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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:42:49 -0700 |
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diff --git a/13735.txt b/13735.txt new file mode 100644 index 0000000..77d9ba8 --- /dev/null +++ b/13735.txt @@ -0,0 +1,6875 @@ +The Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La grande ombre + +Author: Arthur Conan Doyle + +Release Date: October 13, 2004 [EBook #13735] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + + + + + +Arthur Conan Doyle + +LA GRANDE OMBRE + +(1909) + + +Table des matieres + +Preface +I -- LA NUIT DES SIGNAUX +II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX +IV -- LE CHOIX DE JIM +V -- L'HOMME D'OUTRE-MER +VI -- UN AIGLE SANS ASILE +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR +VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER +IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH +X -- LE RETOUR DE L'OMBRE +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS +XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE +XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE +XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + + +Preface + +_Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et +americaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces +abondantes moissons de details biographiques dont le lecteur +contemporain est si friand._ + +_Quand on a lu que l'auteur de la Grande Ombre est ne le 22 mai +1859 a Edimbourg, qu'il fut l'eleve de son universite, qu'il y +etudia la medecine et l'exerca huit ans a Southsea (1882-1889), +qu'il voyagea ensuite dans les regions arctiques et sur les cotes +Occidentales de l'Afrique, force est bien de se contenter de +renseignements aussi succincts._ + +_Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d'une lignee +d'artistes qui ont laisse une trace glorieuse dans la carriere._ + +_Son grand-pere, John Doyle, eleve du paysagiste Gabrielli et du +miniaturiste Comerfort, fut un caricaturiste celebre. Sous la +signature H.B., son crayon s'attaqua a tout ce qu'il y avait +d'illustre dans les generations de son temps (1798-1808). +Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon, Moore ont cent +fois reconnu ses merites et salue ce qu'ils appelaient presque son +genie._ + +_Richard, ou mieux Dick Doyle, eleve de son pere, marchant sur ses +brisees, debuta comme caricaturiste a 17 ans et, de 1843 a 1850, +il fit la joie des abonnes du _Punch_, mais alors des scrupules +religieux lui interdirent de collaborer a une feuille satirique, +qui bafouait ce qui etait a ses yeux sacre comme le plus cher des +legs des aieux, la foi catholique profondement ancree en son ame +d'Irlandais. Il s'eloigna du _Punch_, mais ce ne fut point pour +porter a une feuille rivale le concours malicieux de son crayon. +Il le consacra desormais a l'illustration des chefs-d'oeuvre de +Thackeray et de Ruskin. C'est a lui qu'on dut ces dessins tour a +tour comiques ou pittoresques qui nous disent les aventures de la +famille Newcomes, ou la legende du Roi de la Riviere d'or._ + +_Charles Doyle, le cinquieme fils de John et le pere d'Arthur, +n'eut point un aussi grand renom. Peintre et graveur, il fut +surtout apprecie comme architecte, de meme qu'un autre de ses +freres se confinait dans la direction de la National Gallery +d'Irlande et qu'un troisieme renoncait a ses pinceaux pour dresser +les plus exactes genealogies du baronnage d'Angleterre._ + +_Ainsi apparente, Arthur Conan Doyle ne voulut, semble-t-il, +debuter en litterature que lorsqu'il fut certain de tenir un +succes et des son _Etude en rouge_, premiere serie de son immortel +_Sherlock Holmes_, il fut, en effet, celebre. Des lors il n'eut +plus qu'a perseverer, tuant et ressuscitant ses heros selon les +caprices de sa fantaisie et les voeux de ses innombrables legions +de lecteurs._ + +_C'est a un tout autre genre qu'appartient la Grande Ombre. Conan +Doyle a ecrit beaucoup de romans historiques, le plus souvent +inspires par l'histoire de France, et ceux qu'il a consacres a la +peinture de l'epoque napoleonienne, ne sont pas les moins bien +venus de la serie._ + +_Un autre Irlandais d'origine, Charles Lever, lui avait trace la +voie, mais avec moins de brio, de vie et de relief. A ce point de +vue il y a une grande distance entre _Tom Bourke_ et _Les exploits +du colonel Gerard_, mais le desir de rendre justice a son grand +adversaire et de juger un soldat en soldat est le meme chez les +deux romanciers. Cependant Conan Doyle est plus voisin peut-etre +d'Erckmann-Chatrian, dont les recits ont nourri notre enfance et +sans doute la sienne, que de Charles Lever. Le parallele pourrait +etre etabli et poursuivi entre le petit conscrit de 1813 se levant +pour repousser l'invasion et le petit berger de West Inch +s'engageant pour aller chasser l'Ombre qu'il croit sentir peser +sur l'Europe._ + +_Nul ne peint mieux son petit coin de bataille, les conscrits +saluant involontairement les balles, les vieux soldats les +raillant d'un ton goguenard et les officiers les laissant +s'aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux, au matin +du combat, les revues passees par l'etat-major empanache, les +cavaliers chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circulant au +galop, au milieu des cris d'enthousiasme et des hourras. Puis +apres plusieurs heures de combat, la chevauchee des cuirassiers +chargeant et la montee des bataillons de la Vieille-Garde se ruant +sur les carres anglais avec une rage desesperee._ + +ALBERT SAVINE. + + +I -- LA NUIT DES SIGNAUX + +Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrive a peine au milieu +du dix-neuvieme siecle, et a l'age de cinquante-cinq ans. + +Ma femme ne me decouvre guere qu'une fois par semaine derriere +l'oreille un petit poil gris qu'elle tient a m'arracher. + +Et pourtant quel etrange effet cela me fait que ma vie se soit +ecoulee en une epoque ou les facons de penser et d'agir des hommes +differaient autant de celles d'aujourd'hui que s'il se fut agi des +habitants d'une autre planete. + +Ainsi, lorsque je me promene par la campagne, si je regarde par +la-bas, du cote de Berwick, je puis apercevoir les petites +trainees de fumee blanche, qui me parlent de cette singuliere et +nouvelle bete aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le +corps recele un millier d'hommes, et qui ne cesse de ramper le +long de la frontiere. + +Quand le temps est clair, j'apercois sans peine le reflet des +cuivres, lorsqu'elle double la courbe vers Corriemuir. + +Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la meme bete, +ou parfois meme une douzaine d'entre elles, laissant dans l'air +une trace noire, dans l'eau une tache blanche, et marchant contre +le vent avec autant d'aisance qu'un saumon remonte la Tweed. + +Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux pere muet de colere +autant que de surprise, car il avait la crainte d'offenser le +Createur, si profondement enracinee dans l'ame, qu'il ne voulait +pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute +innovation lui paraissait toucher de bien pres au blaspheme. + +C'etait Dieu qui avait cree le cheval. + +C'etait un mortel de la-bas, vers Birmingham, qui avait fait la +machine. + +Aussi mon bon vieux papa s'obstinait-il a se servir de la selle et +des eperons. + +Mais il aurait eprouve une bien autre surprise en voyant le calme +et l'esprit de bienveillance qui regnent actuellement dans le +coeur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire +dans les reunions qu'il ne faut plus de guerre, excepte bien +entendu, avec les negres et leurs pareils. + +Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans +interruption -- une treve de deux courtes annees -- depuis bientot +un quart de siecle? + +Reflechissez a cela, vous qui menez aujourd'hui une existence si +tranquille, si paisible. + +Des enfants, nes pendant la guerre, etaient devenus des hommes +barbus, avaient eu a leur tour des enfants, que la guerre durait +encore. + +Ceux qui avaient servi et combattu a la fleur de l'age et dans +leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur +dos se vouter, que les flottes et les armees etaient encore aux +prises. + +Rien d'etonnant, des lors, qu'on en fut venu a considerer la +guerre comme l'etat normal, et qu'on eprouvat une sensation +singuliere a se trouver en etat de paix. + +Pendant cette longue periode, nous nous battimes avec les Danois, +nous nous battimes avec les Hollandais, nous nous battimes avec +l'Espagne, nous nous battimes avec les Turcs, nous nous battimes +avec les Americains, nous nous battimes avec les gens de +Montevideo. + +On eut dit que dans cette melee universelle, aucune race n'etait +trop proche parente, aucune trop distante pour eviter d'etre +entrainee dans la querelle. + +Mais ce fut surtout avec les Francais que nous nous battimes; et +de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d'aversion, et +de crainte et d'admiration, ce fut ce grand capitaine qui les +gouvernait. + +C'etait tres crane de le representer en caricature, de le +chansonner, de faire comme si c'etait un charlatan, mais je puis +vous dire que la frayeur qu'inspirait cet homme planait comme une +ombre noire au-dessus de l'Europe entiere, et qu'il fut un temps +ou la clarte d'une flamme apparaissant de nuit sur la cote faisait +tomber a genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les +mains de tous les hommes. + +Il avait toujours gagne la partie: voila ce qu'il y avait de +terrible. + +On eut dit qu'il portait la fortune en croupe. + +Et en ces temps-la nous savions qu'il etait poste sur la cote +septentrionale avec cent cinquante mille veterans, avec les +bateaux necessaires au passage. + +Mais c'est une vieille histoire. + +Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot aneantit +leur flotte. + +Il devait rester en Europe une terre ou l'on eut la liberte de +penser, la liberte de parler. + +Il y avait un grand signal tout pret sur la hauteur pres de +l'embouchure de la Tweed. + +C'etait un echafaudage fait en charpente et en barils de goudron. + +Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m'ecarquillais les +yeux a regarder s'il flambait. + +Je n'avais alors que huit ans, mais a cet age, on prend deja les +choses a coeur, et il me semblait que le sort de mon pays dependit +en quelque facon de moi et de ma vigilance. + +Un soir, comme je regardais, j'apercus une faible lueur sur la +colline du signal: une petite langue rouge de flamme dans les +tenebres. + +Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les +poignets contre le cadre en pierre de la fenetre, pour me +convaincre que j'etais eveille. + +Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se +refleter dans l'eau, et je m'elancai a la cuisine. + +Je hurlai a mon pere que les Francais avaient franchi la Manche et +que le signal de l'embouchure de la Tweed flambait. + +Il causait tranquillement avec Mr Mitchell, l'etudiant en droit +d'Edimbourg. + +Je crois encore le voir secouant sa pipe a cote du feu et me +regardant par-dessus ses lunettes a monture de corne. + +-- Etes-vous sur, Jock, dit-il. + +-- Aussi sur que d'etre en vie, repondis-je d'une voix +entrecoupee. + +Il etendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu'il +ouvrit sur son genou, comme s'il allait nous en lire un passage, +mais il la referma, et sortit a grands pas. + +Nous le suivimes, l'etudiant en droit et moi, jusqu'a la porte a +claire-voie qui donne sur la grande route. + +De la nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur +d'un autre feu plus petit a Ayton, plus au nord. + +Ma mere descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas +saisis par le froid, et nous restames la jusqu'au matin, en +echangeant de rares paroles, et cela meme a voix basse. + +Il y avait sur la route plus de monde qu'il n'en etait passe la +veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en +remontant vers le nord, s'etaient enroles dans les regiments de +volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de +leurs chevaux pour repondre a l'appel. + +Quelques-uns d'entre eux avaient bu le coup de l'etrier avant de +partir. + +Je n'en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval +blanc, brandissant au clair de lune un enorme sabre rouille. + +Ils nous crierent en passant, que le signal de North Berwick Law +etait en feu, et qu'on croyait que l'alarme etait partie du +Chateau d'Edimbourg. + +Un petit nombre galoperent en sens contraire, des courriers pour +Edimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-sherif, et +autres de ce genre. + +Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes +robustes, monte sur un cheval rouan. Il poussa jusqu'a notre porte +et nous fit quelques questions sur la route. + +-- Je suis convaincu que c'est une fausse alerte, dit-il. Peut- +etre aurais-je tout aussi bien fait de rester ou j'etais, mais +maintenant que me voila parti, je n'ai rien de mieux a faire que +de dejeuner avec le regiment. + +Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. + +-- Je le connais bien, dit notre etudiant en nous le designant +d'un signe de tete, c'est un legiste d'Edimbourg, et il s'entend +joliment a enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. + +Aucun de nous n'avait encore entendu parler de lui, mais il ne se +passa guere de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute +l'Ecosse. + +Bien des fois nous pensames alors a cet homme qui nous avait +demande la route dans la nuit terrible. + +Mais des le matin, nous eumes l'esprit tranquille. + +Il faisait un temps gris et froid. + +Ma mere etait retournee a la maison pour nous preparer un pot de +the, quand arriva un char a bancs ramenant le docteur Horscroft, +d'Ayton et son fils Jim. + +Le docteur avait releve jusque sur ses oreilles le collet de son +manteau brun, et il avait l'air de fort mechante humeur, car Jim, +qui n'avait que quinze ans, s'etait sauve a Berwick a la premiere +alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son pere. + +Le papa avait passe toute la nuit a sa recherche, et il le +ramenait prisonnier; le canon de fusil se dressait derriere le +siege. + +Jim avait l'air d'aussi mauvaise humeur que son pere, avec ses +mains fourrees dans ses poches de cote, ses sourcils joints, et sa +levre inferieure avancee. + +-- Tout ca, c'est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n'y +a pas eu de debarquement, et tous les sots d'Ecosse sont alles +arpenter pour rien les routes. + +Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces +mots, ce qui lui valut de la part de son pere un coup sur le cote +du crane avec le poing ferme. + +A ce coup, le jeune garcon laissa tomber sa tete sur sa poitrine +comme s'il avait ete etourdi. + +Mon pere hocha la tete, car il avait de l'affection pour Jim, et +nous rentrames tous a la maison, en dodelinant du chef, et les +yeux papillotants, pouvant a peine tenir les yeux ouverts, +maintenant que nous savions tout danger passe. + +Mais nous eprouvions en meme temps au coeur un frisson de joie +comme je n'en ai ressenti le pareil qu'une ou deux autres fois en +ma vie. + +Sans doute, tout cela n'a pas beaucoup de rapport avec ce que j'ai +entrepris de raconter, mais quand on a une bonne memoire et peu +d'habilete, on n'arrive pas a tirer une pensee de son esprit sans +qu'une douzaine d'autres s'y cramponnent pour sortir en meme +temps. + +Et pourtant, maintenant que je me suis mis a y songer, cet +incident n'etait pas entierement etranger a mon recit, car Jim +Horscroft eut une discussion si violente avec son pere, qu'il fut +expedie au college de Berwick et comme mon pere avait depuis +longtemps forme le projet de m'y placer aussi, il profita de +l'occasion que lui offrait le hasard pour m'y envoyer. + +Mais avant de dire un mot au sujet de cette ecole, il me faut +revenir a l'endroit ou j'aurais du commencer, et vous mettre en +etat de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages +ecrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien +loin au-dela du _border_, et n'ont jamais entendu parler des +Calder de West Inch. + +Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau +domaine, autour d'une bonne habitation. + +C'est simplement une grande terre a paturages de moutons, ou la +bise souffle avec aprete et que le vent balaie. + +Elle s'etend en formant une bande fragmentee le long de la mer. + +Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste a +gagner son loyer et a avoir du beurre le dimanche au lieu de +melasse. + +Au milieu, s'eleve une maison d'habitation en pierre, recouverte +en ardoise, avec un appentis derriere. + +La date de 1703 est gravee grossierement dans le bloc qui forme le +linteau de la porte. + +Il y a plus de cent ans que ma famille est etablie la, et malgre +sa pauvrete, elle est arrivee a tenir un bon rang dans le pays, +car a la campagne le vieux fermier est souvent plus estime que le +nouveau laird. + +La maison de West Inch presentait une particularite singuliere. + +Il avait ete etabli par des ingenieurs et autres personnes +competentes, que la ligne de delimitation entre les deux pays +passait exactement par le milieu de la maison, de facon a couper +notre meilleure chambre a coucher en deux moities, l'une anglaise, +l'autre ecossaise. + +Or, la couchette que j'occupais etait orientee de telle sorte que +j'avais la tete au nord de la frontiere et les pieds au sud. + +Mes amis disent que si le hasard avait place mon lit en sens +contraire, j'aurais eu peut-etre la chevelure d'un blond moins +roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle. + +Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, ou ma tete d'Ecossais +ne voyait aucun moyen de me tirer de peril, mes bonnes grosses +jambes d'Anglais vinrent a mon aide et m'en eloignerent jusqu'en +lieu sur. + +Mais a l'ecole, cela me valut des histoires a n'en plus finir: les +uns m'avaient surnomme _Grog a l'eau_; pour d'autres j'etais la +" Grande Bretagne " pour d'autres, " l'Union Jock ". + +Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Ecossais et les +petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les +jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. + +Puis on s'arretait des deux cotes pour se mettre a rire, comme si +la chose etait bien plaisante. + +Dans les commencements, je fus tres malheureux a l'ecole de +Berwick. + +Birtwhistle etait le premier maitre, et Adams le second, et je +n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre. + +J'etais naturellement timide, tres peu expansif. + +Je fus long a me faire un ami soit parmi les maitres, soit parmi +mes camarades. + +Il y avait neuf milles a vol d'oiseau, et onze milles et demi par +la route, de Berwick a West Inch. + +J'avais le coeur gros en pensant a la distance qui me separait de +ma mere. + +Remarquez, en effet, qu'un garcon de cet age, tout en pretendant +se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, helas! +quand on le prend au mot. + +A la fin, je n'y tins plus, et je pris la resolution de m'enfuir +de l'ecole, et de retourner le plus tot possible a la maison. + +Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer +l'eloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l'ecole, +jusqu'au dernier eleve, ce qui rendit ma vie d'ecolier fort +agreable et fort douce. + +Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'etais tombe par +une fenetre du second etage. + +Voici comment la chose arriva: + +Un soir j'avais recu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de +l'ecole. Cet affront, s'ajoutant a tous mes autres griefs, fit +deborder ma petite coupe. + +Je jurai, ce soir meme, en enfouissant ma figure inondee de larmes +sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit a +West Inch, soit bien pres d'y arriver. + +Notre dortoir etait au second etage, mais j'avais une reputation +de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. + +Je n'eprouvais aucune frayeur, tout petit que j'etais, de me +laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde +serree a la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois +pieds au-dessus du sol. + +Des lors, je ne craignais guere de ne pas pouvoir sortir du +dortoir de Birtwhistle. + +J'attendis avec impatience que l'on eut fini de tousser et de +remuer. + +Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des +gens reveilles, eurent cesse de se faire entendre sur la longue +ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je +m'habillai, et mes souliers a la main, je me dirigeai vers la +fenetre sur la pointe des pieds. + +Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors. + +Le jardin s'etendait au-dessous de moi, et tout pres de ma main +s'allongeait une grosse branche de poirier. + +Un jeune garcon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise +d'echelle. + +Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'a franchir un mur de +cinq pieds. + +Apres quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la +maison. + +J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre +branche, et j'allais m'elancer de la fenetre, lorsque je devins +tout a coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais ete +change en pierre. + +Il y avait par-dessus la crete du mur une figure tournee vers moi. + +Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette +figure dans sa paleur et son immobilite. + +La lune versait sa lumiere sur elle, et les globes oculaires se +mouvaient lentement des deux cotes, bien que je fusse cache a sa +vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. + +Puis par saccades, la figure blanche s'eleva de facon a montrer le +cou. + +Les epaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent. + +Il se mit a cheval sur la crete du mur, puis d'un violent effort, +il attira vers lui un jeune garcon a peu pres de ma taille qui +reprenait haleine de temps a autre, comme s'il sanglotait. + +L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles +bourrues. + +Puis ils se laisserent aller tous deux par terre dans le jardin. + +J'etais encore debout, et en equilibre, avec un pied sur la +branche et l'autre sur l'appui de la fenetre, n'osant pas bouger, +de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer a +pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison. + +Tout a coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit +sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en +tombant. + +-- Voila qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, +vous avez de la place. + +-- Mais l'ouverture est toute bordee d'eclats, fit l'autre avec un +tremblement de frayeur. + +L'individu lanca un juron qui me donna la chair de poule. + +-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je... + +Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court haletement de +douleur. + +-- J'y vais, j'y vais, s'ecria le petit garcon. + +Mais je n'en entendis pas plus long, car la tete me tourna +brusquement. + +Mon talon glissa de la branche. + +Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes +quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbe du +cambrioleur. + +Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous repondre, +c'est qu'aujourd'hui meme je ne saurais dire si ce fut un +accident, ou si je le fis expres. + +Il se peut bien que pendant que je songeais a le faire, le hasard +se soit charge de trancher la question pour moi. + +L'individu etait courbe, la tete en avant, occupe a pousser le +gamin a travers une etroite fenetre quand je m'abattis sur lui a +l'endroit meme ou le cou se joint a l'epine dorsale. + +Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit +trois tours sur lui-meme en battant l'herbe de ses talons. + +Son petit compagnon s'eclipsa au clair de la lune et en un clin +d'oeil il eut franchi la muraille. + +Quant a moi, je m'etais assis pour crier a tue-tete et frotter une +de mes jambes ou je sentais la meme chose que si elle eut ete +prise dans un cercle de metal rougi au feu. + +Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la +maison, depuis le directeur de l'ecole, jusqu'au valet d'ecurie +accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. + +La chose fut bientot eclaircie. + +L'homme fut place sur un volet et emporte. + +Quant a moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans +une chambre a coucher speciale, ou le chirurgien Purdle, le cadet +des deux qui portent ce nom, me remit en place le perone. + +Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysees, et +les medecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir +s'il en retrouverait ou non l'usage. + +Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la +question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux +Assises de Carlyle. + +On reconnut en lui le bandit le plus determine qu'il y eut dans le +nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois +assassinats, et il y avait assez de preuves a sa charge pour le +faire pendre dix fois. + +Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans +vous raconter cet evenement qui en fut l'incident le plus +important. + +Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car +lorsque je songe a tout ce qui va se presenter, je vois bien que +j'en aurai de reste a dire avant d'etre arrive a la fin. + +En effet, quand on n'a a conter que sa petite histoire +particuliere, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se +trouve mele a de grands evenements comme ceux dont j'aurai a +parler, alors on eprouve une certaine difficulte, si l'on n'a pas +fait une sorte d'apprentissage a arranger le tout bien a son gre. + +Mais j'ai la memoire aussi bonne qu'elle fut jamais, Dieu merci, +et je vais tacher de faire mon recit aussi droit que possible. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naitre l'amitie entre +Jim, le fils du medecin, et moi. + +Il fut le coq de l'ecole des le jour de son entree, car moins +d'une heure apres, il avait jete, a travers le grand tableau noir +de la classe, Barton, qui en avait ete le coq jusqu'a ce jour-la. + +Jim continuait a prendre du muscle et des os. Meme a cette epoque, +il etait carre d'epaules et de haute taille. + +Les propos courts et le bras long, il etait fort sujet a flaner, +son large dos contre le mur, et ses mains profondement enfoncees +dans les poches de sa culotte. + +Je n'ai pas oublie sa facon d'avoir toujours un brin de paille au +coin des levres, a l'endroit meme ou il prit l'habitude de mettre +plus tard le tuyau de sa pipe. + +Jim fut toujours le meme pour le bien comme pour le mal depuis le +premier jour ou je fis connaissance avec lui. + +Ciel! comme nous avions de la consideration pour lui! + +Nous n'etions que de petits sauvages, mais nous eprouvions le +respect du sauvage devant la force. + +Il y avait la Tom Carndale, d'Appleby, qui savait composer des +vers alcaiques aussi bien que des pentametres et des hexametres, +et, cependant pas un n'eut donne une chiquenaude pour Tom. + +Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d'Abel, +sur le bout du doigt, au point que les maitres eux-memes +s'adressaient a lui s'ils avaient des doutes, mais c'etait un +garcon a poitrine etroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et +a quoi lui servirent ses dates le jour ou Jock Simons, de la +petite troisieme, le pourchassa jusqu'au bout du corridor a coups +de boucle de ceinture. + +Ah! il ne fallait pas se conduire ainsi a l'egard de Jim +Horscroft. + +Quelles legendes nous batissions sur sa force? + +N'etait-ce pas lui qui avait enfonce d'un coup de poing un panneau +de chene de la porte qui conduisait a la salle des jeux? N'etait- +ce pas lui qui, je jour ou le grand Merridew avait conquis la +balle, saisit a bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit +le but en depassant tous les adversaires au pas de course? + +Il nous paraissait deplorable qu'un gaillard de cette trempe se +cassat la tete a propos de spondees et de dactyles, ou se +preoccupat de savoir qui avait signe la Grande Charte. + +Lorsqu'il declara en pleine classe que c'etait le roi Alfred, nous +autres, petits garcons, nous fumes d'avis qu'il devait en etre +ainsi, et que peut-etre Jim en savait plus long que l'homme qui +avait ecrit le livre. + +Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur +moi. + +Il me passa la main sur la tete. Il dit que j'etais un enrage +petit diable, ce qui me gonfla d'orgueil pendant toute une +semaine. + +Nous fumes amis intimes pendant deux ans, malgre le fosse que les +annees creusaient entre nous, et bien que l'emportement ou +l'irreflexion lui aient fait faire plus d'une chose qui +m'ulcerait, je ne l'en aimais pas moins comme un frere, et je +versai assez de larmes pour remplir la bouteille a l'encre, quand +il partit pour Edimbourg afin d'y etudier la profession de son +pere. + +Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle apres cela, et quand +j'en sortis, j'etais moi-meme devenu le coq de l'ecole, car +j'etais aussi sec, aussi nerveux qu'une lame de baleine, quoique +je doive convenir que je n'atteignais pas au poids non plus qu'au +developpement musculaire de mon grand predecesseur. + +Ce fut dans l'annee du jubile que je sortis de chez Birtwhistle. + +Ensuite je passai trois ans a la maison, a apprendre a soigner les +bestiaux; mais les flottes et les armees etaient encore aux +prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le +pays. + +Pouvais-je deviner que moi aussi j'aiderais a ecarter pour +toujours ce nuage de notre peuple? + + +II -- LA COUSINE EDIE D'EYEMOUTH + +Quelques annees auparavant, alors que j'etais un tout jeune +garcon, la fille unique du frere de mon pere etait venue nous +faire une visite de cinq semaines. + +Willie Calder s'etait etabli a Eyemouth comme fabricant de filets +de peche, et il avait tire meilleur parti du fil a tisser que nous +n'etions sans doute destines a faire des genets et des landes +sablonneuses de West Inch. + +Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffee +d'un chapeau de cinq shillings et accompagnee d'une caisse +d'effets, devant laquelle les yeux de ma mere lui sortirent de la +tete comme ceux d'un crabe. + +C'etait etonnant de la voir depenser sans compter, elle qui +n'etait qu'une gamine. + +Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une +belle piece de deux pence, a laquelle il n'avait aucun droit. + +Elle ne faisait pas plus de cas de la biere au gingembre que si +c'eut ete de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son the, du +beurre pour son pain, tout comme si elle avait ete une Anglaise. + +Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-la, car +j'avais peine a comprendre dans quel but elles avaient ete creees. + +Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pense a elles, +mais les plus petits semblaient etre les plus raisonnables, car +quand les gamins commencaient a grandir, ils se montraient moins +tranchants sur ce point. + +Quant a nous, les tout petits, nous etions tous d'un meme avis: +une creature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps a +colporter des histoires, et qui n'arrive meme a lancer une pierre +qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'etait un +chiffon, n'etait bonne a rien du tout. + +Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait +qu'elles font le pere et la mere en une seule personne, elles se +melent sans cesse de nos jeux pour nous dire: " Jimmy, votre doigt +de pied passe a travers votre soulier. " ou bien encore: " Rentrez +chez vous, sale enfant, et allez vous laver " au point que rien +qu'a les voir, nous en avions assez. + +Aussi quand celle-la vint a la ferme de West Inch, je ne fus pas +enchante de la voir. + +Nous etions en vacances. + +J'avais alors douze ans. + +Elle en avait onze. + +C'etait une fillette mince, grande pour son age, aux yeux noirs et +aux facons les plus bizarres. + +Elle etait tout le temps a regarder fixement devant elle, les +levres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose +d'extraordinaire, mais quand je me postais derriere elle, et que +je regardais dans la meme direction, je n'apercevais que +l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les +culottes de papa suspendues avec le reste du linge a secher. + +Puis, si elle apercevait une touffe de bruyere ou de fougere, ou +n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en +contemplation. + +Elle s'ecriait: + +-- Comme c'est beau! comme c'est parfait! + +On eut dit que c'etait un tableau en peinture. + +Elle n'aimait pas a jouer, mais souvent je la faisais jouer au +chat perche; ca manquait d'animation, car j'arrivais toujours a +l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, +bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix +garcons. + +Quand je me mettais a lui dire qu'elle n'etait bonne a rien, que +son pere etait bien sot de l'elever comme cela, elle pleurait, +disait que j'etais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle +ce soir meme, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie. + +Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus a rien de tout +cela. + +Ce qu'il y avait d'etrange, c'est qu'elle avait plus d'affection +pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait +jamais tranquille. + +Elle etait toujours a me guetter, a courir apres moi, et a dire +alors: " Tiens! vous etes la! " en faisant l'etonnee. + +Mais bientot je m'apercus qu'elle avait aussi de bons cotes. + +Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois +j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en +elle, c'etaient les histoires qu'elle savait conter. + +Elle avait une peur affreuse des grenouilles. + +Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je +la lui mettrais dans le coup a moins qu'elle ne me contat une +histoire. + +Cela l'aidait a commencer, mais une fois en train, c'etait +etonnant comme elle allait. + +Et a entendre les choses qui lui etaient arrivees, cela vous +coupait la respiration. + +Il y avait un pirate barbaresque qui etait alle a Eyemouth. + +Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau charge d'or pour +faire d'elle sa femme. + +Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi etait alle a +Eyemouth et il lui avait donne comme gage un anneau qu'il +reprendrait a son retour, disait-il. + +Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait a s'y meprendre a ceux +qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que +celui-la etait en or vierge. + +Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le +pirate barbaresque. + +Elle me repondit qu'il lui ferait sauter la tete de dessus les +epaules. + +Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle? + +Cela depassait mon intelligence. + +Puis elle me dit que pendant son voyage a destination de West +Inch, elle avait ete suivie par un prince deguise. + +Je lui demandai a quoi elle avait reconnu que c'etait un prince. + +Elle me repondit: + +-- A son deguisement. + +Un autre jour, elle dit que son pere composait une enigme, que +quand elle serait prete, il la mettrait dans les journaux, et +celui qui la devinerait aurait la moitie de sa fortune et la main +de sa fille. + +Je lui dis que j'etais fort sur les enigmes, et qu'il faudrait +qu'elle me l'envoyat des qu'elle serait prete. + +Elle dit que ce serait dans la _Gazette de Berwick_, et voulut +savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnee. + +Je repondis que je la vendrais aux encheres, pour le prix qu'on +m'offrirait, mais ce soir-la elle ne voulut plus conter +d'histoires, car elle etait tres susceptible dans certains cas. + +Jim Horscroft etait absent pendant le temps que la cousine Edie +passa chez nous. + +Il revint la semaine meme ou elle partit, et je me rappelle +combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrat +quelque interet au sujet d'une simple fillette. + +Il me demanda si elle etait jolie, et quand j'eus dit que je n'y +avais pas fait attention, il eclata de rire, me qualifia de taupe, +et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux. + +Mais il ne tarda pas a s'occuper de tout autre chose, et je n'eus +plus une pensee pour Edie, jusqu'au jour ou elle prit bel et bien +ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette +plume d'oie. + +C'etait en 1813. + +J'avais quitte l'ecole, et j'avais deja dix-huit ans, au moins +quarante poils sur la levre superieure, et l'esperance d'en avoir +bien davantage. + +J'avais change depuis mon depart de l'ecole. + +Je ne m'adonnais plus aux jeux avec la meme ardeur. + +Au lieu de cela il m'arrivait de rester allonge sur la pente de la +lande, du cote ensoleille, les levres entrouvertes, et regardant +fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine +Edie. + +Jusqu'alors je m'etais tenu pour satisfait, je trouvais mon +existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et +sauter plus haut que mon prochain. + +Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose! + +Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voute du ciel, puis +je les portais sur la surface bleue de la mer. + +Je sentais qu'il me manquait quelque chose, mais je n'arrivais +point a pouvoir dire ce qu'etait cette chose. + +Et mon caractere prit de la vivacite. + +Il me semblait que tous mes nerfs etaient agaces. + +Si ma mere me demandait de quoi je souffrais, ou que mon pere me +parlat de mettre la main au travail, je me laissais aller a +repondre en termes si apres, si amers que depuis j'en ai souvent +eprouve du chagrin. + +Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus +d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mere. + +Aussi doit-on la menager aussi longtemps, qu'on l'a. + +Un jour, comme je rentrais en tete du troupeau, je vis mon pere +assis, une lettre a la main. + +C'etait un evenement fort rare chez nous, excepte quand l'agent +ecrivait pour le terme. + +En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai a +ouvrir de grands yeux, car je m'etais toujours figure que c'etait +la une chose impossible a un homme. + +Je le voyais fort bien a present, car il avait a travers sa joue +palie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la +franchir. + +Il fallait qu'elle glissat de cote jusqu'a son oreille, d'ou elle +tombait sur la feuille de papier. + +Ma mere etait assise pres de lui et lui caressait la main, comme +elle caressait le dos du chat pour le calmer. + +-- Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette +lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivee subitement. +Autrement on nous aurait ecrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de +sang a la tete. + +-- Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mere. + +Mon pere essuya ses oreilles avec la nappe de la table. + +-- Il a laisse toutes ses economies a sa fille, dit-il, et si elle +n'a pas change, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'etre, elle +n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle +disait, sous ce toit meme, du the trop faible, et cela pour du the +a sept shillings la livre. + +Ma mere hocha la tete et considera les pieces de lard suspendues +au plafond. + +-- Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura +assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car c'a ete +son dernier desir. + +-- Il faudra qu'elle paie son entretien, s'ecria ma mere avec +aprete. + +Je fus fache de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, +mais apres tout, si elle n'avait pas ete aussi apre, nous aurions +ete jetes dehors au bout de douze mois. + +-- Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui meme. Jock, mon +garcon, vous aurez la bonte de partir avec la charrette pour +Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y +sera, et vous pourrez l'amener a West Inch. + +Je me mis donc en route a cinq heures et quart avec la _Souter +Johnnie_, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre +charrette avec la caisse repeinte a neuf qui ne nous servait que +dans les grands jours. + +La diligence apparut au moment meme ou j'arrivais, et moi, comme +un niais de jeune campagnard, sans songer aux annees qui s'etaient +ecoulees, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un +bout de fille en jupe courte arrivant a peine aux genoux. + +Et comme je m'avancais obliquement, le cou tendu, je me sentis +toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vetue de noirs +debout sur les marches, et j'appris que c'etait ma cousine Edie. + +Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touche, +j'aurais pu passer vingt fois pres d'elle sans la reconnaitre. + +Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demande si elle etait +jolie ou non, je n'aurais su que lui repondre. + +Elle etait brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos +jeunes filles du border, et pourtant a travers ce teint charmant, +s'entrevoyait une nuance de carmin pareille a la teinte plus +chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre. + +Ses levres etaient rouges, exprimant la douceur, et la fermete, +mais des ce moment meme, je vis au premier coup d'oeil flotter au +fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise. + +Elle s'empara de moi seance tenante, comme si j'avais fait partie +de son heritage. Elle allongea la main et me cueillit. + +Elle etait en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un +costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle +portait un voile noir qu'elle avait ecarte de devant sa figure. + +-- Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent +maniere qu'elle avait appris a la pension. Non, non, nous sommes +un peu trop grands pour cela?... + +Cela, c'etait parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avancais ma +figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la derniere +fois que nous nous etions vus... + +-- Soyez bon garcon et donnez un shilling au conducteur, qui a ete +extremement complaisant pour moi pendant le trajet. + +Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une piece +d'argent de quatre pence. + +Jamais le manque d'argent ne me parut plus penible qu'a ce moment- +la. + +Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitot une petite +bourse en moleskine a fermoir d'argent me fut glissee dans la +main. + +Je payai l'homme et allais rendre la bourse a Edie, mais elle me +forca de la garder. + +-- Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est la +votre voiture, elle a l'air bien drole. Mais ou vais je m'asseoir? + +-- Sur le sac, dis-je. + +-- Et comment faire pour monter? + +-- Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai. + +Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantees dans +les miennes. + +Comme elle passait par-dessus le cote de la carriole, son haleine +passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitot +s'effacerent par lambeaux ces langueurs vagues et inquietes de mon +ame. + +Il me sembla que cet instant m'enlevait a moi-meme et faisait de +moi un des membres de la race des hommes. + +Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut a un cheval pour +agiter sa queue, et pourtant un evenement s'etait produit. + +Une barriere avait surgi quelque part. + +J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente. + +J'eprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma +timidite, dans ma reserve, je ne sus faire autre chose que +d'egaliser le rembourrage du sac. + +Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait a grand bruit la +direction de Berwick. + +Tout a coup elle se mit a faire voltiger en l'air son mouchoir. + +-- Il a ote son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a du etre +officier. Il avait l'air tres distingue. Peut-etre l'avez-vous +remarque, un gentleman sur l'imperiale, tres beau, avec un +pardessus brun. + +Je secouai la tete, et toute la joie qui m'avait envahi fit place +a une sotte mauvaise humeur. + +-- Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines +vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restees +les memes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous +n'avez pas beaucoup change. J'espere que vos manieres sont +meilleures que jadis; vous ne chercherez pas a me mettre des +grenouilles dans le cou, n'est-ce pas? + +Rien qu'a cette idee, je sentis un frisson dans tout le corps. + +-- Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse a +West Inch, dis-je en jouant avec le fouet. + +-- Assurement, c'est bien de la bonte de votre part que +d'accueillir une pauvre fille isolee, dit-elle. + +-- C'est bien de la bonte de votre part que de venir, cousine +Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le +crains, dis-je. + +-- Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a +pas beaucoup d'hommes par la-bas, autant qu'il m'en souvient. + +-- Il y a le Major Elliott, a Corriemuir. Il vient passer la +soiree de temps a autre. C'est un brave vieux soldat, qui a recu +une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington. + +-- Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles +gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre +age, dont on peut se faire des amis. A propos, ce vieux docteur si +aigre, il avait un fils, n'est ce pas? + +-- Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami. + +-- Est-il chez lui? + +-- Non, il reviendra bientot. Il fait encore ses etudes a +Edimbourg. + +-- Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'a son +retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais etre arrivee +a West Inch. + +Je fis arpenter la route a la vieille _Souter Johnnie_, d'une +allure a laquelle elle n'a jamais marche ni avant, ni depuis. + +Une heure apres, Edie etait assise devant la table a souper. + +Ma mere avait servi non seulement du beurre, mais encore de la +gelee de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait a +la lumiere de la chandelle et faisait fort bon effet. + +Je n'eus pas de peine a m'apercevoir que mes parents etaient tout +aussi surpris que moi, du changement qui s'etait opere en elle, +mais qu'ils l'etaient d'une autre facon que moi. + +Ma mere etait si impressionnee par l'objet en plumes qu'elle lui +vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, +et ma cousine, de son air joli et leger, la menacait du doigt +toutes les fois qu'elle se servait de ce nom. + +Apres le souper, quand elle fut allee se coucher, ils ne purent +parler d'autre chose que de son air et de son education. + +-- Tout de meme, pour le dire en passant, fit mon pere, elle n'a +pas l'air d'avoir le coeur brise par la mort de mon frere. + +Alors, pour la premiere fois, je me souvins qu'elle n'avait pas +dit un mot a ce sujet, depuis que nous nous etions revus. + + +III -- L'OMBRE SUR LES EAUX + +Il ne fallut pas longtemps a la cousine Edie pour regner +souverainement a West Inch et pour faire de nous tous, y compris +mon pere, ses sujets. + +Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de +nous ne sut combien. + +Lorsque ma mere lui dit que quatre shillings par semaine +paieraient toutes ses depenses, elle porta spontanement la somme a +sept shillings six pence. + +La chambre du sud, la plus ensoleillee, et dont la fenetre etait +encadree de chevrefeuille, lui fut assignee, et c'etait merveille +de voir les bibelots qu'elle avait apportes de Berwick pour les y +ranger. + +Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole +ne lui plaisait pas, elle loua le _gig_ d'Angus Whitehead, qui +avait la ferme de l'autre cote de la cote. + +Et il etait rare qu'elle revint sans apporter quelque chose pour +l'un de nous; une pipe de bois pour mon pere, un plaid des +Shetlands pour ma mere, un livre pour moi, un collier de cuivre +pour Rob, notre collie. + +Jamais on ne vit femme plus depensiere. + +Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa +presence. + +Pour moi, cela changea entierement l'aspect du paysage. + +Le soleil etait plus brillant, les collines plus vertes et l'air +plus doux depuis le jour de sa venue. + +Nos existences perdirent leur banalite, maintenant que nous les +passions avec une telle creature, et la vieille et morne maison +grise prit un tout autre aspect a mes yeux depuis le jour ou elle +avait pose le pied sur le paillasson de la porte. + +Cela ne tenait point a sa figure, qui pourtant etait des plus +attrayantes, non plus qu'a sa tournure, bien que je n'aie vu +aucune jeune fille qui put rivaliser en cela avec elle. C'etait +son entrain, ses facons drolement moqueuses, sa maniere toute +nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle +rejetait sa robe ou portait la tete en arriere. + +Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds. + +C'etait enfin ce vif regard de defi, et cette bonne parole qui +ramenait chacun de nous a son niveau. + +Mais non, pas tout a fait a son niveau. + +Pour moi, elle fut toujours une creature lointaine et superieure. + +J'avais beau me monter la tete et me faire des reproches. + +Quoi que je fisse, je n'arrivais pas a reconnaitre que le meme +sang coulait dans nos veines et qu'elle n'etait qu'une jeune +campagnarde, comme je n'etais qu'un jeune campagnard. + +Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle +s'apercut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais. + +Quand j'etais loin d'elle, j'eprouvais de l'agitation, et pourtant +lorsque je me trouvais avec elle, j'etais sans cesse a trembler de +crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causat de +l'ennui ou ne la facha. + +Si j'en avais su plus long sur le caractere des femmes, je me +serais peut-etre donne moins de mal. + +-- Vous etes bien change de ce que vous etiez autrefois, disait- +elle en me regardant de cote par-dessous ses cils noirs. + +-- Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la +premiere fois, dis-je. + +-- Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de +vos manieres d'aujourd'hui. Vous etiez si brutal avec moi et si +imperieux, et vous ne vouliez faire qu'a votre tete, comme un +petit homme que vous etiez. Je vous revois encore avec votre +tignasse emmelee et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous +etes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prevenant! + +-- On apprend a se conduire, dis-je. + +-- Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous etiez. + +Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car +j'aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonne la facon dont +je la traitais d'ordinaire. + +Que ces facons la plussent a tout autre qu'a une personne evadee +d'une maison de fous, voila qui depassait tout a fait mon +intelligence. + +Je me rappelai le temps, ou la surprenant sur le seuil en train de +lire, je fixais au bout d'une baguette elastique de coudrier de +petites boules d'argile, que je lui lancais, jusqu'a ce qu'elle +finit par pleurer. + +Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau +de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille a la main, avec +tant d'acharnement qu'elle finit par se refugier, a moitie folle +d'epouvante, sous le tablier de ma mere, et que mon pere m'assena +sur le trou de l'oreille un coup de baton a bouillie qui m'envoya +rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine. + +Voila donc ce qu'elle regrettait? + +Eh bien, elle se resignerait a s'en passer, car ma main se +secherait avant que je sois capable de recommencer maintenant. + +Mais je compris alors pour la premiere fois, tout ce qu'il y a +d'etrange dans la nature feminine, et je reconnus que l'homme ne +doit point raisonner a ce propos, mais simplement se tenir sur ses +gardes et tacher de s'instruire. + +Nous nous trouvames enfin au meme niveau, quand elle dit qu'elle +n'avait qu'a faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, +et que j'etais aussi entierement a ses ordres que le vieux Rob +etait docile a mon appel. + +Vous trouvez que j'etais bien sot de me laisser mettre ainsi la +tete a l'envers. + +Je l'etais peut-etre, mais il faut aussi vous rappeler combien +j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions a +chaque instant. + +En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-la sur un +million, et je puis vous garantir que celui-la aurait eu la tete +solide, qui ne se la serait pas laisse mettre a l'envers par elle. + +Tenez, voila le Major Elliott. + +C'etait un homme qui avait enterre trois femmes et qui avait +figure dans douze batailles rangees. + +Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un +chiffon mouille, elle qui sortait a peine de pension. + +Peu de temps apres qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il +quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, +et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans. + +Il tordait ses moustaches grises des deux cotes, de facon a en +avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne +jambe avec autant de fierte qu'un joueur de cornemuse. + +Que lui avait-elle dit? + +Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet +que du vin vieux. + +-- Je suis monte pour vous voir, mon garcon, dit-il, mais il faut +que je rentre a la maison. Toutefois ma visite n'a pas ete perdue, +car elle m'a procure l'occasion de voir _la belle cousine_, une +jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon +garcon. + +Il avait une facon de parler un peu formaliste, un peu raide, et +il se plaisait a intercaler dans ses propos quelques bouts de +phrases francaises qu'il avait ramasses dans la Peninsule. + +Il aurait continue a me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa +poche le coin d'un journal. + +Je compris alors qu'il etait venu, selon son habitude, pour +m'apporter quelques nouvelles. + +Il ne nous en arrivait guere a West Inch. + +-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je. + +Il tira le journal de sa poche et le brandit. + +-- Les Allies ont gagne une grande bataille, mon garcon, dit-il. +Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps apres cela. Les +Saxons l'ont jete par-dessus bord, et il a subi un rude echec a +Leipzig. Wellington a franchi les Pyrenees et les soldats de +Graham seront a Bayonne d'ici a peu de temps. + +Je lancai mon chapeau en l'air. + +-- Alors la guerre finira par cesser? m'ecriai je. + +-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tete d'un air +grave. Ca a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guere la +peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit a +votre sujet. + +-- De quoi s'agissait-il? + +-- Eh bien, mon garcon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, +et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je +pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais +s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous +mes ordres. + +A cette pensee mon coeur bondit. + +-- Ah! oui, je le voudrais! m'ecriai-je. + +-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en etat de +me presenter a l'examen medical, et il y a bien des chances pour +que Boney soit mis en lieu sur avant ce delai. + +-- Puis il y a ma mere, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir. + +-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois. + +Et il s'eloigna en clopinant. + +Je m'assis dans la bruyere, mon menton dans la main, en tournant +et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major +en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- +dessus son epaule, pendant qu'il grimpait la montee de la colline. + +C'etait une bien chetive existence, que celle de West Inch, ou +j'attendais mon tour de remplacer mon pere, sur la meme lande, au +bord du meme ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette +maison grise devant les yeux. + +Et de l'autre cote, il y avait la mer bleue. + +Ah, en voila une vie pour un homme! + +Et le major, un homme qui n'etait plus dans la force de l'age, il +etait blesse, fini, et pourtant il faisait des projets pour se +remettre a la besogne alors que moi, a la fleur de l'age, je +deperissais parmi ces collines! + +Une vague brulante de honte me monta a la figure, et je me levai +soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le +role d'un homme. + +Pendant deux jours, je ne fis que songer a cela. + +Le troisieme, il survint un evenement qui condensa mes +resolutions, et aussitot les dissipa, comme un souffle de vent +fait disparaitre une fumee. + +J'etais alle faire une promenade dans l'apres-midi avec la cousina +Edie et Rob. + +Nous etions arrive au sommet de la pente qui descend vers la +plage. + +L'automne tirait a sa fin. + +Les herbes, en se fletrissant, avaient pris des teintes de bronze, +mais le soleil etait encore clair et chaud. + +Une brise venait du sud par bouffees courtes et brulantes et +ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer. + +J'arrachai une brassee de fougere pour qu'Edie put s'asseoir. Elle +s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous +les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la +chaleur et la lumiere. + +Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tete de Rob sur +mon genou. + +Comme nous etions seuls dans le silence de ce desert, nous vimes, +meme en cet endroit, s'etendre sur les eaux, en face de nous, +l'ombre du grand homme de la bas qui avait ecrit son nom en +caracteres rouges sur toute la carte d'Europe. + +Un vaisseau arrivait pousse par le vent. + +C'etait un vieux navire de commerce a l'aspect pacifique, qui, +peut-etre avait Leith pour destination. + +Il avait les vergues carrees et allait toutes voiles deployees. + +De l'autre cote, du nord est, venaient deux grands vilains +bateaux, grees en lougres, chacun avec un grand mat et une vaste +voile carree de couleur brune. + +Il etait difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil +que celui de ces trois navires qui marchaient en se balancant, par +une aussi belle journee. + +Mais tout a coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et +un tourbillon de fumee noire. + +Il en jaillit autant du second. + +Puis le navire riposta: rap, rap, rap! + +En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussee du coude, ecarte le +ciel, et sur les eaux se dechainaient la haine, la ferocite, la +soif de sang. + +Au premier coup de feu, nous nous etions releves, et Edie, toute +tremblante, avait pose sa main sur mon bras. + +-- Ils se battent, Jock, s'ecria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont- +ils? + +Les battements de mon coeur repondaient aux coups de canon, et +tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupee, ce fut: + +-- Ce sont deux corsaires francais, des chasse-maree, comme ils +les appellent la-bas, c'est un de nos navires de commerce, et +aussi sur que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le +major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et +qu'ils sont aussi bourres d'hommes qu'il y a de nourriture dans un +boeuf. Pourquoi cet imbecile ne bat-il pas en retraite vers la +barre a l'embouchure de la Tweed? + +Mais il ne diminua pas un pouce de toile. + +Il se balancait toujours de son air entete, pendant qu'une petite +boule noire etait hissee a la pointe de son grand mat, et que le +magnifique vieux drapeau apparaissait tout a coup et ondulait a +ses drisses. + +Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits +canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient +les baux du lougre. + +Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe. + +Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accroches +a ses hanches. + +Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppee +dans la fumee, d'ou pointaient ca et la les vergues. D'en haut et +du centre de ce nuage partaient, comme l'eclair, de rouges langues +de flammes. + +C'etait un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris +de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles +en tinterent encore. + +Pendant une heure d'horloge, le nuage pousse par l'enfer se +deplaca lentement sur les flots, et nous restames la, le coeur +saisi, a regarder le battement du pavillon, nous ecarquillant les +yeux pour voir s'il etait toujours a sa place. + +Puis, tout a coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme +que jamais, se remit en marche. + +Quand la fumee se fut un peu dissipee, nous vimes un des lougres +vacillant comme un canard qui tombe a l'eau, avec une aile cassee, +tandis que sur l'autre, on se hatait d'embarquer l'equipage avant +qu'il ne coulat a pic. + +Pendant toute cette heure, toute ma vie avait ete concentree dans +la bataille. + +Le vent avait emporte ma casquette, mais je n'y avais pas pris +garde. + +Alors, le coeur debordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et +rien qu'en la voyant je me retrouvai en arriere de six ans. + +Son regard avait repris sa fixite, ses levres etaient +entrouvertes, comme quand elle etait toute petite, et ses mains +menues etaient jointes si fort que la peau luisait aux poignets +comme de l'ivoire. + +-- Ah! ce capitaine! dit-elle, en parlant a la bruyere et aux +buissons de genets, quel homme fort, quelle resolution! Quelle est +la femme qui ne serait pas fiere d'un tel mari? + +-- Ah! oui, il s'est bien conduit! m'ecriai-je avec enthousiasme. + +Elle me regarda. On eut dit qu'elle avait oublie mon existence. + +-- Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer un pareil homme +dit-elle, mais voila ou on en est quand on habite la campagne. On +n'y voit jamais d'autres gens que ceux qui ne sont bons a rien +faire de mieux. + +Je ne sais si elle avait l'intention de me faire de la peine, bien +qu'elle ne se fit jamais beaucoup prier pour cela, mais quelle que +fut son intention, ses paroles me donnerent la meme sensation que +si elles avaient traverse tout droit un nerf mis a nu. + +-- C'est tres bien, cousine Edie, dis-je en m'efforcant de parler +avec calme, voila qui acheve de me decider. J'irai ce soir +m'enroler a Berwick. + +-- Quoi! Jock, vous voulez vous faire soldat? + +-- Oui, si vous croyez que tout homme qui reste a la campagne est +necessairement un lache. + +-- Oh! Jock, comme vous seriez beau en habit rouge, comme vous +avez meilleur air quand vous etes on colere. Je voudrais voir +toujours vos yeux etinceler ainsi. Comme cela vous va bien, comme +cela vous donne l'air d'un homme! Mais j'en suis sure, c'est pour +plaisanter, que vous parlez de vous faire soldat. + +-- Je vous ferai voir si je plaisante. + +Puis, je traversai la lande en courant, et j'arrivai ainsi a la +cuisine, ou ma mere et mon pere etaient assis de chaque cote de la +cheminee. + +-- Mere, m'ecriai-je, je pars me faire soldat. + +Si je leur avais dit que je partais pour me faire cambrioleur, ils +n'auraient pas ete plus atterres, car en ce temps-la, les +campagnards mefiants et aises estimaient que le troupeau du +sergent se composait principalement des moutons noirs. + +Mais, sur ma parole, ces betes noires ont rendu un fameux service +a leur pays. + +Ma mere porta ses mitaines a ses yeux, et mon pere prit un air +aussi sombre qu'un trou a tourbe. + +-- Non! Jock, vous etes fou, dit-il. + +-- Fou ou non, je pars. + +-- Alors vous n'aurez pas ma benediction. + +-- En ce cas je m'en passerai. + +A ces mots ma mere jette un cri et me met ses bras autour du cou. + +Je vis sa main calleuse, deformee, pleine de noeuds qu'y avait +produits la peine qu'elle s'etait donnes pour m'elevez, et cela me +parla plus eloquemment que n'eut pu faire aucune parole. + +Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonte aussi dure que le +tranchant d'un silex. + +Je la forcai d'un baiser a se rasseoir; puis je courus dans ma +chambre pour preparer mon paquet. + +Il faisait deja sombre, et j'avais a parcourir un long trajet a +pied. + +Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me +hatai de partir. Au moment ou j'allais mettre le pied dehors par +une porte de cote, quelqu'un me toucha l'epaule. + +C'etait Edie, debout a la lueur du couchant. + +-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir? + +-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir. + +-- Mais votre pere ne le veut pas, votre mere non plus. + +-- Je le sais. + +-- Alors pourquoi partir? + +-- Vous devez bien le savoir. + +-- Pourquoi, enfin. + +-- Parce que vous me faites partir. + +-- Je ne tiens pas a ce que vous partiez, Jock. + +-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne +sont bons qu'a y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne +faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous +trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idee. + +Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brulaient les +levres. + +Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air a la +fois railleur et caressant. + +-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette +raison la que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez +si... si je suis bonne pour vous? + +Nous etions face a face et fort pres. + +En un instant la chose fut faite. + +Mes bras l'entourerent. + +Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, +sur les yeux. + +Je la pressai contre mon coeur. + +Je lui dis bien bas quelle etait tout pour moi, tout, et que je ne +pouvais pas vivre sans elle. + +Edie ne repondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la +tete, et quand elle me repoussa en arriere, elle n'y mit pas +beaucoup d'effort. + +-- Oh! vous etes bien rude, vieux petit effronte, dit-elle en +tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouee, +Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi. + +Mais j'avais tout a fait cesse de la craindre, et un amour, dix +fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines. + +Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit. + +-- Vous etes a moi, bien a moi, m'ecriai-je. Je n'irai pas a +Berwick, je resterai ici et nous nous marierons. + +Mais a ce mot de mariage, elle eclata de rire. + +-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index. + +Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie +me fit une jolie petite reverence et rentra a la maison. + + +IV -- LE CHOIX DE JIM + +Et alors se passerent ces six semaines qui furent une sorte de +reve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient. + +Je vous ennuierais si je me mettais a vous conter ce qui se passa +entre nous. + +Et pourtant comme c'etait grave, quelle importance decisive cela +devait avoir sur notre destinee des ce temps-la! + +Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantot vive, +tantot sombre comme une prairie au-dessous de laquelle defilent +des nuages; ses coleres sans causes, ses brusques repentirs, qui +tour a tour faisaient deborder en moi la joie ou le chagrin. + +Voila ce qu'etait ma vie: tout le reste n'etait que neant. + +Mais il restait toujours dans les dernieres profondeurs de mes +sentiments une inquietude vague, la peur d'etre pareil a cet homme +qui etendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la +veritable Edie Calder, si pres de moi qu'elle parut, etait en +realite bien loin de moi. + +Elle etait, en effet, bien malaisee a comprendre. + +Elle l'etait du moins pour un jeune campagnard a l'esprit peu +penetrant, comme moi. + +Car, si j'essayais de l'entretenir de mes veritables projets, de +lui dire qu'en prenant la totalite de Corriemuir, nous pourrions +ajouter a la somme necessaire pour ce surplus de fermage, un +benefice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait +d'ajouter un salon a West Inch, et d'en faire une belle demeure +pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait a bouder, a +baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour +m'ecouter. + +Mais si je la laissais s'abandonner a ses reves sur ce que je +pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant +que j'etais le veritable heritier du laird, ou bien si, sans +cependant m'engager dans l'armee, chose dont elle ne voulait pas +entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le +nom serait dans la bouche de tous, alors elle etait aussi +charmante qu'une journee de mai. + +Je me pretais de mon mieux a ce jeu, mais il finissait toujours +par m'echapper un mot malheureux pour prouver que j'etais toujours +Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses +levres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi. + +Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre a terre, et si +la rupture n'etait pas arrivee d'une maniere, elle le serait d'une +autre. + +La Noel etait passee, mais l'hiver avait ete doux. + +Il avait fait juste assez froid pour qu'on put marcher sans danger +dans les tourbieres. + +Edie etait sortie par une belle matinee, et elle etait rentree +pour dejeuner avec les joues rouges d'animation. + +-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit- +elle. + +-- J'ai entendu dire qu'on l'attend. + +-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontre sur la lande. + +-- Quoi! vous avez rencontre Jim Horscroft? + +-- Je suis sure que ce doit etre lui. Un gaillard de tournure +superbe, un heros, avec une chevelure noire et frisee, le nez +court et droit, et des yeux gris. Il a des epaules comme une +statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tete +atteindrait tout juste a son epingle de cravate. + +-- Je vais jusqu'a son oreille, Edie, m'ecriai-je avec +indignation. Du moins, si c'etait bien Jim! Est-ce qu'il avait au +coin de la bouche une pipe en bois brun? + +-- Oui, il fumait; il etait habille de gris et il avait une belle +voix forte et grave. + +-- Ha! Ho! vous lui avez parle, dis-je. + +Elle rougit legerement, comme si elle en avait dit plus long +qu'elle ne voulait. + +-- Je me dirigeais vers un endroit ou le sol etait un peu mou, et +il m'a avertie. + +-- Ah! oui ce doit etre le bon vieux Jim dis-je, voila des annees +qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle +que de biceps. Oui, pardieu, le voila mon homme en chair et en os. + +Je l'avais vu par la fenetre de la cuisine, et je m'elancai a sa +rencontre, tenant a la main mon beignet entame. + +Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main +et les yeux brillants. + +-- Ah! Jock, s'ecria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. +Il n'est pas d'amis comme les vieux amis. + +Mais soudain il coupa cours a ses propos et regarda par-dessus mon +epaule, avec de grands yeux. + +Je me retournai. + +C'etait Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui etait debout +sur la seuil. + +Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant! + +-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je. + +-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le dejeuner, Mr +Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire fute. + +-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux. + +-- Moi aussi, et presque toujours je vais par la-bas, dit-elle. +Mais, dites-moi, Jock, vous n'etes guere empresse a recevoir votre +ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il +faudra que je m'en charge a votre place pour en sauver la +reputation. + +Au bout de quelques minutes, nous etions avec les vieux, et Jim +s'attablait devant son assiette de potage. + +Il disait a peine un mot et restait toujours la cuillere en l'air +a contempler Edie. + +Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades. + +Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et +qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos. + +-- Jock me disait que vous faisiez vos etudes pour devenir +docteur, dit-elle, mais comme cela doit etre difficile, et qu'il +doit falloir de temps pour acquerir les connaissances necessaires! + +-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, +mais j'en viendrai a bout tout de meme. + +-- Ah! vous etes brave! Vous etes resolu, vous fixez votre regard +sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous +arreter. + +-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui +a commence avec moi a deja sa plaque a sa porte, alors que je ne +suis encore qu'un etudiant. + +-- C'est que vous etes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les +gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, +quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carriere! Vous +portez la guerison partout ou vous allez. Vous rendez la force a +ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de +l'humanite. + +L'honnete Jim se demenait sur sa chaise, en entendant ces mots. + +-- Je n'ai pas des mobiles aussi eleves, je le crains bien, Miss +Calder, dit-il. Je songe a gagner ma vie, a continuer la clientele +de mon pere. Voila ce que je vise, et si j'apporte la guerison +d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une piece d'une +couronne. + +-- Comme vous etes franc et sincere! s'ecria-t-elle. + +Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus, +arrangeait adroitement son langage de facon a l'encourager a +entrer dans son role, et s'y prenait de la maniere que je +connaissais si bien. + +Avant qu'il fut subjugue, je pus voir qu'il avait la tete toute +bourdonnante de l'eclat de sa beaute et de ses propos engageants. + +Je frissonnais d'orgueil a penser quelle haute idee il aurait de +ma parente. + +-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir +m'en empecher, au moment ou nous fumes sur le seuil, et pendant +qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui. + +-- Belle! s'ecria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son egale. + +-- Nous devons nous marier, dis-je. + +Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement. + +Puis il ramassa sa pipe et s'eloigna sans mot dire. + +Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais. + +Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tete +penchee sur la poitrine. + +Mais je n'etais pas pres de l'oublier! La cousine Edie eut cent +questions a me faire au sujet de ses annees d'adolescence, de sa +vigueur, des femmes qu'il devait connaitre probablement: elle n'en +savait jamais assez. + +Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journee, +mais d'une facon moins agreable. + +Ce fut par mon pere, qui rentra le soir, ne faisant que parler du +pauvre Jim. + +Le pauvre Jim avait passe tout ce temps a boire. + +Des midi, etant gris, il etait descendu aux coteaux de Westhouse, +pour se battre avec le champion Gipsy et on n'etait pas certain +que l'homme passat la nuit. + +Mon pere avait rencontre Jim sur la grande route, terrible comme +un nuage charge de foudre, et pret a insulter le premier qui +passait. + +-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientele, +s'il commence a rompre les os aux gens. + +La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour +faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans +la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais a Corriemuir par le +sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui +marchait a grands pas. + +Mais ce n'etait plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait +partage notre soupe l'autre matin. + +Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet etait defait, ses cheveux +emmeles, sa figue toute brouillee, comme celle d'un homme qui a +passe la nuit a boire. + +Il tenait un baton de frene, dont il se servait pour cingler les +genets de chaque cote du sentier. + +-- Eh bien, Jim, dis-je. + +Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une +fois a l'ecole, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait +dans son tort et mettait toute sa volonte a s'en tirer a force +d'effronterie. + +Il ne me repondit pas un mot. Il me depassa sur le sentier etroit +et s'eloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout +de frene et abattant les broussailles. + +Ah! certes, je ne lui en voulais pas. + +J'etais fache, tres fache, voila tout. + +Certes, je n'etais point aveugle au point de ne point voir ce qui +se passait. + +Il etait amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire a l'idee +qu'elle serait a moi. + +Pauvre garcon, que pouvait-il y faire? + +Peut-etre qu'a sa place je me serais conduit comme lui. + +Il y avait eu un temps ou je m'etonnais qu'une jeune fille put +ainsi mettre a l'envers la tete d'un homme plein de force, mais +j'en savais maintenant davantage. + +Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis +arriva cette journee, de jeudi qui devait changer le cours de +toute mon existence. + +Ce jour-la, je me reveillai de bonne heure, avec ce petit frisson +de joie, si exquis au moment ou l'on ouvre les yeux. + +La veille, Edie avait ete plus charmante que d'ordinaire. + +Je m'etais endormi en me disant qu'apres tout, je pouvais bien +avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des +imaginations, sans se monter la tete, elle commencait a eprouver +de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West +Inch. + +C'etait cette meme pensee, qui, restee en mon coeur, etait cause +de ce petit gazouillement matinal de joie. + +Puis je me rappelai qu'en me depechant, je serais pret pour sortir +avec elle, car elle avait l'habitude d'aller se promener des le +lever du soleil. + +Mais j'etais arrive trop tard. + +Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et +la chambre vide. + +" Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-etre, et nous +reviendrons ensemble. + +Du haut de la cote de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour; +donc, prenant mon baton, je partis dans cette direction. + +La journee etait claire, mais froide, et le ressac faisait +entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il +n'y eut point eu de vent dans notre region. + +Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air leger et vif +du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, +un peu essouffle, parmi les genets du sommet. + +En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis +la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim +Horscroft qui marchait cote a cote avec elle. + +Ils n'etaient pas bien loin, mais ils etaient trop occupes l'un de +l'autre pour me voir. + +Elle allait lentement, la tete penchee, de ce petit air espiegle +que je connaissais si bien. + +Elle detournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps a +autre. + +Il marchait pres d'elle, la contemplant, et baissant la tete, dans +l'ardeur de son langage. + +Puis, a quelque propos qu'il lui tint, elle lui posa une main +caressante sur le bras. Lui, ne se contenant plus, la saisit, la +souleva et l'embrassa a plusieurs reprises. + +A cette vue, je me sentis incapable de crier, de faire un +mouvement. Je restai immobile, le coeur lourd comme du plomb, +l'air d'un cadavre, les yeux fixes sur eux. + +Je la vis lui mettre la main sur l'epaule, et accueillir les +baisers de Jim avec autant de faveur que les miens. + +Puis il la remit a terre. + +Je reconnus que cette scene avait ete celle de leur separation, +car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus, ils se seraient +trouves a portee d'etre vus des fenetres du haut de la maison. + +Elle s'eloigna a pas lents, et il resta la pour la suivre des +yeux. + +J'attendis qu'elle fut a quelque distance. Alors je descendis, +mais mon saisissement etait tel, que j'etais a peine a une +longueur de main de lui quand il passa pres de moi. + +Il essaya de sourire, et ses yeux rencontrerent les miens. + +-- Ah! Jock! dit-il, deja sur pied. + +-- Je vous ai vu, dis-je d'une voix entrecoupee. + +Ma gorge etait devenue si seche que je parlais du ton d'un homme +qui a une angine. + +-- Ah! vraiment! dit-il. + +Puis il sifflota un instant. + +-- Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fache. Je comptais aller +a West Inch aujourd'hui meme, pour m'expliquer avec vous. Mieux +vaut qu'il en soit ainsi peut-etre. + +-- Le bel ami que vous faites! dis-je. + +-- Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock, dit-il en mettant ses +mains dans ses poches et se dandinant. Laissez-moi vous dire ou +nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux et vous verrez que je +ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai deja rencontre Edie... +c'est a dire Miss Calder, le matin de mon arrivee, et il y avait +certains details qui m'ont fait supposer qu'elle etait libre, et +dans cette conviction, j'ai laisse mon esprit se lancer a sa +poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'etait pas libre, qu'elle +etait votre fiancee, et ce fut le coup le plus dur que j'aie recu +depuis longtemps. Cela m'a mis completement hors de moi. J'ai +passe des jours a faire des sottises, et c'est par un hasard +heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis, le +hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois -- sur mon ame, +Jock, ce fut pour moi le hasard -- et quand je lui parlai de vous, +cette idee la fit rire. C'etaient affaires entre cousin et +cousine, disait-elle, mais quant a n'etre pas libre, et a ce que +vous fussiez pour elle plus qu'un ami, c'etaient des betises. +Ainsi vous le voyez, Jock, je n'etais pas tant a blamer que cela, +apres tout, d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir +par sa conduite envers vous, que vous vous etiez mepris en croyant +avoir un droit quelconque sur elle. Vous avez du remarquer qu'elle +vous a a peine dit un mot pendant ces deux dernieres semaines. + +J'eclatai d'un rire amer. + +-- Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a dit que j'etais le +seul homme au monde qu'elle pouvait jamais prendre le parti +d'aimer. + +Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me la mit sur l'epaule +et avanca sa tete pour regarder dans mes yeux. + +-- Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais entendu proferer un +mensonge. Vous n'etes pas en train de jouer double jeu, n'est-ce +pas? Vous etes de bonne foi, maintenant. Entre vous et moi, nous +agissons franchement, d'homme a homme? + +-- C'est la verite de Dieu, dis-je. + +Il resta a me considerer, la figure contractee, comme celle d'un +homme en qui se livre un rude combat interieur. + +Deux longues minutes se passerent avant qu'il parlat. + +-- Voyons, Jock, dit il, cette femme la se moque de nous deux. +Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous deux. Elle vous aime a +West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans son coeur de +diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une fleur +d'ajonc: Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au diable +l'infernale coquine. + +Mais c'etait trop me demander. + +Au fond du coeur, il m'etait impossible de la maudire, plus +impossible encore de rester impassible a ecouter un autre mal +parler d'elle. Non, quand meme cet autre eut ete mon plus vieil +ami. + +-- Pas de gros mots, m'ecriai-je. + +-- Ah! vous me donnez mal au coeur avec vos propos benins. Je +l'appelle du nom qu'elle devrait porter. + +-- Ah! vraiment? dis je en otant mon habit. Attention, Jim +Horscroft, si vous dites encore un mot contre elle, je vous le +ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous aussi gros que le +chateau de Berwick. + +Il retroussa les manches de son habit jusqu'au coude. Ce fut pour +les rabattre lentement. + +-- Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante quatre livres de +poids et cinq pouces de taille, c'est une difference qui ne peut +se compenser pour personne au monde. Deux vieux amis qui se +prennent corps a corps pour une... Non, je ne le dirai pas. Ah! +par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb pour dix? + +Je me retournai. + +Elle etait la, a moins de vingt yards de nous, l'air aussi calme, +aussi indifferent que nous paraissions emportes, fievreux. + +-- J'etais tout pres de la maison, dit-elle, quand je vous ai vus +parler avec animation. Aussi je suis revenue sur mes pas pour +savoir de quoi il s'agissait. + +Horscroft fit quelques pas en courant, et la saisit par le +poignet. + +Elle jeta un cri en voyant sa physionomie, mais, il la tira +jusqu'a l'endroit ou j'etais reste. + +-- Eh bien, Jock, voila assez de sottises comme cela, dit-il. La +voici, lui demanderons-nous de declarer lequel de nous elle +prefere? Elle ne pourra pas nous tricher, maintenant que nous +sommes tous deux ici? + +-- J'y consens, repondis-je. + +-- Et moi aussi, si elle se prononce en votre faveur, je vous jure +que je ne tournerai pas seulement un oeil de son cote. En ferez- +vous autant pour moi? + +-- Oui, je le ferai. + +-- Eh bien alors, faites attention, vous! Nous voici deux honnetes +gens et amis, nous ne nous mentons jamais, et maintenant nous +connaissons votre double jeu. Je sais ce que vous avez dit hier +soir. Jock sait ce que vous avez dit aujourd'hui. Vous le voyez; +maintenant parlez carrement, sans detour. Nous voici devant vous: +prononcez-vous une bonne fois pour toutes. Lequel est-ce de Jock +ou de moi? + +Vous croyez peut-etre la demoiselle accablee de confusion. + +Loin de la, ses yeux brillaient de joie. + +Je parierais volontiers que jamais de sa vie elle ne fut plus +fiere. + +Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un a l'autre de nous, sa +figure eclairee par le froid soleil du matin, elle avait l'air +plus charmante que jamais. + +Jim etait aussi de cet avis, j'en suis sur, car il lacha son +poignet, et l'expression de durete de sa physionomie l'adoucit. + +-- Allons, Edie, lequel sera-ce? + +-- Sots gamins! s'ecria-t-elle, se chamailler ainsi! Cousin Jock, +vous savez combien j'ai d'affection pour vous. + +-- Eh bien, alors, allez avec lui, dit Horscroft. + +-- Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne que j'aime autant que +Jim. + +Elle se laissa aller amoureusement vers lui et posa sa joue contre +le coeur de Jim. + +-- Vous voyez, Jock, dit-il en regardant par-dessus l'epaule +d'Edie. + +Je voyais... + +Je rentrai a West Inch, transforme en un tout autre homme. + + +V -- L'HOMME D'OUTRE-MER + +Je n'etais point homme a rester assis et geignant pres d'une +cruche cassee. + +Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le role qui convient a +un homme c'est de n'en plus parler. + +Pendant des semaines j'eus le coeur endolori, et j'avoue qu'il +l'est encore un peu, quand j'y pense, apres tant d'annees et un +heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre bravement la +chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais faite le +jour de la promenade sur la cote. + +Je fus pour elle un frere, rien de plus. + +Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me sentir dans la +necessite de tirer durement sur le mors. + +Meme alors elle tournait autour de moi, avec ses facons calines, +ses histoires que Jim etait bien rude avec elle, et combien elle +avait ete heureuse au temps ou j'etais bien dispose pour elle. + +Il lui fallait parler ainsi: elle avait cela dans le sang, et ne +pouvait agir autrement. + +Mais, presque tout le reste du temps, Jim et elle, etaient fort +heureux. + +Dans tout le pays on disait que le mariage aurait lieu des qu'il +serait recu docteur. + +Alors il viendrait passer quatre nuits par semaine a West Inch +avec nous. + +Mes parents en etaient contents et je faisais de mon mieux pour +etre content de mon cote. + +Il y eut peut-etre un peu de froideur entre lui et moi dans les +commencements. + +Ce n'etait plus de lui a moi cette vieille amitie de camarades +d'ecole. Mais plus tard, quand la douleur fut passee, il me semble +qu'il avait agi avec franchise, et que je n'avais pas de juste +motif pour me plaindre de lui. + +Nous etions donc restes amis, jusqu'a un certain point. + +Il avait oublie toute sa colere contre elle. Il eut baise +l'empreinte laissee par ses souliers dans la boue. + +Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de longues promenades. +C'est de l'une de ces courses que je me propose de vous parler. + +Nous avions depasse Brampton House et contourne le bouquet de pins +qui abrite contre le vent de mer la maison du Major Elliott. + +On etait alors au printemps. + +La saison etait en avance, de sorte qu'a la fin d'avril les arbres +etaient deja bien en feuilles. + +Il faisait aussi chaud qu'en un jour d'ete. + +Aussi fumes-nous extremement surpris de voir un immense brasier +grondant sur la pelouse qui s'etendait devant la porte du Major. + +Il y avait la la moitie d'un pin, et les flammes jaillissaient +jusqu'a la hauteur des fenetres de la chambre a coucher. + +Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais nous fumes bien +autrement stupefaits de voir le major sortir, un grand pot d'un +quart a la main, suivi de sa soeur, vieille dame qui dirigeait son +menage, de deux des bonnes, et toute la troupe gambader autour du +feu. + +C'etait un homme tres doux, tranquille, comme on le savait dans +tout le pays, et voila qu'il se prenait le role du vieux Nick a la +danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et brandissant sa +pinte au-dessus de sa tete. + +Nous arrivames au pas de course. + +Il n'en mit que plus d'entrain a l'agiter, quand il nous vit +approcher. + +-- La paix! braillait-il! Hourra! mes enfants, la paix! + +A ces mots, nous nous mimes aussi a danser et chanter, car depuis +si longtemps, que nous en avions perdu le souvenir, on ne parlait +que de guerre. + +On etait excede; l'ombre avait plane si longtemps au-dessus de +nous, que nous etions tout etonnes de sentir qu'elle avait +disparu. + +Vraiment c'etait un peu trop fort a croire, mais le major dissipa +nos doutes par son dedain. + +-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'ecria-t-il en s'arretant, et +appuyant la main sur son cote. Les Allies ont occupe Paris. Boney +a jete le manche apres la cognee, et tous ses hommes jurent +fidelite a Louis XVIII. + +-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'epargnera? + +-- Il est question de l'envoyer a l'ile d'Elbe, ou il sera hors +d'etat de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en +tireront pas a aussi bon compte. Il a ete commis pendant ces +derniers vingt ans des actes qui n'ont point ete oublies, et il y +a encore quelques vieux comptes a regler. Mais c'est la Paix! la +Paix. + +Et il se remit a ses gambades, le pot en main, autour de son feu +de joie. + +Nous passames quelques instants avec le major. + +Puis nous descendimes, Jim et moi, vers la plage, en causant de +cette grande nouvelle et de ce qui s'en suivrait. + +Il savait peu de choses. + +Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustames tout cela, nous +dimes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves +gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient ou ils +voudraient en securite, que nous demolirions tous les signaux de +feu etablis sur la cote, car desormais nul ennemi n'etait a +craindre. + +Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, +et nous regardions l'antique Mer du Nord. + +Et Jim, qui allait a grands pas pres de moi, si plein de sante et +d'ardeur, il ne se doutait guere qu'a ce moment meme il avait +atteint le point culminant de son existence, et que desormais il +ne cesserait de descendre la pente. + +Il flottait sur la mer une legere buee, car les premieres heures +de la matinee avaient ete tres brumeuses et le soleil n'avait pas +tout dissipe. + +Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vimes tout a coup +emerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du +cote de la terre en se balancant. + +Un seul homme etait assis a la manoeuvre, et le bateau louvoyait +comme si l'homme avait de la peine a se decider pour atterrir sur +la plage ou s'eloigner. + +A la fin, comme si notre presence lui eut fait prendre son parti, +il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les +galets, juste a nos pieds. + +Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traina l'avant sur la +plage. + +-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- +tour pour s'adresser a nous. + +C'etait un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais +d'une maigreur excessive. + +Il avait les yeux percants, tres rapproches, entre lesquels se +dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de +moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat. + +Il etait vetu fort convenablement, d'un costume brun a boutons de +cuivre, et chausse de grandes bottes que l'eau de mer avait +durcies et rendues fort rugueuses. + +Il avait la figure et les mains d'un teint si fonce qu'on aurait +pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau +pour nous saluer, nous vimes que son front etait tres blanc et que +la nuance si foncee de son teint n'etait que superficielle. + +Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait +un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La +question ainsi faite etait facile a comprendre, mais on eut dit +qu'il y avait derriere elle une menace, on eut dit qu'il comptait +sur la reponse comme sur une obligation et non comme sur une +faveur. + +-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de +sa botte sur les galets. + +-- Oui, dis-je, pendant que Jim eclatait de rire. + +-- Angleterre? Ecosse? + +-- Ecosse, mais c'est l'Angleterre de l'autre cote de ces arbres, +la-bas. + +-- Bon, je sais ou je suis, maintenant! Je me suis trouve dans le +brouillard sans boussole pendant pres de trois jours, et je ne +m'attendais plus a revoir la terre. + +Il parlait l'anglais tres couramment, mais de temps a autre avec +des tournures etranges de phrases + +-- Alors d'ou venez-vous? demanda Jim. + +-- J'etais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brievement. +Quelle est cette ville, par la-bas? + +-- C'est Berwick. + +-- Ah! tres bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller +plus loin. + +Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il +vacilla fortement, et il serait tombe s'il n'avait pas saisi la +proue. + +Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les +yeux flambants comme ceux d'une bete sauvage. + +-- _Voltigeurs de la garde_! cria-t-il d'une voix qui avait la +sonorite d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la +garde! + +Il agita son chapeau au-dessus de sa tete, et brusquement, la tete +en avant, il s'abattit, tout recroqueville, en un tas brun, sur le +sable. + +Jim Horscroft et moi, nous restions la stupefaits a nous regarder. + +L'arrivee de cet homme avait ete si etrange, ainsi que ses +questions, et ce brusque incident! + +Nous le primes chacun par une epaule et l'etendimes sur le dos. + +Il etait ainsi allonge, avec son nez proeminent, sa moustache de +chat, mais les levres exsangues, la respiration si faible, qu'elle +eut a peine agite une plume. + +-- Il se meurt, Jim, m'ecriai je. + +-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de +pain dans le bateau. Peut-etre y a-t-il quelque chose dans le sac? + +Il s'elanca et rapporta un sac noir en cuir. + +Avec un grand manteau bleu, c'etait les seuls objets qui se +trouvassent dans le bateau. + +Le sac etait ferme, mais Jim l'ouvra en un instant; il etait a +moitie plein de pieces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais +vu autant, non, pas meme la dixieme partie. + +Il devait y en avoir des centaines; c'etaient des souverains +anglais tout brillants, tout neuf. + +A vrai dire, cette vue nous avait si fortement interesses que nous +ne songions plus du tout a leur possesseur jusqu'au moment ou il +nous rappela pres de lui par une plainte. + +Il avait les levres plus bleues que jamais. Sa machoire inferieure +retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses +rangees de dents blanches comme les dents de loup. + +-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au +ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, +ou il est perdu. En attendant, je defais ses vetements. + +Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, +rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry. + +Jim avait deboutonne l'habit et la chemise de l'homme. + +Nous repandimes de l'eau sur lui et nous en fimes penetrer +quelques gouttes entre les levres. + +Cela produisit un bon effet, car apres deux ou trois fortes +inspirations, il se mit sur son seant et se frotta lentement les +yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond. + +Mais, a ce moment-la, ce n'etait point sa figure que Jim et moi +nous considerions; c'etait sa poitrine decouverte. + +On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- +dessous de la clavicule et l'autre a peu pres au milieu du cote +droit. + +La peau de son corps etait extremement blanche jusqu'a la ligne +brune du cou. Aussi les trous fronces et rouges n'en +apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte generale. + +D'en haut je pus voir qu'il y avait une depression correspondante +dans la dos a un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour +l'autre. + +Si depourvu d'experience que je fusse, je pouvais dire ce que cela +signifiait. + +Deux balles avaient penetre dans sa poitrine. L'une d'elles +l'avait traversee; l'autre y etait restee. + +Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit +sa chemise d'un air soupconneux. + +-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tete? Ne faites +pas attention a ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crie? + +-- Vous avez crie au moment meme ou vous etes tombe. + +-- Qu'est-ce que j'ai crie? + +Je le lui repetai, quoique ce fussent des mots a peu pres +depourvus de toute signification pour moi. + +Il nous regarda fixement l'un apres l'autre, puis haussa les +epaules: + +-- Ca fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette +question: que vais-je faire a present? Je ne me serais pas cru si +faible. Ou etes-vous alles prendre cette eau? + +Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas +incertain. + +La il s'etendit sur le ventre et se mit a boire, si longtemps que +je crus qu'il n'en finirait pas. + +Son long cou plisse se tendait comme celui d'un cheval, et il +faisait a chaque gorgee un fort bruit de lapement avec ses levres. + +Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa +moustache avec sa manche. + +-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose a manger? + +J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de +galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala. + +Puis, il sortit les epaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa +les cotes de la paume de sa main. + +-- Je suis sur que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez ete +tres bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu +l'occasion d'ouvrir ma sacoche. + +-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous +avez perdu connaissance. + +-- Ah! je n'ai pas grand-chose la dedans, tout au plus... comment +dites-vous cela?... quelques economies. Ce n'est pas une grosse +somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'a ce que +je trouve quelque chose a faire. D'ailleurs il me semble qu'on +pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait ete +impossible de tomber sur un pays plus paisible, ou il n'y a peut- +etre pas l'ombre d'un _gendarme_ a cette distance de la ville. + +-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous etes, d'ou vous +venez, ni ce que vous avez ete, dit Jim d'un ton rebarbatif. + +L'etranger le toisa des pieds a la tete, d'un air connaisseur. + +-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une +compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, +j'aurais le droit de m'en facher, s'il s'agissait de tout autre +que vous, mais vous avez le droit d'etre renseigne, apres m'avoir +traite avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. +Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de +Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le +bateau. + +-- Je croyais que vous aviez fait naufrage, dis-je. + +Mais il me lanca ce regard direct qui decele l'honnete homme. + +-- C'est vrai, mais le navire etait de Dunkerque, et ce bateau est +une de ses chaloupes. L'equipage est parti sur le grand canot, et +le navire a coule si rapidement que je n'ai eu le temps de rien +embarquer. C'etait lundi. + +-- Et nous voici au jeudi! Vous etes reste trois jours sans +aliments ni boissons? + +-- C'est trop long, dit-il. Deja je me suis trouve en pareille +situation, mais jamais si longtemps que cela. Eh bien, je vais +laisser mon bateau ici et aller voir si je peux trouver un +logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur la pente +de la cote. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par la-bas? + +-- C'est chez un de nos voisins qui a servi contre les Francais: +Il se rejouit parce que la paix a ete conclue. + +-- Ah! vous avez un voisin qui a servi! J'en suis content, car de +mon cote j'ai fait un peu la guerre ici et la. + +Il n'avait point l'air content, car il avait fronce ses sourcils +tres bas sur ses yeux percants. + +-- Vous etes Francais, n'est-ce pas? demandai-je pendant que nous +descendions ensemble. + +Il tenait a la main sa sacoche noire et avait jete sur son epaule +son grand manteau bleu. + +-- Ah! je suis Alsacien, dit-il, et vous savez que les Alsaciens +sont plus Allemands que Francais. Pour moi, j'ai ete dans tant de +pays que je me trouve chez moi n'importe ou. J'ai ete grand +voyageur. Et ou pensez-vous que je pourrais trouver un logement? + +Il me serait bien difficile de dire, maintenant, en jetant les +yeux par-dessus ce grand intervalle de trente-cinq ans qui s'est +ecoule depuis lors, quelle impression avait faite sur moi ce +singulier personnage. + +Il m'avait inspire, je crois, de la defiance, et pourtant il +exercait sur moi de la fascination. + +Il y avait, en effet, dans son port, dans son air, dans toutes ses +facons de s'exprimer, je ne sais quoi qui differait entierement de +tout ce que j'avais vu jusqu'alors. + +Jim Horscroft etait un bel homme, et le Major Elliott un homme +brave, mais il manquait a tous deux quelque chose que possedait +cet inconnu: c'etait ce coup d'oeil alerte et vif, cet eclat des +yeux, cette distinction indefinissable a decrire. + +Puis, nous l'avions sauve alors qu'il gisait, respirant a peine, +sur les galets, et on a toujours le coeur tendre envers un homme a +qui l'on a rendu service. + +-- Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je suis a peu pres sur +de vous trouver un lit pour une nuit ou deux. Pendant ce temps-la, +vous serez mieux en mesure de faire vos arrangements. + +Il ota son chapeau et s'inclina avec toute la grace imaginable. +Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et m'entraina a l'ecart. + +-- Vous etes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet individu n'est +qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend de vouloir +vous meler de ses affaires? + +Mais j'etais l'etre le plus obstine qu'ait jamais chausse une +paire de bottes, et la plus sure facon de me faire aller en avant, +c'etait de me tirer en arriere. + +-- C'est un etranger, dis-je, et notre devoir est de veiller sur +lui, dis-je. + +-- Vous en serez fache, dit-il. + +-- Cela se peut. + +-- Si cela ne vous fait rien, au moins vous pourriez penser a +votre cousine Edie. + +-- Edie est parfaitement capable de se garder elle-meme. + +-- Eh bien alors, que le diable vous emporte, et faites comme il +vous plaira! s'ecria-t-il en un de ses brusques acces de colere. + +Et sans ajouter un mot, pour prendre conge de l'un ou de l'autre +de nous, il fit demi-tour, et partit par le sentier qui montait du +cote de la maison de son pere. + +Bonaventure de Lapp me regarda en souriant, pendant que nous +descendions ensemble. + +-- Je crois bien que je ne lui ai guere plu, dit-il. Je vois tres +bien qu'il vous a cherche querelle parce que vous m'emmenez chez +vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi? Est-ce qu'il se figure par +hasard que j'ai vole l'or que j'ai dans ma sacoche, ou bien, +qu'est-ce qu'il craint? + +-- Peuh! dis-je, je n'en sais rien et cela m'est egal. Pas un +etranger ne passera notre porte sans avoir du pain et un lit. + + +VI -- UN AIGLE SANS ASILE + +Mon pere me parut etre presque de l'avis de Jim Horscroft, car il +ne montra pas un empressement extreme a l'egard de ce nouvel hote; +il le toisa du haut en bas d'un air tres interrogateur. + +Il lui servit cependant une assiette de harengs au vinaigre, et je +remarquai qu'il lui jeta un regard encore plus de travers en +voyant mon compagnon en manger neuf. Notre ration se reduisait +toujours a deux. Lorsque Bonaventure de Lapp eut fini, ses yeux se +fermerent d'eux-memes, car je crois bien que pendant ces trois +jours, il n'avait pas plus dormi qu'il n'avait mange. + +C'etait une bien pauvre chambre que celle ou je le conduisis, mais +il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son grand manteau et +s'endormit aussitot. + +Il avait un ronflement puissant et sonore, et comme ma chambre +etait contigue a la sienne, j'eus lieu de me rappeler que nous +avions un hote sous notre toit. + +Le lendemain matin, quand je descendis, je m'apercus qu'il m'avait +devance, car il etait assis en face de mon pere a la table de +l'embrasure de la fenetre, dans la cuisine, leurs tetes se +touchant presque, et il y avait entre eux un petit rouleau de +pieces d'or. + +A mon entree, mon pere leva sur moi des yeux ou je vis un eclair +d'avidite que je n'y avais jamais remarque jusqu'alors. + +Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare, et l'empocha +aussitot. + +-- Tres bien, monsieur, la chambre est a vous, et vous paierez +toujours d'avance le trois du mois. + +-- Ah! voici mon premier ami, s'ecria de Lapp en me tendant la +main et m'adressant un sourire assez bienveillant, sans doute, +mais ou il y avait cette nuance d'air protecteur qu'on a quand on +sourit a son chien. + +" Me voila tout a fait remis a present, grace a mon excellent +souper et au repos d'une bonne nuit, reprit-il. Ah! c'est la faim +qui ote a l'homme toute energie. Cela d'abord, le froid ensuite. + +-- Oui, c'est vrai, dit mon pere, je me suis trouve sur la lande +dans une tempete de neige pendant trente-six heures, et je sais ce +que c'est. + +-- J'ai vu jadis mourir de faim trois mille hommes, dit de Lapp en +approchant ses mains du feu. De jour en jour ils maigrissaient et +devenaient plus semblables a des singes, et ils venaient presque +sur les bords des pontons ou nous les gardions; ils hurlaient de +rage et de douleur. + +" Les premiers jours, leurs hurlements s'entendaient dans toute la +ville, mais au bout d'une semaine, nos sentinelles de la rive les +entendaient a peine, tant ils s'etaient affaiblis. + +-- Et ils moururent? m'ecriai-je. + +-- Ils resisterent pendant tres longtemps. C'etaient des +grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de grands beaux +hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la ville se +rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme pouvait +en soulever trois a la fois, comme si c'etaient de petits singes. +Cela faisait pitie. Ah! mon ami, voudrez-vous me presenter a +Madame et a Mademoiselle? + +C'etaient ma mere et Edie, qui venaient d'entrer dans la cuisine. + +Il ne les avait pas vues la veille, mais cette fois-ci, j'eus +toutes les peines du monde a garder mon serieux, car au lieu de +leur faire, en guise de salut, un simple signe de tete a la mode +ecossaise, il courba son dos comme une truite qui va sauter, il +avanca le pied par une glissade et mit la main sur son coeur de +l'air le plus drole. + +Ma mere ouvrait de grands yeux, croyant qu'il se moquait d'elle, +mais Edie se montra aussitot enchantee. + +On eut dit que c'etait un jeu pour elle, et elle se mit a faire +une reverence, mais une reverence si profonde, que je la crus un +instant sur le point de tomber et de s'asseoir bel et bien au +milieu de la cuisine. + +Mais non, elle se redressa aussi legerement qu'un rembourrage qui +fait ressort. + +Nous approchames tous nos chaises et l'on fit honneur aux galettes +servies avec le lait et la bouillie. + +Il avait une merveilleuse maniere de se conduire avec les femmes, +ce gaillard-la. + +Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions fait comme lui, nous +aurions eu l'air de faire les imbeciles, et les filles nous +auraient eclate de rire au nez, mais pour lui, cela allait si bien +avec son genre de physionomie et de langage qu'on en venait enfin +a trouver cela tout naturel. + +En effet, quand il s'adressait a ma mere, ou a la cousine Edie -- +et pour cela il ne se faisait jamais prier -- il ne le faisait +jamais sans s'etre incline, sans prendre un air a faire croire +qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en ecoutant ce qu'il +avait a dire; et lorsqu'elles repondaient, on eut cru, a voir sa +physionomie, que leurs paroles etaient precieuses et dignes d'etre +conservees a tout jamais. + +Et pourtant, meme quand il s'abaissait devant les femmes, il +gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de fier comme +pour donner a entendre que c'etait pour elles seules qu'il se +faisait aussi doux, mais qu'a l'occasion, il savait faire preuve +d'assez de raideur. + +Pour ma mere, c'etait merveille de voir combien elle s'adoucit a +son egard. En une demi-heure, elle le mit au fait de toutes nos +affaires, lui parla de son oncle a elle, qui etait chirurgien a +Carlisle, et le plus grand personnage de la famille, de son cote. + +Elle lui raconta la mort de mon frere Rob, evenement que je ne +l'avais jamais entendu dire a ame qui vive -- et alors on eut cru +que de Lapp allait verser des larmes a cette occasion -- lui qui +venait justement de nous dire, qu'il avait vu trois mille hommes +mourir de faim. + +Quant a Edie, elle ne causait pas beaucoup, mais elle lancait +incessamment de petits coups d'oeil a notre hote, et une fois ou +deux, il la regarda tres fixement. + +Apres le dejeuner, quand il fut rentre dans sa chambre, mon pere +tira de sa poche huit pieces d'or d'une guinee et les etala sur la +table. + +-- Qu'est-ce que vous dites de cela, Marthe? fit-il. + +-- Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux beliers noirs, voila +tout. + +-- Non, c'est un mois de paiement pour la nourriture et le +logement de l'ami de Jock, et il en rentrera autant toutes les +quatre semaines. + +Mais, en entendant cela, ma mere hocha la tete. + +-- Deux livres par semaine, c'est beaucoup trop, dit-elle, et ce +n'est pas alors que le pauvre gentleman est dans le malheur que +nous devons lui faire payer ce prix pour un peu de nourriture. + +-- Ta! ta! s'ecria mon pere, il peut tres bien le faire sans se +gener. Il a une sacoche pleine d'or. En outre, c'est le prix qu'il +a offert lui-meme. + +-- Cet argent-la ne portera pas bonheur, dit-elle. + +-- Eh! Eh! ma femme, vous aurait-il mis la tete a l'envers avec +ses facons d'etranger? + +-- Oui, il serait bon que les maris ecossais eussent quelque peu +de ses manieres prevenantes, dit-elle. + +C'etait la premiere fois de ma vie que je l'entendis riposter a +mon pere. + +De Lapp ne tarda pas a descendre et me demanda si je voulais +sortir avec lui. + +Lorsque nous fumes au soleil, il tira de sa poche une petite croix +faite en pierres rouges, la chose la plus charmante que j'eusse +encore vue. + +-- Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela a Tolede, en +Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donne l'autre a une jeune +fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en souvenir +de la grande bonte que vous avez eue hier pour moi. Vous en ferez +faire une epingle de cravate. + +Je ne pus faire autrement que de le remercier de ce present, qui +valait plus que tout ce que j'avais possede en ma vie. + +-- Je pars pour aller compter les agneaux sur le paturage d'en +haut, lui dis-je. Peut-etre vous plairait-il de venir avec moi et +de voir un peu le pays. + +Il eut un instant d'hesitation, puis il secoua la tete. + +-- J'ai, dit-il, quelques lettres a ecrire le plus tot possible. +Je compte passer la matinee chez moi pour m'acquitter de cette +tache. + +Pendant toute la matinee, j'allai et je vins sur les hauteurs; et, +comme vous le croirez sans peine, je n'eus l'esprit occupe que de +cet etranger que le hasard avait jete a notre porte. + +Ou avait-il appris ces manieres, cet air de commandement, cet +eclat hautain et menacant du regard? + +Et ces aventures, auxquelles il faisait allusion d'un air si +detache, quelle etonnante existence que celle ou elles avaient +trouve place? + +Il avait ete bon pour nous, il avait use d'un langage plein +d'amabilites et malgre tout je n'arrivais pas a chasser +entierement la defiance que j'avais eprouvee a son egard. + +Peut-etre, apres tout, Jim Horscroft avait-il raison, peut-etre +avais je eu tort de l'introduire a West Inch. + +Quand je rentrai, il avait l'air d'etre ne et d'avoir vecu dans la +ferme. + +Il etait assis dans ce vaste fauteuil aux bras de bois qui occupe +le coin de la cheminee, et il avait le chat noir sur ses genoux. + +Il tenait les bras etendus, et d'une main a l'autre allait un +echeveau de laine a tricoter dont ma mere faisait un peloton. + +La cousine Edie etait assise tout pres et, en voyant ses yeux, je +m'apercus qu'elle avait pleure. + +-- Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui vous chagrine? + +-- Ah! Mademoiselle a le coeur tendre, comme toutes les vraies et +honnetes femmes, dit-il. Je n'aurais pas cru que la chose put +l'emouvoir a ce point. Autrement, je n'en aurais point parle. Je +contais les souffrances de quelques troupes qui avaient a +traverser pendant l'hiver les montagnes de la Guadarama, et dont +je sais quelque chose. Il est bien etrange de voir le vent +emporter des hommes par-dessus le bord des precipices, mais le sol +etait bien glissant, et il n'y avait rien a quoi ils pussent se +retenir. Les compagnies entrecroiserent leurs bras, et cela alla +mieux de cette facon, mais la main d'un artilleur resta dans la +mienne, comme je la prenais. Elle etait gangrenee par le froid +depuis trois jours. + +Je restais a ecouter bouche beante. + +" Et les vieux grenadiers, eux aussi, comme ils n'avaient plus +leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine a resister. Et +pourtant, s'ils restaient en arriere, les paysans les prenaient, +les clouaient a la porte de leurs granges, les pieds en haut, et +allumaient du feu sous leur tete. C'etait pitie de voir ainsi +perir ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient plus +avancer, c'etait interessant de voir comment ils s'y prenaient: +ils s'arretaient, faisaient leur priere, assis sur une vieille +selle, ou sur leur havresac, otaient leurs bottes et leurs bas et +appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis ils +mettaient leur gros orteil sur la detente, et _pouf_! c'etait +fini: plus de marches pour ces beaux vieux grenadiers. Oh! l'on a +eu une rude besogne par la-bas sur ces montagnes de Guadarama. + +-- Et quelle armee, etait-ce? demandai-je. + +-- Oh! j'ai ete dans tant d'armees que je m'y embrouille +quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. A propos, j'ai vu +vos Ecossais se battre, et ils font de rudes fantassins, mais je +croyais d'apres cela que tout le monde ici portait des ... comment +appelez-vous cela... des jupons? + +-- Ce sont des Kilts et cela ne se porte que dans les Highlands. + +-- Ah! dans les montagnes. Mais voici la-bas, dehors, un homme. +Peut-etre est-ce celui qui se chargerait de porter mes lettres a +la poste, a ce qu'a dit votre pere. + +-- Oui, c'est le garcon du fermier Whitehead. Voulez-vous que je +les lui donne? + +-- Oui, il en prendrait plus de soin s'il les recevait de votre +main. + +Il les tira de sa poche et me les remit. + +Je sortis aussitot avec ces lettres et chemin faisant mes regards +tomberent sur l'adresse que portait l'une d'elles. + +Il y avait en tres grosse et tres belle ecriture: + +" A sa Majeste + +" Le roi de Suede + +" Stockholm " + +Je ne savais pas beaucoup de francais, assez toutefois pour +comprendre cela. + +Quel etait donc cette sorte d'aigle qui etait venu se poser dans +notre humble petit nid? + + +VII -- LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR + +Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en suis tres certain, un +ennui pour vous, si j'entreprenais de vous raconter le menu de +notre existence depuis le jour ou cet homme vint sous notre toit, +ou de quelle facon il en vint a gagner peu a peu notre affection a +tous. + +Avec les femmes, ce ne fut pas une tache bien longue, mais il ne +tarda pas a degeler mon pere lui-meme, chose qui n'etait pas des +plus aisees. + +Il avait meme fait la conquete de Jim Horscroft aussi bien que la +mienne. + +A vrai dire, nous n'etions guere, a cote de lui, que deux grands +enfants, car il etait alle partout, il avait tout vu, et quand il +avait passe une soiree a jaser, en son anglais boiteux, il nous +avait emportes bien loin de notre simple cuisine, de notre +maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours, des +camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du monde. + +Horscroft avait d'abord ete assez maussade avec lui, mais de Lapp, +par son tact, par l'aisance de ses manieres, l'avait bientot +seduit, avait entierement conquis son coeur, si bien que voila Jim +assis, tenant dans sa main, la main de la cousine Edie, et tous +deux perdus dans l'interet qu'ils prenaient a ecouter tous les +recits qu'il nous faisait. + +Je ne vais pas vous conter tout cela, mais aujourd'hui encore, +apres un si long intervalle, je pourrais vous dire comment, d'une +semaine, d'un mois a l'autre, par telle ou telle parole, telle ou +telle action, il arriva a nous rendre tels qu'il voulait. + +Un de ses premiers actes fut de donner a mon pere le canot dans +lequel il etait venu, en ne se reservant que le droit de le +reprendre s'il venait a en avoir besoin. + +Les harengs vinrent fort pres de la cote cette annee-la, et avant +sa mort mon oncle nous avait donne un bel assortiment de filets, +de sorte que ce present nous rapporta bon nombre de livres. + +Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et je l'ai vu pendant +tout un ete ramant lentement, s'arretant tous les cinq ou six +coups de rame, pour jeter une pierre attachee au bout d'une corde. + +Je ne compris rien a sa conduite jusqu'au jour ou il me l'expliqua +de son propre gre. + +-- J'aime a etudier tout ce qui a du rapport aux choses de la +guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais echapper une occasion. Je +me demandais s'il serait difficile a un commandant de corps +d'armee d'operer un debarquement ici. + +-- Si le vent ne venait pas de l'Est, dis-je. + +-- Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait pas de l'Est. Avez- +vous pris des sondages ici? + +-- Non. + +-- Votre ligne de vaisseaux de guerre serait forcee de se tenir au +large, mais il y a ici assez d'eau pour qu'une fregate de quarante +canons puisse approcher jusqu'a portee de fusil. Bondez vos canots +de tirailleurs, deployez-les derriere ces dunes de sable, puis +soutenez-les en en lancant encore d'autres, lancez des fregates +une pluie de mitraille par-dessus leurs tetes. Cela pourrait se +faire! Cela pourrait se faire. + +Ses moustaches raides comme celles d'un chat se herisserent plus +que jamais, et je pus voir a l'eclat de son regard qu'il etait +emporte par ses reves. + +-- Vous oubliez que nos soldats seraient sur la plage, dis-je avec +indignation. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, naturellement pour une bataille, il +faut etre deux. Voyons maintenant, raisonnons la chose. Combien +d'hommes pouvez-vous mettre en ligne? Dirons-nous vingt mille, +trente mille? Quelques regiments de bonnes troupes, le reste! +Peuh! Des conscrits, des bourgeois armes. Comment appelez-vous ca? +Des volontaires? + +-- Des gens courageux, criai je. + +-- Oh oui, tres braves, mais des imbeciles. Ah! mon Dieu! on ne +saurait dire a quel point ils seraient imbeciles. Non pas eux +seulement, mais toutes les jeunes troupes. Elles ont tellement +peur d'avoir peur, qu'elles ne prendraient aucune precaution. Ah! +j'ai vu cela. En Espagne, j'ai vu un bataillon de conscrits +attaquer une batterie de dix pieces: il fallait voir comme ils +avancaient bravement, si bien que de l'endroit, ou je me trouvais, +la montee avait l'air... comment appelez-vous cela en anglais?... +avait l'air d'une tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de +conscrits, qu'etait-il devenu? Puis un autre bataillon de jeunes +troupes tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, +hurlant, tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une +decharge de mitraille? Aussi voila votre second bataillon etendu +sur la pente. Alors ce sont les chasseurs a pied de la garde, de +vieux soldats, a qui l'on dit de prendre la batterie: a les voir +marcher, ce n'etait guere captivant, pas de colonne, pas de cris, +personne de tue. Tout juste une ligne de tirailleurs dissemines, +avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les +batteries etait reduites au silence; et les artilleurs espagnols +tailles en pieces: La guerre, mon jeune ami, c'est une chose qui +s'apprend, tout comme l'elevage des moutons. + +-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un etranger; si nous +avions trente mille hommes sur la crete de cette hauteur la-bas, +vous en viendriez a etre fort heureux d'avoir vos bateaux derriere +vous. + +-- Sur la crete de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses +regards sur la crete. Oui, si votre homme connaissait son affaire; +il aurait sa gauche appuyee a votre maison, son centre a +Corriemuir, et sa droite par la, vers la maison du docteur, avec +une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa +cavalerie manoeuvrerait pour nous couper des que nous serions +deployes sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous +former, et nous saurons bientot ce que nous avons a faire. Voila +le point faible, c'est le defile ici: je le balaierais avec mes +canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en +avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air: +Eh Jock, vos volontaires, ou seraient-ils? + +-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je. + +Et nous partimes tous deux de cet eclat de rire cordial par lequel +finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions. + +Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En +d'autres moments, il n'etait pas aussi facile de l'admettre. + +Je me souviens tres bien qu'un soir de cet ete-la, comme nous +etions assis a la cuisine, lui, mon pere, Jim, et moi, et que les +femmes etaient allees se coucher, il se mit a parler de l'Ecosse +et de ses rapports avec l'Angleterre. + +-- Jadis vous aviez votre roi a vous, et vos lois se faisaient a +Edimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de +desespoir, a la pensee que tout cela vient de Londres. + +Jim ota sa pipe de sa bouche. + +-- C'est nous qui avons impose notre roi a l'Angleterre, et si +quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de la-bas. + +Evidemment l'etranger ignorait ce detail. Cela lui imposa silence +un instant. + +-- Oui, mais vos lois sont faites la-bas, dit-il enfin, et +assurement ce n'est pas avantageux. + +-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement a Edimbourg, dit +mon pere, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je +n'ai guere le loisir de penser a ces choses-la. + +-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir +d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprime, ce sont ses +jeunes gens qui doivent le venger. + +-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit +Jim. + +-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette maniere +de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de +marcher sur Londres s'ecria de Lapp. + +-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais +qui nous conduirait? + +Il se redressa, fit la reverence, en posant la main sur son coeur, +de sa bizarre facon. + +-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'ecria-t-il. + +Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis +convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde. + +Je n'arrivai jamais a me faire quelque idee de son age, et Jim +Horscroft n'y reussit pas mieux. + +Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, +parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot. + +Sa chevelure brune, raide, coupee court, n'avait nul besoin d'etre +coupee ras au sommet de la tete, ou elle se rarefiait pour finir +en une courbe polie. + +Sa peau etait sillonnee de mille rides tres fines, qui +s'entrelacaient, formaient un reseau; elle etait, comme je l'ai +dit, toute recuite par le soleil. Mais il etait agile comme un +adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un +jour a parcourir la montagne ou a ramer sur la mer sans mouiller +un cheveu. + +Tout bien considere, nous jugeames qu'il devait avoir quarante ou +quarante-cinq ans, bien qu'il fut malaise de comprendre comment il +avait pu voir tant de choses a une telle periode de la vie. + +Mais un jour on se mit a parler d'age, et alors il nous fit une +surprise. + +Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en +avait vingt-sept. + +-- Alors je suis le plus age de nous trois, dit de Lapp. + +Nous partimes d'un eclat de rire, car, a notre compte, il aurait +parfaitement pu etre notre pere. + +-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu +vingt-neuf ans en decembre. + +Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre +quelle existence extraordinaire avait ete la sienne. + +Il vit notre etonnement et s'en amusa. + +-- J'ai vecu! j'ai vecu! s'ecria-t-il. J'ai employe mes jours et +mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une +compagnie dans une bataille ou cinq nations prenaient part. J'ai +fait palir un roi aux mots que je lui ai chuchotes a l'oreille, +alors que j'avais vingt ans. J'ai contribue a refaire un royaume +et a mettre un nouveau roi sur un grand trone l'annee meme ou je +suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai vecu ma vie. + +Ce fut la ce que j'appris de plus precis, d'apres ses dires, sur +son passe. + +Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait a +hocher la tete ou a rire. + +Dans de certains moments, nous pensions qu'il n'etait qu'un adroit +imposteur, car pourquoi un homme qui avait tant d'influence et de +talents serait-il venu perdre son temps dans le comte de Berwick? + +Mais un jour, survint un incident bien fait pour nous prouver que +sa vie avait en effet un passe tres rempli. + +Comme vous vous en souvenez sans doute, nous avions pour tres +proche voisin un vieil officier de la guerre d'Espagne, le meme +qui avait danse autour du feu de joie avec sa soeur et les deux +bonnes. + +Il s'etait rendu a Londres pour quelque affaire relative a sa +pension et a son indemnite de blessure, et avec quelque espoir +qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu'il ne revint que vers +la fin de l'automne. + +Des les premiers jours de son retour, il descendit pour nous +rendre visite, et alors ses yeux se porterent pour la premiere +fois sur de Lapp. + +Jamais de ma vie je ne vis physionomie exprimer pareille +stupefaction. + +Il regarda fixement notre hote pendant une longue minute sans dire +seulement un mot. + +De Lapp lui rendit ce regard avec la meme persistance, mais sans +que rien indiquat qu'il le reconnaissait. + +-- Je ne sais qui vous etes, monsieur, dit-il enfin, mais vous me +regardez comme si vous m'aviez deja vu. + +-- En effet je vous ai vu, dit le major. + +-- Jamais, que je sache. + +-- Mais je le jure. + +-- Ou donc, alors? + +-- Au village d'Astorga, en 18... + +De Lapp sursauta, regarda encore notre voisin. + +-- Mon Dieu, s'ecria-t-il, quel hasard, et vous etes le +parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous, monsieur. +Permettez-moi de vous dire un mot a l'oreille. + +Il le prit a part, causa en francais avec lui, d'un air tres +serieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des mains, donnant +des explications, pendant que le major hochait de temps a autre sa +vieille tete grisonnante. + +A la fin, ils parurent s'etre mis d'accord pour quelque +convention, et j'entendis le major dire a plusieurs reprises: +_Parole d'honneur_, et ensuite _Fortune de la guerre_, mots que je +compris fort bien, car chez Birtwhistle on nous poussait fort +loin. + +Mais depuis je remarquai constamment que le major ne se laissait +jamais aller a la meme familiarite de langage, dont nous usions +avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui adressant la +parole, et qu'il lui prodiguait les marques de respect. + +Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il savait a ce sujet, +Mais il se deroba toujours, et je ne pus rien tirer de lui. + +Jim Horscroft passa tout cet ete a la maison, mais vers la fin de +l'automne, il retourna a Edimbourg, pour les cours d'hiver, car il +se proposait de travailler assidument et d'obtenir son diplome au +printemps prochain, s'il pouvait, et il reviendrait passer la +Noel. + +Il y eut donc une grande scene d'adieu entre lui la cousine Edie. + +Il devait faire poser sa plaque et se marier des qu'il aurait le +droit d'exercer. + +Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme avec une telle +tendresse, et elle avait de son cote, quelque affection pour lui, +a sa maniere, et en effet, elle eut cherche en vain dans toute +l'Ecosse un plus bel homme que lui. + +Cependant quand il etait question de mariage, elle faisait une +legere grimace en songeant que tous ses reves mirifiques +aboutiraient a n'etre que la femme d'un medecin de campagne. Mais +tout bien considere, elle n'avait de choix qu'entre Jim et moi, et +elle se decida pour le meilleur des deux. + +Naturellement il y avait bien aussi de Lapp, mais nous le sentions +d'une classe tout a fait differente de la notre: donc il ne +comptait pas. + +En ce temps-la, je ne fus jamais bien fixe sur ce point: Edie se +preoccupait-elle ou non de lui? + +Quand Jim etait a la maison, ils ne faisaient guere attention l'un +et l'autre. + +Apres son depart, ils se rencontrerent plus souvent, ce qui etait +assez naturel, car Jim avait pris une grande partie du temps +d'Edie. + +Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp comme si elle ne le +trouvait pas a son gre, et pourtant elle n'etait pas a son aise +lorsqu'il n'etait pas la le soir. + +Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait a causer avec lui, a lui +faire mille questions. + +Elle se faisait decrire par lui les costumes des reines, dire sur +quelle sorte de tapis elles marchaient, si elles avaient des +epingles a cheveux dans leur coiffure, combien de plumes elles +portaient a leurs chapeaux, et je finissais par m'etonner qu'il +trouvat reponse a tout cela. + +Et pourtant il avait toujours une reponse. Il jouait de la langue +avec tant de dexterite, de vivacite. Il montrait tant +d'empressement a l'amuser, que je me demandais comment il se +faisait qu'elle n'eut pas plus d'affection pour lui. + +Bref, l'ete, l'automne et la plus grande partie de l'hiver se +passerent, nous etions encore tous tres heureux ensemble. + +L'annee 1815 etait deja fortement entamee. + +Le grand Empereur vivait toujours a l'ile d'Elbe, se rongeant le +coeur; tous les ambassadeurs, reunis a Vienne, continuaient a se +chamailler sur la facon de se partager la peau du lion, maintenant +qu'ils l'avaient reduit aux abois pour tout de bon. + +Quant a nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous etions tout +absorbes par nos menues et pacifiques occupations, le soin des +moutons, les voyages au marche de bestiaux de Berwick, et les +causeries du soir devant le grand feu de tourbe. + +Nous ne nous figurions guere que les actes de ces hauts et +puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur +nous. + +Quant a la guerre, eh bien, n'etait-on pas tous d'accord pour +admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus +nos tetes, et que si les Allies ne se prenaient pas de querelle +entre eux, il se passerait cinquante autres annees avant qu'il se +tirat en Europe un seul coup de fusil. + +Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour tres net +dans ma memoire. Il survint, je crois, vers la fin de fevrier de +cette annee-la, et je vous le conterai avant d'aller plus loin. + +Vous savez, j'en suis sur, comment sont faites les tours d'alarme +de la frontiere. + +Ce sont des masses carrees, disseminees de distance en distance le +long de la ligne de partage et construites de facon a donner asile +et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les +bandits. + +Lorsque Percy et ses hommes etaient partis pour les Marches, on +amenait une partie de leur betail dans la cour de la tour, on +fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers +places au sommet. + +C'etait un signal auquel devaient repondre de meme les autres +tours d'alarme. + +Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de +Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis a +Edimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces +antiques donjons etaient gondoles, croulants, et offraient aux +oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids. + +J'ai recolte un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans +la tour d'alarme de Corriemuir. + +Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un +message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent a deux milles en +deca d'Ayton. + +Vers cinq heures, au moment meme ou le soleil allait se coucher, +je me trouvais sur le sentier de la lande, de facon a voir +exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la +vieille tour d'alarme etait un peu a ma gauche. + +Je considerais a loisir le donjon, qui faisait un effet fort +pittoresque pour le flot de lumiere rouge qui deversait sur lui +les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'etendant au loin en +arriere. + +Et comme je regardais avec attention, j'apercus soudain la figure +d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur. + +Naturellement je m'arretai, etonne de cela, car que pouvait faire +un individu quelconque dans cet endroit, et a ce moment-la, car +l'epoque de la nidification n'etait pas encore venue. + +C'etait si singulier que je me determinai a tirer l'affaire au +clair. + +Donc, malgre ma fatigue, je tournai le dos a la maison et me +dirigeai d'un pas rapide vers la tour. + +L'herbe monte jusqu'au bas meme du mur, et mes pieds ne firent que +peu de bruit jusqu'au moment ou j'arrivai a l'arc coulant ou se +trouvait jadis l'entree. + +Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'interieur. + +C'etait Bonaventure de Lapp qui etait la, debout dans l'enceinte, +et qui regardait par ce meme trou ou j'avais vu sa figure. + +Il etait tourne de profil par rapport a moi. + +Evidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous +ses yeux dans la direction de West Inch. + +Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les decombres de +l'entree. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourne vers moi. + +Il n'etait pas de ceux a qui on peut faire perdre contenance, et +sa figure ne changea pas plus que s'il etait la depuis un an a +m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque +chose qui me disait qu'il aurait paye une somme assez ronde pour +me revoir prendre le sentier. + +-- Hello! dis-je, qu'est-ce que vous faites ici? + +-- Je pourrais vous faire la meme question, dit-il. + +-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure a la fenetre. + +-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en +apercevoir, je m'interesse tres vraiment a tout ce qui a un +rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les chateaux +sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock. + +Puis s'avancant, il s'elanca soudain par l'ouverture du mur, de +maniere a n'etre plus sous mes yeux. + +Mais ma curiosite etait beaucoup trop excitee pour l'excuser aussi +facilement. + +Je me hatai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait. + +Il etait debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur +febrile, comme pour faire un signal. + +-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je. + +Et aussitot je sortis en courant, pour me placer pres de lui, et +chercher du regard sur la lande, a qui il faisait ce signal. + +-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrite, je ne +croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre +d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si +nous devons rester amis, vous ne devez pas vous meler de mes +affaires. + +-- Je n'aime pas ces facons mysterieuses, dis-je, et mon pere ne +les aimerait pas davantage. + +-- Votre pere peut s'en expliquer lui-meme, et il n'y a la rien de +secret, dit-il d'un ton sec. C'est vous qui faites tout le secret +avec vos imaginations. Ta! Ta! Ta! ces sottises m'impatientent. + +Et sans me faire seulement un signe de tete, il me tourna le dos +et d'un pas rapide se mit en route vers West Inch. + +Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que possible, car j'avais +le pressentiment de quelque mefait qui se tramait, et cependant, +je n'avais pas la moindre idee du monde de ce que cela pouvait +etre. + +Et j'en revins s'en m'en apercevoir, a songer a tous les incidents +mysterieux de l'arrivee de est homme, et de son long sejour au +milieu de nous. + +Mais qui donc pouvait-il attendre a la Tour d'alarme? + +Ce personnage etait-il un espion, qui avait un collegue en +espionnage qui venait en cet endroit pour lui parler? + +Mais cela etait absurde. + +Que pouvait bien venir espionner dans le Comte de Berwick? + +Et d'ailleurs le Major Elliott savait parfaitement a quoi s'en +tenir sur lui et ne lui eut pas temoigne autant de respect, s'il y +avait eu quelque chose de suspect. + +J'en etais arrive a ce point-la, au cours de mes reflexions quand +je m'entendis saluer par une voix joyeuse. C'etait le major en +personne, qui descendait la cote venant de chez lui, tenant en +laisse son gros bulldog Bounder. + +Ce chien etait un animal des plus dangereux, et il avait cause +maint accident aux environs, mais le major l'aimait beaucoup, et +ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant a l'attache au moyen +d'une bonne et forte courroie. + +Or, comme je regardais venir le major, et que j'attendais son +arrivee, il buta de sa jambe blessee par-dessus une branche de +genet; en reprenant son equilibre, il lacha la courroie et +aussitot voila ce maudit animal parti a fond de train de mon cote, +au bas de la cote. + +Cela ne me plaisait guere, je vous en reponds, car je n'avais a ma +portee ni un baton, ni une pierre, et je savais cette bete +dangereuse. + +Le major l'appelait de la-haut par des cris percant, mais je crois +que l'animal prenait ce rappel pour une excitation; car il n'en +courait que plus furieusement. Mais je connaissais son nom, et +j'esperais que cela me vaudrait peut-etre les egards dus a une +vieille connaissance. + +Aussi quand il fut presque sur moi, son poil herisse, son nez +enfonce entre deux yeux rouges, je criai de toute la force de mes +poumons: + +-- Bounder! Bounder! + +Cela produisit son effet, car l'animal me depassa en grondant, et +partit par le sentier sur les traces de Bonaventure de Lapp. + +Celui-ci se retourna a tout ce bruit et parut comprendre au +premier coup d'oeil de quoi il s'agissait; mais il continua a +marcher sans plus se presser. + +J'etais terrifie pour lui, car le chien ne l'avait jamais vu. + +Je courus de toute la vitesse de mes jambes pour ecarter de lui +l'animal. Mais je ne sais comment, quand il bondit et qu'il +apercut le jeu de doigts que faisait de Lapp derriere son dos avec +le pouce et l'index, sa furie tomba tout a coup, et nous le vimes +agitant son troncon de queue, et lui caressant le genou avec sa +patte. + +-- C'est donc votre chien, major, dit-il a son maitre, qui +arrivait en boitant. Ah! c'est une belle bete, une belle, une +jolie creature. + +Le major etait tout essouffle, car il avait fait le trajet presque +aussi vite que moi. + +-- J'avais peur qu'il ne vous fit du mal, dit-il, tout haletant. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp, c'est un joli animal, bien doux. +J'ai toujours aime les chiens. Mais je suis content de vous avoir +rencontre, major, car voici ce jeune gentleman, auquel je suis +redevable de beaucoup, et qui commencait a me prendre pour un +espion. N'est-ce pas vrai, Jock? + +Je fus si abasourdi par ce langage que je ne trouvai pas un mot a +repondre. Je me contentai de rougir et de detourner les yeux, de +l'air gauche d'un campagnard que j'etais. + +-- Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et vous allez lui dire, +j'en suis sur, que c'est chose absolument impossible. + +-- Non, non, Jock. Certainement non! certainement non, s'ecria le +major. + +-- Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et vous me rendez +justice. Et vous-meme? J'espere que votre genou va mieux, et qu'on +vous redonnera bientot votre regiment. + +-- Je me porte assez bien, repondit le major, mais on ne me +donnera jamais d'emploi a moins qu'il n'y ait une guerre, et il +n'y aura plus de guerre de mon vivant. + +-- Oh! vous croyez cela! dit de Lapp, avec un sourire. Eh bien, +nous verrons, nous verrons, mon ami. + +Il ota son chapeau, puis faisant vivement demi-tour, il se dirigea +d'un bon pas du cote de West Inch. + +Le major resta a le suivre des yeux, l'air pensif. + +Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire qu'il etait un +espion. + +Quand je le lui eus dit, il ne repondit rien, hocha seulement la +tete, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a pas l'esprit bien +tranquille. + + +VIII -- L'ARRIVEE DU CUTTER + +Depuis le petit incident de la Tour d'alarme, mes sentiments a +l'egard de notre locataire n'etaient plus les memes. + +J'avais toujours l'idee qu'il me cachait un secret, ou plutot +qu'il etait a lui seul un secret, attendu qu'il tenait toujours le +voile tendu sur son passe. + +Et lorsqu'un hasard ecartait pour un instant un coin de ce voile, +c'etait toujours pour nous faire entrevoir, de l'autre cote, +quelque scene sanglante, violente, terrible. + +L'aspect seul de son corps faisait peur. + +Un jour que je me baignais avec lui, pendant l'ete, je vis qu'il +etait tout zebre de blessures. Sans compter sept ou huit +cicatrices ou estafilades, il avait les cotes, d'un cote, toutes +dejetees, toutes deformees. Un de ses mollets avait ete en partie +arrache. + +Il rit de son air le plus gai en voyant mon etonnement. + +-- Cosaques! Cosaques! dit il en promenant sa main sur ses +cicatrices. Les cotes ont ete brisees par un caisson d'artillerie. +C'est chose fort mauvaise quand des canons vous passent sur le +corps. Ah! quand c'est de la cavalerie, ce n'est rien. Un cheval, +si rapide que soit son allure, regarde toujours ou il pose le +pied. Il m'est passe sur le corps quinze cents cuirassiers et les +hussards russes de Grodno sans avoir eu grand mal. Mais les +canons, c'est tres mauvais. + +-- Et le mollet? demandai-je. + +-- Pouf! C'est seulement une morsure de loup, dit-il. Vous ne +croiriez jamais comment j'ai attrape cela. Vous saurez que mon +cheval et moi, nous avions ete atteints, lui tue, et moi les cotes +brisees par le caisson. Or il faisait un froid... un froid si +apre, si apre! Le sol dur comme du fer, et personne pour s'occuper +des blesses, de sorte qu'en gelant ils prenaient des attitudes qui +vous auraient fait rire. Moi aussi, je sentais, le gel m'envahir. +Aussi, que fis-je? Je pris mon sabre, et je fendis le ventre a mon +cheval mort. Je fis comme je pus. Je m'y taillai assez de place +pour y entrer, en laissant une petite ouverture pour respirer. +Sapristi, il faisait bien chaud la-dedans. Mais je n'avais pas +assez d'espace pour y tenir tout entier. Mes pieds et une partie +de mes jambes depassaient. Alors la nuit, pendant que je dormais, +des loups vinrent pour devorer le cheval, et ils m'entamerent +aussi quelque peu, comme vous pouvez le voir; mais apres cela je +veillai, pistolets en main, et ils n'en eurent pas davantage de +moi. C'est la que j'ai passe tres commodement dix jours. + +-- Dix jours! m'ecriai je, et que mangiez -- vous? + +-- Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour moi ce que vous +appelez la table et le logement. Mais naturellement j'eus le bon +sens de manger les jambes et de ne pas toucher au corps. Il y +avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous avaient leur +gourde a eau, de sorte que j'avais tout ce que je pouvais +souhaiter. Et le onzieme jour arriva une patrouille de cavalerie +legere. Alors tout alla bien. + +Ce fut ainsi, par des causeries, engagees accidentellement, et qui +ne valent guere la peine d'etre rapportees separement, que la +lumiere se fit sur sa personne et son passe. Mais le jour devait +venir, ou nous saurions tout, et je vais essayer de vous raconter +comment cela se fit. + +L'hiver avait ete fort triste, mais des le mois de mars se +montrerent les premiers indices du printemps, et pendant une +semaine de la fin de ce mois, nous eumes du soleil et des vents du +Sud. + +Le 7, Jim Horscroft allait revenir d'Edimbourg, car bien que la +session se terminat le 1er, son examen devait lui prendre une +semaine. + +Edie et moi, nous nous promenions sur la plage, le 6, et je ne +pouvais causer d'autre chose que de mon vieil ami, car, en somme, +il etait le seul ami de mon age que j'eusse en ce temps-la. + +Edie etait tres peu portee a causer, ce qui etait chez elle chose +fort rare, mais elle ecoutait en souriant tout ce que je lui +disais. + +-- Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois a demi-voix, pauvre +vieux Jim! + +-- Et s'il a ete recu, dis-je, eh bien, naturellement il fera +apposer sa plaque, et il aura son logis particulier, et nous +perdrons notre Edie. + +Je faisais de mon mieux pour tourner la chose en plaisanterie et +la prendre a la legere, mais les mots me restaient encore dans la +gorge. + +-- Pauvre vieux Jim! dit-elle encore. + +Et en prononcant ces mots, elle avait des larmes dans les yeux. + +-- Ah! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle en glissant sa main dans +la mienne pendant que nous marchions, vous aussi vous teniez un +peu a moi autrefois, n'est-ce pas, Jock... Oh! voici, la-bas, un +bien joli petit vaisseau. + +C'etait un charmant petit cutter d'une trentaine de tonneaux, tres +marcheur a en juger par ses mats elances et la coupe de son avant. + +Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de misaine et de grand +mat, mais au moment meme ou nous le regardions, toute sa voilure +se replia soudain, comme une mouette ferme ses ailes, et nous +vimes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre descendant du +beaupre. + +Il etait probablement a moins d'un quart de mille du rivage, si +pres meme que je pus apercevoir un homme de haute taille, coiffe +d'un bonnet pointu, qui se tenait debout a l'arriere et la lunette +a l'oeil examinait la cote dans toutes les deux directions. + +-- Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par ici? demanda Edie. + +-- Ce sont de riches Anglais venus de Londres, repondis-je. + +C'etait de cette facon-la que nous interpretions tout ce qui, dans +les comtes de la frontiere, echappait a notre comprehension. + +Nous passames presque une heure entiere a examinez le joli +vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser derriere une +bande de nuages, et que l'air du soir etait assez piquant, nous +fimes demi-tour pour regagner West Inch. + +Quand on arrive a la ferme par la facade, on traverse un jardin +qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre sur la route par +une porte a claire-voie, au moyen d'un loquet. + +C'etait a cette meme porte que nous nous tenions, la nuit ou les +signaux furent allumes, la nuit ou nous vimes passer Walter Scott +quand il revenait d'Edimbourg. + +A droite de cette entree, du cote du jardin, se trouvait un bout +de rocaille qui, parait-il, avait ete construit par la mere de mon +pere, il y avait bien longtemps. + +Elle avait faconne cela avec des galets uses par l'eau, avec des +coquillages de mer, en mettant des mousses et des fougeres dans +les interstices. + +Or, quand nous eumes franchi la porte, nos yeux tomberent sur +cette rocaille; au sommet etait plante un baton dans la fente +duquel se trouvait une lettre. + +Je m'avancai pour voir ce que c'etait, mais Edie me devanca, +enleva la lettre et la mit dans sa poche. + +-- C'est pour moi, dit-elle en riant. + +Mais je restai a la regarder d'un air qui eteignit le rire sur sa +figure. + +-- De qui est elle, Edie? demandai-je. + +Elle fit la moue, mais elle ne repondit pas. + +-- De qui est-elle, mademoiselle? m'ecriai-je. Se pourrait-il que +vous ayez trompe Jim comme vous m'ayez trompe moi-meme? + +-- Quel brutal vous etes, Jock! dit-elle vivement. Je voudrais +bien que vous vous meliez de ce qui vous regarde. + +-- Elle ne peut etre que d'une seule personne, m'ecriai-je, et +cette personne ce n'est autre que ce de Lapp. + +-- Eh bien, supposez que vous avez raison, Jock? + +Le sang-froid de cette creature me stupefia et me rendit furieux. + +-- Vous l'avouez! m'ecriai-je. Est-ce qu'il ne vous reste plus +aucune pudeur? + +-- Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman? + +-- Parce que c'est infame. + +-- Et pourquoi? + +-- Parce que c'est un etranger. + +-- Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari. + + +IX -- CE QUI SE FIT A WEST INCH + +Je me rappelle fort bien cet instant-la. + +J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait +emousse leur sensibilite. Il n'en fut pas ainsi pour moi. + +Au contraire, ma vue, mon ouie et ma pensee se redoublerent de +clarte. + +Je me souviens que mes yeux se porterent sur une petite boule de +marbre de la largeur de ma main, qui etait incrustee dans une des +pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en +admirer les veines delicates. + +Et cependant je devais avoir une etrange expression de +physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva +vers la maison en courant. + +Je la suivis, je tapai a la fenetre de sa chambre, car je voyais +bien qu'elle y etait. + +-- Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me +gronder. Je ne veux pas etre grondee. Je n'ouvrirai pas la +fenetre. Allez-vous en. + +Mais je persistai a frapper. + +-- Il faut que je vous dise un mot. + +-- Qu'est-ce alors? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Des +que vous commencerez a gronder, je la refermerai. + +-- Etes-vous vraiment mariee, Edie? + +-- Oui, je suis mariee. + +-- Qui vous a maries? + +-- Le Pere Brenman, a la chapelle catholique romaine de Berwick. + +-- Vous, une presbyterienne? + +-- Il tenait a ce que le mariage se fit dans une eglise +catholique. + +-- Quand cela s'est-il fait? + +-- Il y aura une semaine mercredi. + +Je me souvins que ce jour-la elle etait allee en voiture a +Berwick, et que de Lapp, de son cote, s'etait absente pour faire, +a ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne. + +-- Mais... Et Jim? demandai-je. + +-- Oh! Jim me pardonnera. + +-- Vous briserez son coeur, et vous ruinerez son avenir. + +-- Non, non, il me pardonnera. + +-- Il tuera de Lapp. Oh! Edie, comment avez-vous pu nous apporter +tant de deshonneur et de souffrance! + +-- Ah! voila que vous grondez! s'ecria-t-elle. + +Et la fenetre se ferma brusquement. + +J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore +bien des questions a lui faire, mais elle ne voulut pas repondre, +et je crus l'entendre sangloter. + +Enfin j'y renoncai, et j'etais sur le point de rentrer dans la +maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pene de la +porte du jardin se soulever. + +C'etait de Lapp en personne. + +Mais comme il suivait l'allee, il me fit l'effet d'etre ou fou ou +ivre. + +Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en +l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets. + +-- _Voltigeurs_! cria-t-il, _Voltigeurs de la garde_! + +C'est ainsi qu'il avait fait le jour ou il avait eu le delire. + +Puis soudain: + +-- _En avant_! _en avant_! + +Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tete. + +Il s'arreta court lorsqu'il vit que j'etais la, le regardant, et +je puis dire qu'il fut un peu decontenance. + +-- Hola! Jock, s'ecria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eut +quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet etat d'esprit que vous +appelez de l'entrain. + +-- On le dirait, repondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne +vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft +reviendra ici. + +-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins +gai? + +-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria de Lapp. Je vois que vous etes au courant +de notre mariage. Edie vous a parle. Jim pourra faire ce qu'il +voudra. + +-- Vous nous avez joliment recompenses de vous avoir accueillis. + +-- Mon brave garcon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort +joliment recompenses. J'ai delivre Edie d'une existence qui est +indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une +noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres a ecrire ce +soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre +ami Jim sera revenu pour vous aider. + +Il fit un pas vers la porte. + +-- Et c'etait pour cela que vous attendiez a la Tour d'alarme, +m'ecriai-je, soudainement eclaire. + +-- He! Jock, voila que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton +moqueur. + +Un instant apres, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et +la clef tourner dans la serrure. + +Je m'attendais a ne plus le revoir de la soiree, mais quelques +minutes plus tard, il descendit a la cuisine, ou je tenais +compagnie aux vieux parents. + +-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la +facon si bizarre qui lui etait propre, j'ai ete l'objet de toute +votre bonte et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais +jamais cru etre si heureux que je l'ai ete grace a vous dans ce +tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, +monsieur, vous agreerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous +faire. + +Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppes dans +du papier, puis faisant a ma mere trois autres reverences, il +sortit de la chambre. + +Son present, c'etait une broche au centre de laquelle etait sertie +une grosse pierre verte, entouree d'une demi-douzaine d'autres +pierres blanches, scintillantes. + +Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne +savais pas meme quel nom leur donner, mais on nous dit, par la +suite, a Berwick, que la grosse pierre etait une emeraude, et les +autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien +superieure a celle que tous les agneaux qui nous etaient nes ce +printemps-la. + +Ma bonne vieille mere est defunte depuis bien des annees, mais +cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille ainee +quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans +revoir ces yeux percants et ce nez long et mince, et ces +moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch. + +Pour mon pere, il avait une belle montre en or a double boitier, +et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de +sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac. + +Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charme, et ils +ne voulaient parler que des presents que leur avait faits de Lapp. + +-- Il vous a donne autre chose encore, dis-je enfin. + +-- Quoi donc, Jock? demanda pere. + +-- Un mari pour la cousine Edie, repondis-je. + +Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je revais, mais lorsqu'ils +eurent enfin compris que c'etait bien la verite, ils se montrerent +aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annonce qu'Edie +avait epouse le laird. + +A dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de +batailleur, n'avait pas une excellente reputation dans le pays, et +ma mere avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas +bien. + +D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, etait +un homme range, tranquille et dans l'aisance. + +Il y avait bien le secret, mais en ce temps-la, les mariages +secrets etaient chose fort commune en Ecosse; car comme quelques +paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un +couple, personne n'y trouvait beaucoup a redire. + +Les vieux furent aussi enchantes que si leur fermage avait ete +diminue, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me +semblait que mon ami avait ete traite avec la plus cruelle +legerete; et je savais bien qu'il n'etait pas homme a en prendre +aisement son parti. + + +X -- LE RETOUR DE L'OMBRE + +Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'etais certain +que Jim ne tarderait pas a paraitre, et que ce jour-la serait un +jour de grands chagrins. + +Mais quelle somme de tristesses ce jour-la devait-il apporter, +jusqu'a quel point modifierait-il le destin de chacun de nous? +C'etait plus que je n'aurais ose en imaginer dans mes moments les +plus sombres. + +Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre +meme des evenements. + +Ce matin-la, je m'etais leve de bonne heure, car on allait entrer +en pleine periode de la mise bas des agneaux. + +Mon pere et moi, nous partions pour le paturage des le petit jour. + +Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frola ma figure: la +porte de la maison etait entierement ouverte, et la lumiere grise +de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond. + +Je regardai. + +Je trouvai egalement ouvertes la porte de la chambre d'Edie et +celle de Lapp. + +Je compris alors, comme a la lueur d'un eclair, ce que +signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'etait des presents +d'adieu. + +Tous deux etaient partis. + +J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et +m'arretant dans sa chambre. + +Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laisse la, tous, +sans un mot de bonte, sans meme un serrement de main! + +Et lui aussi! + +J'avais ete epouvante de ce qui arriverait quand il se +rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eut dit qu'il avait +evite cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lachete. + +J'etais plein de colere, humilie, souffrant. + +Je sortis au grand air sans dire un mot a mon pere et je montai +aux paturages pour rafraichir ma tete echauffee. + +Lorsque je fus arrive la-haut a Corriemuir, je pus jeter un +dernier coup d'oeil sur la cousine Edie. + +Le petit cutter etait reste a l'endroit ou il avait jete l'ancre, +mais un canot s'en etait detache pour aller la prendre a terre. + +A l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais +qu'elle faisait ce signal au moyen de son chale. + +Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le +pont. + +Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large. + +Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout +pres d'elle. + +Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le +ciel. + +Tous deux agiterent longtemps les mains, mais ils y renoncerent +enfin, car ils n'obtinrent aucune reponse de moi. + +Je restai la, debout, les bras croises, plus grognon que je ne +l'avais jamais ete en ma vie, jusqu'a ce que leur cutter ne fut +plus qu'une legere tache blanche de forme carree, se perdant parmi +la brume matinale. + +Il etait l'heure du dejeuner, et la bouillie etait sur la table +quand je rentrai, mais je n'avais aucun appetit. + +Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que +ma mere ne trouvat aucune expression trop dure pour Edie. + +Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces +derniers temps surtout. + +-- Voici une lettre de lui, dit mon pere, en me montrant sur la +table un papier plie: Elle etait dans sa chambre. Voulez-vous nous +la lire? + +Ils ne l'avaient pas meme ouverte, car, pour dire la verite, mes +bonnes gens n'etaient jamais arrives a lire couramment l'ecriture, +quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et +beaux caracteres. + +L'adresse ecrite en grosses lettres etait ainsi concue: + +" Aux bonnes gens de West Inch ". + +Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout tache et +jauni, le voici: + +" Chers amis, + +" Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose +dependait d'une autre volonte que la mienne. + +" Le devoir et l'honneur m'ont rappele aupres de mes anciens +compagnons. + +" C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu +de jours soient ecoules. + +" J'emmene notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien +se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez a West +Inch. + +" En attendant, agreez l'assurance de mon affection, et croyez que +je n'oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passes chez +vous, en un temps ou je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine a +vivre, si j'avais ete fait prisonnier par les Allies. Mais vous +saurez peut-etre aussi quelque jour par la raison de cela. + +" Votre bien devoue, + +" BONAVENTURE DE LISSAC, + +" Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majeste +Imperiale l'Empereur Napoleon ". + +Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait +fait suivre son nom. + +Sans doute j'en etais venu a la conviction que notre hote ne +pouvait etre qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant +entendu parler et qui s'etaient fraye passage jusque dans toutes +les capitales de l'Europe, a une seule exception, la notre. +Pourtant je n'eus guere cru que nous eussions sous notre toit +l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde. + +-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh +bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin +d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'etait que +temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenetre de +la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin. + +Je courus vers la porte, au-devant de lui. + +Je sentais que j'aurais paye bien cher pour le voir repartir a +Edimbourg. + +Il arrivait a grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tete. + +Je m'imaginai que c'etait peut-etre un billet d'Edie, et que des +lors il savait tout. Mais quand il fut plus pres, je vis que +c'etait une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on +l'agitait, et qu'il avait les yeux petillants de joie. + +-- Hourra! Jock, cria-t-il. Ou est Edie? Ou est Edie? + +-- Qu'est-ce qu'il y a, l'ami? demandai-je. + +-- Ou est Edie? + +-- Qu'est-ce que vous avez-la? + +-- C'est mon diplome, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout +va bien; je veux le montrer a Edie. + +-- Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer a +Edie, repondis-je. + +Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'alterer comme la sienne +quand j'eus dit ces mots. + +-- Quoi? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder? balbutia-t- +il. + +En parlant ainsi, il avait lache le precieux diplome, que le vent +emporta par-dessus la haie, a travers la lande, jusqu'a une touffe +d'ajoncs, ou il s'arreta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune +attention. + +Ses yeux etaient fixes sur moi, et dans leur profondeur, je voyais +une lueur diabolique. + +-- Elle n'est pas digne de vous, dis-je. + +Il m'empoigna par l'epaule. + +-- Qu'avez-vous fait? dit-il a voix basse. Ce doit etre quelque +tour de votre facon. Ou est-elle? + +-- Elle est partie avec ce Francais qui logeait ici. + +J'avais longuement reflechi sur la meilleure facon de lui faire +passer la chose en douceur, mais j'ai toujours ete fort maladroit +dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela. + +-- Oh! fit-il, en hochant la tete et me regardant. + +Pourtant j'etais certain qu'il etait hors d'etat de me voir, de +voir la ferme, de voir quoi que ce fut. + +Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains etroitement jointes, +et toujours balancant la tete. + +Puis il fit le geste d'avaler peniblement, et parla d'une voix +singuliere, seche, rauque. + +-- Quand est-ce arrive? + +-- Ce matin. + +-- Ils etaient maries? + +-- Oui. + +Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir. + +-- Un message pour moi? + +-- Elle a dit que vous lui pardonneriez. + +-- Que Dieu damne mon ame si jamais je le fais. Ou sont-ils alles? + +-- Ils ont du aller en France, a ce que je crois. + +-- Il se nommait de Lapp, ce me semble? + +-- Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que +colonel dans la garde de Boney. + +-- Alors, selon toute probabilite, il est a Paris. C'est bien! +c'est bien! + +-- Tenez bon, criai-je. Pere, pere, apportez le brandy. + +Ses genoux avaient ploye un instant, mais il redevint lui-meme +avant que le vieillard fut accouru avec la bouteille. + +-- Remportez-la, dit Jim. + +-- Prenez une gorgee, monsieur Horscroft, s'ecria mon pere en +insistant, cela vous remontera le coeur. + +Jim saisit la bouteille et la lanca par-dessus la haie du jardin. + +-- C'est excellent pour ceux qui tiennent a oublier, dit-il, mais +moi je tiens a me souvenir. + +-- Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'ecria mon pere +d'une voix forte. + +-- Et aussi d'avoir failli casser la tete a un officier de +l'infanterie de Sa Majeste, dit le vieux major Elliott en se +montrant au-dessus de la haie. Je me serais contente d'une lampee +apres une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise +l'oreille en sifflant! Mais qu'est il donc arrive que vous restez +tous la aussi immobiles que des gens ranges autour d'une fosse, a +un enterrement? + +Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, +la figure d'une paleur cendree, les sourcils fronces tres bas, +restait adosse au montant de la porte. + +Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car +il avait de l'affection pour Jim et pour Edie. + +-- Peuh! dit-il, je redoutais constamment quelque evenement de ce +genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite +est bien d'un Francais. Ils ne peuvent pas laisser les femmes +tranquilles. Du moins, de Lissac l'a epousee, et c'est la une +consolation. Mais il n'est guere temps, maintenant, de songer a +nos petits tracas, car toute l'Europe est en revolution, et selon +toute probabilite, nous voici avec vingt autres annees de guerre +sur les bras. + +-- Que voulez-vous dire? demandai-je. + +-- Eh! mon ami, Napoleon est debarque de l'ile d'Elbe. Ses troupes +sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauve a toutes +jambes. La nouvelle en est arrivee a Berwick ce matin. + +-- Grands Dieux! s'ecria mon pere. Alors, voici cette terrible +besogne entierement a recommencer? + +-- Oui, nous nous etions figures que l'Ombre n'etait plus la, et +elle y est encore. Wellington a recu l'ordre de quitter Vienne +pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur +fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh! c'est un mauvais +vent, un vent qui ne presage rien de bon. Je viens justement de +recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71eme regiment comme +premier major. + +A ces mots je serrai la main a notre bon voisin, car je savais +combien il etait humilie de se voir traiter en invalide, qui +n'avait plus de role a jouer en ce monde. + +-- Il faut que je rejoigne mon regiment le plus tot possible, et +nous serons la-bas, de l'autre cote de l'eau, dans un mois, peut- +etre meme a Paris dans un autre mois. + +-- Alors, par le Seigneur! major, s'ecria Jim Horscroft, je pars +avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le +fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Francais. + +-- Mon garcon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes +ordres. Quant a de Lissac, ou sera l'Empereur, il sera aussi. + +-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous +apprendre de lui? + +-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armee francaise, et +pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu +marechal, mais qu'il a prefere, rester aupres de l'Empereur. Je +l'ai rencontre deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque +je fus envoye en parlementaire pour negocier au sujet de nos +blesses. Il etait alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant. + +-- Et je le reconnaitrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce +dur et mauvais regard qu'il avait jadis. + +Et a cet instant meme, en cet endroit meme, je me rendis +soudainement compte combien mon existence serait piteuse et +inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon +enfance seraient au loin, exposes en premiere ligne aux fureurs de +la tempete. + +Ma resolution fut formee avec la promptitude de l'eclair. + +-- Je partirai aussi avec vous, major, m'ecriai-je. + +-- Jock! Jock! dit mon pere, en se tordant les mains. + +Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra +la taille. + +Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en +l'air. + +-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai +derriere moi. Eh bien, il n'y a pas un moment a perdre. Il faut +donc que vous vous teniez prets tous les deux pour la diligence du +soir. + +Voila ce que produisit une seule journee, et pourtant il peut +arriver que des annees s'ecoulent sans amener un changement. + +Songez donc aux evenements qui s'etaient accomplis dans ces vingt- +quatre heures? + +De Lissac parti! Edie partie! Napoleon evade! La guerre eclate. +Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos +preparatifs pour nous battre contre les Francais. + +Tout cela eut l'air d'un reve, jusqu'au moment ou je me dirigeai +vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur +la maison grise et deux petites silhouettes noires. + +C'etait ma mere, qui enfouissait son visage dans les plis de son +chale des Shetland, et mon pere qui agitait son baton de meneur de +betail pour m'encourager dans mon voyage. + + +XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS + +J'arrive maintenant a un point de mon histoire, dont le recit me +coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir +entrepris cette tache de narrateur. Car quand j'ecris, j'aime que +cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose a son tour, comme +les moutons quand ils sortent d'un parc. + +Cela pouvait etre ainsi a West Inch. Mais maintenant que nous +voila lances dans une existence plus vaste, comme menus brins de +paille qui derivent lentement dans quelque fosse paresseux +jusqu'au moment ou ils se trouvent pris a l'improviste dans le +cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m'est bien +difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas a pas. +Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et +les raisons de tout. + +Je laisserai donc tout cela de cote, pour vous parler de ce que +j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles. + +Le regiment auquel avait ete nomme notre ami etait le 71eme +d'infanterie legere de Highlanders, qui portait l'habit rouge et +les culottes de tartan a carreaux. Il avait son depot dans la +ville de Glasgow. + +Nous nous y rendimes tous les trois par la diligence. + +Le major etait plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le +Duc, sur la Peninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, +les levres pincees, les bras croises, et je suis sur qu'au fond du +coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure. + +J'aurais pu le deviner au soudain eclat de ses yeux et a la +contraction de sa main. + +Quant a moi, je ne savais pas trop si je devais etre content ou +fache, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait +tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est neanmoins chose penible +que de songer que vous avez la moitie de l'Ecosse entre vous et +votre mere. + +Nous arrivions a Glasgow le lendemain. + +Le major nous conduisit au depot, ou un soldat qui avait trois +chevrons sur le bras et un flot de rubans a son bonnet, montra +tout ce qu'il avait de dents aux machoires, a la vue de Jim, et +fit trois fois le tour de sa personne pour le considerer a son +aise, comme s'il s'etait agi du chateau de Carlisle. + +Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les cotes, +tata mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim. + +-- Voila ce qu'il nous faut, major, voila ce qu'il nous faut, +repetait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous +pouvons tenir tete a ce que Boney a de mieux. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le major. + +-- Ils font un effet piteux, a la vue, dit-il, mais a force de les +lecher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'elite ont ete +transportes en Amerique, et nous sommes encombres de miliciens et +de recrues. + +-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons +soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me +trouver. + +Il nous fit un signe de tete et nous quitta. + +Nous commencames a comprendre qu'un major, qui est votre officier, +est un personnage fort different d'un major qui se trouve etre +votre voisin de campagne. + +Soit, mais a quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses? + +J'userais une quantite de bonnes plumes d'oie rien qu'a vous +raconter ce que nous fimes, Jim et moi, au depot de Glasgow, +comment nous arrivames a connaitre nos officiers et nos camarades, +et comment ils firent notre connaissance. + +Bientot arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupes +jusqu'alors a decouper l'Europe en tranches comme s'il s'agissait +d'un gigot de mouton, etaient rentres a tire d'aile dans leurs +pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, +etait en marche vers la France. + +Nous entendimes parler aussi de grands rassemblements, de grandes +revues de troupes, qui avaient lieu a Paris. + +Puis on nous dit que Wellington etait dans les Pays-Bas, et que ce +serait a nous et aux Prussiens a subir le premier choc. + +Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite +qu'il pouvait. + +Tous les ports de la cote Est etaient bondes de canons, de +chevaux, de munitions. + +Le trois juin, nous recumes a notre tour notre ordre de mise en +marche. + +Le soir meme, nous nous embarquames a Leith, et nous arrivames a +Ostende le lendemain au soir. + +C'etait le premier pays etranger que je voyais. + +Il en etait d'ailleurs de meme pour la plupart de mes camarades, +car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs. + +Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des +vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins +qui pivotent en battant des ailes, chose qu'on chercherait +vainement d'un bout a l'autre de l'Ecosse. + +C'etait une ville propre, bien tenue, mais la taille y etait au- +dessous de la moyenne, et on n'y trouvait a acheter ni ale ni +galettes de farine d'avoine. + +De la nous nous rendimes dans un endroit nomme Bruges, puis de la +a Gand ou nous fumes reunis avec le 52eme et le 95eme, deux +regiments qui, avec le notre, formaient une brigade. + +C'est une ville etonnante, Gand, pour les clochers et les +constructions en pierre. + +D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversames, il n'en +etait guere qui n'eut une eglise plus belle qu'aucune de celles de +Glasgow. + +De la nous marchames sur Ath, petit village situe sur une riviere +ou plutot sur un filet d'eau qui se nomme le Dender. + +Nous y fumes loges surtout dans des tentes, car il faisait un beau +temps ensoleille, et toute la brigade fut occupee du matin au soir +a faire l'exercice. + +Nous etions commandes par la general Adams, nous avions pour +colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, +c'etait de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, +dont le nom etait comme une sonnerie de clairon. + +Il etait a Bruxelles avec le gros de l'armee, mais nous savions +que nous le verrions bientot s'il en etait besoin. + +Je n'avais jamais vu autant d'Anglais reunis, et je dois dire que +j'eprouvais quelque dedain a leur egard, comme cela se voit +toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontiere. +Mais les deux regiments qui etaient avec nous etaient dans d'aussi +bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter. + +Le 52eme avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait +beaucoup de vieux soldats de la Peninsule. + +Le 95eme regiment se composait de carabiniers, et ils avaient un +habit vert au lieu du rouge. + +C'etait chose etrange que de les voir charger, car ils entouraient +la balle d'un chiffon graisse, et la faisaient entrer avec un +maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous. + +Toute cette partie de la Belgique etait alors couverte de troupes +anglaises, car la Garde y etait aussi, aux environs d'Enghien, et +il y avait des regiments de cavalerie, de notre cote, a quelque +distance. + +Comme vous le voyez, Wellington etait oblige de deployer toutes +ses forces, car Boney etait derriere son rideau de forteresses, et +naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel cote il +deboucherait. + +Toutefois on pouvait etre certain qu'il arriverait par ou on +l'attendrait le moins. + +D'un cote, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous +couper ainsi de l'Angleterre; d'un autre cote, il etait libre de +se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc etait aussi +malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et +ses troupes legeres deployees comme une vaste toile d'araignee, de +telle sorte que des qu'un Francais aurait mis le pied par-dessus +la frontiere, le Duc etait en mesure de concentrer toutes ses +troupes a l'endroit convenable. + +Pour moi, j'etais fort heureux a Ath, ou les gens etaient pleins +de bonte et de simplicite. + +Un fermier nomme Bois, dans les champs duquel nous etions campes, +fut un excellent ami pour la plupart de nous. + +A nos moments perdus, nous lui batimes une grange de bois, et plus +d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son +linge a secher sur des cordes: on eut dit que l'odeur du linge +humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter +tout droit a la pensee du foyer domestique. + +Je me suis souvent demande si ce brave homme et sa femme vivent +encore. Ce n'est guere probable, car bien que vigoureux, ils +avaient depasse le milieu de la vie a cette epoque-la. + +Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait a fumer dans +la vaste cuisine flamande, mais c'etait maintenant un Jim tout +different de celui d'autrefois. + +Il avait toujours eu un fond de durete, mais on eut dit que son +malheur l'avait entierement petrifie. Jamais je ne vis de sourire +sur ses levres. + +Il etait bien rare qu'il parlat. Tout son esprit se concentrait +sur l'idee de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie. + +Il passait des heures assis, le menton appuye sur ses deux mains, +le regard fixe, le sourcil fronce, tout absorbe par une seule +pensee. + +Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'a un certain point, la cible +des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, +ils s'apercurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le +laisserent tranquille. + +A cette epoque, nous nous levions de fort bonne heure, et +generalement la brigade entiere etait sous les armes des la +premiere lueur du jour. + +Un matin, c'etait le seize juin, nous venions de nous former, le +general Adams etait alle a cheval donner un ordre au colonel +Reynell, a environ une portee de fusil de l'endroit ou je me +trouvais, quand tout a coup tous deux fixerent avec persistance +leur regard sur la route de Bruxelles. + +Aucun de nous n'osa remuer la tete, mais tous les hommes du +regiment tournerent les yeux de ce cote, et la nous vimes un +officier, portant la cocarde d'aide de camp du general, arriver +sur la route a grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait +donner a son grand cheval gris pommele. + +Il penchait la tete sur la criniere, et lui cinglait le cou avec +le reste des renes. On eut dit que sa vie dependait de sa +rapidite. + +-- Hola, Reynell, dit le general, voila qui commence a avoir l'air +serieux. Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams +ouvrit vivement la depeche que lui tendit le messager. + +L'enveloppe n'etait pas encore a terre qu'il fit demi-tour, et +agita la lettre au-dessus. De sa tete, comme il l'eut fait de son +sabre. + +-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue generale et mise en marche +dans une demi-heure. + +Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, +et les nouvelles volerent de bouche en bouche. + +Napoleon avait franchi la frontiere la veille, pousse les +Prussiens devant lui, et s'etait deja fort avance dans l'interieur +du pays, a l'est par rapport a nous, avec cent cinquante mille +hommes. + +Nous courumes de tous cotes rassembler nos effets, et dejeuner. + +Moins d'une heure apres, nous etions en marche, laissant derriere +nous pour toujours Ath et le Dender. + +Il n'y avait pas un moment a perdre, car les Prussiens n'avaient +donne a Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien +qu'il se fut elance de Bruxelles aux premieres rumeurs de +l'evenement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, +c'etait difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez a temps +pour porter secours aux Prussiens. + +C'etait une belle et chaude matinee, et pendant que la brigade +marchait sur la large chaussee belge, la poussiere s'en elevait +comme eut fait la fumee d'une batterie. + +Je puis vous dire que nous benimes celui qui avait plante les +peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que +de la boisson. + +A travers champs, a gauche comme droite, il y avait d'autres +routes, l'une tout pres de la notre, l'autre a un mille ou plus. + +Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochee. + +C'etait une belle rivalite qui nous animait, car des deux cotes on +mettait toute son energie a jouer des jambes. + +Il flottait autour d'eux une si large guirlande de poussiere, que +nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de +peau d'ours pointant ca et la, ou la tete et les epaules d'un +officier monte, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au +vent. + +C'etait une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas +laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec +nous. + +Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un epais nuage de +poussiere, mais qui s'entrouvrant de temps a autre, laissait +apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un eclat +d'argent. + +La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, +eclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil. + +Si j'avais ete laisse a moi-meme, j'aurais ete longtemps a savoir +ce que c'etait, mais nos caporaux et nos sergents etaient tous +d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait a cote de moi, +hallebarde en main, et qui etait intarissable en conseils et +renseignements. + +-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. +Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce +sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous +pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse +cavalerie francaise est trop forte pour nous. Ils sont dans la +proportion de dix contre un, et de bons soldats aussi. Il faut +viser a leur figure ou a leur cheval. Rappelez-vous cela, quand +ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrez quatre pieds de +lame a travers le foie pour vous apprendre a vivre. Ecoutez, +ecoutez, ecoutez! Voici la vieille musique qui reprend! + +Il parlait encore que se fit entendre le grondement sourd d'une +canonnade quelque part au loin, a l'est de nous. + +C'etait grave et rauque. + +On eut dit un rugissement de quelque bete feroce, toute +barbouillee de sang, qui ne prospere qu'aux depens des existences +humaines. + +Au meme instant on cria derriere nous " Eh! Eh! Eh! " et quelqu'un +commanda d'une voix forte: " Laissez passer les canons! " + +Je tournai la tete et je vis les compagnies d'arriere-garde ouvrir +soudain les rangs et se jeter de chaque cote de la route, pendant +que six chevaux couleur creme, atteles par paires, galopant ventre +a terre, arrivaient a grand fracas dans l'espace libre, trainant +un beau canon de douze qui tournait et craquait derriere eux. + +Puis, il en vint un second, un troisieme, vingt quatre en tout, +ils passerent pres de nous avec grand bruit, grand vacarme, les +hommes en uniformes bleus, se tenant bien cramponnes aux canons et +aux caissons, les conducteurs jurant, faisant claquer leurs +fouets, les crinieres flottant au vent, les ecouvillons et les +seaux s'agitant avec un bruit de ferraille. + +L'air etait tout remue de cette agitation febrile, du tintement +sonore des chaines. + +Un grandement sourd monta des fosses. + +Les artilleurs y repondirent par des cris, et nous vimes rouler +devant nous un nuage gris, et quantite de bonnets a poils firent +par moments tache dans l'obscurite. + +Puis les compagnies se refermerent, pendant que le grondement qui +s'entendait en avant de nous devenait plus fort et plus grave que +jamais. + +-- Il y a la trois batteries, dit le sergent. Ce sont des _Bull_ +et des _Webber Smith_. Ces derniers sont neufs. Il y en a +davantage en avant de nous, car je vois ici la trace laissee par +un canon de neuf, et tous les autres sont de douze. Si vous tenez +a etre atteint, donnez la preference a un canon de douze, car un +de neuf vous ecrabouille, tandis que celui de douze vous coupe en +deux comme une carotte. + +Et il continua, en me donnant des details sur les horribles +blessures qu'il avait vues, ce qui glacait mon sang dans mes +veines. + +Vous auriez frotte toutes nos figures avec du blanc d'Espagne, que +vous ne les auriez pas rendues plus blanches. + +-- Ah! Ah! Vous aurez l'air encore plus malades, quand vous aurez +un paquet de mitraille dans les tripes! dit-il. + +A ce moment, voyant rire plusieurs vieux soldats, je commencai a +comprendre que cet homme essayait de nous faire peur. + +Je me mis aussi a rire, et les autres en firent autant, mais on ne +riait pas de tres bon coeur. + +Le soleil etait presque au-dessus de nos tetes quand on fit halte, +dans une petite localite nommee Hal. + +Il y a la une vieille pompe que je fis marcher pour remplir mon +shako. Jamais une cruche d'ale d'Ecosse ne me parut aussi bonne +que cette eau-la. + +Des canons passerent encore devant nous, puis les Hussards de +Vivian: il y en avait trois regiments, fort coquets sur leurs +beaux chevaux bai-brun. + +C'etait un regal pour l'oeil. + +Les canons faisaient plus de bruit que jamais, et cela faisait +vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie a cote de moi, +quelques annees auparavant, j'avais assiste a la lutte du navire +de commerce contre les corsaires. + +Ce bruit etait maintenant si fort qu'il me semblait que l'on +devait se battre de l'autre cote du bois le plus proche, mais mon +ami le sergent en savait plus long. + +-- C'est a douze ou quinze milles d'ici, dit-il. Vous pouvez en +etre certain, le general sait qu'on n'a pas besoin de nous, sans +quoi nous ne serions pas a nous reposer a Hal. + +Il disait vrai, comme on le vit bien, car une minute apres, le +colonel arriva pour nous donner l'ordre de former des faisceaux et +de bivouaquer sur place. + +Nous y passames toute la journee, pendant laquelle nous vimes +defiler de la cavalerie, de l'infanterie, de l'artillerie, +Anglais, Hollandais, Hanovriens. + +La musique endiablee dura jusqu'au soir, s'enflant parfois en un +rugissement, retombant parfois en un grondement indistinct. + +Vers huit heures du soir, elle cessa completement. + +Nous nous rongions d'impatience, comme vous pensez bien, +d'apprendre ce qui se passait, mais nous savions que ce que ferait +le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nous inspirer un peu de +patience. + +Le lendemain, la brigade resta a Hal, tout le matin, mais vers +midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, et nous avancames +jusqu'a un petit village appele Braine le... je ne sais plus quoi. + +Il n'etait que temps, car un orage terrible fondit tout a coup sur +nous, deversant des torrents d'eau qui changerent tous les champs +et tous les chemins en marais et bourbiers. + +Dans ce village, les granges nous offrirent un abri, et nous y +trouvames deux trainards, l'un faisait partie d'un regiment a +jupon, l'autre etait un homme de la legion allemande, et ils +avaient a nous apprendre des nouvelles qui etaient aussi sombres +que le temps. + +Boney avait rosse les Prussiens la veille, et nos hommes avaient +eu bien de la peine a tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant +fini par le battre. + +Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute +defraichie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre +empressement a nous entasser autour des deux hommes dans la +grange. + +On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de +ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu etaient a leur +tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien. + +On rit, on applaudit, on gemit tour a tour, en entendant raconter +que la 44eme avait recu la cavalerie en ligne, que les Hollando- +Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse +penetrer les Lanciers dans son carre, et les y avait tues a +loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur cote en +reduisant le 69eme a sa plus simple expression et emportant un des +drapeaux. + +Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le +contact avec les Prussiens. + +Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une +grande bataille a l'endroit meme ou nous avions fait halte. + +Et nous vimes bientot que ce bruit etait fonde, car le temps +s'eclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crete pour +voir ce qui pouvait se voir. + +C'etait une belle campagne de terres a ble et de prairies. + +Les recoltes commencaient a jaunir, et les seigles, qui etaient +superbes, atteignaient l'epaule d'un homme. + +Il etait impossible de concevoir un tableau plus paisible. + +De quelque cote qu'on portat les yeux, on ne voyait que collines +aux courbes onduleuses toutes couvertes de ble, et par-dessus +elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi +les peupliers. Mais a travers tout ce joli tableau, apparaissait +comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en +marche, habilles les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de +bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant +les routes; l'une des extremites si rapprochee, qu'elle pouvait +entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en +faisceaux, sur la crete a notre gauche, tandis que l'autre +extremite se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions +voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de +chevaux tirant a grand-peine, l'eclat sombre des canons, les +hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues +et les degager de la vase epaisse, profonde. + +Pendant que nous etions la, regiment par regiment, brigade par +brigade, vinrent prendre position sur la crete, et avant le +coucher du soleil, nous etions formee en une ligne de plus de +soixante mille hommes, fermant a Napoleon la routa de Bruxelles. + +Mais la pluie avait recommence avec force. Nous autres, du 77eme, +nous nous precipitames de nouveau dans notre grange. Nous etions +bien mieux abrites que le plus grand nombre de nos camarades, qui +durent rester etendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, +et attendre ainsi jusqu'a la premiere lueur du jour. + + +XII -- L'OMBRE SUR LA TERRE + +Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se +mouvaient sous un vent humide et glacial. + +J'eprouvai une impression etrange en ouvrant les yeux, quand je +songeai que je prendrais part, ce jour-la, a une bataille, bien +qu'aucun de nous ne s'attendit a une bataille telle que celle qui +se livra. + +Toutefois, nous etions debout, et tout prets des la premiere +clarte, et quand nous ouvrimes les portes de notre grange, nous +entendimes la plus divine musique que j'aie jamais ecoutee, et qui +jouait quelque part, dans le lointain. + +Nous nous etions formes en petits groupes pour y preter l'oreille. +Comme, c'etait doux, innocent, melancolique. Mais notre sergent +eclata de rire en voyant combien nous etions charmes. + +-- Ce sont les musiques francaises, dit-il, et si vous montez +jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous +pourront bien ne plus revoir. + +Nous montames. + +La belle musique arrivait encore a nos oreilles. Nous nous +arretames sur une hauteur qui se trouvait a quelques pas de la +grange. + +La-bas, au pied de la pente, a une demi-portee de fusil de nous, +s'elevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, +entouree d'une haie avec un bout de verger. + +Tout autour etaient ranges en ligne des hommes en habits rouges et +hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activite +d'abeilles, a percer des trous dans les murailles et a barrer les +portes. + +-- Ceux-la, ce sont les compagnies legeres de la Garde, dit le +sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera +capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez +les feux de bivouac des Francais. + +Nous regardames de l'autre cote de la vallee, vers la crete basse, +et nous vimes un millier de petites pointes jaunes de flamme, +surmontees d'un panache de fumee noire qui montait lentement dans +l'air alourdi. + +Il y avait une autre ferme sur la pente opposee de la vallee, et +pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, +un petit groupe de cavaliers qui nous examinerent attentivement. + +Il y avait, en arriere, une douzaine de hussards, et en avant, +cinq hommes, dont trois coiffes de casques, un autre avec un long +plumet rouge et droit a son chapeau. Le dernier avait une coiffure +basse. + +-- Par Dieu! s'ecria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui +monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde. + +J'ecarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait etendu +au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plonge +les Nations dans les tenebres pendant vingt-cinq ans, cette ombre +qui etait meme allee s'etendre jusqu'au-dessus de notre ferme +lointaine, et nous avait violemment arraches, moi, Edie et Jim, a +l'existence que nos familles avaient menees avant nous. + +Autant que je pus en juger a cette distante, c'etait un homme +trapu, aux epaules carrees. + +Il tenait appliquee a ses yeux sa lorgnette, en ecartant fortement +les coudes de chaque cote. + +J'etais encore occupe a le regarder, quand j'entendis a cote de +moi un fort souffle de respiration. + +C'etait Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents. + +Il avancait la figure jusque sur mon epaule. + +-- C'est lui, Jock, dit-il a voix basse. + +-- Oui, c'est Boney, repondis-je. + +-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, a moins que +ce demon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui. + +Alors je le reconnus immediatement. + +C'etait le cavalier dont le chapeau etait orne d'un grand plumet +rouge. + +Meme a cette distance, j'aurais jure que c'etait lui, en voyant +ses epaules tombantes, et sa facon de porter la tete. + +Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il +avait le sang en ebullition a la vue de cet homme, et qu'il etait +capable de n'importe quelle folie. + +Mais a ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait a +de Lissac quelques mots. + +Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que resonnait un coup +de canon, et que d'une batterie placee sur la crete partait un +nuage de fumee blanche. + +Au meme instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement. + +Nous courumes a nos armes et on se forma. + +Il y eut une serie de coups de feu tires tout le long de la ligne, +et nous crumes que la bataille avait commence, mais en realite +cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pieces. + +Il etait en effet a craindre que les amorces n'aient ete mouillees +par l'humidite de la nuit. + +De l'endroit ou nous etions, nous avions sous les yeux un +spectacle qui meritait qu'on passat la mer pour le voir. + +Sur notre crete s'etendaient les carres, alternativement rouges et +bleus, qui allaient jusqu'a un village, situe a plus de deux miles +de nous. + +On se disait neanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait +trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montre +la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la +besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-la comme +camarades. + +En outre, nos troupes anglaises elles memes etaient composees de +miliciens et de recrues, car l'elite de nos vieux regiments de la +Peninsule etaient encore sur des transports, en train de passer +l'Ocean, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents +d'Amerique. + +Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, +formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les +bleus de la Legion allemande, les lignes rouges de la brigade +Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointille vert des +carabiniers, disposes a l'avant. + +Nous savions que, quoiqu'il arrivat, c'etaient des gens a tenir +bon partout ou on les placerait, et qu'ils avaient a leur tete un +homme capable de les placer dans les postes ou ils pourraient +tenir bon. + +Du cote des Francais, nous n'apercevions guere que le clignotement +de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers disperses sur les +courbes de la crete. Mais comme nous etions la a attendre, tout a +coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques. + +Leur armee entiere monta et deborda, par-dessus la faible hauteur +qui les avait caches; les brigades succedant aux brigades, les +divisions aux divisions, jusqu'a ce qu'enfin toute la pente, +jusqu'en bas, eut pris la couleur bleue de leurs uniformes, et +scintilla de l'eclat de leurs armes. + +On eut dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en +venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyes sur +leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient la-bas ce vaste +rassemblement, et ecoutaient ce que savaient les vieux soldats qui +avaient deja combattu contre les Francais. + +Puis, lorsque l'infanterie se fut formee en masses longues et +profondes, leurs canons arriverent en bondissant et tournant le +long de la pente. + +Rien de plus joli a voir que la prestesse avec laquelle ils les +mirent en batterie, tout prets a entrer en action. + +Ensuite, a un trot imposant, se presenta la cavalerie, trente +regiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armes +du sabre etincelant ou de la lance a pennon. + +Ils se formerent sur les flancs et en arriere en longues lignes +mobiles et brillantes. + +-- Voila nos gaillards, s'ecria notre vieux sergent. Ce sont des +goinfres a la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces +regiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en +arriere de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes +enfants, tous des hommes d'elite, des diables a tete grise, qui +n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps ou ils +n'etaient pas plus haut que mes guetres. Ils sont trois contre +deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres +recrues, ils vous feront desirer d'etre revenus a Argyle street, +avant d'en avoir fini avec vous. + +Il n'etait guere encourageant, notre sergent, mais il faut dire +qu'il avait ete a toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il +avait sur la poitrine une medaille avec sept barrettes, de sorte +qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait. + +Quand les francais se furent ranges entierement, un peu hors de la +portee des canons, nous vimes un petit groupe de cavaliers tout +chamarres d'argent, d'ecarlate et d'or, circuler rapidement entre +les divisions, et sur leur passage eclaterent, des deux cotes, des +cris d'enthousiasme, et nous pumes voir des bras s'allonger, des +mains s'agiter vers eux. + +Un instant apres, le bruit cassa. + +Les deux armees resterent face a face dans un silence absolu, +terrible. + +C'est un spectacle qui revient souvent dans mes reves. + +Puis, tout a coup, il se produisit un mouvement desordonne parmi +les hommes qui se trouvaient juste devant nous. + +Une mince colonne se detacha de la grosse masse bleue, et s'avanca +d'un pas vif vers la ferme situee en bas de notre position. + +Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit +d'une batterie anglaise a notre gauche. + +La batailla de Waterloo venait de commencer. + +Il ne m'appartient pas de chercher a vous raconter l'histoire de +cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demande mieux que de +me tenir en dehors d'un pareil evenement, s'il n'etait pas arrive +que notre destin, celui de trois modestes etres qui etaient venus +la de la frontiere, avait ete de nous y meler au meme point que +s'il s'etait agi de n'importe lequel de tous les rois ou +empereurs. + +A dire honnetement la verite, j'en ai appris sur cette bataille, +plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu. + +En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de +chaque cote, et une grosse masse de fumee blanche au bout de mon +fusil. + +Ce fut par les levres et par les conversations d'autres personnes +que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, +comment elle avait enfonce les fameux cuirassiers, comment elle +fut hachee en morceaux avant d'avoir pu revenir. + +C'est aussi par la que j'appris tout ce qui concerne les attaques +successives, la fuite des Belges, la fermete qu'avaient montree +Pack et Kempt. + +Mais je puis, d'apres ce que je sais par moi meme, parler de ce +que nous vimes nous memes par les intervalles de la fumee et les +moment d'accalmie de la fusillade, et c'est precisement cela que +je vous raconterai. + +Nous etions a la gauche de la ligne, et en reserve, car le duc +craignait que Boney ne cherchat a nous tourner de ce cote, pour +nous prendre par derriere, de sorte que nos trois regiments, ainsi +qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient ete +postes la pour etre prets a tout hasard. + +Il y avait aussi deux brigades de cavalerie legere, mais l'attaque +des Francais se faisait entierement de front, si bien que la +journee etait deja assez avancee avant qu'on eut reellement besoin +de nous. + +La batterie anglaise, qui avait tire le premier coup de canon, +continuait a faire feu bien loin vers notre gauche. + +Une batterie allemande travaillait ferme a notre droite. + +Aussi etions-nous completement enveloppes de fumee, mais nous +n'etions pas caches au point de rester invisibles pour une ligne +d'artillerie francaise, postee en face de nous, car une vingtaine +de boulets traverserent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent +s'abattre juste au milieu de nous. + +Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa pres de mon +oreille, je baissai la tete comme un homme qui va plonger, mais +notre sergent me donna une bourrade dans les cotes avec le bout de +sa hallebarde. + +-- Ne vous montrez pas si poli que ca, dit-il. Ce sera assez tot +pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touche. + +Il y eut un de ces boulets qui reduisit en une bouillie sanglante +cinq hommes a la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. + +On eut dit un ballon rouge de football. + +Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd +comme celui d'une pierre lancee dans de la boue. Il lui brisa les +reins et le laissa la gisant, comme une groseille eclatee. + +Trois autres boulets tomberent plus loin vers la droite. Les +mouvements desordonnes et les cris nous apprirent qu'ils avaient +porte. + +-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major +Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant +dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang. + +-- Je l'avais paye cinquante belles livres a Glasgow, dit l'autre. +N'etes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se +tenir couches, maintenant que les canons ont precise leur tir sur +nous? + +-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James. Cela leur fera du +bien. + +-- Ils en apprendront assez, avant que la journee soit finie, +repondit l'adjudant. + +Mais a ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le +52eme etaient couches a droite et a gauche de nous, de sorte qu'il +nous commanda de nous etendre aussi a terre. Nous fumes rudement +contents, lorsque nous pumes entendre les projectiles passer, en +hurlant comme des chiens affames, par-dessus notre dos a quelques +pieds de hauteur. + +Meme alors un bruit sourd, un eclaboussement presque a chaque +minute, puis un cri de douleur, un trepignement de bottes sur le +sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes. + +Il tombait une pluie fine. + +L'air humide maintenait la fumee pres de terre: aussi nous ne +pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant +nous, bien que le grondement des canons nous montra que la +bataille etait engagee sur toute la ligne. + +Quatre cents pieces tournaient alors ensemble, et faisaient assez +de bruit pour nous briser le tympan. + +En effet, il n'y eut pas un de nous a qui il ne resta un +sifflement dans la tete pendant bien des jours qui suivirent. + +Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un +canon francais et nous distinguions parfaitement les servants de +cette piece. + +C'etait de petits hommes agiles, avec des culottes tres collantes, +de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais +ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que +bourrer, passer l'ecouvillon, et tirer. + +Ils etaient quatorze quand je les vis pour la premiere fois. + +La derniere, ils n'etaient plus que quatre, mais ils travaillaient +plus activement que jamais. + +La ferme qu'on appelle Hougoumont etait en bas, en face de nous. + +Pendant toute la matinee, nous pumes voir qu'il s'y livrait une +lutte terrible, car les murs, les fenetres, les haies du verger +n'etaient que flammes et fumee et il en sortait des cris et des +hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu de pareil +jusqu'alors. + +Elle etait a moitie brulee, tout eventree par les boulets. + +Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats +de la garde s'y maintinrent pendant la matinee, deux cents pendant +la soiree, et pas un Francais n'en depassa le seuil. + +Mais comme ils se battaient, ces Francais! + +Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans +laquelle ils marchaient. + +Un d'eux -- je crois le voir encore -- un homme au teint hale, +assez repus, et qui marchait avec une canne, s'avanca en boitant, +tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte +laterale de Hougoumont, ou il se mit a frapper, en criant a ses +hommes de les suivre. + +Il resta la cinq minutes, allant et venant devant les canons de +fusil qui l'epargnaient, jusqu'a ce qu'enfin un tirailleur de +Brunswick, poste dans le verger, lui cassa la tete d'un coup de +feu. + +Et il y en eut bien d'autres comme lui, car pendant toute la +journee, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils venaient par +deux, par trois, l'air aussi resolu que s'ils avaient toute +l'armee sur leurs talons. + +Nous restames ainsi tout le matin, a contempler la bataille qui se +livrait la-bas a Hougoumont; mais bientot le Duc reconnut qu'il +n'avait rien a craindre sur sa droite, et il se mit a nous +employer d'une autre maniere. + +Les francais avaient pousse leurs tirailleurs jusqu'au dela de la +ferme. + +Ils etaient couches dans le ble encore vert en face de nous. + +De la, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche +trois pieces sur six etaient muettes, avec leurs servants epars +sur le sol autour d'elles. + +Mais le Duc avait l'oeil a tout. + +A ce moment, il arriva au galop. + +C'etait un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard tres +vif, un nez crochu, et une grande cocarde a son chapeau. + +Il avait derriere lui une douzaine d'officiers, aussi fringants +que s'ils participaient a une chasse au renard, mais de cette +douzaine il n'en restait pas un seul le soir. + +-- Chaude affaire, Adams! dit-il en passant. + +-- Tres chaude, votre Grace, dit notre general. + +-- Mais nous pouvons les arreter, je crois. Tut! Tut! nous ne +saurions permettre a des tirailleurs de reduire une batterie au +silence. Allez me debusquer ces gens-la, Adams. + +Alors j'eprouvai pour la premiere fois ce frisson diabolique qui +vous court dans le corps, quand on vous donne votre role a remplir +dans le combat. + +Jusqu'a present, nous n'avions pas fait autre chose que de rester +couches et d'etre tues, ce qui est la chose la plus maussade du +monde. + +A present notre tour etait venu, et sur ma parole, nous etions +prets. + +Nous nous levames, toute la brigade, en formant une ligne de +quatre hommes d'epaisseur. + +Alors _ils_ se sauverent comme des vanneaux, en baissant la tete, +arrondissant le dos, et trainant leurs fusils par terre. + +La moitie d'entre eux echapperent, mais nous nous emparames des +autres, et tout d'abord de leur officier, car c'etait un tres gros +homme, qui ne pouvait courir bien vite. + +Je recus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui etait a ma +droite, planter sa baionnette en plein dans le large dos de cet +homme, que j'entendis jeter un hurlement de damne. + +On ne fit aucun quartier dans ce champ; on s'escrima contre eux de +la pointe ou de la crosse. + +Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n'avait rien +d'etonnant, car pendant toute la matinee, ces guepes n'avaient +cesse de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour +nous. + +Et alors, apres avoir franchi l'autre bord du champ de ble, comme +nous etions sortis de la zone de fumee, nous vimes devant nous +l'armee francaise tout entiere, dont nous n'etions separes que par +deux pres et un petit sentier. + +Nous jetames un grand cri en les voyant, et nous nous serions +lances a l'attaque, si l'on nous avait laisses faire, car les +jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux +eux jusqu'au moment ou ils sont completement engages. + +Mais le Duc etait venu au trot tout pres de nous pendant que nous +avancions. + +Les officiers passaient a cheval devant nous en agitant leurs +epees pour nous arreter. + +Des sonneries de clairons se firent entendre. + +Il y eut des poussees, des manoeuvres, les sergents jurant et nous +bourrant de coups de hallebarde. + +En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'ecrire, la brigade +etait disposee en trois petits carres bien dessines, tout herisses +de baionnettes, et disposes en echelon, comme on dit, ce qui +permettait a chacun d'eux de tirer en travers de l'une des faces +de l'autre. + +Ce fut la notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que +j'etais, et il n'etait meme que temps. + +Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse. + +De derriere cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne +ressemble autant que celui des vagues sur la cote de Berwick quand +le vent vient de l'est. + +La terre etait tout ebranlee de ce grondement sourd: l'air en +etait plein. + +-- Ferme, soixante-onzieme, au nom de Dieu, tenez ferme! cria +derriere nous la voix de notre colonel, mais nous n'avions devant +nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetee de +marguerites et de pissenlits. + +Puis tout a coup par-dessus la cime nous vimes surgir huit cents +casques de cuivre, cela subitement. + +Chacun de ces casques faisait flotter une longue criniere, et sous +ses casques apparurent huit cents figures farouches, halees, qui +s'avancaient, se penchaient jusque sur les oreilles d'un meme +nombre de chevaux. + +Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des +sabres, des crinieres s'agiter, des naseaux rouges s'ouvrir, se +fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air devant nous. + +Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos balles se heurterent +contre leurs cuirasses avec le crepitement de la grele contre une +fenetre. + +Je fis feu comme les autres et me hatai de recharger, en regardant +devant moi, a travers la fumee, ou je vis un objet long et mince +qui allait flottant lentement en avant et en arriere. + +Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu. + +Une bouffee de vent emporta le voile qui s'etendait devant nous et +alors nous pumes voir ce qui s'etait passe. + +Je m'etais attendu a voir la moitie de ce regiment de cavalerie +couche a terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent +proteges, soit que par suite de notre jeunesse et de l'agitation +que nous avait causee leur approche, nous eussions tire haut, +notre feu ne leur avait pas cause grand dommage. + +Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble a moins +de dix yards de moi, celui du milieu etait completement sur le +dos, les quatre pattes en l'air, et c'etait l'une de ces pattes +que j'avais vue s'agiter a travers la fumee. + +Il y avait huit ou dix morts et autant de blesses, qui restaient +assis sur l'herbe, la plupart tout etourdis, mais l'un d'eux +criant a tue-tete: + +-- Vive l'Empereur! + +Un autre, qui avait recu une balle dans la cuisse, un grand diable +a moustache noire, etait assis le dos contre le cadavre de son +cheval. + +Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que +s'il avait concouru pour le tir a la cible, et il atteignit en +plein front Angus Myres qui n'etait separe de moi que par deux +hommes. + +Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se +trouvait tout pres, mais avant qu'il eut le temps de la saisir, le +gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, +accourut et lui planta sa baionnette dans la gorge. Grand dommage, +car c'etait un fort bel homme! + +Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers s'etaient enfuis a +la faveur de la fumee, mais ils n'etaient pas gens a le faire +aussi facilement. + +Leurs chevaux avaient devie sous notre feu. + +Ils avaient continue leur course au dela de notre carre et recu le +feu des deux carres places plus loin. + +Alors ils franchirent une haie, rencontrerent un regiment de +Hanovriens forme en ligne et les traiterent comme ils nous +auraient traites si nous n'avions pas ete aussi prompts. + +Ils le taillerent en pieces en un instant. + +C'etait terrible de voir les gros Allemands courir en criant +pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs eperons pour +donner plus d'elan a leurs sabres longs et lourds, les abattaient +d'estoc et de taille sans merci. + +Je ne crois pas qu'il soit reste cent hommes en vie de ce +regiment. + +Les Francais revinrent, passant devant nous, criant et brandissant +leurs armes qui etaient rouges jusqu'a la garde. + +Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel +etait un vieux soldat. + +A cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et +ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions recharge. + +Trois cavaliers passerent encore un peu derriere la crete a notre +droite. + +Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carre, ils +seraient sur nous en un clin d'oeil. + +D'autre part, il etait bien dur d'attendre la ou nous etions, car +ils avaient donne le mot a une batterie de douze canons, qui se +forma a mi-cote, a quelque centaines de yards mais nous ne +pouvions l'apercevoir. + +Elle nous envoyait par-dessus la crete des boulets qui arrivaient +juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, +et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, +dans la terre humide, un epieu qui devait leur servir de guide. Il +le fit sous les fusils memes de toute la brigade. + +Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur +son voisin. + +L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du regiment +sortit du carre en courant, et alla arracher l'epieu, mais aussi +prompt qu'un brochet a la poursuite d'uns truite, un lancier +apparut sur la crete, et lui porta un coup si violent par +derriere, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa +lance sortirent par devant, entre le second et le troisieme bouton +de la tunique du petit. + +-- Helene! Helene! cria-t-il avant de tomber mort la face en +avant, pendant que le lancier, crible de balles, s'abattait pres +de lui, sans lacher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, +joints par ce terrible trait d'union. + +Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eumes guere le +temps de songer a autre chose. + +Un carre est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il +n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets +comme nous nous en apercumes, quand ils commencerent a tailler des +coupures rouges a travers nos rangs, au point que nos oreilles +etaient lasses d'entendre le bruit sourd d'eclaboussement, que +faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang. + +Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carre se deplaca +d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derriere +nous un autre carre, car cent vingt hommes et sept officiers +marquaient la place que nous avions occupee. + +Mais les canons nous retrouverent. + +On essaya de la formation en ligne, mais aussitot la cavalerie -- +c'etaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la +hauteur. + +Je dois vous dire que nous fumes contents d'entendre le bruit des +sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait +son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup +pour coup. + +Et c'est ce que nous fimes fort bien, car avec notre sang-froid, +nous avions pris de la malice et de la cruaute. + +Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des +cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir. + +Il arrive un moment ou l'on cesse de songer a sa peau, et il vous +semble que vous cherchez seulement quelqu'un a qui faire payer +tout ce que vous avez souffert. + +Cette fois nous primes notre revanche sur les lanciers, car ils +n'avaient pas de cuirasses pour les proteger, et d'une seule +salve, nous en jetames a bas soixante-dix. + +Peut-etre que si nous avions vu soixante dix meres pleurant sur +les corps de leurs garcons, nous n'aurions pas ete aussi contents, +mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des +betes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand +ils ont reussi a se prendre par la gorge. + +A ce moment, le colonel eut une idee excellente. + +Apres avoir calcule qu'apres cette charge, la cavalerie serait +eloignee pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous +fit reculer jusqu'a un creux plus profond, ou nous devions etre a +l'abri de l'artillerie, avant qu'elle put recommencer son tir. + +Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand +besoin, car le regiment fondait comme un glacon au soleil. Mais si +mauvais que cela fut pour nous, ce fut bien pire pour d'autres. + +Tous les Hollando-Belges s'etaient sauves a toutes jambes a ce +moment-la, au nombre de quinze mille, et il en resultait de grands +vides dans notre ligne, a travers lesquels la cavalerie francaise +allait et venait comme elle voulait. + +Puis, les canons francais avaient ete bien superieurs aux notres +par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait ete hachee +meme, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort +gaie pour nous. + +D'autre part, Hougoumont, qui n'etait plus qu'une ruine trempee de +sang, etait reste entre nos mains. Tous les regiments anglais +tenaient bon. + +Pourtant, a dire la verite vraie, comme on doit le faire quand on +est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers +l'arriere, une pincee d'habits rouges. Mais c'etaient de tous +jeunes gens, ceux-la, des trainards, des coeurs laches comme il +s'en trouve partout. + +Je le repete, pas un regiment ne flechit. + +Ce que nous pouvions distinguer de la bataille etait fort peu de +chose, mais il eut fallu etre aveugle pour ne point voir que, +derriere nous, la campagne etait couverte de fuyards. + +Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en +sussions rien, les Prussiens avaient commence leur mouvement. + +Napoleon avait detache vingt mille hommes pour les arreter, et +c'etait une compensation pour ceux d'entre nous qui s'etaient +sauves. + +Les forces en presence etaient a peu pres les memes qu'au debut. + +Tout cela, pourtant, etait fort obscur pour nous. + +A un certain moment, la cavalerie francaise avait deborde en tel +nombre entre nous et le reste de l'armee, que nous crumes quelque +temps etre la seule brigade restee debout. + +Alors, serrant les dents, nous primes la resolution de vendre +notre vie le plus cher possible. + +Il etait entre quatre et cinq heures de l'apres-midi, et nous +n'avions rien a manger, pour la plupart, depuis la veille au soir. + +Par-dessus le marche, nous etions trempes par la pluie. Elle nous +avait arroses pendant tout le jour, mais pendant les dernieres +heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou a +notre faim. + +Alors nous nous mimes a regarder autour de nous et a raccourcir +nos ceinturons, a nous demander qui avait ete atteint, qui avait +ete epargne. + +Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, +debout a ma droite et appuye sur son fusil. + +Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'etais +blesse. + +-- Tout va bien, Jim, repondis-je. + +-- Je crains bien d'etre venu ici chasser un gibier imaginaire, +dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu! +j'aurai sa peau, ou il aura la mienne. + +Il avait si longtemps couve son tourment, le pauvre Jim, que je +crois vraiment que cela lui avait tourne la tete. + +En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui +n'avait presque rien d'humain. + +Il avait toujours ete de ceux qui prennent a coeur, meme de +petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonne, je crois +qu'il n'avait jamais ete maitre de lui-meme. + +Ce fut a ce moment de la bataille que nous assistames a deux +combats singuliers, chose assez commune, a ce qu'on me dit, dans +les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exerces a +se battre par masses. + +Comme nous etions couches dans le fosse, deux cavaliers arriverent +a fond de train, sur la crete, en face de nous. + +Le premier etait un dragon anglais. Il avait la figure presque +dans la criniere de son cheval. + +Derriere lui, arrivait a grand bruit, sur une grosse jument noire, +un cuirassier francais, vieux gaillard a la tete grise. + +Les notres se mirent a les huer au passage, car il leur paraissait +honteux qu'un Anglais courut ainsi, mais au moment ou ils +passerent devant nous, on vit de quoi il s'agissait. + +Le dragon avait laisse choir son arme, il etait desarme, et +l'autre le serrait d'aussi pres pour l'empecher d'en trouver une +autre. + +A la fin, pique sans doute par nos huees, l'Anglais prit son parti +d'affronter le combat. + +Ses yeux tomberent sur une lance qui se trouvait pres du cadavre +d'un Francais. + +Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et +alors, sautant a bas avec adresse, il s'en saisit. + +Mais l'autre etait un vieux routier, et il fondit sur lui comme un +boulet. + +Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la detourna et +lui planta son sabre a travers l'omoplate. + +Cela se passa en un instant. + +Puis le Francais mit son cheval au trot, en nous jetant un +ricanement par-dessus son epaule, comme un chien hargneux. + +La premiere partie etait gagnee pour eux, mais nous eumes bientot +a marquer un point. + +L'ennemi avait pousse en avant une ligne de tirailleurs, qui +dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutot que sur +nous, mais nous envoyames deux compagnies du 95eme, pour les tenir +en echec. + +Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car +des deux cotes on se servait de la carabine. + +Parmi les tirailleurs francais se tenait debout un officier, un +homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses epaules. + +Quand les notres arriverent, il s'avanca jusqu'a mi-chemin entre +les deux troupes et s'arreta bien droit, dans l'attitude d'un +escrimeur, la tete rejetee en arriere. + +Je le vois encore aujourd'hui, les paupieres abaissees, une sorte +de sourire narquois sur la physionomie. + +A cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune +homme, courut en avant, foncant sur lui avec ce singulier sabre +courbe que portent les carabiniers. + +Ils se heurterent comme deux beliers, car ils couraient a la +rencontre l'un de l'autre. + +Ils tomberent par l'effet de ce choc, mais le Francais etait +dessous. + +Notre homme brisa son arme pres de la poignee, et recut l'arme de +l'autre a travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et +trouva le moyen d'oter la vie a son ennemi avec le troncon ebreche +de son arme. + +Je croyais bien que les tirailleurs francais allaient l'abattre, +mais pas une detente ne partit, et il revint a sa compagnie avec +une lame de sabre dans un bras, et une moitie de sabre a la main. + + +XIII -- LA FIN DE LA TEMPETE + +Parmi tant de choses qui paraissant etranges dans une bataille, +maintenant que j'y songe, il n'en est pas de plus singuliere que +la facon dont elle agit sur mes camarades. + +Pour quelques-uns, on eut dit qu'ils se livraient a leur repas +journalier, sans qu'ils eussent fait de question, remarque de +changement. + +D'autres marmotterent des prieres depuis le premier coup de canon +jusqu'a la fin; d'autres sacraient, lachaient des jurons a vous +faire dresser les cheveux sur la tete. + +Il y en avait un, l'homme a ma gauche, Mike Threadingham, qui ne +cessa de me parler de sa tante Sarah, une vieille fille, qui avait +legue une maison pour les enfants des marins noyes, tout l'argent +qu'elle lui avait promis. + +Il me dit cette histoire et la recommenca. + +Puis, la bataille finie, il jura ses grands dieux qu'il n'avait +pas ouvert la bouche de tout le jour. + +Quant a moi, je ne saurais dire si je parlai ou non, mais je sais +que j'avais l'intelligence et la memoire plus claires que je ne +les ai jamais eues, que je pensai tout le temps aux vieux parents +laisses a la maison, a la cousine Edie, a ses yeux fripons et +mobiles, a de Lissac et ses moustaches de chat, a toutes les +aventures de West Inch, qui avaient fini par nous conduire dans +les plaines de Belgique, servir de cible a deux cent cinquante +canons. + +Pendant tout ce temps, le grondement de ces canons avait ete +terrible a entendre, mais ils se turent soudain. + +Ce n'etait cependant que le calme momentane au cours d'une +tempete. + +Alors, on devine que presque immediatement, il va etre suivi d'un +pire dechainement de l'orage. + +Il y avait encore un bruit tres fort vers l'aile la plus eloignee, +ou les Prussiens se frayaient passage en avant, mais c'etait a +deux milles de la. + +Les autres batteries, tant francaises qu'anglaises, se turent. + +La fumee s'eclaircit de facon que les deux armees purent[2] se +voir un peu. + +Notre crete offrait un spectacle terrible. On eut dit qu'il +restait a peine quelques parcelles de rouge et des lignes vertes a +l'endroit ou avait ete la legion allemande, tandis que les masses +francaises semblaient aussi denses qu'avant. + +Nous savions pourtant qu'ils avaient du perdre plusieurs milliers +d'hommes dans ces attaques. + +Nous entendimes de grands cris de joie partir de leur cote; puis, +tout a coup, leurs batteries rouvrirent le feu avec un vacarme tel +que celui qui venait de finir n'etait rien en comparaison. + +Il devait etre deux fois aussi fort, car chaque batterie etait +deux fois plus rapprochee. + +Elles avaient ete deplacees de facon a tirer presque a bout +portant, d'enormes masses de cavalerie, disposees dans leurs +intervalles, pour les defendre contre toute attaque. + +Quand ce tapage infernal arriva a nos oreilles, il n'y eut pas un +homme, jusqu'au petit tambour, qui ne comprit ce que cela +signifiait. + +C'etait le dernier et supreme effort que faisait Napoleon pour +nous ecraser. + +Il ne restait plus que deux heures de jour, et si nous pouvions +tenir ce temps-la, tout irait bien. + +Epuises par la faim, la fatigue, accables, nous faisions des +prieres pour obtenir la force de charger nos armes, de sabrer, de +tirer, tant qu'un de nous resterait debout. + +Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous faire grand mal, car +nous etions couches a plat ventre, et nous pouvions en un instant +nous dresser en une masse herissee de baionnettes, si la cavalerie +fondait de nouveau sur nous. + +Mais, derriere le tonnerre des canons, s'entendait un bruit plus +clair, plus aigre, un bruit de froissement, de frottement, le plus +farouche, le plus saccade, le plus entrainant des bruits. + +-- C'est _le pas de charge_, cria un officier. Cette fois ils +veulent en finir. + +Et, comme il parlait encore, nous vimes une chose etrange. + +Un Francais, portant l'uniforme d'officier de hussards, s'avanca +au galop vers nous sur un petit cheval bai. + +Il criait a tue-tete: " Vive le Roi! Vive le Roi! " Autant dire +que c'etait un deserteur, puisque nous etions du cote du Roi, et +qu'eux soutenaient l'Empereur. + +En passant pres de nous, il nous cria en anglais: + +-- La Garde arrive! la Garde arrive! + +Puis il disparut vers l'arriere, comme une feuille emportee par +l'orage. + +Au meme moment, un aide de camp accourut, avec la figure la plus +rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un homme. + +-- Il faut que vous les arretiez, ou bien nous sommes battus, +cria-t-il au general Adams si fort, que toute notre compagnie put +l'entendre. + +-- Comment cela marche-t-il? demanda le general. + +-- Deux petits escadrons, c'est tout ce qui reste de six regiments +de grosse cavalerie, dit-il. + +Et il se mit a rire, de l'air d'un homme dont les nerfs ont ete +trop tendus. + +-- Peut-etre voudrez-vous vous joindre a notre marche en avant! Je +vous en prie, regardez-vous comme un des notres, dit le general en +s'inclinant, et souriant, comme s'il lui offrait une tasse de the. + +-- Ce sera avec le plus grand plaisir; dit l'autre en otant son +chapeau. + +Un moment apres, nos trois regiments se resserrerent. La brigade +avanca sur quatre lignes, franchit le creux ou nous etions restes +couches en formant les carres, et alla au-dela du point d'ou nous +avions vu l'armee francaise. + +Il n'etait pas possible de voir beaucoup de choses a ce moment. + +On ne distinguait guere que la flamme rouge, jaillissant de la +gueule des canons, a travers le nuage de fumee, et les silhouettes +noires se baissant, tirant, ecouvillonnant, chargeant, actives +comme des diables, et toutes a leur oeuvre diabolique. + +Mais a travers ce tapage et ce bourdonnement montait, de plus en +plus fort, le bruit de milliers de pieds en marche, mele a de +grandes clameurs. + +Puis on entrevit, a travers le brouillard, une vague mais large +ligne noire, qui prit une teinte plus foncee, un dessin plus net, +si bien qu'enfin, nous vimes que c'etait une colonne, sur cent +hommes de front, qui se dirigeaient rapidement sur nous; coiffes +de hauts bonnets a poil, avec un eclat de plaques de cuivre au- +dessus du front. + +Et derriere ces cent hommes, il y en avait cent autres, et ainsi +de suite, cela se deroulait, se tordait, sortait de la fumee des +canons. + +On eut dit un serpent monstrueux, et cette immense colonne +paraissait interminable. + +En avant venaient, ca et la, des tirailleurs, derriere ceux-ci, +les tambours, tout cela s'avancait d'un pas elastique, les +officiers formant des groupes serres sur les flancs, l'epee a la +main et criant des encouragements. + +Il y avait aussi, en tete, une douzaine de cavaliers, qui criaient +tous ensemble, l'un d'eux portait son shako au bout de son epee, +qu'il tenait droite. + +Je le dis encore, jamais mortels ne combattirent aussi vaillamment +que le firent les Francais ce jour-la. + +C'etait merveilleux de les voir, car a mesure qu'ils s'avancaient, +ils se trouverent en avant de leurs propres canons, de sorte +qu'ils n'eurent plus a compter sur cette aide, quoiqu'ils +allassent tout droit a deux batteries que nous avions eues a nos +cotes pendant tout le jour. + +Chaque canon avait regle son tir a un pied pres, et nous vimes de +longues lignes rouges se dessiner dans la noire colonne, a mesure +qu'elle progressait. + +Les Francais etaient si pres de nous et si serres les uns contre +les autres, que chaque coup en emportait des dizaines; mais ils se +serraient davantage, et marchaient avec un elan, un entrain qui +etaient des plus beaux a voir. + +Leur tete etait tournee tout droit vers nous, tandis que le 93eme +debordait d'un cote, et le 52eme de l'autre cote. + +Je croirai toujours que si nous etions restes a l'attendre, la +Garde nous aurait enfonces, car comment arreter une telle colonne +avec une ligne de quatre hommes d'epaisseur? + +Mais a ce moment-la, Colburne, le colonel du 52eme, reploya son +flanc gauche de maniere a le placer parallelement a la colonne, ce +qui contraignit les Francais a s'arreter. + +Leur ligne de front etait a une quarantaine de pas de nous, et +nous pumes les voir a notre aise. + +Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler que je m'etais +toujours figure les Francais comme des hommes de petite taille. + +Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette premiere compagnie, +qui ne fut capable de me ramasser comme si j'etais un gamin, et +leurs hauts bonnets a poil les faisait paraitre plus grands +encore. + +C'etaient des gaillards endurcis, tannes, nerveux, aux yeux +farouches et brides, aux moustaches herissees, ces vieux soldats +qui n'avaient jamais passe une semaine sans se battre, et pendant +bien des annees. + +Et alors, comme je me tenais pret, le doigt sur la detente, +attendant le commandement de feu, mon regard tomba en plein sur +l'officier monte qui portait son chapeau au bout de son epee. + +Je le reconnus: c'etait Bonaventure de Lissac. + +Je le vis. Jim le vit aussi. + +J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir comme un fou sur la +colonne francaise. + +Aussi prompte que la pensee, la brigade entiere suivit cette +impulsion, les officiers comme les soldats, et se jeta sur le +front de la Garde, pendant que nos camarades l'assaillaient par +les flancs. + +Nous avions attendu l'ordre, mais tout le monde crut qu'il avait +ete donne: cependant, vous pouvez me croire sur parole, ce fut en +realite Jim Horscroft qui mena cette charge, faite par la brigade +sur la vieille Garde. + +Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq premieres minutes de +rage. + +Je me rappelle que je mis mon fusil sur un uniforme bleu, que +j'appuyai sur la detente, et que l'homme ne tomba pas, parce qu'il +etait porte par la foule, mais je vis, sur l'etoffe, une tache +horrible, et un leger tourbillon de fumee, comme si elle avait +pris feu. Puis, je me trouvai rejete contre deux gros Francais, et +si serre entre eux, qu'il nous etait impossible de mouvoir une +arme. + +L'un d'eux, un gaillard a grand nez, me saisit a la gorge, et je +me sentis comme un poulet dans sa poigne. + +-- _Rendez-vous, coquin_, dit-il. + +Mais, tout a coup, il se ploya en deux en jetant un cri, car +quelqu'un venait de lui plonger une baionnette dans le ventre. + +On tira tres peu de coups de feu apres le premier abordage. On +n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les +cris brefs des hommes atteints, et les commandements des +officiers. + +Alors, tout a coup, les Francais commencerent a ceder le terrain, +lentement, de mauvaise grace, pas a pas, mais enfin ils +reculaient. + +Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque la, le +frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprimes qu'ils +allaient plier. + +J'avais devant moi un Francais, un homme aux traits tranchants, +aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait ete a +l'exercice. + +Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour +choisir et abattre un officier. + +Je me rappelle qu'il me vint a l'esprit que ce serait faire un bel +exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid. + +Je me precipitai vers lui et lui passai ma baionnette au travers +du corps. + +En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lacha un coup de fusil +en pleine figure. + +La balle me fit, a travers la joue, une marque qui me restera +jusqu'a mon dernier jour. + +Quand il tomba, je trebuchai par-dessus son corps. Deux autres +hommes tomberent a leur tour sur moi, et je faillis etre etouffe +sous cet entassement. + +Lorsqu'enfin je me fus degage, apres m'etre frotte les yeux, qui +etaient pleins de poudre, je vis que la colonne etait +definitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns +fuyant a toutes jambes, les autres continuant a combattre, dos a +dos, dans un vain effort pour arreter la brigade, qui balayait +tout devant elle. + +Il me semblait qu'un fer rouge etait applique sur ma figure, mais +j'avais l'usage de mes membres. + +Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes +mutiles, je courus apres mon regiment, et allai prendre ma place +au flanc droit. + +Le vieux major Elliott etait la, boitant un peu, car son cheval +avait ete tue, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal. + +Il me vit venir et me fit un signe de tete, mais on avait trop de +besogne pour avoir le temps de causer. + +La brigade avancait toujours, mais le general passa a cheval +devant moi, baissant la tete, et regardant les positions +anglaises: + +-- Il n'y a pas de terrain gagne, dit-il, mais je ne recule pas. + +-- Le duc de Wellington a remporte une grande victoire, proclama +l'aide de camp d'une voix solennelle. + +Et alors, cedant soudain a ses sentiments, il ajouta: + +-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant. + +Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc. + +Mais a ce moment-la, le premier venu pouvait se rendre compte que +l'armee francaise se disloquait. + +Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrement +pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les +bords. + +Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles +avaient, a l'arriere, un eparpillement de trainards. + +La Garde s'eclaircissait, devant nous, a mesure que nous poussions +en avant, et nous nous trouvames face a face avec douze canons, +mais, au bout d'un moment, ils furent a nous, et je vis notre plus +jeune sous-officier, apres celui qui avait ete tue par le lancier, +griffonner a la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numero +72, en vrai ecolier qu'il etait. + +Ce fut alors que nous entendimes, derriere nous, un hourra +d'encouragement, et que nous vimes l'armee anglaise tout entiere +deborder par-dessus la crete des hauteurs et se repandre dans la +vallee pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi. + +Les canons arriverent aussi en bondissant, a grand bruit, et notre +cavalerie legere, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite +avec notre brigade. + +Apres cela, il n'y avait plus de bataille. + +L'on marcha en avant sans rencontrer de resistance, et notre armee +finit de se former en ligne sur le terrain meme que les Francais +occupaient le matin. + +Leurs canons etaient a nous; leur infanterie reduite a une cohue +qui s'eparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra +seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ +de bataille sans se rompre. + +Enfin, au moment meme ou la nuit venait, nos hommes, epuises et +affames, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les +faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis. + +Voila tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la +bataille de Waterloo. + +J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine +de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge. + +Il me fallut donc percer un autre trou a mon ceinturon, qui me +serra alors comme un cercle autour d'un baril. + +Apres cela, je me couchai dans la paille, ou se vautrait le reste +de la compagnie. + +Moins d'une minute apres, je m'endormais d'un sommeil de plomb. + + +XIV -- LE REGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT + +Le jour pointait, et les premieres lueurs grises venaient de se +montrer furtivement a travers les longues et minces fentes des +murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'epaule. + +Je me levai d'un bond. + +Dans mon cerveau, hebete par le sommeil, je m'etais figure que les +cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde +posee contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, +je me rappelai ou j'etais. + +Mais je puis vous dire que je fus bien etonne en m'apercevant que +c'etait le major Elliott lui-meme, qui m'avait reveille. + +Il avait l'air tres grave et, derriere lui, venaient deux +sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon. + +-- Reveillez-vous, mon garcon, dit le major, retrouvant sa +bonhomie comme si nous etions de nouveau a Corriemuir. + +-- Oui, major, balbutiai-je. + +-- Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois +quelque chose a tous deux, car c'est moi qui vous ai fait quitter +vos foyers. Jim Horscroft est manquant. + +Je sursautai a ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la +faim, et la fatigue, j'avais completement oublie mon ami depuis +qu'il s'etait elance contre la Garde francaise, en entrainant tout +le regiment. + +-- Je suis en train de faire le releve de nos pertes, dit le +major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez +grand plaisir. + +Nous voila donc en route, le major, les deux sergents et moi. + +Oh! certes, c'etait un terrible spectacle, si terrible, que malgre +le nombre d'annees qui se sont ecoulees, je prefere en parler le +moins possible. + +C'etait bien horrible a voir dans la chaleur du combat, mais +maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on n'a pas le +tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y a de +glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de +boucher, ou de pauvres diables ont ete eventres, ecrases, mis en +bouillie, ou l'on dirait que l'homme a voulu tourner en derision +l'oeuvre de Dieu. + +L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille: +les fantassins morts, formant encore des carres, la ligne confuse +de cavaliers qui les avaient charges, et en haut, sur la pente, +les artilleurs gisant autour de leur piece brisee. + +La colonne de la Garde avait laisse une bande de morts a travers +la campagne. + +On eut dit la trace laissee par une limace. En tete, se dressait +un amas de morts en uniforme bleu, entasses sur les habits rouges, +a l'endroit ou avait eu lieu cette etreinte furieuse, lorsqu'ils +avaient fait le premier pas en arriere. + +Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant a cet endroit, ce fut +Jim, lui-meme. + +Il gisait, de tout son long, etendu sur le dos, la figure tournee +vers le ciel. + +On eut dit que toute passion, toute souffrance s'etaient +evaporees. + +Il ressemblait tout a fait a ce Jim d'autrefois, que j'avais vu +cent fois dans sa couchette, quand nous etions camarades d'ecole. + +J'avais jete un cri de douleur en le voyant, mais quand j'en vins +a considerer son visage, et que je lui trouvai l'air bien plus +heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espere de le voir +pendant sa vie, je cessai de me desoler sur lui. + +Deux baionnettes francaises lui avaient traverse la poitrine. + +Il etait mort sur le champ, sans souffrir, a en croire le sourire +qu'il avait sur les levres. + +Le major et moi, nous lui soulevions la tete, esperant qu'il +restait peut-etre un souffle de vie, quand j'entendis pres de moi +une voix bien connue. + +C'etait de Lissac, dresse sur son coude, au milieu d'un tas de +cadavres de soldats de la Garde. + +Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau a +grand plumet rouge, gisait a terre, pres de lui. + +Il etait bien pale. Il avait de grands cercles bistres sous les +yeux, mais, a cela pres, il etait reste tel qu'il etait jadis, +avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affame, sa +moustache raide, sa chevelure coupee ras et clairsemee jusqu'a la +calvitie, au haut de la tete. + +Il avait toujours eu les paupieres tombantes, mais maintenant il +etait presque impossible de retrouver, par-dessous, le +scintillement de l'oeil. + +-- hola, Jock! s'ecria-t-il, je ne m'attendais guere a vous voir +ici, et pourtant j'aurais pu m'en douter, quand j'ai vu l'ami Jim. + +-- C'est vous qui nous avez apporte tous ces ennuis, dis-je. + +-- Ta! Ta! Ta! s'ecria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout +est arrange pour nous a l'avance. Quand j'etais en Espagne, j'ai +appris a croire au Destin. C'est le Destin qui vous a envoye ici, +ce matin. + +-- C'est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en +posant la main sur l'epaule du pauvre Jim. + +-- Et mon sang sur lui! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes. + +Il ouvrit alors son manteau et j'apercus, avec horreur, un gros +caillot noir de sang, qui sortait de son flanc. + +-- C'est ma treizieme blessure, et ma derniere, dit-il, avec un +sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous +me donner a boire, si vous disposez de quelques gouttes? + +Le major avait du brandy etendu d'eau. + +De Lissac en but avidement. + +Ses yeux se ranimerent, et une petite tache rouge reparut a ses +joues livides. + +-- C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai entendu quelqu'un +m'appeler par mon nom, et aussitot son fusil s'est pose sur ma +tunique. Deux de mes hommes l'ont echarpe au moment meme ou il a +fait feu. Bon, bon! Edie valait bien cela. Vous serez a Paris dans +moins d'un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au +numero 11 de la rue de Miromesnil, qui est pres de la Madeleine. +Annoncez-lui la nouvelle avec menagement, Jock, car vous ne pouvez +pas vous figurer a quel point elle m'aimait. Dites-lui que tout ce +que je possede se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine +en a les clefs. Vous n'oublierez pas? + +-- Je me souviendrai. + +-- Et Madame votre mere? J'espere que vous l'avez laissee en bonne +sante? Ah! Et Monsieur votre pere aussi. Presentez-lui mes plus +grands respects. + +A ce moment meme, ou il allait mourir, il fit la reverence +d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations +a ma mere. + +-- Assurement, dis-je, votre blessure pourrait etre moins grave +que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de +notre regiment. + +-- Mon cher Jock, je n'ai pas passe ces quinze ans a faire et +recevoir des blessures, sans savoir reconnaitre celle qui compte. +Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est +fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes +Voltigeurs, que de rester pour vivre en exile et en mendiant. En +outre, il est absolument certain que les Allies m'auraient +fusille. Ainsi, je me suis epargne une humiliation. + +-- Les Allies, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, +ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare. + +-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que +j'aurais fui en Ecosse et change de nom, si je n'avais eu rien de +plus a craindre que mes camarades restes a Paris? Je tenais a la +vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je +n'ai plus qu'a mourir, car il ne se trouvera plus jamais a la tete +d'une armee. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se +pardonner. C'est moi qui commandais le detachement qui a fusille +le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma +cherie! + +Il leva les deux mains, dont les doigts s'agiterent, et +tremblerent comme s'il tatonnait. + +Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tete se +pencha sur sa poitrine. + +Un de nos sergents le recoucha doucement. L'autre etendit sur lui +le grand manteau bleu. Nous laissames ainsi la ces deux hommes, +que le Destin avait si etrangement mis en rapport. + +L'Ecossais et le Francais gisaient silencieux, paisibles, si +rapproches que la main de l'un eut pu toucher celle de l'autre, +sur cette pente imbibee de sang, dans le voisinage de Hougoumont. + + +XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT + +Maintenant, me voici bien pres de la fin de tout cela, et je suis +fort content d'y etre arrive, car j'ai commence ce recit +d'autrefois, le coeur leger, en me disant que cela me donnerait +quelque occupation pendant les longs soirs d'ete. Mais, chemin +faisant, j'ai reveille mille peines qui dormaient, mille chagrins +a demi oublies, si bien que j'ai a present l'ame a vif, comme la +peau d'un mouton mal tondu. + +Si je m'en tire a bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la +plume; car, en commencant, cela va tout seul, comme quand on +descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis, +avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied +dans un trou et vous y restez, et c'est a vous de vous en tirer a +force de vous debattre. + +Nous enterrames Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un +soldats de la Garde imperiale et de notre Infanterie legere, +ranges dans la meme tranchee. + +Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on seme une graine, +quelle belle recolte de heros on ferait un jour! + +Alors, nous laissames pour toujours, derriere nous, ce champ de +carnage et nous primes, avec notre brigade, la route de la +frontiere pour marcher sur Paris. + +Pendant toutes ces annees-la, on m'avait toujours habitue a +regarder les Francais comme de tres mechantes gens, et comme nous +n'entendions parler d'eux qu'a l'occasion de batailles, de +massacres sur terre et sur mer, il etait assez naturel pour moi de +les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse. + +Apres tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la meme chose, +ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la meme +maniere. + +Mais quand nous eumes a traverser leur pays, quand nous vimes +leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si +tranquillement occupes au travail des champs et les femmes +tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste +coiffe blanche, grondant le bebe pour lui apprendre la politesse, +tout nous parut si empreint de simplicite domestique, que j'en +vins a ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps hai +et redoute ces bonnes gens. + +Je suppose que, dans le fond, l'objet reel de notre haine, c'etait +l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il etait parti et que +sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa +beaute. + +Nous fimes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le +plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivames ainsi a la +grande cite. + +Nous nous attendions a y livrer bataille, car elle est si peuplee, +qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle +armee. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage +d'abimer tout un pays a cause d'un seul homme. + +On lui avait donc donne avis qu'il eut a se tirer d'affaire, seul, +desormais. + +D'apres les dernieres nouvelles qui nous arriverent sur lui, il +s'etait rendu aux Anglais. + +Les portes de Paris nous etaient ouvertes; c'etaient des nouvelles +excellentes pour moi, car j'aimais autant m'en tenir a la seule +bataille ou je me fusse trouve. + +Mais il y avait alors a Paris, une foule de gens attaches a Boney. + +C'etait tout naturel, quand on songe a la gloire qu'il leur avait +acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait jamais demande a son +armee d'aller dans un endroit ou il n'allat pas lui-meme. + +Ils nous firent assez mauvaise mine a notre entre, je puis vous le +dire. + +Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fumes les premiers qui +mirent le pied dans la ville. + +Nous passames sur un pont qui s'appelle Neuilly, mot plus facile a +ecrire qu'a prononcer; de la, on traversa un beau parc, le Bois de +Boulogne, puis on alla aux Champs-Elysees, ou l'on bivouaqua. + +Bientot il y eut, dans les rues, tant de Prussiens et d'Anglais, +qu'on se serait cru dans un camp plutot que dans une ville. + +La premiere fois que je pus sortir, je partis avec Rob Stewart, de +ma compagnie, car on ne nous permettait de circuler que par +couples, et je me rendis dans la rue de Miromesnil. + +Rob attendit dans le vestibule et, des que je mis le pied sur le +paillasson, je me trouvai en presence de ma cousine Edie, qui +etait toujours restee la meme, et qui se mit a me contempler de ce +regard sauvage qu'elle a. + +Pendant un moment, elle ne me reconnut pas, mais quand elle le +fit, elle s'avanca de trois pas, courut a moi et me sauta au cou. + +-- Oh! mon cher vieux Jock, s'ecria-t-elle, comme vous etes beau, +sous l'habit rouge! + +-- Oui, a present, je suis soldat, Edie, repondis-je d'un ton fort +raide, car en voyant sa jolie figure, je crus apercevoir, par +derriere elle, l'autre figure qui etait tournes vers le ciel, sur +le champ de bataille de Belgique. + +-- Qui l'aurait cru? s'ecria-t-elle. Qu'etes vous alors, Jock? +General? Capitaine? + +-- Non, je suis simple soldat. + +-- Comment, vous n'etes pas, je l'espere, de ces gens du commun +qui portant le fusil? + +-- Si, je porte le fusil. + +-- Oh! ce n'est pas, a beaucoup pres, aussi interessant, dit-elle +en retournant s'asseoir sur le canape qu'elle avait quitte. + +C'etait une chambre superbe, toute tendue de soie et de velours, +pleine d'objets brillants, et j'etais sur le point de repartir +pour donner a mes bottes un nouveau coup de brosse. + +Quand Edie s'assit, je vis qu'elle etait en grand deuil; cela me +prouva qu'elle connaissait la mort de de Lissac. + +-- Je suis content de voir que vous savez tout, dis-je, car je +suis tres maladroit pour annoncer avec menagement les nouvelles. +Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y avait dans les +malles, et qu'Antoine avait les clefs. + +-- Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez ete bien bon de faire +cette commission. J'ai appris l'evenement il y a environ huit +jours. J'en ai ete folle quelque temps, tout a fait folle. Je +porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moi un +veritable epouvantail, comme vous le voyez. Ah! je ne m'en +remettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai au couvent. + +-- Pardon, Madame, dit une domestique en avancant la tete, le +comte de Beton desire vous voir. + +-- Mon cher Jock, dit Edie en se levant brusquement, voila qui est +tres important. Je suis bien fachee d'abreger notre entretien, +mais vous reviendrez me voir, j'en sais sure, n'est-ce pas? Je +suis si desolee? Ah! est-ce qu'il vous serait egal de sortir par +la porte de service et non par la grande porte? Je vous remercie, +mon cher vieux Jock, vous avez toujours ete si bon garcon, et vous +faisiez exactement ce qu'on vous disait de faire. + +C'etait la derniere fois que je devais voir la cousine Edie. + +Elle se montrait a la lumiere du soleil avec son regard +provocateur, de jadis, avec ses dents eclatantes. + +Aussi je me la rappellerai toujours, brillante et mobile comme une +goutte de mercure. + +Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dans la rue, je vis a la +porte une belle voiture a deux chevaux; je devinai alors qu'elle +m'avait prie de m'esquiver furtivement, pour que ses nouveaux amis +du grand monde ne vissent jamais les gens du commun avec lesquels +elle avait vecu dans son enfance. + +Elle n'avait fait aucune question sur Jim, ni sur mon pere et ma +mere, qui avaient eu tant de bonte pour elle. + +Bah! elle etait ainsi faite, elle ne pouvait pas plus s'en +dispenser qu'un lapin ne peut s'empecher d'agiter son bout de +queue; et pourtant, cette pensee me fit grand-peine. + +Neuf mois apres, j'appris qu'elle avait epouse ce meme comte de +Beton, et elle mourut en couches un an ou deux plus tard. + +Quant a nous, notre tache etait accomplie. + +La grande ombre avait ete chassee de dessus l'Europe; elle ne +viendrait plus s'allonger d'un bout a l'autre du pays, planant sur +les fermes paisibles, les humbles villages, faisant les tenebres +dans des existences qui auraient ete si heureuses. + +Apres avoir achete ma liberation, je revins a Corriemuir, ou, +apres la mort de mon pere, je pris la ferme. + +J'epousai Lucie Deane, de Berwick, et j'elevai sept enfants, qui +tous sont plus grands que leur pere, et n'omettent rien pour le +lui rappeler. + +Mais, dans les jours tranquilles et paisibles qui s'ecoulent +desormais et qui se ressemblent comme autant de beliers ecossais, +j'ai peine a convaincre mes jeunes gens que, meme ici, nous avons +eu notre roman, au temps ou Jim et moi nous fimes notre cour, et +ou l'homme aux moustaches de chat arriva de l'autre cote de l'eau. + +Notes : + +[1] " vieil habit " aurait ete plus elegant... (Note de l'editeur) +[2] Il aurait ete preferable d'ecrire " puissent " ou " pussent ". +(Note de l'editeur) + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La grande ombre, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GRANDE OMBRE *** + +***** This file should be named 13735.txt or 13735.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13735/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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