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diff --git a/13734.txt b/13734.txt new file mode 100644 index 0000000..de2524a --- /dev/null +++ b/13734.txt @@ -0,0 +1,13885 @@ +The Project Gutenberg EBook of Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Jim Harrison, boxeur + +Author: Arthur Conan Doyle + +Release Date: October 13, 2004 [EBook #13734] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + + + + + +Arthur Conan Doyle + +JIM HARRISON, BOXEUR + +Titre original: Rodney Stone + +(1910) + + +Table des matieres + +_Preface_ +I -- FRIAR'S OAK +II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE +III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS +IV -- LA PAIX D'AMIENS +V -- LE BEAU TREGELLIS +VI -- SUR LE SEUIL +VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE +VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON +IX -- CHEZ WATTIER +X -- LES HOMMES DU RING +XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES +XII -- LE CAFE FLADONG +XIII -- LORD NELSON +XIV -- SUR LA ROUTE +XV -- JEU DELOYAL +XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY +XVII -- AUTOUR DU RING +XVIII -- LA DERNIERE BATAILLE DU FORGERON +XIX -- A LA FALAISE ROYALE +XX -- LORD AVON +XXI -- LE RECIT DU VALET +XXII -- DENOUEMENT + + +_Preface_ + + +_Dans un roman anterieur qui a ete fort bien accueilli par le +public francais, _La grande Ombre_, Conan Doyle avait aborde +l'epoque de la lutte acharnee entre l'Angleterre et Napoleon. Il +avait accompagne jusque sur le champ de bataille de Waterloo un +jeune villageois arrache au calme des falaises natales par le +desir de proteger le sol national contre le cauchemar de +l'invasion francaise, qui hantait alors les imaginations +britanniques._ + +_Cette fois, dans une oeuvre nouvelle, la peinture est plus +large._ + +_C'est toute l'Angleterre du temps du roi Georges qui revit d'une +vie intense dans les pages de _Jim Harrison boxeur_, avec son +prince de Galles aux inepuisables dettes, ses dandys elegants et +bizarres, ses marins audacieux et tenaces groupes avec art autour +de Nelson et de la trop celebre Lady Hamilton, ses champions de +boxe dont les exploits entretiennent au dela de la Manche le gout +des exercices violents, entrainement indispensable a un peuple qui +voulait tenir tete aux grognards de Napoleon, aux marins de nos +escadres et aux corsaires de Surcouf et de ses emules._ + +_Le tableau est complet et trace par une plume competente, Conan +Doyle s'appliquant a decrire ce qu'il connait bien et evitant des +lors les grosses erreurs qui tachent certains de ses romans +historiques, _Les Refugies_ par exemple._ + +_Les editions anglaises portent le titre de _Rodney Stone_. C'est, +en effet, le fils du marin Stone, compagnon de Nelson, qui est +cense tenir la plume et evoquer le souvenir des jours de sa +jeunesse pour l'instruction de ses enfants. Mais Rodney Stone, +s'il est le fil qui relie les feuillets du recit, n'en est jamais +le heros. Ame simple et moyenne, il n'a pas l'envergure qui +conquiert l'interet._ + +_Le vrai heros du roman, c'est Jim Harrison, eleve par le champion +Harrison qui s'est retire du Ring apres un terrible combat ou il +faillit tuer son adversaire, et etabli forgeron a Friar's Oak._ + +_N'est-ce pas lui qui entraine Stone a la Falaise Royale, dans le +chateau abandonne, a la suite de la disparition etrange de lord +Avon accuse du meurtre de son frere?_ + +_N'est-ce pas lui qui devient le protege, et plutot le protecteur, +de miss Hinton, la Polly du theatre de Haymarket, la vieillissante +actrice de genre que l'isolement fait chercher une consolation +dans le gin et le whisky?_ + +_N'est-ce pas lui que nous voyons, au denouement du roman, fils +avoue et legitime de lord Avon par un de ces mariages secrets si +faciles avec la loi anglaise et qui nous semblent toujours un pur +moyen de comedie?_ + +_N'est-ce pas a lui qu'aboutit toute cette peinture du Ring, de +ses rivalites, de ses gageures, de ses paris, de ses intrigues?_ + +_Aussi avons-nous cru bien faire d'adopter pour cette edition +francaise, preparee par nous de longue main, le titre de _Jim +Harrison boxeur_._ + +_La boxe a tenu une telle place dans la vie anglaise du temps du +roi Georges qu'il parait extraordinaire que le sport anglais par +excellence, cher a Byron et au prince de Galles, chef de file des +dandys, ait attendu jusqu'a nos jours un peintre._ + +_Et voila cependant la premiere fois qu'un de ces romanciers, qui +ont l'oreille des foules, entreprend le recit de la vie et de +l'entrainement d'un grand boxeur d'autrefois._ + +_Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, Bill War, Caleb Baldwin, Sam le +Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent en Conan Doyle leur +portraitiste, il faudrait presque dire leur poete._ + +_Comme il le remarque fort judicieusement, le sport du Ring a +puissamment contribue a developper dans la race britannique ce +mepris de la douleur et du danger qui firent une Angleterre +forte._ + +_De la instinctivement la tendance de l'opinion a s'enthousiasmer, +a se passionner pour les hommes du Ring, professeurs d'energie et +en quelque sorte contrepoids a ce qu'il y avait d'affadissant et +d'enervant dans le luxe des petits-maitres, des Corinthiens et des +dandys tout occupes de toilettes et de futilites, en une heure +aussi grave pour la vie nationale anglaise_ + +_Qu'a cote de l'entretien de cet ideal de bravoure et d'endurance, +il y eut comme revers de la medaille la brutalite des moeurs, la +demoralisation qu'amene l'intervention de l'argent dans ce qui est +humain, Conan Doyle ne le nie certes pas, mais la corruption des +meilleures choses ne prouve pas qu'elles n'ont pas ete bonnes._ + +_Si nos peres n'ont pas compris le systeme anglais, s'ils n'ont +voulu y voir que les boucheries que raillait le chansonnier +Beranger, les hommes de notre generation ont vu plus +equitablement. Ils ont donne a la boxe son droit de cite en France +et repare l'injustice de leurs predecesseurs._ + +_Voila pourquoi, en ecrivant _Jim Harrison boxeur_, Conan Doyle a +bien merite aux yeux de tous ceux, amateurs ou professionnels, qui +se sont de nos jours passionnes pour la boxe. Jim Harrison boxeur +est donc certain de trouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre +ceux qui sont deja les fideles resolus du romancier anglais, +toujours assures de trouver dans son oeuvre un interet palpitant +et des emotions saines._ + +_ALBERT SAVINE._ + +I -- FRIAR'S OAK + + +Aujourd'hui, 1er janvier de l'annee 1851, le dix-neuvieme siecle +est arrive a sa moitie, et parmi nous qui avons ete jeunes avec +lui, un bon nombre ont deja recu des avertissements qui nous +apprennent qu'il nous a uses. + +Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos tetes grisonnantes et +nous parlons de la grande epoque que nous avons connue, mais quand +c'est avec nos fils que nous nous entretenons, nous eprouvons de +grandes difficultes a nous faire comprendre. + +Nous et nos peres qui nous ont precedes, nous avons passe notre +vie dans des conditions fort semblables; mais eux, avec leurs +chemins de fer, leurs bateaux a vapeur, ils appartiennent a un +siecle different. + +Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d'histoire entre +les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans +contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la +Liberte s'enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa +son sang, comment le noble Pitt eut le coeur brise dans ses +efforts pour l'empecher de s'envoler de chez nous pour se refugier +de l'autre cote de l'Atlantique. + +Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traite, +de telle bataille, mais je ne sais ou ils trouveront des details +sur nous-memes, ou ils apprendront quelle sorte de gens nous +etions, quel genre de vie etait le notre et sous quel aspect le +monde apparaissait a nos yeux, quand nos yeux etaient jeunes, +comme le sont aujourd'hui les leurs. + +Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas +pourtant que je me propose d'ecrire une histoire. +Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint a peine les +debuts de l'age adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence +d'autrui, je n'ai guere le droit de parler de la mienne. + +C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et +bien des annees devaient se passer avant le jour ou je regardai +dans les yeux celle qui fut la mere de mes enfants. + +Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont +assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant +que nous allons chercher une echelle, et ces routes que nous +parcourions en tenant leurs petites mains dans les notres, nous +sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras. + +Mais je parlerai uniquement d'un temps ou l'amour d'une mere etait +le seul amour que je connusse. + +Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'etes pas de +ceux pour qui j'ecris. + +Mais s'il vous plait de penetrer avec moi dans ce monde oublie, +s'il vous plait de faire connaissance avec le petit Jim, avec le +champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon pere, qui fut un +des fideles de Nelson, si vous tenez a entrevoir ce celebre homme +de mer lui-meme, et Georges qui devint par la suite l'indigne roi +d'Angleterre, si par-dessus tout vous desirez voir mon fameux +oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maitres, et les +grands champions, dont les noms sont encore familiers a vos +oreilles, alors donnez la main, et... en route. + +Mais je dois vous prevenir: si vous vous attendez a trouver sous +la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous +exposez a une desillusion. + +Lorsque je jette les yeux sur les etageres qui supportent mes +livres, je reconnais que ceux-la seuls se sont hasardes a ecrire +leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves. + +Pour moi, je me tiendrais pour tres satisfait si l'on pouvait +juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la +moyenne. + +Des hommes d'action auraient peut-etre eu quelque estime pour mon +intelligence et des hommes de tete quelque estime de mon energie. +Voila ce que je peux desirer de mieux sur mon compte. + +En dehors d'une aptitude innee pour la musique, et telle que +j'arrive le plus aisement, le plus naturellement, a me rendre +maitre du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune +superiorite dont j'aie lieu de me faire honneur aupres de mes +camarades. + +En toutes choses, j'ai ete un homme qui s'arrete a mi-route, car +je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et +avant que la nature eut poudre ma chevelure a sa facon, la nuance +etait intermediaire entre le blanc de lin et le brun. + +Il est peut-etre une pretention que je peux hasarder; c'est que +mon admiration pour un homme superieur a moi n'a jamais ete melee +de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et +l'ai comprise telle qu'elle etait. + +C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je +me mets a ecrire mes souvenirs. + +Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que +possible ma personnalite en dehors du tableau. + +Si vous arrivez a me regarder comme un fil mince et incolore, qui +servirait a reunir mes petites perles, vous m'accueillerez dans +les conditions memes ou je desire etre accueilli. + +Notre famille, les Stone, etait depuis bien des generations vouee +a la marine et il etait de tradition, chez nous, que l'aine portat +le nom du commandant favori de son pere. + +C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre genealogie +jusqu'a l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau a haut +gaillard, a l'avant en eperon, lors de la guerre contre les +Hollandais. + +Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons a mon pere Anson +Stone qui a son tour me baptisa Rodney Stone en l'eglise +paroissiale de Saint-Thomas, a Portsmouth, en l'an de grace 1786. + +Tout en ecrivant, je regarde par la fenetre de mon jardin, +j'apercois mon grand garcon de fils, et si je venais a appeler +"Nelson!", vous verriez que je suis reste fidele aux traditions de +famille. + +Ma bonne mere, la meilleure qui fut jamais, etait la seconde fille +du Reverend John Tregellis, cure de Milton, petite paroisse sur +les confins de la plaine marecageuse de Langstone. + +Elle appartenait a une famille pauvre, mais qui jouissait d'une +certaine consideration, car elle avait pour frere aine le fameux +Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant herite d'un opulent +marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des +conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de +Galles. + +J'aurai a parler plus longuement de lui par la suite, mais vous +vous souviendrez des maintenant qu'il etait mon oncle et le frere +de ma mere. +Je puis me la representer pendant tout le cours de sa belle +existence, car elle etait toute jeune quand elle se maria. + +Elle n'etait guere plus agee quand je la revois dans mon souvenir +avec ses doigts actifs et sa douce voix. + +Elle m'apparait comme une charmante femme aux doux yeux de +tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se +redressant quand meme bravement. + +Dans mes souvenirs de ce temps-la, je la vois constamment vetue de +je ne sais quelle etoffe de pourpre a reflets changeants, avec un +foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir +ses doigts agiles pendant qu'elle tricote. + +Je la revois encore dans les annees du milieu de sa vie, douce, +aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les +menant a bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde +d'un lieutenant, et reussissant a faire marcher le menage du +cottage du Friar's Oak et a tenir bonne figure dans le monde. + +Et maintenant, je n'ai qu'a m'avancer dans le salon, pour la +revoir encore, apres quatre-vingts ans d'une existence de sainte, +en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet +coquettement enrubanne, ses lunettes a monture d'or, son epais +chale de laine borde de bleu. + +Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand +elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier +est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez +peut-etre de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez +plus d'un mariage, mais votre mere est la premiere et la derniere +amie. Cherissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour +viendra ou tout acte irraisonne, ou toute parole jetee avec +insouciance, reviendra en arriere se planter comme un aiguillon +dans votre coeur. +Telle etait donc ma mere, et quant a mon pere, la meilleure +occasion pour faire son portrait, c'est l'epoque ou il nous revint +de la Mediterranee. + +Pendant toute mon enfance, il n'avait ete pour moi qu'un nom et +une figure dans une miniature que ma mere portait suspendue a son +cou. + +Dans les debuts, on me dit qu'il combattait contre les Francais. + +Quelques annees plus tard, il fut moins souvent question de +Francais et on parla plus souvent du general Bonaparte. + +Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai a la +boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse. + +C'etait donc la l'ennemi par excellence, celui que mon pere avait +combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans treve. + +Pour mon imagination d'enfant, c'etait une affaire d'honneur +d'homme a homme, et je me representais toujours mon pere et cet +homme rase de pres, aux levres minces, aux prises, chancelant, +roulant dans un corps a corps furieux qui durait des annees. + +Ce fut seulement apres mon entree a l'ecole de grammaire que je +compris combien il y avait de petits garcons dont les peres +etaient dans le meme cas. + +Une fois seulement, au cours de ces longues annees, mon pere +revint a la maison. + +Par la, vous voyez ce que c'etait d'etre la femme d'un marin en ce +temps-la. + +C'etait aussitot apres que nous eumes quitte Portsmouth pour nous +etablir a Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de +s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider a gagner son nouveau +nom de Lord Saint-Vincent. + +Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par +ses recits de batailles et je me souviens, comme si c'etait +d'hier, de l'epouvante que j'eprouvai en voyant une tache de sang +sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point, +provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant. + +A cette epoque je restai convaincu que ce sang avait jailli du +corps d'un Francais ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur +devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tete. + +Ma mere pleura amerement apres son depart. + +Quant a moi, je ne fus pas fache de voir son dos bleu et ses +culottes blanches s'eloigner par l'allee du jardin, car je +sentais, en mon insouciance et mon egoisme d'enfant, que nous +etions plus pres l'un de l'autre, quand nous etions ensemble, elle +et moi. + +J'etais dans ma onzieme annee quand nous quittames Portsmouth, +pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, +qui nous fut recommande par mon oncle, Sir Charles Tregellis. + +Un de ses amis intimes, Lord Avon, possedait sa residence pres de +la. + +Le motif de notre demenagement, c'etait qu'on vivait a meilleur +marche a la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma mere de +garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait a distance +du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser a recevoir + +C'etait une epoque d'epreuves pour tout le monde, excepte pour les +fermiers. Ils faisaient de tels benefices qu'ils pouvaient, a ce +que j'ai entendu dire, laisser la moitie de leurs terres en +jachere, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur +rapportait le reste. + +Le ble se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de +quatre livres un shilling neuf pences. + +Nous aurions eu grand peine a vivre, meme dans le paisible cottage +de Friar's Oak sans la part de prises revenant a l'escadre de +blocus sur laquelle servait mon pere. + +La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest +n'avait guere que de l'honneur a gagner. Mais les fregates qui les +accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires +caboteurs, et, comme conformement aux regles de service elles +etaient considerees comme dependant de la flotte, le produit de +leurs prises etait reparti au marc le franc. + +Mon pere fut ainsi a meme d'envoyer a la maison des sommes +suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon sejour a +l'ecole que dirigeait Mr Joshua Allen. + +J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait. + +Ce fut a l'ecole d'Allen que je fis la connaissance de Jim +Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appele. Il etait le +neveu du champion Harrison, de la forge du village. + +Je me le rappelle encore, tel qu'il etait en ce temps-la, avec ses +grands membres degingandes, aux mouvements maladroits comme ceux +d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tete +a toutes les femmes qui passaient. + +C'est de ce temps-la que date une amitie qui a dure toute notre +vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue +d'un livre, et de son cote, il m'enseigna la boxe et la lutte, il +m'apprit a chatouiller la truite dans l'Adur, a prendre des lapins +au piege sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi +leste qu'il avait le cerveau lent. + +Mais il etait mon aine de deux ans, de sorte que longtemps avant +que j'aie quitte l'ecole, il etait alle aider son oncle a la +forge. + +Friar's Oak est situe dans un pli des Dunes et la quarantieme +borne milliaire entre Londres et Brighton est posee sur la limite +meme du village. + +Ce n'est qu'un hameau, a l'eglise vetue de lierre, avec un beau +presbytere et une rangee de cottages en briques rouges, dont +chacun est isole par son jardinet. + +A une extremite du village se trouvait la forge du champion +Harrison, a l'autre l'ecole de Mr Allen. + +Le cottage jaune, un peu a l'ecart de la route, avec son etage +superieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie +fixes dans le platre, c'est celui que nous habitions. + +Je ne sais s'il est encore debout. + +Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit +propre a subir des changements. + +Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche, +etait situee l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John +Cummings. + +Ce personnage jouissait d'une tres bonne reputation locale, mais +quand il etait en voyage, il etait sujet a d'etranges +derangements, ainsi qu'on le verra plus tard. + +Bien qu'il y eut un courant continu de commerce sur la route, les +coches venant de Brighton en etaient encore trop pres pour faire +halte et ceux de Londres trop presses d'arriver a destination, de +sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante brisee, d'une +roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif +des gens du village. + +C'etait juste l'epoque ou le prince de Galles venait de construire +a Brighton son bizarre palais pres de la mer. + +En consequence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'ecoulait +pas un jour que nous ne vissions defiler a grand bruit, devant nos +portes, une ou deux centaines de phaetons. + +Le petit Jim et moi, nous avons passe maintes soirees d'ete +allonges dans l'herbe a contempler tout ce grand monde, a saluer +de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu +d'un nuage de poussiere et les postillons penches en avant, les +trompettes retentissantes, les cochers coiffes de chapeaux bas a +bords tres releves, avec la figure aussi cramoisie que leurs +habits. + +Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait +a haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient +ses gros membres mal articules, ses epaules disloquees, ils +l'auraient peut-etre regarde de plus pres et lui auraient accorde +leurs encouragements. + +Le petit Jim n'avait connu ni son pere ni sa mere, et toute sa vie +s'etait ecoulee chez son oncle, le champion Harrison. Harrison, +c'etait le forgeron de Friar's Oak. + +Il avait recu ce surnom, le jour ou il avait combattu avec Tom +Johnson, qui etait alors en possession de la ceinture +d'Angleterre, et il l'aurait surement battu sans l'apparition des +magistrats du comte de Bedford qui interrompirent la bataille. + +Pendant des annees, Harrison n'eut pas son pareil pour l'ardeur a +combattre et pour son adresse a porter un coup decisif, bien qu'il +ait toujours ete, a ce que l'on dit, lent sur ses jambes. + +A la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le +combat par un coup lance a toute volee, qui non seulement rejeta +son adversaire par-dessus la corde d'arriere, mais qui encore le +mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort. + +Harrison fut, pendant tout ce temps-la, dans un etat voisin de la +folie. Il s'attendait d'heure en heure a se voir prendre au collet +par un agent de Bow Street et condamner a mort. + +Cette mesaventure, ajoutee aux prieres de sa femme, le decida a +renoncer pour toujours au champ clos et a reserver sa grande force +musculaire pour le metier ou elle paraissait devoir trouver un +emploi avantageux. + +Grace au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait +avoir de l'ouvrage en abondance a Friar's Oak. + +Il ne tarda pas longtemps a devenir le plus riche des gens du +village; et quand il se rendait, le dimanche, a l'eglise avec sa +femme et son neveu, c'etait une famille d'apparence aussi +respectable qu'on pouvait le desirer. +Il n'etait point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus, +et l'on disait souvent que s'il avait pu allonger davantage son +rayon d'action, il aurait ete en etat de tenir tete a Jackson ou a +Belcher, dans leurs meilleurs jours. + +Sa poitrine etait un tonneau. + +Ses avant-bras etaient les plus puissants que j'aie jamais vus, +avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies +luisantes, comme un bloc de roche polie par l'action des eaux. + +Neanmoins, avec toute cette vigueur, c'etait un homme lent, range, +doux, en sorte que personne n'etait plus aime que lui, dans cette +region campagnarde. + +Sa figure aux gros traits, bien rasee, pouvait prendre une +expression fort dure, ainsi que je l'ai vu a l'occasion, mais pour +moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours +un sourire sur les levres, et la bienvenue dans les yeux. Dans +tout le pays, il n'y avait pas un mendiant qui ne sut que s'il +avait des muscles d'acier, son coeur etait des plus tendres. + +Son sujet favori de conversation, c'etait ses rencontres +d'autrefois, mais il se taisait, des qu'il voyait venir sa petite +femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci etait +de lui voir jeter la le marteau et la lime pour retourner au champ +clos. Et vous n'oubliez pas que son ancienne profession n'etait +nullement atteinte a cette epoque de la deconsideration qui la +frappa dans la suite. L'opinion publique est devenue defavorable, +parce que cet etat avait fini par devenir le monopole des coquins +et parce qu'il encourageait les mefaits commis sur l'arene. + +Le boxeur honnete et brave a vu lui aussi se former autour de lui +un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et +nobles courses de chevaux. +C'est pour cela que l'Arene se meurt en Angleterre et nous pouvons +supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se +trouvera personne pour leur succeder. Mais il en etait autrement a +l'epoque dont je parle. + +L'opinion publique etait des plus favorables aux lutteurs et il y +avait de bonnes raisons pour qu'il en fut ainsi. + +On etait en guerre. L'Angleterre avait une armee et une flotte +composees uniquement de volontaires, qui s'y engageaient pour +obeir a leur instinct batailleur, et elle avait en face d'elle un +pays ou une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un +soldat. + +Si le peuple n'avait pas eu en surabondance cette humeur +batailleuse, il est certain que l'Angleterre aurait succombe. + +On pensait donc et on pense encore que, les choses etant ainsi, +une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille +hommes pour temoins et que trois millions d'hommes pouvaient +disputer, devait contribuer a entretenir un ideal de bravoure et +d'endurance. + +Sans doute, c'etait un exercice brutal, et la brutalite meme en +etait la fin derniere, mais c'etait moins brutal que la guerre qui +doit pourtant lui survivre. + +Est-il logique d'inculquer a un peuple des moeurs pacifiques, en +un siecle ou son existence meme peut dependre de son temperament +guerrier? + +C'est une question que j'abandonne a des tetes plus sages que la +mienne. + +Mais, c'etait ainsi que nous pensions au temps de nos grands-peres +et c'est pourquoi on voyait des hommes d'Etat comme Wyndham, comme +Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l'Arene. + +Ce simple fait, que des personnages considerables se declaraient +pour elle, suffisait a lui seul pour ecarter la canaillerie qui +s'y glissa par la suite. + +Pendant plus de vingt ans, a l'epoque de Jackson, de Brain, de +Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les maitres +de l'Arene furent des hommes dont la probite etait au-dessus de +tout soupcon et ces vingt-la etaient justement, comme je l'ai dit, +a l'epoque ou l'Arene pouvait servir un interet national. + +Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d'un incendie une +jeune fille de Bristol, comment Jackson s'acquit l'estime et +l'amitie des gens les plus distingues de son temps et comment +Gully conquit un siege dans le premier Parlement reforme. + +C'etaient ces hommes-la qui determinaient l'ideal. Leur profession +se recommandait d'elle-meme par les conditions qu'elle exigeait, +le succes y etant interdit a quiconque etait ivrogne ou menait une +vie de debauche. + +Il y avait, parmi les lutteurs d'alors, des exceptions sans doute, +des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je +repete qu'en majorite, ils etaient d'honnetes gens, portant la +bravoure et l'endurance a un degre incroyable et faisant honneur +au pays qui les avait enfantes. + +Ainsi que vous le verrez, la destinee me permit de les frequenter +quelque peu et je parle d'eux en connaissance de cause. + +Je puis vous assurer que nous etions fiers de posseder dans notre +village un homme tel que le champion Harrison, et quand des +voyageurs faisaient un sejour a l'auberge, ils ne manquaient pas +d'aller faire un tour a la forge, rien que pour jouir de sa vue. + +Il valait bien la peine d'etre regarde, surtout par un soir de +mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros +muscles et sur la fiere figure de faucon qu'avait le petit Jim, +pendant qu'ils travaillaient, a tour de bras, un coutre de charrue +tout rutilant et se dessinaient a chaque coup dans un cadre +d'etincelles. + +Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres +lance a toute volee, pendant que Jim en frappait deux de son +marteau a main. + +La sonorite du clunk! clink-clink! clunk! clink-clink! etait un +appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me +disais que tous les deux etant affaires a l'enclume, il y avait +pour moi une place au soufflet. + +Je me souviens qu'une fois seulement, au cours de ces annees +passees au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un +instant quelle sorte d'homme il avait ete jadis. + +Par une matinee d'ete le petit Jim et moi etions debout pres de la +porte de la forge, quand une voiture privee, avec ses quatre +chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec +un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un +fer a cheval a demi courbe dans ses pinces, pour y jeter un coup +d'oeil. + +Un gentleman, couvert d'une houppelande blanche de cocher, un +Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-la, conduisait et +une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, etaient +perches derriere lui. +Peut-etre que les vastes dimensions du forgeron attirerent son +attention, peut-etre fut-ce simple hasard, mais comme il passait, +la laniere du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla +et nous l'entendimes cingler d'un coup sec le tablier de cuir du +forgeron. + +-- Hola, maitre, cria le forgeron en le suivant du regard, votre +place n'est pas sur le siege, tant que vous ne saurez pas mieux +manier un fouet. + +-- Qu'est-ce que c'est? dit le conducteur en tirant sur les renes. + +-- Je vous invite a faire attention, maitre, ou bien il y aura un +oeil de moins sur la route ou vous conduisez. + +-- Ah! c'est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur +en placant le fouet dans la gaine et otant ses gants de cheval. +Nous allons causer un peu, mon beau gaillard. + +Les gentilshommes sportsmen de ce temps-la etaient d'excellents +boxeurs pour la plupart, car c'etait la mode de suivre le cours de +Mendoza tout comme quelques annees plus tard, il n'y avait pas un +homme de la ville qui n'eut porte le masque d'escrime avec +Jackson. + +Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais +devant la chance d'une aventure de grande route et il arrivait +bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se +vanter apres qu'un jeune beau ait mis habit bas pour boxer avec +lui. + +Celui-la s'elanca du siege avec l'empressement d'un homme qui n'a +pas de doutes sur l'issue de la querelle et, apres avoir accroche +sa houppelande a collet a la barre de dessus, il retourna +coquettement les manchettes plissees de sa chemise de batiste. +-- Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il. + +Les amis, qui etaient sur la voiture, savaient, j'en suis certain, +qui etait ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier +ordre de voir leur camarade donner tete baissee dans le piege. + +Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient a +grands cris des phrases, des conseils. + +-- Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick, criaient-ils. +Servez-lui son dejeuner a ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son +tas de cendre. Et depechez-vous, sans quoi vous allez voir son +dos. + +Encourage par ces clameurs, le jeune patricien s'avanca vers son +homme. + +Le forgeron ne bougea pas, mais ses levres se contracterent avec +une expression farouche pendant que ses gros sourcils +s'abaissaient sur ses yeux percants et gris. + +Il avait lache les tenailles et les bras libres etaient ballants. + +-- Faites attention, mon maitre, dit-il. Sans cela vous allez vous +faire poivrer. + +Il y avait dans cette voix un ton d'assurance, il y avait dans +cette attitude une fermete calme, qui firent deviner le danger au +jeune Lord. + +Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussitot ses +mains tomberent, sa figure s'allongea. + +-- Pardieu! s'ecria-t-il, c'est Jack Harrison. +-- Lui-meme, mon maitre. + +-- Ah! je croyais avoir affaire a quelque mangeur de lard du comte +d'Essex. Eh! eh! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour +ou vous avez presque tue Baruch le noir, ce qui m'a coute cent +bonnes livres. + +Quels hurlements poussait-on sur la voiture! + +-- _Kiss! Kiss!_ Par Dieu! criaient-ils, c'est Jack Harrison +l'assommeur. Lord Frederick etait sur le point de s'en prendre a +l'ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et +voyons ce qui arrivera. + +Mais le conducteur etait deja remonte sur son siege et riait plus +fort que tous ses camarades. + +-- Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il. +Sont-ce la vos fils? + +-- Celui-ci est mon neveu, maitre. + +-- Voici une guinee pour lui. Il ne pourra pas dire que je l'aie +prive de son oncle. + +Et ayant mis ainsi les rieurs de son cote par la facon gaie de +prendre les choses, il fit claquer son fouet et l'on partit a fond +de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres, +tandis que Harrison, son fer non acheve a la main, rentrait chez +lui en sifflant. + +II -- LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE + + +Tel etait donc le champion Harrison. + +Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non +seulement parce qu'il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce +qu'en avancant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez +que c'est son histoire encore plus que la mienne et qu'il arriva +un temps ou son nom et sa reputation furent sur les levres de tout +le peuple anglais. + +Vous prendrez donc votre parti de m'entendre vous exposer son +caractere, tel qu'il etait a cette epoque, et particulierement +vous raconter une aventure tres singuliere qui n'est pas de nature +a s'effacer jamais de notre memoire a tous deux. + +On etait bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante, +car il avait l'air d'appartenir a une race, a une famille bien +differentes de la leur. + +Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas- +cotes de l'eglise le dimanche, tout d'abord l'homme aux epaules +carrees, aux formes trapues, puis la petite femme a la physionomie +et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits +accentues, aux boucles noires, dont le pas etait si elastique et +si leger qu'il ne paraissait tenir a la terre que par un lien plus +mince que les villageois a la lourde allure dont il etait entoure. + +Il n'avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais +pour peu qu'on se connut en hommes (et toutes les femmes au moins +s'y entendent) il etait impossible de voir ses epaules parfaites, +ses hanches etroites, sa tete fiere posee sur son cou, comme un +aigle sur son perchoir, sans eprouver cette joie tranquille que +nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de +satisfaction de soi que l'on ressent, en leur presence, comme si +l'on avait contribue a leur creation. + +Mais nous avons l'habitude d'associer la beaute chez un homme avec +la mollesse. + +Je ne vois aucune raison a cette association d'idees; en tout cas, +la mollesse n'apparut jamais chez Jim. + +De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est aucun dont le +coeur et l'esprit rappelassent davantage la durete du fer. + +En etait-il un seul parmi nous qui fut capable d'aller de son pas +ou de le suivre, soit a la course, soit a la nage? + +Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait ose se +pencher par-dessus l'escarpement de Wolstonbury et descendre +jusqu'a cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon +battait des ailes a ses oreilles, en de vains efforts, pour +l'ecarter de son nid. + +Il n'avait que seize ans et ses cartilages ne s'etaient pas encore +ossifies, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de +Burgess Hill, qui s'etait donne le surnom de _Coq des dunes du +sud_. + +Ce fut apres cela que le champion Harrison entreprit de lui donner +des lecons regulieres de boxe. + +-- J'aimerais autant que vous renonciez a la boxe, petit Jim, dit- +il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez a mordre, +ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir +tete a n'importe qui du pays du sud. + +Et il ne mit pas longtemps a tenir sa promesse. + +J'ai deja dit que le petit Jim n'aimait guere ses livres, mais par +la j'entendais des livres d'ecole, car des qu'il s'agissait de +romans de n'importe quel sujet qui touchait de pres ou de loin aux +aventures, a la galanterie, il etait impossible de l'en arracher, +avant qu'il eut fini. + +Lorsqu'un livre de cette sorte lui tombait entre les mains, +Friar's Oak et la forge n'etaient plus pour lui qu'un reve et sa +vie se passait a parcourir l'Ocean, a errer sur les vastes +continents, en compagnie des heros du romancier. + +Et il m'entrainait a partager ses enthousiasmes, si bien que je +fus heureux de me faire le _Vendredi_ de ce _Crusoe_, quand il +decida que le petit bois de Clayton etait une ile deserte et que +nous y etions jetes pour une semaine. + +Mais lorsque je m'apercus qu'il s'agissait de coucher en plein +air, sans abri, toutes les nuits, et qu'il proposa de nous nourrir +de moutons des dunes, (de chevres sauvages, ainsi qu'il les +denommait) en les faisant cuire sur du feu que l'on obtiendrait +par le frottement de deux batons, le coeur me manqua et je +retournai aupres de ma mere. + +Quant a Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade +semaine, et au bout de ce temps, il revint l'air plus sauvage et +plus sale que son heros, tel qu'on le voit dans les livres a +images. + +Heureusement, il n'avait parle que de tenir une semaine, car s'il +s'etait agi d'un mois, il serait mort de froid et de faim, avant +que son orgueil lui permit de retourner a la maison. + +L'orgueil! C'etait la le fond de la nature de Jim. +A mes yeux, c'etait un attribut mixte, moitie vertu, moitie vice. +Une vertu, en ce qu'il maintient un homme au-dessus de la fange, +un vice, en ce qu'il lui rend le relevement difficile quand il est +une fois dechu. + +Jim etait orgueilleux jusque dans la moelle des os. + +Vous vous rappelez la guinee que le jeune Lord lui avait jetee du +haut de son siege. Deux jours apres, quelqu'un la ramassa dans la +boue au bord de la route. + +Jim seul avait vu a quel endroit elle etait tombee et il n'avait +meme pas daigne la montrer du doigt a un mendiant. + +Il ne s'abaissait pas davantage a donner une explication en +semblable circonstance. Il repondait a toutes les remontrances par +une moue des levres et un eclair dans ses yeux noirs. + +Meme a l'ecole, il etait tout pareil. Il se montrait si convaincu +de sa dignite, qu'il imposait aux autres sa conviction. + +Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu'un angle droit +etait un angle qui avait le caractere droit, ou bien mettre Panama +en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n'aurait pas plus songe a +lever sa canne contre lui qu'a la laisser tomber sur moi si +j'avais dit quelque chose de ce genre. + +C'etait ainsi. Bien que Jim ne fut le fils de personne, et que je +fusse le fils d'un officier du roi, il me parut toujours qu'il +avait montre de la condescendance en me prenant pour ami. + +Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure +a laquelle je ne puis songer sans un frisson. + +La chose arriva en aout 1799, ou peut-etre bien dans les premiers +jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le +coucou dans le bois de Patcham et que, d'apres Jim, c'etait sans +doute pour la derniere fois. + +C'etait ma demi-journee de conge du samedi et nous la passames sur +les dunes, comme nous faisions souvent. + +Notre retraite favorite etait au-dela de Wolstonbury, ou nous +pouvions nous vautrer sur l'herbe elastique, moelleuse, des +calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en +causant avec les bergers appuyes sur leurs bizarres houlettes a la +forme antique de crochet, datant de l'epoque ou le Sussex avait +plus de fer que tous les autres comtes de l'Angleterre. + +C'etait la que nous etions venus nous allonger dans cette superbe +soiree. + +S'il nous plaisait de nous rouler sur le cote gauche, nous avions +devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en +courbes verdatres et montrant ca et la une fente blanche comme la +neige, indiquant une carriere de pierre a chaux. + +Si nous nous retournions de l'autre cote, notre vue s'etendait sur +la vaste surface bleue du Canal. + +Un convoi, je m'en souviens bien, arrivait ce jour meme. + +En tete, venait la troupe craintive des navires marchands. Les +fregates, pareilles a des chiens bien dresses, gardaient les +flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives, +roulaient a l'arriere. + +Mon imagination planait sur les eaux, a la recherche de mon pere, +quand un mot de Jim la ramena sur l'herbe, comme une mouette qui a +l'aile brisee. + +-- Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est +hantee! + +Si je l'avais entendu dire? Mais oui, naturellement. Y avait-il +dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n'eut pas entendu +parler du promeneur de la Falaise royale? + +-- Est-ce que vous en connaissez l'histoire, Roddy? + +-- Mais certainement, dis-je, non sans fierte. Je dois bien la +savoir puisque le pere de ma mere, sir Charles Tregellis, etait +l'ami intime de Lord Avon et qu'il assistait a cette partie de +cartes, quand la chose arriva. J'ai entendu le cure et ma mere en +causer la semaine derniere et tous les details me sont presents a +l'esprit comme si j'avais ete la quand le meurtre fut commis. + +-- C'est une histoire etrange, dit Jim, d'un air pensif. Mais +quand j'ai interroge ma tante a ce sujet, elle n'a pas voulu me +repondre. Quant a mon oncle, il m'a coupe la parole des les +premiers mots. + +-- Il y a une bonne raison a cela. A ce que j'ai appris, Lord Avon +etait le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il +ne tienne pas a parler de son malheur. + +-- Racontez-moi l'histoire, Roddy. + +-- C'est bien vieux a present. L'histoire date de quatorze ans et +pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces +gens-la qui etaient venus de Londres passer quelques jours dans la +vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, etait son jeune frere, +le capitaine Barrington; il y avait aussi son cousin Sir Lothian +Hume; Sir Charles Tregellis, mon oncle, etait le troisieme et Lord +Avon le quatrieme. Ils aiment a jouer de l'argent aux cartes, ces +grands personnages, et ils jouerent, jouerent pendant deux jours +et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle +perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait a +gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s'en tint pas la, il +gagna a son frere aine des papiers qui avaient une grande +importance pour celui-ci. Ils cesserent de jouer a une heure tres +avancee de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le +capitaine Barrington mort, la gorge coupee, a cote de son lit. + +-- Et ce fut Lord Avon qui fit cela? + +-- On trouva dans le foyer les debris de ses papiers brules. Sa +manchette etait restee prise dans la main serree convulsivement du +mort et son couteau pres du cadavre. + +-- Et alors, on le pendit, n'est-ce pas? + +-- On mit trop de lenteur a s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au +jour ou il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la +fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagne +l'Amerique. + +-- Et le fantome se promene. + +-- Il y a bien des gens qui l'ont vu. + +-- Pourquoi la maison est-elle restee inhabitee? + +-- Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas +d'enfants et Sir Lothian Hume, le meme qui etait son partenaire au +jeu, est son neveu et son heritier. Mais il ne peut toucher a +rien, tant qu'il n'aura pas prouve que Lord Avon est mort. +Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe +entre ses doigts. + +-- Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir? Nous +irons voir le fantome. + +Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser. + +-- Ma mere ne voudra pas me laisser aller. + +-- Esquivez-vous quand elle sera couchee. Je vous attendrai a la +forge. + +-- La Falaise royale est fermee. + +-- Je n'aurai pas de peine a ouvrir une des fenetres. + +-- J'ai peur, Jim. + +-- Vous n'aurez pas peur si vous etes avec moi, Roddy. Je vous +reponds qu'aucun fantome ne vous fera de mal. + +Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout +le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir a +un jeune garcon dans tout le Sussex. + +C'etait bien la une idee du petit Jim. + +C'etait son orgueil qui l'entrainait a cette expedition. + +Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre +garcon pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce +genre. +Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plutot +l'idee de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de +Ditchling que dans la maison hantee de la Falaise royale. +Neanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul. + +Aussi, comme je viens de le dire, je rodai autour de la maison, la +figure si pale, si defaite que ma mere me crut malade d'une +indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper +qu'une infusion de the a la camomille. + +Toute l'Angleterre etait allee se coucher, car bien peu de gens +pouvaient se payer le luxe de bruler une chandelle. + +Lorsque l'horloge eut sonne dix heures et que je regardai par ma +fenetre, on ne voyait aucune lumiere, excepte a l'auberge. + +La fenetre n'etait qu'a quelques pieds du sol. Je me glissai donc +au dehors. + +Jim etait au coin de la forge ou il m'attendait. + +Nous traversames ensemble le pre de John, nous depassames la ferme +de Ridden et nous ne rencontrames en route qu'un ou deux officiers +a cheval. + +Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se +montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte +que notre route etait tantot eclairee d'une lumiere argentee et +tantot enveloppee d'une telle obscurite que nous nous perdions +parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient. + +Nous arrivames enfin a la porte a claire-voie, flanquee de deux +gros piliers, qui donnait sur la route. + +Jetant un regard a travers les barreaux, nous vimes la longue +avenue de chenes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la +maison dont la facade apparaissait blanche pale au clair de la +lune. + +Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers a ce coup d'oeil, +ainsi qu'a la plainte du vent de nuit qui soupirait et gemissait +dans les branches. + +Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit. + +Nous avancames en faisant craquer le gravier sous nos pas. + +Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses +petites fenetres qui scintillaient au clair de la lune et son +filet d'eau qui l'entourait de trois cotes. + +La porte en voute se trouvait bien en face de nous et sur un des +cotes un volet pendait a un des gonds. + +-- Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenetres +qui est ouverte. + +-- Ne trouvez-vous pas que nous sommes alles assez loin, Jim? fis- +je en claquant des dents. + +-- Je vous ferai la courte echelle pour entrer. + +-- Non, non, je ne veux pas entrer le premier. + +-- Alors ce sera moi. + +Il saisit fortement le rebord de la fenetre et bientot y posa le +genou. + +-- A present, Roddy, tendez-moi les mains. + +Et d'une traction, il me hissa pres de lui. + +Bientot apres, nous etions dans la maison hantee. + +Quel son creux se fit entendre au moment ou nous sautames sur les +planches du parquet. + +Il y eut un bruit soudain, suivi d'un echo si prolonge que nous +restames un instant silencieux. + +Puis Jim eclata de rire: + +-- Quel vieux tambour que cet endroit, s'ecria-t-il. Allumons une +lumiere, Roddy, et regardons ou nous sommes. + +Il avait apporte dans sa poche une chandelle et un briquet. + +Lorsque la flamme brilla, nous vimes sur nos tetes une voute en +arc. + +Tout autour de nous, de grandes etageres en bois supportaient des +plats couverts de poussiere. + +C'etait l'office. + +-- Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai. + +Puis poussant la porte, il me preceda dans le vestibule. +Je me rappelle les hautes murailles lambrissees de chene, garnies +de tetes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique +buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de +pieces s'ouvraient sur ce vestibule. + +Nous allames de l'une a l'autre. + +Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle a manger, +toutes etaient pleines de cette atmosphere etouffante de poussiere +et de moisissure. + +-- Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle ou ils +ont joue aux cartes, sur cette meme table. + +-- Mais oui, et voici les cartes, s'ecria-t-il en rejetant de cote +une piece d'etoffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de +la table. + +Et en effet, il y avait une pile de cartes a jouer. Au moins une +quarantaine de paquets a ce que je crois, qui etaient restes la +depuis la partie qui avait eu un denouement tragique, avant que je +fusse ne. + +-- Je me demande ou va cet escalier, dit Jim. + +-- N'y montez pas, Jim, m'ecriai-je en le saisissant par le bras. +Il doit conduire a la chambre du meurtre. + +-- Comment le savez-vous? + +-- Le cure disait qu'on voyait au plafond... Oh! Jim, vous pouvez +le voir meme a present. + +Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du +plafond une grande tache de couleur foncee. + +-- Je crois que vous avez raison, dit-il En tout cas je veux y +aller voir. + +-- Ne le faites pas, Jim, m'ecriai-je. + +-- Ta! ta! ta! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur. +Je ne m'absenterai pas plus d'une minute. Ce n'est pas la peine +d'aller a la chasse au fantome... a moins que... Grands Dieux! Il +y a quelqu'un qui descend l'escalier. + +Je l'entendais, moi aussi, ce pas trainant qui partait de la +chambre au-dessus et qui fut suivi d'un craquement sur les +marches, puis un autre pas, un autre craquement. + +Je vis la figure de Jim. On eut dit qu'elle etait sculptee dans +l'ivoire. Il avait les levres entr'ouvertes, les yeux fixes et +diriges sur le rectangle noir que formait l'entree de l'escalier. + +Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agites de +secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond. + +Quant a moi, mes genoux se deroberent et je me trouvai accroupi +derriere Jim. Un cri s'etait glace dans ma gorge. + +Et le pas continuait a se faire entendre de marche en marche. + +Alors, osant a peine regarder de ce cote et pourtant ne pouvant en +detourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement +dans le coin ou s'ouvrait l'escalier. + +Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les +battements de mon pauvre coeur. Puis, quand je regardai de +nouveau, le fantome avait disparu et la lente succession des +cracs, crac, recommenca sur les marches de l'escalier. + +Jim s'elanca apres lui et me laissa seul a demi evanoui, sous le +clair de lune. + +Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute apres, il revenait, +passait sa main sous mon bras et tantot me portant, tantot me +trainant, il me fit sortir de la maison. + +Ce fut seulement lorsque nous fumes en plein air dans la fraicheur +de la nuit qu'il ouvrit la bouche. + +-- Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy? + +-- Oui, mais je suis tout tremblant. + +-- Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous +demande pardon, Roddy. J'ai commis une sottise en vous entrainant +dans une pareille entreprise. Jamais je n'avais cru aux choses de +cette sorte... mais a present je suis convaincu. + +-- Est-ce que cela pouvait etre un homme, Jim? demandai-je +reprenant courage, maintenant que j'entendais les aboiements des +chiens dans les fermes. + +-- C'etait un esprit, Roddy. + +-- Comment le savez-vous? + +-- C'est que je l'ai suivi et que je l'ai vu disparaitre dans la +muraille aussi aisement qu'une anguille dans le sable. Eh! Roddy, +qu'avez-vous donc encore? + +Toutes mes terreurs m'etaient revenues; tous mes nerfs vibraient +d'epouvante. + +-- Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je. + +J'avais les yeux diriges fixement vers l'avenue. + +Le regard de Jim suivit leur direction. + +Sous l'ombre epaisse des chenes, quelqu'un s'avancait de notre +cote. + +-- Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel, +advienne que pourra, je vais le prendre au corps. + +Nous nous accroupimes et restames aussi immobiles que les arbres +voisins. + +Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande +silhouette se dressa devant nous dans l'obscurite. + +Jim s'elanca sur elle, comme un tigre. + +-- Vous, en tout cas, vous n'etes pas un esprit, cria-t-il. + +L'individu jeta un cri de surprise, bientot suivi d'un grondement +de rage. + +-- Qui diable?... hurla-t-il. +Puis il ajouta: + +-- Je vous tords le cou si vous ne me lachez pas. + +La menace n'aurait peut-etre pas decide Jim a desserrer son +etreinte, mais le son de la voix produisit cet effet. + +-- Eh quoi! vous, mon oncle? s'ecria-t-il. + +-- Eh! mais, je veux etre beni, si ce n'est pas le petit Jim! Et +celui-la, qui est-ce? Mais c'est le jeune monsieur Rodney Stone, +aussi vrai que je suis un pecheur en vie. Que diable faites-vous +tous deux a la Falaise royale a cette heure de la nuit? + +Nous avions gagne ensemble le clair de la lune. + +C'etait bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le +bras, et l'air si abasourdi que j'aurais souri si mon coeur +n'etait reste encore convulse par la crainte. + +-- Nous faisions des explorations, dit Jim. + +-- Une exploration, dites-vous. Eh bien! je ne vous crois guere +capables de devenir des capitaines Cook, ni l'un ni l'autre, car +je n'ai jamais vu des figures aussi semblables a des navets peles. +Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur? + +-- Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les +esprits sont une chose nouvelle pour moi et... + +-- Les esprits? + +-- Je suis entre dans la Falaise royale et nous avons vu le +fantome. + +Le champion se mit a siffler. + +-- Ah! voila de quoi il retourne, n'est-ce pas? dit-il. Est-ce que +vous lui avez parle? + +-- Il a disparu avant que je le prisse. + +Le champion se remit a siffler. + +-- J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, la- +haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille +de ne pas vous meler. On a assez d'ennuis avec les gens de ce +monde-ci, petit Jim, sans se detourner de sa route pour se creer +des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr +Rodney, si sa bonne mere lui voyait cette figure toute blanche, +elle ne le laisserait plus revenir a la forge. Marchez tout +doucement... Je vous reconduirai a Friar's Oak. + +Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous +rejoignit et je ne pus m'empecher de remarquer qu'il n'avait plus +son paquet sous le bras. Nous etions tout pres de la forge, quand +Jim lui fit la question qui s'etait deja presentee a mon esprit. + +-- Qu'est-ce qui vous a amene a la Falaise royale, mon oncle? + +-- Eh! quand on avance en age, dit le champion, il se presente +bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune idee. Quand vous +serez arrives, vous aussi, a la quarantaine, vous reconnaitrez +peut-etre la verite de ce que je vous dis. + +Ce fut la tout ce que nous pumes tirer de lui, mais malgre ma +jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait +sur la cote, des ballots qu'on transportait la nuit dans des +endroits deserts. En sorte que depuis ce temps-la, quand +j'entendais parler d'une capture faite par les garde-cotes, je +n'etais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la +porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion. + + +III -- L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS + + +Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous +y menions. + +Maintenant que ma memoire me reporte a mon sejour d'autrefois, +elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de +l'echeveau du passe, en entraine une demi-douzaine d'autres, avec +lesquels il s'etait emmele. + +J'hesitais entre deux partis quand j'ai commence, en me demandant +si j'avais en moi assez d'etoffe pour ecrire un livre, et +maintenant voila que je crois pouvoir en faire un, rien que sur +Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance. + +Certains d'entre eux etaient rudes et balourds, je n'en doute pas: +et pourtant, vus a travers le brouillard du temps, ils +apparaissent tendres et aimables. + +C'etait notre bon cure Mr Jefferson qui aimait l'univers entier a +l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et +c'etait l'excellent Mr Slack qui etait un pere pour tout le monde, +a l'exception de Mr Jefferson, le cure de Friar's Oak. + +C'etait Mr Rudin, le refugie royaliste francais qui demeurait plus +haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle +d'une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous +avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions +battu les Francais, de sorte qu'apres la bataille du Nil, il passa +tout un jour dehors, pour donner libre cours a son plaisir, et +tout un autre jour dedans, pour exhaler tout a son aise sa furie, +tantot battant des mains, tantot trepignant. + +Je me rappelle tres bien sa personne grele et droite, la facon +deliberee dont il faisait tournoyer sa petite canne. + +Ni le froid ni la faim n'etaient de force a l'abattre, et pourtant +nous savions qu'il avait lie connaissance avec l'une et l'autre. +Mais il etait si fier, si grandiloquent dans ses discours, que +personne n'eut ose lui offrir ni un repas, ni un manteau. + +Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur +chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait +present de quelques cotes de boeuf. + +Il ne pouvait faire autrement que d'accepter. + +Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'epaule un +coup d'oeil au boucher, il disait: + +-- Monsieur, j'ai un chien. + +Ce qui n'empechait pas que pendant la semaine suivante, c'etait Mr +Rudin et non son chien qui paraissait s'etre arrondi. + +Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier. + +N'etait-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical? mais en +ce temps-la, certains le traitaient de _Priestleyiste_, d'autres +de _Foxiste_ et presque tout le monde de traitre. + +Assurement, je trouvais a ce moment-la fort condamnable de prendre +un air bougon, a chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand +on le brula en effigie sous la forme d'un mannequin de paille +devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fumes de la +fete. + +Mais nous dumes reconnaitre qu'il fit bonne figure quand il marcha +a nous en habit brun, en souliers a boucles, la colere empourprant +son austere figure de maitre d'ecole. + +Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fumes empresses a +nous esquiver sans bruit! + +-- Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils +qui avez preche la paix pendant pres de deux mille ans et avez +passe tout ce temps a massacrer les gens! Si tout l'argent qu'on +depense a faire perir des Francais etait employe a sauver des +existences anglaises, vous auriez alors le droit de bruler des +chandelles a vos fenetres. Qui etes-vous pour venir ici insulter +un homme qui observe la loi? + +-- Nous sommes le peuple d'Angleterre, cria le jeune Mr Ovington, +fils du squire tory. + +-- Vous, faineant, qui n'etes bon qu'a jouer aux courses, a faire +battre des coqs? Avez-vous la pretention de parler au nom du +peuple d'Angleterre? C'est un fleuve profond, puissant, +silencieux, vous n'en etes que l'ecume, la pauvre et sotte mousse +qui flotte a sa surface. + +Nous le trouvames alors fort blamable, mais en reportant nos +regards en arriere, je me demande si nous n'avions pas nous-memes +grand tort. + +Et puis c'etaient les contrebandiers. + +Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce +regulier etait devenu impossible entre la France et l'Angleterre, +tout le negoce etait contrebande. + +Une nuit, j'allai sur le pre de Saint-John et, m'etant cache dans +l'herbe, je comptai, dans les tenebres, au moins soixante-dix +mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu'ils defilaient +devant moi, sans plus de bruit qu'une truite dans un ruisseau. + +Pas un de ces animaux qui ne portat ses deux quartauts +d'authentique cognac francais, ou son ballot de soie de Lyon ou de +dentelle de Valenciennes. + +Je connaissais leur chef, Dan Scales. + +Je connaissais aussi Tom Kislop, l'officier monte, et je me +rappelle leur rencontre de nuit. + +-- Vous battez-vous, Dan, demanda Tom. + +-- Oui, Tom. Il va falloir se battre. + +Sur quoi, Tom tira son pistolet et brula la cervelle de Dan. + +-- C'est malheureux d'avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je +savais Dan trop fort pour moi, car nous nous etions deja mesures +avant. + +Ce fut Tom qui paya un poete de Brighton pour composer l'epitaphe +en vers qu'on placa sur la pierre tombale, epitaphe que nous +trouvames tous fort vraie et fort bonne et qui commencait ainsi: + +_Helas! avec quelle vitesse vola le plomb fatal_ +_Qui traversa la tete du jeune homme._ +_Il tomba aussitot, il rendit l'ame._ +_Et la mort ferma ses yeux languissants!_ +Il y en avait d'autres et je crois pouvoir affirmer qu'on peut +encore les lire dans le cimetiere de Patcham. + +Un jour, un peu apres l'epoque de notre aventure a la Falaise +royale, j'etais assis dans le cottage, occupe a examiner les +curiosites que mon pere avait fixees aux murs, et je souhaitais en +paresseux que j'etais que Mr Lilly fut mort avant d'ecrire sa +grammaire latine, quand ma mere, qui etait assise a la fenetre, +son tricot a la main, jeta un petit cri de surprise. + +-- Grands Dieux! fit-elle, comme cette femme a l'air commun! + +Il etait si rare d'entendre ma mere exprimer une opinion +defavorable sur qui que ce fut (a moins que ce ne fut sur +Bonaparte) qu'en un bond je traversai la piece et fus a la +fenetre. + +Une chaise, attelee d'un poney, descendait lentement la rue du +village et, dans la chaise, etait assise la personne la plus +singulierement faite que j'eusse jamais vue. + +Elle etait de forte corpulence et avait la figure d'un rouge si +fonce que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de +pourpre. + +Elle etait coiffee d'un vaste chapeau avec une plume blanche qui +se balancait. + +De dessous les bords, deux yeux noirs effrontes regardaient au +dehors avec une expression de colere et de defi, comme pour dire +aux gens qu'elle faisait moins de cas d'eux qu'ils ne se +souciaient d'elle. + +Son costume consistait en une sorte de pelisse ecarlate, garnie au +cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les renes, pendant +que le poney errait d'un bord a l'autre de la route au gre de son +caprice. + +A chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du +grand chapeau, si bien que nous en apercevions tantot la coiffe et +tantot le bord. + +-- Quel terrible spectacle! s'ecria ma mere. + +-- Qu'est-ce qui vous choque chez elle? + +-- Que le ciel me pardonne si je la juge temerairement, Rodney, +mais je crois que cette femme est ivre. + +-- Tiens! fis-je. Elle a arrete sa chaise la-haut, a la forge. Je +vais vous chercher des nouvelles. + +Et saisissant ma casquette, je m'esquivai. + +Le champion Harrison venait de ferrer un cheval a la porte de la +forge, et quand j'arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de +l'animal sous le bras, sa rape a la main, et agenouille parmi les +rognures blanches. + +De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d'un +air d'etonnement comique. + +Bientot il jeta sa rape et vint a elle, se tint debout pres de la +roue et hocha la tete en lui parlant. + +De mon cote, je me faufilai dans la forge ou le petit Jim achevait +le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et +l'habilete qu'il mettait a tourner les crampons. + +Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l'inconnue en +train de causer avec son oncle. + +-- Est-ce lui? demanda-t-elle de facon que je l'entendis. + +Le champion Harrison affirma d'un signe de tete. + +Elle regarda Jim. + +Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands, +aussi noirs, aussi remarquables. + +Bien que je ne fusse qu'un enfant, je devinai qu'en depit de sa +face bouffie de sang, cette femme-la avait ete jadis tres belle. + +Elle tendit une main, dont tous les doigts s'agitaient, comme si +elle avait joue de la harpe, et elle toucha Jim a l'epaule. + +-- J'espere... j'espere que vous allez bien... balbutia-t-elle. + +-- Tres bien, madame, dit Jim en promenant ses regards etonnes +d'elle a son oncle. + +-- Et vous etes heureux aussi? + +-- Oui, madame, je vous remercie. + +-- Et vous n'aspirez a rien de plus? + +-- Mais non, madame. J'ai tout ce qu'il me faut. + +-- Cela suffit, Jim, dit son oncle d'une voix severe. Soufflez la +forge, car le fer a besoin d'un nouveau coup de feu. +Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose a dire, +car elle marqua quelque depit de ce qu'on le renvoyait. + +Ses yeux etincelerent, sa tete s'agita, pendant que le forgeron, +tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour +l'apaiser. + +Pendant longtemps, ils causerent a demi-voix et elle parut enfin +satisfaite. + +-- A demain alors, cria-t-elle tout haut. + +-- A demain, repondit-il. + +-- Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle +en cinglant le dos du poney. + +Le forgeron resta immobile, la rape a la main, en la suivant des +yeux jusqu'a ce qu'elle ne fut plus qu'un petit point rouge sur la +route blanche. + +Alors, il fit demi-tour. + +Jamais je ne lui avais vu l'air aussi grave. + +-- Jim, dit-il, c'est miss Hinton, qui est venue se fixer aux +Erables, au-dela du carrefour d'Anstey. Elle s'est prise d'un +caprice pour vous, Jim, et peut-etre pourra-t-elle vous etre +utile. Je lui ai promis que vous irez par-la et que vous la verrez +demain. + +-- Je n'ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas a +lui rendre visite. + +-- Mais j'ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu'on me prenne +pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle mene +une existence bien solitaire. + +-- De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte? + +-- Ah! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l'air d'y +tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le +jeune maitre Stone. Il ne refuserait pas d'aller voir une bonne +dame, je vous le garantis, s'il croyait pouvoir ameliorer son +sort, en agissant ainsi. + +-- Eh bien! mon oncle, j'irai si Roddy Stone veut venir avec moi, +dit Jim. + +-- Naturellement, il ira, n'est-ce pas, maitre Rodney? + +Je finis par donner mon consentement et je revins a la maison +rapporter toutes mes nouvelles a ma mere, qui etait enchantee de +toute occasion de commerages. + +Elle hocha la tete, quand elle apprit que j'irais, mais elle ne +dit pas non et la chose fut entendue. + +C'etait une course de quatre bons milles, mais quand vous etiez +arrives, il vous etait impossible de souhaiter une plus jolie +maisonnette. + +Partout du chevrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en +bois et des fenetres a grillages. + +Une femme a l'air commun nous ouvrit la porte: + +-- Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle. +-- Mais c'est elle qui nous a dit de venir, dit Jim. + +-- Je n'y peux rien, s'ecria la femme d'un ton rude, je vous +repete qu'elle ne peut vous voir. + +Nous restames indecis un instant. + +-- Peut-etre pourriez-vous l'informer que je suis la, dit enfin +Jim. + +-- Le lui dire, comment faire pour le lui dire, a elle qui +n'entendrait pas seulement un coup de pistolet tire a ses +oreilles. Essayez de lui dire vous-meme, si vous y tenez. + +Tout en parlant, elle ouvrit une porte. + +A l'autre bout de la piece gisait, ecroulee sur un fauteuil, une +informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs epars dans +tous les sens. + +Pour moi, j'etais si jeune que je ne savais si cela etait plaisant +ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il +prenait la chose, il avait la figure toute pale, l'air ecoeure. + +-- Vous n'en parlerez a personne, Roddy, dit-il. + +-- Non, excepte a ma mere. + +-- Je n'en dirai pas un mot, meme a mon oncle. Je pretendrai +qu'elle etait malade, la pauvre dame. C'est bien assez que nous +l'ayons vue dans cet etat de degradation, sans en faire un objet +de propos dans le village. Cela me pese lourdement sur le coeur. + +-- Elle etait comme cela hier, Jim. +-- Ah! vraiment? Je ne l'ai pas remarque. Mais je sais qu'elle a +de la bonte dans les yeux et dans le coeur, car j'ai vu cela +pendant qu'elle me regardait. Peut-etre est-ce le manque d'amis +qui l'a reduite a cet etat! + +Son entrain en fut eteint pendant plusieurs jours et alors que +l'impression faite en moi s'etait dissipee, ses manieres la firent +renaitre. + +Mais ce ne devait pas etre la derniere fois que la dame a la +pelisse rouge reviendrait a notre souvenir. + +Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je +consentirais a retourner chez elle avec lui. + +-- Mon oncle a recu une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec +moi et je serai plus a mon aise, si vous m'accompagnez, Rod. + +Pour moi, toute occasion de sortir etait bienvenue, mais a mesure +que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que +Jim se mettait l'esprit en peine a se demander si quelque chose +n'irait pas encore de travers. + +Toutefois, les craintes s'apaiserent bientot, car nous avions a +peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le +seuil du cottage et accourut a notre rencontre par l'allee. + +Elle faisait une figure si etrange, avec sa face enflammee et +souriante, enveloppee d'une sorte de mouchoir rouge, que si +j'avais ete seul, cette vue m'aurait fait prendre mes jambes a mon +cou. + +Jim, lui-meme, s'arreta un instant, comme s'il n'etait pas tres +sur de lui, mais elle nous mis bientot a l'aise par la cordialite +de ses facons. + +-- Vous etes vraiment bien bons de venir voir une vieille femme +solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le +derangement inutile que je vous ai cause mardi. Mais vous avez +ete, vous-memes en quelque sorte la cause de mon agitation, car la +pensee de votre venue m'avait excitee et la moindre emotion me +jette dans une fievre nerveuse. Mes pauvres nerfs! Vous pouvez +voir vous-memes ce qu'ils font de moi. + +Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agitees de secousses. + +Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas +dans l'allee. + +-- Il faut que vous vous fassiez connaitre de moi et que je vous +connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de tres vieux amis +pour moi, et bien que vous l'ayez oublie, je vous ai tenu dans mes +bras, quand vous etiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme, +ajouta t-elle en s'adressant a moi, comment appelez-vous votre +ami? + +-- Le petit Jim, madame. + +-- Alors, dussiez-vous me trouver effrontee, je vous appellerai +aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos +privileges, vous savez? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et +nous prendrons ensemble une tasse de the. + +Elle nous preceda dans une chambre fort coquette, la meme ou nous +l'avions apercue lors de notre premiere visite. + +Au milieu de la piece etait une table couverte d'une nappe +blanche, de brillants cristaux, de porcelaines eblouissantes. + +Des pommes aux joues rouges etaient empilees sur un plat qui +occupait le centre. + +Une grande assiette, chargee de petits pains fumants, fut aussitot +apportee par la domestique a la figure reveche. Je vous laisse a +penser si nous fimes honneur a toutes ces excellentes choses. + +Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos +tasses et de remplir nos assiettes. + +Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut +dans une armoire qui se trouvait au bout de la piece et chaque +fois je vis la figure de Jim s'assombrir, car nous entendions un +leger tintement de verre contre verre. + +-- Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table +eut ete desservie, qu'est-ce que vous avez a regarder, comme cela, +tout autour de vous? + +-- C'est qu'il y a tant de jolies choses contre les murs. + +-- Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie? + +-- Ah! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu +en face de moi. + +Il representait une jeune fille grande et mince, aux joues tres +rosees, aux yeux tres tendres, a la toilette si coquette que je +n'avais jamais rien vu de si parfait. Elle tenait des deux mains +un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches +du parquet ou elle etait debout. + +-- Ah! c'est la plus jolie? dit-elle en riant. Eh bien! avancez- +vous, nous allons lire ce qui est ecrit au bas. + +Je fis ce qu'elle me demandait et je lus: "Miss Hinton, dans son +role de Peggy dans la _Mariee de Campagne_, joue a son benefice au +theatre de Haymarket le 14 septembre 1782." + +-- C'est une actrice? dis-je. + +-- Oh! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela! dit- +elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme! Il n'y a +pas longtemps -- c'etait tout juste l'autre jour -- le duc de +Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre, +a epouse mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice. +Et cette personne-ci, qui est-elle, a votre avis? + +Elle se placa au-dessous du portrait, les bras croises sur sa +vaste poitrine, nous regardant tour a tour de ses gros yeux noirs. + +-- Eh bien! ou avez-vous les yeux? dit-elle enfin. C'etait moi qui +etais miss Polly Hinton du theatre de Haymarket et peut-etre +n'avez-vous jamais entendu ce nom? + +Nous fumes obliges d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions. + +Et ce seul mot d'actrice avait excite en nous une sensation de +vague horreur, bien naturelle chez des garcons eleves a la +campagne. + +Pour nous, les acteurs formaient une classe a part, qu'il fallait +designer par allusions sans la nommer, et la colere du Tout- +Puissant etait suspendue sur leur tete comme un nuage charge de +foudre. + +Et en verite ce jugement semblait avoir recu son execution devant +nous, quand nous considerions cette femme et ce qu'elle avait ete. + +-- Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a ete blessee, +vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur +votre figure ce qu'on vous aura appris a penser de moi. Tel est +donc le resultat de l'education que vous avez recue, Jim: mal +penser de ce que vous ne comprenez pas! J'aurais voulu que vous +fussiez au theatre ce soir-la, avec le prince Florizel et quatre +ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de +Londres se levant dans le parterre a mon entree en scene. Si Lord +Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas +venue a bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York +Street a Westminster. Et voila que deux petits paysans s'appretent +a mejuger! + +L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait +pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni meme a laisser +entendre qu'il fut si en retard que cela sur les grands +personnages de Londres. + +-- Je n'ai jamais mis les pieds dans un theatre, dit-il, et je ne +sais rien sur ces gens-la. + +-- Ni moi non plus. + +-- He! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas +ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes +garcons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en +reine des Peruviens, exhortant ses compatriotes a se soulever +contre les Espagnols, leurs oppresseurs. +Et a l'instant meme, cette femme grossierement tournee et +boursouflee redevint une reine, la plus grandiose, la plus +hautaine que vous ayez jamais pu rever. + +Elle s'adressa a nous dans un langage si ardent, avec des yeux si +pleins d'eclairs, des gestes si imperieux de sa main blanche +qu'elle nous tint fascines, immobiles sur nos chaises. + +Sa voix, au debut, etait tendre, douce et persuasive, mais elle +prit de l'ampleur, du volume, a mesure qu'elle parlait +d'injustice, d'independance, de la joie qu'il y avait a mourir +pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs +fremissants, que je me sentis tout pret a sortir du cottage et a +donner tout de suite ma vie pour mon pays. + +Alors, un changement se produisit en elle. + +C'etait maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils +unique et se lamentait sur cette perte. + +Sa voix etait pleine de larmes. Son langage etait si simple, si +vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit +gisant devant nous sur le tapis et que nous etions sur le point de +joindre nos paroles de pitie et de souffrances aux siennes. + +Et alors, avant meme que nos joues fussent seches, elle redevint +ce qu'elle avait ete. + +-- Eh bien! s'ecria-t-elle, que dites-vous de cela? Voila comment +j'etais au temps ou Sally Siddons verdissait de jalousie au seul +nom de Polly Hinton. C'est dans une belle piece, dans _Pizarro_. + +-- Et qui l'a ecrite? + +-- Qui l'a ecrite? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait +ete ecrite par celui-ci ou celui-la? Mais il y a la quelques +tirades pour celui qui connait la facon de les debiter. + +-- Et vous ne jouez plus, madame? + +-- Non, Jim, j'ai quitte les planches, quand... quand j'en ai eu +assez. Mais mon coeur y revient quelquefois. Il me semble qu'il +n'y a pas d'odeur comparable a celle des lampes a huile de la +rampe et des oranges du parterre. Mais vous etes triste, Jim. + +-- C'est que je pensais a cette pauvre femme et a son enfant. + +-- Tut! N'y songez plus. J'aurai tot fait de l'effacer de votre +esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la _Partie de +saute-mouton_. Il faut vous figurer que la mere parle et que c'est +cette effrontee petite dinde qui lui riposte. + +Et elle se mit a jouer une piece a deux personnages, alternant si +exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous +figurions avoir reellement deux etres distincts devant nous, la +mere, vieille dame austere, qui tenait la main en cornet +acoustique et sa fille evaporee toujours en l'air. + +Sa vaste personne se remuait avec une agilite surprenante. + +Elle agitait la tete et faisait la moue en lancant ses repliques a +la vieille personne courbee qui les recevait. + +Jim et moi, nous ne pensions guere a nos pleurs et nous nous +tenions les cotes de rire, avant qu'elle eut fini. + +-- Voila qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos eclats de +rire. Je ne tenais pas a vous renvoyer a Friar's Oak avec des +mines allongees, car peut-etre on ne vous laisserait pas revenir. + +Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un +verre qu'elle posa sur la table. + +-- Vous etes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais +cela me desseche la bouche de parler... + +Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de +sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant: + +-- N'y touchez pas. + +Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs +prenant une expression plus douce sous le regard de Jim: + +-- Est-ce que je n'en gouterai pas un peu? + +-- Je vous prie, n'y touchez pas. + +D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et +la leva de telle sorte qu'il me vint l'idee qu'elle allait la +vider d'un trait. Mais elle la lanca au dehors par la fenetre +ouverte et nous entendimes le bruit que fit la bouteille en se +cassant sur l'allee. + +-- Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait? Voila longtemps que +personne ne s'inquiete si je bois ou non. + +-- Vous etes trop bonne, trop genereuse pour boire, dit-il. + +-- Tres bien! s'ecria-t-elle, je suis enchantee que vous ayez +cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim, +que je m'abstienne de brandy? Eh bien! je vais vous faire une +promesse, si vous m'en faites une de votre cote. + +-- De quoi s'agit-il, Miss? + +-- Pas une goutte ne touchera mes levres, Jim, si vous me +promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il +fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il +neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment +il y a des moments ou je me trouve bien seule. + +La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma tres fidelement, +car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon a +la peche ou pour tendre des pieges aux lapins, il se rappelait que +c'etait le jour reserve et se mettait en route pour Anstey-Cross. + +Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement +difficile a tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si +la chose avait marche de travers. + +Mais au bout d'un certain temps, la victoire etait gagnee. L'on +finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez +longtemps, et dans l'annee qui preceda le retour de mon pere, Miss +Hinton etait devenue une toute autre femme. + +Ce n'etaient pas seulement ses habitudes qui etaient changees, +elle avait change elle-meme, elle n'etait plus la personne que +j'ai decrite. + +Au bout de douze mois, c'etait une dame d'aussi belle apparence +qu'on put en voir dans le pays. + +Jim fut plus fier de cette oeuvre que d'aucune des entreprises de +sa vie, mais j'etais le seul a qui il en parlat. + +Il eprouvait a son egard cette affection que l'on ressent envers +les gens a qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de +son cote, car, en l'entretenant, en lui decrivant ce qu'elle avait +vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le +prepara a l'existence plus large qui l'attendait. + +Telles etaient leurs relations a l'epoque ou la paix fut conclue +et ou mon pere revint de la mer. + + +IV -- LA PAIX D'AMIENS + + +Bien des femmes se mirent a genoux, bien des ames de femme +s'exhalerent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, a +la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la +conclusion des preliminaires de la paix. + +Toute l'Angleterre temoigna sa joie le jour par des pavoisements, +la nuit par des illuminations. + +Meme dans notre hameau de Friar's Oak, nous deployames avec +enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle a chacune de +nos fenetres et une lanterne transparente, ornee d'un Grand G.R. +(_Georges Roi_), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de +l'auberge. + +On etait las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu +affaire a l'Espagne, a la France, a la Hollande, tour a tour ou +reunis. + +Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-la, c'etait que +notre petite armee n'etait pas de taille a lutter sur terre avec +les Francais, mais que notre forte marine etait plus que +suffisante pour les vaincre sur mer. + +Nous avions acquis un peu de consideration, dont nous avions grand +besoin apres la guerre avec l'Amerique, et, en outre, quelques +colonies qui furent les bienvenues pour le meme motif, mais notre +dette avait continue a s'enfler, nos consolides a baisser et Pitt +lui-meme ne savait ou donner de la tete. + +Toutefois, si nous avions su que la paix etait impossible entre +Napoleon et nous, que celle-ci n'etait qu'un entracte entre le +premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensement +en allant jusqu'au bout sans interruption. + +Quoi qu'il en soit, les Francais virent rentrer vingt mille bons +marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnerent une +belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de +debarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons. + +Mon pere, tel que je me le rappelle, etait un petit homme plein +d'endurance et de vigueur, pas tres large, mais quand meme bien +solide et bien charpente. + +Il avait la figure si halee qu'elle avait une teinte tirant sur le +rouge des pots de fleurs, et en depit de son age (car il ne +depassait pas quarante ans, a l'epoque dont je parle) elle etait +toute sillonnee de rides, plus profondes pour peu qu'il fut emu, +de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune, +puis un air vieillot. + +Il y avait surtout autour de ses yeux un reseau de rides fines, +toutes naturelles chez un homme qui avait passe sa vie a les tenir +demi-clos, pour resister a la fureur du vent et du mauvais temps. + +Ces yeux-la etaient peut-etre ce qu'il y avait de plus remarquable +dans sa physionomie. Ils avaient une tres belle couleur bleu clair +qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de +rouille. + +La nature avait du lui donner un teint tres blanc, car quand il +rejetait en arriere sa casquette, le haut de son front etait aussi +blanc que le mien, et sa chevelure coupee tres ras avait la +couleur du tan. + +Ainsi qu'il le disait avec fierte, il avait servi sur le dernier +de nos vaisseaux qui fut chasse de la Mediterranee en 1797 et sur +le premier qui y fut rentre en 1798. + +Il etait sous les ordres de Miller, comme troisieme lieutenant du +_Thesee_, lorsque notre flotte, pareille a une meute d'ardents +_foxhounds_ lances sous bois, volait de la Sicile a la Syrie, puis +de la revenait a Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste +perdue. + +Il avait servi avec ce meme brave marin sur le Nil, ou les hommes +qu'il commandait ne cesserent d'ecouvillonner, de charger et +d'allumer jusqu'a ce que le dernier pavillon tricolore fut tombe. +Alors ils leverent l'ancre maitresse et tomberent endormis, les +uns sur les autres, sous les barres du cabestan. + +Puis, devenu second lieutenant, il passa a bord d'un de ces +farouches trois-ponts a la coque noircie par la poudre, aux oeils- +de-pont barbouilles d'ecarlate, mais dont les cables de reserve, +passes par-dessous la quille et reunis par-dessus les bastingages, +servaient a maintenir les membrures et qui etaient employes a +porter les nouvelles dans la baie de Naples. + +De la, pour recompenser ses services, on le fit passer comme +premier lieutenant sur la fregate l'_Aurore_ qui etait chargee de +couper les vivres a la ville de Genes et il y resta jusqu'a la +paix qui ne fut conclue que longtemps apres. + +Comme j'ai bien garde le souvenir de son retour a la maison! + +Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois +plus distinctement que les incidents de la semaine derniere, car +la memoire du vieillard est comme des lunettes, ou l'on voit +nettement les objets eloignes et confusement ceux qui sont tout +pres. + +Ma mere avait ete prise de tremblements des qu'arriva a nos +oreilles le bruit des preliminaires, car elle savait qu'il pouvait +venir aussi vite que sa lettre. + +Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses +continuelles exhortations a me tenir bien propre, bien mis. Et au +moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, +et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire. + +Elle avait brode un "Soyez le bienvenu" en lettres blanches sur +fond bleu, entre deux ancres rouges; elle le destinait a le +suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la +porte du cottage. + +Il n'etait pas encore sorti de la Mediterranee que ce travail +etait acheve. Tous les matins, elle allait voir s'il etait monte +et pret a etre accroche. + +Mais il s'ecoula un delai penible avant la ratification de la paix +et ce ne fut qu'en avril de l'annee suivante qu'arriva le grand +jour. + +Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de +printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et +avait fouette de sa douce chanson les noyers en bourgeons derriere +notre cottage. + +Le soleil s'etait montre dans l'apres-midi. + +J'etais descendu avec ma ligne a peche, car j'avais promis a Jim +de l'accompagner au ruisseau du moulin, quand tout a coup, +j'apercus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux +fumants. + +La portiere etait ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mere +et ses petits pieds qui depassaient. Elle avait pour ceinture deux +bras vetus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans +l'interieur. + +Alors je courus a la recherche de la devise. Je l'epinglai sur les +massifs, ainsi que nous en etions convenus et quand ce fut fini, +je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la +meme position. + +-- Voici Rod, dit enfin ma mere qui se degagea et remit pied a +terre. Roddy, mon cheri, voici votre pere. + +Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient. + +-- Ah! Roddy, mon garcon, vous n'etiez qu'un enfant quand nous +echangeames le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous +aurons a vous traiter tout differemment desormais. Je suis tres +content, content du fond du coeur de vous revoir, mon garcon, et +quant a vous, ma cherie... + +Et les bras vetus de bleu sortirent une seconde fois pendant que +le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte. + +-- Voila du monde qui vient, Anson, dit ma mere en rougissant. +Descendez donc et entrez avec nous. + +Alors et soudain, nous fimes tous deux la remarque que pendant +tout ce temps-la, il n'avait remue que les bras et que l'une de +ses jambes etait restee posee sur le siege en face la chaise. + +-- Oh! Anson! Anson! s'ecria-t-elle. + +-- Peuh! dit-il en prenant son genou entre les mains et le +soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a casse dans la +baie, mais le chirurgien l'a repeche, mis entre des eclisses, il +est reste tout de meme un peu de travers. Ah! quel coeur tendre +elle a! Dieu me benisse, elle est passee du rouge a la paleur! +Vous pouvez bien voir par vous-meme que ce n'est rien. + +Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et +s'aidant d'une canne, il parcourut l'allee, passa sous la devise +qui ornait les lauriers et de la franchit le seuil de sa demeure +pour la premiere fois depuis cinq ans. + +Lorsque le postillon et moi nous eumes transporte a l'interieur le +coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le +retrouvai assis dans son fauteuil pres de la fenetre, vetu de son +vieil habit bleu, deteint par les intemperies. + +Ma mere pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait +la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma +taille et m'attira pres de son siege. + +-- Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me +refaire jusqu'a ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de +moi, dit-il. + +Il y avait une caronade qui roulait a la derive sur le pont alors +qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant +qu'on eut pu l'amarrer, elle m'avait serre contre le mat. + +-- Ah! ah! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs, +voila toutes mes vieilles curiosites, les memes qu'autrefois, la +corne de narval de l'ocean Arctique, et le poisson-soufflet des +Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du _Ca ira_ +poursuivi par Lord Hotham. Et vous voila aussi, Mary et vous +Roddy, et bonne chance a la caronade a qui je dois d'etre revenu +dans un port aussi confortable, sans avoir a craindre un ordre +d'embarquement. + +Ma mere mit a portee de sa main sa longue pipe et son tabac, de +telle sorte qu'il put l'allumer facilement, et rester assis, +portant son regard tantot sur elle, tantot sur moi, et +recommencant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous +voir. + +Si jeune que je fusse, je compris que c'etait le moment auquel il +avait reve pendant bien des heures de garde solitaire et que +l'esperance de gouter pareille joie l'avait soutenu dans bien des +instants penibles. + +Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre. + +Il restait ainsi immobile, l'ame trop pleine pour pouvoir parler, +pendant que l'ombre se faisait peu a peu dans la petite chambre et +que l'on voyait de la lumiere apparaitre aux fenetres de l'auberge +a travers l'obscurite. + +Puis, quand ma mere eut allume nos lampes, elle se mit soudain a +genoux et lui aussi, mettant de son cote un genou en terre, ils +s'unirent en une commune priere pour remercier Dieu de ses +nombreuses faveurs. + +Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils etaient en ce temps- +la, c'est ce moment de leur vie qui se presente avec le plus de +clarte a mon esprit, c'est la douce figure de ma mere toute +brillante de larmes, avec ses veux bleus diriges vers le plafond +noirci de fumee. + +Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa priere, mon pere +balancait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en +ayant une larme aux yeux. + +-- Roddy, mon garcon, dit-il apres le souper, voila que vous +commencez a devenir un homme, maintenant. J'espere que vous allez +vous mettre a la mer, comme l'ont fait tous les votres. Vous etes +assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture. + +-- Et me laisser sans enfant comme j'ai ete sans epoux? + +-- Bah! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus a +supprimer des emplois qu'a remplir ceux qui sont vacants, +maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'a +present, a quoi vous a servi votre sejour a l'ecole, Roddy. Vous y +avez passe beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois +neanmoins en mesure de vous mettre a l'epreuve. Avez-vous appris +l'Histoire? + +-- Oui, pere, dis-je avec quelque confiance. + +-- Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne a la bataille +de Camperdown? + +Il hocha la tete d'un air grave, en s'apercevant que j'etais hors +d'etat de lui repondre. + +-- Eh bien! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis +les pieds a l'ecole et qui vous diront que nous avions sept +vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur +le mur une gravure qui represente la poursuite du _Ca ira_. Quels +sont les navires qui l'ont pris a l'abordage? + +Je fus encore oblige de m'avouer battu. + +-- Eh bien! votre papa peut encore vous donner quelques lecons +d'Histoire, s'ecria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma +mere. Avez-vous appris la geographie? + +-- Oui, pere, dis-je, avec moins d'assurance qu'auparavant. + +-- Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon a Algesiras? + +Je ne pus que secouer la tete. + +-- Et si vous aviez Wissant a trois lieues a tribord, quel serait +votre port d'Angleterre le plus rapproche? + +Je dus encore m'avouer battu. + +-- Ah! je trouve que votre geographie ne vaut guere mieux que +votre Histoire, dit-il. A ce compte-la, vous n'obtiendrez jamais +votre certificat. Savez-vous faire une addition? Bon! Alors nous +allons voir si vous etes capable de faire le total de sa part de +prise. + +Tout en parlant, il jeta du cote de ma mere un regard malicieux. +Elle posa son tricot et jeta un coup d'oeil attentif sur lui. + +-- Vous ne m'avez jamais questionne a ce sujet, Mary? dit-il. + +-- La Mediterranee n'est point une station qui ait de l'importance +a ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l'Atlantique +est l'endroit ou l'on gagne les parts de prise et la Mediterranee +celle ou l'on gagne de l'honneur. + +-- Dans ma derniere croisiere, j'ai eu ma part de l'un et de +l'autre, grace a mon passage d'un navire de guerre sur une +fregate. Eh bien! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me +reviennent, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arret. +Pendant que nous tenions Massena bloque dans Genes, nous avons +capture environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, charges +de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux +pour avoir part au gateau, mais ce seront les tribunaux de prise +qui regleront l'affaire. Mettons qu'il me revienne, en moyenne, +environ quatre livres par unite. Que me rapporteront les soixante- +dix prises? + +-- Deux cent quatre-vingt livres, repondis-je. + +-- Eh! mais, Anson, c'est une fortune, s'ecria ma mere en battant +des mains. + +-- Encore une epreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon +cote. Il y avait la fregate _Xebec_ au large de Barcelone, ayant a +bord vingt mille dollars d'Espagne, ce qui fait quatre mille deux +cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il +de cela? + +-- Cent livres. + +-- Ah! le comptable lui-meme n'aurait pas fait plus vite le +calcul, s'ecria-t-il, enchante. Voici encore un calcul pour vous. +Nous avons passe les detroits et navigue du cote des Acores ou +nous avons rencontre la _Sabina_ revenant de Maurice avec du sucre +et des epices. Douze cents livres pour moi, voila ce qu'elle m'a +valu, Mary, ma cherie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts +et vous n'aurez plus a vivre de privations sur ma miserable solde. + +Ma mere avait supporte, sans laisser echapper un soupir, ces +longues annees d'efforts, mais maintenant qu'elle en etait +delivree, elle se jeta en sanglotant au cou de mon pere. Il se +passa assez longtemps avant qu'il put songer a reprendre mon +examen arithmetique. + +-- Tout cela est a vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la +main sur ses yeux. Par Georges! ma fille, quand ma jambe sera bien +remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de sejour a +Brighton, et si l'on voit sur la _Steyne_ une toilette plus +elegante que la votre, puisse-je ne jamais remettre les pieds sur +un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi +fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou +de geographie? + +Je m'evertuai a lui expliquer que l'addition se fait de meme facon +a terre et a bord, mais qu'il n'en est pas de meme de l'Histoire +ou de la geographie. + +-- Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire +un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous +suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui +n'eut couru a l'eau salee comme une petite mouette. Lord Nelson +m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole. + +Ce fut ainsi que mon pere fit sa rentree parmi nous; jamais garcon +de mon age n'en eut de plus tendre et de plus affectueux. + +Bien que mes parents fussent maries depuis fort longtemps, ils +avaient, en realite, passe tres peu de temps ensemble et leur +affection mutuelle etait aussi ardente et aussi fraiche que celle +de deux amants maries d'hier. + +J'ai appris depuis que l'homme de mer peut etre grossier, +repugnant, mais ce n'est point par mon pere que je le sais, car +bien qu'il eut passe par des epreuves aussi rudes qu'aucun d'eux, +il etait reste le meme homme, patient, avec un bon sourire et une +bonne plaisanterie pour tous les gens du village. + +Il savait se mettre a l'unisson de toute societe, car, d'une part, +il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le cure ou avec sir +James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait +sans facon des heures entieres avec mes humbles amis de la forge, +le champion Harrison, petit Jim et les autres. +Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que +j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les +yeux du petit Jim petillaient comme du feu sous la cendre, tandis +qu'il pretait l'oreille. + +Mon pere avait ete mis a la demi-solde, comme la plupart des +officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer +ainsi pres de deux ans avec nous. + +Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre desaccord entre +lui et ma mere, excepte une fois. + +Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en resulta +des evenements importants, il faut que je vous raconte comment +cela arriva. + +Ce fut en somme le point de depart d'une serie de faits qui +influerent non seulement sur ma destinee, mais sur celle de +personnes bien plus considerables. + +Le printemps de 1803 fut fort precoce. + +Des le milieu d'avril, les chataigniers etaient deja couverts de +feuilles. + +Un soir, nous etions tous a prendre le the, quand nous entendimes +un pas lourd a notre porte. + +C'etait le facteur qui apportait une lettre pour nous. + +-- Je crois que c'est pour moi, dit ma mere. + +En effet, l'adresse d'une tres belle ecriture etait: "Mistress +Mary Stone a Friar's Oak", et au milieu se voyait l'empreinte d'un +cachet representant un dragon aile sur la cire rouge, de la +grandeur d'une demi-couronne + +-- De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson? demanda-t-elle. + +-- J'avais espere que cela viendrait de Lord Nelson, repondit mon +pere. Il serait temps que le petit recoive sa commission, mais si +elle vous est adressee, cela ne peut venir de quelque personnage +de bien grande importance. + +-- D'un personnage sans importance! s'ecria-t-elle, feignant +d'etre offensee. Vous aurez a me faire vos excuses, pour ce mot- +la, monsieur, car cette lettre m'est envoyee par un personnage qui +n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frere. + +Ma mere avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle +venait a parler de cet etonnant personnage qu'etait son frere. + +Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de +sorte que c'etait toujours avec une sensation de profonde +deference que j'entendais prononcer ce nom-la. + +Et ce n'etait pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais +qu'entoure de circonstances brillantes, de details +extraordinaires. + +Une fois, nous apprenions qu'il etait a Windsor avec le roi, +d'autres fois, qu'il se trouvait a Brighton avec le prince. + +Parfois, c'etait sous les traits d'un sportsman que sa reputation +arrivait jusqu'a nous, comme quand son _Meteore_ battit _Egham_ au +duc de Queensberry a Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim +Belcher et le mit a la mode a Londres. + +Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami +des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l'homme qui +s'habillait a la perfection. + +Mon pere, toutefois, ne parut pas transporte de la reponse +triomphante que lui fit ma mere. + +-- Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu +aimable + +-- Je lui ai ecrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un +homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut- +etre dispose a le pousser. + +-- Nous pouvons tres bien nous passer de lui. Il a louvoye pour se +tenir a distance de nous quand le temps etait a l'orage, et nous +n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille. + +-- Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mere avec chaleur. +Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'ecoule si +doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis. +Pendant toutes ces annees, j'etais sure que je n'avais qu'un mot a +dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu. + +-- Grace a Dieu, vous n'avez pas ete reduite a vous abaisser +ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide. + +-- Mais il nous faut songer a Rodney. + +-- Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir a son +equipement. Il ne lui faut rien de plus. + +-- Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence a Londres. Il +pourrait faire connaitre a Rodney tous les grands personnages. +Assurement, vous ne voulez pas nuire a son avancement? + +-- Alors, voyons ce qu'il dit, repondit mon pere. + +Et voici la lettre dont elle lui donna lecture: + +"14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803. + +"Ma chere soeur Mary, + +"En reponse a votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez +pas me regarder comme depourvu de ces beaux sentiments qui font +l'ornement de l'humanite. + +"Il est vrai, depuis quelques annees, absorbe comme je l'ai ete +par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris +la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproches de +la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant. + +"Pour le moment, je suis au lit, ayant veille fort tard, la nuit +derniere, pour offrir mes hommages a la marquise de Douvres, +pendant son bal, et cette lettre vous est ecrite sous ma dictee +par Ambroise, mon habile coquin de valet. + +"Je suis enchante de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney +(mon Dieu! quel nom!), et comme je me mettrai en route la semaine +prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon +voyage en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi +que lui. + +"Presentez mes compliments a votre mari. +"Je suis toujours, ma chere soeur Mary, + +"Votre frere. + +"CHARLES TREGELLIS". + +-- Que pensez-vous de cela? s'ecria ma mere triomphante quand elle +eut acheve. + +-- Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carrement mon pere. + +-- Vous etes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure +opinion de lui, quand vous le connaitrez. Mais il dit qu'il sera +ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs +rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les +draps. + +Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon pere restait l'air +boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon +etonnement en pensant a ce parent inconnu de Londres, a ce grand +personnage, et a tout ce que sa venue pourrait signifier pour +nous. + +V -- LE BEAU TREGELLIS + + +J'etais dans ma dix-septieme annee et j'etais deja tributaire du +rasoir. + +J'avais commence a trouver quelque peu monotone la vie sans +horizon du village et j'aspirais vivement a voir un peu du vaste +univers qui s'etendait au-dela. + +Ce besoin, dont je n'osais parler a personne, n'en etait que plus +fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux +yeux de ma mere. Mais desormais il n'y avait pas l'ombre d'un +motif pour que je restasse a la maison, puisque mon pere etait +aupres d'elle. + +Aussi avais-je l'esprit tout occupe de la perspective que +m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait +pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de +la vie. + +Ainsi que vous le pouvez penser, c'etait vers la profession +paternelle que se dirigeaient mes idees et mes esperances. Jamais +je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes +levres le gout du sel sans eprouver en moi le frisson que +donnaient a mon sang cinq generations de marins. + +Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en +ces temps-la devant les yeux d'un jeune garcon habitant sur la +cote. + +Au temps de la guerre, je n'avais qu'a aller jusqu'a Wolstonbury +pour apercevoir les voiles des chasse-maree et des corsaires +francais. + +Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant +de fort loin jusqu'a moi. + +Puis, c'etaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient +quitte Londres et s'etaient battus avant la tombee de la nuit, ou +bien, a peine sortis de Portsmouth, s'etaient trouves bord a bord +avec l'ennemi, avant meme d'avoir perdu de vue le phare de Sainte- +Helene. + +C'etait l'imminence du danger qui nous rechauffait le coeur en +faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de +l'hiver, ou nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie +Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres. + +Pour nous, ce n'etaient point de grands amiraux, avec des titres, +des dignites, mais de bons amis a qui nous donnions de preference +notre affection et notre estime. + +Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous +n'y auriez pas trouve un seul jeune garcon qui ne brulat du desir +de partir avec eux sous le pavillon a croix rouge. + +Mais, maintenant la paix etait venue, et les flottes, qui avaient +balaye le canal de la Mediterranee, etaient immobiles et desarmees +dans nos ports. + +Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du cote +de la mer. + +Desormais, c'etait a Londres que je pensais le jour, de Londres +que je revais la nuit, l'immense cite, sejour des savants et des +puissants, d'ou venaient ce flot incessant de voitures, ces foules +de pietons poudreux qui defilaient sans interruption devant notre +fenetre. + +Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se presenta le premier +a moi. + +Aussi, etant tout jeune garcon, je me figurais d'ordinaire la cite +comme une ecurie _gig_antesque ou fourmillaient les voitures, et +d'ou elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la +campagne. + +Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que la habitaient les +gens de sports athletiques. Mon pere me dit que la vivaient les +chefs de la marine; ma mere que c'etait la que vivaient son frere +et les amis des grands personnages. + +Aussi, en arrivai-je a etre devore d'impatience de voir les +merveilles de ce coeur de l'Angleterre. + +Cette venue de mon oncle, c'etait donc la lumiere se frayant +passage a travers les tenebres et pourtant, j'osais a peine +esperer qu'il consentirait a m'introduire, avec lui, dans ces +spheres superieures ou il vivait. + +Toutefois, ma mere avait tant de confiance en la bonte naturelle +de mon oncle, ou dans son eloquence a elle, qu'elle avait deja +commence en secret a faire des preparatifs pour mon depart. + +Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait a mon +esprit leger, elle etait un veritable supplice pour le caractere +vif et ardent du petit Jim. + +Quelques jours seulement apres l'arrivee de la lettre de mon +oncle, nous allames faire un tour sur les dunes, et ce fut alors +que je pus entrevoir l'amertume qu'il avait au coeur. + +-- Qu'est-ce que je puis faire ici, Rodney? Je forge un fer a +cheval, je le courbe, je le rogne, je releve les bouts, j'y perce +cinq trous et puis c'est fini. Alors, ca recommence et ca +recommence encore. Je tire le soufflet, j'entretiens le foyer; je +lime un sabot ou deux et voila la besogne de la journee terminee +et les jours succedent aux jours, sans le moindre changement. +N'est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde? + +Je le regardai, je considerai sa fiere figure d'aigle, sa haute +taille, ses membres musculeux et je me demandai s'il y avait dans +tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux bati. + +-- L'armee ou la marine, voila votre vraie place, Jim. + +-- Voila qui est fort bien, s'ecria-t-il. Si vous entrez dans la +marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang +d'officier et vous n'y aurez qu'a commander. Tandis que moi, si +j'y entre, ce sera comme quelqu'un qui est ne pour obeir. + +-- Un officier recoit les ordres de ceux qui sont places au-dessus +de lui. + +-- Mais un officier n'a pas le fouet suspendu sur sa tete. J'ai vu +ici a l'auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques annees. +Il nous a montre, dans la salle commune, son dos tout decoupe par +le fouet du contremaitre. + +-- Qui l'a commande? ai-je demande. + +-- Le capitaine, repondit-il. + +-- Et qu'auriez-vous eu si vous l'aviez tue sur le coup? + +-- La vergue, dit-il. + +-- Eh bien, si j'avais ete a votre place, j'aurais prefere cela, +ai-je dit. + +Et c'etait la verite. + +-- Ce n'est pas ma faute, Rod, j'ai dans le coeur quelque chose +qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m'oblige a +parler franchement. + +-- Je le sais, vous etes aussi fier que Lucifer. + +-- Je suis ne ainsi, Roddy et je ne puis etre autrement. La vie me +serait plus aisee si je le pouvais. J'ai ete fait pour etre mon +propre maitre et il n'y a qu'un endroit au monde ou je puisse +esperer l'etre. + +-- Quel est-il, Jim? + +-- C'est Londres. Miss Hinton m'en a tant parle, que je me sens +capable d'y trouver mon chemin d'un bout a l'autre. Elle se plait +a en parler, autant que moi a l'entendre. J'ai tout le plan dans +ma tete. Je vois en quelque sorte ou sont les theatres, dans quel +sens coule le fleuve, ou se trouve l'habitation du roi, ou se +trouve celle du Prince et le quartier qu'habitent les combattants. +Je pourrais me faire un nom a Londres. + +-- Comment? + +-- Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai +aussi. "Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s'arrangera +pour vous." Voila ce qu'il dit tout le temps et ce que repete mon +oncle. Mais pourquoi attendre? Mon Roddy, je ne resterai pas plus +longtemps dans ce petit village a me ronger le coeur. Je laisserai +mon tablier derriere moi. J'irai chercher fortune a Londres et +quand je reviendrai a Friar's Oak, ce sera dans l'equipage de ce +gentleman que voila. + +Tout en parlant, il etendit la main vers une voiture de couleur +cramoisie qui arrivait par la route de Londres, trainee par deux +juments baies attelees en tandem. + +Les renes et les harnais etaient de couleur faon clair. Le +gentleman qui conduisait portait un costume assorti a cette teinte +et derriere lui se tenait un valet en livree de couleur foncee. + +L'equipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussiere et +je ne pus apercevoir qu'au vol la belle et pale figure du maitre, +ainsi que les traits bruns et recroquevilles du domestique. + +Je n'aurais pas pense a eux une minute de plus, si au moment ou +nous revinmes dans le village, nous n'avions pas apercu de nouveau +la voiture. Elle etait arretee devant l'auberge et les +palefreniers s'occupaient a deteler les chevaux. + +-- Jim, m'ecriai-je, je crois que c'est mon oncle. + +Et je m'elancai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la +direction de la maison. + +Le domestique a figure brune etait debout devant la porte. Il +tenait un coussin sur lequel etait etendu un petit chien de +manchon a la fourrure soyeuse. + +-- Vous m'excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus +douce, la plus engageante, mais me trompe-je en supposant que +c'est ici l'habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous +m'obligerez beaucoup en voulant bien transmettre a Mistress Stone +ce billet que son frere, sir Charles Tregellis, vient de confier a +mes soins. + +Je fus completement abasourdi par les fioritures du langage de cet +homme; cela ressemblait si peu a tout ce que j'avais entendu! + +Il avait la figure ratatinee, de petits yeux noirs tres fureteurs, +dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de +la maison et de ma mere dont la figure etonnee se voyait a la +fenetre. + +Mes parents etaient reunis au salon; ma mere nous lut le billet +qui etait ainsi concu: + +"Ma chere Mary, + +"J'ai fait halte a l'auberge, parce que je suis quelque peu ravage +par la poussiere de vos routes du Sussex. + +"Un bain a la lavande me remettra sans doute dans un etat +convenable pour presenter mes compliments a une dame. + +"En attendant, je vous envoie Fidelio en otage. + +"Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud, +ou vous aurez mis six gouttes de bon brandy. + +"Jamais il n'exista une creature plus aimante ou plus fidele. + +"Toujours a toi. + +"CHARLES" +-- Qu'il entre, qu'il entre! s'ecria mon pere avec un empressement +cordial et en courant a la porte. Entrez donc, Mr Fidelio. Chacun +a son gout. Six gouttes a la demi-pinte, ca me fait l'effet +d'humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l'aimez ainsi, +vous l'aurez ainsi. + +Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses +traits reprirent aussitot le masque impassible du serviteur +attentif et respectueux. + +-- Monsieur, vous commettez une legere meprise, si vous me +permettez de m'exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j'ai +l'honneur d'etre le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour +Fidelio, il est la sur ce coussin. + +-- Ah! c'est le chien, s'ecria mon pere ecoeure. Posez moi ca par +terre a cote du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de +chretiens doivent s'en priver? + +-- Chut! Anson, dit ma mere, en prenant le coussin. Vous direz a +Sir Charles qu'on se conformera a ses desirs et que nous sommes +prets a le recevoir des qu'il jugera a propos de venir. + +L'homme s'eloigna d'un pas silencieux et rapide, mais il revint +bientot portant un panier plat de couleur brune. + +-- C'est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la +table? Sir Charles a pour habitude de gouter a certains plats et +de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les +apporter quand nous allons en visite. + +Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de +verreries et d'argenteries eblouissantes et garnie de plats +appetissants. + +Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon pere fut +aussi charme que moi de le voir faire. + +-- Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le +coeur aussi solide que les doigts agiles, dit mon pere. N'avez- +vous jamais desire l'honneur de servir votre pays? + +-- Mon honneur, Monsieur, c'est de servir sir Charles Tregellis et +je ne desire point avoir d'autre maitre, repondit-il. Mais je vais +a l'auberge chercher son necessaire de toilette, et alors tout +sera pret. + +Il revint porteur d'une grande caisse aux montures d'argent qu'il +tenait sous le bras, et il etait suivi a quelque distance par le +gentleman dont l'arrivee avait produit tous ces embarras. + +La premiere impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans +la chambre, fut que l'un de ses yeux etait enfle de facon a avoir +le volume d'une pomme. + +Je perdis la respiration a la vue de cet oeil monstrueux, +etincelant. Mais bientot, je m'apercus qu'il avait place par- +devant un verre rond qui le grossissait de cette maniere. + +Il nous regarda l'un apres l'autre, puis, il s'inclina bien +gracieusement devant ma mere et lui donna un baiser sur la joue. + +-- Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma chere +Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j'aie +jamais entendue. Je puis vous assurer que l'air de la campagne +vous a traitee d'une facon merveilleusement favorable et que je +serais fier de voir ma jolie soeur sur le Mail... Je suis votre +serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main a mon pere. Pas +plus tard que la semaine derniere, j'ai eu l'honneur de diner avec +mon ami Lord Saint-Vincent, et j'ai profite de l'occasion pour +citer votre nom. Je puis vous dire qu'on en a garde le souvenir a +l'Amiraute, Monsieur, et j'espere qu'on ne tardera pas a vous +revoir sur la poupe d'un vaisseau de soixante et quatorze ou vous +serez le maitre... Ainsi donc, voici mon neveu? + +Il mit les mains sur mes epaules, d'un geste plein de +bienveillance, et me considera des pieds a la tete. + +-- Quel age avez-vous, neveu? demanda-t-il. + +-- Dix-sept ans. + +-- Vous paraissez plus age. On vous en donnerait dix-huit, au +moins. Je le trouve tres passable, Mary, tout a fait passable. Il +lui manque le bel air, la tournure, nous n'avons pas le mot propre +dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien +qu'une haie en fleurs au mois de mai. + +Ainsi, moins d'une minute apres son entree, il s'etait mis en bons +termes avec chacun de nous, et cela avec tant de grace, tant +d'aisance qu'on eut dit qu'il nous frequentait tous depuis des +annees. + +Je pus l'examiner a loisir, tandis qu'il restait debout sur le +tapis du foyer, entre ma mere et mon pere. + +Il etait de tres haute taille, avec des epaules bien faites, la +taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et +les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure pale, de +beaux traits, le menton saillant, le nez tres aquilin, de grands +yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un +eclair de malice. + +Il portait un habit d'un brun fonce dont le collet montait jusqu'a +ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu'aux genoux. + +Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des +souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu'a chaque +mouvement ils brillaient. + +Son gilet etait de velours noir, ouvert en haut de maniere a +montrer un devant de chemise brode que surmontait une cravate, +large, blanche, plate, qui l'obligeait a tenir sans cesse le cou +tendu. + +Il avait une allure degagee, avec un pouce dans l'entournure et +deux doigts de l'autre main dans une autre poche du gilet. + +En l'examinant, j'eus un mouvement de fierte a penser que cet +homme, aux manieres si aisees et si dominatrices, etait mon proche +parent et je pus lire la meme pensee dans l'expression des regards +de ma mere, tandis qu'elle les tournait vers lui. + +Pendant tout ce temps-la, Ambroise etait reste pres de la porte, +immobile comme une statue, a costume sombre, a figure de bronze, +tenant toujours sous le bras la caisse a monture d'argent. Il fit +alors quelques pas dans la chambre. + +-- Vous conduirai-je a votre chambre a coucher, Sir Charles? +demanda-t-il. + +-- Ah! excusez-moi, ma chere Mary, s'ecria mon oncle, je suis +assez vieille mode pour avoir des principes... ce qui est, je +l'avoue, un anachronisme en ce siecle de laisser-aller. L'un d'eux +est de ne jamais perdre de vue ma _batterie de toilette_, quand je +suis en voyage. J'aurais grand peine a oublier le supplice que +j'ai endure, il y a quelques annees, pour avoir neglige cette +precaution. Je rendrai justice a Ambroise, en reconnaissant que +c'etait avant qu'il se chargeat de mes affaires. Je fus contraint +de porter deux jours de suite les memes manchettes. Le troisieme, +mon gaillard fut si emu de ma situation qu'il fondit en larmes et +produisit une paire qu'il m'avait derobee. + +Il avait l'air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait +petillante dans ses yeux. + +Il tendit sa tabatiere ouverte a mon pere, tandis qu'Ambroise +suivait ma mere hors de la piece. + +-- Vous prenez rang dans une illustre societe, en plongeant la +votre pouce et votre index, dit-il. + +-- Vraiment, Monsieur? dit mon pere brievement. + +-- Ma tabatiere est a votre service puisque nous sommes apparentes +par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je +vous prie de prendre une prise, c'est la preuve la plus +convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de +nous, il n'y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu +acces, le Prince, naturellement, Mr Pitt, Mr Otto l'ambassadeur de +France, et lord Hawkesbury. J'ai pense parfois que j'avais ete un +peu trop empresse pour Lord Hawkesbury. + +-- Je suis immensement touche de cet honneur, Monsieur, dit mon +pere en regardant d'un air mefiant par-dessous ses sourcils en +broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux +petillants de malice on ne savait trop a quoi s'en tenir. + +-- Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un +homme a sa tabatiere a offrir; ni l'un ni l'autre ne doivent +s'offrir a la legere. C'est une faute contre le gout, j'irai meme +jusqu'a dire contre les bonnes moeurs. L'autre jour, pas plus +tard, comme j'etais installe chez Wattier, ayant pres de moi, sur +ma table, tout ouverte ma tabatiere de _macouba_ premier choix, un +eveque irlandais y fourra ses doigts impudents: "Garcon, m'ecriai- +je, ma tabatiere a ete salie. Faites-la disparaitre." L'individu +n'avait pas l'intention de m'offenser vous le pensez bien, mais +cette classe de la societe doit etre tenue a la distance +convenable. + +-- Un eveque! s'ecria mon pere, vous marquez bien haut votre ligne +de demarcation. + +-- Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais desirer une +meilleure epitaphe sur ma tombe. + +Pendant ce temps, ma mere etait descendue et l'on se mit a table. + +-- Vous excuserez, Mary, l'impolitesse que j'ai l'air de commettre +en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m'a pris sous sa +direction et je suis tenu de me derober a vos excellentes cuisines +de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voila a quoi +se reduit la chiche nourriture que me permet cet Ecossais. + +-- Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les +vents levantins soufflent en force, dit mon pere. Du porc sale et +des biscuits pleins de vers avec une cote de mouton de Barbarie +bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors a +votre regime de jeune. + +Aussitot mon oncle se mit a faire des questions sur le service a +la mer. + +Pendant tout le repas, mon pere lui donna des details sur le Nil, +sur le blocus de Toulon, sur le siege de Genes, sur tout ce qu'il +avait vu et fait. Mais pour peu qu'il hesitat sur le choix d'un +mot, mon oncle le lui suggerait aussitot et il n'etait pas aise de +voir lequel des deux s'entendait le mieux a l'affaire. + +-- Non, je ne lis pas ou je lis tres peu, dit-il quand mon pere +eut exprime son etonnement de le voir si bien au fait. La verite +est que je ne saurais prendre un imprime sans y trouver une +allusion a moi: "Sir Ch. T. fait ceci" ou "Sir Ch. T. dit cela". +Aussi, ai-je cesse de m'en occuper. Mais, quand on est dans ma +situation, les connaissances vous viennent d'elles-memes. Dans la +matinee, c'est le duc d'York qui me parle de l'armee. Dans +l'apres-midi, c'est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine, +ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en +sorte que je n'ai guere besoin du _Times_ ou du _Morning- +Chronicle_. + +Cela l'entraina a parler du grand monde de Londres, a donner a mon +pere des details sur les hommes qui etaient ses chefs a +l'Amiraute, a ma mere, des details sur les belles de la ville, sur +les grandes dames de chez Almack. + +Il s'exprimait toujours dans le meme langage fantaisiste, si bien +qu'on ne savait s'il fallait rire ou le prendre au serieux. Je +crois qu'il etait flatte de l'impression qu'il nous produisait en +nous tenant suspendus a ses levres. + +Il avait sur certains une opinion favorable, defavorable sur +d'autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le +personnage le plus eleve dans son estime, celui qui devait servir +de mesure pour tous, n'etait autre que sir Charles Tregellis en +personne. + +-- Quant au roi, dit-il, je suis l'ami de la famille, cela +s'entend, et meme avec vous, je ne saurais parler en toute +franchise, etant avec lui sur le pied d'une intimite +confidentielle. + +-- Que Dieu le benisse et le garde de tout mal! s'ecria mon pere. + +-- On est charme de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il +faut venir a la campagne pour trouver le loyalisme sincere, car a +la ville, ce qui est le plus en faveur, c'est la raillerie +narquoise et maligne. Le Roi m'est reconnaissant du soin que je me +suis toujours donne pour son fils. Il aime a se dire que le Prince +a dans son entourage un homme de gout. + +-- Et le Prince, demanda ma mere, a-t-il bonne tournure? + +-- C'est un homme fort bien fait. De loin, on l'a pris pour moi. +Et il n'est pas depourvu de gout dans l'habillement, bien qu'il ne +tarde pas a tomber dans la negligence, si je reste longtemps loin +de lui. Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son +habit. + +A ce moment-la, nous etions tous assis devant le feu, car la +soiree etait devenue d'un froid glacial. + +La lampe etait allumee, ainsi que la pipe de mon pere. + +-- Je suppose, dit-il, que c'est votre premiere visite a Friar's +Oak? + +La physionomie de mon oncle prit aussitot une expression de +gravite severe. + +-- C'est ma premiere visite depuis bien des annees, dit-il. La +derniere fois que j'y vins, je n'avais que vingt et un ans. Il est +peu probable que j'en perde le souvenir. + +Je savais qu'il parlait de sa visite a la Falaise royale a +l'epoque de l'assassinat et je vis a la figure de ma mere qu'elle +savait aussi de quoi il s'agissait. Mais mon pere n'avait jamais +entendu parler de l'affaire, ou bien il l'avait oubliee. + +-- Vous etiez-vous installe a l'auberge? + +-- J'etais descendu chez l'infortune Lord Avon. C'etait a l'epoque +ou il fut accuse d'avoir egorge son frere cadet et ou il s'enfuit +du pays. + +Nous gardames tous le silence. + +Mon oncle resta le menton appuye sur sa main, regardant le feu, +d'un air pensif. + +Je n'ai aujourd'hui encore qu'a fermer les yeux pour le revoir, sa +fiere et belle figure illuminee par la flamme, pour revoir aussi +mon bon pere, bien fache d'avoir reveille un souvenir aussi +terrible et lui lancant de petits coups d'oeil entre les bouffees +de sa pipe. + +-- Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu'il vous est +certainement arrive de perdre, par une bataille, par un naufrage, +un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser a lui, +sous l'influence journaliere de la vie, et puis de voir son +souvenir se reveiller soudain, par un mot, par un detail qui vous +reporte au passe, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi +cuisant qu'au premier jour de votre perte. + +Mon pere approuva d'un signe de tete. + +-- Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis lie +d'amitie entiere avec aucun homme -- je ne parle pas des femmes -- +si ce n'est cette fois-la. Lord Avon et moi, nous etions a peu +pres du meme age. il etait peut-etre mon aine de quelques annees, +mais nos gouts, nos idees, nos caracteres etaient analogues, si ce +n'est qu'il avait un certain air de fierte que je n'ai jamais +trouve chez aucun autre. En laissant de cote les petites +faiblesses d'un jeune homme riche et a la mode, les indiscretions +d'une jeunesse doree, j'aurais pu jurer qu'il etait aussi honnete +qu'aucun des hommes que j'aie jamais connus. + +-- Alors comment est-il arrive a commettre un tel crime! demanda +mon pere. + +Mon oncle hocha ta tete. + +-- Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle +se presente plus nettement que jamais a mon esprit. + +Toute legerete avait disparu de ses manieres et il etait devenu +soudain un homme melancolique et serieux. + +-- Est-il certain qu'il l'a commis, Charles? demanda ma mere. + +Mon oncle haussa les epaules. + +-- Je voudrais parfois penser qu'il n'en fut pas ainsi. Je crus +parfois que ce fut son orgueil meme, exaspere jusqu'a la rage, qui +l'y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme +que nous avions perdue. + +-- Non, repondit mon pere, je n'en ai jamais entendu parler. + +-- Maintenant, c'est une bien vieille histoire, quoique nous +n'ayons jamais su comment elle se termina. + +"Nous avions joue tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon, +son frere, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi. + +"Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu'il ne jouissait +pas de la meilleure reputation et qu'il etait presque entierement +aux mains des preteurs juifs. + +"Sir Lothian s'est acquis depuis un renom deshonorant -- c'est +meme Sir Lothian qui a tue Lord Carton d'une balle, dans l'affaire +de Chalk Farm -- mais a cette epoque-la, il n'y avait rien a lui +reprocher. + +"Le plus age de nous n'avait que vingt-quatre ans, et nous jouames +sans interruption, comme je l'ai dit, jusqu'a ce que le capitaine +eut gagne tout l'argent sur table. Nous etions tous entames, mais +notre hote l'etait encore beaucoup plus que nous. + +"Cette nuit-la, je vais vous dire des choses qu'il me serait +penible de repeter devant un tribunal, je me sentais agite hors +d'etat de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois. + +"Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais +que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva +a mon oreille, suivi d'un second cri plus fort encore, et qui +venait du cote de la chambre occupee par le capitaine Barrington. + +"Cinq minutes plus tard, j'entendis un bruit de pas dans le +corridor. + +"Sans allumer de lumiere, j'ouvris ma porte et je jetai un regard +au dehors, croyant que quelqu'un s'etait trouve mal. C'etait Lord +Avon qui se dirigeait vers moi. + +"D'une main, il tenait une chandelle degoutante. De l'autre, il +portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son +metallique. + +"Sa figure etait decomposee, bouleversee a tel point que ma +question se glaca sur mes levres. + +"Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et +ferma sa porte sans bruit. + +"Le lendemain, en me reveillant, je le trouvai pres de mon lit. + +"-- Charles, dit-il, je ne puis supporter l'idee que vous ayez +perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table. + +"Vainement je repondis par des eclats de rire a sa delicatesse +exageree. Vainement je lui declarai que si j'avais gagne, j'aurais +ramasse mon argent, de sorte qu'on pouvait trouver etrange que je +n'eusse point le droit de payer apres avoir perdu. + +"-- Ni moi ni mon frere, nous n'y toucherons, dit-il. L'argent est +la. Vous pourrez, en faire ce que vous voudrez. + +"Il ne voulut entendre aucune raison et s'elanca comme un fou hors +de la chambre. Mais peut-etre ces details vous sont-ils connus et +Dieu sait comme ils me sont penibles a rappeler. + +Mon pere restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe +fumante qu'il tenait a la main. + +-- Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste. + +-- Eh bien! soit. J'avais acheve ma toilette en une heure, a peu +pres, car en ce temps-la, j'etais moins exigeant qu'aujourd'hui et +je me retrouvais avec sir Lothian Hume au dejeuner. Il avait ete +temoin de la meme scene que moi. Il avait hate de voir le +capitaine Barrington et de s'enquerir pourquoi il avait charge son +frere de nous restituer l'argent. Nous discutions de l'affaire, +quand tout a coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je +vis... + +Mon oncle etait devenu tres pale tant ce souvenir etait distinct. +Il passa la main sur ses yeux. + +"Le plafond etait d'un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et +ca et la des fentes noires et de chacune de ces fentes... Mais +voila qui vous donnerait des reves, Mary. Je me bornerai a dire +que je m'elancai dans l'escalier qui conduisait directement a la +chambre du capitaine. Nous l'y trouvames gisant, la gorge coupee +si largement qu'on voyait la blancheur de l'os. Un couteau de +chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait a Lord Avon. On +trouva dans les doigts crispes du mort une manchette brodee. Elle +appartenait a Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers +charbonnes. Ces papiers appartenaient a Lord Avon. O mon pauvre +ami! a quel degre de folie avez-vous du arriver pour commettre une +pareille action? + +-- Et qu'a dit Lord Avon? s'ecria mon pere. + +-- Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les +yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arreter, jusqu'au moment +ou se ferait une enquete en due forme. Mais quand le tribunal du +Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le +constable vint pour lui notifier son arrestation. + +"On ne le trouva pas. Il avait fui. + +"Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante a +Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Amerique, mais on ne +sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume +que celui ou on pourra prouver son deces, car il est son plus +proche parent, et jusqu'a ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni +du domaine. + +Le recit de cette sombre histoire avait jete sur nous un froid +glacial. + +Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai +qu'elles etaient aussi blanches que ses manchettes. + +-- Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un +air pensif. Ce n'etait point un joyeux sejour, meme avant que +cette affaire le rendit plus sombre encore. Jamais scene ne fut +mieux preparee pour une telle tragedie. Mais dix-sept ans se sont +passes et peut-etre meme que ce terrible plafond... + +-- Il porte toujours la tache, dis-je. + +Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus etonne, car ma +mere n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse +nuit. + +Ils resterent a me regarder, les yeux immobiles de stupefaction, a +mesure que je faisais mon recit et mon coeur s'enfla d'orgueil +quand mon oncle dit que nous nous etions comportes vaillamment et +qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre age, +capables d'une attitude aussi ferme. + +-- Mais quant a ce fantome, dit-il, ce dut etre un produit de +votre imagination. C'est une faculte qui nous joue des tours +etranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut +les desirer, je ne pourrais repondre de ce qui m'arriverait, s'il +me fallait demeurer a minuit sous ce plafond tache de sang. + +-- Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je +vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement +que j'entends les petillements des buches. En outre, nous n'avons +pu etre trompes tous les deux. + +-- Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous +n'avez pas discerne les traits? + +-- Il faisait trop noir. + +-- Rien qu'un individu? + +-- La silhouette noire d'un seul. + +-- Et il a battu en retraite en montant l'escalier? + +-- Oui. + +-- Et il a disparu dans la muraille? + +-- Oui. + +-- Dans quelle partie de la muraille? dit fort haut une voix +derriere nous. + +Ma mere jeta un cri. Mon pere laissa tomber sa pipe sur le tapis +du foyer. + +J'avais fait demi-tour, l'haleine coupee. + +C'etait le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans +l'ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en +avant, en pleine lumiere, fixant ses yeux flamboyants sur les +miens. + +-- Que diable signifie cela? s'ecria mon oncle. + +Il fut etrange de voir s'effacer cet eclair de passion du visage +d'Ambroise. + +L'expression reservee du valet la remplaca. + +Ses yeux petillaient encore, mais, l'un apres l'autre, chacun de +ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire. + +-- Je vous demande pardon, sir Charles, j'etais venu voir si vous +aviez des ordres a me donner et je ne voulais pas interrompre le +recit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y etre +laisse entrainer malgre moi. + +-- Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-meme, dit mon +oncle. + +-- Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous +rappelez quelle etait ma situation vis-a-vis de Lord Avon. + +Il y avait un certain accent de dignite dans son langage. Ambroise +sortit apres s'etre incline. + +-- Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle, +reprenant soudain son ton leger. Quand un homme s'entend a +preparer une tasse de chocolat, a faire un noeud de cravate, comme +Ambroise sait le faire, il a droit a quelque consideration. Le +fait est que le pauvre garcon etait le domestique de Lord Avon, +qu'il etait a la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai +parle et qu'il est tres devoue a son ancien maitre. Mais voila que +mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et +maintenant, si vous le preferez, nous reviendrons aux toilettes de +la comtesse Lieven et aux commerages de Saint-James. + + +VI -- SUR LE SEUIL + + +Ce soir-la, mon pere m'envoya de bonne heure au lit, malgre mon +vif desir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon +attention. + +Sa figure, ses manieres, la facon grandiose et imposante dont il +faisait aller et venir ses mains blanches, son air de superiorite +aisee, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'etonnait, +m'emerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la +conversation devait rouler sur moi-meme, sur mon avenir. + +Cela fut cause qu'on m'expedia dans ma chambre, ou m'arrivait +tantot la basse profonde de la voix paternelle, tantot la voix +richement timbree de mon oncle, et aussi, de temps a autre, le +doux murmure de la voix de ma mere. + +J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain reveille par +le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par +l'etreinte de deux bras chauds. + +La joue de ma mere etait contre la mienne. + +J'entendais tres bien la detente de ses sanglots et dans +l'obscurite je sentais le frisson et le tremblement qui +l'agitaient. Une faible lueur filtrait a travers les lames de la +jalousie et me permettait de voir qu'elle etait vetue de blanc et +que sa chevelure noire etait eparse sur ses epaules. + +-- Vous ne nous oublierez pas, Roddy? Vous ne nous oublierez pas? + +-- Pourquoi, ma mere? Qu'y a-t-il? + +-- Votre oncle, Roddy... Il va vous emmener, vous enlever a nous. + +-- Quand cela, ma mere? + +-- Demain. + +Que Dieu me pardonne, mais mon coeur bondit de joie, tandis que le +sien, qui etait tout contre, se brisait de douleur. + +-- Oh! ma mere, m'ecriai-je. A Londres? + +-- A Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous presenter au Prince +de Galles. Le lendemain, a Londres, ou vous serez en presence de +ces grands personnages, ou vous devrez apprendre a regarder de +haut ces pauvres gens, ces simples creatures aux moeurs +d'autrefois, votre pere et votre mere. + +Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si +fort que malgre l'amour-propre et l'energie de mes dix-sept ans, +et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer +sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre +chagrin finit par faire place aux rires. + +-- Charles serait flatte s'il voyait quel accueil gracieux nous +faisons a sa bonte, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous +allez certainement le reveiller. + +-- Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis- +je. + +-- Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se +faire que ce soit la votre unique et plus grande chance dans la +vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre +votre nom mentionne parmi ceux des puissants amis de Charles. +Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez +entendu raconter, ce soir, a quelles suites terribles cela peut +conduire. + +-- Je vous le promets, ma mere. + +-- Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy? Vous etes +jeune et vous n'en avez pas l'habitude. + +-- Oui, ma mere. + +-- Et aussi contre les actrices, Roddy? Et puis, vous n'oterez +point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir +fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez a votre toilette, +Roddy, de maniere a faire honneur a votre oncle, car c'est une des +choses qui ont le plus contribue a sa reputation. Vous n'aurez +qu'a vous conformer a ses conseils. Mais, s'il se presente des +moments ou vous ne soyez pas en rapport avec de grands +personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne, +car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre +habit bleu, il ferait votre ete repasse et reborde. J'ai sorti vos +habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez +voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec +les souliers a boucles. Faites bien attention en marchant dans les +rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en +nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et +n'oubliez pas vos prieres du soir, oh! mon cher garcon, car +l'epoque des tentations approche et je ne serai plus aupres de +vous pour vous encourager. + +Ce fut ainsi que ma mere, me tenant enlace dans ses bras bien doux +et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de +l'autre, afin de me preparer a l'importante epreuve qui +m'attendait. + +Mon oncle ne parut pas le lendemain au dejeuner, mais Ambroise lui +prepara une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans +sa chambre. + +Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il etait si beau avec sa +chevelure frisee, ses dents bien blanches, son monocle a effet +bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux +rieurs, que je ne pouvais detacher de lui mes regards. + +-- Eh bien! mon neveu, s'ecria-t-il, que dites-vous de la +perspective de venir a la ville avec moi? + +-- Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de +l'interet que vous me temoignez. + +-- Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit etre +des plus distingues pour etre en harmonie avec tout ce qui +m'entoure. + +-- C'est une buche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit +mon pere. + +-- Nous commencerons par en faire une buche polie et alors, nous +n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez +constamment viser a etre dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire +de richesse, vous m'entendez. La richesse a elle seule ne suffit +point. Price le Dore a quarante mille livres de rente, mais il +s'habille d'une facon deplorable, et je vous assure qu'en le +voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure +me choqua si fort que je fus oblige d'entrer chez Vernet pour +prendre un brandy a l'orange. Non, c'est une affaire de gout +naturel, a quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de +gens plus experimentes que vous. + +-- Je crains, Charles, dit ma mere, que la garde-robe de Roddy ne +soit d'un campagnard. + +-- Nous aurons bientot pourvu a cela, des que nous serons arrives +a la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de +faire pour lui, repondit mon oncle. Nous le tiendrons a l'ecart +jusqu'a ce qu'il ait quelques habits a mettre. + +Cette facon de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de +la rougeur aux joues de ma mere, mais mon oncle s'en apercut a +l'instant, car il avait le coup d'oeil le plus prompt a remarquer +les moindres bagatelles. + +-- Ces habits sont tres convenables, a Friar's Oak, ma soeur Mary, +dit-il. Neanmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils +pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains, +je me charge de regler l'affaire. + +-- Combien faut-il par an a un jeune homme, demanda mon pere, pour +s'habiller? + +-- Avec de la prudence et des soins, bien entendu, un jeune homme +a la mode peut y suffire avec huit cents livres par an, repondit +mon oncle. + +Je vis la figure de mon pauvre pere s'allonger. + +-- Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soit oblige de garder +ses habits faits a la campagne. Meme avec l'argent de mes parts de +prise... + +-- Bah! bah! s'ecria mon oncle, je dois deja a Weston un peu plus +d'un millier de livres. Qu'est-ce que peuvent y faire quelques +centaines de plus? Si mon neveu vient avec moi, c'est a moi a +m'occuper de lui. C'est une affaire entendue et je dois me refuser +a toute discussion sur ce point. + +Et il agita ses mains blanches, comme pour dissiper toute +opposition. Mes parents voulurent lui adresser quelques +remerciements, mais il y coupa court. + +-- A propos, puisque me voici a Friar's Oak, il y a une autre +petite affaire que j'aurais a terminer, dit-il. Il y a ici, je +crois, un lutteur nomme Harrison, qui aurait, a une certaine +epoque, ete capable de detenir le championnat. En ce temps-la, le +pauvre Avon et moi, nous etions ses soutiens ordinaires. Je serais +enchante de pouvoir lui dire un mot. + +Vous pouvez penser combien je fus fier de traverser la rue du +village avec mon superbe parent et de remarquer du coin de l'oeil +comme les gens se mettaient aux portes et aux fenetres pour nous +regarder. + +Le champion Harrison etait debout devant sa forge et il ota son +bonnet en voyant mon oncle entrer. + +-- Que Dieu me benisse, monsieur! Qui se serait attendu a vous +voir a Friar's Oak? Ah! sir Charles, combien de souvenirs passes +votre vue fait renaitre! + +-- Je suis content de vous retrouver en bonne forme, Harrison, dit +mon oncle en l'examinant des pieds a la tete. Eh! Avec une semaine +d'entrainement vous redeviendriez aussi bon qu'avant. Je suppose +que vous ne pesez pas plus de deux cents a deux cent vingt livres? + +-- Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans la quarantaine; mais +les poumons et les membres sont en parfait etat et si ma bonne +femme me deliait de ma promesse, je ne serais pas longtemps a me +mesurer avec les jeunes. Il parait qu'on a fait venir dernierement +de Bristol des sujets merveilleux. + +-- Oui, le jaune de Bristol a ete la couleur gagnante depuis peu. +Comment allez-vous, mistress Harrison? Vous ne vous souvenez pas +de moi, je pense? + +Elle etait sortie de la maison et je remarquai que sa figure +fletrie -- sur laquelle une scene terrifiante de jadis avait du +imprimer sa marque -- prenait une expression dure, farouche, en +regardant mon oncle. + +-- Je ne me souviens que trop bien de vous, sir Charles Tregellis, +dit-elle. Vous n'etes pas venu, j'espere, aujourd'hui pour tenter +de ramener mon mari dans la voie qu'il a abandonnee. + +-- Voila comment elle est, sir Charles, dit Harrison en posant sa +large main sur l'epaule de la femme. Elle a obtenu ma promesse et +elle la garde. Jamais il n'y eut meilleure epouse et plus +laborieuse, mais elle n'est pas, comme vous diriez, une personne +propre a encourager les sports. Ca, c'est un fait. + +-- Sport! s'ecria la femme avec aprete. C'est un charmant sport +pour vous, sir Charles, qui faites agreablement vos vingt milles +en voiture a travers champs avec votre panier a dejeuner et vos +vins, pour retourner gaiement a Londres, a la fraicheur du soir, +avec une bataille savamment livree comme sujet de conversation. +Songez a ce que fut pour moi ce sport, quand je restais de longues +heures immobile, a ecouter le bruit des roues de la chaise qui me +ramenerait mon mari. Certains jours, il rentrait de lui-meme. A +certains autres, on l'aidait a rentrer, ou bien on le +transportait, et c'etait uniquement grace a ses habits que je le +reconnaissais. + +-- Allons, ma femme, dit Harrison, en lui tapotant amicalement sur +l'epaule. J'ai ete parfois mal arrange en mon temps, mais cela n'a +jamais, ete aussi grave que cela. + +-- Et passer ensuite des semaines et des semaines avec la crainte +que le premier coup frappe a la porte, soit pour annoncer que +l'autre est mort, que mon mari sera amene a la barre et juge pour +meurtre. + +-- Non, elle n'a pas une goutte de sportsman dans les veines, dit +Harrison. Elle ne sera jamais une protectrice du sport. C'est +l'affaire de Baruch le noir qui l'a rendue telle, quand nous +pensions qu'il avait ecope une fois de trop. Oui, mais elle a ma +parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessus les cordes +tant qu'elle ne me l'aura pas permis. + +-- Vous garderez votre chapeau sur votre tete, comme un honnete +homme qui craint Dieu, John, dit sa femme en rentrant dans la +maison. + +-- Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire changer de +resolution, dit mon oncle. Et pourtant si vous aviez eprouve +quelque envie de gouter au sport d'autrefois, dit mon oncle, +j'avais une bonne chose a vous mettre sous la main. + +-- Bah! monsieur, cela ne sert a rien, dit Harrison, mais tout de +meme, je serais heureux d'en savoir quelques mots. + +-- On a decouvert un bon gaillard, d'environ deux cents livres, +par la-bas, du cote de Gloucester. Il se nomme Wilson et on l'a +baptise le Crabe a cause de sa facon de se battre. + +Harrison hocha la tete. + +-- Je n'ai jamais entendu parler de lui, monsieur. +-- C'est extremement probable, car il n'a jamais paru dans le +Prize-Ring. Mais on a une haute idee de lui dans l'Ouest et il +peut tenir tete a n'importe lequel des Belcher avec les gants de +boxe. + +-- Ca, c'est de la boxe pour vivre, dit le forgeron. + +-- On m'a dit qu'il avait eu le dessus dans un combat prive avec +Noah James du Cheshire. + +-- Il n'y a pas, monsieur, d'homme plus fort que Noah James le +garde du corps, dit Harrison. Moi-meme, je l'ai vu revenir a la +charge cinquante fois, apres avoir eu la machoire brisee en trois +endroits. Si Wilson est capable de le battre, il ira loin. + +-- On est de cet avis dans l'Ouest et on compte le lancer sur le +champion de Londres. Sir Lothian Hume est son tenant et pour finir +l'histoire en quelques mots, je vous dirai qu'il me met au defi de +trouver un jeune boxeur de son poids qui le vaille. Je lui ai +repondu que je n'en connaissais point de jeunes, mais que j'en +avais un ancien qui n'avait pas mis les pieds dans un ring depuis +des annees et qui etait capable de faire regretter a son homme +d'avoir fait le voyage de Londres. + +"-- Jeune ou vieux, ou au-dessus de trente cinq, m'a-t-il repondu, +vous pouvez m'amener qui vous voudrez, ayant le poids, et je +mettrai sur Wilson a deux contre un. + +"Je l'ai pris contre des milliers de livres, tel que me voila. + +-- C'est peine perdue, Sir Charles, dit le forgeron en hochant la +tete. Rien ne me serait plus agreable, mais vous avez vous-meme +entendu ce qu'elle disait. + +-- Eh bien! Harrison, si vous ne voulez pas combattre, il faut +tacher de trouver un poulain qui promette. Je serai content +d'avoir votre avis a ce sujet. A propos, j'occuperai la place de +president a un souper de la Fantaisie, qui aura lieu a l'auberge +de la "Voiture et des Chevaux" a Saint Martin's Lane, vendredi +prochain. Je serai tres heureux de vous avoir parmi les invites. +Hola! Qui est celui-ci? + +Et aussitot, il mit son lorgnon a son oeil. + +Le petit Jim etait sorti de la forge son marteau a la main. Il +avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le +col etait ouvert, et dont les manches etaient relevees. + +Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un +regard de connaisseur. + +-- C'est mon neveu, Sir Charles. + +-- Est-ce qu'il demeure avec vous? + +-- Ses parents sont morts. + +-- Est-il jamais alle a Londres? + +-- Non, Sir Charles, il est reste avec moi, depuis le temps ou il +n'etait pas plus haut que ce marteau. + +Mon oncle s'adressa au petit Jim. + +-- Je viens d'apprendre que vous n'etes jamais alle a Londres, +dit-il. Votre oncle vient a un souper que je donne a la Fantaisie, +vendredi prochain. Vous serait-il agreable d'etre des notres? + +Les yeux du petit Jim etincelerent de plaisir. +-- Je serais enchante d'y aller, monsieur. + +-- Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis +fache de vous contrarier, mon garcon, mais il y a des raisons pour +lesquelles je prefere vous voir rester ici avec votre tante. + +-- Bah! Harrison, laissez donc venir le jeune homme. + +-- Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un +luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je +suis absent. + +Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la +forge. + +De mon cote, je m'y glissai pour tacher de le consoler et le +mettre au courant des changements extraordinaires qui s'etaient +produits dans mon existence. + +Mais je n'en etais pas a la moitie de mon recit que Jim, ce brave +coeur, avait deja commence a oublier son propre chagrin, pour +participer a la joie que me causait cette bonne fortune. + +Mon oncle me rappela dehors. + +La voiture, avec ses deux juments attelees en tandem, nous +attendait devant le cottage. + +Ambroise avait mis a leurs places le panier a provisions, le chien +de manchon et le precieux necessaire de toilette. Il avait grimpe +par derriere. Pour moi, apres une cordiale poignee de mains de mon +pere, apres que ma mere m'eut une derniere fois embrasse en +sanglotant, je pris ma place sur le devant a cote de mon oncle. +-- Laissez-la aller, dit-il au palefrenier. + +Et apres une legere secousse, un coup de fouet et un tintement de +grelots, nous commencames notre voyage. + +A travers les annees, avec quelle nettete, je revois ce jour de +printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que +rafraichit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu +dans lequel j'etais arrive de l'enfance a la virilite. + +Je vois aussi a la porte du jardin quelques personnes, ma mere qui +tourne la tete vers le dehors et agite un mouchoir, mon pere en +habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne +et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard. + +Tout le village etait sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir +en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et +pour aller visiter le prince dans son propre palais. + +Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de meme +John Cummings poste sur le seuil de l'auberge. + +Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maitre d'ecole. Il me +montrait aux gens comme pour leur dire: "voila ce qu'on devient en +passant par mon ecole." + +Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'a la sortie meme du +village, nous passames tout pres de miss Hinton l'actrice, dans le +meme phaeton attele du meme poney que quand je la vis pour la +premiere fois, et si differente de ce qu'elle etait ce jour-la! + +Je me dis que si meme le petit Jim n'eut fait que cela, il ne +devait pas croire que sa jeunesse s'etait ecoulee sterilement a la +campagne. +Elle s'etait mise en route pour le voir, c'etait certain, car ils +s'entendaient mieux que jamais. + +Elle ne leva pas meme les yeux. Elle ne vit pas le geste que je +lui adressai de la main. + +Ainsi donc, des que nous eumes tourne la courbe de la route, le +petit village disparut de notre vue; puis par dela le creux que +forment les dunes, par dela les clochers de Patcham et de Preston, +s'etendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton +au centre duquel les etranges domes et les minarets orientaux du +pavillon du Prince. + +Le premier etranger venu aurait trouve de la beaute dans ce +tableau, mais pour moi, il representait le monde, le vaste et +libre univers. + +Mon coeur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau, +quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il +glisse sous la voute du ciel au-dessus de la verdure des +compagnes. + +Il peut venir un jour ou il jettera un regard de regret sur le nid +confortable dans la baie d'epine, mais songe-t-il a cela, quand le +printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang, +quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l'eclat du +soleil par l'ombre malencontreuse de ses ailes. + + +VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE + + +Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je +sentais qu'a chaque instant, il tournait les yeux de mon cote et +je me disais avec un certain malaise qu'il commencait deja a se +demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il +s'etait laisse entrainer a une faute involontaire, quand il avait +cede aux sollicitations de sa soeur et avait consenti a faire voir +au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il +vivait. + +-- Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu? demanda-t-il soudain. + +-- Oui, monsieur, un peu. + +-- Voix de baryton, a ce que je croirais? + +-- Oui, monsieur. + +-- Votre mere m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont la des +talents qui vous rendront service aupres du Prince. On est +musicien dans sa famille. Votre education a ete ce qu'elle pouvait +etre dans une ecole de village. Apres tout, dans la bonne societe, +on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et +c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas +mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile, +comme _sub tegmine fagi_ ou _habet faenun in cornu_. Cela releve la +conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton +exige que vous ne soyez pas un erudit, mais il y a quelque grace a +laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez- +vous faire des vers? + +-- Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur. +-- Un petit dictionnaire de rimes vous coutera une demi-couronne. +Les vers de societe sont d'un grand secours a un jeune homme. Si +vous avez de votre cote les dames, peu importe qui sera contre +vous. Il faut apprendre a ouvrir une porte, a entrer dans une +chambre, a presenter une tabatiere, en tenant le couvercle souleve +avec l'index de la main qui la presente. Il vous faut acquerir la +facon dont on fait la reverence a un homme, ce qui exige qu'on +garde un soupcon de dignite, et la facon de la faire a une femme, +ou on ne saurait mettre trop d'humilite, sans negliger toutefois +d'y ajouter un leger abandon. Il vous faut acquerir avec les +femmes des manieres qui soient a la fois suppliantes et +audacieuses. Avez-vous quelque excentricite? + +Cela me fit rire, l'air d'aisance dont il me fit cette question, +comme si c'etait la une qualite des plus ordinaires. + +-- En tout cas, vous avez un rire agreable, seduisant. Mais le +meilleur ton d'aujourd'hui exige une excentricite, et pour peu que +vous ayez des penchants vers quelqu'une, je ne manquerai pas de +vous conseiller de lui laisser libre cours. Petersham serait reste +toute sa vie un simple particulier, si on ne s'etait pas avise +qu'il avait une tabatiere pour chaque jour de l'annee et qu'il +s'etait enrhume par la faute de son valet de chambre, qui l'avait +laisse partir par une froide journee d'hiver avec une mince +tabatiere en porcelaine de Sevres, au lieu d'une tabatiere +d'epaisse ecaille. Voila qui l'a tire de la foule, comme vous le +voyez, et l'on s'est souvenu de lui. La plus petite particularite +caracteristique, comme celle d'avoir une tarte aux abricots toute +l'annee sur votre servante, ou celle d'eteindre tous les soirs +votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n'en faut +pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma +part, ce qui m'a fait arriver ou je suis, c'est la rigueur de mes +jugements en matiere de toilette, de decorum. Je ne me donne point +pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par +exemple, je vous presente au Prince en gilet de nankin, +aujourd'hui: quelles seront a votre avis les consequences de ce +fait? + +A ne consulter que mes craintes, le resultat devait etre une +deconfiture pour moi, mais je ne le dis point. + +-- Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle a Londres. +Elle sera demain matin chez Buookes et chez White. La semaine +prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en +gilets de nankin. Un jour, il m'arriva une aventure tres penible. +Ma cravate se defit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de +Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les +deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela +ait ebranle ma situation? Le soir meme, il y avait par douzaines +dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate +denouee. Si je n'avais pas remis la mienne en ordre, il n'y aurait +pas a l'heure presente une seule cravate nouee dans tout le +royaume, et un grand art se serait perdu prematurement. Vous ne +vous etes pas encore applique a le pratiquer? + +Je convins que non. + +-- Il faudrait vous y mettre maintenant que vous etes jeune. Je +vous enseignerai moi-meme le _coup d'archet_. En y consacrant +quelques heures dans la journee, des heures qui d'ailleurs +seraient perdues, vous pouvez etre parfaitement cravate dans votre +age mur. Le tour de main consiste simplement a tenir le menton +tres en l'air, tandis que vous superposez les plis en descendant +vers la machoire inferieure. + +Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait +toujours dans ses yeux d'un bleu fonce cet eclair de fine malice +qui me faisait juger que cet humour, qui lui etait propre, etait +une excentricite consciente, ayant selon moi sa source dans une +extreme severite dans le gout, mais portee volontairement jusqu'a +une exageration grotesque, pour les memes raisons qui le +poussaient a me conseiller quelque excentricite personnelle. + +Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parle de son +malheureux ami, Lord Avon, le soir precedent, et l'emotion qu'il +avait montree en racontant cette horrible histoire, je fus heureux +qu'il battit dans sa poitrine un coeur d'homme, quelque peine +qu'il se donnat pour le cacher. + +Et le hasard voulut que je fusse a tres peu de temps de la, dans +le cas d'y jeter un regard furtif, car un evenement fort inattendu +nous arriva au moment ou nous passions devant l'Hotel de la +Couronne. + +Un essaim de palefreniers et de grooms arriva a nous. + +Mon oncle, jetant les renes, prit Fidelio de dessus le coussin +qu'il occupait sous le siege. + +-- Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio. + +Mais il ne recut pas de reponse. + +Le siege de derriere etait vide. Plus d'Ambroise. + +Nous pouvions a peine en croire nos yeux, quand nous mimes pied a +terre: il en etait pourtant ainsi. + +Ambroise etait certainement monte a sa place, la-bas a Friar's +Oak, d'ou nous etions venus d'un trait, a toute la vitesse que +pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il +disparu? + +-- Il sera tombe dans un acces, s'ecria mon oncle. Je +rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Ou est le patron +de l'hotel? La, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus sur a +Friar's Oak. Qu'il aille de toute la vitesse de son cheval +chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise! Qu'on n'epargne +aucune peine! A present, neveu, nous allons luncher. Puis, nous +monterons au pavillon. + +Mon oncle etait fort agite de la perte de son domestique, d'autant +plus qu'il avait l'habitude de prendre plusieurs bains et de +changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage. + +Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma mere, je brossai +soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible. + +J'avais le coeur dans les talons de mes petits souliers a boucles +d'argent, a la pensee que j'allais etre mis en la presence de ce +grand et terrible personnage, le Prince de Galles. + +Plus d'une fois, j'avais vu sa barouche jaune lancee a fond de +train, a travers Friar's Oak. J'avais ote et agite mon chapeau, +comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes reves les +plus extravagants, il ne m'etait jamais venu a l'esprit que je +serais appele un jour a me trouver face-a-face avec lui et a +repondre a ses questions. + +Ma mere m'avait enseigne a le regarder avec respect, etant un de +ceux que Dieu a destines a regner sur nous, mais mon oncle sourit +quand je lui parlai de ce qu'elle m'avait appris. + +-- Vous etes assez grand pour voir les choses telles qu'elles +sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage +certain que vous vous trouvez dans le cercle intime ou j'entends +vous faire entrer. Il n'est personne qui connaisse mieux que moi +le prince; il n'est personne qui ait moins que moi confiance en +lui. Jamais chapeau n'abrita plus etrange reunion de qualites +contradictoires. C'est un homme toujours presse, quoiqu'il n'ait +jamais rien a faire. Il fait des embarras a propos de choses qui +ne le regardent pas, et il neglige ses devoirs les plus +manifestes. Il se montre genereux envers des gens auxquels il ne +doit rien, mais il a ruine ses fournisseurs en se refusant a payer +ses dettes les plus legitimes. Il temoigne de l'affection a des +gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son pere lui +inspire de l'aversion, sa mere de l'horreur, et il n'adresse +jamais la parole a sa femme. Il se pretend le premier gentleman de +l'Angleterre, mais les gentlemen ont riposte en blackboulant ses +amis a leur club et en le mettant a l'index a Newmarket, comme +suspect d'avoir triche sur un cheval. Il passe son temps a +exprimer de nobles sentiments et a les contredire par des actes +ignobles. Il raconte sur lui-meme des histoires si grotesques +qu'on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule +dans ses veines. Et malgre tout cela, il sait parfois faire preuve +de dignite, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouve en cet +homme des elans de generosite qui m'ont fait oublier les fautes +qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation +qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins +fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et +maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous- +meme une opinion. + +Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque +temps, car mon oncle marchait avec une grande dignite, tenant +d'une main son mouchoir brode et de l'autre balancant negligemment +sa canne a bout d'ambre nuageux. + +Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaitre et +se decouvraient aussitot sur son passage. + +Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du +pavillon, nous apercumes un magnifique equipage de quatre chevaux +noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire, +d'age moyen, coiffe d'un vieux bonnet qui portait la trace des +intemperies. + +Je ne remarquai rien, qui put le distinguer d'un conducteur +ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus +grande aisance avec une coquette petite femme perchee a cote de +lui sur le siege. + +-- Hello! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramene, +s'ecria-t-il. + +Mon oncle fit un salut et adressa un sourire a la dame. + +-- Je l'ai coupee en deux pour faire un tour a Friar's Oak, dit- +il. J'ai ma voiture legere et deux nouvelles juments de demi-sang, +des bai Demi-Cleveland. + +-- Que dites-vous de mon attelage de noirs? + +-- Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous? Ne sont-ils pas +diablement chics? s'ecria la petite femme. + +-- Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du +Sussex. Les paturons un peu gros a mon avis. J'aime a faire du +chemin. + +-- Faire du chemin? s'ecria la petite femme avec une extreme +vehemence. Quoi! Quoi! Que le... + +Elle se livra a des propos que je n'avais jamais entendu +jusqu'alors meme dans la bouche d'un homme. + +-- Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous +aurions commande, prepare et mange notre diner avant que vous +soyez la pour en reclamer votre part. + +-- Par Georges, Letty a raison, s'ecria l'homme. Est-ce que vous +partez demain? + +-- Oui, Jack. + +-- Eh bien! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai +partir mes betes de la place du chateau, a neuf heures moins le +quart. Vous vous mettrez en route des que l'horloge sonnera neuf +heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si +vous arrivez seulement a me voir avant que nous passions le pont +de Westminster, je vous paie une belle piece de cent livres. +Sinon, l'argent est a moi. On joue ou on paie, est-ce tenu? + +-- Parfaitement! dit mon oncle. + +Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc. + +Comme je le suivais, je vis la femme prendre les renes, pendant +que l'homme se retournait pour nous regarder et lancait un jet de +jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession. + +-- C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus +riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre; il n'y a pas sur +les routes un professionnel plus expert a manier les renes et la +langue et sa femme Lady Letty ne s'entend pas moins a l'un qu'a +l'autre. + +-- C'est terrible de l'entendre? dis-je. + +-- Oui! c'est son genre d'excentricite. Nous en avons tous. Elle +divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de pres, +ayez les yeux ouverts et la bouche close. + +Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la +porte, s'inclinerent profondement, pendant que nous passions au +milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la tete et +paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de +l'assurance, bien que mon coeur battit a coups rapides. +De la, on passa dans un hall haut et vaste, decore a l'orientale, +qui s'harmonisait avec les domes et les minarets du dehors. + +Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant +tranquillement, formant des groupes ou l'on causait a voix basse. + +Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, a figure rouge, +qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs +d'importance, accourut au devant de mon oncle. + +-- J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la +voix comme s'il s'agissait d'affaires d'Etat, _Es ist vollendet_, +ca veut tire: j'en suis fenu a pout. + +-- Tres bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et +faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'a mon +dernier diner a Carlton House. + +-- Ah! _mein Gott_, fous croyez que je barle te cuisine. C'est te +l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui +faut cent mille livres. Tis pour cent et le double a rembourser +quand le Royal papa mourra. _Alles ist fertig_. Goldsmidt, de la +Haye, s'en est charche et le puplic de Hollande a souscrit la +somme. + +-- Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle, +pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles a quelque +nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince. +Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet saute aux +champignons. C'est lui qui regle les affaires d'argent du prince. + +-- Le cuisinier! m'ecriai-je tout abasourdi. + +-- Vous paraissez surpris, mon neveu? + +-- Je me serais figure qu'une banque respectable... + +Mon oncle approcha ses levres de mon oreille. + +-- Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en meler, dit-il a +voix basse... Ah! Mellish. Le prince est-il chez lui? + +-- Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpelle. + +-- Y a-t-il quelqu'un avec lui? + +-- Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait. + +-- Alors, nous allons entrer. + +Je le suivis a travers la plus etrange succession de chambres ou +brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit +l'effet d'etre tres riche, tres merveilleuse, et dont j'aurais +peut-etre aujourd'hui une opinion bien differente. + +Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et +d'ecarlate. Des dragons et des monstres dores se tortillaient sur +les corniches et dans les angles. + +De quelque cote que se portassent nos regards, d'innombrables +miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, a mine +fiere, a figure pale, et du jeune homme si timide qui marchait a +cote de lui. + +A la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvames +dans l'appartement prive du prince. + +Deux gentlemen se prelassaient dans une attitude pleine d'aisance +sur de somptueux fauteuils. A l'autre bout de la piece, un +troisieme personnage etait debout entre eux sur de belles et +fortes jambes qu'il tenait ecartees et il avait les mains croisees +derriere son dos. + +Le soleil les eclairait par une fenetre laterale et je me rappelle +encore tres bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour, +l'autre en pleine lumiere, et la troisieme, a moitie dans l'ombre, +a moitie au soleil. + +Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez +un peu rouge, des yeux noirs etincelants, l'autre une figure +austere, reveche, encadree par les hauts collets de son habit et +par une cravate aux nombreux tours. Ils m'apparurent en un seul +tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se +fixerent, car je savais qu'il devait etre le Prince de Galles. + +Georges etait alors dans sa quarante et unieme annee et avec +l'aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu paraitre moins +age. + +Sa vue suffit a me mettre a l'aise, car c'etait un personnage a +joyeuse mine, beau en depit de sa tournure replete et +congestionnee, avec ses yeux rieurs et ses levres boudeuses et +mobiles. + +Il avait le bout du nez releve, ce qui accentuait l'air de +bonhomie qui dominait en lui, en depit de sa dignite. + +Il avait les joues pales et bouffies, comme un homme qui vit trop +bien et qui se donne trop peu d'exercice. + +Il etait vetu d'un habit noir sans revers, de pantalons en basane +tres collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies a +l'ecuyere, et portait une immense cravate blanche. +-- Hello! Tregellis, s'ecria-t-il du ton le plus gai, des que mon +oncle franchit le seuil. + +Mais soudain, le sourire s'eteignit sur sa figure et la colere +brilla dans ses yeux. + +-- Qui diable est celui-ci, cria-t-il d'un ton irrite. + +Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette +explosion etait due a ma presence. + +Mais son regard allait a un objet plus eloigne; en regardant +autour de nous, nous vimes un homme en habit marron et en perruque +negligee. + +Il nous avait suivis de si pres que le valet de pied l'avait +laisse passer dans la conviction qu'il nous accompagnait. + +Il avait la figure tres rouge et dans son emotion, il froissait +bruyamment le pli de papier bleu qu'il tenait a la main. + +-- Eh! mais c'est Vuillamy, le marchand de meubles, s'ecria le +prince. Comment? Est-ce qu'on va me relancer jusque dans mon +interieur? Ou est Mellish? ou est Townshend? Que diable fait donc +Tom Tring? + +-- J'assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit +hors de propos. Mais il me faut de l'argent... Du moins, un +acompte de mille livres me suffirait. + +-- Il vous faut... il vous faut. Vuillamy, voila un singulier +langage. Je paie mes dettes quand je le juge a propos et je +n'entends pas qu'on essaie de m'effrayer. Laquais, reconduisez-le. +Mettez-le dehors. +-- Si je n'ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de +votre papa, geignit le petit homme. + +Et pendant que le valet l'emmenait, nous pumes l'entendre repeter +au milieu des eclats de rire qu'il ne manquerait pas de soumettre +l'affaire au banc de papa. + +-- Ce devrait etre le banc le plus long qu'il y ait en Angleterre, +n'est-ce pas, Sherry, repondit le prince, car il faudrait y mettre +bon nombre de sujets de Sa Majeste. Je suis enchante de vous +revoir, Tregellis, mais reellement vous devriez bien faire plus +d'attention a ceux que vous trainez sur vos jupons. Hier meme, +nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris a +propos de quelques interets en retard et le diable sait quoi. "Mon +brave garcon, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je +vous mettrai a la ration", et l'affaire a ete reglee. + +-- Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l'affaire +leur etait exposee par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan. + +Le prince eclata en imprecations contre les Communes avec une +energie sauvage qu'on n'aurait guere attendue de ce personnage a +figure haineuse et florissante. + +-- Que le diable les emporte! s'ecria-t-il. Apres tous leurs +sermons et m'avoir jete a la figure la vie exemplaire de mon pere, +il leur a fallu payer ses dettes a lui, un million de livres ou +peu s'en faut, alors que je ne peux tirer d'elles que cent mille +livres. Et voyez ce qu'elles ont fait pour mes freres: York est +commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je? +Colonel d'un mechant regiment de dragons, sous les ordres de mon +propre frere cadet! C'est ma mere qui est au fond de tout cela. +Elle a toujours fait son possible pour me tenir a l'ecart. Mais +quel est celui que vous avez amene, hein, Tregellis? + +Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer. + +-- C'est le fils de ma soeur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il +vient avec moi a Londres et j'ai cru bien faire en commencant par +le presenter a Votre Altesse Royale. + +-- C'est tres bien! C'est tres bien! dit le prince avec un sourire +bienveillant, en me passant familierement la main sur l'epaule. +Votre mere vit-elle encore? + +-- Oui, Sir, dis-je. + +-- Si vous etes pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais +mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut +que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous +defendiez la glorieuse Constitution anglaise. + +Me rappelant avec energie qu'il s'etait emporte contre les +Communes, je ne pus m'empecher de sourire et je vis Sheridan +mettre la main devant ses levres. + +-- Vous n'avez qu'a faire cela, a faire preuve de fidelite a votre +parole, a eviter les dettes, a faire regner l'ordre dans vos +affaires, pour mener une existence heureuse et respectee. Que fait +votre pere, monsieur Stone? Il est dans la marine royale? J'en ai +moi-meme ete un peu. Je ne vous ai jamais raconte, Tregellis, +comment nous avions pris a l'abordage le sloop de guerre francais +_La Minerve?_ + +-- Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis +echangeaient des sourires derriere le dos du prince. + +-- Il deployait son drapeau tricolore, ici meme, devant les +fenetres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n'ai vu une +impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que +je n'en ai pour souffrir cela. Je m'embarquai sur mon petit canot, +vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de +quatre a chaque bord et un canon de six a l'avant. + +-- Et puis, Sir? et puis? s'ecria Francis, qui avait l'air d'un +homme irascible au rude langage. + +-- Vous me permettrez de faire ce recit de la facon qu'il me +convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d'un ton digne. +Comme j'allais vous le dire, notre artillerie etait si legere que, +je vous en donne ma parole, j'aurais pu faire tenir dans une poche +de mon habit, notre decharge de tribord et dans une autre, celle +de babord. Nous approchames du gros navire francais. Nous recumes +son feu et nous ecorchames sa peinture avant de tirer. Mais cela +ne servit a rien. Par Georges! autant eut valu canonner un mur de +terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses +filets leves, mais nous sautames a l'abordage et nous tapames du +marteau sur l'enclume. Il y eut pour vingt minutes d'un engagement +des plus vifs. Nous finimes par repousser son equipage dans la +soute. On cloua solidement les ecoutilles et on remorqua le bateau +jusqu'a Seaham. Surement vous etiez alors avec nous, Sherry? + +-- J'etais a Londres a cette epoque, dit gravement Sheridan. + +-- Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis? + +-- Je puis me porter garant que j'ai entendu Votre Altesse faire +ce recit. + +-- Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je +prefere la rapiere. C'est une arme de gentilhomme. Vous avez +entendu parler de ma querelle avec le chevalier d'Eon. Je l'ai +tenu quarante minutes a la pointe de mon epee chez Angelo. C'etait +une des plus fines lames de l'Europe mais j'avais trop de +souplesse dans le poignet pour lui. "Je remercie Dieu qu'il y ait +un bouton au fleuret de Votre Altesse", dit-il, quand nous eumes +fini notre escrime. A propos, vous etes quelque peu duelliste, +Tregellis? Combien de fois etes-vous alle sur le terrain? + +-- J'y allais d'ordinaire toutes les fois qu'il me fallait un peu +d'exercice, dit mon oncle d'un ton insouciant. Mais maintenant, je +me suis mis au tennis. Un accident penible survint la derniere +fois que j'allai sur le pre et cela m'en degouta. + +-- Vous avez tue votre homme. + +-- Non, Sir. Il arriva pis que cela. J'avais un habit ou Weston +s'etait surpasse. Dire qu'il m'allait, ce serait mal m'exprimer: +il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m'en +a fait soixante depuis cette epoque et pas un qui en approchat. La +disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la +premiere fois que je le vis, et quant a la taille... + +-- Mais le duel, Tregellis! s'ecria le prince. + +-- Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot +que j'etais. Il s'agissait du major Hunter des gardes, avec lequel +j'avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu'il +avait tort d'apporter chez Brook un parfum d'ecurie. Je tirai le +premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de +desespoir. "Touche! un chirurgien! un chirurgien! criaient-ils. +"Non! un tailleur! un tailleur!" dis-je, car il y avait un double +trou dans les basques de mon chef-d'oeuvre. Toute reparation etait +impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son +pareil. + +Sur l'invitation du prince, je m'etais assis dans un coin sur un +tabouret ou je ne demandais pas mieux que de rester inapercu a +ecouter les propos de ces hommes. + +C'etait chez tous la meme verve extravagante, assaisonnee de +nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une +difference: tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours +une sorte d'humour dans leurs exagerations, Francis tendait +toujours a la mechancete et le Prince a l'eloge de soi. + +Finalement on se mit a parler de musique. + +Je ne suis pas certain que mon oncle n'ait habilement detourne les +propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui +quel etait mon gout et voulut absolument me faire asseoir devant +un petit piano, tout incruste de nacre, qui se trouvait dans un +coin, et je dus lui jouer l'accompagnement, pendant qu'il +chantait. + +Ce morceau autant qu'il m'en souvienne, avait pour titre: +_L'Anglais ne triomphe que pour sauver_. + +Il le chanta d'un bout a l'autre avec une assez belle voix de +basse. + +Les assistants s'y joignirent en choeur et applaudirent +vigoureusement quand il eut fini. + +-- Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigte excellent et +je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de +l'Opera, disait l'autre jour qu'il aimerait mieux me ceder son +baton qu'a n'importe quel autre amateur d'Angleterre. Hello! Voici +Charite Fox. C'est bien extraordinaire. + +Il s'etait elance avec une grande vivacite pour aller donner une +poignee de mains a un personnage d'une tournure remarquable qui +venait d'entrer. + +Le nouveau venu etait un homme replet, solidement bati, vetu avec +une telle simplicite qu'elle allait jusqu'a la negligence. + +Il avait des manieres gauches et marchait en se balancant. + +Il devait avoir depasse la cinquantaine et sa figure cuivree aux +traits durs etait deja profondement ridee, soit par l'age, soit +par les exces. + +Je n'ai jamais vu de traits ou les caracteres de l'ange et ceux du +demon soient si visiblement unis. + +En haut c'etait le front haut, large du philosophe; puis des yeux +percants, spirituels sous des sourcils epais, denses. + +En bas etait la joue rebondie de l'homme sensuel, descendant en +gros bourrelets sur sa cravate. + +Ce front, c'etait celui de l'homme d'Etat, Charles Fox, le +penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti +liberal pendant les vingt annees les plus hasardeuses de son +existence. + +Cette machoire, c'etait celle de l'homme prive, Charles Fox, le +joueur, le libertin, l'ivrogne. + +Toutefois, il n'ajouta jamais a ses vices le pire des vices, +l'hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi a decouvert que ses +qualites. On eut dit que, par un bizarre caprice, la nature avait +reuni deux ames dans un seul corps et que la meme constitution +contint l'homme le meilleur et le plus vicieux de son siecle. + +-- Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la +main et m'assurer que les Tories n'ont point fait votre conquete. +-- Au diable, Charlie, vous savez que je coule a fond ou surnage +avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig. + +Je crus voir sur la figure brune de Fox qu'il n'etait pas +convaincu jusqu'a ce point-la que le Prince fut aussi constant +dans ses principes. + +-- Pitt est alle a vous, Sir, a ce que l'on m'a dit. + +-- Oui, que le diable l'emporte, je ne puis me faire a la vue de +ce museau pointu qui cherche continuellement a fouiller dans mes +affaires. Lui et Addington se sont remis a eplucher mes dettes. +Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait du mepris pour moi qu'il +ne se conduirait pas autrement. + +Je conclus, d'apres le sourire qui voltigeait sur la figure +expressive de Sheridan, que c'etait justement ce qu'avait fait +Pitt. Mais ils se jeterent a corps perdu dans la politique, non +sans varier ce plaisir par l'absorption de quelques verres de +marasquin doux qu'un valet de pied leur apporta sur un plateau. + +Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour a tour +l'objet des maledictions du Prince, en depit des excellents +conseils qu'il m'avait donnes vis-a-vis de la Constitution +anglaise. + +-- Et on m'accorde si peu que je suis hors d'etat de m'occuper de +mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites a payer a de +vieux domestiques et autres choses du meme genre et j'ai grand- +peine a gratter l'argent necessaire pour ces choses-la. Cependant +mon... + +En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air +important. + +"Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt +remboursable a la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour +vous, ni pour moi, Charlie. Nous commencons a grossir +monstrueusement. + +-- La goutte m'empeche de prendre le moindre exercice, dit Fox. + +-- Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j'en +ote, plus j'en prends. Vous ne vous douteriez pas a nous voir, +Tregellis, que nous ayons ete capables de tout ce que nous avons +fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh! +Charlie? + +Fox sourit et hocha la tete! + +"Vous vous rappelez comment, nous sommes arrives en poste a +Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique, +Tregellis. Nous avons enferme les postillons sous le siege, et +nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi +le cocher. Un individu n'a pas voulu nous laisser passer par sa +barriere sur la route. Charlie n'a fait qu'un bond et a mis habit +bas en une minute. L'homme a cru qu'il avait affaire a un boxeur +de profession et s'est empresse de nous ouvrir le chemin. + +-- A propos, Sir, puisqu'il est question de boxeurs, je donne a la +Fantaisie un souper a l'hotel la "Voiture et des Chevaux" vendredi +prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez a la +ville, on serait tres heureux si vous condescendiez a faire un +tour parmi nous. + +-- Je n'ai pas vu une lutte depuis celle ou Tom Tyne, le tailleur, +a tue Earl, il y a environ quatorze ans; J'ai jure de n'en plus +voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole. +Naturellement je me suis trouve incognito aux environs du ring, +mais jamais comme Prince de Galles. +-- Nous serions immensement fiers, si vous vouliez bien venir +incognito a notre souper, Sir. + +-- C'est bien! c'est bien! Sherry, prenez note de cela. Nous +serons a Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous +savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte +de Chester. + +-- Sir, nous serons fiers d'y voir le comte de Chester, dit mon +oncle. + +-- A propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d'un +pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu'y a- +t-il de vrai dans cela? + +-- Oh! il ne s'agit que d'un millier de livres contre un millier +de livres. Il s'est entiche de ce nouveau boxeur de Winchester, +Crab Wilson, et moi j'ai a trouver un homme capable de le battre. +N'importe quoi entre vingt et trente-cinq ans, a environ treize +stone (52 kilos). + +-- Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince; qu'il s'agisse +d'handicaper un cheval, de tenir une partie, d'appareiller des +coqs, de choisir un homme, c'est lui qui a le jugement le plus sur +en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse +battre Wilson le Crabe de Gloucester? + +Je fus stupefait de voir quel interet, quelle competence tous ces +grands personnages temoignaient au sujet du ring. + +Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des +principaux boxeurs de l'epoque -- Belcher, Mendoza, Jackson, Sam +le Hollandais -- mais encore, il n'y avait pas de lutteur si +obscur dont ils ne connussent en detail les prouesses et l'avenir. + +On discute les hommes d'autrefois et ceux d'alors. On parla de +leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur a frapper, de leur +constitution. + +Qui donc, a voir Sheridan et Fox occupes a discuter si vivement si +Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, etait en etat ou non de +se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu'il avait +devant lui le plus profond penseur politique de l'Europe, et que +l'autre se ferait un nom durable, comme l'auteur d'une des +comedies les plus spirituelles et d'un des discours les plus +eloquents de sa generation? + +Le nom du champion Harrison fut un des premiers jetes dans la +discussion. + +Fox, qui avait une haute opinion des qualites de Wilson le Crabe, +estima que la seule chance qu'eut mon oncle, etait de reussir a +faire reparaitre le vieux champion sur le terrain. + +-- Il est peut-etre lent a se deplacer sur ses quilles, mais il +combat avec sa tete, et ses coups valent les ruades de cheval. +Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la +premiere mais encore la seconde corde et alla tomber au milieu des +spectateurs. S'il n'est pas absolument vanne, Tregellis, il est +votre espoir. + +Mon oncle haussa les epaules. + +-- Si le pauvre Avon etait ici, nous pourrions faire quelque chose +grace a lui, car il avait ete le patron de Harrison, et cet homme +lui etait devoue. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et +maintenant, Sir, je dois vous quitter car j'ai eu aujourd'hui le +malheur de perdre le meilleur domestique qu'il y ait en Angleterre +et je dois me mettre a sa recherche. Je remercie Votre Altesse +Royale pour la bonte qu'elle a eue de recevoir mon neveu de facon +aussi bienveillante. +-- A vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra +quoi qu'il arrive que j'aille a la ville, car il y a un pauvre +diable d'officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m'a +ecrit dans sa detresse. Si je peux reunir quelques centaines de +livres, j'irai le voir et je m'occuperai de lui. Maintenant, Mr +Stone, la vie entiere s'ouvre devant vous, et j'espere qu'elle +sera telle que votre oncle puisse en etre fier. Vous honorerez le +roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Et puis, entendez- +moi bien, evitez les dettes et mettez-vous bien dans l'esprit que +l'honneur est chose sacree. + +Et j'emportai ainsi l'impression derniere que me laisserent sa +figure pleine de sensualite, de bonhomie, sa haute cravate, et ses +larges cuisses vetues de basane. + +Nous traversames de nouveau les chambres singulieres avec leurs +monstres dores. Nous passames entre la haie somptueuse des valets +de pied et j'eprouvai un certain soulagement a me retrouver au +grand air, en face de la vaste mer bleue et a recevoir sur la +figure le souffle frais de la brise du soir. + + +VIII -- LA ROUTE DE BRIGHTON + + +Mon oncle et moi, nous nous levames de bonne heure, le lendemain, +mais il etait d'assez mechante humeur, n'ayant aucune nouvelle de +son domestique Ambroise. + +Il etait bel et bien devenu pareil a ces sortes de fourmis dont +parlent les livres, et qui sont si accoutumees a recevoir leur +nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand +elles sont livrees a elles-memes. + +Il fallut l'aide d'un homme procure par le maitre d'hotel et du +domestique de Fox, qui avait ete envoye la tout expres, pour que +mon oncle put enfin terminer sa toilette. + +-- Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il +eut fini de dejeuner. Je ne suis pas en mesure d'etre battu. +Regardez par la fenetre et dites-moi si les Lade sont en vue. + +-- Je vois un _four-in-hand_ rouge sur la place. Il y a un +attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le siege. + +-- Notre tandem est-il sorti? + +-- Il est a la porte. + +-- Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme +jamais vous n'en avez vu. + +Il s'arreta sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de +conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers. + +-- Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en +arriere ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez +vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le +comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du curacao comme a +l'ordinaire! Allons, mes cheries, vous en aurez tout votre saoul, +avant que d'etre arrivees au pont de Westminster. + +-- Dois-je placer le necessaire de toilette? demanda le maitre +d'hotel. + +Je vis l'embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il +resta fidele a ses principes. + +-- Mettez-le sous le siege, le siege de devant, dit-il. Mon neveu, +il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible. +Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc? Non, si +vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez +cette sous-ventriere, Thomas. Avez-vous graisse les moyeux comme +je vous l'avais recommande? Tres bien. Alors, montez, mon neveu, +nous allons les voir partir. + +Un veritable rassemblement s'etait forme dans l'ancienne place: +hommes, femmes, negociants en habit de couleur foncee, _beaux_ de +la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-la, +bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle etaient +les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match +entre eux etait un evenement assez considerable pour defrayer les +conversations pendant longtemps. + +-- Le Prince sera fache de n'avoir point assiste au depart, dit +mon oncle. Il ne se montre guere avant midi. Ah! Jack, bonjour. +Votre serviteur, madame. Voici une belle journee pour un voyage en +voiture. + +Comme notre tandem venait se ranger cote a cote avec le "four-in- +hand", avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la +soie au soleil, un murmure d'admiration s'eleva de la foule. + +Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le +harnachement de la meme nuance, realisait le fouet corinthien, +pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples, +son chapeau blanc, sa figure grossiere et halee aurait pu figurer +en bonne place dans une reunion de professionnels, ranges sur une +meme ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisat de +deviner en lui un des plus riches proprietaires fonciers de +l'Angleterre. + +C'etait un siecle d'excentriques et il avait pousse ses +originalites a un point qui surprenait meme les plus avances, en +epousant la maitresse d'un fameux detrousseur de grands chemins, +lorsque la potence etait venue se dresser entre elle et son amant. + +Elle etait perchee a cote de lui, ayant l'air extremement chic en +son chapeau a fleurs et son costume gris de voyage, et, devant +eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur +lesquels glissaient ca et la quelques reflets dores autour de +leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la +poussiere de leurs sabots dans leur impatience de partir. + +-- Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de +Westminster, quand il se sera ecoule un quart d'heure. + +-- Je parie cent autres livres que nous vous depasserons, repondit +mon oncle. + +-- Tres bien, voici le moment. Bonjour. + +Il fit entendre un _tokk_ de la langue, agita ses renes, salua de +son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle +de la place avec une habilete pratique qui fit eclater les +applaudissements de la foule. + +Nous entendimes s'affaiblir les bruits des roues sur le pave +jusqu'a ce qu'ils se perdissent dans l'eloignement. + +Le quart d'heure, qui s'ecoula jusqu'au moment ou le premier coup +de neuf heures sonna a l'horloge de la paroisse, me parut un des +plus longs qu'il y ait eus. + +Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siege, mais la +figure calme et pale et les grands yeux bleus de mon oncle +exprimaient autant de tranquillite et de reserve que s'il eut ete +le plus indifferent des spectateurs. + +Mais il n'en etait pas moins attentif. Il me sembla que le coup de +cloche et le coup de fouet fussent partis en meme temps, non point +en s'allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tete qui +nous lanca a une allure furieuse, a grand bruit, sur notre +parcours de cinquante milles. + +J'entendis un grondement derriere nous. Je vis les lignes fuyantes +des fenetres garnies de figures attentives. Des mouchoirs +voltigerent. + +Puis nous fumes bientot sur la belle route blanche, qui decrivit +sa courbe en avant de nous, bordee de chaque cote par les pentes +vertes des dunes. + +J'avais ete muni d'une provision de shillings pour que les gardes- +barrieres ne nous arretassent pas, mais mon oncle tira sur la +bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie +difficile de la route qui se termina a la cote de Clayton. + +Alors, il les laissa aller. +Nous franchimes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John. +C'est a peine si l'on entrevit, en passant, le cottage jaune ou +vivaient ceux qui m'etaient si chers. + +Jamais je n'avais voyage a une telle allure, jamais je n'ai +ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs +qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques betes qui +devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous +leurs fers et sonner les roues de notre legere voiture, qui +bondissait, volait derriere elles. + +-- Il y a une longue cote de quatre milles d'ici a Hand Cross, dit +mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je +les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes betes +aient une rupture du coeur. Ce sont des animaux de sang et ils +galoperaient jusqu'a ce qu'ils tombent, si j'etais assez brute +pour les laisser faire. Levez-vous sur le siege, mon neveu, et +dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres. + +Je me dressai, en m'aidant de l'epaule de mon oncle, mais sur une +longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-etre, je n'apercus +rien. Pas le moindre signe d'un _four-in-hand_. + +-- S'il a fait galoper ses betes sur toutes ces montees, elles +seront a bout de forces avant d'arriver a Croydon. + +-- Ils sont quatre contre deux. + +-- J'en suis bien sur, l'attelage noir de Sir John forme un bel et +bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux a devorer l'espace +comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, la-bas ou sont les tours. +Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant +que nous abordons la montee, mon neveu. Regardez-moi l'action de +ce cheval de tete: avez-vous jamais vu rien de plus aise, de plus +beau? +Nous montames la cote au petit trot mais, meme a cette allure, +nous vimes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture +enorme aux larges roues, a la capote de toile, s'arreter pour nous +regarder d'un air ebahi. Tout pres Hand Cross, on depassa la +diligence royale de Brighton qui s'etait mise en route des sept +heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui +marchaient dans la poussiere et qui nous applaudirent au passage. + +A Hand Cross, nous apercumes au vol le vieux proprietaire de +l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'epices, mais +maintenant la pente etait en sens inverse et nous nous mimes a +courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots. + +-- Savez-vous conduire, mon neveu? + +-- Tres peu, monsieur. + +-- On ne saurait apprendre a conduire sur la route de Brighton. + +-- Comment cela, monsieur? + +-- C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'a les laisser +aller et elles m'auront bientot amene dans Westminster. Il n'en a +pas toujours ete ainsi. Quand j'etais tout jeune, on pouvait +apprendre a manoeuvrer ses vingt yards de renes, ici tout comme +ailleurs. Il n'y a reellement pas de nos jours de belles occasions +de conduire, plus au sud que le comte de Leicester. Trouvez-moi un +homme capable de faire marcher ou de retenir ses betes sur le +parcours d'un vallon du comte d'York, voila l'homme dont on peut +dire qu'il a ete a bonne ecole. + +Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du +village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes +rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de +meme de bonnes occasions de bien conduire sur la route. + +A chaque courbe, je jetais un coup d'oeil en avant pour decouvrir +nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter +beaucoup, et il s'occupait a me donner des conseils, ou il melait +tant de termes du metier que j'avais de la peine a le comprendre. + +-- Gardez un doigt pour chaque rene, disait-il, sans quoi elles +risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait +l'eventail, plus vos betes montrent de bonne volonte. Mais, si +vous tenez a mettre quelque animation dans votre voiture, +arrangez-vous pour que votre meche cingle justement celui qui en a +besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air apres qu'elle a +touche. J'ai vu un conducteur rechauffer les cotes a un voyageur +de l'imperiale derriere lui, chaque fois qu'il essayait de toucher +son cheval de cote. Je crois que ce sont eux qui soulevent cette +poussiere par-la bas. + +Une longue etendue de route se dessinait devant nous, rayee par +les ombres des arbres qui la bordaient. + +A travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux trainait +lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous. + +Au-dela se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par- +dessus sa silhouette olive, s'elevait un tourbillon blanc, qui se +deplacait rapidement, comme une trainee de nuages par un jour de +bise. + +-- Oui, oui, ce sont eux, s'ecria mon oncle, et il est impossible +que d'autres voyagent de ce train-la. Allons, neveu, nous aurons +fait la moitie du chemin, lorsque nous aurons franchi le mole au +pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures +quatorze minutes. Le prince a fait le parcours a Carlton House +avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La +premiere moitie est la plus penible et nous pourrons gagner du +temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance +d'ici a Reigate. + +Et l'on se lanca a fond. + +On eut dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce +flocon blanc qui etait en avant. Elles s'allongeaient comme des +levriers. + +Nous depassames un phaeton a deux chevaux qui se rendait a Londres +et nous le laissames derriere comme s'il eut ete immobile. + +Les arbres, les clotures, les cottages defilaient confusement a +nos cotes. + +Nous entendimes les gens jeter des cris dans les champs, +convaincus que c'etait un attelage affole. + +La vitesse s'accelerait a chaque instant. Les fers faisaient un +cliquetis de castagnettes. Les crinieres jaunes voltigeaient, les +roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets +craquaient, gemissaient pendant que la voiture oscillait et se +balancait au point que je dus me cramponner a la barre de cote. + +Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous +apercumes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de +Reigate dans la depression qui etait devant nous. + +-- Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt +minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un +peu d'eau au "Lion Rouge" ne leur fera pas de mal. Palefrenier, +est-il passe un _four-in-hand_ rouge? + +-- Vient de passer a l'instant. + +-- A quelle allure? + +-- Au triple galop, monsieur. A accroche la roue d'une voiture de +boucher au coin de la Grande-Rue et a ete hors de vue avant que le +garcon boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurte. + +-- Z-z-zack! fit la longue meche. + +Et nous voila repartis a toute volee. + +C'etait jour de marche a Red Hill. + +La route etait encombree de charrettes de legumes, de bandes de +boeufs des chars a bancs des fermiers. + +C'etait un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser a travers +cette melee. + +Nous ne fimes que traverser la place du marche, parmi les cris des +hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles. + +Puis, nous fumes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la +longue et raide descente de la route de Red Hill. + +Mon oncle brandit son fouet, en lancant le cri percant de l'homme +qui voit ce qu'il cherchait. + +Le nuage de poussiere roulait sur la pente en face de nous, et au +travers, nous entrevimes vaguement le dos de nos adversaires ainsi +qu'un eclair de cuivres polis et une ligne ecarlate. + +-- La partie est a moitie gagnee, mon neveu. Maintenant, il s'agit +de les depasser. En avant, mes jolies petites. Par Georges! Kitty +n'a-t-elle pas chavire? + +Le cheval de tete etait pris d'une boiterie soudaine. + +En un instant, nous fumes a bas de la voiture, a genoux pres de +lui. + +Ce n'etait qu'une pierre qui s'etait enfouie entre la fourchette +et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la +deloger. + +Lorsque nous reprimes nos places, les Lade avaient contourne la +courbure de la cote et etaient hors de vue. + +-- Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas +nous echapper. + +Pour la premiere fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il +s'etait borne a faire voltiger le fouet au-dessus de leur tete. + +-- Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons +nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet. + +Les juments commencaient a donner des signes d'epuisement. + +Leur respiration etait courte et rauque. Leurs belles robes +etaient collees par la moiteur. + +Au sommet de la cote, elles reprirent pourtant leur bel elan. + +-- Ou diable sont-ils passes? s'ecria mon oncle. Pouvez-vous +apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu? + +Nous avons devant nous un long ruban blanc parseme de voitures et +de charrettes allant de Croydon a Red Hill, mais du gros _four-in- +hand_ rouge, pas le moindre indice. + +-- Les voila! ils se sont derobes! ils se sont derobes! cria-t-il +en dirigeant les juments vers une route de traverse qui +s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue. + +Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite +apparaissait le _four-in-hand_, dont les chevaux redoublaient +d'efforts. + +Nos juments allongerent leur allure et la distance qui nous +separait d'eux commenca a diminuer lentement. Je vis que je +pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de Sir John, que +je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par +distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de +notre cote. + +-- Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone a +Warlingham, dit mon oncle. Il aura juge, a ce qu'il me semble, +qu'il gagnerait du temps a quitter la route des voitures de +maraichers. Mais nous, nous avons une maudite colline a doubler. +Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe. + +Pendant qu'il parlait, je vis tout a coup disparaitre les roues du +_four-in-hand_, puis ce fut le corps, puis les deux personnes +placees sur le siege et cela aussi brusquement, aussi promptement +que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un _gig_antesque +escalier. + +Un moment apres nous etions arrives au meme endroit. + +La route s'etendait en bas de nous, raide, etroite, descendant en +longs crochets dans la vallee. Le _four-in-hand_ degringolait par- +la de toute la vitesse de ses chevaux. + +-- Je m'en doutais, s'ecria mon oncle, puisqu'il n'use pas de +serre-frein, pourquoi en userais-je? A present, mes cheries, un +bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de +notre arriere-train. + +Nous passames par-dessus la crete et descendimes a une allure +enragee la cote ou la grosse voiture rouge roulait devant nous +avec un bruit de tonnerre. + +Nous etions deja dans son nuage de poussiere, si bien que nous +pouvions a peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge +sale qui se balancait en roulant, mais dont le contour devenait de +plus en plus net a chaque foulee. + +Nous entendions aisement le claquement du fouet en avant de nous, +ainsi que la voix percante de Lady Lade qui encourageait les +chevaux. + +Mon oncle etait tres calme, mais un coup d'oeil de cote que je +lancai sur lui, me fit voir ses levres pincees, ses yeux brillants +et une petite tache rouge sur chacune de ses joues pales. + +Il n'etait nullement necessaire de presser les juments, car elles +avaient deja pris une allure qu'il eut ete impossible de moderer +ou de regler. + +La tete de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de +derriere, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent +yards on ne gagna pas un pouce. + +Alors, d'un nouvel elan, le cheval de tete se placa cote a cote +avec le cheval noir du cote de la roue, et notre roue de devant se +trouva a moins d'un pouce de leur roue de derriere. + +-- En voila de la poussiere, dit tranquillement mon oncle. + +-- Eventez-les, Jack, eventez-les, cria la dame. + +Il se dressa et cingla ses chevaux. + +-- Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui +attend quelqu'un. + +Nous etions parvenus a nous placer exactement sur la meme ligne +qu'eux et les roues de devant vibraient a l'unisson. Il n'y avait +pas six pouces de trop dans la route et, a chaque instant, je +m'attendais a entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme +nous sortions de la poussiere, je pus voir devant nous, et mon +oncle, le voyant aussi, se mit a siffler entre les dents. + +A deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont +avec des poteaux et des barres de bois de chaque cote. La route se +retrecissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il etait evidemment +impossible a deux voitures de passer de front. Il fallait que +l'une cedat la place a l'autre. Deja nos roues etaient a la +hauteur de leurs chevaux. + +-- Je suis en tete, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade. + +-- Jamais de la vie, hurla celui-ci. +-- Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack. +Tapez a tour de bras. + +Il me parut que nous etions lances ensemble dans l'eternite. + +Mais mon oncle fit la seule chose qui fut capable de nous sauver. + +Grace a un effort desespere, nous pouvions encore depasser la +voiture juste en face de l'entree du pont. + +Il se dressa, fouetta vigoureusement a droite et a gauche les +juments, qui, affolees par cette sensation inconnue de douleur se +lancerent avec une fureur extreme. + +Nous descendimes a grand bruit, criant tous ensemble a tue-tete +dans une sorte de folie passagere, a ce qu'il me semble, mais nous +avancions quand meme d'une facon constante et nous etions deja +parvenus en avant des chevaux de tete, quand nous nous elancames +sur le pont. Je jetai un regard en arriere sur la voiture. Je vis +Lady Lade grincant de toutes ses petites dents blanches, se jeter +elle-meme en avant et tirer des deux mains sur les renes de cote. + +-- En travers Jack, en travers ces... Qu'ils ne puissent passer. + +Si elle avait execute cette manoeuvre un instant plus tot, nous +nous serions heurtes violemment contre le parapet de bois, nous +l'aurions abattu pour etre precipites dans le profond ravin qui +s'ouvrait au-dessous. + +Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du +cheval noir qui etait en tete qui fut en contact avec notre roue, +mais son avant-train, dont le poids n'etait point suffisant pour +nous faire devier. +Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe +noire. + +Une minute apres, nous volions sur la pente de la route. + +Le _four-in-hand_ s'etait arrete. + +Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied a terre, pansaient +ensemble la blessure du cheval. + +-- A votre aise, maintenant, belles petites, s'ecria mon oncle en +reprenant sa place sur le siege et en jetant un coup d'oeil par- +dessus son epaule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un +tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tete en travers sur la +route! Je ne tolere pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte, +il aura de mes nouvelles demain. + +-- C'est la petite dame, dis-je. + +Le front de mon oncle s'eclaircit et il se mit a rire. + +-- C'etait la petite Letty, n'est-ce pas? J'aurais du m'en douter. +Il y a un souvenir du defunt et regrette Jack Seize Cordes dans ce +tour-la. Bah! ce sont des messages d'une toute autre sorte que +j'envoie a une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer +notre route en rendant grace a notre bonne etoile de ce qu'elle +nous ramene par-dessus la Tamise sans un os de casse. + +Nous nous arretames au "Levrier" a Croydon ou les deux bonnes +petites juments furent epongees, caressees, nourries. + +Apres quoi, prenant une allure aisee, on traversa Norbury et +Streatham. + +A la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus +longues, les villas de la banlieue de moins en moins espacees +jusqu'a se toucher et nous voyageames entre deux rangees de +maisons avec des boutiques aux etalages qui en occupent les angles +et ou la circulation etait d'une activite toute nouvelle pour moi. + +C'etait un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant. + +Puis soudain, nous nous trouvames sur un large pont au-dessous +duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de cafe noir. +Des peniches aux poupes ventrues allaient a la derive a sa +surface. + +A droite et a gauche s'allongeait une rangee, ca et la, +interrompue, irreguliere de maisons aux couleurs multiples +s'etendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue. + +-- Ceci est l'edifice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en +me le designant avec son fouet. Les tours noires font partie de +l'abbaye de Westminster... Comment va Votre Grace? Comment va?... +C'est le duc de Norfolk, ce gros homme en habit bleu sur sa jument +a queue tressee. Voici la Tresorerie a gauche, puis les Horse- +Guards, et l'Amiraute a cette porte surmontee de dauphins sculptes +dans la pierre. + +Je me figurais, comme un jeune homme eleve a la campagne que +j'etais, que Londres etait simplement une accumulation de maisons, +mais je fus etonne de voir apparaitre dans leurs intervalles des +pentes vertes, de beaux arbres a l'aspect printanier. + +-- Oui, ce sont les jardins prives, dit mon oncle, et voici la +fenetre par ou Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit +a l'echafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait +cinquante milles, n'est-ce pas? Voyez comme elles vont, les +petites cheries, pour faire honneur a leur maitre. Regardez cette +barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la +portiere. C'est Pitt qui se rend a la Chambre. Maintenant nous +entrons dans Pall Mail. Ce grand batiment a gauche c'est Carlton +House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste sejour +enfume ou il y a une horloge et ou les deux sentinelles en habit +rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue +qui porte le meme nom. Mon neveu, la se trouve le centre du monde. +C'est dans cette rue que debouche Jermyn Street. Enfin nous voici +pres de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq +heures pour venir de la vieille place de Brighton. + + +IX -- CHEZ WATTIER + + +La demeure qu'occupait mon oncle dans Jermyn Street etait toute +petite, cinq pieces et un grenier. + +-- Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila a quoi se +reduisent les besoins d'un homme sage. + +D'autre part, elle etait meublee avec la delicatesse et le gout +qui distinguaient son caractere, si bien que ses amis les plus +opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les +degouter de leurs somptueuses demeures. + +Le grenier meme, qui etait devenu ma chambre a coucher, etait la +plus parfaite merveille de grenier qu'on put imaginer. + +De beaux et precieux bibelots occupaient tous les coins de chaque +piece. La maison tout entiere etait devenue un veritable musee en +miniature qui aurait enchante un connaisseur. + +Mon oncle expliquait la presence de toutes ces jolies choses par +un haussement d'epaules et un geste d'indifference. + +-- Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une +indiscretion de ma part de dire autre chose. + +A Jermyn Street, un billet nous attendait, qu'Ambroise avait deja +envoye. + +Au lieu de dissiper le mystere de sa disparition, il ne fit que le +rendre plus impenetrable. + +Il etait ainsi concu: +"Mon cher Sir Charles Tregellis, + +"Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m'aient +mis dans la necessite absolue de quitter votre service d'une +maniere aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de +Friar's Oak a Brighton un incident qui ne me laissait pas d'autre +alternative que cette resolution. + +"J'espere, toutefois, que mon absence ne sera peut-etre que +passagere. + +"La recette de l'empois pour les devants de chemises est dans le +coffre-fort de la banque Drummond. + +"Votre tres obeissant serviteur, + +"AMBROISE." + +-- Alors, je suppose qu'il me faudra le remplacer de mon mieux, +dit mon oncle, d'un air mecontent, mais que diable a-t-il pu lui +arriver qui l'ait oblige a me quitter lorsque nous descendions la +cote au grand trot dans ma voiture? Je ne trouverai jamais son +pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis +desole. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions +venir Weston pour vous equiper. Ce n'est pas le role d'un +gentleman d'aller dans un magasin. C'est le magasin qui doit venir +trouver le gentleman. Jusqu'a ce que vous ayez vos habits, il +faudra rester en retraite. + +La prise des mesures fut une ceremonie des plus solennelles et des +plus serieuses, mais ce ne fut rien encore a cote de l'essayage, +qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut veritablement au +supplice pendant que chaque piece du vetement etait mise en place +et que lui et Weston discutaient a propos de la moindre couture, +des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige, +a force de pirouetter devant eux. + +Puis, au moment ou je m'en croyais quitte, survint le jeune Mr +Brummel qui promettait d'etre plus difficile encore que mon oncle, +et il fallut rebattre a fond toute l'affaire entre eux. + +C'etait un homme d'assez belle prestance, avec une figure longue, +un teint clair, des cheveux chatains et de petits favoris roux. + +Ses manieres etaient langoureuses, son accent trainant, et tout en +eclipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il +lui manquait cet air viril et decide qui percait a travers tout ce +qu'affectait mon parent. + +-- Comment? Georges, s'ecria mon oncle, je vous croyais avec votre +regiment? + +-- J'ai renvoye mes papiers, dit l'autre avec son accent trainant. + +-- Je me doutais que cela finirait ainsi. + +-- Oui, le dixieme avait recu l'ordre de partir pour Manchester et +on ne devait compter guere que je me rendrais en un tel endroit. +Enfin, j'ai trouve un major monstrueusement butor. + +-- Comment cela? + +-- Il supposait que j'etais au fait de cet absurde exercice, +Tregellis, comme vous le pensez bien, j'avais tout autre chose +dans l'esprit. Je n'eprouvais aucune difficulte a trouver ma place +a la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris +de puce et j'avais remarque que ma place etait juste devant lui. +Cela m'epargnait une infinite d'ennuis. Mais l'autre jour, quand +je vins a la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une +autre, sans pouvoir parvenir a decouvrir mon homme au gros nez. +Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je +l'apercois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement +mis devant lui. Il parait qu'il avait ete mis la pour garder la +place et le major s'oublia jusqu'au point de me dire que je +n'entendais rien a mon metier. + +Mon oncle se mit a rire et Brummel a me regarder des pieds a la +tete, avec ses grands yeux d'homme difficile. + +-- Voila qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des +nuances tout a fait convenables pour un vetement. Mais un gilet a +fleurs aurait ete mieux. + +-- Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacite. + +-- Mon cher Tregellis, vous etes infaillible en fait de cravates, +mais vous me permettrez d'avoir ma maniere de juger en fait de +gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu'il est, mais quelques +fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection +dont il a besoin. + +Ils discuterent pendant dix bonnes minutes en s'appuyant de +nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de +moi, la tete penchee, le lorgnon fiche dans l'oeil. + +J'eprouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre +d'accord au moyen d'un compromis. + +-- Il ne faudrait qu'aucune de mes paroles n'ebranlat votre +confiance dans le jugement de sir Charles, Mr Stone, me dit +Brummel avec un grand serieux. +Je lui promis qu'il n'en serait rien. + +-- Si vous etiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez a +mon gout, mais tel que vous voila, vous ferez fort bonne figure. +L'annee derniere, il vint a la ville un jeune cousin qu'on +recommandait a mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun +conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans +Saint-James street, vetu d'un habit de couleur tabac a priser qui +avait ete coupe par un tailleur de campagne. Il me fit un salut. +Naturellement, je savais ce que je me devais a moi-meme. Je le +regardai de haut en bas. Cela suffit a mettre fin a ses projets de +reussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur +Stone? + +-- Du Sussex, monsieur. + +-- Du Sussex? Ah! c'est la que j'envoie blanchir mon linge. Il y a +une personne qui s'entend parfaitement a empeser et qui demeure +pres de Hayward's Heath. J'envoie deux chemises a la fois. Quand +on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son +attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c'est son +blanchissage. Mais je serais enormement ennuye s'il me fallait y +vivre. Qu'est-ce qu'on peut bien y faire? + +-- Vous ne chassez pas, Georges? + +-- Quand je chasse, c'est a la femme. Mais surement, Charles, vous +ne donnez pas dans les chiens. + +-- Je suis sorti avec les Belvoir l'hiver dernier. + +-- Les Belvoir? Avez-vous entendu conter comment j'ai roule +Rutland? L'histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai +avec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit +trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et +il fut oblige de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement +peut-on trouver a courir de tous cotes au milieu d'une foule de +paysans crasseux qui galopent. Chacun son gout, mais avec une +fenetre chez Brooks le jour et un coin confortable a la table de +Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps +sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plume +Montague le brasseur? + +-- Je n'etais pas a la ville. + +-- Je lui ai gagne huit mille livres en une seance: "Desormais, +monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre biere." +"Toute la canaille de Londres en boit", m'a-t-il repondu. C'etait +une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent +pas perdre avec grace. Allons, je pars. Je vais payer a ce juif de +King quelques petits interets. Est-ce que vous allez de ce cote? +Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club +ou au Mail, sans doute? + +Et il s'en alla a petits pas a ses affaires. + +-- Ce jeune homme est destine a prendre ma place, dit gravement +mon oncle apres le depart de Brummel. Il est tres jeune, il n'a +pas d'ancetres et il s'est fraye la route par son aplomb +imperturbable, son gout naturel et l'extravagance de son langage. +Il n'a pas son pareil pour etre impertinent avec la plus parfaite +politesse. Avec son demi-sourire, sa facon de remonter les +sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces +matins. Deja on cite son opinion dans les clubs en concurrence +avec la mienne. Bah! chaque homme a son jour et quand je serai +convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra +plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang +apres n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet +habillement marron et bleu vous pourrez penetrer partout. Donc, si +vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-a-vis +et je vous montrerai quelque peu la ville. +Comment decrire tout ce que nous vimes, tout ce que nous fimes +dans cette charmante journee de printemps? + +Pour moi, il me semblait que j'etais transporte dans un monde +feerique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant +magicien en habit a large col et a longues basques qui m'en +faisait les honneurs. + +Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures, +leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit +de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un +pas presse, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez +bouleverse le nid d'un coup de canne. + +Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rangees infinies +de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles. + +Puis, nous descendimes par le Strand ou la cohue etait plus dense +encore. Nous franchimes enfin Temple Bar, penetrant ainsi dans la +Cite, bien que mon oncle me priat de n'en parler a personne: il ne +tenait pas a ce que cela fut su dans le public. + +La je vis la Bourse et la Banque et le cafe Lloyd avec ses +negociants en habits bruns, aux figures apres, les employes +toujours presses, les enormes chevaux et les voituriers actifs. + +C'etait un monde bien different de celui que nous avions quitte, +celui du West-End, le monde de l'energie et de la force, ou le +desoeuvre et l'inutile n'eussent pas trouve place. + +Malgre mon jeune age, je compris que la puissance de la Grande- +Bretagne etait la, dans cette foret de navires marchands, dans les +ballots que l'on montait par les fenetres des magasins, dans ces +chariots charges qui grondaient sur les paves de galets. +C'etait la, dans la cite de Londres, que se trouvait la racine +principale qui avait donne naissance a l'Empire, a sa fortune au +magnifique epanouissement. + +La mode peut changer, ainsi que le langage et les moeurs, mais +l'esprit d'entreprise que recele cet espace d'un mille ou deux en +carre ne saurait changer, car s'il se fletrit, tout ce qui en est +issu est condamne a se fletrir egalement. + +Nous lunchames chez Stephen, l'auberge a la mode, dans Bond +Street, ou je vis une file de _tilburys_ et de chevaux de selle +qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue. + +De la nous allames au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez +Brookes ou etait le grand club whig, et enfin on retourna chez +Wattier ou se donnaient rendez-vous pour jouer les gens a la mode. + +Partout, je vis les memes types d'hommes a tournures raides, aux +petits gilets. + +Tous temoignaient la plus grande deference a mon oncle et, pour +lui etre agreable, m'accueillaient avec une bienveillante +tolerance. + +Les propos etaient toujours dans le genre de ceux que j'avais deja +entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la sante +du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui +paraissait prete a eclater de nouveau, des courses de chevaux et +du ring. + +Je m'apercus ainsi que l'excentricite etait la aussi a la mode, +comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous +regardent encore aujourd'hui comme une nation de toques, c'est +sans doute une tradition qui remonte a l'epoque ou les seuls +voyageurs qu'il leur arrivat de voir appartenaient a la classe +avec laquelle je me trouvais alors en contact. + +C'etait un age d'heroisme et de folie. + +D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appele au +premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'Etat +tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington. + +Nous etions grands par les armes et nous n'allions guere tarder a +l'etre dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps +les plus grandes puissances de l'Europe. + +D'autre part, un grain de folie reelle ou simulee etait un +passeport qui vous ouvrait les portes fermees devant la sagesse ou +la vertu. + +L'homme qui etait capable d'entrer dans un salon en marchant sur +les mains, l'homme qui s'etait lime les dents afin de siffler +comme un cocher, l'homme qui pensait toujours a haute voix de +facon a tenir toujours ses hotes dans un frisson d'apprehension, +tels etaient les gens qui arrivaient sans peine a se placer au +premier plan de la societe de Londres. + +Et il n'etait pas possible de tracer une distinction entre +l'heroisme et la folie, car bien peu de gens etaient capables +d'echapper entierement a la contagion de l'epoque. + +En un temps ou le Premier etait un grand buveur, le leader de +l'opposition un debauche, ou le prince de Galles reunissait ces +attributs, on aurait eu grand peine a trouver un homme dont le +caractere fut egalement irreprochable en public et dans sa vie +privee. + +En meme temps, cette epoque-la, avec tous ses vices, etait une +epoque d'energie et vous serez heureux si dans la votre le pays +produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et +Wellington. + +Ce soir-la, comme j'etais chez Wattier, aupres de mon oncle, sur +un de ces sieges capitonnes de velours rouge, l'on me montra un de +ces types singuliers dont la renommee et les excentricites ne sont +point encore oubliees du monde contemporain. + +La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses +lustres, etait bondee de ces citadins au sang vif, a la voix +bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas +blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux +a ressort sous le bras. + +-- Ce vieux gentleman a figure couperosee, aux jambes greles, me +dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait +un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le +comte Taafe, et il a envoye un message a cinquante milles de +distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en +mains dans une balle de cricket. L'homme, avec lequel il cause, +est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le +prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir +declare et retire la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le +capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en +matiere d'entrainement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles +en vingt et une heures. Vous n'avez qu'a regarder ses mollets pour +vous convaincre que la nature l'a fait expres pour cela. Il y a +ici un autre marcheur. C'est l'homme au gilet a fleurs qui est +debout pres du feu. C'est le _beau_ Whalley qui a fait le voyage +de Jerusalem en long habit bleu, bottes a l'ecuyere et gants de +peau. + +-- Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur? demandai-je tout etonne. +-- Parce que c'etait sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l'a +fait entrer dans la societe, ce qui vaut mieux que d'etre entre a +Jerusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l'homme au grand nez +aquilin. C'est l'homme qui se leve tous les jours a six heures du +soir et a la cave la mieux pourvue de tabac a priser de l'Europe. +C'est lui qui a ordonne a son domestique de mettre une demi- +douzaine de bouteilles de sherry a cote de son lit et de le +reveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est +capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d'argumenter +avec un eveque. L'homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est +le general Scott qui vit de pain grille et d'eau et qui a gagne +deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord +Blandfort qui, l'autre jour, a paye dix-huit cents livres un +exemplaire de Boccace. Soir, Dudley. + +-- Soir, Tregellis. + +Un homme d'un certain age, a l'air hagard, s'etait arrete devant +nous et me toisait des pieds a la tete. + +-- Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramasse a la campagne, +murmura-t-il. Il n'a pas une tournure a lui faire honneur. Quitte +la ville, Tregellis? + +-- Pendant quelques jours. + +-- Hein! fit l'homme en reportant sur mon oncle son regard +endormi. Il a l'air au plus mal. Il repartira pour la campagne les +pieds en avant, un de ces jours, s'il ne se met pas a enrayer. + +Il hocha la tete et s'eloigna. + +-- Il ne faut pas prendre l'air mortifie, dit mon oncle en +souriant. C'est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser +tout haut. On s'en fachait souvent, mais on n'y fait plus +d'attention maintenant. Tenez, la semaine derniere, comme il +dinait chez Lord Elgin, il a prie la compagnie d'agreer ses +excuses pour la mauvaise qualite de la cuisine. Comme vous le +voyez, il se croyait a sa propre table. Cela lui donne une place a +part dans la societe. C'est a lord Harewood qu'il s'est cramponne +pour le moment. La particularite de Harewood, c'est de copier le +prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le +collet de son habit, croyant que la queue commencait a passer de +mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l'homme laid, +comme on le nommait a Paris. L'autre, c'est Lord Foley, qu'on +surnomme le numero onze en raison de la minceur de ses jambes. + +-- Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je. + +-- Oui, il va venir nous trouver bientot. Ce jeune homme a +certainement de l'avenir. Remarquez-vous la facon dont il regarde +autour de lui, de dessous ses paupieres, comme si c'etait par +condescendance qu'il est venu. Les petites poses sont +insupportables, mais quand elles sont poussees jusqu'aux derniers +extremes, elles deviennent respectables. Comment va, Georges? + +-- Avez-vous entendu ce qu'on dit de Vereker Merton? demanda +Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses +talons. Il s'est sauve avec la cuisiniere de son pere et l'a bel +et bien epousee. + +-- Qu'a fait Lord Merton? + +-- Il les a felicites chaleureusement et a reconnu qu'il avait +toujours meconnu l'esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune +couple et consent a une forte pension, a la condition que la +mariee continue a exercer sa profession. A propos, Tregellis, il +court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier? + +-- Je ne crois pas, repondit mon oncle. Ce serait une faute que +d'accabler une seule personne sous des attentions que tant +d'autres seraient enchantees de se partager. + +-- Ma facon de voir absolument, et exprimee de la maniere la plus +heureuse! s'ecria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de +coeurs pour donner a un seul l'ivresse du ravissement? Je pars la +semaine prochaine pour le continent. + +-- Les recors, demanda un de ses voisins. + +-- Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c'est pour combiner +l'agrement et l'instruction. En outre, il est necessaire d'aller a +Paris pour nos petites affaires et s'il y a des chances pour +qu'une nouvelle guerre eclate, il serait bon de s'en assurer une +provision. + +-- C'est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir a +coeur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel. +Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal. +En 93, quand la guerre a eclate, j'en ai ete prive pendant neuf +ans. Si je n'avais pas loue un lougre tout expres pour en +introduire en contrebande, j'aurais peut-etre ete reduit a notre +cuir tanne d'Angleterre. + +-- Les Anglais sont superieurs pour fabriquer un fer a repasser ou +un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de delicatesse est +hors de leur portee. + +-- Nos tailleurs sont bons, s'ecria mon oncle, mais nos etoffes +laissent a desirer par le gout et la variete. La guerre nous a +rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages. +Il n'y a rien qui vaille comme les voyages pour former +l'intelligence. L'annee derniere, par exemple, je suis tombe sur +de nouvelles etoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, a +Venise. C'etait jaune avec les plus jolis chatoiements rouges +qu'on put trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n'avais +pas voyage? J'en emportai avec moi et pendant quelque temps cela +fit fureur. + +-- Le prince s'en eprit aussi. + +-- Oui, en general, il se conforme a ma direction. L'annee +derniere, nous etions habilles d'une facon si semblable qu'on nous +prenait souvent l'un pour l'autre. Ce que je dis la n'est pas a +mon avantage, mais c'etait ainsi. Il se plaint souvent que les +memes choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je +faire la reponse qui se presente d'elle-meme? A propos, Georges, +je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres. + +-- Oui, j'y etais et j'y suis reste environ un quart d'heure. Je +suis surpris que vous ne m'y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis +pas alle plus loin que l'entree, car une preference injuste donne +lieu a de la jalousie. + +-- J'y suis alle des la premiere heure, dit mon oncle, car j'avais +entendu dire qu'il y aurait des debutantes fort passables. Je suis +toujours enchante quand je trouve l'occasion de faire un +compliment a quelqu'une d'entre elles. C'est une chose qui est +arrivee, mais rarement, car j'ai un ideal que je maintiens bien +haut. + +C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers. + +Pour moi, en les regardant tour a tour, je ne pouvais m'imaginer +pourquoi ils n'eclataient pas de rire au nez l'un de l'autre. + +Bien loin de la, leur conversation etait fort grave et semee d'un +nombre infini de petites reverences. A chaque instant, ils +ouvraient et fermaient leurs tabatieres, deployaient des mouchoirs +brodes. +Un veritable rassemblement s'etait forme autour d'eux et je +m'apercus fort bien que cette conversation avait ete consideree +comme un match entre les deux hommes que l'on regardait comme des +arbitres se disputant l'empire de la mode. + +Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui +de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir +son devant de chemise en batiste a dentelles et agitait ses +manchettes, comme s'il etait satisfait de la figure qu'il avait +faite dans la partie. + +Quarante-sept ans se sont ecoules, depuis que j'ecoutais ce cercle +de dandys; et maintenant ou sont leurs petits chapeaux, leurs +gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eut pu +faire son noeud de cravate. + +Ils menaient d'etranges existences ces gens-la, et ils moururent +d'etrange facon, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres +dans la misere, d'autres dans la prison pour dettes, et d'autres +enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, a +l'etranger, dans une maison de fous. + +-- Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous +passames par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet. + +J'y jetai un coup d'oeil et je vis une rangee de petites tables +couvertes de serge verte, autour desquelles etaient assis de +petits groupes. + +A un bout, il y avait une table plus longue d'ou partait un +murmure continuel de voix. + +-- Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle, +a moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah! Sir +Lothian, j'espere que la chance est de votre cote? +Un homme de haute taille, mince, a figure dure et severe, s'etait +avance de quelques pas hors de la piece. + +Sous ses sourcils touffus, petillaient deux yeux, vifs, gris, +fureteurs. + +Ses traits grossiers etaient profondement creuses aux joues et aux +tempes comme du silex ronge par l'eau. + +Il etait entierement vetu de noir et je remarquai qu'il avait un +balancement des epaules comme s'il avait bu. + +-- Perdu comme un demon, dit-il d'un ton saccade. + +-- Aux des? + +-- Non, au whist. + +-- Vous n'avez pas du etre fortement atteint a ce jeu-la? + +-- Ah! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent +livres la levee et mille le point, et perdant cinq heures de +suite. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de cela? + +Mon oncle fut evidemment frappe de l'air hagard qu'avait la +physionomie de l'autre homme. + +-- J'espere que vous n'en etes pas trop mal en point. + +-- Assez mal. Je n'aime pas trop a parler de cela. A propos, +Tregellis, avez-vous trouve deja votre homme pour cette lutte? + +-- Non. +-- Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous +savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en +venez pas au fait. + +-- Si vous fixez une date, j'amenerai mon homme, Sir Lothian, dit +mon oncle avec froideur. + +-- Mettons quatre semaines a partir d'aujourd'hui, si cela vous +convient. + +-- Parfaitement, le 18 mai. + +-- J'espere que d'ici ce jour-la, j'aurai change de nom. + +-- Comment cela? demanda mon oncle etonne. + +-- Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon. + +-- Quoi! Est-ce que vous auriez des nouvelles? demanda mon oncle +d'une voix ou je remarquai un tremblement. + +-- J'ai envoye mon agent a Montevideo. Il croit avoir la preuve +que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer +que parce qu'un assassin se derobe a la justice... + +-- Je ne vous permets pas d'employer ce terme-la, Sir Lothian, dit +mon oncle d'un ton sec. + +-- Vous etiez la aussi bien que moi: Vous savez qu'il etait le +meurtrier. + +-- Je vous repete que vous ne le direz pas. + +Les petits yeux gris et mechants de sir Lothian durent s'abaisser +devant la colere imperieuse qui brillait dans ceux de mon oncle. + +-- Eh bien! Meme en laissant cela de cote, il est monstrueux que +le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours. +Je suis l'heritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes +droits. + +-- Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit +mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminue mon +affection pour lui et tant que son sort n'aura pas ete etabli +d'une maniere certaine, je ferai tout mon possible pour que ses +droits a lui soient egalement respectes. + +-- Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et +d'avoir l'echine brisee, repondit sir Lothian. + +Et alors, changeant subitement de manieres, il posa la main sur la +manche de mon oncle: + +-- Allons, allons, Tregellis! J'etais son ami autant que vous, +dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu +tard, aujourd'hui, pour nous chamailler a ce propos. Votre +invitation reste fixee a vendredi soir? + +-- Certainement. + +-- J'amenerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons +definitivement les conditions de notre petit pari. + +-- Tres bien, sir Lothian. J'espere vous voir. + +Ils se saluerent. +Mon oncle s'arreta un instant a le suivre des yeux pendant qu'il +se melait a la foule. + +-- Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur +tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais... homme dangereux. + + +X -- LES HOMMES DU RING + + +Ce fut a la fin de ma premiere semaine passee a Londres, que mon +oncle donna un souper a la Fantaisie, comme c'etait l'habitude des +gentlemen de cette epoque, qui voulaient faire figure dans ce +public comme Corinthiens et patrons de sport. + +Il avait invite non seulement les principaux champions de +l'epoque, mais encore les personnages a la mode qui +s'interessaient le plus au ring: Mr Flechter Reid, lord Say and +Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir +Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres. + +Le bruit s'etait deja repandu dans les clubs que le prince serait +present et l'on recherchait avec ardeur les invitations. + +La _Voiture et les Chevaux_ etait une maison bien connue des gens +de sport. + +Elle avait pour proprietaire un ancien professionnel, pugiliste de +valeur. + +L'amenagement en etait primitif autant qu'il le fallait pour +satisfaire le bohemien le plus accompli. + +Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant, +voulait que les gens, blases sur le luxe et la haute vie, eussent +l'air de trouver un plaisir piquant a descendre jusqu'aux degres +les plus bas de l'echelle sociale. + +Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et +de Haymarket reunissaient-ils souvent sous leurs voutes enfumees +une illustre compagnie. + +C'etait pour ces gens-la un changement que de tourner le dos a la +cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q... pour +aller diner dans une maison ou se reunissaient des +commissionnaires pour y manger une tranche de boeuf et la faire +descendre au moyen d'une pinte d'ale bue a la cruche d'etain. + +Une foule grossiere s'etait amassee dans la rue pour voir entrer +les champions. + +Mon oncle m'avertit de surveiller mes poches pendant que nous la +traversions. + +A l'interieur etait une piece tendue de rideaux d'un rouge +d'etain, au sol sable, aux murs garnis de gravures representant +des scenes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux +taches brunes, produites par les liqueurs, etaient disposees ca et +la. + +Autour d'une d'elles, une demi-douzaine de gaillards a l'aspect +formidable etaient assis, tandis que l'un d'eux, celui qui avait +l'air le plus brutal, y etait perche balancant les jambes. Devant +eux etait un plateau charge de petits verres et de pots d'etain. + +-- Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apporte un +peu d'ale, de delie-langues, dit a demi-voix l'hotelier. J'espere +que vous n'y trouverez pas d'inconvenient. + +-- Vous avez tres bien fait, Bob. Comment ca va-t-il, vous tous? +Comment allez-vous, Maddox? et vous, Baldwin? Ah! Belcher, je suis +enchante de vous voir. + +Les champions se leverent et oterent leur chapeau a l'exception de +l'individu assis sur la table qui continua a balancer ses jambes +et a regarder tres froidement et bien en face mon oncle. + +-- Comment ca va, Berks? + +-- Pas trop mal et vous? + +-- Dites: monsieur, quand vous parlez a un m'sieur, dit Belcher et +aussitot, donnant une brusque secousse a la table, il lanca Berks +presque entre les bras de mon oncle. + +-- He Jem, pas de ca! dit Berks d'un ton bourru. + +-- Je vous apprendrai les bonnes manieres, Joe, puisque votre pere +a oublie de le faire. Vous n'etes pas ici pour boire du tord- +boyaux dans un sale taudis, mais vous etes en presence de nobles +personnes, de Corinthiens a la derniere mode, et vous devez vous +regler sur leurs facons. + +-- J'ai ete considere toujours comme une maniere de noble +personne, moi-meme, dit Berks la langue epaisse, mais si par +hasard j'avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas... + +-- Voyons, la, Berks, c'est tres bien, s'ecria mon oncle, qui +avait a coeur d'arranger les choses et de couper court a toute +querelle au debut de la soiree. Voici d'autres de nos amis. +Comment ca va-t-il, Apreece? et vous aussi, colonel? Eh bien! +Jackson, vous paraissez avoir gagne immensement. Bonsoir, Lade, +j'espere que Lady Lade ne s'est pas trouvee trop mal de notre +charmante promenade en voiture? Ah! Mendoza, vous avez l'air +aujourd'hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par- +dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous +trouverez ici quelques vieux amis. + +Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se +pressaient dans la piece, j'avais entrevu la carrure solide et la +face epanouie du champion Harrison. + +Sa vue me fit l'effet d'une bouffee d'air de la dune du Sud qui +avait penetre jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant +l'huile, et je courus pour lui serrer la main. + +-- Ah! maitre Rodney. Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone, +comme je le suppose? Vous etes si change qu'on ne vous +reconnaitrait pas. J'ai bien de la peine a croire que c'est +veritablement vous qui veniez si souvent tirer le soufflet, quand +le petit Jim et moi nous etions a l'enclume. Eh! comme vous voila +beau, pour sur! + +-- Quelles nouvelles apportez-vous de Friar's Oak? demandai-je +avec empressement. + +-- Votre pere est venu faire un tour chez moi pour causer de vous, +et il me dit que la guerre va eclater de nouveau, et qu'il espere +vous voir a Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici +pour visiter Lord Nelson et se mettre en quete d'un vaisseau. +Votre mere se porte bien. Je l'ai vue dimanche a l'eglise. + +-- Et Petit Jim? + +La figure bonhomme du champion Harrison s'assombrit. + +-- Il s'etait mis serieusement en tete de venir ici, ce soir, mais +j'avais des raisons pour ne pas le desirer, de sorte qu'il y a un +nuage entre nous. C'est le premier, et cela me pese, maitre +Rodney. Entre nous, j'ai de tres bonnes raisons pour desirer qu'il +reste avec moi et je suis sur qu'avec sa fierte de caractere et +ses idees, il n'arriverait jamais a retrouver son equilibre une +fois qu'il aurait goute de Londres. Je l'ai laisse la-bas, avec +une besogne suffisante pour le tenir occupe jusqu'a mon retour +pres de lui. + +Un homme de haute taille, de proportions superbes et tres +elegamment vetu, s'avancait vers nous. + +Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main a mon +interlocuteur. + +-- Eh quoi? Jack Harrison? Une vraie resurrection. D'ou venez- +vous? + +-- Enchante de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l'air +aussi jeune et aussi solide que jamais. + +-- Mais oui, merci, j'ai depose la ceinture le jour ou je n'ai +plus trouve personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis +a donner des lecons. + +-- Et moi j'exerce le metier de forgeron, par la-bas, dans le +Sussex. + +-- Je me suis souvent demande pourquoi vous n'avez pas guigne ma +ceinture. Je vous le dis franchement, d'homme a homme, je suis +tres content que vous ne l'ayez pas fait. + +-- Eh bien! C'est tres beau de votre part de parler ainsi, +Jackson. Je l'aurais peut-etre essaye, mais la bonne femme s'y est +opposee. Elle a ete une excellente epouse pour moi, et je n'ai pas +un mot a dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isole, car +tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps. + +-- Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en +palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure etoile +dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie fete que +de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous +que je vous engage contre eux? + +Les yeux d'Harrison etincelerent a cette idee, mais il secoua la +tete. + +-- C'est inutile, Jackson, j'ai promis a ma vieille. Voila +Belcher. N'est-ce pas ce jeune gaillard a belle tournure, a +l'habit si voyant. + +-- Oui, c'est Jem, vous ne l'avez pas vu, c'est un joyau. + +-- Je l'ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est pres de +lui? Il m'a l'air d'un solide gars. + +-- C'est un nouveau qui vient de l'Ouest. On le nomme Wilson le +Crabe. + +Harrison le considera avec interet. + +-- J'ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui, +n'est-ce pas? + +-- Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman a figure maigre que l'on +voit la-bas, l'a retenu contre l'homme de sir Charles Tregellis. +Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, a ce +qu'il parait. Jem Belcher s'attend a de beaux exploits de la part +de Wilson le Crabe. Voici Tom le frere de Belcher. Il cherche +aussi un engagement. On dit qu'il est plus vif que Jem avec les +gants, mais qu'il ne frappe pas aussi dur. J'etais en train de +parler de votre frere, Jem. + +-- Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s'etait approche. +Pour le moment, il se joue plutot qu'il ne se bat, mais quand il +aura jete sa gourme, je le tiens contre n'importe lequel de ceux +qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant +de champions qu'il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en +avons recu deux de plus -- Gully et Pearse --qui feront souhaiter +a vos tourtereaux de Londres, qu'ils retournent bientot dans leur +pays de l'Ouest. + +-- Voici le Prince, dit Jackson, a un bourdonnement confus qui +vint de la porte. + +Je vis Georges s'avancer a grands fracas avec un sourire +bienveillant sur sa face pleine de bonhomie. + +Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques +Corinthiens pour les lui presenter. + +-- Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher a Jackson. Berks +boit du gin a meme la cruche et vous savez quel cochon ca fait +quand il est saoul. + +-- Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des +autres boxeurs. Quand il est a jeun on ne peut pas dire qu'il est +un charmeur, mais quand il est charge, il n'y a plus moyen de le +supporter. + +Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait +preuve, avait ete choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui +concernait le corps des boxeurs, qui le designait habituellement +sous le nom de commandant en chef. + +Lui et Belcher s'approcherent de la table sur laquelle Berks +s'etait perche. + +Le coquin avait deja la figure allumee, les yeux lourds et +injectes. +-- Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince +est ici et... + +-- Je ne l'ai pas encore apercu, dit Berks quittant la table en +chancelant. Ou est-il, patron? Allez lui dire que Joe Berks serait +tres fier de le secouer par la main. + +-- Non, pas de ca, Joe, dit Jackson en posant la main sur la +poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage +dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir a votre place. Sinon +nous vous mettrons a un endroit ou vous ferez autant de bruit +qu'il vous plaira. + +-- Ou est-il cet endroit, patron? + +-- Dans la rue, par la fenetre. Nous entendons avoir une soiree +tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer, +si vous pretendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel. + +-- Doucement, patron, grogna Berks, surement j'ai toujours eu la +reputation de me conduire comme il faut. + +-- C'est ce que j'ai toujours dit, Berks, et tachez de vous +conduire comme si vous l'etiez. Mais voici que notre souper est +pret. Le Prince et Lord Sele font leur entree. Deux a deux, mes +gars, et n'oubliez pas dans quelle societe vous etes. + +Le repas fut servi dans une grande salle ou le drapeau de la +Grande-Bretagne et des devises en grand nombre decoraient les +murs. + +Les tables etaient arrangees de facon a former les trois cotes +d'un carre. + +Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince +a sa droite, Lord Sele a sa gauche. Il avait eu la sage precaution +de repartir les places a l'avance, de maniere a repartir les +gentlemen parmi les professionnels et a eviter le danger de mettre +cote a cote deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui +avait ete recemment vaincu, a cote de son vainqueur. + +Quant a moi, j'avais d'un cote le champion Harrison et de l'autre +un gros gaillard a figure epanouie qui m'apprit qu'il se nommait +Bill War, qu'il etait proprietaire d'un public house a l'Unique +Tonne dans Jermyn Street, et qu'il etait un des plus rudes +champions de la liste. + +-- C'est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. Ca me pousse +sur le corps avec une rapidite surprenante. Je devrais me battre a +treize stone huit onces et je suis arrive au poids de dix-sept. Ce +sont les affaires qui en sont la cause. Il faut que je reste +derriere le comptoir toute la journee et pas moyen de refuser une +tournee de peur de facher un client. Voila qui a perdu plus d'un +champion avant moi. + +-- Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis +fait forgeron et je n'ai pas pris un demi-stone de plus en quinze +ans. + +-- Chez nous, les uns se mettent a un metier, les autres a un +autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour +leur compte. + +-- Voyez Will Wood que j'ai battu en quarante rounds au beau +milieu d'une tempete de neige par la-bas, du cote de Navestock. Il +conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est +garcon de cafe a present. Dick Humphries... il est marchand de +charbon, il a toujours tenu a etre distingue. Georges Ingleston +est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit a la campagne, +il y a au moins une chose qu'on ne risque pas, c'est d'avoir des +jeunes Corinthiens et des etourneaux de bonne famille toujours +devant vous a vous provoquer en face. + +C'etait bien le dernier inconvenient auquel, selon moi, fut expose +un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs +gaillards a figures bovines, qui etaient de l'autre cote de la +table, approuverent de la tete. + +-- Vous avez raison, Bill, dit l'un d'eux. Personne n'a autant que +moi d'ennuis avec eux. Un beau soir, les voila qui entrent dans +mon bar, echauffes par le vin. "C'est vous qui etes Tom Owen, le +boxeur, que dit l'un d'eux" "A votre service, Monsieur, que je +reponds." "Eh bien, attrapez ca," dit-il, et voila une bourrade +sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main, +a travers les chopes, ou bien c'est autre chose. Alors, ils +peuvent aller brailler partout qu'ils ont tape sur Tom Owen. + +-- Est-ce que vous ne leur debouchez pas quelques fioles en +recompense? demanda Harrison. + +-- Je ne discute jamais avec eux; je leur dis: "A present, +Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas +pour l'amour de l'art, pas plus qu'un medecin ne vous drogue pour +rien, pas plus qu'un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches +de rumsteak. Faites une petite bourse, mon maitre, et je vous +promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous +aller sortir d'ici, vous faire gorger a l'oeil par un champion de +poids moyen." + +-- C'est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin. +S'ils mettent une guinee sur le comptoir -- ils n'y manquent pas +quand ils ont beaucoup bu -- je leur donne ce que j'estime valoir +une guinee et je ramasse l'argent. + +-- Mais s'ils ne le font pas. +-- Eh bien! dans ce cas, il s'agit d'une attaque ordinaire contre +un fidele sujet de Sa Majeste, le nomme William War. Je les traine +devant le magistrat le lendemain. Ca leur coute huit jours ou +vingt shillings. + +Pendant ce temps, le souper avancait a grand train. + +C'etait un de ces repas solides et peu compliques qui etaient a la +mode au temps de nos grands-peres et cela vous expliquera, a +certains d'entre vous, pourquoi ils n'ont jamais connu ces +parents-la. + +De larges tranches de boeuf, des selles de mouton, des langues +fumees, des pates de veau et de jambon, des dindons, des poulets, +des oies, toutes les sortes de legumes, un defile de sherrys +ardents, de grosses ales, tel etait le fond principal du festin. + +C'etait la meme viande et la meme cuisine devant laquelle auraient +pu s'attabler, quatorze siecles auparavant, leurs ancetres +norvegiens et germains. + +Et a vrai dire, comme je contemplais a travers la vapeur des plats +ces rangees de trognes farouches et grossieres, ces larges +epaules, qui s'arrondissaient par-dessus la table, j'aurais pu +croire que j'assistais a une de ces plantureuses bombances de +jadis, ou les sauvages convives rongeaient la viande jusqu'a l'os, +puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes a la tete de +leurs captifs. + +Ca et la, la figure plus pale et les traits aquilins d'un +Corinthien rappelaient de plus pres le type normand, mais en +grande majorite ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies, +faces d'hommes pour qui la vie etait une bataille, evoquaient la +sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que +devaient etre ces farouches pirates, ces corsaires qui nous +portaient dans leurs flancs. +Et cependant, lorsque j'examinais attentivement, un a un, chacun +des hommes que j'avais en face de moi, il m'etait aise de voir que +les Anglais, bien qu'ils fussent dix contre un, n'avaient pas ete +les seuls maitres du terrain, mais que d'autres races s'etaient +montrees capables de produire des combattants dignes de se mesurer +avec les plus forts. + +Sans doute, il n'y avait personne dans l'assistance qui fut +comparable a Jackson ou a Belcher, pour la beaute des proportions +et la bravoure. Le premier etait remarquable par la structure +magnifique, l'etroitesse de sa taille, la largeur herculeenne de +ses epaules. Le second avait la grace d'une antique statue +grecque, une tete dont plus d'un sculpteur eut voulu reproduire la +beaute. Il avait dans les reins, les membres, l'epaule, cette +longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l'agilite, +l'activite de la panthere. + +Deja, pendant que je le regardais, j'avais cru voir sur sa +physionomie comme une ombre tragique. + +Je pressentais en quelque sorte l'evenement qui devait arriver +quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui +fit perdre pour toujours la vue d'un cote. + +Mais, avec son coeur fier, il ne se laissa pas arracher son titre +sans lutte. + +Aujourd'hui encore, vous pouvez lire le detail de ce combat ou le +vaillant champion, n'ayant qu'un oeil et mis ainsi hors d'etat de +juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes +contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans +l'amertume de sa defaite, on l'entendit exprimer son chagrin au +sujet de l'ami qui l'avait soutenu de toute sa fortune. + +Si a cette lecture, vous n'etes pas emu, c'est qu'il doit manquer +en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme. + +Mais, s'il n'y avait autour de la table aucun homme capable de +tenir tete a Jackson ou a Jem Belcher, il y en avait d'autres +d'une race, d'un type differents, possedant des qualites qui +faisaient d'eux de dangereux boxeurs. + +Un peu plus loin dans la piece, j'apercus la face noire et la tete +crepue de Bill Richmond portant la livree rouge et or de valet de +pied. + +Il etait destine a etre le predecesseur des Molineaux, des Sutton, +de toute cette serie de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette +vigueur de muscle, de cette insensibilite a la douleur qui +caracterisent l'Africain et lui assurent un avantage tout +particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier +d'avoir ete le premier Americain de naissance qui eut conquis des +lauriers sur le ring anglais. + +Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui +venait alors de quitter la vie active. + +Il laissait derriere lui une reputation d'elegance, de science +accomplie qui depuis lors, jusqu'a ce jour, n'a point ete +surpassee. + +La seule critique qu'on put lui faire etait de ne pas frapper avec +assez de force. C'etait certes un reproche qu'on n'eut point +adresse a son voisin, dont la figure allongee, le nez aquilin, les +yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu'il appartenait a +la meme vieille race. + +Celui-la, c'etait le formidable Sam, le Hollandais qui se battait +au poids de neuf stone six onces, mais neanmoins, possedait une +telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs +consentaient a le patronner contre le champion de quatorze stone, +a la condition qu'ils fussent tous deux lies a cheval sur un banc. + +Une demi-douzaine d'autres figures juives au teint bleme +prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de +Whitechapel s'etaient adonnes a ce sport de leur pays adoptif et +qu'en cette carriere, comme en d'autres plus serieuses de +l'activite humaine, ils etaient capables de se mesurer avec les +plus forts. + +Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement a me +faire connaitre ces celebrites, dont la reputation avait retenti +dans nos plus petits villages du Sussex. + +-- Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C'est lui +qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite ete presque +tue par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout pres +de la potence d'Abbershaw. Les deux qui viennent apres lui sont +aussi des Irlandais, Jack O'Donnell et Bill Ryan. Quand vous +trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux, +mais ils sont terriblement traitres. Ce petit gaillard a figure +narquoise, c'est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu'on appelle +l'orgueil de Westminster. Il n'a que cinq pieds sept pouces et ne +pese que neuf stone cinq, mais il a autant de coeur qu'un geant. +Il n'a jamais ete battu, et il n'y a personne, ayant son poids a +un stone pres, qui soit capable de le battre, excepte le seul Sam +le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la meme couvee, +un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce +personnage a l'air comme il faut, et qui mange avec une +fourchette, celui qui a la tournure d'un Corinthien, a cela pres +que la bosse de son nez n'est pas tout a fait a sa place, c'est +Dick Humphries, le meme qui etait le Coq des poids moyens jusqu'au +jour ou Mendoza vint lui couper la crete. Vous voyez cet autre a +la tete grisonnante et des cicatrices sur la figure? + +-- Eh mais, c'est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s'ecria +Harrison, en regardant dans la direction qu'indiquait le doigt de +War. C'est le joueur le plus agile des Midlands et quand il etait +en pleine vigueur, il n'y avait guere de boxeurs en Angleterre qui +fussent capables de lui tenir tete. + +-- Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se +presenterent, lorsque les trois champions de Birminghan porterent +un defi aux trois champions de Londres. C'est un arbre toujours +vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans passes quand il +defia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez +d'endurance pour venir a bout de bien des jeunes. Il est +preferable de rendre des points en poids qu'en annees. + +-- La jeunesse aura son compte, dit de l'autre cote de la table +une voix chevrotante. Oui, mes maitres, les jeunes auront leur +compte. + +L'homme, qui venait de parler, etait le personnage le plus +extraordinaire qu'il y eut dans cette salle ou s'en trouvaient de +si extraordinaires. + +Il etait vieux, tres vieux, si vieux meme qu'il echappait a toute +comparaison et personne n'eut ete en etat de dire son age, d'apres +sa peau momifiee et ses yeux de poisson. + +Quelques rares cheveux gris etaient epars sur son crane jauni. +Quant a ses traits, ils avaient a peine quelque chose d'humain, +tant ils etaient deformes, car les rides profondes et les poches +flasques de l'extreme vieillesse etaient venues s'ajouter sur une +figure qui avait toujours ete d'une laideur grossiere et que bien +des coups avaient acheve de petrir et d'ecraser. + +Des le commencement du repas, j'avais remarque cet etre-la, qui +appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y +trouver un soutien necessaire, et qui epluchait, d'une main +tremblante, les mets places devant lui. + +Mais, peu a peu, comme ses voisins le faisaient boire +copieusement, ses epaules reprirent de leur carrure. Son dos se +raidit, ses yeux s'allumerent, et il regarda autour de lui, +d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment +il etait venu la, puis avec une expression d'interet veritablement +croissant. + +Il ecoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les +conversations de ceux qui l'entouraient. + +-- C'est le vieux Buckhorse, dit a demi-voix le champion Harrison. +Il etait exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai +pour la premiere fois dans le ring. Il y eut un temps ou il etait +la terreur de Londres. + +-- Oui, il l'etait, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix- +cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter a +terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu, +pour une demi-couronne. Il n'avait pas a menager sa figure, voyez- +vous, car il a toujours ete l'homme le plus laid d'Angleterre. +Mais voila bien pres de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille +et il a fallu lui flanquer plus d'une raclee pour lui faire +comprendre enfin que la force le quittait. + +-- La jeunesse aura son compte, mes maitres, ronronnait le vieux +en secouant pitoyablement la tete. + +-- Remplissez-lui son verre, dit War. Eh! Tom, versez-lui une +goutte de tord-boyaux a ce vieux Buckhorse. Rechauffez-lui le +coeur. + +Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridee. Cela produisit +sur lui un effet extraordinaire. + +Une lueur brilla dans chacun de ses yeux eteints. + +Une legere rougeur se montra sur ses joues cireuses. + +Ouvrant sa bouche edentee, il lanca soudain un son tout +particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical. + +De rauques eclats de rire de toute la compagnie y repondirent. Des +figures allumees se pencherent en avant les unes des autres pour +apercevoir le veteran. + +-- C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite. + +-- Riez si vous voulez, mes maitres, s'ecria-t-il dans son jargon +de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnees de +veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes +griffes qui ont cogne sur la boule de Figg et sur celle de Jack +Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux +qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos peres +fussent capables de manger leur soupe. + +La compagnie se remit a rire et a encourager le veteran, par des +cris ou l'intonation railleuse n'etait pas depourvue de sympathie. + +-- Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur +comment les petits s'y prenaient de votre temps. + +Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus +dedaigneux. + +-- Eh! d'apres ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et +chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire +partir une mouche posee sur de la viande. Vous auriez fait de tres +bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous +etes trompes de chemin, quand vous etes entres dans le ring. + +-- Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix +enrouee. + +-- Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'epargner au bourreau +la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'etait pas +presente. + +-- Ca se peut bien, patron, dit le coquin a moitie ivre, qui se +redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne +pas a un m'sieu comme il faut... + +-- Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si imperieux que +l'individu retomba sur sa chaise. + +-- Eh bien! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pepia le +vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de +Cumberland qu'il se chargeait de demolir la garde du roi de +Prusse, a raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de +l'annee, jusqu'a ce qu'il fut venu a bout de tout le regiment, et +le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel +d'entre vous aurait ete capable de se remettre d'aplomb apres le +coup de torchon que donna le gondolier italien a Bob Wittaker? + +-- Qu'est-ce que c'etait, Buckhorse? crierent plusieurs voix. + +-- Il vint ici d'un pays etranger, et il etait si large qu'il se +mettait de profil pour passer par une porte. Il y etait force sur +ma parole, et il etait si fort que partout ou il cognait, il +fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut casse deux ou +trois machoires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en +mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en mele. Il +envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire: "Il y a +un petit qui casse un os a chaque fois qu'il touche et ca fait peu +d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui +avoir flanque une rossee." Comme ca Figg se leve et il dit: "Je ne +sais pas, mon maitre. Il peut bien casser la gueule a n'importe +qui des gens de son pays, mais je lui amenerai un gars de Londres +a qui il ne cassera pas la machoire quand meme il se servirait +d'un marteau pilon." J'etais avec Figg au cafe Slaughter, qui +existait alors, quand il a dit ca au gentilhomme du roi: et j'y +vais, oui, j'y vais. + +Apres ces mots, il lanca de nouveau ce cri singulier qui +ressemblait a un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les +boxeurs se mirent de nouveau a rire et a l'applaudir. + +-- Son Altesse... c'est-a-dire le comte de Chester... serait +charme d'entendre jusqu'au bout votre recit Buckhorse, dit mon +oncle a qui le prince venait de parler a voix basse. + +-- Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu, +tout le monde se rassembla dans l'amphitheatre de Figg, le meme +qui se trouvait a Tottenham Court. Bob Wittaker etait la, et ce +grand bandit de gondolier italien y etait aussi. Il y avait +egalement la tout le beau monde. Ils etaient plus de vingt mille +entasses qu'on aurait cru a voir leurs tetes, comme des pommes de +terre dans un tonneau faisant des rangees sur les bancs tout +autour. Et Jack Figg etait la en personne pour veiller a ce qu'on +jouat franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'etranger. +Tout le peuple etait entasse en cercle, sauf qu'a un endroit il y +avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent +aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il etait en +charpente, comme c'etait la coutume alors, et eleve d'une hauteur +d'homme par-dessus la tete des gens. Bon! quand Bob eut ete mis en +face de ce geant italien, je lui dis: "Bob! donnez-lui un bon coup +dans les soufflets", parce que j'avais bien vu qu'il etait aussi +enfle qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il +s'avance vers l'etranger, il recoit un rude coup sur la boule. +J'entendis le bruit sourd que ca fit et j'entendis passer quelque +chose tout pres de moi, mais quand je regardai, l'Italien etait en +train de se tater les muscles au milieu de la scene, mais quant a +Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'etait jamais +venu la. + +L'auditoire etait suspendu aux levres du vieux boxeur. + +-- Eh bien! crierent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse! +Est-ce qu'il l'avait avale, quoi enfin? + +-- Eh bien, mes garcons, voila justement ce que je me demandais +quand tout a coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l'air, +au milieu du public, a une bonne distance de la. Je reconnus les +jambes de Bob, parce qu'il portait une sorte de culotte jaune avec +des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c'etait sa couleur. Alors, +on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on +l'applaudit pour lui donner du courage, quoiqu'il n'en eut jamais +manque. Tout d'abord il etait si ebloui qu'il ne savait pas s'il +etait a l'eglise ou dans la prison du Maquignon, mais quand je +l'eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint a lui. "Nous +allons nous y remettre, Buck" qu'il dit. "Il vous a marque" dis- +je. Et il cligna de l'oeil ou de ce qui lui en restait. Alors +l'Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de +cote et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force +que Dieu lui avait donnee. + +-- Eh bien? Eh bien? + +-- Eh bien! L'Italien avait recu ca en plein sur la gorge et ca le +fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se +redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter +Gloria! Alleluia! de cette force-la. Et voila que d'un bond, il +saute a bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la +vitesse de ses pattes. Tout le public se leve et part avec lui +aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait! Tout le chenil +etait plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs +comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui +fimes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis +dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa +qu'au bureau d'embarquement ou il s'informait a quelle heure avait +lieu le premier depart pour l'etranger. + +Les rires redoublerent, on fit tinter les verres sur la table, +quand le vieux Buckhorse eut acheve son histoire. + +Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garcon qui +s'approcha et glissa l'objet dans la main du veteran. Il cracha +dessus avant de le fourrer dans sa poche. + +Pendant ce temps-la, la table avait ete desservie. Elle etait +maintenant parsemee de bouteilles et de verres, et l'on +distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac. + +Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude +noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le +Prince fut des premiers, donnerent l'exemple en allumant leurs +pipes. + +Toute contrainte avait disparu. + +Les boxeurs professionnels, allumes par le vin, s'interpellaient +bruyamment d'un bout a l'autre des tables en envoyant a grands +cris leurs souhaits de bienvenue a leurs amis qui se trouvaient a +l'autre bout de la piece. + +Les amateurs, se mettant a l'unisson de la compagnie, n'etaient +guere moins bruyants et, discutant a haute voix les merites des +uns et des autres, critiquaient a la face des professionnels leur +maniere de se battre et faisaient des paris sur les rencontres +futures. + +Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappe d'un air +autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la +parole. + +Tel qu'il etait debout, sa figure pale et calme, le corps si bien +pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour +lui, car avec toute son elegance, il paraissait posseder un empire +inconteste sur ces farouches gaillards. + +On eut dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une +meute qui bondit et aboie. + +Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons +sportsmen reunis, et reconnut l'honneur qui avait ete fait tant a +ses invites qu'a lui-meme, par la presence, ce soir-la, d'une +illustre personnalite qu'il devait mentionner sous le nom de comte +de Chester. + +Il etait fache que la saison ne lui eut pas permis de servir du +gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau +gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence. + +Applaudissements et rires. + +Selon lui, le sport du ring avait contribue a developper ce mepris +de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribue au +salut du pays dans les temps passes et qui allait redevenir +necessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu. + +Si un ennemi debarquait sur nos rivages, alors, avec notre armee +si peu nombreuse, nous serions dans la necessite de compter sur la +bravoure naturelle a la race, bravoure pliee a la perseverance par +la vue et la pratique des sports virils. +En temps de paix egalement, les regles du ring avaient ete utiles, +en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce +qu'elles rendaient l'opinion publique hostile a l'usage du couteau +ou des coups de bottes si repandu a l'etranger. + +Il concluait en demandant que l'on but au succes de la Fantaisie, +en associant a ce toast le nom de John Jackson, le digne +representant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans +la boxe anglaise. + +Jackson ayant repondu avec une promptitude et un a-propos +qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva +encore une fois. + +-- Nous sommes reunis, ce soir, dit-il, non seulement pour +celebrer les gloires passees du ring professionnel, mais encore +pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aise, +maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupes sous ce +toit, de regler quelques accords. J'en ai moi-meme donne l'exemple +en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont +vous etre communiquees par ce gentleman. + +Sir Lothian se leva, un papier a la main. + +-- Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les +conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne +s'est jamais battu pour un prix, s'engage a une rencontre qui aura +lieu le 18 mai de la presente annee avec tout homme, quel que soit +son poids, qui aura ete choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix +de Sir Charles Tregellis est limite a un homme au-dessous de vingt +ans ou au-dessus de trente-cinq de maniere a exclure Belcher et +les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont +de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront +payees par le gagnant a son homme. Qui se dedira, paiera. +C'etait chose curieuse que de voir avec quelle gravite tous ces +gens-la, boxeurs et amateurs, penchaient la tete et jugeaient les +conditions du match. + +-- On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est age de +vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais dispute de prix dans un +combat regulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru +pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions. + +-- Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher. + +-- C'est precisement pour ce motif, Sir John, que je mise a deux +contre un en sa faveur. + +-- Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille +et le poids de Wilson? + +-- Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone +dix. + +-- Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour +n'importe quel bipede, dit Jackson au milieu des murmures +approbateurs des professionnels. + +-- Lisez les regles du combat, Sir Lothian. + +-- Le combat aura lieu le mardi 18 mai, a dix heures du matin, +dans un endroit qui sera fixe posterieurement. Le ring sera un +carre de vingt pieds de cote. Ni l'un ni l'autre des combattants +ne se retirera a moins d'un coup decisif reconnu pour tel par les +arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis +sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour +les departager. Cela est-il conforme a vos desirs, Sir Charles? + +Mon oncle acquiesca d'un signe de tete. + +-- Avez-vous quelque chose a dire, Wilson? + +Le jeune pugiliste, qui etait d'une structure singuliere dans sa +maigreur efflanquee, avec une figure accidentee, osseuse, passa +ses doigts dans sa chevelure coupee court. + +-- Si ca vous plait, monsieur, dit-il avec le leger zezaiement des +campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de cote, c'est un +peu etroit pour un homme de treize stone. + +Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels. + +-- Combien vous faudrait-il, Wilson? + +-- Vingt-quatre, Sir Lothian. + +-- Avez-vous quelque objection, Sir Charles? + +-- Aucune. + +-- Avez-vous encore quelque chose a demander, Wilson? + +-- Si ca vous plait, monsieur, je ne serais pas fache de savoir +avec qui je vais me battre. + +-- A ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement designe +votre champion, Sir Charles. + +-- J'ai l'intention de ne le faire que le matin meme du combat. Je +crois que le texte meme de notre pari me reconnait ce droit. + +-- Certainement, vous pouvez en faire usage. + +-- C'est mon intention et je serais immensement oblige envers Mr +Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le depot des enjeux. + +Ce gentleman s'etant empresse de donner son consentement, toutes +les formalites que comportaient ces modestes tournois furent +accomplies. + +Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, etant echauffes par le +vin, echangeaient des regards de colere d'un bord a l'autre des +tables. + +La lumiere penetrant a travers les spirales grises de la fumee du +tabac eclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les +faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'etait +jadis elevee pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte +deloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte a +Hornchurch, se ranima de nouveau. + +Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se +battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir +que Mendoza avait ete vaincu loyalement. + +Joe Berks, qui etait devenu de plus en plus bruyant et agressif a +mesure que la soiree s'avancait, tenta de monter sur la table, en +proferant d'horribles blasphemes, pour en venir aux mains avec un +vieux Juif nomme Yussef le batailleur, qui s'etait lance a corps +perdu dans la discussion. + +Il n'en eut pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminat +par une bataille generale et acharnee et ce ne fut que grace aux +efforts de Jackson, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes +plus froids, plus rassis, que nous n'assistames pas a une melee. +Alors, cette question une fois ecartee, surgit a la place celle +des pretentions rivales pour les championnats de differents poids. + +Des propos encoleres furent de nouveau echanges. Des defis etaient +dans l'air. + +Il n'y avait pas de limite precise entre les poids legers, moyens +et lourds et, cependant, c'etait une affaire importante, pour le +classement d'un boxeur de savoir s'il serait cote comme le plus +lourd des poids legers, ou le plus leger des poids lourds. + +L'un se posait comme le champion de dix stone; l'autre etait pret +a accepter n'importe quel match a onze stone, mais se refusait a +aller jusqu'a douze, ce qui aurait eu pour resultat de le mettre +aux prises avec l'invincible Jem Belcher. + +Faulkner se donnait comme le champion des veterans, et l'on +entendit meme resonner a travers le tumulte le singulier coup de +cloche du vieux Buckhorse, declarant qu'il portait un defi a +n'importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant +moins de sept stone. + +Mais malgre ces eclaircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le +champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il etait +absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la +soiree sans desagrements. Il m'avait conseille, dans le cas ou la +chose prendrait une mauvaise tournure, de me refugier sous la +table, quand le maitre de l'auberge entra d'un pas presse et remit +un billet a mon oncle. + +Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en +relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise. + +Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire +aux levres: +-- Gentlemen, dit-il, il y a en bas un etranger qui attend et +exprime le desir d'engager un combat decisif avec le meilleur +boxeur qu'il y ait dans la salle. + + +XI -- LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES + + +Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise +silencieuse puis d'un eclat de rire general. + +On pouvait argumenter pour savoir quel etait le champion pour +chaque poids, mais il etait absolument certain que les champions +de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un defi +assez audacieux pour s'adresser a tous, sans exception, sans +distinction de poids ou d'age etait de nature telle qu'on ne +pouvait y voir qu'une farce, mais c'etait une farce qui pouvait +couter cher au plaisant. + +-- Est-ce pour tout de bon? demanda mon oncle. + +-- Oui, sir Charles, repondit l'hotelier. L'homme attend en bas. + +-- C'est un chevreau, crierent plusieurs boxeurs, quelque gamin +qui nous fait poser. + +-- Ne le croyez pas, repondit l'hotelier. C'est un Corinthien a la +derniere mode, a en juger par son habillement, et il parle +serieusement ou je ne me connais pas en hommes. + +Mon oncle s'entretint quelques instants a voix basse avec le +Prince de Galles. + +-- Eh bien! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas tres +avancee et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui desire montrer +son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion. +-- Quel est son poids, Bill? demanda Jem Belcher. + +-- Il a pres de six pieds et je le classerai dans les treize stone +quand il sera deshabille. + +-- Poids lourd. Qui est-ce qui le prend? s'ecria Jackson. + +Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'a +Sam le Hollandais. + +La salle retentissait de cris enroues, des propos de ceux qui se +pretendaient qualifies pour ce choix. + +Une bataille, alors qu'ils etaient echauffes par le vin et murs +pour en decoudre, et surtout une bataille devant une societe aussi +choisie, devant le Prince lui-meme, c'etait une chance qui ne se +presentait pas souvent a eux. + +Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des +plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur +dignite d'accepter un engagement ainsi improvise. + +-- Eh bien! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui, +remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apaisee: +C'est au president de choisir. + +-- Votre Altesse Royale a peut-etre un champion en vue, demanda +mon oncle. + +-- Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge +et les yeux de plus en plus ternes, je me presenterais moi-meme si +ma position etait differente. Vous m'avez vu avec les gants +Jackson. Vous connaissez ma forme? + +-- J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et +j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale. + +-- Peut-etre Jem Belcher consentirait-il a nous donner une seance. + +Belcher secoua sa belle tete en souriant. + +-- Voici mon frere Tom ici present qui n'a jamais saigne a +Londres. Il ferait un match plus equitable. + +-- Qu'on me le donne a moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce +soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera a +prendre ma place. Ce gibier-la, c'est pour moi, mes maitres. +Laissez-le-moi si vous tenez a voir comment on prepare une tete de +veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai +avec Tom Belcher et apres, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou +tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol. + +Il etait clair que Berks s'etait mis dans un etat tel qu'il +fallait qu'il se battit avec quelqu'un. + +Sa figure grossiere etait tendue. + +Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses mechants yeux +gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en +quete d'une querelle. + +Ses grosses mains rouges etaient serrees en poings noueux. Il en +brandit un d'un air menacant tout en promenant autour des tables +son regard d'ivrogne. + +-- Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe +Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais +et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse +Royale et de la compagnie, je le designerai comme notre champion +en cette occasion. + +-- Vous me faites grand honneur, s'ecria l'individu qui se leva en +chancelant et commenca a oter son habit. Si je ne l'avale pas en +cinq minutes, puisse-je ne jamais revoir le Shroshire. + +-- Un instant, Berks, crierent plusieurs amateurs. Dans quel +endroit la lutte aura-t-elle lieu? + +-- Ou vous voudrez, mes maitres, je me battrai dans la fosse d'un +scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous +voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste. + +-- Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement. +Ou donc aller? dit mon oncle. + +-- Sur mon ame, Tregellis, s'ecria le Prince, je crois que notre +ami l'inconnu aurait son avis a donner sur l'affaire. Ce serait +lui manquer completement d'egards que de ne pas lui laisser le +choix des conditions. + +-- Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter. + +-- Voila qui est bien facile, car il franchit justement le seuil. + +Je jetai un regard autour de moi et j'apercus un jeune homme de +haute taille, fort bien vetu, couvert d'un grand manteau de voyage +de couleur brune et coiffe d'un chapeau de feutre noir. + +Une seconde apres, il se tourna et je saisis convulsivement le +bras du champion Harrison. + +-- Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim. + +Et cependant des le premier moment, il m'etait venu a l'esprit que +la chose etait possible, qu'elle etait meme probable. + +Je crois qu'elle s'etait egalement presentee a l'esprit +d'Harrison, car je remarquai une expression serieuse, puis agitee +sur sa physionomie, des qu'il fut question d'un inconnu qui etait +en bas. + +En ce moment, des que se fut calme le murmure de surprise et +d'admiration cause par la figure et la tournure de Jim, Harrison +se leva en gesticulant avec vehemence. + +-- C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt +ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien. + +-- Laissez-le tranquille, Harrison, s'ecria Jackson. Il est assez +grand pour repondre lui-meme. + +-- Cette affaire est allee assez loin, dit mon oncle. Harrison, je +crois que vous etes trop bon sportsman pour vous opposer a ce que +votre neveu prouve qu'il tient de son oncle. + +-- Il est bien different de moi, s'ecria Harrison au comble de +l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis +faire. J'avais decide de ne plus remettre les pieds dans un ring. +Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, rien que pour divertir +un instant la societe. + +Le petit Jim s'avanca et posa la main sur l'epaule du champion. + +-- Il le faut, oncle, dit-il a mi-voix mais de facon que je +l'entendis, je suis fache d'aller contre vos desirs, mais mon +parti est pris, et j'irai jusqu'au bout. + +Harrison secoua ses vastes epaules. + +-- Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais +je vous ai deja entendu tenir ce langage et je sais que cela finit +toujours par ce qui vous plait. + +-- J'espere, Harrison, que vous avez renonce a votre opposition? +demanda mon oncle. + +-- Puis-je prendre sa place? + +-- Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai porte un defi et que +j'ai laisse a un autre le soin de le tenir? dit tout bas Jim. +C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en +travers de ma route. + +La large figure, ordinairement impassible, du forgeron etait +bouleversee par la lutte des emotions contradictoires. + +A la fin, il abattit brusquement son poing sur la table. + +-- Ce n'est point ma faute, s'ecria-t-il, ca devait arriver et +c'est arrive. Jim, au nom du ciel, mon garcon, rappelez-vous vos +distances et tenez-vous a bonne portee d'un homme qui pourrait +vous rendre seize livres. + +-- J'etais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il +s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez +venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements +necessaires en vue de votre defi si digne d'un sportsman. + +-- Contre qui vais-je me battre? dit Jim en jetant un regard sur +toutes les personnes presentes qui etaient toutes debout en ce +moment. + +-- Jeune homme, vous verrez a qui vous avez affaire, avant que la +partie soit engagee a fond, cria Berks en se frayant passage par +des poussees inegales a travers la foule. Vous aurez besoin d'un +ami pour jurer qu'il vous reconnait avant que j'aie fini, voyez- +vous? + +Jim le toisa et le degout se peignit sur tous les traits de sa +figure. + +-- Assurement, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme +ivre? dit-il. Ou est Jem Belcher? + +-- Me voici, jeune homme. + +-- Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis. + +-- Mon garcon, il faut percer par degres jusqu'a moi. On ne monte +pas d'un bond d'un bout a l'autre de l'echelle, on la gravit +echelon par echelon. Montrez-vous digne d'etre un adversaire pour +moi, et je vous donnerai votre tour. + +-- Je vous suis fort oblige. + +-- Et votre air me plait, je vous veux du bien, dit Belcher en lui +tendant la main. + +Ils etaient assez semblables entre eux, tant de figure que de +proportions, a cela pres que le champion de Bristol avait quelques +annees de plus. + +Il s'eleva un murmure d'admiration quand on vit cote a cote ces +deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs +et bien marques. + +-- Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat? demanda +mon oncle. + +-- Je m'en rapporte a vous, monsieur, dit Jim. + +-- Pourquoi n'irait-on pas a Five's Court? suggera sir John. + +-- Soit, allons a Five's Court. + +Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'hotelier. Il +voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une +recolte nouvelle dans les poches de la depensiere compagnie. + +-- Si vous le voulez bien, s'ecria-t-il, il n'est pas necessaire +d'aller aussi loin. Mon hangar a voitures derriere la cour est +vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se +cogner. + +Une exclamation unanime s'eleva en faveur du hangar a voitures et +ceux qui etaient pres de la porte s'esquiverent en toute hate dans +l'espoir de s'emparer des meilleures places. + +Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison a l'ecart. + +-- J'empecherais ca, si j'etais a votre place. + +-- Si je le pouvais, je le ferais. Je ne desire pas du tout qu'il +se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en tete il est +impossible de le lui oter. + +Tous les combats qu'avait livres le pugiliste, si on les avait mis +ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation. + +-- Alors chargez-vous de lui et prenez l'eponge, quand les choses +commenceront a tourner mal. Vous connaissez le record de Joe +Berks? + +-- Il a commence depuis mon depart. + +-- Eh bien! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse +venir a bout de lui. Vous voyez vous-meme l'homme: six pieds et +quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher l'a battu +deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal. + +-- Bon, bon, il nous faut en passer par la. Vous n'avez pas vu le +petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure +opinion de ses chances. Il n'avait guere que seize ans quand il +rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a fait bien du +chemin. + +La compagnie sortait a flots par la porte et descendait a grand +bruit les marches. + +Nous nous melames donc au courant. + +Il tombait une pluie fine et les lumieres jaunes des fenetres +faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour. + +Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant +de l'atmosphere empestee de la salle du souper. +A l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se +dessinait vivement a la lumiere des lanternes de l'interieur. + +Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui +se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier +rang. + +De mon cote, avec ma taille plutot petite, je n'aurais rien vu, si +je n'avais rencontre un seau retourne sur lequel je me plantai en +m'adossant au mur. + +La piece etait vaste avec un plancher en bois et une ouverture en +carre dans la toiture. Cette ouverture etait festonnee de tetes, +celles des palefreniers et des garcons d'ecurie qui regardaient de +la chambre aux harnais, situee au-dessus. + +Une lampe de voiture etait suspendue a chaque coin et une tres +grosse lanterne d'ecurie pendait au bout d'une corde attachee a +une maitresse poutre. + +Un rouleau de cordage avait ete apporte et quatre hommes, sous la +direction de Jackson, avaient ete postes pour le tenir. + +-- Quel espace leur donnez-vous? demanda mon oncle. + +-- Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands, +Monsieur. + +-- Tres bien. Et une demi-minute apres chaque round, je suppose. +Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut etre l'autre et +vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre +supreme. + +Tous les preparatifs furent faits avec autant de celerite que +d'exactitude par ces hommes experimentes. + +Mendoza et Sam le Hollandais furent charges de Berks. Petit Jim +fut confie aux soins de Belcher et de Jack Harrison. + +Les eponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent +passees de mains en mains, pour etre mises a la disposition des +seconds. + +-- Voici votre homme, s'ecria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien +nous allons vous chercher. + +Jim parut dans le ring, nu jusqu'a la ceinture, un foulard de +couleur noue autour de la taille. + +Un cri d'admiration echappa aux spectateurs quand ils virent les +belles lignes de son corps, et je criai comme les autres. + +Il avait les epaules plutot tombantes que massives, mais il avait +les muscles a la bonne place, faisant des ondulations longues et +douces, du cou a l'epaule, et de l'epaule au coude. + +Son travail a l'enclume avait donne a ses bras leur plus haut +degre de developpement. + +La vie salubre de la campagne avait revetu d'un luisant brillant +sa peau d'ivoire qui refletait la lumiere des lampes. + +Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait +cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des +fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans +l'ombre d'un doute pour moi, la determination d'un orgueil dur +comme fer. +Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage +l'abandonnat. + +Pendant ce temps, Joe Berks s'etait avance d'un air fanfaron et +s'etait arrete les bras croises entre ses seconds, dans l'angle +oppose. + +Son expression n'avait rien de la hate, de l'ardeur de son +adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la +poitrine et sur les cotes, prouvait, meme a des yeux +inexperimentes, comme les miens, qu'il n'etait pas un boxeur +manquant d'entrainement. + +Certes une vie passee a boire des petits verres et a se donner du +bon temps l'avait rendu bouffi et lourd. + +D'autre part, il etait fameux par son adresse, par la force de son +coup, de sorte que meme devant la superiorite de l'age et de la +condition, les paris furent a trois contre un en sa faveur. + +Sa figure charnue, rasee de pres, exprimait la ferocite autant que +le courage. + +Il restait immobile, fixant mechamment Jim de ses petits yeux +injectes de sang, portant un peu en avant ses larges epaules, +comme un matin farouche tire sur sa chaine. + +Le brouhaha des paris s'etait augmente, couvrant tous les autres +bruits. Les hommes se jetaient leurs appreciations d'un cote a +l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer +l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari. + +Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues +contre Jim et les evaluait liberalement avec ceux qui jugeaient +d'apres l'apparence de l'inconnu. +-- J'ai vu Berks se battre, disait-il a l'honorable Berkeley +Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un +homme possesseur d'un pareil record. + +-- Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre, +mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bipedes ou de +quadrupedes et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma +vie homme qui parut mieux en forme. Pariez-vous toujours contre +moi? + +-- Trois contre un. + +-- Chaque unite compte pour cent livres. + +-- Tres bien, Craven! les voila partis. Berks! Berks! Bravo! +Berks! Bravo! Je crois bien Berkeley que j'aurai a vous faire +verser ces cent livres. + +Les deux hommes s'etaient mis debout face-a-face, l'un aussi leger +qu'une chevre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras +droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait +les deux bras a demi ployes et les pieds presque sur la meme +ligne, de facon a pouvoir porter en arriere l'un ou l'autre. + +Pendant une minute, ils se regarderent. + +Puis Berks baissant la tete et lancant un coup de sa facon qui +etait de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa +brusquement Jim dans son coin. + +Ce fut une glissade en arriere plutot qu'un Knock-down mais on vit +un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim. + +En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les +entrainerent dans leur coin. + +-- Vous est-il egal de doubler notre enjeu? dit Berkeley Craven, +qui allongeait le cou pour apercevoir Jim. + +-- Quatre contre un sur Berks! Quatre contre un sur Berks! +crierent les gens du ring. + +-- L'inegalite s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre +contre un en centaines? + +-- Parfaitement, Sir John! + +-- On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il +a eu un Knock-down. + +--Il a ete bouscule par un coup, mais il a pare tous ceux qui lui +ont ete portes et je trouve qu'il avait une mine a mon gre quand +il s'est releve. + +-- Bon! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau. +Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas +toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne. + +Ils etaient aux prises pour la seconde fois et je trepignais +d'agitation sur mon seau. + +Il etait evident que Berks pretendait l'emporter de haute lutte, +tandis que Jim, conseille par les deux hommes les plus +experimentes de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique +la plus sure consistait a laisser le coquin gaspiller sa force et +son souffle en pure perte. + +Il y avait quelque chose d'horrible dans l'energie que mettait +Berks a lancer ses coups et a accompagner chaque coup d'un +grognement sourd. + +Apres chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regarde un +navire echoue sur la plage du Sussex, apres chaque vague succedant +a une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois +je m'attendais a le revoir cruellement abime. + +Mais la lumiere de la lanterne me montrait chaque fois la figure +aux traits fins de l'adolescent, avec la meme expression alerte, +les yeux bien ouverts, la bouche serree, pendant qu'il recevait +les coups sur l'avant-bras ou que, baissant subitement la tete, il +les laissait passer en sifflant par-dessus son epaule. + +Mais Berks avait autant de ruse que de violence. + +Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carre de +cordes, d'ou il lui etait impossible de s'echapper et des qu'il +l'y eut enferme, il se jeta sur lui comme un tigre. + +Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le +detailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement +sous les deux bras lances a toute volee. En meme temps, j'entendis +un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring, +Berks gisant sur le cote, une main sur un oeil. + +Quelles clameurs! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince, +les valets d'ecurie, l'hotelier, tout le monde criait a tue-tete. + +Le vieux Buckhorse sautillait pres de moi, sur une caisse, et de +sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un +jargon de ring etrange et vieilli que personne ne comprenait. + +Ses yeux eteints brillaient. Sa face parcheminee fremissait +d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme. + +Les deux hommes furent entraines vivement dans leurs coins. + +Un des seconds les epongeait tandis que l'autre agitait une +serviette, devant leur figure. Eux-memes, les bras ballants, les +jambes allongees, absorbaient autant d'air que leurs poumons +pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur etait +accorde. + +-- Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard? cria Craven +triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral? + +-- Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la +tete. A combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele? + +-- A deux contre un. + +-- Je vous le prends a cent par unite. + +-- Voila Sir John qui se couvre, s'ecria mon oncle, en se +retournant vers nous avec un sourire. + +-- Allez! dit Jackson. + +Ce round-la fut notablement plus court que le precedent. + +Evidemment, Berks avait recu la recommandation d'engager la lutte +de pres a tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait +sa superiorite de poids, avant que l'avantage que donnait a son +adversaire sa superiorite de forme put faire son effet. + +D'autre part, Jim, apres ce qui s'etait passe dans le dernier +round, etait moins dispose a faire de grands efforts pour le tenir +a distance d'une longueur de bras. + +Il visa a la tete de Berks qui se lancait a fond, le manqua et +recut a rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima +sur les cotes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges. + +Comme ils se rapprochaient, Jim saisit a l'instant sous son bras +la tete spherique de son adversaire et y appliqua deux coups du +bras ploye, mais grace a son poids le professionnel le fit sauter +par-dessus lui et tous deux roulerent a terre, cote a cote, +essouffles. + +Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis +que Berks, etourdi par ses exces de ce soir, se dirigeait vers son +siege en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le +Hollandais. + +-- Soufflets de forge a raccommoder, s'ecria Jem Belcher. Et +maintenant qui tient quatre contre un? + +-- Donnez-nous le temps d'oter le couvercle de notre poivriere, +dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit. + +-- Voila qui en a bien l'air! dit Jack Harrison. Il a deja un oeil +de ferme. Je tiens un contre un que mon garcon gagne. + +-- Combien? crierent plusieurs voix. + +-- Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant +tout ce qu'il possedait en ce monde. + +Jackson cria une fois de plus. +-- Allez! + +Tous deux furent d'un bond a la marque, Jim avec autant de ressort +et de confiance et Berks avec un ricanement fixe sur sa face de +bouledogue et un eclair de feroce malice dans l'oeil qui pouvait +lui servir. + +Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste +poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un haletement +rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus. + +-- Allez-y, mon garcon, bourrez-le sans relache, hurlerent Belcher +et Harrison. + +-- Menagez votre souffle, Berks! Menagez votre souffle, criaient +les Juifs. + +Ainsi donc nous assistames a un renversement de tactique, car +cette fois c'etait Jim qui se lancait avec toute la vigueur de la +jeunesse, avec une energie que rien n'avait entamee, tandis que +Berks, le sauvage, payait a la nature la dette qu'il avait +contractee, en l'outrageant tant de fois. + +Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge, +sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour +respirer tout en etendant son long bras gauche et reployant son +bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux +antagoniste. + +-- Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez- +vous tomber et prenez un instant de repos. + +Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu +de Berks. +Il avait toujours ete une courageuse brute qui dedaignait de +s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses +jambes. + +Il tint Jim a distance avec ses longs bras et si bien que Jim +bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il etait arrete +comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces. + +Maintenant, chaque instant gagne etait un avantage pour Berks. + +Deja il respirait plus librement et la teinte bleuatre s'effacait +sur sa figure. + +Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui +glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques +rapides comme l'eclair, sans pouvoir vaincre la resistance passive +que lui opposait le professionnel experimente. + +C'etait alors que la science du ring trouvait son application. +Heureusement pour Jim, il avait derriere lui deux maitres de cette +science. + +-- Portez votre gauche sur sa marque, mon garcon, et visez a la +tete avec le droit, crierent-ils. + +Jim entendit et agit a l'instant. + +-- Pan! + +Son poing gauche arriva juste a l'endroit ou la courbe des cotes +de son adversaire quittait le sternum. + +La violence du coup fut attenuee de moitie par le coude de Berks, +mais elle eut pour resultat de lui faire porter la tete en avant. + +-- Pan! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de +billard qui en heurte une autre. + +Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en +une vaste masse de chair sur le sol. + +Ses seconds s'elancerent aussitot et le mirent sur son seant. Sa +tete se balancait inconsciemment d'une epaule a l'autre et finit +meme par tomber en arriere le menton tendu vers le plafond. + +Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents, +pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des +injures aux oreilles; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient +le faire sortir de cette insensibilite sereine. + +Le mot: "Allez!" fut prononce au moment prescrit et les Juifs, +voyant que l'affaire etait finie, lacherent la tete de leur homme +qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta etendu, ses +gros bras, ses fortes jambes allonges, pendant que les Corinthiens +et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la +main de son vainqueur. + +De mon cote, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'etait +pas une tache aisee pour l'homme le plus faible qu'il y eut dans +la piece. + +Tout autour de moi, des discussions animees s'engageaient entre +amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son +avenir. + +-- C'est le plus beau debut que j'aie jamais vu, depuis le jour ou +Jem Belcher se battit pour la premiere fois avec Paddington Jones +a Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril, +dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps, +avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes. + +-- Cette belle figure que voila me coute bel et bien cinq cents +livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait +d'une facon si cruelle? + +-- Malgre cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe +Berks avait ete a jeun, il l'aurait mange. En outre, le jeune gars +etait en plein entrainement, tandis que l'autre etait pret a +eclater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait ete +touche. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en +pareille condition. Mettez les hommes a l'entrainement et votre +casseur de tetes sera comme une poule devant un cheval. + +Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler. +D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion +passionnee s'engagea autour de moi. + +Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme a un signal +donne, la majorite de la compagnie gagna la porte. + +Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin ou Jim finissait sa +toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie +sur les joues, l'aidait a remettre son pardessus. + +-- En quatre rounds! ne cessait-il de repeter dans une sorte +d'extase. Joe Berks en quatre rounds! Et il en a fallu quatorze a +Jem Belcher! + +-- Eh bien! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais +bien dit que j'irais a Londres et que je m'y ferais un nom. + +-- C'etait splendide, Jim! + +-- Bon vieux Roddy! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux +fixes sur moi. Vous n'etes pas change avec tous vos beaux habits +et vos vernis de Londres. + +-- C'est vous qui avez change, Jim. J'ai eu de la peine a vous +reconnaitre quand vous etes entre dans la salle. + +-- Et moi aussi, dit le forgeron. Ou avez-vous pris tout ce beau +plumage, Jim? Je sais pour sur que ce n'est pas votre tante qui +vous aura aide a faire les premiers pas vers le ring et ses prix. + +-- Miss Hinton a ete une amie pour moi, la meilleure amie que +j'aie jamais eue! + +-- Hum! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien! Jim, je +n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez a me rendre temoignage +sur ce point quand nous retournerons a la maison. Je ne sais pas +trop ce que... Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus +rien... Apres tout, elle est... A present que le diable emporte ma +langue maladroite. + +Je ne saurais dire si c'etait l'effet du vin qu'il avait bu au +souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim, +mais Harrison etait tres agite et sa physionomie d'ordinaire +placide avait une expression de trouble extreme. + +Ses manieres semblaient tour a tour trahir la jubilation et +l'embarras. + +Jim l'examinait avec curiosite et evidemment, se demandait ce qui +pouvait se cacher derriere ces phrases hachees et ces longs +silences. + +Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait ete debarrasse. + +Jem Belcher etait reste a causer d'un air fort grave avec mon +oncle. + +-- C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, a portee de mon oreille. + +-- Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le +fameux pugiliste. + +Et tous deux se dirigerent vers nous. + +-- Je desirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez a +etre mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de +Gloucester, dit mon oncle. + +-- Ce que je desire, sir Charles, c'est la chance de faire mon +chemin. + +-- Il y a de gros enjeux, de tres gros enjeux sur l'_event_, dit +mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela +vous convient-il? + +-- Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on +m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher. + +Belcher se mit a rire de bon coeur. + +-- Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais +c'etait chose assez aisee pour vous, ce soir, de battre un homme +qui avait bu et qui n'etait pas en forme. + +-- Je ne tenais pas du tout a me battre avec lui, dit Jim en +rougissant. + +-- Oh! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre +avec n'importe quel bipede. J'en etais sur des que mes yeux se +sont arretes sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez +a vous battre avec Wilson, vous aurez affaire a l'homme de l'Ouest +qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de +l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a +les mouvements aussi vifs et la portee de bras aussi longue que +vous, et il s'entraine jusqu'a sa demi-once de graisse. Je vous en +avertis des maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me +charger de vous... + +-- Vous charger de moi? + +-- Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti a vous entrainer pour la +prochaine lutte, si vous consentiez a l'accepter. + +-- Certainement, et je vous en suis tres reconnaissant, dit Jim +avec empressement; a moins que mon oncle ne veuille bien +m'entrainer, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers. + +-- Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en +sait bien plus long que moi en fait d'entrainement. Ou se logera- +t-on? + +-- Je pensais que si nous choisissions l'hotel _Georges_ a +Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le +choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car, +en dehors de Molesey Hurst, ou peut-etre du creux de Smitham, il +n'y a guere d'endroit plus convenable pour un combat. Etes-vous de +cet avis? + +-- J'y adhere de tout mon coeur, dit Jim. + +-- Alors, vous m'appartenez a partir de cette heure, voyez-vous, +dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que +je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez a faire tout ce +qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure a perdre, car +Wilson est au demi entrainement depuis le mois dernier. Vous avez +vu ce soir son verre vide. + +-- Jim est pret au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa +vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux a Crawley demain. +Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles. + +-- Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez a Crawley me voir +dans mon lieu d'entrainement, n'est-ce pas? + +Je lui promis avec empressement que je viendrais. + +-- Il faut etre plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant +que nous roulions vers la maison dans son _vis-a-vis_ modele. En +premiere jeunesse, on est quelque peu porte a se laisser diriger +par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me parait un +jeune homme des plus convenables, mais apres tout il est apprenti +forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fosse entre +sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui +faire sentir que vous etes son superieur. + +-- Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde, +monsieur. Nous avons passe notre jeunesse ensemble et nous n'avons +jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant a lui montrer que je +suis son superieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car +je vois bien qu'il est le mien. +-- Hum! dit sechement mon oncle. + +Et ce fut la derniere parole qu'il m'adressa ce soir-la. + + +XII -- LE CAFE FLADONG + + +Le petit Jim se rendit donc au _Georges_ a Crawley pour se +remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et +s'entrainer en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de +Gloucester. + +Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les +salons de bars comment il avait paru, a un souper de Corinthiens +et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks. + +Je me rappelai cet apres-midi de Friar's Oak ou Jim m'avait dit +qu'il se ferait un nom, et son projet s'etait realise plutot qu'il +ne s'y etait attendu, car, quelque part qu'on allat, on etait +certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir +Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualites des deux +combattants probables. + +Les paris en faveur de Wilson haussaient regulierement, car il +avait a son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait +qu'une victoire. + +Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, etaient d'avis +que la singuliere tactique defensive qui lui avait valu son +surnom, etait tres propre a deconcerter son antagoniste. + +Pour la taille, la force, et la reputation d'endurance, on eut eu +peine a decider entre eux, mais Wilson avait ete soumis a des +epreuves plus rigoureuses. + +Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon pere +fit la visite a Londres qu'il avait promise. + +Le marin ne se plaisait point dans les cites. Il trouvait plus de +charme a se promener sur les dunes, a diriger sa lunette sur la +moindre voile de hune qui se montrait a l'horizon qu'a s'orienter +dans les rues encombrees par la foule. + +Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'apres celle du +soleil et trouvait qu'on etait a chaque instant arrete dans ses +calculs. + +Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser +son influence aupres de Lord Nelson dans le cas ou un emploi se +presenterait pour lui ou pour moi. + +Mon oncle venait de se mettre en route, vetu, comme c'etait son +habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons +d'argent, chausse de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffe de son +chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval a +queue coupee court. + +J'etais reste a la maison, car j'avais deja reconnu, a part moi, +que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable. + +Ces hommes-la, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs +facons depourvues de naturel, m'etaient devenus insupportables et +mon oncle, lui-meme, avec ses airs de froideur et de protection, +m'inspirait des sentiments fort meles. + +Mes pensees se reportaient vers le Sussex. + +Je revais de la vie cordiale et simple qu'on mene a la campagne, +quand tout a coup, on frappa a la porte et j'entendis une voix +familiere, puis j'apercus sur le seuil une figure souriante, au +teint hale, aux paupieres ridees, aux yeux bleu clair. + +-- Eh bien! Roddy, s'ecria-t-il, comme vous voila grand +personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu +du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces +manchettes. + +-- Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, pere. + +-- Cela me rechauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord +Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous +mettrons a sa recherche et nous lui rafraichirons la memoire. Mais +ou est votre oncle? + +-- Il fait sa promenade a cheval au Mail. + +Une expression de soulagement passa sur l'honnete figure de mon +pere, car il ne se sentait jamais completement a son aise en +compagnie de son beau-frere. + +-- Je suis alle a l'Amiraute et je compte avoir un navire quand la +guerre eclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps. +Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis +attendu chez _Fladong_, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec +moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de la +Mediterranee. + +Quand on se rappelle que, dans la derniere annee de la guerre, +nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarques, +que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la +moitie de ce nombre avait ete licencie, quand le traite de paix +d'Amiens mit leurs navires a l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie +de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien +que les ports de mer, etaient pleins de gens de mer. + +On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces +hommes a figures de bohemiens, aux yeux vifs, dont la simplicite +de costume denoncait la maigreur de la bourse, tout comme leur air +distrait temoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcee, +si contraire a leurs habitudes. + +Ils avaient l'air completement depayses, dans les rues sombres aux +maisons de briques, comme les mouettes qui, chassees au loin par +le mauvais temps, se montrent dans les comtes du centre. + +Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans +leurs operations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un +emploi en montrant a l'Amiraute leurs figures halees, ils +continuaient a aller par Whitehall avec leur allure de marins +arpentant le pont, a se reunir le soir pour discuter sur les +evenements de la derniere guerre ou les chances de la guerre +prochaine, au cafe _Fladong_, dans Oxford Street, qui etait +reserve aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter +l'etait a l'armee et celui d'Ibbetson a l'eglise d'Angleterre. + +Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste piece, ou nous +soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me +causa quelque etonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer, +qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus +diverses, dans toutes les regions du globe, de la Baltique aux +Indes Orientales, etaient tous coules dans un moule unique, qui +les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est +ordinairement entre freres. + +Les regles du service exigeaient qu'on fut constamment rase de +pres, que chaque tete fut poudree, que sur chaque nuque tombat la +petite queue de cheveux naturels attaches par un ruban de soie +noire. + +Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient reuni leur +influence pour leur donner un teint fonce, en meme temps que +l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prets +a reparaitre avaient imprime sur tous le meme caractere d'autorite +et de vivacite. + +Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux +officiers avaient des figures sillonnees de rides profondes et des +nez imposants qui faisaient, a la plupart d'entre eux, une figure +d'ascetes austeres et durcis par les intemperies comme ceux du +desert. + +Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute +camaraderie, avaient laisse leurs marques sur ces figures de +Peaux-Rouges. + +Pour ma part, j'etais si occupe a les examiner, que je touchai a +peine a mon souper. Malgre ma grande jeunesse, je savais que, s'il +restait quelque liberte en Europe, nous la devions a ces hommes, +et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le resume de +ces dix annees de luttes qui avaient fini par faire disparaitre de +la mer le pavillon tricolore. + +Lorsque nous eumes fini de souper, mon pere me conduisit dans la +grande salle du cafe ou etaient reunis une centaine d'autres +officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues +pipes de terre en faisant une fumee aussi epaisse que celle qui +regne sur le pont superieur quand on combat bord a bord. + +Comme nous entrions, nous nous trouvames face-a-face avec un +officier d'un certain age qui allait sortir. + +C'etait un homme aux grands yeux intelligents, a figure pleine et +placide, une de ces figures que l'on attribuerait a un philosophe, +a un philanthrope, plutot qu'a un marin guerrier. +-- Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon pere. + +-- Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton tres cordial le fameux +amiral. Je vous ai a peine entrevu, depuis que vous vintes a bord +de l'_Excellent_ apres Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de +vous trouver aussi sur le Nil, a ce qu'on m'a dit? + +-- J'etais troisieme sur le _Thesee_, sous Millar, monsieur. + +-- J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y etre point trouve. J'ai +eu bien de la peine a m'en remettre Quand on pense a cette +brillante expedition!... Et dire que j'etais charge de faire la +chasse a des bateaux de legumes, aux miserables bateaux charges de +choux, a San Lucar. + +-- Votre tache valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une +voix derriere nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine +de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle. + +Sa figure de matin etait agitee par l'emotion et, en parlant, il +hochait piteusement la tete. + +-- Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y +compatir. + +-- J'ai passe cette nuit-la dans le tourment, Collingwood, et elle +a laisse ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'a ce +qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile a +voile. Dire que j'avais mon beau _Culloden_ echoue sur un banc de +sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la +bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule +bordee, sans meme oter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai +ouvert ma boite a pistolets pour me faire sauter la cervelle, et +deux fois j'ai ete retenu par la pensee que Nelson pourrait encore +peut-etre m'employer. + +Collingwood serra la main du malheureux capitaine. + +-- L'amiral Nelson n'a pas ete longtemps sans vous trouver un +emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre +siege de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos +canons, sans tranchees ni paralleles, et tire a bout portant par +les embrasures. + +La melancolie disparut de la large face du gros marin et son rire +sonore remplit la salle. + +-- Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs facons +en zigzag, dit-il. Nous nous sommes places bord a bord et nous +avons fonce sur leurs sabords jusqu'a ce qu'ils aient amene +pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, ou avez-vous ete? + +-- Avec ma femme et mes deux fillettes, a Morpeth, la-haut dans le +Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se +passer dix autres annees, je n'en sais rien, avant que je les +revoie. J'ai fait la-bas de bonne besogne pour la flotte. + +-- Je croyais, monsieur, que c'etait dans l'interieur, dit mon +pere. + +-- C'est en effet dans l'interieur, dit-il, mais j'y ai fait +neanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce +qu'il y a dans ce sac. + +Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita. + +-- Des balles, dit Troubridge. +-- C'est quelque chose de plus necessaire encore a un marin, dit +l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans +le creux de la main. + +"Je l'emporte dans mes promenades a travers champs et partout ou +je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain +profondement avec le bout de ma canne. Mes chenes combattront ces +gredins sur l'eau quand je serai deja oublie. Savez-vous combien +il faut de chenes pour construire un vaisseau de quatre vingt +canons? + +Mon pere secoua la tete. + +-- Deux mille, pas un de moins. Chaque navire a deux ponts qui +amene le drapeau blanc, coute a l'Angleterre tout un bois. Comment +nos petits-fils arriveront-ils a battre les Francais si nous ne +leur preparons pas de quoi construire leurs vaisseaux? + +Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de +Troubridge, il franchit la porte avec lui. + +-- Voici un homme dont la vie pourrait vous aider a regler la +votre, dit mon pere, comme nous nous installions a une table +libre. C'est toujours le meme gentleman paisible, toujours +preoccupe du bien-etre de son equipage et cherissant, dans le fond +de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On +dit dans la flotte que jamais il n'a laisse echapper un juron, +Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il +etait premier lieutenant, avec un equipage de debutants. Mais tout +le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat. +Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh +bien! il n'y aurait qu'a exercer l'enrolement force dans la +compagnie presente pour faire a une corvette un equipage +d'officiers a pavillon. + +"Il y a ici, Rodney, reprit mon pere, en jetant les yeux autour de +lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le +livre de loch de son navire et qui, dans sa sphere, ne s'est pas +montre moins digne qu'un amiral d'etre cite en exemple. Nous les +connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braille +leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de +la mer et de talent a se debrouiller dans la conduite d'un cutter +que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de +combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni +les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet +homme a l'air calme, a la figure pale, adosse a la colonne. C'est +lui qui, avec six bateaux a rames, a coupe la retraite a la +fregate l'_Hermione_ sous la gueule de deux cents canons de cote +dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaque douze +canonnieres espagnoles avec son seul petit brick et a force quatre +d'entre elles a se rendre. Voici Walker, du Cutter la _Rose_, qui +a attaque trois navires corsaires francais avec des equipages de +cent cinquante-six hommes. Il en a coule un, capture un autre et +force le troisieme a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail? +J'espere que vous vous portez bien? + +Deux ou trois officiers qui connaissaient mon pere et qui etaient +assis aux environs, rapprocherent leurs chaises, et il se forma +bientot un petit cercle ou tout le monde parlait a tres haute voix +et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues +pipes de terre a bout de tuyau rouge. + +On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant. + +Mon pere me chuchota a l'oreille que mon voisin etait le capitaine +Foley, du _Goliath_, qui marchait en tete a la bataille du Nil, +que cet autre grand mince, roux fonce, assis en face, etait Lord +Cochrane, le plus hardi capitaine de fregate qu'il y eut dans la +marine. Meme a Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son +petit vaisseau le _Rapide_ arme de quatorze petits canons, monte +par cinquante-quatre hommes, il avait pris a l'abordage la fregate +espagnole _Gamo_, montee par trois cents hommes d'equipage. + +Il etait aise a voir que c'etait un homme vif, irascible, emporte, +car il parlait de ses griefs d'un ton de colere qui rougissait ses +joues piquees de taches de rousseur. + +-- Nous ne ferons rien de bon sur l'Ocean, tant que nous n'aurons +pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je +voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe a +chaque navire de premiere classe de la flotte, et a chaque +fregate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les +connais bien avec leurs pieces a la glu, leurs rivets du diable. +Ils risquent cinq cents existences pour economiser quelques livres +de cuivre. Qu'est-il advenu de la _Chance_? Et de l'_Oreste_ et du +_Martin_? Ils ont coule en pleine mer et nous n'en avons jamais +recu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs equipages ont ete +massacres. + +Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un +murmure d'approbation, mele de jurons lances avec conviction par +des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle. + +-- Ces coquins de l'autre cote de l'eau savent mieux s'y prendre, +dit un capitaine borgne qui avait a la boutonniere le ruban bleu +et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tete que +l'on risque a commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu +sortir de Toulon un vaisseau dans l'etat ou etait ma fregate de +trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mats +avaient tant de jeu que d'un cote ses voiles etaient raides comme +des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en +festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitte un port de +France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi +et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait +comparaitre devant une cour martiale. +Ils aimaient a grogner ces vieux loups de mer, car a peine l'un +d'eux avait-il fini d'exposer ses griefs, qu'un autre commencait +les siens et y mettait encore plus d'aigreur. + +-- Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble a +l'ancre un vaisseau francais et un vaisseau anglais et dites +ensuite a quelle nation est celui-ci ou celui-la. + +-- _Francinet_ a son mat de misaine et son grand mat de perroquet +presque egaux, dit mon pere. + +-- Dans les anciens vaisseaux peut-etre, mais combien y a-t-il de +vaisseaux neufs qui sont etablis sur le type francais? Non, quand +ils sont a l'ancre, il est impossible de les determiner. Mais +quand ils mettent a la voile, comment les distinguerez-vous? + +-- _Francinet_ a des voiles blanches, s'ecrierent plusieurs. + +-- Et les notres sont noires de moisissure. Voila la difference. +Etonnez-vous ensuite qu'ils nous depassent a la voile, quand le +vent passe a travers les trous de notre toile. + +-- Sur le _Rapide_, dit Cochrane, la toile etait si mince, que +quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon +meridien a travers le petit hunier et mon horizon a travers la +voile de misaine. + +Ces mots provoquerent un eclat de rire general. + +Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues +bouderies, de ces souffrances supportees en silence qui s'etaient +accumulees pendant de nombreuses annees de service et que la +discipline leur interdisait de reveler tant qu'ils avaient les +pieds sur la dunette. + +L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer +un boulet a mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de +l'Amiraute, ou la prise entre comme un vaisseau bien gree et en +sort comme un schooner. + +Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonne aux interets +parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de +capitaine un freluquet dont la place aurait ete dans la sainte +barbe. + +Puis ils revinrent a la difficulte de trouver des equipages pour +leurs vaisseaux. Ils hausserent la voix pour gemir en choeur. + +-- A quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley, +alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas a +equiper ceux que vous avez? + +Mais lord Cochrane voyait la question autrement. + +-- Les hommes! monsieur, vous les auriez s'ils etaient bien +traites. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses +navires. Et de meme l'amiral Collingwood. Pourquoi? Parce qu'il se +preoccupe de ses hommes et des lors ses hommes se souviennent de +lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et +alors on n'aura aucune peine a maintenir l'effectif de l'equipage. +Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal systeme qui consiste +a faire passer les equipages d'un navire a l'autre, sans les +officiers. Mais moi, je n'ai jamais rencontre de difficulte et je +crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je +trouverais tous mes vieux du _Rapide_ et j'aurais autant de +volontaires que je voudrais en prendre. + +-- C'est tres bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque +chaleur. Quand les marins entendent dire que le _Rapide_ a pris +cinquante navires en treize mois, on peut etre sur qu'ils +s'offriront volontiers pour servir sous son commandant. Un bon +croiseur est toujours sur de completer facilement son equipage. +Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour +la defense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis +que tout le benefice des prises devrait etre reparti egalement +entre la flotte entiere, et tant qu'on n'aura pas etabli cette +regle, les hommes les plus capables iront toujours la ou ils +rendent le moins de services et ou ils font les plus grands +profits. + +Ce discours produisit un choeur de protestations de la part des +officiers de croiseurs et de vehementes approbations de la part de +ceux qui servaient a bord des vaisseaux de ligne. + +Ces derniers paraissaient former la majorite dans le cercle qui +s'etait rassemble. + +A voir l'animation des figures et la colere qui brillait dans les +regards il etait evident que la question tenait fort a coeur a +chacun des deux partis. + +-- Ce que le croiseur obtient, s'ecria un capitaine de fregate, le +croiseur le gagne. + +-- Entendez-vous par la, monsieur, dit le capitaine Foley, que les +devoirs d'un officier a bord d'un croiseur exigent plus +d'attention ou plus d'habilete professionnelle que ceux d'un +officier charge d'un blocus, qui a la cote a tribord toutes les +fois que le vent tourne a l'ouest et qui a continuellement en vue +les huniers de l'escadre ennemie? + +-- Je ne pretends point a une habilete superieure, monsieur. + +-- Alors, pourquoi reclamez-vous une solde plus forte? Pouvez-vous +nier qu'un marin devant le mat rend plus de services sur une +fregate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau +de guerre? +-- L'annee derniere, pas plus tard, dit un officier a tournure de +gentleman qui aurait pu etre pris pour un petit maitre a la ville, +sans le teint cuivre qu'il devait a un soleil comme on n'en voit +jamais a Londres, l'annee derniere, j'ai ramene de la Mediterranee +le vieil _Ocean_ qui flottait comme une barrique vide et ne +rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire. +Dans le canal nous rencontrames la fregate _La Minerve_ de l'Ocean +occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et etait prete a +eclater sous un butin que l'on avait juge trop precieux pour le +confier aux equipages de prise. Il y avait des lingots d'argent +jusqu'au long de ses vergues et pres de son beaupre, de la +vaisselle d'argent a la pomme de ses mats. Mes marins auraient +tire sur elle, oui, ils auraient tire, si on ne les avait pas +retenus. Cela les enrageait de penser a tout ce qu'ils avaient +fait dans le Sud, et de voir cette impudente fregate faire parade +de son argent sous leurs yeux. + +-- Je ne vois pas le bien fonde de leurs griefs, capitaine Bail, +dit Cochrane. + +-- Quand vous serez promu au commandement d'un navire a deux +ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus +clairement. + +-- Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre tache que de +faire des prises. Si c'est la votre maniere de voir, permettez-moi +de vous dire que vous n'etes pas au fait de la chose. J'ai +commande un sloop, une corvette et une fregate et, sur chacun +d'eux, j'ai eu a remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu +eviter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille a ses +croiseurs. J'ai du donner la chasse a ses corsaires et les +capturer et leur couper la retraite quand ils se refugiaient sous +ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts, +debarquer mes hommes, detruire ses canons et postes de signaux. +Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la +necessite de risquer son propre navire, pour arriver a connaitre +les mouvements de l'ennemi, incombe a l'officier qui commande un +croiseur. Je vais meme jusqu'a dire que quand on est capable +d'accomplir avec succes ces taches, on merite mieux de son pays +que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre +Ouessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un +recif avec la masse de ses os de boeuf. + +-- Monsieur, dit le colerique vieux marin, un officier comme ca ne +court pas du moins le risque d'etre pris pour un corsaire. + +-- Je suis surpris, capitaine Bulkeley, repliqua avec vivacite +Cochrane, que vous alliez jusqu'a mettre ensemble les termes de +corsaire et d'officier du roi. + +Les choses tournaient a l'orage entre ces loups de mer aux tetes +chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au +danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que +l'on construisait dans les ports de France. + +Je prenais grand interet a ecouter ces hommes, qui passaient leur +vie a combattre nos voisins, a en discuter le caractere et les +methodes. + +Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne +sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre haissait alors +la France, et par-dessus tout son grand chef. + +C'etait plus qu'un simple prejuge, qu'une antipathie. + +C'etait une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore +aujourd'hui vous faire quelque idee en jetant les yeux sur les +journaux et les caricatures de l'epoque. + +Le mot de Francais n'etait guere prononce que precede de +l'epithete coquin ou canaille. + +Dans tous les rangs de la societe, dans toutes les parties du +pays, ce sentiment etait le meme. + +Et les soldats de marine, qui etaient a bord de nos vaisseaux, +menaient a combattre contre les Francais une ferocite qu'ils +n'auraient jamais montree, s'il s'etait agi de Danois, de +Hollandais ou d'Espagnols. + +Si, maintenant que cinquante ans se sont ecoules, vous me demandez +d'ou venait ce sentiment de virulence a leur egard, ce sentiment +si etranger au caractere anglais avec son laisser-aller et sa +tolerance, je vous avouerai que, selon moi, c'etait la crainte. + +Naturellement, ce n'etait point une crainte individuelle. Nos +detracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifies de +laches. C'etait la crainte de leur etoile, la crainte de leur +avenir, la crainte de l'homme subtil dont les plans paraissaient +toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui +avait jete a bas une nation, puis une autre. + +Notre pays etait petit et au temps de la guerre, sa population +n'etait guere superieure a la moitie de celle de la France. + +Et alors, la France s'etait agrandie par des bonds _gig_antesques. + +Elle s'etait avancee au nord jusqu'a la Belgique et a la Hollande. + +Elle s'etait accrue par le sud en Italie. + +Pendant ce temps, nous etions affaiblis par la haine profonde qui +regnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbyteriens. + +Le danger etait imminent, evident pour l'homme le plus incapable +de reflexion. + +On ne pouvait se promener le long de la cote du Kent sans voir les +amas de bois amonceles pour servir de signaux et avertir le pays +du debarquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les +hauteurs du cote de Boulogne, on voyait son eclat se refleter sur +les baionnettes des veterans qui manoeuvraient. + +Rien d'etonnant a ce qu'il y eut, au fond du coeur des plus +braves, une crainte de la puissance francaise, et cette animosite +a toujours pour resultat d'engendrer une haine amere et pleine de +rancune. + +Alors les marins parlerent sans bienveillance de leurs recents +ennemis. + +Ils les haissaient sincerement et selon l'usage de notre pays, ils +disaient tout haut ce qu'ils avaient sur le coeur. + +En ce qui concernait les officiers francais, il etait impossible +d'en parler dune facon plus chevaleresque, mais quant a la nation, +ils l'avaient en horreur. + +Les vieux avaient combattu contre eux dans la guerre d'Amerique, +combattu encore pendant ces dix dernieres annees, et on eut dit +que le desir le plus ardent qu'ils eussent dans le coeur etait de +passer le reste de leur vie a combattre encore contre eux. + +Mais si j'etais surpris de la violente animosite qu'ils +temoignaient a l'egard des Francais, je ne l'etais pas moins de +voir a quel degre ils les appreciaient. + +La longue serie des victoires anglaises avait fini par obliger les +Francais a s'abriter dans les ports, a renoncer avec desespoir a +la lutte et cela nous avait fait croire a tous que, pour une +raison ou une autre et par la nature meme des choses, l'Anglais +sur mer avait toujours le dessus contre le Francais. + +Mais ceux qui avaient participe a la lutte n'etaient nullement de +cet avis. + +Ils se repandaient en bruyants eloges sur la vaillance de leurs +adversaires et ils expliquaient leur defaite par des raisons +precises. + +Ils rappelaient que les officiers de l'ancienne marine francaise +etaient presque tous des aristocrates, que la Revolution les avait +chasses de leurs vaisseaux et que la face navale etait tombee +entre les mains de matelots indisciplines et de chefs sans +competence. + +Cette flotte mal commandee avait ete rudement rejetee dans les +ports par la poussee de la flotte anglaise qui avait de bons +equipages bien commandes. + +Elle les y avait maintenus immobiles, de sorte qu'ils n'avaient eu +aucune occasion d'apprendre les choses de la mer. Leur exercice +dans les ports, leur tir au canon dans les ports ne servaient a +rien, quand il s'agissait de voiles a carguer, de bordees a tirer +sur un vaisseau de ligne qui se balancait sur les vagues de +l'Atlantique. + +Quand une de leurs fregates gagnait le large et qu'elle pouvait +naviguer librement un couple d'annees, alors son equipage arrivait +a connaitre son affaire et un officier anglais pouvait esperer +mettre une plume a son chapeau, lorsque avec un navire d'egale +force il arrivait a lui faire amener son pavillon. + +Telles etaient les opinions de ces officiers experimentes qui les +appuyaient de nombreux souvenirs de preuves multiples de la +vaillance francaise. + +Ils citaient, entre autres, la facon dont l'equipage de l'_Orient_ +avait employe ses canons de gaillard d'arriere, pendant que, sous +leurs pieds, le pont etait en feu et qu'ils savaient qu'ils se +battaient sur une soute aux poudres prete a sauter. + +On esperait en general que l'expedition des Indes Occidentales qui +avait eu lieu depuis la paix, aurait donne a beaucoup de navires +l'experience de l'Ocean et qu'on pourrait se hasarder a les faire +sortir du Canal si la guerre venait a eclater de nouveau. + +Mais recommencerait-elle? + +Nous avions depense des sommes fabuleuses et fait des efforts +immenses pour faire flechir la puissance de Napoleon et l'empecher +de se faire le despote de l'Europe entiere. + +Le gouvernement l'essaierait-il une fois de plus? + +Se laisserait-il epouvanter par le poids effrayant d'une dette qui +ferait courber le dos a bien des generations futures? + +Pitt etait la et certes, il n'etait point homme a laisser la +besogne a moitie faite. + +Soudain, il y eut de l'agitation pres de la porte. + +Parmi les nuages gris de fumee de tabac, j'entrevis un uniforme +bleu et des epaulettes d'or, autour desquels se formait un +rassemblement dense, pendant qu'un rauque murmure, partant du +groupe, se changeait en applaudissements lances par de fortes +poitrines. + +Tout le monde se leva pour regarder. + +On se demandait les uns aux autres de quoi il s'agissait. + +Mais la foule bouillonnait et les applaudissements redoublaient. + +-- Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il arrive? demandaient une +vingtaine de voix. + +-- Enlevons-le! Hissons-le, cria quelqu'un et, aussitot apres, je +vis le capitaine Troubridge au-dessus des epaules de la foule. + +Sa figure etait rouge, comme s'il etait sous l'influence du vin et +il agitait quelque chose qui ressemblait a une lettre. + +Les applaudissements se turent peu a peu et il se fit un tel +silence que j'aurais pu discerner le froissement du papier dans sa +main. + +-- Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il, grandes nouvelles! Le +contre-amiral Collingwood m'a charge de vous les communiquer. +L'ambassadeur de France a recu ses passeports ce soir. Tous les +vaisseaux qui figurent a l'Annuaire vont recevoir leur commission. +L'amiral Cornwallis doit quitter la baie de Cawsand pour croiser +au large d'Ouessant. Une escadre part pour la Mer du Nord, une +autre pour la mer d'Irlande. + +Il avait sans doute d'autres nouvelles a donner, mais son +auditoire ne voulut pas en entendre davantage. + +Comme on criait, comme on trepignait, quel delire! + +Prudes et vieux officiers a pavillon, graves capitaines d'armes, +jeunes lieutenants, tous criaient a tue-tete comme des ecoliers +echappes en vacances. + +On ne songeait plus a ces cuisants et multiples griefs que j'avais +entendu enumerer. + +Le mauvais temps etait passe. + +Les oiseaux de mer, captifs sur terre, allaient raser l'ecume, une +fois encore. + +Les notes du _God Save the King_ dominerent majestueusement le +bruit confus. + +J'entendis les antiques vers chantes d'une facon qui faisait +oublier leurs mauvaises rimes et leur banalite. + +J'espere que vous ne les entendrez jamais chanter ainsi, avec des +larmes sur les joues ridees, avec des sanglots dans des voix +d'hommes energiques. + +Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotes ne les ont jamais +vus quand la croute de lave est brisee et que, pendant un instant, +la flamme ardente et durable du Nord apparait a decouvert. + +C'est ainsi que je la vis alors, et si je ne la vois point +aujourd'hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sot pour croire +qu'elle soit eteinte. + + +XIII -- LORD NELSON + + +Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon pere devait avoir lieu a +une heure matinale, et il tenait d'autant plus a etre exact qu'il +savait combien les allees et venues de l'amiral seraient modifiees +par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir. + +Je venais a peine de dejeuner et mon oncle n'avait pas sonne pour +son chocolat, quand mon pere vint me prendre a Jermyn Street. + +Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous +trouvames devant le grand batiment de briques deteintes qui +servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le +quartier general de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le +faisaient venir de Merton. + +Un valet de pied repondit a notre coup de marteau et nous +introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures +de nuance triste. + +Mon pere fit passer son nom et nous nous assimes, jetant les yeux +sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles, +sur un tableau qui representait le Vesuve et la baie de Naples et +qui etait accroche au-dessus du clavecin. + +Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui +etait sur la cheminee; et de temps a autre, au milieu du bruit des +voitures de louage, il nous arrivait de bruyants eclats de rire de +je ne sais quelle autre piece. + +Lorsque enfin la porte s'ouvrit, mon pere et moi nous nous +levames, nous attendant a nous trouver en presence du plus grand +des Anglais. Mais ce fut une personne bien differente qui entra. + +C'etait une dame de haute taille et qui me parut extremement +belle, bien que peut-etre un critique plus experimente et plus +difficile eut trouve que son charme appartenait plutot aux temps +passe qu'au present. + +Son corps de reine presentait des lignes grandes et nobles, tandis +que sa figure qui commencait a s'empater, a devenir grossiere, +etait encore remarquable par l'eclat du teint, la beaute de grands +yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se +frisait sur un front blanc et bas. + +Elle avait un port des plus imposants, si bien qu'en la regardant +a son entree majestueuse, et devant cette pose qu'elle prit en +jetant un coup d'oeil sur mon pere, je me rappelai alors la reine +des Peruviens, qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous +excitait le petit Jim et moi a nous revolter. + +-- Lieutenant Anson Stone? demandait-elle. + +--Oui, belle, dame, repondit mon pere. + +-- Ah! s'ecria-t-elle en sursautant d'une facon affectee, avec +exageration. Alors, vous me connaissez? + +-- J'ai vu Votre Seigneurie a Naples. + +-- Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William? +Mon pauvre Sir William! + +Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues, +comme pour attirer notre attention sur ce fait qu'elle etait en +complet costume de deuil. + +-- J'ai entendu parler de la triste perte qu'avait eprouvee Votre +Seigneurie, dit mon pere. + +-- Nous sommes morts ensemble, s'ecria-t-elle. Que peut etre +desormais mon existence, sinon une mort lentement prolongee? + +Elle parlait d'une belle et riche voix qu'agitait le fremissement +le plus douloureux, mais je ne pus m'empecher de reconnaitre +qu'elle avait l'air de la personne la plus robuste que j'eusse +jamais vue et je fus surpris de voir qu'elle me lancait de petites +oeillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir a +se voir admirer, fut-ce par un individu aussi insignifiant que +moi. + +Mon pere, en son rude langage de marin, tachait de balbutier +quelques banales paroles de condoleances, mais ses yeux se +detournaient de cette figure reveche, halee, pour epier quel effet +elle avait produit sur moi. + +-- Voici son portrait, a cet ange tutelaire de cette demeure, +s'ecria-t-elle en montrant d'un geste grandiose, large, un +portrait suspendu au mur et representant un gentleman a la figure +tres maigre, au nez proeminent et qui avait plusieurs decorations +a son habit. + +"Mais c'est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en +essuyant sur ses yeux d'invisibles larmes. Vous etes venus voir +Lord Nelson. Il m'a chargee de vous dire qu'il serait ici dans un +instant. Vous avez sans doute appris que les hostilites vont +reprendre? + +-- Nous avons appris cette nouvelle hier soir. +-- Lord Nelson a recu l'ordre de prendre le commandement de la +flotte de la Mediterranee. + +-- Vous pouvez croire qu'en un tel moment... Mais n'est-ce pas le +pas de Sa Seigneurie que j'entends? + +Mon attention etait si absorbee par les singulieres facons de la +dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes +ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la +piece. + +Lorsque je me retournai, il etait tout pres a cote de moi. + +C'etait un petit homme brun a la tournure svelte et elancee d'un +adolescent. + +Il n'etait point en uniforme. + +Il portait un habit brun a haut collet, dont la manche droite et +vide, pendait a son cote. + +L'expression de sa figure etait, je m'en souviens bien, +extremement triste et douce, avec les rides profondes qui +decelaient les luttes de son ame impatiente, ardente. + +Un de ses yeux avait ete creve et abime par une blessure, mais +l'autre se portait de mon pere a moi avec autant de vivacite que +de penetration. + +A vrai dire, d'ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle +pose de sa tete, tout en lui indiquait l'energie, la promptitude, +en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites, +il me rappela un terrier de bonne race, bien dresse au combat, +doux et leste, mais vif et pret a tout ce que le hasard pourrait +mettre sur sa voie. + +-- Eh bien! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en +tendant sa main gauche a mon pere, je suis fort content de vous +voir. Londres est plein de marins de la Mediterranee, mais je +compte qu'avant une semaine, il ne restera plus aucun officier +d'entre vous sur la terre ferme. + +-- Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m'aider a +avoir un vaisseau. + +-- Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole a +l'Amiraute. J'aurai besoin d'avoir derriere moi tous les anciens +du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de premiere ligne, +mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je +puis vous assurer qu'on est a meme de faire bien des choses avec +un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon +equipage et qui est bien bati. + +-- Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de +l'_Agamemnon_? s'ecria Lady Hamilton. + +Et en meme temps, elle se mit a parler de l'amiral et de ses +exploits en termes d'une exageration elogieuse, avec une telle +averse de compliments et d'epithetes, que mon pere et moi nous ne +savions quelle figure faire. + +Nous nous sentions humilies et chagrins de la presence d'un homme +qui etait force d'entendre dire devant lui de telles choses. + +Mais, apres avoir risque un coup d'oeil sur Lord Nelson, je +m'apercus a ma grande surprise que, bien loin de temoigner de +l'embarras, il souriait, il avait l'air enchante comme si cette +grossiere flatterie de la dame etait pour lui la chose la plus +precieuse du monde. + +-- Allons, allons, ma chere dame, vos eloges surpassent de +beaucoup mes merites... + +Ces mots l'encourageant, elle se lanca dans une apostrophe +theatrale au favori de la Grande-Bretagne, au fils aine de +Neptune, et il s'y soumit en manifestant la meme gratitude, le +meme plaisir. + +Qu'un homme du monde, age de quarante-cinq ans, penetrant, +honnete, au fait du manege des cours, se laissat entortiller par +des hommages aussi crus, aussi grossiers, j'en fus stupefait, +comme le furent tous ceux qui le connaissaient. + +Mais vous qui avez beaucoup vecu, vous n'avez pas besoin qu'on +vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus +energique, la plus noble, a quelque faiblesse unique, +inexplicable, une faiblesse qui se montre d'autant plus +visiblement qu'elle contraste avec le reste, ainsi qu'une tache +noire apparait d'une maniere plus choquante sur le drap le plus +blanc. + +-- Vous etes un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il, +quand Sa Seigneurie fut arrivee au bout de son panegyrique. Vous +etes un marin de la vieille ecole. + +Il arpenta la piece a petits pas impatients tout en parlant et en +pivotant de temps a autre sur un talon, comme si quelque barriere +invisible l'avait arrete. + +-- Nous commencons a devenir trop beaux pour notre besogne avec +ces inventions d'epaulettes, d'insignes de gaillard d'arriere. Au +temps ou j'entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant +faire les liures et le greement de son beaupre, ayant parfois un +epissoir suspendu au cou, pour donner l'exemple a ses hommes. +Aujourd'hui, c'est tout juste, s'il veut bien porter son sextant +jusqu'a l'ecoutille. Quand serez-vous pret a embarquer, Stone? + +-- Ce soir, Mylord. + +-- Bien, Stone, bien. Voila le veritable esprit. On double la +besogne a chaque maree sur les chantiers, mais je ne sais quand +les vaisseaux seront prets. J'arbore mon pavillon sur la +_Victoire_ mercredi, et nous mettons a la voile aussitot. + +-- Non, non, pas si tot, il ne pourra pas etre pret a prendre la +mer, dit Lady Hamilton d'une voix plaintive en joignant les mains, +et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant. + +-- Il faut qu'il soit pret et il le sera, s'ecria Nelson avec une +vehemence extraordinaire. Par le ciel, quand meme le diable serait +a la porte, je m'embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins +peuvent bien faire en mon absence? La tete me tourne a la pensee +des diableries qu'ils projettent peut-etre. En cet instant meme, +chere dame, la reine, notre reine, s'ecarquille peut-etre les yeux +pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson. + +Comme je me figurais qu'il parlait de notre vieille reine +Charlotte, je ne comprenais rien a ses paroles, mais mon pere me +dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s'etaient pris d'une +affection extraordinaire pour la reine de Naples et c'etaient les +interets de ce petit royaume qui lui tenaient si fort a coeur. + +Peut-etre mon air d'ahurissement attira-t-il l'attention de Nelson +sur moi, car il suspendit tout a coup sa promenade a l'allure de +gaillard d'arriere et me toisa des pieds a la tete, d'un air +severe. +-- Eh bien! jeune gentleman, dit-il d'un ton sec. + +-- C'est mon fils unique, Sir, dit mon pere. Mon desir est qu'il +entre au service si l'on peut trouver une cabine pour lui, car +voici bien des generations que nous sommes officiers du roi. + +-- Ainsi donc, vous tenez a venir vous faire rompre les os, +s'ecria Nelson d'un ton rude, et en regardant d'un air de +mecontentement les beaux habits qui avaient ete si longuement +discutes entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez a quitter ce +grand habit pour une jaquette de toile ciree, si vous servez sous +mes ordres. + +Je fus si embarrasse par la brusquerie de son langage, que je pus +a peine repondre en balbutiant que j'esperais faire mon devoir. + +Alors, sa bouche severe se detendit en un sourire plein de +bienveillance, et bientot, il posa sur mon epaule sa petite main +brune. + +-- Je crois pouvoir dire que vous marcherez tres bien. Je vois que +vous etes de bonne etoffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans +un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le +service de Sa Majeste. C'est une profession penible. Vous entendez +parler du petit nombre qui reussit, mais que savez-vous de +centaines d'autres qui n'arrivent pas a faire leur chemin? Voyez +combien j'ai eu de chance. Sur deux cents qui etaient avec moi a +l'expedition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une +seule nuit. J'ai pris part a cent quatre-vingts engagements, et +comme vous voyez, j'ai perdu un oeil et un bras sans compter +d'autres graves blessures. La chance m'a permis de passer a +travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je +me rappelle plus d'un honnete homme qui me valait et qui n'a point +perce. + +"Oui, reprit-il, comme la dame se repandait en protestations +loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont +devenus la proie des requins et des crabes de terre. Mais c'est un +marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et +nos existences a tous sont dans la main de celui qui connait +parfaitement l'heure ou il nous la redemandera. + +Pendant un instant, le serieux de son regard, le ton religieux de +sa voix nous firent entrevoir peut-etre les profondeurs du vrai +Nelson, l'homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme +qui fit surgir de cette region, les Cotes de fer, ceux qui +devaient faconner le coeur de l'Angleterre et les Peres Pelerins +qui devaient le propager au dehors. + +C'etait la le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu +s'appesantir sur les Francais et qui s'agenouillait dans la cabine +de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur +la ligue ennemie. + +Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu'il prenait +pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre +pourquoi il etait si aime de tous ceux qui servirent sous lui. + +En effet, bien qu'il eut la durete du fer quand il s'agissait de +naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait +une faculte qui manque a l'Anglais, cette emotion affectueuse qui +s'exprimait par des larmes, lorsqu'il etait touche, et par des +mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il +demanda a son capitaine de pavillon de l'embrasser quand il gisait +mourant, dans le poste de la _Victoire_. + +Mon pere s'etait leve pour partir, mais l'amiral, avec cette +bienveillance qu'il temoigna toujours a la jeunesse, et qui avait +ete un instant glacee par l'inopportune splendeur de mes habits, +continua a se promener devant nous, en jetant des phrases breves +et substantielles pour m'encourager et me conseiller. + +-- C'est de l'ardeur que nous demandons dans le service, jeune +gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffes au rouge, qui +ne sachent ce que c'est que le repos. Nous en avons de tels dans +la Mediterranee et nous les retrouverons. Quelle troupe +fraternelle. Lorsqu'on me demandait d'en designer un pour une +tache difficile, je repondais a l'amiraute de prendre le premier +venu, car le meme esprit les animait tous. Si nous avions pris +dix-neuf vaisseaux, nous n'aurions jamais declare notre tache bien +remplie, tant que le vingtieme aurait navigue sur les mers. Vous +savez ce qu'il en etait chez nous, Stone. Vous avez passe trop de +temps sur la Mediterranee, pour que j'aie besoin de vous en dire +quoi que ce soit. + +-- J'espere etre sous vos ordres, Mylord, dit mon pere, la +prochaine fois que nous les rencontrerons. + +-- Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel! +je n'aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donne une +secousse. Ce coquin de Bonaparte pretend nous abaisser. Qu'il +essaie et que Dieu favorise la bonne cause! + +Il parlait avec tant d'animation, que la manche vide s'agitait en +l'air, ce qui lui donnait l'air le plus extraordinaire. + +Voyant mes yeux fixes sur lui, il sourit et se tourna vers mon +pere. + +-- Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en +posant la main sur son moignon. Qu'est-ce qu'on disait dans la +flotte a ce propos? + +-- Que c'etait un signal indiquant qu'il ne ferait pas bon se +mettre en travers de votre ecubier. + +-- Ils me connaissent, les coquins. Vous le voyez, jeune +gentleman, il ne s'est pas perdu la moindre etincelle de l'ardeur +que j'ai mise a servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que +vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra, +vous vous souviendrez que le conseil que je donne a un officier, +c'est qu'il ne fasse rien a moitie, par demi mesures. Mettez votre +enjeu d'un seul coup, et si vous perdez sans qu'il y ait de votre +faute, le pays vous confiera un autre enjeu de meme valeur. Ne +vous preoccupez pas de manoeuvres. Foin des manoeuvres! La seule +dont vous ayez besoin, consiste a vous mettre bord a bord avec +l'ennemi. Combattez jusqu'au bout et vous aurez toujours raison. +N'ayez jamais une arriere pensee pour vos aises, pour votre propre +vie, car votre vie ne vous appartient plus a partir du jour ou +vous avez endosse l'uniforme bleu. Elle appartient au pays et il +faut la depenser sans compter pour peu que le pays en retire le +moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone? + +-- Est, sud-est, dit mon pere sans hesitation. + +-- Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest, +quoique pour ma part, j'eusse prefere tacher de les attirer au +large. + +-- C'est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous +les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon pere. + +-- Ils n'aiment pas le service de blocus, et cela n'est pas +etonnant, puisqu'il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous +rappelez comment cela se passait dans les mois d'hiver, devant +Toulon, Stone, alors que nous n'avions a bord ni poudre, ni boeuf, +ni vin, ni porc, ni farine, pas meme des cables, de la toile et du +filin de reserve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des +cordages. Dieu sait si je ne m'attendais pas a voir le premier +Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand meme nous n'avons +pas lache prise. Neanmoins, je crains que la-bas, nous n'ayons pas +fait grand chose pour l'honneur de l'Angleterre. Chez nous, on +illumine les fenetres a la nouvelle d'une grande bataille, mais on +ne comprend pas qu'il nous serait plus aise de recommencer six +fois la bataille du Nil que de rester en station tout l'hiver pour +le blocus. Mais je prie Dieu qu'il nous fasse rencontrer cette +nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une +bataille corps a corps. + +-- Puisse-je etre avec vous, mylord! dit gravement mon pere. Mais +nous vous avons deja pris trop de temps et je n'ai plus qu'a vous +remercier de votre bonte et a vous offrir tous mes souhaits. + +-- Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je +puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose +faite. Mais si j'en crois son habillement, reprit-il en portant +ses yeux sur moi, vous avez ete mieux partage pour la repartition +des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais +je n'ai songe, jamais je n'ai pu songer a gagner de l'argent. + +Mon pere expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis etait mon +oncle, qu'il s'etait charge de moi et que je demeurais chez lui. + +-- Alors, vous n'avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit +Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guinees et des +protections, on peut passer par-dessus la tete des vieux officiers +de marine, fut-on incapable de distinguer la poupe d'avec la +cuisine, ou une caronade d'avec une piece longue de neuf. +Neanmoins... Mais que diable se passe-t-il? + +Le valet de pied s'etait precipite soudain dans la chambre, mais +il s'arreta devant le regard de colere que lui lanca l'amiral. + +-- Votre Seigneurie m'a dit d'accourir chez vous des que cela +arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue. +-- Par le ciel! Ce sont mes ordres, s'ecria Nelson en la +saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en +rompre les cachets avec la main qui lui restait. + +Lady Hamilton accourut a son aide, mais elle eut a peine jete les +yeux sur le papier, qui s'y trouvait, qu'elle jeta un cri percant, +porta la main a ses yeux et se laissa choir evanouie. + +Mais je ne pus m'empecher de reconnaitre qu'elle se laissa choir +fort habilement et que, malgre la perte de ses sens, elle eut la +bonne fortune d'arranger fort habilement les plis de son costume +et de prendre une attitude classique et gracieuse. + +Quant a lui, l'honnete marin, il etait si incapable de supercherie +et d'affectation, qu'il ne les soupconnait point chez autrui, +aussi courut-il tout affole a la sonnette, pour reclamer a grands +cris domestiques, medecin, sels, en jetant des mots incoherents +dans sa douleur, se repandant en paroles si passionnees, si emues, +que mon pere jugea plus discret de me tirer par la manche, comme +pour m'avertir qu'il nous fallait sortir a la derobee. + +Nous le laissames donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la +tete tant il etait emu de pitie pour cette femme superficielle qui +n'avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le +chasse-roues, dans Piccadilly, l'attendait la haute berline noire +prete a l'emporter pour ce long voyage qui allait aboutir a +poursuivre la flotte francaise sur un parcours de sept mille +milles a travers l'Ocean, a la rencontrer enfin et a la vaincre. + +Cette victoire devait limiter aux conquetes continentales +l'ambition de Napoleon, mais elle couterait a notre grand marin la +vie qu'il devait perdre au moment le plus glorieux de son +existence, comme je souhaiterais qu'il vous advint a tous. + + +XIV -- SUR LA ROUTE + + +Deja approchait le jour de la grande bataille. + +La guerre sur le point d'eclater et Napoleon qui devenait de plus +en plus menacant n'etaient que des objets de second ordre pour +tous les sportsmen et en ce temps-la les sportsmen formaient bien +la moitie de la population. + +Dans le club patricien, dans la taverne plebeienne, dans le cafe +que frequentait le negociant, dans la caserne du soldat, a Londres +et dans les provinces, la meme question passionnait toute la +nation. + +Toutes les diligences qui arrivaient de l'Ouest apportaient des +details sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui etait +retourne dans son pays natal pour s'entrainer et qu'on savait etre +sous la direction immediate du capitaine Barclay, l'expert. + +D'un autre cote, bien que mon oncle n'eut pas encore designe son +champion, personne dans le public ne doutait que ce ne fut Jim, et +les renseignements qu'on avait sur son physique et sa performance +lui valurent bon nombre de parieurs. + +Toutefois, la cote etait en faveur de Wilson et les gens de +l'Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu'a +Londres l'opinion etait partagee. + +Deux jours avant le combat, on donnait Wilson a trois contre deux, +dans tous les clubs du West End. + +J'etais alle deux fois voir Jim a Crawley, dans l'hotel ou il +etait installe pour son entrainement et je l'y trouvai soumis au +severe regime en usage. +Depuis la pointe du jour jusqu'a la tombee de la nuit, il courait, +sautait, frappait sur une vessie suspendue a une barre ou +s'exercait contre son formidable entraineur. + +Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de sante debordante. + +Il avait une telle confiance dans le succes que mes apprehensions +s'evanouirent a la vue de sa vaillante attitude et quand +j'entendis son langage empreint d'une joie tranquille. + +-- Mais je m'etonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me +dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voila +devenu boxeur, et a la solde de votre oncle, tandis que vous etes +a la ville et passe Corinthien. Si vous n'aviez pas ete le +meilleur, le plus sincere petit gentleman du monde, c'est vous qui +auriez ete mon patron d'ici peu de temps au lieu d'etre mon ami. + +En contemplant ce superbe gaillard a la figure distinguee, aux +traits fins, en pensant a ses belles qualites, aux impulsions +genereuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu'il +regardat mon amitie comme une marque de condescendance, que je ne +pus retenir un bruyant eclat de rire. + +-- Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant +fixement dans les yeux. Mais, qu'est-ce que votre oncle en pense? + +Cette question etait une colle. + +Je dus me borner a repondre d'un ton mal assure que, si redevable +que je fusse envers mon oncle, j'avais tout d'abord connu Jim et +qu'assurement j'etais assez grand pour choisir mes amis. + +Les doutes de Jim etaient fondes jusqu'a un certain point. Mon +oncle s'opposait tres nettement a ce qu'il y eut entre nous la +moindre intimite. Mais comme il trouvait bon nombre d'autres +choses a desapprouver dans ma conduite, celle-la perdait de son +importance. + +Je crains de lui avoir cause bien des desappointements. + +Je n'avais invente aucune excentricite, bien qu'il eut eu la bonte +de m'en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais a +"sortir de l'orniere", selon son expression, et a m'imposer a +l'attention du monde etrange au milieu duquel il vivait. + +-- Vous etes un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous +croyez-vous pas capable de faire le tour d'une chambre en sautant +d'un meuble sur l'autre sans toucher le parquet? Un petit tour de +force dans ce genre, serait extremement goute. Il y avait un +capitaine des gardes qui est arrive a se faire un grand succes +dans la societe en pariant une petite somme qu'il le ferait. +Madame Lieven, qui est extremement exigeante, l'invitait +frequemment a ses soirees rien que pour qu'il put s'exhiber. + +Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit. + +-- Vous etes tout de meme un peu difficile, dit-il en haussant les +epaules. Etant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position +en continuant ma reputation de gout delicat. Si vous aviez declare +la guerre au mauvais gout, le monde de la _fashion_ se serait +empresse de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos +traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre +concurrence a la position que vise ce jeune parvenu de Brummel. +Mais vous n'avez aucun instinct dans cette direction. Vous etes +incapable d'attention pour les moindres details. Regardez vos +souliers! Et encore votre cravate! et enfin votre chaine de +montre! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J'en ai +laisse voir trois, mais c'etait aller trop loin et en ce moment, +je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu, +mais je ne vous crois pas destine a atteindre la situation sur +laquelle j'ai le droit de compter pour un proche parent. + +-- Je suis desole de vous avoir cause ces desillusions, monsieur, +dis-je. + +-- Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous etes pas +trouve plus tot sous mon influence, dit-il. J'aurais pu vous +modeler de facon a satisfaire meme mes propres aspirations. +J'avais un frere cadet qui fut dans un cas semblable. J'ai fait de +mon mieux pour lui, mais il pretendait mettre des cordons a ses +souliers et il commettait en public l'erreur de prendre le vin de +Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garcon a fini par se +jeter dans les livres et il a vecu et il est mort cure de village. +C'etait un brave homme, mais d'une banalite... et il n'y a pas +place dans la societe pour les gens depourvus de relief. + +-- Alors, monsieur, je crains qu'elle n'ait pas de place pour moi, +dis-je. Mais mon pere a le plus grand espoir que Lord Nelson me +trouvera un emploi dans la flotte. Si j'ai fait four a la ville, +je n'en ai pas moins de reconnaissance pour les bontes que vous +m'avez temoignees en vous chargeant de moi et j'espere que, si je +recois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur. + +-- Il pourrait bien arriver que vous parveniez a la hauteur que je +m'etais assignee pour vous, mais que vous y parveniez par un autre +chemin, dit mon oncle. Il y a a la ville des hommes, tels que Lord +Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les societes les +plus respectables, bien qu'ils n'aient pour toute recommandation +que leurs services dans la marine. + +Ce fut dans l'apres-midi du jour qui precedait le combat, qu'eut +lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet +sanctuaire de sa maison de Jermyn Street. + +Il etait vetu, je m'en souviens, de son ample habit de brocart, +qu'il portait ordinairement pour aller a son club, et il avait le +pied pose sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le +traitait pour un commencement de goutte. + +Etait-ce l'effet de la souffrance, etait-ce peut-etre celui du +desappointement que lui avait cause mon avenir, mais ses facons +avec moi etaient plus seches que d'ordinaire et il y avait, je le +crains bien, un peu d'ironie dans son sourire, quand il parlait de +mes defauts. + +Quant a moi, cette explication me fut un soulagement, car mon pere +etait parti de Londres avec la ferme conviction qu'on trouverait +de l'emploi pour nous deux, et le seul poids que j'eusse sur +l'esprit etait l'idee de la peine que j'aurais a quitter mon oncle +sans detruire les plans qu'il avait formes a mon sujet. + +J'avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle +j'etais si peu fait, j'etais pareillement excede de ces propos +egoistes d'une coterie de femmes frivoles et de sots petits- +maitres qui pretendaient se faire regarder comme le centre de +l'univers. + +Peut-etre le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes +levres quand je l'entendis parler de la surprise dedaigneuse qu'il +avait eprouvee, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les +hommes qui avaient sauve le pays de l'aneantissement. + +-- A propos, mon neveu, dit-il, il n'y a pas de goutte qui tienne +et qu'Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons a +Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir +Lothian Hume et son champion sont a Reigate. J'ai retenu des lits +pour nous deux a l'hotel Georges. A ce que l'on me dit, +l'affluence depassera tout ce que l'on a vu jusqu'a ce jour. +L'odeur de ces auberges de campagne m'est toujours desagreable, +mais, que voulez-vous? L'autre jour, au club Berkeley, Craven +disait qu'il n'y avait pas un lit disponible a vingt milles autour +de Crawley et qu'on faisait payer trois guinees par nuit. J'espere +que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera a la +hauteur de ce qu'il promettait, car j'ai mis sur l'event plus que +je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s'engage a fond, +car il a fait chez Limmer un pari supplementaire de cinq mille +contre trois mille sur Wilson. D'apres ce que je sais de l'etat de +ses affaires, il sera serieusement entame si nous l'emportons... +Eh bien, Lorimer? + +-- Une personne qui desire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau +valet. + +-- Vous savez que je ne recois personne jusqu'a ce que ma toilette +soit achevee. + +-- Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfonce la +porte. + +-- Enfonce la porte? Que voulez-vous dire, Lorimer? Pourquoi ne +l'avez-vous pas mis dehors? + +Un sourire passa sur la figure du domestique. + +Au meme instant, on entendit dans le corridor une voix de basse +profonde. + +-- Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon garcon. +Autrement, ce sera tant pis pour vous. + +Il me sembla que j'avais deja entendu cette voix, mais lorsque +par-dessus l'epaule du domestique j'entrevis une large face +charnue, bovine, avec un nez aplati a la Michel-Ange au centre, je +reconnus aussitot l'homme que j'avais eu pour voisin au souper. + +-- C'est War le boxeur, monsieur, dis-je. +-- Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa +volumineuse personne dans la piece. C'est Bill War, le tenancier +du cabaret _a la Tonne_ dans Jermyn Street et l'homme le mieux +cote pour l'endurance. Il n'y a qu'une chose qui est cause qu'on +me bat, Sir Charles, et c'est ma viande, ca me pousse si vite, que +j'en ai toujours quatre stone, quand je n'en ai pas besoin. Oui, +monsieur, j'en ai attrape assez pour faire un champion des petits +poids, avec ce que j'ai en trop. Vous auriez peine a croire en me +voyant que, meme apres m'etre battu avec Mendoza, j'etais capable +de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui +entoure le ring, avec l'agilite d'un petit cabri, mais, +maintenant, si je lancais mon castor dans le ring, je n'arriverais +jamais a le ravoir, a moins que le vent ne l'en fasse sortir, car +le diable m'emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour +le rattraper. Je vous presente mes respects, jeune homme, et +j'espere que vous etes en bonne sante. + +Une expression de vive contrariete avait paru sur la figure de mon +oncle, en voyant envahir ainsi son sejour intime. Mais c'etait une +des necessites de sa situation de rester en bons termes avec les +professionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire +l'amenait. + +Pour toute reponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un +regard significatif. + +-- C'est chose importante, Sir Charles, et ca doit rester entre +vous et moi. + +-- Vous pouvez sortir, Lorimer... A present, War, de quoi s'agit- +il? + +Le boxeur s'assit fort tranquillement a cheval sur une chaise, en +posant ses bras sur le dossier. + +-- J'ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il. +-- Eh bien! Qu'est-ce que c'est? s'ecria mon oncle avec +impatience. + +-- Des renseignements de valeur. + +-- Allons, expliquez-vous. + +-- Des renseignements qui valent de l'argent, dit War en pincant +les levres. + +-- Je vois que vous voulez qu'on vous paie ce que vous savez. + +Le boxeur eut un sourire affirmatif. + +-- Oui, mais je n'achete rien de confiance. Vous me connaissez +assez pour ne pas jouer ce jeu-la avec moi. + +-- Je vous connais pour ce que vous etes, Sir Charles, c'est-a- +dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez- +vous, si je me servais de ca contre vous, ca me mettrait des +centaines de livres dans la poche. Mais mon coeur ne le souffrira +pas. Bill War a toujours ete pour le bon sport et le franc jeu. Si +je m'en sers pour vous, j'espere que vous ferez en sorte que je +n'y perde pas. + +-- Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos +informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour +vous. + +-- On ne saurait parler plus franchement que ca. Nous nous en +contenterons, patron, et vous vous montrerez genereux comme vous +avez toujours passe pour l'etre. Eh bien, notre homme, Jim +Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain, +sur la dune de Crawley pour un enjeu. +-- Eh bien, apres? + +-- Connaitriez-vous par hasard quelle etait la cote hier? + +-- Elle etait a trois contre deux sur Wilson. + +-- C'est ca meme, patron. Trois contre deux, voila ce qui a ete +offert dans le salon de mon bar. Savez vous ou en est la cote +aujourd'hui? + +-- Je ne suis pas encore sorti. + +-- Eh bien! je vais vous le dire, elle est a sept contre un sur +votre homme. + +-- Vous dites? + +-- Sept contre un, patron, pas moins. + +-- Vous dites des betises, War. Comment peut-il se faire que la +cote ait passe de trois contre deux a sept contre un? + +-- Je suis alle chez Tom Owen, je suis alle au _Trou dans le Mur_, +je suis alle a _La Voiture et les Chevaux_, et vous pouvez miser a +sept contre un dans n'importe laquelle de ces maisons. On joue de +l'argent par tonnes contre votre homme. C'est la meme proportion +qu'un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport, +dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu'a Stepney. + +L'expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit +que l'affaire etait vraiment serieuse pour lui. Puis il haussa les +epaules avec un sourire d'incredulite. + +-- Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en +bonne forme. Vous l'avez vu hier, mon neveu? + +-- Il allait tres bien, hier, monsieur. + +-- S'il etait arrive quelque chose de facheux, j'en aurais ete +informe. + +-- Mais peut-etre qu'il ne lui est rien arrive de facheux _pour le +moment_, dit War. + +-- Que voulez-vous dire? + +-- Je vais m'expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks? Vous +savez que c'est un homme qui ne doit guere inspirer de confiance +en tout temps et qu'il en veut a votre homme, parce qu'il a ete +battu par lui dans le hangar aux voitures. + +"Bon! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escorte +des trois plus fieffes coquins qu'il y ait a Londres. Ces trois- +la, c'etaient Ike-le-Rouge, celui qui a ete exclu du ring pour +avoir triche avec Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait +sa mere pour une piece de sept shillings; le troisieme etait Chris +Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du +cote de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre +types de beaute, et ils en avaient tous plus qu'ils ne pouvaient +en tenir, excepte Chris, un lapin trop malin pour se griser quand +il y a une affaire en train. De mon cote, je les fais entrer au +salon. + +"Ce n'etait pas que la chose en valut la peine, mais je craignais +qu'ils ne commencent a chercher noise a mes clients et je ne +voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant +devant le comptoir. Je leur sers a boire et je reste avec eux, +rien que pour les empecher de mettre la main sur le perroquet +empaille et les tableaux. + +"Bon! patron, pour abreger, ils se mirent a parler du combat et +ils eclaterent de rire a l'idee que le jeune Harrison pourrait +gagner, tous, excepte Chris qui restait a faire des signes et des +grimaces aux autres, tellement, qu'a la fin Berks fut sur le point +de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine. + +"Je devinai qu'il se mijotait quelque chose et ca n'etait pas bien +difficile a voir, surtout quant Ike-le-Rouge se dit pret a parier +un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas. + +"Donc, je me leve pour aller chercher une autre bouteille de +delie-langues et je me mets derriere le guichet ferme d'un volet +par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon. +Je l'ouvre de la largeur d'un pouce et j'aurais ete attable avec +eux que je n'aurais pas mieux entendu ce qu'ils disaient. + +"Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait apres eux, parce +qu'ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe +Berks qui parlait de leur casser la figure s'ils avaient l'aplomb +de l'interpeller davantage. + +"Comme ca, Chris se mit a les raisonner, car il avait peur de +Berks et il leur demanda s'ils voulaient decidement etre en etat +de faire la besogne le lendemain matin et si le patron +consentirait a payer en voyant qu'ils s'etaient grises et qu'il ne +fallait pas compter sur eux. + +"Ca les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda a +quelle heure on partirait. + +"Chris leur dit que tant que l'hotel _Georges_ a Crawley ne serait +pas ferme, on pourrait travailler a cela. +"-- C'est bien mal paye pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge. + +"-- Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit baton plombe +de sa poche de cote. Pendant que trois de vous le tiendront a +terre, je lui casserai l'os du bras avec ca. Nous aurons gagne +notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison. + +"-- Il se defendra, dit Berks. + +"-- Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat. + +"Je n'en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j'ai +vu comme je vous l'ai dit que la cote en faveur de Wilson montait +a des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais +assez haute. + +"Voila ou on en est, patron, et vous savez ce que ca signifie, +mieux que Bill War ne pourrait vous le dire. + +-- Tres bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis tres +oblige de m'avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n'y +perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l'air de coquins +ivres, mais vous ne m'en avez pas moins rendu un immense service +en attirant mon attention de ce cote. Je compte vous voir demain +aux Dunes. + +-- Mr Jackson m'a prie de me charger de la garde du ring. + +-- Tres bien. J'espere que nous aurons un loyal et bon combat. +Bonsoir et merci. + +-- Mon oncle avait conserve son attitude un peu narquoise pendant +que War etait present, mais celui-ci avait a peine referme la +porte qu'il se tourna vers moi avec un air d'agitation que je ne +lui avais jamais vu. + +-- Il faut que nous partions a l'instant pour Crawley, mon neveu, +dit-il en souriant. Il n'y a pas une minute a perdre. Lorimer, +faites atteler les juments baies a la voiture. Mettez-y le +necessaire de toilette et dites a William qu'il soit devant la +porte le plus tot possible. + +-- J'y veillerai, monsieur, dis-je. + +Et je courus a la remise de Little Ryder Street ou mon oncle +logeait ses chevaux. + +Le garcon d'ecurie etait absent et je dus envoyer un lad a sa +recherche. Pendant ce temps-la, aide du palefrenier, je tirai +dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs +boxes. + +Il fallut une demi-heure, peut-etre trois quarts d'heure, avant +que tout fut en place. + +Lorimer attendait deja dans Jermyn Street avec les inevitables +paniers pendant que mon oncle restait debout dans l'embrasure de +la porte ouverte, vetu de son grand habit de cheval couleur faon. + +Sa figure pale etait d'un calme impassible et ne laissait rien +voir des emotions tumultueuses qui se livraient bataille dans son +ame. + +J'en etais certain. + +-- Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-etre des +difficultes a vous trouver un lit. Tenez-leur la tete, William. +Montez, mon neveu. Hola! War, qu'y a-t-il encore? + +Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa +corpulence. + +-- Rien qu'un mot de plus avant votre depart, Sir Charles, dit-il +tout haletant. J'ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre +hommes en question etaient partis pour Crawley a une heure. + +-- Tres bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied. + +-- Et la cote est montee a dix contre un. + +-- Lachez la tete, William. + +-- Encore un mot, patron, un seul. Vous m'excuserez ma liberte. +Mais a votre place, j'emporterais mes pistolets. + +-- Merci, je les ai. + +La longue laniere claqua entre les oreilles du cheval de tete. Le +groom s'elanca a terre et l'on passa de Jermyn Street a Saint +James Street et de la a Whitehall avec une rapidite qui indiquait +que les vaillantes juments n'etaient pas moins impatientes que +leur maitre. + +L'horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et +demie quand nous franchimes comme au vol le pont de Westminster. + +L'eau se refleta au-dessous de nous aussi vite que l'eclair, puis +on roula entre les deux rangees de maisons aux murailles brunes +formant l'avenue qui nous avait menes a Londres. Nous etions +arrives a Streatham, quand il rompit le silence. + +-- J'ai un enjeu considerable, mon neveu, dit-il. + +-- Et moi aussi, repondis-je. + +-- Vous! s'ecria-t-il avec surprise. + +-- J'ai mon ami, monsieur! + +-- Ah! oui, j'avais oublie. Vous avez votre excentricite, apres +tout, mon neveu. Vous etes un ami fidele, ce qui est chose rare +dans notre monde. Je n'en ai jamais eu qu'un dans ma position et +celui-la... Mais vous m'avez entendu raconter l'histoire. Je +crains qu'il ne fasse nuit quand nous arriverons a Crawley. + +-- Je le crains aussi. + +-- En ce cas, nous arriverons peut-etre trop tard. + +-- Dieu fasse que non, Monsieur. + +-- Nous sommes derriere les meilleures betes qui soient en +Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes +encombrees, avant que nous arrivions a Crawley. + +"Avez-vous entendu, mon neveu! War a entendu ces quatre bandits +parler de quelqu'un qui leur donnait les ordres et qui les payait +pour leur crime. Vous avez compris, n'est-ce pas? qu'ils ont ete +engages pour estropier mon homme. + +"Des lors, qui peut bien les avoir pris a gage, qui peut y etre +interesse? A moins que ce ne soit... + +"Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je +sais qu'il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et +chez White. Je sais qu'il a joue une grosse somme sur cet event et +qu'il s'y est engage avec une temerite qui fait croire a ses amis +qu'il a quelque raison personnelle pour compter sur le resultat. + +"Par le ciel! Comme tout cela s'enchaine. S'il en etait ainsi... + +Il retomba dans le silence, mais je vis reparaitre cette +expression de froideur farouche que j'avais remarquee en lui, le +jour ou lui et sir John Lade couraient cote a cote sur la route de +Godstone. + +Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey +et l'ombre surgissait d'instant en instant, mais les roues +continuaient a bourdonner et les sabots a frapper sans se +ralentir. + +Un vent frais nous soufflait a la figure, quoique les feuilles +pendissent immobiles aux branches d'arbres qui s'etendaient au- +dessus de la route. + +Les bords dores du soleil venaient a peine de disparaitre derriere +les chenes de la cote de Reigate quand les juments inondees de +sueur arriverent devant l'hotel de _la Couronne_ a Red Hill. + +Le proprietaire, sportsman et amateur de ring, accourut pour +saluer un Corinthien aussi connu que l'etait Sir Charles +Tregellis. + +-- Vous connaissez Berks, le boxeur? demanda mon oncle. + +-- Oui, Sir Charles. + +-- Est-il passe? + +-- Oui, Sir Charles. Il devait etre environ quatre heures, bien +qu'avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d'en +jurer. Il y avait la lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un +autre. Ils avaient entre les brancards une bete de sang. Ils +l'avaient menee a fond de train, car elle etait couverte d'ecume. + +-- Voila, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant +que nous volions vers Reigate. S'ils allaient ce train, c'est +qu'evidemment, ils tenaient a faire leur coup de bonne heure. + +-- Jim et Belcher seraient certainement de force a leur tenir tete +a tous les quatre, suggerai-je. + +-- Si Belcher etait avec lui, je ne craindrais rien; mais on ne +saurait prevoir quelle diablerie ils ont arrangee. Que nous le +trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment +jusqu'a ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter +la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j'espere, seulement que +ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il +faut qu'ils aient ete a l'avance bien certains de reussir, pour +que la cote ait monte a un pareil chiffre, et c'est la ce qui +m'inquiete. + +-- Mais assurement, ils n'ont rien a gagner a commettre une +pareille infamie, Monsieur. S'ils arrivent a blesser Jim, la lutte +ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas decides. + +-- Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un +prix, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, autrement les coquins +qui infestent le ring, ne tarderaient pas a rendre tout sport +impossible, mais ici il en est autrement. D'apres les conditions +du pari, je dois perdre, a moins que je ne presente un homme dans +une certaine limite d'age, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe. +Vous devez vous souvenir que je n'ai point nomme mon homme; C'est +dommage, mais c'est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires +le savent aussi, mais les arbitres et le depositaire des enjeux +refuseraient d'en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim +Harrison est hors de combat, ils nous repondraient qu'ils n'ont +pas ete dument informes que Jim Harrison etait notre champion. Les +conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent. + +Les craintes qu'avait exprimees mon oncle au sujet de +l'encombrement de la route ne furent que trop justifiees, car +lorsque nous eumes depasse Reigate, nous vimes un tel defile de +voitures de toute espece que, pendant les huit milles qui +restaient a parcourir, il n'y avait pas, je crois, un seul cheval +dont les naseaux ne fussent a plus de quelques pieds de l'arriere +de la voiture ou carriole qui le precedait. + +Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui +s'eloignaient de Guildford a l'ouest, de Tunbridge a l'est, +avaient contribue pour leur part a grossir ce flot de _four in +hand_, de _gigs_, de _sportsmen_ a cheval, si bien que la large +route de Brighton etait emplie d'un fosse a l'autre, d'une cohue +qui riait, criait, chantait et marchait dans la meme direction. + +Il etait impossible a quiconque eut contemple cette foule bigarree +de ne pas reconnaitre que la passion du ring, bonne ou mauvaise +peu importe, n'etait point le trait distinctif d'une certaine +classe, mais qu'elle etait une marque du caractere national, +profondement enracinee dans la nature de l'Anglais, qu'elle avait +ete transmise de generation en generation, aussi bien au jeune +aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu'aux grossiers +revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole +que trainait un bidet. + +La, je vis des hommes d'Etat et des soldats, des gentilshommes et +des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds +d'East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se demenait +avec la perspective de passer une nuit penible, rien que pour +avoir la chance d'assister a une lutte qui pouvait se terminer en +un seul round, chose impossible a prevoir. + +On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale. + +Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de +poussiere, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron +et les garcons se tenaient prets avec leurs plateaux charges de +pots debordants de mousse pour desalterer ces bouches pressees. + +Ces haltes pour boire la biere, cette rude camaraderie, la +cordialite, les incommodites accueillies par des eclats de rire, +cette impatience de voir la lutte, etaient autant de traits, qui +pouvaient etre qualifies de vulgaires, de populaires, par les gens +au gout difficile, mais quant a moi, maintenant que je prete +l'oreille aux lointains et vagues echos de notre temps passe, tout +cela me parait constituer l'ossature qui formait la charpente si +solide et si virile dont cette race antique etait constituee. + +Mais helas! quelle chance avions-nous de gagner du terrain? + +Mon oncle, avec toute son habilete, n'arrivait pas a apercevoir un +passage dans cette masse en mouvement. + +Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des +escargots de Reigate a Horley, puis a la Croix de Povey, puis a la +bruyere de Lowfield, pendant que le jour faisait place au +crepuscule et qu'a celui-ci succedait la nuit. + +Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allumees. + +C'etait un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui +s'etendait devant nous, que les replis de ce serpent aux ecailles +dorees qui se deroulait dans l'obscurite. + +Enfin! Enfin, nous apercumes l'immense et l'informe masse de +l'orme de Crawley qui nous dominait dans les tenebres, et nous +arrivames a l'entree de la rue du village ou toutes les fenetres +des cottages etaient eclairees, puis devant la haute facade du +vieil hotel _Georges_, ou l'on voyait de la lumiere a toutes les +portes, a toutes les vitres, a toutes les fentes en l'honneur de +la noble compagnie qui devait y passer la nuit. + + +XV -- JEU DELOYAL + + +L'impatience de mon oncle ne lui permit pas d'attendre son tour +dans le defile qui devait nous amener devant la porte. + +Il jeta les renes et une piece d'une couronne a un des individus +mal vetus qui encombraient l'allee des pietons, et se frayant +vivement passage a travers la foule, il poussa vers l'entree. + +Lorsqu'il parut dans la zone de lumiere que projetaient les +fenetres, on se demanda a voix basse quel pouvait etre cet +imperieux gentleman, a la figure pale, sous son manteau de cheval, +et un vide se forma pour nous laisser passer. + +Jusqu'alors je ne m'etais pas doute combien mon oncle etait +populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens +se mirent a crier a tue-tete: + +-- Hurrah! pour le beau Tregellis! Bonne chance pour vous et pour +votre champion, Sir Charles! Place au fameux, au noble Corinthien! + +Cependant le maitre d'hotel attire par les acclamations accourait +a notre rencontre. + +-- Bonsoir, Sir Charles, s'ecria-t-il. Vous allez bien, j'espere? +Et vous reconnaitrez, j'en suis sur, que votre champion fait +honneur au _Georges_. + +-- Comment va-t-il? demanda vivement mon oncle. + +-- Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu'une +peinture. Oui, il est en etat de gagner un royaume a la lutte. +Mon oncle eut un soupir de soulagement. + +-- Ou est-il? demanda-t-il. + +-- Il est rentre de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il +avait une affaire toute particuliere pour demain, dit le maitre +d'hotel avec un gros rire. + +-- Ou est Belcher? + +-- Le voici dans le salon du bar. + +En disant ces mots, il ouvrit la porte. + +Nous y jetames un coup d'oeil et nous vimes une vingtaine d'hommes +bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui +m'etaient devenues familieres pendant ma courte carriere au West- +End. + +Ils etaient assis autour d'une table sur laquelle fumait une +soupiere pleine de punch. + +A l'autre bout, installe tres a son aise, parmi les aristocrates +et les dandys qui l'entouraient, etait assis le champion de +l'Angleterre, le magnifique athlete, renverse sur sa chaise, un +foulard rouge negligemment noue autour du cou, de la facon +pittoresque a laquelle son nom fut longtemps attache. + +Plus d'un demi-siecle s'est ecoule et j'ai vu ma part de beaux +hommes. + +Peut-etre cela tient-il a ce que je suis moi-meme d'assez petite +taille, mais c'est un des traits de mon caractere de trouver plus +de plaisir a la vue d'un bel homme qu'a celle de tout autre chef- +d'oeuvre de la nature. + +Neanmoins, pendant toute cette periode, je n'ai jamais vu un homme +plus beau que Jim Belcher et si je cherche a lui trouver un +pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d'autre que le +second, Jim, dont je cherche a vous raconter le destin et les +aventures. + +Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de +mon oncle apparut sur le seuil. + +-- Entrez, Tregellis, nous vous attendions... Nous avons commande +une fameuse epaule de mouton... Quelles nouvelles fraiches nous +apportez-vous de Londres?... Qu'est-ce que cela signifie, cette +hausse de la cote contre votre champion?... Est-ce que les gens +sont devenus fous?... Que diable se passe-t-il?... + +Tout le monde parlait a la fois. + +-- Excusez-moi, gentlemen, repondit mon oncle, je me ferai un +devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je +pourrai. J'ai une affaire de quelque importance a regler. Belcher, +je voudrais vous dire quelques mots. + +Le champion vint nous rejoindre dans le corridor. + +-- Ou est votre homme, Belcher? + +-- Il est rentre dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze +heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte. + +-- Comment a-t-il passe la journee? + +-- Je lui ai fait faire de legers exercices, du baton, des +alteres, de la marche et une demi-heure avec les gants de boxe. Il +nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu'un Hollandais. +Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris? Si je ne le +savais pas aussi droit qu'une ligne a peche, j'aurais cru qu'il +jouait double jeu et pariait contre lui-meme. + +-- C'est pour cela que je suis accouru, Belcher. J'ai ete informe +de source sure qu'il y a un complot organise pour l'estropier et +que les gredins sont tellement certains de reussir qu'ils sont +prets a parier n'importe quelle somme qu'il ne se presentera pas. + +Belcher siffla entre ses dents. + +-- Je n'ai apercu aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n'a +ete aupres de lui, personne ne lui a adresse la parole, si ce +n'est votre neveu et moi. + +-- Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont +devances de plusieurs heures. C'est War qui me l'a appris. + +-- Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu. +Quels etaient les autres? + +-- Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy. + +-- Une jolie bande en effet. Eh bien! monsieur, le jeune homme est +sain et sauf, mais il serait peut-etre prudent que l'un ou l'autre +de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu'il +est confie a mes soins, je ne m'eloigne jamais beaucoup de lui. + +-- C'est dommage de l'eveiller. + +-- Il aura quelque peine a s'endormir avec tout ce vacarme dans la +maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor. + +Nous traversames les longs et bas et tortueux corridors de +l'auberge, construction a l'ancienne mode, jusqu'a l'arriere de la +maison. + +-- Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d'un +signe de tete une porte a droite. Celle de gauche est la sienne. + +En disant ces mots, il l'ouvrit. + +-- Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir. + +Et ensuite. + +-- Grands Dieux! Qu'est-ce que cela signifie? + +La petite chambre nous apparut dans toute son etendue, fortement +eclairee par une lampe de cuivre posee sur la table. Les draps +n'avaient pas ete tires, mais des plis sur la courtepointe +montraient qu'on s'etait etendu dessus. + +Une moitie du volet a claire-voie se balancait sur ses gonds, une +casquette de drap jetee sur la table, voila tout ce qui restait de +celui qui occupait la chambre. + +Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la tete. + +-- Nous sommes arrives trop tard a ce qu'il parait. + +-- Voici sa casquette, monsieur. Ou diable peut-il etre alle tete +nue? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim! +Jim! appela-t-il. + +-- Il est certainement sorti par la fenetre, s'ecria mon oncle. Je +suis persuade que ces bandits l'ont attire au-dehors par quelque +artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour +m'eclairer, mon neveu. Ha! je m'en doutais, voici la trace de ses +pieds sur la plate-bande de fleurs. + +Le maitre de l'hotel et deux ou trois des Corinthiens, qui se +trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu'au fond +de la maison. + +L'un d'eux ouvrit la porte de cote et nous nous trouvames dans le +jardin potager et la, groupes sur l'allee sablee, nous pumes +abaisser la lampe jusqu'a la terre molle, fraichement remuee, qui +se trouvait entre nous et la fenetre. + +-- Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir +ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu'est +ceci? Quelque autre est venu ici. + +-- Une femme! m'ecriai-je. + +-- Par le ciel! vous avez raison, mon neveu. + +Belcher lanca un juron avec conviction. + +-- Il n'a jamais dit un mot a aucune jeune fille du village. J'y +ai fait tout particulierement attention! Et dire que les voila qui +arrivent ainsi a un tel moment! + +-- C'est aussi clair que possible, Tregellis, dit l'honorable +Berkeley Craven, qui avait quitte la societe reunie au salon du +bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arrivee +par le dehors et a frappe a la fenetre. Vous voyez ici et ici +encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans +la direction de la maison, tandis que les autres traces sont +tournees en dehors. Elle est venue l'appeler et il l'a suivie. + +-- Voila qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous +separer pour chercher dans des directions diverses, a moins que +quelque indice nous revele ou ils sont alles. + +-- Il n'y a qu'une allee qui conduise hors du jardin, dit le +maitre de l'hotel, en se mettant a notre tete. Il donne sur cette +ruelle ecartee qui conduit aux ecuries. L'autre bout va rejoindre +la petite route. + +Soudain apparut la forte lumiere jaune d'une lanterne d'ecurie qui +dessina un rond brillant dans l'obscurite, et un palefrenier +sortit dans la cour en flanant. + +-- Qui va la? cria le maitre de l'hotel. + +-- C'est moi, patron, Bill Shields. + +-- Depuis quand etes-vous ici, Bill? + +-- Patron, voici une heure que je suis dans les ecuries a aller et +venir. Il n'y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n'est +pas la peine d'essayer et j'ose a peine leur donner a manger, car +pour peu qu'ils tiennent plus de place... + +-- Venez par ici, Bill, et faites attention a vos reponses, car +une erreur peut vous couter votre place. Avez-vous vu quelqu'un +passer dans le sentier? +-- Il s'y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une +casquette en poil de lapin. Il etait la, a flaner, aussi, je lui +ai demande qu'est-ce qu'il avait a faire, car sa figure ne +m'allait pas, non plus que sa facon de reluquer aux fenetres. J'ai +tourne la lanterne de l'ecurie sur lui, mais il a baisse la tete, +et tout ce que je peux dire, c'est qu'il avait les cheveux rouges. + +Je jetai un rapide coup d'oeil sur mon oncle, et je vis que sa +figure s'etait encore assombrie. + +-- Qu'est-il devenu? demanda-t-il. + +-- Il s'est esquive et je ne l'ai plus vu, monsieur. + +-- Vous n'avez vu aucune autre personne? Vous n'avez pas vu, par +exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier? + +-- Non, monsieur. + +-- Rien entendu d'extraordinaire? + +-- Ah! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j'ai entendu quelque +chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles +de Londres sont dans le village... + +-- Eh bien! qu'etait-ce? + +-- Eh bien! monsieur, c'etait comme qui dirait un cri parti de la- +bas. On aurait dit quelqu'un qui avait attrape un mauvais coup. Je +me suis dit: C'est sans doute deux lurons qui se battent et je +n'ai pas fait grande attention. + +-- De quel cote partait ce cri? +-- Du cote de la route, monsieur. + +-- Venait-il de loin? + +-- Non, monsieur, je suis sur que ca venait de deux cents yards au +plus. + +-- Un seul cri? + +-- Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j'ai entendu une +voiture passer a fond de train sur la route. Je me rappelle que +j'ai trouve singulier que l'on quittat Crawley en voiture, dans +une nuit comme celle-ci. + +Mon oncle prit la lanterne des mains de l'homme, et nous, nous +descendimes le sentier, groupes derriere lui. + +Le sentier aboutissait a angle droit sur la route. + +Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps a chercher. + +La forte lumiere eclaira soudain quelque chose qui amena un +gemissement sur mes levres et un apre juron sur celle de Belcher. + +A la surface blanchie de la poussiere de la route s'allongeait une +trainee ecarlate et pres de la tache de mauvais augure, gisait un +petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War +l'avait mentionne le matin. + + +XVI -- LES DUNES DE CRAWLEY + + +Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley +Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouillames toute la +campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais +a part cette trace inquietante sur la route, on ne decouvrit pas +le moindre indice de ce qui lui etait arrive. + +Personne ne l'avait vu, personne n'avait rien appris sur son +compte. + +Le cri isole, jete dans la nuit et dont le palefrenier avait +parle, etait l'unique preuve qu'une tragedie avait eu lieu. + +Divises en petits groupes, nous battimes tout le pays jusqu'a East +Grintead et meme Bletchingley et le soleil etait deja assez eleve +au-dessus de l'horizon lorsque nous fumes de retour a Crawley, le +coeur gros et accables de fatigue. + +Mon oncle, qui s'etait rendu en voiture a Reigate, dans l'espoir +d'en rapporter quelques renseignements, n'en revint qu'a sept +heures passees et un coup d'oeil, jete sur sa figure, nous apprit +des nouvelles aussi sombres que celles qu'il lut sur nos figures a +nous. + +Nous tinmes conseil autour de la table ou nous etait servi un +dejeuner qui ne nous tentait guere et auquel avait ete invite Mr +Berkeley Craven, en sa qualite d'homme de bon conseil et de grande +experience en matiere de sport. + +Belcher etait a moitie fou de voir tourner ainsi brusquement +toutes les peines qu'il s'etait donnees pour cet entrainement. + +Il etait incapable d'autre chose que de lancer de delirantes +menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les +arranger de belle facon des qu'il les rencontrerait. + +Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et +tambourinait avec ses doigts sur la table. + +Moi, j'avais le coeur gros, j'etais sur le point de cacher ma +figure dans mes mains et de fondre en larmes, a la pensee de +l'impuissance ou j'etais de secourir mon ami. + +Mr Berkeley Craven, homme du monde a la figure florissante, etait +le seul d'entre nous qui parut avoir garde a la fois, son sang- +froid et son appetit. + +-- Voyons, la lutte devait avoir lieu a dix heures, n'est-ce pas? +demanda-t-il. + +-- C'etait convenu ainsi. + +-- Je me permets de croire qu'elle aura lieu. Ne dites jamais: +"c'est fini" Tregellis. Votre champion a trois heures pour +revenir. Mon oncle hocha la tete. + +-- Les bandits auront trop bien accompli leur oeuvre pour que cela +soit possible. Je le crains, dit-il. + +-- Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune +femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries. +Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l'influence sur lui? + +Mon oncle m'interrogea du regard. + +-- Non, je n'en connais aucune. + +-- Bon, nous savons qu'il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il +n'y a pas le moindre doute a ce sujet. Elle est venue conter +quelque histoire touchante, quelque histoire qu'un galant jeune +homme ne peut se refuser a ecouter. Il est tombe dans le piege et +s'est laisse attirer dans quelque endroit ou les gredins +l'attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouve, je le +suppose, Tregellis? + +-- Je ne vois pas d'explication plus plausible, dit mon oncle. + +-- Eh bien alors, il est evident que ces hommes n'ont aucun +interet a le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n'etaient pas +certains peut-etre de faire a un jeune homme aussi solide assez de +mal pour le mettre absolument hors d'etat de se battre. Meme avec +un bras casse, il aurait pu risquer la lutte: d'autres l'ont deja +fait. Il y avait trop d'argent en jeu pour qu'ils se missent dans +le moindre danger. Ils lui auront sans doute donne un coup sur la +tete pour l'empecher de faire trop de resistance, puis ils +l'auront emmene dans une ferme ou une etable ou ils le retiendront +prisonnier jusqu'a ce que l'heure de la lutte soit passee. Je vous +garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant +qu'avant. + +Cette theorie avait des apparences si plausibles qu'il me semblait +qu'elle m'otait un poids de dessus le coeur, mais je vis bien +qu'au point de vue de mon oncle ce n'etait guere consolant. + +-- Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il. + +-- J'en suis convaincu. + +-- Mais cela ne nous aidera guere a remporter la victoire. + +-- C'est la le point essentiel, monsieur, s'ecria Belcher. Par le +Seigneur, je voudrais qu'on me permit de prendre sa place, meme +avec mon bras gauche attache sur mon dos. + +-- En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit +Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec +l'espoir que votre homme reviendra. + +-- C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on +m'oblige a payer l'enjeu dans de pareilles circonstances. + +Craven haussa les epaules. + +-- Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains +qu'elles ne soient toujours: Jouez ou payez. Sans doute, le cas +pourrait etre soumis aux juges, mais ils se prononceront contre +vous, cela ne fait aucun doute pour moi. + +Nous etions retombes dans un silence melancolique, quand tout a +coup Belcher sauta sur la table. + +-- Ecoutez, cria-t-il, ecoutez cela. + +-- Qu'est-ce que c'est? nous ecriames-nous d'une seule voix. + +-- C'est la cote. Ecoutez cela. + +Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui +venait du dehors, une seule phrase parvint a nos oreilles. + +-- Au pair sur le champion de Sir Charles. + +-- Au pair, s'ecria mon oncle. Elle etait a sept a un contre moi +hier. Qu'est-ce que cela signifie? + +-- Au pair sur les deux champions, repeta la voix. + +-- Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il +n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez, +monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire. + +La rue du village etait encombree de monde, car les gens avaient +couche par douze ou quinze dans une meme chambre et des centaines +de gentlemen avaient passe la nuit dans leurs voitures. + +La foule etait si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de +l'hotel _Georges_. Un homme, qui ronflait d'une facon +epouvantable, etait vautre sur le seuil et n'avait pas l'air de +s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et +quelquefois sur lui. + +-- Quelle est la cote, mes enfants? demanda Belcher du haut des +marches. + +-- Au pair, Jim, crierent plusieurs voix. + +-- Elle etait bien plus elevee en faveur de Wilson, quand je l'ai +entendue pour la derniere fois. + +-- Oui, mais il est arrive un homme qui l'a fait baisser bientot +et apres lui, on s'est mis a le suivre, si bien que maintenant +vous trouvez a parier au pair. + +-- Qui a commence? + +-- Eh le voici! C'est cet homme, qui est etendu ivre sur les +marches. Il n'a cesse de boire, comme si c'etait de l'eau, depuis +qu'il est arrive en voiture a six heures, et il n'est pas etonnant +qu'il se trouve dans cet etat. + +Belcher se pencha et tourna la tete inerte de l'individu de facon +a ce qu'on vit ses traits. + +-- Il m'est inconnu, monsieur. + +-- Et a moi aussi, ajouta mon oncle. + +-- Mais pas a moi, m'ecriai-je. C'est John Cummings, le +proprietaire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que +j'etais tout petit et je ne saurais m'y tromper. + +-- Et que diable celui-la peut-il savoir de l'affaire? dit Craven. + +-- Rien du tout, selon toute probabilite, repondit mon oncle. Je +vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, proprietaire, car +l'odeur de cette cohue est epouvantable. Mon neveu, je crois que +vous n'arriverez pas a tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni +a lui faire dire ce qu'il sait. + +Ce fut en vain que je le secouai par les epaules, que je lui criai +son nom aux oreilles. Rien n'etait capable de le tirer de cette +ivresse beate. + +-- Eh bien! voila une situation unique, aussi loin, que remonte +mon experience, dit Berkeley Craven. Nous voici a deux heures de +la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme +pour vous representer. J'espere que vous ne vous etes pas engage +de facon a perdre beaucoup, Tregellis? + +Mon oncle haussa les epaules et prit une pincee de son tabac de ce +geste large, inimitable, que jamais personne ne s'etait risque a +imiter. + +-- Tres bien, mon garcon, dit-il, mais il est temps que nous +pensions a nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit +m'a laisse quelque peu _effleure_ et je ne serais pas fache de +rester seul une demi-heure pour m'occuper de ma toilette. Si ce +doit etre ma derniere ruade, au moins elle sera lancee par un +sabot bien cire. + +J'ai entendu un homme qui avait voyage dans les regions incultes, +dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais etaient +proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion +pour le sport et leur aptitude a ne point laisser percer +l'emotion. + +Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-la, car +je ne crois pas que jamais victime liee au poteau ait eu sous les +yeux une perspective aussi cruelle. + +Non seulement une bonne partie de sa fortune etait en jeu, mais +encore, il s'agissait de la situation terrible ou il allait se +trouver devant cette foule immense, parmi laquelle etaient bien +des gens qui avaient risque leur argent d'apres son jugement, et +il se verrait peut-etre au dernier moment reduit a faire des +excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion a presenter. + +Quelle situation pour un homme qui s'etait toujours fait gloire de +son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les +entreprises avec un grand succes. + +Moi qui le connaissais bien, je voyais a la couleur livide de ses +joues et a l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait +reellement plus ou donner de la tete. Mais un etranger qui eut vu +son attitude degagee, la facon dont il faisait voltiger son +mouchoir brode, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il +agitait ses manchettes, n'eut jamais cru que cette sorte de +papillon put avoir le moindre souci terrestre. + +Il etait bien pres de neuf heures lorsque nous fumes prets a +partir pour les dunes de Crawley. + +A ce moment-la, la voiture de mon oncle etait presque la seule qui +restat dans la rue du village. Les autres voitures etaient restees +la nuit, avec leurs roues entrecroisees, les brancards de l'une +poses sur la caisse de l'autre en rangs aussi serres qu'on avait +pu les mettre, depuis la vieille eglise jusqu'a l'orme de Crawley +et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille +de longueur. + +A ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous, +presque deserte. + +On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants. + +Hommes, chevaux, voitures, tout etait parti. + +Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement +avec un soin meticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route +et dans les deux sens un coup d'oeil ou se voyait cependant encore +quelque espoir avant de monter en voiture. + +J'etais assis en arriere avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven +prit place a cote de mon oncle. + +La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau +couvert de bruyeres qui s'etend a bien des milles dans tous les +sens. + +Des files de pietons, pour la plupart si fatigues, si couverts de +poussiere qu'ils avaient evidemment fait a pied et pendant la nuit +les trente milles qui les separaient de Londres, marchaient d'un +pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en +grimpant la longue pente bigarree qui grimpait au plateau. + +Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement monte, +attendait a la croisee des routes, et quand il eut lance son +cheval d'un coup d'eperon jusqu'a nous, je reconnus la belle +figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza. + +-- J'attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir +Charles, dit-il. C'est au bas de la route de Grinstead, a un demi- +mille sur la gauche. + +-- Tres bien, dit mon oncle, en tirant sur les renes des juments +pour prendre la route qui debouchait a cet endroit. + +-- Vous n'avez pas amene votre homme la-bas, remarqua Mendoza d'un +air un peu soupconneux. + +-- Que diable cela peut-il vous faire? cria Belcher d'un ton +furieux. + +-- Cela nous fait beaucoup a nous tous, car on raconte d'etranges +histoires. + +-- Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez +bien vous repentir de les avoir ecoutees. + +-- _All right_, Jim! A ce que je vois, votre dejeuner de ce matin +n'est pas bien passe. + +-- Les autres sont-ils arrives? dit mon oncle, d'un air +insouciant. + +-- Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est la-bas avec les +cordages et les piquets. Jackson vient d'arriver en voiture et la +plupart des gardiens du ring sont a leur poste. + +-- Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se +remettant en marche. Il est possible que les autres soient en +retard, puisqu'ils doivent venir de Reigate. + +-- Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven. + +-- Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d'airain +jusqu'au dernier moment. + +-- Naturellement, monsieur, s'ecria Belcher, je n'aurais jamais +cru que les paris montent comme cela. C'est qu'il y a quelqu'un +qui sait... Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles, +et voir comment cela tournera. + +Il nous arriva un bruit pareil a celui que font les vagues sur la +plage, bien avant que nous fussions en presence de cette immense +multitude. + +Enfin, a un plongeon brusque que fit la route, nous vimes cette +foule, ce tourbillon d'etres humains se deployant devant nous, +avec un vide tournoyant au centre. + +Tout autour, les voitures et les chevaux etaient dissemines par +milliers a travers la lande. Les pentes etaient animees par la +presence de tentes et de boutiques improvisees. + +On avait choisi pour emplacement du ring un endroit ou l'on avait +pratique dans le sol une grande cuvette, de facon que le contour +format un amphitheatre naturel d'ou tout le monde put bien voir ce +qui se passait au centre. + +A notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui +etait placee sur les bords et par consequent le plus proche de +nous et ces acclamations se repeterent dans toute la multitude. + +Un instant apres, on entendit de grands cris qui commencaient a +l'autre bout de l'arene. + +Toutes les figures, qui etaient tournees vers nous, se +retournerent, si bien qu'en un clin d'oeil, tout le premier plan +passa du blanc au noir. + +-- Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et +Craven. + +En nous tenant debout sur notre voiture, nous pumes apercevoir la +cavalcade qui approchait des Dunes. + +Elle commencait par la spacieuse barouche ou etaient assis Sir +Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son +entraineur. + +Les postillons avaient a leur coiffure des flots de faveurs jaune +serin. C'etait la couleur sous laquelle devait lutter Wilson. + +Derriere la voiture venaient a cheval une centaine au moins de +gentlemen de l'Ouest, puis une file, a perte de vue, de _gigs_, de +_tilburys_, de voitures. + +Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche +arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction. + +Sir Lothian Hume nous apercut et donna a ses postillons l'ordre +d'arreter. + +-- Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied a terre. J'ai cru +reconnaitre votre voiture rouge. Voila une belle matinee pour la +lutte. + +Mon oncle s'inclina d'un air froid, sans repondre. + +-- Je suppose, puisque nous voila tous presents, que nous pouvons +commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux +facons de son interlocuteur. + +-- Nous commencerons a dix heures. Pas une minute plus tot. + +-- Tres bien, puisque vous y tenez. A propos, Sir Charles, ou est +votre homme? + +-- C'est a vous que je devrais adresser cette question, Sir +Lothian. Ou est mon homme? + +Une expression d'etonnement se peignit sur les traits de Sir +Lothian, expression admirablement feinte si elle n'etait pas +vraie. + +-- Qu'entendez-vous dire, en me faisant une pareille question? + +-- C'est que je tiens a le savoir. + +-- Mais comment puis-je repondre? Est-ce que c'est mon affaire? + +-- J'ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire. + +-- Si vous aviez la bonte de vous expliquer un peu plus +clairement, il me serait peut-etre possible de vous comprendre. + +Tous deux etaient tres pales, tres froids, tres raides et +impassibles dans leur attitude, mais ils echangeaient des regards +comme s'ils croisaient le fer. + +Je me rappelai la reputation de terrible duelliste qu'avait Sir +Lothian et je tremblai pour mon oncle. + +-- Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief +contre moi vous m'obligeriez infiniment en me le faisant connaitre +clairement. + +-- C'est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a ete organise un +complot pour estropier ou enlever mon champion et j'ai toutes les +raisons possibles de croire que vous y etes mele. + +Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir +Lothian. + +-- Je vois, dit-il, votre homme n'est pas devenu le champion sur +lequel vous comptiez, au bout de son entrainement, et vous voila +bien embarrasse pour trouver une defaite. Tout de meme je crois +que vous eussiez pu en trouver une qui fut plus plausible ou qui +comportat des suites moins serieuses. + +-- Monsieur, repondit mon oncle, vous etes un menteur, mais +personne ne sait mieux que vous a quel point vous etes un menteur. + +Les joues creuses de Sir Lothian palirent de colere et je vis +pendant un instant, dans ses yeux profondement enfonces, la lueur +que l'on apercoit au fond de ceux d'un matin en fureur qui se +dresse et se traine au bout de sa chaine. + +Puis, par un effort, il redevint ce qu'il etait d'ordinaire +l'homme froid, dur, maitre de lui-meme. + +-- Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme +deux rustres ivres un jour de marche, dit-il. Nous pousserons +l'affaire plus loin un autre jour. + +-- Pour cela, je vous le promets, repondit mon oncle d'un ton +farouche. + +-- En attendant, je vous invite a observer les conditions de votre +engagement. Si vous ne presentez pas votre champion dans vingt- +cinq minutes, je reclame l'enjeu. + +-- Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors +vous pourrez le reclamer, mais pas un instant plus tot. + +Il etait admirable en ce moment, car il avait l'air d'un homme qui +dispose de toute sorte de ressources cachees. + +Pendant ce temps, Craven, qui avait echange quelques mots avec Sir +Lothian Hume, revint pres de nous. + +-- J'ai ete prie de remplir les fonctions d'unique juge en cette +affaire. Cela repond-il a vos desirs, Sir Charles? +-- Je vous serais extremement oblige, Craven, d'accepter ces +fonctions. + +-- Et l'on a propose Jackson comme chronometreur. + +-- Je ne saurais en souhaiter de meilleur. + +-- Tres bien, voila qui est convenu. + +Pendant ce temps, la derniere voiture etait arrivee et les chevaux +avaient ete attaches au piquet sur la lande. + +Les trainards s'etaient rapproches de telle sorte que la vaste +multitude formait maintenant une masse compacte d'ou montait une +voix unique qui commencait a mugir d'impatience. + +Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine a +apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste etendue de +lande verte et pourpre. + +Un _gig_ attarde arrivait au grand galop sur la route venant du +sud. + +Quelques pietons montaient encore peniblement de Crawley, mais on +n'apercevait nulle part un indice de l'absent. + +-- Les paris vont leur train, malgre tout, dit Belcher. J'ai fait +un tour au ring et on est toujours au pair. + +-- Il y a une place pour vous dans l'enceinte exterieure pres du +ring, Sir Charles, dit Craven. + +-- Je n'apercois encore aucun signe de mon champion. Je n'entrerai +pas avant son arrivee. + +-- Il est de mon devoir de vous avertir qu'il n'y a plus que dix +minutes. + +-- Et moi je marque cinq, s'ecria Sir Lothian. + +-- C'est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d'un +ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes. + +-- Voici Wilson le Crabe, s'ecria Belcher. + +Au meme instant, retentit dans la foule un cri pareil a un cri de +tonnerre. + +Le pugiliste de l'Ouest etait sorti de la tente ou il faisait sa +toilette. Il etait suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui +remplissaient le role de seconds aupres de lui. + +Il etait nu jusqu'a la ceinture, avec une paire de calecons +blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course. + +Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies +petites faveurs de la meme couleur etaient attachees a ses genoux. + +Il tenait a la main un grand chapeau blanc. + +Il parcourut au pas de course l'espace qu'on avait maintenu libre +dans la foule pour permettre l'acces du ring. Il lanca en l'air le +chapeau qui tomba dans l'enceinte formee par les piquets. + +Puis, d'un double saut, il franchit les enceintes exterieures et +interieures de cordes et resta debout au centre, les bras croises. + +Je ne m'etonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui- +meme ne put s'empecher d'y joindre les siens. + +C'etait assurement un jeune athlete d'une structure magnifique. Il +etait impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche, +lustree et luisante comme la peau d'une panthere sous les rayons +du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles a +chacun de ses mouvements. + +Ses bras etaient longs et flexibles, ses epaules bien detachees et +neanmoins puissantes, avec cette legere tombee qui est plus que la +carrure un indice de force. + +Il joignit les mains derriere la tete, les eleva, les agita +derriere lui et, a chacun de ses mouvements, quelque nouvelle +surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de +saillies musculaires pendant qu'un cri d'admiration et de +ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions. + +Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une +belle statue en attendant son adversaire. + +Sir Lothian Hume, l'air impatient, etait reste les yeux fixes sur +sa montre, il la referma d'un coup sec et triomphant. + +-- Le temps est ecoule, s'ecria-t-il. Le match est forfait. + +-- Le temps n'est point ecoule, dit Craven. + +-- J'ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui +un regard desespere. +-- Seulement trois, Tregellis. + +-- Ou est votre champion, Sir Charles? Ou est l'homme pour qui +nous avons parie? + +Et des figures echauffees se tendaient deja l'une sur l'autre. Des +regards irrites se portaient sur nous. + +-- Plus qu'une minute. J'en suis bien fache, Tregellis, mais je +serai contraint de declarer le forfait contre vous. + +Il y eut un remous soudain dans la foule, une poussee, un cri, et +de loin, un vieux chapeau noir lance en l'air par-dessus les tetes +des spectateurs du ring, vint rouler dans l'enceinte des cordes. + +-- Sauves, grand Dieu! hurla Belcher. + +-- Je crois bien cette fois que c'est mon homme, dit mon oncle +d'un ton calme. + +-- Trop tard! s'ecria sir Lothian. + +-- Non, repliqua le juge, il s'en faut de vingt secondes. +Maintenant la lutte peut avoir lieu. + + +XVII -- AUTOUR DU RING + + +Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien +petit nombre, qui virent de quel cote arrivait ce chapeau noir, si +opportunement lance par-dessus les cordes. + +J'ai deja parle d'un _gig_ qui approchait isolement et arrivait +grand train, par la route du sud. + +Mon oncle l'avait apercu, mais en avait ete distrait par la +discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l'heure. + +Quant a moi, j'avais ete si frappe de l'allure furieuse a laquelle +arrivaient les retardataires, que j'etais reste a les regarder +avec une sorte de vague espoir, dont je n'osais rien dire, par la +crainte de causer a mon oncle un nouveau desappointement. + +Je venais de voir que le _gig_ contenait une femme et un homme, +lorsque soudain je vis le vehicule faire un ecart sur la route, se +lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et +coupant court a travers la lande, ecrasant les touffes de genets, +puis s'enfoncant jusqu'aux moyeux dans la bruyere et les mares. + +Lorsque le conducteur arreta ses juments couvertes d'ecume, il +jeta les renes a sa compagne, s'elanca a bas de son siege et se +lanca furieusement a travers la foule et bientot fut lance le +chapeau qui apprit a tous le defi porte. + +-- Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement +que si ce coup de theatre avait ete arrange d'avance et avec soin +par lui, rien ne nous presse. + +-- A present que votre champion a jete son chapeau dans le ring, +vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles. + +-- Mon neveu, votre ami a certainement paru a temps. Il s'en est +fallu de l'epaisseur d'un cheveu... + +-- Ce n'est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C'en est un autre. + +Les sourcils souleves de mon oncle exprimerent l'etonnement. + +-- Comment! un autre! s'exclama-t-il. + +-- Et un solide encore! brailla Belcher, en se donnant sur la +cuisse une claque qui fit le bruit d'un coup de pistolet. Eh! que +ma carcasse saute si ce n'est pas ce vieux Jack Harrison en +personne. + +Nous jetames un regard sur la foule et nous vimes la tete et les +epaules d'un homme robuste et vaillant qui gagnait peu a peu du +terrain, en laissant derriere lui un sillage en forme de V, comme +il s'en forme derriere un chien qui nage. + +Maintenant qu'il se rapprochait du bord interieur ou la foule +etait moins dense, il leva la tete, et nous vimes la figure +bonhomme et tannee du forgeron qui se tourna vers nous. + +Des qu'il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par- +dessus sous lequel il parut en tout son equipement de combattant, +culottes noires, bas chocolat et souliers blancs. + +-- Je suis bien fache d'arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais +venu plus tot, mais il m'a fallu du temps pour arranger ca avec la +femme. Je n'ai pu la decider tout d'un coup, et il a fallu +l'emmener avec moi et nous avons discute la chose en route. + +Et jetant un coup d'oeil sur le _gig_, j'y vis en effet mistress +Harrison qui y etait assise. Sir Charles fit signe a Jack +Harrison. + +-- Qu'est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison? dit-il. +Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le +suis de vous voir en ce moment, mais j'avoue que je ne vous +attendais pas. + +-- Mais, monsieur, vous avez ete prevenu que je viendrais. + +-- Non, certainement non. + +-- N'avez-vous pas recu un mot d'avis, Sir Charles, d'un nomme +Cummings qui est le maitre de l'auberge de Friar's Oak? Maitre +Rodney que voici le connait bien. + +-- Nous l'avons vu ivre mort a l'hotel _Georges_. + +-- Ca y est, j'en avais eu peur, s'ecria Harrison avec depit. Il +est toujours comme cela quand il est excite. Jamais je n'ai vu un +homme se monter la tete comme il l'a fait quand il a su que je +prendrais cette lutte a mon compte. Il s'est muni d'un sac de +souverains pour parier pour moi. + +-- C'est donc pour cela que la cote a change? dit mon oncle. Il en +a entraine d'autres. + +-- Je craignais tellement qu'il ne se mit a boire, que je lui +avais fait promettre d'aller tout droit vous trouver sans perdre +une minute. Il avait un billet pour vous. + +-- J'ai appris qu'il etait arrive a l'hotel _Georges_ a six +heures. Or, je ne suis arrive de Reigate qu'a sept heures passees +et, a ce moment-la, je suis sur qu'il devait avoir bu sa +commission. Mais ou est votre neveu Jim et comment avez-vous pu +savoir qu'on aurait besoin de vous? + +-- Ce n'est pas sa faute, je vous en reponds, s'il vous a laisse +dans le petrin. Quant a moi, j'ai recu l'ordre de le remplacer. +Cet ordre m'a ete donne par le seul homme en ce monde, auquel je +n'aurais jamais desobei. + +-- Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui etait descendue du +_gig_ et s'etait approchee de nous, tirez de lui le meilleur parti +que vous pourrez pour cette fois, car vous n'aurez plus mon Jack, +dussiez-vous me le demander a genoux. + +-- Elle n'encourage pas du tout les sports. Ca c'est un fait! dit +le forgeron. + +-- Les sports! s'ecria-t-elle d'une voix criarde ou percaient le +mepris et la colere. Revenez m'en parler quand tout sera fini. + +Elle s'eloigna en toute hate et je la vis plus tard, assise parmi +la bruyere, le dos tourne a la foule et les mains sur les +oreilles, toute recroquevillee, toute convulsionnee +d'apprehension. + +Pendant que se passait cette scene rapide, la foule etait devenue +de plus en plus tumultueuse, tant par l'impatience que lui causait +le retard que par son redoublement d'entrain, lorsqu'elle avait +entrevu la bonne fortune inesperee de voir un boxeur aussi repute +qu'Harrison. + +Son nom avait deja circule et plus d'un connaisseur age avait tire +de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guinees sur +l'homme qui allait representer l'ecole du passe en face de l'ecole +du present. + +Les jeunes gens penchaient pour l'homme de l'Ouest et l'on avait +encore quelques petites variations dans la cote, selon que se +modifiait la proportion des partisans de l'un ou de l'autre, dans +les groupes de la foule. + +Pendant ce temps-la, sir Lothian Hume faisait des embarras aupres +de l'honorable Berkeley Craven, qui etait reste debout pres de +notre voiture. + +-- Je depose une protestation formelle contre cette maniere +d'agir, dit-il. + +-- Pour quels motifs, monsieur? + +-- Parce que l'homme presente ici n'est pas celui qu'a designe en +premier lieu Sir Charles Tregellis. + +-- Je n'ai designe absolument personne, vous le savez bien, dit +mon oncle. + +-- Les paris ont ete tenus dans l'idee que le jeune Jim Harrison +serait l'adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier +moment, il est retire pour etre remplace par un autre plus +redoutable. + +-- Sir Charles Tregellis ne depasse en rien son droit, dit Craven +d'un ton ferme. Il a pris l'engagement de presenter un homme qui +serait en dedans des limites d'age convenues, et l'on me dit +qu'Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans +passes, Harrison? + +-- Quarante ans le mois prochain, monsieur. + +-- Tres bien. Je declare que la lutte peut s'engager. + +Mais, helas! il y avait une autorite superieure a celle du juge +lui-meme, et nous avions a subir un incident qui fut le prelude et +parfois aussi la fin de bien des luttes d'autrefois. + +A travers la lande etait arrive un cavalier vetu de noir, avec des +bottes de chasse a revers de basane, suivi d'un couple de grooms, +et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des +ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain +alternativement. + +Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jete +des regards soupconneux du cote de ce cavalier, mais le plus grand +nombre l'apercurent seulement lorsqu'il eut arrete son cheval sur +un tertre qui dominait l'amphitheatre et d'ou, avec une voix de +stentor, il annonca qu'il representait le _Custos Rotulorum_ de Sa +Majeste dans le comte de Sussex et qu'il declarait la reunion de +cette assemblee contraire a la loi, et qu'il avait charge de la +disperser en employant au besoin la force. + +Jamais, jusqu'alors, je n'avais compris cette crainte profondement +enracinee, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de +bien des siecles, a imprimer a coups de trique dans l'ame de ces +insulaires sauvages et turbulents. + +Voila donc un homme, flanque simplement de deux domestiques, en +face de trente mille autres hommes irrites, mecontents, et parmi +lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession +et aussi parmi ces derniers, des representants de la classe la +plus brutale et la plus dangereuse qu'il y eut dans le pays. + +Et pourtant, c'etait cet homme isole qui parlait de recourir a la +force pendant que l'immense multitude flottait en murmurant +pareille a un animal indocile et de dispositions farouches, face- +a-face avec une puissance, qu'il savait sourde a tout +raisonnement, capable de vaincre toute resistance. + +Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une +douzaine d'autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce +geneur du sport. + +-- Je suppose que vous avez un mandat, monsieur? dit Craven. + +-- Oui, monsieur, j'ai un mandat. + +-- Alors, la loi me donne le droit de l'examiner. + +Le magistrat lui tendit un papier bleu. + +Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, pencherent la tete +pour l'examiner, car la plupart d'entre eux etaient eux-memes des +magistrats et fort attentifs a decouvrir la moindre bevue dans la +redaction. + +A la fin, Craven haussa les epaules et rendit le papier. + +-- Il me parait en forme, monsieur, dit-il. + +-- Il est absolument correct, repondit le magistrat avec +affabilite. Pour vous eviter une perte de votre temps precieux, +gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis +parfaitement resolu a interdire tout combat, en quelques +circonstances que ce soit, sur le territoire du comte dont j'ai la +charge et je suis decide a vous suivre tout le jour pour +l'empecher. +Dans mon inexperience, je me figurais que cela paraissait terminer +l'affaire d'une facon definitive, mais je n'avais pas rendu +justice a la prevoyance des personnes qui organisent ces +rencontres et j'ignorais egalement les avantages qui faisaient de +la dune de Crawley un lieu de reunion privilegie. Les patrons, les +parieurs, le juge, le chronometreur tinrent conseil. + +-- Il y a sept milles de terrain au-dela de la frontiere du +Hampshire et deux au-dela de celle du Surrey, dit Jackson. + +Le fameux maitre du ring avait arbore en l'honneur de la +circonstance un magnifique habit ecarlate aux boutonnieres brodees +d'or, une canne blanche, un chapeau a boucle avec large ruban +noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair. + +Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et +particulierement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant +contribue a faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs, +aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais. + +Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux percants et +son enorme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette +troupe rude et tapageuse qui l'avait pris pour commandant en chef. + +-- Si je pouvais me hasarder a vous donner un avis, dit l'affable +magistrat, ce serait de passer du cote du Hampshire car, du cote +du Sussex, sir James Ford n'est pas moins oppose que moi a ces +sortes de reunions, tandis que Mr Merridew de Long Hall, qui est +le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point. + +-- Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de facon a +produire le plus grand effet, je vous suis infiniment oblige. Si +le juge le permet, il n'y aura qu'a deplacer les piquets. +L'instant d'apres, ce fut une scene de la plus vive animation. + +Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aides des gardiens du ring, +arracherent les piquets et les cordes et les emporterent dans un +autre endroit de la plaine. + +Wilson le Crabe fut enveloppe dans de grands manteaux et emmene +dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la +place de Mr Craven sur notre voiture. + +Ensuite, l'immense foule se deplaca, cavaliers, vehicules, +pietons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la +lande. + +Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme +des vaisseaux qui naviguent, cependant qu'elles avancaient sur +cinquante de front, secouees, cahotees par toutes les inegalites +qu'elles rencontraient. + +De temps a autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de +moyeu partait, une roue s'abattait sur les touffes de bruyere et +des eclats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis +qu'ils contemplaient piteusement le desastre. + +Puis, dans une partie de la lande ou les broussailles etaient plus +clairsemees et la surface plus egale, les pietons se mirent a +courir, les cavaliers firent jouer les eperons, les conducteurs +firent claquer leurs fouets et toute la foule s'ecoula en une +course au clocher, affolee a la suite de la barouche jaune et de +la voiture rouge qui formaient l'avant-garde. + +-- Que pensez-vous de nos chances? dit mon oncle a Harrison de +facon a ce que je pus l'entendre, pendant que les juments allaient +avec precaution sur ce terrain inegal. + +-- Ce sera ma derniere lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous +avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller, +ce serait a la condition de ne plus le lui demander. Il faut que +je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne. + +-- Mais votre entrainement? + +-- Je suis toujours en entrainement, monsieur. Je travaille ferme +du matin au soir et je ne bois que de l'eau. Je ne crois pas que +le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses regles. + +-- Il a le bras un peu long pour vous. + +-- Je me suis battu avec d'autres qui l'avaient plus long encore +et je les ai vaincus. Si on en venait a un corps a corps, j'aurais +tous les avantages et avec une poussee, je viendrais a bout de +lui. + +-- C'est un match entre la jeunesse et l'experience. Eh bien! Je +ne retirerais pas une guinee de mon enjeu. Mais a moins qu'il ait +ete contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m'avoir +abandonne. + +-- Il etait contraint, Sir Charles. + +-- Vous l'avez vu, alors? + +-- Non, patron, je ne l'ai pas vu. + +-- Vous savez ou il est? + +-- Ah! il ne m'est pas permis de parler dans un sens ou dans +l'autre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne lui a pas +ete possible d'agir autrement. Mais voici le policier qui revient +sur nous. +Ce personnage de mauvais augure revint au galop pres de notre +voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable. + +-- Mon ressort s'arrete a ce fosse, monsieur, dit-il. Je me figure +que vous aurez peine a trouver un endroit plus avantageux pour une +partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de +l'autre cote. La je suis absolument certain que personne ne +viendra vous deranger. + +Le desir manifeste, qu'il avait de voir la lutte s'engager, +contrastait si fort avec le zele qu'il avait mis a nous chasser de +son comte, que mon oncle ne put s'empecher de lui en faire +l'observation. + +-- Le role d'un magistrat n'est point de fermer les yeux sur une +violation de la loi, repondit-il, mais si mon collegue du +Hampshire n'eprouve point de scrupules a permettre cela dans son +ressort, je ne serais pas fache de voir la lutte. + +Et donnant de l'eperon a son cheval, il alla se placer sur un +tertre voisin, d'ou il esperait bien voir ce qui se passerait. + +Alors, j'eus sous les yeux tous ces details d'etiquette, ces +curiosites d'usages qui se sont perpetues jusqu'a nos jours; ils +sont encore si recents que nous ne sommes pas parvenus a nous +persuader qu'un jour ils seront recueillis par quelque historien +de la societe avec autant de zele que les sportsmen en mettaient a +les observer. + +La lutte prenait un certain caractere de dignite, grace a un +rigide code de ceremonies, tout comme le choc entre chevaliers +bardes de fer etait precede et embelli par l'appel des herauts et +le detail des armoiries. + +Aux yeux de bien des gens d'autrefois, le duel dut apparaitre +comme une epreuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le +contemplons au bout d'une ample perspective, nous y voyons une +rude et vaillante preparation aux conditions de la vie dans un +siecle de fer. + +Et tout de meme, maintenant que le ring est devenu une chose du +passe aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit +nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d'elles- +memes d'une facon si naturelle et si spontanee, c'est qu'elles ont +une fonction a remplir, c'est qu'il y a moins de mal a ce que deux +hommes se battent, de leur propre gre, jusqu'a l'epuisement de +leurs forces, c'est, dis-je, un moindre mal que si l'ideal de +l'energie et de l'endurance courait le risque de s'abaisser chez +un peuple dont le destin est si completement subordonne aux +qualites individuelles du citoyen. + +Qu'on en finisse avec la guerre, si l'intelligence de l'homme est +capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu'au jour ou +l'on en trouvera le moyen, qu'on se garde de s'en prendre a ces +qualites premieres, auxquelles nous pouvons, a tout moment, etre +obliges de recourir pour nous tenir en surete. + +Tom Owen et son original aide Fogs, qui reunissait les professions +de boxeur et de poete, mais qui, heureusement pour lui, tirait +meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bientot +etabli le ring selon les regles alors en vogue. + +Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P.C. +du _Pugiling-Club_, furent plantes de facon a delimiter un carre +de vingt-quatre pieds de cote entoures de cordes. + +En dehors de ce ring, une autre enceinte fut disposee; il y avait +huit pieds de largeur entre les deux. + +L'enceinte interieure etait destinee aux combattants et a leurs +seconds tandis que dans l'enceinte exterieure, des places etaient +reservees au juge, au chronometreur, aux patrons des champions et +a un petit nombre de personnages distingues ou favorises du nombre +desquels je fus, etant en compagnie de mon oncle. + +Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill +War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom +Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l'endurant, Symonds le +bandit, Tyne le tailleur et d'autres furent disposes comme gardes +dans l'enceinte exterieure. + +Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui etaient +si en faveur aupres des gens a la mode. Ils etaient armes de +cravaches a monture d'argent, marquees aux initiales P.C. + +Si quelqu'un, vagabond de l'East End ou patricien du West End, se +faufilait dans l'enceinte exterieure, le corps des gardiens, au +lieu de recourir aux raisonnements ou aux prieres, tombait a tour +de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu'a ce +qu'il se fut enfui du terrain defendu. + +Et malgre cette garde formidable et ces procedes sauvages, les +gardes qui avaient a soutenir l'effort de poussee en avant d'une +foule enragee, etaient souvent aussi ereintes que les combattants +eux-memes a la fin d'une rencontre. + +Jusqu'a ce moment-la, ils formaient une ligne de sentinelles qui +presentait, sous une serie d'uniformes chapeaux blancs, tous les +types possibles du boxeur, depuis la figure fraiche et juvenile de +Tom Belcher, de Jones et des autres nouvelles recrues, jusqu'aux +faces cicatrisees et mutilees des vieux professionnels. + +Pendant qu'on s'occupait de planter les poteaux, de fixer les +cordes, je pouvais, grace a ma place privilegiee, entendre les +propos de la foule qui etait derriere moi. Deux rangs de cette +foule etaient allonges par terre, les deux autres rangs +agenouilles et le reste debout en colonnes serrees sur toute la +pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que +par-dessus les epaules de celle qui etait en avant d'elle. + +Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort +experimentes, qui voyaient les chances d'Harrison sous le jour le +plus sombre, et j'avais le coeur gros a entendre leurs propos. + +-- Toujours la meme histoire, disait l'un. Ils ne veulent pas se +mettre dans la tete que les jeunes doivent avoir leur tour. Il +faut le leur enfoncer dans la tete a coups de poing. + +-- Oui, oui, disait un autre, c'est comme cela que Jack Slack a +battu Boughton et que moi-meme, j'ai vu Hooper le ferblantier +mettre en morceaux le marchand d'huile. Ils en viennent tous la +avec le temps et maintenant c'est le tour d'Harrison. + +-- N'en soyez pas si sur que ca, s'ecria un troisieme. J'ai vu +Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l'ai vu vaincu. +C'est un boucher, vous dis-je. + +-- C'etait, voulez-vous dire. + +-- Eh bien, je ne vois pas qu'il ait tant change que cela. Et je +suis pret a mettre dix guinees sur mon opinion. + +-- Comment! dit tres haut un homme place juste derriere moi et qui +faisait l'important, en parlant avec l'accent lourd et zezayant de +l'ouest. D'apres ce que j'ai vu de ces jeunes gens de Gloucester, +je ne crois pas qu'Harrison eut tenu bon pendant dix rounds, quand +il etait dans sa premiere jeunesse. Je suis arrive hier par le +coche de Bristol et le garde m'a dit qu'il avait quinze mille +livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient ete envoyees pour +miser sur notre homme. +-- Ils auront de la chance s'il revient, leur argent, dit un +autre. Harrison n'est pas une demoiselle au combat et il a de la +race jusqu'a la moelle des os. Il ne reculerait pas quand meme son +adversaire serait aussi gros que Carlton House. + +-- Peuh! repondit l'homme de L'Ouest. C'est seulement dans les +pays de Bristol et de Gloucester que l'on trouve les hommes +capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester. + +-- Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix +irritee dans la foule qui se trouvait derriere lui. Il y a six +hommes de Londres qui se chargeraient de demolir douze de ceux qui +nous arrivent de l'Ouest. + +L'affaire aurait peut-etre debute par un engagement impromptu +entre le cockney indique et le gentleman venu de Bristol, si un +tonnerre d'applaudissements n'etait pas venu couper court a leur +altercation. + +Ces applaudissements etaient dus a l'apparition sur le ring de +Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui +portaient le bassin, l'eponge, la vessie a eau-de-vie et autres +insignes de leur office. + +Des qu'il fut entre, Wilson le Crabe defit le foulard jaune serin +qui lui ceignait les reins et l'attacha a un des poteaux des +angles ou le foulard resta agite par la brise. + +Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la +meme couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme +souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d'un shilling la piece. + +Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que +par l'arrivee d'Harrison qui entra posement, tranquillement, en +enjambant les cordes ainsi qu'il convenait a son age plus mur et a +ses articulations moins souples. + +Les cris qui l'accueillirent furent plus enthousiastes encore que +ceux qui avaient salue Wilson, et ils exprimaient une admiration +plus profonde, car la foule avait deja eu le temps de voir le +physique de Wilson, tandis que celui d'Harrison etait une +nouveaute pour elle. + +J'avais souvent contemple les bras et le cou du puissant forgeron, +mais je ne l'avais jamais vu nu jusqu'a la ceinture. + +Je n'avais point compris la merveilleuse symetrie de developpement +qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le modele favori des +sculpteurs de Londres. + +Ce n'etait plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de +lumiere sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un +coup d'oeil si agreable. + +Au lieu de cela, on se trouvait en presence d'une grandeur +rudement taillee, d'un enchevetrement de muscles noueux. + +On eut dit les racines d'un vieux chene se tordant pour aller de +la poitrine a l'epaule et de l'epaule au coude. + +Meme quand il etait au repos, le soleil jetait des ombres sur les +courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle +faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et +faisait de son corps un amas de noeuds et d'asperites. + +La peau de sa figure et de son corps etait d'une teinte plus +foncee, d'un grain plus serre que celle de son adversaire plus +jeune, mais il paraissait avoir plus de resistance, de durete et +cette apparence etait encore plus marquee par la couleur plus +sombre de ses bas et de ses culottes. + +Il entra dans le ring en sucant un citron, suivi de Jim Belcher et +de Caleb Baldwin le fruitier. + +Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon +par-dessus le foulard jaune de l'homme de l'Ouest et enfin se +dirigea vers son adversaire la main tendue. + +-- J'espere que vous allez bien, Wilson? dit-il. + +-- Pas trop mal merci, repondit l'autre. Nous nous parlerons sur +un autre ton, j'espere, avant de nous quitter. + +-- Mais sans rancune, dit le forgeron. + +Et les deux hommes echangerent un ricanement avant de se placer +dans leurs coins. + +-- Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont ete +peses? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l'enceinte +exterieure. + +-- Ils viennent d'etre peses sous mes yeux, monsieur, repondit Mr +Craven. Votre homme a fait baisser le plateau a treize stone trois +et Harrison a treize huit. + +-- C'est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu'a la +tete, s'ecria Sam le Hollandais de son coin. + +-- Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin. + +-- Vous en recevrez plus de lui que vous n'en avez jamais achete, +repliqua Jim Belcher. + +Et la foule de rire a ces rudes plaisanteries. + + +XVIII -- LA DERNIERE BATAILLE DU FORGERON + + +-- Qu'on quitte le ring exterieur! cria Jackson, debout pres des +cordes, une grosse montre d'argent a la main. + +-- Swhack! Swhack! Swhack! firent les cravaches, car un certain +nombre de spectateurs, les uns jetes en avant par la poussee de +derriere, les autres prets a risquer un peu de douleur physique +pour avoir une chance de mieux voir, s'etaient glisses sous les +cordes et formaient une rangee irreguliere en dedans de l'enceinte +exterieure. + +Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse +de coups portes par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons +en arriere, avec la precipitation maladroite de moutons effrayes +qui cherchent a passer par une breche de leur parc. + +Leur situation etait embarrassante, car les gens places en avant +refusaient de reculer d'un pouce, mais les arguments qu'ils +recevaient par derriere finirent par avoir le dessus et les +derniers fugitifs etaient rentres, tout effarouches, dans les +rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les +bords, a intervalles egaux, leurs cravaches le long de la cuisse. + +-- Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous +informer que le champion designe par Sir Charles Tregellis est +Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui +de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne +ne doit rester dans l'enceinte exterieure a l'exception du juge et +du chronometreur. Il ne me reste plus qu'a vous prier, si +l'occasion l'exige, de me donner votre concours pour tenir le +terrain libre, eviter la confusion et veiller a la loyaute du +combat. Tout est pret? + +-- Tout est pret, cria-t-on des deux coins. + +-- Allez. + +Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de +respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais +se dirigerent d'un pas rapide vers le centre du ring. + +Les deux hommes se donnerent une poignee de main. Les seconds en +firent autant. Les quatre mains se croiserent. + +Puis les seconds se retirerent en arriere. + +Les deux hommes resterent face-a-face, pied contre pied, les mains +levees. + +C'etait un spectacle magnifique pour quiconque n'etait pas +depourvu de l'instinct qui fait apprecier la plus noble des +oeuvres de la nature. + +Chacun de ces deux hommes repondait a la condition qui fait +l'athlete puissant, celle de paraitre plus grand sans ses +vetements qu'avec eux. + +Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien. + +Et chacun d'eux faisait ressortir les traits caracteristiques de +l'autre par les contrastes avec les siens propres: l'adolescent +allonge, aux membres delies, aux pieds de daim, et le veteran +trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait a une souche de chene. + +La cote se mit a monter en faveur du jeune homme a partir du +moment ou ils furent mis en presence, car ses avantages etaient +bien apparents, tandis que les qualites, qui avaient eleve si haut +Harrison dans sa jeunesse, n'etaient plus qu'un souvenir reste aux +anciens. + +Tout le monde pouvait voir les trois pouces de superiorite dans la +taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il +suffisait de remarquer le mouvement rapide, felin, des pieds, le +parfait equilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle +promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou +lui echapper. + +Mais il fallait un instinct plus penetrant, pour interpreter le +sourire farouche qui voltigeait sur les levres du forgeron ou la +flamme secrete qui brillait dans ses yeux gris. + +Seuls les gens d'autrefois savaient qu'avec son coeur puissant et +sa charpente de fer, c'etait un homme contre lequel il etait +dangereux de parier. + +Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom, +sa main et son pied gauche bien en avant, son corps penche tres en +arriere de ses reins, sa garde placee en travers de sa poitrine, +mais tenue assez en avant pour qu'il fut extremement difficile +d'aller au-dela. + +De son cote, le forgeron avait pris l'attitude tombee en desuetude +qu'avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s'etait +pas revue depuis dix ans dans une lutte de premiere classe. + +Ses deux genoux etaient legerement flechis, il se presentait bien +carrement a son adversaire et tenait ses deux poings bruns par- +dessus sa marque, de maniere a pouvoir lancer l'un ou l'autre a +son gre. + +Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au +dehors, avaient ete plongees dans quelque liquide astringent, afin +de les empecher de s'enfler, et elles contrastaient si vivement +avec la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu'il portait des +gants de couleur foncee et tres collants, jusqu'au moment ou mon +oncle m'expliqua la chose a voix basse. + +Ils etaient ainsi face-a-face au milieu d'un fremissement +d'attention et d'expectative, pendant que l'immense multitude +suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, a ce +point qu'ils eussent pu se croire seuls, homme a homme, au centre +de quelque solitude primitive. + +Il parut evident, des le debut, que Wilson le Crabe etait decide a +ne negliger aucune chance, qu'il s'en rapporterait a la legerete +de ses pieds, a l'agilite de ses mains, jusqu'au moment ou il +comprendrait quelque chose a la tactique de son adversaire. + +Il tourna plusieurs fois autour de lui, a petits pas rapides, +menacants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-meme, +reglant ses mouvements en consequence. + +Alors, Wilson fit un pas en arriere, pour engager Harrison a +rompre et a le suivre. + +L'ancien sourit et secoua la tete. + +-- Il faut que vous veniez a moi, mon garcon, dit-il, je suis trop +vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous +avons la journee devant nous, et j'attendrai. + +Il ne s'attendait pas peut-etre a recevoir aussi promptement une +reponse a son invitation, car en un instant, l'homme de l'Ouest +bondissant comme une panthere fut sur lui. + +-- Pan! Pan! Pan! + +Puis des coups sourds se succederent. + +Les trois premiers tomberent sur la figure d'Harrison, les deux +derniers s'appliquerent rudement sur son corps. + +Et d'un pas de danseur, le jeune homme recula, se degagea d'un +style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marquerent +en rouge vif le bas de ses cotes. + +-- Premier sang pour Wilson! cria la foule. + +Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de +son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpre +et degouttant. + +Et Wilson revint a la marque avec une feinte et lanca un coup a +toute volee sur la joue d'Harrison, puis, parant le coup droit que +lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round +par une glissade sur le gazon. + +-- Premier knock-down pour Harrison! hurlerent des milliers de +voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer +de main selon le jugement rendu. + +-- J'en appelle au juge, s'ecria Sir Lothian Hume, c'etait une +glissade et non un knock-down. + +-- Je juge que c'etait une glissade, dit Berkeley Craven. + +Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu +d'applaudissements unanimes pour leur premier round plein d'ardeur +et bien dispute. +Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et +d'un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu'il jeta dans +le bassin. + +-- Tout a fait comme jadis, dit-il a Belcher. + +-- Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez recu un +peu plus que vous n'avez donne. + +-- Je peux en porter davantage, dit-il avec serenite, pendant que +Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse eponge. + +Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de +paraitre a travers l'eau. + +Je puis m'apercevoir, d'apres les commentaires que faisaient +autour de moi les Corinthiens experimentes et d'apres les +remarques de la foule placee derriere moi, qu'on regardait les +chances d'Harrison comme diminuees par ce round. + +-- J'ai vu ses defauts de jadis et je n'ai pas vu ses qualites de +jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de +Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa +garde. Wilson l'a touche autant qu'il a voulu. + +-- Wilson peut le toucher trois fois pendant qu'il sera lui-meme +touche une fois, mais cette fois-la vaudra trois de Wilson, +remarqua mon oncle. C'est un lutteur de nature, tandis que l'autre +est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guinee. + +Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes etaient de +nouveau face-a-face. Les seconds s'etaient si habilement acquittes +de leur tache, que ni l'un ni l'autre ne paraissait avoir souffert +de ce qui s'etait passe. + +Wilson prit malicieusement l'offensive avec le gauche, mais ayant +mal juge la distance, il recut en reponse un coup ecrasant dans +l'estomac qui l'envoya chancelant et la respiration coupee sur les +cordes. + +-- Hurrah pour le vieux! hurla la foule. + +Mon oncle se mit a rire et a taquiner Sir John Lade. + +L'homme de l'Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de +l'eau et, d'un pas furtif, revint vers le centre du ring, ou son +adversaire restait debout. + +Et la main droite alla s'appliquer une fois de plus sur la marque +du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fil un +bond de cote en riant. + +Les deux hommes etaient un peu essouffles et leur respiration +rapide, profonde, melant son bruit a leur leger pietinement +pendant qu'ils tournaient l'un autour de l'autre, faisait un bruit +uniforme et a long rythme. + +Deux coups portes simultanement de chaque cote avec la main +gauche, se heurterent avec une sorte de detonation comme un coup +de pistolet, et alors, comme Harrison se lancait en avant pour une +attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en +avant, tant par l'effet de son elan que par celui de sa vaine +attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup a +toute volee du bras a demi ploye de l'homme de l'Ouest. + +-- Knock-down pour Wilson! cria le juge auquel repondit un +grondement pareil a une bordee d'un vaisseau de soixante-quatorze +canons. + +Les Corinthiens lancerent en l'air par centaines leurs chapeaux a +bords contournes et toute la pente qui s'etendait devant nous fut +comme une greve de faces rouges et hurlantes. + +Mon coeur etait paralyse par la crainte. + +Je sursautais a chaque coup et pourtant je me sentais en proie a +une fascination toute puissante, a un frisson de joie farouche, a +une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais +capable de s'elever au-dessus de sa douleur et de la crainte, rien +que par un effort pour conquerir la plus humble des gloires. + +Belcher et Baldwin s'etaient elances sur leur homme, mais, malgre +la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son chatiment, +les gens de l'Ouest manifesterent un enthousiasme immense. + +-- Nous le tenons, il est battu, il est battu! criaient les deux +seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester! + +-- Battu? Croyez-vous? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce +champ avant que vous veniez a le battre, car il peut tenir un mois +contre ces coups de chasse-mouches. + +Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure +d'Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l'eponge. + +-- Comment cela va-t-il, Harrison? demanda mon oncle. + +-- Joyeux comme un cabri, Monsieur. C'est aussi beau que le jour. + +Cette reponse pleine d'entrain avait un tel accent de gaiete que +les nuages disparurent du front de mon oncle. +-- Vous devriez recommander a votre homme plus d'initiative, +Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n'attaque +pas. + +-- Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je prefere le +laisser agir a son gre. + +-- La cote est maintenant contre lui a trois contre un, dit un +gentleman que sa moustache grise designait comme un officier de la +derniere guerre. + +-- C'est tres vrai, general Fitzpatrick, mais vous remarquerez que +ce sont les jeunes gens qui donnent une cote elevee et que ce sont +les vieux qui l'acceptent. + +Je m'en tiens a mon opinion. + +Les deux hommes furent bientot aux prises avec entrain; des qu'on +jeta le cri de: Allez! + +Le forgeron avait le cote gauche de la tete un peu bossue, mais il +avait toujours son sourire bonhomme et pourtant menacant. + +Quant a Wilson il paraissait absolument tel qu'il etait au debut, +mais deux fois, je le vis se mordre les levres comme pour reprimer +un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu'il avait sur +les cotes passaient du rouge vif au pourpre fonce. + +Il tenait sa garde un peu plus bas pour defendre ce point +vulnerable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilite +propre a prouver que sa respiration n'avait pas souffert des coups +portes a la poitrine. + +De son cote, le forgeron perseverait dans la tactique defensive +par ou il avait commence. + +On nous avait rapporte de l'Ouest bien des choses sur la finesse +du jeu de Wilson, sur la rapidite de ses coups, mais la realite +etait au-dessus de ce que nous savions de lui. + +Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d'une agilite et +d'une justesse qui n'avaient jamais ete surpassees meme par +Mendoza au temps de sa pleine force. + +Il se portait en avant, en arriere, avec la rapidite de l'eclair. + +Ses coups s'entendaient et se sentaient avant qu'on les vit. + +Mais Harrison les recevait tous avec le meme sourire obstine, +ripostait de temps a autre par un coup vigoureux en plein corps, +car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire +s'arrangeait pour tenir sa figure hors d'atteinte. + +A la fin du cinquieme round les paris etaient a quatre contre un +et les gens de l'Ouest exultaient bruyamment. + +-- Qu'en dites-vous maintenant? s'ecria l'homme de l'Ouest qui +etait derriere moi. + +Il etait tellement excite qu'il ne pouvait plus que repeter: + +-- Qu'en dites-vous maintenant? + +Lorsque dans le sixieme round le forgeron recut deux coups sans +arriver a riposter par un coup qui comptat, que, par-dessus le +marche, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons +inarticules et des cris de joie, tant il etait enthousiasme. +Sir Lothian Hume souriait et balancait la tete, pendant que mon +oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu'il +souffrait autant que moi. + +-- Cela ne marche pas, Tregellis, dit le general Fitzpatrick. Mon +argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur. + +-- Mon homme est un peu passe, repondit mon oncle, mais il finira +par avoir le dessus. + +Je vis que Belcher et Baldwin avaient l'air grave et je compris +qu'un changement de quelque sorte devenait necessaire pour couper +court a cette vieille histoire des jeunes et des anciens. + +Toutefois, le septieme round fit apparaitre la reserve de force +qu'il y avait chez le vieux et brave boxeur et s'allonger les +figures de ces faiseurs de paris qui s'etaient figure qu'en somme +la lutte etait terminee et que quelques rounds suffiraient pour +donner au forgeron le coup de grace. + +Lorsque les deux hommes etaient face-a-face, il etait evident que +Wilson avait pris le parti d'agir par la ruse, qu'il entendait +forcer l'autre au combat et se maintenir sur l'offensive qu'il +avait prise. + +Mais il y avait toujours dans les yeux du veteran cette lueur +grise et toujours sur sa rude figure ce meme sourire. + +Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements +d'epaules, dans le port de tete, et je sentis revenir ma confiance +en voyant de quelle facon il se carrait devant son homme. + +Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n'alla pas assez loin, +et il evita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant +pres de ses cotes. + +-- Bravo, vieux, s'ecria Belcher. Un de ces coups, s'il arrive a +destination, vaudra une dose de laudanum. + +Il y eut un temps d'arret pendant lequel les pieds s'agiterent, le +souffle penible se fit entendre, interrompu par un grand coup de +Wilson en plein corps, coup que le forgeron arreta avec le plus +grand sang-froid. + +Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse. + +Wilson attaqua malicieusement a la tete, mais Harrison recut le +choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la tete a +son adversaire. + +-- Ouvrez la poivriere, hurla Mendoza. + +Et Wilson s'elanca pour obeir a ces instructions, mais il fut +repousse avec des coups vigoureux en pleine poitrine. + +-- Voila le moment, allez-y vivement, cria Belcher. + +Et le forgeron, s'elancant en avant, fit pleuvoir une grele de +coups de bras a demi ploye, jusqu'a ce qu'enfin Wilson le Crabe, +n'en pouvant plus, se retirat dans son coin. + +Les deux hommes avaient des marques a montrer, mais Harrison avait +definitivement le dessus dans l'offensive. + +Ce fut alors a nous de lancer nos chapeaux en l'air, et de nous +enrouer a force de crier pendant que les seconds donnaient a notre +homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin. + +-- Qu'en dites-vous maintenant? criaient tous les voisins de +l'homme de l'Ouest en repetant son propre refrain. + +-- Eh bien! Sam le Hollandais n'a jamais mieux repris l'offensive, +s'ecria Sir John Lade. Ou en est la cote en ce moment, Sir +Lothian? + +-- J'ai joue tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas +que mon homme puisse perdre. + +Mais le sourire n'en avait pas moins disparu de sa figure et je +remarquai qu'il ne cessait de regarder par-dessus son epaule du +cote de la foule. + +Un nuage d'un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je +puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en +avait fort peu qui eussent du temps et de l'attention de reste +pour s'en apercevoir. + +Mais sa presence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes +de pluie qui finirent bientot en averse abondante, remplissant +l'air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux +hauts et durs des Corinthiens. + +Les collets d'habits furent releves, les mouchoirs furent noues +autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait +d'humidite et qu'ils se tenaient debout face-a-face. + +Je remarquai que Belcher, d'un air tres serieux, murmura quelques +mots a l'oreille d'Harrison, qui se levait de dessus ses genoux, +que le forgeron faisait de la tete un signe d'assentiment, de +l'air d'un homme qui comprend et approuve les recommandations +qu'il recoit. Et on vit aussitot quels avaient ete ces conseils. + +Harrison allait faire succeder l'attaque a la defense. + +Le resultat du repos apres le dernier round avait convaincu les +seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur, +devait avoir le dessus quand il s'agissait de recevoir et de +rendre des coups. + +Et alors, pour achever l'affaire, survint la pluie. + +Le gazon devenu glissant, neutralisait l'avantage que donnait a +Wilson son agilite et il allait eprouver plus de difficulte a +esquiver les attaques impetueuses de son adversaire. + +L'art du ring consiste a tirer parti de circonstances de ce genre +et plus d'un second vigilant a fait gagner a son homme une +bataille presque perdue. + +-- Allez-y, allez-y donc! hurlerent ses deux seconds pendant que +tous les parieurs pour Harrison repetaient leurs cris a travers la +foule. + +Et Harrison y alla de telle sorte qu'aucun de ceux qui le virent +ne devaient l'oublier. + +Wilson le Crabe, aussi obstine qu'une pierre, le recevait chaque +fois d'un coup lance a la volee, mais il n'y avait pas de force, +pas de science humaine qui parut capable de faire reculer cet +homme de fer. + +En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya +passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing +droit et du gauche, et chaque fois qu'il touchait, il cognait avec +une puissance formidable. + +Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand +d'autres fois, il negligeait toute precaution, mais ses coups +avaient un ressort irresistible. + +L'averse continuait a les fouetter. L'eau coulait a flots de leur +figure et se repandait en filets rouges sur leur corps, mais ni +l'un ni l'autre n'y prenaient garde, si ce n'est dans le but de +manoeuvrer de facon a ce qu'elle tombat sur les yeux de +l'antagoniste. Mais apres une serie de rounds, le champion de +l'Ouest faiblit. + +Apres cette serie de rounds, la cote monta de notre cote et +depassa le chiffre le plus eleve qu'elle eut atteint jusqu'alors +en sens inverse. + +Le coeur defaillant dans la pitie et l'admiration que +m'inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur +que chaque assaut fut le dernier. + +Et pourtant, a peine Jackson avait il crie: "Allez!" que tous deux +s'elancaient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs +figures abimees et la blague sur leurs levres saignantes. + +C'etait la peut-etre une humble lecon de choses, mais je vous en +donne ma parole, plus d'une fois dans ma vie, je me suis contraint +a accomplir une tache penible, en rappelant a mon souvenir cette +matinee des Dunes de Crawley. + +Je me suis demande si j'etais faible au point de ne pouvoir faire +pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient +ces deux hommes, en vue d'un enjeu miserable et pour se conquerir +de la consideration parmi leurs pareils. +Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont deja, +mais j'affirme qu'il a aussi son cote intellectuel et qu'en voyant +jusqu'ou peut atteindre l'extreme limite de l'endurance humaine et +le courage, on recoit un enseignement qui a sa valeur propre. + +Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualites, il faut +avoir un veritable parti pris pour nier qu'il puisse engendrer des +vices terribles et le destin voulut que ce matin-la, nous eussions +les deux exemples sous les yeux. + +Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion +de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se detournerent +fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure. + +Je savais, en effet, avec quelle temerite il avait parie, je +savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient +sous les coups ecrasants du vieux boxeur. + +Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du debut, +avait depuis longtemps disparu de ses levres et ses joues avaient +pris une paleur livide, en meme temps que ses yeux gris et +farouches lancaient des regards furtifs de dessous les gros +sourcils. + +Plus d'une fois, il eclata en imprecations sauvages, lorsqu'un +coup jetait Wilson a terre. + +Mais je remarquai tout particulierement que son menton ne cessait +de se retourner vers son epaule et qu'a la fin de chaque round il +avait de prompts et vifs coups d'oeil vers les derniers rangs de +la foule. + +Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formees de figures +qui s'etageaient en demi-cercle derriere nous, il me fut +impossible de decouvrir exactement sur quel point son regard se +dirigeait. + +Mais a la fin, je parvins a le reconnaitre. + +Un homme de tres haute taille qui montrait une paire de larges +epaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus +grande attention de notre cote et je m'apercus qu'il se faisait un +echange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le +baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que +le groupe dont il formait le centre etait compose de tout ce qu'il +y avait de plus dangereux dans l'assemblee, des gens aux figures +farouches et vicieuses, exprimant la cruaute et la debauche. + +Ils hurlaient comme une meute de loups a chaque coup et lancaient +des imprecations a Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans +son coin. + +Ils etaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler +a demi-voix et regarder de leur cote comme s'ils s'attendaient a +quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait a quel point le +danger etait imminent et combien il pouvait etre grave. + +Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et +la pluie battante etait plus forte que jamais. + +Une vapeur epaisse montait des deux combattants et le ring etait +transforme en une mare de boue. + +Des chutes multiples avaient donne aux adversaires une couleur +brune a laquelle se melaient ca et la d'horribles taches rouges. + +Chaque round avait donne l'indice que Wilson le Crabe baissait et +il etait evident, meme pour mes yeux inexperimentes, qu'il +s'affaiblissait rapidement. + +Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le +ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de +le soutenir. + +Mais sa science, grace a de longs exercices, avait fait de lui une +sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait +avec moins de force, il le faisait toujours avec la meme justesse. + +Et meme un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le +dessus dans la lutte, car c'etait le forgeron qui portait les +marques les plus terribles. + +Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais +quelle fixite, quel egarement, on ne sait quel embarras dans la +respiration qui nous revelaient que les coups les plus dangereux +ne sont pas ceux qui se voient le mieux a la surface. + +Un vigoureux coup de travers, lance a la fin du trente et unieme +round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le +trente-deuxieme round, dans une attitude plus elegamment brave que +jamais, on eut dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie +rappelait celle d'un homme qui a recu un coup d'assommoir. + +-- Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'ecria Belcher. Vous +pouvez y aller de votre facon, maintenant. + +-- Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant. + +-- Que le diable m'emporte! J'aime son genre, cria Sir John Lade. +Il ne recule pas, il ne cede pas. Il ne cherche pas le corps a +corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre. +Il faut l'emmener, le brave garcon. + +-- Qu'on l'emmene! Qu'on l'emmene! repeterent des centaines de +voix. + +-- Je ne veux pas qu'on m'emmene. Qui ose parler ainsi? s'ecria +Wilson qui etait revenu apres une nouvelle chute sur les genoux de +ses seconds. + +-- Il a trop de coeur pour crier assez, dit le general +Fitzpatrick. + +Puis s'adressant a Sir Lothian: + +-- Vous qui etes son soutien, vous devriez demander qu'on jette +l'eponge en l'air. + +-- Vous croyez qu'il ne peut vaincre? + +-- Il est battu sans remission, monsieur. + +-- Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de premiere force. + +-- Jamais homme plus endurant n'ota sa chemise, mais l'autre est +trop fort pour lui. + +-- Eh bien! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de +plus. + +En parlant, il se retourna a demi et je le vis lever le bras +gauche en l'air par un geste singulier. + +-- Coupez les cordes! Qu'on joue franc jeu! Attendez que la pluie +cesse! cria derriere moi une voix de stentor. + +Je vis que c'etait celle de l'homme de haute taille a l'habit +vert-bouteille. + +Son cri etait un signal, car cent voix rauques partirent avec le +bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble: + +-- Franc jeu pour Gloucester! Forcons le ring, forcons le ring! + +Jackson, venait de crier: "Allez!" et les deux hommes couverts de +boue etaient deja debout, mais maintenant l'interet se portait sur +l'assistance et non sur le combat. + +Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la +foule, y avaient determine autant d'ondulations dans toute sa +largeur. + +Toutes les tetes oscillaient avec une sorte de cadence dans un +meme sens comme dans un champ de ble, sous un coup de vent. + +A chaque poussee le balancement augmentait. Ceux des premiers +rangs faisaient de vains efforts pour resister a l'impulsion qui +venait du dehors. + +Enfin, deux coups secs se firent entendre. + +Deux des piquets blancs, avec la terre adherente a leur pointe, +furent lances dans le ring exterieur et une frange de gens lances +par la vague compacte qui etait en arriere fut precipitee contre +la ligne des gardes. + +Les longues cravaches s'abattirent, maniees par les bras les plus +vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en +hurlant, avaient a peine reussi a reculer quelques pas devant les +coups impitoyables qu'une nouvelle poussee de l'arriere les +rejetait de nouveau dans les bras des gardes. + +Un bon nombre d'entre eux se jeterent a terre et laisserent passer +sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d'autres, +rendus enrages par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de +chasse et leurs cannes. + +Alors, pendant que la moitie de la foule se serrait a droite et +l'autre moitie a gauche, pour se soustraire a la pression de +derriere, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, a travers +l'espace vide, s'elanca une troupe de bandits venus de l'autre +bord. Tous etaient armes de cannes plombees et hurlaient: + +-- Franc jeu et vive Gloucester! + +Leur elan resolu entraina les gardes, les cordes du ring interieur +furent cassees comme des fils et en un instant, le ring devint le +centre d'une masse tourbillonnante, bouillonnante de tetes, de +fouets, de cannes s'abattant avec fracas, pendant que le forgeron +et l'homme de l'Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient +face-a-face, si serres qu'ils ne pouvaient ni avancer ni reculer +et ils continuaient a se battre sans faire attention au chaos qui +faisait rage autour d'eux, pareils a deux bouledogues qui se +tiendraient mutuellement par la gorge. + +La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres, +les conseils lances a tue-tete, l'odeur forte du drap mouille, les +moindres details de cette scene, vue dans ma premiere jeunesse, +tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de +nettete que si c'etait d'hier. A ce moment, il ne nous etait pas +facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous +aussi, au milieu de cette foule enragee, qui nous portait de cote +et d'autre et parfois nous soulevait de terre. + +Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derriere +Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgre les batons et les +cravaches qui se croisaient autour d'eux, continuaient a marquer +les rounds, et a surveiller le combat. + +-- Le ring est force, cria de toute sa force Sir Lothian Hume. +J'en appelle au juge. La lutte est nulle et sans resultat. + +-- Gredin! s'ecria mon oncle avec colere. C'est vous qui avez +organise cela. + +-- Vous avez deja un compte a regler avec moi, dit Hume d'un ton +sinistre et narquois. + +Et pendant qu'il parlait, un mouvement de la foule le jeta en +plein dans les bras de mon oncle. + +Les figures des deux hommes n'etaient qu'a quelques pouces de +distance l'une de l'autre, et les yeux effrontes de Sir Lothian +Hume durent se baisser sous l'imperieux dedain qui brillait d'une +froide lueur dans ceux de mon oncle. + +-- Nous reglerons nos comptes, ne vous en inquietez pas, bien que +ce soit me degrader que d'aller sur le terrain avec un monsieur de +votre sorte. Ou en sommes-nous, Craven? + +-- Nous aurons a prononcer partie remise, Tregellis. + +-- Mon homme est en plein combat. +-- Je n'y puis rien. Il m'est impossible de remplir ma tache quand +a chaque instant, je recois un coup de fouet ou de canne. + +Jackson se lanca soudain dans la foule, mais il revint les mains +vides et l'air piteux. + +-- On m'a vole ma montre de chronometreur, s'ecria-t-il. Un petit +gredin me l'a arrachee de la main. + +Mon oncle porta la main a son gousset. + +-- La mienne a disparu aussi, s'ecria-t-il. + +-- Prononcez la remise sans delai ou votre homme va etre malmene, +dit Jackson. + +Et nous vimes l'indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un +autre round, pendant qu'une douzaine de bandits, la trique a la +main, commencaient a le cerner. + +-- Consentez-vous a une remise, Sir Lothian Hume? + +-- J'y consens. + +-- Et vous, Sir Charles? + +-- Non, certes. + +-- Le ring a disparu. + +-- Ce n'est pas ma faute. + +-- Ma foi, je n'y puis rien. Comme juge, j'ordonne que les +champions se retirent et que les enjeux soient rendus a leurs +possesseurs. + +-- Une remise! une remise! cria-t-on de tous cotes. + +Et bientot la foule se dispersa de tous cotes, les pietons au pas +de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres, +les Corinthiens a la recherche de leurs chevaux et de leurs +voitures. + +Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main. + +-- J'espere que je ne vous ai pas fait trop de mal. + +-- J'en ai assez recu pour avoir de la peine a me tenir debout. Et +vous? + +-- Ma tete chante comme une bouilloire. C'est cette pluie qui m'a +favorise. + +-- Oui, j'ai cru un moment que je vous battrais. Je ne desire pas +une plus belle lutte. + +-- Ni moi non plus. Bonjour. + +Et alors les deux champions aux braves coeurs se frayerent passage +a travers les bandits hurlants, comme deux lions blesses parmi une +meute de loups et de chacals. + +Je le repete, si le ring est tombe bien bas, il ne faut pas +l'attribuer principalement aux boxeurs de profession mais a la +cohue de parasites et de gredins qui vivent autour. + +Ils sont autant au-dessous du pugiliste honnete que le rodeur de +champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval +de course qui sert de pretexte pour commettre leurs coquineries. + + +XIX -- A LA FALAISE ROYALE + + +Mon oncle, dans sa bonte, se preoccupa de faire coucher Harrison +des que la chose fut possible, car le forgeron, quoiqu'il prit ses +blessures en riant, n'en avait pas moins ete rudement malmene. + +-- N'ayez pas l'audace de me demander encore de vous battre, Jack +Harrison, disait sa femme en contemplant cette figure cruellement +ravagee. Tenez, vous voila en pire etat que quand vous avez battu +Baruch le Noir et sans votre pardessus, je ne pourrais pas jurer +que vous etes l'homme qui m'a conduite a l'autel. Quand le roi +d'Angleterre le demanderait, je ne vous laisserais jamais +recommencer. + +-- Eh bien, ma vieille, je vous donne ma parole que jamais je ne +recommencerai. Il vaut mieux quitter la lutte que d'aller jusqu'a +ce que la lutte me quitte. + +Il fit une grimace en avalant une gorgee du flacon de brandy que +lui tendait Sir Charles. + +-- C'est un liquide de premier choix, monsieur. Mais il me brule +terriblement mes levres fendues. Ah! voici John Cummings, +l'hotelier de Friar's Oak, aussi vrai que je suis un pecheur! On +le croirait a la recherche d'un medecin des fous, a en juger par +la figure qu'il fait. + +C'etait, en effet, un singulier personnage que celui qui +s'avancait avec nous sur la lande. + +Il avait la figure echauffee, l'air hebete de l'homme qui revient +a la raison au sortir de l'etat d'ivresse. + +Il courait de cotes et d'autres, la tete nue, les cheveux et la +barbe au vent. + +Il se precipitait en courts zigzags, d'un groupe a l'autre, son +air extraordinaire attirant sur lui un feu roulant de traits +d'esprit, si bien qu'il me rappelait malgre moi une becasse +voletant a travers une ligne de fusils. + +Nous le vimes s'arreter un instant pres de la barouche jaune et +remettre quelque chose a Sir Lothian Hume. + +Aussitot apres, il revint et nous apercevant tout a coup, il jeta +un grand cri de joie et courut vers nous de toute sa vitesse en +tenant un papier a bout de bras. + +-- Vous me faites un bel oiseau, John Cummings, dit Harrison d'un +ton de reproche. Ne vous avais-je pas recommande de ne pas avaler +une goutte de liquide, avant d'avoir remis votre message a Sir +Charles? + +-- Je meriterais d'etre roue, oui, cria-t-il tourmente par le +remords. Je vous ai demande, Sir Charles, aussi vrai que je suis +vivant, mais vous n'etiez pas la et alors que voulez-vous? J'etais +si content de placer mes enjeux a ce prix-la, sachant qu'Harrison +allait lutter... Et puis le maitre de l'hotel _Georges_ m'a fait +gouter a ses bouteilles de derriere les fagots, si bien que je +n'ai plus eu ma tete a moi. Et a present, c'est seulement apres le +combat que je vous vois, Sir Charles, et si vous faites tomber +votre fouet sur mon dos, je n'aurai que ce que je merite. + +Mais mon oncle ne pretait aucune attention aux reproches que +l'hotelier s'adressait a lui-meme avec volubilite. + +Il avait ouvert le billet et le lisait en relevant legerement les +sourcils, ce qui etait chez lui la note la plus elevee dans la +gamme assez restreinte de ses facultes d'emotion. + +-- Que comprenez-vous a ceci, mon neveu? demanda-t-il en faisant +passer le billet. + +Voici ce que je lus: + +"Sir Charles Tregellis, + +"Sur le nom de Dieu, des que ces mots vous viendront, rendez-vous +a la Falaise royale et mettez le moins de temps possible a faire +le trajet. + +"Je vous prie de venir aussitot que cela sera possible, et jusqu'a +ce moment-la, je resterai celui que vous connaissez sous le nom de + +"JAMES HARRISON." + +-- Eh bien, mon neveu? interrogea mon oncle. + +-- Eh bien, monsieur, je ne sais pas ce que cela peut signifier. + +-- Qui vous a remis cela, bonhomme? + +-- C'etait le jeune Jim Harrison lui-meme, dit l'hotelier, quoique +j'aie eu de la peine a le reconnaitre. On l'aurait pris pour son +propre fantome. Il etait si presse de vous faire parvenir cela +qu'il n'a pas voulu me quitter avant de voir les chevaux harnaches +et la voiture en route. Il y avait un billet pour vous et un autre +pour Sir Lothian Hume, et je rendrais graces au ciel que Jim ait +choisi un meilleur messager. +-- Voila qui est mysterieux en effet, dit mon oncle en penchant la +tete sur le billet. Que pouvait-il bien faire dans cette maison de +mauvais augure? Et pourquoi signe-t-il celui que vous connaissiez +sous le nom de James Harrison? Est-ce que j'aurais pu l'appeler +d'un autre nom? Harrison, vous pouvez apporter quelque lumiere +dans ceci. Quant a vous, Mistress Harrison, votre physionomie me +prouve que vous etes au fait. + +-- Ca se pourrait, Sir Charles, mais mon Jack et moi nous sommes +de bonnes gens, simples. Nous allons devant nous tant que nous y +voyons clair et quand nous n'y voyons plus clair, nous nous +arretons. La chose a marche comme ca pendant vingt ans, mais a +present nous nous en tenons quittes et nous laisserons nos +superieurs devant. Ainsi donc, si vous tenez a savoir ce que ce +billet signifie, je ne puis que vous conseiller de faire ce qu'on +vous demande, d'aller en voiture a la Falaise royale ou vous +saurez tout. + +Mon oncle mit le billet dans sa poche. + +-- Je ne bougerai pas d'ici, Harrison, sans vous avoir vu entre +les mains d'un chirurgien. + +-- Ne vous inquietez pas de moi, monsieur. La bonne femme et moi +nous pouvons retourner a Crawley dans le _gig_; avec un yard +d'emplatre et une tranche de viande saignante, je serai bientot +sur pied. + +Mais mon oncle ne voulut rien entendre. Il conduisit le couple a +Crawley, ou le forgeron fut confie aux soins de sa femme, apres +avoir ete installe dans les conditions les plus confortables qu'on +put obtenir avec de l'argent. Ensuite on dejeuna a la hate et on +lanca les juments sur la route du sud. + +-- Voila qui met un terme a mes rapports avec le ring, mon neveu, +dit mon oncle, je reconnais qu'il est desormais impossible d'en +interdire l'acces a la friponnerie. J'ai ete filoute et nargue, +mais on finit par apprendre la prudence et jamais je ne +patronnerai une lutte de professionnels. + +Si j'avais ete plus age ou s'il m'avait inspire moins de crainte, +j'aurais pu lui dire ce que j'avais dans le coeur. + +Je lui aurais demande de renoncer a d'autres choses encore et +d'abandonner ce monde superficiel dans lequel il vivait, de +chercher une autre tache qui fut digne de sa vigoureuse +intelligence et de son excellent coeur. + +Mais a peine cette pensee avait-elle surgi dans mon esprit, qu'il +avait oublie ces moments de serieux et se mettait a causer de +nouveaux harnais a ornements d'argent qu'il comptait inaugurer sur +le Mail, ou bien du pari de mille livres qu'il se proposait de +mettre sur sa jeune jument Ethelberta contre Aurelius, le fameux +cheval de trois ans de Lord Doncaster. + +Nous avions atteint Whiteman's Green, ce qui faisait une bonne +moitie de la distance entre la dune de Crawley et Friar's Oak, +lorsque je jetai un coup d'oeil en arriere et je vis sur la route +le reflet du soleil sur une haute voiture jaune. + +Sir Lothian Hume nous suivait. + +-- Il a recu la meme invitation que nous et il se rend au meme +but, dit mon oncle en jetant un coup d'oeil par-dessus son epaule. +On nous demande tous les deux a la Falaise royale, nous, les deux +survivants de cette sombre affaire. Et c'est Jim Harrison qui nous +y appelle. Mon neveu, j'ai mene une existence pleine d'evenements, +mais je sens que c'est une scene plus etrange que les autres, qui +m'attend parmi ces arbres. + +Il fouetta les juments. +Alors, grace a la courbe que faisait la route, nous pumes +apercevoir les hauts et noirs pignons du vieux manoir, se dressant +parmi les vieux chenes qui l'entourent. + +Cette vue, le renom de cette demeure ensanglantee, et hantee de +fantomes, auraient suffi pour faire passer un frisson dans mes +nerfs, mais lorsque les paroles de mon oncle me rappelerent tout a +coup que cette etrange invitation avait ete adressee aux deux +hommes qui avaient ete meles a cette tragedie digne du temps +passe, et que cet appel venait de mon compagnon de mes jeux +d'enfant, je retins mon souffle, croyant voir se former le contour +de je ne sais quel evenement important qui se preparait sous nos +yeux. + +La grille rouillee, entre les deux colonnes croulantes et +surmontees d'armoiries, s'ouvrit a deux battants. + +Mon oncle, dans son impatience, cingla les juments pendant que +nous volions sur l'avenue envahie par les herbes folles, et il +finit par les arreter brusquement devant les marches que le temps +avait noircies de taches. + +La porte d'entree s'etait ouverte et le petit Jim etait la a nous +attendre. + +Mais combien ce petit Jim ressemblait peu a celui que j'avais +connu et affectionne. + +Il y avait quelque chose de change en lui. + +Ce changement etait si evident que ce fut ce qui me frappa d'abord +et il etait si subtil que je ne pus trouver de mots pour le +definir. + +Ce n'etait pas qu'il fut mieux habille que jadis, car je reconnus +le vieux costume brun qu'il portait. + +Ce n'etait pas qu'il eut l'air moins engageant, car son +entrainement l'avait laisse tel qu'il pouvait passer pour le +modele de ce que devait etre un homme. + +Et pourtant ce changement etait reel. C'etait je ne sais quelle +dignite dans l'expression, je ne sais quoi qui donnait de +l'assurance a son attitude et qui par sa presence visible +paraissait etre la seule chose qui eut manque pour lui donner +l'harmonie et la perfection. + +Et malgre son exploit on eut dit que son nom d'ecolier, petit Jim, +lui etait reste naturellement jusqu'au moment ou je le vis en sa +virilite maitresse d'elle-meme et si magnifique sur le seuil de la +vieille maison. + +Une femme etait debout a cote de lui, la main posee sur son +epaule. Je vis que c'etait Miss Hinton, d'Anstey Cross. + +-- Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis? dit-elle en +s'avancant, lorsque nous descendimes de voiture. + +Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigue. + +-- Je ne crois pas avoir eu le plaisir de... Et pourtant, +madame... + +-- Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir +oublie Polly Hinton. + +-- Oubliee! Mais nous avons tous pris votre deuil, a Pop's Alley +pendant plus d'annees que je ne voudrais. Mais je me demande avec +surprise... + +-- Je me suis mariee secretement et j'ai quitte le theatre. Je +tiens a vous demander pardon de vous avoir enleve Jim, la nuit +derniere. + +-- C'etait donc vous? + +-- J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les +votres. Vous etiez son patron, moi j'etais sa mere. + +Et en parlant, elle attira vers elle la tete de Jim. + +A ce moment, ou leurs joues etaient pres de se toucher, ces deux +figures, l'une qui portait encore les traces d'une beaute feminine +en train de s'effacer, l'autre ou se peignait la force masculine +en plein developpement, ces deux figures avaient un tel air de +ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu, +leur front large et blanc que je m'etonnai de ne pas avoir devine +leur secret, des le jour ou je les avais vus ensemble. + +-- Oui, c'est mon garcon a moi et il m'a sauve de quelque chose +qui etait pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra +vous le dire. Mais mes levres etaient scellees et c'est seulement +hier soir que j'ai pu lui dire que c'etait a sa mere qu'il avait +rendu le charme de la vie a force de douceur et de patience. + +-- Chut, ma mere! dit Jim en posant les levres sur la joue de sa +mere. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais, +dites-moi, Sir Charles, comment s'est passe le combat? + +-- Votre oncle aurait remporte la victoire, mais des gens de la +populace ont force le ring. +-- Il n'etait pas mon oncle, Sir Charles, mais il a ete pour moi +et pour mon pere l'ami le meilleur, le plus fidele qu'il y ait eu +au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me +prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais +il n'a pas eu trop de mal, j'espere? + +-- D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais +affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai +de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse +justifier la facon dont vous avez rompu votre engagement, d'un +seul mot. + +-- Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconnaitrez +qu'il m'eut ete impossible d'agir autrement. Mais si je ne me +trompe pas, voici Sir Lothian Hume. + +La barouche jaune avait enfile l'avenue, et peu d'instants apres, +les chevaux harasses, essouffles, venaient de s'arreter derriere +notre voiture. + +Sir Lothian sauta a bas, d'un air sombre qui presageait la +tempete. + +-- Restez ou vous etes, Corcoran, dit-il. + +Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui etait +son compagnon de voyage. + +-- Eh bien! reprit-il en promenant autour de lui un regard +insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a +l'impertinence de m'adresser une invitation a visiter ma propre +maison, et ou diable voulez-vous en venir en envahissant ma +propriete? + +-- Je vous reponds que vous comprendrez cela et bien d'autres +choses encore, dit Jim qui avait sur les levres un sourire +enigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes +efforts pour vous expliquer tout cela. + +Et tenant la main de sa mere, il nous conduisait dans cette +chambre fatale ou les cartes etaient encore entassees sur le +gueridon et ou la tache sombre se dissimulait encore dans un coin. + +-- Eh bien, monsieur, votre explication? s'ecria Sir Lothian qui +se placa les bras croises pres de la porte. + +-- Mes premieres explications, c'est a vous que je les dois, Sir +Charles. + +Et, en ecoutant ses paroles et en observant ses manieres, je ne +pus qu'admirer le resultat produit sur un jeune paysan par la +societe de cette femme qui etait sa mere sans qu'il le sut. + +-- Je tiens, reprit-il, a vous dire ce qui se passa cette nuit-la. + +-- Je vais le raconter a votre place, Jim, dit sa mere. Vous devez +savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne connut rien au sujet +de ses parents, nous etions vivants tous les deux et que nous ne +l'avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laisse agir +a son gre, aller a Londres et relever ce defi. C'est seulement +hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son pere, qui ne +voulut le permettre a aucun prix. Il etait dans un etat d'extreme +faiblesse et il ne fallait pas s'opposer a ses desirs. Il me donna +l'ordre de partir aussitot et de ramener son fils aupres de lui. +Je ne savais que faire, car j'etais convaincue que Jim ne +viendrait jamais a moins qu'on ne lui trouvat un remplacant. +J'allai trouver les braves gens qui l'avaient eleve. Je les mis au +fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il eut +ete son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte +qu'ils vinrent a mon aide. Que Dieu les benisse pour leur bonte +envers une epouse et une mere affligee. Harrison consentait a +prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son +pere. Alors, je me rendis en voiture a Crawley. Je decouvris ou +etait la chambre de Jim et je lui parlai par la fenetre, car +j'etais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient +point partir. Je lui dis que j'etais sa mere. Je lui dis qui etait +son pere. Je lui dis que mon phaeton attendait et que j'etais a +peu pres certaine qu'il arriverait a peine assez a temps pour +recevoir la derniere benediction de ce pere qu'il n'avait jamais +connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant +que je lui eusse affirme qu'Harrison le remplacerait. + +-- Pourquoi n'a-t-il pas laisse un mot pour Belcher? + +-- J'avais la tete perdue, Sir Charles. Trouver un pere et une +mere, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi +bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma mere me +demandait de partir avec elle et je suis parti. Le phaeton +attendait, mais nous etions a peine en route, qu'un individu +saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit. +J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il lacha la trique +dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui +me debarrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis +m'imaginer qui ils etaient et quel motif ils pouvaient avoir de +nous attaquer. + +-- Peut-etre que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit +mon oncle. + +Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tournerent +de notre cote avec une expression des plus menacantes. + +-- Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon pere, je descendis... + +Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'etonnement. +-- Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous etes venu ici, et vous avez +vu votre pere, ici, a la Falaise royale? + +-- Oui, monsieur. + +Mon oncle devint tres pale: + +-- Au nom du ciel, dites-nous alors ou est votre pere? + +Jim pour toute reponse nous fit signe de regarder derriere nous, +et nous nous apercumes que deux hommes venaient d'entrer dans la +piece par la porte qui donnait sur l'escalier. + +Je reconnus immediatement l'un d'eux. + +Cette figure qui avait l'impassibilite d'un masque, ces facons +pleines de reserve, ne pouvaient appartenir qu'a Ambroise l'ancien +valet de mon oncle. + +Quant a l'autre, il etait tout different et offrait un aspect des +plus singuliers. + +Il etait de haute taille, enveloppe dans une robe de chambre de +nuance foncee et s'appuyait de tout son poids sur une canne. + +Sa longue figure exsangue etait si maigre, si bleme, que par une +etrange illusion on aurait pu la croire transparente. + +C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arrive de +voir une face aussi defaite. + +Sa chevelure melee de meches grises, son dos courbe auraient pu le +faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses +sourcils, la vivacite et l'eclat des yeux noirs qui brillaient au- +dessous, suffirent pour me faire douter que ce fut reellement un +vieillard qui se tenait devant nous. + +Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lance avec +emportement par Sir Lothian Hume. + +-- Par Dieu! C'est Lord Avon! s'ecria-t-il. + +-- Entierement a votre service, gentlemen, repondit l'etrange +personnage en robe de chambre. + + +XX -- LORD AVON + + +Mon oncle etait essentiellement un homme impassible et cette +impassibilite s'etait encore developpee sous l'influence de la +societe dans laquelle il vivait. + +Il aurait pu retourner une carte de laquelle dependit sa fortune +sans qu'un de ses muscles eut bouge et je l'avais vu conduire a +une allure qui eut pu lui etre mortelle, sur la route de Godstone, +en gardant l'air aussi calme que s'il eut fait sa promenade +quotidienne sur le mail. + +Mais la secousse qu'il recut a ce moment meme fut si forte, qu'il +dut rester immobile, les joues pales, le regard fixe, avec une +expression d'incredulite. + +Deux fois, je vis ses levres s'ouvrir, deux fois, il porta la main +a sa gorge, comme si une barriere s'etait dressee entre lui et son +desir de parler. + +Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les +mains tendues en avant, comme pour les accueillir. + +-- Ned! s'ecria-t-il. + +Mais l'etrange personnage, qui etait debout devant lui, croisa les +bras sur la poitrine. + +-- Non, Charles, dit-il. + +Mon oncle s'arreta et le regarda avec stupefaction. + +-- Assurement, Ned, vous allez me faire bon accueil, apres tant +d'annees. + +-- Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu +cela dans votre attitude dans cette terrible matinee. Vous ne +m'avez jamais demande d'explication. Vous n'avez jamais reflechi +combien il etait impossible qu'un homme de mon caractere eut +commis un tel crime. Au premier souffle du soupcon, vous, mon ami +intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regarde +comme un voleur et un assassin. + +-- Non, non, Ned. + +-- Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela +que desireux de mettre en mains sures l'etre qui m'etait le plus +cher au monde, j'ai du renoncer a vous et le confier a l'homme qui +jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon +innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fut eleve dans +un milieu humble et qu'il ignorat son malheureux pere plutot que +d'apprendre a partager les doutes et les soupcons de ses egaux. + +-- Alors il est reellement votre fils? s'ecria mon oncle en jetant +sur Jim un regard stupefait. + +Pour toute reponse, l'homme leva son long bras decharne et posa sa +main amaigrie sur l'epaule de l'actrice qui le regarda avec +l'amour dans les yeux. + +-- Je me suis marie, Charles, et j'ai tenu la chose secrete parce +que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous +connaissez le sot orgueil qui a ete toujours le trait le plus +prononce de mon caractere. Je n'ai pu me decider a avouer ce que +j'avais fait. C'est cette negligence de ma part, qui a amene une +separation entre nous et dont le blame doit retomber sur moi et +non sur elle. Neanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai +retire l'enfant et assure une rente, a la condition qu'elle ne +s'occupat point de lui. Je craignais que l'enfant ne fut gate par +elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il +pouvait lui faire du bien. Mais dans ma miserable existence, +Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos +affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son +action, et que, sans aucun doute, nous sommes pousses par un +courant invisible vers un but determine, quoique nous puissions +nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est grace a nos +coups de rame et a nos voiles que nous hatons notre marche. + +J'avais tenu mon regard fixe sur mon oncle, pendant qu'il ecoutait +ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tomberent de +nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume. + +Il etait debout pres de la fenetre. + +Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiereuses. + +Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des +passions diverses et mauvaises: la colere, la jalousie et +l'avidite decue. + +-- Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et +rauque, que ce jeune homme pretend etre l'heritier de la pairie +d'Avon? + +-- Il est mon fils legitime. + +-- Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse, +mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni +aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de +votre fils. Je defie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait +jamais admis l'existence d'un autre heritier que moi. + +-- Sir Lothian, j'ai deja fait connaitre les motifs qui m'ont fait +tenir mon mariage secret. + +-- Vous avez donne une explication, monsieur. Mais c'est a +d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez a prouver que +votre explication est satisfaisante. + +Deux yeux noirs etincelerent sur la figure pale et defaite et +produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumiere +jaillissait a travers les fenetres d'une demeure croulante et +ruinee. + +-- Vous osez mettre en doute ma parole? + +-- Je demande une preuve. + +-- Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent. + +-- Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de +motifs pour accepter votre affirmation. + +C'etait un langage brutal exprime sur un ton brutal. + +Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grace +a l'intervention de sa femme d'un cote et de son fils de l'autre, +qu'il ne porta pas ses mains fremissantes a la gorge de son +insulteur. + +Sir Lothian Hume recula devant cette pale figure animee ou la +colere brillait sous les noirs sourcils, mais il continua a porter +des regards furieux autour de la piece. + +-- Un complot fort bien combine, s'ecria-t-il, ou un criminel, une +actrice et un boxeur de profession ont chacun leur role. Sir +Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous +aussi, mylord. + +Il tourna sur les talons et sortit a grands pas. + +-- Il est alle me denoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversee +par une convulsion d'orgueil blesse. + +-- Faut-il que je le ramene? s'ecria le petit Jim. + +-- Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai +deja pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon +fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon frere et ma +famille et dont je me suis acquitte au prix d'ameres souffrances. + +-- Vous avez ete injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je +vous avais oublie ou que je vous avais juge defavorablement. Si je +vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du +temoignage de mes yeux, j'ai toujours pense que cet acte avait ete +commis dans un moment d'egarement et que vous n'en aviez pas plus +conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait. + +-- Que voulez-vous dire en parlant du temoignage de vos yeux? dit +Lord Avon en regardant fixement mon oncle. + +-- Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite. + +-- Vous m'avez vu? Ou? + +-- Dans le corridor. + +-- Et qu'est-ce que je faisais? + +-- Vous sortiez de la chambre de votre frere. J'ai entendu sa voix +qui exprimait la colere et la douleur un court instant auparavant. +Vous teniez a la main un sac d'argent et votre figure exprimait la +plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de +quelle facon vous etes venu la, vous m'oterez de dessus le coeur +un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces annees. + +Personne n'aurait reconnu, en ce moment-la, l'homme qui donnait le +ton a tous les petits-maitres de Londres. + +En presence de cet ami d'autrefois, devant la scene tragique qui +se jouait devant lui, le voile de trivialite et d'affectation +venait de se dechirer et je sentais toute ma gratitude envers lui +s'accroitre et se changer en affection, lorsque je considerais sa +figure pale et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en +attendant les explications de son ami. + +Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence +de quelques minutes, dans le demi-jour de la piece. + +-- Maintenant, dit-il enfin, je ne m'etonne plus que vous ayez ete +ebranle. Mon Dieu, quel filet etait tendu autour de moi. Si cette +accusation meprisable avait ete proferee contre moi, vous, mon ami +le plus cher, vous auriez ete contraint de chasser tous les doutes +qui vous restaient encore sur ma culpabilite. Et pourtant, +Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous +dans cette affaire. + +-- Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi. + +-- Mais vous n'etes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans +vos yeux. Vous desirez savoir comment un homme, qui etait +innocent, s'est cache pendant tout ce temps. + +-- Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre +reponse a cette question. + +-- Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez +combien il m'etait cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver +que mon frere s'etait rendu coupable du crime le plus vil que +puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l'ai +couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai +vecu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un +vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai a peine quarante ans. +Mais maintenant que je suis reduit a l'alternative de dire tout ce +qui s'est passe a propos de mon frere ou de faire tort a mon fils, +il n'y a pour moi qu'un parti a prendre et je l'adopte d'autant +plus volontiers que j'ai des raisons d'esperer. Il pourra se +presenter quelque circonstance qui empechera ce que j'ai a vous +apprendre de parvenir aux oreilles du public. + +Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux +soutiens, il traversa la piece d'un pas chancelant en se dirigeant +vers l'etagere couverte de poussiere. La, au centre, se trouvait +cet amas fatal de cartes tachees par le temps et la moisissure, +tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs annees +auparavant. + +Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine +qu'il tendit a mon oncle. + +-- Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de +chaque carte, et promenez legerement vos doigts dans les deux +sens, dites-moi ce que vous sentez. + +-- On dirait qu'elle a ete piquee avec une epingle. + +-- Justement. Et quelle est cette carte? + +-- Le roi de trefle. +-- Examinez l'angle inferieur de cette carte. + +-- Elle est tout a fait lisse. + +-- Et cette carte, c'est?... + +-- Le trois de pique. + +-- Et cette autre? + +-- Elle a ete piquee: c'est l'as de coeur. + +Lord Avon les jeta violemment a terre. + +-- Eh bien, la voila cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire +davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi? + +-- Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut +aller jusqu'au bout. + +Le frele personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en +un violent effort. + +-- Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes. +J'espere que jamais je ne me retrouverai dans la necessite de +rouvrir les levres au sujet de cette miserable affaire. + +"Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous +perdions. Vous vous rappelez que vous vous etes retires, que vous +m'avez laisse tout seul, assis dans cette meme piece, a cette meme +table. + +"Loin d'etre fatigue, j'etais tout a fait eveille et je passai une +heure ou deux a repasser dans mon esprit les incidents du jeu et +les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon +etat de fortune. + +"Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule +consolation etait que mon frere avait gagne. Je savais bien que +par suite de sa conduite irreflechie, il etait dans les griffes +des Juifs et j'esperais que ce qui avait ebranle ma position +aurait pour effet de raffermir la sienne. + +"Comme j'etais la a manier distraitement les cartes, le hasard me +fit remarquer les petites piqures que vous venez de sentir. +J'examinai les paquets et, a mon indicible horreur, je reconnus +que quiconque aurait ete au courant de ce secret aurait pu les +distribuer de facon a se rendre un compte exact des sortes de +cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires. + +"Et alors, le sang me montant a la tete dans un mouvement de honte +et de degout que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon +attention avait ete frappee de la facon dont mon frere distribuait +les cartes, de sa lenteur et de sa maniere de tenir les cartes par +le bord inferieur. + +"Je ne le condamnai pas a la legere, je restai longtemps a peser +les moindres indices qui pouvaient lui etre favorables ou +defavorables. + +"Helas, tout concourait a confirmer mes horribles soupcons et a +les changer en certitude. + +"Mon frere avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing +dans Bond Street. Il les avait gardees plusieurs heures dans sa +chambre. Il avait joue avec une decision qui alors avait cause +notre surprise. +"Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher a moi-meme que sa vie +passee n'etait point telle qu'elle dut faire croire qu'il lui +etait impossible de commettre un crime aussi abominable. + +"Tout vibrant de colere et d'humiliation, je montai tout droit par +l'escalier, ces cartes a la main, et je lui jetai a la face, son +crime, le plus bas, le plus degradant que put commettre un coquin. + +"Il ne s'etait pas encore mis au lit et son gain etait reste +eparpille sur la table de toilette. + +"Je ne savais guere que lui dire, mais les faits etaient si +terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute. + +"Vous vous le rappellerez, car c'etait la seule circonstance +attenuante qu'il y eut a son crime, il n'avait pas encore vingt et +un ans. + +"Mes paroles l'accablerent. + +"Il se jeta a genoux devant moi, me supplia de l'epargner. + +"Je lui dis que par egard pour l'honneur de notre famille, je ne +le denoncerais pas en public, mais que desormais, il devrait toute +sa vie s'abstenir de toucher une carte et que l'argent gagne par +lui serait restitue le lendemain avec une explication. + +"-- Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t- +il. + +"Je repetai qu'il devait subir les consequences de son acte. + +"Seance tenante, je brulai les papiers qu'il m'avait gagnes, je +mis toutes les pieces d'or qui se trouvaient sur la table, dans un +sac de toile. + +"Je me disposais a quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il +se cramponna a moi, me dechira une manchette dans l'effort qu'il +fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire a Sir +Lothian Hume et a vous. + +"C'etait son cri de desespoir en me trouvant sourd a toutes ses +prieres qui est parvenu a vos oreilles, Charles, et qui vous a +fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je +retournais dans ma chambre. + +Mon oncle poussa un long soupir de soulagement. + +-- Mais ce ne pouvait etre plus clair, dit-il. + +-- Dans la matinee, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous +et je vous rendis votre argent. + +"J'en fis autant pour Sir Lothian Hume. + +"Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car +je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux deshonneur. + +"Alors survint cette horrible decouverte qui a jete une ombre sur +mon existence et qui a ete aussi mysterieuse pour moi que pour +vous. + +"Je me voyais soupconne, je vis aussi que je ne pourrais me +justifier qu'en exposant au grand jour, par un aveu public, +l'infamie de mon frere. +"Je reculai devant cela, Charles. Plutot tout souffrir moi-meme, +que de couvrir de honte, en public, une famille dont l'honneur +n'avait pas de tache depuis tant de siecles. + +"Je me suis donc soustrait a mes juges et j'ai disparu du monde. + +"Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma +femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez +l'existence. + +"J'ai honte de l'avouer, Mary, et je reconnais que c'est moi seul +qui suis a blamer de tout ce qui s'en est suivi. + +"A cette epoque-la, il existait des motifs qui heureusement ont +disparu depuis longtemps et qui me firent juger preferable que le +fils fut separe de sa mere a un age ou il ne pouvait se douter +qu'elle fut absente. + +"Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soupcons +qui m'avaient blesse cruellement, car a cette epoque, je ne +connaissais pas le motif qui vous avait inspire ce prejuge contre +moi. + +"Le soir de cette tragedie, je courus a Londres. + +"Je pris mes mesures pour que ma femme jouit d'un revenu +convenable, a la condition qu'elle ne s'occuperait pas de +l'enfant. + +"J'avais, comme vous vous en souvenez, de frequents rapports avec +Harrison le boxeur et avais eu a maintes reprises l'occasion +d'admirer la franchise et l'honnetete de son caractere. Je lui +portai alors mon enfant. + +"Je le trouvai, ainsi que je m'y attendais, absolument convaincu +de mon innocence et pret a m'aider de toutes les facons. + +"Sur les prieres de sa femme, il venait de se retirer du ring et +se demandait a quelle occupation il pourrait se livrer. + +"Je reussis a lui organiser un atelier de forgeron, a condition +qu'il exercat sa profession au village de Friar's Oak. + +"Nous nous entendimes pour qu'il donnat Jim comme son neveu et +convinmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents. + +"Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar's Oak. + +"C'etait parce que j'avais deja fixe le lieu de ma retraite +cachee, et si je ne pouvais voir mon garcon, j'avais du moins la +faible consolation de le savoir pres de moi. + +"Vous connaissez ce chateau. + +"C'est le plus ancien qu'il y ait en Angleterre, mais ce que vous +ignorez, c'est qu'il a ete construit tout expres pour contenir des +chambres secretes. Il n'y en a pas moins de deux que l'on peut +habiter sans etre vu. + +"Dans les murs plus epais et les murs exterieurs sont pratiques +des passages. + +"L'existence de ces chambres a toujours ete un secret de famille. +Sans doute, c'etait un secret auquel je n'attachais pas grande +importance et ce fut la seule raison qui m'eut empeche de les +montrer a quelque ami. + +"Je retournai furtivement dans ma demeure. J'y rentrai de nuit. Je +laissai dehors tout ce qui m'etait cher. Je me glissai comme un +rat derriere les panneaux pour passer tout le reste de ma penible +existence dans la solitude et le deuil. + +"Sur cette figure ravagee, sur cette chevelure grisonnante, +Charles, vous pouvez lire le journal de ma miserable existence. + +"Une fois par semaine, Harrison venait m'apporter des provisions +qu'il introduisait par la fenetre de la cuisine que je laissais +ouverte dans cette intention. + +"Parfois je me risquais la nuit a faire une promenade a la clarte +des etoiles et a recevoir sur mon front la fraicheur de la brise, +mais il me fallut enfin y renoncer, car j'avais ete apercu par des +campagnards et on commencait a parler d'un esprit qui hantait la +Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fantomes... + +-- C'etait moi, mon pere, moi et mon ami Rodney Stone, s'ecria +Petit Jim. + +-- Je le sais, Harrison me l'a dit cette meme nuit. Je fus fier, +Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d'avoir un +heritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille +que je m'etais efforce de couvrir au prix de tant de peines. Puis, +vint le jour ou la bienveillance de votre mere -- sa bienveillance +inopportune -- vous fournit les moyens de vous enfuir a Londres. + +-- Ah! Edward, s'ecria sa femme, si vous aviez vu notre enfant, +pareil a un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez +vous-meme aide a lui permettre une aussi courte excursion. +-- Je ne vous blame pas, Mary, je l'aurais peut-etre fait. Il alla +a Londres et tenta de s'ouvrir une carriere par sa force et son +courage. Un grand nombre de ses ancetres en ont fait autant, avec +cette seule difference que leurs mains etaient fermees sur la +poignee d'une epee, mais je n'en connais aucun parmi eux qui se +soit comporte avec autant de vaillance. + +-- Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement. + +-- Ensuite, au retour d'Harrison, j'appris que mon fils etait +definitivement engage dans un match ou il s'agissait de lutter en +public pour de l'argent. Cela ne devait pas etre, Charles. C'est +chose bien differente de lutter comme nous l'avons fait dans notre +jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse +pleine d'or. + +-- Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais... + +-- Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait +choix de l'homme le plus capable. Pouviez-vous agir autrement? +Mais cela ne devait pas etre. Je decidai que le moment etait venu +de me faire connaitre a mon fils, d'autant plus que bien des +indices me revelaient que mon genre de vie si contraire aux lois +de la nature avait gravement altere ma sante. Le hasard, je +devrais dire plutot la Providence, fit enfin paraitre en pleine +lumiere ce qui etait jusqu'alors reste obscur et me donna les +moyens de prouver mon innocence. Ma femme est allee hier soir +chercher mon fils pour le ramener aupres de son malheureux pere. + +Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon +oncle qui y mit fin. + +-- Vous avez ete l'homme le plus cruellement traite du monde, Ned, +dit-il. Plaise a Dieu que nous ayons de nombreuses annees pour +vous indemniser, mais malgre tout nous sommes, a ce qu'il me +semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux +frere a trouve la mort. + +-- Cela a ete un mystere pour moi, autant que pour vous pendant +dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est revele. Avancez, +Ambroise, et faites votre recit avec autant de franchise et de +details que vous me l'avez fait a moi-meme. + + +XXI -- LE RECIT DU VALET + + +Le valet avait quitte le coin sombre de la piece ou il etait reste +dans une immobilite telle que nous avions oublie sa presence. + +Alors, a cet appel de son ancien maitre, il vint se placer en +pleine lumiere et tourna de notre cote sa figure bleme. + +Ses traits d'ordinaire impassibles etaient dans un etat +d'agitation penible. + +Il parlait lentement, avec hesitation, comme si le tremblement de +ses levres ne lui permettait pas d'articuler ses mots. + +Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de +cette emotion extreme il conservait cet air de deference qui +distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se +suivaient sur ce ton sonore qui avait attire mon attention des le +premier jour, celui ou la voiture de mon oncle s'etait arretee +devant la maison paternelle. + +-- Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai peche dans cette +affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois +qu'une maniere de l'expier, elle consiste dans la confession +pleine et entiere que mon noble maitre Lord Avon m'a demandee. + +"Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous +paraisse, est la verite absolue, incontestable, au sujet de la +mort mysterieuse du capitaine Barrington. + +"Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation +eprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la +situation qu'occupait le capitaine Barrington. +"Vous estimez que le fosse qui les separe est trop large. + +"Gentlemen, je puis vous le dire, un fosse qui peut etre franchi +par un amour coupable, peut l'etre aussi par la haine coupable et +le jour ou ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du +prix a la vie, je jurai a la face du ciel que je lui oterais cette +existence impure, bien que cet acte fut le plus mince acompte de +ce qu'il me redevait. + +"Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis, +mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette +jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de +faire dans la meme situation. + +Nous etions tous stupefaits de voir la nature ardente de cet homme +se faire jour avec evidence au travers de la contrainte +artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en echec. + +On eut dit que sa courte chevelure noire se herissait. Ses yeux +flamboyaient dans l'intensite de son emotion. Sa figure exprimait +une malignite haineuse que n'avait pu attenuer la mort de son +ennemi, ni le cours des annees. + +Le serviteur plein de discretion avait disparu, il ne restait plus +a la place que l'homme aux pensees profondes, l'etre dangereux, +capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus +vindicatif. + +-- Nous etions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un +hasard fatal mit cet homme sur notre chemin. + +"Par je ne sais quels vils artifices il la detacha de moi. + +"J'ai entendu dire qu'elle n'etait pas, tant s'en faut, la +premiere et qu'il etait passe maitre en cet art. +"La chose etait accomplie que je ne me doutais pas encore du +danger. Elle fut abandonnee, le coeur brise, son existence perdue +et dut rentrer dans la maison ou elle apportait la honte et la +misere. + +"Je l'ai vue depuis et elle me dit que son seducteur avait eclate +de rire quand elle lui avait reproche sa perfidie et je lui jurai +que cet homme paierait cet eclat de rire avec tout son sang. + +"J'etais des lors domestique, mais je n'etais pas encore au +service de Lord Avon. + +"Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pensee qu'il +m'offrirait l'occasion de regler mon compte avec son frere cadet. +Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car +bien des mois se passerent avant que la visite a la Falaise royale +me donnat la chance que j'esperais le jour et dont je revais la +nuit. + +"Mais quand elle se presenta, ce fut dans des conditions plus +favorables a mes projets que je n'eusse ose y compter. + +"Lord Avon croyait etre seul a connaitre les passages secrets a la +Falaise royale. En cela il se trompait. + +"Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les +projets que j'avais formes. + +"Je n'ai pas besoin de vous dire en detail comment un jour que je +preparais les chambres pour les invites, une pression fortuite sur +un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une +etroite ouverture dans le mur. + +"Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait +dans une chambre a coucher plus grande. + +"C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas +davantage pour mon projet. + +"L'arrangement des chambres m'avait ete confie. Je pris mes +mesures pour que le capitaine Barrington occupat la grande chambre +et moi la plus petite. J'arriverais pres de lui quand je voudrais +et personne ne s'en douterait. + +"Il arriva enfin. + +"Comment vous decrire l'impatience fievreuse ou je vecus jusqu'a +ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais +combine mes plans. + +"On avait joue pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et +un jour a compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme. + +"On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. A +toute heure j'etais pret a servir, si bien que ce jeune capitaine +dit avec un hoquet que j'etais le modele des domestiques. + +"Mon maitre me dit d'aller me coucher. Il avait remarque la +rougeur de mes joues, l'eclat de mon regard et mettait tout cela +sur le compte de la fievre. + +"Et en effet, c'etait bien la fievre qui me tenait, mais cette +fievre-la, il n'y avait qu'un remede pour en venir a bout. + +"Alors enfin, a une heure tres matinale, je les entendis remuer +leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer. + +"Lorsque j'entrai dans la piece pour recevoir mes ordres, je +m'apercus que le capitaine Barrington avait deja gagne son lit +tant bien que mal. + +"Les autres s'etaient egalement retires et je trouvai mon maitre +seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes +eparpillees. + +"Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton colere, et cette fois-la +je lui obeis. + +"Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme. + +"Je savais que si je me trouvais face-a-face avec lui, je pourrais +l'etrangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire +le moindre bruit. + +"Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand +couteau a lame droite que je repassai sur ma botte. + +"Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de +mon lit pour attendre. + +"J'avais decide ce que je devais faire. Ce serait une mince +satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main +portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi. + +"Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un baillon, puis +apres l'avoir eveille d'une ou deux piqures de mon poignard, je +pourrais au moins l'eveiller pour lui faire entendre ce que +j'avais a lui dire. + +"Je me representais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs +du sommeil se seraient peu a peu dissipees, cet air de colere se +tournant aussitot en horreur, en epouvante, lorsqu'il comprendrait +enfin qui j'etais et ce que je venais faire. + +"Ce serait le moment supreme de ma vie. + +"Je restai a attendre un temps qui me parut la duree d'une heure, +mais je n'avais pas de montre et mon impatience etait telle que je +puis dire qu'en realite, il s'etait ecoule a peine un quart +d'heure. + +"Je me levai alors, j'otai mes souliers, je pris mon couteau. +J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture. + +"Je n'avais guere plus de trente pieds a parcourir, mais je +m'avancais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies +faisaient un bruit sec de brindilles cassees des qu'un corps +pesant se placait sur elles. Naturellement il faisait noir comme +dans un four et je cherchais ma route a tatons, lentement, bien +lentement. A la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait +devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre cote du panneau. + +"J'arrivais donc trop tot, car il n'avait pas encore eteint ses +chandelles. + +"J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de +plus, car je ne tenais pas a agir avec precipitation ou +etourderie. + +"Il etait absolument necessaire que je ne fisse aucun bruit en +remuant, car je n'etais plus qu'a quelques pieds de mon homme et +je n'etais separe de lui que par une mince cloison de bois. + +"Le temps avait fausse et fendu les planches, de sorte qu'apres +m'etre avance avec precaution, aussi pres que possible du panneau +glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulte dans la +chambre. + +"Le capitaine Barrington etait debout pres de la table a toilette +et avait ote son habit et son gilet. + +"Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier +etaient placees devant lui et il comptait les gains qu'il avait +faits au jeu. + +"Il avait la figure echauffee. Il etait alourdi par le manque de +sommeil et par le vin. + +"Cette vue me rejouit, car elle me prouva qu'il dormirait +profondement et que ma tache serait aisee. + +"J'avais encore les yeux fixes sur lui, quand soudain je le vis se +dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits. + +Pendant un instant, mon coeur cessa de battre, car je craignis +qu'il n'eut devine d'une facon ou d'une autre ma presence. + +"Et alors, j'entendis a l'interieur la voix de mon maitre. + +"Je ne pouvais voir la porte par laquelle il etait entre ni +l'endroit de la chambre ou il se trouvait, mais j'entendis tout ce +qu'il etait venu dire. + +"Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je +le vis devenir d'une paleur livide quand il entendit les amers +reproches ou on lui disait son infamie. + +"Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me +l'etais peinte dans mes reves les plus charmants. +"Je vis mon maitre s'approcher de la table a toilette, presenter +les papiers a la flamme de la chandelle, en jeter les debris +noircis dans le foyer, puis jeter les pieces d'or dans un petit +sac de toile brune. + +"Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit +par le poignet en le suppliant, en memoire de leur mere, d'avoir +pitie de lui. J'eus un regain d'affection pour mon maitre en le +voyant degager sa manchette d'entre les doigts qui s'y +cramponnaient et laisser la le miserable gredin etendu sur le sol. + +"Des lors, il me restait un point difficile a decider. Valait-il +mieux que je fisse ce que j'etais venu faire, ou bien etait-il +preferable, maintenant que j'etais maitre du secret de cet homme, +de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le +couteau de chasse de mon maitre? + +"J'etais sur que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le +denoncer. + +"Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilite en ce +qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'etais certain +que son secret etait sain et sauf entre vos mains. + +"Mais moi, j'avais a la fois le pouvoir et le desir et lorsque sa +vie aurait ete fletrie, lorsqu'il aurait ete chasse comme un chien +de son regiment, de ses clubs, le moment serait peut-etre venu +pour moi de m'y prendre d'une autre facon avec lui. + +-- Ambroise, dit mon oncle, vous etes un profond scelerat. + +-- Nous avons tous notre maniere de sentir, monsieur, et vous me +permettrez de vous dire qu'un valet peut etre aussi sensible a un +affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire +justice par le duel. +"Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon, +tout ce que j'ai pense et fait cette nuit-la et je poursuivrai +alors meme que je n'aurais pas le bonheur de conquerir votre +approbation. + +"Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps +agenouille, la figure posee sur une chaise. + +"Lorsqu'il se releva, il se mit a arpenter lentement la piece en +baissant la tete. + +"De temps a autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings +fermes. + +"Je voyais la moiteur perler sur son front. + +"Je le perdis de vue un instant. + +"Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un apres l'autre, comme s'il +cherchait quelque chose. + +"Puis, il se rapprocha de la table de toilette ou il me tournait +le dos. + +"Sa tete etait un peu rejetee en arriere et il portait les deux +mains a son col de chemise, comme s'il voulait le defaire. + +"Puis j'entendis alors un eclaboussement comme si une cuvette +avait ete renversee et il s'affaissa sur le sol, sa tete dans un +coin, et elle faisait avec ses epaules un angle si extraordinaire +qu'il me suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que mon homme +allait echapper a l'etreinte ou je croyais le tenir. + +"Je fis glisser le panneau. +"Un instant apres j'etais dans la piece. + +"Ses paupieres battaient encore et quand mon regard se fixa sur +ses yeux deja glaces, je crus y lire une expression de surprise +indiquant qu'il me reconnaissait. + +"Je deposai mon couteau sur le sol et je m'allongeai a cote de lui +pour pouvoir lui murmurer a l'oreille une ou deux menues choses +dont je tenais a lui laisser le souvenir, mais a ce moment meme, +il ouvrit la bouche et mourut. + +"Chose singuliere, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus +peur alors a cote de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand +je vis qu'il etait toujours immobile, a l'exception de la tache de +sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris +d'une soudaine crise de peur. + +"Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en +fermant les panneaux derriere moi. + +"Ce fut alors seulement que je m'apercus qu'en ma folle +precipitation, au lieu d'avoir rapporte le couteau de chasse, +j'avais ramasse le rasoir qui etait tombe tout sanglant des mains +du mort. + +"Je cachai ce rasoir dans un endroit ou personne ne l'a jamais +decouvert, mais ma frayeur m'empecha d'aller chercher l'autre +arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais prevu les +consequences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa +presence contre mon maitre. + +"Voila donc, Lady Avon, le recit exact et sincere de la facon dont +est mort le capitaine Barrington. + +-- Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton colere, que +vous ayez toujours laisse un innocent en butte a une persecution, +alors qu'un mot de vous l'aurait sauve. + +-- C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour +croire que cette demarche serait fort mal accueillie de Lord Avon. +Comment pouvais-je lui dire tout cela sans reveler le scandale de +famille qu'il mettait tant de soin a cacher? J'avoue qu'au debut +je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en +excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le +temps de savoir ce que je devais faire. + +"Pendant bien des annees, je puis dire meme depuis que je suis +entre a votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourmente et +j'ai jure que si jamais je retrouvais mon ancien maitre, je lui +revelerais tout. + +"Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racontee par le +jeune Mr Stone, ici present, m'a montre la possibilite que les +chambres secretes de la Falaise royale fussent le sejour de +quelqu'un. + +"J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait cache. Je n'ai pas +perdu un moment pour le decouvrir et lui offrir de faire tout ce +qui serait en mon pouvoir. + +-- Il dit la verite, conclut Lord Avon, mais il eut ete bien +etrange que j'hesite a faire le sacrifice d'une vie fragile et +d'une sante languissante pour une cause a laquelle j'avais deja +donne toute ma jeunesse. De nouvelles reflexions m'ont enfin +contraint a modifier ma resolution. + +"Mon fils, dans l'ignorance ou il etait de son vrai rang, allait +se laisser entrainer dans un genre d'existence qui etait en +harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions +de sa maison. +"Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient +connu mon frere avaient disparu, qu'il n'etait pas necessaire que +tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans +avoir dissipe tout soupcon sur ce crime, il en resterait pour ma +famille une tache plus noire que la faute qu'il a expiee si +terriblement. Pour ces motifs... + +Le bruit de plusieurs pas lourds qui eveillaient les echos de la +vieille maison interrompit Lord Avon. + +En entendant ce bruit, sa figure prit un degre de plus de paleur +et il regarda piteusement sa femme et son fils. + +-- On vient m'arreter, s'ecria-t-il. Il faudra que je me soumette +a l'humiliation d'une arrestation. + +-- Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir +Lothian Hume. + +-- Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison ou +j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, repondit une voix de +basse taille. + +Et au meme moment, nous vimes dans le corridor le corpulent squire +Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache a +la main. + +Il avait a cote de lui Sir Lothian Hume et je vis deux constables +de campagne qui regardaient par-dessus son epaule. + +-- Lord Avon, dit le squire, en qualite de magistrat du comte de +Sussex, j'ai le devoir de vous dire qu'il y a un mandat d'arret +contre vous en raison de l'assassinat premedite de votre frere, le +capitaine Barrington, en l'annee 1786. + +-- Je suis pret a me disculper de l'accusation. + +-- Cela, je vous le dis en tant que magistrat, mais en tant +qu'homme et comme etant le squire de Rougham-Grange, je suis +enchante de vous voir, Ned, et voici ma main. Jamais on ne me fera +croire qu'un bon Tory comme vous, un homme qui a montre la queue +de son cheval sur tous les hippodromes des Dunes, ait pu se rendre +coupable d'un acte pareil. + +-- Vous me rendez justice, James, dit Lord Avon en serrant la +large main brune que le squire lui avait tendue. Je suis aussi +innocent que vous et je puis le prouver. + +-- En attendant, dit Sir Lothian Hume, une grosse porte et une +solide serrure seront les meilleures precautions pour que Lord +Avon se presente lorsqu'on le convoquera. + +La figure halee du squire prit une teinte d'un pourpre fonce quand +il s'adressa au Londonien. + +-- Est-ce que vous etes le magistrat du comte, monsieur? + +-- Je n'ai pas cet honneur, Sir James. + +-- Alors pourquoi vous permettez-vous de donner des conseils a un +homme qui remplit ces fonctions depuis pres de vingt ans? Quand je +ne suis pas sur de mon affaire, monsieur, la loi me donne un clerc +avec qui je puis conferer et je n'ai pas besoin d'autre +assistance. + +-- Vous le prenez sur un ton trop haut, Sir James, je n'ai pas +l'habitude d'etre pris a partie si vivement. + +-- Je ne suis pas non plus habitue a me voir interrompre dans +l'exercice de mes devoirs officiels, monsieur. Je dis cela en +qualite de magistrat, Sir Lothian, mais comme homme, je suis +toujours pret a soutenir mes opinions. + +Sir Lothian s'inclina. + +-- Vous me permettrez, monsieur, de vous faire remarquer que j'ai +des interets de la plus grande importance engages dans cette +affaire. J'ai tous les motifs possibles de croire qu'il s'est +organise ici un complot qui vise ma position comme heritier de +Lord Avon. Je demande a ce qu'il soit mis en lieu sur jusqu'a ce +que cette affaire soit eclaircie et je vous requiers en votre +qualite de magistrat d'executer votre mandat. + +-- Que le diable emporte tout cela, Ned, s'ecria le squire. Je +voudrais bien avoir aupres de moi mon clerc Johnson et je ne +demande qu'a vous traiter avec tous les egards que la loi autorise +et pourtant, comme vous l'entendez, je suis invite a m'assurer de +votre personne. + +-- Permettez-moi, monsieur, de vous suggerer une idee, dit mon +oncle. Tant qu'il sera sous la surveillance personnelle du +magistrat, il sera repute sous la garde de la loi, et cette +condition est remplie s'il se trouve sous le toit de Rougham- +Grange. + +-- Rien de mieux, s'ecria le squire avec empressement. Vous allez +loger chez moi jusqu'a ce que cette affaire s'en aille en fumee. +En d'autres termes, Lord Avon, je me declare responsable, comme +representant de la loi, de ce que vous serez retenu en lieu sur, +jusqu'au jour ou l'on me demandera de vous produire en personne. + +-- Vous avez vraiment bon coeur, James. + +-- Ta! ta! je ne fais que me conformer a la loi. J'espere, Sir +Lothian Hume, que vous n'avez pas d'objections a faire a cela? + +Sir Lothian haussa les epaules et jeta un regard noir au +magistrat. Puis s'adressant a mon oncle: + +-- Il y a encore une petite affaire en suspens entre nous, dit-il. +Vous plairait-il de me donner le nom d'un ami?... Mr Corcoran qui +est dehors, dans la barouche, agirait en mon nom et nous pourrions +nous rencontrer demain matin. + +-- Avec plaisir, repondit mon oncle, je crois pouvoir compter sur +votre pere, mon neveu? Votre ami pourra s'entendre avec le +lieutenant Stone de Friar's Oak et le plus tot sera le mieux. + +Ainsi se termina cette etrange conference. + +De mon cote, j'avais couru aupres de mon premier ami d'enfance et +je faisais de mon mieux pour lui dire combien j'etais heureux de +sa bonne fortune, et il me repondait en m'assurant que quoi qu'il +put lui arriver, rien n'affaiblirait son affection pour moi. + +Mon oncle me toucha l'epaule et nous allions partir, lorsque +Ambroise, ayant remis le masque de bronze sur ses ardentes +passions, s'approcha de lui avec respect. + +-- Je vous demande pardon, Sir Charles, mais je suis tres choque +de voir votre cravate... + +-- Vous avez raison, Ambroise, Lorimer fait de son mieux, mais je +n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui vous remplace. + +-- Je serais fier de vous servir, monsieur. Mais vous devez +reconnaitre que Lord Avon a des droits anterieurs. S'il consent a +me rendre ma liberte... + +-- Vous pouvez partir, Ambroise, vous le pouvez. Vous etes un +excellent serviteur, mais votre presence m'est devenue penible. + +-- Je vous remercie, Ned, dit mon oncle. Mais vous, Ambroise, il +ne faudra pas me quitter aussi brusquement. + +-- Permettez-moi de vous expliquer le motif, monsieur. J'etais +decide a vous prevenir de mon depart quand nous serions arrives a +Brighton, mais ce soir-la, comme nous sortions du village, j'ai vu +passer dans un phaeton une dame dont je connaissais fort bien les +relations intimes avec Lord Avon, sans etre certain que c'etait sa +femme. Sa presence en cet endroit me confirma dans la conviction +qu'il se cachait a la Falaise royale. Je descendis furtivement de +votre voiture, je la suivis aussitot dans le but de lui exposer +l'affaire et de lui expliquer combien il etait necessaire que Lord +Avon me vit. + +-- Eh bien, je vous pardonne votre desertion, dit mon oncle, et je +vous serais fort oblige si vous vouliez bien, de nouveau, arranger +ma cravate. + + +XXII -- DENOUEMENT + + +La voiture de Sir James Ovington attendait dehors. + +La famille Avon, si tragiquement dispersee, si singulierement +reunie, y monta pour se rendre sous le toit hospitalier du Squire. + +Lorsqu'ils furent sortis, mon oncle monta en voiture et nous +reconduisit, Ambroise et moi, au village. + +-- Il est preferable de voir votre pere tout de suite, mon neveu. +Sir Lothian et son homme sont deja en route depuis quelque temps. +Je serais desole qu'il y ait quelque malentendu dans notre +rencontre. + +De mon cote je pensais a la terrible reputation de notre +adversaire comme duelliste. Sans doute ma figure laissa voir mes +sentiments, car mon oncle se mit a rire. + +-- Eh bien! mon neveu, dit-il, on dirait que vous marchez derriere +mon cercueil. Ce n'est pas ma premiere affaire et je pense bien +que ce ne sera pas ma derniere. Quand je me bats aux environs de +la ville, j'ai l'habitude d'aller tirer une centaine de balles +dans l'arriere-boutique de Manton, et je puis dire que je suis en +etat de trouver la route jusqu'a son gilet. Toutefois je confesse +que je suis un peu accable de tout ce qui est arrive. Penser que +mon cher vieil ami est non seulement vivant, mais innocent! Et +qu'il a, pour continuer la race des Avon, un si beau gaillard de +fils et d'heritier! Voila qui donnera le coup de grace a Hume, car +je sais que les Juifs lui ont donne de la marge a raison de ses +esperances. Et vous, Ambroise, dire que vous avez fait irruption +de cette facon-la! + +Parmi toutes les choses extraordinaires qui etaient arrivees, il +semblait que ce fut celle-la qui ait fait la plus forte impression +sur mon oncle, car il y revint a maintes reprises. + +Cet homme, qu'il avait fini par regarder comme une machine a faire +les noeuds de cravate et a remuer le chocolat, s'etait montre +anime de passions. + +C'etait un prodige dont il ne revenait pas. + +Si son rechaud a rasoirs avait mal tourne, il n'en eut pas ete +plus ebahi. + +Nous etions a quelques centaines de yards du cottage, lorsque nous +vimes le long Mr Corcoran, l'homme a l'habit vert, arpentant +l'allee du jardin. + +Mon oncle nous attendait a la porte avec un air de ravissement +contenu. + +-- Je suis heureux de vous etre utile, de n'importe quelle +maniere, Sir Charles. Nous avons arrange cela pour demain a sept +heures dans le communal de Ditchling. + +-- Je ne serais pas fache que l'on puisse remettre ces petites +affaires a une heure plus tardive, dit mon oncle. On est oblige de +se lever a une heure tout a fait absurde ou de negliger sa +toilette. + +-- Ils s'arretent sur la route a l'auberge de Friar's Oak, et si +vous teniez a ce que cela ait lieu plus tard... + +-- Non, non, je ferai cet effort, Ambroise, vous apporterez la +batterie de toilette a sept heures. + +-- Je ne sais pas si vous tiendrez a vous servir de mes aboyeurs, +dit mon pere. Je m'en suis servi dans quinze engagements et a la +distance de trente yards, vous auriez peine a trouver meilleur +outil. + +-- Je vous remercie, j'ai mes pistolets de duel sous le siege. +Ambroise, veillez a ce que les chiens soient huiles, car j'aime +une detente legere. Ah! ma soeur Mary, je vous ramene votre garcon +qui ne s'en trouve pas plus mal, je l'espere, apres les +distractions de la ville. + +Je n'ai pas besoin de vous dire que ma pauvre mere me couvrit de +pleurs et de caresses, car vous qui avez des meres, vous en savez +autant que moi, et vous qui n'en avez pas, vous ne saurez jamais +combien la maison de famille est un nid chaud et confortable. + +Comme je m'etais agite et demene pour voir les merveilles de la +ville! Et maintenant que j'en avais vu plus que je n'eusse reve +dans mes songes les plus extravagants, mes yeux ne trouvaient rien +qui me donnat une plus grande impression de douceur et de repos +que notre petit salon, avec ses bibelots, en eux-memes objets +insignifiants mais si riches en souvenirs, le poisson souffleur +des Moluques, la corne de narval de l'Arctique, et la gravure du +_Ca Ira_ poursuivi par Lord Hotham. + +Et comme c'etait egayant de voir aussi d'un cote du foyer +flambant, mon pere avec sa pipe et sa bonne figure rouge et ma +mere tournant et piquant ses aiguilles a tricoter. + +En les contemplant, je me demandais comment je pouvais avoir ce +grand desir de les quitter ou comment je prendrais sur moi de les +quitter de nouveau. + +Mais il faudrait bien les quitter et a bref delai comme je +l'appris avec les bruyantes felicitations de mon pere et les +larmes de ma mere. + +Il avait ete nomme au commandement du _Caton_, vaisseau de +soixante-quatre canons, pendant qu'un billet de Lord Nelson date +de Portsmouth, m'informait qu'un poste vacant m'attendait si je me +mettais en route tout de suite. + +-- Et votre mere tient pret votre coffre de marin, mon garcon. +Vous pourrez faire le voyage demain avec moi, car si vous tenez a +etre un des hommes de Nelson, il faut lui prouver que vous etes +digne de lui. + +-- Tous les Stone sont entres dans la marine, dit ma mere a mon +oncle, comme pour s'excuser, et c'est une grande chance pour lui +d'y entrer sous le patronage de Lord Nelson. Mais nous +n'oublierons jamais la bonte que vous avez eue, Charles, de +montrer un peu le monde a Rodney. + +-- Au contraire, ma soeur Mary, dit gravement mon oncle, votre +fils a ete pour moi une societe tres agreable, au point que je +crains qu'on ait le droit de m'accuser de negligence envers +Fidelio. Je vous le ramene, j'espere, un peu plus poli que je l'ai +emmene. Ce serait folie que de le traiter de distingue, mais du +moins il n'y a aucun reproche a lui faire. La nature lui a refuse +les dons supremes. Je l'ai trouve peu dispose a y suppleer par des +avantages artificiels, mais du moins je lui ai montre un peu la +vie. Je lui ai donne quelques lecons de finesse et de conduite qui +paraitront peut-etre de trop a present, mais qui reviendront en +valeur lorsqu'il sera d'age plus mur. Si sa carriere dans la ville +n'a pas donne ce que j'en attendais, la raison s'en trouve +uniquement de ce fait que j'ai la sottise de juger autrui d'apres +l'ideal que je me suis fait. Toutefois, je suis bien dispose a son +egard et je le regarde comme eminemment apte a la profession ou il +va entrer. + +Il me tendit alors sa sacro-sainte tabatiere comme un gage +solennel de sa bienveillance et quand mon esprit se reporte a ce +temps-la, il y a peu de circonstances ou j'aie vu plus clairement +briller cet eclair malicieux en ses grands yeux a l'expression +hautaine, alors qu'il avait un pouce dans l'entournure de son +gilet et qu'il m'offrait la petite boite brillante sur le creux de +sa main blanche comme la neige. + +Il etait le type et le chef d'une etrange race d'hommes qui a +disparu d'Angleterre, ce beau au sang abondant, au caractere +viril, exquis dans sa toilette, etroit dans ses idees, grossier +dans ses amusements, excentrique dans ses habitudes. + +Ces hommes traverserent l'histoire d'Angleterre d'un pas guinde, +avec leurs absurdes cravates, leurs larges collets, leurs +breloques dansantes et ils s'evanouirent dans ces sombres +coulisses d'ou l'on ne revient jamais. + +Le monde, en se developpant, les a laisses derriere lui. + +Il n'y a plus de place en lui pour leurs modes bizarres, leurs +mystifications, leurs excentricites soigneusement etudiees. + +Et cependant, derriere ce rideau, sous ces dehors de sottise dont +ils prenaient si grand soin de se draper, c'etaient souvent des +hommes energiques, d'une robuste personnalite. + +Les langoureux flaneurs de Saint-James etaient aussi les Yachtmen +du Solent, les fins Cavaliers des comtes, les combattants qui se +battaient sur la grande route ou dans quelque aventure matinale. + +C'est parmi eux que Wellington tria ses meilleurs officiers. + +Ils condescendent parfois a etre poetes, orateurs, et Byron, +Charles James Fox, Castlereagh, ont conserve parmi eux quelque +renommee. + +Je ne puis m'empecher de me demander comment l'histoire les +comprendra, alors que moi-meme, qui connaissais si bien l'un +d'eux, qui avais de son sang dans les veines, je n'ai pu faire la +part de ce qui etait reel et ce qui etait du aux affectations +qu'il avait cultivees avec tant de soin qu'elles avaient cesse de +meriter ce nom-la. + +A travers les interstices de cette cuirasse de folie, j'ai maintes +fois cru entrevoir les traits d'un homme genereux et sincere et je +me plais a croire que ce ne fut pas une illusion. + +Le hasard ne voulut pas que les incidents de ce jour touchassent a +leur fin. + +J'etais alle me coucher de bonne heure, mais il me fut impossible +de dormir, car mon esprit revenait sans cesse au petit Jim et au +changement extraordinaire qui s'etait produit dans son avenir et +dans sa situation. + +J'etais encore a me retourner et a m'agiter dans mon lit, lorsque +j'entendis le bruit de sabots de chevaux venant de la direction de +Londres, et aussitot le grincement de roues qui tournaient pour +s'arreter devant l'auberge. + +Mes fenetres se trouvaient ouvertes, car c'etait une fraiche nuit +de printemps. J'entendis une voix qui demanda si Sir Lothian Hume +se trouvait la. + +A ce nom je sautai a bas du lit et j'eus le temps de voir trois +hommes descendre de la voiture et entrer a la file dans le +vestibule eclaire de l'auberge. +Les deux chevaux restaient immobiles sous le flot de lumiere qui +tombait par la porte sur leurs epaules brunes et leurs tetes +patientes. + +Dix minutes peut-etre s'ecoulerent. + +Alors j'entendis le bruit de pas nombreux et un groupe serre +d'hommes franchit la porte avec fracas. + +-- Inutile d'employer la violence, dit une voix rauque. Au nom de +qui cette poursuite? + +-- Au nom de plusieurs, monsieur. On vous a laisse de la corde +dans l'espoir que vous gagneriez cette lutte de l'autre jour. +Montant total: Douze mille livres. + +-- Voyons, mon ami, j'ai un rendez-vous des plus importants pour +demain a sept heures. Je vous donnerai cinquante livres si vous me +laissez libre jusque-la. + +-- C'est reellement impossible, monsieur. Il n'en faudrait pas +tant pour nous faire perdre nos places d'employes du sherif. + +A la lumiere jaune que jetaient les lanternes de la voiture, je +vis le baronnet jeter un coup d'oeil sur nos fenetres et sa haine +nous aurait tues si ses yeux avaient ete des armes aussi terribles +que ses pistolets. + +-- Je ne peux pas monter en voiture, a moins qu'on ne me delie les +mains, dit-il. + +-- Tenez ferme, Billy, car il a l'air vicieux. Lachez un bras a la +fois. Ah! Comme ca vous voudriez... + +-- Corcoran! Corcoran! hurla une voix. + +Puis je vis un plongeon, une lutte, une silhouette aux mouvements +frenetiques qui arrivait a le detacher du groupe. + +Un coup violent fut lance et l'homme s'etala au milieu de la route +eclairee par la lune faisant dans la poussiere des contorsions et +des sauts comme une truite qu'on vient de mettre a terre. + +-- Le voila pris, cette fois. Tenez-le par les poignets. Et a +present, avec ensemble! + +Il fut souleve comme un sac de farine et lance brutalement dans le +fond de la voiture. Les trois hommes monterent d'un bond. + +Un fouet siffla dans l'obscurite et voila comment Sir Lothian +Hume, le Corinthien a la mode, disparut de mes yeux et de ceux de +tout le monde, excepte des gens charitables qui visitaient les +prisons pour dettes. + +Lord Avon vecut deux ans de plus, temps suffisant pour qu'avec +l'aide d'Ambroise il put prouver qu'il etait innocent du crime +horrible sous l'ombre duquel il avait passe tant d'annees. + +Toutefois, il n'arriva pas a secouer les effets de ces annees +passees dans des conditions malsaines, contraires aux lois de la +nature. + +Ce furent seulement les soins devoues de sa femme et de son fils +qui firent durer la flamme vacillante de sa vie. + +Celle que j'avais connue comme ancienne actrice a Anstey Cross +devint la douairiere d'Avon, tandis que le petit Jim, aussi +affectueux pour moi qu'au temps ou ensemble on chipait les nids +d'oiseaux, ou on taquinait la truite, est devenu aujourd'hui Lord +Avon, cheri de ses fermiers, le plus fin sportsman et l'homme le +plus populaire qu'il y ait du Weald au Canal. + +Il epousa la seconde fille de Sir James Ovington et, comme j'ai vu +cette semaine trois de ses petits enfants, il est fort probable +que si les descendants de Sir Lothian Hume persistent a guigner le +domaine, ils en seront pour leurs esperances, comme avant eux leur +ancetre. + +La vieille maison de la Falaise Royale a ete demolie a cause des +terribles souvenirs de famille qui la hantaient. + +Un bel edifice moderne s'est eleve a sa place. + +La loge situee sur la route de Brighton avait un air si coquet +avec son treillage et ses massifs de roses que je ne fus pas le +seul visiteur a declarer que je prefererais sa possession a celle +de la grande maison de la-bas parmi les arbres. + +C'est la que pendant bien des annees, qui aboutirent a une +tranquille et heureuse vieillesse, vecurent Jack Harrison et sa +femme. + +Ils recurent ainsi au couchant de leur vie les soins et +l'affection qu'ils avaient prodigues. Jamais Jack Harrison +n'enjamba desormais le ring de vingt-quatre pieds, mais l'histoire +de la grande lutte entre le forgeron et l'homme de l'Ouest est +encore familiere aux vieux fideles du ring et rien ne lui plaisait +plus que de la recommencer dans toutes les peripeties et tout en +restant assis sous son auvent couvert de roses. Mais des qu'il +entendait le bruit de la canne de sa femme se rapprocher, il se +mettait a parler d'autre chose, du jardin et de son avenir, car +elle etait toujours hantee par la crainte de le voir retourner au +ring et, pour peu qu'elle restat une heure sans voir le vieillard, +elle etait convaincue qu'il etait alle disputer la ceinture, au +champion du jour, un parvenu. + +"Il livra le bon combat", inscrivit-on a sa priere, sur sa pierre +funeraire, et quoique je sois convaincu que ses dernieres pensees +furent pour Baruch le Noir et Wilson le Crabe, aucun de ceux qui +le connaissaient ne se refusait a voir un sens symbolique dans ce +resume de sa vie d'honnete et vaillant homme. + +Sir Charles Tregellis continua pendant quelque temps a montrer ses +couleurs ecarlate et or a Newmarket et ses inimitables costumes a +Saint-James. + +Ce fut lui qui inventa de mettre des boutons et des boucles au bas +des pantalons de grande ceremonie et lui aussi qui ouvrit des +perspectives nouvelles par ses recherches sur les merites compares +de la colle de poisson et de l'empois dans le repassage des +devants de chemise. + +Les vieux beaux, s'il en reste encore d'egares dans les coins chez +_Arthur_ ou chez _White_, se rappellent peut-etre un arret rendu +par Tregellis: a savoir que, pour qu'une cravate ait la raideur +convenable, il faut qu'en la prenant par un des angles on la +souleve aux trois quarts. Il y eut alors le schisme d'Alvanley et +de son ecole, qui declarerent que c'etait assez de la moitie. + +Puis vint le regne de Brummel et la rupture declaree au sujet des +collets de velours ou toute la ville marcha derriere le nouveau +venu. + +Mon oncle, qui n'etait point ne pour passer au second rang apres +n'importe qui, se retira aussitot a Saint-Albans et annonca qu'il +en ferait le centre de la mode et de la societe pour remplacer +Londres degenere. +Toutefois, le maire et le conseil, lui ayant vote une adresse de +remerciements pour ses projets bienveillants envers la ville et +ayant commande a Londres des vetements pour cette circonstance, +parurent tous avec des collets de velours. + +Cela produisit chez mon oncle un tel decouragement qu'il se mit au +lit et ne parut plus en public. + +Sa fortune, par suite de laquelle une noble existence avait peut- +etre ete manquee, fut repartie en un grand nombre de petits legs. +L'un d'eux etait destine a Ambroise, son valet, mais il en reserva +a sa soeur, ma mere, assez pour lui faire une vieillesse aussi +ensoleillee, aussi agreable que je le pouvais desirer. + +Quant a moi, fil sans valeur auquel sont enfiles ces grains, j'ose +a peine ajouter quelques mots sur mon propre compte, de peur que +ces mots par lesquels je dois finir mon chapitre ne servent de +commencement a un autre. + +Si je n'avais pas pris la plume pour vous raconter une histoire de +terrien, j'aurais peut-etre reussi a vous faire un meilleur recit +de marin, mais on ne peut pas mettre dans un seul cadre deux +tableaux destines a se faire vis-a-vis. + +Le jour viendra peut-etre ou je mettrai par ecrit tous les +souvenirs que j'ai gardes de la grande bataille qui se livra sur +mer. + +J'y dirai comment mon pere y finit sa glorieuse carriere en +frottant la peinture de son navire contre celle d'un vaisseau +espagnol de quatre-vingts canons et celle d'un vaisseau espagnol +de soixante-quatorze. + +Il tomba sur sa poupe brisee en mangeant une pomme. + +Je vois les barres de fumee en cette soiree d'octobre tournoyer +lentement sur les flots de l'Atlantique, puis se lever, monter, +monter, jusqu'a ce qu'ils fussent dechires ces legers flocons et +perdus dans l'infini bleu du ciel. Et en meme temps qu'eux se leva +le nuage qui etait reste suspendu sur le pays. Il s'amincit, +s'attenua de meme, jusqu'au jour ou le soleil de Dieu, l'astre de +paix et de securite, vint encore briller sur nous et cette fois, +nous l'esperons, sans crainte d'un obscurcissement nouveau. + + + + + +End of Project Gutenberg's Jim Harrison, boxeur, by Arthur Conan Doyle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM HARRISON, BOXEUR *** + +***** This file should be named 13734.txt or 13734.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/3/7/3/13734/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the +Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is +also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, +Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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