflement dans la tete pendant bien des jours qui suivirent.
+
+Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un
+canon francais et nous distinguions parfaitement les servants de
+cette piece.
+
+C'etait de petits hommes agiles, avec des culottes tres collantes,
+de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais
+ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que
+bourrer, passer l'ecouvillon, et tirer.
+
+Ils etaient quatorze quand je les vis pour la premiere fois.
+
+La derniere, ils n'etaient plus que quatre, mais ils travaillaient
+plus activement que jamais.
+
+La ferme qu'on appelle Hougoumont etait en bas, en face de nous.
+
+Pendant toute la matinee, nous pumes voir qu'il s'y livrait une
+lutte terrible, car les murs, les fenetres, les haies du verger
+n'etaient que flammes et fumee et il en sortait des cris et des
+hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil
+jusqu'alors.
+
+Elle etait a moitie brulee, tout eventree par les boulets.
+
+Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats
+de la garde s'y maintinrent pendant la matinee, deux cents pendant
+la soiree, et pas un Francais n'en depassa le seuil.
+
+Mais comme ils se battaient, ces Francais!
+
+Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans
+laquelle ils marchaient.
+
+Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hale,
+assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avanca en boitant,
+tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte
+laterale de Hougoumont, ou il se mit a frapper, en criant a ses
+hommes de les suivre.
+
+Il resta la cinq minutes, allant et venant devant les canons de
+fusil qui l'epargnaient, jusqu'a ce qu'enfin un tirailleur de
+Brunswick, poste dans le verger, lui cassa la tete d'un coup de
+feu.
+
+Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la
+journee, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par
+deux, par trois, l'air aussi resolu que s'ils avaient toute
+l'armee sur leurs talons.
+
+Nous restames ainsi tout le matin, a contempler la bataille qui se
+livrait la-bas a Hougoumont; mais bientot le Duc reconnut qu'il
+n'avait rien a craindre sur sa droite, et il se mit a nous
+employer d'une autre maniere.
+
+Les francais avaient pousse leurs tirailleurs jusqu'au dela de la
+ferme.
+
+Ils etaient couches dans le ble encore vert en face de nous.
+
+De la, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche
+trois pieces sur six etaient muettes, avec leurs servants epars
+sur le sol autour d'elles.
+
+Mais le Duc avait l'oeil a tout.
+
+A ce moment, il arriva au galop.
+
+C'etait un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard tres
+vif, un nez crochu, et une grande cocarde a son chapeau.
+
+Il avait derriere lui une douzaine d'officiers, aussi fringants
+que s'ils participaient a une chasse au renard, mais de cette
+douzaine il n'en restait pas un seul le soir.
+
+-- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant.
+
+-- Tres chaude, votre Grace, dit notre general.
+
+-- Mais nous pouvons les arreter, je crois. Tut! Tut! nous ne
+saurions permettre a des tirailleurs de reduire une batterie au
+silence. Allez me debusquer ces gens-la, Adams.
+
+Alors j'eprouvai pour la premiere fois ce frisson diabolique qui
+vous court dans le corps, quand on vous donne votre role a remplir
+dans le combat.
+
+Jusqu'a present, nous n'avions pas fait autre chose que de rester
+couches et d'etre tues, ce qui est la chose la plus maussade du
+monde.
+
+A present notre tour etait venu, et sur ma parole, nous etions
+prets.
+
+Nous nous levames, toute la brigade, en formant une ligne de
+quatre hommes d'epaisseur.
+
+Alors _ils_ se sauverent comme des vanneaux, en baissant la tete,
+arrondissant le dos, et trainant leurs fusils par terre.
+
+La moitie d'entre eux echapperent, mais nous nous emparames des
+autres, et tout d'abord de leur officier, car c'etait un tres gros
+homme, qui ne pouvait courir bien vite.
+
+Je recus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui etait a ma
+droite, planter sa baionnette en plein dans le large dos de cet
+homme, que j'entendis jeter un hurlement de damne.
+
+On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de
+la pointe ou de la crosse.
+
+Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien
+d'etonnant, car pendant toute la matinee, ces guepes n'avaient
+cesse de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour
+nous.
+
+Et alors, apres avoir franchi l'autre bord du champ de ble, comme
+nous etions sortis de la zone de fumee, nous vimes devant nous
+l'armee francaise tout entiere, dont nous n'etions separes que par
+deux pres et un petit sentier.
+
+Nous jetames un grand cri en les voyant, et nous nous serions
+lances a l'attaque, si l'on nous avait laisses faire, car les
+jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux
+eux jusqu'au moment ou ils sont completement engages.
+
+Mais le Duc etait venu au trot tout pres de nous pendant que nous
+avancions.
+
+Les officiers passaient a cheval devant nous en agitant leurs
+epees pour nous arreter.
+
+Des sonneries de clairons se firent entendre.
+
+Il y eut des poussees, des manoeuvres, les sergents jurant et nous
+bourrant de coups de hallebarde.
+
+En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'ecrire, la brigade
+etait disposee en trois petits carres bien dessines, tout herisses
+de baionnettes, et disposes en echelon, comme on dit, ce qui
+permettait a chacun d'eux de tirer en travers de l'une des faces
+de l'autre.
+
+Ce fut la notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que
+j'etais, et il n'etait meme que temps.
+
+Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse.
+
+De derriere cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne
+ressemble autant que celui des vagues sur la cote de Berwick quand
+le vent vient de l'est.
+
+La terre etait tout ebranlee de ce grondement sourd: l'air en
+etait plein.
+
+-- Ferme, soixante-onzieme, au nom de Dieu, tenez ferme! cria
+derriere nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant
+nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetee de
+marguerites et de pissenlits.
+
+Puis tout a coup par-dessus la cime nous vimes surgir huit cents
+casques de cuivre, cela subitement.
+
+Chacun de ces casques faisait flotter une longue criniere, et sous
+ses casques apparurent huit cents figures farouches, halees, qui
+s'avancaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un meme
+nombre de chevaux.
+
+Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des
+sabres, des crinieres s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se
+fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous.
+
+Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurterent
+contre leurs cuirasses avec le crepitement de la grele contre une
+fenetre.
+
+Je fis feu comme les autres et me hatai de recharger, en regardant
+devant moi, a travers la fumee, ou je vis un objet long et mince
+qui allait flottant lentement en avant et en arriere.
+
+Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu.
+
+Une bouffee de vent emporta le voile qui s'etendait devant nous et
+alors nous pumes voir ce qui s'etait passe.
+
+Je m'etais attendu a voir la moitie de ce regiment de cavalerie
+couche a terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent
+proteges, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation
+que nous avait causee leur approche, nous eussions tire haut,
+notre feu ne leur avait pas cause grand dommage.
+
+Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble a moins
+de dix yards de moi, celui du milieu etait completement sur le
+dos, les quatre pattes en l'air, et c'etait l'une de ces pattes
+que j'avais vue s'agiter a travers la fumee.
+
+Il y avait huit ou dix morts et autant de blesses, qui restaient
+assis sur l'herbe, la plupart tout etourdis, mais l'un d'eux
+criant a tue-tete:
+
+-- Vive l'Empereur!
+
+Un autre, qui avait recu une balle dans la cuisse, un grand diable
+a moustache noire, etait assis le dos contre le cadavre de son
+cheval.
+
+Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que
+s'il avait concouru pour le tir a la cible, et il atteignit en
+plein front Angus Myres qui n'etait separe de moi que par deux
+hommes.
+
+Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se
+trouvait tout pres, mais avant qu'il eut le temps de la saisir, le
+gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers,
+accourut et lui planta sa baionnette dans la gorge. Grand dommage,
+car c'etait un fort bel homme!
+
+Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'etaient enfuis a
+la faveur de la fumee, mais ils n'etaient pas gens a le faire
+aussi facilement.
+
+Leurs chevaux avaient devie sous notre feu.
+
+Ils avaient continue leur course au dela de notre carre et recu le
+feu des deux carres places plus loin.
+
+Alors ils franchirent une haie, rencontrerent un regiment de
+Hanovriens forme en ligne et les traiterent comme ils nous
+auraient traites si nous n'avions pas ete aussi prompts.
+
+Ils le taillerent en pieces en un instant.
+
+C'etait terrible de voir les gros Allemands courir en criant
+pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs eperons pour
+donner plus d'elan a leurs sabres longs et lourds, les abattaient
+d'estoc et de taille sans merci.
+
+Je ne crois pas qu'il soit reste cent hommes en vie de ce
+regiment.
+
+Les Francais revinrent, passant devant nous, criant et brandissant
+leurs armes qui etaient rouges jusqu'a la garde.
+
+Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel
+etait un vieux soldat.
+
+A cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et
+ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions recharge.
+
+Trois cavaliers passerent encore un peu derriere la crete a notre
+droite.
+
+Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carre, ils
+seraient sur nous en un clin d'oeil.
+
+D'autre part, il etait bien dur d'attendre la ou nous etions, car
+ils avaient donne le mot a une batterie de douze canons, qui se
+forma a mi-cote, a quelque centaines de yards mais nous ne
+pouvions l'apercevoir.
+
+Elle nous envoyait par-dessus la crete des boulets qui arrivaient
+juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant,
+et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter,
+dans la terre humide, un epieu qui devait leur servir de guide. Il
+le fit sous les fusils memes de toute la brigade.
+
+Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur
+son voisin.
+
+L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du regiment
+sortit du carre en courant, et alla arracher l'epieu, mais aussi
+prompt qu'un brochet a la poursuite d'uns truite, un lancier
+apparut sur la crete, et lui porta un coup si violent par
+derriere, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa
+lance sortirent par devant, entre le second et le troisieme bouton
+de la tunique du petit.
+
+-- Helene! Helene! cria-t-il avant de tomber mort la face en
+avant, pendant que le lancier, crible de balles, s'abattait pres
+de lui, sans lacher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble,
+joints par ce terrible trait d'union.
+
+Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eumes guere le
+temps de songer a autre chose.
+
+Un carre est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il
+n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets
+comme nous nous en apercumes, quand ils commencerent a tailler des
+coupures rouges a travers nos rangs, au point que nos oreilles
+etaient lasses d'entendre le bruit sourd d'eclaboussement, que
+faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang.
+
+Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carre se deplaca
+d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derriere
+nous un autre carre, car cent vingt hommes et sept officiers
+marquaient la place que nous avions occupee.
+
+Mais les canons nous retrouverent.
+
+On essaya de la formation en ligne, mais aussitot la cavalerie --
+c'etaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la
+hauteur.
+
+Je dois vous dire que nous fumes contents d'entendre le bruit des
+sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait
+son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup
+pour coup.
+
+Et c'est ce que nous fimes fort bien, car avec notre sang-froid,
+nous avions pris de la malice et de la cruaute.
+
+Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des
+cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir.
+
+Il arrive un moment ou l'on cesse de songer a sa peau, et il vous
+semble que vous cherchez seulement quelqu'un a qui faire payer
+tout ce que vous avez souffert.
+
+Cette fois nous primes notre revanche sur les lanciers, car ils
+n'avaient pas de cuirasses pour les proteger, et d'une seule
+salve, nous en jetames a bas soixante-dix.
+
+Peut-etre que si nous avions vu soixante dix meres pleurant sur
+les corps de leurs garcons, nous n'aurions pas ete aussi contents,
+mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des
+betes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand
+ils ont reussi a se prendre par la gorge.
+
+A ce moment, le colonel eut une idee excellente.
+
+Apres avoir calcule qu'apres cette charge, la cavalerie serait
+eloignee pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous
+fit reculer jusqu'a un creux plus profond, ou nous devions etre a
+l'abri de l'artillerie, avant qu'elle put recommencer son tir.
+
+Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand
+besoin, car le regiment fondait comme un glacon au soleil. Mais si
+mauvais que cela fut pour nous, ce fut bien pire pour d'autres.
+
+Tous les Hollando-Belges s'etaient sauves a toutes jambes a ce
+moment-la, au nombre de quinze mille, et il en resultait de grands
+vides dans notre ligne, a travers lesquels la cavalerie francaise
+allait et venait comme elle voulait.
+
+Puis, les canons francais avaient ete bien superieurs aux notres
+par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait ete hachee
+meme, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort
+gaie pour nous.
+
+D'autre part, Hougoumont, qui n'etait plus qu'une ruine trempee de
+sang, etait reste entre nos mains. Tous les regiments anglais
+tenaient bon.
+
+Pourtant, a dire la verite vraie, comme on doit le faire quand on
+est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers
+l'arriere, une pincee d'habits rouges. Mais c'etaient de tous
+jeunes gens, ceux-la, des trainards, des coeurs laches comme il
+s'en trouve partout.
+
+Je le repete, pas un regiment ne flechit.
+
+Ce que nous pouvions distinguer de la bataille etait fort peu de
+chose, mais il eut fallu etre aveugle pour ne point voir que,
+derriere nous, la campagne etait couverte de fuyards.
+
+Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en
+sussions rien, les Prussiens avaient commence leur mouvement.
+
+Napoleon avait detache vingt mille hommes pour les arreter, et
+c'etait une compensation pour ceux d'entre nous qui s'etaient
+sauves.
+
+Les forces en presence etaient a peu pres les memes qu'au debut.
+
+Tout cela, pourtant, etait fort obscur pour nous.
+
+A un certain moment, la cavalerie francaise avait deborde en tel
+nombre entre nous et le reste de l'armee, que nous crumes quelque
+temps etre la seule brigade restee debout.
+
+Alors, serrant les dents, nous primes la resolution de vendre
+notre vie le plus cher possible.
+
+Il etait entre quatre et cinq heures de l'apres-midi, et nous
+n'avions rien a manger, pour la plupart, depuis la veille au soir.
+
+Par-dessus le marche, nous etions trempes par la pluie. Elle nous
+avait arroses pendant tout le jour, mais pendant les dernieres
+heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou a
+notre faim.
+
+Alors nous nous mimes a regarder autour de nous et a raccourcir
+nos ceinturons, a nous demander qui avait ete atteint, qui avait
+ete epargne.
+
+Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre,
+debout a ma droite et appuye sur son fusil.
+
+Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'etais
+blesse.
+
+-- Tout va bien, Jim, repondis-je.
+
+-- Je crains bien d'etre venu ici chasser un gibier imaginaire,
+dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu!
+j'aurai sa peau, ou il aura la mienne.
+
+Il avait si longtemps couve son tourment, le pauvre Jim, que je
+crois vraiment que cela lui avait tourne la tete.
+
+En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui
+n'avait presque rien d'humain.
+
+Il avait toujours ete de ceux qui prennent a coeur, meme de
+petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonne, je crois
+qu'il n'avait jamais ete maitre de lui-meme.
+
+Ce fut a ce moment de la bataille que nous assistames a deux
+combats singuliers, chose assez commune, a ce qu'on me dit, dans
+les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exerces a
+se battre par masses.
+
+Comme nous etions couches dans le fosse, deux cavaliers arriverent
+a fond de train, sur la crete, en face de nous.
+
+Le premier etait un dragon anglais. Il avait la figure presque
+dans la criniere de son cheval.
+
+Derriere lui, arrivait a grand bruit, sur une grosse jument noire,
+un cuirassier francais, vieux gaillard a la tete grise.
+
+Les notres se mirent a les huer au passage, car il leur paraissait
+honteux qu'un Anglais courut ainsi, mais au moment ou ils
+passerent devant nous, on vit de quoi il s'agissait.
+
+Le dragon avait laisse choir son arme, il etait desarme, et
+l'autre le serrait d'aussi pres pour l'empecher d'en trouver une
+autre.
+
+A la fin, pique sans doute par nos huees, l'Anglais prit son parti
+d'affronter le combat.
+
+Ses yeux tomberent sur une lance qui se trouvait pres du cadavre
+d'un Francais.
+
+Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et
+alors, sautant a bas avec adresse, il s'en saisit.
+
+Mais l'autre etait un vieux routier, et il fondit sur lui comme un
+boulet.
+
+Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la detourna et
+lui planta son sabre a travers l'omoplate.
+
+Cela se passa en un instant.
+
+Puis le Francais mit son cheval au trot, en nous jetant un
+ricanement par-dessus son epaule, comme un chien hargneux.
+
+La premiere partie etait gagnee pour eux, mais nous eumes bientot
+a marquer un point.
+
+L'ennemi avait pousse en avant une ligne de tirailleurs, qui
+dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutot que sur
+nous, mais nous envoyames deux compagnies du 95eme, pour les tenir
+en echec.
+
+Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car
+des deux cotes on se servait de la carabine.
+
+Parmi les tirailleurs francais se tenait debout un officier, un
+homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses epaules.
+
+Quand les notres arriverent, il s'avanca jusqu'a mi-chemin entre
+les deux troupes et s'arreta bien droit, dans l'attitude d'un
+escrimeur, la tete rejetee en arriere.
+
+Je le vois encore aujourd'hui, les paupieres abaissees, une sorte
+de sourire narquois sur la physionomie.
+
+A cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune
+homme, courut en avant, foncant sur lui avec ce singulier sabre
+courbe que portent les carabiniers.
+
+Ils se heurterent comme deux beliers, car ils couraient a la
+rencontre l'un de l'autre.
+
+Ils tomberent par l'effet de ce choc, mais le Francais etait
+dessous.
+
+Notre homme brisa son arme pres de la poignee, et recut l'arme de
+l'autre a travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et
+trouva le moyen d'oter la vie a son ennemi avec le troncon ebreche
+de son arme.
+
+Je croyais bien que les tirailleurs francais allaient l'abattre,
+mais pas une detente ne partit, et il revint a sa compagnie avec
+une lame de sabre dans un bras, et une moitie de sabre a la main.
+
+
+XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE
+
+Parmi tant de choses qui paraissant etranges dans une bataille,
+maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singuliere que
+la facon dont elle agit sur mes camarades.
+
+Pour quelques-uns, on eut dit qu'ils se livraient a leur repas
+journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarque de
+changement.
+
+D'autres marmotterent des prieres depuis le premier coup de canon
+jusqu'a la fin; d'autres sacraient, lachaient des jurons a vous
+faire dresser les cheveux sur la tete.
+
+Il y en avait un, l'homme a ma gauche, Mike Threadingham, qui ne
+cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait
+legue une maison pour les enfants des marins noyes, tout l'argent
+qu'elle lui avait promis.
+
+Il me dit cette histoire et la recommenca.
+
+Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait
+pas ouvert la bouche de tout le jour.
+
+Quant a moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais
+que j'avais l'intelligence et la memoire plus claires que je ne
+les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents
+laisses a la maison, a la cousine Edie, a ses yeux fripons et
+mobiles, a de Lissac et ses moustaches de chat, a toutes les
+aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans
+les plaines de Belgique, servir de cible a deux cent cinquante
+canons.
+
+Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait ete
+terrible a entendre, mais ils se turent soudain.
+
+Ce n'etait cependant que le calme momentane au cours d'une
+tempete.
+
+Alors, on devine que presque immediatement, il va etre suivi d'un
+pire dechainement de l'orage.
+
+Il y avait encore un bruit tres fort vers l'aile la plus eloignee,
+ou les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'etait a
+deux milles de la.
+
+Les autres batteries, tant francaises qu'anglaises, se turent.
+
+La fumee s'eclaircit de facon que les deux armees purent[2] se
+voir un peu.
+
+Notre crete offrait un spectacle terrible. On eut dit qu'il
+restait a peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes a
+l'endroit ou avait ete la legion allemande, tandis que les masses
+francaises semblaient aussi denses qu'avant.
+
+Nous savions pourtant qu'ils avaient du perdre plusieurs milliers
+d'hommes dans ces attaques.
+
+Nous entendimes de grands cris de joie partir de leur cote; puis,
+tout a coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel
+que celui qui venait de finir n'etait rien en comparaison.
+
+Il devait etre deux fois aussi fort, car chaque batterie etait
+deux fois plus rapprochee.
+
+Elles avaient ete deplacees de facon a tirer presque a bout
+portant, d'enormes masses de cavalerie, disposees dans leurs
+intervalles, pour les defendre contre toute attaque.
+
+Quand ce tapage infernal arriva a nos oreilles, il n'y eut pas un
+homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprit ce que cela
+signifiait.
+
+C'etait le dernier et supreme effort que faisait Napoleon pour
+nous ecraser.
+
+Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions
+tenir ce temps-la, tout irait bien.
+
+Epuises par la faim, la fatigue, accables, nous faisions des
+prieres pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de
+tirer, tant qu'un de nous resterait debout.
+
+Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car
+nous etions couches a plat ventre, et nous pouvions en un instant
+nous dresser en une masse herissee de baionnettes, si la cavalerie
+fondait de nouveau sur nous.
+
+Mais, derriere le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus
+clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus
+farouche, le plus saccade, le plus entrainant des bruits.
+
+-- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils
+veulent en finir.
+
+Et, comme il parlait encore, nous vimes une chose etrange.
+
+Un Francais, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avanca
+au galop vers nous sur un petit cheval bai.
+
+Il criait a tue-tete: " Vive le Roi! Vive le Roi! " Autant dire
+que c'etait un deserteur, puisque nous etions du cote du Roi, et
+qu'eux soutenaient l'Empereur.
+
+En passant pres de nous, il nous cria en anglais:
+
+-- La Garde arrive! la Garde arrive!
+
+Puis il disparut vers l'arriere, comme une feuille emportee par
+l'orage.
+
+Au meme moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus
+rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme.
+
+-- Il faut que vous les arretiez, ou bien nous sommes battus,
+cria-t-il au general Adams si fort, que toute notre compagnie put
+l'entendre.
+
+-- Comment cela marche-t-il? demanda le general.
+
+-- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six regiments
+de grosse cavalerie, dit-il.
+
+Et il se mit a rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont ete
+trop tendus.
+
+-- Peut-etre voudrez-vous vous joindre a notre marche en avant! Je
+vous en prie, regardez-vous comme un des notres, dit le general en
+s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de the.
+
+-- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l'autre en otant son
+chapeau.
+
+Un moment apres, nos trois regiments se resserrerent. La brigade
+avanca sur quatre lignes, franchit le creux ou nous etions restes
+couches en formant les carres, et alla au-dela du point d'ou nous
+avions vu l'armee francaise.
+
+Il n'etait pas possible de voir beaucoup de choses a ce moment.
+
+On ne distinguait guere que la flamme rouge, jaillissant de la
+gueule des canons, a travers le nuage de fumee, et les silhouettes
+noires se baissant, tirant, ecouvillonnant, chargeant, actives
+comme des diables, et toutes a leur oeuvre diabolique.
+
+Mais a travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en
+plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mele a de
+grandes clameurs.
+
+Puis on entrevit, a travers le brouillard, une vague mais large
+ligne noire, qui prit une teinte plus foncee, un dessin plus net,
+si bien qu'enfin, nous vimes que c'etait une colonne, sur cent
+hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffes
+de hauts bonnets a poil, avec un eclat de plaques de cuivre au-
+dessus du front.
+
+Et derriere ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi
+de suite, cela se deroulait, se tordait, sortait de la fumee des
+canons.
+
+On eut dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne
+paraissait interminable.
+
+En avant venaient, ca et la, des tirailleurs, derriere ceux-ci,
+les tambours, tout cela s'avancait d'un pas elastique, les
+officiers formant des groupes serres sur les flancs, l'epee a la
+main et criant des encouragements.
+
+Il y avait aussi, en tete, une douzaine de cavaliers, qui criaient
+tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son epee,
+qu'il tenait droite.
+
+Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment
+que le firent les Francais ce jour-la.
+
+C'etait merveilleux de les voir, car a mesure qu'ils s'avancaient,
+ils se trouverent en avant de leurs propres canons, de sorte
+qu'ils n'eurent plus a compter sur cette aide, quoiqu'ils
+allassent tout droit a deux batteries que nous avions eues a nos
+cotes pendant tout le jour.
+
+Chaque canon avait regle son tir a un pied pres, et nous vimes de
+longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, a mesure
+qu'elle progressait.
+
+Les Francais etaient si pres de nous et si serres les uns contre
+les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se
+serraient davantage, et marchaient avec un elan, un entrain qui
+etaient des plus beaux a voir.
+
+Leur tete etait tournee tout droit vers nous, tandis que le 93eme
+debordait d'un cote, et le 52eme de l'autre cote.
+
+Je croirai toujours que si nous etions restes a l'attendre, la
+Garde nous aurait enfonces, car comment arreter une telle colonne
+avec une ligne de quatre hommes d'epaisseur?
+
+Mais a ce moment-la, Colburne, le colonel du 52eme, reploya son
+flanc gauche de maniere a le placer parallelement a la colonne, ce
+qui contraignit les Francais a s'arreter.
+
+Leur ligne de front etait a une quarantaine de pas de nous, et
+nous pumes les voir a notre aise.
+
+Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'etais
+toujours figure les Francais comme des hommes de petite taille.
+
+Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette premiere compagnie,
+qui ne fut capable de me ramasser comme si j'etais un gamin, et
+leurs hauts bonnets a poil les faisait paraitre plus grands
+encore.
+
+C'etaient des gaillards endurcis, tannes, nerveux, aux yeux
+farouches et brides, aux moustaches herissees, ces vieux soldats
+qui n'avaient jamais passe une semaine sans se battre, et pendant
+bien des annees.
+
+Et alors, comme je me tenais pret, le doigt sur la detente,
+attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur
+l'officier monte qui portait son chapeau au bout de son epee.
+
+Je le reconnus: c'etait Bonaventure de Lissac.
+
+Je le vis. Jim le vit aussi.
+
+J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la
+colonne francaise.
+
+Aussi prompte que la pensee, la brigade entiere suivit cette
+impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le
+front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par
+les flancs.
+
+Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait
+ete donne: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en
+realite Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade
+sur la vieille Garde.
+
+Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premieres minutes de
+rage.
+
+Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que
+j'appuyai sur la detente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu'il
+etait porte par la foule, mais je vis, sur l'etoffe, une tache
+horrible, et un leger tourbillon de fumee, comme si elle avait
+pris feu. Puis, je me trouvai rejete contre deux gros Francais, et
+si serre entre eux, qu'il nous etait impossible de mouvoir une
+arme.
+
+L'un d'eux, un gaillard a grand nez, me saisit a la gorge, et je
+me sentis comme un poulet dans sa poigne.
+
+-- _Rendez-vous, coquin_, dit-il.
+
+Mais, tout a coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car
+quelqu'un venait de lui plonger une baionnette dans le ventre.
+
+On tira tres peu de coups de feu apres le premier abordage. On
+n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les
+cris brefs des hommes atteints, et les commandements des
+officiers.
+
+Alors, tout a coup, les Francais commencerent a ceder le terrain,
+lentement, de mauvaise grace, pas a pas, mais enfin ils
+reculaient.
+
+Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque la, le
+frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprimes qu'ils
+allaient plier.
+
+J'avais devant moi un Francais, un homme aux traits tranchants,
+aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait ete a
+l'exercice.
+
+Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour
+choisir et abattre un officier.
+
+Je me rappelle qu'il me vint a l'esprit que ce serait faire un bel
+exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid.
+
+Je me precipitai vers lui et lui passai ma baionnette au travers
+du corps.
+
+En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lacha un coup de fusil
+en pleine figure.
+
+La balle me fit, a travers la joue, une marque qui me restera
+jusqu'a mon dernier jour.
+
+Quand il tomba, je trebuchai par-dessus son corps. Deux autres
+hommes tomberent a leur tour sur moi, et je faillis etre etouffe
+sous cet entassement.
+
+Lorsqu'enfin je me fus degage, apres m'etre frotte les yeux, qui
+etaient pleins de poudre, je vis que la colonne etait
+definitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns
+fuyant a toutes jambes, les autres continuant a combattre, dos a
+dos, dans un vain effort pour arreter la brigade, qui balayait
+tout devant elle.
+
+Il me semblait qu'un fer rouge etait applique sur ma figure, mais
+j'avais l'usage de mes membres.
+
+Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes
+mutiles, je courus apres mon regiment, et allai prendre ma place
+au flanc droit.
+
+Le vieux major Elliott etait la, boitant un peu, car son cheval
+avait ete tue, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal.
+
+Il me vit venir et me fit un signe de tete, mais on avait trop de
+besogne pour avoir le temps de causer.
+
+La brigade avancait toujours, mais le general passa a cheval
+devant moi, baissant la tete, et regardant les positions
+anglaises:
+
+-- Il n'y a pas de terrain gagne, dit-il, mais je ne recule pas.
+
+-- Le duc de Wellington a remporte une grande victoire, proclama
+l'aide de camp d'une voix solennelle.
+
+Et alors, cedant soudain a ses sentiments, il ajouta:
+
+-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant.
+
+Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc.
+
+Mais a ce moment-la, le premier venu pouvait se rendre compte que
+l'armee francaise se disloquait.
+
+Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrement
+pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les
+bords.
+
+Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles
+avaient, a l'arriere, un eparpillement de trainards.
+
+La Garde s'eclaircissait, devant nous, a mesure que nous poussions
+en avant, et nous nous trouvames face a face avec douze canons,
+mais, au bout d'un moment, ils furent a nous, et je vis notre plus
+jeune sous-officier, apres celui qui avait ete tue par le lancier,
+griffonner a la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numero
+72, en vrai ecolier qu'il etait.
+
+Ce fut alors que nous entendimes, derriere nous, un hourra
+d'encouragement, et que nous vimes l'armee anglaise tout entiere
+deborder par-dessus la crete des hauteurs et se repandre dans la
+vallee pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi.
+
+Les canons arriverent aussi en bondissant, a grand bruit, et notre
+cavalerie legere, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite
+avec notre brigade.
+
+Apres cela, il n'y avait plus de bataille.
+
+L'on marcha en avant sans rencontrer de resistance, et notre armee
+finit de se former en ligne sur le terrain meme que les Francais
+occupaient le matin.
+
+Leurs canons etaient a nous; leur infanterie reduite a une cohue
+qui s'eparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra
+seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ
+de bataille sans se rompre.
+
+Enfin, au moment meme ou la nuit venait, nos hommes, epuises et
+affames, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les
+faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis.
+
+Voila tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la
+bataille de Waterloo.
+
+J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine
+de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge.
+
+Il me fallut donc percer un autre trou a mon ceinturon, qui me
+serra alors comme un cercle autour d'un baril.
+
+Apres cela, je me couchai dans la paille, ou se vautrait le reste
+de la compagnie.
+
+Moins d'une minute apres, je m'endormais d'un sommeil de plomb.
+
+
+XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT
+
+Le jour pointait, et les premieres lueurs grises venaient de se
+montrer furtivement a travers les longues et minces fentes des
+murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'epaule.
+
+Je me levai d'un bond.
+
+Dans mon cerveau, hebete par le sommeil, je m'etais figure que les
+cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde
+posee contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs,
+je me rappelai ou j'etais.
+
+Mais je puis vous dire que je fus bien etonne en m'apercevant que
+c'etait le major Elliott lui-meme, qui m'avait reveille.
+
+Il avait l'air tres grave et, derriere lui, venaient deux
+sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon.
+
+-- Reveillez-vous, mon garcon, dit le major, retrouvant sa
+bonhomie comme si nous etions de nouveau a Corriemuir.
+
+-- Oui, major, balbutiai-je.
+
+-- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois
+quelque chose a tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter
+vos foyers. Jim Horscroft est manquant.
+
+Je sursautai a ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la
+faim, et la fatigue, j'avais completement oublie mon ami depuis
+qu'il s'etait elance contre la Garde francaise, en entrainant tout
+le regiment.
+
+-- Je suis en train de faire le releve de nos pertes, dit le
+major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez
+grand plaisir.
+
+Nous voila donc en route, le major, les deux sergents et moi.
+
+Oh! certes, c'etait un terrible spectacle, si terrible, que malgre
+le nombre d'annees qui se sont ecoulees, je prefere en parler le
+moins possible.
+
+C'etait bien horrible a voir dans la chaleur du combat, mais
+maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le
+tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de
+glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de
+boucher, ou de pauvres diables ont ete eventres, ecrases, mis en
+bouillie, ou l'on dirait que l'homme a voulu tourner en derision
+l'oeuvre de Dieu.
+
+L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille:
+les fantassins morts, formant encore des carres, la ligne confuse
+de cavaliers qui les avaient charges, et en haut, sur la pente,
+les artilleurs gisant autour de leur piece brisee.
+
+La colonne de la Garde avait laisse une bande de morts a travers
+la campagne.
+
+On eut dit la trace laissee par une limace. En tete, se dressait
+un amas de morts en uniforme bleu, entasses sur les habits rouges,
+a l'endroit ou avait eu lieu cette etreinte furieuse, lorsqu'ils
+avaient fait le premier pas en arriere.
+
+Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant a cet endroit, ce fut
+Jim, lui-meme.
+
+Il gisait, de tout son long, etendu sur le dos, la figure tournee
+vers le ciel.
+
+On eut dit que toute passion, toute souffrance s'etaient
+evaporees.
+
+Il ressemblait tout a fait a ce Jim d'autrefois, que j'avais vu
+cent fois dans sa couchette, quand nous etions camarades d'ecole.
+
+J'avais jete un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins
+a considerer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus
+heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espere de le voir
+pendant sa vie, je cessai de me desoler sur lui.
+
+Deux baionnettes francaises lui avaient traverse la poitrine.
+
+Il etait mort sur le champ, sans souffrir, a en croire le sourire
+qu'il avait sur les levres.
+
+Le major et moi, nous lui soulevions la tete, esperant qu'il
+restait peut-etre un souffle de vie, quand j'entendis pres de moi
+une voix bien connue.
+
+C'etait de Lissac, dresse sur son coude, au milieu d'un tas de
+cadavres de soldats de la Garde.
+
+Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau a
+grand plumet rouge, gisait a terre, pres de lui.
+
+Il etait bien pale. Il avait de grands cercles bistres sous les
+yeux, mais, a cela pres, il etait reste tel qu'il etait jadis,
+avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affame, sa
+moustache raide, sa chevelure coupee ras et clairsemee jusqu'a la
+calvitie, au haut de la tete.
+
+Il avait toujours eu les paupieres tombantes, mais maintenant il
+etait presque impossible de retrouver, par-dessous, le
+scintillement de l'oeil.
+
+-- hola, Jock! s'ecria-t-il, je ne m'attendais guere a vous voir
+ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim.
+
+-- C'est vous qui nous avez apporte tous ces ennuis, dis-je.
+
+-- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout
+est arrange pour nous a l'avance. Quand j'etais en Espagne, j'ai
+appris a croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoye ici,
+ce matin.
+
+-- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en
+posant la main sur l'epaule du pauvre Jim.
+
+-- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes.
+
+Il ouvrit alors son manteau et j'apercus, avec horreur, un gros
+caillot noir de sang, qui sortait de son flanc.
+
+-- C'est ma treizieme blessure, et ma derniere, dit-il, avec un
+sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous
+me donner a boire, si vous disposez de quelques gouttes?
+
+Le major avait du brandy etendu d'eau.
+
+De Lissac en but avidement.
+
+Ses yeux se ranimerent, et une petite tache rouge reparut a ses
+joues livides.
+
+-- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un
+m'appeler par mon nom, et aussitot son fusil s'est pose sur ma
+tunique. Deux de mes hommes l'ont echarpe au moment meme ou il a
+fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez a Paris dans
+moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au
+numero 11 de la rue de Miromesnil, qui est pres de la Madeleine.
+Annoncez-lui la nouvelle avec menagement, Jock, car vous ne pouvez
+pas vous figurer a quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce
+que je possede se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine
+en a les clefs. Vous n'oublierez pas?
+
+-- Je me souviendrai.
+
+-- Et Madame votre mere? J'espere que vous l'avez laissee en bonne
+sante? Ah! Et Monsieur votre pere aussi. Presentez-lui mes plus
+grands respects.
+
+A ce moment meme, ou il allait mourir, il fit la reverence
+d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations
+a ma mere.
+
+-- Assurement, dis-je, votre blessure pourrait etre moins grave
+que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de
+notre regiment.
+
+-- Mon cher Jock, je n'ai pas passe ces quinze ans a faire et
+recevoir des blessures, sans savoir reconnaitre celle qui compte.
+Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est
+fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes
+Voltigeurs, que de rester pour vivre en exile et en mendiant. En
+outre, il est absolument certain que les Allies m'auraient
+fusille. Ainsi, je me suis epargne une humiliation.
+
+-- Les Allies, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur,
+ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare.
+
+-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que
+j'aurais fui en Ecosse et change de nom, si je n'avais eu rien de
+plus a craindre que mes camarades restes a Paris? Je tenais a la
+vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je
+n'ai plus qu'a mourir, car il ne se trouvera plus jamais a la tete
+d'une armee. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se
+pardonner. C'est moi qui commandais le detachement qui a fusille
+le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma
+cherie!
+
+Il leva les deux mains, dont les doigts s'agiterent, et
+tremblerent comme s'il tatonnait.
+
+Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tete se
+pencha sur sa poitrine.
+
+Un de nos sergents le recoucha doucement. L'autre etendit sur lui
+le grand manteau bleu. Nous laissames ainsi la ces deux hommes,
+que le Destin avait si etrangement mis en rapport.
+
+L'Ecossais et le Francais gisaient silencieux, paisibles, si
+rapproches que la main de l'un eut pu toucher celle de l'autre,
+sur cette pente imbibee de sang, dans le voisinage de Hougoumont.
+
+
+XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT
+
+Maintenant, me voici bien pres de la fin de tout cela, et je suis
+fort content d'y etre arrive, car j'ai commence ce recit
+d'autrefois, le coeur leger, en me disant que cela me donnerait
+quelque occupation pendant les longs soirs d'ete. Mais, chemin
+faisant, j'ai reveille mille peines qui dormaient, mille chagrins
+a demi oublies, si bien que j'ai a present l'ame a vif, comme la
+peau d'un mouton mal tondu.
+
+Si je m'en tire a bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la
+plume; car, en commencant, cela va tout seul, comme quand on
+descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis,
+avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied
+dans un trou et vous y restez, et c'est a vous de vous en tirer a
+force de vous debattre.
+
+Nous enterrames Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un
+soldats de la Garde imperiale et de notre Infanterie legere,
+ranges dans la meme tranchee.
+
+Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on seme une graine,
+quelle belle recolte de heros on ferait un jour!
+
+Alors, nous laissames pour toujours, derriere nous, ce champ de
+carnage et nous primes, avec notre brigade, la route de la
+frontiere pour marcher sur Paris.
+
+Pendant toutes ces annees-la, on m'avait toujours habitue a
+regarder les Francais comme de tres mechantes gens, et comme nous
+n'entendions parler d'eux qu'a l'occasion de batailles, de
+massacres sur terre et sur mer, il etait assez naturel pour moi de
+les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse.
+
+Apres tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la meme chose,
+ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la meme
+maniere.
+
+Mais quand nous eumes a traverser leur pays, quand nous vimes
+leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si
+tranquillement occupes au travail des champs et les femmes
+tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste
+coiffe blanche, grondant le bebe pour lui apprendre la politesse,
+tout nous parut si empreint de simplicite domestique, que j'en
+vins a ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps hai
+et redoute ces bonnes gens.
+
+Je suppose que, dans le fond, l'objet reel de notre haine, c'etait
+l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il etait parti et que
+sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa
+beaute.
+
+Nous fimes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le
+plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivames ainsi a la
+grande cite.
+
+Nous nous attendions a y livrer bataille, car elle est si peuplee,
+qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle
+armee. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage
+d'abimer tout un pays a cause d'un seul homme.
+
+On lui avait donc donne avis qu'il eut a se tirer d'affaire, seul,
+desormais.
+
+D'apres les dernieres nouvelles qui nous arriverent sur lui, il
+s'etait rendu aux Anglais.
+
+Les portes de Paris nous etaient ouvertes; c'etaient des nouvelles
+excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir a la seule
+bataille ou je me fusse trouve.
+
+Mais il y avait alors a Paris, une foule de gens attaches a Boney.
+
+C'etait tout naturel, quand on songe a la gloire qu'il leur avait
+acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demande a son
+armee d'aller dans un endroit ou il n'allat pas lui-meme.
+
+Ils nous firent assez mauvaise mine a notre entre, je puis vous le
+dire.
+
+Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fumes les premiers qui
+mirent le pied dans la ville.
+
+Nous passames sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile a
+ecrire qu'a prononcer; de la, on traversa un beau parc, le Bois de
+Boulogne, puis on alla aux Champs-Elysees, ou l'on bivouaqua.
+
+Bientot il y eut, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais,
+qu'on se serait cru dans un camp plutot que dans une ville.
+
+La premiere fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de
+ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par
+couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil.
+
+Rob attendit dans le vestibule et, des que je mis le pied sur le
+paillasson, je me trouvai en presence de ma cousine Edie, qui
+etait toujours restee la meme, et qui se mit a me contempler de ce
+regard sauvage qu'elle a.
+
+Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le
+fit, elle s'avanca de trois pas, courut a moi et me sauta au cou.
+
+-- Oh! mon cher vieux Jock, s'ecria-t-elle, comme vous etes beau,
+sous l'habit rouge!
+
+-- Oui, a present, je suis soldat, Edie, repondis-je d'un ton fort
+raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par
+derriere elle, l'autre figure qui etait tournes vers le ciel, sur
+le champ de bataille de Belgique.
+
+-- Qui l'aurait cru? s'ecria-t-elle. Qu'etes vous alors, Jock?
+General? Capitaine?
+
+-- Non, je suis simple soldat.
+
+-- Comment, vous n'etes pas, je l'espere, de ces gens du commun
+qui portant le fusil?
+
+-- Si, je porte le fusil.
+
+-- Oh! ce n'est pas, a beaucoup pres, aussi interessant, dit-elle
+en retournant s'asseoir sur le canape qu'elle avait quitte.
+
+C'etait une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours,
+pleine d'objets brillants, et j'etais sur le point de repartir
+pour donner a mes bottes un nouveau coup de brosse.
+
+Quand Edie s'assit, je vis qu'elle etait en grand deuil; cela me
+prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac.
+
+-- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je
+suis tres maladroit pour annoncer avec menagement les nouvelles.
+Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les
+malles, et qu'Antoine avait les clefs.
+
+-- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez ete bien bon de faire
+cette commission. J'ai appris l'evenement il y a environ huit
+jours. J'en ai ete folle quelque temps, tout a fait folle. Je
+porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un
+veritable epouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en
+remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent.
+
+-- Pardon, Madame, dit une domestique en avancant la tete, le
+comte de Beton desire vous voir.
+
+-- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voila qui est
+tres important. Je suis bien fachee d'abreger notre entretien,
+mais vous reviendrez me voir, j'en sais sure, n'est-ce pas? Je
+suis si desolee? Ah! est-ce qu'il vous serait egal de sortir par
+la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie,
+mon cher vieux Jock, vous avez toujours ete si bon garcon, et vous
+faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire.
+
+C'etait la derniere fois que je devais voir la cousine Edie.
+
+Elle se montrait a la lumiere du soleil avec son regard
+provocateur, de jadis, avec ses dents eclatantes.
+
+Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une
+goutte de mercure.
+
+Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis a la
+porte une belle voiture a deux chevaux; je devinai alors qu'elle
+m'avait prie de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis
+du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels
+elle avait vecu dans son enfance.
+
+Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon pere et ma
+mere, qui avaient eu tant de bonte pour elle.
+
+Bah! elle etait ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en
+dispenser qu'un lapin ne peut s'empecher d'agiter son bout de
+queue; et pourtant, cette pensee me fit grand-peine.
+
+Neuf mois apres, j'appris qu'elle avait epouse ce meme comte de
+Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard.
+
+Quant a nous, notre tache etait accomplie.
+
+La grande ombre avait ete chassee de dessus l'Europe; elle ne
+viendrait plus s'allonger d'un bout a l'autre du pays, planant sur
+les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les tenebres
+dans des existences qui auraient ete si heureuses.
+
+Apres avoir achete ma liberation, je revins a Corriemuir, ou,
+apres la mort de mon pere, je pris la ferme.
+
+J'epousai Lucie Deane, de Berwick, et j'elevai sept enfants, qui
+tous sont plus grands que leur pere, et n'omettent rien pour le
+lui rappeler.
+
+Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'ecoulent
+desormais et qui se ressemblent comme autant de beliers ecossais,
+j'ai peine a convaincre mes jeunes gens que, meme ici, nous avons
+eu notre roman, au temps ou Jim et moi nous fimes notre cour, et
+ou l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre cote de l'eau.
+
+Notes :
+
+[1] " vieil habit " aurait ete plus elegant... (Note de l'editeur)
+[2] Il aurait ete preferable d'ecrire " puissent " ou " pussent ".
+(Note de l'editeur)
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE ***
+
+***** This file should be named 13735.txt or 13735.zip *****
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+Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the
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+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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