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+The Project Gutenberg EBook of Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Jim Harrison, boxeur
+
+Author: Arthur Conan Doyle
+
+Release Date: October 13, 2004 [EBook #13734]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR ***
+
+
+
+
+Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the
+Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is
+also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format,
+Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.
+
+
+
+
+
+
+Arthur Conan Doyle
+
+JIM HARRISON, BOXEUR
+
+Titre original: Rodney Stone
+
+(1910)
+
+
+Table des matieres
+
+_Preface_
+I -- FRIAR'S OAK
+II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE
+III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS
+IV -- LA PAIX D'AMIENS
+V -- LE BEAU TREGELLIS
+VI -- SUR LE SEUIL
+VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE
+VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON
+IX -- CHEZ WATTIER
+X -- LES HOMMES DU RING
+XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES
+XII -- LE CAFE FLADONG
+XIII -- LORD NELSON
+XIV -- SUR LA ROUTE
+XV -- JEU DELOYAL
+XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY
+XVII -- AUTOUR DU RING
+XVIII -- LA DERNIERE BATAILLE DU FORGERON
+XIX -- A LA FALAISE ROYALE
+XX -- LORD AVON
+XXI -- LE RECIT DU VALET
+XXII -- DENOUEMENT
+
+
+_Preface_
+
+
+_Dans un roman anterieur qui a ete fort bien accueilli par le
+public francais, _La grande Ombre_, Conan Doyle avait aborde
+l'epoque de la lutte acharnee entre l'Angleterre et Napoleon. Il
+avait accompagne jusque sur le champ de bataille de Waterloo un
+jeune villageois arrache au calme des falaises natales par le
+desir de proteger le sol national contre le cauchemar de
+l'invasion francaise, qui hantait alors les imaginations
+britanniques._
+
+_Cette fois, dans une oeuvre nouvelle, la peinture est plus
+large._
+
+_C'est toute l'Angleterre du temps du roi Georges qui revit d'une
+vie intense dans les pages de _Jim Harrison boxeur_, avec son
+prince de Galles aux inepuisables dettes, ses dandys elegants et
+bizarres, ses marins audacieux et tenaces groupes avec art autour
+de Nelson et de la trop celebre Lady Hamilton, ses champions de
+boxe dont les exploits entretiennent au dela de la Manche le gout
+des exercices violents, entrainement indispensable a un peuple qui
+voulait tenir tete aux grognards de Napoleon, aux marins de nos
+escadres et aux corsaires de Surcouf et de ses emules._
+
+_Le tableau est complet et trace par une plume competente, Conan
+Doyle s'appliquant a decrire ce qu'il connait bien et evitant des
+lors les grosses erreurs qui tachent certains de ses romans
+historiques, _Les Refugies_ par exemple._
+
+_Les editions anglaises portent le titre de _Rodney Stone_. C'est,
+en effet, le fils du marin Stone, compagnon de Nelson, qui est
+cense tenir la plume et evoquer le souvenir des jours de sa
+jeunesse pour l'instruction de ses enfants. Mais Rodney Stone,
+s'il est le fil qui relie les feuillets du recit, n'en est jamais
+le heros. Ame simple et moyenne, il n'a pas l'envergure qui
+conquiert l'interet._
+
+_Le vrai heros du roman, c'est Jim Harrison, eleve par le champion
+Harrison qui s'est retire du Ring apres un terrible combat ou il
+faillit tuer son adversaire, et etabli forgeron a Friar's Oak._
+
+_N'est-ce pas lui qui entraine Stone a la Falaise Royale, dans le
+chateau abandonne, a la suite de la disparition etrange de lord
+Avon accuse du meurtre de son frere?_
+
+_N'est-ce pas lui qui devient le protege, et plutot le protecteur,
+de miss Hinton, la Polly du theatre de Haymarket, la vieillissante
+actrice de genre que l'isolement fait chercher une consolation
+dans le gin et le whisky?_
+
+_N'est-ce pas lui que nous voyons, au denouement du roman, fils
+avoue et legitime de lord Avon par un de ces mariages secrets si
+faciles avec la loi anglaise et qui nous semblent toujours un pur
+moyen de comedie?_
+
+_N'est-ce pas a lui qu'aboutit toute cette peinture du Ring, de
+ses rivalites, de ses gageures, de ses paris, de ses intrigues?_
+
+_Aussi avons-nous cru bien faire d'adopter pour cette edition
+francaise, preparee par nous de longue main, le titre de _Jim
+Harrison boxeur_._
+
+_La boxe a tenu une telle place dans la vie anglaise du temps du
+roi Georges qu'il parait extraordinaire que le sport anglais par
+excellence, cher a Byron et au prince de Galles, chef de file des
+dandys, ait attendu jusqu'a nos jours un peintre._
+
+_Et voila cependant la premiere fois qu'un de ces romanciers, qui
+ont l'oreille des foules, entreprend le recit de la vie et de
+l'entrainement d'un grand boxeur d'autrefois._
+
+_Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, Bill War, Caleb Baldwin, Sam le
+Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent en Conan Doyle leur
+portraitiste, il faudrait presque dire leur poete._
+
+_Comme il le remarque fort judicieusement, le sport du Ring a
+puissamment contribue a developper dans la race britannique ce
+mepris de la douleur et du danger qui firent une Angleterre
+forte._
+
+_De la instinctivement la tendance de l'opinion a s'enthousiasmer,
+a se passionner pour les hommes du Ring, professeurs d'energie et
+en quelque sorte contrepoids a ce qu'il y avait d'affadissant et
+d'enervant dans le luxe des petits-maitres, des Corinthiens et des
+dandys tout occupes de toilettes et de futilites, en une heure
+aussi grave pour la vie nationale anglaise_
+
+_Qu'a cote de l'entretien de cet ideal de bravoure et d'endurance,
+il y eut comme revers de la medaille la brutalite des moeurs, la
+demoralisation qu'amene l'intervention de l'argent dans ce qui est
+humain, Conan Doyle ne le nie certes pas, mais la corruption des
+meilleures choses ne prouve pas qu'elles n'ont pas ete bonnes._
+
+_Si nos peres n'ont pas compris le systeme anglais, s'ils n'ont
+voulu y voir que les boucheries que raillait le chansonnier
+Beranger, les hommes de notre generation ont vu plus
+equitablement. Ils ont donne a la boxe son droit de cite en France
+et repare l'injustice de leurs predecesseurs._
+
+_Voila pourquoi, en ecrivant _Jim Harrison boxeur_, Conan Doyle a
+bien merite aux yeux de tous ceux, amateurs ou professionnels, qui
+se sont de nos jours passionnes pour la boxe. Jim Harrison boxeur
+est donc certain de trouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre
+ceux qui sont deja les fideles resolus du romancier anglais,
+toujours assures de trouver dans son oeuvre un interet palpitant
+et des emotions saines._
+
+_ALBERT SAVINE._
+
+I -- FRIAR'S OAK
+
+
+Aujourd'hui, 1er janvier de l'annee 1851, le dix-neuvieme siecle
+est arrive a sa moitie, et parmi nous qui avons ete jeunes avec
+lui, un bon nombre ont deja recu des avertissements qui nous
+apprennent qu'il nous a uses.
+
+Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos tetes grisonnantes et
+nous parlons de la grande epoque que nous avons connue, mais quand
+c'est avec nos fils que nous nous entretenons, nous eprouvons de
+grandes difficultes a nous faire comprendre.
+
+Nous et nos peres qui nous ont precedes, nous avons passe notre
+vie dans des conditions fort semblables; mais eux, avec leurs
+chemins de fer, leurs bateaux a vapeur, ils appartiennent a un
+siecle different.
+
+Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d'histoire entre
+les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans
+contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la
+Liberte s'enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa
+son sang, comment le noble Pitt eut le coeur brise dans ses
+efforts pour l'empecher de s'envoler de chez nous pour se refugier
+de l'autre cote de l'Atlantique.
+
+Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traite,
+de telle bataille, mais je ne sais ou ils trouveront des details
+sur nous-memes, ou ils apprendront quelle sorte de gens nous
+etions, quel genre de vie etait le notre et sous quel aspect le
+monde apparaissait a nos yeux, quand nos yeux etaient jeunes,
+comme le sont aujourd'hui les leurs.
+
+Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas
+pourtant que je me propose d'ecrire une histoire.
+Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint a peine les
+debuts de l'age adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence
+d'autrui, je n'ai guere le droit de parler de la mienne.
+
+C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et
+bien des annees devaient se passer avant le jour ou je regardai
+dans les yeux celle qui fut la mere de mes enfants.
+
+Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont
+assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant
+que nous allons chercher une echelle, et ces routes que nous
+parcourions en tenant leurs petites mains dans les notres, nous
+sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras.
+
+Mais je parlerai uniquement d'un temps ou l'amour d'une mere etait
+le seul amour que je connusse.
+
+Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'etes pas de
+ceux pour qui j'ecris.
+
+Mais s'il vous plait de penetrer avec moi dans ce monde oublie,
+s'il vous plait de faire connaissance avec le petit Jim, avec le
+champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon pere, qui fut un
+des fideles de Nelson, si vous tenez a entrevoir ce celebre homme
+de mer lui-meme, et Georges qui devint par la suite l'indigne roi
+d'Angleterre, si par-dessus tout vous desirez voir mon fameux
+oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maitres, et les
+grands champions, dont les noms sont encore familiers a vos
+oreilles, alors donnez la main, et... en route.
+
+Mais je dois vous prevenir: si vous vous attendez a trouver sous
+la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous
+exposez a une desillusion.
+
+Lorsque je jette les yeux sur les etageres qui supportent mes
+livres, je reconnais que ceux-la seuls se sont hasardes a ecrire
+leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves.
+
+Pour moi, je me tiendrais pour tres satisfait si l'on pouvait
+juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la
+moyenne.
+
+Des hommes d'action auraient peut-etre eu quelque estime pour mon
+intelligence et des hommes de tete quelque estime de mon energie.
+Voila ce que je peux desirer de mieux sur mon compte.
+
+En dehors d'une aptitude innee pour la musique, et telle que
+j'arrive le plus aisement, le plus naturellement, a me rendre
+maitre du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune
+superiorite dont j'aie lieu de me faire honneur aupres de mes
+camarades.
+
+En toutes choses, j'ai ete un homme qui s'arrete a mi-route, car
+je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et
+avant que la nature eut poudre ma chevelure a sa facon, la nuance
+etait intermediaire entre le blanc de lin et le brun.
+
+Il est peut-etre une pretention que je peux hasarder; c'est que
+mon admiration pour un homme superieur a moi n'a jamais ete melee
+de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et
+l'ai comprise telle qu'elle etait.
+
+C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je
+me mets a ecrire mes souvenirs.
+
+Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que
+possible ma personnalite en dehors du tableau.
+
+Si vous arrivez a me regarder comme un fil mince et incolore, qui
+servirait a reunir mes petites perles, vous m'accueillerez dans
+les conditions memes ou je desire etre accueilli.
+
+Notre famille, les Stone, etait depuis bien des generations vouee
+a la marine et il etait de tradition, chez nous, que l'aine portat
+le nom du commandant favori de son pere.
+
+C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre genealogie
+jusqu'a l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau a haut
+gaillard, a l'avant en eperon, lors de la guerre contre les
+Hollandais.
+
+Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons a mon pere Anson
+Stone qui a son tour me baptisa Rodney Stone en l'eglise
+paroissiale de Saint-Thomas, a Portsmouth, en l'an de grace 1786.
+
+Tout en ecrivant, je regarde par la fenetre de mon jardin,
+j'apercois mon grand garcon de fils, et si je venais a appeler
+"Nelson!", vous verriez que je suis reste fidele aux traditions de
+famille.
+
+Ma bonne mere, la meilleure qui fut jamais, etait la seconde fille
+du Reverend John Tregellis, cure de Milton, petite paroisse sur
+les confins de la plaine marecageuse de Langstone.
+
+Elle appartenait a une famille pauvre, mais qui jouissait d'une
+certaine consideration, car elle avait pour frere aine le fameux
+Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant herite d'un opulent
+marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des
+conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de
+Galles.
+
+J'aurai a parler plus longuement de lui par la suite, mais vous
+vous souviendrez des maintenant qu'il etait mon oncle et le frere
+de ma mere.
+Je puis me la representer pendant tout le cours de sa belle
+existence, car elle etait toute jeune quand elle se maria.
+
+Elle n'etait guere plus agee quand je la revois dans mon souvenir
+avec ses doigts actifs et sa douce voix.
+
+Elle m'apparait comme une charmante femme aux doux yeux de
+tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se
+redressant quand meme bravement.
+
+Dans mes souvenirs de ce temps-la, je la vois constamment vetue de
+je ne sais quelle etoffe de pourpre a reflets changeants, avec un
+foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir
+ses doigts agiles pendant qu'elle tricote.
+
+Je la revois encore dans les annees du milieu de sa vie, douce,
+aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les
+menant a bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde
+d'un lieutenant, et reussissant a faire marcher le menage du
+cottage du Friar's Oak et a tenir bonne figure dans le monde.
+
+Et maintenant, je n'ai qu'a m'avancer dans le salon, pour la
+revoir encore, apres quatre-vingts ans d'une existence de sainte,
+en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet
+coquettement enrubanne, ses lunettes a monture d'or, son epais
+chale de laine borde de bleu.
+
+Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand
+elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier
+est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez
+peut-etre de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez
+plus d'un mariage, mais votre mere est la premiere et la derniere
+amie. Cherissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour
+viendra ou tout acte irraisonne, ou toute parole jetee avec
+insouciance, reviendra en arriere se planter comme un aiguillon
+dans votre coeur.
+Telle etait donc ma mere, et quant a mon pere, la meilleure
+occasion pour faire son portrait, c'est l'epoque ou il nous revint
+de la Mediterranee.
+
+Pendant toute mon enfance, il n'avait ete pour moi qu'un nom et
+une figure dans une miniature que ma mere portait suspendue a son
+cou.
+
+Dans les debuts, on me dit qu'il combattait contre les Francais.
+
+Quelques annees plus tard, il fut moins souvent question de
+Francais et on parla plus souvent du general Bonaparte.
+
+Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai a la
+boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse.
+
+C'etait donc la l'ennemi par excellence, celui que mon pere avait
+combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans treve.
+
+Pour mon imagination d'enfant, c'etait une affaire d'honneur
+d'homme a homme, et je me representais toujours mon pere et cet
+homme rase de pres, aux levres minces, aux prises, chancelant,
+roulant dans un corps a corps furieux qui durait des annees.
+
+Ce fut seulement apres mon entree a l'ecole de grammaire que je
+compris combien il y avait de petits garcons dont les peres
+etaient dans le meme cas.
+
+Une fois seulement, au cours de ces longues annees, mon pere
+revint a la maison.
+
+Par la, vous voyez ce que c'etait d'etre la femme d'un marin en ce
+temps-la.
+
+C'etait aussitot apres que nous eumes quitte Portsmouth pour nous
+etablir a Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de
+s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider a gagner son nouveau
+nom de Lord Saint-Vincent.
+
+Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par
+ses recits de batailles et je me souviens, comme si c'etait
+d'hier, de l'epouvante que j'eprouvai en voyant une tache de sang
+sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point,
+provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant.
+
+A cette epoque je restai convaincu que ce sang avait jailli du
+corps d'un Francais ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur
+devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tete.
+
+Ma mere pleura amerement apres son depart.
+
+Quant a moi, je ne fus pas fache de voir son dos bleu et ses
+culottes blanches s'eloigner par l'allee du jardin, car je
+sentais, en mon insouciance et mon egoisme d'enfant, que nous
+etions plus pres l'un de l'autre, quand nous etions ensemble, elle
+et moi.
+
+J'etais dans ma onzieme annee quand nous quittames Portsmouth,
+pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton,
+qui nous fut recommande par mon oncle, Sir Charles Tregellis.
+
+Un de ses amis intimes, Lord Avon, possedait sa residence pres de
+la.
+
+Le motif de notre demenagement, c'etait qu'on vivait a meilleur
+marche a la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma mere de
+garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait a distance
+du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser a recevoir
+
+C'etait une epoque d'epreuves pour tout le monde, excepte pour les
+fermiers. Ils faisaient de tels benefices qu'ils pouvaient, a ce
+que j'ai entendu dire, laisser la moitie de leurs terres en
+jachere, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur
+rapportait le reste.
+
+Le ble se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de
+quatre livres un shilling neuf pences.
+
+Nous aurions eu grand peine a vivre, meme dans le paisible cottage
+de Friar's Oak sans la part de prises revenant a l'escadre de
+blocus sur laquelle servait mon pere.
+
+La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest
+n'avait guere que de l'honneur a gagner. Mais les fregates qui les
+accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires
+caboteurs, et, comme conformement aux regles de service elles
+etaient considerees comme dependant de la flotte, le produit de
+leurs prises etait reparti au marc le franc.
+
+Mon pere fut ainsi a meme d'envoyer a la maison des sommes
+suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon sejour a
+l'ecole que dirigeait Mr Joshua Allen.
+
+J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait.
+
+Ce fut a l'ecole d'Allen que je fis la connaissance de Jim
+Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appele. Il etait le
+neveu du champion Harrison, de la forge du village.
+
+Je me le rappelle encore, tel qu'il etait en ce temps-la, avec ses
+grands membres degingandes, aux mouvements maladroits comme ceux
+d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tete
+a toutes les femmes qui passaient.
+
+C'est de ce temps-la que date une amitie qui a dure toute notre
+vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue
+d'un livre, et de son cote, il m'enseigna la boxe et la lutte, il
+m'apprit a chatouiller la truite dans l'Adur, a prendre des lapins
+au piege sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi
+leste qu'il avait le cerveau lent.
+
+Mais il etait mon aine de deux ans, de sorte que longtemps avant
+que j'aie quitte l'ecole, il etait alle aider son oncle a la
+forge.
+
+Friar's Oak est situe dans un pli des Dunes et la quarantieme
+borne milliaire entre Londres et Brighton est posee sur la limite
+meme du village.
+
+Ce n'est qu'un hameau, a l'eglise vetue de lierre, avec un beau
+presbytere et une rangee de cottages en briques rouges, dont
+chacun est isole par son jardinet.
+
+A une extremite du village se trouvait la forge du champion
+Harrison, a l'autre l'ecole de Mr Allen.
+
+Le cottage jaune, un peu a l'ecart de la route, avec son etage
+superieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie
+fixes dans le platre, c'est celui que nous habitions.
+
+Je ne sais s'il est encore debout.
+
+Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit
+propre a subir des changements.
+
+Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche,
+etait situee l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John
+Cummings.
+
+Ce personnage jouissait d'une tres bonne reputation locale, mais
+quand il etait en voyage, il etait sujet a d'etranges
+derangements, ainsi qu'on le verra plus tard.
+
+Bien qu'il y eut un courant continu de commerce sur la route, les
+coches venant de Brighton en etaient encore trop pres pour faire
+halte et ceux de Londres trop presses d'arriver a destination, de
+sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante brisee, d'une
+roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif
+des gens du village.
+
+C'etait juste l'epoque ou le prince de Galles venait de construire
+a Brighton son bizarre palais pres de la mer.
+
+En consequence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'ecoulait
+pas un jour que nous ne vissions defiler a grand bruit, devant nos
+portes, une ou deux centaines de phaetons.
+
+Le petit Jim et moi, nous avons passe maintes soirees d'ete
+allonges dans l'herbe a contempler tout ce grand monde, a saluer
+de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu
+d'un nuage de poussiere et les postillons penches en avant, les
+trompettes retentissantes, les cochers coiffes de chapeaux bas a
+bords tres releves, avec la figure aussi cramoisie que leurs
+habits.
+
+Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait
+a haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient
+ses gros membres mal articules, ses epaules disloquees, ils
+l'auraient peut-etre regarde de plus pres et lui auraient accorde
+leurs encouragements.
+
+Le petit Jim n'avait connu ni son pere ni sa mere, et toute sa vie
+s'etait ecoulee chez son oncle, le champion Harrison. Harrison,
+c'etait le forgeron de Friar's Oak.
+
+Il avait recu ce surnom, le jour ou il avait combattu avec Tom
+Johnson, qui etait alors en possession de la ceinture
+d'Angleterre, et il l'aurait surement battu sans l'apparition des
+magistrats du comte de Bedford qui interrompirent la bataille.
+
+Pendant des annees, Harrison n'eut pas son pareil pour l'ardeur a
+combattre et pour son adresse a porter un coup decisif, bien qu'il
+ait toujours ete, a ce que l'on dit, lent sur ses jambes.
+
+A la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le
+combat par un coup lance a toute volee, qui non seulement rejeta
+son adversaire par-dessus la corde d'arriere, mais qui encore le
+mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort.
+
+Harrison fut, pendant tout ce temps-la, dans un etat voisin de la
+folie. Il s'attendait d'heure en heure a se voir prendre au collet
+par un agent de Bow Street et condamner a mort.
+
+Cette mesaventure, ajoutee aux prieres de sa femme, le decida a
+renoncer pour toujours au champ clos et a reserver sa grande force
+musculaire pour le metier ou elle paraissait devoir trouver un
+emploi avantageux.
+
+Grace au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait
+avoir de l'ouvrage en abondance a Friar's Oak.
+
+Il ne tarda pas longtemps a devenir le plus riche des gens du
+village; et quand il se rendait, le dimanche, a l'eglise avec sa
+femme et son neveu, c'etait une famille d'apparence aussi
+respectable qu'on pouvait le desirer.
+Il n'etait point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus,
+et l'on disait souvent que s'il avait pu allonger davantage son
+rayon d'action, il aurait ete en etat de tenir tete a Jackson ou a
+Belcher, dans leurs meilleurs jours.
+
+Sa poitrine etait un tonneau.
+
+Ses avant-bras etaient les plus puissants que j'aie jamais vus,
+avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies
+luisantes, comme un bloc de roche polie par l'action des eaux.
+
+Neanmoins, avec toute cette vigueur, c'etait un homme lent, range,
+doux, en sorte que personne n'etait plus aime que lui, dans cette
+region campagnarde.
+
+Sa figure aux gros traits, bien rasee, pouvait prendre une
+expression fort dure, ainsi que je l'ai vu a l'occasion, mais pour
+moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours
+un sourire sur les levres, et la bienvenue dans les yeux. Dans
+tout le pays, il n'y avait pas un mendiant qui ne sut que s'il
+avait des muscles d'acier, son coeur etait des plus tendres.
+
+Son sujet favori de conversation, c'etait ses rencontres
+d'autrefois, mais il se taisait, des qu'il voyait venir sa petite
+femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci etait
+de lui voir jeter la le marteau et la lime pour retourner au champ
+clos. Et vous n'oubliez pas que son ancienne profession n'etait
+nullement atteinte a cette epoque de la deconsideration qui la
+frappa dans la suite. L'opinion publique est devenue defavorable,
+parce que cet etat avait fini par devenir le monopole des coquins
+et parce qu'il encourageait les mefaits commis sur l'arene.
+
+Le boxeur honnete et brave a vu lui aussi se former autour de lui
+un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et
+nobles courses de chevaux.
+C'est pour cela que l'Arene se meurt en Angleterre et nous pouvons
+supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se
+trouvera personne pour leur succeder. Mais il en etait autrement a
+l'epoque dont je parle.
+
+L'opinion publique etait des plus favorables aux lutteurs et il y
+avait de bonnes raisons pour qu'il en fut ainsi.
+
+On etait en guerre. L'Angleterre avait une armee et une flotte
+composees uniquement de volontaires, qui s'y engageaient pour
+obeir a leur instinct batailleur, et elle avait en face d'elle un
+pays ou une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un
+soldat.
+
+Si le peuple n'avait pas eu en surabondance cette humeur
+batailleuse, il est certain que l'Angleterre aurait succombe.
+
+On pensait donc et on pense encore que, les choses etant ainsi,
+une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille
+hommes pour temoins et que trois millions d'hommes pouvaient
+disputer, devait contribuer a entretenir un ideal de bravoure et
+d'endurance.
+
+Sans doute, c'etait un exercice brutal, et la brutalite meme en
+etait la fin derniere, mais c'etait moins brutal que la guerre qui
+doit pourtant lui survivre.
+
+Est-il logique d'inculquer a un peuple des moeurs pacifiques, en
+un siecle ou son existence meme peut dependre de son temperament
+guerrier?
+
+C'est une question que j'abandonne a des tetes plus sages que la
+mienne.
+
+Mais, c'etait ainsi que nous pensions au temps de nos grands-peres
+et c'est pourquoi on voyait des hommes d'Etat comme Wyndham, comme
+Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l'Arene.
+
+Ce simple fait, que des personnages considerables se declaraient
+pour elle, suffisait a lui seul pour ecarter la canaillerie qui
+s'y glissa par la suite.
+
+Pendant plus de vingt ans, a l'epoque de Jackson, de Brain, de
+Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les maitres
+de l'Arene furent des hommes dont la probite etait au-dessus de
+tout soupcon et ces vingt-la etaient justement, comme je l'ai dit,
+a l'epoque ou l'Arene pouvait servir un interet national.
+
+Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d'un incendie une
+jeune fille de Bristol, comment Jackson s'acquit l'estime et
+l'amitie des gens les plus distingues de son temps et comment
+Gully conquit un siege dans le premier Parlement reforme.
+
+C'etaient ces hommes-la qui determinaient l'ideal. Leur profession
+se recommandait d'elle-meme par les conditions qu'elle exigeait,
+le succes y etant interdit a quiconque etait ivrogne ou menait une
+vie de debauche.
+
+Il y avait, parmi les lutteurs d'alors, des exceptions sans doute,
+des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je
+repete qu'en majorite, ils etaient d'honnetes gens, portant la
+bravoure et l'endurance a un degre incroyable et faisant honneur
+au pays qui les avait enfantes.
+
+Ainsi que vous le verrez, la destinee me permit de les frequenter
+quelque peu et je parle d'eux en connaissance de cause.
+
+Je puis vous assurer que nous etions fiers de posseder dans notre
+village un homme tel que le champion Harrison, et quand des
+voyageurs faisaient un sejour a l'auberge, ils ne manquaient pas
+d'aller faire un tour a la forge, rien que pour jouir de sa vue.
+
+Il valait bien la peine d'etre regarde, surtout par un soir de
+mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros
+muscles et sur la fiere figure de faucon qu'avait le petit Jim,
+pendant qu'ils travaillaient, a tour de bras, un coutre de charrue
+tout rutilant et se dessinaient a chaque coup dans un cadre
+d'etincelles.
+
+Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres
+lance a toute volee, pendant que Jim en frappait deux de son
+marteau a main.
+
+La sonorite du clunk! clink-clink! clunk! clink-clink! etait un
+appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me
+disais que tous les deux etant affaires a l'enclume, il y avait
+pour moi une place au soufflet.
+
+Je me souviens qu'une fois seulement, au cours de ces annees
+passees au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un
+instant quelle sorte d'homme il avait ete jadis.
+
+Par une matinee d'ete le petit Jim et moi etions debout pres de la
+porte de la forge, quand une voiture privee, avec ses quatre
+chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec
+un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un
+fer a cheval a demi courbe dans ses pinces, pour y jeter un coup
+d'oeil.
+
+Un gentleman, couvert d'une houppelande blanche de cocher, un
+Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-la, conduisait et
+une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, etaient
+perches derriere lui.
+Peut-etre que les vastes dimensions du forgeron attirerent son
+attention, peut-etre fut-ce simple hasard, mais comme il passait,
+la laniere du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla
+et nous l'entendimes cingler d'un coup sec le tablier de cuir du
+forgeron.
+
+-- Hola, maitre, cria le forgeron en le suivant du regard, votre
+place n'est pas sur le siege, tant que vous ne saurez pas mieux
+manier un fouet.
+
+-- Qu'est-ce que c'est? dit le conducteur en tirant sur les renes.
+
+-- Je vous invite a faire attention, maitre, ou bien il y aura un
+oeil de moins sur la route ou vous conduisez.
+
+-- Ah! c'est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur
+en placant le fouet dans la gaine et otant ses gants de cheval.
+Nous allons causer un peu, mon beau gaillard.
+
+Les gentilshommes sportsmen de ce temps-la etaient d'excellents
+boxeurs pour la plupart, car c'etait la mode de suivre le cours de
+Mendoza tout comme quelques annees plus tard, il n'y avait pas un
+homme de la ville qui n'eut porte le masque d'escrime avec
+Jackson.
+
+Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais
+devant la chance d'une aventure de grande route et il arrivait
+bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se
+vanter apres qu'un jeune beau ait mis habit bas pour boxer avec
+lui.
+
+Celui-la s'elanca du siege avec l'empressement d'un homme qui n'a
+pas de doutes sur l'issue de la querelle et, apres avoir accroche
+sa houppelande a collet a la barre de dessus, il retourna
+coquettement les manchettes plissees de sa chemise de batiste.
+-- Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il.
+
+Les amis, qui etaient sur la voiture, savaient, j'en suis certain,
+qui etait ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier
+ordre de voir leur camarade donner tete baissee dans le piege.
+
+Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient a
+grands cris des phrases, des conseils.
+
+-- Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick, criaient-ils.
+Servez-lui son dejeuner a ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son
+tas de cendre. Et depechez-vous, sans quoi vous allez voir son
+dos.
+
+Encourage par ces clameurs, le jeune patricien s'avanca vers son
+homme.
+
+Le forgeron ne bougea pas, mais ses levres se contracterent avec
+une expression farouche pendant que ses gros sourcils
+s'abaissaient sur ses yeux percants et gris.
+
+Il avait lache les tenailles et les bras libres etaient ballants.
+
+-- Faites attention, mon maitre, dit-il. Sans cela vous allez vous
+faire poivrer.
+
+Il y avait dans cette voix un ton d'assurance, il y avait dans
+cette attitude une fermete calme, qui firent deviner le danger au
+jeune Lord.
+
+Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussitot ses
+mains tomberent, sa figure s'allongea.
+
+-- Pardieu! s'ecria-t-il, c'est Jack Harrison.
+-- Lui-meme, mon maitre.
+
+-- Ah! je croyais avoir affaire a quelque mangeur de lard du comte
+d'Essex. Eh! eh! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour
+ou vous avez presque tue Baruch le noir, ce qui m'a coute cent
+bonnes livres.
+
+Quels hurlements poussait-on sur la voiture!
+
+-- _Kiss! Kiss!_ Par Dieu! criaient-ils, c'est Jack Harrison
+l'assommeur. Lord Frederick etait sur le point de s'en prendre a
+l'ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et
+voyons ce qui arrivera.
+
+Mais le conducteur etait deja remonte sur son siege et riait plus
+fort que tous ses camarades.
+
+-- Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il.
+Sont-ce la vos fils?
+
+-- Celui-ci est mon neveu, maitre.
+
+-- Voici une guinee pour lui. Il ne pourra pas dire que je l'aie
+prive de son oncle.
+
+Et ayant mis ainsi les rieurs de son cote par la facon gaie de
+prendre les choses, il fit claquer son fouet et l'on partit a fond
+de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres,
+tandis que Harrison, son fer non acheve a la main, rentrait chez
+lui en sifflant.
+
+II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE
+
+
+Tel etait donc le champion Harrison.
+
+Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non
+seulement parce qu'il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce
+qu'en avancant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez
+que c'est son histoire encore plus que la mienne et qu'il arriva
+un temps ou son nom et sa reputation furent sur les levres de tout
+le peuple anglais.
+
+Vous prendrez donc votre parti de m'entendre vous exposer son
+caractere, tel qu'il etait a cette epoque, et particulierement
+vous raconter une aventure tres singuliere qui n'est pas de nature
+a s'effacer jamais de notre memoire a tous deux.
+
+On etait bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante,
+car il avait l'air d'appartenir a une race, a une famille bien
+differentes de la leur.
+
+Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas-
+cotes de l'eglise le dimanche, tout d'abord l'homme aux epaules
+carrees, aux formes trapues, puis la petite femme a la physionomie
+et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits
+accentues, aux boucles noires, dont le pas etait si elastique et
+si leger qu'il ne paraissait tenir a la terre que par un lien plus
+mince que les villageois a la lourde allure dont il etait entoure.
+
+Il n'avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais
+pour peu qu'on se connut en hommes (et toutes les femmes au moins
+s'y entendent) il etait impossible de voir ses epaules parfaites,
+ses hanches etroites, sa tete fiere posee sur son cou, comme un
+aigle sur son perchoir, sans eprouver cette joie tranquille que
+nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de
+satisfaction de soi que l'on ressent, en leur presence, comme si
+l'on avait contribue a leur creation.
+
+Mais nous avons l'habitude d'associer la beaute chez un homme avec
+la mollesse.
+
+Je ne vois aucune raison a cette association d'idees; en tout cas,
+la mollesse n'apparut jamais chez Jim.
+
+De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est aucun dont le
+coeur et l'esprit rappelassent davantage la durete du fer.
+
+En etait-il un seul parmi nous qui fut capable d'aller de son pas
+ou de le suivre, soit a la course, soit a la nage?
+
+Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait ose se
+pencher par-dessus l'escarpement de Wolstonbury et descendre
+jusqu'a cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon
+battait des ailes a ses oreilles, en de vains efforts, pour
+l'ecarter de son nid.
+
+Il n'avait que seize ans et ses cartilages ne s'etaient pas encore
+ossifies, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de
+Burgess Hill, qui s'etait donne le surnom de _Coq des dunes du
+sud_.
+
+Ce fut apres cela que le champion Harrison entreprit de lui donner
+des lecons regulieres de boxe.
+
+-- J'aimerais autant que vous renonciez a la boxe, petit Jim, dit-
+il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez a mordre,
+ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir
+tete a n'importe qui du pays du sud.
+
+Et il ne mit pas longtemps a tenir sa promesse.
+
+J'ai deja dit que le petit Jim n'aimait guere ses livres, mais par
+la j'entendais des livres d'ecole, car des qu'il s'agissait de
+romans de n'importe quel sujet qui touchait de pres ou de loin aux
+aventures, a la galanterie, il etait impossible de l'en arracher,
+avant qu'il eut fini.
+
+Lorsqu'un livre de cette sorte lui tombait entre les mains,
+Friar's Oak et la forge n'etaient plus pour lui qu'un reve et sa
+vie se passait a parcourir l'Ocean, a errer sur les vastes
+continents, en compagnie des heros du romancier.
+
+Et il m'entrainait a partager ses enthousiasmes, si bien que je
+fus heureux de me faire le _Vendredi_ de ce _Crusoe_, quand il
+decida que le petit bois de Clayton etait une ile deserte et que
+nous y etions jetes pour une semaine.
+
+Mais lorsque je m'apercus qu'il s'agissait de coucher en plein
+air, sans abri, toutes les nuits, et qu'il proposa de nous nourrir
+de moutons des dunes, (de chevres sauvages, ainsi qu'il les
+denommait) en les faisant cuire sur du feu que l'on obtiendrait
+par le frottement de deux batons, le coeur me manqua et je
+retournai aupres de ma mere.
+
+Quant a Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade
+semaine, et au bout de ce temps, il revint l'air plus sauvage et
+plus sale que son heros, tel qu'on le voit dans les livres a
+images.
+
+Heureusement, il n'avait parle que de tenir une semaine, car s'il
+s'etait agi d'un mois, il serait mort de froid et de faim, avant
+que son orgueil lui permit de retourner a la maison.
+
+L'orgueil! C'etait la le fond de la nature de Jim.
+A mes yeux, c'etait un attribut mixte, moitie vertu, moitie vice.
+Une vertu, en ce qu'il maintient un homme au-dessus de la fange,
+un vice, en ce qu'il lui rend le relevement difficile quand il est
+une fois dechu.
+
+Jim etait orgueilleux jusque dans la moelle des os.
+
+Vous vous rappelez la guinee que le jeune Lord lui avait jetee du
+haut de son siege. Deux jours apres, quelqu'un la ramassa dans la
+boue au bord de la route.
+
+Jim seul avait vu a quel endroit elle etait tombee et il n'avait
+meme pas daigne la montrer du doigt a un mendiant.
+
+Il ne s'abaissait pas davantage a donner une explication en
+semblable circonstance. Il repondait a toutes les remontrances par
+une moue des levres et un eclair dans ses yeux noirs.
+
+Meme a l'ecole, il etait tout pareil. Il se montrait si convaincu
+de sa dignite, qu'il imposait aux autres sa conviction.
+
+Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu'un angle droit
+etait un angle qui avait le caractere droit, ou bien mettre Panama
+en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n'aurait pas plus songe a
+lever sa canne contre lui qu'a la laisser tomber sur moi si
+j'avais dit quelque chose de ce genre.
+
+C'etait ainsi. Bien que Jim ne fut le fils de personne, et que je
+fusse le fils d'un officier du roi, il me parut toujours qu'il
+avait montre de la condescendance en me prenant pour ami.
+
+Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure
+a laquelle je ne puis songer sans un frisson.
+
+La chose arriva en aout 1799, ou peut-etre bien dans les premiers
+jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le
+coucou dans le bois de Patcham et que, d'apres Jim, c'etait sans
+doute pour la derniere fois.
+
+C'etait ma demi-journee de conge du samedi et nous la passames sur
+les dunes, comme nous faisions souvent.
+
+Notre retraite favorite etait au-dela de Wolstonbury, ou nous
+pouvions nous vautrer sur l'herbe elastique, moelleuse, des
+calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en
+causant avec les bergers appuyes sur leurs bizarres houlettes a la
+forme antique de crochet, datant de l'epoque ou le Sussex avait
+plus de fer que tous les autres comtes de l'Angleterre.
+
+C'etait la que nous etions venus nous allonger dans cette superbe
+soiree.
+
+S'il nous plaisait de nous rouler sur le cote gauche, nous avions
+devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en
+courbes verdatres et montrant ca et la une fente blanche comme la
+neige, indiquant une carriere de pierre a chaux.
+
+Si nous nous retournions de l'autre cote, notre vue s'etendait sur
+la vaste surface bleue du Canal.
+
+Un convoi, je m'en souviens bien, arrivait ce jour meme.
+
+En tete, venait la troupe craintive des navires marchands. Les
+fregates, pareilles a des chiens bien dresses, gardaient les
+flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives,
+roulaient a l'arriere.
+
+Mon imagination planait sur les eaux, a la recherche de mon pere,
+quand un mot de Jim la ramena sur l'herbe, comme une mouette qui a
+l'aile brisee.
+
+-- Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est
+hantee!
+
+Si je l'avais entendu dire? Mais oui, naturellement. Y avait-il
+dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n'eut pas entendu
+parler du promeneur de la Falaise royale?
+
+-- Est-ce que vous en connaissez l'histoire, Roddy?
+
+-- Mais certainement, dis-je, non sans fierte. Je dois bien la
+savoir puisque le pere de ma mere, sir Charles Tregellis, etait
+l'ami intime de Lord Avon et qu'il assistait a cette partie de
+cartes, quand la chose arriva. J'ai entendu le cure et ma mere en
+causer la semaine derniere et tous les details me sont presents a
+l'esprit comme si j'avais ete la quand le meurtre fut commis.
+
+-- C'est une histoire etrange, dit Jim, d'un air pensif. Mais
+quand j'ai interroge ma tante a ce sujet, elle n'a pas voulu me
+repondre. Quant a mon oncle, il m'a coupe la parole des les
+premiers mots.
+
+-- Il y a une bonne raison a cela. A ce que j'ai appris, Lord Avon
+etait le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il
+ne tienne pas a parler de son malheur.
+
+-- Racontez-moi l'histoire, Roddy.
+
+-- C'est bien vieux a present. L'histoire date de quatorze ans et
+pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces
+gens-la qui etaient venus de Londres passer quelques jours dans la
+vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, etait son jeune frere,
+le capitaine Barrington; il y avait aussi son cousin Sir Lothian
+Hume; Sir Charles Tregellis, mon oncle, etait le troisieme et Lord
+Avon le quatrieme. Ils aiment a jouer de l'argent aux cartes, ces
+grands personnages, et ils jouerent, jouerent pendant deux jours
+et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle
+perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait a
+gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s'en tint pas la, il
+gagna a son frere aine des papiers qui avaient une grande
+importance pour celui-ci. Ils cesserent de jouer a une heure tres
+avancee de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le
+capitaine Barrington mort, la gorge coupee, a cote de son lit.
+
+-- Et ce fut Lord Avon qui fit cela?
+
+-- On trouva dans le foyer les debris de ses papiers brules. Sa
+manchette etait restee prise dans la main serree convulsivement du
+mort et son couteau pres du cadavre.
+
+-- Et alors, on le pendit, n'est-ce pas?
+
+-- On mit trop de lenteur a s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au
+jour ou il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la
+fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagne
+l'Amerique.
+
+-- Et le fantome se promene.
+
+-- Il y a bien des gens qui l'ont vu.
+
+-- Pourquoi la maison est-elle restee inhabitee?
+
+-- Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas
+d'enfants et Sir Lothian Hume, le meme qui etait son partenaire au
+jeu, est son neveu et son heritier. Mais il ne peut toucher a
+rien, tant qu'il n'aura pas prouve que Lord Avon est mort.
+Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe
+entre ses doigts.
+
+-- Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir? Nous
+irons voir le fantome.
+
+Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser.
+
+-- Ma mere ne voudra pas me laisser aller.
+
+-- Esquivez-vous quand elle sera couchee. Je vous attendrai a la
+forge.
+
+-- La Falaise royale est fermee.
+
+-- Je n'aurai pas de peine a ouvrir une des fenetres.
+
+-- J'ai peur, Jim.
+
+-- Vous n'aurez pas peur si vous etes avec moi, Roddy. Je vous
+reponds qu'aucun fantome ne vous fera de mal.
+
+Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout
+le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir a
+un jeune garcon dans tout le Sussex.
+
+C'etait bien la une idee du petit Jim.
+
+C'etait son orgueil qui l'entrainait a cette expedition.
+
+Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre
+garcon pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce
+genre.
+Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plutot
+l'idee de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de
+Ditchling que dans la maison hantee de la Falaise royale.
+Neanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul.
+
+Aussi, comme je viens de le dire, je rodai autour de la maison, la
+figure si pale, si defaite que ma mere me crut malade d'une
+indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper
+qu'une infusion de the a la camomille.
+
+Toute l'Angleterre etait allee se coucher, car bien peu de gens
+pouvaient se payer le luxe de bruler une chandelle.
+
+Lorsque l'horloge eut sonne dix heures et que je regardai par ma
+fenetre, on ne voyait aucune lumiere, excepte a l'auberge.
+
+La fenetre n'etait qu'a quelques pieds du sol. Je me glissai donc
+au dehors.
+
+Jim etait au coin de la forge ou il m'attendait.
+
+Nous traversames ensemble le pre de John, nous depassames la ferme
+de Ridden et nous ne rencontrames en route qu'un ou deux officiers
+a cheval.
+
+Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se
+montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte
+que notre route etait tantot eclairee d'une lumiere argentee et
+tantot enveloppee d'une telle obscurite que nous nous perdions
+parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient.
+
+Nous arrivames enfin a la porte a claire-voie, flanquee de deux
+gros piliers, qui donnait sur la route.
+
+Jetant un regard a travers les barreaux, nous vimes la longue
+avenue de chenes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la
+maison dont la facade apparaissait blanche pale au clair de la
+lune.
+
+Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers a ce coup d'oeil,
+ainsi qu'a la plainte du vent de nuit qui soupirait et gemissait
+dans les branches.
+
+Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit.
+
+Nous avancames en faisant craquer le gravier sous nos pas.
+
+Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses
+petites fenetres qui scintillaient au clair de la lune et son
+filet d'eau qui l'entourait de trois cotes.
+
+La porte en voute se trouvait bien en face de nous et sur un des
+cotes un volet pendait a un des gonds.
+
+-- Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenetres
+qui est ouverte.
+
+-- Ne trouvez-vous pas que nous sommes alles assez loin, Jim? fis-
+je en claquant des dents.
+
+-- Je vous ferai la courte echelle pour entrer.
+
+-- Non, non, je ne veux pas entrer le premier.
+
+-- Alors ce sera moi.
+
+Il saisit fortement le rebord de la fenetre et bientot y posa le
+genou.
+
+-- A present, Roddy, tendez-moi les mains.
+
+Et d'une traction, il me hissa pres de lui.
+
+Bientot apres, nous etions dans la maison hantee.
+
+Quel son creux se fit entendre au moment ou nous sautames sur les
+planches du parquet.
+
+Il y eut un bruit soudain, suivi d'un echo si prolonge que nous
+restames un instant silencieux.
+
+Puis Jim eclata de rire:
+
+-- Quel vieux tambour que cet endroit, s'ecria-t-il. Allumons une
+lumiere, Roddy, et regardons ou nous sommes.
+
+Il avait apporte dans sa poche une chandelle et un briquet.
+
+Lorsque la flamme brilla, nous vimes sur nos tetes une voute en
+arc.
+
+Tout autour de nous, de grandes etageres en bois supportaient des
+plats couverts de poussiere.
+
+C'etait l'office.
+
+-- Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai.
+
+Puis poussant la porte, il me preceda dans le vestibule.
+Je me rappelle les hautes murailles lambrissees de chene, garnies
+de tetes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique
+buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de
+pieces s'ouvraient sur ce vestibule.
+
+Nous allames de l'une a l'autre.
+
+Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle a manger,
+toutes etaient pleines de cette atmosphere etouffante de poussiere
+et de moisissure.
+
+-- Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle ou ils
+ont joue aux cartes, sur cette meme table.
+
+-- Mais oui, et voici les cartes, s'ecria-t-il en rejetant de cote
+une piece d'etoffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de
+la table.
+
+Et en effet, il y avait une pile de cartes a jouer. Au moins une
+quarantaine de paquets a ce que je crois, qui etaient restes la
+depuis la partie qui avait eu un denouement tragique, avant que je
+fusse ne.
+
+-- Je me demande ou va cet escalier, dit Jim.
+
+-- N'y montez pas, Jim, m'ecriai-je en le saisissant par le bras.
+Il doit conduire a la chambre du meurtre.
+
+-- Comment le savez-vous?
+
+-- Le cure disait qu'on voyait au plafond... Oh! Jim, vous pouvez
+le voir meme a present.
+
+Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du
+plafond une grande tache de couleur foncee.
+
+-- Je crois que vous avez raison, dit-il En tout cas je veux y
+aller voir.
+
+-- Ne le faites pas, Jim, m'ecriai-je.
+
+-- Ta! ta! ta! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur.
+Je ne m'absenterai pas plus d'une minute. Ce n'est pas la peine
+d'aller a la chasse au fantome... a moins que... Grands Dieux! Il
+y a quelqu'un qui descend l'escalier.
+
+Je l'entendais, moi aussi, ce pas trainant qui partait de la
+chambre au-dessus et qui fut suivi d'un craquement sur les
+marches, puis un autre pas, un autre craquement.
+
+Je vis la figure de Jim. On eut dit qu'elle etait sculptee dans
+l'ivoire. Il avait les levres entr'ouvertes, les yeux fixes et
+diriges sur le rectangle noir que formait l'entree de l'escalier.
+
+Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agites de
+secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond.
+
+Quant a moi, mes genoux se deroberent et je me trouvai accroupi
+derriere Jim. Un cri s'etait glace dans ma gorge.
+
+Et le pas continuait a se faire entendre de marche en marche.
+
+Alors, osant a peine regarder de ce cote et pourtant ne pouvant en
+detourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement
+dans le coin ou s'ouvrait l'escalier.
+
+Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les
+battements de mon pauvre coeur. Puis, quand je regardai de
+nouveau, le fantome avait disparu et la lente succession des
+cracs, crac, recommenca sur les marches de l'escalier.
+
+Jim s'elanca apres lui et me laissa seul a demi evanoui, sous le
+clair de lune.
+
+Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute apres, il revenait,
+passait sa main sous mon bras et tantot me portant, tantot me
+trainant, il me fit sortir de la maison.
+
+Ce fut seulement lorsque nous fumes en plein air dans la fraicheur
+de la nuit qu'il ouvrit la bouche.
+
+-- Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy?
+
+-- Oui, mais je suis tout tremblant.
+
+-- Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous
+demande pardon, Roddy. J'ai commis une sottise en vous entrainant
+dans une pareille entreprise. Jamais je n'avais cru aux choses de
+cette sorte... mais a present je suis convaincu.
+
+-- Est-ce que cela pouvait etre un homme, Jim? demandai-je
+reprenant courage, maintenant que j'entendais les aboiements des
+chiens dans les fermes.
+
+-- C'etait un esprit, Roddy.
+
+-- Comment le savez-vous?
+
+-- C'est que je l'ai suivi et que je l'ai vu disparaitre dans la
+muraille aussi aisement qu'une anguille dans le sable. Eh! Roddy,
+qu'avez-vous donc encore?
+
+Toutes mes terreurs m'etaient revenues; tous mes nerfs vibraient
+d'epouvante.
+
+-- Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je.
+
+J'avais les yeux diriges fixement vers l'avenue.
+
+Le regard de Jim suivit leur direction.
+
+Sous l'ombre epaisse des chenes, quelqu'un s'avancait de notre
+cote.
+
+-- Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel,
+advienne que pourra, je vais le prendre au corps.
+
+Nous nous accroupimes et restames aussi immobiles que les arbres
+voisins.
+
+Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande
+silhouette se dressa devant nous dans l'obscurite.
+
+Jim s'elanca sur elle, comme un tigre.
+
+-- Vous, en tout cas, vous n'etes pas un esprit, cria-t-il.
+
+L'individu jeta un cri de surprise, bientot suivi d'un grondement
+de rage.
+
+-- Qui diable?... hurla-t-il.
+Puis il ajouta:
+
+-- Je vous tords le cou si vous ne me lachez pas.
+
+La menace n'aurait peut-etre pas decide Jim a desserrer son
+etreinte, mais le son de la voix produisit cet effet.
+
+-- Eh quoi! vous, mon oncle? s'ecria-t-il.
+
+-- Eh! mais, je veux etre beni, si ce n'est pas le petit Jim! Et
+celui-la, qui est-ce? Mais c'est le jeune monsieur Rodney Stone,
+aussi vrai que je suis un pecheur en vie. Que diable faites-vous
+tous deux a la Falaise royale a cette heure de la nuit?
+
+Nous avions gagne ensemble le clair de la lune.
+
+C'etait bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le
+bras, et l'air si abasourdi que j'aurais souri si mon coeur
+n'etait reste encore convulse par la crainte.
+
+-- Nous faisions des explorations, dit Jim.
+
+-- Une exploration, dites-vous. Eh bien! je ne vous crois guere
+capables de devenir des capitaines Cook, ni l'un ni l'autre, car
+je n'ai jamais vu des figures aussi semblables a des navets peles.
+Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur?
+
+-- Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les
+esprits sont une chose nouvelle pour moi et...
+
+-- Les esprits?
+
+-- Je suis entre dans la Falaise royale et nous avons vu le
+fantome.
+
+Le champion se mit a siffler.
+
+-- Ah! voila de quoi il retourne, n'est-ce pas? dit-il. Est-ce que
+vous lui avez parle?
+
+-- Il a disparu avant que je le prisse.
+
+Le champion se remit a siffler.
+
+-- J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, la-
+haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille
+de ne pas vous meler. On a assez d'ennuis avec les gens de ce
+monde-ci, petit Jim, sans se detourner de sa route pour se creer
+des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr
+Rodney, si sa bonne mere lui voyait cette figure toute blanche,
+elle ne le laisserait plus revenir a la forge. Marchez tout
+doucement... Je vous reconduirai a Friar's Oak.
+
+Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous
+rejoignit et je ne pus m'empecher de remarquer qu'il n'avait plus
+son paquet sous le bras. Nous etions tout pres de la forge, quand
+Jim lui fit la question qui s'etait deja presentee a mon esprit.
+
+-- Qu'est-ce qui vous a amene a la Falaise royale, mon oncle?
+
+-- Eh! quand on avance en age, dit le champion, il se presente
+bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune idee. Quand vous
+serez arrives, vous aussi, a la quarantaine, vous reconnaitrez
+peut-etre la verite de ce que je vous dis.
+
+Ce fut la tout ce que nous pumes tirer de lui, mais malgre ma
+jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait
+sur la cote, des ballots qu'on transportait la nuit dans des
+endroits deserts. En sorte que depuis ce temps-la, quand
+j'entendais parler d'une capture faite par les garde-cotes, je
+n'etais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la
+porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion.
+
+
+III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS
+
+
+Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous
+y menions.
+
+Maintenant que ma memoire me reporte a mon sejour d'autrefois,
+elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de
+l'echeveau du passe, en entraine une demi-douzaine d'autres, avec
+lesquels il s'etait emmele.
+
+J'hesitais entre deux partis quand j'ai commence, en me demandant
+si j'avais en moi assez d'etoffe pour ecrire un livre, et
+maintenant voila que je crois pouvoir en faire un, rien que sur
+Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance.
+
+Certains d'entre eux etaient rudes et balourds, je n'en doute pas:
+et pourtant, vus a travers le brouillard du temps, ils
+apparaissent tendres et aimables.
+
+C'etait notre bon cure Mr Jefferson qui aimait l'univers entier a
+l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et
+c'etait l'excellent Mr Slack qui etait un pere pour tout le monde,
+a l'exception de Mr Jefferson, le cure de Friar's Oak.
+
+C'etait Mr Rudin, le refugie royaliste francais qui demeurait plus
+haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle
+d'une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous
+avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions
+battu les Francais, de sorte qu'apres la bataille du Nil, il passa
+tout un jour dehors, pour donner libre cours a son plaisir, et
+tout un autre jour dedans, pour exhaler tout a son aise sa furie,
+tantot battant des mains, tantot trepignant.
+
+Je me rappelle tres bien sa personne grele et droite, la facon
+deliberee dont il faisait tournoyer sa petite canne.
+
+Ni le froid ni la faim n'etaient de force a l'abattre, et pourtant
+nous savions qu'il avait lie connaissance avec l'une et l'autre.
+Mais il etait si fier, si grandiloquent dans ses discours, que
+personne n'eut ose lui offrir ni un repas, ni un manteau.
+
+Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur
+chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait
+present de quelques cotes de boeuf.
+
+Il ne pouvait faire autrement que d'accepter.
+
+Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'epaule un
+coup d'oeil au boucher, il disait:
+
+-- Monsieur, j'ai un chien.
+
+Ce qui n'empechait pas que pendant la semaine suivante, c'etait Mr
+Rudin et non son chien qui paraissait s'etre arrondi.
+
+Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier.
+
+N'etait-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical? mais en
+ce temps-la, certains le traitaient de _Priestleyiste_, d'autres
+de _Foxiste_ et presque tout le monde de traitre.
+
+Assurement, je trouvais a ce moment-la fort condamnable de prendre
+un air bougon, a chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand
+on le brula en effigie sous la forme d'un mannequin de paille
+devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fumes de la
+fete.
+
+Mais nous dumes reconnaitre qu'il fit bonne figure quand il marcha
+a nous en habit brun, en souliers a boucles, la colere empourprant
+son austere figure de maitre d'ecole.
+
+Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fumes empresses a
+nous esquiver sans bruit!
+
+-- Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils
+qui avez preche la paix pendant pres de deux mille ans et avez
+passe tout ce temps a massacrer les gens! Si tout l'argent qu'on
+depense a faire perir des Francais etait employe a sauver des
+existences anglaises, vous auriez alors le droit de bruler des
+chandelles a vos fenetres. Qui etes-vous pour venir ici insulter
+un homme qui observe la loi?
+
+-- Nous sommes le peuple d'Angleterre, cria le jeune Mr Ovington,
+fils du squire tory.
+
+-- Vous, faineant, qui n'etes bon qu'a jouer aux courses, a faire
+battre des coqs? Avez-vous la pretention de parler au nom du
+peuple d'Angleterre? C'est un fleuve profond, puissant,
+silencieux, vous n'en etes que l'ecume, la pauvre et sotte mousse
+qui flotte a sa surface.
+
+Nous le trouvames alors fort blamable, mais en reportant nos
+regards en arriere, je me demande si nous n'avions pas nous-memes
+grand tort.
+
+Et puis c'etaient les contrebandiers.
+
+Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce
+regulier etait devenu impossible entre la France et l'Angleterre,
+tout le negoce etait contrebande.
+
+Une nuit, j'allai sur le pre de Saint-John et, m'etant cache dans
+l'herbe, je comptai, dans les tenebres, au moins soixante-dix
+mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu'ils defilaient
+devant moi, sans plus de bruit qu'une truite dans un ruisseau.
+
+Pas un de ces animaux qui ne portat ses deux quartauts
+d'authentique cognac francais, ou son ballot de soie de Lyon ou de
+dentelle de Valenciennes.
+
+Je connaissais leur chef, Dan Scales.
+
+Je connaissais aussi Tom Kislop, l'officier monte, et je me
+rappelle leur rencontre de nuit.
+
+-- Vous battez-vous, Dan, demanda Tom.
+
+-- Oui, Tom. Il va falloir se battre.
+
+Sur quoi, Tom tira son pistolet et brula la cervelle de Dan.
+
+-- C'est malheureux d'avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je
+savais Dan trop fort pour moi, car nous nous etions deja mesures
+avant.
+
+Ce fut Tom qui paya un poete de Brighton pour composer l'epitaphe
+en vers qu'on placa sur la pierre tombale, epitaphe que nous
+trouvames tous fort vraie et fort bonne et qui commencait ainsi:
+
+_Helas! avec quelle vitesse vola le plomb fatal_
+_Qui traversa la tete du jeune homme._
+_Il tomba aussitot, il rendit l'ame._
+_Et la mort ferma ses yeux languissants!_
+Il y en avait d'autres et je crois pouvoir affirmer qu'on peut
+encore les lire dans le cimetiere de Patcham.
+
+Un jour, un peu apres l'epoque de notre aventure a la Falaise
+royale, j'etais assis dans le cottage, occupe a examiner les
+curiosites que mon pere avait fixees aux murs, et je souhaitais en
+paresseux que j'etais que Mr Lilly fut mort avant d'ecrire sa
+grammaire latine, quand ma mere, qui etait assise a la fenetre,
+son tricot a la main, jeta un petit cri de surprise.
+
+-- Grands Dieux! fit-elle, comme cette femme a l'air commun!
+
+Il etait si rare d'entendre ma mere exprimer une opinion
+defavorable sur qui que ce fut (a moins que ce ne fut sur
+Bonaparte) qu'en un bond je traversai la piece et fus a la
+fenetre.
+
+Une chaise, attelee d'un poney, descendait lentement la rue du
+village et, dans la chaise, etait assise la personne la plus
+singulierement faite que j'eusse jamais vue.
+
+Elle etait de forte corpulence et avait la figure d'un rouge si
+fonce que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de
+pourpre.
+
+Elle etait coiffee d'un vaste chapeau avec une plume blanche qui
+se balancait.
+
+De dessous les bords, deux yeux noirs effrontes regardaient au
+dehors avec une expression de colere et de defi, comme pour dire
+aux gens qu'elle faisait moins de cas d'eux qu'ils ne se
+souciaient d'elle.
+
+Son costume consistait en une sorte de pelisse ecarlate, garnie au
+cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les renes, pendant
+que le poney errait d'un bord a l'autre de la route au gre de son
+caprice.
+
+A chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du
+grand chapeau, si bien que nous en apercevions tantot la coiffe et
+tantot le bord.
+
+-- Quel terrible spectacle! s'ecria ma mere.
+
+-- Qu'est-ce qui vous choque chez elle?
+
+-- Que le ciel me pardonne si je la juge temerairement, Rodney,
+mais je crois que cette femme est ivre.
+
+-- Tiens! fis-je. Elle a arrete sa chaise la-haut, a la forge. Je
+vais vous chercher des nouvelles.
+
+Et saisissant ma casquette, je m'esquivai.
+
+Le champion Harrison venait de ferrer un cheval a la porte de la
+forge, et quand j'arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de
+l'animal sous le bras, sa rape a la main, et agenouille parmi les
+rognures blanches.
+
+De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d'un
+air d'etonnement comique.
+
+Bientot il jeta sa rape et vint a elle, se tint debout pres de la
+roue et hocha la tete en lui parlant.
+
+De mon cote, je me faufilai dans la forge ou le petit Jim achevait
+le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et
+l'habilete qu'il mettait a tourner les crampons.
+
+Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l'inconnue en
+train de causer avec son oncle.
+
+-- Est-ce lui? demanda-t-elle de facon que je l'entendis.
+
+Le champion Harrison affirma d'un signe de tete.
+
+Elle regarda Jim.
+
+Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands,
+aussi noirs, aussi remarquables.
+
+Bien que je ne fusse qu'un enfant, je devinai qu'en depit de sa
+face bouffie de sang, cette femme-la avait ete jadis tres belle.
+
+Elle tendit une main, dont tous les doigts s'agitaient, comme si
+elle avait joue de la harpe, et elle toucha Jim a l'epaule.
+
+-- J'espere... j'espere que vous allez bien... balbutia-t-elle.
+
+-- Tres bien, madame, dit Jim en promenant ses regards etonnes
+d'elle a son oncle.
+
+-- Et vous etes heureux aussi?
+
+-- Oui, madame, je vous remercie.
+
+-- Et vous n'aspirez a rien de plus?
+
+-- Mais non, madame. J'ai tout ce qu'il me faut.
+
+-- Cela suffit, Jim, dit son oncle d'une voix severe. Soufflez la
+forge, car le fer a besoin d'un nouveau coup de feu.
+Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose a dire,
+car elle marqua quelque depit de ce qu'on le renvoyait.
+
+Ses yeux etincelerent, sa tete s'agita, pendant que le forgeron,
+tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour
+l'apaiser.
+
+Pendant longtemps, ils causerent a demi-voix et elle parut enfin
+satisfaite.
+
+-- A demain alors, cria-t-elle tout haut.
+
+-- A demain, repondit-il.
+
+-- Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle
+en cinglant le dos du poney.
+
+Le forgeron resta immobile, la rape a la main, en la suivant des
+yeux jusqu'a ce qu'elle ne fut plus qu'un petit point rouge sur la
+route blanche.
+
+Alors, il fit demi-tour.
+
+Jamais je ne lui avais vu l'air aussi grave.
+
+-- Jim, dit-il, c'est miss Hinton, qui est venue se fixer aux
+Erables, au-dela du carrefour d'Anstey. Elle s'est prise d'un
+caprice pour vous, Jim, et peut-etre pourra-t-elle vous etre
+utile. Je lui ai promis que vous irez par-la et que vous la verrez
+demain.
+
+-- Je n'ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas a
+lui rendre visite.
+
+-- Mais j'ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu'on me prenne
+pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle mene
+une existence bien solitaire.
+
+-- De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte?
+
+-- Ah! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l'air d'y
+tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le
+jeune maitre Stone. Il ne refuserait pas d'aller voir une bonne
+dame, je vous le garantis, s'il croyait pouvoir ameliorer son
+sort, en agissant ainsi.
+
+-- Eh bien! mon oncle, j'irai si Roddy Stone veut venir avec moi,
+dit Jim.
+
+-- Naturellement, il ira, n'est-ce pas, maitre Rodney?
+
+Je finis par donner mon consentement et je revins a la maison
+rapporter toutes mes nouvelles a ma mere, qui etait enchantee de
+toute occasion de commerages.
+
+Elle hocha la tete, quand elle apprit que j'irais, mais elle ne
+dit pas non et la chose fut entendue.
+
+C'etait une course de quatre bons milles, mais quand vous etiez
+arrives, il vous etait impossible de souhaiter une plus jolie
+maisonnette.
+
+Partout du chevrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en
+bois et des fenetres a grillages.
+
+Une femme a l'air commun nous ouvrit la porte:
+
+-- Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle.
+-- Mais c'est elle qui nous a dit de venir, dit Jim.
+
+-- Je n'y peux rien, s'ecria la femme d'un ton rude, je vous
+repete qu'elle ne peut vous voir.
+
+Nous restames indecis un instant.
+
+-- Peut-etre pourriez-vous l'informer que je suis la, dit enfin
+Jim.
+
+-- Le lui dire, comment faire pour le lui dire, a elle qui
+n'entendrait pas seulement un coup de pistolet tire a ses
+oreilles. Essayez de lui dire vous-meme, si vous y tenez.
+
+Tout en parlant, elle ouvrit une porte.
+
+A l'autre bout de la piece gisait, ecroulee sur un fauteuil, une
+informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs epars dans
+tous les sens.
+
+Pour moi, j'etais si jeune que je ne savais si cela etait plaisant
+ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il
+prenait la chose, il avait la figure toute pale, l'air ecoeure.
+
+-- Vous n'en parlerez a personne, Roddy, dit-il.
+
+-- Non, excepte a ma mere.
+
+-- Je n'en dirai pas un mot, meme a mon oncle. Je pretendrai
+qu'elle etait malade, la pauvre dame. C'est bien assez que nous
+l'ayons vue dans cet etat de degradation, sans en faire un objet
+de propos dans le village. Cela me pese lourdement sur le coeur.
+
+-- Elle etait comme cela hier, Jim.
+-- Ah! vraiment? Je ne l'ai pas remarque. Mais je sais qu'elle a
+de la bonte dans les yeux et dans le coeur, car j'ai vu cela
+pendant qu'elle me regardait. Peut-etre est-ce le manque d'amis
+qui l'a reduite a cet etat!
+
+Son entrain en fut eteint pendant plusieurs jours et alors que
+l'impression faite en moi s'etait dissipee, ses manieres la firent
+renaitre.
+
+Mais ce ne devait pas etre la derniere fois que la dame a la
+pelisse rouge reviendrait a notre souvenir.
+
+Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je
+consentirais a retourner chez elle avec lui.
+
+-- Mon oncle a recu une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec
+moi et je serai plus a mon aise, si vous m'accompagnez, Rod.
+
+Pour moi, toute occasion de sortir etait bienvenue, mais a mesure
+que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que
+Jim se mettait l'esprit en peine a se demander si quelque chose
+n'irait pas encore de travers.
+
+Toutefois, les craintes s'apaiserent bientot, car nous avions a
+peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le
+seuil du cottage et accourut a notre rencontre par l'allee.
+
+Elle faisait une figure si etrange, avec sa face enflammee et
+souriante, enveloppee d'une sorte de mouchoir rouge, que si
+j'avais ete seul, cette vue m'aurait fait prendre mes jambes a mon
+cou.
+
+Jim, lui-meme, s'arreta un instant, comme s'il n'etait pas tres
+sur de lui, mais elle nous mis bientot a l'aise par la cordialite
+de ses facons.
+
+-- Vous etes vraiment bien bons de venir voir une vieille femme
+solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le
+derangement inutile que je vous ai cause mardi. Mais vous avez
+ete, vous-memes en quelque sorte la cause de mon agitation, car la
+pensee de votre venue m'avait excitee et la moindre emotion me
+jette dans une fievre nerveuse. Mes pauvres nerfs! Vous pouvez
+voir vous-memes ce qu'ils font de moi.
+
+Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agitees de secousses.
+
+Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas
+dans l'allee.
+
+-- Il faut que vous vous fassiez connaitre de moi et que je vous
+connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de tres vieux amis
+pour moi, et bien que vous l'ayez oublie, je vous ai tenu dans mes
+bras, quand vous etiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme,
+ajouta t-elle en s'adressant a moi, comment appelez-vous votre
+ami?
+
+-- Le petit Jim, madame.
+
+-- Alors, dussiez-vous me trouver effrontee, je vous appellerai
+aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos
+privileges, vous savez? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et
+nous prendrons ensemble une tasse de the.
+
+Elle nous preceda dans une chambre fort coquette, la meme ou nous
+l'avions apercue lors de notre premiere visite.
+
+Au milieu de la piece etait une table couverte d'une nappe
+blanche, de brillants cristaux, de porcelaines eblouissantes.
+
+Des pommes aux joues rouges etaient empilees sur un plat qui
+occupait le centre.
+
+Une grande assiette, chargee de petits pains fumants, fut aussitot
+apportee par la domestique a la figure reveche. Je vous laisse a
+penser si nous fimes honneur a toutes ces excellentes choses.
+
+Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos
+tasses et de remplir nos assiettes.
+
+Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut
+dans une armoire qui se trouvait au bout de la piece et chaque
+fois je vis la figure de Jim s'assombrir, car nous entendions un
+leger tintement de verre contre verre.
+
+-- Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table
+eut ete desservie, qu'est-ce que vous avez a regarder, comme cela,
+tout autour de vous?
+
+-- C'est qu'il y a tant de jolies choses contre les murs.
+
+-- Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie?
+
+-- Ah! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu
+en face de moi.
+
+Il representait une jeune fille grande et mince, aux joues tres
+rosees, aux yeux tres tendres, a la toilette si coquette que je
+n'avais jamais rien vu de si parfait. Elle tenait des deux mains
+un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches
+du parquet ou elle etait debout.
+
+-- Ah! c'est la plus jolie? dit-elle en riant. Eh bien! avancez-
+vous, nous allons lire ce qui est ecrit au bas.
+
+Je fis ce qu'elle me demandait et je lus: "Miss Hinton, dans son
+role de Peggy dans la _Mariee de Campagne_, joue a son benefice au
+theatre de Haymarket le 14 septembre 1782."
+
+-- C'est une actrice? dis-je.
+
+-- Oh! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela! dit-
+elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme! Il n'y a
+pas longtemps -- c'etait tout juste l'autre jour -- le duc de
+Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre,
+a epouse mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice.
+Et cette personne-ci, qui est-elle, a votre avis?
+
+Elle se placa au-dessous du portrait, les bras croises sur sa
+vaste poitrine, nous regardant tour a tour de ses gros yeux noirs.
+
+-- Eh bien! ou avez-vous les yeux? dit-elle enfin. C'etait moi qui
+etais miss Polly Hinton du theatre de Haymarket et peut-etre
+n'avez-vous jamais entendu ce nom?
+
+Nous fumes obliges d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions.
+
+Et ce seul mot d'actrice avait excite en nous une sensation de
+vague horreur, bien naturelle chez des garcons eleves a la
+campagne.
+
+Pour nous, les acteurs formaient une classe a part, qu'il fallait
+designer par allusions sans la nommer, et la colere du Tout-
+Puissant etait suspendue sur leur tete comme un nuage charge de
+foudre.
+
+Et en verite ce jugement semblait avoir recu son execution devant
+nous, quand nous considerions cette femme et ce qu'elle avait ete.
+
+-- Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a ete blessee,
+vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur
+votre figure ce qu'on vous aura appris a penser de moi. Tel est
+donc le resultat de l'education que vous avez recue, Jim: mal
+penser de ce que vous ne comprenez pas! J'aurais voulu que vous
+fussiez au theatre ce soir-la, avec le prince Florizel et quatre
+ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de
+Londres se levant dans le parterre a mon entree en scene. Si Lord
+Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas
+venue a bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York
+Street a Westminster. Et voila que deux petits paysans s'appretent
+a mejuger!
+
+L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait
+pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni meme a laisser
+entendre qu'il fut si en retard que cela sur les grands
+personnages de Londres.
+
+-- Je n'ai jamais mis les pieds dans un theatre, dit-il, et je ne
+sais rien sur ces gens-la.
+
+-- Ni moi non plus.
+
+-- He! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas
+ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes
+garcons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en
+reine des Peruviens, exhortant ses compatriotes a se soulever
+contre les Espagnols, leurs oppresseurs.
+Et a l'instant meme, cette femme grossierement tournee et
+boursouflee redevint une reine, la plus grandiose, la plus
+hautaine que vous ayez jamais pu rever.
+
+Elle s'adressa a nous dans un langage si ardent, avec des yeux si
+pleins d'eclairs, des gestes si imperieux de sa main blanche
+qu'elle nous tint fascines, immobiles sur nos chaises.
+
+Sa voix, au debut, etait tendre, douce et persuasive, mais elle
+prit de l'ampleur, du volume, a mesure qu'elle parlait
+d'injustice, d'independance, de la joie qu'il y avait a mourir
+pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs
+fremissants, que je me sentis tout pret a sortir du cottage et a
+donner tout de suite ma vie pour mon pays.
+
+Alors, un changement se produisit en elle.
+
+C'etait maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils
+unique et se lamentait sur cette perte.
+
+Sa voix etait pleine de larmes. Son langage etait si simple, si
+vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit
+gisant devant nous sur le tapis et que nous etions sur le point de
+joindre nos paroles de pitie et de souffrances aux siennes.
+
+Et alors, avant meme que nos joues fussent seches, elle redevint
+ce qu'elle avait ete.
+
+-- Eh bien! s'ecria-t-elle, que dites-vous de cela? Voila comment
+j'etais au temps ou Sally Siddons verdissait de jalousie au seul
+nom de Polly Hinton. C'est dans une belle piece, dans _Pizarro_.
+
+-- Et qui l'a ecrite?
+
+-- Qui l'a ecrite? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait
+ete ecrite par celui-ci ou celui-la? Mais il y a la quelques
+tirades pour celui qui connait la facon de les debiter.
+
+-- Et vous ne jouez plus, madame?
+
+-- Non, Jim, j'ai quitte les planches, quand... quand j'en ai eu
+assez. Mais mon coeur y revient quelquefois. Il me semble qu'il
+n'y a pas d'odeur comparable a celle des lampes a huile de la
+rampe et des oranges du parterre. Mais vous etes triste, Jim.
+
+-- C'est que je pensais a cette pauvre femme et a son enfant.
+
+-- Tut! N'y songez plus. J'aurai tot fait de l'effacer de votre
+esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la _Partie de
+saute-mouton_. Il faut vous figurer que la mere parle et que c'est
+cette effrontee petite dinde qui lui riposte.
+
+Et elle se mit a jouer une piece a deux personnages, alternant si
+exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous
+figurions avoir reellement deux etres distincts devant nous, la
+mere, vieille dame austere, qui tenait la main en cornet
+acoustique et sa fille evaporee toujours en l'air.
+
+Sa vaste personne se remuait avec une agilite surprenante.
+
+Elle agitait la tete et faisait la moue en lancant ses repliques a
+la vieille personne courbee qui les recevait.
+
+Jim et moi, nous ne pensions guere a nos pleurs et nous nous
+tenions les cotes de rire, avant qu'elle eut fini.
+
+-- Voila qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos eclats de
+rire. Je ne tenais pas a vous renvoyer a Friar's Oak avec des
+mines allongees, car peut-etre on ne vous laisserait pas revenir.
+
+Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un
+verre qu'elle posa sur la table.
+
+-- Vous etes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais
+cela me desseche la bouche de parler...
+
+Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de
+sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant:
+
+-- N'y touchez pas.
+
+Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs
+prenant une expression plus douce sous le regard de Jim:
+
+-- Est-ce que je n'en gouterai pas un peu?
+
+-- Je vous prie, n'y touchez pas.
+
+D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et
+la leva de telle sorte qu'il me vint l'idee qu'elle allait la
+vider d'un trait. Mais elle la lanca au dehors par la fenetre
+ouverte et nous entendimes le bruit que fit la bouteille en se
+cassant sur l'allee.
+
+-- Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait? Voila longtemps que
+personne ne s'inquiete si je bois ou non.
+
+-- Vous etes trop bonne, trop genereuse pour boire, dit-il.
+
+-- Tres bien! s'ecria-t-elle, je suis enchantee que vous ayez
+cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim,
+que je m'abstienne de brandy? Eh bien! je vais vous faire une
+promesse, si vous m'en faites une de votre cote.
+
+-- De quoi s'agit-il, Miss?
+
+-- Pas une goutte ne touchera mes levres, Jim, si vous me
+promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il
+fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il
+neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment
+il y a des moments ou je me trouve bien seule.
+
+La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma tres fidelement,
+car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon a
+la peche ou pour tendre des pieges aux lapins, il se rappelait que
+c'etait le jour reserve et se mettait en route pour Anstey-Cross.
+
+Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement
+difficile a tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si
+la chose avait marche de travers.
+
+Mais au bout d'un certain temps, la victoire etait gagnee. L'on
+finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez
+longtemps, et dans l'annee qui preceda le retour de mon pere, Miss
+Hinton etait devenue une toute autre femme.
+
+Ce n'etaient pas seulement ses habitudes qui etaient changees,
+elle avait change elle-meme, elle n'etait plus la personne que
+j'ai decrite.
+
+Au bout de douze mois, c'etait une dame d'aussi belle apparence
+qu'on put en voir dans le pays.
+
+Jim fut plus fier de cette oeuvre que d'aucune des entreprises de
+sa vie, mais j'etais le seul a qui il en parlat.
+
+Il eprouvait a son egard cette affection que l'on ressent envers
+les gens a qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de
+son cote, car, en l'entretenant, en lui decrivant ce qu'elle avait
+vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le
+prepara a l'existence plus large qui l'attendait.
+
+Telles etaient leurs relations a l'epoque ou la paix fut conclue
+et ou mon pere revint de la mer.
+
+
+IV -- LA PAIX D'AMIENS
+
+
+Bien des femmes se mirent a genoux, bien des ames de femme
+s'exhalerent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, a
+la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la
+conclusion des preliminaires de la paix.
+
+Toute l'Angleterre temoigna sa joie le jour par des pavoisements,
+la nuit par des illuminations.
+
+Meme dans notre hameau de Friar's Oak, nous deployames avec
+enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle a chacune de
+nos fenetres et une lanterne transparente, ornee d'un Grand G.R.
+(_Georges Roi_), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de
+l'auberge.
+
+On etait las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu
+affaire a l'Espagne, a la France, a la Hollande, tour a tour ou
+reunis.
+
+Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-la, c'etait que
+notre petite armee n'etait pas de taille a lutter sur terre avec
+les Francais, mais que notre forte marine etait plus que
+suffisante pour les vaincre sur mer.
+
+Nous avions acquis un peu de consideration, dont nous avions grand
+besoin apres la guerre avec l'Amerique, et, en outre, quelques
+colonies qui furent les bienvenues pour le meme motif, mais notre
+dette avait continue a s'enfler, nos consolides a baisser et Pitt
+lui-meme ne savait ou donner de la tete.
+
+Toutefois, si nous avions su que la paix etait impossible entre
+Napoleon et nous, que celle-ci n'etait qu'un entracte entre le
+premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensement
+en allant jusqu'au bout sans interruption.
+
+Quoi qu'il en soit, les Francais virent rentrer vingt mille bons
+marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnerent une
+belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de
+debarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons.
+
+Mon pere, tel que je me le rappelle, etait un petit homme plein
+d'endurance et de vigueur, pas tres large, mais quand meme bien
+solide et bien charpente.
+
+Il avait la figure si halee qu'elle avait une teinte tirant sur le
+rouge des pots de fleurs, et en depit de son age (car il ne
+depassait pas quarante ans, a l'epoque dont je parle) elle etait
+toute sillonnee de rides, plus profondes pour peu qu'il fut emu,
+de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune,
+puis un air vieillot.
+
+Il y avait surtout autour de ses yeux un reseau de rides fines,
+toutes naturelles chez un homme qui avait passe sa vie a les tenir
+demi-clos, pour resister a la fureur du vent et du mauvais temps.
+
+Ces yeux-la etaient peut-etre ce qu'il y avait de plus remarquable
+dans sa physionomie. Ils avaient une tres belle couleur bleu clair
+qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de
+rouille.
+
+La nature avait du lui donner un teint tres blanc, car quand il
+rejetait en arriere sa casquette, le haut de son front etait aussi
+blanc que le mien, et sa chevelure coupee tres ras avait la
+couleur du tan.
+
+Ainsi qu'il le disait avec fierte, il avait servi sur le dernier
+de nos vaisseaux qui fut chasse de la Mediterranee en 1797 et sur
+le premier qui y fut rentre en 1798.
+
+Il etait sous les ordres de Miller, comme troisieme lieutenant du
+_Thesee_, lorsque notre flotte, pareille a une meute d'ardents
+_foxhounds_ lances sous bois, volait de la Sicile a la Syrie, puis
+de la revenait a Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste
+perdue.
+
+Il avait servi avec ce meme brave marin sur le Nil, ou les hommes
+qu'il commandait ne cesserent d'ecouvillonner, de charger et
+d'allumer jusqu'a ce que le dernier pavillon tricolore fut tombe.
+Alors ils leverent l'ancre maitresse et tomberent endormis, les
+uns sur les autres, sous les barres du cabestan.
+
+Puis, devenu second lieutenant, il passa a bord d'un de ces
+farouches trois-ponts a la coque noircie par la poudre, aux oeils-
+de-pont barbouilles d'ecarlate, mais dont les cables de reserve,
+passes par-dessous la quille et reunis par-dessus les bastingages,
+servaient a maintenir les membrures et qui etaient employes a
+porter les nouvelles dans la baie de Naples.
+
+De la, pour recompenser ses services, on le fit passer comme
+premier lieutenant sur la fregate l'_Aurore_ qui etait chargee de
+couper les vivres a la ville de Genes et il y resta jusqu'a la
+paix qui ne fut conclue que longtemps apres.
+
+Comme j'ai bien garde le souvenir de son retour a la maison!
+
+Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois
+plus distinctement que les incidents de la semaine derniere, car
+la memoire du vieillard est comme des lunettes, ou l'on voit
+nettement les objets eloignes et confusement ceux qui sont tout
+pres.
+
+Ma mere avait ete prise de tremblements des qu'arriva a nos
+oreilles le bruit des preliminaires, car elle savait qu'il pouvait
+venir aussi vite que sa lettre.
+
+Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses
+continuelles exhortations a me tenir bien propre, bien mis. Et au
+moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte,
+et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire.
+
+Elle avait brode un "Soyez le bienvenu" en lettres blanches sur
+fond bleu, entre deux ancres rouges; elle le destinait a le
+suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la
+porte du cottage.
+
+Il n'etait pas encore sorti de la Mediterranee que ce travail
+etait acheve. Tous les matins, elle allait voir s'il etait monte
+et pret a etre accroche.
+
+Mais il s'ecoula un delai penible avant la ratification de la paix
+et ce ne fut qu'en avril de l'annee suivante qu'arriva le grand
+jour.
+
+Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de
+printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et
+avait fouette de sa douce chanson les noyers en bourgeons derriere
+notre cottage.
+
+Le soleil s'etait montre dans l'apres-midi.
+
+J'etais descendu avec ma ligne a peche, car j'avais promis a Jim
+de l'accompagner au ruisseau du moulin, quand tout a coup,
+j'apercus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux
+fumants.
+
+La portiere etait ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mere
+et ses petits pieds qui depassaient. Elle avait pour ceinture deux
+bras vetus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans
+l'interieur.
+
+Alors je courus a la recherche de la devise. Je l'epinglai sur les
+massifs, ainsi que nous en etions convenus et quand ce fut fini,
+je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la
+meme position.
+
+-- Voici Rod, dit enfin ma mere qui se degagea et remit pied a
+terre. Roddy, mon cheri, voici votre pere.
+
+Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient.
+
+-- Ah! Roddy, mon garcon, vous n'etiez qu'un enfant quand nous
+echangeames le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous
+aurons a vous traiter tout differemment desormais. Je suis tres
+content, content du fond du coeur de vous revoir, mon garcon, et
+quant a vous, ma cherie...
+
+Et les bras vetus de bleu sortirent une seconde fois pendant que
+le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte.
+
+-- Voila du monde qui vient, Anson, dit ma mere en rougissant.
+Descendez donc et entrez avec nous.
+
+Alors et soudain, nous fimes tous deux la remarque que pendant
+tout ce temps-la, il n'avait remue que les bras et que l'une de
+ses jambes etait restee posee sur le siege en face la chaise.
+
+-- Oh! Anson! Anson! s'ecria-t-elle.
+
+-- Peuh! dit-il en prenant son genou entre les mains et le
+soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a casse dans la
+baie, mais le chirurgien l'a repeche, mis entre des eclisses, il
+est reste tout de meme un peu de travers. Ah! quel coeur tendre
+elle a! Dieu me benisse, elle est passee du rouge a la paleur!
+Vous pouvez bien voir par vous-meme que ce n'est rien.
+
+Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et
+s'aidant d'une canne, il parcourut l'allee, passa sous la devise
+qui ornait les lauriers et de la franchit le seuil de sa demeure
+pour la premiere fois depuis cinq ans.
+
+Lorsque le postillon et moi nous eumes transporte a l'interieur le
+coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le
+retrouvai assis dans son fauteuil pres de la fenetre, vetu de son
+vieil habit bleu, deteint par les intemperies.
+
+Ma mere pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait
+la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma
+taille et m'attira pres de son siege.
+
+-- Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me
+refaire jusqu'a ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de
+moi, dit-il.
+
+Il y avait une caronade qui roulait a la derive sur le pont alors
+qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant
+qu'on eut pu l'amarrer, elle m'avait serre contre le mat.
+
+-- Ah! ah! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs,
+voila toutes mes vieilles curiosites, les memes qu'autrefois, la
+corne de narval de l'ocean Arctique, et le poisson-soufflet des
+Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du _Ca ira_
+poursuivi par Lord Hotham. Et vous voila aussi, Mary et vous
+Roddy, et bonne chance a la caronade a qui je dois d'etre revenu
+dans un port aussi confortable, sans avoir a craindre un ordre
+d'embarquement.
+
+Ma mere mit a portee de sa main sa longue pipe et son tabac, de
+telle sorte qu'il put l'allumer facilement, et rester assis,
+portant son regard tantot sur elle, tantot sur moi, et
+recommencant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous
+voir.
+
+Si jeune que je fusse, je compris que c'etait le moment auquel il
+avait reve pendant bien des heures de garde solitaire et que
+l'esperance de gouter pareille joie l'avait soutenu dans bien des
+instants penibles.
+
+Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre.
+
+Il restait ainsi immobile, l'ame trop pleine pour pouvoir parler,
+pendant que l'ombre se faisait peu a peu dans la petite chambre et
+que l'on voyait de la lumiere apparaitre aux fenetres de l'auberge
+a travers l'obscurite.
+
+Puis, quand ma mere eut allume nos lampes, elle se mit soudain a
+genoux et lui aussi, mettant de son cote un genou en terre, ils
+s'unirent en une commune priere pour remercier Dieu de ses
+nombreuses faveurs.
+
+Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils etaient en ce temps-
+la, c'est ce moment de leur vie qui se presente avec le plus de
+clarte a mon esprit, c'est la douce figure de ma mere toute
+brillante de larmes, avec ses veux bleus diriges vers le plafond
+noirci de fumee.
+
+Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa priere, mon pere
+balancait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en
+ayant une larme aux yeux.
+
+-- Roddy, mon garcon, dit-il apres le souper, voila que vous
+commencez a devenir un homme, maintenant. J'espere que vous allez
+vous mettre a la mer, comme l'ont fait tous les votres. Vous etes
+assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture.
+
+-- Et me laisser sans enfant comme j'ai ete sans epoux?
+
+-- Bah! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus a
+supprimer des emplois qu'a remplir ceux qui sont vacants,
+maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'a
+present, a quoi vous a servi votre sejour a l'ecole, Roddy. Vous y
+avez passe beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois
+neanmoins en mesure de vous mettre a l'epreuve. Avez-vous appris
+l'Histoire?
+
+-- Oui, pere, dis-je avec quelque confiance.
+
+-- Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne a la bataille
+de Camperdown?
+
+Il hocha la tete d'un air grave, en s'apercevant que j'etais hors
+d'etat de lui repondre.
+
+-- Eh bien! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis
+les pieds a l'ecole et qui vous diront que nous avions sept
+vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur
+le mur une gravure qui represente la poursuite du _Ca ira_. Quels
+sont les navires qui l'ont pris a l'abordage?
+
+Je fus encore oblige de m'avouer battu.
+
+-- Eh bien! votre papa peut encore vous donner quelques lecons
+d'Histoire, s'ecria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma
+mere. Avez-vous appris la geographie?
+
+-- Oui, pere, dis-je, avec moins d'assurance qu'auparavant.
+
+-- Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon a Algesiras?
+
+Je ne pus que secouer la tete.
+
+-- Et si vous aviez Wissant a trois lieues a tribord, quel serait
+votre port d'Angleterre le plus rapproche?
+
+Je dus encore m'avouer battu.
+
+-- Ah! je trouve que votre geographie ne vaut guere mieux que
+votre Histoire, dit-il. A ce compte-la, vous n'obtiendrez jamais
+votre certificat. Savez-vous faire une addition? Bon! Alors nous
+allons voir si vous etes capable de faire le total de sa part de
+prise.
+
+Tout en parlant, il jeta du cote de ma mere un regard malicieux.
+Elle posa son tricot et jeta un coup d'oeil attentif sur lui.
+
+-- Vous ne m'avez jamais questionne a ce sujet, Mary? dit-il.
+
+-- La Mediterranee n'est point une station qui ait de l'importance
+a ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l'Atlantique
+est l'endroit ou l'on gagne les parts de prise et la Mediterranee
+celle ou l'on gagne de l'honneur.
+
+-- Dans ma derniere croisiere, j'ai eu ma part de l'un et de
+l'autre, grace a mon passage d'un navire de guerre sur une
+fregate. Eh bien! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me
+reviennent, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arret.
+Pendant que nous tenions Massena bloque dans Genes, nous avons
+capture environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, charges
+de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux
+pour avoir part au gateau, mais ce seront les tribunaux de prise
+qui regleront l'affaire. Mettons qu'il me revienne, en moyenne,
+environ quatre livres par unite. Que me rapporteront les soixante-
+dix prises?
+
+-- Deux cent quatre-vingt livres, repondis-je.
+
+-- Eh! mais, Anson, c'est une fortune, s'ecria ma mere en battant
+des mains.
+
+-- Encore une epreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon
+cote. Il y avait la fregate _Xebec_ au large de Barcelone, ayant a
+bord vingt mille dollars d'Espagne, ce qui fait quatre mille deux
+cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il
+de cela?
+
+-- Cent livres.
+
+-- Ah! le comptable lui-meme n'aurait pas fait plus vite le
+calcul, s'ecria-t-il, enchante. Voici encore un calcul pour vous.
+Nous avons passe les detroits et navigue du cote des Acores ou
+nous avons rencontre la _Sabina_ revenant de Maurice avec du sucre
+et des epices. Douze cents livres pour moi, voila ce qu'elle m'a
+valu, Mary, ma cherie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts
+et vous n'aurez plus a vivre de privations sur ma miserable solde.
+
+Ma mere avait supporte, sans laisser echapper un soupir, ces
+longues annees d'efforts, mais maintenant qu'elle en etait
+delivree, elle se jeta en sanglotant au cou de mon pere. Il se
+passa assez longtemps avant qu'il put songer a reprendre mon
+examen arithmetique.
+
+-- Tout cela est a vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la
+main sur ses yeux. Par Georges! ma fille, quand ma jambe sera bien
+remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de sejour a
+Brighton, et si l'on voit sur la _Steyne_ une toilette plus
+elegante que la votre, puisse-je ne jamais remettre les pieds sur
+un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi
+fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou
+de geographie?
+
+Je m'evertuai a lui expliquer que l'addition se fait de meme facon
+a terre et a bord, mais qu'il n'en est pas de meme de l'Histoire
+ou de la geographie.
+
+-- Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire
+un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous
+suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui
+n'eut couru a l'eau salee comme une petite mouette. Lord Nelson
+m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole.
+
+Ce fut ainsi que mon pere fit sa rentree parmi nous; jamais garcon
+de mon age n'en eut de plus tendre et de plus affectueux.
+
+Bien que mes parents fussent maries depuis fort longtemps, ils
+avaient, en realite, passe tres peu de temps ensemble et leur
+affection mutuelle etait aussi ardente et aussi fraiche que celle
+de deux amants maries d'hier.
+
+J'ai appris depuis que l'homme de mer peut etre grossier,
+repugnant, mais ce n'est point par mon pere que je le sais, car
+bien qu'il eut passe par des epreuves aussi rudes qu'aucun d'eux,
+il etait reste le meme homme, patient, avec un bon sourire et une
+bonne plaisanterie pour tous les gens du village.
+
+Il savait se mettre a l'unisson de toute societe, car, d'une part,
+il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le cure ou avec sir
+James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait
+sans facon des heures entieres avec mes humbles amis de la forge,
+le champion Harrison, petit Jim et les autres.
+Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que
+j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les
+yeux du petit Jim petillaient comme du feu sous la cendre, tandis
+qu'il pretait l'oreille.
+
+Mon pere avait ete mis a la demi-solde, comme la plupart des
+officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer
+ainsi pres de deux ans avec nous.
+
+Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre desaccord entre
+lui et ma mere, excepte une fois.
+
+Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en resulta
+des evenements importants, il faut que je vous raconte comment
+cela arriva.
+
+Ce fut en somme le point de depart d'une serie de faits qui
+influerent non seulement sur ma destinee, mais sur celle de
+personnes bien plus considerables.
+
+Le printemps de 1803 fut fort precoce.
+
+Des le milieu d'avril, les chataigniers etaient deja couverts de
+feuilles.
+
+Un soir, nous etions tous a prendre le the, quand nous entendimes
+un pas lourd a notre porte.
+
+C'etait le facteur qui apportait une lettre pour nous.
+
+-- Je crois que c'est pour moi, dit ma mere.
+
+En effet, l'adresse d'une tres belle ecriture etait: "Mistress
+Mary Stone a Friar's Oak", et au milieu se voyait l'empreinte d'un
+cachet representant un dragon aile sur la cire rouge, de la
+grandeur d'une demi-couronne
+
+-- De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson? demanda-t-elle.
+
+-- J'avais espere que cela viendrait de Lord Nelson, repondit mon
+pere. Il serait temps que le petit recoive sa commission, mais si
+elle vous est adressee, cela ne peut venir de quelque personnage
+de bien grande importance.
+
+-- D'un personnage sans importance! s'ecria-t-elle, feignant
+d'etre offensee. Vous aurez a me faire vos excuses, pour ce mot-
+la, monsieur, car cette lettre m'est envoyee par un personnage qui
+n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frere.
+
+Ma mere avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle
+venait a parler de cet etonnant personnage qu'etait son frere.
+
+Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de
+sorte que c'etait toujours avec une sensation de profonde
+deference que j'entendais prononcer ce nom-la.
+
+Et ce n'etait pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais
+qu'entoure de circonstances brillantes, de details
+extraordinaires.
+
+Une fois, nous apprenions qu'il etait a Windsor avec le roi,
+d'autres fois, qu'il se trouvait a Brighton avec le prince.
+
+Parfois, c'etait sous les traits d'un sportsman que sa reputation
+arrivait jusqu'a nous, comme quand son _Meteore_ battit _Egham_ au
+duc de Queensberry a Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim
+Belcher et le mit a la mode a Londres.
+
+Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami
+des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l'homme qui
+s'habillait a la perfection.
+
+Mon pere, toutefois, ne parut pas transporte de la reponse
+triomphante que lui fit ma mere.
+
+-- Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu
+aimable
+
+-- Je lui ai ecrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un
+homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut-
+etre dispose a le pousser.
+
+-- Nous pouvons tres bien nous passer de lui. Il a louvoye pour se
+tenir a distance de nous quand le temps etait a l'orage, et nous
+n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille.
+
+-- Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mere avec chaleur.
+Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'ecoule si
+doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis.
+Pendant toutes ces annees, j'etais sure que je n'avais qu'un mot a
+dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu.
+
+-- Grace a Dieu, vous n'avez pas ete reduite a vous abaisser
+ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide.
+
+-- Mais il nous faut songer a Rodney.
+
+-- Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir a son
+equipement. Il ne lui faut rien de plus.
+
+-- Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence a Londres. Il
+pourrait faire connaitre a Rodney tous les grands personnages.
+Assurement, vous ne voulez pas nuire a son avancement?
+
+-- Alors, voyons ce qu'il dit, repondit mon pere.
+
+Et voici la lettre dont elle lui donna lecture:
+
+"14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803.
+
+"Ma chere soeur Mary,
+
+"En reponse a votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez
+pas me regarder comme depourvu de ces beaux sentiments qui font
+l'ornement de l'humanite.
+
+"Il est vrai, depuis quelques annees, absorbe comme je l'ai ete
+par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris
+la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproches de
+la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant.
+
+"Pour le moment, je suis au lit, ayant veille fort tard, la nuit
+derniere, pour offrir mes hommages a la marquise de Douvres,
+pendant son bal, et cette lettre vous est ecrite sous ma dictee
+par Ambroise, mon habile coquin de valet.
+
+"Je suis enchante de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney
+(mon Dieu! quel nom!), et comme je me mettrai en route la semaine
+prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon
+voyage en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi
+que lui.
+
+"Presentez mes compliments a votre mari.
+"Je suis toujours, ma chere soeur Mary,
+
+"Votre frere.
+
+"CHARLES TREGELLIS".
+
+-- Que pensez-vous de cela? s'ecria ma mere triomphante quand elle
+eut acheve.
+
+-- Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carrement mon pere.
+
+-- Vous etes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure
+opinion de lui, quand vous le connaitrez. Mais il dit qu'il sera
+ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs
+rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les
+draps.
+
+Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon pere restait l'air
+boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon
+etonnement en pensant a ce parent inconnu de Londres, a ce grand
+personnage, et a tout ce que sa venue pourrait signifier pour
+nous.
+
+V -- LE BEAU TREGELLIS
+
+
+J'etais dans ma dix-septieme annee et j'etais deja tributaire du
+rasoir.
+
+J'avais commence a trouver quelque peu monotone la vie sans
+horizon du village et j'aspirais vivement a voir un peu du vaste
+univers qui s'etendait au-dela.
+
+Ce besoin, dont je n'osais parler a personne, n'en etait que plus
+fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux
+yeux de ma mere. Mais desormais il n'y avait pas l'ombre d'un
+motif pour que je restasse a la maison, puisque mon pere etait
+aupres d'elle.
+
+Aussi avais-je l'esprit tout occupe de la perspective que
+m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait
+pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de
+la vie.
+
+Ainsi que vous le pouvez penser, c'etait vers la profession
+paternelle que se dirigeaient mes idees et mes esperances. Jamais
+je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes
+levres le gout du sel sans eprouver en moi le frisson que
+donnaient a mon sang cinq generations de marins.
+
+Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en
+ces temps-la devant les yeux d'un jeune garcon habitant sur la
+cote.
+
+Au temps de la guerre, je n'avais qu'a aller jusqu'a Wolstonbury
+pour apercevoir les voiles des chasse-maree et des corsaires
+francais.
+
+Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant
+de fort loin jusqu'a moi.
+
+Puis, c'etaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient
+quitte Londres et s'etaient battus avant la tombee de la nuit, ou
+bien, a peine sortis de Portsmouth, s'etaient trouves bord a bord
+avec l'ennemi, avant meme d'avoir perdu de vue le phare de Sainte-
+Helene.
+
+C'etait l'imminence du danger qui nous rechauffait le coeur en
+faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de
+l'hiver, ou nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie
+Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres.
+
+Pour nous, ce n'etaient point de grands amiraux, avec des titres,
+des dignites, mais de bons amis a qui nous donnions de preference
+notre affection et notre estime.
+
+Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous
+n'y auriez pas trouve un seul jeune garcon qui ne brulat du desir
+de partir avec eux sous le pavillon a croix rouge.
+
+Mais, maintenant la paix etait venue, et les flottes, qui avaient
+balaye le canal de la Mediterranee, etaient immobiles et desarmees
+dans nos ports.
+
+Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du cote
+de la mer.
+
+Desormais, c'etait a Londres que je pensais le jour, de Londres
+que je revais la nuit, l'immense cite, sejour des savants et des
+puissants, d'ou venaient ce flot incessant de voitures, ces foules
+de pietons poudreux qui defilaient sans interruption devant notre
+fenetre.
+
+Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se presenta le premier
+a moi.
+
+Aussi, etant tout jeune garcon, je me figurais d'ordinaire la cite
+comme une ecurie _gig_antesque ou fourmillaient les voitures, et
+d'ou elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la
+campagne.
+
+Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que la habitaient les
+gens de sports athletiques. Mon pere me dit que la vivaient les
+chefs de la marine; ma mere que c'etait la que vivaient son frere
+et les amis des grands personnages.
+
+Aussi, en arrivai-je a etre devore d'impatience de voir les
+merveilles de ce coeur de l'Angleterre.
+
+Cette venue de mon oncle, c'etait donc la lumiere se frayant
+passage a travers les tenebres et pourtant, j'osais a peine
+esperer qu'il consentirait a m'introduire, avec lui, dans ces
+spheres superieures ou il vivait.
+
+Toutefois, ma mere avait tant de confiance en la bonte naturelle
+de mon oncle, ou dans son eloquence a elle, qu'elle avait deja
+commence en secret a faire des preparatifs pour mon depart.
+
+Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait a mon
+esprit leger, elle etait un veritable supplice pour le caractere
+vif et ardent du petit Jim.
+
+Quelques jours seulement apres l'arrivee de la lettre de mon
+oncle, nous allames faire un tour sur les dunes, et ce fut alors
+que je pus entrevoir l'amertume qu'il avait au coeur.
+
+-- Qu'est-ce que je puis faire ici, Rodney? Je forge un fer a
+cheval, je le courbe, je le rogne, je releve les bouts, j'y perce
+cinq trous et puis c'est fini. Alors, ca recommence et ca
+recommence encore. Je tire le soufflet, j'entretiens le foyer; je
+lime un sabot ou deux et voila la besogne de la journee terminee
+et les jours succedent aux jours, sans le moindre changement.
+N'est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde?
+
+Je le regardai, je considerai sa fiere figure d'aigle, sa haute
+taille, ses membres musculeux et je me demandai s'il y avait dans
+tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux bati.
+
+-- L'armee ou la marine, voila votre vraie place, Jim.
+
+-- Voila qui est fort bien, s'ecria-t-il. Si vous entrez dans la
+marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang
+d'officier et vous n'y aurez qu'a commander. Tandis que moi, si
+j'y entre, ce sera comme quelqu'un qui est ne pour obeir.
+
+-- Un officier recoit les ordres de ceux qui sont places au-dessus
+de lui.
+
+-- Mais un officier n'a pas le fouet suspendu sur sa tete. J'ai vu
+ici a l'auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques annees.
+Il nous a montre, dans la salle commune, son dos tout decoupe par
+le fouet du contremaitre.
+
+-- Qui l'a commande? ai-je demande.
+
+-- Le capitaine, repondit-il.
+
+-- Et qu'auriez-vous eu si vous l'aviez tue sur le coup?
+
+-- La vergue, dit-il.
+
+-- Eh bien, si j'avais ete a votre place, j'aurais prefere cela,
+ai-je dit.
+
+Et c'etait la verite.
+
+-- Ce n'est pas ma faute, Rod, j'ai dans le coeur quelque chose
+qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m'oblige a
+parler franchement.
+
+-- Je le sais, vous etes aussi fier que Lucifer.
+
+-- Je suis ne ainsi, Roddy et je ne puis etre autrement. La vie me
+serait plus aisee si je le pouvais. J'ai ete fait pour etre mon
+propre maitre et il n'y a qu'un endroit au monde ou je puisse
+esperer l'etre.
+
+-- Quel est-il, Jim?
+
+-- C'est Londres. Miss Hinton m'en a tant parle, que je me sens
+capable d'y trouver mon chemin d'un bout a l'autre. Elle se plait
+a en parler, autant que moi a l'entendre. J'ai tout le plan dans
+ma tete. Je vois en quelque sorte ou sont les theatres, dans quel
+sens coule le fleuve, ou se trouve l'habitation du roi, ou se
+trouve celle du Prince et le quartier qu'habitent les combattants.
+Je pourrais me faire un nom a Londres.
+
+-- Comment?
+
+-- Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai
+aussi. "Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s'arrangera
+pour vous." Voila ce qu'il dit tout le temps et ce que repete mon
+oncle. Mais pourquoi attendre? Mon Roddy, je ne resterai pas plus
+longtemps dans ce petit village a me ronger le coeur. Je laisserai
+mon tablier derriere moi. J'irai chercher fortune a Londres et
+quand je reviendrai a Friar's Oak, ce sera dans l'equipage de ce
+gentleman que voila.
+
+Tout en parlant, il etendit la main vers une voiture de couleur
+cramoisie qui arrivait par la route de Londres, trainee par deux
+juments baies attelees en tandem.
+
+Les renes et les harnais etaient de couleur faon clair. Le
+gentleman qui conduisait portait un costume assorti a cette teinte
+et derriere lui se tenait un valet en livree de couleur foncee.
+
+L'equipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussiere et
+je ne pus apercevoir qu'au vol la belle et pale figure du maitre,
+ainsi que les traits bruns et recroquevilles du domestique.
+
+Je n'aurais pas pense a eux une minute de plus, si au moment ou
+nous revinmes dans le village, nous n'avions pas apercu de nouveau
+la voiture. Elle etait arretee devant l'auberge et les
+palefreniers s'occupaient a deteler les chevaux.
+
+-- Jim, m'ecriai-je, je crois que c'est mon oncle.
+
+Et je m'elancai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la
+direction de la maison.
+
+Le domestique a figure brune etait debout devant la porte. Il
+tenait un coussin sur lequel etait etendu un petit chien de
+manchon a la fourrure soyeuse.
+
+-- Vous m'excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus
+douce, la plus engageante, mais me trompe-je en supposant que
+c'est ici l'habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous
+m'obligerez beaucoup en voulant bien transmettre a Mistress Stone
+ce billet que son frere, sir Charles Tregellis, vient de confier a
+mes soins.
+
+Je fus completement abasourdi par les fioritures du langage de cet
+homme; cela ressemblait si peu a tout ce que j'avais entendu!
+
+Il avait la figure ratatinee, de petits yeux noirs tres fureteurs,
+dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de
+la maison et de ma mere dont la figure etonnee se voyait a la
+fenetre.
+
+Mes parents etaient reunis au salon; ma mere nous lut le billet
+qui etait ainsi concu:
+
+"Ma chere Mary,
+
+"J'ai fait halte a l'auberge, parce que je suis quelque peu ravage
+par la poussiere de vos routes du Sussex.
+
+"Un bain a la lavande me remettra sans doute dans un etat
+convenable pour presenter mes compliments a une dame.
+
+"En attendant, je vous envoie Fidelio en otage.
+
+"Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud,
+ou vous aurez mis six gouttes de bon brandy.
+
+"Jamais il n'exista une creature plus aimante ou plus fidele.
+
+"Toujours a toi.
+
+"CHARLES"
+-- Qu'il entre, qu'il entre! s'ecria mon pere avec un empressement
+cordial et en courant a la porte. Entrez donc, Mr Fidelio. Chacun
+a son gout. Six gouttes a la demi-pinte, ca me fait l'effet
+d'humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l'aimez ainsi,
+vous l'aurez ainsi.
+
+Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses
+traits reprirent aussitot le masque impassible du serviteur
+attentif et respectueux.
+
+-- Monsieur, vous commettez une legere meprise, si vous me
+permettez de m'exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j'ai
+l'honneur d'etre le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour
+Fidelio, il est la sur ce coussin.
+
+-- Ah! c'est le chien, s'ecria mon pere ecoeure. Posez moi ca par
+terre a cote du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de
+chretiens doivent s'en priver?
+
+-- Chut! Anson, dit ma mere, en prenant le coussin. Vous direz a
+Sir Charles qu'on se conformera a ses desirs et que nous sommes
+prets a le recevoir des qu'il jugera a propos de venir.
+
+L'homme s'eloigna d'un pas silencieux et rapide, mais il revint
+bientot portant un panier plat de couleur brune.
+
+-- C'est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la
+table? Sir Charles a pour habitude de gouter a certains plats et
+de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les
+apporter quand nous allons en visite.
+
+Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de
+verreries et d'argenteries eblouissantes et garnie de plats
+appetissants.
+
+Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon pere fut
+aussi charme que moi de le voir faire.
+
+-- Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le
+coeur aussi solide que les doigts agiles, dit mon pere. N'avez-
+vous jamais desire l'honneur de servir votre pays?
+
+-- Mon honneur, Monsieur, c'est de servir sir Charles Tregellis et
+je ne desire point avoir d'autre maitre, repondit-il. Mais je vais
+a l'auberge chercher son necessaire de toilette, et alors tout
+sera pret.
+
+Il revint porteur d'une grande caisse aux montures d'argent qu'il
+tenait sous le bras, et il etait suivi a quelque distance par le
+gentleman dont l'arrivee avait produit tous ces embarras.
+
+La premiere impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans
+la chambre, fut que l'un de ses yeux etait enfle de facon a avoir
+le volume d'une pomme.
+
+Je perdis la respiration a la vue de cet oeil monstrueux,
+etincelant. Mais bientot, je m'apercus qu'il avait place par-
+devant un verre rond qui le grossissait de cette maniere.
+
+Il nous regarda l'un apres l'autre, puis, il s'inclina bien
+gracieusement devant ma mere et lui donna un baiser sur la joue.
+
+-- Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma chere
+Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j'aie
+jamais entendue. Je puis vous assurer que l'air de la campagne
+vous a traitee d'une facon merveilleusement favorable et que je
+serais fier de voir ma jolie soeur sur le Mail... Je suis votre
+serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main a mon pere. Pas
+plus tard que la semaine derniere, j'ai eu l'honneur de diner avec
+mon ami Lord Saint-Vincent, et j'ai profite de l'occasion pour
+citer votre nom. Je puis vous dire qu'on en a garde le souvenir a
+l'Amiraute, Monsieur, et j'espere qu'on ne tardera pas a vous
+revoir sur la poupe d'un vaisseau de soixante et quatorze ou vous
+serez le maitre... Ainsi donc, voici mon neveu?
+
+Il mit les mains sur mes epaules, d'un geste plein de
+bienveillance, et me considera des pieds a la tete.
+
+-- Quel age avez-vous, neveu? demanda-t-il.
+
+-- Dix-sept ans.
+
+-- Vous paraissez plus age. On vous en donnerait dix-huit, au
+moins. Je le trouve tres passable, Mary, tout a fait passable. Il
+lui manque le bel air, la tournure, nous n'avons pas le mot propre
+dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien
+qu'une haie en fleurs au mois de mai.
+
+Ainsi, moins d'une minute apres son entree, il s'etait mis en bons
+termes avec chacun de nous, et cela avec tant de grace, tant
+d'aisance qu'on eut dit qu'il nous frequentait tous depuis des
+annees.
+
+Je pus l'examiner a loisir, tandis qu'il restait debout sur le
+tapis du foyer, entre ma mere et mon pere.
+
+Il etait de tres haute taille, avec des epaules bien faites, la
+taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et
+les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure pale, de
+beaux traits, le menton saillant, le nez tres aquilin, de grands
+yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un
+eclair de malice.
+
+Il portait un habit d'un brun fonce dont le collet montait jusqu'a
+ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu'aux genoux.
+
+Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des
+souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu'a chaque
+mouvement ils brillaient.
+
+Son gilet etait de velours noir, ouvert en haut de maniere a
+montrer un devant de chemise brode que surmontait une cravate,
+large, blanche, plate, qui l'obligeait a tenir sans cesse le cou
+tendu.
+
+Il avait une allure degagee, avec un pouce dans l'entournure et
+deux doigts de l'autre main dans une autre poche du gilet.
+
+En l'examinant, j'eus un mouvement de fierte a penser que cet
+homme, aux manieres si aisees et si dominatrices, etait mon proche
+parent et je pus lire la meme pensee dans l'expression des regards
+de ma mere, tandis qu'elle les tournait vers lui.
+
+Pendant tout ce temps-la, Ambroise etait reste pres de la porte,
+immobile comme une statue, a costume sombre, a figure de bronze,
+tenant toujours sous le bras la caisse a monture d'argent. Il fit
+alors quelques pas dans la chambre.
+
+-- Vous conduirai-je a votre chambre a coucher, Sir Charles?
+demanda-t-il.
+
+-- Ah! excusez-moi, ma chere Mary, s'ecria mon oncle, je suis
+assez vieille mode pour avoir des principes... ce qui est, je
+l'avoue, un anachronisme en ce siecle de laisser-aller. L'un d'eux
+est de ne jamais perdre de vue ma _batterie de toilette_, quand je
+suis en voyage. J'aurais grand peine a oublier le supplice que
+j'ai endure, il y a quelques annees, pour avoir neglige cette
+precaution. Je rendrai justice a Ambroise, en reconnaissant que
+c'etait avant qu'il se chargeat de mes affaires. Je fus contraint
+de porter deux jours de suite les memes manchettes. Le troisieme,
+mon gaillard fut si emu de ma situation qu'il fondit en larmes et
+produisit une paire qu'il m'avait derobee.
+
+Il avait l'air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait
+petillante dans ses yeux.
+
+Il tendit sa tabatiere ouverte a mon pere, tandis qu'Ambroise
+suivait ma mere hors de la piece.
+
+-- Vous prenez rang dans une illustre societe, en plongeant la
+votre pouce et votre index, dit-il.
+
+-- Vraiment, Monsieur? dit mon pere brievement.
+
+-- Ma tabatiere est a votre service puisque nous sommes apparentes
+par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je
+vous prie de prendre une prise, c'est la preuve la plus
+convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de
+nous, il n'y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu
+acces, le Prince, naturellement, Mr Pitt, Mr Otto l'ambassadeur de
+France, et lord Hawkesbury. J'ai pense parfois que j'avais ete un
+peu trop empresse pour Lord Hawkesbury.
+
+-- Je suis immensement touche de cet honneur, Monsieur, dit mon
+pere en regardant d'un air mefiant par-dessous ses sourcils en
+broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux
+petillants de malice on ne savait trop a quoi s'en tenir.
+
+-- Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un
+homme a sa tabatiere a offrir; ni l'un ni l'autre ne doivent
+s'offrir a la legere. C'est une faute contre le gout, j'irai meme
+jusqu'a dire contre les bonnes moeurs. L'autre jour, pas plus
+tard, comme j'etais installe chez Wattier, ayant pres de moi, sur
+ma table, tout ouverte ma tabatiere de _macouba_ premier choix, un
+eveque irlandais y fourra ses doigts impudents: "Garcon, m'ecriai-
+je, ma tabatiere a ete salie. Faites-la disparaitre." L'individu
+n'avait pas l'intention de m'offenser vous le pensez bien, mais
+cette classe de la societe doit etre tenue a la distance
+convenable.
+
+-- Un eveque! s'ecria mon pere, vous marquez bien haut votre ligne
+de demarcation.
+
+-- Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais desirer une
+meilleure epitaphe sur ma tombe.
+
+Pendant ce temps, ma mere etait descendue et l'on se mit a table.
+
+-- Vous excuserez, Mary, l'impolitesse que j'ai l'air de commettre
+en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m'a pris sous sa
+direction et je suis tenu de me derober a vos excellentes cuisines
+de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voila a quoi
+se reduit la chiche nourriture que me permet cet Ecossais.
+
+-- Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les
+vents levantins soufflent en force, dit mon pere. Du porc sale et
+des biscuits pleins de vers avec une cote de mouton de Barbarie
+bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors a
+votre regime de jeune.
+
+Aussitot mon oncle se mit a faire des questions sur le service a
+la mer.
+
+Pendant tout le repas, mon pere lui donna des details sur le Nil,
+sur le blocus de Toulon, sur le siege de Genes, sur tout ce qu'il
+avait vu et fait. Mais pour peu qu'il hesitat sur le choix d'un
+mot, mon oncle le lui suggerait aussitot et il n'etait pas aise de
+voir lequel des deux s'entendait le mieux a l'affaire.
+
+-- Non, je ne lis pas ou je lis tres peu, dit-il quand mon pere
+eut exprime son etonnement de le voir si bien au fait. La verite
+est que je ne saurais prendre un imprime sans y trouver une
+allusion a moi: "Sir Ch. T. fait ceci" ou "Sir Ch. T. dit cela".
+Aussi, ai-je cesse de m'en occuper. Mais, quand on est dans ma
+situation, les connaissances vous viennent d'elles-memes. Dans la
+matinee, c'est le duc d'York qui me parle de l'armee. Dans
+l'apres-midi, c'est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine,
+ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en
+sorte que je n'ai guere besoin du _Times_ ou du _Morning-
+Chronicle_.
+
+Cela l'entraina a parler du grand monde de Londres, a donner a mon
+pere des details sur les hommes qui etaient ses chefs a
+l'Amiraute, a ma mere, des details sur les belles de la ville, sur
+les grandes dames de chez Almack.
+
+Il s'exprimait toujours dans le meme langage fantaisiste, si bien
+qu'on ne savait s'il fallait rire ou le prendre au serieux. Je
+crois qu'il etait flatte de l'impression qu'il nous produisait en
+nous tenant suspendus a ses levres.
+
+Il avait sur certains une opinion favorable, defavorable sur
+d'autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le
+personnage le plus eleve dans son estime, celui qui devait servir
+de mesure pour tous, n'etait autre que sir Charles Tregellis en
+personne.
+
+-- Quant au roi, dit-il, je suis l'ami de la famille, cela
+s'entend, et meme avec vous, je ne saurais parler en toute
+franchise, etant avec lui sur le pied d'une intimite
+confidentielle.
+
+-- Que Dieu le benisse et le garde de tout mal! s'ecria mon pere.
+
+-- On est charme de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il
+faut venir a la campagne pour trouver le loyalisme sincere, car a
+la ville, ce qui est le plus en faveur, c'est la raillerie
+narquoise et maligne. Le Roi m'est reconnaissant du soin que je me
+suis toujours donne pour son fils. Il aime a se dire que le Prince
+a dans son entourage un homme de gout.
+
+-- Et le Prince, demanda ma mere, a-t-il bonne tournure?
+
+-- C'est un homme fort bien fait. De loin, on l'a pris pour moi.
+Et il n'est pas depourvu de gout dans l'habillement, bien qu'il ne
+tarde pas a tomber dans la negligence, si je reste longtemps loin
+de lui. Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son
+habit.
+
+A ce moment-la, nous etions tous assis devant le feu, car la
+soiree etait devenue d'un froid glacial.
+
+La lampe etait allumee, ainsi que la pipe de mon pere.
+
+-- Je suppose, dit-il, que c'est votre premiere visite a Friar's
+Oak?
+
+La physionomie de mon oncle prit aussitot une expression de
+gravite severe.
+
+-- C'est ma premiere visite depuis bien des annees, dit-il. La
+derniere fois que j'y vins, je n'avais que vingt et un ans. Il est
+peu probable que j'en perde le souvenir.
+
+Je savais qu'il parlait de sa visite a la Falaise royale a
+l'epoque de l'assassinat et je vis a la figure de ma mere qu'elle
+savait aussi de quoi il s'agissait. Mais mon pere n'avait jamais
+entendu parler de l'affaire, ou bien il l'avait oubliee.
+
+-- Vous etiez-vous installe a l'auberge?
+
+-- J'etais descendu chez l'infortune Lord Avon. C'etait a l'epoque
+ou il fut accuse d'avoir egorge son frere cadet et ou il s'enfuit
+du pays.
+
+Nous gardames tous le silence.
+
+Mon oncle resta le menton appuye sur sa main, regardant le feu,
+d'un air pensif.
+
+Je n'ai aujourd'hui encore qu'a fermer les yeux pour le revoir, sa
+fiere et belle figure illuminee par la flamme, pour revoir aussi
+mon bon pere, bien fache d'avoir reveille un souvenir aussi
+terrible et lui lancant de petits coups d'oeil entre les bouffees
+de sa pipe.
+
+-- Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu'il vous est
+certainement arrive de perdre, par une bataille, par un naufrage,
+un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser a lui,
+sous l'influence journaliere de la vie, et puis de voir son
+souvenir se reveiller soudain, par un mot, par un detail qui vous
+reporte au passe, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi
+cuisant qu'au premier jour de votre perte.
+
+Mon pere approuva d'un signe de tete.
+
+-- Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis lie
+d'amitie entiere avec aucun homme -- je ne parle pas des femmes --
+si ce n'est cette fois-la. Lord Avon et moi, nous etions a peu
+pres du meme age. il etait peut-etre mon aine de quelques annees,
+mais nos gouts, nos idees, nos caracteres etaient analogues, si ce
+n'est qu'il avait un certain air de fierte que je n'ai jamais
+trouve chez aucun autre. En laissant de cote les petites
+faiblesses d'un jeune homme riche et a la mode, les indiscretions
+d'une jeunesse doree, j'aurais pu jurer qu'il etait aussi honnete
+qu'aucun des hommes que j'aie jamais connus.
+
+-- Alors comment est-il arrive a commettre un tel crime! demanda
+mon pere.
+
+Mon oncle hocha ta tete.
+
+-- Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle
+se presente plus nettement que jamais a mon esprit.
+
+Toute legerete avait disparu de ses manieres et il etait devenu
+soudain un homme melancolique et serieux.
+
+-- Est-il certain qu'il l'a commis, Charles? demanda ma mere.
+
+Mon oncle haussa les epaules.
+
+-- Je voudrais parfois penser qu'il n'en fut pas ainsi. Je crus
+parfois que ce fut son orgueil meme, exaspere jusqu'a la rage, qui
+l'y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme
+que nous avions perdue.
+
+-- Non, repondit mon pere, je n'en ai jamais entendu parler.
+
+-- Maintenant, c'est une bien vieille histoire, quoique nous
+n'ayons jamais su comment elle se termina.
+
+"Nous avions joue tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon,
+son frere, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi.
+
+"Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu'il ne jouissait
+pas de la meilleure reputation et qu'il etait presque entierement
+aux mains des preteurs juifs.
+
+"Sir Lothian s'est acquis depuis un renom deshonorant -- c'est
+meme Sir Lothian qui a tue Lord Carton d'une balle, dans l'affaire
+de Chalk Farm -- mais a cette epoque-la, il n'y avait rien a lui
+reprocher.
+
+"Le plus age de nous n'avait que vingt-quatre ans, et nous jouames
+sans interruption, comme je l'ai dit, jusqu'a ce que le capitaine
+eut gagne tout l'argent sur table. Nous etions tous entames, mais
+notre hote l'etait encore beaucoup plus que nous.
+
+"Cette nuit-la, je vais vous dire des choses qu'il me serait
+penible de repeter devant un tribunal, je me sentais agite hors
+d'etat de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois.
+
+"Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais
+que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva
+a mon oreille, suivi d'un second cri plus fort encore, et qui
+venait du cote de la chambre occupee par le capitaine Barrington.
+
+"Cinq minutes plus tard, j'entendis un bruit de pas dans le
+corridor.
+
+"Sans allumer de lumiere, j'ouvris ma porte et je jetai un regard
+au dehors, croyant que quelqu'un s'etait trouve mal. C'etait Lord
+Avon qui se dirigeait vers moi.
+
+"D'une main, il tenait une chandelle degoutante. De l'autre, il
+portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son
+metallique.
+
+"Sa figure etait decomposee, bouleversee a tel point que ma
+question se glaca sur mes levres.
+
+"Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et
+ferma sa porte sans bruit.
+
+"Le lendemain, en me reveillant, je le trouvai pres de mon lit.
+
+"-- Charles, dit-il, je ne puis supporter l'idee que vous ayez
+perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table.
+
+"Vainement je repondis par des eclats de rire a sa delicatesse
+exageree. Vainement je lui declarai que si j'avais gagne, j'aurais
+ramasse mon argent, de sorte qu'on pouvait trouver etrange que je
+n'eusse point le droit de payer apres avoir perdu.
+
+"-- Ni moi ni mon frere, nous n'y toucherons, dit-il. L'argent est
+la. Vous pourrez, en faire ce que vous voudrez.
+
+"Il ne voulut entendre aucune raison et s'elanca comme un fou hors
+de la chambre. Mais peut-etre ces details vous sont-ils connus et
+Dieu sait comme ils me sont penibles a rappeler.
+
+Mon pere restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe
+fumante qu'il tenait a la main.
+
+-- Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste.
+
+-- Eh bien! soit. J'avais acheve ma toilette en une heure, a peu
+pres, car en ce temps-la, j'etais moins exigeant qu'aujourd'hui et
+je me retrouvais avec sir Lothian Hume au dejeuner. Il avait ete
+temoin de la meme scene que moi. Il avait hate de voir le
+capitaine Barrington et de s'enquerir pourquoi il avait charge son
+frere de nous restituer l'argent. Nous discutions de l'affaire,
+quand tout a coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je
+vis...
+
+Mon oncle etait devenu tres pale tant ce souvenir etait distinct.
+Il passa la main sur ses yeux.
+
+"Le plafond etait d'un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et
+ca et la des fentes noires et de chacune de ces fentes... Mais
+voila qui vous donnerait des reves, Mary. Je me bornerai a dire
+que je m'elancai dans l'escalier qui conduisait directement a la
+chambre du capitaine. Nous l'y trouvames gisant, la gorge coupee
+si largement qu'on voyait la blancheur de l'os. Un couteau de
+chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait a Lord Avon. On
+trouva dans les doigts crispes du mort une manchette brodee. Elle
+appartenait a Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers
+charbonnes. Ces papiers appartenaient a Lord Avon. O mon pauvre
+ami! a quel degre de folie avez-vous du arriver pour commettre une
+pareille action?
+
+-- Et qu'a dit Lord Avon? s'ecria mon pere.
+
+-- Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les
+yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arreter, jusqu'au moment
+ou se ferait une enquete en due forme. Mais quand le tribunal du
+Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le
+constable vint pour lui notifier son arrestation.
+
+"On ne le trouva pas. Il avait fui.
+
+"Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante a
+Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Amerique, mais on ne
+sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume
+que celui ou on pourra prouver son deces, car il est son plus
+proche parent, et jusqu'a ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni
+du domaine.
+
+Le recit de cette sombre histoire avait jete sur nous un froid
+glacial.
+
+Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai
+qu'elles etaient aussi blanches que ses manchettes.
+
+-- Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un
+air pensif. Ce n'etait point un joyeux sejour, meme avant que
+cette affaire le rendit plus sombre encore. Jamais scene ne fut
+mieux preparee pour une telle tragedie. Mais dix-sept ans se sont
+passes et peut-etre meme que ce terrible plafond...
+
+-- Il porte toujours la tache, dis-je.
+
+Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus etonne, car ma
+mere n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse
+nuit.
+
+Ils resterent a me regarder, les yeux immobiles de stupefaction, a
+mesure que je faisais mon recit et mon coeur s'enfla d'orgueil
+quand mon oncle dit que nous nous etions comportes vaillamment et
+qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre age,
+capables d'une attitude aussi ferme.
+
+-- Mais quant a ce fantome, dit-il, ce dut etre un produit de
+votre imagination. C'est une faculte qui nous joue des tours
+etranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut
+les desirer, je ne pourrais repondre de ce qui m'arriverait, s'il
+me fallait demeurer a minuit sous ce plafond tache de sang.
+
+-- Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je
+vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement
+que j'entends les petillements des buches. En outre, nous n'avons
+pu etre trompes tous les deux.
+
+-- Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous
+n'avez pas discerne les traits?
+
+-- Il faisait trop noir.
+
+-- Rien qu'un individu?
+
+-- La silhouette noire d'un seul.
+
+-- Et il a battu en retraite en montant l'escalier?
+
+-- Oui.
+
+-- Et il a disparu dans la muraille?
+
+-- Oui.
+
+-- Dans quelle partie de la muraille? dit fort haut une voix
+derriere nous.
+
+Ma mere jeta un cri. Mon pere laissa tomber sa pipe sur le tapis
+du foyer.
+
+J'avais fait demi-tour, l'haleine coupee.
+
+C'etait le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans
+l'ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en
+avant, en pleine lumiere, fixant ses yeux flamboyants sur les
+miens.
+
+-- Que diable signifie cela? s'ecria mon oncle.
+
+Il fut etrange de voir s'effacer cet eclair de passion du visage
+d'Ambroise.
+
+L'expression reservee du valet la remplaca.
+
+Ses yeux petillaient encore, mais, l'un apres l'autre, chacun de
+ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire.
+
+-- Je vous demande pardon, sir Charles, j'etais venu voir si vous
+aviez des ordres a me donner et je ne voulais pas interrompre le
+recit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y etre
+laisse entrainer malgre moi.
+
+-- Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-meme, dit mon
+oncle.
+
+-- Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous
+rappelez quelle etait ma situation vis-a-vis de Lord Avon.
+
+Il y avait un certain accent de dignite dans son langage. Ambroise
+sortit apres s'etre incline.
+
+-- Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle,
+reprenant soudain son ton leger. Quand un homme s'entend a
+preparer une tasse de chocolat, a faire un noeud de cravate, comme
+Ambroise sait le faire, il a droit a quelque consideration. Le
+fait est que le pauvre garcon etait le domestique de Lord Avon,
+qu'il etait a la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai
+parle et qu'il est tres devoue a son ancien maitre. Mais voila que
+mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et
+maintenant, si vous le preferez, nous reviendrons aux toilettes de
+la comtesse Lieven et aux commerages de Saint-James.
+
+
+VI -- SUR LE SEUIL
+
+
+Ce soir-la, mon pere m'envoya de bonne heure au lit, malgre mon
+vif desir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon
+attention.
+
+Sa figure, ses manieres, la facon grandiose et imposante dont il
+faisait aller et venir ses mains blanches, son air de superiorite
+aisee, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'etonnait,
+m'emerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la
+conversation devait rouler sur moi-meme, sur mon avenir.
+
+Cela fut cause qu'on m'expedia dans ma chambre, ou m'arrivait
+tantot la basse profonde de la voix paternelle, tantot la voix
+richement timbree de mon oncle, et aussi, de temps a autre, le
+doux murmure de la voix de ma mere.
+
+J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain reveille par
+le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par
+l'etreinte de deux bras chauds.
+
+La joue de ma mere etait contre la mienne.
+
+J'entendais tres bien la detente de ses sanglots et dans
+l'obscurite je sentais le frisson et le tremblement qui
+l'agitaient. Une faible lueur filtrait a travers les lames de la
+jalousie et me permettait de voir qu'elle etait vetue de blanc et
+que sa chevelure noire etait eparse sur ses epaules.
+
+-- Vous ne nous oublierez pas, Roddy? Vous ne nous oublierez pas?
+
+-- Pourquoi, ma mere? Qu'y a-t-il?
+
+-- Votre oncle, Roddy... Il va vous emmener, vous enlever a nous.
+
+-- Quand cela, ma mere?
+
+-- Demain.
+
+Que Dieu me pardonne, mais mon coeur bondit de joie, tandis que le
+sien, qui etait tout contre, se brisait de douleur.
+
+-- Oh! ma mere, m'ecriai-je. A Londres?
+
+-- A Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous presenter au Prince
+de Galles. Le lendemain, a Londres, ou vous serez en presence de
+ces grands personnages, ou vous devrez apprendre a regarder de
+haut ces pauvres gens, ces simples creatures aux moeurs
+d'autrefois, votre pere et votre mere.
+
+Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si
+fort que malgre l'amour-propre et l'energie de mes dix-sept ans,
+et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer
+sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre
+chagrin finit par faire place aux rires.
+
+-- Charles serait flatte s'il voyait quel accueil gracieux nous
+faisons a sa bonte, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous
+allez certainement le reveiller.
+
+-- Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis-
+je.
+
+-- Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se
+faire que ce soit la votre unique et plus grande chance dans la
+vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre
+votre nom mentionne parmi ceux des puissants amis de Charles.
+Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez
+entendu raconter, ce soir, a quelles suites terribles cela peut
+conduire.
+
+-- Je vous le promets, ma mere.
+
+-- Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy? Vous etes
+jeune et vous n'en avez pas l'habitude.
+
+-- Oui, ma mere.
+
+-- Et aussi contre les actrices, Roddy? Et puis, vous n'oterez
+point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir
+fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez a votre toilette,
+Roddy, de maniere a faire honneur a votre oncle, car c'est une des
+choses qui ont le plus contribue a sa reputation. Vous n'aurez
+qu'a vous conformer a ses conseils. Mais, s'il se presente des
+moments ou vous ne soyez pas en rapport avec de grands
+personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne,
+car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre
+habit bleu, il ferait votre ete repasse et reborde. J'ai sorti vos
+habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez
+voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec
+les souliers a boucles. Faites bien attention en marchant dans les
+rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en
+nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et
+n'oubliez pas vos prieres du soir, oh! mon cher garcon, car
+l'epoque des tentations approche et je ne serai plus aupres de
+vous pour vous encourager.
+
+Ce fut ainsi que ma mere, me tenant enlace dans ses bras bien doux
+et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de
+l'autre, afin de me preparer a l'importante epreuve qui
+m'attendait.
+
+Mon oncle ne parut pas le lendemain au dejeuner, mais Ambroise lui
+prepara une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans
+sa chambre.
+
+Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il etait si beau avec sa
+chevelure frisee, ses dents bien blanches, son monocle a effet
+bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux
+rieurs, que je ne pouvais detacher de lui mes regards.
+
+-- Eh bien! mon neveu, s'ecria-t-il, que dites-vous de la
+perspective de venir a la ville avec moi?
+
+-- Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de
+l'interet que vous me temoignez.
+
+-- Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit etre
+des plus distingues pour etre en harmonie avec tout ce qui
+m'entoure.
+
+-- C'est une buche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit
+mon pere.
+
+-- Nous commencerons par en faire une buche polie et alors, nous
+n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez
+constamment viser a etre dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire
+de richesse, vous m'entendez. La richesse a elle seule ne suffit
+point. Price le Dore a quarante mille livres de rente, mais il
+s'habille d'une facon deplorable, et je vous assure qu'en le
+voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure
+me choqua si fort que je fus oblige d'entrer chez Vernet pour
+prendre un brandy a l'orange. Non, c'est une affaire de gout
+naturel, a quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de
+gens plus experimentes que vous.
+
+-- Je crains, Charles, dit ma mere, que la garde-robe de Roddy ne
+soit d'un campagnard.
+
+-- Nous aurons bientot pourvu a cela, des que nous serons arrives
+a la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de
+faire pour lui, repondit mon oncle. Nous le tiendrons a l'ecart
+jusqu'a ce qu'il ait quelques habits a mettre.
+
+Cette facon de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de
+la rougeur aux joues de ma mere, mais mon oncle s'en apercut a
+l'instant, car il avait le coup d'oeil le plus prompt a remarquer
+les moindres bagatelles.
+
+-- Ces habits sont tres convenables, a Friar's Oak, ma soeur Mary,
+dit-il. Neanmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils
+pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains,
+je me charge de regler l'affaire.
+
+-- Combien faut-il par an a un jeune homme, demanda mon pere, pour
+s'habiller?
+
+-- Avec de la prudence et des soins, bien entendu, un jeune homme
+a la mode peut y suffire avec huit cents livres par an, repondit
+mon oncle.
+
+Je vis la figure de mon pauvre pere s'allonger.
+
+-- Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soit oblige de garder
+ses habits faits a la campagne. Meme avec l'argent de mes parts de
+prise...
+
+-- Bah! bah! s'ecria mon oncle, je dois deja a Weston un peu plus
+d'un millier de livres. Qu'est-ce que peuvent y faire quelques
+centaines de plus? Si mon neveu vient avec moi, c'est a moi a
+m'occuper de lui. C'est une affaire entendue et je dois me refuser
+a toute discussion sur ce point.
+
+Et il agita ses mains blanches, comme pour dissiper toute
+opposition. Mes parents voulurent lui adresser quelques
+remerciements, mais il y coupa court.
+
+-- A propos, puisque me voici a Friar's Oak, il y a une autre
+petite affaire que j'aurais a terminer, dit-il. Il y a ici, je
+crois, un lutteur nomme Harrison, qui aurait, a une certaine
+epoque, ete capable de detenir le championnat. En ce temps-la, le
+pauvre Avon et moi, nous etions ses soutiens ordinaires. Je serais
+enchante de pouvoir lui dire un mot.
+
+Vous pouvez penser combien je fus fier de traverser la rue du
+village avec mon superbe parent et de remarquer du coin de l'oeil
+comme les gens se mettaient aux portes et aux fenetres pour nous
+regarder.
+
+Le champion Harrison etait debout devant sa forge et il ota son
+bonnet en voyant mon oncle entrer.
+
+-- Que Dieu me benisse, monsieur! Qui se serait attendu a vous
+voir a Friar's Oak? Ah! sir Charles, combien de souvenirs passes
+votre vue fait renaitre!
+
+-- Je suis content de vous retrouver en bonne forme, Harrison, dit
+mon oncle en l'examinant des pieds a la tete. Eh! Avec une semaine
+d'entrainement vous redeviendriez aussi bon qu'avant. Je suppose
+que vous ne pesez pas plus de deux cents a deux cent vingt livres?
+
+-- Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans la quarantaine; mais
+les poumons et les membres sont en parfait etat et si ma bonne
+femme me deliait de ma promesse, je ne serais pas longtemps a me
+mesurer avec les jeunes. Il parait qu'on a fait venir dernierement
+de Bristol des sujets merveilleux.
+
+-- Oui, le jaune de Bristol a ete la couleur gagnante depuis peu.
+Comment allez-vous, mistress Harrison? Vous ne vous souvenez pas
+de moi, je pense?
+
+Elle etait sortie de la maison et je remarquai que sa figure
+fletrie -- sur laquelle une scene terrifiante de jadis avait du
+imprimer sa marque -- prenait une expression dure, farouche, en
+regardant mon oncle.
+
+-- Je ne me souviens que trop bien de vous, sir Charles Tregellis,
+dit-elle. Vous n'etes pas venu, j'espere, aujourd'hui pour tenter
+de ramener mon mari dans la voie qu'il a abandonnee.
+
+-- Voila comment elle est, sir Charles, dit Harrison en posant sa
+large main sur l'epaule de la femme. Elle a obtenu ma promesse et
+elle la garde. Jamais il n'y eut meilleure epouse et plus
+laborieuse, mais elle n'est pas, comme vous diriez, une personne
+propre a encourager les sports. Ca, c'est un fait.
+
+-- Sport! s'ecria la femme avec aprete. C'est un charmant sport
+pour vous, sir Charles, qui faites agreablement vos vingt milles
+en voiture a travers champs avec votre panier a dejeuner et vos
+vins, pour retourner gaiement a Londres, a la fraicheur du soir,
+avec une bataille savamment livree comme sujet de conversation.
+Songez a ce que fut pour moi ce sport, quand je restais de longues
+heures immobile, a ecouter le bruit des roues de la chaise qui me
+ramenerait mon mari. Certains jours, il rentrait de lui-meme. A
+certains autres, on l'aidait a rentrer, ou bien on le
+transportait, et c'etait uniquement grace a ses habits que je le
+reconnaissais.
+
+-- Allons, ma femme, dit Harrison, en lui tapotant amicalement sur
+l'epaule. J'ai ete parfois mal arrange en mon temps, mais cela n'a
+jamais, ete aussi grave que cela.
+
+-- Et passer ensuite des semaines et des semaines avec la crainte
+que le premier coup frappe a la porte, soit pour annoncer que
+l'autre est mort, que mon mari sera amene a la barre et juge pour
+meurtre.
+
+-- Non, elle n'a pas une goutte de sportsman dans les veines, dit
+Harrison. Elle ne sera jamais une protectrice du sport. C'est
+l'affaire de Baruch le noir qui l'a rendue telle, quand nous
+pensions qu'il avait ecope une fois de trop. Oui, mais elle a ma
+parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessus les cordes
+tant qu'elle ne me l'aura pas permis.
+
+-- Vous garderez votre chapeau sur votre tete, comme un honnete
+homme qui craint Dieu, John, dit sa femme en rentrant dans la
+maison.
+
+-- Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire changer de
+resolution, dit mon oncle. Et pourtant si vous aviez eprouve
+quelque envie de gouter au sport d'autrefois, dit mon oncle,
+j'avais une bonne chose a vous mettre sous la main.
+
+-- Bah! monsieur, cela ne sert a rien, dit Harrison, mais tout de
+meme, je serais heureux d'en savoir quelques mots.
+
+-- On a decouvert un bon gaillard, d'environ deux cents livres,
+par la-bas, du cote de Gloucester. Il se nomme Wilson et on l'a
+baptise le Crabe a cause de sa facon de se battre.
+
+Harrison hocha la tete.
+
+-- Je n'ai jamais entendu parler de lui, monsieur.
+-- C'est extremement probable, car il n'a jamais paru dans le
+Prize-Ring. Mais on a une haute idee de lui dans l'Ouest et il
+peut tenir tete a n'importe lequel des Belcher avec les gants de
+boxe.
+
+-- Ca, c'est de la boxe pour vivre, dit le forgeron.
+
+-- On m'a dit qu'il avait eu le dessus dans un combat prive avec
+Noah James du Cheshire.
+
+-- Il n'y a pas, monsieur, d'homme plus fort que Noah James le
+garde du corps, dit Harrison. Moi-meme, je l'ai vu revenir a la
+charge cinquante fois, apres avoir eu la machoire brisee en trois
+endroits. Si Wilson est capable de le battre, il ira loin.
+
+-- On est de cet avis dans l'Ouest et on compte le lancer sur le
+champion de Londres. Sir Lothian Hume est son tenant et pour finir
+l'histoire en quelques mots, je vous dirai qu'il me met au defi de
+trouver un jeune boxeur de son poids qui le vaille. Je lui ai
+repondu que je n'en connaissais point de jeunes, mais que j'en
+avais un ancien qui n'avait pas mis les pieds dans un ring depuis
+des annees et qui etait capable de faire regretter a son homme
+d'avoir fait le voyage de Londres.
+
+"-- Jeune ou vieux, ou au-dessus de trente cinq, m'a-t-il repondu,
+vous pouvez m'amener qui vous voudrez, ayant le poids, et je
+mettrai sur Wilson a deux contre un.
+
+"Je l'ai pris contre des milliers de livres, tel que me voila.
+
+-- C'est peine perdue, Sir Charles, dit le forgeron en hochant la
+tete. Rien ne me serait plus agreable, mais vous avez vous-meme
+entendu ce qu'elle disait.
+
+-- Eh bien! Harrison, si vous ne voulez pas combattre, il faut
+tacher de trouver un poulain qui promette. Je serai content
+d'avoir votre avis a ce sujet. A propos, j'occuperai la place de
+president a un souper de la Fantaisie, qui aura lieu a l'auberge
+de la "Voiture et des Chevaux" a Saint Martin's Lane, vendredi
+prochain. Je serai tres heureux de vous avoir parmi les invites.
+Hola! Qui est celui-ci?
+
+Et aussitot, il mit son lorgnon a son oeil.
+
+Le petit Jim etait sorti de la forge son marteau a la main. Il
+avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le
+col etait ouvert, et dont les manches etaient relevees.
+
+Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un
+regard de connaisseur.
+
+-- C'est mon neveu, Sir Charles.
+
+-- Est-ce qu'il demeure avec vous?
+
+-- Ses parents sont morts.
+
+-- Est-il jamais alle a Londres?
+
+-- Non, Sir Charles, il est reste avec moi, depuis le temps ou il
+n'etait pas plus haut que ce marteau.
+
+Mon oncle s'adressa au petit Jim.
+
+-- Je viens d'apprendre que vous n'etes jamais alle a Londres,
+dit-il. Votre oncle vient a un souper que je donne a la Fantaisie,
+vendredi prochain. Vous serait-il agreable d'etre des notres?
+
+Les yeux du petit Jim etincelerent de plaisir.
+-- Je serais enchante d'y aller, monsieur.
+
+-- Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis
+fache de vous contrarier, mon garcon, mais il y a des raisons pour
+lesquelles je prefere vous voir rester ici avec votre tante.
+
+-- Bah! Harrison, laissez donc venir le jeune homme.
+
+-- Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un
+luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je
+suis absent.
+
+Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la
+forge.
+
+De mon cote, je m'y glissai pour tacher de le consoler et le
+mettre au courant des changements extraordinaires qui s'etaient
+produits dans mon existence.
+
+Mais je n'en etais pas a la moitie de mon recit que Jim, ce brave
+coeur, avait deja commence a oublier son propre chagrin, pour
+participer a la joie que me causait cette bonne fortune.
+
+Mon oncle me rappela dehors.
+
+La voiture, avec ses deux juments attelees en tandem, nous
+attendait devant le cottage.
+
+Ambroise avait mis a leurs places le panier a provisions, le chien
+de manchon et le precieux necessaire de toilette. Il avait grimpe
+par derriere. Pour moi, apres une cordiale poignee de mains de mon
+pere, apres que ma mere m'eut une derniere fois embrasse en
+sanglotant, je pris ma place sur le devant a cote de mon oncle.
+-- Laissez-la aller, dit-il au palefrenier.
+
+Et apres une legere secousse, un coup de fouet et un tintement de
+grelots, nous commencames notre voyage.
+
+A travers les annees, avec quelle nettete, je revois ce jour de
+printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que
+rafraichit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu
+dans lequel j'etais arrive de l'enfance a la virilite.
+
+Je vois aussi a la porte du jardin quelques personnes, ma mere qui
+tourne la tete vers le dehors et agite un mouchoir, mon pere en
+habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne
+et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard.
+
+Tout le village etait sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir
+en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et
+pour aller visiter le prince dans son propre palais.
+
+Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de meme
+John Cummings poste sur le seuil de l'auberge.
+
+Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maitre d'ecole. Il me
+montrait aux gens comme pour leur dire: "voila ce qu'on devient en
+passant par mon ecole."
+
+Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'a la sortie meme du
+village, nous passames tout pres de miss Hinton l'actrice, dans le
+meme phaeton attele du meme poney que quand je la vis pour la
+premiere fois, et si differente de ce qu'elle etait ce jour-la!
+
+Je me dis que si meme le petit Jim n'eut fait que cela, il ne
+devait pas croire que sa jeunesse s'etait ecoulee sterilement a la
+campagne.
+Elle s'etait mise en route pour le voir, c'etait certain, car ils
+s'entendaient mieux que jamais.
+
+Elle ne leva pas meme les yeux. Elle ne vit pas le geste que je
+lui adressai de la main.
+
+Ainsi donc, des que nous eumes tourne la courbe de la route, le
+petit village disparut de notre vue; puis par dela le creux que
+forment les dunes, par dela les clochers de Patcham et de Preston,
+s'etendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton
+au centre duquel les etranges domes et les minarets orientaux du
+pavillon du Prince.
+
+Le premier etranger venu aurait trouve de la beaute dans ce
+tableau, mais pour moi, il representait le monde, le vaste et
+libre univers.
+
+Mon coeur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau,
+quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il
+glisse sous la voute du ciel au-dessus de la verdure des
+compagnes.
+
+Il peut venir un jour ou il jettera un regard de regret sur le nid
+confortable dans la baie d'epine, mais songe-t-il a cela, quand le
+printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang,
+quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l'eclat du
+soleil par l'ombre malencontreuse de ses ailes.
+
+
+VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE
+
+
+Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je
+sentais qu'a chaque instant, il tournait les yeux de mon cote et
+je me disais avec un certain malaise qu'il commencait deja a se
+demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il
+s'etait laisse entrainer a une faute involontaire, quand il avait
+cede aux sollicitations de sa soeur et avait consenti a faire voir
+au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il
+vivait.
+
+-- Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu? demanda-t-il soudain.
+
+-- Oui, monsieur, un peu.
+
+-- Voix de baryton, a ce que je croirais?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Votre mere m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont la des
+talents qui vous rendront service aupres du Prince. On est
+musicien dans sa famille. Votre education a ete ce qu'elle pouvait
+etre dans une ecole de village. Apres tout, dans la bonne societe,
+on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et
+c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas
+mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile,
+comme _sub tegmine fagi_ ou _habet faenun in cornu_. Cela releve la
+conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton
+exige que vous ne soyez pas un erudit, mais il y a quelque grace a
+laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez-
+vous faire des vers?
+
+-- Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur.
+-- Un petit dictionnaire de rimes vous coutera une demi-couronne.
+Les vers de societe sont d'un grand secours a un jeune homme. Si
+vous avez de votre cote les dames, peu importe qui sera contre
+vous. Il faut apprendre a ouvrir une porte, a entrer dans une
+chambre, a presenter une tabatiere, en tenant le couvercle souleve
+avec l'index de la main qui la presente. Il vous faut acquerir la
+facon dont on fait la reverence a un homme, ce qui exige qu'on
+garde un soupcon de dignite, et la facon de la faire a une femme,
+ou on ne saurait mettre trop d'humilite, sans negliger toutefois
+d'y ajouter un leger abandon. Il vous faut acquerir avec les
+femmes des manieres qui soient a la fois suppliantes et
+audacieuses. Avez-vous quelque excentricite?
+
+Cela me fit rire, l'air d'aisance dont il me fit cette question,
+comme si c'etait la une qualite des plus ordinaires.
+
+-- En tout cas, vous avez un rire agreable, seduisant. Mais le
+meilleur ton d'aujourd'hui exige une excentricite, et pour peu que
+vous ayez des penchants vers quelqu'une, je ne manquerai pas de
+vous conseiller de lui laisser libre cours. Petersham serait reste
+toute sa vie un simple particulier, si on ne s'etait pas avise
+qu'il avait une tabatiere pour chaque jour de l'annee et qu'il
+s'etait enrhume par la faute de son valet de chambre, qui l'avait
+laisse partir par une froide journee d'hiver avec une mince
+tabatiere en porcelaine de Sevres, au lieu d'une tabatiere
+d'epaisse ecaille. Voila qui l'a tire de la foule, comme vous le
+voyez, et l'on s'est souvenu de lui. La plus petite particularite
+caracteristique, comme celle d'avoir une tarte aux abricots toute
+l'annee sur votre servante, ou celle d'eteindre tous les soirs
+votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n'en faut
+pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma
+part, ce qui m'a fait arriver ou je suis, c'est la rigueur de mes
+jugements en matiere de toilette, de decorum. Je ne me donne point
+pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par
+exemple, je vous presente au Prince en gilet de nankin,
+aujourd'hui: quelles seront a votre avis les consequences de ce
+fait?
+
+A ne consulter que mes craintes, le resultat devait etre une
+deconfiture pour moi, mais je ne le dis point.
+
+-- Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle a Londres.
+Elle sera demain matin chez Buookes et chez White. La semaine
+prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en
+gilets de nankin. Un jour, il m'arriva une aventure tres penible.
+Ma cravate se defit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de
+Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les
+deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela
+ait ebranle ma situation? Le soir meme, il y avait par douzaines
+dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate
+denouee. Si je n'avais pas remis la mienne en ordre, il n'y aurait
+pas a l'heure presente une seule cravate nouee dans tout le
+royaume, et un grand art se serait perdu prematurement. Vous ne
+vous etes pas encore applique a le pratiquer?
+
+Je convins que non.
+
+-- Il faudrait vous y mettre maintenant que vous etes jeune. Je
+vous enseignerai moi-meme le _coup d'archet_. En y consacrant
+quelques heures dans la journee, des heures qui d'ailleurs
+seraient perdues, vous pouvez etre parfaitement cravate dans votre
+age mur. Le tour de main consiste simplement a tenir le menton
+tres en l'air, tandis que vous superposez les plis en descendant
+vers la machoire inferieure.
+
+Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait
+toujours dans ses yeux d'un bleu fonce cet eclair de fine malice
+qui me faisait juger que cet humour, qui lui etait propre, etait
+une excentricite consciente, ayant selon moi sa source dans une
+extreme severite dans le gout, mais portee volontairement jusqu'a
+une exageration grotesque, pour les memes raisons qui le
+poussaient a me conseiller quelque excentricite personnelle.
+
+Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parle de son
+malheureux ami, Lord Avon, le soir precedent, et l'emotion qu'il
+avait montree en racontant cette horrible histoire, je fus heureux
+qu'il battit dans sa poitrine un coeur d'homme, quelque peine
+qu'il se donnat pour le cacher.
+
+Et le hasard voulut que je fusse a tres peu de temps de la, dans
+le cas d'y jeter un regard furtif, car un evenement fort inattendu
+nous arriva au moment ou nous passions devant l'Hotel de la
+Couronne.
+
+Un essaim de palefreniers et de grooms arriva a nous.
+
+Mon oncle, jetant les renes, prit Fidelio de dessus le coussin
+qu'il occupait sous le siege.
+
+-- Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio.
+
+Mais il ne recut pas de reponse.
+
+Le siege de derriere etait vide. Plus d'Ambroise.
+
+Nous pouvions a peine en croire nos yeux, quand nous mimes pied a
+terre: il en etait pourtant ainsi.
+
+Ambroise etait certainement monte a sa place, la-bas a Friar's
+Oak, d'ou nous etions venus d'un trait, a toute la vitesse que
+pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il
+disparu?
+
+-- Il sera tombe dans un acces, s'ecria mon oncle. Je
+rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Ou est le patron
+de l'hotel? La, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus sur a
+Friar's Oak. Qu'il aille de toute la vitesse de son cheval
+chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise! Qu'on n'epargne
+aucune peine! A present, neveu, nous allons luncher. Puis, nous
+monterons au pavillon.
+
+Mon oncle etait fort agite de la perte de son domestique, d'autant
+plus qu'il avait l'habitude de prendre plusieurs bains et de
+changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage.
+
+Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma mere, je brossai
+soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible.
+
+J'avais le coeur dans les talons de mes petits souliers a boucles
+d'argent, a la pensee que j'allais etre mis en la presence de ce
+grand et terrible personnage, le Prince de Galles.
+
+Plus d'une fois, j'avais vu sa barouche jaune lancee a fond de
+train, a travers Friar's Oak. J'avais ote et agite mon chapeau,
+comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes reves les
+plus extravagants, il ne m'etait jamais venu a l'esprit que je
+serais appele un jour a me trouver face-a-face avec lui et a
+repondre a ses questions.
+
+Ma mere m'avait enseigne a le regarder avec respect, etant un de
+ceux que Dieu a destines a regner sur nous, mais mon oncle sourit
+quand je lui parlai de ce qu'elle m'avait appris.
+
+-- Vous etes assez grand pour voir les choses telles qu'elles
+sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage
+certain que vous vous trouvez dans le cercle intime ou j'entends
+vous faire entrer. Il n'est personne qui connaisse mieux que moi
+le prince; il n'est personne qui ait moins que moi confiance en
+lui. Jamais chapeau n'abrita plus etrange reunion de qualites
+contradictoires. C'est un homme toujours presse, quoiqu'il n'ait
+jamais rien a faire. Il fait des embarras a propos de choses qui
+ne le regardent pas, et il neglige ses devoirs les plus
+manifestes. Il se montre genereux envers des gens auxquels il ne
+doit rien, mais il a ruine ses fournisseurs en se refusant a payer
+ses dettes les plus legitimes. Il temoigne de l'affection a des
+gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son pere lui
+inspire de l'aversion, sa mere de l'horreur, et il n'adresse
+jamais la parole a sa femme. Il se pretend le premier gentleman de
+l'Angleterre, mais les gentlemen ont riposte en blackboulant ses
+amis a leur club et en le mettant a l'index a Newmarket, comme
+suspect d'avoir triche sur un cheval. Il passe son temps a
+exprimer de nobles sentiments et a les contredire par des actes
+ignobles. Il raconte sur lui-meme des histoires si grotesques
+qu'on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule
+dans ses veines. Et malgre tout cela, il sait parfois faire preuve
+de dignite, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouve en cet
+homme des elans de generosite qui m'ont fait oublier les fautes
+qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation
+qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins
+fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et
+maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous-
+meme une opinion.
+
+Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque
+temps, car mon oncle marchait avec une grande dignite, tenant
+d'une main son mouchoir brode et de l'autre balancant negligemment
+sa canne a bout d'ambre nuageux.
+
+Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaitre et
+se decouvraient aussitot sur son passage.
+
+Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du
+pavillon, nous apercumes un magnifique equipage de quatre chevaux
+noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire,
+d'age moyen, coiffe d'un vieux bonnet qui portait la trace des
+intemperies.
+
+Je ne remarquai rien, qui put le distinguer d'un conducteur
+ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus
+grande aisance avec une coquette petite femme perchee a cote de
+lui sur le siege.
+
+-- Hello! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramene,
+s'ecria-t-il.
+
+Mon oncle fit un salut et adressa un sourire a la dame.
+
+-- Je l'ai coupee en deux pour faire un tour a Friar's Oak, dit-
+il. J'ai ma voiture legere et deux nouvelles juments de demi-sang,
+des bai Demi-Cleveland.
+
+-- Que dites-vous de mon attelage de noirs?
+
+-- Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous? Ne sont-ils pas
+diablement chics? s'ecria la petite femme.
+
+-- Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du
+Sussex. Les paturons un peu gros a mon avis. J'aime a faire du
+chemin.
+
+-- Faire du chemin? s'ecria la petite femme avec une extreme
+vehemence. Quoi! Quoi! Que le...
+
+Elle se livra a des propos que je n'avais jamais entendu
+jusqu'alors meme dans la bouche d'un homme.
+
+-- Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous
+aurions commande, prepare et mange notre diner avant que vous
+soyez la pour en reclamer votre part.
+
+-- Par Georges, Letty a raison, s'ecria l'homme. Est-ce que vous
+partez demain?
+
+-- Oui, Jack.
+
+-- Eh bien! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai
+partir mes betes de la place du chateau, a neuf heures moins le
+quart. Vous vous mettrez en route des que l'horloge sonnera neuf
+heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si
+vous arrivez seulement a me voir avant que nous passions le pont
+de Westminster, je vous paie une belle piece de cent livres.
+Sinon, l'argent est a moi. On joue ou on paie, est-ce tenu?
+
+-- Parfaitement! dit mon oncle.
+
+Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc.
+
+Comme je le suivais, je vis la femme prendre les renes, pendant
+que l'homme se retournait pour nous regarder et lancait un jet de
+jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession.
+
+-- C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus
+riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre; il n'y a pas sur
+les routes un professionnel plus expert a manier les renes et la
+langue et sa femme Lady Letty ne s'entend pas moins a l'un qu'a
+l'autre.
+
+-- C'est terrible de l'entendre? dis-je.
+
+-- Oui! c'est son genre d'excentricite. Nous en avons tous. Elle
+divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de pres,
+ayez les yeux ouverts et la bouche close.
+
+Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la
+porte, s'inclinerent profondement, pendant que nous passions au
+milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la tete et
+paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de
+l'assurance, bien que mon coeur battit a coups rapides.
+De la, on passa dans un hall haut et vaste, decore a l'orientale,
+qui s'harmonisait avec les domes et les minarets du dehors.
+
+Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant
+tranquillement, formant des groupes ou l'on causait a voix basse.
+
+Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, a figure rouge,
+qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs
+d'importance, accourut au devant de mon oncle.
+
+-- J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la
+voix comme s'il s'agissait d'affaires d'Etat, _Es ist vollendet_,
+ca veut tire: j'en suis fenu a pout.
+
+-- Tres bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et
+faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'a mon
+dernier diner a Carlton House.
+
+-- Ah! _mein Gott_, fous croyez que je barle te cuisine. C'est te
+l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui
+faut cent mille livres. Tis pour cent et le double a rembourser
+quand le Royal papa mourra. _Alles ist fertig_. Goldsmidt, de la
+Haye, s'en est charche et le puplic de Hollande a souscrit la
+somme.
+
+-- Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle,
+pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles a quelque
+nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince.
+Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet saute aux
+champignons. C'est lui qui regle les affaires d'argent du prince.
+
+-- Le cuisinier! m'ecriai-je tout abasourdi.
+
+-- Vous paraissez surpris, mon neveu?
+
+-- Je me serais figure qu'une banque respectable...
+
+Mon oncle approcha ses levres de mon oreille.
+
+-- Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en meler, dit-il a
+voix basse... Ah! Mellish. Le prince est-il chez lui?
+
+-- Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpelle.
+
+-- Y a-t-il quelqu'un avec lui?
+
+-- Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait.
+
+-- Alors, nous allons entrer.
+
+Je le suivis a travers la plus etrange succession de chambres ou
+brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit
+l'effet d'etre tres riche, tres merveilleuse, et dont j'aurais
+peut-etre aujourd'hui une opinion bien differente.
+
+Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et
+d'ecarlate. Des dragons et des monstres dores se tortillaient sur
+les corniches et dans les angles.
+
+De quelque cote que se portassent nos regards, d'innombrables
+miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, a mine
+fiere, a figure pale, et du jeune homme si timide qui marchait a
+cote de lui.
+
+A la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvames
+dans l'appartement prive du prince.
+
+Deux gentlemen se prelassaient dans une attitude pleine d'aisance
+sur de somptueux fauteuils. A l'autre bout de la piece, un
+troisieme personnage etait debout entre eux sur de belles et
+fortes jambes qu'il tenait ecartees et il avait les mains croisees
+derriere son dos.
+
+Le soleil les eclairait par une fenetre laterale et je me rappelle
+encore tres bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour,
+l'autre en pleine lumiere, et la troisieme, a moitie dans l'ombre,
+a moitie au soleil.
+
+Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez
+un peu rouge, des yeux noirs etincelants, l'autre une figure
+austere, reveche, encadree par les hauts collets de son habit et
+par une cravate aux nombreux tours. Ils m'apparurent en un seul
+tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se
+fixerent, car je savais qu'il devait etre le Prince de Galles.
+
+Georges etait alors dans sa quarante et unieme annee et avec
+l'aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu paraitre moins
+age.
+
+Sa vue suffit a me mettre a l'aise, car c'etait un personnage a
+joyeuse mine, beau en depit de sa tournure replete et
+congestionnee, avec ses yeux rieurs et ses levres boudeuses et
+mobiles.
+
+Il avait le bout du nez releve, ce qui accentuait l'air de
+bonhomie qui dominait en lui, en depit de sa dignite.
+
+Il avait les joues pales et bouffies, comme un homme qui vit trop
+bien et qui se donne trop peu d'exercice.
+
+Il etait vetu d'un habit noir sans revers, de pantalons en basane
+tres collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies a
+l'ecuyere, et portait une immense cravate blanche.
+-- Hello! Tregellis, s'ecria-t-il du ton le plus gai, des que mon
+oncle franchit le seuil.
+
+Mais soudain, le sourire s'eteignit sur sa figure et la colere
+brilla dans ses yeux.
+
+-- Qui diable est celui-ci, cria-t-il d'un ton irrite.
+
+Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette
+explosion etait due a ma presence.
+
+Mais son regard allait a un objet plus eloigne; en regardant
+autour de nous, nous vimes un homme en habit marron et en perruque
+negligee.
+
+Il nous avait suivis de si pres que le valet de pied l'avait
+laisse passer dans la conviction qu'il nous accompagnait.
+
+Il avait la figure tres rouge et dans son emotion, il froissait
+bruyamment le pli de papier bleu qu'il tenait a la main.
+
+-- Eh! mais c'est Vuillamy, le marchand de meubles, s'ecria le
+prince. Comment? Est-ce qu'on va me relancer jusque dans mon
+interieur? Ou est Mellish? ou est Townshend? Que diable fait donc
+Tom Tring?
+
+-- J'assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit
+hors de propos. Mais il me faut de l'argent... Du moins, un
+acompte de mille livres me suffirait.
+
+-- Il vous faut... il vous faut. Vuillamy, voila un singulier
+langage. Je paie mes dettes quand je le juge a propos et je
+n'entends pas qu'on essaie de m'effrayer. Laquais, reconduisez-le.
+Mettez-le dehors.
+-- Si je n'ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de
+votre papa, geignit le petit homme.
+
+Et pendant que le valet l'emmenait, nous pumes l'entendre repeter
+au milieu des eclats de rire qu'il ne manquerait pas de soumettre
+l'affaire au banc de papa.
+
+-- Ce devrait etre le banc le plus long qu'il y ait en Angleterre,
+n'est-ce pas, Sherry, repondit le prince, car il faudrait y mettre
+bon nombre de sujets de Sa Majeste. Je suis enchante de vous
+revoir, Tregellis, mais reellement vous devriez bien faire plus
+d'attention a ceux que vous trainez sur vos jupons. Hier meme,
+nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris a
+propos de quelques interets en retard et le diable sait quoi. "Mon
+brave garcon, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je
+vous mettrai a la ration", et l'affaire a ete reglee.
+
+-- Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l'affaire
+leur etait exposee par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan.
+
+Le prince eclata en imprecations contre les Communes avec une
+energie sauvage qu'on n'aurait guere attendue de ce personnage a
+figure haineuse et florissante.
+
+-- Que le diable les emporte! s'ecria-t-il. Apres tous leurs
+sermons et m'avoir jete a la figure la vie exemplaire de mon pere,
+il leur a fallu payer ses dettes a lui, un million de livres ou
+peu s'en faut, alors que je ne peux tirer d'elles que cent mille
+livres. Et voyez ce qu'elles ont fait pour mes freres: York est
+commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je?
+Colonel d'un mechant regiment de dragons, sous les ordres de mon
+propre frere cadet! C'est ma mere qui est au fond de tout cela.
+Elle a toujours fait son possible pour me tenir a l'ecart. Mais
+quel est celui que vous avez amene, hein, Tregellis?
+
+Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer.
+
+-- C'est le fils de ma soeur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il
+vient avec moi a Londres et j'ai cru bien faire en commencant par
+le presenter a Votre Altesse Royale.
+
+-- C'est tres bien! C'est tres bien! dit le prince avec un sourire
+bienveillant, en me passant familierement la main sur l'epaule.
+Votre mere vit-elle encore?
+
+-- Oui, Sir, dis-je.
+
+-- Si vous etes pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais
+mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut
+que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous
+defendiez la glorieuse Constitution anglaise.
+
+Me rappelant avec energie qu'il s'etait emporte contre les
+Communes, je ne pus m'empecher de sourire et je vis Sheridan
+mettre la main devant ses levres.
+
+-- Vous n'avez qu'a faire cela, a faire preuve de fidelite a votre
+parole, a eviter les dettes, a faire regner l'ordre dans vos
+affaires, pour mener une existence heureuse et respectee. Que fait
+votre pere, monsieur Stone? Il est dans la marine royale? J'en ai
+moi-meme ete un peu. Je ne vous ai jamais raconte, Tregellis,
+comment nous avions pris a l'abordage le sloop de guerre francais
+_La Minerve?_
+
+-- Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis
+echangeaient des sourires derriere le dos du prince.
+
+-- Il deployait son drapeau tricolore, ici meme, devant les
+fenetres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n'ai vu une
+impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que
+je n'en ai pour souffrir cela. Je m'embarquai sur mon petit canot,
+vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de
+quatre a chaque bord et un canon de six a l'avant.
+
+-- Et puis, Sir? et puis? s'ecria Francis, qui avait l'air d'un
+homme irascible au rude langage.
+
+-- Vous me permettrez de faire ce recit de la facon qu'il me
+convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d'un ton digne.
+Comme j'allais vous le dire, notre artillerie etait si legere que,
+je vous en donne ma parole, j'aurais pu faire tenir dans une poche
+de mon habit, notre decharge de tribord et dans une autre, celle
+de babord. Nous approchames du gros navire francais. Nous recumes
+son feu et nous ecorchames sa peinture avant de tirer. Mais cela
+ne servit a rien. Par Georges! autant eut valu canonner un mur de
+terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses
+filets leves, mais nous sautames a l'abordage et nous tapames du
+marteau sur l'enclume. Il y eut pour vingt minutes d'un engagement
+des plus vifs. Nous finimes par repousser son equipage dans la
+soute. On cloua solidement les ecoutilles et on remorqua le bateau
+jusqu'a Seaham. Surement vous etiez alors avec nous, Sherry?
+
+-- J'etais a Londres a cette epoque, dit gravement Sheridan.
+
+-- Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis?
+
+-- Je puis me porter garant que j'ai entendu Votre Altesse faire
+ce recit.
+
+-- Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je
+prefere la rapiere. C'est une arme de gentilhomme. Vous avez
+entendu parler de ma querelle avec le chevalier d'Eon. Je l'ai
+tenu quarante minutes a la pointe de mon epee chez Angelo. C'etait
+une des plus fines lames de l'Europe mais j'avais trop de
+souplesse dans le poignet pour lui. "Je remercie Dieu qu'il y ait
+un bouton au fleuret de Votre Altesse", dit-il, quand nous eumes
+fini notre escrime. A propos, vous etes quelque peu duelliste,
+Tregellis? Combien de fois etes-vous alle sur le terrain?
+
+-- J'y allais d'ordinaire toutes les fois qu'il me fallait un peu
+d'exercice, dit mon oncle d'un ton insouciant. Mais maintenant, je
+me suis mis au tennis. Un accident penible survint la derniere
+fois que j'allai sur le pre et cela m'en degouta.
+
+-- Vous avez tue votre homme.
+
+-- Non, Sir. Il arriva pis que cela. J'avais un habit ou Weston
+s'etait surpasse. Dire qu'il m'allait, ce serait mal m'exprimer:
+il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m'en
+a fait soixante depuis cette epoque et pas un qui en approchat. La
+disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la
+premiere fois que je le vis, et quant a la taille...
+
+-- Mais le duel, Tregellis! s'ecria le prince.
+
+-- Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot
+que j'etais. Il s'agissait du major Hunter des gardes, avec lequel
+j'avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu'il
+avait tort d'apporter chez Brook un parfum d'ecurie. Je tirai le
+premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de
+desespoir. "Touche! un chirurgien! un chirurgien! criaient-ils.
+"Non! un tailleur! un tailleur!" dis-je, car il y avait un double
+trou dans les basques de mon chef-d'oeuvre. Toute reparation etait
+impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son
+pareil.
+
+Sur l'invitation du prince, je m'etais assis dans un coin sur un
+tabouret ou je ne demandais pas mieux que de rester inapercu a
+ecouter les propos de ces hommes.
+
+C'etait chez tous la meme verve extravagante, assaisonnee de
+nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une
+difference: tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours
+une sorte d'humour dans leurs exagerations, Francis tendait
+toujours a la mechancete et le Prince a l'eloge de soi.
+
+Finalement on se mit a parler de musique.
+
+Je ne suis pas certain que mon oncle n'ait habilement detourne les
+propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui
+quel etait mon gout et voulut absolument me faire asseoir devant
+un petit piano, tout incruste de nacre, qui se trouvait dans un
+coin, et je dus lui jouer l'accompagnement, pendant qu'il
+chantait.
+
+Ce morceau autant qu'il m'en souvienne, avait pour titre:
+_L'Anglais ne triomphe que pour sauver_.
+
+Il le chanta d'un bout a l'autre avec une assez belle voix de
+basse.
+
+Les assistants s'y joignirent en choeur et applaudirent
+vigoureusement quand il eut fini.
+
+-- Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigte excellent et
+je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de
+l'Opera, disait l'autre jour qu'il aimerait mieux me ceder son
+baton qu'a n'importe quel autre amateur d'Angleterre. Hello! Voici
+Charite Fox. C'est bien extraordinaire.
+
+Il s'etait elance avec une grande vivacite pour aller donner une
+poignee de mains a un personnage d'une tournure remarquable qui
+venait d'entrer.
+
+Le nouveau venu etait un homme replet, solidement bati, vetu avec
+une telle simplicite qu'elle allait jusqu'a la negligence.
+
+Il avait des manieres gauches et marchait en se balancant.
+
+Il devait avoir depasse la cinquantaine et sa figure cuivree aux
+traits durs etait deja profondement ridee, soit par l'age, soit
+par les exces.
+
+Je n'ai jamais vu de traits ou les caracteres de l'ange et ceux du
+demon soient si visiblement unis.
+
+En haut c'etait le front haut, large du philosophe; puis des yeux
+percants, spirituels sous des sourcils epais, denses.
+
+En bas etait la joue rebondie de l'homme sensuel, descendant en
+gros bourrelets sur sa cravate.
+
+Ce front, c'etait celui de l'homme d'Etat, Charles Fox, le
+penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti
+liberal pendant les vingt annees les plus hasardeuses de son
+existence.
+
+Cette machoire, c'etait celle de l'homme prive, Charles Fox, le
+joueur, le libertin, l'ivrogne.
+
+Toutefois, il n'ajouta jamais a ses vices le pire des vices,
+l'hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi a decouvert que ses
+qualites. On eut dit que, par un bizarre caprice, la nature avait
+reuni deux ames dans un seul corps et que la meme constitution
+contint l'homme le meilleur et le plus vicieux de son siecle.
+
+-- Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la
+main et m'assurer que les Tories n'ont point fait votre conquete.
+-- Au diable, Charlie, vous savez que je coule a fond ou surnage
+avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig.
+
+Je crus voir sur la figure brune de Fox qu'il n'etait pas
+convaincu jusqu'a ce point-la que le Prince fut aussi constant
+dans ses principes.
+
+-- Pitt est alle a vous, Sir, a ce que l'on m'a dit.
+
+-- Oui, que le diable l'emporte, je ne puis me faire a la vue de
+ce museau pointu qui cherche continuellement a fouiller dans mes
+affaires. Lui et Addington se sont remis a eplucher mes dettes.
+Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait du mepris pour moi qu'il
+ne se conduirait pas autrement.
+
+Je conclus, d'apres le sourire qui voltigeait sur la figure
+expressive de Sheridan, que c'etait justement ce qu'avait fait
+Pitt. Mais ils se jeterent a corps perdu dans la politique, non
+sans varier ce plaisir par l'absorption de quelques verres de
+marasquin doux qu'un valet de pied leur apporta sur un plateau.
+
+Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour a tour
+l'objet des maledictions du Prince, en depit des excellents
+conseils qu'il m'avait donnes vis-a-vis de la Constitution
+anglaise.
+
+-- Et on m'accorde si peu que je suis hors d'etat de m'occuper de
+mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites a payer a de
+vieux domestiques et autres choses du meme genre et j'ai grand-
+peine a gratter l'argent necessaire pour ces choses-la. Cependant
+mon...
+
+En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air
+important.
+
+"Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt
+remboursable a la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour
+vous, ni pour moi, Charlie. Nous commencons a grossir
+monstrueusement.
+
+-- La goutte m'empeche de prendre le moindre exercice, dit Fox.
+
+-- Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j'en
+ote, plus j'en prends. Vous ne vous douteriez pas a nous voir,
+Tregellis, que nous ayons ete capables de tout ce que nous avons
+fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh!
+Charlie?
+
+Fox sourit et hocha la tete!
+
+"Vous vous rappelez comment, nous sommes arrives en poste a
+Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique,
+Tregellis. Nous avons enferme les postillons sous le siege, et
+nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi
+le cocher. Un individu n'a pas voulu nous laisser passer par sa
+barriere sur la route. Charlie n'a fait qu'un bond et a mis habit
+bas en une minute. L'homme a cru qu'il avait affaire a un boxeur
+de profession et s'est empresse de nous ouvrir le chemin.
+
+-- A propos, Sir, puisqu'il est question de boxeurs, je donne a la
+Fantaisie un souper a l'hotel la "Voiture et des Chevaux" vendredi
+prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez a la
+ville, on serait tres heureux si vous condescendiez a faire un
+tour parmi nous.
+
+-- Je n'ai pas vu une lutte depuis celle ou Tom Tyne, le tailleur,
+a tue Earl, il y a environ quatorze ans; J'ai jure de n'en plus
+voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole.
+Naturellement je me suis trouve incognito aux environs du ring,
+mais jamais comme Prince de Galles.
+-- Nous serions immensement fiers, si vous vouliez bien venir
+incognito a notre souper, Sir.
+
+-- C'est bien! c'est bien! Sherry, prenez note de cela. Nous
+serons a Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous
+savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte
+de Chester.
+
+-- Sir, nous serons fiers d'y voir le comte de Chester, dit mon
+oncle.
+
+-- A propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d'un
+pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu'y a-
+t-il de vrai dans cela?
+
+-- Oh! il ne s'agit que d'un millier de livres contre un millier
+de livres. Il s'est entiche de ce nouveau boxeur de Winchester,
+Crab Wilson, et moi j'ai a trouver un homme capable de le battre.
+N'importe quoi entre vingt et trente-cinq ans, a environ treize
+stone (52 kilos).
+
+-- Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince; qu'il s'agisse
+d'handicaper un cheval, de tenir une partie, d'appareiller des
+coqs, de choisir un homme, c'est lui qui a le jugement le plus sur
+en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse
+battre Wilson le Crabe de Gloucester?
+
+Je fus stupefait de voir quel interet, quelle competence tous ces
+grands personnages temoignaient au sujet du ring.
+
+Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des
+principaux boxeurs de l'epoque -- Belcher, Mendoza, Jackson, Sam
+le Hollandais -- mais encore, il n'y avait pas de lutteur si
+obscur dont ils ne connussent en detail les prouesses et l'avenir.
+
+On discute les hommes d'autrefois et ceux d'alors. On parla de
+leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur a frapper, de leur
+constitution.
+
+Qui donc, a voir Sheridan et Fox occupes a discuter si vivement si
+Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, etait en etat ou non de
+se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu'il avait
+devant lui le plus profond penseur politique de l'Europe, et que
+l'autre se ferait un nom durable, comme l'auteur d'une des
+comedies les plus spirituelles et d'un des discours les plus
+eloquents de sa generation?
+
+Le nom du champion Harrison fut un des premiers jetes dans la
+discussion.
+
+Fox, qui avait une haute opinion des qualites de Wilson le Crabe,
+estima que la seule chance qu'eut mon oncle, etait de reussir a
+faire reparaitre le vieux champion sur le terrain.
+
+-- Il est peut-etre lent a se deplacer sur ses quilles, mais il
+combat avec sa tete, et ses coups valent les ruades de cheval.
+Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la
+premiere mais encore la seconde corde et alla tomber au milieu des
+spectateurs. S'il n'est pas absolument vanne, Tregellis, il est
+votre espoir.
+
+Mon oncle haussa les epaules.
+
+-- Si le pauvre Avon etait ici, nous pourrions faire quelque chose
+grace a lui, car il avait ete le patron de Harrison, et cet homme
+lui etait devoue. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et
+maintenant, Sir, je dois vous quitter car j'ai eu aujourd'hui le
+malheur de perdre le meilleur domestique qu'il y ait en Angleterre
+et je dois me mettre a sa recherche. Je remercie Votre Altesse
+Royale pour la bonte qu'elle a eue de recevoir mon neveu de facon
+aussi bienveillante.
+-- A vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra
+quoi qu'il arrive que j'aille a la ville, car il y a un pauvre
+diable d'officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m'a
+ecrit dans sa detresse. Si je peux reunir quelques centaines de
+livres, j'irai le voir et je m'occuperai de lui. Maintenant, Mr
+Stone, la vie entiere s'ouvre devant vous, et j'espere qu'elle
+sera telle que votre oncle puisse en etre fier. Vous honorerez le
+roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Et puis, entendez-
+moi bien, evitez les dettes et mettez-vous bien dans l'esprit que
+l'honneur est chose sacree.
+
+Et j'emportai ainsi l'impression derniere que me laisserent sa
+figure pleine de sensualite, de bonhomie, sa haute cravate, et ses
+larges cuisses vetues de basane.
+
+Nous traversames de nouveau les chambres singulieres avec leurs
+monstres dores. Nous passames entre la haie somptueuse des valets
+de pied et j'eprouvai un certain soulagement a me retrouver au
+grand air, en face de la vaste mer bleue et a recevoir sur la
+figure le souffle frais de la brise du soir.
+
+
+VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON
+
+
+Mon oncle et moi, nous nous levames de bonne heure, le lendemain,
+mais il etait d'assez mechante humeur, n'ayant aucune nouvelle de
+son domestique Ambroise.
+
+Il etait bel et bien devenu pareil a ces sortes de fourmis dont
+parlent les livres, et qui sont si accoutumees a recevoir leur
+nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand
+elles sont livrees a elles-memes.
+
+Il fallut l'aide d'un homme procure par le maitre d'hotel et du
+domestique de Fox, qui avait ete envoye la tout expres, pour que
+mon oncle put enfin terminer sa toilette.
+
+-- Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il
+eut fini de dejeuner. Je ne suis pas en mesure d'etre battu.
+Regardez par la fenetre et dites-moi si les Lade sont en vue.
+
+-- Je vois un _four-in-hand_ rouge sur la place. Il y a un
+attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le siege.
+
+-- Notre tandem est-il sorti?
+
+-- Il est a la porte.
+
+-- Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme
+jamais vous n'en avez vu.
+
+Il s'arreta sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de
+conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers.
+
+-- Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en
+arriere ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez
+vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le
+comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du curacao comme a
+l'ordinaire! Allons, mes cheries, vous en aurez tout votre saoul,
+avant que d'etre arrivees au pont de Westminster.
+
+-- Dois-je placer le necessaire de toilette? demanda le maitre
+d'hotel.
+
+Je vis l'embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il
+resta fidele a ses principes.
+
+-- Mettez-le sous le siege, le siege de devant, dit-il. Mon neveu,
+il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible.
+Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc? Non, si
+vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez
+cette sous-ventriere, Thomas. Avez-vous graisse les moyeux comme
+je vous l'avais recommande? Tres bien. Alors, montez, mon neveu,
+nous allons les voir partir.
+
+Un veritable rassemblement s'etait forme dans l'ancienne place:
+hommes, femmes, negociants en habit de couleur foncee, _beaux_ de
+la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-la,
+bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle etaient
+les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match
+entre eux etait un evenement assez considerable pour defrayer les
+conversations pendant longtemps.
+
+-- Le Prince sera fache de n'avoir point assiste au depart, dit
+mon oncle. Il ne se montre guere avant midi. Ah! Jack, bonjour.
+Votre serviteur, madame. Voici une belle journee pour un voyage en
+voiture.
+
+Comme notre tandem venait se ranger cote a cote avec le "four-in-
+hand", avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la
+soie au soleil, un murmure d'admiration s'eleva de la foule.
+
+Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le
+harnachement de la meme nuance, realisait le fouet corinthien,
+pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples,
+son chapeau blanc, sa figure grossiere et halee aurait pu figurer
+en bonne place dans une reunion de professionnels, ranges sur une
+meme ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisat de
+deviner en lui un des plus riches proprietaires fonciers de
+l'Angleterre.
+
+C'etait un siecle d'excentriques et il avait pousse ses
+originalites a un point qui surprenait meme les plus avances, en
+epousant la maitresse d'un fameux detrousseur de grands chemins,
+lorsque la potence etait venue se dresser entre elle et son amant.
+
+Elle etait perchee a cote de lui, ayant l'air extremement chic en
+son chapeau a fleurs et son costume gris de voyage, et, devant
+eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur
+lesquels glissaient ca et la quelques reflets dores autour de
+leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la
+poussiere de leurs sabots dans leur impatience de partir.
+
+-- Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de
+Westminster, quand il se sera ecoule un quart d'heure.
+
+-- Je parie cent autres livres que nous vous depasserons, repondit
+mon oncle.
+
+-- Tres bien, voici le moment. Bonjour.
+
+Il fit entendre un _tokk_ de la langue, agita ses renes, salua de
+son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle
+de la place avec une habilete pratique qui fit eclater les
+applaudissements de la foule.
+
+Nous entendimes s'affaiblir les bruits des roues sur le pave
+jusqu'a ce qu'ils se perdissent dans l'eloignement.
+
+Le quart d'heure, qui s'ecoula jusqu'au moment ou le premier coup
+de neuf heures sonna a l'horloge de la paroisse, me parut un des
+plus longs qu'il y ait eus.
+
+Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siege, mais la
+figure calme et pale et les grands yeux bleus de mon oncle
+exprimaient autant de tranquillite et de reserve que s'il eut ete
+le plus indifferent des spectateurs.
+
+Mais il n'en etait pas moins attentif. Il me sembla que le coup de
+cloche et le coup de fouet fussent partis en meme temps, non point
+en s'allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tete qui
+nous lanca a une allure furieuse, a grand bruit, sur notre
+parcours de cinquante milles.
+
+J'entendis un grondement derriere nous. Je vis les lignes fuyantes
+des fenetres garnies de figures attentives. Des mouchoirs
+voltigerent.
+
+Puis nous fumes bientot sur la belle route blanche, qui decrivit
+sa courbe en avant de nous, bordee de chaque cote par les pentes
+vertes des dunes.
+
+J'avais ete muni d'une provision de shillings pour que les gardes-
+barrieres ne nous arretassent pas, mais mon oncle tira sur la
+bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie
+difficile de la route qui se termina a la cote de Clayton.
+
+Alors, il les laissa aller.
+Nous franchimes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John.
+C'est a peine si l'on entrevit, en passant, le cottage jaune ou
+vivaient ceux qui m'etaient si chers.
+
+Jamais je n'avais voyage a une telle allure, jamais je n'ai
+ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs
+qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques betes qui
+devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous
+leurs fers et sonner les roues de notre legere voiture, qui
+bondissait, volait derriere elles.
+
+-- Il y a une longue cote de quatre milles d'ici a Hand Cross, dit
+mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je
+les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes betes
+aient une rupture du coeur. Ce sont des animaux de sang et ils
+galoperaient jusqu'a ce qu'ils tombent, si j'etais assez brute
+pour les laisser faire. Levez-vous sur le siege, mon neveu, et
+dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres.
+
+Je me dressai, en m'aidant de l'epaule de mon oncle, mais sur une
+longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-etre, je n'apercus
+rien. Pas le moindre signe d'un _four-in-hand_.
+
+-- S'il a fait galoper ses betes sur toutes ces montees, elles
+seront a bout de forces avant d'arriver a Croydon.
+
+-- Ils sont quatre contre deux.
+
+-- J'en suis bien sur, l'attelage noir de Sir John forme un bel et
+bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux a devorer l'espace
+comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, la-bas ou sont les tours.
+Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant
+que nous abordons la montee, mon neveu. Regardez-moi l'action de
+ce cheval de tete: avez-vous jamais vu rien de plus aise, de plus
+beau?
+Nous montames la cote au petit trot mais, meme a cette allure,
+nous vimes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture
+enorme aux larges roues, a la capote de toile, s'arreter pour nous
+regarder d'un air ebahi. Tout pres Hand Cross, on depassa la
+diligence royale de Brighton qui s'etait mise en route des sept
+heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui
+marchaient dans la poussiere et qui nous applaudirent au passage.
+
+A Hand Cross, nous apercumes au vol le vieux proprietaire de
+l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'epices, mais
+maintenant la pente etait en sens inverse et nous nous mimes a
+courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots.
+
+-- Savez-vous conduire, mon neveu?
+
+-- Tres peu, monsieur.
+
+-- On ne saurait apprendre a conduire sur la route de Brighton.
+
+-- Comment cela, monsieur?
+
+-- C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'a les laisser
+aller et elles m'auront bientot amene dans Westminster. Il n'en a
+pas toujours ete ainsi. Quand j'etais tout jeune, on pouvait
+apprendre a manoeuvrer ses vingt yards de renes, ici tout comme
+ailleurs. Il n'y a reellement pas de nos jours de belles occasions
+de conduire, plus au sud que le comte de Leicester. Trouvez-moi un
+homme capable de faire marcher ou de retenir ses betes sur le
+parcours d'un vallon du comte d'York, voila l'homme dont on peut
+dire qu'il a ete a bonne ecole.
+
+Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du
+village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes
+rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de
+meme de bonnes occasions de bien conduire sur la route.
+
+A chaque courbe, je jetais un coup d'oeil en avant pour decouvrir
+nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter
+beaucoup, et il s'occupait a me donner des conseils, ou il melait
+tant de termes du metier que j'avais de la peine a le comprendre.
+
+-- Gardez un doigt pour chaque rene, disait-il, sans quoi elles
+risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait
+l'eventail, plus vos betes montrent de bonne volonte. Mais, si
+vous tenez a mettre quelque animation dans votre voiture,
+arrangez-vous pour que votre meche cingle justement celui qui en a
+besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air apres qu'elle a
+touche. J'ai vu un conducteur rechauffer les cotes a un voyageur
+de l'imperiale derriere lui, chaque fois qu'il essayait de toucher
+son cheval de cote. Je crois que ce sont eux qui soulevent cette
+poussiere par-la bas.
+
+Une longue etendue de route se dessinait devant nous, rayee par
+les ombres des arbres qui la bordaient.
+
+A travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux trainait
+lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous.
+
+Au-dela se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par-
+dessus sa silhouette olive, s'elevait un tourbillon blanc, qui se
+deplacait rapidement, comme une trainee de nuages par un jour de
+bise.
+
+-- Oui, oui, ce sont eux, s'ecria mon oncle, et il est impossible
+que d'autres voyagent de ce train-la. Allons, neveu, nous aurons
+fait la moitie du chemin, lorsque nous aurons franchi le mole au
+pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures
+quatorze minutes. Le prince a fait le parcours a Carlton House
+avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La
+premiere moitie est la plus penible et nous pourrons gagner du
+temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance
+d'ici a Reigate.
+
+Et l'on se lanca a fond.
+
+On eut dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce
+flocon blanc qui etait en avant. Elles s'allongeaient comme des
+levriers.
+
+Nous depassames un phaeton a deux chevaux qui se rendait a Londres
+et nous le laissames derriere comme s'il eut ete immobile.
+
+Les arbres, les clotures, les cottages defilaient confusement a
+nos cotes.
+
+Nous entendimes les gens jeter des cris dans les champs,
+convaincus que c'etait un attelage affole.
+
+La vitesse s'accelerait a chaque instant. Les fers faisaient un
+cliquetis de castagnettes. Les crinieres jaunes voltigeaient, les
+roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets
+craquaient, gemissaient pendant que la voiture oscillait et se
+balancait au point que je dus me cramponner a la barre de cote.
+
+Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous
+apercumes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de
+Reigate dans la depression qui etait devant nous.
+
+-- Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt
+minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un
+peu d'eau au "Lion Rouge" ne leur fera pas de mal. Palefrenier,
+est-il passe un _four-in-hand_ rouge?
+
+-- Vient de passer a l'instant.
+
+-- A quelle allure?
+
+-- Au triple galop, monsieur. A accroche la roue d'une voiture de
+boucher au coin de la Grande-Rue et a ete hors de vue avant que le
+garcon boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurte.
+
+-- Z-z-zack! fit la longue meche.
+
+Et nous voila repartis a toute volee.
+
+C'etait jour de marche a Red Hill.
+
+La route etait encombree de charrettes de legumes, de bandes de
+boeufs des chars a bancs des fermiers.
+
+C'etait un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser a travers
+cette melee.
+
+Nous ne fimes que traverser la place du marche, parmi les cris des
+hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles.
+
+Puis, nous fumes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la
+longue et raide descente de la route de Red Hill.
+
+Mon oncle brandit son fouet, en lancant le cri percant de l'homme
+qui voit ce qu'il cherchait.
+
+Le nuage de poussiere roulait sur la pente en face de nous, et au
+travers, nous entrevimes vaguement le dos de nos adversaires ainsi
+qu'un eclair de cuivres polis et une ligne ecarlate.
+
+-- La partie est a moitie gagnee, mon neveu. Maintenant, il s'agit
+de les depasser. En avant, mes jolies petites. Par Georges! Kitty
+n'a-t-elle pas chavire?
+
+Le cheval de tete etait pris d'une boiterie soudaine.
+
+En un instant, nous fumes a bas de la voiture, a genoux pres de
+lui.
+
+Ce n'etait qu'une pierre qui s'etait enfouie entre la fourchette
+et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la
+deloger.
+
+Lorsque nous reprimes nos places, les Lade avaient contourne la
+courbure de la cote et etaient hors de vue.
+
+-- Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas
+nous echapper.
+
+Pour la premiere fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il
+s'etait borne a faire voltiger le fouet au-dessus de leur tete.
+
+-- Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons
+nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet.
+
+Les juments commencaient a donner des signes d'epuisement.
+
+Leur respiration etait courte et rauque. Leurs belles robes
+etaient collees par la moiteur.
+
+Au sommet de la cote, elles reprirent pourtant leur bel elan.
+
+-- Ou diable sont-ils passes? s'ecria mon oncle. Pouvez-vous
+apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu?
+
+Nous avons devant nous un long ruban blanc parseme de voitures et
+de charrettes allant de Croydon a Red Hill, mais du gros _four-in-
+hand_ rouge, pas le moindre indice.
+
+-- Les voila! ils se sont derobes! ils se sont derobes! cria-t-il
+en dirigeant les juments vers une route de traverse qui
+s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue.
+
+Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite
+apparaissait le _four-in-hand_, dont les chevaux redoublaient
+d'efforts.
+
+Nos juments allongerent leur allure et la distance qui nous
+separait d'eux commenca a diminuer lentement. Je vis que je
+pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de Sir John, que
+je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par
+distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de
+notre cote.
+
+-- Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone a
+Warlingham, dit mon oncle. Il aura juge, a ce qu'il me semble,
+qu'il gagnerait du temps a quitter la route des voitures de
+maraichers. Mais nous, nous avons une maudite colline a doubler.
+Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe.
+
+Pendant qu'il parlait, je vis tout a coup disparaitre les roues du
+_four-in-hand_, puis ce fut le corps, puis les deux personnes
+placees sur le siege et cela aussi brusquement, aussi promptement
+que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un _gig_antesque
+escalier.
+
+Un moment apres nous etions arrives au meme endroit.
+
+La route s'etendait en bas de nous, raide, etroite, descendant en
+longs crochets dans la vallee. Le _four-in-hand_ degringolait par-
+la de toute la vitesse de ses chevaux.
+
+-- Je m'en doutais, s'ecria mon oncle, puisqu'il n'use pas de
+serre-frein, pourquoi en userais-je? A present, mes cheries, un
+bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de
+notre arriere-train.
+
+Nous passames par-dessus la crete et descendimes a une allure
+enragee la cote ou la grosse voiture rouge roulait devant nous
+avec un bruit de tonnerre.
+
+Nous etions deja dans son nuage de poussiere, si bien que nous
+pouvions a peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge
+sale qui se balancait en roulant, mais dont le contour devenait de
+plus en plus net a chaque foulee.
+
+Nous entendions aisement le claquement du fouet en avant de nous,
+ainsi que la voix percante de Lady Lade qui encourageait les
+chevaux.
+
+Mon oncle etait tres calme, mais un coup d'oeil de cote que je
+lancai sur lui, me fit voir ses levres pincees, ses yeux brillants
+et une petite tache rouge sur chacune de ses joues pales.
+
+Il n'etait nullement necessaire de presser les juments, car elles
+avaient deja pris une allure qu'il eut ete impossible de moderer
+ou de regler.
+
+La tete de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de
+derriere, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent
+yards on ne gagna pas un pouce.
+
+Alors, d'un nouvel elan, le cheval de tete se placa cote a cote
+avec le cheval noir du cote de la roue, et notre roue de devant se
+trouva a moins d'un pouce de leur roue de derriere.
+
+-- En voila de la poussiere, dit tranquillement mon oncle.
+
+-- Eventez-les, Jack, eventez-les, cria la dame.
+
+Il se dressa et cingla ses chevaux.
+
+-- Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui
+attend quelqu'un.
+
+Nous etions parvenus a nous placer exactement sur la meme ligne
+qu'eux et les roues de devant vibraient a l'unisson. Il n'y avait
+pas six pouces de trop dans la route et, a chaque instant, je
+m'attendais a entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme
+nous sortions de la poussiere, je pus voir devant nous, et mon
+oncle, le voyant aussi, se mit a siffler entre les dents.
+
+A deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont
+avec des poteaux et des barres de bois de chaque cote. La route se
+retrecissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il etait evidemment
+impossible a deux voitures de passer de front. Il fallait que
+l'une cedat la place a l'autre. Deja nos roues etaient a la
+hauteur de leurs chevaux.
+
+-- Je suis en tete, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade.
+
+-- Jamais de la vie, hurla celui-ci.
+-- Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack.
+Tapez a tour de bras.
+
+Il me parut que nous etions lances ensemble dans l'eternite.
+
+Mais mon oncle fit la seule chose qui fut capable de nous sauver.
+
+Grace a un effort desespere, nous pouvions encore depasser la
+voiture juste en face de l'entree du pont.
+
+Il se dressa, fouetta vigoureusement a droite et a gauche les
+juments, qui, affolees par cette sensation inconnue de douleur se
+lancerent avec une fureur extreme.
+
+Nous descendimes a grand bruit, criant tous ensemble a tue-tete
+dans une sorte de folie passagere, a ce qu'il me semble, mais nous
+avancions quand meme d'une facon constante et nous etions deja
+parvenus en avant des chevaux de tete, quand nous nous elancames
+sur le pont. Je jetai un regard en arriere sur la voiture. Je vis
+Lady Lade grincant de toutes ses petites dents blanches, se jeter
+elle-meme en avant et tirer des deux mains sur les renes de cote.
+
+-- En travers Jack, en travers ces... Qu'ils ne puissent passer.
+
+Si elle avait execute cette manoeuvre un instant plus tot, nous
+nous serions heurtes violemment contre le parapet de bois, nous
+l'aurions abattu pour etre precipites dans le profond ravin qui
+s'ouvrait au-dessous.
+
+Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du
+cheval noir qui etait en tete qui fut en contact avec notre roue,
+mais son avant-train, dont le poids n'etait point suffisant pour
+nous faire devier.
+Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe
+noire.
+
+Une minute apres, nous volions sur la pente de la route.
+
+Le _four-in-hand_ s'etait arrete.
+
+Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied a terre, pansaient
+ensemble la blessure du cheval.
+
+-- A votre aise, maintenant, belles petites, s'ecria mon oncle en
+reprenant sa place sur le siege et en jetant un coup d'oeil par-
+dessus son epaule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un
+tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tete en travers sur la
+route! Je ne tolere pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte,
+il aura de mes nouvelles demain.
+
+-- C'est la petite dame, dis-je.
+
+Le front de mon oncle s'eclaircit et il se mit a rire.
+
+-- C'etait la petite Letty, n'est-ce pas? J'aurais du m'en douter.
+Il y a un souvenir du defunt et regrette Jack Seize Cordes dans ce
+tour-la. Bah! ce sont des messages d'une toute autre sorte que
+j'envoie a une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer
+notre route en rendant grace a notre bonne etoile de ce qu'elle
+nous ramene par-dessus la Tamise sans un os de casse.
+
+Nous nous arretames au "Levrier" a Croydon ou les deux bonnes
+petites juments furent epongees, caressees, nourries.
+
+Apres quoi, prenant une allure aisee, on traversa Norbury et
+Streatham.
+
+A la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus
+longues, les villas de la banlieue de moins en moins espacees
+jusqu'a se toucher et nous voyageames entre deux rangees de
+maisons avec des boutiques aux etalages qui en occupent les angles
+et ou la circulation etait d'une activite toute nouvelle pour moi.
+
+C'etait un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant.
+
+Puis soudain, nous nous trouvames sur un large pont au-dessous
+duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de cafe noir.
+Des peniches aux poupes ventrues allaient a la derive a sa
+surface.
+
+A droite et a gauche s'allongeait une rangee, ca et la,
+interrompue, irreguliere de maisons aux couleurs multiples
+s'etendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue.
+
+-- Ceci est l'edifice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en
+me le designant avec son fouet. Les tours noires font partie de
+l'abbaye de Westminster... Comment va Votre Grace? Comment va?...
+C'est le duc de Norfolk, ce gros homme en habit bleu sur sa jument
+a queue tressee. Voici la Tresorerie a gauche, puis les Horse-
+Guards, et l'Amiraute a cette porte surmontee de dauphins sculptes
+dans la pierre.
+
+Je me figurais, comme un jeune homme eleve a la campagne que
+j'etais, que Londres etait simplement une accumulation de maisons,
+mais je fus etonne de voir apparaitre dans leurs intervalles des
+pentes vertes, de beaux arbres a l'aspect printanier.
+
+-- Oui, ce sont les jardins prives, dit mon oncle, et voici la
+fenetre par ou Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit
+a l'echafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait
+cinquante milles, n'est-ce pas? Voyez comme elles vont, les
+petites cheries, pour faire honneur a leur maitre. Regardez cette
+barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la
+portiere. C'est Pitt qui se rend a la Chambre. Maintenant nous
+entrons dans Pall Mail. Ce grand batiment a gauche c'est Carlton
+House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste sejour
+enfume ou il y a une horloge et ou les deux sentinelles en habit
+rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue
+qui porte le meme nom. Mon neveu, la se trouve le centre du monde.
+C'est dans cette rue que debouche Jermyn Street. Enfin nous voici
+pres de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq
+heures pour venir de la vieille place de Brighton.
+
+
+IX -- CHEZ WATTIER
+
+
+La demeure qu'occupait mon oncle dans Jermyn Street etait toute
+petite, cinq pieces et un grenier.
+
+-- Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila a quoi se
+reduisent les besoins d'un homme sage.
+
+D'autre part, elle etait meublee avec la delicatesse et le gout
+qui distinguaient son caractere, si bien que ses amis les plus
+opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les
+degouter de leurs somptueuses demeures.
+
+Le grenier meme, qui etait devenu ma chambre a coucher, etait la
+plus parfaite merveille de grenier qu'on put imaginer.
+
+De beaux et precieux bibelots occupaient tous les coins de chaque
+piece. La maison tout entiere etait devenue un veritable musee en
+miniature qui aurait enchante un connaisseur.
+
+Mon oncle expliquait la presence de toutes ces jolies choses par
+un haussement d'epaules et un geste d'indifference.
+
+-- Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une
+indiscretion de ma part de dire autre chose.
+
+A Jermyn Street, un billet nous attendait, qu'Ambroise avait deja
+envoye.
+
+Au lieu de dissiper le mystere de sa disparition, il ne fit que le
+rendre plus impenetrable.
+
+Il etait ainsi concu:
+"Mon cher Sir Charles Tregellis,
+
+"Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m'aient
+mis dans la necessite absolue de quitter votre service d'une
+maniere aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de
+Friar's Oak a Brighton un incident qui ne me laissait pas d'autre
+alternative que cette resolution.
+
+"J'espere, toutefois, que mon absence ne sera peut-etre que
+passagere.
+
+"La recette de l'empois pour les devants de chemises est dans le
+coffre-fort de la banque Drummond.
+
+"Votre tres obeissant serviteur,
+
+"AMBROISE."
+
+-- Alors, je suppose qu'il me faudra le remplacer de mon mieux,
+dit mon oncle, d'un air mecontent, mais que diable a-t-il pu lui
+arriver qui l'ait oblige a me quitter lorsque nous descendions la
+cote au grand trot dans ma voiture? Je ne trouverai jamais son
+pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis
+desole. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions
+venir Weston pour vous equiper. Ce n'est pas le role d'un
+gentleman d'aller dans un magasin. C'est le magasin qui doit venir
+trouver le gentleman. Jusqu'a ce que vous ayez vos habits, il
+faudra rester en retraite.
+
+La prise des mesures fut une ceremonie des plus solennelles et des
+plus serieuses, mais ce ne fut rien encore a cote de l'essayage,
+qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut veritablement au
+supplice pendant que chaque piece du vetement etait mise en place
+et que lui et Weston discutaient a propos de la moindre couture,
+des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige,
+a force de pirouetter devant eux.
+
+Puis, au moment ou je m'en croyais quitte, survint le jeune Mr
+Brummel qui promettait d'etre plus difficile encore que mon oncle,
+et il fallut rebattre a fond toute l'affaire entre eux.
+
+C'etait un homme d'assez belle prestance, avec une figure longue,
+un teint clair, des cheveux chatains et de petits favoris roux.
+
+Ses manieres etaient langoureuses, son accent trainant, et tout en
+eclipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il
+lui manquait cet air viril et decide qui percait a travers tout ce
+qu'affectait mon parent.
+
+-- Comment? Georges, s'ecria mon oncle, je vous croyais avec votre
+regiment?
+
+-- J'ai renvoye mes papiers, dit l'autre avec son accent trainant.
+
+-- Je me doutais que cela finirait ainsi.
+
+-- Oui, le dixieme avait recu l'ordre de partir pour Manchester et
+on ne devait compter guere que je me rendrais en un tel endroit.
+Enfin, j'ai trouve un major monstrueusement butor.
+
+-- Comment cela?
+
+-- Il supposait que j'etais au fait de cet absurde exercice,
+Tregellis, comme vous le pensez bien, j'avais tout autre chose
+dans l'esprit. Je n'eprouvais aucune difficulte a trouver ma place
+a la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris
+de puce et j'avais remarque que ma place etait juste devant lui.
+Cela m'epargnait une infinite d'ennuis. Mais l'autre jour, quand
+je vins a la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une
+autre, sans pouvoir parvenir a decouvrir mon homme au gros nez.
+Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je
+l'apercois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement
+mis devant lui. Il parait qu'il avait ete mis la pour garder la
+place et le major s'oublia jusqu'au point de me dire que je
+n'entendais rien a mon metier.
+
+Mon oncle se mit a rire et Brummel a me regarder des pieds a la
+tete, avec ses grands yeux d'homme difficile.
+
+-- Voila qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des
+nuances tout a fait convenables pour un vetement. Mais un gilet a
+fleurs aurait ete mieux.
+
+-- Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacite.
+
+-- Mon cher Tregellis, vous etes infaillible en fait de cravates,
+mais vous me permettrez d'avoir ma maniere de juger en fait de
+gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu'il est, mais quelques
+fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection
+dont il a besoin.
+
+Ils discuterent pendant dix bonnes minutes en s'appuyant de
+nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de
+moi, la tete penchee, le lorgnon fiche dans l'oeil.
+
+J'eprouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre
+d'accord au moyen d'un compromis.
+
+-- Il ne faudrait qu'aucune de mes paroles n'ebranlat votre
+confiance dans le jugement de sir Charles, Mr Stone, me dit
+Brummel avec un grand serieux.
+Je lui promis qu'il n'en serait rien.
+
+-- Si vous etiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez a
+mon gout, mais tel que vous voila, vous ferez fort bonne figure.
+L'annee derniere, il vint a la ville un jeune cousin qu'on
+recommandait a mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun
+conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans
+Saint-James street, vetu d'un habit de couleur tabac a priser qui
+avait ete coupe par un tailleur de campagne. Il me fit un salut.
+Naturellement, je savais ce que je me devais a moi-meme. Je le
+regardai de haut en bas. Cela suffit a mettre fin a ses projets de
+reussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur
+Stone?
+
+-- Du Sussex, monsieur.
+
+-- Du Sussex? Ah! c'est la que j'envoie blanchir mon linge. Il y a
+une personne qui s'entend parfaitement a empeser et qui demeure
+pres de Hayward's Heath. J'envoie deux chemises a la fois. Quand
+on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son
+attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c'est son
+blanchissage. Mais je serais enormement ennuye s'il me fallait y
+vivre. Qu'est-ce qu'on peut bien y faire?
+
+-- Vous ne chassez pas, Georges?
+
+-- Quand je chasse, c'est a la femme. Mais surement, Charles, vous
+ne donnez pas dans les chiens.
+
+-- Je suis sorti avec les Belvoir l'hiver dernier.
+
+-- Les Belvoir? Avez-vous entendu conter comment j'ai roule
+Rutland? L'histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai
+avec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit
+trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et
+il fut oblige de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement
+peut-on trouver a courir de tous cotes au milieu d'une foule de
+paysans crasseux qui galopent. Chacun son gout, mais avec une
+fenetre chez Brooks le jour et un coin confortable a la table de
+Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps
+sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plume
+Montague le brasseur?
+
+-- Je n'etais pas a la ville.
+
+-- Je lui ai gagne huit mille livres en une seance: "Desormais,
+monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre biere."
+"Toute la canaille de Londres en boit", m'a-t-il repondu. C'etait
+une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent
+pas perdre avec grace. Allons, je pars. Je vais payer a ce juif de
+King quelques petits interets. Est-ce que vous allez de ce cote?
+Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club
+ou au Mail, sans doute?
+
+Et il s'en alla a petits pas a ses affaires.
+
+-- Ce jeune homme est destine a prendre ma place, dit gravement
+mon oncle apres le depart de Brummel. Il est tres jeune, il n'a
+pas d'ancetres et il s'est fraye la route par son aplomb
+imperturbable, son gout naturel et l'extravagance de son langage.
+Il n'a pas son pareil pour etre impertinent avec la plus parfaite
+politesse. Avec son demi-sourire, sa facon de remonter les
+sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces
+matins. Deja on cite son opinion dans les clubs en concurrence
+avec la mienne. Bah! chaque homme a son jour et quand je serai
+convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra
+plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang
+apres n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet
+habillement marron et bleu vous pourrez penetrer partout. Donc, si
+vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-a-vis
+et je vous montrerai quelque peu la ville.
+Comment decrire tout ce que nous vimes, tout ce que nous fimes
+dans cette charmante journee de printemps?
+
+Pour moi, il me semblait que j'etais transporte dans un monde
+feerique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant
+magicien en habit a large col et a longues basques qui m'en
+faisait les honneurs.
+
+Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures,
+leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit
+de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un
+pas presse, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez
+bouleverse le nid d'un coup de canne.
+
+Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rangees infinies
+de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles.
+
+Puis, nous descendimes par le Strand ou la cohue etait plus dense
+encore. Nous franchimes enfin Temple Bar, penetrant ainsi dans la
+Cite, bien que mon oncle me priat de n'en parler a personne: il ne
+tenait pas a ce que cela fut su dans le public.
+
+La je vis la Bourse et la Banque et le cafe Lloyd avec ses
+negociants en habits bruns, aux figures apres, les employes
+toujours presses, les enormes chevaux et les voituriers actifs.
+
+C'etait un monde bien different de celui que nous avions quitte,
+celui du West-End, le monde de l'energie et de la force, ou le
+desoeuvre et l'inutile n'eussent pas trouve place.
+
+Malgre mon jeune age, je compris que la puissance de la Grande-
+Bretagne etait la, dans cette foret de navires marchands, dans les
+ballots que l'on montait par les fenetres des magasins, dans ces
+chariots charges qui grondaient sur les paves de galets.
+C'etait la, dans la cite de Londres, que se trouvait la racine
+principale qui avait donne naissance a l'Empire, a sa fortune au
+magnifique epanouissement.
+
+La mode peut changer, ainsi que le langage et les moeurs, mais
+l'esprit d'entreprise que recele cet espace d'un mille ou deux en
+carre ne saurait changer, car s'il se fletrit, tout ce qui en est
+issu est condamne a se fletrir egalement.
+
+Nous lunchames chez Stephen, l'auberge a la mode, dans Bond
+Street, ou je vis une file de _tilburys_ et de chevaux de selle
+qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue.
+
+De la nous allames au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez
+Brookes ou etait le grand club whig, et enfin on retourna chez
+Wattier ou se donnaient rendez-vous pour jouer les gens a la mode.
+
+Partout, je vis les memes types d'hommes a tournures raides, aux
+petits gilets.
+
+Tous temoignaient la plus grande deference a mon oncle et, pour
+lui etre agreable, m'accueillaient avec une bienveillante
+tolerance.
+
+Les propos etaient toujours dans le genre de ceux que j'avais deja
+entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la sante
+du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui
+paraissait prete a eclater de nouveau, des courses de chevaux et
+du ring.
+
+Je m'apercus ainsi que l'excentricite etait la aussi a la mode,
+comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous
+regardent encore aujourd'hui comme une nation de toques, c'est
+sans doute une tradition qui remonte a l'epoque ou les seuls
+voyageurs qu'il leur arrivat de voir appartenaient a la classe
+avec laquelle je me trouvais alors en contact.
+
+C'etait un age d'heroisme et de folie.
+
+D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appele au
+premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'Etat
+tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington.
+
+Nous etions grands par les armes et nous n'allions guere tarder a
+l'etre dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps
+les plus grandes puissances de l'Europe.
+
+D'autre part, un grain de folie reelle ou simulee etait un
+passeport qui vous ouvrait les portes fermees devant la sagesse ou
+la vertu.
+
+L'homme qui etait capable d'entrer dans un salon en marchant sur
+les mains, l'homme qui s'etait lime les dents afin de siffler
+comme un cocher, l'homme qui pensait toujours a haute voix de
+facon a tenir toujours ses hotes dans un frisson d'apprehension,
+tels etaient les gens qui arrivaient sans peine a se placer au
+premier plan de la societe de Londres.
+
+Et il n'etait pas possible de tracer une distinction entre
+l'heroisme et la folie, car bien peu de gens etaient capables
+d'echapper entierement a la contagion de l'epoque.
+
+En un temps ou le Premier etait un grand buveur, le leader de
+l'opposition un debauche, ou le prince de Galles reunissait ces
+attributs, on aurait eu grand peine a trouver un homme dont le
+caractere fut egalement irreprochable en public et dans sa vie
+privee.
+
+En meme temps, cette epoque-la, avec tous ses vices, etait une
+epoque d'energie et vous serez heureux si dans la votre le pays
+produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et
+Wellington.
+
+Ce soir-la, comme j'etais chez Wattier, aupres de mon oncle, sur
+un de ces sieges capitonnes de velours rouge, l'on me montra un de
+ces types singuliers dont la renommee et les excentricites ne sont
+point encore oubliees du monde contemporain.
+
+La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses
+lustres, etait bondee de ces citadins au sang vif, a la voix
+bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas
+blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux
+a ressort sous le bras.
+
+-- Ce vieux gentleman a figure couperosee, aux jambes greles, me
+dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait
+un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le
+comte Taafe, et il a envoye un message a cinquante milles de
+distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en
+mains dans une balle de cricket. L'homme, avec lequel il cause,
+est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le
+prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir
+declare et retire la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le
+capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en
+matiere d'entrainement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles
+en vingt et une heures. Vous n'avez qu'a regarder ses mollets pour
+vous convaincre que la nature l'a fait expres pour cela. Il y a
+ici un autre marcheur. C'est l'homme au gilet a fleurs qui est
+debout pres du feu. C'est le _beau_ Whalley qui a fait le voyage
+de Jerusalem en long habit bleu, bottes a l'ecuyere et gants de
+peau.
+
+-- Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur? demandai-je tout etonne.
+-- Parce que c'etait sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l'a
+fait entrer dans la societe, ce qui vaut mieux que d'etre entre a
+Jerusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l'homme au grand nez
+aquilin. C'est l'homme qui se leve tous les jours a six heures du
+soir et a la cave la mieux pourvue de tabac a priser de l'Europe.
+C'est lui qui a ordonne a son domestique de mettre une demi-
+douzaine de bouteilles de sherry a cote de son lit et de le
+reveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est
+capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d'argumenter
+avec un eveque. L'homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est
+le general Scott qui vit de pain grille et d'eau et qui a gagne
+deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord
+Blandfort qui, l'autre jour, a paye dix-huit cents livres un
+exemplaire de Boccace. Soir, Dudley.
+
+-- Soir, Tregellis.
+
+Un homme d'un certain age, a l'air hagard, s'etait arrete devant
+nous et me toisait des pieds a la tete.
+
+-- Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramasse a la campagne,
+murmura-t-il. Il n'a pas une tournure a lui faire honneur. Quitte
+la ville, Tregellis?
+
+-- Pendant quelques jours.
+
+-- Hein! fit l'homme en reportant sur mon oncle son regard
+endormi. Il a l'air au plus mal. Il repartira pour la campagne les
+pieds en avant, un de ces jours, s'il ne se met pas a enrayer.
+
+Il hocha la tete et s'eloigna.
+
+-- Il ne faut pas prendre l'air mortifie, dit mon oncle en
+souriant. C'est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser
+tout haut. On s'en fachait souvent, mais on n'y fait plus
+d'attention maintenant. Tenez, la semaine derniere, comme il
+dinait chez Lord Elgin, il a prie la compagnie d'agreer ses
+excuses pour la mauvaise qualite de la cuisine. Comme vous le
+voyez, il se croyait a sa propre table. Cela lui donne une place a
+part dans la societe. C'est a lord Harewood qu'il s'est cramponne
+pour le moment. La particularite de Harewood, c'est de copier le
+prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le
+collet de son habit, croyant que la queue commencait a passer de
+mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l'homme laid,
+comme on le nommait a Paris. L'autre, c'est Lord Foley, qu'on
+surnomme le numero onze en raison de la minceur de ses jambes.
+
+-- Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je.
+
+-- Oui, il va venir nous trouver bientot. Ce jeune homme a
+certainement de l'avenir. Remarquez-vous la facon dont il regarde
+autour de lui, de dessous ses paupieres, comme si c'etait par
+condescendance qu'il est venu. Les petites poses sont
+insupportables, mais quand elles sont poussees jusqu'aux derniers
+extremes, elles deviennent respectables. Comment va, Georges?
+
+-- Avez-vous entendu ce qu'on dit de Vereker Merton? demanda
+Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses
+talons. Il s'est sauve avec la cuisiniere de son pere et l'a bel
+et bien epousee.
+
+-- Qu'a fait Lord Merton?
+
+-- Il les a felicites chaleureusement et a reconnu qu'il avait
+toujours meconnu l'esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune
+couple et consent a une forte pension, a la condition que la
+mariee continue a exercer sa profession. A propos, Tregellis, il
+court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier?
+
+-- Je ne crois pas, repondit mon oncle. Ce serait une faute que
+d'accabler une seule personne sous des attentions que tant
+d'autres seraient enchantees de se partager.
+
+-- Ma facon de voir absolument, et exprimee de la maniere la plus
+heureuse! s'ecria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de
+coeurs pour donner a un seul l'ivresse du ravissement? Je pars la
+semaine prochaine pour le continent.
+
+-- Les recors, demanda un de ses voisins.
+
+-- Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c'est pour combiner
+l'agrement et l'instruction. En outre, il est necessaire d'aller a
+Paris pour nos petites affaires et s'il y a des chances pour
+qu'une nouvelle guerre eclate, il serait bon de s'en assurer une
+provision.
+
+-- C'est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir a
+coeur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel.
+Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal.
+En 93, quand la guerre a eclate, j'en ai ete prive pendant neuf
+ans. Si je n'avais pas loue un lougre tout expres pour en
+introduire en contrebande, j'aurais peut-etre ete reduit a notre
+cuir tanne d'Angleterre.
+
+-- Les Anglais sont superieurs pour fabriquer un fer a repasser ou
+un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de delicatesse est
+hors de leur portee.
+
+-- Nos tailleurs sont bons, s'ecria mon oncle, mais nos etoffes
+laissent a desirer par le gout et la variete. La guerre nous a
+rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages.
+Il n'y a rien qui vaille comme les voyages pour former
+l'intelligence. L'annee derniere, par exemple, je suis tombe sur
+de nouvelles etoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, a
+Venise. C'etait jaune avec les plus jolis chatoiements rouges
+qu'on put trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n'avais
+pas voyage? J'en emportai avec moi et pendant quelque temps cela
+fit fureur.
+
+-- Le prince s'en eprit aussi.
+
+-- Oui, en general, il se conforme a ma direction. L'annee
+derniere, nous etions habilles d'une facon si semblable qu'on nous
+prenait souvent l'un pour l'autre. Ce que je dis la n'est pas a
+mon avantage, mais c'etait ainsi. Il se plaint souvent que les
+memes choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je
+faire la reponse qui se presente d'elle-meme? A propos, Georges,
+je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres.
+
+-- Oui, j'y etais et j'y suis reste environ un quart d'heure. Je
+suis surpris que vous ne m'y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis
+pas alle plus loin que l'entree, car une preference injuste donne
+lieu a de la jalousie.
+
+-- J'y suis alle des la premiere heure, dit mon oncle, car j'avais
+entendu dire qu'il y aurait des debutantes fort passables. Je suis
+toujours enchante quand je trouve l'occasion de faire un
+compliment a quelqu'une d'entre elles. C'est une chose qui est
+arrivee, mais rarement, car j'ai un ideal que je maintiens bien
+haut.
+
+C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers.
+
+Pour moi, en les regardant tour a tour, je ne pouvais m'imaginer
+pourquoi ils n'eclataient pas de rire au nez l'un de l'autre.
+
+Bien loin de la, leur conversation etait fort grave et semee d'un
+nombre infini de petites reverences. A chaque instant, ils
+ouvraient et fermaient leurs tabatieres, deployaient des mouchoirs
+brodes.
+Un veritable rassemblement s'etait forme autour d'eux et je
+m'apercus fort bien que cette conversation avait ete consideree
+comme un match entre les deux hommes que l'on regardait comme des
+arbitres se disputant l'empire de la mode.
+
+Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui
+de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir
+son devant de chemise en batiste a dentelles et agitait ses
+manchettes, comme s'il etait satisfait de la figure qu'il avait
+faite dans la partie.
+
+Quarante-sept ans se sont ecoules, depuis que j'ecoutais ce cercle
+de dandys; et maintenant ou sont leurs petits chapeaux, leurs
+gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eut pu
+faire son noeud de cravate.
+
+Ils menaient d'etranges existences ces gens-la, et ils moururent
+d'etrange facon, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres
+dans la misere, d'autres dans la prison pour dettes, et d'autres
+enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, a
+l'etranger, dans une maison de fous.
+
+-- Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous
+passames par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet.
+
+J'y jetai un coup d'oeil et je vis une rangee de petites tables
+couvertes de serge verte, autour desquelles etaient assis de
+petits groupes.
+
+A un bout, il y avait une table plus longue d'ou partait un
+murmure continuel de voix.
+
+-- Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle,
+a moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah! Sir
+Lothian, j'espere que la chance est de votre cote?
+Un homme de haute taille, mince, a figure dure et severe, s'etait
+avance de quelques pas hors de la piece.
+
+Sous ses sourcils touffus, petillaient deux yeux, vifs, gris,
+fureteurs.
+
+Ses traits grossiers etaient profondement creuses aux joues et aux
+tempes comme du silex ronge par l'eau.
+
+Il etait entierement vetu de noir et je remarquai qu'il avait un
+balancement des epaules comme s'il avait bu.
+
+-- Perdu comme un demon, dit-il d'un ton saccade.
+
+-- Aux des?
+
+-- Non, au whist.
+
+-- Vous n'avez pas du etre fortement atteint a ce jeu-la?
+
+-- Ah! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent
+livres la levee et mille le point, et perdant cinq heures de
+suite. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de cela?
+
+Mon oncle fut evidemment frappe de l'air hagard qu'avait la
+physionomie de l'autre homme.
+
+-- J'espere que vous n'en etes pas trop mal en point.
+
+-- Assez mal. Je n'aime pas trop a parler de cela. A propos,
+Tregellis, avez-vous trouve deja votre homme pour cette lutte?
+
+-- Non.
+-- Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous
+savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en
+venez pas au fait.
+
+-- Si vous fixez une date, j'amenerai mon homme, Sir Lothian, dit
+mon oncle avec froideur.
+
+-- Mettons quatre semaines a partir d'aujourd'hui, si cela vous
+convient.
+
+-- Parfaitement, le 18 mai.
+
+-- J'espere que d'ici ce jour-la, j'aurai change de nom.
+
+-- Comment cela? demanda mon oncle etonne.
+
+-- Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon.
+
+-- Quoi! Est-ce que vous auriez des nouvelles? demanda mon oncle
+d'une voix ou je remarquai un tremblement.
+
+-- J'ai envoye mon agent a Montevideo. Il croit avoir la preuve
+que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer
+que parce qu'un assassin se derobe a la justice...
+
+-- Je ne vous permets pas d'employer ce terme-la, Sir Lothian, dit
+mon oncle d'un ton sec.
+
+-- Vous etiez la aussi bien que moi: Vous savez qu'il etait le
+meurtrier.
+
+-- Je vous repete que vous ne le direz pas.
+
+Les petits yeux gris et mechants de sir Lothian durent s'abaisser
+devant la colere imperieuse qui brillait dans ceux de mon oncle.
+
+-- Eh bien! Meme en laissant cela de cote, il est monstrueux que
+le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours.
+Je suis l'heritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes
+droits.
+
+-- Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit
+mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminue mon
+affection pour lui et tant que son sort n'aura pas ete etabli
+d'une maniere certaine, je ferai tout mon possible pour que ses
+droits a lui soient egalement respectes.
+
+-- Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et
+d'avoir l'echine brisee, repondit sir Lothian.
+
+Et alors, changeant subitement de manieres, il posa la main sur la
+manche de mon oncle:
+
+-- Allons, allons, Tregellis! J'etais son ami autant que vous,
+dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu
+tard, aujourd'hui, pour nous chamailler a ce propos. Votre
+invitation reste fixee a vendredi soir?
+
+-- Certainement.
+
+-- J'amenerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons
+definitivement les conditions de notre petit pari.
+
+-- Tres bien, sir Lothian. J'espere vous voir.
+
+Ils se saluerent.
+Mon oncle s'arreta un instant a le suivre des yeux pendant qu'il
+se melait a la foule.
+
+-- Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur
+tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais... homme dangereux.
+
+
+X -- LES HOMMES DU RING
+
+
+Ce fut a la fin de ma premiere semaine passee a Londres, que mon
+oncle donna un souper a la Fantaisie, comme c'etait l'habitude des
+gentlemen de cette epoque, qui voulaient faire figure dans ce
+public comme Corinthiens et patrons de sport.
+
+Il avait invite non seulement les principaux champions de
+l'epoque, mais encore les personnages a la mode qui
+s'interessaient le plus au ring: Mr Flechter Reid, lord Say and
+Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir
+Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres.
+
+Le bruit s'etait deja repandu dans les clubs que le prince serait
+present et l'on recherchait avec ardeur les invitations.
+
+La _Voiture et les Chevaux_ etait une maison bien connue des gens
+de sport.
+
+Elle avait pour proprietaire un ancien professionnel, pugiliste de
+valeur.
+
+L'amenagement en etait primitif autant qu'il le fallait pour
+satisfaire le bohemien le plus accompli.
+
+Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant,
+voulait que les gens, blases sur le luxe et la haute vie, eussent
+l'air de trouver un plaisir piquant a descendre jusqu'aux degres
+les plus bas de l'echelle sociale.
+
+Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et
+de Haymarket reunissaient-ils souvent sous leurs voutes enfumees
+une illustre compagnie.
+
+C'etait pour ces gens-la un changement que de tourner le dos a la
+cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q... pour
+aller diner dans une maison ou se reunissaient des
+commissionnaires pour y manger une tranche de boeuf et la faire
+descendre au moyen d'une pinte d'ale bue a la cruche d'etain.
+
+Une foule grossiere s'etait amassee dans la rue pour voir entrer
+les champions.
+
+Mon oncle m'avertit de surveiller mes poches pendant que nous la
+traversions.
+
+A l'interieur etait une piece tendue de rideaux d'un rouge
+d'etain, au sol sable, aux murs garnis de gravures representant
+des scenes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux
+taches brunes, produites par les liqueurs, etaient disposees ca et
+la.
+
+Autour d'une d'elles, une demi-douzaine de gaillards a l'aspect
+formidable etaient assis, tandis que l'un d'eux, celui qui avait
+l'air le plus brutal, y etait perche balancant les jambes. Devant
+eux etait un plateau charge de petits verres et de pots d'etain.
+
+-- Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apporte un
+peu d'ale, de delie-langues, dit a demi-voix l'hotelier. J'espere
+que vous n'y trouverez pas d'inconvenient.
+
+-- Vous avez tres bien fait, Bob. Comment ca va-t-il, vous tous?
+Comment allez-vous, Maddox? et vous, Baldwin? Ah! Belcher, je suis
+enchante de vous voir.
+
+Les champions se leverent et oterent leur chapeau a l'exception de
+l'individu assis sur la table qui continua a balancer ses jambes
+et a regarder tres froidement et bien en face mon oncle.
+
+-- Comment ca va, Berks?
+
+-- Pas trop mal et vous?
+
+-- Dites: monsieur, quand vous parlez a un m'sieur, dit Belcher et
+aussitot, donnant une brusque secousse a la table, il lanca Berks
+presque entre les bras de mon oncle.
+
+-- He Jem, pas de ca! dit Berks d'un ton bourru.
+
+-- Je vous apprendrai les bonnes manieres, Joe, puisque votre pere
+a oublie de le faire. Vous n'etes pas ici pour boire du tord-
+boyaux dans un sale taudis, mais vous etes en presence de nobles
+personnes, de Corinthiens a la derniere mode, et vous devez vous
+regler sur leurs facons.
+
+-- J'ai ete considere toujours comme une maniere de noble
+personne, moi-meme, dit Berks la langue epaisse, mais si par
+hasard j'avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas...
+
+-- Voyons, la, Berks, c'est tres bien, s'ecria mon oncle, qui
+avait a coeur d'arranger les choses et de couper court a toute
+querelle au debut de la soiree. Voici d'autres de nos amis.
+Comment ca va-t-il, Apreece? et vous aussi, colonel? Eh bien!
+Jackson, vous paraissez avoir gagne immensement. Bonsoir, Lade,
+j'espere que Lady Lade ne s'est pas trouvee trop mal de notre
+charmante promenade en voiture? Ah! Mendoza, vous avez l'air
+aujourd'hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par-
+dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous
+trouverez ici quelques vieux amis.
+
+Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se
+pressaient dans la piece, j'avais entrevu la carrure solide et la
+face epanouie du champion Harrison.
+
+Sa vue me fit l'effet d'une bouffee d'air de la dune du Sud qui
+avait penetre jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant
+l'huile, et je courus pour lui serrer la main.
+
+-- Ah! maitre Rodney. Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone,
+comme je le suppose? Vous etes si change qu'on ne vous
+reconnaitrait pas. J'ai bien de la peine a croire que c'est
+veritablement vous qui veniez si souvent tirer le soufflet, quand
+le petit Jim et moi nous etions a l'enclume. Eh! comme vous voila
+beau, pour sur!
+
+-- Quelles nouvelles apportez-vous de Friar's Oak? demandai-je
+avec empressement.
+
+-- Votre pere est venu faire un tour chez moi pour causer de vous,
+et il me dit que la guerre va eclater de nouveau, et qu'il espere
+vous voir a Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici
+pour visiter Lord Nelson et se mettre en quete d'un vaisseau.
+Votre mere se porte bien. Je l'ai vue dimanche a l'eglise.
+
+-- Et Petit Jim?
+
+La figure bonhomme du champion Harrison s'assombrit.
+
+-- Il s'etait mis serieusement en tete de venir ici, ce soir, mais
+j'avais des raisons pour ne pas le desirer, de sorte qu'il y a un
+nuage entre nous. C'est le premier, et cela me pese, maitre
+Rodney. Entre nous, j'ai de tres bonnes raisons pour desirer qu'il
+reste avec moi et je suis sur qu'avec sa fierte de caractere et
+ses idees, il n'arriverait jamais a retrouver son equilibre une
+fois qu'il aurait goute de Londres. Je l'ai laisse la-bas, avec
+une besogne suffisante pour le tenir occupe jusqu'a mon retour
+pres de lui.
+
+Un homme de haute taille, de proportions superbes et tres
+elegamment vetu, s'avancait vers nous.
+
+Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main a mon
+interlocuteur.
+
+-- Eh quoi? Jack Harrison? Une vraie resurrection. D'ou venez-
+vous?
+
+-- Enchante de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l'air
+aussi jeune et aussi solide que jamais.
+
+-- Mais oui, merci, j'ai depose la ceinture le jour ou je n'ai
+plus trouve personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis
+a donner des lecons.
+
+-- Et moi j'exerce le metier de forgeron, par la-bas, dans le
+Sussex.
+
+-- Je me suis souvent demande pourquoi vous n'avez pas guigne ma
+ceinture. Je vous le dis franchement, d'homme a homme, je suis
+tres content que vous ne l'ayez pas fait.
+
+-- Eh bien! C'est tres beau de votre part de parler ainsi,
+Jackson. Je l'aurais peut-etre essaye, mais la bonne femme s'y est
+opposee. Elle a ete une excellente epouse pour moi, et je n'ai pas
+un mot a dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isole, car
+tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps.
+
+-- Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en
+palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure etoile
+dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie fete que
+de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous
+que je vous engage contre eux?
+
+Les yeux d'Harrison etincelerent a cette idee, mais il secoua la
+tete.
+
+-- C'est inutile, Jackson, j'ai promis a ma vieille. Voila
+Belcher. N'est-ce pas ce jeune gaillard a belle tournure, a
+l'habit si voyant.
+
+-- Oui, c'est Jem, vous ne l'avez pas vu, c'est un joyau.
+
+-- Je l'ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est pres de
+lui? Il m'a l'air d'un solide gars.
+
+-- C'est un nouveau qui vient de l'Ouest. On le nomme Wilson le
+Crabe.
+
+Harrison le considera avec interet.
+
+-- J'ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui,
+n'est-ce pas?
+
+-- Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman a figure maigre que l'on
+voit la-bas, l'a retenu contre l'homme de sir Charles Tregellis.
+Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, a ce
+qu'il parait. Jem Belcher s'attend a de beaux exploits de la part
+de Wilson le Crabe. Voici Tom le frere de Belcher. Il cherche
+aussi un engagement. On dit qu'il est plus vif que Jem avec les
+gants, mais qu'il ne frappe pas aussi dur. J'etais en train de
+parler de votre frere, Jem.
+
+-- Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s'etait approche.
+Pour le moment, il se joue plutot qu'il ne se bat, mais quand il
+aura jete sa gourme, je le tiens contre n'importe lequel de ceux
+qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant
+de champions qu'il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en
+avons recu deux de plus -- Gully et Pearse --qui feront souhaiter
+a vos tourtereaux de Londres, qu'ils retournent bientot dans leur
+pays de l'Ouest.
+
+-- Voici le Prince, dit Jackson, a un bourdonnement confus qui
+vint de la porte.
+
+Je vis Georges s'avancer a grands fracas avec un sourire
+bienveillant sur sa face pleine de bonhomie.
+
+Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques
+Corinthiens pour les lui presenter.
+
+-- Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher a Jackson. Berks
+boit du gin a meme la cruche et vous savez quel cochon ca fait
+quand il est saoul.
+
+-- Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des
+autres boxeurs. Quand il est a jeun on ne peut pas dire qu'il est
+un charmeur, mais quand il est charge, il n'y a plus moyen de le
+supporter.
+
+Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait
+preuve, avait ete choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui
+concernait le corps des boxeurs, qui le designait habituellement
+sous le nom de commandant en chef.
+
+Lui et Belcher s'approcherent de la table sur laquelle Berks
+s'etait perche.
+
+Le coquin avait deja la figure allumee, les yeux lourds et
+injectes.
+-- Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince
+est ici et...
+
+-- Je ne l'ai pas encore apercu, dit Berks quittant la table en
+chancelant. Ou est-il, patron? Allez lui dire que Joe Berks serait
+tres fier de le secouer par la main.
+
+-- Non, pas de ca, Joe, dit Jackson en posant la main sur la
+poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage
+dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir a votre place. Sinon
+nous vous mettrons a un endroit ou vous ferez autant de bruit
+qu'il vous plaira.
+
+-- Ou est-il cet endroit, patron?
+
+-- Dans la rue, par la fenetre. Nous entendons avoir une soiree
+tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer,
+si vous pretendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel.
+
+-- Doucement, patron, grogna Berks, surement j'ai toujours eu la
+reputation de me conduire comme il faut.
+
+-- C'est ce que j'ai toujours dit, Berks, et tachez de vous
+conduire comme si vous l'etiez. Mais voici que notre souper est
+pret. Le Prince et Lord Sele font leur entree. Deux a deux, mes
+gars, et n'oubliez pas dans quelle societe vous etes.
+
+Le repas fut servi dans une grande salle ou le drapeau de la
+Grande-Bretagne et des devises en grand nombre decoraient les
+murs.
+
+Les tables etaient arrangees de facon a former les trois cotes
+d'un carre.
+
+Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince
+a sa droite, Lord Sele a sa gauche. Il avait eu la sage precaution
+de repartir les places a l'avance, de maniere a repartir les
+gentlemen parmi les professionnels et a eviter le danger de mettre
+cote a cote deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui
+avait ete recemment vaincu, a cote de son vainqueur.
+
+Quant a moi, j'avais d'un cote le champion Harrison et de l'autre
+un gros gaillard a figure epanouie qui m'apprit qu'il se nommait
+Bill War, qu'il etait proprietaire d'un public house a l'Unique
+Tonne dans Jermyn Street, et qu'il etait un des plus rudes
+champions de la liste.
+
+-- C'est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. Ca me pousse
+sur le corps avec une rapidite surprenante. Je devrais me battre a
+treize stone huit onces et je suis arrive au poids de dix-sept. Ce
+sont les affaires qui en sont la cause. Il faut que je reste
+derriere le comptoir toute la journee et pas moyen de refuser une
+tournee de peur de facher un client. Voila qui a perdu plus d'un
+champion avant moi.
+
+-- Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis
+fait forgeron et je n'ai pas pris un demi-stone de plus en quinze
+ans.
+
+-- Chez nous, les uns se mettent a un metier, les autres a un
+autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour
+leur compte.
+
+-- Voyez Will Wood que j'ai battu en quarante rounds au beau
+milieu d'une tempete de neige par la-bas, du cote de Navestock. Il
+conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est
+garcon de cafe a present. Dick Humphries... il est marchand de
+charbon, il a toujours tenu a etre distingue. Georges Ingleston
+est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit a la campagne,
+il y a au moins une chose qu'on ne risque pas, c'est d'avoir des
+jeunes Corinthiens et des etourneaux de bonne famille toujours
+devant vous a vous provoquer en face.
+
+C'etait bien le dernier inconvenient auquel, selon moi, fut expose
+un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs
+gaillards a figures bovines, qui etaient de l'autre cote de la
+table, approuverent de la tete.
+
+-- Vous avez raison, Bill, dit l'un d'eux. Personne n'a autant que
+moi d'ennuis avec eux. Un beau soir, les voila qui entrent dans
+mon bar, echauffes par le vin. "C'est vous qui etes Tom Owen, le
+boxeur, que dit l'un d'eux" "A votre service, Monsieur, que je
+reponds." "Eh bien, attrapez ca," dit-il, et voila une bourrade
+sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main,
+a travers les chopes, ou bien c'est autre chose. Alors, ils
+peuvent aller brailler partout qu'ils ont tape sur Tom Owen.
+
+-- Est-ce que vous ne leur debouchez pas quelques fioles en
+recompense? demanda Harrison.
+
+-- Je ne discute jamais avec eux; je leur dis: "A present,
+Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas
+pour l'amour de l'art, pas plus qu'un medecin ne vous drogue pour
+rien, pas plus qu'un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches
+de rumsteak. Faites une petite bourse, mon maitre, et je vous
+promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous
+aller sortir d'ici, vous faire gorger a l'oeil par un champion de
+poids moyen."
+
+-- C'est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin.
+S'ils mettent une guinee sur le comptoir -- ils n'y manquent pas
+quand ils ont beaucoup bu -- je leur donne ce que j'estime valoir
+une guinee et je ramasse l'argent.
+
+-- Mais s'ils ne le font pas.
+-- Eh bien! dans ce cas, il s'agit d'une attaque ordinaire contre
+un fidele sujet de Sa Majeste, le nomme William War. Je les traine
+devant le magistrat le lendemain. Ca leur coute huit jours ou
+vingt shillings.
+
+Pendant ce temps, le souper avancait a grand train.
+
+C'etait un de ces repas solides et peu compliques qui etaient a la
+mode au temps de nos grands-peres et cela vous expliquera, a
+certains d'entre vous, pourquoi ils n'ont jamais connu ces
+parents-la.
+
+De larges tranches de boeuf, des selles de mouton, des langues
+fumees, des pates de veau et de jambon, des dindons, des poulets,
+des oies, toutes les sortes de legumes, un defile de sherrys
+ardents, de grosses ales, tel etait le fond principal du festin.
+
+C'etait la meme viande et la meme cuisine devant laquelle auraient
+pu s'attabler, quatorze siecles auparavant, leurs ancetres
+norvegiens et germains.
+
+Et a vrai dire, comme je contemplais a travers la vapeur des plats
+ces rangees de trognes farouches et grossieres, ces larges
+epaules, qui s'arrondissaient par-dessus la table, j'aurais pu
+croire que j'assistais a une de ces plantureuses bombances de
+jadis, ou les sauvages convives rongeaient la viande jusqu'a l'os,
+puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes a la tete de
+leurs captifs.
+
+Ca et la, la figure plus pale et les traits aquilins d'un
+Corinthien rappelaient de plus pres le type normand, mais en
+grande majorite ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies,
+faces d'hommes pour qui la vie etait une bataille, evoquaient la
+sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que
+devaient etre ces farouches pirates, ces corsaires qui nous
+portaient dans leurs flancs.
+Et cependant, lorsque j'examinais attentivement, un a un, chacun
+des hommes que j'avais en face de moi, il m'etait aise de voir que
+les Anglais, bien qu'ils fussent dix contre un, n'avaient pas ete
+les seuls maitres du terrain, mais que d'autres races s'etaient
+montrees capables de produire des combattants dignes de se mesurer
+avec les plus forts.
+
+Sans doute, il n'y avait personne dans l'assistance qui fut
+comparable a Jackson ou a Belcher, pour la beaute des proportions
+et la bravoure. Le premier etait remarquable par la structure
+magnifique, l'etroitesse de sa taille, la largeur herculeenne de
+ses epaules. Le second avait la grace d'une antique statue
+grecque, une tete dont plus d'un sculpteur eut voulu reproduire la
+beaute. Il avait dans les reins, les membres, l'epaule, cette
+longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l'agilite,
+l'activite de la panthere.
+
+Deja, pendant que je le regardais, j'avais cru voir sur sa
+physionomie comme une ombre tragique.
+
+Je pressentais en quelque sorte l'evenement qui devait arriver
+quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui
+fit perdre pour toujours la vue d'un cote.
+
+Mais, avec son coeur fier, il ne se laissa pas arracher son titre
+sans lutte.
+
+Aujourd'hui encore, vous pouvez lire le detail de ce combat ou le
+vaillant champion, n'ayant qu'un oeil et mis ainsi hors d'etat de
+juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes
+contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans
+l'amertume de sa defaite, on l'entendit exprimer son chagrin au
+sujet de l'ami qui l'avait soutenu de toute sa fortune.
+
+Si a cette lecture, vous n'etes pas emu, c'est qu'il doit manquer
+en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme.
+
+Mais, s'il n'y avait autour de la table aucun homme capable de
+tenir tete a Jackson ou a Jem Belcher, il y en avait d'autres
+d'une race, d'un type differents, possedant des qualites qui
+faisaient d'eux de dangereux boxeurs.
+
+Un peu plus loin dans la piece, j'apercus la face noire et la tete
+crepue de Bill Richmond portant la livree rouge et or de valet de
+pied.
+
+Il etait destine a etre le predecesseur des Molineaux, des Sutton,
+de toute cette serie de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette
+vigueur de muscle, de cette insensibilite a la douleur qui
+caracterisent l'Africain et lui assurent un avantage tout
+particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier
+d'avoir ete le premier Americain de naissance qui eut conquis des
+lauriers sur le ring anglais.
+
+Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui
+venait alors de quitter la vie active.
+
+Il laissait derriere lui une reputation d'elegance, de science
+accomplie qui depuis lors, jusqu'a ce jour, n'a point ete
+surpassee.
+
+La seule critique qu'on put lui faire etait de ne pas frapper avec
+assez de force. C'etait certes un reproche qu'on n'eut point
+adresse a son voisin, dont la figure allongee, le nez aquilin, les
+yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu'il appartenait a
+la meme vieille race.
+
+Celui-la, c'etait le formidable Sam, le Hollandais qui se battait
+au poids de neuf stone six onces, mais neanmoins, possedait une
+telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs
+consentaient a le patronner contre le champion de quatorze stone,
+a la condition qu'ils fussent tous deux lies a cheval sur un banc.
+
+Une demi-douzaine d'autres figures juives au teint bleme
+prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de
+Whitechapel s'etaient adonnes a ce sport de leur pays adoptif et
+qu'en cette carriere, comme en d'autres plus serieuses de
+l'activite humaine, ils etaient capables de se mesurer avec les
+plus forts.
+
+Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement a me
+faire connaitre ces celebrites, dont la reputation avait retenti
+dans nos plus petits villages du Sussex.
+
+-- Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C'est lui
+qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite ete presque
+tue par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout pres
+de la potence d'Abbershaw. Les deux qui viennent apres lui sont
+aussi des Irlandais, Jack O'Donnell et Bill Ryan. Quand vous
+trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux,
+mais ils sont terriblement traitres. Ce petit gaillard a figure
+narquoise, c'est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu'on appelle
+l'orgueil de Westminster. Il n'a que cinq pieds sept pouces et ne
+pese que neuf stone cinq, mais il a autant de coeur qu'un geant.
+Il n'a jamais ete battu, et il n'y a personne, ayant son poids a
+un stone pres, qui soit capable de le battre, excepte le seul Sam
+le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la meme couvee,
+un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce
+personnage a l'air comme il faut, et qui mange avec une
+fourchette, celui qui a la tournure d'un Corinthien, a cela pres
+que la bosse de son nez n'est pas tout a fait a sa place, c'est
+Dick Humphries, le meme qui etait le Coq des poids moyens jusqu'au
+jour ou Mendoza vint lui couper la crete. Vous voyez cet autre a
+la tete grisonnante et des cicatrices sur la figure?
+
+-- Eh mais, c'est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s'ecria
+Harrison, en regardant dans la direction qu'indiquait le doigt de
+War. C'est le joueur le plus agile des Midlands et quand il etait
+en pleine vigueur, il n'y avait guere de boxeurs en Angleterre qui
+fussent capables de lui tenir tete.
+
+-- Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se
+presenterent, lorsque les trois champions de Birminghan porterent
+un defi aux trois champions de Londres. C'est un arbre toujours
+vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans passes quand il
+defia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez
+d'endurance pour venir a bout de bien des jeunes. Il est
+preferable de rendre des points en poids qu'en annees.
+
+-- La jeunesse aura son compte, dit de l'autre cote de la table
+une voix chevrotante. Oui, mes maitres, les jeunes auront leur
+compte.
+
+L'homme, qui venait de parler, etait le personnage le plus
+extraordinaire qu'il y eut dans cette salle ou s'en trouvaient de
+si extraordinaires.
+
+Il etait vieux, tres vieux, si vieux meme qu'il echappait a toute
+comparaison et personne n'eut ete en etat de dire son age, d'apres
+sa peau momifiee et ses yeux de poisson.
+
+Quelques rares cheveux gris etaient epars sur son crane jauni.
+Quant a ses traits, ils avaient a peine quelque chose d'humain,
+tant ils etaient deformes, car les rides profondes et les poches
+flasques de l'extreme vieillesse etaient venues s'ajouter sur une
+figure qui avait toujours ete d'une laideur grossiere et que bien
+des coups avaient acheve de petrir et d'ecraser.
+
+Des le commencement du repas, j'avais remarque cet etre-la, qui
+appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y
+trouver un soutien necessaire, et qui epluchait, d'une main
+tremblante, les mets places devant lui.
+
+Mais, peu a peu, comme ses voisins le faisaient boire
+copieusement, ses epaules reprirent de leur carrure. Son dos se
+raidit, ses yeux s'allumerent, et il regarda autour de lui,
+d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment
+il etait venu la, puis avec une expression d'interet veritablement
+croissant.
+
+Il ecoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les
+conversations de ceux qui l'entouraient.
+
+-- C'est le vieux Buckhorse, dit a demi-voix le champion Harrison.
+Il etait exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai
+pour la premiere fois dans le ring. Il y eut un temps ou il etait
+la terreur de Londres.
+
+-- Oui, il l'etait, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix-
+cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter a
+terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu,
+pour une demi-couronne. Il n'avait pas a menager sa figure, voyez-
+vous, car il a toujours ete l'homme le plus laid d'Angleterre.
+Mais voila bien pres de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille
+et il a fallu lui flanquer plus d'une raclee pour lui faire
+comprendre enfin que la force le quittait.
+
+-- La jeunesse aura son compte, mes maitres, ronronnait le vieux
+en secouant pitoyablement la tete.
+
+-- Remplissez-lui son verre, dit War. Eh! Tom, versez-lui une
+goutte de tord-boyaux a ce vieux Buckhorse. Rechauffez-lui le
+coeur.
+
+Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridee. Cela produisit
+sur lui un effet extraordinaire.
+
+Une lueur brilla dans chacun de ses yeux eteints.
+
+Une legere rougeur se montra sur ses joues cireuses.
+
+Ouvrant sa bouche edentee, il lanca soudain un son tout
+particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical.
+
+De rauques eclats de rire de toute la compagnie y repondirent. Des
+figures allumees se pencherent en avant les unes des autres pour
+apercevoir le veteran.
+
+-- C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite.
+
+-- Riez si vous voulez, mes maitres, s'ecria-t-il dans son jargon
+de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnees de
+veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes
+griffes qui ont cogne sur la boule de Figg et sur celle de Jack
+Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux
+qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos peres
+fussent capables de manger leur soupe.
+
+La compagnie se remit a rire et a encourager le veteran, par des
+cris ou l'intonation railleuse n'etait pas depourvue de sympathie.
+
+-- Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur
+comment les petits s'y prenaient de votre temps.
+
+Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus
+dedaigneux.
+
+-- Eh! d'apres ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et
+chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire
+partir une mouche posee sur de la viande. Vous auriez fait de tres
+bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous
+etes trompes de chemin, quand vous etes entres dans le ring.
+
+-- Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix
+enrouee.
+
+-- Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'epargner au bourreau
+la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'etait pas
+presente.
+
+-- Ca se peut bien, patron, dit le coquin a moitie ivre, qui se
+redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne
+pas a un m'sieu comme il faut...
+
+-- Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si imperieux que
+l'individu retomba sur sa chaise.
+
+-- Eh bien! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pepia le
+vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de
+Cumberland qu'il se chargeait de demolir la garde du roi de
+Prusse, a raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de
+l'annee, jusqu'a ce qu'il fut venu a bout de tout le regiment, et
+le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel
+d'entre vous aurait ete capable de se remettre d'aplomb apres le
+coup de torchon que donna le gondolier italien a Bob Wittaker?
+
+-- Qu'est-ce que c'etait, Buckhorse? crierent plusieurs voix.
+
+-- Il vint ici d'un pays etranger, et il etait si large qu'il se
+mettait de profil pour passer par une porte. Il y etait force sur
+ma parole, et il etait si fort que partout ou il cognait, il
+fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut casse deux ou
+trois machoires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en
+mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en mele. Il
+envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire: "Il y a
+un petit qui casse un os a chaque fois qu'il touche et ca fait peu
+d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui
+avoir flanque une rossee." Comme ca Figg se leve et il dit: "Je ne
+sais pas, mon maitre. Il peut bien casser la gueule a n'importe
+qui des gens de son pays, mais je lui amenerai un gars de Londres
+a qui il ne cassera pas la machoire quand meme il se servirait
+d'un marteau pilon." J'etais avec Figg au cafe Slaughter, qui
+existait alors, quand il a dit ca au gentilhomme du roi: et j'y
+vais, oui, j'y vais.
+
+Apres ces mots, il lanca de nouveau ce cri singulier qui
+ressemblait a un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les
+boxeurs se mirent de nouveau a rire et a l'applaudir.
+
+-- Son Altesse... c'est-a-dire le comte de Chester... serait
+charme d'entendre jusqu'au bout votre recit Buckhorse, dit mon
+oncle a qui le prince venait de parler a voix basse.
+
+-- Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu,
+tout le monde se rassembla dans l'amphitheatre de Figg, le meme
+qui se trouvait a Tottenham Court. Bob Wittaker etait la, et ce
+grand bandit de gondolier italien y etait aussi. Il y avait
+egalement la tout le beau monde. Ils etaient plus de vingt mille
+entasses qu'on aurait cru a voir leurs tetes, comme des pommes de
+terre dans un tonneau faisant des rangees sur les bancs tout
+autour. Et Jack Figg etait la en personne pour veiller a ce qu'on
+jouat franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'etranger.
+Tout le peuple etait entasse en cercle, sauf qu'a un endroit il y
+avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent
+aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il etait en
+charpente, comme c'etait la coutume alors, et eleve d'une hauteur
+d'homme par-dessus la tete des gens. Bon! quand Bob eut ete mis en
+face de ce geant italien, je lui dis: "Bob! donnez-lui un bon coup
+dans les soufflets", parce que j'avais bien vu qu'il etait aussi
+enfle qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il
+s'avance vers l'etranger, il recoit un rude coup sur la boule.
+J'entendis le bruit sourd que ca fit et j'entendis passer quelque
+chose tout pres de moi, mais quand je regardai, l'Italien etait en
+train de se tater les muscles au milieu de la scene, mais quant a
+Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'etait jamais
+venu la.
+
+L'auditoire etait suspendu aux levres du vieux boxeur.
+
+-- Eh bien! crierent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse!
+Est-ce qu'il l'avait avale, quoi enfin?
+
+-- Eh bien, mes garcons, voila justement ce que je me demandais
+quand tout a coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l'air,
+au milieu du public, a une bonne distance de la. Je reconnus les
+jambes de Bob, parce qu'il portait une sorte de culotte jaune avec
+des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c'etait sa couleur. Alors,
+on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on
+l'applaudit pour lui donner du courage, quoiqu'il n'en eut jamais
+manque. Tout d'abord il etait si ebloui qu'il ne savait pas s'il
+etait a l'eglise ou dans la prison du Maquignon, mais quand je
+l'eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint a lui. "Nous
+allons nous y remettre, Buck" qu'il dit. "Il vous a marque" dis-
+je. Et il cligna de l'oeil ou de ce qui lui en restait. Alors
+l'Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de
+cote et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force
+que Dieu lui avait donnee.
+
+-- Eh bien? Eh bien?
+
+-- Eh bien! L'Italien avait recu ca en plein sur la gorge et ca le
+fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se
+redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter
+Gloria! Alleluia! de cette force-la. Et voila que d'un bond, il
+saute a bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la
+vitesse de ses pattes. Tout le public se leve et part avec lui
+aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait! Tout le chenil
+etait plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs
+comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui
+fimes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis
+dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa
+qu'au bureau d'embarquement ou il s'informait a quelle heure avait
+lieu le premier depart pour l'etranger.
+
+Les rires redoublerent, on fit tinter les verres sur la table,
+quand le vieux Buckhorse eut acheve son histoire.
+
+Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garcon qui
+s'approcha et glissa l'objet dans la main du veteran. Il cracha
+dessus avant de le fourrer dans sa poche.
+
+Pendant ce temps-la, la table avait ete desservie. Elle etait
+maintenant parsemee de bouteilles et de verres, et l'on
+distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac.
+
+Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude
+noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le
+Prince fut des premiers, donnerent l'exemple en allumant leurs
+pipes.
+
+Toute contrainte avait disparu.
+
+Les boxeurs professionnels, allumes par le vin, s'interpellaient
+bruyamment d'un bout a l'autre des tables en envoyant a grands
+cris leurs souhaits de bienvenue a leurs amis qui se trouvaient a
+l'autre bout de la piece.
+
+Les amateurs, se mettant a l'unisson de la compagnie, n'etaient
+guere moins bruyants et, discutant a haute voix les merites des
+uns et des autres, critiquaient a la face des professionnels leur
+maniere de se battre et faisaient des paris sur les rencontres
+futures.
+
+Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappe d'un air
+autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la
+parole.
+
+Tel qu'il etait debout, sa figure pale et calme, le corps si bien
+pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour
+lui, car avec toute son elegance, il paraissait posseder un empire
+inconteste sur ces farouches gaillards.
+
+On eut dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une
+meute qui bondit et aboie.
+
+Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons
+sportsmen reunis, et reconnut l'honneur qui avait ete fait tant a
+ses invites qu'a lui-meme, par la presence, ce soir-la, d'une
+illustre personnalite qu'il devait mentionner sous le nom de comte
+de Chester.
+
+Il etait fache que la saison ne lui eut pas permis de servir du
+gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau
+gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence.
+
+Applaudissements et rires.
+
+Selon lui, le sport du ring avait contribue a developper ce mepris
+de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribue au
+salut du pays dans les temps passes et qui allait redevenir
+necessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu.
+
+Si un ennemi debarquait sur nos rivages, alors, avec notre armee
+si peu nombreuse, nous serions dans la necessite de compter sur la
+bravoure naturelle a la race, bravoure pliee a la perseverance par
+la vue et la pratique des sports virils.
+En temps de paix egalement, les regles du ring avaient ete utiles,
+en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce
+qu'elles rendaient l'opinion publique hostile a l'usage du couteau
+ou des coups de bottes si repandu a l'etranger.
+
+Il concluait en demandant que l'on but au succes de la Fantaisie,
+en associant a ce toast le nom de John Jackson, le digne
+representant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans
+la boxe anglaise.
+
+Jackson ayant repondu avec une promptitude et un a-propos
+qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva
+encore une fois.
+
+-- Nous sommes reunis, ce soir, dit-il, non seulement pour
+celebrer les gloires passees du ring professionnel, mais encore
+pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aise,
+maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupes sous ce
+toit, de regler quelques accords. J'en ai moi-meme donne l'exemple
+en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont
+vous etre communiquees par ce gentleman.
+
+Sir Lothian se leva, un papier a la main.
+
+-- Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les
+conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne
+s'est jamais battu pour un prix, s'engage a une rencontre qui aura
+lieu le 18 mai de la presente annee avec tout homme, quel que soit
+son poids, qui aura ete choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix
+de Sir Charles Tregellis est limite a un homme au-dessous de vingt
+ans ou au-dessus de trente-cinq de maniere a exclure Belcher et
+les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont
+de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront
+payees par le gagnant a son homme. Qui se dedira, paiera.
+C'etait chose curieuse que de voir avec quelle gravite tous ces
+gens-la, boxeurs et amateurs, penchaient la tete et jugeaient les
+conditions du match.
+
+-- On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est age de
+vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais dispute de prix dans un
+combat regulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru
+pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions.
+
+-- Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher.
+
+-- C'est precisement pour ce motif, Sir John, que je mise a deux
+contre un en sa faveur.
+
+-- Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille
+et le poids de Wilson?
+
+-- Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone
+dix.
+
+-- Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour
+n'importe quel bipede, dit Jackson au milieu des murmures
+approbateurs des professionnels.
+
+-- Lisez les regles du combat, Sir Lothian.
+
+-- Le combat aura lieu le mardi 18 mai, a dix heures du matin,
+dans un endroit qui sera fixe posterieurement. Le ring sera un
+carre de vingt pieds de cote. Ni l'un ni l'autre des combattants
+ne se retirera a moins d'un coup decisif reconnu pour tel par les
+arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis
+sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour
+les departager. Cela est-il conforme a vos desirs, Sir Charles?
+
+Mon oncle acquiesca d'un signe de tete.
+
+-- Avez-vous quelque chose a dire, Wilson?
+
+Le jeune pugiliste, qui etait d'une structure singuliere dans sa
+maigreur efflanquee, avec une figure accidentee, osseuse, passa
+ses doigts dans sa chevelure coupee court.
+
+-- Si ca vous plait, monsieur, dit-il avec le leger zezaiement des
+campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de cote, c'est un
+peu etroit pour un homme de treize stone.
+
+Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels.
+
+-- Combien vous faudrait-il, Wilson?
+
+-- Vingt-quatre, Sir Lothian.
+
+-- Avez-vous quelque objection, Sir Charles?
+
+-- Aucune.
+
+-- Avez-vous encore quelque chose a demander, Wilson?
+
+-- Si ca vous plait, monsieur, je ne serais pas fache de savoir
+avec qui je vais me battre.
+
+-- A ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement designe
+votre champion, Sir Charles.
+
+-- J'ai l'intention de ne le faire que le matin meme du combat. Je
+crois que le texte meme de notre pari me reconnait ce droit.
+
+-- Certainement, vous pouvez en faire usage.
+
+-- C'est mon intention et je serais immensement oblige envers Mr
+Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le depot des enjeux.
+
+Ce gentleman s'etant empresse de donner son consentement, toutes
+les formalites que comportaient ces modestes tournois furent
+accomplies.
+
+Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, etant echauffes par le
+vin, echangeaient des regards de colere d'un bord a l'autre des
+tables.
+
+La lumiere penetrant a travers les spirales grises de la fumee du
+tabac eclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les
+faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'etait
+jadis elevee pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte
+deloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte a
+Hornchurch, se ranima de nouveau.
+
+Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se
+battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir
+que Mendoza avait ete vaincu loyalement.
+
+Joe Berks, qui etait devenu de plus en plus bruyant et agressif a
+mesure que la soiree s'avancait, tenta de monter sur la table, en
+proferant d'horribles blasphemes, pour en venir aux mains avec un
+vieux Juif nomme Yussef le batailleur, qui s'etait lance a corps
+perdu dans la discussion.
+
+Il n'en eut pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminat
+par une bataille generale et acharnee et ce ne fut que grace aux
+efforts de Jackson, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes
+plus froids, plus rassis, que nous n'assistames pas a une melee.
+Alors, cette question une fois ecartee, surgit a la place celle
+des pretentions rivales pour les championnats de differents poids.
+
+Des propos encoleres furent de nouveau echanges. Des defis etaient
+dans l'air.
+
+Il n'y avait pas de limite precise entre les poids legers, moyens
+et lourds et, cependant, c'etait une affaire importante, pour le
+classement d'un boxeur de savoir s'il serait cote comme le plus
+lourd des poids legers, ou le plus leger des poids lourds.
+
+L'un se posait comme le champion de dix stone; l'autre etait pret
+a accepter n'importe quel match a onze stone, mais se refusait a
+aller jusqu'a douze, ce qui aurait eu pour resultat de le mettre
+aux prises avec l'invincible Jem Belcher.
+
+Faulkner se donnait comme le champion des veterans, et l'on
+entendit meme resonner a travers le tumulte le singulier coup de
+cloche du vieux Buckhorse, declarant qu'il portait un defi a
+n'importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant
+moins de sept stone.
+
+Mais malgre ces eclaircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le
+champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il etait
+absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la
+soiree sans desagrements. Il m'avait conseille, dans le cas ou la
+chose prendrait une mauvaise tournure, de me refugier sous la
+table, quand le maitre de l'auberge entra d'un pas presse et remit
+un billet a mon oncle.
+
+Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en
+relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise.
+
+Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire
+aux levres:
+-- Gentlemen, dit-il, il y a en bas un etranger qui attend et
+exprime le desir d'engager un combat decisif avec le meilleur
+boxeur qu'il y ait dans la salle.
+
+
+XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES
+
+
+Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise
+silencieuse puis d'un eclat de rire general.
+
+On pouvait argumenter pour savoir quel etait le champion pour
+chaque poids, mais il etait absolument certain que les champions
+de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un defi
+assez audacieux pour s'adresser a tous, sans exception, sans
+distinction de poids ou d'age etait de nature telle qu'on ne
+pouvait y voir qu'une farce, mais c'etait une farce qui pouvait
+couter cher au plaisant.
+
+-- Est-ce pour tout de bon? demanda mon oncle.
+
+-- Oui, sir Charles, repondit l'hotelier. L'homme attend en bas.
+
+-- C'est un chevreau, crierent plusieurs boxeurs, quelque gamin
+qui nous fait poser.
+
+-- Ne le croyez pas, repondit l'hotelier. C'est un Corinthien a la
+derniere mode, a en juger par son habillement, et il parle
+serieusement ou je ne me connais pas en hommes.
+
+Mon oncle s'entretint quelques instants a voix basse avec le
+Prince de Galles.
+
+-- Eh bien! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas tres
+avancee et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui desire montrer
+son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion.
+-- Quel est son poids, Bill? demanda Jem Belcher.
+
+-- Il a pres de six pieds et je le classerai dans les treize stone
+quand il sera deshabille.
+
+-- Poids lourd. Qui est-ce qui le prend? s'ecria Jackson.
+
+Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'a
+Sam le Hollandais.
+
+La salle retentissait de cris enroues, des propos de ceux qui se
+pretendaient qualifies pour ce choix.
+
+Une bataille, alors qu'ils etaient echauffes par le vin et murs
+pour en decoudre, et surtout une bataille devant une societe aussi
+choisie, devant le Prince lui-meme, c'etait une chance qui ne se
+presentait pas souvent a eux.
+
+Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des
+plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur
+dignite d'accepter un engagement ainsi improvise.
+
+-- Eh bien! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui,
+remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apaisee:
+C'est au president de choisir.
+
+-- Votre Altesse Royale a peut-etre un champion en vue, demanda
+mon oncle.
+
+-- Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge
+et les yeux de plus en plus ternes, je me presenterais moi-meme si
+ma position etait differente. Vous m'avez vu avec les gants
+Jackson. Vous connaissez ma forme?
+
+-- J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et
+j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale.
+
+-- Peut-etre Jem Belcher consentirait-il a nous donner une seance.
+
+Belcher secoua sa belle tete en souriant.
+
+-- Voici mon frere Tom ici present qui n'a jamais saigne a
+Londres. Il ferait un match plus equitable.
+
+-- Qu'on me le donne a moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce
+soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera a
+prendre ma place. Ce gibier-la, c'est pour moi, mes maitres.
+Laissez-le-moi si vous tenez a voir comment on prepare une tete de
+veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai
+avec Tom Belcher et apres, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou
+tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol.
+
+Il etait clair que Berks s'etait mis dans un etat tel qu'il
+fallait qu'il se battit avec quelqu'un.
+
+Sa figure grossiere etait tendue.
+
+Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses mechants yeux
+gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en
+quete d'une querelle.
+
+Ses grosses mains rouges etaient serrees en poings noueux. Il en
+brandit un d'un air menacant tout en promenant autour des tables
+son regard d'ivrogne.
+
+-- Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe
+Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais
+et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse
+Royale et de la compagnie, je le designerai comme notre champion
+en cette occasion.
+
+-- Vous me faites grand honneur, s'ecria l'individu qui se leva en
+chancelant et commenca a oter son habit. Si je ne l'avale pas en
+cinq minutes, puisse-je ne jamais revoir le Shroshire.
+
+-- Un instant, Berks, crierent plusieurs amateurs. Dans quel
+endroit la lutte aura-t-elle lieu?
+
+-- Ou vous voudrez, mes maitres, je me battrai dans la fosse d'un
+scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous
+voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste.
+
+-- Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement.
+Ou donc aller? dit mon oncle.
+
+-- Sur mon ame, Tregellis, s'ecria le Prince, je crois que notre
+ami l'inconnu aurait son avis a donner sur l'affaire. Ce serait
+lui manquer completement d'egards que de ne pas lui laisser le
+choix des conditions.
+
+-- Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter.
+
+-- Voila qui est bien facile, car il franchit justement le seuil.
+
+Je jetai un regard autour de moi et j'apercus un jeune homme de
+haute taille, fort bien vetu, couvert d'un grand manteau de voyage
+de couleur brune et coiffe d'un chapeau de feutre noir.
+
+Une seconde apres, il se tourna et je saisis convulsivement le
+bras du champion Harrison.
+
+-- Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim.
+
+Et cependant des le premier moment, il m'etait venu a l'esprit que
+la chose etait possible, qu'elle etait meme probable.
+
+Je crois qu'elle s'etait egalement presentee a l'esprit
+d'Harrison, car je remarquai une expression serieuse, puis agitee
+sur sa physionomie, des qu'il fut question d'un inconnu qui etait
+en bas.
+
+En ce moment, des que se fut calme le murmure de surprise et
+d'admiration cause par la figure et la tournure de Jim, Harrison
+se leva en gesticulant avec vehemence.
+
+-- C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt
+ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien.
+
+-- Laissez-le tranquille, Harrison, s'ecria Jackson. Il est assez
+grand pour repondre lui-meme.
+
+-- Cette affaire est allee assez loin, dit mon oncle. Harrison, je
+crois que vous etes trop bon sportsman pour vous opposer a ce que
+votre neveu prouve qu'il tient de son oncle.
+
+-- Il est bien different de moi, s'ecria Harrison au comble de
+l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis
+faire. J'avais decide de ne plus remettre les pieds dans un ring.
+Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, rien que pour divertir
+un instant la societe.
+
+Le petit Jim s'avanca et posa la main sur l'epaule du champion.
+
+-- Il le faut, oncle, dit-il a mi-voix mais de facon que je
+l'entendis, je suis fache d'aller contre vos desirs, mais mon
+parti est pris, et j'irai jusqu'au bout.
+
+Harrison secoua ses vastes epaules.
+
+-- Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais
+je vous ai deja entendu tenir ce langage et je sais que cela finit
+toujours par ce qui vous plait.
+
+-- J'espere, Harrison, que vous avez renonce a votre opposition?
+demanda mon oncle.
+
+-- Puis-je prendre sa place?
+
+-- Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai porte un defi et que
+j'ai laisse a un autre le soin de le tenir? dit tout bas Jim.
+C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en
+travers de ma route.
+
+La large figure, ordinairement impassible, du forgeron etait
+bouleversee par la lutte des emotions contradictoires.
+
+A la fin, il abattit brusquement son poing sur la table.
+
+-- Ce n'est point ma faute, s'ecria-t-il, ca devait arriver et
+c'est arrive. Jim, au nom du ciel, mon garcon, rappelez-vous vos
+distances et tenez-vous a bonne portee d'un homme qui pourrait
+vous rendre seize livres.
+
+-- J'etais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il
+s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez
+venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements
+necessaires en vue de votre defi si digne d'un sportsman.
+
+-- Contre qui vais-je me battre? dit Jim en jetant un regard sur
+toutes les personnes presentes qui etaient toutes debout en ce
+moment.
+
+-- Jeune homme, vous verrez a qui vous avez affaire, avant que la
+partie soit engagee a fond, cria Berks en se frayant passage par
+des poussees inegales a travers la foule. Vous aurez besoin d'un
+ami pour jurer qu'il vous reconnait avant que j'aie fini, voyez-
+vous?
+
+Jim le toisa et le degout se peignit sur tous les traits de sa
+figure.
+
+-- Assurement, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme
+ivre? dit-il. Ou est Jem Belcher?
+
+-- Me voici, jeune homme.
+
+-- Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis.
+
+-- Mon garcon, il faut percer par degres jusqu'a moi. On ne monte
+pas d'un bond d'un bout a l'autre de l'echelle, on la gravit
+echelon par echelon. Montrez-vous digne d'etre un adversaire pour
+moi, et je vous donnerai votre tour.
+
+-- Je vous suis fort oblige.
+
+-- Et votre air me plait, je vous veux du bien, dit Belcher en lui
+tendant la main.
+
+Ils etaient assez semblables entre eux, tant de figure que de
+proportions, a cela pres que le champion de Bristol avait quelques
+annees de plus.
+
+Il s'eleva un murmure d'admiration quand on vit cote a cote ces
+deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs
+et bien marques.
+
+-- Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat? demanda
+mon oncle.
+
+-- Je m'en rapporte a vous, monsieur, dit Jim.
+
+-- Pourquoi n'irait-on pas a Five's Court? suggera sir John.
+
+-- Soit, allons a Five's Court.
+
+Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'hotelier. Il
+voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une
+recolte nouvelle dans les poches de la depensiere compagnie.
+
+-- Si vous le voulez bien, s'ecria-t-il, il n'est pas necessaire
+d'aller aussi loin. Mon hangar a voitures derriere la cour est
+vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se
+cogner.
+
+Une exclamation unanime s'eleva en faveur du hangar a voitures et
+ceux qui etaient pres de la porte s'esquiverent en toute hate dans
+l'espoir de s'emparer des meilleures places.
+
+Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison a l'ecart.
+
+-- J'empecherais ca, si j'etais a votre place.
+
+-- Si je le pouvais, je le ferais. Je ne desire pas du tout qu'il
+se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en tete il est
+impossible de le lui oter.
+
+Tous les combats qu'avait livres le pugiliste, si on les avait mis
+ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation.
+
+-- Alors chargez-vous de lui et prenez l'eponge, quand les choses
+commenceront a tourner mal. Vous connaissez le record de Joe
+Berks?
+
+-- Il a commence depuis mon depart.
+
+-- Eh bien! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse
+venir a bout de lui. Vous voyez vous-meme l'homme: six pieds et
+quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher l'a battu
+deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal.
+
+-- Bon, bon, il nous faut en passer par la. Vous n'avez pas vu le
+petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure
+opinion de ses chances. Il n'avait guere que seize ans quand il
+rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a fait bien du
+chemin.
+
+La compagnie sortait a flots par la porte et descendait a grand
+bruit les marches.
+
+Nous nous melames donc au courant.
+
+Il tombait une pluie fine et les lumieres jaunes des fenetres
+faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour.
+
+Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant
+de l'atmosphere empestee de la salle du souper.
+A l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se
+dessinait vivement a la lumiere des lanternes de l'interieur.
+
+Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui
+se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier
+rang.
+
+De mon cote, avec ma taille plutot petite, je n'aurais rien vu, si
+je n'avais rencontre un seau retourne sur lequel je me plantai en
+m'adossant au mur.
+
+La piece etait vaste avec un plancher en bois et une ouverture en
+carre dans la toiture. Cette ouverture etait festonnee de tetes,
+celles des palefreniers et des garcons d'ecurie qui regardaient de
+la chambre aux harnais, situee au-dessus.
+
+Une lampe de voiture etait suspendue a chaque coin et une tres
+grosse lanterne d'ecurie pendait au bout d'une corde attachee a
+une maitresse poutre.
+
+Un rouleau de cordage avait ete apporte et quatre hommes, sous la
+direction de Jackson, avaient ete postes pour le tenir.
+
+-- Quel espace leur donnez-vous? demanda mon oncle.
+
+-- Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands,
+Monsieur.
+
+-- Tres bien. Et une demi-minute apres chaque round, je suppose.
+Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut etre l'autre et
+vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre
+supreme.
+
+Tous les preparatifs furent faits avec autant de celerite que
+d'exactitude par ces hommes experimentes.
+
+Mendoza et Sam le Hollandais furent charges de Berks. Petit Jim
+fut confie aux soins de Belcher et de Jack Harrison.
+
+Les eponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent
+passees de mains en mains, pour etre mises a la disposition des
+seconds.
+
+-- Voici votre homme, s'ecria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien
+nous allons vous chercher.
+
+Jim parut dans le ring, nu jusqu'a la ceinture, un foulard de
+couleur noue autour de la taille.
+
+Un cri d'admiration echappa aux spectateurs quand ils virent les
+belles lignes de son corps, et je criai comme les autres.
+
+Il avait les epaules plutot tombantes que massives, mais il avait
+les muscles a la bonne place, faisant des ondulations longues et
+douces, du cou a l'epaule, et de l'epaule au coude.
+
+Son travail a l'enclume avait donne a ses bras leur plus haut
+degre de developpement.
+
+La vie salubre de la campagne avait revetu d'un luisant brillant
+sa peau d'ivoire qui refletait la lumiere des lampes.
+
+Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait
+cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des
+fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans
+l'ombre d'un doute pour moi, la determination d'un orgueil dur
+comme fer.
+Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage
+l'abandonnat.
+
+Pendant ce temps, Joe Berks s'etait avance d'un air fanfaron et
+s'etait arrete les bras croises entre ses seconds, dans l'angle
+oppose.
+
+Son expression n'avait rien de la hate, de l'ardeur de son
+adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la
+poitrine et sur les cotes, prouvait, meme a des yeux
+inexperimentes, comme les miens, qu'il n'etait pas un boxeur
+manquant d'entrainement.
+
+Certes une vie passee a boire des petits verres et a se donner du
+bon temps l'avait rendu bouffi et lourd.
+
+D'autre part, il etait fameux par son adresse, par la force de son
+coup, de sorte que meme devant la superiorite de l'age et de la
+condition, les paris furent a trois contre un en sa faveur.
+
+Sa figure charnue, rasee de pres, exprimait la ferocite autant que
+le courage.
+
+Il restait immobile, fixant mechamment Jim de ses petits yeux
+injectes de sang, portant un peu en avant ses larges epaules,
+comme un matin farouche tire sur sa chaine.
+
+Le brouhaha des paris s'etait augmente, couvrant tous les autres
+bruits. Les hommes se jetaient leurs appreciations d'un cote a
+l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer
+l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari.
+
+Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues
+contre Jim et les evaluait liberalement avec ceux qui jugeaient
+d'apres l'apparence de l'inconnu.
+-- J'ai vu Berks se battre, disait-il a l'honorable Berkeley
+Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un
+homme possesseur d'un pareil record.
+
+-- Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre,
+mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bipedes ou de
+quadrupedes et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma
+vie homme qui parut mieux en forme. Pariez-vous toujours contre
+moi?
+
+-- Trois contre un.
+
+-- Chaque unite compte pour cent livres.
+
+-- Tres bien, Craven! les voila partis. Berks! Berks! Bravo!
+Berks! Bravo! Je crois bien Berkeley que j'aurai a vous faire
+verser ces cent livres.
+
+Les deux hommes s'etaient mis debout face-a-face, l'un aussi leger
+qu'une chevre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras
+droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait
+les deux bras a demi ployes et les pieds presque sur la meme
+ligne, de facon a pouvoir porter en arriere l'un ou l'autre.
+
+Pendant une minute, ils se regarderent.
+
+Puis Berks baissant la tete et lancant un coup de sa facon qui
+etait de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa
+brusquement Jim dans son coin.
+
+Ce fut une glissade en arriere plutot qu'un Knock-down mais on vit
+un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim.
+
+En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les
+entrainerent dans leur coin.
+
+-- Vous est-il egal de doubler notre enjeu? dit Berkeley Craven,
+qui allongeait le cou pour apercevoir Jim.
+
+-- Quatre contre un sur Berks! Quatre contre un sur Berks!
+crierent les gens du ring.
+
+-- L'inegalite s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre
+contre un en centaines?
+
+-- Parfaitement, Sir John!
+
+-- On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il
+a eu un Knock-down.
+
+--Il a ete bouscule par un coup, mais il a pare tous ceux qui lui
+ont ete portes et je trouve qu'il avait une mine a mon gre quand
+il s'est releve.
+
+-- Bon! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau.
+Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas
+toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne.
+
+Ils etaient aux prises pour la seconde fois et je trepignais
+d'agitation sur mon seau.
+
+Il etait evident que Berks pretendait l'emporter de haute lutte,
+tandis que Jim, conseille par les deux hommes les plus
+experimentes de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique
+la plus sure consistait a laisser le coquin gaspiller sa force et
+son souffle en pure perte.
+
+Il y avait quelque chose d'horrible dans l'energie que mettait
+Berks a lancer ses coups et a accompagner chaque coup d'un
+grognement sourd.
+
+Apres chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regarde un
+navire echoue sur la plage du Sussex, apres chaque vague succedant
+a une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois
+je m'attendais a le revoir cruellement abime.
+
+Mais la lumiere de la lanterne me montrait chaque fois la figure
+aux traits fins de l'adolescent, avec la meme expression alerte,
+les yeux bien ouverts, la bouche serree, pendant qu'il recevait
+les coups sur l'avant-bras ou que, baissant subitement la tete, il
+les laissait passer en sifflant par-dessus son epaule.
+
+Mais Berks avait autant de ruse que de violence.
+
+Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carre de
+cordes, d'ou il lui etait impossible de s'echapper et des qu'il
+l'y eut enferme, il se jeta sur lui comme un tigre.
+
+Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le
+detailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement
+sous les deux bras lances a toute volee. En meme temps, j'entendis
+un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring,
+Berks gisant sur le cote, une main sur un oeil.
+
+Quelles clameurs! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince,
+les valets d'ecurie, l'hotelier, tout le monde criait a tue-tete.
+
+Le vieux Buckhorse sautillait pres de moi, sur une caisse, et de
+sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un
+jargon de ring etrange et vieilli que personne ne comprenait.
+
+Ses yeux eteints brillaient. Sa face parcheminee fremissait
+d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme.
+
+Les deux hommes furent entraines vivement dans leurs coins.
+
+Un des seconds les epongeait tandis que l'autre agitait une
+serviette, devant leur figure. Eux-memes, les bras ballants, les
+jambes allongees, absorbaient autant d'air que leurs poumons
+pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur etait
+accorde.
+
+-- Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard? cria Craven
+triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral?
+
+-- Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la
+tete. A combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele?
+
+-- A deux contre un.
+
+-- Je vous le prends a cent par unite.
+
+-- Voila Sir John qui se couvre, s'ecria mon oncle, en se
+retournant vers nous avec un sourire.
+
+-- Allez! dit Jackson.
+
+Ce round-la fut notablement plus court que le precedent.
+
+Evidemment, Berks avait recu la recommandation d'engager la lutte
+de pres a tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait
+sa superiorite de poids, avant que l'avantage que donnait a son
+adversaire sa superiorite de forme put faire son effet.
+
+D'autre part, Jim, apres ce qui s'etait passe dans le dernier
+round, etait moins dispose a faire de grands efforts pour le tenir
+a distance d'une longueur de bras.
+
+Il visa a la tete de Berks qui se lancait a fond, le manqua et
+recut a rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima
+sur les cotes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges.
+
+Comme ils se rapprochaient, Jim saisit a l'instant sous son bras
+la tete spherique de son adversaire et y appliqua deux coups du
+bras ploye, mais grace a son poids le professionnel le fit sauter
+par-dessus lui et tous deux roulerent a terre, cote a cote,
+essouffles.
+
+Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis
+que Berks, etourdi par ses exces de ce soir, se dirigeait vers son
+siege en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le
+Hollandais.
+
+-- Soufflets de forge a raccommoder, s'ecria Jem Belcher. Et
+maintenant qui tient quatre contre un?
+
+-- Donnez-nous le temps d'oter le couvercle de notre poivriere,
+dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit.
+
+-- Voila qui en a bien l'air! dit Jack Harrison. Il a deja un oeil
+de ferme. Je tiens un contre un que mon garcon gagne.
+
+-- Combien? crierent plusieurs voix.
+
+-- Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant
+tout ce qu'il possedait en ce monde.
+
+Jackson cria une fois de plus.
+-- Allez!
+
+Tous deux furent d'un bond a la marque, Jim avec autant de ressort
+et de confiance et Berks avec un ricanement fixe sur sa face de
+bouledogue et un eclair de feroce malice dans l'oeil qui pouvait
+lui servir.
+
+Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste
+poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un haletement
+rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus.
+
+-- Allez-y, mon garcon, bourrez-le sans relache, hurlerent Belcher
+et Harrison.
+
+-- Menagez votre souffle, Berks! Menagez votre souffle, criaient
+les Juifs.
+
+Ainsi donc nous assistames a un renversement de tactique, car
+cette fois c'etait Jim qui se lancait avec toute la vigueur de la
+jeunesse, avec une energie que rien n'avait entamee, tandis que
+Berks, le sauvage, payait a la nature la dette qu'il avait
+contractee, en l'outrageant tant de fois.
+
+Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge,
+sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour
+respirer tout en etendant son long bras gauche et reployant son
+bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux
+antagoniste.
+
+-- Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez-
+vous tomber et prenez un instant de repos.
+
+Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu
+de Berks.
+Il avait toujours ete une courageuse brute qui dedaignait de
+s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses
+jambes.
+
+Il tint Jim a distance avec ses longs bras et si bien que Jim
+bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il etait arrete
+comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces.
+
+Maintenant, chaque instant gagne etait un avantage pour Berks.
+
+Deja il respirait plus librement et la teinte bleuatre s'effacait
+sur sa figure.
+
+Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui
+glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques
+rapides comme l'eclair, sans pouvoir vaincre la resistance passive
+que lui opposait le professionnel experimente.
+
+C'etait alors que la science du ring trouvait son application.
+Heureusement pour Jim, il avait derriere lui deux maitres de cette
+science.
+
+-- Portez votre gauche sur sa marque, mon garcon, et visez a la
+tete avec le droit, crierent-ils.
+
+Jim entendit et agit a l'instant.
+
+-- Pan!
+
+Son poing gauche arriva juste a l'endroit ou la courbe des cotes
+de son adversaire quittait le sternum.
+
+La violence du coup fut attenuee de moitie par le coude de Berks,
+mais elle eut pour resultat de lui faire porter la tete en avant.
+
+-- Pan! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de
+billard qui en heurte une autre.
+
+Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en
+une vaste masse de chair sur le sol.
+
+Ses seconds s'elancerent aussitot et le mirent sur son seant. Sa
+tete se balancait inconsciemment d'une epaule a l'autre et finit
+meme par tomber en arriere le menton tendu vers le plafond.
+
+Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents,
+pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des
+injures aux oreilles; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient
+le faire sortir de cette insensibilite sereine.
+
+Le mot: "Allez!" fut prononce au moment prescrit et les Juifs,
+voyant que l'affaire etait finie, lacherent la tete de leur homme
+qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta etendu, ses
+gros bras, ses fortes jambes allonges, pendant que les Corinthiens
+et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la
+main de son vainqueur.
+
+De mon cote, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'etait
+pas une tache aisee pour l'homme le plus faible qu'il y eut dans
+la piece.
+
+Tout autour de moi, des discussions animees s'engageaient entre
+amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son
+avenir.
+
+-- C'est le plus beau debut que j'aie jamais vu, depuis le jour ou
+Jem Belcher se battit pour la premiere fois avec Paddington Jones
+a Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril,
+dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps,
+avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes.
+
+-- Cette belle figure que voila me coute bel et bien cinq cents
+livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait
+d'une facon si cruelle?
+
+-- Malgre cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe
+Berks avait ete a jeun, il l'aurait mange. En outre, le jeune gars
+etait en plein entrainement, tandis que l'autre etait pret a
+eclater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait ete
+touche. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en
+pareille condition. Mettez les hommes a l'entrainement et votre
+casseur de tetes sera comme une poule devant un cheval.
+
+Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler.
+D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion
+passionnee s'engagea autour de moi.
+
+Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme a un signal
+donne, la majorite de la compagnie gagna la porte.
+
+Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin ou Jim finissait sa
+toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie
+sur les joues, l'aidait a remettre son pardessus.
+
+-- En quatre rounds! ne cessait-il de repeter dans une sorte
+d'extase. Joe Berks en quatre rounds! Et il en a fallu quatorze a
+Jem Belcher!
+
+-- Eh bien! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais
+bien dit que j'irais a Londres et que je m'y ferais un nom.
+
+-- C'etait splendide, Jim!
+
+-- Bon vieux Roddy! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux
+fixes sur moi. Vous n'etes pas change avec tous vos beaux habits
+et vos vernis de Londres.
+
+-- C'est vous qui avez change, Jim. J'ai eu de la peine a vous
+reconnaitre quand vous etes entre dans la salle.
+
+-- Et moi aussi, dit le forgeron. Ou avez-vous pris tout ce beau
+plumage, Jim? Je sais pour sur que ce n'est pas votre tante qui
+vous aura aide a faire les premiers pas vers le ring et ses prix.
+
+-- Miss Hinton a ete une amie pour moi, la meilleure amie que
+j'aie jamais eue!
+
+-- Hum! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien! Jim, je
+n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez a me rendre temoignage
+sur ce point quand nous retournerons a la maison. Je ne sais pas
+trop ce que... Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus
+rien... Apres tout, elle est... A present que le diable emporte ma
+langue maladroite.
+
+Je ne saurais dire si c'etait l'effet du vin qu'il avait bu au
+souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim,
+mais Harrison etait tres agite et sa physionomie d'ordinaire
+placide avait une expression de trouble extreme.
+
+Ses manieres semblaient tour a tour trahir la jubilation et
+l'embarras.
+
+Jim l'examinait avec curiosite et evidemment, se demandait ce qui
+pouvait se cacher derriere ces phrases hachees et ces longs
+silences.
+
+Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait ete debarrasse.
+
+Jem Belcher etait reste a causer d'un air fort grave avec mon
+oncle.
+
+-- C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, a portee de mon oreille.
+
+-- Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le
+fameux pugiliste.
+
+Et tous deux se dirigerent vers nous.
+
+-- Je desirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez a
+etre mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de
+Gloucester, dit mon oncle.
+
+-- Ce que je desire, sir Charles, c'est la chance de faire mon
+chemin.
+
+-- Il y a de gros enjeux, de tres gros enjeux sur l'_event_, dit
+mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela
+vous convient-il?
+
+-- Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on
+m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher.
+
+Belcher se mit a rire de bon coeur.
+
+-- Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais
+c'etait chose assez aisee pour vous, ce soir, de battre un homme
+qui avait bu et qui n'etait pas en forme.
+
+-- Je ne tenais pas du tout a me battre avec lui, dit Jim en
+rougissant.
+
+-- Oh! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre
+avec n'importe quel bipede. J'en etais sur des que mes yeux se
+sont arretes sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez
+a vous battre avec Wilson, vous aurez affaire a l'homme de l'Ouest
+qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de
+l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a
+les mouvements aussi vifs et la portee de bras aussi longue que
+vous, et il s'entraine jusqu'a sa demi-once de graisse. Je vous en
+avertis des maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me
+charger de vous...
+
+-- Vous charger de moi?
+
+-- Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti a vous entrainer pour la
+prochaine lutte, si vous consentiez a l'accepter.
+
+-- Certainement, et je vous en suis tres reconnaissant, dit Jim
+avec empressement; a moins que mon oncle ne veuille bien
+m'entrainer, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers.
+
+-- Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en
+sait bien plus long que moi en fait d'entrainement. Ou se logera-
+t-on?
+
+-- Je pensais que si nous choisissions l'hotel _Georges_ a
+Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le
+choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car,
+en dehors de Molesey Hurst, ou peut-etre du creux de Smitham, il
+n'y a guere d'endroit plus convenable pour un combat. Etes-vous de
+cet avis?
+
+-- J'y adhere de tout mon coeur, dit Jim.
+
+-- Alors, vous m'appartenez a partir de cette heure, voyez-vous,
+dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que
+je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez a faire tout ce
+qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure a perdre, car
+Wilson est au demi entrainement depuis le mois dernier. Vous avez
+vu ce soir son verre vide.
+
+-- Jim est pret au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa
+vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux a Crawley demain.
+Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles.
+
+-- Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez a Crawley me voir
+dans mon lieu d'entrainement, n'est-ce pas?
+
+Je lui promis avec empressement que je viendrais.
+
+-- Il faut etre plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant
+que nous roulions vers la maison dans son _vis-a-vis_ modele. En
+premiere jeunesse, on est quelque peu porte a se laisser diriger
+par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me parait un
+jeune homme des plus convenables, mais apres tout il est apprenti
+forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fosse entre
+sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui
+faire sentir que vous etes son superieur.
+
+-- Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde,
+monsieur. Nous avons passe notre jeunesse ensemble et nous n'avons
+jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant a lui montrer que je
+suis son superieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car
+je vois bien qu'il est le mien.
+-- Hum! dit sechement mon oncle.
+
+Et ce fut la derniere parole qu'il m'adressa ce soir-la.
+
+
+XII -- LE CAFE FLADONG
+
+
+Le petit Jim se rendit donc au _Georges_ a Crawley pour se
+remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et
+s'entrainer en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de
+Gloucester.
+
+Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les
+salons de bars comment il avait paru, a un souper de Corinthiens
+et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks.
+
+Je me rappelai cet apres-midi de Friar's Oak ou Jim m'avait dit
+qu'il se ferait un nom, et son projet s'etait realise plutot qu'il
+ne s'y etait attendu, car, quelque part qu'on allat, on etait
+certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir
+Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualites des deux
+combattants probables.
+
+Les paris en faveur de Wilson haussaient regulierement, car il
+avait a son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait
+qu'une victoire.
+
+Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, etaient d'avis
+que la singuliere tactique defensive qui lui avait valu son
+surnom, etait tres propre a deconcerter son antagoniste.
+
+Pour la taille, la force, et la reputation d'endurance, on eut eu
+peine a decider entre eux, mais Wilson avait ete soumis a des
+epreuves plus rigoureuses.
+
+Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon pere
+fit la visite a Londres qu'il avait promise.
+
+Le marin ne se plaisait point dans les cites. Il trouvait plus de
+charme a se promener sur les dunes, a diriger sa lunette sur la
+moindre voile de hune qui se montrait a l'horizon qu'a s'orienter
+dans les rues encombrees par la foule.
+
+Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'apres celle du
+soleil et trouvait qu'on etait a chaque instant arrete dans ses
+calculs.
+
+Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser
+son influence aupres de Lord Nelson dans le cas ou un emploi se
+presenterait pour lui ou pour moi.
+
+Mon oncle venait de se mettre en route, vetu, comme c'etait son
+habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons
+d'argent, chausse de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffe de son
+chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval a
+queue coupee court.
+
+J'etais reste a la maison, car j'avais deja reconnu, a part moi,
+que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable.
+
+Ces hommes-la, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs
+facons depourvues de naturel, m'etaient devenus insupportables et
+mon oncle, lui-meme, avec ses airs de froideur et de protection,
+m'inspirait des sentiments fort meles.
+
+Mes pensees se reportaient vers le Sussex.
+
+Je revais de la vie cordiale et simple qu'on mene a la campagne,
+quand tout a coup, on frappa a la porte et j'entendis une voix
+familiere, puis j'apercus sur le seuil une figure souriante, au
+teint hale, aux paupieres ridees, aux yeux bleu clair.
+
+-- Eh bien! Roddy, s'ecria-t-il, comme vous voila grand
+personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu
+du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces
+manchettes.
+
+-- Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, pere.
+
+-- Cela me rechauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord
+Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous
+mettrons a sa recherche et nous lui rafraichirons la memoire. Mais
+ou est votre oncle?
+
+-- Il fait sa promenade a cheval au Mail.
+
+Une expression de soulagement passa sur l'honnete figure de mon
+pere, car il ne se sentait jamais completement a son aise en
+compagnie de son beau-frere.
+
+-- Je suis alle a l'Amiraute et je compte avoir un navire quand la
+guerre eclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps.
+Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis
+attendu chez _Fladong_, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec
+moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de la
+Mediterranee.
+
+Quand on se rappelle que, dans la derniere annee de la guerre,
+nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarques,
+que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la
+moitie de ce nombre avait ete licencie, quand le traite de paix
+d'Amiens mit leurs navires a l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie
+de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien
+que les ports de mer, etaient pleins de gens de mer.
+
+On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces
+hommes a figures de bohemiens, aux yeux vifs, dont la simplicite
+de costume denoncait la maigreur de la bourse, tout comme leur air
+distrait temoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcee,
+si contraire a leurs habitudes.
+
+Ils avaient l'air completement depayses, dans les rues sombres aux
+maisons de briques, comme les mouettes qui, chassees au loin par
+le mauvais temps, se montrent dans les comtes du centre.
+
+Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans
+leurs operations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un
+emploi en montrant a l'Amiraute leurs figures halees, ils
+continuaient a aller par Whitehall avec leur allure de marins
+arpentant le pont, a se reunir le soir pour discuter sur les
+evenements de la derniere guerre ou les chances de la guerre
+prochaine, au cafe _Fladong_, dans Oxford Street, qui etait
+reserve aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter
+l'etait a l'armee et celui d'Ibbetson a l'eglise d'Angleterre.
+
+Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste piece, ou nous
+soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me
+causa quelque etonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer,
+qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus
+diverses, dans toutes les regions du globe, de la Baltique aux
+Indes Orientales, etaient tous coules dans un moule unique, qui
+les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est
+ordinairement entre freres.
+
+Les regles du service exigeaient qu'on fut constamment rase de
+pres, que chaque tete fut poudree, que sur chaque nuque tombat la
+petite queue de cheveux naturels attaches par un ruban de soie
+noire.
+
+Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient reuni leur
+influence pour leur donner un teint fonce, en meme temps que
+l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prets
+a reparaitre avaient imprime sur tous le meme caractere d'autorite
+et de vivacite.
+
+Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux
+officiers avaient des figures sillonnees de rides profondes et des
+nez imposants qui faisaient, a la plupart d'entre eux, une figure
+d'ascetes austeres et durcis par les intemperies comme ceux du
+desert.
+
+Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute
+camaraderie, avaient laisse leurs marques sur ces figures de
+Peaux-Rouges.
+
+Pour ma part, j'etais si occupe a les examiner, que je touchai a
+peine a mon souper. Malgre ma grande jeunesse, je savais que, s'il
+restait quelque liberte en Europe, nous la devions a ces hommes,
+et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le resume de
+ces dix annees de luttes qui avaient fini par faire disparaitre de
+la mer le pavillon tricolore.
+
+Lorsque nous eumes fini de souper, mon pere me conduisit dans la
+grande salle du cafe ou etaient reunis une centaine d'autres
+officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues
+pipes de terre en faisant une fumee aussi epaisse que celle qui
+regne sur le pont superieur quand on combat bord a bord.
+
+Comme nous entrions, nous nous trouvames face-a-face avec un
+officier d'un certain age qui allait sortir.
+
+C'etait un homme aux grands yeux intelligents, a figure pleine et
+placide, une de ces figures que l'on attribuerait a un philosophe,
+a un philanthrope, plutot qu'a un marin guerrier.
+-- Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon pere.
+
+-- Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton tres cordial le fameux
+amiral. Je vous ai a peine entrevu, depuis que vous vintes a bord
+de l'_Excellent_ apres Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de
+vous trouver aussi sur le Nil, a ce qu'on m'a dit?
+
+-- J'etais troisieme sur le _Thesee_, sous Millar, monsieur.
+
+-- J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y etre point trouve. J'ai
+eu bien de la peine a m'en remettre Quand on pense a cette
+brillante expedition!... Et dire que j'etais charge de faire la
+chasse a des bateaux de legumes, aux miserables bateaux charges de
+choux, a San Lucar.
+
+-- Votre tache valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une
+voix derriere nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine
+de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle.
+
+Sa figure de matin etait agitee par l'emotion et, en parlant, il
+hochait piteusement la tete.
+
+-- Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y
+compatir.
+
+-- J'ai passe cette nuit-la dans le tourment, Collingwood, et elle
+a laisse ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'a ce
+qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile a
+voile. Dire que j'avais mon beau _Culloden_ echoue sur un banc de
+sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la
+bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule
+bordee, sans meme oter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai
+ouvert ma boite a pistolets pour me faire sauter la cervelle, et
+deux fois j'ai ete retenu par la pensee que Nelson pourrait encore
+peut-etre m'employer.
+
+Collingwood serra la main du malheureux capitaine.
+
+-- L'amiral Nelson n'a pas ete longtemps sans vous trouver un
+emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre
+siege de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos
+canons, sans tranchees ni paralleles, et tire a bout portant par
+les embrasures.
+
+La melancolie disparut de la large face du gros marin et son rire
+sonore remplit la salle.
+
+-- Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs facons
+en zigzag, dit-il. Nous nous sommes places bord a bord et nous
+avons fonce sur leurs sabords jusqu'a ce qu'ils aient amene
+pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, ou avez-vous ete?
+
+-- Avec ma femme et mes deux fillettes, a Morpeth, la-haut dans le
+Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se
+passer dix autres annees, je n'en sais rien, avant que je les
+revoie. J'ai fait la-bas de bonne besogne pour la flotte.
+
+-- Je croyais, monsieur, que c'etait dans l'interieur, dit mon
+pere.
+
+-- C'est en effet dans l'interieur, dit-il, mais j'y ai fait
+neanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce
+qu'il y a dans ce sac.
+
+Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita.
+
+-- Des balles, dit Troubridge.
+-- C'est quelque chose de plus necessaire encore a un marin, dit
+l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans
+le creux de la main.
+
+"Je l'emporte dans mes promenades a travers champs et partout ou
+je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain
+profondement avec le bout de ma canne. Mes chenes combattront ces
+gredins sur l'eau quand je serai deja oublie. Savez-vous combien
+il faut de chenes pour construire un vaisseau de quatre vingt
+canons?
+
+Mon pere secoua la tete.
+
+-- Deux mille, pas un de moins. Chaque navire a deux ponts qui
+amene le drapeau blanc, coute a l'Angleterre tout un bois. Comment
+nos petits-fils arriveront-ils a battre les Francais si nous ne
+leur preparons pas de quoi construire leurs vaisseaux?
+
+Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de
+Troubridge, il franchit la porte avec lui.
+
+-- Voici un homme dont la vie pourrait vous aider a regler la
+votre, dit mon pere, comme nous nous installions a une table
+libre. C'est toujours le meme gentleman paisible, toujours
+preoccupe du bien-etre de son equipage et cherissant, dans le fond
+de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On
+dit dans la flotte que jamais il n'a laisse echapper un juron,
+Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il
+etait premier lieutenant, avec un equipage de debutants. Mais tout
+le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat.
+Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh
+bien! il n'y aurait qu'a exercer l'enrolement force dans la
+compagnie presente pour faire a une corvette un equipage
+d'officiers a pavillon.
+
+"Il y a ici, Rodney, reprit mon pere, en jetant les yeux autour de
+lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le
+livre de loch de son navire et qui, dans sa sphere, ne s'est pas
+montre moins digne qu'un amiral d'etre cite en exemple. Nous les
+connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braille
+leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de
+la mer et de talent a se debrouiller dans la conduite d'un cutter
+que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de
+combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni
+les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet
+homme a l'air calme, a la figure pale, adosse a la colonne. C'est
+lui qui, avec six bateaux a rames, a coupe la retraite a la
+fregate l'_Hermione_ sous la gueule de deux cents canons de cote
+dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaque douze
+canonnieres espagnoles avec son seul petit brick et a force quatre
+d'entre elles a se rendre. Voici Walker, du Cutter la _Rose_, qui
+a attaque trois navires corsaires francais avec des equipages de
+cent cinquante-six hommes. Il en a coule un, capture un autre et
+force le troisieme a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail?
+J'espere que vous vous portez bien?
+
+Deux ou trois officiers qui connaissaient mon pere et qui etaient
+assis aux environs, rapprocherent leurs chaises, et il se forma
+bientot un petit cercle ou tout le monde parlait a tres haute voix
+et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues
+pipes de terre a bout de tuyau rouge.
+
+On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant.
+
+Mon pere me chuchota a l'oreille que mon voisin etait le capitaine
+Foley, du _Goliath_, qui marchait en tete a la bataille du Nil,
+que cet autre grand mince, roux fonce, assis en face, etait Lord
+Cochrane, le plus hardi capitaine de fregate qu'il y eut dans la
+marine. Meme a Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son
+petit vaisseau le _Rapide_ arme de quatorze petits canons, monte
+par cinquante-quatre hommes, il avait pris a l'abordage la fregate
+espagnole _Gamo_, montee par trois cents hommes d'equipage.
+
+Il etait aise a voir que c'etait un homme vif, irascible, emporte,
+car il parlait de ses griefs d'un ton de colere qui rougissait ses
+joues piquees de taches de rousseur.
+
+-- Nous ne ferons rien de bon sur l'Ocean, tant que nous n'aurons
+pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je
+voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe a
+chaque navire de premiere classe de la flotte, et a chaque
+fregate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les
+connais bien avec leurs pieces a la glu, leurs rivets du diable.
+Ils risquent cinq cents existences pour economiser quelques livres
+de cuivre. Qu'est-il advenu de la _Chance_? Et de l'_Oreste_ et du
+_Martin_? Ils ont coule en pleine mer et nous n'en avons jamais
+recu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs equipages ont ete
+massacres.
+
+Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un
+murmure d'approbation, mele de jurons lances avec conviction par
+des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle.
+
+-- Ces coquins de l'autre cote de l'eau savent mieux s'y prendre,
+dit un capitaine borgne qui avait a la boutonniere le ruban bleu
+et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tete que
+l'on risque a commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu
+sortir de Toulon un vaisseau dans l'etat ou etait ma fregate de
+trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mats
+avaient tant de jeu que d'un cote ses voiles etaient raides comme
+des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en
+festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitte un port de
+France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi
+et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait
+comparaitre devant une cour martiale.
+Ils aimaient a grogner ces vieux loups de mer, car a peine l'un
+d'eux avait-il fini d'exposer ses griefs, qu'un autre commencait
+les siens et y mettait encore plus d'aigreur.
+
+-- Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble a
+l'ancre un vaisseau francais et un vaisseau anglais et dites
+ensuite a quelle nation est celui-ci ou celui-la.
+
+-- _Francinet_ a son mat de misaine et son grand mat de perroquet
+presque egaux, dit mon pere.
+
+-- Dans les anciens vaisseaux peut-etre, mais combien y a-t-il de
+vaisseaux neufs qui sont etablis sur le type francais? Non, quand
+ils sont a l'ancre, il est impossible de les determiner. Mais
+quand ils mettent a la voile, comment les distinguerez-vous?
+
+-- _Francinet_ a des voiles blanches, s'ecrierent plusieurs.
+
+-- Et les notres sont noires de moisissure. Voila la difference.
+Etonnez-vous ensuite qu'ils nous depassent a la voile, quand le
+vent passe a travers les trous de notre toile.
+
+-- Sur le _Rapide_, dit Cochrane, la toile etait si mince, que
+quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon
+meridien a travers le petit hunier et mon horizon a travers la
+voile de misaine.
+
+Ces mots provoquerent un eclat de rire general.
+
+Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues
+bouderies, de ces souffrances supportees en silence qui s'etaient
+accumulees pendant de nombreuses annees de service et que la
+discipline leur interdisait de reveler tant qu'ils avaient les
+pieds sur la dunette.
+
+L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer
+un boulet a mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de
+l'Amiraute, ou la prise entre comme un vaisseau bien gree et en
+sort comme un schooner.
+
+Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonne aux interets
+parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de
+capitaine un freluquet dont la place aurait ete dans la sainte
+barbe.
+
+Puis ils revinrent a la difficulte de trouver des equipages pour
+leurs vaisseaux. Ils hausserent la voix pour gemir en choeur.
+
+-- A quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley,
+alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas a
+equiper ceux que vous avez?
+
+Mais lord Cochrane voyait la question autrement.
+
+-- Les hommes! monsieur, vous les auriez s'ils etaient bien
+traites. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses
+navires. Et de meme l'amiral Collingwood. Pourquoi? Parce qu'il se
+preoccupe de ses hommes et des lors ses hommes se souviennent de
+lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et
+alors on n'aura aucune peine a maintenir l'effectif de l'equipage.
+Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal systeme qui consiste
+a faire passer les equipages d'un navire a l'autre, sans les
+officiers. Mais moi, je n'ai jamais rencontre de difficulte et je
+crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je
+trouverais tous mes vieux du _Rapide_ et j'aurais autant de
+volontaires que je voudrais en prendre.
+
+-- C'est tres bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque
+chaleur. Quand les marins entendent dire que le _Rapide_ a pris
+cinquante navires en treize mois, on peut etre sur qu'ils
+s'offriront volontiers pour servir sous son commandant. Un bon
+croiseur est toujours sur de completer facilement son equipage.
+Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour
+la defense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis
+que tout le benefice des prises devrait etre reparti egalement
+entre la flotte entiere, et tant qu'on n'aura pas etabli cette
+regle, les hommes les plus capables iront toujours la ou ils
+rendent le moins de services et ou ils font les plus grands
+profits.
+
+Ce discours produisit un choeur de protestations de la part des
+officiers de croiseurs et de vehementes approbations de la part de
+ceux qui servaient a bord des vaisseaux de ligne.
+
+Ces derniers paraissaient former la majorite dans le cercle qui
+s'etait rassemble.
+
+A voir l'animation des figures et la colere qui brillait dans les
+regards il etait evident que la question tenait fort a coeur a
+chacun des deux partis.
+
+-- Ce que le croiseur obtient, s'ecria un capitaine de fregate, le
+croiseur le gagne.
+
+-- Entendez-vous par la, monsieur, dit le capitaine Foley, que les
+devoirs d'un officier a bord d'un croiseur exigent plus
+d'attention ou plus d'habilete professionnelle que ceux d'un
+officier charge d'un blocus, qui a la cote a tribord toutes les
+fois que le vent tourne a l'ouest et qui a continuellement en vue
+les huniers de l'escadre ennemie?
+
+-- Je ne pretends point a une habilete superieure, monsieur.
+
+-- Alors, pourquoi reclamez-vous une solde plus forte? Pouvez-vous
+nier qu'un marin devant le mat rend plus de services sur une
+fregate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau
+de guerre?
+-- L'annee derniere, pas plus tard, dit un officier a tournure de
+gentleman qui aurait pu etre pris pour un petit maitre a la ville,
+sans le teint cuivre qu'il devait a un soleil comme on n'en voit
+jamais a Londres, l'annee derniere, j'ai ramene de la Mediterranee
+le vieil _Ocean_ qui flottait comme une barrique vide et ne
+rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire.
+Dans le canal nous rencontrames la fregate _La Minerve_ de l'Ocean
+occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et etait prete a
+eclater sous un butin que l'on avait juge trop precieux pour le
+confier aux equipages de prise. Il y avait des lingots d'argent
+jusqu'au long de ses vergues et pres de son beaupre, de la
+vaisselle d'argent a la pomme de ses mats. Mes marins auraient
+tire sur elle, oui, ils auraient tire, si on ne les avait pas
+retenus. Cela les enrageait de penser a tout ce qu'ils avaient
+fait dans le Sud, et de voir cette impudente fregate faire parade
+de son argent sous leurs yeux.
+
+-- Je ne vois pas le bien fonde de leurs griefs, capitaine Bail,
+dit Cochrane.
+
+-- Quand vous serez promu au commandement d'un navire a deux
+ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus
+clairement.
+
+-- Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre tache que de
+faire des prises. Si c'est la votre maniere de voir, permettez-moi
+de vous dire que vous n'etes pas au fait de la chose. J'ai
+commande un sloop, une corvette et une fregate et, sur chacun
+d'eux, j'ai eu a remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu
+eviter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille a ses
+croiseurs. J'ai du donner la chasse a ses corsaires et les
+capturer et leur couper la retraite quand ils se refugiaient sous
+ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts,
+debarquer mes hommes, detruire ses canons et postes de signaux.
+Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la
+necessite de risquer son propre navire, pour arriver a connaitre
+les mouvements de l'ennemi, incombe a l'officier qui commande un
+croiseur. Je vais meme jusqu'a dire que quand on est capable
+d'accomplir avec succes ces taches, on merite mieux de son pays
+que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre
+Ouessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un
+recif avec la masse de ses os de boeuf.
+
+-- Monsieur, dit le colerique vieux marin, un officier comme ca ne
+court pas du moins le risque d'etre pris pour un corsaire.
+
+-- Je suis surpris, capitaine Bulkeley, repliqua avec vivacite
+Cochrane, que vous alliez jusqu'a mettre ensemble les termes de
+corsaire et d'officier du roi.
+
+Les choses tournaient a l'orage entre ces loups de mer aux tetes
+chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au
+danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que
+l'on construisait dans les ports de France.
+
+Je prenais grand interet a ecouter ces hommes, qui passaient leur
+vie a combattre nos voisins, a en discuter le caractere et les
+methodes.
+
+Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne
+sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre haissait alors
+la France, et par-dessus tout son grand chef.
+
+C'etait plus qu'un simple prejuge, qu'une antipathie.
+
+C'etait une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore
+aujourd'hui vous faire quelque idee en jetant les yeux sur les
+journaux et les caricatures de l'epoque.
+
+Le mot de Francais n'etait guere prononce que precede de
+l'epithete coquin ou canaille.
+
+Dans tous les rangs de la societe, dans toutes les parties du
+pays, ce sentiment etait le meme.
+
+Et les soldats de marine, qui etaient a bord de nos vaisseaux,
+menaient a combattre contre les Francais une ferocite qu'ils
+n'auraient jamais montree, s'il s'etait agi de Danois, de
+Hollandais ou d'Espagnols.
+
+Si, maintenant que cinquante ans se sont ecoules, vous me demandez
+d'ou venait ce sentiment de virulence a leur egard, ce sentiment
+si etranger au caractere anglais avec son laisser-aller et sa
+tolerance, je vous avouerai que, selon moi, c'etait la crainte.
+
+Naturellement, ce n'etait point une crainte individuelle. Nos
+detracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifies de
+laches. C'etait la crainte de leur etoile, la crainte de leur
+avenir, la crainte de l'homme subtil dont les plans paraissaient
+toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui
+avait jete a bas une nation, puis une autre.
+
+Notre pays etait petit et au temps de la guerre, sa population
+n'etait guere superieure a la moitie de celle de la France.
+
+Et alors, la France s'etait agrandie par des bonds _gig_antesques.
+
+Elle s'etait avancee au nord jusqu'a la Belgique et a la Hollande.
+
+Elle s'etait accrue par le sud en Italie.
+
+Pendant ce temps, nous etions affaiblis par la haine profonde qui
+regnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbyteriens.
+
+Le danger etait imminent, evident pour l'homme le plus incapable
+de reflexion.
+
+On ne pouvait se promener le long de la cote du Kent sans voir les
+amas de bois amonceles pour servir de signaux et avertir le pays
+du debarquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les
+hauteurs du cote de Boulogne, on voyait son eclat se refleter sur
+les baionnettes des veterans qui manoeuvraient.
+
+Rien d'etonnant a ce qu'il y eut, au fond du coeur des plus
+braves, une crainte de la puissance francaise, et cette animosite
+a toujours pour resultat d'engendrer une haine amere et pleine de
+rancune.
+
+Alors les marins parlerent sans bienveillance de leurs recents
+ennemis.
+
+Ils les haissaient sincerement et selon l'usage de notre pays, ils
+disaient tout haut ce qu'ils avaient sur le coeur.
+
+En ce qui concernait les officiers francais, il etait impossible
+d'en parler dune facon plus chevaleresque, mais quant a la nation,
+ils l'avaient en horreur.
+
+Les vieux avaient combattu contre eux dans la guerre d'Amerique,
+combattu encore pendant ces dix dernieres annees, et on eut dit
+que le desir le plus ardent qu'ils eussent dans le coeur etait de
+passer le reste de leur vie a combattre encore contre eux.
+
+Mais si j'etais surpris de la violente animosite qu'ils
+temoignaient a l'egard des Francais, je ne l'etais pas moins de
+voir a quel degre ils les appreciaient.
+
+La longue serie des victoires anglaises avait fini par obliger les
+Francais a s'abriter dans les ports, a renoncer avec desespoir a
+la lutte et cela nous avait fait croire a tous que, pour une
+raison ou une autre et par la nature meme des choses, l'Anglais
+sur mer avait toujours le dessus contre le Francais.
+
+Mais ceux qui avaient participe a la lutte n'etaient nullement de
+cet avis.
+
+Ils se repandaient en bruyants eloges sur la vaillance de leurs
+adversaires et ils expliquaient leur defaite par des raisons
+precises.
+
+Ils rappelaient que les officiers de l'ancienne marine francaise
+etaient presque tous des aristocrates, que la Revolution les avait
+chasses de leurs vaisseaux et que la face navale etait tombee
+entre les mains de matelots indisciplines et de chefs sans
+competence.
+
+Cette flotte mal commandee avait ete rudement rejetee dans les
+ports par la poussee de la flotte anglaise qui avait de bons
+equipages bien commandes.
+
+Elle les y avait maintenus immobiles, de sorte qu'ils n'avaient eu
+aucune occasion d'apprendre les choses de la mer. Leur exercice
+dans les ports, leur tir au canon dans les ports ne servaient a
+rien, quand il s'agissait de voiles a carguer, de bordees a tirer
+sur un vaisseau de ligne qui se balancait sur les vagues de
+l'Atlantique.
+
+Quand une de leurs fregates gagnait le large et qu'elle pouvait
+naviguer librement un couple d'annees, alors son equipage arrivait
+a connaitre son affaire et un officier anglais pouvait esperer
+mettre une plume a son chapeau, lorsque avec un navire d'egale
+force il arrivait a lui faire amener son pavillon.
+
+Telles etaient les opinions de ces officiers experimentes qui les
+appuyaient de nombreux souvenirs de preuves multiples de la
+vaillance francaise.
+
+Ils citaient, entre autres, la facon dont l'equipage de l'_Orient_
+avait employe ses canons de gaillard d'arriere, pendant que, sous
+leurs pieds, le pont etait en feu et qu'ils savaient qu'ils se
+battaient sur une soute aux poudres prete a sauter.
+
+On esperait en general que l'expedition des Indes Occidentales qui
+avait eu lieu depuis la paix, aurait donne a beaucoup de navires
+l'experience de l'Ocean et qu'on pourrait se hasarder a les faire
+sortir du Canal si la guerre venait a eclater de nouveau.
+
+Mais recommencerait-elle?
+
+Nous avions depense des sommes fabuleuses et fait des efforts
+immenses pour faire flechir la puissance de Napoleon et l'empecher
+de se faire le despote de l'Europe entiere.
+
+Le gouvernement l'essaierait-il une fois de plus?
+
+Se laisserait-il epouvanter par le poids effrayant d'une dette qui
+ferait courber le dos a bien des generations futures?
+
+Pitt etait la et certes, il n'etait point homme a laisser la
+besogne a moitie faite.
+
+Soudain, il y eut de l'agitation pres de la porte.
+
+Parmi les nuages gris de fumee de tabac, j'entrevis un uniforme
+bleu et des epaulettes d'or, autour desquels se formait un
+rassemblement dense, pendant qu'un rauque murmure, partant du
+groupe, se changeait en applaudissements lances par de fortes
+poitrines.
+
+Tout le monde se leva pour regarder.
+
+On se demandait les uns aux autres de quoi il s'agissait.
+
+Mais la foule bouillonnait et les applaudissements redoublaient.
+
+-- Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il arrive? demandaient une
+vingtaine de voix.
+
+-- Enlevons-le! Hissons-le, cria quelqu'un et, aussitot apres, je
+vis le capitaine Troubridge au-dessus des epaules de la foule.
+
+Sa figure etait rouge, comme s'il etait sous l'influence du vin et
+il agitait quelque chose qui ressemblait a une lettre.
+
+Les applaudissements se turent peu a peu et il se fit un tel
+silence que j'aurais pu discerner le froissement du papier dans sa
+main.
+
+-- Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il, grandes nouvelles! Le
+contre-amiral Collingwood m'a charge de vous les communiquer.
+L'ambassadeur de France a recu ses passeports ce soir. Tous les
+vaisseaux qui figurent a l'Annuaire vont recevoir leur commission.
+L'amiral Cornwallis doit quitter la baie de Cawsand pour croiser
+au large d'Ouessant. Une escadre part pour la Mer du Nord, une
+autre pour la mer d'Irlande.
+
+Il avait sans doute d'autres nouvelles a donner, mais son
+auditoire ne voulut pas en entendre davantage.
+
+Comme on criait, comme on trepignait, quel delire!
+
+Prudes et vieux officiers a pavillon, graves capitaines d'armes,
+jeunes lieutenants, tous criaient a tue-tete comme des ecoliers
+echappes en vacances.
+
+On ne songeait plus a ces cuisants et multiples griefs que j'avais
+entendu enumerer.
+
+Le mauvais temps etait passe.
+
+Les oiseaux de mer, captifs sur terre, allaient raser l'ecume, une
+fois encore.
+
+Les notes du _God Save the King_ dominerent majestueusement le
+bruit confus.
+
+J'entendis les antiques vers chantes d'une facon qui faisait
+oublier leurs mauvaises rimes et leur banalite.
+
+J'espere que vous ne les entendrez jamais chanter ainsi, avec des
+larmes sur les joues ridees, avec des sanglots dans des voix
+d'hommes energiques.
+
+Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotes ne les ont jamais
+vus quand la croute de lave est brisee et que, pendant un instant,
+la flamme ardente et durable du Nord apparait a decouvert.
+
+C'est ainsi que je la vis alors, et si je ne la vois point
+aujourd'hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sot pour croire
+qu'elle soit eteinte.
+
+
+XIII -- LORD NELSON
+
+
+Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon pere devait avoir lieu a
+une heure matinale, et il tenait d'autant plus a etre exact qu'il
+savait combien les allees et venues de l'amiral seraient modifiees
+par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir.
+
+Je venais a peine de dejeuner et mon oncle n'avait pas sonne pour
+son chocolat, quand mon pere vint me prendre a Jermyn Street.
+
+Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous
+trouvames devant le grand batiment de briques deteintes qui
+servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le
+quartier general de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le
+faisaient venir de Merton.
+
+Un valet de pied repondit a notre coup de marteau et nous
+introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures
+de nuance triste.
+
+Mon pere fit passer son nom et nous nous assimes, jetant les yeux
+sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles,
+sur un tableau qui representait le Vesuve et la baie de Naples et
+qui etait accroche au-dessus du clavecin.
+
+Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui
+etait sur la cheminee; et de temps a autre, au milieu du bruit des
+voitures de louage, il nous arrivait de bruyants eclats de rire de
+je ne sais quelle autre piece.
+
+Lorsque enfin la porte s'ouvrit, mon pere et moi nous nous
+levames, nous attendant a nous trouver en presence du plus grand
+des Anglais. Mais ce fut une personne bien differente qui entra.
+
+C'etait une dame de haute taille et qui me parut extremement
+belle, bien que peut-etre un critique plus experimente et plus
+difficile eut trouve que son charme appartenait plutot aux temps
+passe qu'au present.
+
+Son corps de reine presentait des lignes grandes et nobles, tandis
+que sa figure qui commencait a s'empater, a devenir grossiere,
+etait encore remarquable par l'eclat du teint, la beaute de grands
+yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se
+frisait sur un front blanc et bas.
+
+Elle avait un port des plus imposants, si bien qu'en la regardant
+a son entree majestueuse, et devant cette pose qu'elle prit en
+jetant un coup d'oeil sur mon pere, je me rappelai alors la reine
+des Peruviens, qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous
+excitait le petit Jim et moi a nous revolter.
+
+-- Lieutenant Anson Stone? demandait-elle.
+
+--Oui, belle, dame, repondit mon pere.
+
+-- Ah! s'ecria-t-elle en sursautant d'une facon affectee, avec
+exageration. Alors, vous me connaissez?
+
+-- J'ai vu Votre Seigneurie a Naples.
+
+-- Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William?
+Mon pauvre Sir William!
+
+Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues,
+comme pour attirer notre attention sur ce fait qu'elle etait en
+complet costume de deuil.
+
+-- J'ai entendu parler de la triste perte qu'avait eprouvee Votre
+Seigneurie, dit mon pere.
+
+-- Nous sommes morts ensemble, s'ecria-t-elle. Que peut etre
+desormais mon existence, sinon une mort lentement prolongee?
+
+Elle parlait d'une belle et riche voix qu'agitait le fremissement
+le plus douloureux, mais je ne pus m'empecher de reconnaitre
+qu'elle avait l'air de la personne la plus robuste que j'eusse
+jamais vue et je fus surpris de voir qu'elle me lancait de petites
+oeillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir a
+se voir admirer, fut-ce par un individu aussi insignifiant que
+moi.
+
+Mon pere, en son rude langage de marin, tachait de balbutier
+quelques banales paroles de condoleances, mais ses yeux se
+detournaient de cette figure reveche, halee, pour epier quel effet
+elle avait produit sur moi.
+
+-- Voici son portrait, a cet ange tutelaire de cette demeure,
+s'ecria-t-elle en montrant d'un geste grandiose, large, un
+portrait suspendu au mur et representant un gentleman a la figure
+tres maigre, au nez proeminent et qui avait plusieurs decorations
+a son habit.
+
+"Mais c'est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en
+essuyant sur ses yeux d'invisibles larmes. Vous etes venus voir
+Lord Nelson. Il m'a chargee de vous dire qu'il serait ici dans un
+instant. Vous avez sans doute appris que les hostilites vont
+reprendre?
+
+-- Nous avons appris cette nouvelle hier soir.
+-- Lord Nelson a recu l'ordre de prendre le commandement de la
+flotte de la Mediterranee.
+
+-- Vous pouvez croire qu'en un tel moment... Mais n'est-ce pas le
+pas de Sa Seigneurie que j'entends?
+
+Mon attention etait si absorbee par les singulieres facons de la
+dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes
+ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la
+piece.
+
+Lorsque je me retournai, il etait tout pres a cote de moi.
+
+C'etait un petit homme brun a la tournure svelte et elancee d'un
+adolescent.
+
+Il n'etait point en uniforme.
+
+Il portait un habit brun a haut collet, dont la manche droite et
+vide, pendait a son cote.
+
+L'expression de sa figure etait, je m'en souviens bien,
+extremement triste et douce, avec les rides profondes qui
+decelaient les luttes de son ame impatiente, ardente.
+
+Un de ses yeux avait ete creve et abime par une blessure, mais
+l'autre se portait de mon pere a moi avec autant de vivacite que
+de penetration.
+
+A vrai dire, d'ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle
+pose de sa tete, tout en lui indiquait l'energie, la promptitude,
+en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites,
+il me rappela un terrier de bonne race, bien dresse au combat,
+doux et leste, mais vif et pret a tout ce que le hasard pourrait
+mettre sur sa voie.
+
+-- Eh bien! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en
+tendant sa main gauche a mon pere, je suis fort content de vous
+voir. Londres est plein de marins de la Mediterranee, mais je
+compte qu'avant une semaine, il ne restera plus aucun officier
+d'entre vous sur la terre ferme.
+
+-- Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m'aider a
+avoir un vaisseau.
+
+-- Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole a
+l'Amiraute. J'aurai besoin d'avoir derriere moi tous les anciens
+du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de premiere ligne,
+mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je
+puis vous assurer qu'on est a meme de faire bien des choses avec
+un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon
+equipage et qui est bien bati.
+
+-- Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de
+l'_Agamemnon_? s'ecria Lady Hamilton.
+
+Et en meme temps, elle se mit a parler de l'amiral et de ses
+exploits en termes d'une exageration elogieuse, avec une telle
+averse de compliments et d'epithetes, que mon pere et moi nous ne
+savions quelle figure faire.
+
+Nous nous sentions humilies et chagrins de la presence d'un homme
+qui etait force d'entendre dire devant lui de telles choses.
+
+Mais, apres avoir risque un coup d'oeil sur Lord Nelson, je
+m'apercus a ma grande surprise que, bien loin de temoigner de
+l'embarras, il souriait, il avait l'air enchante comme si cette
+grossiere flatterie de la dame etait pour lui la chose la plus
+precieuse du monde.
+
+-- Allons, allons, ma chere dame, vos eloges surpassent de
+beaucoup mes merites...
+
+Ces mots l'encourageant, elle se lanca dans une apostrophe
+theatrale au favori de la Grande-Bretagne, au fils aine de
+Neptune, et il s'y soumit en manifestant la meme gratitude, le
+meme plaisir.
+
+Qu'un homme du monde, age de quarante-cinq ans, penetrant,
+honnete, au fait du manege des cours, se laissat entortiller par
+des hommages aussi crus, aussi grossiers, j'en fus stupefait,
+comme le furent tous ceux qui le connaissaient.
+
+Mais vous qui avez beaucoup vecu, vous n'avez pas besoin qu'on
+vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus
+energique, la plus noble, a quelque faiblesse unique,
+inexplicable, une faiblesse qui se montre d'autant plus
+visiblement qu'elle contraste avec le reste, ainsi qu'une tache
+noire apparait d'une maniere plus choquante sur le drap le plus
+blanc.
+
+-- Vous etes un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il,
+quand Sa Seigneurie fut arrivee au bout de son panegyrique. Vous
+etes un marin de la vieille ecole.
+
+Il arpenta la piece a petits pas impatients tout en parlant et en
+pivotant de temps a autre sur un talon, comme si quelque barriere
+invisible l'avait arrete.
+
+-- Nous commencons a devenir trop beaux pour notre besogne avec
+ces inventions d'epaulettes, d'insignes de gaillard d'arriere. Au
+temps ou j'entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant
+faire les liures et le greement de son beaupre, ayant parfois un
+epissoir suspendu au cou, pour donner l'exemple a ses hommes.
+Aujourd'hui, c'est tout juste, s'il veut bien porter son sextant
+jusqu'a l'ecoutille. Quand serez-vous pret a embarquer, Stone?
+
+-- Ce soir, Mylord.
+
+-- Bien, Stone, bien. Voila le veritable esprit. On double la
+besogne a chaque maree sur les chantiers, mais je ne sais quand
+les vaisseaux seront prets. J'arbore mon pavillon sur la
+_Victoire_ mercredi, et nous mettons a la voile aussitot.
+
+-- Non, non, pas si tot, il ne pourra pas etre pret a prendre la
+mer, dit Lady Hamilton d'une voix plaintive en joignant les mains,
+et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant.
+
+-- Il faut qu'il soit pret et il le sera, s'ecria Nelson avec une
+vehemence extraordinaire. Par le ciel, quand meme le diable serait
+a la porte, je m'embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins
+peuvent bien faire en mon absence? La tete me tourne a la pensee
+des diableries qu'ils projettent peut-etre. En cet instant meme,
+chere dame, la reine, notre reine, s'ecarquille peut-etre les yeux
+pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson.
+
+Comme je me figurais qu'il parlait de notre vieille reine
+Charlotte, je ne comprenais rien a ses paroles, mais mon pere me
+dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s'etaient pris d'une
+affection extraordinaire pour la reine de Naples et c'etaient les
+interets de ce petit royaume qui lui tenaient si fort a coeur.
+
+Peut-etre mon air d'ahurissement attira-t-il l'attention de Nelson
+sur moi, car il suspendit tout a coup sa promenade a l'allure de
+gaillard d'arriere et me toisa des pieds a la tete, d'un air
+severe.
+-- Eh bien! jeune gentleman, dit-il d'un ton sec.
+
+-- C'est mon fils unique, Sir, dit mon pere. Mon desir est qu'il
+entre au service si l'on peut trouver une cabine pour lui, car
+voici bien des generations que nous sommes officiers du roi.
+
+-- Ainsi donc, vous tenez a venir vous faire rompre les os,
+s'ecria Nelson d'un ton rude, et en regardant d'un air de
+mecontentement les beaux habits qui avaient ete si longuement
+discutes entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez a quitter ce
+grand habit pour une jaquette de toile ciree, si vous servez sous
+mes ordres.
+
+Je fus si embarrasse par la brusquerie de son langage, que je pus
+a peine repondre en balbutiant que j'esperais faire mon devoir.
+
+Alors, sa bouche severe se detendit en un sourire plein de
+bienveillance, et bientot, il posa sur mon epaule sa petite main
+brune.
+
+-- Je crois pouvoir dire que vous marcherez tres bien. Je vois que
+vous etes de bonne etoffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans
+un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le
+service de Sa Majeste. C'est une profession penible. Vous entendez
+parler du petit nombre qui reussit, mais que savez-vous de
+centaines d'autres qui n'arrivent pas a faire leur chemin? Voyez
+combien j'ai eu de chance. Sur deux cents qui etaient avec moi a
+l'expedition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une
+seule nuit. J'ai pris part a cent quatre-vingts engagements, et
+comme vous voyez, j'ai perdu un oeil et un bras sans compter
+d'autres graves blessures. La chance m'a permis de passer a
+travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je
+me rappelle plus d'un honnete homme qui me valait et qui n'a point
+perce.
+
+"Oui, reprit-il, comme la dame se repandait en protestations
+loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont
+devenus la proie des requins et des crabes de terre. Mais c'est un
+marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et
+nos existences a tous sont dans la main de celui qui connait
+parfaitement l'heure ou il nous la redemandera.
+
+Pendant un instant, le serieux de son regard, le ton religieux de
+sa voix nous firent entrevoir peut-etre les profondeurs du vrai
+Nelson, l'homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme
+qui fit surgir de cette region, les Cotes de fer, ceux qui
+devaient faconner le coeur de l'Angleterre et les Peres Pelerins
+qui devaient le propager au dehors.
+
+C'etait la le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu
+s'appesantir sur les Francais et qui s'agenouillait dans la cabine
+de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur
+la ligue ennemie.
+
+Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu'il prenait
+pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre
+pourquoi il etait si aime de tous ceux qui servirent sous lui.
+
+En effet, bien qu'il eut la durete du fer quand il s'agissait de
+naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait
+une faculte qui manque a l'Anglais, cette emotion affectueuse qui
+s'exprimait par des larmes, lorsqu'il etait touche, et par des
+mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il
+demanda a son capitaine de pavillon de l'embrasser quand il gisait
+mourant, dans le poste de la _Victoire_.
+
+Mon pere s'etait leve pour partir, mais l'amiral, avec cette
+bienveillance qu'il temoigna toujours a la jeunesse, et qui avait
+ete un instant glacee par l'inopportune splendeur de mes habits,
+continua a se promener devant nous, en jetant des phrases breves
+et substantielles pour m'encourager et me conseiller.
+
+-- C'est de l'ardeur que nous demandons dans le service, jeune
+gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffes au rouge, qui
+ne sachent ce que c'est que le repos. Nous en avons de tels dans
+la Mediterranee et nous les retrouverons. Quelle troupe
+fraternelle. Lorsqu'on me demandait d'en designer un pour une
+tache difficile, je repondais a l'amiraute de prendre le premier
+venu, car le meme esprit les animait tous. Si nous avions pris
+dix-neuf vaisseaux, nous n'aurions jamais declare notre tache bien
+remplie, tant que le vingtieme aurait navigue sur les mers. Vous
+savez ce qu'il en etait chez nous, Stone. Vous avez passe trop de
+temps sur la Mediterranee, pour que j'aie besoin de vous en dire
+quoi que ce soit.
+
+-- J'espere etre sous vos ordres, Mylord, dit mon pere, la
+prochaine fois que nous les rencontrerons.
+
+-- Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel!
+je n'aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donne une
+secousse. Ce coquin de Bonaparte pretend nous abaisser. Qu'il
+essaie et que Dieu favorise la bonne cause!
+
+Il parlait avec tant d'animation, que la manche vide s'agitait en
+l'air, ce qui lui donnait l'air le plus extraordinaire.
+
+Voyant mes yeux fixes sur lui, il sourit et se tourna vers mon
+pere.
+
+-- Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en
+posant la main sur son moignon. Qu'est-ce qu'on disait dans la
+flotte a ce propos?
+
+-- Que c'etait un signal indiquant qu'il ne ferait pas bon se
+mettre en travers de votre ecubier.
+
+-- Ils me connaissent, les coquins. Vous le voyez, jeune
+gentleman, il ne s'est pas perdu la moindre etincelle de l'ardeur
+que j'ai mise a servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que
+vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra,
+vous vous souviendrez que le conseil que je donne a un officier,
+c'est qu'il ne fasse rien a moitie, par demi mesures. Mettez votre
+enjeu d'un seul coup, et si vous perdez sans qu'il y ait de votre
+faute, le pays vous confiera un autre enjeu de meme valeur. Ne
+vous preoccupez pas de manoeuvres. Foin des manoeuvres! La seule
+dont vous ayez besoin, consiste a vous mettre bord a bord avec
+l'ennemi. Combattez jusqu'au bout et vous aurez toujours raison.
+N'ayez jamais une arriere pensee pour vos aises, pour votre propre
+vie, car votre vie ne vous appartient plus a partir du jour ou
+vous avez endosse l'uniforme bleu. Elle appartient au pays et il
+faut la depenser sans compter pour peu que le pays en retire le
+moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone?
+
+-- Est, sud-est, dit mon pere sans hesitation.
+
+-- Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest,
+quoique pour ma part, j'eusse prefere tacher de les attirer au
+large.
+
+-- C'est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous
+les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon pere.
+
+-- Ils n'aiment pas le service de blocus, et cela n'est pas
+etonnant, puisqu'il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous
+rappelez comment cela se passait dans les mois d'hiver, devant
+Toulon, Stone, alors que nous n'avions a bord ni poudre, ni boeuf,
+ni vin, ni porc, ni farine, pas meme des cables, de la toile et du
+filin de reserve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des
+cordages. Dieu sait si je ne m'attendais pas a voir le premier
+Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand meme nous n'avons
+pas lache prise. Neanmoins, je crains que la-bas, nous n'ayons pas
+fait grand chose pour l'honneur de l'Angleterre. Chez nous, on
+illumine les fenetres a la nouvelle d'une grande bataille, mais on
+ne comprend pas qu'il nous serait plus aise de recommencer six
+fois la bataille du Nil que de rester en station tout l'hiver pour
+le blocus. Mais je prie Dieu qu'il nous fasse rencontrer cette
+nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une
+bataille corps a corps.
+
+-- Puisse-je etre avec vous, mylord! dit gravement mon pere. Mais
+nous vous avons deja pris trop de temps et je n'ai plus qu'a vous
+remercier de votre bonte et a vous offrir tous mes souhaits.
+
+-- Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je
+puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose
+faite. Mais si j'en crois son habillement, reprit-il en portant
+ses yeux sur moi, vous avez ete mieux partage pour la repartition
+des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais
+je n'ai songe, jamais je n'ai pu songer a gagner de l'argent.
+
+Mon pere expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis etait mon
+oncle, qu'il s'etait charge de moi et que je demeurais chez lui.
+
+-- Alors, vous n'avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit
+Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guinees et des
+protections, on peut passer par-dessus la tete des vieux officiers
+de marine, fut-on incapable de distinguer la poupe d'avec la
+cuisine, ou une caronade d'avec une piece longue de neuf.
+Neanmoins... Mais que diable se passe-t-il?
+
+Le valet de pied s'etait precipite soudain dans la chambre, mais
+il s'arreta devant le regard de colere que lui lanca l'amiral.
+
+-- Votre Seigneurie m'a dit d'accourir chez vous des que cela
+arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue.
+-- Par le ciel! Ce sont mes ordres, s'ecria Nelson en la
+saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en
+rompre les cachets avec la main qui lui restait.
+
+Lady Hamilton accourut a son aide, mais elle eut a peine jete les
+yeux sur le papier, qui s'y trouvait, qu'elle jeta un cri percant,
+porta la main a ses yeux et se laissa choir evanouie.
+
+Mais je ne pus m'empecher de reconnaitre qu'elle se laissa choir
+fort habilement et que, malgre la perte de ses sens, elle eut la
+bonne fortune d'arranger fort habilement les plis de son costume
+et de prendre une attitude classique et gracieuse.
+
+Quant a lui, l'honnete marin, il etait si incapable de supercherie
+et d'affectation, qu'il ne les soupconnait point chez autrui,
+aussi courut-il tout affole a la sonnette, pour reclamer a grands
+cris domestiques, medecin, sels, en jetant des mots incoherents
+dans sa douleur, se repandant en paroles si passionnees, si emues,
+que mon pere jugea plus discret de me tirer par la manche, comme
+pour m'avertir qu'il nous fallait sortir a la derobee.
+
+Nous le laissames donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la
+tete tant il etait emu de pitie pour cette femme superficielle qui
+n'avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le
+chasse-roues, dans Piccadilly, l'attendait la haute berline noire
+prete a l'emporter pour ce long voyage qui allait aboutir a
+poursuivre la flotte francaise sur un parcours de sept mille
+milles a travers l'Ocean, a la rencontrer enfin et a la vaincre.
+
+Cette victoire devait limiter aux conquetes continentales
+l'ambition de Napoleon, mais elle couterait a notre grand marin la
+vie qu'il devait perdre au moment le plus glorieux de son
+existence, comme je souhaiterais qu'il vous advint a tous.
+
+
+XIV -- SUR LA ROUTE
+
+
+Deja approchait le jour de la grande bataille.
+
+La guerre sur le point d'eclater et Napoleon qui devenait de plus
+en plus menacant n'etaient que des objets de second ordre pour
+tous les sportsmen et en ce temps-la les sportsmen formaient bien
+la moitie de la population.
+
+Dans le club patricien, dans la taverne plebeienne, dans le cafe
+que frequentait le negociant, dans la caserne du soldat, a Londres
+et dans les provinces, la meme question passionnait toute la
+nation.
+
+Toutes les diligences qui arrivaient de l'Ouest apportaient des
+details sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui etait
+retourne dans son pays natal pour s'entrainer et qu'on savait etre
+sous la direction immediate du capitaine Barclay, l'expert.
+
+D'un autre cote, bien que mon oncle n'eut pas encore designe son
+champion, personne dans le public ne doutait que ce ne fut Jim, et
+les renseignements qu'on avait sur son physique et sa performance
+lui valurent bon nombre de parieurs.
+
+Toutefois, la cote etait en faveur de Wilson et les gens de
+l'Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu'a
+Londres l'opinion etait partagee.
+
+Deux jours avant le combat, on donnait Wilson a trois contre deux,
+dans tous les clubs du West End.
+
+J'etais alle deux fois voir Jim a Crawley, dans l'hotel ou il
+etait installe pour son entrainement et je l'y trouvai soumis au
+severe regime en usage.
+Depuis la pointe du jour jusqu'a la tombee de la nuit, il courait,
+sautait, frappait sur une vessie suspendue a une barre ou
+s'exercait contre son formidable entraineur.
+
+Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de sante debordante.
+
+Il avait une telle confiance dans le succes que mes apprehensions
+s'evanouirent a la vue de sa vaillante attitude et quand
+j'entendis son langage empreint d'une joie tranquille.
+
+-- Mais je m'etonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me
+dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voila
+devenu boxeur, et a la solde de votre oncle, tandis que vous etes
+a la ville et passe Corinthien. Si vous n'aviez pas ete le
+meilleur, le plus sincere petit gentleman du monde, c'est vous qui
+auriez ete mon patron d'ici peu de temps au lieu d'etre mon ami.
+
+En contemplant ce superbe gaillard a la figure distinguee, aux
+traits fins, en pensant a ses belles qualites, aux impulsions
+genereuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu'il
+regardat mon amitie comme une marque de condescendance, que je ne
+pus retenir un bruyant eclat de rire.
+
+-- Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant
+fixement dans les yeux. Mais, qu'est-ce que votre oncle en pense?
+
+Cette question etait une colle.
+
+Je dus me borner a repondre d'un ton mal assure que, si redevable
+que je fusse envers mon oncle, j'avais tout d'abord connu Jim et
+qu'assurement j'etais assez grand pour choisir mes amis.
+
+Les doutes de Jim etaient fondes jusqu'a un certain point. Mon
+oncle s'opposait tres nettement a ce qu'il y eut entre nous la
+moindre intimite. Mais comme il trouvait bon nombre d'autres
+choses a desapprouver dans ma conduite, celle-la perdait de son
+importance.
+
+Je crains de lui avoir cause bien des desappointements.
+
+Je n'avais invente aucune excentricite, bien qu'il eut eu la bonte
+de m'en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais a
+"sortir de l'orniere", selon son expression, et a m'imposer a
+l'attention du monde etrange au milieu duquel il vivait.
+
+-- Vous etes un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous
+croyez-vous pas capable de faire le tour d'une chambre en sautant
+d'un meuble sur l'autre sans toucher le parquet? Un petit tour de
+force dans ce genre, serait extremement goute. Il y avait un
+capitaine des gardes qui est arrive a se faire un grand succes
+dans la societe en pariant une petite somme qu'il le ferait.
+Madame Lieven, qui est extremement exigeante, l'invitait
+frequemment a ses soirees rien que pour qu'il put s'exhiber.
+
+Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit.
+
+-- Vous etes tout de meme un peu difficile, dit-il en haussant les
+epaules. Etant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position
+en continuant ma reputation de gout delicat. Si vous aviez declare
+la guerre au mauvais gout, le monde de la _fashion_ se serait
+empresse de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos
+traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre
+concurrence a la position que vise ce jeune parvenu de Brummel.
+Mais vous n'avez aucun instinct dans cette direction. Vous etes
+incapable d'attention pour les moindres details. Regardez vos
+souliers! Et encore votre cravate! et enfin votre chaine de
+montre! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J'en ai
+laisse voir trois, mais c'etait aller trop loin et en ce moment,
+je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu,
+mais je ne vous crois pas destine a atteindre la situation sur
+laquelle j'ai le droit de compter pour un proche parent.
+
+-- Je suis desole de vous avoir cause ces desillusions, monsieur,
+dis-je.
+
+-- Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous etes pas
+trouve plus tot sous mon influence, dit-il. J'aurais pu vous
+modeler de facon a satisfaire meme mes propres aspirations.
+J'avais un frere cadet qui fut dans un cas semblable. J'ai fait de
+mon mieux pour lui, mais il pretendait mettre des cordons a ses
+souliers et il commettait en public l'erreur de prendre le vin de
+Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garcon a fini par se
+jeter dans les livres et il a vecu et il est mort cure de village.
+C'etait un brave homme, mais d'une banalite... et il n'y a pas
+place dans la societe pour les gens depourvus de relief.
+
+-- Alors, monsieur, je crains qu'elle n'ait pas de place pour moi,
+dis-je. Mais mon pere a le plus grand espoir que Lord Nelson me
+trouvera un emploi dans la flotte. Si j'ai fait four a la ville,
+je n'en ai pas moins de reconnaissance pour les bontes que vous
+m'avez temoignees en vous chargeant de moi et j'espere que, si je
+recois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur.
+
+-- Il pourrait bien arriver que vous parveniez a la hauteur que je
+m'etais assignee pour vous, mais que vous y parveniez par un autre
+chemin, dit mon oncle. Il y a a la ville des hommes, tels que Lord
+Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les societes les
+plus respectables, bien qu'ils n'aient pour toute recommandation
+que leurs services dans la marine.
+
+Ce fut dans l'apres-midi du jour qui precedait le combat, qu'eut
+lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet
+sanctuaire de sa maison de Jermyn Street.
+
+Il etait vetu, je m'en souviens, de son ample habit de brocart,
+qu'il portait ordinairement pour aller a son club, et il avait le
+pied pose sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le
+traitait pour un commencement de goutte.
+
+Etait-ce l'effet de la souffrance, etait-ce peut-etre celui du
+desappointement que lui avait cause mon avenir, mais ses facons
+avec moi etaient plus seches que d'ordinaire et il y avait, je le
+crains bien, un peu d'ironie dans son sourire, quand il parlait de
+mes defauts.
+
+Quant a moi, cette explication me fut un soulagement, car mon pere
+etait parti de Londres avec la ferme conviction qu'on trouverait
+de l'emploi pour nous deux, et le seul poids que j'eusse sur
+l'esprit etait l'idee de la peine que j'aurais a quitter mon oncle
+sans detruire les plans qu'il avait formes a mon sujet.
+
+J'avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle
+j'etais si peu fait, j'etais pareillement excede de ces propos
+egoistes d'une coterie de femmes frivoles et de sots petits-
+maitres qui pretendaient se faire regarder comme le centre de
+l'univers.
+
+Peut-etre le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes
+levres quand je l'entendis parler de la surprise dedaigneuse qu'il
+avait eprouvee, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les
+hommes qui avaient sauve le pays de l'aneantissement.
+
+-- A propos, mon neveu, dit-il, il n'y a pas de goutte qui tienne
+et qu'Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons a
+Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir
+Lothian Hume et son champion sont a Reigate. J'ai retenu des lits
+pour nous deux a l'hotel Georges. A ce que l'on me dit,
+l'affluence depassera tout ce que l'on a vu jusqu'a ce jour.
+L'odeur de ces auberges de campagne m'est toujours desagreable,
+mais, que voulez-vous? L'autre jour, au club Berkeley, Craven
+disait qu'il n'y avait pas un lit disponible a vingt milles autour
+de Crawley et qu'on faisait payer trois guinees par nuit. J'espere
+que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera a la
+hauteur de ce qu'il promettait, car j'ai mis sur l'event plus que
+je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s'engage a fond,
+car il a fait chez Limmer un pari supplementaire de cinq mille
+contre trois mille sur Wilson. D'apres ce que je sais de l'etat de
+ses affaires, il sera serieusement entame si nous l'emportons...
+Eh bien, Lorimer?
+
+-- Une personne qui desire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau
+valet.
+
+-- Vous savez que je ne recois personne jusqu'a ce que ma toilette
+soit achevee.
+
+-- Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfonce la
+porte.
+
+-- Enfonce la porte? Que voulez-vous dire, Lorimer? Pourquoi ne
+l'avez-vous pas mis dehors?
+
+Un sourire passa sur la figure du domestique.
+
+Au meme instant, on entendit dans le corridor une voix de basse
+profonde.
+
+-- Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon garcon.
+Autrement, ce sera tant pis pour vous.
+
+Il me sembla que j'avais deja entendu cette voix, mais lorsque
+par-dessus l'epaule du domestique j'entrevis une large face
+charnue, bovine, avec un nez aplati a la Michel-Ange au centre, je
+reconnus aussitot l'homme que j'avais eu pour voisin au souper.
+
+-- C'est War le boxeur, monsieur, dis-je.
+-- Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa
+volumineuse personne dans la piece. C'est Bill War, le tenancier
+du cabaret _a la Tonne_ dans Jermyn Street et l'homme le mieux
+cote pour l'endurance. Il n'y a qu'une chose qui est cause qu'on
+me bat, Sir Charles, et c'est ma viande, ca me pousse si vite, que
+j'en ai toujours quatre stone, quand je n'en ai pas besoin. Oui,
+monsieur, j'en ai attrape assez pour faire un champion des petits
+poids, avec ce que j'ai en trop. Vous auriez peine a croire en me
+voyant que, meme apres m'etre battu avec Mendoza, j'etais capable
+de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui
+entoure le ring, avec l'agilite d'un petit cabri, mais,
+maintenant, si je lancais mon castor dans le ring, je n'arriverais
+jamais a le ravoir, a moins que le vent ne l'en fasse sortir, car
+le diable m'emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour
+le rattraper. Je vous presente mes respects, jeune homme, et
+j'espere que vous etes en bonne sante.
+
+Une expression de vive contrariete avait paru sur la figure de mon
+oncle, en voyant envahir ainsi son sejour intime. Mais c'etait une
+des necessites de sa situation de rester en bons termes avec les
+professionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire
+l'amenait.
+
+Pour toute reponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un
+regard significatif.
+
+-- C'est chose importante, Sir Charles, et ca doit rester entre
+vous et moi.
+
+-- Vous pouvez sortir, Lorimer... A present, War, de quoi s'agit-
+il?
+
+Le boxeur s'assit fort tranquillement a cheval sur une chaise, en
+posant ses bras sur le dossier.
+
+-- J'ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il.
+-- Eh bien! Qu'est-ce que c'est? s'ecria mon oncle avec
+impatience.
+
+-- Des renseignements de valeur.
+
+-- Allons, expliquez-vous.
+
+-- Des renseignements qui valent de l'argent, dit War en pincant
+les levres.
+
+-- Je vois que vous voulez qu'on vous paie ce que vous savez.
+
+Le boxeur eut un sourire affirmatif.
+
+-- Oui, mais je n'achete rien de confiance. Vous me connaissez
+assez pour ne pas jouer ce jeu-la avec moi.
+
+-- Je vous connais pour ce que vous etes, Sir Charles, c'est-a-
+dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez-
+vous, si je me servais de ca contre vous, ca me mettrait des
+centaines de livres dans la poche. Mais mon coeur ne le souffrira
+pas. Bill War a toujours ete pour le bon sport et le franc jeu. Si
+je m'en sers pour vous, j'espere que vous ferez en sorte que je
+n'y perde pas.
+
+-- Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos
+informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour
+vous.
+
+-- On ne saurait parler plus franchement que ca. Nous nous en
+contenterons, patron, et vous vous montrerez genereux comme vous
+avez toujours passe pour l'etre. Eh bien, notre homme, Jim
+Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain,
+sur la dune de Crawley pour un enjeu.
+-- Eh bien, apres?
+
+-- Connaitriez-vous par hasard quelle etait la cote hier?
+
+-- Elle etait a trois contre deux sur Wilson.
+
+-- C'est ca meme, patron. Trois contre deux, voila ce qui a ete
+offert dans le salon de mon bar. Savez vous ou en est la cote
+aujourd'hui?
+
+-- Je ne suis pas encore sorti.
+
+-- Eh bien! je vais vous le dire, elle est a sept contre un sur
+votre homme.
+
+-- Vous dites?
+
+-- Sept contre un, patron, pas moins.
+
+-- Vous dites des betises, War. Comment peut-il se faire que la
+cote ait passe de trois contre deux a sept contre un?
+
+-- Je suis alle chez Tom Owen, je suis alle au _Trou dans le Mur_,
+je suis alle a _La Voiture et les Chevaux_, et vous pouvez miser a
+sept contre un dans n'importe laquelle de ces maisons. On joue de
+l'argent par tonnes contre votre homme. C'est la meme proportion
+qu'un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport,
+dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu'a Stepney.
+
+L'expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit
+que l'affaire etait vraiment serieuse pour lui. Puis il haussa les
+epaules avec un sourire d'incredulite.
+
+-- Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en
+bonne forme. Vous l'avez vu hier, mon neveu?
+
+-- Il allait tres bien, hier, monsieur.
+
+-- S'il etait arrive quelque chose de facheux, j'en aurais ete
+informe.
+
+-- Mais peut-etre qu'il ne lui est rien arrive de facheux _pour le
+moment_, dit War.
+
+-- Que voulez-vous dire?
+
+-- Je vais m'expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks? Vous
+savez que c'est un homme qui ne doit guere inspirer de confiance
+en tout temps et qu'il en veut a votre homme, parce qu'il a ete
+battu par lui dans le hangar aux voitures.
+
+"Bon! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escorte
+des trois plus fieffes coquins qu'il y ait a Londres. Ces trois-
+la, c'etaient Ike-le-Rouge, celui qui a ete exclu du ring pour
+avoir triche avec Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait
+sa mere pour une piece de sept shillings; le troisieme etait Chris
+Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du
+cote de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre
+types de beaute, et ils en avaient tous plus qu'ils ne pouvaient
+en tenir, excepte Chris, un lapin trop malin pour se griser quand
+il y a une affaire en train. De mon cote, je les fais entrer au
+salon.
+
+"Ce n'etait pas que la chose en valut la peine, mais je craignais
+qu'ils ne commencent a chercher noise a mes clients et je ne
+voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant
+devant le comptoir. Je leur sers a boire et je reste avec eux,
+rien que pour les empecher de mettre la main sur le perroquet
+empaille et les tableaux.
+
+"Bon! patron, pour abreger, ils se mirent a parler du combat et
+ils eclaterent de rire a l'idee que le jeune Harrison pourrait
+gagner, tous, excepte Chris qui restait a faire des signes et des
+grimaces aux autres, tellement, qu'a la fin Berks fut sur le point
+de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine.
+
+"Je devinai qu'il se mijotait quelque chose et ca n'etait pas bien
+difficile a voir, surtout quant Ike-le-Rouge se dit pret a parier
+un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas.
+
+"Donc, je me leve pour aller chercher une autre bouteille de
+delie-langues et je me mets derriere le guichet ferme d'un volet
+par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon.
+Je l'ouvre de la largeur d'un pouce et j'aurais ete attable avec
+eux que je n'aurais pas mieux entendu ce qu'ils disaient.
+
+"Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait apres eux, parce
+qu'ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe
+Berks qui parlait de leur casser la figure s'ils avaient l'aplomb
+de l'interpeller davantage.
+
+"Comme ca, Chris se mit a les raisonner, car il avait peur de
+Berks et il leur demanda s'ils voulaient decidement etre en etat
+de faire la besogne le lendemain matin et si le patron
+consentirait a payer en voyant qu'ils s'etaient grises et qu'il ne
+fallait pas compter sur eux.
+
+"Ca les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda a
+quelle heure on partirait.
+
+"Chris leur dit que tant que l'hotel _Georges_ a Crawley ne serait
+pas ferme, on pourrait travailler a cela.
+"-- C'est bien mal paye pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge.
+
+"-- Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit baton plombe
+de sa poche de cote. Pendant que trois de vous le tiendront a
+terre, je lui casserai l'os du bras avec ca. Nous aurons gagne
+notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison.
+
+"-- Il se defendra, dit Berks.
+
+"-- Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat.
+
+"Je n'en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j'ai
+vu comme je vous l'ai dit que la cote en faveur de Wilson montait
+a des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais
+assez haute.
+
+"Voila ou on en est, patron, et vous savez ce que ca signifie,
+mieux que Bill War ne pourrait vous le dire.
+
+-- Tres bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis tres
+oblige de m'avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n'y
+perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l'air de coquins
+ivres, mais vous ne m'en avez pas moins rendu un immense service
+en attirant mon attention de ce cote. Je compte vous voir demain
+aux Dunes.
+
+-- Mr Jackson m'a prie de me charger de la garde du ring.
+
+-- Tres bien. J'espere que nous aurons un loyal et bon combat.
+Bonsoir et merci.
+
+-- Mon oncle avait conserve son attitude un peu narquoise pendant
+que War etait present, mais celui-ci avait a peine referme la
+porte qu'il se tourna vers moi avec un air d'agitation que je ne
+lui avais jamais vu.
+
+-- Il faut que nous partions a l'instant pour Crawley, mon neveu,
+dit-il en souriant. Il n'y a pas une minute a perdre. Lorimer,
+faites atteler les juments baies a la voiture. Mettez-y le
+necessaire de toilette et dites a William qu'il soit devant la
+porte le plus tot possible.
+
+-- J'y veillerai, monsieur, dis-je.
+
+Et je courus a la remise de Little Ryder Street ou mon oncle
+logeait ses chevaux.
+
+Le garcon d'ecurie etait absent et je dus envoyer un lad a sa
+recherche. Pendant ce temps-la, aide du palefrenier, je tirai
+dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs
+boxes.
+
+Il fallut une demi-heure, peut-etre trois quarts d'heure, avant
+que tout fut en place.
+
+Lorimer attendait deja dans Jermyn Street avec les inevitables
+paniers pendant que mon oncle restait debout dans l'embrasure de
+la porte ouverte, vetu de son grand habit de cheval couleur faon.
+
+Sa figure pale etait d'un calme impassible et ne laissait rien
+voir des emotions tumultueuses qui se livraient bataille dans son
+ame.
+
+J'en etais certain.
+
+-- Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-etre des
+difficultes a vous trouver un lit. Tenez-leur la tete, William.
+Montez, mon neveu. Hola! War, qu'y a-t-il encore?
+
+Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa
+corpulence.
+
+-- Rien qu'un mot de plus avant votre depart, Sir Charles, dit-il
+tout haletant. J'ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre
+hommes en question etaient partis pour Crawley a une heure.
+
+-- Tres bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied.
+
+-- Et la cote est montee a dix contre un.
+
+-- Lachez la tete, William.
+
+-- Encore un mot, patron, un seul. Vous m'excuserez ma liberte.
+Mais a votre place, j'emporterais mes pistolets.
+
+-- Merci, je les ai.
+
+La longue laniere claqua entre les oreilles du cheval de tete. Le
+groom s'elanca a terre et l'on passa de Jermyn Street a Saint
+James Street et de la a Whitehall avec une rapidite qui indiquait
+que les vaillantes juments n'etaient pas moins impatientes que
+leur maitre.
+
+L'horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et
+demie quand nous franchimes comme au vol le pont de Westminster.
+
+L'eau se refleta au-dessous de nous aussi vite que l'eclair, puis
+on roula entre les deux rangees de maisons aux murailles brunes
+formant l'avenue qui nous avait menes a Londres. Nous etions
+arrives a Streatham, quand il rompit le silence.
+
+-- J'ai un enjeu considerable, mon neveu, dit-il.
+
+-- Et moi aussi, repondis-je.
+
+-- Vous! s'ecria-t-il avec surprise.
+
+-- J'ai mon ami, monsieur!
+
+-- Ah! oui, j'avais oublie. Vous avez votre excentricite, apres
+tout, mon neveu. Vous etes un ami fidele, ce qui est chose rare
+dans notre monde. Je n'en ai jamais eu qu'un dans ma position et
+celui-la... Mais vous m'avez entendu raconter l'histoire. Je
+crains qu'il ne fasse nuit quand nous arriverons a Crawley.
+
+-- Je le crains aussi.
+
+-- En ce cas, nous arriverons peut-etre trop tard.
+
+-- Dieu fasse que non, Monsieur.
+
+-- Nous sommes derriere les meilleures betes qui soient en
+Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes
+encombrees, avant que nous arrivions a Crawley.
+
+"Avez-vous entendu, mon neveu! War a entendu ces quatre bandits
+parler de quelqu'un qui leur donnait les ordres et qui les payait
+pour leur crime. Vous avez compris, n'est-ce pas? qu'ils ont ete
+engages pour estropier mon homme.
+
+"Des lors, qui peut bien les avoir pris a gage, qui peut y etre
+interesse? A moins que ce ne soit...
+
+"Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je
+sais qu'il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et
+chez White. Je sais qu'il a joue une grosse somme sur cet event et
+qu'il s'y est engage avec une temerite qui fait croire a ses amis
+qu'il a quelque raison personnelle pour compter sur le resultat.
+
+"Par le ciel! Comme tout cela s'enchaine. S'il en etait ainsi...
+
+Il retomba dans le silence, mais je vis reparaitre cette
+expression de froideur farouche que j'avais remarquee en lui, le
+jour ou lui et sir John Lade couraient cote a cote sur la route de
+Godstone.
+
+Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey
+et l'ombre surgissait d'instant en instant, mais les roues
+continuaient a bourdonner et les sabots a frapper sans se
+ralentir.
+
+Un vent frais nous soufflait a la figure, quoique les feuilles
+pendissent immobiles aux branches d'arbres qui s'etendaient au-
+dessus de la route.
+
+Les bords dores du soleil venaient a peine de disparaitre derriere
+les chenes de la cote de Reigate quand les juments inondees de
+sueur arriverent devant l'hotel de _la Couronne_ a Red Hill.
+
+Le proprietaire, sportsman et amateur de ring, accourut pour
+saluer un Corinthien aussi connu que l'etait Sir Charles
+Tregellis.
+
+-- Vous connaissez Berks, le boxeur? demanda mon oncle.
+
+-- Oui, Sir Charles.
+
+-- Est-il passe?
+
+-- Oui, Sir Charles. Il devait etre environ quatre heures, bien
+qu'avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d'en
+jurer. Il y avait la lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un
+autre. Ils avaient entre les brancards une bete de sang. Ils
+l'avaient menee a fond de train, car elle etait couverte d'ecume.
+
+-- Voila, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant
+que nous volions vers Reigate. S'ils allaient ce train, c'est
+qu'evidemment, ils tenaient a faire leur coup de bonne heure.
+
+-- Jim et Belcher seraient certainement de force a leur tenir tete
+a tous les quatre, suggerai-je.
+
+-- Si Belcher etait avec lui, je ne craindrais rien; mais on ne
+saurait prevoir quelle diablerie ils ont arrangee. Que nous le
+trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment
+jusqu'a ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter
+la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j'espere, seulement que
+ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il
+faut qu'ils aient ete a l'avance bien certains de reussir, pour
+que la cote ait monte a un pareil chiffre, et c'est la ce qui
+m'inquiete.
+
+-- Mais assurement, ils n'ont rien a gagner a commettre une
+pareille infamie, Monsieur. S'ils arrivent a blesser Jim, la lutte
+ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas decides.
+
+-- Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un
+prix, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, autrement les coquins
+qui infestent le ring, ne tarderaient pas a rendre tout sport
+impossible, mais ici il en est autrement. D'apres les conditions
+du pari, je dois perdre, a moins que je ne presente un homme dans
+une certaine limite d'age, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe.
+Vous devez vous souvenir que je n'ai point nomme mon homme; C'est
+dommage, mais c'est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires
+le savent aussi, mais les arbitres et le depositaire des enjeux
+refuseraient d'en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim
+Harrison est hors de combat, ils nous repondraient qu'ils n'ont
+pas ete dument informes que Jim Harrison etait notre champion. Les
+conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent.
+
+Les craintes qu'avait exprimees mon oncle au sujet de
+l'encombrement de la route ne furent que trop justifiees, car
+lorsque nous eumes depasse Reigate, nous vimes un tel defile de
+voitures de toute espece que, pendant les huit milles qui
+restaient a parcourir, il n'y avait pas, je crois, un seul cheval
+dont les naseaux ne fussent a plus de quelques pieds de l'arriere
+de la voiture ou carriole qui le precedait.
+
+Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui
+s'eloignaient de Guildford a l'ouest, de Tunbridge a l'est,
+avaient contribue pour leur part a grossir ce flot de _four in
+hand_, de _gigs_, de _sportsmen_ a cheval, si bien que la large
+route de Brighton etait emplie d'un fosse a l'autre, d'une cohue
+qui riait, criait, chantait et marchait dans la meme direction.
+
+Il etait impossible a quiconque eut contemple cette foule bigarree
+de ne pas reconnaitre que la passion du ring, bonne ou mauvaise
+peu importe, n'etait point le trait distinctif d'une certaine
+classe, mais qu'elle etait une marque du caractere national,
+profondement enracinee dans la nature de l'Anglais, qu'elle avait
+ete transmise de generation en generation, aussi bien au jeune
+aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu'aux grossiers
+revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole
+que trainait un bidet.
+
+La, je vis des hommes d'Etat et des soldats, des gentilshommes et
+des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds
+d'East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se demenait
+avec la perspective de passer une nuit penible, rien que pour
+avoir la chance d'assister a une lutte qui pouvait se terminer en
+un seul round, chose impossible a prevoir.
+
+On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale.
+
+Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de
+poussiere, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron
+et les garcons se tenaient prets avec leurs plateaux charges de
+pots debordants de mousse pour desalterer ces bouches pressees.
+
+Ces haltes pour boire la biere, cette rude camaraderie, la
+cordialite, les incommodites accueillies par des eclats de rire,
+cette impatience de voir la lutte, etaient autant de traits, qui
+pouvaient etre qualifies de vulgaires, de populaires, par les gens
+au gout difficile, mais quant a moi, maintenant que je prete
+l'oreille aux lointains et vagues echos de notre temps passe, tout
+cela me parait constituer l'ossature qui formait la charpente si
+solide et si virile dont cette race antique etait constituee.
+
+Mais helas! quelle chance avions-nous de gagner du terrain?
+
+Mon oncle, avec toute son habilete, n'arrivait pas a apercevoir un
+passage dans cette masse en mouvement.
+
+Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des
+escargots de Reigate a Horley, puis a la Croix de Povey, puis a la
+bruyere de Lowfield, pendant que le jour faisait place au
+crepuscule et qu'a celui-ci succedait la nuit.
+
+Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allumees.
+
+C'etait un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui
+s'etendait devant nous, que les replis de ce serpent aux ecailles
+dorees qui se deroulait dans l'obscurite.
+
+Enfin! Enfin, nous apercumes l'immense et l'informe masse de
+l'orme de Crawley qui nous dominait dans les tenebres, et nous
+arrivames a l'entree de la rue du village ou toutes les fenetres
+des cottages etaient eclairees, puis devant la haute facade du
+vieil hotel _Georges_, ou l'on voyait de la lumiere a toutes les
+portes, a toutes les vitres, a toutes les fentes en l'honneur de
+la noble compagnie qui devait y passer la nuit.
+
+
+XV -- JEU DELOYAL
+
+
+L'impatience de mon oncle ne lui permit pas d'attendre son tour
+dans le defile qui devait nous amener devant la porte.
+
+Il jeta les renes et une piece d'une couronne a un des individus
+mal vetus qui encombraient l'allee des pietons, et se frayant
+vivement passage a travers la foule, il poussa vers l'entree.
+
+Lorsqu'il parut dans la zone de lumiere que projetaient les
+fenetres, on se demanda a voix basse quel pouvait etre cet
+imperieux gentleman, a la figure pale, sous son manteau de cheval,
+et un vide se forma pour nous laisser passer.
+
+Jusqu'alors je ne m'etais pas doute combien mon oncle etait
+populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens
+se mirent a crier a tue-tete:
+
+-- Hurrah! pour le beau Tregellis! Bonne chance pour vous et pour
+votre champion, Sir Charles! Place au fameux, au noble Corinthien!
+
+Cependant le maitre d'hotel attire par les acclamations accourait
+a notre rencontre.
+
+-- Bonsoir, Sir Charles, s'ecria-t-il. Vous allez bien, j'espere?
+Et vous reconnaitrez, j'en suis sur, que votre champion fait
+honneur au _Georges_.
+
+-- Comment va-t-il? demanda vivement mon oncle.
+
+-- Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu'une
+peinture. Oui, il est en etat de gagner un royaume a la lutte.
+Mon oncle eut un soupir de soulagement.
+
+-- Ou est-il? demanda-t-il.
+
+-- Il est rentre de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il
+avait une affaire toute particuliere pour demain, dit le maitre
+d'hotel avec un gros rire.
+
+-- Ou est Belcher?
+
+-- Le voici dans le salon du bar.
+
+En disant ces mots, il ouvrit la porte.
+
+Nous y jetames un coup d'oeil et nous vimes une vingtaine d'hommes
+bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui
+m'etaient devenues familieres pendant ma courte carriere au West-
+End.
+
+Ils etaient assis autour d'une table sur laquelle fumait une
+soupiere pleine de punch.
+
+A l'autre bout, installe tres a son aise, parmi les aristocrates
+et les dandys qui l'entouraient, etait assis le champion de
+l'Angleterre, le magnifique athlete, renverse sur sa chaise, un
+foulard rouge negligemment noue autour du cou, de la facon
+pittoresque a laquelle son nom fut longtemps attache.
+
+Plus d'un demi-siecle s'est ecoule et j'ai vu ma part de beaux
+hommes.
+
+Peut-etre cela tient-il a ce que je suis moi-meme d'assez petite
+taille, mais c'est un des traits de mon caractere de trouver plus
+de plaisir a la vue d'un bel homme qu'a celle de tout autre chef-
+d'oeuvre de la nature.
+
+Neanmoins, pendant toute cette periode, je n'ai jamais vu un homme
+plus beau que Jim Belcher et si je cherche a lui trouver un
+pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d'autre que le
+second, Jim, dont je cherche a vous raconter le destin et les
+aventures.
+
+Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de
+mon oncle apparut sur le seuil.
+
+-- Entrez, Tregellis, nous vous attendions... Nous avons commande
+une fameuse epaule de mouton... Quelles nouvelles fraiches nous
+apportez-vous de Londres?... Qu'est-ce que cela signifie, cette
+hausse de la cote contre votre champion?... Est-ce que les gens
+sont devenus fous?... Que diable se passe-t-il?...
+
+Tout le monde parlait a la fois.
+
+-- Excusez-moi, gentlemen, repondit mon oncle, je me ferai un
+devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je
+pourrai. J'ai une affaire de quelque importance a regler. Belcher,
+je voudrais vous dire quelques mots.
+
+Le champion vint nous rejoindre dans le corridor.
+
+-- Ou est votre homme, Belcher?
+
+-- Il est rentre dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze
+heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte.
+
+-- Comment a-t-il passe la journee?
+
+-- Je lui ai fait faire de legers exercices, du baton, des
+alteres, de la marche et une demi-heure avec les gants de boxe. Il
+nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu'un Hollandais.
+Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris? Si je ne le
+savais pas aussi droit qu'une ligne a peche, j'aurais cru qu'il
+jouait double jeu et pariait contre lui-meme.
+
+-- C'est pour cela que je suis accouru, Belcher. J'ai ete informe
+de source sure qu'il y a un complot organise pour l'estropier et
+que les gredins sont tellement certains de reussir qu'ils sont
+prets a parier n'importe quelle somme qu'il ne se presentera pas.
+
+Belcher siffla entre ses dents.
+
+-- Je n'ai apercu aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n'a
+ete aupres de lui, personne ne lui a adresse la parole, si ce
+n'est votre neveu et moi.
+
+-- Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont
+devances de plusieurs heures. C'est War qui me l'a appris.
+
+-- Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu.
+Quels etaient les autres?
+
+-- Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy.
+
+-- Une jolie bande en effet. Eh bien! monsieur, le jeune homme est
+sain et sauf, mais il serait peut-etre prudent que l'un ou l'autre
+de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu'il
+est confie a mes soins, je ne m'eloigne jamais beaucoup de lui.
+
+-- C'est dommage de l'eveiller.
+
+-- Il aura quelque peine a s'endormir avec tout ce vacarme dans la
+maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor.
+
+Nous traversames les longs et bas et tortueux corridors de
+l'auberge, construction a l'ancienne mode, jusqu'a l'arriere de la
+maison.
+
+-- Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d'un
+signe de tete une porte a droite. Celle de gauche est la sienne.
+
+En disant ces mots, il l'ouvrit.
+
+-- Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir.
+
+Et ensuite.
+
+-- Grands Dieux! Qu'est-ce que cela signifie?
+
+La petite chambre nous apparut dans toute son etendue, fortement
+eclairee par une lampe de cuivre posee sur la table. Les draps
+n'avaient pas ete tires, mais des plis sur la courtepointe
+montraient qu'on s'etait etendu dessus.
+
+Une moitie du volet a claire-voie se balancait sur ses gonds, une
+casquette de drap jetee sur la table, voila tout ce qui restait de
+celui qui occupait la chambre.
+
+Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la tete.
+
+-- Nous sommes arrives trop tard a ce qu'il parait.
+
+-- Voici sa casquette, monsieur. Ou diable peut-il etre alle tete
+nue? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim!
+Jim! appela-t-il.
+
+-- Il est certainement sorti par la fenetre, s'ecria mon oncle. Je
+suis persuade que ces bandits l'ont attire au-dehors par quelque
+artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour
+m'eclairer, mon neveu. Ha! je m'en doutais, voici la trace de ses
+pieds sur la plate-bande de fleurs.
+
+Le maitre de l'hotel et deux ou trois des Corinthiens, qui se
+trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu'au fond
+de la maison.
+
+L'un d'eux ouvrit la porte de cote et nous nous trouvames dans le
+jardin potager et la, groupes sur l'allee sablee, nous pumes
+abaisser la lampe jusqu'a la terre molle, fraichement remuee, qui
+se trouvait entre nous et la fenetre.
+
+-- Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir
+ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu'est
+ceci? Quelque autre est venu ici.
+
+-- Une femme! m'ecriai-je.
+
+-- Par le ciel! vous avez raison, mon neveu.
+
+Belcher lanca un juron avec conviction.
+
+-- Il n'a jamais dit un mot a aucune jeune fille du village. J'y
+ai fait tout particulierement attention! Et dire que les voila qui
+arrivent ainsi a un tel moment!
+
+-- C'est aussi clair que possible, Tregellis, dit l'honorable
+Berkeley Craven, qui avait quitte la societe reunie au salon du
+bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arrivee
+par le dehors et a frappe a la fenetre. Vous voyez ici et ici
+encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans
+la direction de la maison, tandis que les autres traces sont
+tournees en dehors. Elle est venue l'appeler et il l'a suivie.
+
+-- Voila qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous
+separer pour chercher dans des directions diverses, a moins que
+quelque indice nous revele ou ils sont alles.
+
+-- Il n'y a qu'une allee qui conduise hors du jardin, dit le
+maitre de l'hotel, en se mettant a notre tete. Il donne sur cette
+ruelle ecartee qui conduit aux ecuries. L'autre bout va rejoindre
+la petite route.
+
+Soudain apparut la forte lumiere jaune d'une lanterne d'ecurie qui
+dessina un rond brillant dans l'obscurite, et un palefrenier
+sortit dans la cour en flanant.
+
+-- Qui va la? cria le maitre de l'hotel.
+
+-- C'est moi, patron, Bill Shields.
+
+-- Depuis quand etes-vous ici, Bill?
+
+-- Patron, voici une heure que je suis dans les ecuries a aller et
+venir. Il n'y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n'est
+pas la peine d'essayer et j'ose a peine leur donner a manger, car
+pour peu qu'ils tiennent plus de place...
+
+-- Venez par ici, Bill, et faites attention a vos reponses, car
+une erreur peut vous couter votre place. Avez-vous vu quelqu'un
+passer dans le sentier?
+-- Il s'y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une
+casquette en poil de lapin. Il etait la, a flaner, aussi, je lui
+ai demande qu'est-ce qu'il avait a faire, car sa figure ne
+m'allait pas, non plus que sa facon de reluquer aux fenetres. J'ai
+tourne la lanterne de l'ecurie sur lui, mais il a baisse la tete,
+et tout ce que je peux dire, c'est qu'il avait les cheveux rouges.
+
+Je jetai un rapide coup d'oeil sur mon oncle, et je vis que sa
+figure s'etait encore assombrie.
+
+-- Qu'est-il devenu? demanda-t-il.
+
+-- Il s'est esquive et je ne l'ai plus vu, monsieur.
+
+-- Vous n'avez vu aucune autre personne? Vous n'avez pas vu, par
+exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier?
+
+-- Non, monsieur.
+
+-- Rien entendu d'extraordinaire?
+
+-- Ah! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j'ai entendu quelque
+chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles
+de Londres sont dans le village...
+
+-- Eh bien! qu'etait-ce?
+
+-- Eh bien! monsieur, c'etait comme qui dirait un cri parti de la-
+bas. On aurait dit quelqu'un qui avait attrape un mauvais coup. Je
+me suis dit: C'est sans doute deux lurons qui se battent et je
+n'ai pas fait grande attention.
+
+-- De quel cote partait ce cri?
+-- Du cote de la route, monsieur.
+
+-- Venait-il de loin?
+
+-- Non, monsieur, je suis sur que ca venait de deux cents yards au
+plus.
+
+-- Un seul cri?
+
+-- Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j'ai entendu une
+voiture passer a fond de train sur la route. Je me rappelle que
+j'ai trouve singulier que l'on quittat Crawley en voiture, dans
+une nuit comme celle-ci.
+
+Mon oncle prit la lanterne des mains de l'homme, et nous, nous
+descendimes le sentier, groupes derriere lui.
+
+Le sentier aboutissait a angle droit sur la route.
+
+Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps a chercher.
+
+La forte lumiere eclaira soudain quelque chose qui amena un
+gemissement sur mes levres et un apre juron sur celle de Belcher.
+
+A la surface blanchie de la poussiere de la route s'allongeait une
+trainee ecarlate et pres de la tache de mauvais augure, gisait un
+petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War
+l'avait mentionne le matin.
+
+
+XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY
+
+
+Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley
+Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouillames toute la
+campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais
+a part cette trace inquietante sur la route, on ne decouvrit pas
+le moindre indice de ce qui lui etait arrive.
+
+Personne ne l'avait vu, personne n'avait rien appris sur son
+compte.
+
+Le cri isole, jete dans la nuit et dont le palefrenier avait
+parle, etait l'unique preuve qu'une tragedie avait eu lieu.
+
+Divises en petits groupes, nous battimes tout le pays jusqu'a East
+Grintead et meme Bletchingley et le soleil etait deja assez eleve
+au-dessus de l'horizon lorsque nous fumes de retour a Crawley, le
+coeur gros et accables de fatigue.
+
+Mon oncle, qui s'etait rendu en voiture a Reigate, dans l'espoir
+d'en rapporter quelques renseignements, n'en revint qu'a sept
+heures passees et un coup d'oeil, jete sur sa figure, nous apprit
+des nouvelles aussi sombres que celles qu'il lut sur nos figures a
+nous.
+
+Nous tinmes conseil autour de la table ou nous etait servi un
+dejeuner qui ne nous tentait guere et auquel avait ete invite Mr
+Berkeley Craven, en sa qualite d'homme de bon conseil et de grande
+experience en matiere de sport.
+
+Belcher etait a moitie fou de voir tourner ainsi brusquement
+toutes les peines qu'il s'etait donnees pour cet entrainement.
+
+Il etait incapable d'autre chose que de lancer de delirantes
+menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les
+arranger de belle facon des qu'il les rencontrerait.
+
+Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et
+tambourinait avec ses doigts sur la table.
+
+Moi, j'avais le coeur gros, j'etais sur le point de cacher ma
+figure dans mes mains et de fondre en larmes, a la pensee de
+l'impuissance ou j'etais de secourir mon ami.
+
+Mr Berkeley Craven, homme du monde a la figure florissante, etait
+le seul d'entre nous qui parut avoir garde a la fois, son sang-
+froid et son appetit.
+
+-- Voyons, la lutte devait avoir lieu a dix heures, n'est-ce pas?
+demanda-t-il.
+
+-- C'etait convenu ainsi.
+
+-- Je me permets de croire qu'elle aura lieu. Ne dites jamais:
+"c'est fini" Tregellis. Votre champion a trois heures pour
+revenir. Mon oncle hocha la tete.
+
+-- Les bandits auront trop bien accompli leur oeuvre pour que cela
+soit possible. Je le crains, dit-il.
+
+-- Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune
+femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries.
+Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l'influence sur lui?
+
+Mon oncle m'interrogea du regard.
+
+-- Non, je n'en connais aucune.
+
+-- Bon, nous savons qu'il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il
+n'y a pas le moindre doute a ce sujet. Elle est venue conter
+quelque histoire touchante, quelque histoire qu'un galant jeune
+homme ne peut se refuser a ecouter. Il est tombe dans le piege et
+s'est laisse attirer dans quelque endroit ou les gredins
+l'attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouve, je le
+suppose, Tregellis?
+
+-- Je ne vois pas d'explication plus plausible, dit mon oncle.
+
+-- Eh bien alors, il est evident que ces hommes n'ont aucun
+interet a le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n'etaient pas
+certains peut-etre de faire a un jeune homme aussi solide assez de
+mal pour le mettre absolument hors d'etat de se battre. Meme avec
+un bras casse, il aurait pu risquer la lutte: d'autres l'ont deja
+fait. Il y avait trop d'argent en jeu pour qu'ils se missent dans
+le moindre danger. Ils lui auront sans doute donne un coup sur la
+tete pour l'empecher de faire trop de resistance, puis ils
+l'auront emmene dans une ferme ou une etable ou ils le retiendront
+prisonnier jusqu'a ce que l'heure de la lutte soit passee. Je vous
+garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant
+qu'avant.
+
+Cette theorie avait des apparences si plausibles qu'il me semblait
+qu'elle m'otait un poids de dessus le coeur, mais je vis bien
+qu'au point de vue de mon oncle ce n'etait guere consolant.
+
+-- Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il.
+
+-- J'en suis convaincu.
+
+-- Mais cela ne nous aidera guere a remporter la victoire.
+
+-- C'est la le point essentiel, monsieur, s'ecria Belcher. Par le
+Seigneur, je voudrais qu'on me permit de prendre sa place, meme
+avec mon bras gauche attache sur mon dos.
+
+-- En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit
+Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec
+l'espoir que votre homme reviendra.
+
+-- C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on
+m'oblige a payer l'enjeu dans de pareilles circonstances.
+
+Craven haussa les epaules.
+
+-- Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains
+qu'elles ne soient toujours: Jouez ou payez. Sans doute, le cas
+pourrait etre soumis aux juges, mais ils se prononceront contre
+vous, cela ne fait aucun doute pour moi.
+
+Nous etions retombes dans un silence melancolique, quand tout a
+coup Belcher sauta sur la table.
+
+-- Ecoutez, cria-t-il, ecoutez cela.
+
+-- Qu'est-ce que c'est? nous ecriames-nous d'une seule voix.
+
+-- C'est la cote. Ecoutez cela.
+
+Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui
+venait du dehors, une seule phrase parvint a nos oreilles.
+
+-- Au pair sur le champion de Sir Charles.
+
+-- Au pair, s'ecria mon oncle. Elle etait a sept a un contre moi
+hier. Qu'est-ce que cela signifie?
+
+-- Au pair sur les deux champions, repeta la voix.
+
+-- Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il
+n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez,
+monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire.
+
+La rue du village etait encombree de monde, car les gens avaient
+couche par douze ou quinze dans une meme chambre et des centaines
+de gentlemen avaient passe la nuit dans leurs voitures.
+
+La foule etait si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de
+l'hotel _Georges_. Un homme, qui ronflait d'une facon
+epouvantable, etait vautre sur le seuil et n'avait pas l'air de
+s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et
+quelquefois sur lui.
+
+-- Quelle est la cote, mes enfants? demanda Belcher du haut des
+marches.
+
+-- Au pair, Jim, crierent plusieurs voix.
+
+-- Elle etait bien plus elevee en faveur de Wilson, quand je l'ai
+entendue pour la derniere fois.
+
+-- Oui, mais il est arrive un homme qui l'a fait baisser bientot
+et apres lui, on s'est mis a le suivre, si bien que maintenant
+vous trouvez a parier au pair.
+
+-- Qui a commence?
+
+-- Eh le voici! C'est cet homme, qui est etendu ivre sur les
+marches. Il n'a cesse de boire, comme si c'etait de l'eau, depuis
+qu'il est arrive en voiture a six heures, et il n'est pas etonnant
+qu'il se trouve dans cet etat.
+
+Belcher se pencha et tourna la tete inerte de l'individu de facon
+a ce qu'on vit ses traits.
+
+-- Il m'est inconnu, monsieur.
+
+-- Et a moi aussi, ajouta mon oncle.
+
+-- Mais pas a moi, m'ecriai-je. C'est John Cummings, le
+proprietaire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que
+j'etais tout petit et je ne saurais m'y tromper.
+
+-- Et que diable celui-la peut-il savoir de l'affaire? dit Craven.
+
+-- Rien du tout, selon toute probabilite, repondit mon oncle. Je
+vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, proprietaire, car
+l'odeur de cette cohue est epouvantable. Mon neveu, je crois que
+vous n'arriverez pas a tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni
+a lui faire dire ce qu'il sait.
+
+Ce fut en vain que je le secouai par les epaules, que je lui criai
+son nom aux oreilles. Rien n'etait capable de le tirer de cette
+ivresse beate.
+
+-- Eh bien! voila une situation unique, aussi loin, que remonte
+mon experience, dit Berkeley Craven. Nous voici a deux heures de
+la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme
+pour vous representer. J'espere que vous ne vous etes pas engage
+de facon a perdre beaucoup, Tregellis?
+
+Mon oncle haussa les epaules et prit une pincee de son tabac de ce
+geste large, inimitable, que jamais personne ne s'etait risque a
+imiter.
+
+-- Tres bien, mon garcon, dit-il, mais il est temps que nous
+pensions a nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit
+m'a laisse quelque peu _effleure_ et je ne serais pas fache de
+rester seul une demi-heure pour m'occuper de ma toilette. Si ce
+doit etre ma derniere ruade, au moins elle sera lancee par un
+sabot bien cire.
+
+J'ai entendu un homme qui avait voyage dans les regions incultes,
+dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais etaient
+proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion
+pour le sport et leur aptitude a ne point laisser percer
+l'emotion.
+
+Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-la, car
+je ne crois pas que jamais victime liee au poteau ait eu sous les
+yeux une perspective aussi cruelle.
+
+Non seulement une bonne partie de sa fortune etait en jeu, mais
+encore, il s'agissait de la situation terrible ou il allait se
+trouver devant cette foule immense, parmi laquelle etaient bien
+des gens qui avaient risque leur argent d'apres son jugement, et
+il se verrait peut-etre au dernier moment reduit a faire des
+excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion a presenter.
+
+Quelle situation pour un homme qui s'etait toujours fait gloire de
+son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les
+entreprises avec un grand succes.
+
+Moi qui le connaissais bien, je voyais a la couleur livide de ses
+joues et a l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait
+reellement plus ou donner de la tete. Mais un etranger qui eut vu
+son attitude degagee, la facon dont il faisait voltiger son
+mouchoir brode, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il
+agitait ses manchettes, n'eut jamais cru que cette sorte de
+papillon put avoir le moindre souci terrestre.
+
+Il etait bien pres de neuf heures lorsque nous fumes prets a
+partir pour les dunes de Crawley.
+
+A ce moment-la, la voiture de mon oncle etait presque la seule qui
+restat dans la rue du village. Les autres voitures etaient restees
+la nuit, avec leurs roues entrecroisees, les brancards de l'une
+poses sur la caisse de l'autre en rangs aussi serres qu'on avait
+pu les mettre, depuis la vieille eglise jusqu'a l'orme de Crawley
+et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille
+de longueur.
+
+A ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous,
+presque deserte.
+
+On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants.
+
+Hommes, chevaux, voitures, tout etait parti.
+
+Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement
+avec un soin meticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route
+et dans les deux sens un coup d'oeil ou se voyait cependant encore
+quelque espoir avant de monter en voiture.
+
+J'etais assis en arriere avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven
+prit place a cote de mon oncle.
+
+La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau
+couvert de bruyeres qui s'etend a bien des milles dans tous les
+sens.
+
+Des files de pietons, pour la plupart si fatigues, si couverts de
+poussiere qu'ils avaient evidemment fait a pied et pendant la nuit
+les trente milles qui les separaient de Londres, marchaient d'un
+pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en
+grimpant la longue pente bigarree qui grimpait au plateau.
+
+Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement monte,
+attendait a la croisee des routes, et quand il eut lance son
+cheval d'un coup d'eperon jusqu'a nous, je reconnus la belle
+figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza.
+
+-- J'attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir
+Charles, dit-il. C'est au bas de la route de Grinstead, a un demi-
+mille sur la gauche.
+
+-- Tres bien, dit mon oncle, en tirant sur les renes des juments
+pour prendre la route qui debouchait a cet endroit.
+
+-- Vous n'avez pas amene votre homme la-bas, remarqua Mendoza d'un
+air un peu soupconneux.
+
+-- Que diable cela peut-il vous faire? cria Belcher d'un ton
+furieux.
+
+-- Cela nous fait beaucoup a nous tous, car on raconte d'etranges
+histoires.
+
+-- Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez
+bien vous repentir de les avoir ecoutees.
+
+-- _All right_, Jim! A ce que je vois, votre dejeuner de ce matin
+n'est pas bien passe.
+
+-- Les autres sont-ils arrives? dit mon oncle, d'un air
+insouciant.
+
+-- Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est la-bas avec les
+cordages et les piquets. Jackson vient d'arriver en voiture et la
+plupart des gardiens du ring sont a leur poste.
+
+-- Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se
+remettant en marche. Il est possible que les autres soient en
+retard, puisqu'ils doivent venir de Reigate.
+
+-- Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven.
+
+-- Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d'airain
+jusqu'au dernier moment.
+
+-- Naturellement, monsieur, s'ecria Belcher, je n'aurais jamais
+cru que les paris montent comme cela. C'est qu'il y a quelqu'un
+qui sait... Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles,
+et voir comment cela tournera.
+
+Il nous arriva un bruit pareil a celui que font les vagues sur la
+plage, bien avant que nous fussions en presence de cette immense
+multitude.
+
+Enfin, a un plongeon brusque que fit la route, nous vimes cette
+foule, ce tourbillon d'etres humains se deployant devant nous,
+avec un vide tournoyant au centre.
+
+Tout autour, les voitures et les chevaux etaient dissemines par
+milliers a travers la lande. Les pentes etaient animees par la
+presence de tentes et de boutiques improvisees.
+
+On avait choisi pour emplacement du ring un endroit ou l'on avait
+pratique dans le sol une grande cuvette, de facon que le contour
+format un amphitheatre naturel d'ou tout le monde put bien voir ce
+qui se passait au centre.
+
+A notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui
+etait placee sur les bords et par consequent le plus proche de
+nous et ces acclamations se repeterent dans toute la multitude.
+
+Un instant apres, on entendit de grands cris qui commencaient a
+l'autre bout de l'arene.
+
+Toutes les figures, qui etaient tournees vers nous, se
+retournerent, si bien qu'en un clin d'oeil, tout le premier plan
+passa du blanc au noir.
+
+-- Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et
+Craven.
+
+En nous tenant debout sur notre voiture, nous pumes apercevoir la
+cavalcade qui approchait des Dunes.
+
+Elle commencait par la spacieuse barouche ou etaient assis Sir
+Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son
+entraineur.
+
+Les postillons avaient a leur coiffure des flots de faveurs jaune
+serin. C'etait la couleur sous laquelle devait lutter Wilson.
+
+Derriere la voiture venaient a cheval une centaine au moins de
+gentlemen de l'Ouest, puis une file, a perte de vue, de _gigs_, de
+_tilburys_, de voitures.
+
+Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche
+arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction.
+
+Sir Lothian Hume nous apercut et donna a ses postillons l'ordre
+d'arreter.
+
+-- Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied a terre. J'ai cru
+reconnaitre votre voiture rouge. Voila une belle matinee pour la
+lutte.
+
+Mon oncle s'inclina d'un air froid, sans repondre.
+
+-- Je suppose, puisque nous voila tous presents, que nous pouvons
+commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux
+facons de son interlocuteur.
+
+-- Nous commencerons a dix heures. Pas une minute plus tot.
+
+-- Tres bien, puisque vous y tenez. A propos, Sir Charles, ou est
+votre homme?
+
+-- C'est a vous que je devrais adresser cette question, Sir
+Lothian. Ou est mon homme?
+
+Une expression d'etonnement se peignit sur les traits de Sir
+Lothian, expression admirablement feinte si elle n'etait pas
+vraie.
+
+-- Qu'entendez-vous dire, en me faisant une pareille question?
+
+-- C'est que je tiens a le savoir.
+
+-- Mais comment puis-je repondre? Est-ce que c'est mon affaire?
+
+-- J'ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire.
+
+-- Si vous aviez la bonte de vous expliquer un peu plus
+clairement, il me serait peut-etre possible de vous comprendre.
+
+Tous deux etaient tres pales, tres froids, tres raides et
+impassibles dans leur attitude, mais ils echangeaient des regards
+comme s'ils croisaient le fer.
+
+Je me rappelai la reputation de terrible duelliste qu'avait Sir
+Lothian et je tremblai pour mon oncle.
+
+-- Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief
+contre moi vous m'obligeriez infiniment en me le faisant connaitre
+clairement.
+
+-- C'est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a ete organise un
+complot pour estropier ou enlever mon champion et j'ai toutes les
+raisons possibles de croire que vous y etes mele.
+
+Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir
+Lothian.
+
+-- Je vois, dit-il, votre homme n'est pas devenu le champion sur
+lequel vous comptiez, au bout de son entrainement, et vous voila
+bien embarrasse pour trouver une defaite. Tout de meme je crois
+que vous eussiez pu en trouver une qui fut plus plausible ou qui
+comportat des suites moins serieuses.
+
+-- Monsieur, repondit mon oncle, vous etes un menteur, mais
+personne ne sait mieux que vous a quel point vous etes un menteur.
+
+Les joues creuses de Sir Lothian palirent de colere et je vis
+pendant un instant, dans ses yeux profondement enfonces, la lueur
+que l'on apercoit au fond de ceux d'un matin en fureur qui se
+dresse et se traine au bout de sa chaine.
+
+Puis, par un effort, il redevint ce qu'il etait d'ordinaire
+l'homme froid, dur, maitre de lui-meme.
+
+-- Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme
+deux rustres ivres un jour de marche, dit-il. Nous pousserons
+l'affaire plus loin un autre jour.
+
+-- Pour cela, je vous le promets, repondit mon oncle d'un ton
+farouche.
+
+-- En attendant, je vous invite a observer les conditions de votre
+engagement. Si vous ne presentez pas votre champion dans vingt-
+cinq minutes, je reclame l'enjeu.
+
+-- Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors
+vous pourrez le reclamer, mais pas un instant plus tot.
+
+Il etait admirable en ce moment, car il avait l'air d'un homme qui
+dispose de toute sorte de ressources cachees.
+
+Pendant ce temps, Craven, qui avait echange quelques mots avec Sir
+Lothian Hume, revint pres de nous.
+
+-- J'ai ete prie de remplir les fonctions d'unique juge en cette
+affaire. Cela repond-il a vos desirs, Sir Charles?
+-- Je vous serais extremement oblige, Craven, d'accepter ces
+fonctions.
+
+-- Et l'on a propose Jackson comme chronometreur.
+
+-- Je ne saurais en souhaiter de meilleur.
+
+-- Tres bien, voila qui est convenu.
+
+Pendant ce temps, la derniere voiture etait arrivee et les chevaux
+avaient ete attaches au piquet sur la lande.
+
+Les trainards s'etaient rapproches de telle sorte que la vaste
+multitude formait maintenant une masse compacte d'ou montait une
+voix unique qui commencait a mugir d'impatience.
+
+Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine a
+apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste etendue de
+lande verte et pourpre.
+
+Un _gig_ attarde arrivait au grand galop sur la route venant du
+sud.
+
+Quelques pietons montaient encore peniblement de Crawley, mais on
+n'apercevait nulle part un indice de l'absent.
+
+-- Les paris vont leur train, malgre tout, dit Belcher. J'ai fait
+un tour au ring et on est toujours au pair.
+
+-- Il y a une place pour vous dans l'enceinte exterieure pres du
+ring, Sir Charles, dit Craven.
+
+-- Je n'apercois encore aucun signe de mon champion. Je n'entrerai
+pas avant son arrivee.
+
+-- Il est de mon devoir de vous avertir qu'il n'y a plus que dix
+minutes.
+
+-- Et moi je marque cinq, s'ecria Sir Lothian.
+
+-- C'est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d'un
+ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes.
+
+-- Voici Wilson le Crabe, s'ecria Belcher.
+
+Au meme instant, retentit dans la foule un cri pareil a un cri de
+tonnerre.
+
+Le pugiliste de l'Ouest etait sorti de la tente ou il faisait sa
+toilette. Il etait suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui
+remplissaient le role de seconds aupres de lui.
+
+Il etait nu jusqu'a la ceinture, avec une paire de calecons
+blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course.
+
+Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies
+petites faveurs de la meme couleur etaient attachees a ses genoux.
+
+Il tenait a la main un grand chapeau blanc.
+
+Il parcourut au pas de course l'espace qu'on avait maintenu libre
+dans la foule pour permettre l'acces du ring. Il lanca en l'air le
+chapeau qui tomba dans l'enceinte formee par les piquets.
+
+Puis, d'un double saut, il franchit les enceintes exterieures et
+interieures de cordes et resta debout au centre, les bras croises.
+
+Je ne m'etonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui-
+meme ne put s'empecher d'y joindre les siens.
+
+C'etait assurement un jeune athlete d'une structure magnifique. Il
+etait impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche,
+lustree et luisante comme la peau d'une panthere sous les rayons
+du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles a
+chacun de ses mouvements.
+
+Ses bras etaient longs et flexibles, ses epaules bien detachees et
+neanmoins puissantes, avec cette legere tombee qui est plus que la
+carrure un indice de force.
+
+Il joignit les mains derriere la tete, les eleva, les agita
+derriere lui et, a chacun de ses mouvements, quelque nouvelle
+surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de
+saillies musculaires pendant qu'un cri d'admiration et de
+ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions.
+
+Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une
+belle statue en attendant son adversaire.
+
+Sir Lothian Hume, l'air impatient, etait reste les yeux fixes sur
+sa montre, il la referma d'un coup sec et triomphant.
+
+-- Le temps est ecoule, s'ecria-t-il. Le match est forfait.
+
+-- Le temps n'est point ecoule, dit Craven.
+
+-- J'ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui
+un regard desespere.
+-- Seulement trois, Tregellis.
+
+-- Ou est votre champion, Sir Charles? Ou est l'homme pour qui
+nous avons parie?
+
+Et des figures echauffees se tendaient deja l'une sur l'autre. Des
+regards irrites se portaient sur nous.
+
+-- Plus qu'une minute. J'en suis bien fache, Tregellis, mais je
+serai contraint de declarer le forfait contre vous.
+
+Il y eut un remous soudain dans la foule, une poussee, un cri, et
+de loin, un vieux chapeau noir lance en l'air par-dessus les tetes
+des spectateurs du ring, vint rouler dans l'enceinte des cordes.
+
+-- Sauves, grand Dieu! hurla Belcher.
+
+-- Je crois bien cette fois que c'est mon homme, dit mon oncle
+d'un ton calme.
+
+-- Trop tard! s'ecria sir Lothian.
+
+-- Non, repliqua le juge, il s'en faut de vingt secondes.
+Maintenant la lutte peut avoir lieu.
+
+
+XVII -- AUTOUR DU RING
+
+
+Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien
+petit nombre, qui virent de quel cote arrivait ce chapeau noir, si
+opportunement lance par-dessus les cordes.
+
+J'ai deja parle d'un _gig_ qui approchait isolement et arrivait
+grand train, par la route du sud.
+
+Mon oncle l'avait apercu, mais en avait ete distrait par la
+discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l'heure.
+
+Quant a moi, j'avais ete si frappe de l'allure furieuse a laquelle
+arrivaient les retardataires, que j'etais reste a les regarder
+avec une sorte de vague espoir, dont je n'osais rien dire, par la
+crainte de causer a mon oncle un nouveau desappointement.
+
+Je venais de voir que le _gig_ contenait une femme et un homme,
+lorsque soudain je vis le vehicule faire un ecart sur la route, se
+lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et
+coupant court a travers la lande, ecrasant les touffes de genets,
+puis s'enfoncant jusqu'aux moyeux dans la bruyere et les mares.
+
+Lorsque le conducteur arreta ses juments couvertes d'ecume, il
+jeta les renes a sa compagne, s'elanca a bas de son siege et se
+lanca furieusement a travers la foule et bientot fut lance le
+chapeau qui apprit a tous le defi porte.
+
+-- Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement
+que si ce coup de theatre avait ete arrange d'avance et avec soin
+par lui, rien ne nous presse.
+
+-- A present que votre champion a jete son chapeau dans le ring,
+vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles.
+
+-- Mon neveu, votre ami a certainement paru a temps. Il s'en est
+fallu de l'epaisseur d'un cheveu...
+
+-- Ce n'est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C'en est un autre.
+
+Les sourcils souleves de mon oncle exprimerent l'etonnement.
+
+-- Comment! un autre! s'exclama-t-il.
+
+-- Et un solide encore! brailla Belcher, en se donnant sur la
+cuisse une claque qui fit le bruit d'un coup de pistolet. Eh! que
+ma carcasse saute si ce n'est pas ce vieux Jack Harrison en
+personne.
+
+Nous jetames un regard sur la foule et nous vimes la tete et les
+epaules d'un homme robuste et vaillant qui gagnait peu a peu du
+terrain, en laissant derriere lui un sillage en forme de V, comme
+il s'en forme derriere un chien qui nage.
+
+Maintenant qu'il se rapprochait du bord interieur ou la foule
+etait moins dense, il leva la tete, et nous vimes la figure
+bonhomme et tannee du forgeron qui se tourna vers nous.
+
+Des qu'il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par-
+dessus sous lequel il parut en tout son equipement de combattant,
+culottes noires, bas chocolat et souliers blancs.
+
+-- Je suis bien fache d'arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais
+venu plus tot, mais il m'a fallu du temps pour arranger ca avec la
+femme. Je n'ai pu la decider tout d'un coup, et il a fallu
+l'emmener avec moi et nous avons discute la chose en route.
+
+Et jetant un coup d'oeil sur le _gig_, j'y vis en effet mistress
+Harrison qui y etait assise. Sir Charles fit signe a Jack
+Harrison.
+
+-- Qu'est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison? dit-il.
+Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le
+suis de vous voir en ce moment, mais j'avoue que je ne vous
+attendais pas.
+
+-- Mais, monsieur, vous avez ete prevenu que je viendrais.
+
+-- Non, certainement non.
+
+-- N'avez-vous pas recu un mot d'avis, Sir Charles, d'un nomme
+Cummings qui est le maitre de l'auberge de Friar's Oak? Maitre
+Rodney que voici le connait bien.
+
+-- Nous l'avons vu ivre mort a l'hotel _Georges_.
+
+-- Ca y est, j'en avais eu peur, s'ecria Harrison avec depit. Il
+est toujours comme cela quand il est excite. Jamais je n'ai vu un
+homme se monter la tete comme il l'a fait quand il a su que je
+prendrais cette lutte a mon compte. Il s'est muni d'un sac de
+souverains pour parier pour moi.
+
+-- C'est donc pour cela que la cote a change? dit mon oncle. Il en
+a entraine d'autres.
+
+-- Je craignais tellement qu'il ne se mit a boire, que je lui
+avais fait promettre d'aller tout droit vous trouver sans perdre
+une minute. Il avait un billet pour vous.
+
+-- J'ai appris qu'il etait arrive a l'hotel _Georges_ a six
+heures. Or, je ne suis arrive de Reigate qu'a sept heures passees
+et, a ce moment-la, je suis sur qu'il devait avoir bu sa
+commission. Mais ou est votre neveu Jim et comment avez-vous pu
+savoir qu'on aurait besoin de vous?
+
+-- Ce n'est pas sa faute, je vous en reponds, s'il vous a laisse
+dans le petrin. Quant a moi, j'ai recu l'ordre de le remplacer.
+Cet ordre m'a ete donne par le seul homme en ce monde, auquel je
+n'aurais jamais desobei.
+
+-- Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui etait descendue du
+_gig_ et s'etait approchee de nous, tirez de lui le meilleur parti
+que vous pourrez pour cette fois, car vous n'aurez plus mon Jack,
+dussiez-vous me le demander a genoux.
+
+-- Elle n'encourage pas du tout les sports. Ca c'est un fait! dit
+le forgeron.
+
+-- Les sports! s'ecria-t-elle d'une voix criarde ou percaient le
+mepris et la colere. Revenez m'en parler quand tout sera fini.
+
+Elle s'eloigna en toute hate et je la vis plus tard, assise parmi
+la bruyere, le dos tourne a la foule et les mains sur les
+oreilles, toute recroquevillee, toute convulsionnee
+d'apprehension.
+
+Pendant que se passait cette scene rapide, la foule etait devenue
+de plus en plus tumultueuse, tant par l'impatience que lui causait
+le retard que par son redoublement d'entrain, lorsqu'elle avait
+entrevu la bonne fortune inesperee de voir un boxeur aussi repute
+qu'Harrison.
+
+Son nom avait deja circule et plus d'un connaisseur age avait tire
+de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guinees sur
+l'homme qui allait representer l'ecole du passe en face de l'ecole
+du present.
+
+Les jeunes gens penchaient pour l'homme de l'Ouest et l'on avait
+encore quelques petites variations dans la cote, selon que se
+modifiait la proportion des partisans de l'un ou de l'autre, dans
+les groupes de la foule.
+
+Pendant ce temps-la, sir Lothian Hume faisait des embarras aupres
+de l'honorable Berkeley Craven, qui etait reste debout pres de
+notre voiture.
+
+-- Je depose une protestation formelle contre cette maniere
+d'agir, dit-il.
+
+-- Pour quels motifs, monsieur?
+
+-- Parce que l'homme presente ici n'est pas celui qu'a designe en
+premier lieu Sir Charles Tregellis.
+
+-- Je n'ai designe absolument personne, vous le savez bien, dit
+mon oncle.
+
+-- Les paris ont ete tenus dans l'idee que le jeune Jim Harrison
+serait l'adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier
+moment, il est retire pour etre remplace par un autre plus
+redoutable.
+
+-- Sir Charles Tregellis ne depasse en rien son droit, dit Craven
+d'un ton ferme. Il a pris l'engagement de presenter un homme qui
+serait en dedans des limites d'age convenues, et l'on me dit
+qu'Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans
+passes, Harrison?
+
+-- Quarante ans le mois prochain, monsieur.
+
+-- Tres bien. Je declare que la lutte peut s'engager.
+
+Mais, helas! il y avait une autorite superieure a celle du juge
+lui-meme, et nous avions a subir un incident qui fut le prelude et
+parfois aussi la fin de bien des luttes d'autrefois.
+
+A travers la lande etait arrive un cavalier vetu de noir, avec des
+bottes de chasse a revers de basane, suivi d'un couple de grooms,
+et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des
+ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain
+alternativement.
+
+Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jete
+des regards soupconneux du cote de ce cavalier, mais le plus grand
+nombre l'apercurent seulement lorsqu'il eut arrete son cheval sur
+un tertre qui dominait l'amphitheatre et d'ou, avec une voix de
+stentor, il annonca qu'il representait le _Custos Rotulorum_ de Sa
+Majeste dans le comte de Sussex et qu'il declarait la reunion de
+cette assemblee contraire a la loi, et qu'il avait charge de la
+disperser en employant au besoin la force.
+
+Jamais, jusqu'alors, je n'avais compris cette crainte profondement
+enracinee, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de
+bien des siecles, a imprimer a coups de trique dans l'ame de ces
+insulaires sauvages et turbulents.
+
+Voila donc un homme, flanque simplement de deux domestiques, en
+face de trente mille autres hommes irrites, mecontents, et parmi
+lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession
+et aussi parmi ces derniers, des representants de la classe la
+plus brutale et la plus dangereuse qu'il y eut dans le pays.
+
+Et pourtant, c'etait cet homme isole qui parlait de recourir a la
+force pendant que l'immense multitude flottait en murmurant
+pareille a un animal indocile et de dispositions farouches, face-
+a-face avec une puissance, qu'il savait sourde a tout
+raisonnement, capable de vaincre toute resistance.
+
+Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une
+douzaine d'autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce
+geneur du sport.
+
+-- Je suppose que vous avez un mandat, monsieur? dit Craven.
+
+-- Oui, monsieur, j'ai un mandat.
+
+-- Alors, la loi me donne le droit de l'examiner.
+
+Le magistrat lui tendit un papier bleu.
+
+Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, pencherent la tete
+pour l'examiner, car la plupart d'entre eux etaient eux-memes des
+magistrats et fort attentifs a decouvrir la moindre bevue dans la
+redaction.
+
+A la fin, Craven haussa les epaules et rendit le papier.
+
+-- Il me parait en forme, monsieur, dit-il.
+
+-- Il est absolument correct, repondit le magistrat avec
+affabilite. Pour vous eviter une perte de votre temps precieux,
+gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis
+parfaitement resolu a interdire tout combat, en quelques
+circonstances que ce soit, sur le territoire du comte dont j'ai la
+charge et je suis decide a vous suivre tout le jour pour
+l'empecher.
+Dans mon inexperience, je me figurais que cela paraissait terminer
+l'affaire d'une facon definitive, mais je n'avais pas rendu
+justice a la prevoyance des personnes qui organisent ces
+rencontres et j'ignorais egalement les avantages qui faisaient de
+la dune de Crawley un lieu de reunion privilegie. Les patrons, les
+parieurs, le juge, le chronometreur tinrent conseil.
+
+-- Il y a sept milles de terrain au-dela de la frontiere du
+Hampshire et deux au-dela de celle du Surrey, dit Jackson.
+
+Le fameux maitre du ring avait arbore en l'honneur de la
+circonstance un magnifique habit ecarlate aux boutonnieres brodees
+d'or, une canne blanche, un chapeau a boucle avec large ruban
+noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair.
+
+Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et
+particulierement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant
+contribue a faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs,
+aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais.
+
+Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux percants et
+son enorme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette
+troupe rude et tapageuse qui l'avait pris pour commandant en chef.
+
+-- Si je pouvais me hasarder a vous donner un avis, dit l'affable
+magistrat, ce serait de passer du cote du Hampshire car, du cote
+du Sussex, sir James Ford n'est pas moins oppose que moi a ces
+sortes de reunions, tandis que Mr Merridew de Long Hall, qui est
+le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point.
+
+-- Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de facon a
+produire le plus grand effet, je vous suis infiniment oblige. Si
+le juge le permet, il n'y aura qu'a deplacer les piquets.
+L'instant d'apres, ce fut une scene de la plus vive animation.
+
+Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aides des gardiens du ring,
+arracherent les piquets et les cordes et les emporterent dans un
+autre endroit de la plaine.
+
+Wilson le Crabe fut enveloppe dans de grands manteaux et emmene
+dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la
+place de Mr Craven sur notre voiture.
+
+Ensuite, l'immense foule se deplaca, cavaliers, vehicules,
+pietons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la
+lande.
+
+Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme
+des vaisseaux qui naviguent, cependant qu'elles avancaient sur
+cinquante de front, secouees, cahotees par toutes les inegalites
+qu'elles rencontraient.
+
+De temps a autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de
+moyeu partait, une roue s'abattait sur les touffes de bruyere et
+des eclats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis
+qu'ils contemplaient piteusement le desastre.
+
+Puis, dans une partie de la lande ou les broussailles etaient plus
+clairsemees et la surface plus egale, les pietons se mirent a
+courir, les cavaliers firent jouer les eperons, les conducteurs
+firent claquer leurs fouets et toute la foule s'ecoula en une
+course au clocher, affolee a la suite de la barouche jaune et de
+la voiture rouge qui formaient l'avant-garde.
+
+-- Que pensez-vous de nos chances? dit mon oncle a Harrison de
+facon a ce que je pus l'entendre, pendant que les juments allaient
+avec precaution sur ce terrain inegal.
+
+-- Ce sera ma derniere lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous
+avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller,
+ce serait a la condition de ne plus le lui demander. Il faut que
+je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne.
+
+-- Mais votre entrainement?
+
+-- Je suis toujours en entrainement, monsieur. Je travaille ferme
+du matin au soir et je ne bois que de l'eau. Je ne crois pas que
+le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses regles.
+
+-- Il a le bras un peu long pour vous.
+
+-- Je me suis battu avec d'autres qui l'avaient plus long encore
+et je les ai vaincus. Si on en venait a un corps a corps, j'aurais
+tous les avantages et avec une poussee, je viendrais a bout de
+lui.
+
+-- C'est un match entre la jeunesse et l'experience. Eh bien! Je
+ne retirerais pas une guinee de mon enjeu. Mais a moins qu'il ait
+ete contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m'avoir
+abandonne.
+
+-- Il etait contraint, Sir Charles.
+
+-- Vous l'avez vu, alors?
+
+-- Non, patron, je ne l'ai pas vu.
+
+-- Vous savez ou il est?
+
+-- Ah! il ne m'est pas permis de parler dans un sens ou dans
+l'autre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne lui a pas
+ete possible d'agir autrement. Mais voici le policier qui revient
+sur nous.
+Ce personnage de mauvais augure revint au galop pres de notre
+voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable.
+
+-- Mon ressort s'arrete a ce fosse, monsieur, dit-il. Je me figure
+que vous aurez peine a trouver un endroit plus avantageux pour une
+partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de
+l'autre cote. La je suis absolument certain que personne ne
+viendra vous deranger.
+
+Le desir manifeste, qu'il avait de voir la lutte s'engager,
+contrastait si fort avec le zele qu'il avait mis a nous chasser de
+son comte, que mon oncle ne put s'empecher de lui en faire
+l'observation.
+
+-- Le role d'un magistrat n'est point de fermer les yeux sur une
+violation de la loi, repondit-il, mais si mon collegue du
+Hampshire n'eprouve point de scrupules a permettre cela dans son
+ressort, je ne serais pas fache de voir la lutte.
+
+Et donnant de l'eperon a son cheval, il alla se placer sur un
+tertre voisin, d'ou il esperait bien voir ce qui se passerait.
+
+Alors, j'eus sous les yeux tous ces details d'etiquette, ces
+curiosites d'usages qui se sont perpetues jusqu'a nos jours; ils
+sont encore si recents que nous ne sommes pas parvenus a nous
+persuader qu'un jour ils seront recueillis par quelque historien
+de la societe avec autant de zele que les sportsmen en mettaient a
+les observer.
+
+La lutte prenait un certain caractere de dignite, grace a un
+rigide code de ceremonies, tout comme le choc entre chevaliers
+bardes de fer etait precede et embelli par l'appel des herauts et
+le detail des armoiries.
+
+Aux yeux de bien des gens d'autrefois, le duel dut apparaitre
+comme une epreuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le
+contemplons au bout d'une ample perspective, nous y voyons une
+rude et vaillante preparation aux conditions de la vie dans un
+siecle de fer.
+
+Et tout de meme, maintenant que le ring est devenu une chose du
+passe aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit
+nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d'elles-
+memes d'une facon si naturelle et si spontanee, c'est qu'elles ont
+une fonction a remplir, c'est qu'il y a moins de mal a ce que deux
+hommes se battent, de leur propre gre, jusqu'a l'epuisement de
+leurs forces, c'est, dis-je, un moindre mal que si l'ideal de
+l'energie et de l'endurance courait le risque de s'abaisser chez
+un peuple dont le destin est si completement subordonne aux
+qualites individuelles du citoyen.
+
+Qu'on en finisse avec la guerre, si l'intelligence de l'homme est
+capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu'au jour ou
+l'on en trouvera le moyen, qu'on se garde de s'en prendre a ces
+qualites premieres, auxquelles nous pouvons, a tout moment, etre
+obliges de recourir pour nous tenir en surete.
+
+Tom Owen et son original aide Fogs, qui reunissait les professions
+de boxeur et de poete, mais qui, heureusement pour lui, tirait
+meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bientot
+etabli le ring selon les regles alors en vogue.
+
+Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P.C.
+du _Pugiling-Club_, furent plantes de facon a delimiter un carre
+de vingt-quatre pieds de cote entoures de cordes.
+
+En dehors de ce ring, une autre enceinte fut disposee; il y avait
+huit pieds de largeur entre les deux.
+
+L'enceinte interieure etait destinee aux combattants et a leurs
+seconds tandis que dans l'enceinte exterieure, des places etaient
+reservees au juge, au chronometreur, aux patrons des champions et
+a un petit nombre de personnages distingues ou favorises du nombre
+desquels je fus, etant en compagnie de mon oncle.
+
+Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill
+War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom
+Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l'endurant, Symonds le
+bandit, Tyne le tailleur et d'autres furent disposes comme gardes
+dans l'enceinte exterieure.
+
+Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui etaient
+si en faveur aupres des gens a la mode. Ils etaient armes de
+cravaches a monture d'argent, marquees aux initiales P.C.
+
+Si quelqu'un, vagabond de l'East End ou patricien du West End, se
+faufilait dans l'enceinte exterieure, le corps des gardiens, au
+lieu de recourir aux raisonnements ou aux prieres, tombait a tour
+de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu'a ce
+qu'il se fut enfui du terrain defendu.
+
+Et malgre cette garde formidable et ces procedes sauvages, les
+gardes qui avaient a soutenir l'effort de poussee en avant d'une
+foule enragee, etaient souvent aussi ereintes que les combattants
+eux-memes a la fin d'une rencontre.
+
+Jusqu'a ce moment-la, ils formaient une ligne de sentinelles qui
+presentait, sous une serie d'uniformes chapeaux blancs, tous les
+types possibles du boxeur, depuis la figure fraiche et juvenile de
+Tom Belcher, de Jones et des autres nouvelles recrues, jusqu'aux
+faces cicatrisees et mutilees des vieux professionnels.
+
+Pendant qu'on s'occupait de planter les poteaux, de fixer les
+cordes, je pouvais, grace a ma place privilegiee, entendre les
+propos de la foule qui etait derriere moi. Deux rangs de cette
+foule etaient allonges par terre, les deux autres rangs
+agenouilles et le reste debout en colonnes serrees sur toute la
+pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que
+par-dessus les epaules de celle qui etait en avant d'elle.
+
+Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort
+experimentes, qui voyaient les chances d'Harrison sous le jour le
+plus sombre, et j'avais le coeur gros a entendre leurs propos.
+
+-- Toujours la meme histoire, disait l'un. Ils ne veulent pas se
+mettre dans la tete que les jeunes doivent avoir leur tour. Il
+faut le leur enfoncer dans la tete a coups de poing.
+
+-- Oui, oui, disait un autre, c'est comme cela que Jack Slack a
+battu Boughton et que moi-meme, j'ai vu Hooper le ferblantier
+mettre en morceaux le marchand d'huile. Ils en viennent tous la
+avec le temps et maintenant c'est le tour d'Harrison.
+
+-- N'en soyez pas si sur que ca, s'ecria un troisieme. J'ai vu
+Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l'ai vu vaincu.
+C'est un boucher, vous dis-je.
+
+-- C'etait, voulez-vous dire.
+
+-- Eh bien, je ne vois pas qu'il ait tant change que cela. Et je
+suis pret a mettre dix guinees sur mon opinion.
+
+-- Comment! dit tres haut un homme place juste derriere moi et qui
+faisait l'important, en parlant avec l'accent lourd et zezayant de
+l'ouest. D'apres ce que j'ai vu de ces jeunes gens de Gloucester,
+je ne crois pas qu'Harrison eut tenu bon pendant dix rounds, quand
+il etait dans sa premiere jeunesse. Je suis arrive hier par le
+coche de Bristol et le garde m'a dit qu'il avait quinze mille
+livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient ete envoyees pour
+miser sur notre homme.
+-- Ils auront de la chance s'il revient, leur argent, dit un
+autre. Harrison n'est pas une demoiselle au combat et il a de la
+race jusqu'a la moelle des os. Il ne reculerait pas quand meme son
+adversaire serait aussi gros que Carlton House.
+
+-- Peuh! repondit l'homme de L'Ouest. C'est seulement dans les
+pays de Bristol et de Gloucester que l'on trouve les hommes
+capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester.
+
+-- Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix
+irritee dans la foule qui se trouvait derriere lui. Il y a six
+hommes de Londres qui se chargeraient de demolir douze de ceux qui
+nous arrivent de l'Ouest.
+
+L'affaire aurait peut-etre debute par un engagement impromptu
+entre le cockney indique et le gentleman venu de Bristol, si un
+tonnerre d'applaudissements n'etait pas venu couper court a leur
+altercation.
+
+Ces applaudissements etaient dus a l'apparition sur le ring de
+Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui
+portaient le bassin, l'eponge, la vessie a eau-de-vie et autres
+insignes de leur office.
+
+Des qu'il fut entre, Wilson le Crabe defit le foulard jaune serin
+qui lui ceignait les reins et l'attacha a un des poteaux des
+angles ou le foulard resta agite par la brise.
+
+Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la
+meme couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme
+souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d'un shilling la piece.
+
+Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que
+par l'arrivee d'Harrison qui entra posement, tranquillement, en
+enjambant les cordes ainsi qu'il convenait a son age plus mur et a
+ses articulations moins souples.
+
+Les cris qui l'accueillirent furent plus enthousiastes encore que
+ceux qui avaient salue Wilson, et ils exprimaient une admiration
+plus profonde, car la foule avait deja eu le temps de voir le
+physique de Wilson, tandis que celui d'Harrison etait une
+nouveaute pour elle.
+
+J'avais souvent contemple les bras et le cou du puissant forgeron,
+mais je ne l'avais jamais vu nu jusqu'a la ceinture.
+
+Je n'avais point compris la merveilleuse symetrie de developpement
+qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le modele favori des
+sculpteurs de Londres.
+
+Ce n'etait plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de
+lumiere sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un
+coup d'oeil si agreable.
+
+Au lieu de cela, on se trouvait en presence d'une grandeur
+rudement taillee, d'un enchevetrement de muscles noueux.
+
+On eut dit les racines d'un vieux chene se tordant pour aller de
+la poitrine a l'epaule et de l'epaule au coude.
+
+Meme quand il etait au repos, le soleil jetait des ombres sur les
+courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle
+faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et
+faisait de son corps un amas de noeuds et d'asperites.
+
+La peau de sa figure et de son corps etait d'une teinte plus
+foncee, d'un grain plus serre que celle de son adversaire plus
+jeune, mais il paraissait avoir plus de resistance, de durete et
+cette apparence etait encore plus marquee par la couleur plus
+sombre de ses bas et de ses culottes.
+
+Il entra dans le ring en sucant un citron, suivi de Jim Belcher et
+de Caleb Baldwin le fruitier.
+
+Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon
+par-dessus le foulard jaune de l'homme de l'Ouest et enfin se
+dirigea vers son adversaire la main tendue.
+
+-- J'espere que vous allez bien, Wilson? dit-il.
+
+-- Pas trop mal merci, repondit l'autre. Nous nous parlerons sur
+un autre ton, j'espere, avant de nous quitter.
+
+-- Mais sans rancune, dit le forgeron.
+
+Et les deux hommes echangerent un ricanement avant de se placer
+dans leurs coins.
+
+-- Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont ete
+peses? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l'enceinte
+exterieure.
+
+-- Ils viennent d'etre peses sous mes yeux, monsieur, repondit Mr
+Craven. Votre homme a fait baisser le plateau a treize stone trois
+et Harrison a treize huit.
+
+-- C'est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu'a la
+tete, s'ecria Sam le Hollandais de son coin.
+
+-- Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin.
+
+-- Vous en recevrez plus de lui que vous n'en avez jamais achete,
+repliqua Jim Belcher.
+
+Et la foule de rire a ces rudes plaisanteries.
+
+
+XVIII -- LA DERNIERE BATAILLE DU FORGERON
+
+
+-- Qu'on quitte le ring exterieur! cria Jackson, debout pres des
+cordes, une grosse montre d'argent a la main.
+
+-- Swhack! Swhack! Swhack! firent les cravaches, car un certain
+nombre de spectateurs, les uns jetes en avant par la poussee de
+derriere, les autres prets a risquer un peu de douleur physique
+pour avoir une chance de mieux voir, s'etaient glisses sous les
+cordes et formaient une rangee irreguliere en dedans de l'enceinte
+exterieure.
+
+Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse
+de coups portes par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons
+en arriere, avec la precipitation maladroite de moutons effrayes
+qui cherchent a passer par une breche de leur parc.
+
+Leur situation etait embarrassante, car les gens places en avant
+refusaient de reculer d'un pouce, mais les arguments qu'ils
+recevaient par derriere finirent par avoir le dessus et les
+derniers fugitifs etaient rentres, tout effarouches, dans les
+rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les
+bords, a intervalles egaux, leurs cravaches le long de la cuisse.
+
+-- Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous
+informer que le champion designe par Sir Charles Tregellis est
+Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui
+de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne
+ne doit rester dans l'enceinte exterieure a l'exception du juge et
+du chronometreur. Il ne me reste plus qu'a vous prier, si
+l'occasion l'exige, de me donner votre concours pour tenir le
+terrain libre, eviter la confusion et veiller a la loyaute du
+combat. Tout est pret?
+
+-- Tout est pret, cria-t-on des deux coins.
+
+-- Allez.
+
+Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de
+respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais
+se dirigerent d'un pas rapide vers le centre du ring.
+
+Les deux hommes se donnerent une poignee de main. Les seconds en
+firent autant. Les quatre mains se croiserent.
+
+Puis les seconds se retirerent en arriere.
+
+Les deux hommes resterent face-a-face, pied contre pied, les mains
+levees.
+
+C'etait un spectacle magnifique pour quiconque n'etait pas
+depourvu de l'instinct qui fait apprecier la plus noble des
+oeuvres de la nature.
+
+Chacun de ces deux hommes repondait a la condition qui fait
+l'athlete puissant, celle de paraitre plus grand sans ses
+vetements qu'avec eux.
+
+Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien.
+
+Et chacun d'eux faisait ressortir les traits caracteristiques de
+l'autre par les contrastes avec les siens propres: l'adolescent
+allonge, aux membres delies, aux pieds de daim, et le veteran
+trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait a une souche de chene.
+
+La cote se mit a monter en faveur du jeune homme a partir du
+moment ou ils furent mis en presence, car ses avantages etaient
+bien apparents, tandis que les qualites, qui avaient eleve si haut
+Harrison dans sa jeunesse, n'etaient plus qu'un souvenir reste aux
+anciens.
+
+Tout le monde pouvait voir les trois pouces de superiorite dans la
+taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il
+suffisait de remarquer le mouvement rapide, felin, des pieds, le
+parfait equilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle
+promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou
+lui echapper.
+
+Mais il fallait un instinct plus penetrant, pour interpreter le
+sourire farouche qui voltigeait sur les levres du forgeron ou la
+flamme secrete qui brillait dans ses yeux gris.
+
+Seuls les gens d'autrefois savaient qu'avec son coeur puissant et
+sa charpente de fer, c'etait un homme contre lequel il etait
+dangereux de parier.
+
+Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom,
+sa main et son pied gauche bien en avant, son corps penche tres en
+arriere de ses reins, sa garde placee en travers de sa poitrine,
+mais tenue assez en avant pour qu'il fut extremement difficile
+d'aller au-dela.
+
+De son cote, le forgeron avait pris l'attitude tombee en desuetude
+qu'avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s'etait
+pas revue depuis dix ans dans une lutte de premiere classe.
+
+Ses deux genoux etaient legerement flechis, il se presentait bien
+carrement a son adversaire et tenait ses deux poings bruns par-
+dessus sa marque, de maniere a pouvoir lancer l'un ou l'autre a
+son gre.
+
+Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au
+dehors, avaient ete plongees dans quelque liquide astringent, afin
+de les empecher de s'enfler, et elles contrastaient si vivement
+avec la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu'il portait des
+gants de couleur foncee et tres collants, jusqu'au moment ou mon
+oncle m'expliqua la chose a voix basse.
+
+Ils etaient ainsi face-a-face au milieu d'un fremissement
+d'attention et d'expectative, pendant que l'immense multitude
+suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, a ce
+point qu'ils eussent pu se croire seuls, homme a homme, au centre
+de quelque solitude primitive.
+
+Il parut evident, des le debut, que Wilson le Crabe etait decide a
+ne negliger aucune chance, qu'il s'en rapporterait a la legerete
+de ses pieds, a l'agilite de ses mains, jusqu'au moment ou il
+comprendrait quelque chose a la tactique de son adversaire.
+
+Il tourna plusieurs fois autour de lui, a petits pas rapides,
+menacants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-meme,
+reglant ses mouvements en consequence.
+
+Alors, Wilson fit un pas en arriere, pour engager Harrison a
+rompre et a le suivre.
+
+L'ancien sourit et secoua la tete.
+
+-- Il faut que vous veniez a moi, mon garcon, dit-il, je suis trop
+vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous
+avons la journee devant nous, et j'attendrai.
+
+Il ne s'attendait pas peut-etre a recevoir aussi promptement une
+reponse a son invitation, car en un instant, l'homme de l'Ouest
+bondissant comme une panthere fut sur lui.
+
+-- Pan! Pan! Pan!
+
+Puis des coups sourds se succederent.
+
+Les trois premiers tomberent sur la figure d'Harrison, les deux
+derniers s'appliquerent rudement sur son corps.
+
+Et d'un pas de danseur, le jeune homme recula, se degagea d'un
+style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marquerent
+en rouge vif le bas de ses cotes.
+
+-- Premier sang pour Wilson! cria la foule.
+
+Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de
+son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpre
+et degouttant.
+
+Et Wilson revint a la marque avec une feinte et lanca un coup a
+toute volee sur la joue d'Harrison, puis, parant le coup droit que
+lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round
+par une glissade sur le gazon.
+
+-- Premier knock-down pour Harrison! hurlerent des milliers de
+voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer
+de main selon le jugement rendu.
+
+-- J'en appelle au juge, s'ecria Sir Lothian Hume, c'etait une
+glissade et non un knock-down.
+
+-- Je juge que c'etait une glissade, dit Berkeley Craven.
+
+Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu
+d'applaudissements unanimes pour leur premier round plein d'ardeur
+et bien dispute.
+Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et
+d'un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu'il jeta dans
+le bassin.
+
+-- Tout a fait comme jadis, dit-il a Belcher.
+
+-- Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez recu un
+peu plus que vous n'avez donne.
+
+-- Je peux en porter davantage, dit-il avec serenite, pendant que
+Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse eponge.
+
+Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de
+paraitre a travers l'eau.
+
+Je puis m'apercevoir, d'apres les commentaires que faisaient
+autour de moi les Corinthiens experimentes et d'apres les
+remarques de la foule placee derriere moi, qu'on regardait les
+chances d'Harrison comme diminuees par ce round.
+
+-- J'ai vu ses defauts de jadis et je n'ai pas vu ses qualites de
+jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de
+Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa
+garde. Wilson l'a touche autant qu'il a voulu.
+
+-- Wilson peut le toucher trois fois pendant qu'il sera lui-meme
+touche une fois, mais cette fois-la vaudra trois de Wilson,
+remarqua mon oncle. C'est un lutteur de nature, tandis que l'autre
+est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guinee.
+
+Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes etaient de
+nouveau face-a-face. Les seconds s'etaient si habilement acquittes
+de leur tache, que ni l'un ni l'autre ne paraissait avoir souffert
+de ce qui s'etait passe.
+
+Wilson prit malicieusement l'offensive avec le gauche, mais ayant
+mal juge la distance, il recut en reponse un coup ecrasant dans
+l'estomac qui l'envoya chancelant et la respiration coupee sur les
+cordes.
+
+-- Hurrah pour le vieux! hurla la foule.
+
+Mon oncle se mit a rire et a taquiner Sir John Lade.
+
+L'homme de l'Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de
+l'eau et, d'un pas furtif, revint vers le centre du ring, ou son
+adversaire restait debout.
+
+Et la main droite alla s'appliquer une fois de plus sur la marque
+du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fil un
+bond de cote en riant.
+
+Les deux hommes etaient un peu essouffles et leur respiration
+rapide, profonde, melant son bruit a leur leger pietinement
+pendant qu'ils tournaient l'un autour de l'autre, faisait un bruit
+uniforme et a long rythme.
+
+Deux coups portes simultanement de chaque cote avec la main
+gauche, se heurterent avec une sorte de detonation comme un coup
+de pistolet, et alors, comme Harrison se lancait en avant pour une
+attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en
+avant, tant par l'effet de son elan que par celui de sa vaine
+attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup a
+toute volee du bras a demi ploye de l'homme de l'Ouest.
+
+-- Knock-down pour Wilson! cria le juge auquel repondit un
+grondement pareil a une bordee d'un vaisseau de soixante-quatorze
+canons.
+
+Les Corinthiens lancerent en l'air par centaines leurs chapeaux a
+bords contournes et toute la pente qui s'etendait devant nous fut
+comme une greve de faces rouges et hurlantes.
+
+Mon coeur etait paralyse par la crainte.
+
+Je sursautais a chaque coup et pourtant je me sentais en proie a
+une fascination toute puissante, a un frisson de joie farouche, a
+une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais
+capable de s'elever au-dessus de sa douleur et de la crainte, rien
+que par un effort pour conquerir la plus humble des gloires.
+
+Belcher et Baldwin s'etaient elances sur leur homme, mais, malgre
+la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son chatiment,
+les gens de l'Ouest manifesterent un enthousiasme immense.
+
+-- Nous le tenons, il est battu, il est battu! criaient les deux
+seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester!
+
+-- Battu? Croyez-vous? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce
+champ avant que vous veniez a le battre, car il peut tenir un mois
+contre ces coups de chasse-mouches.
+
+Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure
+d'Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l'eponge.
+
+-- Comment cela va-t-il, Harrison? demanda mon oncle.
+
+-- Joyeux comme un cabri, Monsieur. C'est aussi beau que le jour.
+
+Cette reponse pleine d'entrain avait un tel accent de gaiete que
+les nuages disparurent du front de mon oncle.
+-- Vous devriez recommander a votre homme plus d'initiative,
+Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n'attaque
+pas.
+
+-- Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je prefere le
+laisser agir a son gre.
+
+-- La cote est maintenant contre lui a trois contre un, dit un
+gentleman que sa moustache grise designait comme un officier de la
+derniere guerre.
+
+-- C'est tres vrai, general Fitzpatrick, mais vous remarquerez que
+ce sont les jeunes gens qui donnent une cote elevee et que ce sont
+les vieux qui l'acceptent.
+
+Je m'en tiens a mon opinion.
+
+Les deux hommes furent bientot aux prises avec entrain; des qu'on
+jeta le cri de: Allez!
+
+Le forgeron avait le cote gauche de la tete un peu bossue, mais il
+avait toujours son sourire bonhomme et pourtant menacant.
+
+Quant a Wilson il paraissait absolument tel qu'il etait au debut,
+mais deux fois, je le vis se mordre les levres comme pour reprimer
+un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu'il avait sur
+les cotes passaient du rouge vif au pourpre fonce.
+
+Il tenait sa garde un peu plus bas pour defendre ce point
+vulnerable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilite
+propre a prouver que sa respiration n'avait pas souffert des coups
+portes a la poitrine.
+
+De son cote, le forgeron perseverait dans la tactique defensive
+par ou il avait commence.
+
+On nous avait rapporte de l'Ouest bien des choses sur la finesse
+du jeu de Wilson, sur la rapidite de ses coups, mais la realite
+etait au-dessus de ce que nous savions de lui.
+
+Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d'une agilite et
+d'une justesse qui n'avaient jamais ete surpassees meme par
+Mendoza au temps de sa pleine force.
+
+Il se portait en avant, en arriere, avec la rapidite de l'eclair.
+
+Ses coups s'entendaient et se sentaient avant qu'on les vit.
+
+Mais Harrison les recevait tous avec le meme sourire obstine,
+ripostait de temps a autre par un coup vigoureux en plein corps,
+car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire
+s'arrangeait pour tenir sa figure hors d'atteinte.
+
+A la fin du cinquieme round les paris etaient a quatre contre un
+et les gens de l'Ouest exultaient bruyamment.
+
+-- Qu'en dites-vous maintenant? s'ecria l'homme de l'Ouest qui
+etait derriere moi.
+
+Il etait tellement excite qu'il ne pouvait plus que repeter:
+
+-- Qu'en dites-vous maintenant?
+
+Lorsque dans le sixieme round le forgeron recut deux coups sans
+arriver a riposter par un coup qui comptat, que, par-dessus le
+marche, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons
+inarticules et des cris de joie, tant il etait enthousiasme.
+Sir Lothian Hume souriait et balancait la tete, pendant que mon
+oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu'il
+souffrait autant que moi.
+
+-- Cela ne marche pas, Tregellis, dit le general Fitzpatrick. Mon
+argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur.
+
+-- Mon homme est un peu passe, repondit mon oncle, mais il finira
+par avoir le dessus.
+
+Je vis que Belcher et Baldwin avaient l'air grave et je compris
+qu'un changement de quelque sorte devenait necessaire pour couper
+court a cette vieille histoire des jeunes et des anciens.
+
+Toutefois, le septieme round fit apparaitre la reserve de force
+qu'il y avait chez le vieux et brave boxeur et s'allonger les
+figures de ces faiseurs de paris qui s'etaient figure qu'en somme
+la lutte etait terminee et que quelques rounds suffiraient pour
+donner au forgeron le coup de grace.
+
+Lorsque les deux hommes etaient face-a-face, il etait evident que
+Wilson avait pris le parti d'agir par la ruse, qu'il entendait
+forcer l'autre au combat et se maintenir sur l'offensive qu'il
+avait prise.
+
+Mais il y avait toujours dans les yeux du veteran cette lueur
+grise et toujours sur sa rude figure ce meme sourire.
+
+Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements
+d'epaules, dans le port de tete, et je sentis revenir ma confiance
+en voyant de quelle facon il se carrait devant son homme.
+
+Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n'alla pas assez loin,
+et il evita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant
+pres de ses cotes.
+
+-- Bravo, vieux, s'ecria Belcher. Un de ces coups, s'il arrive a
+destination, vaudra une dose de laudanum.
+
+Il y eut un temps d'arret pendant lequel les pieds s'agiterent, le
+souffle penible se fit entendre, interrompu par un grand coup de
+Wilson en plein corps, coup que le forgeron arreta avec le plus
+grand sang-froid.
+
+Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse.
+
+Wilson attaqua malicieusement a la tete, mais Harrison recut le
+choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la tete a
+son adversaire.
+
+-- Ouvrez la poivriere, hurla Mendoza.
+
+Et Wilson s'elanca pour obeir a ces instructions, mais il fut
+repousse avec des coups vigoureux en pleine poitrine.
+
+-- Voila le moment, allez-y vivement, cria Belcher.
+
+Et le forgeron, s'elancant en avant, fit pleuvoir une grele de
+coups de bras a demi ploye, jusqu'a ce qu'enfin Wilson le Crabe,
+n'en pouvant plus, se retirat dans son coin.
+
+Les deux hommes avaient des marques a montrer, mais Harrison avait
+definitivement le dessus dans l'offensive.
+
+Ce fut alors a nous de lancer nos chapeaux en l'air, et de nous
+enrouer a force de crier pendant que les seconds donnaient a notre
+homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin.
+
+-- Qu'en dites-vous maintenant? criaient tous les voisins de
+l'homme de l'Ouest en repetant son propre refrain.
+
+-- Eh bien! Sam le Hollandais n'a jamais mieux repris l'offensive,
+s'ecria Sir John Lade. Ou en est la cote en ce moment, Sir
+Lothian?
+
+-- J'ai joue tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas
+que mon homme puisse perdre.
+
+Mais le sourire n'en avait pas moins disparu de sa figure et je
+remarquai qu'il ne cessait de regarder par-dessus son epaule du
+cote de la foule.
+
+Un nuage d'un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je
+puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en
+avait fort peu qui eussent du temps et de l'attention de reste
+pour s'en apercevoir.
+
+Mais sa presence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes
+de pluie qui finirent bientot en averse abondante, remplissant
+l'air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux
+hauts et durs des Corinthiens.
+
+Les collets d'habits furent releves, les mouchoirs furent noues
+autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait
+d'humidite et qu'ils se tenaient debout face-a-face.
+
+Je remarquai que Belcher, d'un air tres serieux, murmura quelques
+mots a l'oreille d'Harrison, qui se levait de dessus ses genoux,
+que le forgeron faisait de la tete un signe d'assentiment, de
+l'air d'un homme qui comprend et approuve les recommandations
+qu'il recoit. Et on vit aussitot quels avaient ete ces conseils.
+
+Harrison allait faire succeder l'attaque a la defense.
+
+Le resultat du repos apres le dernier round avait convaincu les
+seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur,
+devait avoir le dessus quand il s'agissait de recevoir et de
+rendre des coups.
+
+Et alors, pour achever l'affaire, survint la pluie.
+
+Le gazon devenu glissant, neutralisait l'avantage que donnait a
+Wilson son agilite et il allait eprouver plus de difficulte a
+esquiver les attaques impetueuses de son adversaire.
+
+L'art du ring consiste a tirer parti de circonstances de ce genre
+et plus d'un second vigilant a fait gagner a son homme une
+bataille presque perdue.
+
+-- Allez-y, allez-y donc! hurlerent ses deux seconds pendant que
+tous les parieurs pour Harrison repetaient leurs cris a travers la
+foule.
+
+Et Harrison y alla de telle sorte qu'aucun de ceux qui le virent
+ne devaient l'oublier.
+
+Wilson le Crabe, aussi obstine qu'une pierre, le recevait chaque
+fois d'un coup lance a la volee, mais il n'y avait pas de force,
+pas de science humaine qui parut capable de faire reculer cet
+homme de fer.
+
+En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya
+passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing
+droit et du gauche, et chaque fois qu'il touchait, il cognait avec
+une puissance formidable.
+
+Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand
+d'autres fois, il negligeait toute precaution, mais ses coups
+avaient un ressort irresistible.
+
+L'averse continuait a les fouetter. L'eau coulait a flots de leur
+figure et se repandait en filets rouges sur leur corps, mais ni
+l'un ni l'autre n'y prenaient garde, si ce n'est dans le but de
+manoeuvrer de facon a ce qu'elle tombat sur les yeux de
+l'antagoniste. Mais apres une serie de rounds, le champion de
+l'Ouest faiblit.
+
+Apres cette serie de rounds, la cote monta de notre cote et
+depassa le chiffre le plus eleve qu'elle eut atteint jusqu'alors
+en sens inverse.
+
+Le coeur defaillant dans la pitie et l'admiration que
+m'inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur
+que chaque assaut fut le dernier.
+
+Et pourtant, a peine Jackson avait il crie: "Allez!" que tous deux
+s'elancaient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs
+figures abimees et la blague sur leurs levres saignantes.
+
+C'etait la peut-etre une humble lecon de choses, mais je vous en
+donne ma parole, plus d'une fois dans ma vie, je me suis contraint
+a accomplir une tache penible, en rappelant a mon souvenir cette
+matinee des Dunes de Crawley.
+
+Je me suis demande si j'etais faible au point de ne pouvoir faire
+pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient
+ces deux hommes, en vue d'un enjeu miserable et pour se conquerir
+de la consideration parmi leurs pareils.
+Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont deja,
+mais j'affirme qu'il a aussi son cote intellectuel et qu'en voyant
+jusqu'ou peut atteindre l'extreme limite de l'endurance humaine et
+le courage, on recoit un enseignement qui a sa valeur propre.
+
+Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualites, il faut
+avoir un veritable parti pris pour nier qu'il puisse engendrer des
+vices terribles et le destin voulut que ce matin-la, nous eussions
+les deux exemples sous les yeux.
+
+Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion
+de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se detournerent
+fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure.
+
+Je savais, en effet, avec quelle temerite il avait parie, je
+savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient
+sous les coups ecrasants du vieux boxeur.
+
+Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du debut,
+avait depuis longtemps disparu de ses levres et ses joues avaient
+pris une paleur livide, en meme temps que ses yeux gris et
+farouches lancaient des regards furtifs de dessous les gros
+sourcils.
+
+Plus d'une fois, il eclata en imprecations sauvages, lorsqu'un
+coup jetait Wilson a terre.
+
+Mais je remarquai tout particulierement que son menton ne cessait
+de se retourner vers son epaule et qu'a la fin de chaque round il
+avait de prompts et vifs coups d'oeil vers les derniers rangs de
+la foule.
+
+Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formees de figures
+qui s'etageaient en demi-cercle derriere nous, il me fut
+impossible de decouvrir exactement sur quel point son regard se
+dirigeait.
+
+Mais a la fin, je parvins a le reconnaitre.
+
+Un homme de tres haute taille qui montrait une paire de larges
+epaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus
+grande attention de notre cote et je m'apercus qu'il se faisait un
+echange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le
+baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que
+le groupe dont il formait le centre etait compose de tout ce qu'il
+y avait de plus dangereux dans l'assemblee, des gens aux figures
+farouches et vicieuses, exprimant la cruaute et la debauche.
+
+Ils hurlaient comme une meute de loups a chaque coup et lancaient
+des imprecations a Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans
+son coin.
+
+Ils etaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler
+a demi-voix et regarder de leur cote comme s'ils s'attendaient a
+quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait a quel point le
+danger etait imminent et combien il pouvait etre grave.
+
+Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et
+la pluie battante etait plus forte que jamais.
+
+Une vapeur epaisse montait des deux combattants et le ring etait
+transforme en une mare de boue.
+
+Des chutes multiples avaient donne aux adversaires une couleur
+brune a laquelle se melaient ca et la d'horribles taches rouges.
+
+Chaque round avait donne l'indice que Wilson le Crabe baissait et
+il etait evident, meme pour mes yeux inexperimentes, qu'il
+s'affaiblissait rapidement.
+
+Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le
+ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de
+le soutenir.
+
+Mais sa science, grace a de longs exercices, avait fait de lui une
+sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait
+avec moins de force, il le faisait toujours avec la meme justesse.
+
+Et meme un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le
+dessus dans la lutte, car c'etait le forgeron qui portait les
+marques les plus terribles.
+
+Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais
+quelle fixite, quel egarement, on ne sait quel embarras dans la
+respiration qui nous revelaient que les coups les plus dangereux
+ne sont pas ceux qui se voient le mieux a la surface.
+
+Un vigoureux coup de travers, lance a la fin du trente et unieme
+round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le
+trente-deuxieme round, dans une attitude plus elegamment brave que
+jamais, on eut dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie
+rappelait celle d'un homme qui a recu un coup d'assommoir.
+
+-- Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'ecria Belcher. Vous
+pouvez y aller de votre facon, maintenant.
+
+-- Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant.
+
+-- Que le diable m'emporte! J'aime son genre, cria Sir John Lade.
+Il ne recule pas, il ne cede pas. Il ne cherche pas le corps a
+corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre.
+Il faut l'emmener, le brave garcon.
+
+-- Qu'on l'emmene! Qu'on l'emmene! repeterent des centaines de
+voix.
+
+-- Je ne veux pas qu'on m'emmene. Qui ose parler ainsi? s'ecria
+Wilson qui etait revenu apres une nouvelle chute sur les genoux de
+ses seconds.
+
+-- Il a trop de coeur pour crier assez, dit le general
+Fitzpatrick.
+
+Puis s'adressant a Sir Lothian:
+
+-- Vous qui etes son soutien, vous devriez demander qu'on jette
+l'eponge en l'air.
+
+-- Vous croyez qu'il ne peut vaincre?
+
+-- Il est battu sans remission, monsieur.
+
+-- Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de premiere force.
+
+-- Jamais homme plus endurant n'ota sa chemise, mais l'autre est
+trop fort pour lui.
+
+-- Eh bien! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de
+plus.
+
+En parlant, il se retourna a demi et je le vis lever le bras
+gauche en l'air par un geste singulier.
+
+-- Coupez les cordes! Qu'on joue franc jeu! Attendez que la pluie
+cesse! cria derriere moi une voix de stentor.
+
+Je vis que c'etait celle de l'homme de haute taille a l'habit
+vert-bouteille.
+
+Son cri etait un signal, car cent voix rauques partirent avec le
+bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble:
+
+-- Franc jeu pour Gloucester! Forcons le ring, forcons le ring!
+
+Jackson, venait de crier: "Allez!" et les deux hommes couverts de
+boue etaient deja debout, mais maintenant l'interet se portait sur
+l'assistance et non sur le combat.
+
+Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la
+foule, y avaient determine autant d'ondulations dans toute sa
+largeur.
+
+Toutes les tetes oscillaient avec une sorte de cadence dans un
+meme sens comme dans un champ de ble, sous un coup de vent.
+
+A chaque poussee le balancement augmentait. Ceux des premiers
+rangs faisaient de vains efforts pour resister a l'impulsion qui
+venait du dehors.
+
+Enfin, deux coups secs se firent entendre.
+
+Deux des piquets blancs, avec la terre adherente a leur pointe,
+furent lances dans le ring exterieur et une frange de gens lances
+par la vague compacte qui etait en arriere fut precipitee contre
+la ligne des gardes.
+
+Les longues cravaches s'abattirent, maniees par les bras les plus
+vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en
+hurlant, avaient a peine reussi a reculer quelques pas devant les
+coups impitoyables qu'une nouvelle poussee de l'arriere les
+rejetait de nouveau dans les bras des gardes.
+
+Un bon nombre d'entre eux se jeterent a terre et laisserent passer
+sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d'autres,
+rendus enrages par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de
+chasse et leurs cannes.
+
+Alors, pendant que la moitie de la foule se serrait a droite et
+l'autre moitie a gauche, pour se soustraire a la pression de
+derriere, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, a travers
+l'espace vide, s'elanca une troupe de bandits venus de l'autre
+bord. Tous etaient armes de cannes plombees et hurlaient:
+
+-- Franc jeu et vive Gloucester!
+
+Leur elan resolu entraina les gardes, les cordes du ring interieur
+furent cassees comme des fils et en un instant, le ring devint le
+centre d'une masse tourbillonnante, bouillonnante de tetes, de
+fouets, de cannes s'abattant avec fracas, pendant que le forgeron
+et l'homme de l'Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient
+face-a-face, si serres qu'ils ne pouvaient ni avancer ni reculer
+et ils continuaient a se battre sans faire attention au chaos qui
+faisait rage autour d'eux, pareils a deux bouledogues qui se
+tiendraient mutuellement par la gorge.
+
+La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres,
+les conseils lances a tue-tete, l'odeur forte du drap mouille, les
+moindres details de cette scene, vue dans ma premiere jeunesse,
+tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de
+nettete que si c'etait d'hier. A ce moment, il ne nous etait pas
+facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous
+aussi, au milieu de cette foule enragee, qui nous portait de cote
+et d'autre et parfois nous soulevait de terre.
+
+Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derriere
+Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgre les batons et les
+cravaches qui se croisaient autour d'eux, continuaient a marquer
+les rounds, et a surveiller le combat.
+
+-- Le ring est force, cria de toute sa force Sir Lothian Hume.
+J'en appelle au juge. La lutte est nulle et sans resultat.
+
+-- Gredin! s'ecria mon oncle avec colere. C'est vous qui avez
+organise cela.
+
+-- Vous avez deja un compte a regler avec moi, dit Hume d'un ton
+sinistre et narquois.
+
+Et pendant qu'il parlait, un mouvement de la foule le jeta en
+plein dans les bras de mon oncle.
+
+Les figures des deux hommes n'etaient qu'a quelques pouces de
+distance l'une de l'autre, et les yeux effrontes de Sir Lothian
+Hume durent se baisser sous l'imperieux dedain qui brillait d'une
+froide lueur dans ceux de mon oncle.
+
+-- Nous reglerons nos comptes, ne vous en inquietez pas, bien que
+ce soit me degrader que d'aller sur le terrain avec un monsieur de
+votre sorte. Ou en sommes-nous, Craven?
+
+-- Nous aurons a prononcer partie remise, Tregellis.
+
+-- Mon homme est en plein combat.
+-- Je n'y puis rien. Il m'est impossible de remplir ma tache quand
+a chaque instant, je recois un coup de fouet ou de canne.
+
+Jackson se lanca soudain dans la foule, mais il revint les mains
+vides et l'air piteux.
+
+-- On m'a vole ma montre de chronometreur, s'ecria-t-il. Un petit
+gredin me l'a arrachee de la main.
+
+Mon oncle porta la main a son gousset.
+
+-- La mienne a disparu aussi, s'ecria-t-il.
+
+-- Prononcez la remise sans delai ou votre homme va etre malmene,
+dit Jackson.
+
+Et nous vimes l'indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un
+autre round, pendant qu'une douzaine de bandits, la trique a la
+main, commencaient a le cerner.
+
+-- Consentez-vous a une remise, Sir Lothian Hume?
+
+-- J'y consens.
+
+-- Et vous, Sir Charles?
+
+-- Non, certes.
+
+-- Le ring a disparu.
+
+-- Ce n'est pas ma faute.
+
+-- Ma foi, je n'y puis rien. Comme juge, j'ordonne que les
+champions se retirent et que les enjeux soient rendus a leurs
+possesseurs.
+
+-- Une remise! une remise! cria-t-on de tous cotes.
+
+Et bientot la foule se dispersa de tous cotes, les pietons au pas
+de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres,
+les Corinthiens a la recherche de leurs chevaux et de leurs
+voitures.
+
+Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main.
+
+-- J'espere que je ne vous ai pas fait trop de mal.
+
+-- J'en ai assez recu pour avoir de la peine a me tenir debout. Et
+vous?
+
+-- Ma tete chante comme une bouilloire. C'est cette pluie qui m'a
+favorise.
+
+-- Oui, j'ai cru un moment que je vous battrais. Je ne desire pas
+une plus belle lutte.
+
+-- Ni moi non plus. Bonjour.
+
+Et alors les deux champions aux braves coeurs se frayerent passage
+a travers les bandits hurlants, comme deux lions blesses parmi une
+meute de loups et de chacals.
+
+Je le repete, si le ring est tombe bien bas, il ne faut pas
+l'attribuer principalement aux boxeurs de profession mais a la
+cohue de parasites et de gredins qui vivent autour.
+
+Ils sont autant au-dessous du pugiliste honnete que le rodeur de
+champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval
+de course qui sert de pretexte pour commettre leurs coquineries.
+
+
+XIX -- A LA FALAISE ROYALE
+
+
+Mon oncle, dans sa bonte, se preoccupa de faire coucher Harrison
+des que la chose fut possible, car le forgeron, quoiqu'il prit ses
+blessures en riant, n'en avait pas moins ete rudement malmene.
+
+-- N'ayez pas l'audace de me demander encore de vous battre, Jack
+Harrison, disait sa femme en contemplant cette figure cruellement
+ravagee. Tenez, vous voila en pire etat que quand vous avez battu
+Baruch le Noir et sans votre pardessus, je ne pourrais pas jurer
+que vous etes l'homme qui m'a conduite a l'autel. Quand le roi
+d'Angleterre le demanderait, je ne vous laisserais jamais
+recommencer.
+
+-- Eh bien, ma vieille, je vous donne ma parole que jamais je ne
+recommencerai. Il vaut mieux quitter la lutte que d'aller jusqu'a
+ce que la lutte me quitte.
+
+Il fit une grimace en avalant une gorgee du flacon de brandy que
+lui tendait Sir Charles.
+
+-- C'est un liquide de premier choix, monsieur. Mais il me brule
+terriblement mes levres fendues. Ah! voici John Cummings,
+l'hotelier de Friar's Oak, aussi vrai que je suis un pecheur! On
+le croirait a la recherche d'un medecin des fous, a en juger par
+la figure qu'il fait.
+
+C'etait, en effet, un singulier personnage que celui qui
+s'avancait avec nous sur la lande.
+
+Il avait la figure echauffee, l'air hebete de l'homme qui revient
+a la raison au sortir de l'etat d'ivresse.
+
+Il courait de cotes et d'autres, la tete nue, les cheveux et la
+barbe au vent.
+
+Il se precipitait en courts zigzags, d'un groupe a l'autre, son
+air extraordinaire attirant sur lui un feu roulant de traits
+d'esprit, si bien qu'il me rappelait malgre moi une becasse
+voletant a travers une ligne de fusils.
+
+Nous le vimes s'arreter un instant pres de la barouche jaune et
+remettre quelque chose a Sir Lothian Hume.
+
+Aussitot apres, il revint et nous apercevant tout a coup, il jeta
+un grand cri de joie et courut vers nous de toute sa vitesse en
+tenant un papier a bout de bras.
+
+-- Vous me faites un bel oiseau, John Cummings, dit Harrison d'un
+ton de reproche. Ne vous avais-je pas recommande de ne pas avaler
+une goutte de liquide, avant d'avoir remis votre message a Sir
+Charles?
+
+-- Je meriterais d'etre roue, oui, cria-t-il tourmente par le
+remords. Je vous ai demande, Sir Charles, aussi vrai que je suis
+vivant, mais vous n'etiez pas la et alors que voulez-vous? J'etais
+si content de placer mes enjeux a ce prix-la, sachant qu'Harrison
+allait lutter... Et puis le maitre de l'hotel _Georges_ m'a fait
+gouter a ses bouteilles de derriere les fagots, si bien que je
+n'ai plus eu ma tete a moi. Et a present, c'est seulement apres le
+combat que je vous vois, Sir Charles, et si vous faites tomber
+votre fouet sur mon dos, je n'aurai que ce que je merite.
+
+Mais mon oncle ne pretait aucune attention aux reproches que
+l'hotelier s'adressait a lui-meme avec volubilite.
+
+Il avait ouvert le billet et le lisait en relevant legerement les
+sourcils, ce qui etait chez lui la note la plus elevee dans la
+gamme assez restreinte de ses facultes d'emotion.
+
+-- Que comprenez-vous a ceci, mon neveu? demanda-t-il en faisant
+passer le billet.
+
+Voici ce que je lus:
+
+"Sir Charles Tregellis,
+
+"Sur le nom de Dieu, des que ces mots vous viendront, rendez-vous
+a la Falaise royale et mettez le moins de temps possible a faire
+le trajet.
+
+"Je vous prie de venir aussitot que cela sera possible, et jusqu'a
+ce moment-la, je resterai celui que vous connaissez sous le nom de
+
+"JAMES HARRISON."
+
+-- Eh bien, mon neveu? interrogea mon oncle.
+
+-- Eh bien, monsieur, je ne sais pas ce que cela peut signifier.
+
+-- Qui vous a remis cela, bonhomme?
+
+-- C'etait le jeune Jim Harrison lui-meme, dit l'hotelier, quoique
+j'aie eu de la peine a le reconnaitre. On l'aurait pris pour son
+propre fantome. Il etait si presse de vous faire parvenir cela
+qu'il n'a pas voulu me quitter avant de voir les chevaux harnaches
+et la voiture en route. Il y avait un billet pour vous et un autre
+pour Sir Lothian Hume, et je rendrais graces au ciel que Jim ait
+choisi un meilleur messager.
+-- Voila qui est mysterieux en effet, dit mon oncle en penchant la
+tete sur le billet. Que pouvait-il bien faire dans cette maison de
+mauvais augure? Et pourquoi signe-t-il celui que vous connaissiez
+sous le nom de James Harrison? Est-ce que j'aurais pu l'appeler
+d'un autre nom? Harrison, vous pouvez apporter quelque lumiere
+dans ceci. Quant a vous, Mistress Harrison, votre physionomie me
+prouve que vous etes au fait.
+
+-- Ca se pourrait, Sir Charles, mais mon Jack et moi nous sommes
+de bonnes gens, simples. Nous allons devant nous tant que nous y
+voyons clair et quand nous n'y voyons plus clair, nous nous
+arretons. La chose a marche comme ca pendant vingt ans, mais a
+present nous nous en tenons quittes et nous laisserons nos
+superieurs devant. Ainsi donc, si vous tenez a savoir ce que ce
+billet signifie, je ne puis que vous conseiller de faire ce qu'on
+vous demande, d'aller en voiture a la Falaise royale ou vous
+saurez tout.
+
+Mon oncle mit le billet dans sa poche.
+
+-- Je ne bougerai pas d'ici, Harrison, sans vous avoir vu entre
+les mains d'un chirurgien.
+
+-- Ne vous inquietez pas de moi, monsieur. La bonne femme et moi
+nous pouvons retourner a Crawley dans le _gig_; avec un yard
+d'emplatre et une tranche de viande saignante, je serai bientot
+sur pied.
+
+Mais mon oncle ne voulut rien entendre. Il conduisit le couple a
+Crawley, ou le forgeron fut confie aux soins de sa femme, apres
+avoir ete installe dans les conditions les plus confortables qu'on
+put obtenir avec de l'argent. Ensuite on dejeuna a la hate et on
+lanca les juments sur la route du sud.
+
+-- Voila qui met un terme a mes rapports avec le ring, mon neveu,
+dit mon oncle, je reconnais qu'il est desormais impossible d'en
+interdire l'acces a la friponnerie. J'ai ete filoute et nargue,
+mais on finit par apprendre la prudence et jamais je ne
+patronnerai une lutte de professionnels.
+
+Si j'avais ete plus age ou s'il m'avait inspire moins de crainte,
+j'aurais pu lui dire ce que j'avais dans le coeur.
+
+Je lui aurais demande de renoncer a d'autres choses encore et
+d'abandonner ce monde superficiel dans lequel il vivait, de
+chercher une autre tache qui fut digne de sa vigoureuse
+intelligence et de son excellent coeur.
+
+Mais a peine cette pensee avait-elle surgi dans mon esprit, qu'il
+avait oublie ces moments de serieux et se mettait a causer de
+nouveaux harnais a ornements d'argent qu'il comptait inaugurer sur
+le Mail, ou bien du pari de mille livres qu'il se proposait de
+mettre sur sa jeune jument Ethelberta contre Aurelius, le fameux
+cheval de trois ans de Lord Doncaster.
+
+Nous avions atteint Whiteman's Green, ce qui faisait une bonne
+moitie de la distance entre la dune de Crawley et Friar's Oak,
+lorsque je jetai un coup d'oeil en arriere et je vis sur la route
+le reflet du soleil sur une haute voiture jaune.
+
+Sir Lothian Hume nous suivait.
+
+-- Il a recu la meme invitation que nous et il se rend au meme
+but, dit mon oncle en jetant un coup d'oeil par-dessus son epaule.
+On nous demande tous les deux a la Falaise royale, nous, les deux
+survivants de cette sombre affaire. Et c'est Jim Harrison qui nous
+y appelle. Mon neveu, j'ai mene une existence pleine d'evenements,
+mais je sens que c'est une scene plus etrange que les autres, qui
+m'attend parmi ces arbres.
+
+Il fouetta les juments.
+Alors, grace a la courbe que faisait la route, nous pumes
+apercevoir les hauts et noirs pignons du vieux manoir, se dressant
+parmi les vieux chenes qui l'entourent.
+
+Cette vue, le renom de cette demeure ensanglantee, et hantee de
+fantomes, auraient suffi pour faire passer un frisson dans mes
+nerfs, mais lorsque les paroles de mon oncle me rappelerent tout a
+coup que cette etrange invitation avait ete adressee aux deux
+hommes qui avaient ete meles a cette tragedie digne du temps
+passe, et que cet appel venait de mon compagnon de mes jeux
+d'enfant, je retins mon souffle, croyant voir se former le contour
+de je ne sais quel evenement important qui se preparait sous nos
+yeux.
+
+La grille rouillee, entre les deux colonnes croulantes et
+surmontees d'armoiries, s'ouvrit a deux battants.
+
+Mon oncle, dans son impatience, cingla les juments pendant que
+nous volions sur l'avenue envahie par les herbes folles, et il
+finit par les arreter brusquement devant les marches que le temps
+avait noircies de taches.
+
+La porte d'entree s'etait ouverte et le petit Jim etait la a nous
+attendre.
+
+Mais combien ce petit Jim ressemblait peu a celui que j'avais
+connu et affectionne.
+
+Il y avait quelque chose de change en lui.
+
+Ce changement etait si evident que ce fut ce qui me frappa d'abord
+et il etait si subtil que je ne pus trouver de mots pour le
+definir.
+
+Ce n'etait pas qu'il fut mieux habille que jadis, car je reconnus
+le vieux costume brun qu'il portait.
+
+Ce n'etait pas qu'il eut l'air moins engageant, car son
+entrainement l'avait laisse tel qu'il pouvait passer pour le
+modele de ce que devait etre un homme.
+
+Et pourtant ce changement etait reel. C'etait je ne sais quelle
+dignite dans l'expression, je ne sais quoi qui donnait de
+l'assurance a son attitude et qui par sa presence visible
+paraissait etre la seule chose qui eut manque pour lui donner
+l'harmonie et la perfection.
+
+Et malgre son exploit on eut dit que son nom d'ecolier, petit Jim,
+lui etait reste naturellement jusqu'au moment ou je le vis en sa
+virilite maitresse d'elle-meme et si magnifique sur le seuil de la
+vieille maison.
+
+Une femme etait debout a cote de lui, la main posee sur son
+epaule. Je vis que c'etait Miss Hinton, d'Anstey Cross.
+
+-- Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis? dit-elle en
+s'avancant, lorsque nous descendimes de voiture.
+
+Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigue.
+
+-- Je ne crois pas avoir eu le plaisir de... Et pourtant,
+madame...
+
+-- Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir
+oublie Polly Hinton.
+
+-- Oubliee! Mais nous avons tous pris votre deuil, a Pop's Alley
+pendant plus d'annees que je ne voudrais. Mais je me demande avec
+surprise...
+
+-- Je me suis mariee secretement et j'ai quitte le theatre. Je
+tiens a vous demander pardon de vous avoir enleve Jim, la nuit
+derniere.
+
+-- C'etait donc vous?
+
+-- J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les
+votres. Vous etiez son patron, moi j'etais sa mere.
+
+Et en parlant, elle attira vers elle la tete de Jim.
+
+A ce moment, ou leurs joues etaient pres de se toucher, ces deux
+figures, l'une qui portait encore les traces d'une beaute feminine
+en train de s'effacer, l'autre ou se peignait la force masculine
+en plein developpement, ces deux figures avaient un tel air de
+ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu,
+leur front large et blanc que je m'etonnai de ne pas avoir devine
+leur secret, des le jour ou je les avais vus ensemble.
+
+-- Oui, c'est mon garcon a moi et il m'a sauve de quelque chose
+qui etait pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra
+vous le dire. Mais mes levres etaient scellees et c'est seulement
+hier soir que j'ai pu lui dire que c'etait a sa mere qu'il avait
+rendu le charme de la vie a force de douceur et de patience.
+
+-- Chut, ma mere! dit Jim en posant les levres sur la joue de sa
+mere. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais,
+dites-moi, Sir Charles, comment s'est passe le combat?
+
+-- Votre oncle aurait remporte la victoire, mais des gens de la
+populace ont force le ring.
+-- Il n'etait pas mon oncle, Sir Charles, mais il a ete pour moi
+et pour mon pere l'ami le meilleur, le plus fidele qu'il y ait eu
+au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me
+prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais
+il n'a pas eu trop de mal, j'espere?
+
+-- D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais
+affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai
+de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse
+justifier la facon dont vous avez rompu votre engagement, d'un
+seul mot.
+
+-- Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconnaitrez
+qu'il m'eut ete impossible d'agir autrement. Mais si je ne me
+trompe pas, voici Sir Lothian Hume.
+
+La barouche jaune avait enfile l'avenue, et peu d'instants apres,
+les chevaux harasses, essouffles, venaient de s'arreter derriere
+notre voiture.
+
+Sir Lothian sauta a bas, d'un air sombre qui presageait la
+tempete.
+
+-- Restez ou vous etes, Corcoran, dit-il.
+
+Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui etait
+son compagnon de voyage.
+
+-- Eh bien! reprit-il en promenant autour de lui un regard
+insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a
+l'impertinence de m'adresser une invitation a visiter ma propre
+maison, et ou diable voulez-vous en venir en envahissant ma
+propriete?
+
+-- Je vous reponds que vous comprendrez cela et bien d'autres
+choses encore, dit Jim qui avait sur les levres un sourire
+enigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes
+efforts pour vous expliquer tout cela.
+
+Et tenant la main de sa mere, il nous conduisait dans cette
+chambre fatale ou les cartes etaient encore entassees sur le
+gueridon et ou la tache sombre se dissimulait encore dans un coin.
+
+-- Eh bien, monsieur, votre explication? s'ecria Sir Lothian qui
+se placa les bras croises pres de la porte.
+
+-- Mes premieres explications, c'est a vous que je les dois, Sir
+Charles.
+
+Et, en ecoutant ses paroles et en observant ses manieres, je ne
+pus qu'admirer le resultat produit sur un jeune paysan par la
+societe de cette femme qui etait sa mere sans qu'il le sut.
+
+-- Je tiens, reprit-il, a vous dire ce qui se passa cette nuit-la.
+
+-- Je vais le raconter a votre place, Jim, dit sa mere. Vous devez
+savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne connut rien au sujet
+de ses parents, nous etions vivants tous les deux et que nous ne
+l'avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laisse agir
+a son gre, aller a Londres et relever ce defi. C'est seulement
+hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son pere, qui ne
+voulut le permettre a aucun prix. Il etait dans un etat d'extreme
+faiblesse et il ne fallait pas s'opposer a ses desirs. Il me donna
+l'ordre de partir aussitot et de ramener son fils aupres de lui.
+Je ne savais que faire, car j'etais convaincue que Jim ne
+viendrait jamais a moins qu'on ne lui trouvat un remplacant.
+J'allai trouver les braves gens qui l'avaient eleve. Je les mis au
+fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il eut
+ete son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte
+qu'ils vinrent a mon aide. Que Dieu les benisse pour leur bonte
+envers une epouse et une mere affligee. Harrison consentait a
+prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son
+pere. Alors, je me rendis en voiture a Crawley. Je decouvris ou
+etait la chambre de Jim et je lui parlai par la fenetre, car
+j'etais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient
+point partir. Je lui dis que j'etais sa mere. Je lui dis qui etait
+son pere. Je lui dis que mon phaeton attendait et que j'etais a
+peu pres certaine qu'il arriverait a peine assez a temps pour
+recevoir la derniere benediction de ce pere qu'il n'avait jamais
+connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant
+que je lui eusse affirme qu'Harrison le remplacerait.
+
+-- Pourquoi n'a-t-il pas laisse un mot pour Belcher?
+
+-- J'avais la tete perdue, Sir Charles. Trouver un pere et une
+mere, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi
+bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma mere me
+demandait de partir avec elle et je suis parti. Le phaeton
+attendait, mais nous etions a peine en route, qu'un individu
+saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit.
+J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il lacha la trique
+dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui
+me debarrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis
+m'imaginer qui ils etaient et quel motif ils pouvaient avoir de
+nous attaquer.
+
+-- Peut-etre que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit
+mon oncle.
+
+Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tournerent
+de notre cote avec une expression des plus menacantes.
+
+-- Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon pere, je descendis...
+
+Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'etonnement.
+-- Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous etes venu ici, et vous avez
+vu votre pere, ici, a la Falaise royale?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+Mon oncle devint tres pale:
+
+-- Au nom du ciel, dites-nous alors ou est votre pere?
+
+Jim pour toute reponse nous fit signe de regarder derriere nous,
+et nous nous apercumes que deux hommes venaient d'entrer dans la
+piece par la porte qui donnait sur l'escalier.
+
+Je reconnus immediatement l'un d'eux.
+
+Cette figure qui avait l'impassibilite d'un masque, ces facons
+pleines de reserve, ne pouvaient appartenir qu'a Ambroise l'ancien
+valet de mon oncle.
+
+Quant a l'autre, il etait tout different et offrait un aspect des
+plus singuliers.
+
+Il etait de haute taille, enveloppe dans une robe de chambre de
+nuance foncee et s'appuyait de tout son poids sur une canne.
+
+Sa longue figure exsangue etait si maigre, si bleme, que par une
+etrange illusion on aurait pu la croire transparente.
+
+C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arrive de
+voir une face aussi defaite.
+
+Sa chevelure melee de meches grises, son dos courbe auraient pu le
+faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses
+sourcils, la vivacite et l'eclat des yeux noirs qui brillaient au-
+dessous, suffirent pour me faire douter que ce fut reellement un
+vieillard qui se tenait devant nous.
+
+Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lance avec
+emportement par Sir Lothian Hume.
+
+-- Par Dieu! C'est Lord Avon! s'ecria-t-il.
+
+-- Entierement a votre service, gentlemen, repondit l'etrange
+personnage en robe de chambre.
+
+
+XX -- LORD AVON
+
+
+Mon oncle etait essentiellement un homme impassible et cette
+impassibilite s'etait encore developpee sous l'influence de la
+societe dans laquelle il vivait.
+
+Il aurait pu retourner une carte de laquelle dependit sa fortune
+sans qu'un de ses muscles eut bouge et je l'avais vu conduire a
+une allure qui eut pu lui etre mortelle, sur la route de Godstone,
+en gardant l'air aussi calme que s'il eut fait sa promenade
+quotidienne sur le mail.
+
+Mais la secousse qu'il recut a ce moment meme fut si forte, qu'il
+dut rester immobile, les joues pales, le regard fixe, avec une
+expression d'incredulite.
+
+Deux fois, je vis ses levres s'ouvrir, deux fois, il porta la main
+a sa gorge, comme si une barriere s'etait dressee entre lui et son
+desir de parler.
+
+Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les
+mains tendues en avant, comme pour les accueillir.
+
+-- Ned! s'ecria-t-il.
+
+Mais l'etrange personnage, qui etait debout devant lui, croisa les
+bras sur la poitrine.
+
+-- Non, Charles, dit-il.
+
+Mon oncle s'arreta et le regarda avec stupefaction.
+
+-- Assurement, Ned, vous allez me faire bon accueil, apres tant
+d'annees.
+
+-- Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu
+cela dans votre attitude dans cette terrible matinee. Vous ne
+m'avez jamais demande d'explication. Vous n'avez jamais reflechi
+combien il etait impossible qu'un homme de mon caractere eut
+commis un tel crime. Au premier souffle du soupcon, vous, mon ami
+intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regarde
+comme un voleur et un assassin.
+
+-- Non, non, Ned.
+
+-- Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela
+que desireux de mettre en mains sures l'etre qui m'etait le plus
+cher au monde, j'ai du renoncer a vous et le confier a l'homme qui
+jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon
+innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fut eleve dans
+un milieu humble et qu'il ignorat son malheureux pere plutot que
+d'apprendre a partager les doutes et les soupcons de ses egaux.
+
+-- Alors il est reellement votre fils? s'ecria mon oncle en jetant
+sur Jim un regard stupefait.
+
+Pour toute reponse, l'homme leva son long bras decharne et posa sa
+main amaigrie sur l'epaule de l'actrice qui le regarda avec
+l'amour dans les yeux.
+
+-- Je me suis marie, Charles, et j'ai tenu la chose secrete parce
+que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous
+connaissez le sot orgueil qui a ete toujours le trait le plus
+prononce de mon caractere. Je n'ai pu me decider a avouer ce que
+j'avais fait. C'est cette negligence de ma part, qui a amene une
+separation entre nous et dont le blame doit retomber sur moi et
+non sur elle. Neanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai
+retire l'enfant et assure une rente, a la condition qu'elle ne
+s'occupat point de lui. Je craignais que l'enfant ne fut gate par
+elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il
+pouvait lui faire du bien. Mais dans ma miserable existence,
+Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos
+affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son
+action, et que, sans aucun doute, nous sommes pousses par un
+courant invisible vers un but determine, quoique nous puissions
+nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est grace a nos
+coups de rame et a nos voiles que nous hatons notre marche.
+
+J'avais tenu mon regard fixe sur mon oncle, pendant qu'il ecoutait
+ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tomberent de
+nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume.
+
+Il etait debout pres de la fenetre.
+
+Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiereuses.
+
+Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des
+passions diverses et mauvaises: la colere, la jalousie et
+l'avidite decue.
+
+-- Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et
+rauque, que ce jeune homme pretend etre l'heritier de la pairie
+d'Avon?
+
+-- Il est mon fils legitime.
+
+-- Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse,
+mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni
+aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de
+votre fils. Je defie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait
+jamais admis l'existence d'un autre heritier que moi.
+
+-- Sir Lothian, j'ai deja fait connaitre les motifs qui m'ont fait
+tenir mon mariage secret.
+
+-- Vous avez donne une explication, monsieur. Mais c'est a
+d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez a prouver que
+votre explication est satisfaisante.
+
+Deux yeux noirs etincelerent sur la figure pale et defaite et
+produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumiere
+jaillissait a travers les fenetres d'une demeure croulante et
+ruinee.
+
+-- Vous osez mettre en doute ma parole?
+
+-- Je demande une preuve.
+
+-- Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent.
+
+-- Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de
+motifs pour accepter votre affirmation.
+
+C'etait un langage brutal exprime sur un ton brutal.
+
+Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grace
+a l'intervention de sa femme d'un cote et de son fils de l'autre,
+qu'il ne porta pas ses mains fremissantes a la gorge de son
+insulteur.
+
+Sir Lothian Hume recula devant cette pale figure animee ou la
+colere brillait sous les noirs sourcils, mais il continua a porter
+des regards furieux autour de la piece.
+
+-- Un complot fort bien combine, s'ecria-t-il, ou un criminel, une
+actrice et un boxeur de profession ont chacun leur role. Sir
+Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous
+aussi, mylord.
+
+Il tourna sur les talons et sortit a grands pas.
+
+-- Il est alle me denoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversee
+par une convulsion d'orgueil blesse.
+
+-- Faut-il que je le ramene? s'ecria le petit Jim.
+
+-- Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai
+deja pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon
+fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon frere et ma
+famille et dont je me suis acquitte au prix d'ameres souffrances.
+
+-- Vous avez ete injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je
+vous avais oublie ou que je vous avais juge defavorablement. Si je
+vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du
+temoignage de mes yeux, j'ai toujours pense que cet acte avait ete
+commis dans un moment d'egarement et que vous n'en aviez pas plus
+conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait.
+
+-- Que voulez-vous dire en parlant du temoignage de vos yeux? dit
+Lord Avon en regardant fixement mon oncle.
+
+-- Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite.
+
+-- Vous m'avez vu? Ou?
+
+-- Dans le corridor.
+
+-- Et qu'est-ce que je faisais?
+
+-- Vous sortiez de la chambre de votre frere. J'ai entendu sa voix
+qui exprimait la colere et la douleur un court instant auparavant.
+Vous teniez a la main un sac d'argent et votre figure exprimait la
+plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de
+quelle facon vous etes venu la, vous m'oterez de dessus le coeur
+un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces annees.
+
+Personne n'aurait reconnu, en ce moment-la, l'homme qui donnait le
+ton a tous les petits-maitres de Londres.
+
+En presence de cet ami d'autrefois, devant la scene tragique qui
+se jouait devant lui, le voile de trivialite et d'affectation
+venait de se dechirer et je sentais toute ma gratitude envers lui
+s'accroitre et se changer en affection, lorsque je considerais sa
+figure pale et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en
+attendant les explications de son ami.
+
+Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence
+de quelques minutes, dans le demi-jour de la piece.
+
+-- Maintenant, dit-il enfin, je ne m'etonne plus que vous ayez ete
+ebranle. Mon Dieu, quel filet etait tendu autour de moi. Si cette
+accusation meprisable avait ete proferee contre moi, vous, mon ami
+le plus cher, vous auriez ete contraint de chasser tous les doutes
+qui vous restaient encore sur ma culpabilite. Et pourtant,
+Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous
+dans cette affaire.
+
+-- Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi.
+
+-- Mais vous n'etes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans
+vos yeux. Vous desirez savoir comment un homme, qui etait
+innocent, s'est cache pendant tout ce temps.
+
+-- Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre
+reponse a cette question.
+
+-- Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez
+combien il m'etait cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver
+que mon frere s'etait rendu coupable du crime le plus vil que
+puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l'ai
+couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai
+vecu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un
+vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai a peine quarante ans.
+Mais maintenant que je suis reduit a l'alternative de dire tout ce
+qui s'est passe a propos de mon frere ou de faire tort a mon fils,
+il n'y a pour moi qu'un parti a prendre et je l'adopte d'autant
+plus volontiers que j'ai des raisons d'esperer. Il pourra se
+presenter quelque circonstance qui empechera ce que j'ai a vous
+apprendre de parvenir aux oreilles du public.
+
+Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux
+soutiens, il traversa la piece d'un pas chancelant en se dirigeant
+vers l'etagere couverte de poussiere. La, au centre, se trouvait
+cet amas fatal de cartes tachees par le temps et la moisissure,
+tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs annees
+auparavant.
+
+Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine
+qu'il tendit a mon oncle.
+
+-- Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de
+chaque carte, et promenez legerement vos doigts dans les deux
+sens, dites-moi ce que vous sentez.
+
+-- On dirait qu'elle a ete piquee avec une epingle.
+
+-- Justement. Et quelle est cette carte?
+
+-- Le roi de trefle.
+-- Examinez l'angle inferieur de cette carte.
+
+-- Elle est tout a fait lisse.
+
+-- Et cette carte, c'est?...
+
+-- Le trois de pique.
+
+-- Et cette autre?
+
+-- Elle a ete piquee: c'est l'as de coeur.
+
+Lord Avon les jeta violemment a terre.
+
+-- Eh bien, la voila cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire
+davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi?
+
+-- Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut
+aller jusqu'au bout.
+
+Le frele personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en
+un violent effort.
+
+-- Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes.
+J'espere que jamais je ne me retrouverai dans la necessite de
+rouvrir les levres au sujet de cette miserable affaire.
+
+"Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous
+perdions. Vous vous rappelez que vous vous etes retires, que vous
+m'avez laisse tout seul, assis dans cette meme piece, a cette meme
+table.
+
+"Loin d'etre fatigue, j'etais tout a fait eveille et je passai une
+heure ou deux a repasser dans mon esprit les incidents du jeu et
+les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon
+etat de fortune.
+
+"Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule
+consolation etait que mon frere avait gagne. Je savais bien que
+par suite de sa conduite irreflechie, il etait dans les griffes
+des Juifs et j'esperais que ce qui avait ebranle ma position
+aurait pour effet de raffermir la sienne.
+
+"Comme j'etais la a manier distraitement les cartes, le hasard me
+fit remarquer les petites piqures que vous venez de sentir.
+J'examinai les paquets et, a mon indicible horreur, je reconnus
+que quiconque aurait ete au courant de ce secret aurait pu les
+distribuer de facon a se rendre un compte exact des sortes de
+cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires.
+
+"Et alors, le sang me montant a la tete dans un mouvement de honte
+et de degout que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon
+attention avait ete frappee de la facon dont mon frere distribuait
+les cartes, de sa lenteur et de sa maniere de tenir les cartes par
+le bord inferieur.
+
+"Je ne le condamnai pas a la legere, je restai longtemps a peser
+les moindres indices qui pouvaient lui etre favorables ou
+defavorables.
+
+"Helas, tout concourait a confirmer mes horribles soupcons et a
+les changer en certitude.
+
+"Mon frere avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing
+dans Bond Street. Il les avait gardees plusieurs heures dans sa
+chambre. Il avait joue avec une decision qui alors avait cause
+notre surprise.
+"Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher a moi-meme que sa vie
+passee n'etait point telle qu'elle dut faire croire qu'il lui
+etait impossible de commettre un crime aussi abominable.
+
+"Tout vibrant de colere et d'humiliation, je montai tout droit par
+l'escalier, ces cartes a la main, et je lui jetai a la face, son
+crime, le plus bas, le plus degradant que put commettre un coquin.
+
+"Il ne s'etait pas encore mis au lit et son gain etait reste
+eparpille sur la table de toilette.
+
+"Je ne savais guere que lui dire, mais les faits etaient si
+terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute.
+
+"Vous vous le rappellerez, car c'etait la seule circonstance
+attenuante qu'il y eut a son crime, il n'avait pas encore vingt et
+un ans.
+
+"Mes paroles l'accablerent.
+
+"Il se jeta a genoux devant moi, me supplia de l'epargner.
+
+"Je lui dis que par egard pour l'honneur de notre famille, je ne
+le denoncerais pas en public, mais que desormais, il devrait toute
+sa vie s'abstenir de toucher une carte et que l'argent gagne par
+lui serait restitue le lendemain avec une explication.
+
+"-- Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t-
+il.
+
+"Je repetai qu'il devait subir les consequences de son acte.
+
+"Seance tenante, je brulai les papiers qu'il m'avait gagnes, je
+mis toutes les pieces d'or qui se trouvaient sur la table, dans un
+sac de toile.
+
+"Je me disposais a quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il
+se cramponna a moi, me dechira une manchette dans l'effort qu'il
+fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire a Sir
+Lothian Hume et a vous.
+
+"C'etait son cri de desespoir en me trouvant sourd a toutes ses
+prieres qui est parvenu a vos oreilles, Charles, et qui vous a
+fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je
+retournais dans ma chambre.
+
+Mon oncle poussa un long soupir de soulagement.
+
+-- Mais ce ne pouvait etre plus clair, dit-il.
+
+-- Dans la matinee, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous
+et je vous rendis votre argent.
+
+"J'en fis autant pour Sir Lothian Hume.
+
+"Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car
+je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux deshonneur.
+
+"Alors survint cette horrible decouverte qui a jete une ombre sur
+mon existence et qui a ete aussi mysterieuse pour moi que pour
+vous.
+
+"Je me voyais soupconne, je vis aussi que je ne pourrais me
+justifier qu'en exposant au grand jour, par un aveu public,
+l'infamie de mon frere.
+"Je reculai devant cela, Charles. Plutot tout souffrir moi-meme,
+que de couvrir de honte, en public, une famille dont l'honneur
+n'avait pas de tache depuis tant de siecles.
+
+"Je me suis donc soustrait a mes juges et j'ai disparu du monde.
+
+"Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma
+femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez
+l'existence.
+
+"J'ai honte de l'avouer, Mary, et je reconnais que c'est moi seul
+qui suis a blamer de tout ce qui s'en est suivi.
+
+"A cette epoque-la, il existait des motifs qui heureusement ont
+disparu depuis longtemps et qui me firent juger preferable que le
+fils fut separe de sa mere a un age ou il ne pouvait se douter
+qu'elle fut absente.
+
+"Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soupcons
+qui m'avaient blesse cruellement, car a cette epoque, je ne
+connaissais pas le motif qui vous avait inspire ce prejuge contre
+moi.
+
+"Le soir de cette tragedie, je courus a Londres.
+
+"Je pris mes mesures pour que ma femme jouit d'un revenu
+convenable, a la condition qu'elle ne s'occuperait pas de
+l'enfant.
+
+"J'avais, comme vous vous en souvenez, de frequents rapports avec
+Harrison le boxeur et avais eu a maintes reprises l'occasion
+d'admirer la franchise et l'honnetete de son caractere. Je lui
+portai alors mon enfant.
+
+"Je le trouvai, ainsi que je m'y attendais, absolument convaincu
+de mon innocence et pret a m'aider de toutes les facons.
+
+"Sur les prieres de sa femme, il venait de se retirer du ring et
+se demandait a quelle occupation il pourrait se livrer.
+
+"Je reussis a lui organiser un atelier de forgeron, a condition
+qu'il exercat sa profession au village de Friar's Oak.
+
+"Nous nous entendimes pour qu'il donnat Jim comme son neveu et
+convinmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents.
+
+"Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar's Oak.
+
+"C'etait parce que j'avais deja fixe le lieu de ma retraite
+cachee, et si je ne pouvais voir mon garcon, j'avais du moins la
+faible consolation de le savoir pres de moi.
+
+"Vous connaissez ce chateau.
+
+"C'est le plus ancien qu'il y ait en Angleterre, mais ce que vous
+ignorez, c'est qu'il a ete construit tout expres pour contenir des
+chambres secretes. Il n'y en a pas moins de deux que l'on peut
+habiter sans etre vu.
+
+"Dans les murs plus epais et les murs exterieurs sont pratiques
+des passages.
+
+"L'existence de ces chambres a toujours ete un secret de famille.
+Sans doute, c'etait un secret auquel je n'attachais pas grande
+importance et ce fut la seule raison qui m'eut empeche de les
+montrer a quelque ami.
+
+"Je retournai furtivement dans ma demeure. J'y rentrai de nuit. Je
+laissai dehors tout ce qui m'etait cher. Je me glissai comme un
+rat derriere les panneaux pour passer tout le reste de ma penible
+existence dans la solitude et le deuil.
+
+"Sur cette figure ravagee, sur cette chevelure grisonnante,
+Charles, vous pouvez lire le journal de ma miserable existence.
+
+"Une fois par semaine, Harrison venait m'apporter des provisions
+qu'il introduisait par la fenetre de la cuisine que je laissais
+ouverte dans cette intention.
+
+"Parfois je me risquais la nuit a faire une promenade a la clarte
+des etoiles et a recevoir sur mon front la fraicheur de la brise,
+mais il me fallut enfin y renoncer, car j'avais ete apercu par des
+campagnards et on commencait a parler d'un esprit qui hantait la
+Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fantomes...
+
+-- C'etait moi, mon pere, moi et mon ami Rodney Stone, s'ecria
+Petit Jim.
+
+-- Je le sais, Harrison me l'a dit cette meme nuit. Je fus fier,
+Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d'avoir un
+heritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille
+que je m'etais efforce de couvrir au prix de tant de peines. Puis,
+vint le jour ou la bienveillance de votre mere -- sa bienveillance
+inopportune -- vous fournit les moyens de vous enfuir a Londres.
+
+-- Ah! Edward, s'ecria sa femme, si vous aviez vu notre enfant,
+pareil a un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez
+vous-meme aide a lui permettre une aussi courte excursion.
+-- Je ne vous blame pas, Mary, je l'aurais peut-etre fait. Il alla
+a Londres et tenta de s'ouvrir une carriere par sa force et son
+courage. Un grand nombre de ses ancetres en ont fait autant, avec
+cette seule difference que leurs mains etaient fermees sur la
+poignee d'une epee, mais je n'en connais aucun parmi eux qui se
+soit comporte avec autant de vaillance.
+
+-- Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement.
+
+-- Ensuite, au retour d'Harrison, j'appris que mon fils etait
+definitivement engage dans un match ou il s'agissait de lutter en
+public pour de l'argent. Cela ne devait pas etre, Charles. C'est
+chose bien differente de lutter comme nous l'avons fait dans notre
+jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse
+pleine d'or.
+
+-- Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais...
+
+-- Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait
+choix de l'homme le plus capable. Pouviez-vous agir autrement?
+Mais cela ne devait pas etre. Je decidai que le moment etait venu
+de me faire connaitre a mon fils, d'autant plus que bien des
+indices me revelaient que mon genre de vie si contraire aux lois
+de la nature avait gravement altere ma sante. Le hasard, je
+devrais dire plutot la Providence, fit enfin paraitre en pleine
+lumiere ce qui etait jusqu'alors reste obscur et me donna les
+moyens de prouver mon innocence. Ma femme est allee hier soir
+chercher mon fils pour le ramener aupres de son malheureux pere.
+
+Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon
+oncle qui y mit fin.
+
+-- Vous avez ete l'homme le plus cruellement traite du monde, Ned,
+dit-il. Plaise a Dieu que nous ayons de nombreuses annees pour
+vous indemniser, mais malgre tout nous sommes, a ce qu'il me
+semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux
+frere a trouve la mort.
+
+-- Cela a ete un mystere pour moi, autant que pour vous pendant
+dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est revele. Avancez,
+Ambroise, et faites votre recit avec autant de franchise et de
+details que vous me l'avez fait a moi-meme.
+
+
+XXI -- LE RECIT DU VALET
+
+
+Le valet avait quitte le coin sombre de la piece ou il etait reste
+dans une immobilite telle que nous avions oublie sa presence.
+
+Alors, a cet appel de son ancien maitre, il vint se placer en
+pleine lumiere et tourna de notre cote sa figure bleme.
+
+Ses traits d'ordinaire impassibles etaient dans un etat
+d'agitation penible.
+
+Il parlait lentement, avec hesitation, comme si le tremblement de
+ses levres ne lui permettait pas d'articuler ses mots.
+
+Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de
+cette emotion extreme il conservait cet air de deference qui
+distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se
+suivaient sur ce ton sonore qui avait attire mon attention des le
+premier jour, celui ou la voiture de mon oncle s'etait arretee
+devant la maison paternelle.
+
+-- Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai peche dans cette
+affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois
+qu'une maniere de l'expier, elle consiste dans la confession
+pleine et entiere que mon noble maitre Lord Avon m'a demandee.
+
+"Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous
+paraisse, est la verite absolue, incontestable, au sujet de la
+mort mysterieuse du capitaine Barrington.
+
+"Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation
+eprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la
+situation qu'occupait le capitaine Barrington.
+"Vous estimez que le fosse qui les separe est trop large.
+
+"Gentlemen, je puis vous le dire, un fosse qui peut etre franchi
+par un amour coupable, peut l'etre aussi par la haine coupable et
+le jour ou ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du
+prix a la vie, je jurai a la face du ciel que je lui oterais cette
+existence impure, bien que cet acte fut le plus mince acompte de
+ce qu'il me redevait.
+
+"Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis,
+mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette
+jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de
+faire dans la meme situation.
+
+Nous etions tous stupefaits de voir la nature ardente de cet homme
+se faire jour avec evidence au travers de la contrainte
+artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en echec.
+
+On eut dit que sa courte chevelure noire se herissait. Ses yeux
+flamboyaient dans l'intensite de son emotion. Sa figure exprimait
+une malignite haineuse que n'avait pu attenuer la mort de son
+ennemi, ni le cours des annees.
+
+Le serviteur plein de discretion avait disparu, il ne restait plus
+a la place que l'homme aux pensees profondes, l'etre dangereux,
+capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus
+vindicatif.
+
+-- Nous etions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un
+hasard fatal mit cet homme sur notre chemin.
+
+"Par je ne sais quels vils artifices il la detacha de moi.
+
+"J'ai entendu dire qu'elle n'etait pas, tant s'en faut, la
+premiere et qu'il etait passe maitre en cet art.
+"La chose etait accomplie que je ne me doutais pas encore du
+danger. Elle fut abandonnee, le coeur brise, son existence perdue
+et dut rentrer dans la maison ou elle apportait la honte et la
+misere.
+
+"Je l'ai vue depuis et elle me dit que son seducteur avait eclate
+de rire quand elle lui avait reproche sa perfidie et je lui jurai
+que cet homme paierait cet eclat de rire avec tout son sang.
+
+"J'etais des lors domestique, mais je n'etais pas encore au
+service de Lord Avon.
+
+"Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pensee qu'il
+m'offrirait l'occasion de regler mon compte avec son frere cadet.
+Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car
+bien des mois se passerent avant que la visite a la Falaise royale
+me donnat la chance que j'esperais le jour et dont je revais la
+nuit.
+
+"Mais quand elle se presenta, ce fut dans des conditions plus
+favorables a mes projets que je n'eusse ose y compter.
+
+"Lord Avon croyait etre seul a connaitre les passages secrets a la
+Falaise royale. En cela il se trompait.
+
+"Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les
+projets que j'avais formes.
+
+"Je n'ai pas besoin de vous dire en detail comment un jour que je
+preparais les chambres pour les invites, une pression fortuite sur
+un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une
+etroite ouverture dans le mur.
+
+"Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait
+dans une chambre a coucher plus grande.
+
+"C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas
+davantage pour mon projet.
+
+"L'arrangement des chambres m'avait ete confie. Je pris mes
+mesures pour que le capitaine Barrington occupat la grande chambre
+et moi la plus petite. J'arriverais pres de lui quand je voudrais
+et personne ne s'en douterait.
+
+"Il arriva enfin.
+
+"Comment vous decrire l'impatience fievreuse ou je vecus jusqu'a
+ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais
+combine mes plans.
+
+"On avait joue pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et
+un jour a compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme.
+
+"On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. A
+toute heure j'etais pret a servir, si bien que ce jeune capitaine
+dit avec un hoquet que j'etais le modele des domestiques.
+
+"Mon maitre me dit d'aller me coucher. Il avait remarque la
+rougeur de mes joues, l'eclat de mon regard et mettait tout cela
+sur le compte de la fievre.
+
+"Et en effet, c'etait bien la fievre qui me tenait, mais cette
+fievre-la, il n'y avait qu'un remede pour en venir a bout.
+
+"Alors enfin, a une heure tres matinale, je les entendis remuer
+leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer.
+
+"Lorsque j'entrai dans la piece pour recevoir mes ordres, je
+m'apercus que le capitaine Barrington avait deja gagne son lit
+tant bien que mal.
+
+"Les autres s'etaient egalement retires et je trouvai mon maitre
+seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes
+eparpillees.
+
+"Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton colere, et cette fois-la
+je lui obeis.
+
+"Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme.
+
+"Je savais que si je me trouvais face-a-face avec lui, je pourrais
+l'etrangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire
+le moindre bruit.
+
+"Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand
+couteau a lame droite que je repassai sur ma botte.
+
+"Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de
+mon lit pour attendre.
+
+"J'avais decide ce que je devais faire. Ce serait une mince
+satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main
+portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi.
+
+"Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un baillon, puis
+apres l'avoir eveille d'une ou deux piqures de mon poignard, je
+pourrais au moins l'eveiller pour lui faire entendre ce que
+j'avais a lui dire.
+
+"Je me representais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs
+du sommeil se seraient peu a peu dissipees, cet air de colere se
+tournant aussitot en horreur, en epouvante, lorsqu'il comprendrait
+enfin qui j'etais et ce que je venais faire.
+
+"Ce serait le moment supreme de ma vie.
+
+"Je restai a attendre un temps qui me parut la duree d'une heure,
+mais je n'avais pas de montre et mon impatience etait telle que je
+puis dire qu'en realite, il s'etait ecoule a peine un quart
+d'heure.
+
+"Je me levai alors, j'otai mes souliers, je pris mon couteau.
+J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture.
+
+"Je n'avais guere plus de trente pieds a parcourir, mais je
+m'avancais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies
+faisaient un bruit sec de brindilles cassees des qu'un corps
+pesant se placait sur elles. Naturellement il faisait noir comme
+dans un four et je cherchais ma route a tatons, lentement, bien
+lentement. A la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait
+devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre cote du panneau.
+
+"J'arrivais donc trop tot, car il n'avait pas encore eteint ses
+chandelles.
+
+"J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de
+plus, car je ne tenais pas a agir avec precipitation ou
+etourderie.
+
+"Il etait absolument necessaire que je ne fisse aucun bruit en
+remuant, car je n'etais plus qu'a quelques pieds de mon homme et
+je n'etais separe de lui que par une mince cloison de bois.
+
+"Le temps avait fausse et fendu les planches, de sorte qu'apres
+m'etre avance avec precaution, aussi pres que possible du panneau
+glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulte dans la
+chambre.
+
+"Le capitaine Barrington etait debout pres de la table a toilette
+et avait ote son habit et son gilet.
+
+"Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier
+etaient placees devant lui et il comptait les gains qu'il avait
+faits au jeu.
+
+"Il avait la figure echauffee. Il etait alourdi par le manque de
+sommeil et par le vin.
+
+"Cette vue me rejouit, car elle me prouva qu'il dormirait
+profondement et que ma tache serait aisee.
+
+"J'avais encore les yeux fixes sur lui, quand soudain je le vis se
+dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits.
+
+Pendant un instant, mon coeur cessa de battre, car je craignis
+qu'il n'eut devine d'une facon ou d'une autre ma presence.
+
+"Et alors, j'entendis a l'interieur la voix de mon maitre.
+
+"Je ne pouvais voir la porte par laquelle il etait entre ni
+l'endroit de la chambre ou il se trouvait, mais j'entendis tout ce
+qu'il etait venu dire.
+
+"Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je
+le vis devenir d'une paleur livide quand il entendit les amers
+reproches ou on lui disait son infamie.
+
+"Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me
+l'etais peinte dans mes reves les plus charmants.
+"Je vis mon maitre s'approcher de la table a toilette, presenter
+les papiers a la flamme de la chandelle, en jeter les debris
+noircis dans le foyer, puis jeter les pieces d'or dans un petit
+sac de toile brune.
+
+"Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit
+par le poignet en le suppliant, en memoire de leur mere, d'avoir
+pitie de lui. J'eus un regain d'affection pour mon maitre en le
+voyant degager sa manchette d'entre les doigts qui s'y
+cramponnaient et laisser la le miserable gredin etendu sur le sol.
+
+"Des lors, il me restait un point difficile a decider. Valait-il
+mieux que je fisse ce que j'etais venu faire, ou bien etait-il
+preferable, maintenant que j'etais maitre du secret de cet homme,
+de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le
+couteau de chasse de mon maitre?
+
+"J'etais sur que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le
+denoncer.
+
+"Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilite en ce
+qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'etais certain
+que son secret etait sain et sauf entre vos mains.
+
+"Mais moi, j'avais a la fois le pouvoir et le desir et lorsque sa
+vie aurait ete fletrie, lorsqu'il aurait ete chasse comme un chien
+de son regiment, de ses clubs, le moment serait peut-etre venu
+pour moi de m'y prendre d'une autre facon avec lui.
+
+-- Ambroise, dit mon oncle, vous etes un profond scelerat.
+
+-- Nous avons tous notre maniere de sentir, monsieur, et vous me
+permettrez de vous dire qu'un valet peut etre aussi sensible a un
+affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire
+justice par le duel.
+"Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon,
+tout ce que j'ai pense et fait cette nuit-la et je poursuivrai
+alors meme que je n'aurais pas le bonheur de conquerir votre
+approbation.
+
+"Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps
+agenouille, la figure posee sur une chaise.
+
+"Lorsqu'il se releva, il se mit a arpenter lentement la piece en
+baissant la tete.
+
+"De temps a autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings
+fermes.
+
+"Je voyais la moiteur perler sur son front.
+
+"Je le perdis de vue un instant.
+
+"Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un apres l'autre, comme s'il
+cherchait quelque chose.
+
+"Puis, il se rapprocha de la table de toilette ou il me tournait
+le dos.
+
+"Sa tete etait un peu rejetee en arriere et il portait les deux
+mains a son col de chemise, comme s'il voulait le defaire.
+
+"Puis j'entendis alors un eclaboussement comme si une cuvette
+avait ete renversee et il s'affaissa sur le sol, sa tete dans un
+coin, et elle faisait avec ses epaules un angle si extraordinaire
+qu'il me suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que mon homme
+allait echapper a l'etreinte ou je croyais le tenir.
+
+"Je fis glisser le panneau.
+"Un instant apres j'etais dans la piece.
+
+"Ses paupieres battaient encore et quand mon regard se fixa sur
+ses yeux deja glaces, je crus y lire une expression de surprise
+indiquant qu'il me reconnaissait.
+
+"Je deposai mon couteau sur le sol et je m'allongeai a cote de lui
+pour pouvoir lui murmurer a l'oreille une ou deux menues choses
+dont je tenais a lui laisser le souvenir, mais a ce moment meme,
+il ouvrit la bouche et mourut.
+
+"Chose singuliere, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus
+peur alors a cote de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand
+je vis qu'il etait toujours immobile, a l'exception de la tache de
+sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris
+d'une soudaine crise de peur.
+
+"Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en
+fermant les panneaux derriere moi.
+
+"Ce fut alors seulement que je m'apercus qu'en ma folle
+precipitation, au lieu d'avoir rapporte le couteau de chasse,
+j'avais ramasse le rasoir qui etait tombe tout sanglant des mains
+du mort.
+
+"Je cachai ce rasoir dans un endroit ou personne ne l'a jamais
+decouvert, mais ma frayeur m'empecha d'aller chercher l'autre
+arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais prevu les
+consequences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa
+presence contre mon maitre.
+
+"Voila donc, Lady Avon, le recit exact et sincere de la facon dont
+est mort le capitaine Barrington.
+
+-- Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton colere, que
+vous ayez toujours laisse un innocent en butte a une persecution,
+alors qu'un mot de vous l'aurait sauve.
+
+-- C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour
+croire que cette demarche serait fort mal accueillie de Lord Avon.
+Comment pouvais-je lui dire tout cela sans reveler le scandale de
+famille qu'il mettait tant de soin a cacher? J'avoue qu'au debut
+je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en
+excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le
+temps de savoir ce que je devais faire.
+
+"Pendant bien des annees, je puis dire meme depuis que je suis
+entre a votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourmente et
+j'ai jure que si jamais je retrouvais mon ancien maitre, je lui
+revelerais tout.
+
+"Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racontee par le
+jeune Mr Stone, ici present, m'a montre la possibilite que les
+chambres secretes de la Falaise royale fussent le sejour de
+quelqu'un.
+
+"J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait cache. Je n'ai pas
+perdu un moment pour le decouvrir et lui offrir de faire tout ce
+qui serait en mon pouvoir.
+
+-- Il dit la verite, conclut Lord Avon, mais il eut ete bien
+etrange que j'hesite a faire le sacrifice d'une vie fragile et
+d'une sante languissante pour une cause a laquelle j'avais deja
+donne toute ma jeunesse. De nouvelles reflexions m'ont enfin
+contraint a modifier ma resolution.
+
+"Mon fils, dans l'ignorance ou il etait de son vrai rang, allait
+se laisser entrainer dans un genre d'existence qui etait en
+harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions
+de sa maison.
+"Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient
+connu mon frere avaient disparu, qu'il n'etait pas necessaire que
+tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans
+avoir dissipe tout soupcon sur ce crime, il en resterait pour ma
+famille une tache plus noire que la faute qu'il a expiee si
+terriblement. Pour ces motifs...
+
+Le bruit de plusieurs pas lourds qui eveillaient les echos de la
+vieille maison interrompit Lord Avon.
+
+En entendant ce bruit, sa figure prit un degre de plus de paleur
+et il regarda piteusement sa femme et son fils.
+
+-- On vient m'arreter, s'ecria-t-il. Il faudra que je me soumette
+a l'humiliation d'une arrestation.
+
+-- Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir
+Lothian Hume.
+
+-- Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison ou
+j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, repondit une voix de
+basse taille.
+
+Et au meme moment, nous vimes dans le corridor le corpulent squire
+Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache a
+la main.
+
+Il avait a cote de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables
+de campagne qui regardaient par-dessus son epaule.
+
+-- Lord Avon, dit le squire, en qualite de magistrat du comte de
+Sussex, j'ai le devoir de vous dire qu'il y a un mandat d'arret
+contre vous en raison de l'assassinat premedite de votre frere, le
+capitaine Barrington, en l'annee 1786.
+
+-- Je suis pret a me disculper de l'accusation.
+
+-- Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant
+qu'homme et comme etant le squire de Rougham-Grange, je suis
+enchante de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera
+croire qu'un bon Tory comme vous, un homme qui a montre la queue
+de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre
+coupable d'un acte pareil.
+
+-- Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la
+large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi
+innocent que vous et je puis le prouver.
+
+-- En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une
+solide serrure seront les meilleures precautions pour que Lord
+Avon se presente lorsqu'on le convoquera.
+
+La figure halee du squire prit une teinte d'un pourpre fonce quand
+il s'adressa au Londonien.
+
+-- Est-ce que vous etes le magistrat du comte, monsieur?
+
+-- Je n'ai pas cet honneur, Sir James.
+
+-- Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils a un
+homme qui remplit ces fonctions depuis pres de vingt ans? Quand je
+ne suis pas sur de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc
+avec qui je puis conferer et je n'ai pas besoin d'autre
+assistance.
+
+-- Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n'ai pas
+l'habitude d'etre pris a partie si vivement.
+
+-- Je ne suis pas non plus habitue a me voir interrompre dans
+l'exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en
+qualite de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis
+toujours pret a soutenir mes opinions.
+
+Sir Lothian s'inclina.
+
+-- Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j'ai
+des interets de la plus grande importance engages dans cette
+affaire. J'ai tous les motifs possibles de croire qu'il s'est
+organise ici un complot qui vise ma position comme heritier de
+Lord Avon. Je demande a ce qu'il soit mis en lieu sur jusqu'a ce
+que cette affaire soit eclaircie et je vous requiers en votre
+qualite de magistrat d'executer votre mandat.
+
+-- Que le diable emporte tout cela, Ned, s'ecria le squire. Je
+voudrais bien avoir aupres de moi mon clerc Johnson et je ne
+demande qu'a vous traiter avec tous les egards que la loi autorise
+et pourtant, comme vous l'entendez, je suis invite a m'assurer de
+votre personne.
+
+-- Permettez-moi, monsieur, de vous suggerer une idee, dit mon
+oncle. Tant qu'il sera sous la surveillance personnelle du
+magistrat, il sera repute sous la garde de la loi, et cette
+condition est remplie s'il se trouve sous le toit de Rougham-
+Grange.
+
+-- Rien de mieux, s'ecria le squire avec empressement. Vous allez
+loger chez moi jusqu'a ce que cette affaire s'en aille en fumee.
+En d'autres termes, Lord Avon, je me declare responsable, comme
+representant de la loi, de ce que vous serez retenu en lieu sur,
+jusqu'au jour ou l'on me demandera de vous produire en personne.
+
+-- Vous avez vraiment bon coeur, James.
+
+-- Ta! ta! je ne fais que me conformer a la loi. J'espere, Sir
+Lothian Hume, que vous n'avez pas d'objections a faire a cela?
+
+Sir Lothian haussa les epaules et jeta un regard noir au
+magistrat. Puis s'adressant a mon oncle:
+
+-- Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il.
+Vous plairait-il de me donner le nom d'un ami?... Mr Corcoran qui
+est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions
+nous rencontrer demain matin.
+
+-- Avec plaisir, repondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur
+votre pere, mon neveu? Votre ami pourra s'entendre avec le
+lieutenant Stone de Friar's Oak et le plus tot sera le mieux.
+
+Ainsi se termina cette etrange conference.
+
+De mon cote, j'avais couru aupres de mon premier ami d'enfance et
+je faisais de mon mieux pour lui dire combien j'etais heureux de
+sa bonne fortune, et il me repondait en m'assurant que quoi qu'il
+put lui arriver, rien n'affaiblirait son affection pour moi.
+
+Mon oncle me toucha l'epaule et nous allions partir, lorsque
+Ambroise, ayant remis le masque de bronze sur ses ardentes
+passions, s'approcha de lui avec respect.
+
+-- Je vous demande pardon, Sir Charles, mais je suis tres choque
+de voir votre cravate...
+
+-- Vous avez raison, Ambroise, Lorimer fait de son mieux, mais je
+n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui vous remplace.
+
+-- Je serais fier de vous servir, monsieur. Mais vous devez
+reconnaitre que Lord Avon a des droits anterieurs. S'il consent a
+me rendre ma liberte...
+
+-- Vous pouvez partir, Ambroise, vous le pouvez. Vous etes un
+excellent serviteur, mais votre presence m'est devenue penible.
+
+-- Je vous remercie, Ned, dit mon oncle. Mais vous, Ambroise, il
+ne faudra pas me quitter aussi brusquement.
+
+-- Permettez-moi de vous expliquer le motif, monsieur. J'etais
+decide a vous prevenir de mon depart quand nous serions arrives a
+Brighton, mais ce soir-la, comme nous sortions du village, j'ai vu
+passer dans un phaeton une dame dont je connaissais fort bien les
+relations intimes avec Lord Avon, sans etre certain que c'etait sa
+femme. Sa presence en cet endroit me confirma dans la conviction
+qu'il se cachait a la Falaise royale. Je descendis furtivement de
+votre voiture, je la suivis aussitot dans le but de lui exposer
+l'affaire et de lui expliquer combien il etait necessaire que Lord
+Avon me vit.
+
+-- Eh bien, je vous pardonne votre desertion, dit mon oncle, et je
+vous serais fort oblige si vous vouliez bien, de nouveau, arranger
+ma cravate.
+
+
+XXII -- DENOUEMENT
+
+
+La voiture de Sir James Ovington attendait dehors.
+
+La famille Avon, si tragiquement dispersee, si singulierement
+reunie, y monta pour se rendre sous le toit hospitalier du Squire.
+
+Lorsqu'ils furent sortis, mon oncle monta en voiture et nous
+reconduisit, Ambroise et moi, au village.
+
+-- Il est preferable de voir votre pere tout de suite, mon neveu.
+Sir Lothian et son homme sont deja en route depuis quelque temps.
+Je serais desole qu'il y ait quelque malentendu dans notre
+rencontre.
+
+De mon cote je pensais a la terrible reputation de notre
+adversaire comme duelliste. Sans doute ma figure laissa voir mes
+sentiments, car mon oncle se mit a rire.
+
+-- Eh bien! mon neveu, dit-il, on dirait que vous marchez derriere
+mon cercueil. Ce n'est pas ma premiere affaire et je pense bien
+que ce ne sera pas ma derniere. Quand je me bats aux environs de
+la ville, j'ai l'habitude d'aller tirer une centaine de balles
+dans l'arriere-boutique de Manton, et je puis dire que je suis en
+etat de trouver la route jusqu'a son gilet. Toutefois je confesse
+que je suis un peu accable de tout ce qui est arrive. Penser que
+mon cher vieil ami est non seulement vivant, mais innocent! Et
+qu'il a, pour continuer la race des Avon, un si beau gaillard de
+fils et d'heritier! Voila qui donnera le coup de grace a Hume, car
+je sais que les Juifs lui ont donne de la marge a raison de ses
+esperances. Et vous, Ambroise, dire que vous avez fait irruption
+de cette facon-la!
+
+Parmi toutes les choses extraordinaires qui etaient arrivees, il
+semblait que ce fut celle-la qui ait fait la plus forte impression
+sur mon oncle, car il y revint a maintes reprises.
+
+Cet homme, qu'il avait fini par regarder comme une machine a faire
+les noeuds de cravate et a remuer le chocolat, s'etait montre
+anime de passions.
+
+C'etait un prodige dont il ne revenait pas.
+
+Si son rechaud a rasoirs avait mal tourne, il n'en eut pas ete
+plus ebahi.
+
+Nous etions a quelques centaines de yards du cottage, lorsque nous
+vimes le long Mr Corcoran, l'homme a l'habit vert, arpentant
+l'allee du jardin.
+
+Mon oncle nous attendait a la porte avec un air de ravissement
+contenu.
+
+-- Je suis heureux de vous etre utile, de n'importe quelle
+maniere, Sir Charles. Nous avons arrange cela pour demain a sept
+heures dans le communal de Ditchling.
+
+-- Je ne serais pas fache que l'on puisse remettre ces petites
+affaires a une heure plus tardive, dit mon oncle. On est oblige de
+se lever a une heure tout a fait absurde ou de negliger sa
+toilette.
+
+-- Ils s'arretent sur la route a l'auberge de Friar's Oak, et si
+vous teniez a ce que cela ait lieu plus tard...
+
+-- Non, non, je ferai cet effort, Ambroise, vous apporterez la
+batterie de toilette a sept heures.
+
+-- Je ne sais pas si vous tiendrez a vous servir de mes aboyeurs,
+dit mon pere. Je m'en suis servi dans quinze engagements et a la
+distance de trente yards, vous auriez peine a trouver meilleur
+outil.
+
+-- Je vous remercie, j'ai mes pistolets de duel sous le siege.
+Ambroise, veillez a ce que les chiens soient huiles, car j'aime
+une detente legere. Ah! ma soeur Mary, je vous ramene votre garcon
+qui ne s'en trouve pas plus mal, je l'espere, apres les
+distractions de la ville.
+
+Je n'ai pas besoin de vous dire que ma pauvre mere me couvrit de
+pleurs et de caresses, car vous qui avez des meres, vous en savez
+autant que moi, et vous qui n'en avez pas, vous ne saurez jamais
+combien la maison de famille est un nid chaud et confortable.
+
+Comme je m'etais agite et demene pour voir les merveilles de la
+ville! Et maintenant que j'en avais vu plus que je n'eusse reve
+dans mes songes les plus extravagants, mes yeux ne trouvaient rien
+qui me donnat une plus grande impression de douceur et de repos
+que notre petit salon, avec ses bibelots, en eux-memes objets
+insignifiants mais si riches en souvenirs, le poisson souffleur
+des Moluques, la corne de narval de l'Arctique, et la gravure du
+_Ca Ira_ poursuivi par Lord Hotham.
+
+Et comme c'etait egayant de voir aussi d'un cote du foyer
+flambant, mon pere avec sa pipe et sa bonne figure rouge et ma
+mere tournant et piquant ses aiguilles a tricoter.
+
+En les contemplant, je me demandais comment je pouvais avoir ce
+grand desir de les quitter ou comment je prendrais sur moi de les
+quitter de nouveau.
+
+Mais il faudrait bien les quitter et a bref delai comme je
+l'appris avec les bruyantes felicitations de mon pere et les
+larmes de ma mere.
+
+Il avait ete nomme au commandement du _Caton_, vaisseau de
+soixante-quatre canons, pendant qu'un billet de Lord Nelson date
+de Portsmouth, m'informait qu'un poste vacant m'attendait si je me
+mettais en route tout de suite.
+
+-- Et votre mere tient pret votre coffre de marin, mon garcon.
+Vous pourrez faire le voyage demain avec moi, car si vous tenez a
+etre un des hommes de Nelson, il faut lui prouver que vous etes
+digne de lui.
+
+-- Tous les Stone sont entres dans la marine, dit ma mere a mon
+oncle, comme pour s'excuser, et c'est une grande chance pour lui
+d'y entrer sous le patronage de Lord Nelson. Mais nous
+n'oublierons jamais la bonte que vous avez eue, Charles, de
+montrer un peu le monde a Rodney.
+
+-- Au contraire, ma soeur Mary, dit gravement mon oncle, votre
+fils a ete pour moi une societe tres agreable, au point que je
+crains qu'on ait le droit de m'accuser de negligence envers
+Fidelio. Je vous le ramene, j'espere, un peu plus poli que je l'ai
+emmene. Ce serait folie que de le traiter de distingue, mais du
+moins il n'y a aucun reproche a lui faire. La nature lui a refuse
+les dons supremes. Je l'ai trouve peu dispose a y suppleer par des
+avantages artificiels, mais du moins je lui ai montre un peu la
+vie. Je lui ai donne quelques lecons de finesse et de conduite qui
+paraitront peut-etre de trop a present, mais qui reviendront en
+valeur lorsqu'il sera d'age plus mur. Si sa carriere dans la ville
+n'a pas donne ce que j'en attendais, la raison s'en trouve
+uniquement de ce fait que j'ai la sottise de juger autrui d'apres
+l'ideal que je me suis fait. Toutefois, je suis bien dispose a son
+egard et je le regarde comme eminemment apte a la profession ou il
+va entrer.
+
+Il me tendit alors sa sacro-sainte tabatiere comme un gage
+solennel de sa bienveillance et quand mon esprit se reporte a ce
+temps-la, il y a peu de circonstances ou j'aie vu plus clairement
+briller cet eclair malicieux en ses grands yeux a l'expression
+hautaine, alors qu'il avait un pouce dans l'entournure de son
+gilet et qu'il m'offrait la petite boite brillante sur le creux de
+sa main blanche comme la neige.
+
+Il etait le type et le chef d'une etrange race d'hommes qui a
+disparu d'Angleterre, ce beau au sang abondant, au caractere
+viril, exquis dans sa toilette, etroit dans ses idees, grossier
+dans ses amusements, excentrique dans ses habitudes.
+
+Ces hommes traverserent l'histoire d'Angleterre d'un pas guinde,
+avec leurs absurdes cravates, leurs larges collets, leurs
+breloques dansantes et ils s'evanouirent dans ces sombres
+coulisses d'ou l'on ne revient jamais.
+
+Le monde, en se developpant, les a laisses derriere lui.
+
+Il n'y a plus de place en lui pour leurs modes bizarres, leurs
+mystifications, leurs excentricites soigneusement etudiees.
+
+Et cependant, derriere ce rideau, sous ces dehors de sottise dont
+ils prenaient si grand soin de se draper, c'etaient souvent des
+hommes energiques, d'une robuste personnalite.
+
+Les langoureux flaneurs de Saint-James etaient aussi les Yachtmen
+du Solent, les fins Cavaliers des comtes, les combattants qui se
+battaient sur la grande route ou dans quelque aventure matinale.
+
+C'est parmi eux que Wellington tria ses meilleurs officiers.
+
+Ils condescendent parfois a etre poetes, orateurs, et Byron,
+Charles James Fox, Castlereagh, ont conserve parmi eux quelque
+renommee.
+
+Je ne puis m'empecher de me demander comment l'histoire les
+comprendra, alors que moi-meme, qui connaissais si bien l'un
+d'eux, qui avais de son sang dans les veines, je n'ai pu faire la
+part de ce qui etait reel et ce qui etait du aux affectations
+qu'il avait cultivees avec tant de soin qu'elles avaient cesse de
+meriter ce nom-la.
+
+A travers les interstices de cette cuirasse de folie, j'ai maintes
+fois cru entrevoir les traits d'un homme genereux et sincere et je
+me plais a croire que ce ne fut pas une illusion.
+
+Le hasard ne voulut pas que les incidents de ce jour touchassent a
+leur fin.
+
+J'etais alle me coucher de bonne heure, mais il me fut impossible
+de dormir, car mon esprit revenait sans cesse au petit Jim et au
+changement extraordinaire qui s'etait produit dans son avenir et
+dans sa situation.
+
+J'etais encore a me retourner et a m'agiter dans mon lit, lorsque
+j'entendis le bruit de sabots de chevaux venant de la direction de
+Londres, et aussitot le grincement de roues qui tournaient pour
+s'arreter devant l'auberge.
+
+Mes fenetres se trouvaient ouvertes, car c'etait une fraiche nuit
+de printemps. J'entendis une voix qui demanda si Sir Lothian Hume
+se trouvait la.
+
+A ce nom je sautai a bas du lit et j'eus le temps de voir trois
+hommes descendre de la voiture et entrer a la file dans le
+vestibule eclaire de l'auberge.
+Les deux chevaux restaient immobiles sous le flot de lumiere qui
+tombait par la porte sur leurs epaules brunes et leurs tetes
+patientes.
+
+Dix minutes peut-etre s'ecoulerent.
+
+Alors j'entendis le bruit de pas nombreux et un groupe serre
+d'hommes franchit la porte avec fracas.
+
+-- Inutile d'employer la violence, dit une voix rauque. Au nom de
+qui cette poursuite?
+
+-- Au nom de plusieurs, monsieur. On vous a laisse de la corde
+dans l'espoir que vous gagneriez cette lutte de l'autre jour.
+Montant total: Douze mille livres.
+
+-- Voyons, mon ami, j'ai un rendez-vous des plus importants pour
+demain a sept heures. Je vous donnerai cinquante livres si vous me
+laissez libre jusque-la.
+
+-- C'est reellement impossible, monsieur. Il n'en faudrait pas
+tant pour nous faire perdre nos places d'employes du sherif.
+
+A la lumiere jaune que jetaient les lanternes de la voiture, je
+vis le baronnet jeter un coup d'oeil sur nos fenetres et sa haine
+nous aurait tues si ses yeux avaient ete des armes aussi terribles
+que ses pistolets.
+
+-- Je ne peux pas monter en voiture, a moins qu'on ne me delie les
+mains, dit-il.
+
+-- Tenez ferme, Billy, car il a l'air vicieux. Lachez un bras a la
+fois. Ah! Comme ca vous voudriez...
+
+-- Corcoran! Corcoran! hurla une voix.
+
+Puis je vis un plongeon, une lutte, une silhouette aux mouvements
+frenetiques qui arrivait a le detacher du groupe.
+
+Un coup violent fut lance et l'homme s'etala au milieu de la route
+eclairee par la lune faisant dans la poussiere des contorsions et
+des sauts comme une truite qu'on vient de mettre a terre.
+
+-- Le voila pris, cette fois. Tenez-le par les poignets. Et a
+present, avec ensemble!
+
+Il fut souleve comme un sac de farine et lance brutalement dans le
+fond de la voiture. Les trois hommes monterent d'un bond.
+
+Un fouet siffla dans l'obscurite et voila comment Sir Lothian
+Hume, le Corinthien a la mode, disparut de mes yeux et de ceux de
+tout le monde, excepte des gens charitables qui visitaient les
+prisons pour dettes.
+
+Lord Avon vecut deux ans de plus, temps suffisant pour qu'avec
+l'aide d'Ambroise il put prouver qu'il etait innocent du crime
+horrible sous l'ombre duquel il avait passe tant d'annees.
+
+Toutefois, il n'arriva pas a secouer les effets de ces annees
+passees dans des conditions malsaines, contraires aux lois de la
+nature.
+
+Ce furent seulement les soins devoues de sa femme et de son fils
+qui firent durer la flamme vacillante de sa vie.
+
+Celle que j'avais connue comme ancienne actrice a Anstey Cross
+devint la douairiere d'Avon, tandis que le petit Jim, aussi
+affectueux pour moi qu'au temps ou ensemble on chipait les nids
+d'oiseaux, ou on taquinait la truite, est devenu aujourd'hui Lord
+Avon, cheri de ses fermiers, le plus fin sportsman et l'homme le
+plus populaire qu'il y ait du Weald au Canal.
+
+Il epousa la seconde fille de Sir James Ovington et, comme j'ai vu
+cette semaine trois de ses petits enfants, il est fort probable
+que si les descendants de Sir Lothian Hume persistent a guigner le
+domaine, ils en seront pour leurs esperances, comme avant eux leur
+ancetre.
+
+La vieille maison de la Falaise Royale a ete demolie a cause des
+terribles souvenirs de famille qui la hantaient.
+
+Un bel edifice moderne s'est eleve a sa place.
+
+La loge situee sur la route de Brighton avait un air si coquet
+avec son treillage et ses massifs de roses que je ne fus pas le
+seul visiteur a declarer que je prefererais sa possession a celle
+de la grande maison de la-bas parmi les arbres.
+
+C'est la que pendant bien des annees, qui aboutirent a une
+tranquille et heureuse vieillesse, vecurent Jack Harrison et sa
+femme.
+
+Ils recurent ainsi au couchant de leur vie les soins et
+l'affection qu'ils avaient prodigues. Jamais Jack Harrison
+n'enjamba desormais le ring de vingt-quatre pieds, mais l'histoire
+de la grande lutte entre le forgeron et l'homme de l'Ouest est
+encore familiere aux vieux fideles du ring et rien ne lui plaisait
+plus que de la recommencer dans toutes les peripeties et tout en
+restant assis sous son auvent couvert de roses. Mais des qu'il
+entendait le bruit de la canne de sa femme se rapprocher, il se
+mettait a parler d'autre chose, du jardin et de son avenir, car
+elle etait toujours hantee par la crainte de le voir retourner au
+ring et, pour peu qu'elle restat une heure sans voir le vieillard,
+elle etait convaincue qu'il etait alle disputer la ceinture, au
+champion du jour, un parvenu.
+
+"Il livra le bon combat", inscrivit-on a sa priere, sur sa pierre
+funeraire, et quoique je sois convaincu que ses dernieres pensees
+furent pour Baruch le Noir et Wilson le Crabe, aucun de ceux qui
+le connaissaient ne se refusait a voir un sens symbolique dans ce
+resume de sa vie d'honnete et vaillant homme.
+
+Sir Charles Tregellis continua pendant quelque temps a montrer ses
+couleurs ecarlate et or a Newmarket et ses inimitables costumes a
+Saint-James.
+
+Ce fut lui qui inventa de mettre des boutons et des boucles au bas
+des pantalons de grande ceremonie et lui aussi qui ouvrit des
+perspectives nouvelles par ses recherches sur les merites compares
+de la colle de poisson et de l'empois dans le repassage des
+devants de chemise.
+
+Les vieux beaux, s'il en reste encore d'egares dans les coins chez
+_Arthur_ ou chez _White_, se rappellent peut-etre un arret rendu
+par Tregellis: a savoir que, pour qu'une cravate ait la raideur
+convenable, il faut qu'en la prenant par un des angles on la
+souleve aux trois quarts. Il y eut alors le schisme d'Alvanley et
+de son ecole, qui declarerent que c'etait assez de la moitie.
+
+Puis vint le regne de Brummel et la rupture declaree au sujet des
+collets de velours ou toute la ville marcha derriere le nouveau
+venu.
+
+Mon oncle, qui n'etait point ne pour passer au second rang apres
+n'importe qui, se retira aussitot a Saint-Albans et annonca qu'il
+en ferait le centre de la mode et de la societe pour remplacer
+Londres degenere.
+Toutefois, le maire et le conseil, lui ayant vote une adresse de
+remerciements pour ses projets bienveillants envers la ville et
+ayant commande a Londres des vetements pour cette circonstance,
+parurent tous avec des collets de velours.
+
+Cela produisit chez mon oncle un tel decouragement qu'il se mit au
+lit et ne parut plus en public.
+
+Sa fortune, par suite de laquelle une noble existence avait peut-
+etre ete manquee, fut repartie en un grand nombre de petits legs.
+L'un d'eux etait destine a Ambroise, son valet, mais il en reserva
+a sa soeur, ma mere, assez pour lui faire une vieillesse aussi
+ensoleillee, aussi agreable que je le pouvais desirer.
+
+Quant a moi, fil sans valeur auquel sont enfiles ces grains, j'ose
+a peine ajouter quelques mots sur mon propre compte, de peur que
+ces mots par lesquels je dois finir mon chapitre ne servent de
+commencement a un autre.
+
+Si je n'avais pas pris la plume pour vous raconter une histoire de
+terrien, j'aurais peut-etre reussi a vous faire un meilleur recit
+de marin, mais on ne peut pas mettre dans un seul cadre deux
+tableaux destines a se faire vis-a-vis.
+
+Le jour viendra peut-etre ou je mettrai par ecrit tous les
+souvenirs que j'ai gardes de la grande bataille qui se livra sur
+mer.
+
+J'y dirai comment mon pere y finit sa glorieuse carriere en
+frottant la peinture de son navire contre celle d'un vaisseau
+espagnol de quatre-vingts canons et celle d'un vaisseau espagnol
+de soixante-quatorze.
+
+Il tomba sur sa poupe brisee en mangeant une pomme.
+
+Je vois les barres de fumee en cette soiree d'octobre tournoyer
+lentement sur les flots de l'Atlantique, puis se lever, monter,
+monter, jusqu'a ce qu'ils fussent dechires ces legers flocons et
+perdus dans l'infini bleu du ciel. Et en meme temps qu'eux se leva
+le nuage qui etait reste suspendu sur le pays. Il s'amincit,
+s'attenua de meme, jusqu'au jour ou le soleil de Dieu, l'astre de
+paix et de securite, vint encore briller sur nous et cette fois,
+nous l'esperons, sans crainte d'un obscurcissement nouveau.
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR ***
+
+***** This file should be named 13734.txt or 13734.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13734/
+
+Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the
+Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is
+also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format,
+Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
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+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
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+
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+
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+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
+
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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