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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13727 ***
+
+MICHEL ZÉVACO
+
+LES PARDAILLAN
+
+
+
+Les amours du Chico
+
+
+
+I
+
+LES IDÉES DE JUANA
+
+Nous avons dit que Pardaillan, mettant à profit le temps pendant lequel
+les conjurés se retiraient, avait eu un entretien assez animé avec le
+Chico.
+
+Pardaillan avait demandé au petit homme s'il n'existait pas quelque
+entrée secrète, inconnue des gens qui se trouvaient en ce moment dans la
+grotte, par où lui, Pardaillan, pourrait entrer et sortir à son gré.
+
+Le nain s'était d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, pénétrer seul
+et sans autre arme qu'une dague dans cet antre, c'était une manière de
+suicide. Il ne pouvait pas comprendre que le seigneur français, qui
+venait d'échapper par miracle à une mort affreuse, s'exposât ainsi,
+comme à plaisir.
+
+Mais Pardaillan avait insisté, et, comme il avait une manière à lui,
+tout à fait irrésistible, de demander certaines choses, le nain avait
+fini par céder et l'avait conduit dans un couloir où se trouvait,
+affirmait-il, une entrée que nul autre que lui ne connaissait.
+
+On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la Fausta ni les
+conjurés ne connaissaient cette entrée.
+
+Pendant que Pardaillan était dans la salle, le nain, horriblement
+inquiet, se morfondait dans le couloir, la main posée sur le ressort qui
+actionnait la porte invisible, ne voyant et n'entendant rien de ce qui
+se passait de l'autre côté de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se
+doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, angoissé, le
+signal convenu pour ouvrir la porte et assurer la retraite de celui
+qu'il considérait maintenant comme un grand ami.
+
+Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois coups convenus, le
+nain s'empressa d'ouvrir et accueillit le chevalier triomphant avec des
+manifestations d'une joie aussi bruyante que sincère, qui l'émurent
+doucement.
+
+--J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de là-dedans, dit-il,
+quand il se fut un peu calmé.
+
+--Bah! répondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau trop dure, on ne
+m'atteint pas aisément.
+
+--J'espère que nous allons nous en aller, maintenant? fit le Chico qui
+tremblait à la pensée que le Français ne s'avisât de s'exposer encore,
+bien inutilement, à son sens.
+
+A sa grande satisfaction, Pardaillan dit:
+
+--Ma foi, oui! Ce séjour est peut-être agréable pour des bêtes de
+nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est trop peu hospitalier pour
+d'honnêtes gens comme Chico. Allons-nous-en donc!
+
+Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagné de Chico,
+fit son entrée dans l'auberge de la Tour.
+
+Dans la vaste cheminée de la cuisine, un feu clair pétillait, et la
+gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre l'habitude, maugréait et
+bougonnait contre les jeunes maîtresses qui ne veulent en faire qu'à
+leur tête, et qui, après avoir passé la plus grande partie de la nuit
+debout, sont levées les premières et parées de leurs plus beaux atours,
+gênent les serviteurs honnêtes et consciencieux acharnés à leur besogne.
+
+C'est qu'en effet la petite Juana était descendue la première, n'ayant
+pu trouver le repos espéré.
+
+Elle était bien pâle, la petite Juana, et ses yeux cernés, brillants
+de fièvre, trahissaient une grande fatigue... ou peut-être des larmes
+versées abondamment. Mais, si inquiète, si fatiguée et si désorientée
+qu'elle fût, la coquetterie n'avait pas cédé le pas chez elle. Et c'est
+parée de ses plus riches et de ses plus beaux vêtements, soigneusement
+coiffée, finement chaussée, qu'elle allait et venait, ayant toujours
+l'oeil et l'oreille tendus vers la porte d'entrée, comme si elle eût
+attendu quelqu'un.
+
+C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup d'oeil, entrer
+Pardaillan, flanqué de Chico, l'air triomphant. Et, du même coup, le
+sourire s'épanouit sur la pourpre fleur de grenadier qu'étaient ses
+lèvres, ses joues si pâles rosirent, et ses yeux inquiets, comme embués
+de larmes, retrouvèrent tout leur éclat, comme par enchantement.
+
+--Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? s'écria-t-elle.
+Savez-vous que vos amis, don Cervantes et don César, sont très inquiets
+à votre sujet?
+
+--Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... dans un
+instant.
+
+Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures plus tôt, si
+vivement pressé le Chico de sauver le chevalier, s'il était possible,
+Juana, qui avait prodigué des promesses sincères de reconnaissance et
+d'attachement, Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant se
+changea en consternation. Elle ne parut même pas le voir; ou plutôt, si.
+Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un coup d'oeil foudroyant, comme si
+elle eût eu à lui reprocher quelque trahison indigne.
+
+Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait:
+
+--Seigneur, désirez-vous monter vous reposer tout de suite? Désirez-vous
+prendre quelque chose avant?
+
+--Juana, ma jolie, je désire me restaurer d'abord. Faites-moi donc
+servir la moindre des choses, une tranche de pâté, avec deux bouteilles
+de vin de France.
+
+--Je vais vous servir moi-même, seigneur, dit Juana.
+
+--Honneur auquel je suis très sensible, ma belle enfant! Pendant que
+vous y êtes, voyez donc, s'ils ne dorment pas, à rassurer sur mon compte
+MM. Cervantes et El Torero.
+
+--Tout de suite, seigneur!
+
+Vive, légère et heureuse, Juana s'élança dans l'escalier pour informer
+les amis du seigneur français de son retour inespéré, après avoir fait
+signe à une servante de dresser le couvert.
+
+Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers le Chico et se mit
+à rire franchement, de son bon rire clair et sonore. Et, comme le nain
+le regardait d'un air de douloureux reproche, il lui dit:
+
+--Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais pas les femmes!
+
+--Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en plus interloqué.
+
+Pardaillan haussa les épaules et:
+
+--Tu lui as fait que tu m'as sauvé, dit-il.
+
+--Mais c'est elle qui m'en a prié!
+
+--Précisément!
+
+Et, comme le nain ouvrait des yeux énormes, il se mit à rire de tout son
+coeur.
+
+--Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement qu'elle t'aime.
+
+--Oh! fit le Chico incrédule, elle ne m'a pas dit un mot. Elle m'a
+foudroyé du regard.
+
+--C'est précisément à cause de cela que je dis qu'elle t'aime.
+
+Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan en eut pitié.
+
+--Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me
+voir vivant...
+
+--Vous voyez bien...
+
+--Mais elle est furieuse après toi.
+
+--Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obéir.
+
+--Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tué. Elle
+n'aurait pas voulu que ce fût toi qui, précisément, me sauvasses.
+
+--Parce que?
+
+--Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n'admet pas qu'on ne
+soit pas jaloux d'elle. Si tu avais bien aimé Juana, tu eusses été
+jaloux d'elle. Jaloux, tu ne m'eusses pas sauvé! Voilà ce qu'elle se
+dit. Comprends-tu?
+
+--Mais, si je ne vous avais pas sauvé, elle m'eût tourné le dos. Elle
+m'eût traité d'assassin. Alors?
+
+--Alors, il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne
+t'inquiète pas. Juana t'aime... ou t'aimera, morbleu! As-tu confiance en
+moi? Oui ou non?
+
+--Oui, tiens.
+
+--Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d'amoureux transi.
+Tes affaires vont bien, je t'en réponds.
+
+Pour ne pas désobliger Pardaillan, Chico s'efforça de refouler son
+chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins
+morose.
+
+A ce moment, Juana redescendait et annonçait:
+
+--Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront Votre
+Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et, si vous voulez
+prendre place, goûtez cet excellent pâté en attendant l'omelette qui
+saute.
+
+Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand courroux.
+
+--Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne
+savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je
+pense m'y connaître.
+
+Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait être celui qui avait
+l'honneur d'être qualifié de brave par le seigneur français, le brave
+des braves:
+
+--Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est
+aussi un ami que j'aime.
+
+A dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le Chico ne l'était
+pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait être cet ami dont
+parlait Pardaillan.
+
+Quoi qu'il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et, curieuse, comme
+toute fille d'Eve, elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps, du
+reste.
+
+Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha de la table
+et, désignant l'escabeau au nain, confus de cet honneur, au grand
+ébahissement de Juana qui n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:
+
+--Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là, en face de moi, et
+soupons, morbleu! Nous ne l'avons pas volé, que t'en semble?
+
+Chico commençait à considérer Pardaillan comme un être exceptionnel,
+plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu'il avait
+appris à respecter.
+
+Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero étaient descendus et,
+bientôt assis à la même table, choquaient leurs verres contre les verres
+de Pardaillan et de Chico.
+
+Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris de voir le
+chevalier attablé avec le petit vagabond, se gardèrent bien d'en laisser
+rien paraître. Et, puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied
+d'égalité, c'est qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et
+ils s'empressèrent de l'imiter. En sorte que Juana vit, avec une stupeur
+qui allait grandissant, ces personnages, qu'elle vénérait au-dessus de
+tout, témoigner une grande considération à son éternelle poupée, cette
+poupée à qui elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant
+de baiser le bout de son soulier.
+
+Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amusé, lisait sur
+sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu'elle se posait
+sans oser les formuler tout haut.
+
+--Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce petit diable a osé
+lever la dague sur moi? A telles enseignes que je me demande comment je
+suis encore vivant.
+
+--Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave?
+
+--Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite
+poitrine de cette réduction d'homme bat un coeur ferme et généreux.
+Il n'est pas de bravoure comparable à celle qui s'ignore. Je vous
+expliquerai un jour peut-être ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment,
+sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le traiter en ami,
+non pour l'amour de moi, mais pour lui-même.
+
+--Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que vous le jugez digne
+de votre amitié, nous nous honorerons de faire comme vous.
+
+Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il était
+heureux, certes, mais ces compliments, de la part d'hommes qu'il
+regardait comme des héros, le plongeaient dans une gêne qu'il ne
+parvenait pas à surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait
+constamment du côté de Juana pour juger de l'effet produit sur elle
+par ces louanges qu'on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu
+d'être satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d'un tout autre
+oeil et lui faisait son plus gracieux sourire...
+
+Après avoir ainsi frappé indirectement l'esprit de la fillette,
+Pardaillan la prit à partie directement et, moitié plaisant, moitié
+sérieux:
+
+--C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonné,
+votre compagnon d'enfance. Par lui, qui m'a sauvé, je vous suis
+redevable. Mais une chose qu'il faut que vous sachiez, c'est que la
+femme qui aura le bonheur d'être aimée de Chico pourra compter sur cet
+amour jusqu'à la mort. Jamais coeur plus vaillant et plus fidèle n'a
+battu dans une poitrine d'homme.
+
+Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait:
+
+«Vous ne m'apprenez rien de nouveau.»
+
+Pardaillan se montra très sobre d'explications. C'était du reste assez
+son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu'il avait surpris
+concernant le Torero et ne dit que juste ce qu'il fallait pour faire
+ressortir le rôle de Chico, qu'il prit plaisir à exagérer, sincèrement
+d'ailleurs, car il était de ces natures d'élite qui s'exagèrent à
+elles-mêmes le peu de bien qu'on leur fait.
+
+Ces explications données, il prétexta une grande fatigue, et, sur ce
+point, il n'exagérait pas, car, tout autre que lui se fût écroulé depuis
+longtemps, et monta s'étendre dans les draps blancs qui l'attendaient.
+
+Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta saluer la
+Giralda et le Chico resta seul.
+
+Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement,
+après avoir tourné et viré dans le patio, sûre qu'il ne la quittait pas
+des yeux, elle se dirigea d'un air détaché vers un petit réduit qu'elle
+avait arrangé à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir
+bien modeste. Et, en se retirant, la petite madrée regardait par-dessus
+son épaule pour voir s'il la suivait.
+
+Et, comme elle voulait qu'il vînt, elle tourna à demi la tête et
+l'ensorcela d'un sourire.
+
+Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, il la
+rejoignit dans le petit réduit, le coeur battant à se briser dans sa
+poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui
+faire.
+
+Juana s'était assise dans l'unique siège qui meublait la pièce, très
+petite. C'était un vaste fauteuil en bois sculpté. Comme elle était
+petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chêne
+ciré.
+
+Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle muet et l'air
+fort penaud. Voyant qu'il ne se décidait pas à parler, elle entama la
+conversation, et, avec un visage sérieux, sans qu'il lui fût possible de
+discerner si elle était contente ou fâchée:
+
+--Alors, dit-elle, il paraît que tu es brave, Chico?
+
+Ingénument, il dit:
+
+--Je ne sais pas.
+
+Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité:
+
+--Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y connaître, lui,
+qui est la bravoure même.
+
+--S'il le dit, cela doit être... Mais, moi, je n'en sais rien.
+
+Les petits talons de Juana commencèrent de frapper sur le bois du
+tabouret un rappel inquiétant pour Chico, qui connaissait ces
+signes révélateurs de la colère naissante de sa petite maîtresse.
+Naturellement, cela ne fit qu'accroître son trouble.
+
+--Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle que tu aimeras,
+tu l'aimeras jusqu'à la mort? fit-elle brusquement.
+
+On se tromperait étrangement si on concluait de cette question que Juana
+était une effrontée ou une rouée sans pudeur ni retenue. Juana était
+parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule à
+justifier ce qu'il y avait de risqué dans sa question. Rouée, elle se
+fût bien gardée de la formuler. En outre, il faut dire que les moeurs de
+l'époque étaient autrement libres que celles de nos jours, où tout se
+farde et se cache sous le masque de l'hypocrisie.
+
+Le Chico rougit et balbutia:
+
+--Je ne sais pas!
+
+Elle frappa du pied avec colère.
+
+--Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agaçant. Pour qu'il ait
+dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles.
+
+--Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure!
+
+--Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et que tu l'aimeras
+jusqu'à la mort?
+
+Et câline:
+
+--Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la
+connais? Parle donc! tu restes la, bouche bée. Tu m'agaces!
+
+Les yeux du Chico lui criaient: «C'est toi que j'aime!» Elle le voyait
+très bien, mais elle voulait qu'il le dît. Elle voulait l'entendre.
+
+Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier:
+
+--Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien.
+
+Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'était pas là l'aveu qu'elle
+voulait lui arracher, et elle eut une moue dépitée. Sotte qu'elle était
+d'avoir cru un instant à la bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait
+même pas jusqu'à dire deux mots: «Je t'aime!» Elle ne savait pas; la
+petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus
+braves.
+
+Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu'il n'était bon qu'à
+cela, de l'humilier, de l'amener à se prosterner devant elle.
+
+Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche:
+
+--Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu venu
+faire ici? Que veux-tu?
+
+Très pâle, mais plus résolument qu'il ne l'eût cru lui-même, il dit:
+
+--Je voulais te demander si tu étais contente.
+
+Elle prit son air de petite reine pour demander:
+
+--De quoi veux-tu que je sois contente?
+
+--Mais... d'avoir trouvé le Français... de l'avoir ramené.
+
+Avec cette impudence particulière à la femme, elle se récria d'un air
+étonné et scandalisé:
+
+--Eh! que m'importe le Français! Ça, perds-tu la tête?
+
+Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia:
+
+--Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener...
+
+--Moi?... Sornettes! Tu as rêvé!
+
+Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé réellement, comme
+elle le disait avec un aplomb déconcertant? Il savait bien que non,
+tiens! S'était-elle jouée de lui? Avait-elle voulu le mettre à
+l'épreuve? Voir s'il serait jaloux, s'il se révolterait? Le seigneur de
+Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme
+qui aime ne déteste pas, au contraire, qu'on se montre jaloux d'elle.
+Oui! ce devait être cela. Mais alors, Juana l'aimerait donc aussi?
+
+Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait délicieusement de son
+trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eût voulu le
+piétiner, le faire souffrir, le meurtrir, l'humilier, oh! surtout
+l'humilier, lui qu'elle savait si fier, l'humilier au possible, au-delà
+de tout... Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il
+redresser la tête et parler en maître!
+
+Est-ce à dire qu'elle était mauvaise et méchante? Nullement. Elle
+s'ignorait, voilà tout.
+
+Dire qu'elle était amoureuse de Chico serait exagéré. Elle était à un
+tournant de sa vie. Jusque-là, elle avait cru sincèrement n'éprouver
+pour lui qu'une affection fraternelle. Sans qu'elle s'en doutât, cette
+affection était plus profonde qu'elle ne croyait.
+
+Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en amour profond. Il
+suffirait aussi d'un rien pour que cette affection restât ce qu'elle la
+croyait: purement fraternelle. C'était l'affaire d'une étincelle à faire
+jaillir.
+
+Or, au moment précis où ces sentiments s'agitaient inconsciemment
+en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur ce caractère quelque peu
+romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s'était
+emballée comme une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était
+apparu comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner ses
+sensations, elle s'était abandonnée les yeux fermés. Et c'est ainsi que
+nous l'avons vue pleurer des larmes de désespoir à la pensée que celui
+qu'elle avait élu était peut-être mort.
+
+Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruauté
+inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se
+révolter, refoulant stoïquement sa douleur, voici que le Chico, avec
+cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement,
+sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son
+argument, le Chico avait dit la seule chose peut-être capable de
+l'arrêter sur la pente fatale où elle s'engageait: «Qu'espères-tu?»
+
+Sans le savoir, sans le vouloir, c'était un coup de maître que faisait
+le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de
+l'échapper belle, car ses paroles, après son départ, Juana les tourna et
+les retourna sans trêve dans son esprit.
+
+Elle était la fille d'un modeste hôtelier, un hôtelier qui passait pour
+être assez riche, mais un hôtelier quand même. Et, ceci, c'était une
+tare terrible à une époque et dans un pays où tout ce qui n'était pas
+«né» n'existait pas. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais
+ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse légitime. Quant au
+reste, elle était trop fière, elle avait été élevée trop au-dessus de sa
+condition pour que l'idée d'une bassesse pût l'effleurer.
+
+Le résultat de ses réflexions avait été que son amour pour Pardaillan
+s'était considérablement atténué. Or, le terrain que perdait le
+chevalier, le Chico le regagnait sans qu'elle s'en doutât elle-même.
+
+Et c'est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes elle fut
+heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa à ses yeux et
+reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de
+s'être effacé et sacrifié. Elle se disait que, elle, elle ne se serait
+pas sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles. De là
+l'accueil frigide qu'elle fit au nain.
+
+Or, Pardaillan raconta que le nain s'était défendu comme un beau diable
+et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du
+Chico montèrent! Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être
+là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le revirement
+en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il fallait que le Chico se
+déclarât. Et voilà qu'elle se heurtait à sa timidité insurmontable.
+Elle enrageait d'autant plus que, malgré elle, tout en s'efforçant
+de l'amener à composition, elle ne pouvait s'empêcher de songer à
+Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eût pas tant tergiversé.
+
+Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son impudente dénégation,
+après être resté un long moment perplexe et silencieux, courba l'échiné,
+accepta la rebuffade et parut s'excuser en disant doucement:
+
+--J'ai fait ce que tu m'as demandé, et Dieu sait s'il m'en a coûté!
+Pourquoi es-tu fâchée?
+
+Ainsi, voilà tout ce qu'il trouvait à dire. Ah! si elle avait été à sa
+place, comme elle eût vertement relevé l'impertinente prétention de
+celui qui eût voulu la faire passer pour une sotte et se fût gaussé à ce
+point d'elle. Décidément, le Chico n'était pas un homme. Et cette pensée
+fugitive qu'elle avait eue de l'amener à se prosterner, tout pareil à un
+chien couchant, cette pensée lui revint plus précise, prit la forme d'un
+désir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle
+résolut de la réaliser coûte que coûte.
+
+Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son ton en lui disant:
+
+--Mais je ne suis pas fâchée.
+
+En disant ces mots, elle croisa négligemment une jambe fine et nerveuse,
+moulée dans un bas de soie rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant,
+elle agitait doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine
+du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme une chose qu'on
+trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire:
+
+«Embrasse-le donc, nigaud!»
+
+Et le petit pied allait, venait, s'agitait, présentait la semelle, très
+blanche, à peine maculée, répétait dans son langage muet:
+
+«Mais va donc! va donc!»
+
+Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et, comme elle
+souriait encore, preuve qu'elle n'était pas fâchée, il se laissa tomber
+sur les genoux.
+
+Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage.
+Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n'eût pas
+remarqué qu'ainsi agenouillé elle lui touchait la figure.
+
+Mais c'était un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensée de
+toucher à ce petit pied sans son autorisation à elle ne lui venait même
+pas. Qu'eût-elle dit? Tiens! Il était bien loin de se douter que, s'il
+avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses lèvres
+sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu son baiser.
+
+Mais, comme la semelle passait encore un coup à portée de sa bouche,
+comme la tentation était trop forte, il réunit tout son courage, et,
+d'une voix implorante:
+
+--Si tu n'es pas fâchée, tu veux bien que...
+
+Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle s'était plaquée sur
+ses lèvres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si
+elle eût voulu les écorcher, les faire saigner.
+
+Si naïf et si timide qu'il fût, le Chico comprit cette fois. Ivre de
+joie, il posa ses lèvres partout sur cette semelle, sans s'inquiéter de
+savoir si elle était maculée ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre
+où s'était posé le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le
+soulier lui-même.
+
+Et, comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner
+son humble bonheur, il allongea la tête, le suivit des lèvres, se
+courbant davantage, jusqu'à poser sa face sur le bois du tabouret.
+
+C'est là sans doute que voulait l'amener le petit pied, car il cessa de
+se dérober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie
+satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tête, d'un
+air dominateur qui semblait dire:
+
+«Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n'es bon qu'à cela.
+Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, à moi!
+
+Alors, toute rouge--de plaisir? de honte? de regret? qui peut
+savoir!--sans trop savoir ce qu'elle disait:
+
+--Tu vois bien que je n'étais pas fâchée, dit-elle.
+
+Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s'enhardit un
+peu, se courba encore un coup, posa une dernière fois ses lèvres sur le
+bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant
+très convaincu, avec un air de gratitude profonde:
+
+--Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge.
+
+Elle rougit davantage encore. Non, elle n'était pas bonne. Elle avait
+été mauvaise et méchante. Au lieu de la remercier il devait la battre,
+elle l'avait bien mérité. En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut
+tenter un dernier effort, et, à brûle-pourpoint:
+
+--Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français?
+
+A son tour, il rougit, comme si cette question eût été un reproche
+sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui, d'un air honteux.
+
+--Pourquoi? fit-elle avidement.
+
+Elle espérait qu'il allait répondre enfin:
+
+«Parce que je t'aime et que je suis jaloux!»
+
+Hélas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer l'occasion. Il
+bredouilla:
+
+--Je ne sais pas!
+
+C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire, rien à espérer. Elle se
+mit à trépigner, et, rouge, de colère cette fois, elle cria:
+
+--Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! Tiens, va-t'en!
+va-t'en!
+
+Il courba l'échiné et se retira humblement.
+
+Or, s'il fût revenu à l'improviste, il eût pu voir deux larmes, deux
+perles brillantes, couler lentement sur les joues rosés de sa madone
+prostrée dans son fauteuil.
+
+Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaître devant elle
+quand elle le chassait brutalement. Il s'en allait, la mort dans l'âme,
+attendant que la tempête fût apaisée.
+
+
+
+II
+
+FAUSTA ET LE TORERO
+
+Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, le Torero s'était
+rendu auprès de sa fiancée, la jolie Giralda.
+
+Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait
+dit cette mystérieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa
+famille, qu'elle prétendait connaître. Malheureusement, la Giralda
+avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, frémissant d'impatience,
+attendait que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant
+cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller trouver Fausta.
+
+Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le jeune homme ceignit
+son épée, recommanda à la Giralda de ne pas bouger de l'hôtellerie où
+elle était en sûreté, sous la garde de Pardaillan, et il sortit.
+
+Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont les marches,
+cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes comme le parquet
+d'une salle d'honneur du palais, et pénétra dans la cuisine.
+
+Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un hôtel moderne avait été
+ménagé là, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana.
+
+Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant
+la jeune fille:
+
+--Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne que jolie, c'est
+pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancée pendant quelques
+instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne
+soupçonne sa présence chez vous?
+
+Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:
+
+--Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter à
+l'instant chercher votre fiancée, et, tant que durera votre absence,
+je la garderai près de moi, dans ce réduit où nul ne pénètre sans ma
+permission.
+
+--Mille grâces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur.
+Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. à son réveil,
+que j'ai dû m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard.
+J'espère être de retour d'ici à une heure ou deux au plus.
+
+--Le sire de Pardaillan sera prévenu.
+
+Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas vers la maison des
+Cyprès, où il espérait trouver la princesse. A défaut, il pensait que
+quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la
+trouver ailleurs.
+
+Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques
+hérétiques. Comme le roi honorait de sa présence sa bonne ville de
+Séville, l'Inquisition avait donné à cette sinistre cérémonie une
+ampleur inaccoutumée, tant par le nombre des victimes--sept: autant de
+condamnés qu'il y avait de jours dans la semaine--que par le faste du
+cérémonial.
+
+Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés qui, tous, se
+hâtaient vers la place San Francisco, théâtre ordinaire de toutes les
+réjouissances publiques. Nous disons réjouissances, et c'est à dessein.
+En effet, non seulement les autodafés constituaient à peu près les
+seules réjouissances offertes au peuple, mais encore on était arrivé à
+le persuader qu'en assistant à ces sauvages hécatombes humaines, en se
+réjouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à son
+salut.
+
+Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les meilleures places,
+il s'en trouvait qui, reconnaissant don César, le désignaient à leurs
+voisins en murmurant sur un mode admiratif:
+
+«El Torero! El Torero!»
+
+Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait les saluts et les
+sourires d'un air distrait et continuait hâtivement sa route.
+
+Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit le perron et se
+trouva dans ce vestibule qu'il avait à peine regardé la nuit même, alors
+qu'il était à la recherche de la Giralda et de Pardaillan.
+
+Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille, il fut ébloui par
+les splendeurs entassées dans cette pièce. Mais il se garda bien de rien
+laisser paraître de ces impressions, car quatre grands escogriffes de
+laquais, chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides
+comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois respectueux et
+arrogant.
+
+Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda,
+sur un ton qui n'admettait pas de résistance, au premier venu de ces
+escogriffes, d'aller demander à sa maîtresse si elle consentait à
+recevoir don César, gentilhomme castillan.
+
+Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence:
+
+--Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maîtresse, n'est pas en
+ce moment à sa maison de campagne.
+
+--Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est
+toujours un renseignement.
+
+Et, tout haut:
+
+--J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut
+intérêt et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire où je pourrai
+la rencontrer.
+
+Le laquais réfléchit une seconde et:
+
+--Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le
+conduire auprès de M. l'Intendant qui pourra peut-être le renseigner.
+
+Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade de pièces
+meublées avec un luxe inouï, dont il n'avait jamais eu l'idée. Au
+premier étage, il fut introduit dans une chambre confortablement
+meublée. C'était la chambre de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua
+ce que désirait le visiteur.
+
+M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé, d'une politesse
+obséquieuse.
+
+--Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important personnage, me
+dit que vous vous appelez don César. Je pense que ceci n'est que votre
+prénom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire près de mon
+illustre maîtresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous
+comprendrez cela, je l'espère.
+
+Très froid, le jeune homme répondit:
+
+--Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle aussi le Torero.
+
+--Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au
+désespoir de ma maladresse; j'espère que monseigneur aura la bonté de
+me la pardonner... La princesse est menacée dans ce pays, et je dois
+veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai
+l'insigne honneur de conduire monseigneur auprès de la princesse qui
+attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire.
+
+Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero
+demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si
+ce discours ne s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M.
+l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter
+en le contrariant:
+
+--Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don
+César, tout court, et je n'ai aucun droit à ce titre de monseigneur que
+vous me prodiguez si abondamment.
+
+Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant les mains à s'en
+écorcher les paumes:
+
+--Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en
+attendant mieux.
+
+Le Torero pâlit et, d'une voix étranglée par l'émotion:
+
+--En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire?
+
+--Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera
+elle-même.
+
+--En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle!
+
+--Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesça l'intendant qui
+se hâta de prendre son chapeau, son manteau et se précipita à la suite
+du Torero.
+
+Hors la maison, l'intendant précéda don César et, trottinant à pas
+rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco,
+déjà encombrée d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle
+promis.
+
+Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte de populaire,
+les tribunes, les balcons, les fenêtres qui entouraient la place
+n'étaient pas moins garnis. Mais là, c'était la foule élégante des
+seigneurs et des nobles dames.
+
+Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la même impatience
+sauvage.
+
+Au centre de la place se dressait le bûcher, immense piédestal de
+fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept
+condamnés.
+
+Face au bûcher, se dressait l'autel construit sur la place même, paré
+de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculée,
+enguirlandé, fleuri, illuminé comme pour une grande fête: et c'était en
+effet jour de grande fête.
+
+Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans
+discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il
+annonçait que la fête était commencée, c'est-à-dire que les condamnés,
+les juges, les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui
+constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser
+processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi
+encombrées de curieux, avant d'aboutir à la place où les victimes, du
+haut de leur bûcher, devaient assister à la célébration de la messe,
+avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines.
+
+La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels
+étaient les sentiments qui éclataient sur toutes les faces convulsées.
+Pas un mot de pitié, pas une protestation.
+
+Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte,
+se traçait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui
+paraissait aussi cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus
+somptueuses maisons en façade sur la place.
+
+Contrairement à toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas
+un seul spectateur à ses nombreuses fenêtres, pas plus qu'à ses balcons.
+
+Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain nombre de pièces,
+meublées et ornées avec plus de magnificence encore que les salles de la
+maison des Cyprès, don César fut introduit dans un petit cabinet, désert
+pour le moment.
+
+L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps d'aller aviser sa
+maîtresse.
+
+Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout cassé redressa
+soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier étage
+et pénétra dans un salon, dont le balcon large et spacieux étalait sur
+la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forgé.
+
+Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande
+simplicité, blanc, depuis les pieds nonchalamment posés sur un coussin
+de soie rouge merveilleusement brodé jusqu'à la collerette très simple,
+sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose
+méditative.
+
+Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la
+vigueur d'un homme dans la force de l'âge, s'inclina profondément devant
+elle et attendit.
+
+--Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta.
+
+Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé, venait de jouer
+le rôle d'intendant. Centurion répondit respectueusement:
+
+--Eh bien, il est venu, madame.
+
+--Vous l'avez amené?
+
+--Il attend votre bon plaisir en bas.
+
+Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir un moment.
+
+--Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosité.
+
+--S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire auprès
+de vous.
+
+Fausta eut un mince sourire.
+
+--Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément, dit-elle.
+
+--Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai.
+Cela ne laisse pas que de m'inquiéter beaucoup. Car enfin, si vos
+projets aboutissent et qu'il continue à me détester, c'en est fait de la
+situation que vous avez daigné me faire entrevoir.
+
+--Rassurez-vous, maître. Continuez à me servir fidèlement sans vous
+inquiéter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je
+réponds que le roi oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et
+sans fortune. Introduisez-le...
+
+Centurion s'inclina et sortit immédiatement.
+
+Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero auprès de Fausta
+et, après avoir refermé la porte sur lui, il se retirait discrètement.
+
+En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté aussi accomplie
+n'était apparue à ses yeux ravis. Avec une grâce juvénile, il s'inclina
+profondément devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par
+respect.
+
+Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle
+esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherché à le produire, elle
+l'espérait. Il se réalisait au-delà de ses désirs. Elle avait lieu
+d'être satisfaite.
+
+D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait dans
+une attitude pleine de dignité, ni trop humble ni trop fière. Cette
+attitude, pleine de tact, la mâle beauté du jeune homme, son élégance
+sobre, dédaigneuse de toute recherche outrée, le sourire un peu
+mélancolique, l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur tous
+ses traits, le front large qui dénotait une intelligence remarquable,
+enfin la force physique que révélaient des membres admirablement
+proportionnés dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup
+d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était tout à
+son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à elle, pour être
+prudemment dissimulée, ne fut pas moins favorable.
+
+De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable,
+sans paraître le soupçonner, le Torero se tira tout à son avantage. Chez
+Fausta, la femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites.
+
+Tout le plan de Fausta dépendait de la décision qu'allait prendre le
+Torero. Cette décision elle-même dépendait de l'effet qu'elle produirait
+sur lui.
+
+Qu'il se dérobât, qu'il refusât de renoncer à son amour pour la Giralda,
+et ses plans se trouvaient singulièrement compromis.
+
+L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins elle l'espérait.
+Et, quant à sa difficulté même, pour une nature combative comme la
+sienne, c'était un stimulant.
+
+Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement, on a déjà
+vu qu'elle avait pris une décision à son égard. C'était très simple,
+la Giralda disparaîtrait. Si puissant que fût l'amour du Torero, il ne
+tiendrait pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la
+femme aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et,
+d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une couronne à lui
+donner.
+
+Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable de rester froid
+devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan.
+
+Mais Pardaillan n'avait pas son pareil.
+
+Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non pas impossible.
+
+Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil,
+elle fit appel à toute sa puissance de séduction, et, de cette voix
+harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda:
+
+--C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César?
+
+Le Torero s'inclina en signe d'assentiment.
+
+--Vous aussi qu'on appelle El Torero?
+
+--Moi-même, madame.
+
+--Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous ignorez tout de votre
+naissance et de votre famille. Vous supposez être venu au monde, voici
+environ vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela?
+
+--Tout à fait, madame.
+
+--Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus détails.
+Je tenais à éviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des
+conséquences très graves. Veuillez vous asseoir.
+
+De la main, elle désignait un siège placé près de son fauteuil, et un
+gracieux sourire ponctuait le geste.
+
+Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la
+souplesse de ses attitudes, et, à part soi, elle murmura:
+
+«Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet
+aventurier, élevé à la diable, je ferai un monarque superbe et
+magnifique.»
+
+A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Le cortège
+des condamnés approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait
+ses sentiments par des hurlements féroces:
+
+«A mort!... Mort aux hérétiques!...»
+
+Suivis de ces autres cris:
+
+«Le roi!... le roi!... Vive le roi!...»
+
+Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois complètement,
+le _Miserere_, entonné à pleine voix par des milliers de moines, de
+pénitents, de frères de cent confréries diverses, se faisait entendre,
+encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en
+même temps.
+
+Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente,
+funèbre, sinistre, sa note mugissante.
+
+Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs, mettant tous
+ses efforts à surmonter le trouble étrange que la beauté de Fausta avait
+déchaîné en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement:
+
+--Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à une personne qui
+m'est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en
+exprimer ma gratitude.
+
+Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais
+créature humaine ne lui avait produit un effet comparable à celui que
+lui produisait Fausta.
+
+Jamais personne ne lui en avait imposé autant.
+
+Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait
+intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance
+en amour, chez l'homme, était décidément une bien fragile chose. Cette
+petite bohémienne, à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque
+importance, comptait décidément bien peu. La victoire lui paraissait
+maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait, c'était d'en avoir
+douté un instant.
+
+Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mit quelque
+froideur dans la manière dont elle répondit:
+
+--Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous connaître. Ce que j'ai
+fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En conséquence, vous
+n'avez pas à me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi.
+
+A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequel elle
+parlait de celle qu'il adorait.
+
+Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer à
+l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce
+fut d'une voix plus ferme qu'il dit:
+
+--Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assuré que
+vous aviez été pleine de bonté et d'attentions à son égard.
+
+--Bontés, attentions--s'il y en a eu réellement--dit Fausta d'un ton
+radouci et avec un sourire, je vous répète que tout cela s'adressait à
+vous seul.
+
+--Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque vous ne me
+connaissiez pas.
+
+Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur
+enveloppante:
+
+--Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra
+aisément le mobile auquel j'ai obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on
+prémédite d'assassiner lâchement une inoffensive créature, qui vous est
+inconnue, que feriez-vous?
+
+--Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette
+créature d'avoir à se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui
+prêterais l'appui de mon bras.
+
+--Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt que je vous ai
+porté, sans vous connaître. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et
+j'ai cherché à vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a
+un instant, devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire,
+l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez
+l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé, je vous ai facilité de mon
+mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela,
+monsieur, je l'ai fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme
+aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous connaître
+jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse
+attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si
+l'on paraît rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors
+bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont
+fait désirer vivement vous connaître. Aujourd'hui que je vous ai vu,
+je me félicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me
+considérer comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre pour vous
+sauver.
+
+Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotion
+communicative qui fit une impression profonde sur le Torero.
+Profondément ému à son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent
+de gratitude très sincère:
+
+--Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous
+remercier. Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à la
+légère? Suis-je donc si menacé?
+
+Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du
+Torero, elle dit:
+
+--Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont
+comptés; je vous dis: vous n'avez que quelques heures à vivre... si vous
+vous complaisez dans cette insouciante confiance.
+
+Si brave qu'il fût, le Torero pâlit légèrement.
+
+--Est-ce à ce point? fit-il.
+
+Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit:
+
+--Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché de cette jeune
+fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du
+moins, vous ne l'eussiez retrouvée.
+
+Un vague soupçon germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint
+froid, tout son calme soudain reconquis.
+
+--Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie.
+
+--Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction
+impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort.
+
+Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme
+imperturbable.
+
+Le commencement de soupçon imprécis qui l'avait effleuré se fondit
+instantanément sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par
+ce trouble étrange qui l'avait agité et qu'il croyait avoir maîtrisé.
+
+--Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre ordre d'idées, qui
+est donc cet ennemi mortellement acharné après moi? Le savez-vous?
+
+--Je le sais.
+
+--Son nom?
+
+--Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est nécessaire que
+vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fût-ce que pour défendre
+vos jours menacés. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est...
+
+Elle s'arrêta, comme si elle eût hésité à porter un coup qu'elle
+pressentait très rude.
+
+--C'est?...
+
+--Votre père! lâcha brusquement Fausta.
+
+Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la froide et curieuse
+attention du praticien se livrant à quelque expérience.
+
+L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout ce qu'elle
+avait imaginé.
+
+Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui
+n'avait plus rien d'humain:
+
+--Vous avez dit?...
+
+Très ferme, elle répéta sur un ton énergique:
+
+--Votre père!...
+
+Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des
+yeux qui semblaient implorer grâce.
+
+--Mon père!... On m'avait dit pourtant...
+
+--Quoi donc?
+
+Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait avec une
+curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas?
+
+--On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et plus...
+
+--Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie croissante.
+
+--Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero.
+
+Elle haussa les épaules.
+
+--Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas éloigner de
+vous tout soupçon de la vérité!
+
+Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non!
+décidément, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front:
+
+--C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songé à cela?...
+Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon père
+vit?... Mon père!...
+
+Et il répétait doucement ce nom, comme s'il eût éprouvé un soulagement
+ineffable à le prononcer.
+
+Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié de lui. Mais Fausta
+ne voyait que le but à atteindre.
+
+Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit:
+
+--Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est
+lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a juré votre
+mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous défendez
+énergiquement.
+
+Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la réalité, momentanément
+oubliée. Mais, que son père voulût sa mort, cela lui paraissait
+impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit
+une excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à rire
+franchement et s'écria joyeusement:
+
+--J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite!
+Est-ce qu'un père peut chercher à meurtrir son enfant, la chair de sa
+chair? Eh! non, c'est impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi
+son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous
+entendrons.
+
+Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son esprit chaque parole,
+elle dit:
+
+--Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il veut vous
+supprimer.
+
+Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée à sa poitrine,
+comme s'il eût voulu s'arracher le coeur.
+
+--Impossible! bégaya-t-il.
+
+--Cela est! dit Fausta rudement.
+
+--Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero. Pour que mon père
+veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque bâtard... Il faut donc
+que ma mère...
+
+--Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante. Vous
+blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre mère fut toujours épouse
+chaste et irréprochable! Votre mère, que vous alliez maudire dans un
+moment d'égarement que je comprends, votre mère est morte martyre... et
+son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut précisément celui qui
+vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait
+vivant, après vous avoir cru mort durant de longues années. L'assassin
+de votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre
+père!
+
+--Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard...
+
+--Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta avec force. Je vous
+en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue.
+
+Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil.
+
+Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte, clamait
+douloureusement:
+
+--S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un monstre sanguinaire,
+un fou furieux!
+
+--Vous l'avez dit, fit froidement Fausta.
+
+--Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le Torero.
+
+--Votre mère fut une sainte.
+
+--Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie.
+
+--On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement
+Fausta.
+
+Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix furieuse:
+
+--Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon père
+pour venger ma mère?... C'est impossible!
+
+Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle était patiente,
+Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle
+n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la
+laisser germer.
+
+--Avant de venger votre mère, il faut vous défendre vous-même. N'oubliez
+pas que vous êtes menacé.
+
+--Mon père est donc un bien puissant personnage?
+
+--Puissant au-dessus de tout.
+
+Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une
+médiocre importance à ces paroles.
+
+--Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore à quel mobile
+vous obéissez en me disant les choses terribles que vous venez de me
+dévoiler.
+
+--Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un simple sentiment
+d'humanité. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous
+cacher que vous m'avez été sympathique. C'est à cette sympathie,
+désintéressée, croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous
+porte et que vous méritez.
+
+--Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à Dieu ne plaise!
+madame. Mais, ce que vous venez de me révéler est si extraordinaire, si
+incroyable que...
+
+--Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta.
+Je n'ai rien avancé que je ne sois en état de prouver d'irréfutable
+manière.
+
+--Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... père?
+
+--Oui!
+
+--Quand, madame?
+
+--Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être. Peut-être dans
+quelques jours seulement...
+
+--Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il
+advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, ma vie vous appartient...
+
+--Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie!
+
+--C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain
+qu'on ne me réduira pas aisément, si puissant qu'on soit.
+
+--Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu.
+
+--Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est certaines choses que
+j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser
+quelques questions?
+
+--Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en toute sincérité.
+
+--Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle
+être la cause de ma mort?
+
+A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacrés, éclatèrent
+avec plus de force sur la place. Évidemment, le cortège venait de
+déboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments
+par les mêmes vivats et les mêmes cris de mort.
+
+Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de
+son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et
+vit qu'elle ne s'était pas trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui
+la regardait faire non sans surprise, et, très calme:
+
+--Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle.
+
+De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et, doucement:
+
+--Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles.
+Ils me révoltent.
+
+--Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me
+répugnent pas, à moi?
+
+Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant à le
+faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, il se leva et la
+rejoignit.
+
+Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place.
+
+En tête, caracolait une compagnie de «carabins», l'arquebuse posée sur
+la cuisse. Derrière les cavaliers venait une deuxième compagnie de gens
+d'armes, à pied. Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le
+populaire et de frayer un passage à la procession.
+
+Derrière les soldats venait une longue théorie de pénitents noirs, la
+cagoule rabattue, un cierge à la main.
+
+En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la cagoule, comme
+tous les autres, portait péniblement une immense croix de métal.
+
+Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le _De Profundis_.
+
+Après cette interminable théorie de pénitents, venaient les gardes de
+l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à pied, et, immédiatement après,
+le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tête.
+
+Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, en habits
+sacerdotaux, portant à bras tendus le saint sacrement, et, derrière, les
+sept condamnés, en chemise, pieds nus, la tête découverte, un cierge
+énorme à la main.
+
+Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple rangée
+d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, sombre, traînant la
+jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II.
+
+A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe, héritier
+du trône. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames,
+dignitaires, touà en habits de cérémonie.
+
+Voilà ce que vit le Torero.
+
+Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place.
+
+Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux condamnés.
+
+Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna un coup sur la
+poitrine, ce qui voulait dire qu'il était expulsé de la communauté des
+vivants.
+
+Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en
+délire.
+
+Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les condamnés étaient
+hissés sur le bûcher, attachés au poteau. Et la messe commença.
+
+Lorsque l'évêque prononça les dernières paroles de l'évangile, la fumée
+commença de s'élever en tourbillonnant, et, en même temps que la fumée,
+les hurlements éclatèrent:
+
+«Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!»
+
+Alors, du haut du bûcher, une voix protesta.
+
+C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche,
+ayant occupé une charge importante à la cour. Le Torero, qui le
+connaissait de vue, le reconnut aussitôt.
+
+Et le condamné clamait:
+
+--Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe
+sur ceux qui m'ont condamné! J'en appelle à...
+
+On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlèrent
+furieusement le _Miserere_ et couvrirent sa voix.
+
+En même temps, les flammes commencèrent à s'élever, vinrent doucement
+lécher les pieds nus des condamnés, comme pour goûter à la proie qui
+leur était offerte. Et, l'ayant trouvée à leur goût, elle s'élevèrent
+davantage encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les
+happèrent.
+
+--Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses
+yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux?
+
+--Il a commis le crime que tu rêves de commettre!... le crime pour
+lequel tu seras condamné comme lui, exécuté comme lui... si je n'arrive
+à te persuader.
+
+--Quel crime? répéta machinalement le Torero.
+
+--Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il a épousée.
+
+--Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!...
+
+Mais la Giralda est catholique!
+
+--Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est hérétique...
+
+--Elle a été baptisée, se débattit le Torero.
+
+--Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le pourra. Et, le
+pût-elle, elle a vécu en hérétique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui
+rêves d'unir ton sort au sien, tu seras traité comme celui-ci.
+
+--Quel est donc l'infâme qui impose de telles lois?
+
+--Ton père.
+
+--Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre altéré de sang que la
+nature maudite me donna pour père?
+
+Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des
+somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de
+Fausta, était resté, jusque-là, inoccupé. Et voilà que les larges
+portes-fenêtres, donnant accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes
+grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de prêtres et de
+moines se montraient par les baies.
+
+Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un personnage, devant qui
+tous les autres s'effaçaient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement,
+tandis que tous les assistants, restés à l'intérieur, se groupaient
+derrière le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la
+main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur
+le bûcher embrasé et sur la foule hurlante un regard froid et acéré.
+
+En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha
+de lui jusqu'à le toucher, et, la face étincelante, le dominant du
+regard, impérieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix
+tonnante:
+
+--Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?...
+
+Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable, et,
+affolé, il bégaya:
+
+--Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre?
+
+Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et
+répéta:
+
+--Tu veux connaître ton père?... Eh bien, regarde!... le voici!...
+
+Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, d'un air
+ennuyé, regardait se consumer les corps des sept suppliciés.
+
+Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards, cria d'une voix
+où il y avait plus de douleur certes que d'horreur:
+
+--Le roi!...
+
+
+
+III
+
+LE FILS DU ROI
+
+Un long moment, Fausta considéra silencieusement, avec une sombre
+satisfaction, le jeune homme qui paraissait accablé de douleur.
+
+Elle avait mené toute cette partie de son entretien avec une habileté
+infernale.
+
+Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, qui
+n'inspirait que la terreur à la majorité de ses sujets, était abhorré
+par une minorité composée d'une élite dans laquelle tous les éléments de
+la société fraternisaient, momentanément unis dans la haine et l'horreur
+que leur inspirait le sombre despote.
+
+Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants, soldats,
+bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette
+minorité. Le mécontentement était assez général, assez profond pour
+qu'un mouvement occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou
+illuminés, dont le désintéressement ne pouvait être suspecté. Nous avons
+vu Fausta présider et diriger à son gré une réunion de ces révoltés.
+Qu'un mouvement sérieux vînt à se dessiner, et une foule d'inconnus ou
+d'hésitants se joindraient a ceux qui auraient donné le branle.
+
+Fausta savait tout cela.
+
+Elle savait encore que le Torero était au nombre de ceux pour qui le
+nom du roi était synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et à qui il
+n'inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du
+tyran se doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait
+d'avoir assassiné son père.
+
+La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date,
+farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s'était pas
+affilié à ceux qui cherchaient, dans l'ombre, à frapper, ou tout au
+moins à renverser le despote, ce n'était pas par prudence ou par
+dédain. Sa haine était personnelle, et il était résolu à l'assouvir
+personnellement.
+
+Tels étaient les sentiments de don César à l'égard du roi Philippe au
+moment où Fausta s'était dressée devant lui pour lui crier: «C'est ton
+père!»
+
+On comprend que le coup avait pu l'accabler.
+
+Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'âge de raisonner, don César,
+trompé par des récits--probablement intéressés--où la fiction côtoyait
+dangereusement la vérité, don César s'était complu à dresser, dans son
+coeur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu'il n'avait
+jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux, il le parait des
+qualités les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu'un dieu.
+
+Ceci, c'était le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui
+paraissait pas croyable.
+
+Il se disait:
+
+«J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon père... il ne
+peut pas être mon père puisque... je sens que je le hais toujours!...
+Non, non, mon père est mort!...»
+
+Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. Il n'y avait pas
+à douter: c'était bien cela, le roi était bien son père. Alors, il se
+raccrochait désespérément à son idéal renversé, il cherchait des excuses
+à cet homme qu'on lui désignait pour son père. Il se disait que, sans
+doute, il l'avait mal jugé, et il fouillait furieusement les actes
+connus du roi pour y découvrir quelque chose, susceptible de le grandir
+à ses yeux.
+
+Et, désespéré, s'accablant d'injures et d'anathèmes, il constatait qu'il
+ne trouvait rien. Et, dans une révolte de tout son être, il se disait:
+
+«C'est mon père, pourtant! C'est mon père! Est-il possible qu'un fils
+haïsse son père? N'est-ce pas plutôt moi qui suis un monstre dénaturé?»
+
+Alors, sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère.
+
+On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute
+autre que nous ignorons, sa mère n'avait jamais occupé dans son coeur
+la place qu'y avait eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il
+avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première place avait
+toujours été pour son père. Et voici que, par un de ces revirements
+qu'il ne cherchait pas à s'expliquer, tout d'un coup, la mère détrônait
+le père et prenait sa place.
+
+Et ceci, c'était le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait savamment soufflé
+la haine dans son coeur, la haine contre son père, et qui, soudain, pour
+excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus
+profonde, plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait
+intervenir sa mère.
+
+Maintenant, le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments divers,
+n'était plus qu'une loque humaine dont elle pourrait disposer à sa
+guise.
+
+Le plus fort était fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le Torero, le
+fils du roi, était à elle, elle n'avait qu'à tendre la main pour le
+prendre. Elle serait reine, impératrice, elle dominerait le monde par
+lui--car il ne serait jamais qu'un instrument entre ses mains.
+
+Et, en attendant, il fallait le lâcher sur celui qu'elle lui avait
+dit être son père. Il fallait lui faire admettre l'idée d'un meurtre,
+régicide doublé de parricide, en le parant des apparences d'une légitime
+défense.
+
+Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbités
+obstinément fixés sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta
+poussa les battants de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux,
+dérobant à ses yeux une vue qui lui était si pénible.
+
+En effet, dès qu'il ne vit plus le roi, don César poussa un long soupir
+de soulagement et parut sortir d'un rêve angoissant comme un cauchemar.
+
+Fausta, voyant qu'il s'était ressaisi et qu'il était maintenant à même
+de continuer l'entretien, dit doucement d'une voix grave où perçait une
+sourde émotion:
+
+--Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement dévoilé la
+vérité. Les circonstances ont été plus fortes que ma volonté et m'ont
+emportée malgré moi.
+
+Le Torero fut secoué d'un frisson qui le parcourut de la nuque aux
+talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris dans la bouche de Fausta
+une ampleur insoupçonnée.
+
+En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression pénible
+qu'il traduisit en répétant avec amertume et en secouant la tête:
+
+--Monseigneur!...
+
+--C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en
+attendant mieux.
+
+Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant de la princesse
+avait, presque textuellement, prononcé les mêmes paroles. Que lui
+voulait-on, décidément? Il résolut de le savoir au plus tôt, et, comme
+Fausta lui indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir», le
+Torero s'assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui lui paraissait
+obscur dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait.
+
+--Ainsi, madame, dit-il d'une voix très calme en apparence, vous
+prétendez que je suis fils légitime du roi Philippe?
+
+Fausta le fouilla d'un regard pénétrant, et ne put s'empêcher de rendre
+intérieurement hommage à la force d'âme de ce jeune homme.
+
+«Décidément, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est pas le premier
+venu. Il a une dose d'orgueil vraiment royale. Tout autre à sa place,
+eût accepté la révélation que je lui ai faite en exultant. Celui-ci
+reste froid. Il ne se laisse pas éblouir, il discute, et, je crois. Dieu
+me pardonne! que son plus cher désir serait d'acquérir la preuve que je
+me suis trompée. Serait-il dénué d'ambition à ce point? Après avoir eu
+le malheur de me heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur
+d'avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces fous pour qui
+fortune, naissance, puissance, couronne même, ne sont que des mots vides
+de sens?»
+
+En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard chargé
+d'imprécations et de menaces, comme si elle eût sommé Dieu de lui venir
+en aide.
+
+Et, à la question du Torero, qui ne la suspectait pas personnellement,
+elle répondit du tac au tac:
+
+--Des documents, d'une authenticité indiscutable, que je possède, des
+témoins, dignes de foi, prétendent que vous êtes fils légitime du
+roi Philippe. Et c'est pourquoi je le dis. Mais je ne prétends rien,
+personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour
+très prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux.
+
+Très doucement, le Torero dit:
+
+--A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je
+suspecte vos intentions!
+
+Et, avec un sourire amer:
+
+--Je n'ai pas reçu l'éducation réservée aux fils de roi... futurs rois
+eux-mêmes. Tout infant que je suis--vous l'assurez--je n'ai pas été
+élevé sur les marches du trône. J'ai vécu dans les ganaderias, madame,
+au milieu des fauves que j'élève pour le plus grand plaisir des princes,
+mes frères. C'est mon métier, madame, à moi, un métier dont je vis,
+n'ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de
+taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un
+gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous êtes
+accoutumée sans doute, vous, princesse souveraine.
+
+Fausta approuva gravement de la tête.
+
+Le Torero, s'étant excusé à sa manière, reprit aussitôt:
+
+--Ma mère, madame, comment s'appelait-elle?
+
+--Vous êtes prince légitime, dit Fausta. Votre mère s'appelait Elisabeth
+de France, épouse légitime de Philippe, roi, reine d'Espagne, par
+conséquent.
+
+Le Torero passa la main sur son front moite.
+
+--Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, puisque je suis fils
+légitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnée d'un père
+contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l'épouse légitime, haine
+qui est allée jusqu'à l'assassinat?... Car, vous m'avez bien dit,
+n'est-ce pas, que ma mère était morte des mauvais traitements que lui
+infligeait son époux?
+
+--Je l'ai dit et je le prouverai.
+
+--Ma mère était donc coupable?
+
+--Votre mère, je l'ai dit et je le répète, et je le prouverai, la reine,
+votre mère, votre auguste mère, était une sainte.
+
+Évidemment, elle exagérait considérablement. Elisabeth de Valois, fille
+de Catherine de Médicis, façonnée au métier de reine par sa redoutable
+mère, pouvait avoir été tout ce qu'il lui aurait plu d'être, hormis une
+sainte.
+
+Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piété
+filiale, d'autant plus ardente et aveugle qu'il n'avait jamais connu
+sa mère, pour lui faire accepter toutes les exagérations qu'il lui
+conviendrait d'imaginer.
+
+Fausta avait besoin d'exaspérer autant qu'il serait en son pouvoir le
+sentiment filial en faveur de la mère.
+
+Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable aux yeux du
+fils, et plus, forcément, sa fureur contre l'époux, bourreau de sa mère,
+se déchaînerait violente, irrésistible.
+
+Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il
+eut un long soupir de soulagement et demanda:
+
+--Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet acharnement,
+pourquoi ce long martyre dont vous avez parlé? Le roi serait-il
+réellement le monstre altéré de sang que d'aucuns prétendent qu'il est?
+
+Il oubliait que lui-même l'avait toujours considéré comme tel.
+Maintenant qu'il savait qu'il était son père, il cherchait
+instinctivement à le réhabiliter à ses propres yeux.
+
+Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, elle répondit:
+
+--Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, un sentiment de
+tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, c'est l'égoïsme, c'est la sécheresse
+de coeur, c'est la cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui
+déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant
+d'excuse.
+
+--Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, inconséquente,
+oh! innocemment, sans le vouloir?
+
+--Non, la reine n'eut rien à se reprocher. Si j'ai parlé d'un semblant
+d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une aberration commune à bien des hommes:
+la jalousie.
+
+--Jaloux!... Sans motif?
+
+--Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour.
+
+--Comment peut-on être jaloux de qui l'on n'aime pas?
+
+Fausta sourit.
+
+--Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle.
+
+--Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au crime? Ce que
+vous appelez jalousie, d'autres pourraient, plus justement peut-être,
+l'appeler férocité.
+
+Fausta sourit encore d'un sourire énigmatique qui ne disait ni oui ni
+non.
+
+--C'est toute une histoire mystérieuse et lamentable qu'il me faut vous
+conter, dit-elle, après un léger silence. Vous en avez entendu parler
+vaguement, sans doute. Nul ne sait la vérité exacte, et nul, s'il
+savait, n'oserait parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frère,
+de celui qui serait l'héritier du trône à votre place, s'il n'était pas
+mort à la fleur de l'âge.
+
+--L'infant Carlos! s'exclama le Torero.
+
+--Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.
+
+Alors, cette terrible histoire de son vrai père, Fausta se mit à la lui
+raconter, en l'arrangeant à sa manière, en brouillant la vérité avec le
+mensonge, de telle sorte qu'il eût fallu la connaître à fond pour s'y
+reconnaître.
+
+Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des précisions qui
+ne pouvaient ne pas frapper vivement l'esprit de celui à qui elle
+s'adressait, et ceci d'autant plus que certains de ces détails
+correspondaient à certains souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient
+lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-là
+incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui.
+
+Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir
+avec un relief saisissant le rôle odieux du roi, du père, de l'époux,
+cela sans insister, en ayant l'air de l'excuser et de le défendre. En
+même temps, la figure de la reine se détachait, douce, victime résignée
+jusqu'à la mort d'un implacable bourreau.
+
+Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la légitimité de
+sa naissance, il était convaincu de l'innocence de sa mère, il était
+convaincu de son long martyre. En même temps, il sentait gronder en
+lui une haine furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné
+lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l'enfant devenu un
+homme. Et il se sentait animé d'un désir ardent de vengeance.
+
+Quand elle eut donc terminé son récit, Fausta vit le jeune homme dans
+l'état d'exaspération où elle le voulait; elle attaqua résolument, selon
+sa coutume:
+
+--Vous m'avez demandé, monseigneur, pourquoi je m'étais intéressée à
+vous sans vous connaître. Et je vous ai dit que j'avais répondu à un
+sentiment d'humanité fort compréhensible. J'ai ajouté que, depuis que
+je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une sympathie qui
+s'accroît de plus en plus, au fur et à mesure que je vous pénètre
+davantage. Chez moi, mon prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je
+vous ai offert mon amitié, je vous l'offre encore.
+
+--Madame, vous me voyez confus et ému à tel point que je ne trouve pas
+de paroles pour vous exprimer ma gratitude.
+
+--Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser...
+
+--Madame, interrompit vivement le Torero, qui s'exaltait sans s'en
+apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insensé, assez ingrat,
+pour refuser l'offre généreuse d'une amitié qui me serait précieuse
+au-dessus de tout?
+
+Elle secoua la tête avec un sourire empreint d'une douce mélancolie.
+
+--Défions-nous des mouvements spontanés, prince.
+
+Et, avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement le jeune
+homme enivré:
+
+--S'il nous était permis de suivre les impulsions de notre coeur, si je
+pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans désemparer ce que le mien me
+dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants
+de la terre, car je devine en vous les qualités rares qui font les
+grands rois.
+
+Très ému par ces paroles prononcées avec un accent de conviction
+ardente, plus ému encore par ce qu'elles laissaient deviner de
+sous-entendu flatteur, le Torero s'écria:
+
+--Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne entièrement à
+vous.
+
+L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme
+pour signifier qu'elle acceptait de le diriger et qu'il pouvait s'en
+rapporter à elle. Et, très calme, très douée:
+
+--Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques mots nos
+positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et
+ce que vaut cette amitié que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler
+ce que vous êtes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent,
+ce que vous pouvez faire, et où vous allez.
+
+--Je vous écoute, madame, fit avec déférence le Torero. Il me semble
+que la vie me paraîtrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus
+l'éclairer de votre radieuse présence.
+
+Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière à l'époque
+en général, et plus spécialement au tempérament, extrême en tout, de
+l'Espagnol. Néanmoins, Fausta crut démêler un accent de sincérité
+indéniable dans la manière dont furent prononcées ces paroles.
+
+Elle reprit avec force:
+
+--Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d'entreprendre quoi que
+ce soit de grand, malgré votre popularité, parce que votre obscurité
+et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contre des
+préjugés de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si
+vous avez du génie, vous êtes condamné quand même à végéter, obscur
+et inconnu: votre naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux
+emplois publics. Ce que je vous dis là est-il vrai?
+
+--Très vrai, madame. Mais je ne désire ni la gloire ni les honneurs. Mon
+obscurité ne me pèse pas, et, quant à la pauvreté, elle m'est légère. Au
+reste, vous savez peut-être que, si je voulais accepter tous les
+dons que les nobles amateurs de corridas jettent dans l'arène à mon
+intention, je pourrais être riche.
+
+--Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero.
+On dit aussi: généreux comme le Torero. Cependant, maintenant que
+vous savez que vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer
+l'humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu'à ce jour.
+
+--Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette existence a son
+charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais.
+
+Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles
+dénotaient un manque d'ambition qui contrariait ses projets.
+
+--Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est pas permis de
+vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué de biens et d'ambition. Vous
+oubliez que demain, quand vous paraîtrez dans l'arène, vous serez
+misérablement assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si
+je vous abandonne.
+
+Le Torero eut un sourire de défi.
+
+--Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous
+laisserez pas égorger comme mouton à l'abattoir.
+
+--C'est bien cela, madame.
+
+--Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort détient la puissance
+suprême, vous oubliez que, celui-là, c'est le roi. Pensez-vous qu'il
+s'arrêtera à des demi-mesures et se contentera de lâcher sur vous
+quelques misérables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous
+comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons
+qui n'hésiteront pas à tirer l'épée pour votre défense. Insensé que vous
+êtes! Sachez donc, puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armée
+sera sur pied à votre intention. Demain des milliers d'hommes d'armes,
+avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espère,
+on compte qu'un incident surgira qui permettra de charger la canaille.
+Vous serez frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle, Je
+vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement.
+
+Ces paroles, prononcées avec une violence croissante, firent impression
+sur le Torero. Néanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ.
+
+--Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il.
+
+Fausta étendit la main vers le balcon, et désignant le bûcher que les
+lourds rideaux dérobaient à leur vue:
+
+--Le même crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son
+innocence.
+
+Si brave que fût le Torero, il sentit la terreur se glisser
+sournoisement en lui et c'était ce que voulait Fausta.
+
+--Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je fuirai. Je
+quitterai l'Espagne.
+
+Fausta sourit.
+
+--Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle.
+
+--J'ai des amis, je puis m'assurer les services de quelques braves
+résolus à tout, pourvu qu'on y mette le prix. Je passerai de force.
+
+--Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armée
+entière, car vous vous heurterez, vous, à une armée, à dix armées s'il
+le faut.
+
+Le Torero la considéra un instant. Il vit qu'elle ne plaisantait pas,
+qu'elle était sincèrement convaincue que le roi ne reculerait devant
+rien pour le faire disparaître. A son tour, il eut la perception très
+nette que sa vie, comme elle le disait, ne tenait qu'à un fil. En même
+temps, il comprit que la lutte était impossible. Machinalement, il
+demanda:
+
+--Que faire alors?
+
+Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit pour la lui
+arracher.
+
+Très calme, elle reprit:
+
+--Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser une question:
+Voulez-vous vivre?
+
+--Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! A cet âge, on trouve
+la vie assez bonne pour y tenir!
+
+--Etes-vous résolu à vous défendre?
+
+--N'en doutez pas, madame.
+
+--Encore faudrait-il savoir jusqu'à quel point?
+
+--Par tous les moyens, madame.
+
+--S'il en est ainsi, si vous m'écoutez, peut-être réussirai-je à vous
+sauver.
+
+--Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre ennemi avant qu'il ne
+vous ait mis à mal.
+
+Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines
+circonstances. Il semblait qu'elle avait dit la chose la plus simple, la
+plus naturelle du monde. Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait
+vivement l'effet de ses paroles, et ce n'était pas sans anxiété qu'elle
+observait le jeune homme.
+
+Le Torero, à cette proposition inattendue, s'était dressé brusquement,
+et, livide, tremblant, il s'exclamait:
+
+--Tuer le roi!... tuer mon père!... Vous n'y pensez pas, madame... Vous
+voulez m'éprouver sans doute?
+
+--Je croyais, dit Fausta avec un léger dédain, que vous étiez un homme.
+Je me suis trompée. N'en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une
+femme, je ne laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance.
+
+--Ma mère! dit le Torero d'un air égaré.
+
+--Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui vous assassinera,
+puisque vous tremblez a la seule pensée de frapper.
+
+--Ma mère! répéta le Tçrero en crispant les poings avec fureur. Mais
+le tuer, lui, mon père!... C'est impossible! J'aime mieux qu'il me tue
+moi-même.
+
+Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui faire perdre le
+terrain gagné dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle
+changea de tactique, et avec un haussement d'épaules:
+
+--Éh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer?
+
+--Cependant, vous avez dit...
+
+--J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas voulu dire: il
+faut tuer.
+
+Le Torero eut un soupir de soulagement d'une éloquence muette. Ses
+traits convulsés se rassérénèrent, et, pour cacher son désarroi, il
+s'excusa en disant:
+
+--Pardonnez ma nervosité, madame.
+
+--Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta, Je vais parler
+clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c'est que l'on
+apprenne que vous êtes son fils légitime et l'héritier de sa couronne.
+Il eût pu employer la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la
+besogne en lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être. Mais,
+si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats,
+qui peut jurer qu'une indiscrétion ne sera pas commise?
+
+--Cependant, vous disiez tout à l'heure que j'étais menacé d'une
+arrestation suivie d'une condamnation à mort, naturellement.
+
+--Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité que lorsqu'il lui
+sera dûment démontré qu'il ne peut vous atteindre autrement. Vous pouvez
+plus que vous ne pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet
+de la divulgation de votre naissance.
+
+--Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose à toutes
+ces complications. La pensée que je suis réduit à comploter bassement
+contre mon propre père, cette pensée m'est aussi douloureuse qu'odieuse,
+et j'avoue qu'elle m'enlève toute ma lucidité.
+
+--Je comprends vos scrupules et je les approuve.
+
+Encore ne faudrait-il pas les pousser à l'extrême. Hélas! je conçois que
+votre coeur soit déchiré, mais, si douloureux pour vous, si pénible pour
+moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis
+donc: Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne du roi. Le
+père n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est lui seul que vous devez
+voir, c'est lui seul que vous devez combattre.
+
+Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front, il dit
+douloureusement:
+
+--Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j'ai peine à
+l'accepter.
+
+Fausta se fit glaciale.
+
+--Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez à vous défendre et
+que vous consentez à tendre bénévolement le cou pour mieux recevoir la
+mort?
+
+Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel Fausta l'examina avec
+une anxiété qu'elle ne pouvait surmonter. Enfin il se décida.
+
+--Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une voix sourde. J'ai
+droit à la vie, comme tout le monde. Je me défendrai donc coûte que
+coûte.
+
+Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de reprendre:
+
+--Prenez les devants. Le roi craint qu'un fâcheux hasard ne fasse
+connaître votre naissance. Proclamez-la vous-même, hautement. Je vous
+remettrai les preuves irréfutables de cette naissance. Ces preuves,
+étalez-les au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le
+royaume sache que vous êtes l'héritier légitime de la couronne. Il faut
+que l'on connaisse l'odieuse conduite du roi envers votre sainte mère
+et envers vous. Quand on saura tout cela, il s'élèvera un tel cri de
+réprobation unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son trône.
+Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le.
+
+--C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi
+vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue
+capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait être aveugle pour
+ne pas voir qu'un front aussi pur que le vôtre ne peut receler que des
+pensées nobles et pures.
+
+Fausta daigna sourire.
+
+--Vous pensez donc, madame, que j'échapperai à la haine mortelle du roi
+en proclamant moi-même ma naissance?
+
+--Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. La vérité étant
+connue de tous, votre meurtrier serait incontinent désigné par tous. Si
+puissant, si orgueilleux qu'il soit, le roi reculera devant un tel défi
+jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de
+vous traduire devant un tribunal. Là, vous réclamerez hardiment la
+reconnaissance publique de tous vos droits. Et, soyez tranquille, les
+preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s'incliner.
+Vous serez proclamé, c'est votre droit, héritier de la couronne. Vous
+n'aurez qu'à attendre qu'il plaise à Dieu de rappeler à son divin
+tribunal le meurtrier de votre mère pour régner à votre tour.
+
+--Est-ce possible? balbutia le Torero ébloui.
+
+--Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera
+beaucoup plus tôt que vous ne croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses
+jours sont comptés.
+
+--Eh bien, madame, dit généreusement le Torero, si extraordinaire
+que cela vous puisse paraître, je lui souhaite de me faire attendre
+longtemps.
+
+Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle l'avait tout
+doucement amené à accepter ses idées. Il restait maintenant à lui faire
+abandonner la Giralda.
+
+Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait là
+le plus dur de sa tâche. Mais elle avait mené à bien des intrigues
+autrement scabreuses. L'avoir amené à trouver tout naturel de monter
+sur un trône, c'était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de
+Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulût ou non, une
+fois pris dans l'engrenage, il serait bien forcé d'aller jusqu'au bout.
+Et, quant à la petite bohémienne, s'il se montrait irréductible sur ce
+point, elle aurait tôt fait de s'en débarrasser.
+
+--Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un rêve éblouissant,
+ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m'acquitter envers
+vous?
+
+--Nous parlerons de cela tout à l'heure, dit Fausta d'un air détaché.
+Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de
+cette entreprise. Vous pensez bien que cela n'ira pas sans quelques
+difficultés.
+
+--Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant.
+
+--D'abord la journée de demain. Je vous l'ai dit: une armée entière
+tiendra la ville sous la menace. Il faut qu'il y ait bagarre, émeute,
+tel est le plan du roi, conseillé par M. d'Espinosa. Dans la lutte,
+vous seriez tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J'en fais mon
+affaire, mes précautions sont prises. A l'armée du roi, j'oppose une
+armée à moi, que j'ai levée de mes deniers.
+
+--Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé.
+
+--Je l'ai fait.
+
+--Mais pourquoi?
+
+--Je vous le dirai tout à l'heure, dit froidement Fausta. A cette armée
+de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est à moi, qui a pour mission
+de veiller uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le
+populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l'or est répandu
+à pleines mains dans le but de raviver l'enthousiasme. Comme une traînée
+de poudre, le bruit se répandra que le Torero est menacé. De toutes
+parts les défenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En même temps le
+bruit se répandra que le Torero n'est autre que l'infant Carlos--c'est
+sous ce nom que vous régnerez--disparu dès sa naissance, poursuivi
+sa vie durant par la haine implacable autant qu'injuste de son père.
+L'infant Carlos sera acclamé de tous.
+
+--Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero.
+
+Sans relever ces mots, Fausta reprit:
+
+--Donc vous êtes sauf. Au milieu d'une armée qui vous acclame, je défie
+le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero;
+après-demain, vous serez l'infant Carlos. La ville tout entière est
+à vous. Vingt mille hommes d'armes, à vous, tiennent en respect les
+troupes royales. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi
+est pris, détrôné, enfermé dans un couvent, et vous montez sur le trône
+à sa place.
+
+Et, comme le Torero ébauchait un geste de protestation, elle ajouta
+vivement:
+
+--Mais vous êtes généreux. Vous n'abuserez pas de votre victoire.
+Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d'égal à égal. Et il
+s'estime trop heureux, devant la rapidité foudroyante du mouvement, de
+vous reconnaître publiquement pour l'héritier de sa couronne. Et vous,
+en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir.
+Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder.
+
+--Je rêve!... balbutia le Torero.
+
+--Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du
+Portugal, prince souverain des Pays-Bas, empereur des Indes. Je vous
+donne mes États d'Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage,
+cela vous donne la moitié de l'Italie. Vous prenez le reste.
+
+--Oh!
+
+--Alors vous vous tournez vers la France. C'est le rêve de votre père,
+cela. Vous l'envahissez par les Pyrénées et par les Alpes. En même temps
+vos armées descendent des Flandres. Une campagne rapidement menée vous
+livre la France, qui n'acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous
+remontez au nord et à l'est, vous envahissez l'Allemagne comme vous avez
+envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut
+celui de Charlemagne. Vous êtes le maître du monde. Voilà ce que vous
+pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous?
+
+Fausta s'était enflammée peu à peu à l'évocation de ses rêves
+gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illuminé transportèrent
+littéralement le Torero, qui, ne sachant s'il était éveillé ou s'il
+rêvait, s'écria:
+
+--Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter. Mais vous,
+madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse désinvolture des
+millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos
+États, vous enfin qui m'éblouissez par l'évocation d'une prestigieuse
+puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part?
+
+Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux du
+Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe:
+
+--Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance.
+
+Et le fixant toujours d'un regard aigu:
+
+--Il reste à régler la façon dont se fera le partage.
+
+Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle admira en
+connaisseur.
+
+--Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement.
+
+Très galamment, il répondit:
+
+--Ce que vous ferez sera bien fait.
+
+--Ce partage se fera de la manière la plus simple et la plus naturelle.
+
+Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et brusquement elle
+porta le coup:
+
+--Je serai votre épouse!
+
+Le Torero bondit. Il s'attendait à tout, hormis à une prétention
+semblable, formulée d'une manière si anormale, qui n'était pas sans le
+choquer quelque peu. Il tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux;
+il se trouvait face à face avec la réalité brutale. Il lui semblait que
+ce n'était pas la même femme qu'il avait devant lui. Sous le coup, de
+l'emballement, cette incomparable beauté avait excité en lui le désir.
+Maintenant il la voyait tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait
+peur.
+
+Dans sa stupeur, il ne put que bégayer:
+
+--M'épouser! Vous! madame! vous!
+
+Fausta comprit que c'était l'instant critique. Elle se redressa de toute
+sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irrésistible,
+et adoucissant l'éclat de son regard:
+
+--Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne
+ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque
+que vous allez être?
+
+--Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité, je vois que
+vous êtes, en effet, la jeunesse même, et quant à la beauté, jamais, je
+le crois sincèrement, nulle beauté n'égala la vôtre. Mais...
+
+--Mais?... Dites toute votre pensée...
+
+--Éh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Je vous dirai en toute
+sincérité que je me crois tout à fait indigne du très grand honneur que
+vous me voulez faire. Vous êtes trop souveraine et pas assez... femme.
+
+Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux.
+
+--Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l'êtes pas assez de
+votre côté. Vous n'êtes plus un homme: vous êtes un roi. Il faut vous
+habituer à voir et à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur
+extravagante de penser qu'il pouvait être question d'amour entre nous?
+Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant
+d'être femme, de même que l'homme doit s'effacer en vous devant le
+souverain.
+
+Le Torero hocha la tête d'un air peu convaincu:
+
+--Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes née souveraine et
+avez vécu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et,
+si mon coeur parle, j'écoute ce qu'il me dit.
+
+Audacieusement, elle dit:
+
+--Et votre coeur est pris.
+
+Très simplement, en la regardant en face sans provocation, mais avec
+fermeté, il répondit en s'inclinant très bas:
+
+--Oui, madame.
+
+-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un seul instant.
+L'offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens.
+
+--C'est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon coeur s'est
+donné une fois, il ne se reprend plus.
+
+Fausta haussa dédaigneusement les épaules.
+
+--Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. Il ne saurait
+en être autrement.
+
+Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus
+doucement:
+
+--Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez pas, vous dis-je.
+J'attends votre retour avec confiance. Votre réponse ne peut pas ne pas
+être conforme à mes désirs. Allez.
+
+Et, d'un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia sans qu'il
+eût pu dire ce qu'il avait à dire:
+
+Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle avait très bien
+compris ce qui s'était passé dans l'esprit du Torero. Elle avait vu
+dans son esprit que, si elle le laissait parler, il allait proclamer
+hautement son amour pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir
+entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, le prince,
+sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver son amour. Fausta
+avait senti cela, et c'est en pensant à cela qu'elle avait dit:
+«N'accomplissez pas l'irréparable.»
+
+Elle restait à sa place, très soucieuse. L'entrevue n'avait pas tourné
+au gré de ses désirs. Le prince lui échappait. Tout n'était pas perdu
+cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait
+l'obstacle. La Giralda morte, disparue, enlevée, elle ne doutait pas
+qu'il ne vînt à elle, soumis et obéissant.
+
+Elle allongea la main et frappa sur un timbre. A son appel. Centurion,
+dégrimé, ayant repris sa personnalité, parut avec son sourire
+obséquieux.
+
+Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des
+instructions détaillées concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo
+s'éclipsa sans doute pour procéder à l'exécution immédiate des ordres
+reçus.
+
+Fausta demeura encore une fois seule.
+
+Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir
+secret et en sortit un parchemin qu'elle considéra longuement avant de
+le cacher dans son sein, en murmurant:
+
+«Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le
+remettre à M. d'Espinosa. Je fais ainsi d'une pierre deux coups.
+D'abord, je me concilie l'amitié du grand inquisiteur et du roi. S'ils
+ont des soupçons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je
+trouve sécurité et liberté d'action. Ensuite, tout ce que le roi
+Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son
+successeur.
+
+Elle réfléchit une seconde, et:
+
+«Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai remis ce parchemin
+à M. d'Espinosa? Voilà sa mission manquée, lui qui a promis de rapporter
+ce parchemin à Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, je
+me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan. Avec ses idées
+spéciales, il est capable de se croire Déshonoré.»
+
+Et avec un sourire terrible:
+
+«Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit déshonoré et qu'il ne peut
+laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n'a qu'une ressource:
+le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!...
+C'est à voir!...»
+
+Elle demeura encore un moment rêveuse, et ce nom de Pardaillan appela
+dans son esprit celui de son fils, et elle songea:
+
+«Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan?
+Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant.»
+
+Elle réfléchit encore un moment et murmura:
+
+«Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je réussisse, soit que
+j'échoue. Il sera temps de rechercher mon fils.»
+
+Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et
+jeta un ordre à la suivante, accourue.
+
+Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s'arrêtait devant le
+vestibule d'honneur du grand inquisiteur, logé au palais.
+
+Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, à qui, en échange de
+certaines conditions qu'elle posa, elle remit spontanément la fameuse
+déclaration du feu roi Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne
+héritier de la couronne de France.
+
+
+
+IV
+
+ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO
+
+En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hâte vers l'auberge de
+la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait comme sa fiancée
+confiée aux bons soins de la petite Juana.
+
+Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants qu'il
+bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait
+redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur
+la Giralda...
+
+Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé par le charme de
+Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance
+qu'elle lui avait contée n'était qu'un roman imaginé en vue d'il ne
+savait quelle mystérieuse intrigue.
+
+«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien
+ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je été assez sot pour me
+laisser abuser à ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a donné
+maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement m'a toujours assuré
+que mon père avait été mis à la torture sur l'ordre du roi et que, pour
+être bien assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu à
+assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut
+pas être mon père.»
+
+Et avec une ironie féroce:
+
+«Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitié seulement que
+j'aie pu m'arrêter un instant à pareille folie! Suis-je fait pour
+être roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la
+satisfaction d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté, mes
+amis, mon amour et lié mon sort à celui de Mme Fausta, qui fera de
+moi un instrument bon à tuer des milliers de mes semblables pour
+l'assouvissement de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai
+là un maître redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au
+diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royauté. Torero je suis.
+Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et
+tant jolie Giralda! Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de
+m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté par un
+gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunté pour ne
+pas faire mon chemin, honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons,
+c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui.»
+
+En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'hôtellerie, et ce fut
+avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à surmonter, qu'il pénétra dans
+le cabinet de la mignonne Juana.
+
+Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien tranquille,
+riant et jasant avec la petite Juana. Presque du même âge toutes les
+deux, aussi jolies, de même condition, vives et rieuses, aussi franches,
+elles étaient devenues tout de suite une paire d'amies.
+
+Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait
+avec son sourire narquois sur la fiancée de ce jeune prince pour qui il
+s'était pris d'une soudaine et vive sympathie.
+
+Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi une partie de la
+matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part
+du désir exprimé par don César de le voir veiller sur la Giralda. Sans
+dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son épée--cette épée qu'il
+avait ramassée sur le champ de bataille, lors de sa lutte épique avec
+les estafiers de Fausta--et il était descendu, sans perdre un instant,
+se mettre à la disposition de la petite Juana.
+
+Il s'était placé de façon à barrer la route à quiconque eût été assez
+téméraire pour pénétrer dans le cabinet sans l'assentiment de la
+maîtresse du lieu. Et, à le voir si calme, si confiant dans sa force,
+les deux jeunes filles s'étaient senties plus en sûreté que si elles
+avaient été sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du
+roi.
+
+Le premier mot de Pardaillan fut pour dire:
+
+--Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il donc?
+
+Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incrédule:
+
+--Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce
+titre d'ami à un aussi piètre personnage que le Chico?
+
+--Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne
+plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un piètre
+personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci!
+l'habitude de subordonner mes sentiments à la condition sociale de
+ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est
+qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis
+extrêmement réservé dans mes amitiés, ce sera une manière de vous dire
+que le Chico mérite tout à fait ce titre.
+
+--Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en
+parle de si élogieuse façon?
+
+--Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez en savoir plus
+long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquérir mon
+estime. Pour le moment, tenez pour très sérieux que je le considère
+réellement comme un ami et répondez, s'il vous plaît, à ma question:
+Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis
+à vous aussi, ma jolie Juana?
+
+Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la façon
+dont le chevalier prononça ces dernières paroles. Mais, avec le seigneur
+français, il n'était jamais facile de se prononcer nettement. Il avait
+une si singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire surtout si
+déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arrêta-t-elle
+pas à ce soupçon, et avec une moue enfantine:
+
+--Il m'agaçait, dit-elle, je l'ai chassé.
+
+--Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis?
+
+--Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot.
+
+--Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez pas croire. C'est
+un garçon très fin au contraire, très intelligent, et qui vous est, je
+crois, très attaché. J'espère que ce renvoi n'est pas définitif et que
+je le reverrai bientôt ici.
+
+--Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin
+de l'y convier. Jamais je n'ai vu drôle aussi éhonté, aussi dépourvu
+d'amour-propre.
+
+--Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air
+dépité avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas
+trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se
+permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi
+bénévolement que vous dites.
+
+--Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet et ce n'est pas à
+sa louange, convenez-en.
+
+--Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à moi, le Chico. Quelle
+que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie hôtesse.
+
+Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine de refuser quoi que
+ce soit à Pardaillan. La grâce fut donc magnanimement accordée. Bien
+mieux, on courut à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable.
+
+Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans son gîte
+mystérieux et il n'insista pas davantage.
+
+Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, il commençait à
+trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le délivrer.
+
+La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû se rendre chez cette
+princesse qui prétendait connaître sa famille et se disait en mesure de
+lui révéler le secret de sa naissance. Mais, comme don César était parti
+sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu
+qu'elle savait.
+
+Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa discrétion outrée,
+s'abstint soigneusement de toute allusion à l'absence du Torero. Il
+pensait que, pour que don César fût résolu à s'absenter alors qu'il
+croyait sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité
+impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancée:
+il veillait. Il se demandait bien, non sans inquiétude, où pouvait être
+allé le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui.
+
+Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très agréable.
+
+Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux
+qu'il affectionnait.
+
+De son côté, le Torero éprouvait l'impérieux besoin de se confier à un
+ami. Non pas qu'il hésitât sur la conduite à tenir, non pas qu'il eût
+des regrets de la détermination prise de refuser les offres de Fausta,
+mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui
+lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il était persuadé
+qu'un esprit délié comme celui du chevalier saurait projeter la lumière
+sur ces obscurités.
+
+Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir remercié la petite
+Juana avec une effusion émue, après l'avoir assurée de son éternelle
+gratitude, il entraîna le chevalier dans une petite salle où il lui
+serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et en
+même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet où il laissait la
+Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa
+fiancée était menacée. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il
+se tenait sur ses gardes.
+
+Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques flacons
+poudreux, le Torero dit:
+
+--Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison où nous nous
+sommes introduits cette nuit et où j'ai trouvé ma fiancée appartient à
+une princesse étrangère?
+
+Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins, il prit son
+air le plus ingénument étonné pour répondre:
+
+--Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail.
+
+--Cette princesse prétend connaître le secret de ma naissance. J'ai
+voulu en avoir le coeur net. Je suis allé la voir.
+
+Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il
+allait porter à ses lèvres, et malgré lui s'écria:
+
+--Vous avez vu Fausta?
+
+--Je reviens de chez elle.
+
+--Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais.
+
+--Vous la connaissez donc?
+
+--Un peu, oui.
+
+--Quelle femme est-ce?
+
+--C'est une jeune femme... Au fait, quel âge a-t-elle? Vingt ans,
+peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est
+remarquablement belle, et... vous avez dû le remarquer, je présume...
+
+Le Torero hocha doucement la tête.
+
+--Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué en effet. Je
+désire savoir quelle sorte de femme elle est.
+
+--Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et
+généreuse en proportion de sa fortune. On la dit très puissante aussi.
+C'est elle qui a renversé le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son
+trône le jouteur le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint.
+Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle réussît à dominer votre
+roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous fâcher, et M.
+d'Espinosa lui-même, qui me paraît autrement redoutable que son maître.
+
+Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il sentait confusément
+que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup
+plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'était une nature très
+fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connût le chevalier que
+depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que cet homme ne disait
+que ce qu'il jugeait bon de dévoiler.
+
+--Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut
+avoir confiance en elle.
+
+--Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en
+Fausta! Cela dépend d'une foule de considérations qu'elle est seule à
+connaître, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous
+faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné--et elle a
+parfois la franchise de vous prévenir--vous pouvez vous en rapporter
+à elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-être
+prudent de s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront
+profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent de compter sur
+elle dès l'instant où vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime,
+tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre
+dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si
+vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance.
+
+--C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires. Et je ne serais
+pas fâché de savoir jusqu'à quel point je dois prêter créance à ses
+paroles.
+
+--Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais
+non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit à son
+point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond
+pas toujours à la vérité exacte.
+
+Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion
+exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder par questions directes. Il
+jugea que le mieux était de conter point par point les différentes
+parties de son entrevue.
+
+--Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable.
+Tenez-vous bien, chevalier, vous allez être étonné. Elle prétend que je
+suis... fils de roi!
+
+Pardaillan ne parut nullement étonné.
+
+--Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que vous deviez être de
+très illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgré
+la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une
+lieue.
+
+--Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de là à être de
+sang royal, et, qui mieux est, héritier d'un trône, le trône d'Espagne,
+avouez qu'il y a loin.
+
+--Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible pourtant, et
+j'avoue, quant à moi, que vous feriez figure de roi autrement noble
+et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui règne sur les
+Espagnes.
+
+--Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées?
+
+--Pourquoi pas?
+
+Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta:
+
+--N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme vous dites?
+
+--Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de
+sotte vanité et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai réfléchi
+depuis, et maintenant...
+
+--Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla.
+
+--Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion.
+
+--Je confesse que je ne vois rien d'absurde là.
+
+--Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la prétention
+elle-même. Ce qui la rend absurde à mes yeux, ce sont les circonstances
+anormales qui l'accompagnent.
+
+--Expliquez-vous.
+
+--Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi et d'une mère
+irréprochable, j'aie été poursuivi par la haine aveugle de mon père?
+Qu'on en ait été réduit, pour sauver les jours menacés de l'enfant, à
+l'enlever, le cacher, l'élever--si on peut dire, car, en résumé, je me
+suis élevé tout seul--obscur, pauvre, déshérité?
+
+--Cela peut paraître étrange. Mais, étant donné le caractère féroce,
+ombrageux à l'excès du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de
+tout à fait impossible à ce qui peut paraître un roman.
+
+Le Torero secoua énergiquement la tête.
+
+--Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans
+lesquelles j'ai été élevé sont normales, naturelles, je dirai mieux,
+elles me paraissent obligatoires s'il s'agit--et je crois que c'est mon
+cas--d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout
+dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à fait inadmissibles dans
+un cas normal et légitime... tel que la naissance de l'héritier légitime
+d'un trône.
+
+Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment sincère, le Torero
+demeura un moment rêveur.
+
+Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait
+de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-même:
+
+«Pas si mal raisonné que cela.»
+
+Cependant le Torero reprenait:
+
+--Et quand bien même je serais le fils du roi, quand bien même Mme
+Fausta étalerait à mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces
+fameuses preuves qu'elle détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que
+je vous dise? Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je
+m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais, je fuirais
+l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom.
+
+--Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux pétillaient.
+
+--Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait les bras, s'il me
+reconnaissait, s'il s'efforçait de réparer le passé, ne serais-je pas en
+droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite?
+
+--Si votre père vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre
+devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il
+pourrait vous avoir fait.
+
+--N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais.
+Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre.
+
+--Diable! que vous offre-t-on?
+
+--On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le
+concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection
+paternelle. En échange de ces millions et de ces concours, on me propose
+de me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte de fils sera un
+acte de rébellion envers mon père.
+
+--C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact avec ce père, et
+c'est les armes à la main que je lui adresserai mon premier mot. Et,
+quand je l'aurai humilié, bafoué, vaincu, je lui imposerai de me
+reconnaître officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre,
+ce que l'on me propose, chevalier.
+
+--Et vous avez accepté?
+
+--Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous
+considère comme un frère aîné que j'aime et que j'admire. Je ne veux
+avoir rien de caché pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et
+confiance, apprenez à me connaître et sachez que j'ai commis cette
+mauvaise action de songer à accepter.
+
+--Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne à
+prendre.
+
+--Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait présenté les
+choses de telle manière, je crois. Dieu me pardonne, que la raison
+m'abandonnait: j'étais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition.
+J'étais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à
+ce moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour mieux dire, m'a
+posé une dernière condition.
+
+--Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il
+retournait.
+
+--La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes
+conquêtes en devenant ma femme.
+
+--Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan. On vous
+offre la fortune, un trône, la gloire, des conquêtes prodigieuses, et,
+comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de
+la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien
+que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi
+merveilleuses.
+
+--Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition qui m'a
+sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda qui m'a aimé de tout son coeur
+alors que je n'étais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la
+menaçait, oh! d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas elle
+serait la première victime de ma lâcheté, et que, pour me hausser à ce
+trône, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre
+de l'innocente amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien
+honteux.
+
+«Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après celle-là, nier ta
+puissance!»
+
+Et tout haut, d'un air railleur:
+
+--Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser.
+
+--Je n'ai pas eu le temps de refuser.
+
+--Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur.
+
+--La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé que ma réponse fût
+renvoyée à après-demain.
+
+--Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant l'oreille.
+
+--Elle prétend que demain se passeront des événements qui influeront sur
+ma décision.
+
+--Ah! quels événements?
+
+--La princesse a formellement refusé de s'expliquer sur ce point.
+
+On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait
+l'attentat prémédité sur sa personne, que lui avait annoncé Fausta.
+Celle-ci avait parlé d'une armée mise sur pied, d'émeute, de
+bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait
+considérablement exagéré. Il croyait donc à une vulgaire tentative
+d'assassinat, et eût rougi de paraître implorer un secours pour si peu.
+Il devait amèrement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur.
+
+Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité dans les réticences
+du jeune homme. Il n'eut pas de peine à la découvrir, puisqu'il avait
+entendu Fausta adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y
+sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même:
+
+«Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me
+dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai là, moi aussi.»
+
+Et tout haut, il dit:
+
+--Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain vous pourrez dire à
+la princesse que vous acceptez d'être son heureux époux.
+
+--Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le Torero. J'espère bien
+ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma
+conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun
+droit au trône qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je serais
+fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce trône, ma résolution
+est irrévocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour
+accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consentît à me
+reconnaître spontanément. Je suis bien tranquille sur ce point. Et,
+quant à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me
+suffit.
+
+Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait bien sincère,
+bien déterminé. Néanmoins, il tenta une dernière épreuve.
+
+--Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une couronne. Je ne
+connais pas de mortel assez grand, assez désintéressé pour refuser la
+suprême puissance.
+
+--Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare.
+N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas à me faire changer d'idée.
+Laissez-moi plutôt vous demander un service.
+
+--Dix services, cent services, dit le chevalier très ému.
+
+--Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette réponse, je
+l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne
+nous vaut rien, à moi et à la Giralda.
+
+--C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan.
+
+--Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous
+emmener avec vous dans votre beau pays de France?
+
+--Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander un service! Mais,
+cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant à tenir
+compagnie à un vieux routier tel que moi!
+
+--Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez à traiter ici
+seront terminées, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je
+pourrais me faire ma place au soleil, sans déroger à l'honneur.
+
+--Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y
+perdrai mon nom.
+
+--Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: s'il m'arrivait
+malheur...
+
+--Ah! fit Pardaillan hérissé.
+
+--Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la,
+protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me
+promettre cela?
+
+--Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancée sera ma
+soeur, et malheur à qui oserait lui manquer.
+
+--Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce que vaut votre
+parole.
+
+--Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez
+bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez éprouvé un
+déchirement à renoncer à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé,
+car vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi.
+
+--Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le Torero. Mais,
+vous-même, comment savez-vous?
+
+--Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en
+donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas
+le fils du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte.
+
+Et avec une gravité qui impressionna le Torero:
+
+--Mais vous n'avez pas le droit de haïr le roi Philippe. Il vous faut
+renoncer à certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce
+serait un crime, vous m'entendez, un crime!
+
+--Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, si tout autre que
+vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A
+vous, je dis ceci: Dès l'instant où vous affirmez que mon projet serait
+criminel, j'y renonce.
+
+--Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter. Vous viendrez
+en France, pays où l'on respire la joie et la santé; vous y épouserez
+votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup
+d'enfants.
+
+Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore.
+
+Le Torero, entraîné, lui répondit en riant aussi.
+
+--Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison.
+Je crois à ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous
+portez bonheur à vos amis.
+
+Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur.
+
+--C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est
+restée gravée là--il mit son doigt sur son front--une femme qu'on
+appelait la bohémienne Saïzuma, et qui en réalité portait un nom
+illustre qu'elle avait oublié elle-même, une série de malheurs
+terrifiants ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m'a dit la même chose,
+à peu près dans les mêmes termes. Seulement elle ajouta que je portais
+le malheur en moi, ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable.
+
+Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en juger par
+l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait un passé, proche
+encore, passé de luttes épiques, de deuils et de malheurs.
+
+Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans
+le savoir, éveillé en lui de pénibles souvenirs, et pour le tirer de sa
+rêverie il lui dit:
+
+--Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta?
+Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouvé en présence d'un certain
+intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur»
+à tout propos et même hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour
+donner aux mots leur véritable signification. Elle aussi m'a appelé
+monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par l'intendant,
+placé dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais
+jamais soupçonnée. Elle serait arrivée à me persuader que j'étais un
+grand personnage.
+
+--Oui, elle possède au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez
+pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit à ce titre.
+
+--Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur?
+fit en riant le Torero.
+
+--Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je ne le fais pas,
+c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention
+d'ennemis tout-puissants.
+
+--Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacée?
+
+--Je crois que vous ne serez réellement en sûreté que lorsque vous aurez
+quitté à tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition
+que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé de joie.
+
+Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému:
+
+--Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma naissance
+mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret
+n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et
+partout à des gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de se
+taire?
+
+Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur:
+
+--Très peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard
+fortuit que j'ai connu la vérité.
+
+--Ne me la ferez-vous pas connaître?
+
+Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et:
+
+--Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop
+pénible. Je vous dirai donc tout.
+
+--Quand? fit vivement le Torero.
+
+--Quand nous serons en France.
+
+Le Torero hocha douloureusement la tête.
+
+--Je retiens votre promesse, dit-il.
+
+Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché:
+
+--Vous prendrez part à la course de demain?
+
+--Sans doute.
+
+--Vous êtes absolument décidé?
+
+--Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y
+paraître. On ne se dérobe pas à un ordre du roi. Puis il est une autre
+considération qui me met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas
+riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est
+instituée de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais. Ce sont ces
+dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le
+seul pour qui le témoignage des spectateurs se traduise par des espèces
+monnayées, je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple.
+A tout prendre, c'est un hommage comme un autre.
+
+--Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est qu'une course de
+taureaux.
+
+Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer et ne sortirent
+pas de l'hôtellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne
+heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces
+le lendemain.
+
+
+
+V
+
+DANS L'ARÈNE
+
+A l'époque où se déroulent les événements que nous avons entrepris de
+narrer, _alancear en coso_, c'est-à-dire jouter de la lance en champ
+clos, était une mode qui faisait fureur. Les tournois à la française
+étaient complètement délaissés et, du grand seigneur au modeste
+gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre dans l'arène combattre
+le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'était suivie que par la
+noblesse. Le peuple ne prenait pas part à la course et se contentait d'y
+assister en spectateur.
+
+Le sire qui descendait dans l'arène--roi, prince ou simple
+gentilhomme--tenait l'emploi du grand premier rôle: le matador. En même
+temps, il était aussi le picador, puisque, comme ce dernier il était
+monté, bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne venait
+l'entraver et, pourvu qu'il sauvât sa peau, tous les moyens lui étaient
+bons.
+
+Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite du combattant:
+gentilshommes, pages, écuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant
+l'état de fortune du maître; ils avaient pour mission de l'aider, de
+détourner de lui l'attention du taureau, de le défendre en un mot. Le
+plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un
+bouquet. Le torero improvisé pouvait cueillir du bout de la lance ou de
+l'épée ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient à ce
+jeu terriblement dangereux.
+
+Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu
+ordinaire des réjouissances publiques, avait été livrée à de nombreuses
+équipes d'ouvriers chargés de l'aménager selon sa nouvelle destination.
+
+La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs invités par
+le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de façon toute
+rudimentaire.
+
+C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour la construction
+de l'arène consistaient surtout en charrettes, tonneaux, tréteaux,
+caisses, le tout habilement déguisé et assujetti par des planches.
+
+La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation
+du roi. Nous avons dit que des gradins avaient été construits à cet
+effet. En dehors de ces gradins, les fenêtres et les balcons des maisons
+bordant la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi lui-même
+prenait place au balcon du palais. Ce balcon, très vaste, était agrandi
+pour la circonstance, orné de tentures et de fleurs, et prenait toutes
+les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se
+massaient derrière le roi.
+
+Le populaire s'entassait sur la place même, en des espaces limités par
+des cordes et gardés par des hommes d'armes.
+
+Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement dresser sa
+tente richement pavoisée et ornée de ses armoiries. C'est là que, aidé
+de ses serviteurs, il s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait
+après la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il
+était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace
+était réservé à son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle était
+nombreuse.
+
+Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu de bonne heure
+sur les lieux, afin de surveiller lui-même son installation très
+modeste--nous savons qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente
+sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait.
+
+En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés de pied en
+cap, étaient montés sur des chevaux solides et fougueux, revêtus de
+caparaçons de combat, don César se présentait à pied. Il dédaignait
+l'armure pesante et massive et revêtait un costume de cour d'une
+élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille moyenne, mais
+admirablement proportionnée. Le seul luxe de ce costume résidait dans la
+qualité des étoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches.
+
+Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour
+de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bête en
+fureur, et une petite épée de parade en acier forgé, qui était une
+merveille de flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir
+qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il ne s'en était
+servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dextérité
+merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le
+vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau, à
+l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement à le frapper.
+
+Sa suite se composait généralement de deux compagnons qui le secondaient
+de leur mieux, mais à qui don César ne laissait pas souvent l'occasion
+d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le
+prenaient jamais au dépourvu, et l'on eût pu croire qu'il les devinait.
+En cas de péril, les deux compagnons s'efforçaient de détourner
+l'attention du taureau.
+
+En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé, le Torero reconnut
+avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente à côté de
+laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait
+parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda,
+avait cherché à différentes reprises à s'emparer de la jeune fille. Il
+savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et
+que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On conçoit que ce
+voisinage, peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable.
+
+Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une
+grande discussion entre la Giralda et don César. Sous l'empire de
+pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancée de s'abstenir de
+paraître à la course et de rester prudemment cachée à l'auberge de la
+Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle
+que perdue dans la foule.
+
+Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que le jeu auquel
+allait se livrer son fiancé pouvait lui être fatal. Elle n'eût rien fait
+ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'eût pu
+l'empêcher de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être tué.
+
+La mort dans l'âme, le Torero dut se résigner à autoriser ce qu'il lui
+était impossible d'empêcher. Et la Giralda, parée de ses plus beaux
+atours, était partie avec le Torero pour se mêler au populaire.
+
+Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur les gradins
+tendus de velours qu'elle apercevait là-bas. Mais il eût fallu être
+invitée par le roi, et, pour être invitée, il eût fallu qu'elle fût de
+noblesse. Elle n'était qu'une humble bohémienne, elle le savait, et,
+sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort
+qui était le sien.
+
+Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était aussi connue,
+aussi aimée que le Torero lui-même. Or, parmi la foule où elle se
+glissait à la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son
+nom, et, avec cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec
+force oeillades et madrigaux, les hommes s'effaçaient, lui faisaient
+place.
+
+C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et, chose bizarre,
+le hasard voulut qu'elle se trouvât seule à l'endroit où elle aboutit.
+Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants,
+empressés, mais respectueux.
+
+Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui témoignèrent leur
+admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, à
+passer de l'autre côté de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air
+et de l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se sentir
+pressée, de toutes parts, à en étouffer.
+
+Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé de main en main
+jusqu'à elle, lui fut offert galamment et la voilà assise en deçà de
+l'enceinte réservée au populaire.
+
+En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec
+les deux soldats, raides comme à la parade, placés à sa droite et à sa
+gauche, avec ce groupe compact de cavaliers placés derrière elle, elle
+apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante beauté, sous
+la lumière éblouissante d'un soleil à son zénith, comme la reine de la
+fête, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs.
+
+Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous, galants
+cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée jusqu'à cette place
+d'honneur, peut-être eût-elle éprouvé quelque appréhension à la vue de
+ces mines patibulaires.
+
+Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les malgré la
+chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes,
+déteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas
+de ces capes relevé par des rapières démesurément longues, les ceintures
+garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement et son
+inquiétude se fussent indubitablement changés en effroi.
+
+Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si merveilleusement
+placée, ne remarqua rien.
+
+Pardaillan était parti de l'hôtellerie vers les deux heures. La course
+devant commencer à trois heures, il avait une heure devant lui pour
+franchir une distance qu'il eût pu facilement parcourir en un quart
+d'heure.
+
+Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du
+gentilhomme qui le précédait, trop occupé qu'il était à égrener un
+énorme chapelet qu'il avait à la main. Seulement, de distance en
+distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait
+un signe imperceptible, tantôt à quelque mendiant, tantôt à un soldat,
+tantôt à un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux,
+après avoir répondu par un autre signe, s'élançait aussitôt vers une
+destination inconnue.
+
+Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps,
+que diable! N'était-il pas invité directement par le roi en personne?
+Il ferait beau voir qu'on ne trouvât pas une place convenable pour le
+représentant de Sa Majesté le roi de France!
+
+Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille, où il avait si
+fort malmené, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous
+les yeux mêmes de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon
+plutôt cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être prudent à lui
+de ne pas se montrer à de puissants personnages qui, sûrement, devaient
+lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas.
+
+Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement, devait être
+furieuse d'avoir vu s'écrouler le joli projet qu'elle avait formé de
+le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu
+assommer à coups de banquette les estafiers qu'elle avait lâchés sur
+lui, et de le voir se retirer, libre, sans une écorchure, désinvolte et
+narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit
+Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter
+Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce
+cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti.
+
+Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque
+peu froissé à Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait complètement
+l'arrivée à Séville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le
+duc et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan,
+attendaient impatiemment d'être remis de leurs blessures qui, pour le
+moment, les tenaient cloués, pestant et sacrant, sur les lits que le
+grand inquisiteur avait mis à leur disposition.
+
+Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour
+lequel il s'était pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui
+de son bras.
+
+Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avançant
+d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait âprement, il avait
+l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'épée.
+
+De temps en temps il se retournait d'un air indifférent. Mais le moine
+qui le suivait toujours, pas à pas, avait l'air si confit en dévotion
+qu'il ne lui vint pas à l'esprit que ce pouvait être un espion qui le
+serrait de près.
+
+Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit à
+renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste.
+
+«Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!»
+
+Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné. Le souvenir des
+décisions prises par Fausta, dans la réunion nocturne qu'il avait
+surprise, lui revint à la mémoire.
+
+«Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais qu'il s'agissait
+d'un simple coup de main. Je m'aperçois que la chose est autrement grave
+que je n'imaginais.»
+
+D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il
+assujettit son ceinturon et s'assura que l'épée jouait aisément dans le
+fourreau. Mais alors il s'arrêta net au milieu de la rue.
+
+«Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?»
+
+Cela, c'était sa rapière.
+
+On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant dans la chambre au
+parquet truqué. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion,
+lâchés sur lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des
+mains d'un éclopé et l'avait emportée.
+
+Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'épée à la
+main, il confiait littéralement son existence à la solidité de sa lame.
+L'adresse et la force se trouvaient annihilées si le fer venait à se
+briser. Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que celles
+d'à présent, un homme désarmé était un homme mort, car son adversaire
+pouvait le frapper sans pitié, sans qu'il y eût forfaiture. On conçoit
+dès lors l'importance capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes
+éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées et
+entretenues par leur propriétaire.
+
+Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un soin méticuleux à
+l'entretien des siennes. De retour à l'auberge il avait mis de côté
+l'épée conquise, réservant à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait
+incontinent choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer
+celle perdue.
+
+Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue, que la rapière
+qu'il avait au côté était précisément celle qu'il avait ramassée la
+veille et mise de côté.
+
+«C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant sûr de l'avoir
+prise à son clou. Comment ai-je pu être distrait à ce point?»
+
+Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'épée du
+fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et
+finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air.
+
+«Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je jurerais que ce
+n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez Mme Fausta. Celle-ci me
+paraît plus légère.»
+
+Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir:
+
+«Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma chambre. Et
+pourtant... c'est inimaginable!...»
+
+Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer son arme. Une
+sorte de fausse honte le retint. Il se livra à un nouvel examen de la
+rapière. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible résistante, bien
+en main quant à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne
+découvrit aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect.
+
+Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les épaules et en
+bougonnant:
+
+«Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de traîtres,
+d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un maître
+poltron. La rapière est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas
+notre temps à l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment
+curieuses autour de moi.»
+
+En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraître
+naturelles à un étranger, mais qui ne pouvaient manquer d'éveiller
+l'attention d'un observateur comme Pardaillan.
+
+A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population s'écrasait
+sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure à peine séparant
+l'instant où la course commencerait. Les rues étaient à peu près
+désertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes
+les boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres étaient
+cadenassées et verrouillées. On eût dit d'une ville abandonnée.
+
+Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place
+sur le lieu de la course s'étaient calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel
+mot d'ordre mystérieux avait fait se fermer hermétiquement portes et
+fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant
+la place?
+
+Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes
+d'armes occuper les rues étroites qui aboutissaient à cette place.
+Et, au bout des rues ainsi occupées, des cavaliers s'échelonnaient,
+établissant un vaste cordon autour de cette place.
+
+Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux qui se
+rendaient à la course.
+
+Alors, que faisaient-ils là?
+
+Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du
+temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites
+rues qui y aboutissaient.
+
+Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était d'abord des
+soldats qui s'engouffraient dans des maisons où ils se tapissaient,
+invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue.
+Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-là, chose beaucoup plus
+grave, des canons.
+
+Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il était évident
+que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait
+impossible à quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir.
+
+Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme
+de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas à s'y méprendre. Il lui
+semblait que, en même temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre,
+exécutée par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait
+nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en même temps
+que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obéir à un
+mot d'ordre. En apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient,
+à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exercé
+de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenés de
+corrida, des combattants.
+
+Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre
+des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des
+conjurés achetés par Fausta.
+
+Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme,
+ce qui était significatif, occupaient les mêmes rues, occupées par les
+troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de
+fortune s'improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux, caisses
+défoncées, charrettes renversées s'empilaient pêle-mêle, étaient
+instantanément occupés par des groupes de curieux.
+
+Et Pardaillan se disait:
+
+«De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la
+conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisément
+position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur réserve quelque joli
+coup de sa façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée. Ou
+bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent
+bien exposées.»
+
+Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan s'en fût
+retourné tranquillement, puisque, en résumé, il n'avait rien à voir dans
+la dispute qui se préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan
+avait sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le
+monde. Après avoir bien pesté, il prit son air le plus renfrogné, et,
+par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il pénétra dans
+l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre
+d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté. Et il se dirigea
+vers la place qui lui était assignée.
+
+A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en tribune. Un
+magnifique vélum de velours rouge frangé d'or, maintenu à ses extrémités
+par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil.
+
+Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le sien. M.
+d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout,
+derrière le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent
+place sur l'estrade, chacun selon son rang.
+
+A côté d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis
+le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honoré le
+page d'un gracieux sourire et le second le tolérait à son côté, alors
+qu'il eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un
+riche coussin de velours était placé à la gauche de l'inquisiteur, sur
+lequel le page s'était assis le plus naturellement du monde. En sorte
+que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou
+à gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre, soit avec ce
+page à qui on accordait cet honneur extraordinaire.
+
+Le mystérieux page n'était autre que Fausta.
+
+Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le fameux parchemin qui
+reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique héritier de la couronne de
+France. Le geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur du roi
+et les bonnes grâces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonné
+la précieuse déclaration du feu roi Henri III sans poser ses petites
+conditions.
+
+L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la course dans la
+loge royale et qu'elle y serait placée de façon à pouvoir s'entretenir
+en particulier, à tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre
+condition, comme corollaire de la précédente, était que tout messager
+qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta serait immédiatement
+admis en sa présence, quels que fussent le rang, la condition sociale;
+voire le costume de celui qui se présenterait ainsi.
+
+D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être certain qu'elle ne
+posait pas une telle condition par pure vanité. Elle devait avoir des
+raisons sérieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce
+qu'elle demandait.
+
+Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan?
+
+Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme, cette
+manière de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilié, lui, le roi,
+et qui, non content de malmener ses fidèles, dans sa propre antichambre,
+avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence
+qui réclamait un châtiment exemplaire.
+
+Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent, enthousiastes,
+aux fenêtres et aux balcons de la place, occupés par les plus grands
+seigneurs du royaume. Les mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et
+spontanés, dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre
+importance. De là, les acclamations s'étendirent au peuple massé debout
+sur la place. La vérité nous oblige à dire qu'elles furent, là, moins
+nourries.
+
+Le roi remercia de la main et, aussitôt, un silence solennel plana sur
+cette multitude.
+
+C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins,
+cherchant à gagner la place qui lui était réservée. Car, d'Espinosa,
+conseillé par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait
+escompté qu'il aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses
+dispositions en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait
+été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de Navarre.
+
+Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par conséquent
+toutes les autres personnes assises, s'efforçait de regagner sa place.
+Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames,
+tous exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans
+quelque brouhaha.
+
+D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser la bravade à
+ses limites extrêmes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie
+exquise vis-à-vis des dames, se redressait, la moustache hérissée,
+l'oeil étincelant, devant les hommes et ne ménageait pas les bravades
+quand on ne s'effaçait pas de bonne grâce.
+
+Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du roi, ceux de
+la cour et des milliers de personnes massées la se portèrent sur le
+perturbateur qui, sans souci de l'étiquette, se dirigeait vers sa place,
+comme on monte à l'assaut.
+
+Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe.
+
+Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre
+à témoin du scandale.
+
+Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire qui signifiait:
+
+«Laissez faire. Bientôt, nous aurons notre tour.»
+
+Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna, de façon à tourner
+le dos à Pardaillan qui atteignait enfin sa place.
+
+Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement, attendu qu'il était
+toujours le dernier renseigné sur tout ce qui le touchait et qu'il
+était peut-être le seul à trouver très naturelles les actions qu'on
+s'accordait à trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba
+Roja avait produit, à la cour comme en ville, une sensation énorme. On
+ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'émerveillait de la
+force surhumaine de cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé
+une des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme un gamin
+turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'étonnait et on
+s'indignait quelque peu que l'insolent n'eût pas été châtié comme il le
+méritait.
+
+Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup d'oeil machinal
+autour de lui et demeura stupéfait. Il ne voyait que regards haineux et
+attitudes menaçantes.
+
+Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se laisser défier, même du
+regard, sans répondre à la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta
+un moment debout à sa place, promenant autour de lui des regards
+fulgurants, ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait verdir de
+rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'étiquette.
+
+A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée, dans l'air
+lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées.
+
+C'était le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs.
+Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était par suite d'une méprise
+déplorable: un geste du roi mal interprété.
+
+Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment précis
+où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoyé du roi de
+France.
+
+C'est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna vers
+Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en exécution duquel l'officier;
+coupable d'avoir mal interprété les gestes du roi, et donné l'ordre aux
+trompettes de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers.
+
+Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant
+de paraître accepter comme un hommage rendu ce qui n'était qu'un hasard
+fortuit.
+
+«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut une autre.»
+
+Et, avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais au fond de l'oeil
+l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un
+geste théâtral qu'il était seul à posséder, il adressa à la tribune
+royale un salut d'une ampleur démesurée.
+
+Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à ce moment pour
+jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait fait sonner les trompettes,
+le roi reçut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme
+c'était un sire profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres
+de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin de ne pas
+contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et
+approuvait.
+
+C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement,
+en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si
+un enchanteur avait passé par là, bouleversant de fond en comble les
+sentiments intimes de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que
+sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux lèvres, une
+moue de dédain, il songea que le sourire que le roi venait de lui
+accorder, moralement contraint et forcé, avait suffi pour changer la
+haine en adulation.
+
+
+
+VI
+
+LE PLAN DE FAUSTA
+
+Nous avons dit que le Torero s'était trouvé dans la désagréable
+obligation de dresser sa tente près de celle de Barba Roja.
+
+Sans qu'il s'en doutât, ce voisinage déplaisant était dû à une
+intervention de Fausta. Voici comment:
+
+Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l'arrestation de don
+César et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt
+ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt années d'attente
+n'avaient pu atténuer, était cependant surpassée par la haine récente
+qu'il venait de vouer à l'homme coupable d'avoir douloureusement blessé
+son incommensurable orgueil.
+
+Si le roi n'obéissait qu'à sa haine, d'Espinosa, au contraire, agissait
+sans passion et n'en était que plus redoutable. Il n'avait, lui, ni
+haine, ni colère. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et
+méthodique, mais résolu, comme l'était d'Espinosa, cette crainte était
+autrement dangereuse et plus terrible que la haine.
+
+De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du
+roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne
+paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et
+le conseiller d'un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable
+sans ce concours inespéré.
+
+L'erreur de d'Espinosa était de s'obstiner à voir un ambitieux en
+Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée au possible de cet
+homme, si peu semblable aux hommes de son époque, lui avait complètement
+échappé.
+
+S'il eût mieux compris le caractère de son adversaire, il se fût rendu
+compte que jamais Pardaillan n'eût consenti à la besogne qu'on le
+soupçonnait capable d'entreprendre. Il est certain que, si le Torero
+avait manifesté l'intention de revendiquer des droits inexistants, étant
+donné les conditions anormales de sa naissance, s'il avait fait acte de
+prétendant, comme on s'efforçait de le lui faire faire, Pardaillan lui
+eût tourné dédaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul
+soupçon d'une action qu'il était incapable de concevoir, d'Espinosa
+commettait donc lui-même une méchante action.
+
+Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire générosité de
+Pardaillan, il ne faut pas oublier que d'Espinosa était gentilhomme.
+Comme tel, il avait foi en la parole donnée et en la loyauté de son
+adversaire. Sur ce point, il avait su justement l'apprécier.
+
+Donc, d'Espinosa et le roi, son maître, étaient d'accord sur ces deux
+points: la prise et la mise à mort de Pardaillan et du Torero. La seule
+divergence de vues qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était
+dans la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur projet. Le
+roi eût voulu qu'on arrêtât purement et simplement l'homme qui lui avait
+manqué de respect. Pour cela, que fallait-il: un officier et quelques
+hommes. Pris, l'homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était dit.
+
+D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer à la majesté royale
+était, à ses yeux, un crime que les supplices les plus épouvantables
+étaient impuissants à faire expier comme il le méritait. Mais
+qu'était-ce que quelques minutes de tortures, comparées à l'énormité
+du forfait? Bien peu de chose, en vérité. Avec un homme d'une force
+physique extraordinaire, jointe à une force d'âme peu commune, on
+pouvait même dire que ce n'était rien. Il fallait trouver quelque chose
+d'inédit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se
+prolongeât des jours et des jours en des transes, en des affres
+insupportables.
+
+C'est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé l'idée qu'il
+avait aussitôt adoptée.
+
+Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta, c'est ce que nous
+verrons plus tard.
+
+Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour assurer
+l'arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-être
+d'Espinosa, mieux renseigné qu'il ne voulait bien le laisser voir,
+avait-il pris d'autres dispositions mystérieuses concernant Fausta, et
+qui eussent donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues.
+Peut-être!
+
+Fausta était d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce qui concernait
+Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de
+mettre à exécution était, en grande partie, son oeuvre à elle.
+
+Là s'arrêtait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce
+qu'elle se jugeait impuissante à le frapper elle-même, mais elle voulait
+sauver don César, indispensable à ses projets d'ambition.
+
+Or, Fausta se trompait dans son appréciation du caractère du Torero,
+comme d'Espinosa s'était trompé dans la sienne, sur celui de Pardaillan.
+Comme d'Espinosa, sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s'il se
+fût réalisé, eût été inutile.
+
+La Giralda étant, dans son idée, l'obstacle, sa suppression s'imposait.
+Fausta avait jeté les yeux sur Barba Roja pour mener à bien cette partie
+de son plan. Pourquoi sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la
+passion sauvage du colosse pour la jolie bohémienne.
+
+Admirablement renseignée sur tous ceux qu'elle utilisait, elle savait
+que Barba Roja était une brute incapable de résister à ses passions. Son
+amour, violent, brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion
+véritable.
+
+En revanche, à la suite de l'humiliation sanglante qu'il lui avait
+infligée. Barba Roja s'était pris pour Pardaillan d'une haine féroce. Si
+le hasard voulait que le colosse se trouvât là quand on procéderait à
+l'arrestation du chevalier, il était homme à oublier momentanément son
+amour pour se ruer sur celui qu'il haïssait.
+
+Or, la besogne de Barba Roja était toute tracée. A lui incombait le soin
+de débarrasser Fausta de la Giralda, en enlevant la jeune fille. Il
+fallait, de toute nécessité, qu'il s'en tînt au rôle qu'elle lui avait
+assigné.
+
+Fausta n'avait pas hésité. L'intelligence de Barba Roja était loin
+d'égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta, était arrivé aisément à
+le persuader que Pardaillan était épris de la bohémienne. Et, avec cette
+familiarité cynique qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le
+dogue du roi, il avait conclu en disant:
+
+--Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous
+le lui renverrez... quelque peu endommagé. Croyez-moi, c'est là une
+vengeance autrement intéressante que le stupide coup de dague que vous
+rêvez.
+
+Barba Roja avait donné tête baissée dans le panneau.
+
+Par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner l'ordre de
+prendre part à la course. Le roi s'était fait tirer l'oreille. Il
+n'avait pas pardonné à son dogue une défaite qui lui paraissait trop
+facile. Mais d'Espinosa avait fait remarquer que ce serait là une
+manière de montrer que les coups de Pardaillan n'étaient pas, au
+demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empêchaient pas celui qui les
+avait reçus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures après. Le
+roi s'était laissé convaincre.
+
+Quant à Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, malgré que son
+bras le fît encore souffrir, il s'était juré d'estoquer proprement son
+taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s'étendait sur lui
+au moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément en
+disgrâce.
+
+Par cette dernière précaution, Fausta s'était sentie plus tranquille.
+Barba Roja, après avoir couru son taureau, serait occupé avec la
+Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi évitée.
+Et, comme Fausta prévoyait tout, au cas où Barba Roja, blessé par le
+taureau, ne pourrait participer à l'enlèvement de la jolie bohémienne.
+Centurion et ses hommes opéreraient sans lui, et à son lieu et place.
+
+Puisque nous faisons un exposé de la situation des partis en présence,
+il nous paraît juste, laissant pour un instant ces puissants personnages
+à leurs préparatifs, de voir un peu ce qu'on avait à leur opposer du
+côté adverse.
+
+D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, complètement
+ignorante des dangers qu'elle court, naïvement heureuse de ce qu'elle
+croit un hasard, qui lui permet d'admirer, en bonne place, l'élu de son
+coeur.
+
+D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait des appréhensions,
+c'était surtout au sujet de sa fiancée. Un secret instinct l'avertissait
+qu'elle était menacée. Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi
+qu'il l'avait dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait
+considérablement exagéré les dangers auxquels il était exposé.
+
+Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait
+intérêt à sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver était
+d'être assailli par quelques coupe-jarrets, et il se sentait de force à
+se défendre vigoureusement. D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer
+dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n'est pas
+non plus dans les coulisses de l'arène, coulisses à ciel ouvert, sous
+les yeux de la multitude, qu'on viendrait lui chercher noise. Donc,
+toutes les histoires de Mme Fausta n'étaient que... des histoires.
+
+S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il
+aurait perdu quelque peu de cette insouciante quiétude.
+
+Enfin, il y avait Pardaillan.
+
+Pardaillan, sans partisans, sans alliés, sans troupes, sans amis, seul,
+absolument seul.
+
+Pardaillan, malheureusement, s'était écarté de l'excavation par où il
+entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle
+souterraine, où se réunissaient les conjurés, au moment où Fausta
+parlait à Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune
+fille fût menacée.
+
+En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero.
+Il savait que l'action serait chaude et qu'il y laisserait
+vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu'il serait là et la mort
+seule eût pu l'empêcher de tenir sa promesse.
+
+Chose incroyable, l'idée ne lui vint pas que les formidables préparatifs
+qui s'étaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser,
+que le Torero.
+
+De ce qu'il ne se croyait pas directement menacé, il ne s'ensuit pas
+qu'il s'estimait en parfaite sécurité au milieu de cette foule de
+seigneurs, dont il sentait la sourde hostilité.
+
+Et, comme il sentait autour de lui gronder la colère, comme il ne voyait
+que visages renfrognés ou menaçants, il se hérissa plus que jamais,
+toute son attitude devint une provocation qui s'adressait à une
+multitude.
+
+Comme on le voit, la partie était loin d'être égale, et, comme le
+pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d'être
+emporté par la tourmente.
+
+
+
+VII
+
+LA CORRIDA
+
+Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, à la place que
+d'Espinosa avait eu la précaution de lui faire garder, les trompettes
+sonnèrent.
+
+C'était le signal impatiemment attendu annonçant que le roi ordonnait de
+commencer.
+
+Barba Roja avait été désigné pour courir le premier taureau. Le deuxième
+revenait à un seigneur quelconque dont nous n'avons pas à nous occuper;
+le troisième, au Torero.
+
+Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une superbe bête
+caparaçonnée de fer comme le cavalier, se tenait donc à ce moment dans
+la piste, entouré d'une dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder
+dans sa lutte.
+
+La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y
+avaient que faire, mais éprouvaient l'impérieux besoin de venir parader
+là, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et
+les gradins.
+
+Nécessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la
+selle, la lance au poing, les yeux obstinément fixés sur la porte du
+toril, par où devait pénétrer la bête qu'il allait combattre.
+
+En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des _areneros_ de
+Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers chargés de l'entretien
+de la piste, d'enlever les blessés ou les cadavres, de répandre du sable
+sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de
+mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité urgente se
+révélait à la dernière minute.
+
+Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade générale, qui
+excita au plus haut point l'hilarité des milliers de spectateurs et eut
+l'insigne honneur d'arracher un mince sourire à Sa Majesté. On savait
+que l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, dame! nul
+ne se souciait de se trouver soudain face à face avec la bête.
+
+Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au drame.
+
+Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barrière
+protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier
+choc du fauve, achevaient à peine de se masser prudemment derrière son
+cheval, que, déjà, le taureau faisait son entrée.
+
+C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc, sa robe était
+luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou
+énorme; la tête puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes
+longues et effilées, était fièrement redressée, dans une attitude de
+force et de noblesse impressionnantes.
+
+En sortant du toril, où depuis de longues heures il était demeuré dans
+l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord, comme ébloui par l'aveuglante
+lumière d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se
+présentant noblement, les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le
+surprendre et le déconcerter.
+
+Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les cornes de
+laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour
+être proclamé vainqueur; à moins qu'il ne préférât tuer le taureau,
+auquel cas le trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise
+à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen.
+
+Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il eût voulu jeter bas
+la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut
+la piste. Tout de suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier
+immobile, attendant qu'il se décidât à prendre l'offensive.
+
+Dès qu'il aperçut cette statue de fer, il se rua en un galop effréné.
+
+C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à fond de train, la
+lance en arrêt.
+
+Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course échevelée
+fonçaient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule
+angoissée.
+
+Le choc fut épouvantablement terrible.
+
+De toute la force des deux élans contraires, le fer de la lance pénétra
+dans la partie supérieure du cou.
+
+Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour
+obliger le taureau à passer à sa droite, en même temps qu'il tournait
+son cheval à gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force
+prodigieuse, augmentée encore par la rage et la douleur, et le cheval,
+dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait violemment dans le vide
+ses jambes de devant.
+
+Un instant, on put craindre qu'il ne tombât à la renverse, écrasant son
+cavalier dans sa chute.
+
+Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derrière la bête,
+s'efforçaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques
+dont le fer, très aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce
+que l'on appelait la _media-luna_.
+
+Tout à coup, sans qu'on pût savoir par suite de quelle manoeuvre, le
+cheval, dégagé, retombé sur ses quatre pieds, fila ventre à terre, se
+dirigeant vers la barrière, comme s'il eût voulu la franchir, tandis que
+le taureau poursuivait sa course en sens contraire.
+
+Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de Barba Roja,
+personne, on le conçoit, ne se souciant de rester sur le chemin du
+taureau, qui courait droit devant lui.
+
+Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant
+elle, la bête s'arrêta, se retourna et chercha de tous les côtés, en
+agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait
+eu le don de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était
+visible--toutes ses attitudes parlaient un langage très clair, très
+compréhensible--qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui
+faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta à la place où elle
+s'était arrêtée et attendit, en jetant autour d'elle des regards
+sanglants.
+
+Étant donné les dispositions nouvelles de la bête, étant donné surtout
+qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il était clair que la
+deuxième passe serait plus terrible que la première.
+
+Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là, il s'arrêta
+net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant, très court, et,
+voyant que le taureau semblait méditer quelque coup et ne paraissait pas
+disposé à l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre
+en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eût été à même de le
+comprendre.
+
+--Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lâche!
+couard! chien couchant!...
+
+Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes de l'homme qui
+avançait lentement, prêt à saisir au bond l'occasion propice.
+
+Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accélérait son
+allure et redoublait d'injures vociférées d'une voix de stentor. C'était
+d'ailleurs dans les moeurs de l'époque.
+
+Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de répondre.
+
+Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, se
+chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour
+l'homme et criaient:
+
+«Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles!
+Donne-le à tes chiens!
+
+D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient:
+
+«Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu
+n'oseras pas y aller!»
+
+Et Barba Roja avançait toujours, s'efforçant de couvrir de sa voix
+les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux
+adversaire, accélérant toujours son allure.
+
+Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa brusquement la tête,
+visa un inappréciable instant, et, dans une détente foudroyante de ses
+jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait.
+
+Contre toute attente, il n'y eut pas collision.
+
+Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à une allure
+désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné de frapper, poursuivit sa
+route ventre à terre du côté opposé.
+
+Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit
+bondir, il obligea son cheval à obliquer à gauche. La manoeuvre était
+audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement être un écuyer
+consommé, doué d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être
+absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture
+fût douée d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec
+une précision admirable, elle eut un succès complet.
+
+Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste de tuer, il n'en
+était pas de même du cavalier, qui ne visait qu'à enlever le flot de
+rubans.
+
+Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige,
+soit--plutôt--chance extraordinaire, le colosse réussit pleinement
+et, en s'éloignant à toute bride, dressé droit sur les étriers,
+il brandissait fièrement la lance, au bout de laquelle flottait
+triomphalement le trophée de soie, dont la possession faisait de lui le
+vainqueur de cette course.
+
+Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace,
+magistralement réussi, salua la victoire de l'homme par des vivats
+joyeux, et c'était toute justice, car ce coup était extrêmement rare,
+et, pour se risquer à l'essayer, il fallait être doué d'un courage à
+toute épreuve.
+
+Mais Barba Roja avait à faire oublier la leçon que lui avait infligée le
+chevalier de Pardaillan; il avait à se faire pardonner sa défaite et
+à consolider son crédit ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à
+s'exposer pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement
+récompensée par le succès d'abord, ensuite par le roi lui-même, qui
+daigna manifester sa satisfaction à voix haute.
+
+Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en avoir fait hommage
+à la dame de son choix, se retirer de la lice. C'était son droit. Mais,
+grisé par son succès, enorgueilli par la royale approbation, il voulut
+faire plus et mieux, et, bien qu'il eût senti son bras faiblir lors de
+son contact avec la bête, il résolut incontinent de pousser la lutte
+jusqu'au bout et d'abattre son taureau.
+
+C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait
+être considéré comme jeu d'enfant à côté de ce qu'il entreprenait. Ce
+fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se
+disposait à poursuivre la course.
+
+En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commencé par
+foncer au hasard, par instinct combatif. Dès la première passe, il avait
+compris qu'il s'était trompé. Chaque passe, dénuée de succès, était une
+leçon pour lui.
+
+Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et
+sa fureur restaient les mêmes, mais il acquérait la ruse qui lui avait
+fait défaut jusque-là.
+
+Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, presque en
+face de Pardaillan. C'est là que le taureau avait éprouvé sa première
+déception, là qu'il avait été frappé par le fer de la lance, là qu'il
+revenait toujours. Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait
+terriblement dangereux.
+
+Afin de permettre à leur maître de parader un moment en promenant le
+trophée conquis, les aides de Barba Roja s'efforçaient de détourner de
+lui l'attention de l'animal.
+
+Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable ennemi,
+c'était cette énorme masse de fer à quatre pattes, comme lui, qui
+évoluait là-bas. C'était de là qu'était parti le coup qui l'avait
+meurtri. C'était cela qu'il voulait meurtrir à son tour.
+
+Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait pas du gîte qu'il
+s'était choisi. Il dédaignait les appels, les feintes, les attaques
+sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait
+sur ceux qui le harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la
+poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, comme s'il
+eût voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici
+qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai.
+
+Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment paradé, il
+s'affermit sur les étriers, assura sa lance dans son poing énorme et,
+voyant que la bête refusait de quitter son refuge, il prit du champ et
+fonça sur elle à toute vitesse.
+
+Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa approcher et,
+quand elle le jugea à la distance qui lui convenait, elle bondit de son
+côté.
+
+Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme
+faisait obliquer son cheval à gauche, de telle sorte que la lance portât
+sur le côté droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette
+manoeuvre. Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait passé
+par le chemin que l'homme lui indiquait.
+
+Or, le taureau avait appris la manoeuvre.
+
+Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait
+plus la lui faire.
+
+Donc, le taureau fonça droit devant lui comme il avait toujours fait.
+Seulement, à l'instant précis où le cavalier changeait la direction de
+son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il
+tourna à droite.
+
+Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête fut épouvantable.
+
+Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut
+soulevé, enlevé, projeté avec une violence, une force irrésistibles.
+
+Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant tout le poids du
+corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter,
+le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'équilibre, la violence
+du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa
+monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla s'aplatir sur
+le sable de la piste, proche de la barrière, où il demeura immobile,
+évanoui.
+
+Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs
+haletants.
+
+Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba
+Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'élançaient
+au secours du maître, les autres s'efforçaient de détourner de lui
+l'attention de la bête ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par
+la vue du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de fer,
+frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, béante.
+
+Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas besogne si facile,
+d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure.
+
+Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent de
+le transporter hors de la piste. La barrière n'était pas loin,
+heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troublés
+par les évolutions du taureau, seraient parvenus à le faire passer de
+l'autre côté de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien arrêtée
+et n'eût poursuivi l'exécution de cette idée avec une ténacité
+déconcertante.
+
+Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse de fer et surtout à
+celle qui l'avait frappé.
+
+Voici qui le prouve:
+
+Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait
+autour de lui, sans donner dans les pièges que lui tendaient les hommes
+du cavalier, écrasé sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il
+s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait
+donner une idée.
+
+Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait
+bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui
+l'avait blessé, c'est-à-dire l'homme étendu sur le sable.
+
+Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le
+lâcha et se retourna vers l'endroit où était tombé l'homme.
+
+Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance et la mettait
+à exécution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que
+toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le détourner
+échouèrent piteusement.
+
+Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa route pour courir sus
+aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait
+pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blessé, qu'il
+voulait, c'était visible, atteindre à tout prix.
+
+Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que
+jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des efforts de leurs
+camarades, se sentant enfin menacés eux-mêmes, se résignèrent à
+abandonner leur maître et s'empressèrent de courir à la barrière et de
+la franchir.
+
+Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines, étreintes
+par l'horreur et l'angoisse.
+
+La piste avait été envahie par une foule de braves, courageux certes,
+animés des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans
+une confusion inexprimable, se tenant prudemment à distance du taureau
+et ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation,
+qu'à l'exaspérer davantage, si possible.
+
+A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja, Tous le comprirent
+ainsi.
+
+Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa et,
+froidement:
+
+--Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quête d'un nouveau
+garde du corps pour mon service particulier.
+
+Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours étalé sur le sol.
+La seule chance qui lui restait de s'en tirer résidait maintenant
+dans la solidité de son armure et dans la versatilité de la bête qui
+chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait
+espérer en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié peut-être,
+mais enfin avec des chances de survivre à ses blessures. Si la bête
+montrait le même acharnement qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y
+avait pas d'armure assez puissante pour résister à la force des coups
+redoublés qu'elle lui porterait.
+
+Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient de son ennemi
+inerte...
+
+A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec
+le frisson de la terreur qui la secouait jusque-là, agita cette foule
+énervée par l'angoisse.
+
+Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes se dressaient,
+debout, hagards, congestionnés, cherchant à voir, à voir malgré tout,
+sans s'occuper de gêner le voisin. Une immense acclamation retentit dans
+les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux
+voir, se répercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues
+adjacentes:
+
+«Noël! Noël! pour le brave gentilhomme!»
+
+Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et d'espoir secoua
+tous les dignitaires qui oublièrent momentanément la sévère étiquette
+pour se bousculer derrière le roi, s'approcher de la rampe du balcon
+pour voir.
+
+Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son impassibilité, se
+dressa tout droit, les deux mains crispées sur le velours de la rampe de
+fer, se penchant hors du balcon.
+
+Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura froide,
+impassible, un énigmatique sourire se jouant sur ses lèvres, qui
+tremblaient légèrement.
+
+Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenêtres,
+voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous,
+tous, ils voulaient voir.
+
+Voir quoi?
+
+Ceci:
+
+Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à pied, sans armure,
+ayant à la main une longue dague, hardiment, posément, avec un
+sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer résolument entre la
+bête et Barba Roja.
+
+Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement, l'acclamation
+spontanée, un silence prodigieux plana sur l'assemblée haletante.
+
+Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse, avec un sourire
+livide:
+
+«Monsieur de Pardaillan!»
+
+Il y avait, dans la manière dont il prononça ces paroles, de la stupeur
+et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussitôt:
+
+«Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand
+inquisiteur, que nous voici débarrassés du bravache, sans que nous y
+soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de
+Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus à son
+représentant.
+
+--Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son calme accoutumé.
+
+--Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan
+va être mis à mal par ce fauve? intervint délibérément Fausta.
+
+--Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravédis de
+sa peau.
+
+Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent prophétique qui
+impressionna fortement le roi et d'Espinosa:
+
+--Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement
+cette brute.
+
+--Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi.
+
+--Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus
+du commun des mortels, même si ces mortels ont le front ceint de la
+couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne périra pas encore
+dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir
+au moyen que je vous ai indiqué.
+
+Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il demeura tout
+songeur.
+
+Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet
+adversaire inattendu, s'était arrêté comme s'il eût été étonné.
+
+Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, visa son
+adversaire et, presque aussitôt, il la redressa et porta un coup
+foudroyant de rapidité.
+
+Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans
+l'action. Il s'était placé de profil devant la bête, solidement campé
+sur les pieds bien unis en équerre, le coude levé, la garde de la dague,
+longue et flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée à
+droite, de façon à bien viser l'endroit où il voulait Frapper.
+
+Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça tête baissée, et
+vint s'enferrer lui-même.
+
+Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe de la dague en
+effaçant à peine sa poitrine.
+
+Enferré, le taureau ne bougea plus.
+
+Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables
+spectateurs de cette lutte extraordinaire.
+
+Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? Était-il touché
+seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile?
+
+Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en statue! Que faisait-il
+donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le
+taureau se ressaisît et le mît en pièces?
+
+Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous.
+
+A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les spectateurs.
+
+Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la garde. Il
+sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. Mais, diantre! avec un
+adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure était-elle
+suffisamment grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de
+torpeur et lui faire payer par une mort épouvantable le coup qu'il
+venait de lui porter?
+
+C'est ce que se demandait Pardaillan...
+
+Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il résolut d'en
+avoir le coeur net, coûte que coûte. Brusquement, il retira l'arme, qui
+apparut rouge de sang, et s'écarta, au cas, improbable, d'une suprême
+révolte de la bête.
+
+Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une masse.
+
+Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés reprirent
+leur expression naturelle, les gorges contractées se dilatèrent, les
+nerfs se détendirent. On respira largement: on eût dit qu'on craignait
+de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons
+violemment comprimés.
+
+Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent en sanglots
+convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux éclats. Ce fut un
+soulagement universel d'abord, puis un étonnement prodigieux et puis,
+tout à coup, la joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une
+acclamation délirante à l'adresse de l'homme courageux qui venait
+d'accomplir cet exploit.
+
+Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un bon moment à
+contempler d'un oeil rêveur et attristé l'agonie du taureau que, par un
+coup de maître prodigieux à l'époque, il venait de mettre à mort.
+
+En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains
+gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air provocant. Il oubliait
+Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient à une fenêtre proche
+du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants
+l'eussent foudroyé à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et
+d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées
+d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient.
+
+Après avoir longuement considéré le taureau expirant, il murmura avec un
+accent de pitié inexprimable:
+
+«Pauvre bête!...»
+
+Ainsi, dans l'ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête qui l'eût
+infailliblement broyé s'il n'eût pris les devants.
+
+En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux tombèrent sur
+la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispé. Il la jeta
+violemment, loin de lui, dans un geste de répulsion et de dégoût.
+
+Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient
+leur maître, toujours évanoui, et, machinalement, ses yeux allèrent
+alternativement du colosse qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait
+déjà à traîner hors de la piste.
+
+Ses traits reprirent leur première expression de rêverie mélancolique,
+tandis qu'il songeait:
+
+«Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le plus brute, de
+l'homme qu'on emporte là-bas ou de la bête, que j'ai stupidement
+sacrifiée?»
+
+Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le
+féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées furieuses, sans vouloir
+rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur,
+tout déconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet
+intrépide gentilhomme français, si fort et si brave, n'était pas quelque
+peu dément.
+
+Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut
+retrouver le Torero, sous sa tente, ayant résolu de ne pas réoccuper le
+siège qu'on lui avait réservé, mais ne voulant pas cependant abandonner
+le prince au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras.
+
+Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec
+un intérêt passionné les phases du combat. Mais, alors que partout
+ailleurs--ou à peu près--on souhaitait ardemment la victoire du
+gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment,
+sa mort. «On» s'applique spécialement à Fausta, à Philippe II et à
+d'Espinosa.
+
+Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier,
+non armé pour une lutte inégale, devait infailliblement succomber,
+victime de sa téméraire générosité, sous l'empire de la superstition qui
+lui suggérait la pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout
+en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de
+la brute.
+
+Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement, elle fit:
+
+--Eh bien, qu'avais-je dit?
+
+--Prodigieux! fit le roi, non sans admiration.
+
+--Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois
+que vous avez raison: cet homme est invulnérable. Nous ne pouvons le
+frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en
+vois pas d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon.
+
+--Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta.
+
+Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et des
+dissimulations patientes, autant qu'il était tenace dans ses rancunes.
+
+--Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, serait-il opportun
+de remettre à plus tard la mise à exécution de nos projets.
+
+D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement ces paroles,
+regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec
+un accent de froide résolution et un geste tranchant comme un coup de
+hache:
+
+--Trop tard! dit-il.
+
+Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur
+n'acquiesçât à la demande du roi.
+
+Philippe considéra à son tour, un moment, son grand inquisiteur en face,
+puis, il détourna négligemment la tête sans plus insister.
+
+Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de Pardaillan.
+
+
+
+VIII
+
+LE CHICO REJOINT PARDAILLAN
+
+La course qui suit ne se rattachant par aucun point à ce récit, nous
+laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo, qui avait succédé à
+Barba Roja--sérieusement endommagé par sa chute, paraît-il--et nous
+suivrons le chevalier de Pardaillan.
+
+Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption
+autour de la piste, comme de nos jours.
+
+Plus que de nos jours, ce couloir était occupé par la suite des
+seigneurs qui devaient prendre part à une des courses et par une foule
+d'aides et d'ouvriers. Il y avait de plus la ruée de tous ceux que
+l'intervention imprévue du Français avait enthousiasmés et qui s'étaient
+précipités vers lui.
+
+La porte de la barrière franchie, la foule acclamant le vainqueur et
+s'écartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva
+en face de celui qu'il cherchait, c'est-à-dire du Torero, à moitié
+déshabillé, tenant sa cape d'une main, son épée de l'autre, et qui
+paraissait tout haletant comme à la suite d'un grand effort longtemps
+soutenu.
+
+Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette, avec tout le soin
+minutieux qu'on apportait à cette opération jugée alors très importante,
+don César avait été un des derniers à avoir connaissance de l'accident
+survenu à Barba Roja.
+
+Bien qu'il eût de très légitimes raisons de considérer le colosse comme
+un ennemi, le Torero avait une trop généreuse nature pour hésiter sur
+la conduite à tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps
+d'achever de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en
+courant, tel fut son premier mouvement.
+
+Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il espérait arriver
+à temps pour sauver son ennemi en attirant l'attention du taureau vers
+lui.
+
+Mais il avait compté sans l'encombrement, il ne pouvait avancer que
+lentement, trop lentement au gré de son impatiente générosité.
+
+Étroitement pressé dans la cohue, qu'il s'efforçait vainement de
+traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme
+français.
+
+On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s'y tromper.
+Pardaillan, seul, était capable d'un trait de bravoure et de générosité
+pareil.
+
+Pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère, étreint par
+l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les poings de désespoir, se
+contenter d'écouter le récit du combat fait à voix haute par ceux
+qui voyaient, répété et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne
+voyaient pas.
+
+La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer
+d'inquiétude. Il savait, en effet, que, dans leur engouement pour
+ces luttes violentes, les spectateurs, électrisés, acclamaient
+impartialement aussi bien la bête que l'homme, lorsqu'un coup excitait
+leur admiration.
+
+Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu
+d'espoir. Il n'eut qu'à prêter l'oreille pour entendre les exclamations
+les plus diverses:
+
+«Le taureau s'est écroulé comme une masse!--Un coup, un seul coup lui
+a suffi, senor!--Et avec une méchante petite dague!--Splendide!
+Merveilleux!--Voilà un homme!--Quel dommage qu'il ne soit pas
+Espagnol!--Le plus admirable, c'est que c'est le même gentilhomme qui a,
+l'autre jour, administré la correction que vous savez à ce pauvre Barba
+Roja, qui joue de malheur décidément!--Quoi, le même?--C'est comme j'ai
+l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrigé Barba Roja,
+aujourd'hui, il s'expose bravement pour le secourir. C'est noble,
+généreux!»
+
+En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits
+et gestes de Pardaillan, que celui-ci me lui en avait dit depuis qu'il
+le connaissait.
+
+Malgré tout, il n'était pas encore rassuré, lorsque le mouvement de la
+foule, s'écartant pour faire place au triomphateur, le mit face à face
+avec celui qu'il s'était vainement efforcé de secourir.
+
+--Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où courez-vous
+ainsi, demi nu?
+
+Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une blessure, le Torero
+s'écria, en désignant de la main la foule qui les entourait:
+
+--Je voulais pénétrer dans la piste, mais j'ai été pris au milieu de
+cette presse, et, malgré tous mes efforts, je n'ai pu me dégager à
+temps.
+
+Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux qui se pressaient
+devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif.
+
+--Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'était pas aisée au milieu
+d'une cohue pareille.
+
+Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit très doucement:
+
+--Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d'aller
+plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n'aime pas,
+ajouta-t-il en fronçant légèrement le sourcil, avoir autour de moi
+autant d'indiscrets personnages.
+
+Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, sur ce ton froid
+qui lui était particulier quand l'impatience commençait à le gagner,
+souligné par un coup d'oeil impérieux, fit s'écarter vivement les plus
+pressants.
+
+Lorsqu'ils se trouvèrent sous la tente:
+
+--Ah! chevalier, s'écria le Torero encore ému, quelle imprudence!...
+Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon
+existence!
+
+Le chevalier prit son expression la plus naïvement étonnée.
+
+--Moi! s'écria-t-il; et comment cela?
+
+--Comment? Mais en vous jetant témérairement, comme vous l'avez fait,
+au-devant d'un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du
+caractère du taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre,
+vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la nature l'a doté, et
+vous allez délibérément vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme,
+une dague à la main! Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous
+soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne
+pas en revenir?
+
+--Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est précisément
+celle qui m'a tiré d'affaire, tandis que la pauvre bête y a laissé sa
+vie. Et c'est grâce à vous, du reste.
+
+--Comment, grâce à moi! s'écria le Torero qui ne savait plus si le
+chevalier parlait sérieusement ou s'il était en train de se moquer de
+lui.
+
+Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel il n'y avait pas à
+se méprendre:
+
+--Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si bien dépeint la
+bête, vous m'avez si bien dévoilé son caractère et ses manières, vous
+m'avez si bien indiqué et ses ruses et la facilité avec laquelle on
+peut la leurrer, vous m'avez si magistralement montré l'anatomie de
+son corps, enfin, vous m'avez indiqué de façon si nette et si exacte
+l'endroit précis où il fallait la frapper, que je n'ai eu qu'à me
+souvenir de vos leçons, qu'à suivre à la lettre vos indications pour la
+tuer avec une facilité dont je suis à la fois étonné et honteux. Tout
+l'honneur du coup, si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne
+justice.
+
+Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec un sérieux
+imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité manifeste, le Torero
+leva les bras au ciel.
+
+--Vous avez une manière de présenter les choses tout à fait
+particulière.
+
+Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata franchement de rire.
+Et le Torero ne put s'empêcher de partager son hilarité.
+
+--Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarité fut calmée, je vous
+dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait vraiment de vous le
+triomphateur que vous vous refusez à être, c'est précisément, d'avoir su
+garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale
+manière les pauvres indications que j'ai eu le bonheur de vous donner.
+
+--Parlons sérieusement. Savez-vous que vous êtes en droit de me garder
+quelque rancune de ce coup qu'il vous plaît de qualifier de merveilleux?
+
+--Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi?
+
+--Parce que, sans ce coup-là, à l'heure qu'il est, je crois bien que le
+seigneur Barba Roja aurait rendu son âme à Dieu.
+
+--Je ne vois pas...
+
+--Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort? Je crois me
+souvenir vous avoir entendu dire qu'il ne mourrait que de votre main.
+
+En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son oeil scrutateur le loyal
+visage de son jeune ami.
+
+--Je l'ai dit, en effet, répondit le Torero, et j'espère bien qu'il en
+sera ainsi que je désire.
+
+--Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m'en vouloir, dit
+froidement le chevalier.
+
+Le Torero secoua doucement la tête:
+
+--Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous le voyez, je courais au
+secours d'une créature humaine en péril. Je vous jure bien, chevalier,
+qu'en allant tenter le coup que vous avez si bien réussi je n'ai pas
+pensé un seul instant que j'agissais au profit d'un ennemi.
+
+L'oeil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice.
+
+--En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez peut-être
+pour vous-même qu'à la toute dernière extrémité, si je ne vous avais
+prévenu, vous l'eussiez tenté en faveur d'un ennemi?
+
+--Oui, certes, fit énergiquement le Torero. Mais ne détestez-vous pas
+vous-même Barba Roja?
+
+Pardaillan avait fait entendre ce léger sifflement qui pouvait exprimer
+aussi bien l'assentiment ou la dénégation.
+
+Puis, il dit paisiblement:
+
+--Savez-vous à quoi je pense?
+
+--Non! dit le Torero surpris.
+
+--Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous que notre ami
+Cervantes ne soit pas ici présent.
+
+De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d'esprit auxquelles il
+n'était pas encore habitué, le Torero ouvrit des yeux énormes et demanda
+machinalement:
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, à vous entendre,
+une belle occasion de vous donner, à vous aussi, ce nom de don Quichotte
+dont il me rebat les oreilles à tout bout de champ.
+
+Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta:
+
+--Mais, dites-moi, où avez-vous pris que je déteste le Barba Roja?
+
+--Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir où j'étais si bien écrasé
+que je n'ai pu en sortir.
+
+--Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura le chevalier. Je
+n'ai pas de raisons d'en vouloir à Barba Roja. C'est bien plutôt lui qui
+me veut la malemort.
+
+A ce moment, une main souleva la portière qui masquait l'entrée de la
+tente et un personnage entra délibérément.
+
+--Hé! c'est mon ami Chico! s'écria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu
+es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don César, ce magnifique
+pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce
+haut-de-chausses, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie
+bleue, doublée de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos
+couleurs. Et cette dague au côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand
+air? Et je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois là.
+
+Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire.
+
+Le nain était vraiment superbe.
+
+Habituellement il affectait un dédain superbe pour la toilette. Il ne
+pouvait en être autrement, d'ailleurs, habitué qu'il était à courir la
+campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charité des
+âmes pieuses, il était bien obligé d'endosser un costume qui inspirât
+la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico était un mendiant, un
+simple et vulgaire mendiant. Au reste, à l'époque, la mendicité était un
+métier comme un autre.
+
+Le Chico donc était habituellement en haillons. Très propres, il est
+vrai, depuis la leçon que lui avait infligée la petite Juana; mais des
+haillons, si propres qu'ils soient, sont toujours des haillons. Le nain
+n'endossait de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces
+beaux habits eux-mêmes n'étaient que de la friperie, en comparaison du
+magnifique costume, flamboyant neuf, qu'il arborait ce jour-là.
+
+Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se chargea de
+renseigner le chevalier.
+
+--Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est mis dans la
+tête qu'il m'a de grandes obligations, alors qu'en réalité c'est moi qui
+suis son obligé, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de
+m'assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume,
+aux couleurs de celui que j'endosse moi-même, et du diable si je sais
+avec quel argent il a pu faire ces frais considérables! Je ne pouvais
+vraiment pas lui refuser, après tant d'attentions délicates. Ce qui fait
+qu'on me verra dans l'arène avec un page portant mes couleurs.
+
+--Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir l'air le petit
+homme. Mais c'est très bien, cela! Il vous fera grand honneur, j'en
+réponds.
+
+Le Chico était heureux des compliments qu'il recevait, et il le laissait
+ingénument voir.
+
+--Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur à mon noble maître. Puisque
+vous le dites, j'y ai réussi.
+
+--Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maître, en
+parlant de don César? Sais-tu s'il est noble seulement, puisque lui-même
+n'en sait rien!
+
+--Il l'est, dit le nain avec conviction.
+
+--C'est probable, c'est certain même. Mais enfin il serait, je crois,
+bien en peine de montrer ses parchemins.
+
+Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en poussant ainsi le nain
+sur une question qui avait alors une très grande importance. Peut-être,
+connaissant sa fierté, s'amusait-il tout bonnement à le taquiner.
+
+Quoi qu'il en soit, le Chico répondit vivement:
+
+--Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle, tiens!
+
+--Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour.
+
+Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules.
+
+--Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas, dit-il. Don César est
+un ganadero (éleveur de taureaux). En Espagne, c'est une profession qui
+anoblit.
+
+--Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit là, don César?
+
+--Sans doute! Ne le saviez-vous pas?
+
+--Ma foi non.
+
+--C'est à ce titre seul que je dois le très grand honneur que veut bien
+me faire notre sire le roi, en m'admettant à courir devant lui.
+
+--Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre?
+
+--Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je
+possède m'a été léguée par celui qui m'a élevé et qui la tenait, sans
+nul doute, de mon père ou de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien.
+
+--Vous m'en direz tant...
+
+Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions
+aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l'assister dans sa
+course:
+
+--Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le nain, quelle
+mouche t'a piqué de venir précisément aujourd'hui t'enrôler dans la
+suite de don César?
+
+Le Chico regarda fixement Pardaillan.
+
+--Vous le savez bien, dit-il.
+
+--Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux dire!
+
+Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portière, et baissant la
+voix:
+
+--Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle
+souterraine, dit-il.
+
+--Quel rapport?...
+
+--Vous savez bien que don César est en péril, puisque vous ne le quittez
+pas d'une semelle.
+
+--Quoi! fit Pardaillan, ému par la simplicité naïve de ce dévouement.
+Quoi! c'est pour cela que tu es venu t'offrir? C'est pour le défendre
+que tu as pris cette dague qui te donne un air si crâne?
+
+Et il considérait le petit homme avec une admiration attendrie.
+
+Le nain cependant se méprit sur la signification de ce coup d'oeil, et,
+hochant tristement la tête, il dit, sans amertume:
+
+--Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite
+taille ne pourront apporter qu'une aide illusoire s'il y a bataille.
+Peut-on savoir? La piqûre d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour
+détourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis être ce
+mosquito, tiens!
+
+--Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensée
+de chercher à diminuer ton généreux dévouement. Mais, mon petit, sais-tu
+que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse?
+
+--Je le sais, tiens!
+
+--Sais-tu que tu risques ta peau?
+
+--Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Et
+puis, si vous croyez que je tiens à la vie, vous vous trompez, ajouta le
+nain d'un ton désabusé.
+
+--Chico, fit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit par la taille,
+mais tu as un grand coeur.
+
+--Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le
+dites, et cela doit être, puisque vous le dites. Depuis que je vous
+connais, j'ai comme cela des idées que je ne comprends pas très bien.
+On m'eût fort étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles
+idées. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce que vous
+voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais, depuis que je vous ai
+vu, je ne suis plus le même. Un mot de vous me bouleverse, et, pour
+mériter un compliment de vous, je passerais sans hésiter à travers un
+brasier!
+
+Pardaillan, très ému par l'accent poignant du petit homme, murmura:
+
+«Pauvre petit bougre!»
+
+Et tout haut, avec une douceur inexprimable:
+
+--Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je
+devine ce que tu ne dis pas.
+
+Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée:
+
+--Où t'étais-tu terré hier, Chico? On t'a cherché vainement de tous
+côtés.
+
+--Qui donc m'a cherché? Vous?
+
+--Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite hôtelière que tu
+connais bien.
+
+--Juana! dit le Chico qui rougit.
+
+--Tu l'as nommée.
+
+Le nain hocha la tête.
+
+--Qu'est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole?
+
+Le Chico eut une imperceptible hésitation.
+
+--Non! dit-il. Cependant...
+
+--Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement.
+
+--Elle m'avait chassé la veille... j'ai peine à croire...
+
+--Qu'elle t'ait envoyé chercher le lendemain? Cela prouve que tu n'es
+qu'un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes.
+
+--Vous ne raillez pas? Juana m'a envoyé chercher? dit le nain devenu
+radieux.
+
+--Je me tue à te le dire, mort-diable!
+
+--Alors?...
+
+--Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu seras bien reçu,
+j'en réponds... si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre.
+
+--Je les tirerai, tiens! s'écria le nain rayonnant de joie.
+
+--A moins que tu ne préfères te retirer tout de suite..., hasarda le
+chevalier.
+
+--Comment cela? fit naïvement le Chico.
+
+--En t'en allant avant la bataille.
+
+--Abandonner don César dans le danger! Vous n'y pensez pas! Arrive
+qu'arrive, je reste, tiens!
+
+--A la bonne heure! Silence, voici le Torero.
+
+--Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Torero en soulevant
+la portière, sans entrer, le moment approche.
+
+--A vos ordres, don César.
+
+
+
+IX
+
+L'ORAGE ÉCLATE
+
+Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la
+loge royale, un incident que nous devons relater ici.
+
+Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait de son nom
+serait admise séance tenante en sa présence.
+
+Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan et de sa suite,
+laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le
+couloir circulaire le moment d'entrer dans la piste, un courrier couvert
+de poussière s'était présenté à la loge royale, demandant à parler à Mme
+la princesse Fausta.
+
+Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler,
+indiqué d'un coup d'oeil discret le roi, qui le dévisageait avec son
+insistance accoutumée.
+
+Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, dit simplement:
+
+--Parlez, comte, Sa Majesté le permet.
+
+Le courrier s'inclina profondément devant le roi et dit:
+
+--Madame, j'arrive de Rome à franc étrier.
+
+D'Espinosa et Philippe II dressèrent l'oreille.
+
+--Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta.
+
+--Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier à qui
+Fausta venait de donner le titre de comte.
+
+Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l'effet d'un coup de
+foudre.
+
+Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta tressaillit.
+
+Le roi sursauta et dit vivement:
+
+--Vous dites, monsieur?
+
+--Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte-Quint n'est plus, répéta le comte
+en s'inclinant.
+
+--Et je ne suis pas encore avisé! gronda d'Espinosa.
+
+Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un signe de tête qui
+n'annonçait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu'il fût.
+
+Fausta sourit imperceptiblement.
+
+--Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police
+est mieux organisée que la mienne.
+
+--C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumée, ma police n'est pas
+faite par des prêtres.
+
+--Ce qui veut dire?... gronda Philippe.
+
+--Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont supérieurs en tout
+ce qui concerne l'élaboration d'un plan, la mise à exécution d'une
+intrigue bien ourdie on ne saurait attendre d'eux l'effort physique
+que nécessite un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable
+occurrence, le plus savant et le plus intelligent des prêtres ne vaudra
+pas un écuyer consommé.
+
+--C'est juste, dit le roi radouci.
+
+--Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure faite à
+l'amour-propre du roi, Votre Majesté verra que son messager aura fait
+toute la diligence qu'il était permis d'attendre de lui. Dans quelques
+heures il sera ici.
+
+--Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement à Fausta,
+savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succéder au Saint-Père?
+
+On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment était mort
+Sixte-Quint. Sixte-Quint c'était un ennemi qui s'en allait. Et quel
+ennemi!
+
+L'essentiel pour lui était d'être délivré du vieux et terrible jouteur.
+
+Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le
+pape défunt, ou serait-il un allié? Voila ce qui était important.
+
+Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il était visible
+qu'il avait donné un effort surhumain et qu'il ne se tenait debout que
+par un prodige de volonté.
+
+A la question du roi, il répondit:
+
+--On parle de S. Em. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato.
+
+--Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction.
+
+--On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti.
+
+Le roi fit une moue significative.
+
+--On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna.
+
+La moue du roi s'accentua.
+
+--Mais l'élection du nouveau pape dépendra en grande partie du neveu du
+pape défunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra
+docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte.
+
+--Ah! fit le roi d'un air rêveur, en remerciant d'un signe de tête.
+
+--Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez
+besoin.
+
+Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction visible et ne se
+la fit pas renouveler.
+
+--Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie l'élection du pape
+futur, n'est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier
+fut sorti.
+
+--Il l'est, fit Fausta avec un sourire énigmatique.
+
+--Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce Sfondrato, duc de
+Ponte-Maggiore?
+
+--Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le
+sourire se fit plus aigu encore.
+
+--Ne vous ont-ils pas suivie ici?
+
+--Je crois que oui, sire.
+
+Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant sur celui
+d'Espinosa qui répondit par un imperceptible signe de tête.
+
+Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence de
+l'autre. Elle comprit et elle pensa:
+
+«D'Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans
+le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d'amour commençaient à
+me gêner plus que je n'aurais voulu.»
+
+Et sa pensée se reportant sur Sixte-Quint qui n'était plus:
+
+«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas
+bien de retourner là-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l'oeuvre
+gigantesque? A présent que Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de
+force à me résister?»
+
+Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir
+profondément:
+
+«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini! momentanément.
+Ce que j'entreprends ici ne le cède en rien en grandeur et en puissance
+à ce que j'avais rêvé. Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus
+sûrement à la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si je
+parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes
+biens, mes États, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me
+seront rendus. En cas d'adversité, je puis me retirer en Italie, j'y
+serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils
+de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans
+crainte d'attirer sur lui l'attention mortelle de mon irréductible
+ennemi. Le trésor que j'avais prudemment caché, et dont Myrthis seule
+connaît la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n'est plus.
+Mon fils, du moins, sera riche.»
+
+Et avec une sorte d'étonnement:
+
+«D'où vient que je me sens prise de l'impérieux désir de revoir
+l'innocente petite créature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie
+de la savoir enfin à l'abri de tout danger?...»
+
+A l'instant précis où elle se posait ces questions, d'Espinosa disait:
+
+--Et vous, madame, que comptez-vous faire?
+
+Si haut placé que fût d'Espinosa, prince de l'Eglise, grand inquisiteur
+d'Espagne, la désinvolture avec laquelle il se permettait de
+l'interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne
+voulant pas se fâcher en présence du roi, elle se fit glaciale pour
+demander à son tour:
+
+--A quel sujet?
+
+--Au sujet de la succession du pape Sixte V.
+
+--Eh! dit Fausta d'un air souverainement détaché, en quoi cette
+succession peut-elle m'intéresser?
+
+D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, avec une
+insistance lourde de menaces:
+
+«N'avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l'insuccès vous a valu
+une condamnation à mort? N'avez-vous pas, durant de longs mois, été la
+prisonnière de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous
+annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice et ne
+serez-vous pas tentée de reprendre vos projets momentanément abandonnés?
+
+--Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n'existent
+plus dans mon esprit. J'y renonce librement. Le successeur de Sixte,
+quel qu'il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin.
+
+--Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos conventions? Vous
+n'avez pas l'intention de regagner l'Italie, Rome?
+
+--Non, cardinal. J'entends rester ici.
+
+Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s'intéresser à
+la course, ne perdait pas un mot de cette conversation:
+
+--A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle.
+
+Philippe II la regarda d'un air étonné.
+
+Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa répondit pour
+lui:
+
+--Le roi ne vous chassera pas, madame. N'êtes-vous pas l'astre le plus
+resplendissant de sa cour? Aussi Sa Majesté, j'ose vous l'assurer, vous
+gardera près d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra.
+
+L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie ni la menace
+dans ces paroles d'une galanterie raffinée en apparence.
+
+Fausta ne s'y méprit pourtant pas, et, en suivant d'un oeil froid la
+haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et
+s'effaçait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux lèvres:
+
+«Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde prisonnière à Séville
+jusqu'à ce que le pape de ton choix soit désigné pour succéder à
+Sixte! Sans t'en douter tu fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me
+débarrassant de Montai te et de Sfondrato.»
+
+Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, s'écria de son
+air le plus aimable:
+
+--Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter?
+
+--Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon
+séjour à la cour d'Espagne. A moins que Votre Majesté ne me chasse,
+ai-je ajouté.
+
+--Vous chasser, madame! Par la Trinité Sainte! vous n'y pensez pas! M.
+le cardinal vous le disait fort justement, à l'instant: nous ne saurions
+plus nous passer de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous êtes
+notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui
+dépendra de nous pour que cette captivité ne vous soit pas trop pénible.
+
+--Votre Majesté me comble! dit sérieusement Fausta.
+
+En elle-même, elle songeait:
+
+«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de mes désirs, bientôt
+tu seras mon prisonnier à ton tour.»
+
+Cependant la deuxième course venait de s'achever sans incident
+remarquable, et les nombreux valets affectés à ce service s'activaient
+au nettoyage de la piste. C'était comme un entracte en attendant la
+troisième course, celle du Torero.
+
+Cette course, c'était le clou de la fête.
+
+Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs: ceux pour
+qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les
+passionner au plus haut point.
+
+En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque chose, soit
+qu'ils fussent affiliés à la société secrète dont le duc de Castrana
+était le chef nominal, soit qu'ils eussent été soudoyés avec l'or de
+Fausta. Ceux-là attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu'ils
+étaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. Ceux-là, quand
+ils se mettraient en mouvement, entraîneraient infailliblement ceux qui
+ne savaient rien, mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne
+permettraient pas, sans protester, qu'on touchât à leur héros.
+
+Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés, fort avant
+dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient
+tout--tout ce que le roi avait consenti à avouer, bien entendu--tout le
+reste savait qu'il était question de l'arrestation du Torero et que
+la cour craignait que cette arrestation ne provoquât un soulèvement
+populaire.
+
+Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes
+massées par d'Espinosa dans l'enceinte de la plazza et dans les rues
+environnantes.
+
+Ces soldats, la longueur de l'attente commençait de les énerver, et,
+sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la
+même impatience, car ils savaient qu'elle serait le terme de leur
+interminable faction.
+
+Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et
+ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur
+la multitude. C'était le calme décevant qui précède l'orage.
+
+Philippe II était loin d'être un sentimental. La pitié, la clémence
+existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiments.
+Et c'était cela précisément qui faisait sa force et le rendait si
+redoutable. Il n'avait qu'une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi
+n'était pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race,
+en la supériorité de sa dynastie.
+
+Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette foule, l'instant
+d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, était si impressionnant
+qu'il impressionna le roi.
+
+Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenêtres encadrant
+des têtes curieuses. Là, c'était l'insouciance, la sécurité absolue. Là,
+nul danger à courir. Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas,
+s'arrêta aux tribunes.
+
+Et Philippe se posa la question:
+
+«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves,
+vaillants, pleins de force et de vie, figés là dans l'angoisse de
+l'attente? Combien?...»
+
+Et son oeil s'attarda sur les tribunes.
+
+Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par-delà les
+barrières et les palissades et les cordes, et les gardes, et les
+arquebusiers, et les hommes d'armes.
+
+Là, c'était la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. Là,
+point de retraite prudemment ménagée; là, chaque spectateur pouvait
+devenir une victime, payer de sa vie la curiosité satisfaite.
+
+Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer un long
+frisson, et dans le désarroi de son esprit fulgura cette autre question,
+plus terrible encore que la première:
+
+«Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien le droit
+d'envoyer à la mort tant de braves gens?»
+
+Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se
+croyait si fort au-dessus de l'humanité, vint estomper l'éclat de son
+regard si froid l'instant d'avant.
+
+A cet instant précis, une voix murmura à son oreille.
+
+--Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous
+échapper. Tout à l'heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir
+et tout sera dit.
+
+Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement.
+
+Debout derrière lui, le grand inquisiteur d'Espinosa le couvrait de la
+pourpre de son costume de cardinal, comme une énorme tache de sang qui
+s'étendait sur lui, l'enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant
+du sang, encore, toujours, avec l'assurance donnée que ce sang répandu
+se confondrait avec elle, disparaîtrait en elle.
+
+Et, comme si la présence de cette ombre rouge planant sur lui eût suffi
+à faire vaciller ses résolutions, le roi qui, à l'instant même, était
+presque décidé à faire grâce, le roi redevint flottant et irrésolu.
+
+--Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'après les nouvelles qui nous sont
+parvenues, on pourrait surseoir à nos projets? Tout bien pesé, en
+quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on
+l'exiler, l'envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer dans
+nos États, à peine de la vie?
+
+D'Espinosa était loin de s'attendre à un pareil revirement. Néanmoins
+il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mécontentement. Il
+était sans doute accoutumé à lutter sourdement contre son orgueilleux
+maître pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres les
+décisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur.
+
+--S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s'en
+débarrasser à bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire
+de Pardaillan.
+
+Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc le roi? Allait-il
+faire grâce aussi à Pardaillan? A son tour elle fixa le roi comme
+si elle eût voulu aider, de toute sa volonté tenace, la volonté de
+d'Espinosa.
+
+Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude jusque sur le
+chevalier. Il répondit donc vivement:
+
+--Pour celui-là, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois remettre à
+plus tard son exécution.
+
+Rudement, d'Espinosa dit:
+
+--Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le châtiment dû à son
+insolence. Ce châtiment ne saurait être différé plus longtemps. Il y va
+de la majesté royale, à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter
+sans payer ce crime de sa vie.
+
+Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu. Alors
+d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur Fausta:
+
+--Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que
+je n'invente ni n'exagère rien.
+
+--Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon témoignage peut-il vous être
+utile?
+
+--Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous se sont trouvés,
+qui ont fait ce rêve insensé de se révolter contre leur roi, de soulever
+le pays, de déchaîner la guerre civile et de pousser sur le trône ce
+jeune homme précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse de
+vous apitoyer, sire.
+
+--Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez
+votre tête, monsieur! dit le roi presque à voix haute.
+
+--Je le sais, dit froidement d'Espinosa.
+
+--Et vous dites? Répétez! grinça Philippe.
+
+--Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a été fomenté contre la
+couronne, contre la vie peut-être du roi. Je dis que ce complot doit
+éclater ici même, dans un instant. Je dis que ceci mérite un châtiment
+exemplaire, terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes
+mes dispositions sont prises pour la répression. Et j'en appelle au
+témoignage de la princesse Fausta ici présente.
+
+Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Fausta ne put s'empêcher de jeter
+autour d'elle ce regard du noyé qui cherche à quelle branche il pourra
+se raccrocher.
+
+«D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe.
+Il se sera trouvé parmi les conjurés quelque traître qui, pour un titre,
+pour un peu d'or, n'a pas hésité à nous trahir tous. Je vais être
+arrêtée. Je suis perdue, irrémédiablement. Que n'ai-je amené mes trois
+braves Français!... Du moins ne mourrais-je pas sans combat!»
+
+Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l'instantanéité d'un
+éclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant. Et
+comme le roi, soupçonneux, se tournait vers elle et disait:
+
+--Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, parlez!
+Expliquez-vous!
+
+Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa droit dans
+les yeux:
+
+--Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de la pure vérité.
+
+D'une voix dure, le roi demanda:
+
+--Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous n'ayez pas cru
+devoir nous aviser?
+
+Fausta allait pousser la bravade à un point qui pouvait lui être fatal.
+Déjà cette femme extraordinaire, dont le courage intrépide s'était
+manifesté en mainte circonstance critique, tourmentait la poignée de la
+mignonne dague qu'elle avait au côté; déjà son oeil d'aigle avait
+mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné qu'un bond
+adroitement calculé pouvait la soustraire au danger d'une arrestation
+immédiate; déjà elle ouvrait la bouche pour la suprême bravade et
+ployait les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur,
+d'une voix apaisée, déclara:
+
+--J'en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré que j'étais
+de l'entendre confirmer mes paroles. Mais je n'ai pas dit que je la
+suspectais, ni qu'elle fût mêlée en quoi que ce soit à une entreprise
+folle, vouée à un échec certain (et il insista sur ces mots). Si la
+princesse n'a pas parlé, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire
+à l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment pas que je savais
+tout et elle a dû penser, à juste raison, que je saurais faire mon
+devoir.
+
+La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des lèvres de
+Fausta, ses jambes prêtes à bondir se détendirent lentement, sa main
+cessa de tourmenter le manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait
+d'un signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait:
+
+«Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement voulu me donner un
+avertissement? Il faut savoir. Je saurai.»
+
+Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, le roi daignait
+s'excuser en ces termes:
+
+--Excusez ma vivacité, madame, mais ce que me dit M. le Grand
+Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, que je pouvais
+douter de tout et de tous.
+
+Fausta se contenta d'agréer les excuses royales d'un signe de tête
+d'une souveraine indifférence. Quant à d'Espinosa il reprit d'une voix
+grondante:
+
+--Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité, maintenant que
+je vous ai montré ce que complotent les braves gens sur le sort de qui
+il vous plaît de vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontés du
+roi, annuler les ordres que j'ai donnés, leur laisser le champ libre,
+leur donner toutes les facilités pour l'exécution de leur forfait.
+
+Et, sans attendre de réponse, il se dirigea d'un pas rude et violent
+vers la sortie.
+
+--Arrêtez, cardinal! cria le roi.
+
+D'Espinosa attendait cet ordre; il était sûr que son maître, le
+lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher, il se retourna
+posément, avec un tact admirable, ne montrant ni trop de hâte ni trop de
+lenteur, et, très calme, comme toujours, comme si rien ne s'était passé,
+il revint se placer derrière le fauteuil du roi.
+
+--Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez forte pour que
+tout le monde l'entendît dans la loge, vous êtes un bon serviteur, et
+nous n'oublierons pas le signalé service que vous nous rendez en ce
+jour.
+
+D'Espinosa s'inclina profondément. Il avait obtenu la réparation qu'il
+espérait.
+
+--Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé, ajouta le roi. Je
+suis curieux de voir si le drôle mérite la réputation qu'on lui fait en
+Andalousie.
+
+
+
+X
+
+LE TRIOMPHE DU CHICO
+
+LE Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de
+satin rouge; dans sa main droite il tenait son épée de parade.
+
+Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très réduites. Quant à
+l'épée, dont, jusqu'à ce jour, il n'avait jamais fait usage, malgré
+les apparences, c'était une arme merveilleuse, flexible et résistante,
+sortie des ateliers d'un des meilleurs armuriers de Tolède.
+
+Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les
+quatre étaient près de la porte d'entrée, le Torero s'entretenant avec
+Pardaillan, lequel avait manifesté son intention d'assister à la course
+à cet endroit qui lui paraissait bien placé pour intervenir, le cas
+échéant.
+
+Près de cette porte d'entrée, le couloir était encombré par une foule de
+gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engagé pour la
+circonstance.
+
+Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre attention à ceux qui
+se trouvaient là et qui, sans aucun doute, avaient le droit d'y être.
+
+Le moment étant venu d'entrer en lice, le Torero serra la main du
+chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face à la porte
+par où devait sortir le taureau dont il aurait à soutenir le choc. Ses
+deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter à
+compter de cet instant, se placèrent derrière lui.
+
+Dès qu'il fut en place, comme la bête pouvait être lâchée brusquement,
+tous ceux qui encombraient la lice s'empressèrent de lui laisser le
+champ libre en se dirigeant à toutes jambes vers les barrières, qu'ils
+se hâtèrent de franchir, sous les quolibets de la foule amusée.
+
+Les courtisans savaient que le Torero était condamné. Lorsque sa
+silhouette élégante se détacha, seule, au milieu de l'arène, au lieu de
+l'accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l'exciter à bien
+combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions,
+un silence mortel s'établit soudain.
+
+Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné ou non. Ceux qui
+savaient étaient des hommes à Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-là
+étaient bien résolus à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme
+pour ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole.
+
+Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse déconcerta tout
+d'abord les rangs serrés du populaire. Puis l'amour du Torero fut le
+plus fort; puis l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin
+le désir impérieux de le venger séance tenante de ce que plus d'un
+considérait comme un outrage dont il prenait sa part.
+
+Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut cette sourde hostilité
+d'une part, cette sorte d'irritation d'autre part. Il eut un sourire
+dédaigneux, mais, quoi qu'il en eût, cet accueil, auquel il n'était pas
+accoutumé, lui fut très pénible.
+
+Comme s'il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit
+et bientôt une rumeur sourde s'éleva, timidement d'abord, puis se
+propagea, gagna de proche en proche, s'enfla, et finalement éclata en
+un tonnerre d'acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire au
+silence dédaigneux des courtisans.
+
+Réconforté par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos
+aux gradins et à la loge royale et salua, d'un geste gracieux de son
+épée, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans mélange. Après
+quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il salua le
+roi qui, rigide et observateur des règles de la plus méticuleuse des
+étiquettes, se vit dans la nécessité de rendre le salut à celui qui,
+peut-être, allait mourir. Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur
+qu'il avait été plus sensible à l'affront du Torero saluant la vile
+populace avant de le saluer, lui, le roi.
+
+Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait chez lui une
+audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans,
+lesquels firent entendre un murmure réprobateur. Il le fut aussi de la
+foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan
+qui, trouvant là l'occasion d'une de ces bravades dont il avait le
+secret, s'écria au milieu de l'attention générale:
+
+--Bravo, don César!
+
+Et le Torero répondit à cette approbation précieuse pour lui par un
+sourire significatif.
+
+Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd'hui, avaient
+alors une importance considérable. Rien n'est plus fier et plus
+ombrageux qu'un gentilhomme espagnol.
+
+Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le
+roi, c'était insulter toute la gentilhommerie. C'était un crime
+insupportable, dont la répression devait être immédiate.
+
+Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait même pas un nom, dont la
+noblesse tenait uniquement à sa profession de ganadero qui anoblissait
+alors, ce misérable aventurier s'était permis de vouloir humilier le
+roi. Cette tourbe de vils manants, qui piétinaient, là-bas, sur
+la place, s'était permis d'appuyer et de souligner de ses bravos
+l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier étranger, ce
+Français, était venu à la rescousse.
+
+Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par le sang du Christ!
+voici qui était intolérable et réclamait du sang! Si une diversion
+puissante ne se produisait à l'instant même, c'en était fait: les
+courtisans se ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille
+s'engageait autrement que n'avait décidé d'Espinosa.
+
+Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par
+sa seule présence.
+
+A défaut d'autre mérite, sa taille minuscule suffisant à le signaler à
+l'attention de tous, le nain était connu de tout Séville. Mais, si, sous
+ses haillons, sa joliesse naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes
+de miniature forçaient l'attention au point qu'une artiste raffinée
+comme Fausta avait pu déclarer qu'il était beau, on imagine aisément
+l'effet qu'il devait produire, ses charmes étant encore rehaussés par
+l'éclat du somptueux costume qu'il portait avec cette élégance native
+et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il devait être
+remarqué. Il le fut.
+
+Il avait dit naïvement qu'il espérait faire honneur à son noble maître.
+Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d'emblée les
+faveurs d'un public railleur et sceptique qui n'appréciait réellement
+que la force et la bravoure.
+
+Pour détourner l'orage prêt à éclater, il suffit qu'une voix, partie
+on ne sait d'où, criât: «Mais c'est El Chico!» Et tous les yeux
+se portèrent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de
+s'entre-déchirer, oublièrent leur ressentiment et, unis dans le
+sentiment du beau, se trouvèrent d'accord dans l'admiration.
+
+Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi ayant daigné sourire
+à la gracieuse réduction d'homme, les exclamations admiratives fusèrent
+de toutes parts. Les nobles dames qui s'extasiaient n'étaient pas les
+dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les
+lèvres féminines était le même:
+
+«Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!»
+
+Jamais le Chico n'avait osé rêver un tel succès. Jamais il ne s'était
+trouvé à pareille fête. Car il était assez glorieux le petit bout
+d'homme, et, sur ce point, il était, malgré ses vingt ans, un peu
+enfant.
+
+Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crâne il
+tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant dans son esprit une
+seule pensée, toujours la même, passait et repassait avec l'obstination
+d'une obsession:
+
+--Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait voir et
+entendre!...
+
+Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans la foule, et,
+si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins elle le voyait très bien.
+
+Elle était là et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait,
+tous les compliments qui tombaient dru comme grêle sur son trop timide
+amoureux. Et elle voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si
+belles dames qui s'extasiaient. Et elle voyait même très bien ce que ne
+voyait pas le naïf Chico, perdu qu'il était dans son rêve d'adoration,
+c'est-à-dire les coups d'oeil langoureux que ces mêmes belles dames ne
+craignaient pas de jeter effrontément sur son pâtiras.
+
+Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire de Pardaillan,
+lequel, sans paraître remarquer sa rougeur et sa confusion ni son
+émotion, pourtant très visibles, l'avait doucement prise par la main,
+l'avait entraînée dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s'y
+était enfermé seul à seule.
+
+Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si émue quand il
+l'entraîna ainsi? C'est ce que la suite des événements nous apprendra
+peut-être. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que
+l'entretien fut plutôt long et que la petite Juana avait les yeux
+singulièrement rouges en sortant du cabinet.
+
+Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifié son intention
+d'assister à la course. Aussi, le moment venu, elle demanda à la vieille
+Barbara de l'accompagner. Aussitôt, celle-ci d'éclater:
+
+--Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne
+patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi
+incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d'une jeune fille qui se
+respecte!
+
+Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que,
+puisqu'elle n'avait pas droit aux places réservées, elle se contenterait
+de se mêler à la foule, et que, si Barbara refusait de l'accompagner,
+elle irait seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugréer:
+
+--Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc d'avoir des
+serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur
+jeune maîtresse et de la défendre au besoin!--Suis-je donc si vieille,
+si impotente que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j'irai avec
+vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, je lui ferai voir
+de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop
+vieille pour vous accompagner.
+
+C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles étaient allées se
+placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisée que la Giralda,
+n'avait pu pénétrer jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siège
+pour s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, elle qui
+était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les péripéties
+des différentes courses que par ce qu'on en disait tout haut autour
+d'elle, mais elle était là.
+
+C'est ainsi qu'elle avait vu--si nous pouvons ainsi dire--la téméraire
+intervention de Pardaillan, et son coeur avait battu à coups précipités.
+Mais, au souvenir des paroles qu'il lui avait dites le matin même, elle
+avait hoché douloureusement la tête comme pour dire:
+
+«N'y pensons plus.»
+
+Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c'est El Chico!» son petit coeur se
+remit à battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne
+savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands
+talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur
+place, elle ne parvenait pas à apercevoir le nain.
+
+Et, cependant, elle entendait les acclamations qui s'adressaient au
+Chico. Au Chico! Qui lui eût dit cela quelques minutes plus tôt l'eût
+bien surprise.
+
+Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico qu'on trouvait
+si beau, si brave, si mignon, si crâne dans son superbe et luxueux
+costume--du moins, ainsi le dépeignaient tant de nobles dames--il lui
+semblait que ce n'était pas son Chico à elle, sa poupée vivante qu'elle
+tournait et retournait au gré de son caprice. Il lui semblait que ce
+devait être un autre, qu'il y avait erreur. Et nerveuse, angoissée,
+colère, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire
+et de pleurer, elle cria:
+
+--Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!...
+
+D'une voix tellement changée, sur un ton si violent, que la vieille
+Barbara, stupéfaite, oublia pour la première fois de sa vie de
+ronchonner, la prit docilement dans ses bras et, avec une vigueur qu'on
+ne lui eût pas soupçonnée, augmentée peut-être par l'inquiétude, car
+elle sentait confusément que quelque chose d'anormal et d'extraordinaire
+se passait dans l'âme de son enfant, elle la souleva et la maintint
+au-dessus de la foule, assise sur sa robuste épaule.
+
+C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa
+splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux comme si elle ne l'eût
+jamais vu, comme si ce ne fût pas là le même Chico avec qui elle avait,
+été élevée, le même Chico qu'elle s'était plu, inconsciemment, à faire
+souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à l'égard de qui elle
+pouvait tout se permettre.
+
+C'était cependant toujours le même. Il n'avait rien de changé, si
+ce n'est son costume et un petit air crâne et décidé qu'elle ne lui
+connaissait pas. Si le Chico était toujours le même, c'est donc
+que quelque chose qu'elle ne soupçonnait pas était changé en elle.
+Peut-être!...
+
+Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et, comme à ce
+moment le mot poupée fleurissait sur les lèvres pourpres de tant de
+jolies dames, sans savoir ce qu'elle disait, avec un regard de colère et
+de défi à l'adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement:
+
+--C'est à moi, cette poupée! à moi seule!
+
+Et, comme elle avait l'habitude de trépigner dans ces moments de grandes
+colères, ses petits pieds, si coquettement chaussés, battant dans le
+vide, se mirent à tambouriner frénétiquement le ventre de la pauvre
+Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise
+toutefois, se mit à beugler:
+
+--Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu'avez-vous? que vous
+arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon coeur, ou vous allez crever le
+ventre de votre vieille nourrice!
+
+Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle avait crié
+brutalement: «Prends-moi dans tes bras!» elle cria de même, en la
+bourrant de coups de talon furieux:
+
+«Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, ces éhontées! Elles me
+rendraient folle!
+
+Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu'obéir machinalement,
+sans trouver un mot, tant son saisissement était grand, et elle
+considéra un moment avec une inquiétude affreuse son enfant qui, en
+effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison.
+
+Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait,
+Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant la matrone par la main,
+elle l'entraîna violemment, en disant d'une voix coupée de sanglots:
+
+--Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une minute de plus ici!
+Je ne veux plus voir, je ne veux plus entendre!
+
+Et, avec une inconscience qui assomma littéralement la nourrice, elle
+ajouta:
+
+--Maudite soit l'idée que tu as eue de me conduire à cette course!
+
+C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas à la fin de la course.
+C'est ainsi que, sans s'en douter, elle échappa à la bagarre qui devait
+suivre et dans laquelle elle courait le risque de perdre la vie; c'est
+ainsi qu'elle échappa à la mort qui planait sur cette multitude de
+curieux.
+
+
+
+XI
+
+VIVE LE ROI CARLOS!
+
+Cependant le taureau avait été lâché.
+
+Tout d'abord, comme presque toujours, ébloui par la lumière éclatante,
+succédant sans transition à l'obscurité d'où il sortait, il s'arrêta,
+indécis, humant l'air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête.
+
+Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis il fit quelques
+pas à sa rencontre, l'excitant de la voix, lui présentant sa cape
+déployée.
+
+Le taureau ne se fit pas répéter l'invite. Ce morceau de satin écarlate
+qu'on lui présentait lui tira l'oeiï tout de suite, et il fonça droit
+sur lui, tête baissée.
+
+Ce fut un moment d'indicible émotion parmi ceux qui ne souhaitaient
+pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, empoigné par la tragique
+grandeur de cette lutte inégale, suivait avec une attention passionnée
+les phases de la passe.
+
+Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le choc, sans
+bouger, sans faire un geste. Au moment où le taureau allait donner son
+coup de corne, il déplaça la cape à droite. Prodige, le taureau suivit
+le morceau d'étoffé qu'il frappa. En passant; il frôla le Torero.
+
+La seconde d'après, les spectateurs haletants virent don César qui,
+la cape jetée sur les reins, se retirait avec autant d'aisance et de
+tranquillité qu'il eût pu en montrer dans son intérieur paisible.
+
+Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace exécuté avec un
+sang-froid et une maîtrise incomparables. Même les courtisans oublièrent
+tout pour applaudir. Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste
+émerveillé.
+
+Le taureau, stupéfait de n'avoir frappé que le vide, se rua de nouveau
+sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa cape en la tenant par les
+extrémités du collet, et, tournant le dos à la bête, il se mit à marcher
+paisiblement devant elle.
+
+La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra que l'étoffe.
+Elle retourna à la charge et frappa à gauche. Le Torero, par une série
+de balancements du corps, évitait les coups et lui présentait toujours
+l'étoffe. Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau
+suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre
+chose que ce leurre qu'on lui présentait.
+
+Et les acclamations se firent délirantes.
+
+Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d'un air dédaigneux
+et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n'accomplit, en somme,
+que les exploits que le dernier des capéadores exécute sans sourciller
+aujourd'hui.
+
+Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme
+trois siècles avant que ne fussent créées et mises en pratique les
+règles de la tauromachie moderne.
+
+Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues à l'époque,
+retrouvées plusieurs siècles plus tard, avaient tout le charme de la
+nouveauté et pouvaient, à juste raison, susciter l'enthousiasme de la
+foule.
+
+Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne portait, s'arrêta
+un moment et parut réfléchir. Puis il pointa ses oreilles, gratta
+rageusement la terre, frôla le sol de son mufle et recula pour prendre
+son élan.
+
+Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de
+la ligne de son corps. En même temps, il vint se placer droit devant le
+taureau, le plus près possible, et, avançant un pied, il provoqua la
+bête.
+
+Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant la tête, se
+disposait à porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui
+faisant décrire un arc de cercle. En même temps, il se mettait hors
+d'atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste,
+sans bouger les pieds.
+
+Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape trompeuse. Le
+Torero fit alors un demi-tour complet et se présenta de nouveau devant
+la bête.
+
+Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son épée le flot de
+rubans qu'il avait lestement cueilli au passage.
+
+Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur et d'angoisse,
+laissa éclater sa joie, et, à la considérer, hurlante et gesticulante,
+on eût pu croire qu'elle venait soudain d'être prise de folie. Les uns
+criaient, d'autres applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire,
+là des sanglots convulsifs.
+
+Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient le résultat de
+la réaction qui se produisait. C'est que, pendant tout le temps où le
+Torero, après avoir provoqué sa fureur, attendait l'assaut de la
+bête sans reculer d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse
+étreignait les spectateurs à un degré tel qu'on pouvait croire que la
+vie était suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards,
+striés de sang, qui suivaient passionnément les mouvements violents de
+la brute qui, seule, attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se
+soustrayait à ses coups, à l'ultime seconde où ils étaient portés.
+
+Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre celui qui
+lui rappelait son déshonneur d'époux, le roi, pendant tout ce temps,
+trahissait son émotion par la contraction de ses mâchoires et par une
+pâleur inaccoutumée.
+
+Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait s'empêcher de
+frémir en songeant qu'un faux pas, un faux mouvement, une seconde
+d'inattention pouvaient provoquer la mort de ce jeune homme en qui
+reposait l'espoir de ses rêves d'ambition.
+
+Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne
+pas dire que, pendant les instants mortellement longs où l'homme,
+impassible, subissait l'attaque furieuse de la brute, tous ceux de la
+noblesse, qui savaient cependant qu'il était condamné, faisaient des
+voeux pour qu'il échappât aux coups qui lui étaient portés.
+
+Puis, cette espèce d'accès de folie, qui s'était emparé de la foule,
+se transforma en admiration frénétique, et l'enthousiasme déborda,
+délirant, indescriptible. Mais ce n'était pas fini.
+
+Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. Il pouvait se
+retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait jamais la bête, il s'imposait
+à lui-même de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens.
+
+Tout n'était pas dit encore. Par des jeux multiples et variés,
+semblables à ceux qu'il venait d'exécuter avec tant de succès, il lui
+fallait acculer la bête à la porte de sortie. Pour cela, lui-même devait
+se placer devant cette porte et amener le taureau à foncer une dernière
+fois sur lui.
+
+Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la brute leurrée
+par la cape, il était au milieu de la piste. Il avait l'espoir derrière
+lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui était
+impossible. Il ne pouvait que s'effacer à droite ou à gauche.
+
+Que le comparse chargé d'ouvrir la porte par laquelle, emporté par
+son élan, devait passer le taureau, hésitât seulement un centième de
+seconde, et c'en était fait de lui. C'était l'instant le plus critique
+de sa course.
+
+La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des
+forces, en vue de supporter les émotions violentes de la fin de cette
+course.
+
+Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero aurait le droit
+de déposer son trophée aux pieds de la dame de son choix; pas avant.
+Ainsi en avait-il décidé lui-même.
+
+Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait cependant lui
+être refusée, car c'était l'instant qui avait été choisi précisément
+pour son arrestation.
+
+Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante bravoure,
+uniquement pour la satisfaction d'accomplir jusqu'au bout la tâche qu'il
+s'était imposée de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps
+les troupes de d'Espinosa prenaient les dernières dispositions en vue de
+l'événement qui allait se produire.
+
+Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, par la foule
+des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats,
+armés de bonnes arquebuses, destinées à tenir en respect les mutins, si
+mutinerie il y avait.
+
+Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux gradins, c'est-à-dire
+qu'elles prenaient position du côté où était massé le populaire. Et cela
+se conçoit, les gradins étant occupés par les invités de la noblesse,
+soigneusement triés, et sur lesquels, par conséquent, le grand
+inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait nulle nécessité de
+garder ce côté de la place. Il était naturellement gardé par ceux qui
+l'occupaient en ce moment et qui étaient destinés à devenir, le cas
+échéant, des combattants.
+
+Tout l'effort se portait logiquement du côté où pouvait éclater la
+révolte, et, là, officiers et soldats s'entassaient à s'écraser,
+attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fût
+fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille.
+
+S'il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses compactes
+d'hommes d'armes casqués et cuirassés, sans compter ceux qui occupaient
+les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place,
+chargés de le prendre par-derrière. Par ce dispositif, la foule se
+trouvait prise entre deux feux.
+
+Les hommes chargés de procéder à l'arrestation n'auraient donc qu'à
+entraîner le condamné du côté des gradins où ils n'avaient que des
+alliés.
+
+Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons de le dire,
+pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en détournant
+l'attention des spectateurs, concentrée sur les passes audacieuses qu'il
+exécutait en vue d'amener le taureau en face de la porte de sortie.
+
+Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c'est-à-dire qu'il était du
+côté opposé à celui que les troupes occupaient peu à peu. Il vit fort
+bien le mouvement se dessiner et ébaucha un sourire railleur.
+
+Au début de la course du Torero, il n'avait autour de lui qu'un nombre
+plutôt restreint d'ouvriers, d'aides, d'employés aux basses besognes,
+qui avaient quitté précipitamment la piste au moment de l'entrée du
+taureau et s'étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant de
+retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne.
+
+Tout d'abord, il n'avait prêté qu'une médiocre attention à ces modestes
+travailleurs. Mais, au fur et à mesure que la course allait sur sa fin,
+il fut frappé de la métamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces
+ouvriers.
+
+Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s'étaient tenus, comme
+il convenait, modestement à l'écart, armés de leurs outils, prêts,
+semblait-il, à reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se
+redressaient et montraient des visages énergiques, résolus, et se
+campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition supérieure à
+celle qu'ils affichaient quelques instants plus tôt.
+
+Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d'où, envahissaient
+peu à peu cette partie du couloir, se massaient près de la porte où il
+se tenait, se mêlaient à ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils
+semblaient s'entendre à merveille.
+
+Bientôt, la porte se trouva gardée par une cinquantaine d'hommes qui
+semblaient obéir à un mot d'ordre occulte.
+
+Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutré de
+plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces étranges ouvriers
+s'occupaient à scier les poteaux de la barrière.
+
+Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop étroite, pratiquaient
+une brèche dans la palissade, tandis que les autres s'efforçaient de
+masquer cette bizarre occupation.
+
+Il dévisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, et, avec cette
+mémoire merveilleuse dont il était doué, il reconnut quelques visages
+entrevus l'avant-veille à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit
+tout.
+
+«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d'honneur que Fausta
+destine à son futur roi d'Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon
+petit prince sera bien gardé, et je crois décidément qu'il se tirera
+sain et sauf du guêpier où il s'est jeté inconsidérément. Ces gens-là,
+le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent de scier, et,
+au même instant, ils entoureront celui qu'ils ont mission de sauver.
+Tout va bien.»
+
+Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-être dû se
+demander si tout allait aussi bien pour lui-même. Il n'y pensa pas.
+
+A l'inverse de bien des gens, toujours disposés à s'accorder une
+importance qu'ils n'ont pas, notre héros était peut-être le seul à ne
+pas connaître sa valeur réelle. Il était ainsi fait, nous n'y pouvons
+rien.
+
+«Tout va bien!» avait-il dit en songeant au Torero. Ayant jugé que tout
+allait bien, il se désintéressa en partie de ce qui se passait autour de
+lui pour admirer les passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de
+don César, arrivé à l'instant critique de sa course, c'est-à-dire adossé
+à la porte de sortie où il avait fini par attirer le taureau qui, dans
+un instant, foncerait pour la dernière fois sur lui et irait s'enfermer
+lui-même dans l'étroit boyau ménagé à cet effet.
+
+A moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne payât de sa vie, au
+moment suprême d'en finir, sa trop persistante témérité.
+
+C'était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit.
+L'homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait, frappé à
+mort.
+
+Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient d'yeux que pour
+lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement.
+
+Et, tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, il se
+retourna et aperçut à quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un
+sourire mauvais, le regardait comme une proie couvée.
+
+«Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les
+yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de
+moi! je tomberais foudroyé.»
+
+Mais les événements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux
+yeux de Pardaillan, une signification dont il s'efforçait de dégager la
+cause séance tenante.
+
+«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté la fenêtre où
+il se prélassait pour venir ici? Ce n'est pas, je pense, dans l'unique
+intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche
+après laquelle il court infructueusement depuis si longtemps?
+
+Ayant ainsi monologué, de ce coup d'oeil sûr et prompt qui n'était qu'à,
+lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin Son coup
+d'oeil rejaillit sur ceux qui l'entouraient et alors il tressaillit.
+
+«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave
+Bussi-Leclerc vient à la tête d'une compagnie d'hommes d'armes... C'est
+ce qui lui donne cette assurance imprévue.»
+
+Presque aussitôt, il eut un léger froncement de sourcils et il ajouta en
+lui-même:
+
+«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d'une compagnie de
+soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, il viendrait m'arrêter?»
+
+En même temps, d'un geste machinal, il assurait son ceinturon, dégageait
+sa rapière, se tenait prêt à tout événement.
+
+Comme on le voit, il avait été long à s'apercevoir qu'il était en cause
+autant et plus que le Torero. Maintenant, son esprit travaillait et il
+s'attendait à tout.
+
+A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations éclata, saluant
+la victoire du Torero.
+
+Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une dernière fois
+par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre celui qui, depuis
+si longtemps, se jouait de lui avec une audace rare, il était allé
+s'enfermer lui-même dans le box aménagé à cet effet, et la porte, se
+refermant derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste.
+
+Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations
+délirantes, la salua de son épée et se dirigea vers l'endroit où il
+avait, dès le début de la course, aperçu la Giralda, avec l'intention de
+lui faire publiquement hommage de son trophée.
+
+Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait sous une
+poussée violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux
+ouvriers, qui n'attendaient que cet instant, envahirent la piste,
+entourèrent de toutes parts le Torero, comme s'ils étaient poussés par
+l'enthousiasme de sa victoire, mais en réalité pour lui faire un rempart
+de leurs corps.
+
+A ce moment aussi, les soldats, massés dans le couloir circulaire,
+quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en
+colonnes profondes, la mèche de leurs arquebuses allumée, prêts à faire
+feu devant les rangs serrés du populaire surpris de cette manoeuvre
+imprévue.
+
+En même temps, un officier, à la tête de vingt soldats, se dirigeait à
+la rencontre du Torero.
+
+Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas la barrière et
+qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne comprenait pas encore ce
+qui lui arrivait, l'entraînaient dans la direction opposée à celle où il
+voulait aller.
+
+En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face d'un homme seul,
+qu'il avait mission d'arrêter, l'officier, qui avait trouvé quelque peu
+ridicule qu'on l'obligeât à prendre vingt hommes avec lui, commença de
+comprendre que sa mission n'était pas aussi aisée qu'il l'avait cru tout
+d'abord et se trouva ridicule maintenant d'être obligé de courir après
+un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui
+tournait le dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent pas
+disposés à se laisser faire.
+
+Voyant que celui qu'il avait mission d'arrêter allait lui glisser entre
+les doigta, l'officier, pâle de fureur, ne sachant à quel expédient se
+résoudre pour mener à bien sa mission, persuadé que tout le monde
+devait avoir, comme lui, le respect de l'autorité dont il était le
+représentant, l'officier se mit à crier d'une voix de stentor:
+
+«Au nom du roi!... Arrêtez!»
+
+Ayant dit, il crut naïvement qu'on allait obtempérer et qu'il n'aurait
+qu'à étendre la main pour cueillir son prisonnier.
+
+Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient ainsi qu'ils
+le faisaient n'avaient pas le sens du respect de l'autorité. Ils ne
+s'arrêtèrent donc pas.
+
+Bien mieux, à l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait de
+désespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils répondirent par un
+cri imprévu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui
+assistait, impassible, à cette scène:
+
+«Vive don Carlos!»
+
+Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de
+masse qui les effara.
+
+Et, comme si ce cri n'eût été qu'un signal, au même instant des milliers
+de voix vociférèrent en précisant plus explicitement:
+
+«Vive le roi Carlos! Vive notre roi!»
+
+Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effarés et surpris
+que les gens de noblesse, comme une traînée de poudre, volant de bouche
+en bouche, le bruit se répandit qu'on voulait arrêter le Torero. Mais
+Carlos, qu'était-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on expliquait:
+Carlos, c'était le Torero lui-même.
+
+Oui, le Torero, l'idole des Andalous, était le propre fils du roi
+Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort et on aurait
+enfin un roi humain, un roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs
+du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères et
+saurait y compatir; mieux, y remédier.
+
+Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l'apprenait en un
+moment inappréciable. Et, rendons-leur cette justice, la plupart de
+ces hommes du peuple n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on
+voulait arrêter le Torero, leur dieu!
+
+Qu'il fût fils de roi, qu'on voulût faire de lui un autre roi, peu leur
+importait. Pour eux, c'était le Torero.
+
+Ah! on voulait l'arrêter! Eh bien, par le sang du Christ! on allait voir
+si les Andalous étaient gens à se laisser enlever bénévolement leur
+idole!
+
+Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous ces hommes,
+bourgeois, hommes du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants
+de ce qui se tramait, devinrent littéralement furieux, se changèrent en
+combattants prêts à répandre leur sang pour la défense du Torero.
+
+Comme par enchantement--apportées par qui? distribuées par qui? est-ce
+qu'on savait! est-ce qu'on s'en occupait!--des armes circulèrent, et
+ceux qui n'avaient rien, sans savoir comment cela s'était fait, se
+virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui
+un pistolet chargé.
+
+Et, au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée en masse sur les
+barrières brisées, arrachées, éparpillées, la prise de contact immédiate
+avec les troupes impassibles.
+
+Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un
+éclair de pitié devant la lutte inégale qui s'apprêtait.
+
+--Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, ou je fais feu!
+
+Une voix résolue, devant l'inappréciable instant d'hésitation de la
+foule, cria, en réponse:
+
+«Faites! Et après vous n'aurez pas le temps de recharger vos arquebuses!
+
+Une autre voix entraînante hurla:
+
+«En avant!»
+
+Et ils allèrent de l'avant.
+
+Et le vieil officier mit à exécution sa menace.
+
+Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses
+de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu'une
+gerbe de coquelicots rouges.
+
+Si les officiers qui commandaient là avaient pris la précaution
+élémentaire d'échelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de
+recharger les arquebuses--opération assez longue--pendant que d'autres
+auraient fait feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et
+étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui n'avait que des
+poitrines et non des cuirasses à opposer aux balles.
+
+Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou, s'ils y songèrent, les
+soldats ne comprirent pas et n'exécutèrent pas l'ordre. La décharge fut
+générale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait prédit se
+réalisa: ayant déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le
+choc à l'arme blanche.
+
+La partie devenait presque égale en ce sens que, si les soldats casqués
+et cuirassés de buffle ou d'acier offraient moins de prise aux coups de
+leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la supériorité du nombre.
+
+Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné de part et
+d'autre.
+
+Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses partisans, entraîné
+malgré ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgré sa
+défense désespérée.
+
+Ils étaient cinquante qui l'avaient entouré et enlevé. En moins d'une
+minute, ils furent cinq cents. De tous les côtés, il en surgissait.
+
+C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos--comme ils disaient--aux
+vingt soldats chargés de l'appréhender n'était rien. Il fallait passer
+sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer
+la route.
+
+Fausta, éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement
+le champ de bataille sur lequel il devait évoluer, Fausta avait
+minutieusement et merveilleusement organisé l'enlèvement. Car, c'était,
+en somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là.
+
+L'itinéraire à suivre était tracé d'avance. Il devait être, et il était,
+en effet, rigoureusement suivi.
+
+Il s'agissait d'entraîner le Torero non pas vers une sortie où l'on se
+fût heurté à des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les
+coulisses de l'arène. Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit,
+dans l'enceinte même de la plazza, c'est-à-dire sur la place même.
+
+D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir que le Torero
+serait entraîné là, puisqu'il n'y avait pas de sortie. Toutes les rues
+étaient barrées par ses soldats. Il avait donc négligé d'occuper ces
+coulisses. C'était précisément sur quoi comptait Fausta.
+
+Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout, des groupes
+d'hommes à elle étaient postés. On se passa le Torero de main en main
+jusqu'à ce qu'il fût amené devant une maison qui appartenait à l'un des
+conjurés.
+
+Malgré lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir comment, il
+se trouva dehors, dans une rue étroite, derrière des troupes nombreuses
+qui gardaient cette rue, avec mission d'empêcher de passer quiconque
+tenterait de sortir de la place.
+
+Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient
+scrupuleusement ce qui était devant eux et ne s'occupaient pas de ce qui
+se passait sur leurs derrières.
+
+L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à Fausta se
+trouvaient échelonnés de distance en distance, dans des abris sûrs, et
+le Torero, écumant, fut conduit ainsi en un clin d'oeil hors de la ville
+et enfermé, pour plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les
+apparences d'une prison.
+
+Pourquoi le Torero s'était-il efforcé d'échapper aux mains de ceux qui
+le sauvaient ainsi malgré lui et malgré sa résistance désespérée?
+
+C'est qu'il pensait à la Giralda.
+
+Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait songé qu'à
+elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas existé pour lui. Et, en
+se débattant entre les mains de ceux qui l'entraînaient, dans son esprit
+exaspéré, cette clameur retentissait sans cesse:
+
+«Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que je pressens, quel
+sort sera le sien?»
+
+Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire en peu de mots:
+
+Lorsque les troupes royales s'étaient massées devant la foule, qu'elles
+tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier
+rang, se trouvait une des plus exposées, et, à moins d'un hasard
+providentiel, elle devait infailliblement tomber à la première décharge.
+
+Très étonnée, mais non effrayée, parce qu'elle ne soupçonnait pas
+la gravité des événements, elle s'était dressée instinctivement en
+s'écriant:
+
+«Que se passe-t-il donc?»
+
+Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussée à cette place
+privilégiée, répondit, obéissant à des instructions préalables:
+
+--On veut arrêter le Torero. C'est une opération qui rencontrera
+quelques difficultés, car ils sont là des milliers d'admirateurs résolus
+à l'entraver de leur mieux. Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous
+ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont
+beaucoup seront mortels.
+
+De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: on voulait arrêter
+le Torero.
+
+--Arrêter César! s'écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis?
+
+Et, n'écoutant que son coeur amoureux, sans réfléchir, elle avait voulu
+s'élancer, courir au secours de l'aimé, lui faire un rempart de son
+corps, partager son sort quel qu'il fût.
+
+Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les deux soldats en
+sentinelle à cet endroit, étaient placés là uniquement à son intention à
+elle.
+
+Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion, renforcés pour la
+circonstance.
+
+La Giralda ne put même pas faire un pas. D'une part, les deux soldats se
+jetèrent en même temps devant elle pour lui barrer le chemin; d'autre
+part, le même cavalier empressé la saisit au poignet d'une main robuste,
+et, disant sur un ton qu'il s'efforçait de rendre courtois:
+
+--Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement.
+
+--Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant.
+
+Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit à crier de toutes ses
+forces:
+
+--A moi! On violente la Giralda... la fiancée du Torero!
+
+Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui avaient mission
+de l'enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du
+Torero, la Giralda, se réclamant de son titre de fiancée en semblable
+occurrence, avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes de
+Centurion, qui n'étaient pas précisément en odeur de sainteté aux yeux
+du populaire.
+
+Le galant cavalier, qui était le sergent de Centurion et comme tel
+commandait en son absence, comprit le danger. Il eut, à son tour, une
+inspiration, et, la lâchant aussitôt, il dit en faisant des grâces qu'il
+croyait irrésistibles:
+
+--Loin de moi la pensée de violenter l'incomparable Giralda, la perle de
+l'Andalousie. Mais, senorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que
+don Gaspar Barrigon est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort
+aussi certaine qu'inutile en courant par là. Montez sur cet escabeau.
+Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlèvent au nez et à la barbe
+des soldats chargés de l'arrêter?
+
+--Sauvé! s'écria la Giralda, qui avait obéi machinalement à don Gaspar
+Barrigon, puisque tel était son nom.
+
+Et, sautant lestement à terre, elle ajouta:
+
+--Il faut que je le rejoigne à l'instant.
+
+--Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans moi, vous ne
+passerez jamais à travers cette multitude!
+
+La Giralda eut un geste d'impatience à l'adresse de l'importun. Mais,
+voyant ses efforts se briser devant l'impassibilité des compagnons qui
+l'entouraient et qui ne bougeaient--pour cause--elle eut un geste de
+déception douloureuse.
+
+--Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous
+n'avez rien à craindre de moi. Je suis un admirateur passionné du Torero
+et suis trop heureux de prêter l'appui de mon bras à celle qu'il aime.
+
+Il paraissait sincère; devant les bourrades qu'il ne ménageait pas à ses
+hommes, ceux-ci se hâtaient de lui livrer passage. La jeune fille n'en
+chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se
+rapprocher de son fiancé.
+
+Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule dans une des
+petites rues qui bordaient la place. Sans songer à remercier celui qui
+lui avait frayé son chemin et dont l'aspect rébarbatif ne lui disait
+rien, elle voulut s'élancer.
+
+Alors, elle se vit entourée d'une vingtaine d'estafiers qui, loin de
+lui faire place, se serrèrent autour d'elle Alors, elle voulut
+crier, appeler à l'aide, mais sa voix fut couverte par le bruit de
+l'arquebusade qui éclata comme un tonnerre à cet instant précis.
+
+Avant d'avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée, jetée sur
+l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, la
+maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier
+murmurait:
+
+--Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci je te tiens bien,
+et tu ne m'échapperas pas!
+
+Elle leva son oeil où se lisait une détresse qui eût apitoyé tout autre
+et considéra celui qui lui parlait sur ce ton à la fois grossier et
+menaçant, et elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue.
+
+Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté, lui apparut
+dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, hélas! comment
+elle avait pu être aveugle au point de n'avoir eu aucun soupçon à la vue
+de ces mufles de fauves qui suaient le crime.
+
+Il est vrai que, toute à la joie du triomphe escompté de son bien-aimé
+César, elle n'avait pas même songé à les regarder à ce moment-là, et
+Dieu sait si elle regrettait maintenant.
+
+Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie ses ailes
+et s'abandonne en tremblant à la main cruelle qui s'abat sur lui,
+frissonnante d'horreur et d'effroi, elle ferma les yeux et s'évanouit.
+
+La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme un corps sans vie,
+le familier comprit et, cynique et satisfait, il commanda:
+
+--En route, vous autres!
+
+Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du peloton, qui
+s'ébranla et partit à toute bride.
+
+
+
+XII
+
+L'ÉPÉE DE PARDAILLAN
+
+Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait
+échoué dans sa tentative d'assassinat sur la personne du chevalier de
+Pardaillan. Nous avons expliqué à la suite de quels combats et quels
+déchirements intérieurs Bussi, qui était brave; s'était abaissé à cette
+besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence
+de langage qu'il n'eût, certes, pas tolérée chez un autre.
+
+Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche en désarmant à son
+tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en était venu
+à se dire que sa mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait
+seule laver son déshonneur. Et, par une subtilité au moins bizarre, ne
+pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'était résigné à l'assassinat.
+On a vu comment l'aventure s'était terminée.
+
+Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains
+de la maison des Cyprès, toute cette nuit Bussi la passa à tourner et
+retourner comme un ours dans sa chambre, à ressasser sans trêve son
+humiliante aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus
+violentes et les plus variées.
+
+Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une résolution qu'il
+traduisit à haute voix en grognant d'une voix qui n'avait plus rien
+d'humain:
+
+«Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan, protégé
+par tous les suppôts d'enfer, d'où il est certainement issu, est
+insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et
+resterai, tant qu'il vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n'aurais
+pas le front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi et non
+autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste plus qu'un moyen de
+laver mon honneur: c'est de mourir moi-même. Et, puisque l'infernal
+Pardaillan me fait grâce, comme il dit, je n'ai plus qu'à me tuer!»
+
+Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout son calme et son
+sang-froid. Il trempa son front brûlant dans l'eau fraîche, et, très
+résolu, très maître de lui, il se mit à écrire une sorte de testament
+dans lequel, après avoir disposé de ses biens en faveur de quelques
+amis, il expliquait son suicide de la manière qui lui parut la plus
+propre à réhabiliter sa mémoire.
+
+La rédaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en aperçût jusque vers
+une heure de l'après-midi.
+
+Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n'avoir rien oublié,
+Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée qui lui parut la
+meilleure, plaça la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe
+sur la poitrine, à la place du coeur, et prit son élan pour s'enferrer
+convenablement.
+
+Au moment précis où il allait accomplir l'irréparable geste, on frappa
+violemment à sa porte.
+
+«Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j'y suis.
+C'est l'un quelconque des trois mignons que j'ai placés chez Fausta!»
+
+Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria à travers la
+porte:
+
+--Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! De la part de la
+princesse Fausta!
+
+«Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, ni celle de
+Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.»
+
+Et, tout rêveur, mais sans bouger encore:
+
+«Fausta!...»
+
+L'inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un vacarme
+étourdissant en criant à tue-tête:
+
+«Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de première importance.»
+
+«Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce braillard expédié
+à la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu'il vient
+d'interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta.»
+
+Et il alla ouvrir. Et Centurion entra.
+
+Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il à
+Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux?
+
+Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au spadassin était de
+nature à changer ses résolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain,
+Bussi-Leclerc à la corrida royale.
+
+Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les
+conseils de Centurion devaient être particulièrement louches, puisque
+Bussi-Leclerc, qui avait glissé jusqu'à l'assassinat, commença par se
+fâcher tout rouge, allant jusqu'à menacer Centurion de le jeter par
+la fenêtre pour le châtier de l'audace qu'il avait de lui faire des
+propositions qu'il jugeait injurieuses et indignes d'un gentilhomme.
+
+Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots
+qui convainquent, ou que la haine aveuglait l'ancien gouverneur de la
+Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car ils
+finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas.
+
+Donc, sans doute comme suite à l'entretien mystérieux que nous venons de
+signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de
+la plazza, semblant guetter Pardaillan, à la tête d'une compagnie de
+soldats espagnols.
+
+Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes à la solde de
+Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque le danger ne lui
+paraissait pas immédiat, se disposa à les suivre, tout en surveillant
+l'ancien maître d'armes du coin de l'oeil.
+
+Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à entrer dans la
+piste, fit rapidement quelques pas à sa rencontre, dans l'intention
+manifeste de lui barrer la route.
+
+Il faut dire qu'il était suivi pas à pas par les soldats qui semblaient
+se guider sur lui, comme s'il eût été réellement leur chef.
+
+En toute autre circonstance et en présence de tout autre, Pardaillan eût
+probablement continué son chemin sans hésitation, d'autant plus que
+les forces qui se présentaient à lui étaient assez considérables pour
+conseiller la prudence, même à Pardaillan.
+
+Mais, en l'occurrence, il se trouvait en présence d'un ennemi à qui il
+avait infligé plusieurs défaites, qu'il savait être très douloureuses
+pour l'amour-propre du bretteur réputé.
+
+Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait que cet ennemi
+avait, jusqu'à un certain point, le droit de chercher a prendre sa
+revanche et que lui, Pardaillan, n'avait pas le droit de lui refuser
+cette satisfaction.
+
+Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu'il lui criait
+d'un ton provocant:
+
+--Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J'ai deux mots à
+vous dire.
+
+Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier.
+
+Mais il y avait une autre considération qui avait à elle seule plus
+d'importance encore que tout le reste: c'est que Bussi, manifestement
+animé de mauvaises intentions, se présentait à la tête d'une troupe
+d'une centaine de soldats. Se dérober dans de telles conditions lui
+apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lâcheté--le mot était
+dans son esprit--dont il était incapable.
+
+Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans l'esprit de
+Pardaillan, à la suite de son attentat de l'avant-veille, il avait la
+naïveté de le croire incapable d'une félonie.
+
+Toutes ces raisons réunies firent qu'au lieu de suivre les défenseurs
+du Torero il s'immobilisa aussitôt, et, glacial, hérissé, d'autant plus
+furieux que, du coin de l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie,
+surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l'autre
+côté de la barrière. Par cette manoeuvre imprévue, il se trouvait pris
+entre deux troupes d'égale force.
+
+Pardaillan eut l'intuition instantanée qu'il était tombé dans un
+traquenard d'où il ne lui semblait pas possible de se tirer, à moins
+d'un miracle.
+
+Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger qu'il courait,
+il se fût fait tuer sur place plutôt que de paraître reculer devant la
+provocation qu'il devinait imminente.
+
+A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix éclatante qui domina le tumulte
+déchaîné et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui, chez
+lui, dénotait une puissante émotion, il répondit:
+
+--Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! Leclerc qui se
+prétend un maître en fait d'armes et qui est moins qu'un méchant
+prévôt... un écolier médiocre! Leclerc qui profite bravement de ce que
+Bussi d'Amboise est mort pour lui voler son nom et le déshonorer en
+l'accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la
+bastonnade, bien méritée, que ne manquerait pas de lui faire infliger
+par ses laquais le vrai sire de Bussi, s'il était encore de ce monde!
+
+En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, après sa
+tentative d'assassinat si récente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc
+s'attendait certes à être accueilli par une bordée d'injures comme on
+savait les prodiguer à une époque où tout se faisait avec une outrance
+sans bornes. Tout de même, il ne s'attendait pas à être touché aussi
+profondément. Ce démon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces
+officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous
+cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu'il y avait de
+plus sensible en lui: sa vanité de maître invincible!
+
+Fidèle à la promesse qu'il s'était faite à lui-même, il accueillit les
+paroles du chevalier avec un sourire qu'il croyait dédaigneux et qui
+n'était qu'une grimace. Il souriait, mais il était livide.
+
+Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une réponse du tac au
+tac, et Bussi, égaré par la rage, ne trouvait rien qui lui parût assez
+violent. Il se contenta de grincer:
+
+--C'est moi, oui!
+
+--Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue
+rapière qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que
+vous avez jetée vous-même lorsque vous tentâtes de m'assassiner?
+
+Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient à chavirer sous les
+sarcasmes dont l'accablait celui qu'il eût voulu poignarder à l'instant
+même. Il tira la longue rapière dont on venait de lui parler, et, la
+faisant siffler, il hurla, les yeux hors de l'orbite:
+
+--Misérable fanfaron!
+
+Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules et continua:
+
+--Vous m'avez demandé, je crois, où je courais tout à l'heure... Ma foi,
+Jean Leclerc, je conviens que, si j'avais voulu vous attraper, quand
+vous avez fui devant mon épée, il m'aurait fallu, non pas courir, mais
+voler, plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous croyez un
+maître et vous l'êtes en effet: un maître fuyard!
+
+Tout ceci n'empêchait pas Pardaillan de surveiller du coin de l'oeil le
+mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui.
+
+En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforçait de faire bonne
+contenance sous les douloureux coups d'épingle que lui prodiguait
+Pardaillan, comme s'il n'était venu là que pour détourner son attention
+en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position.
+
+Il en sortait de partout. C'était à-se demander où ils s'étaient terrés
+jusque-là.
+
+Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d'une
+toise. Il avait à sa gauche la barrière qui avait été jetée bas, en
+partie. Par-delà la barrière, c'était la piste. En face de lui, c'était
+le couloir qui tournait sans fin autour de la piste.
+
+En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l'endroit réservé
+au populaire. Derrière lui, c'était toujours le même couloir, ayant
+en bordure les gradins occupés par les gens de noblesse. Enfin, à sa
+droite, il y avait un large couloir aboutissant à l'endroit où se
+dressaient les tentes des champions.
+
+Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste,
+à sa gauche, une deuxième, puis une troisième compagnie étaient venues
+se joindre à la première et s'étaient placées là en masses profondes.
+
+Environ quatre cents hommes se trouvaient là.
+
+Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir que sur la piste, les
+soldats paraissaient, au contraire, être en nombre plus considérable.
+Cela tenait à ce que les troupes, manquant de front pour se déployer,
+s'étendaient en profondeur.
+
+Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt ou trente rangs de
+profondeur, eût été une entreprise chimérique, au-dessus des forces
+humaines, qui ne pouvait être tentée, même par un Pardaillan.
+
+Enfin, à sa droite, où il eût pu, comme sur la piste, trouver assez
+d'espace pour non pas tenter une défense impossible, mais essayer de
+battre en retraite en se défilant parmi les tentes, les barrières, mille
+objets hétéroclites qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce
+côté-là, on n'eût pas trouvé un espace long d'une toise qui ne fût
+occupé.
+
+En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer,
+l'encerclement était complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre
+de ce cercle de fer, composé de près d'un millier de soldats.
+
+Il avait fort bien observé le mouvement, et, si Bussi-Leclerc ne s'était
+placé d'un air provocant sur sa route, il est à présumer qu'il ne se fût
+pas laissé acculer ainsi. Il eût tenté quelque coup de folie, comme
+il en avait réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la
+manoeuvre fût achevée et que la retraite lui eût été coupée.
+
+Pardaillan, donc, dès l'instant où Bussi l'interpella, résolut de lui
+tenir tête, quoi qu'il dût en résulter. Il ne se croyait pas, nous
+l'avons dit, directement menacé, L'eût-il cru que sa résolution
+n'eût pas varié. Mais, comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il
+surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas
+longtemps à comprendre que c'était à lui qu'on en voulait.
+
+Jamais, il ne s'était trouvé en une passe aussi critique, et, en se
+redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle
+qu'elle était, avec ce sang-froid qui ne l'abandonnait pas, malgré qu'il
+sentît le sang battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait:
+
+«Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais laisser mes
+os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je besoin de m'arrêter pour
+répondre à ce spadassin que j'eusse toujours retrouvé! Je pouvais
+encore gagner au large. Il ne me reste plus qu'à vendre ma vie le plus
+chèrement possible, car, pour me tirer de là, le diable lui-même ne m'en
+tirerait pas.
+
+Pendant ce temps, l'orage éclatait du côté du populaire. Les soldats,
+après avoir déchargé leurs arquebuses, avaient reçu le choc terrible du
+peuple exaspéré. La piste était envahie, le sang coulait à torrents.
+
+De part et d'autre, on se portait des coups furieux, accompagnés
+d'injures, de vociférations, d'imprécations, de jurons intraduisibles.
+Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable
+boucherie, était enlevé par les hommes de Fausta.
+
+Bussi-Leclerc avait dégainé et s'était campé devant Pardaillan. Autour
+de celui-ci, le cercle de fer s'était rétréci, et, maintenant, il
+n'avait plus qu'un tout petit espace de libre.
+
+Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt dit avec un accent
+grave:
+
+--Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde autour de toi.
+Vois ces centaines d'hommes armés qui te serrent de près. Tout cela,
+c'est mon oeuvre à moi. Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien.
+Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t'arracher à mon étreinte!
+
+--Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontré celui-ci--d'un
+geste de mépris écrasant il désignait Bussi, livide de fureur--j'ai vu
+celui-ci que j'ai connu geôlier autrefois, qui s'est fait assassin et,
+ne se jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de bourreau;
+j'ai vu ceux-là--il désignait les officiers et les soldats qui frémirent
+sous l'affront--ceux-là qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se
+fussent pas mis à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J'ai
+vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai vu les
+reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et immondes s'avancer
+en rampant, prêtes à la curée, et me suis dit que, pour compléter la
+collection, il ne manquait plus qu'une hyène. Et, aussitôt, vous êtes
+apparue!
+
+Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne
+daigna pas discuter. A quoi bon?
+
+Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache,
+honteux qu'il était du rôle qu'on lui faisait jouer, sur un ton de
+suprême autorité, en désignant Pardaillan de la main:
+
+--Arrêtez cet homme!
+
+L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'écria:
+
+--Un instant, mort-diable!
+
+Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'était pas concertée
+avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le
+mécontentement qu'elle éprouvait:
+
+--Perdez-vous la tête, monsieur?
+
+--Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée, le sire de
+Pardaillan, qui se vante de m'avoir désarmé et mis en fuite, me doit
+bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi!
+
+Fausta le considéra une seconde avec un étonnement qui n'avait rien de
+simulé. Très sincèrement, elle le crut soudainement frappé de démence.
+Elle baissa d'instinct le ton pour lui demander d'un air vaguement
+apitoyé:
+
+--Vous voulez donc vous faire tuer?
+
+Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche, et, sur un ton
+d'assurance qui frappa Fausta:
+
+--Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas.
+Je vous en donne l'assurance formelle.
+
+Fausta crut qu'il avait inventé ou acheté quelque botte secrète, comme
+on en trouvait tous les jours, et que, sûr de triompher, il tenait à le
+faire devant tous ces soldats qui seraient les témoins de sa victoire et
+rétabliraient sa réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait
+tellement sûr de lui qu'une autre appréhension vint l'assaillir, qu'elle
+traduisit en grondant:
+
+--Vous n'allez pas le tuer, j'imagine?
+
+--Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le
+soustraire au supplice qui l'attend. Je ne le tuerai pas, soyez
+tranquille.
+
+Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et,
+avec une insouciance affectée:
+
+--Je me contenterai de le désarmer.
+
+Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait
+le laisser faire. C'est qu'elle était payée pour savoir qu'avec le
+chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien.
+
+Elle allait donc donner l'ordre de procéder à l'instant à la prise de
+corps de celui qu'on pouvait considérer comme prisonnier.
+
+Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux.
+
+--Madame, dit-il d'une voix tremblante de colère contenue, j'ai fait vos
+petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu'il m'en a coûté. De
+grâce, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise... ou
+je ne réponds de rien.
+
+Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants. Fausta
+comprit que le contrarier ouvertement pouvait être dangereux.
+
+--Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc à votre guise.
+
+Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement:
+
+--Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n'échappera pas au
+sort qui l'attend.
+
+Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux aux lèvres,
+avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier:
+
+--Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne pensez-vous pas
+que l'heure est bien choisie pour donner au mauvais écolier que je suis
+une de ces prestigieuses leçons dont vous seul avez le secret? Voyez
+l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver témoins
+plus nombreux et mieux qualifiés de la défaite humiliante que vous ne
+manquerez pas de m'infliger?
+
+Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eût dit, que Bussi-Leclerc était
+brave. Mais d'où venait donc qu'il osât l'appeler en combat singulier
+devant cette multitude de soldats, lesquels seraient témoins de son
+humiliation? Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu'il
+serait vainqueur.
+
+Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de
+traîtrise.
+
+Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme pour s'assurer
+qu'on n'allait pas le charger à l'improviste, par-derrière.
+
+Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu'on leur
+donnât des ordres, et les officiers, de leur côté, semblaient se
+guider sur Bussi. Il secoua la tête pour chasser les pensées qui
+l'importunaient, et, de sa voix mordante:
+
+--Et, si je vous disais que, dans les conditions où il se produit, il ne
+me convient pas d'accepter votre défi?
+
+--En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté en prétendant
+m'avoir désarmé. Je dirai--continua Bussi en s'animant--que le sire de
+Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et,
+s'il le faut absolument, pour l'amener à se battre, j'aurai recours
+au suprême moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec les lâches, et je le
+souffletterai de mon épée, ici, devant vous tous qui m'entendez et nous
+regardez!
+
+Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapière
+comme pour en cingler le visage du chevalier.
+
+Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouïe, adressée à
+un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre
+qui amena un murmure de réprobation sur les lèvres de quelques
+officiers.
+
+Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua pas cette
+réprobation.
+
+Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste
+suffit pour que le maître d'armes n'achevât pas le sien. D'une voix
+blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur:
+
+--Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan.
+
+Et, faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son index sur la
+poitrine de Bussi:
+
+--Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous savais vil et
+misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous êtes complet maintenant.
+Le geste que vous venez d'esquisser, vous le paierez de votre sang.
+Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer!
+
+Alors, ses yeux tombèrent sur le fer qu'il avait à la main. C'était
+cette épée qui n'était pas à lui, cette épée qu'il avait ramassée au
+cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette épée qui lui avait
+paru suspecte au point qu'il avait discuté un moment avec lui-même pour
+savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la changer.
+
+Et voilà qu'en se voyant ce fer à la main ses soupçons lui revenaient
+en foule, et une vague inquiétude l'envahissait. Et il lui semblait que
+Bussi-Leclerc le considérait d'un air narquois, comme s'il avait su à
+quoi s'en tenir.
+
+Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc comme s'il eût voulu
+le fouiller jusqu'au fond de l'âme Et la mine inquiète du spadassin ne
+lui dit sans doute rien de bon, car il revint à son épée.
+
+Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer.
+Il avait déjà fait ce geste dans la rue et n'avait rien découvert
+d'anormal. Cette fois encore, l'épée lui parut à la fois souple et
+résistante. Il ne découvrit aucune tare.
+
+Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait là,
+dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas à découvrir, faute du temps
+nécessaire à l'étudier minutieusement, comme il eût fallu.
+
+Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une manière étrangement fausse à
+ses oreilles, peut-être prévenues, bougonna d'une voix railleuse:
+
+--Que de préparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons pas.
+
+Et aussitôt il tomba en garde en disant d'un air détaché:
+
+--Quand vous voudrez, monsieur!
+
+Autant il s'était montré emporté jusque-là, autant il paraissait
+maintenant froid, merveilleusement maître de lui, campé dans une
+attitude irréprochable.
+
+Pardaillan secoua la tête, comme pour dire:
+
+--Le sort en est jeté!
+
+Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrées, il
+croisa le fer en murmurant:
+
+--Allons!
+
+Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu'en le voyant tomber en
+garde, Bussi-Leclerc avait poussé un soupir de soulagement et qu'une
+lueur triomphante avait éclairé furtivement son regard.
+
+«Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour
+savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scélérat!»
+
+Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa fougue accoutumée,
+il tâta prudemment le fer de son adversaire.
+
+L'engagement ne fut pas long.
+
+Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente réserve et se mit à
+charger furieusement.
+
+Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d'une
+voix éclatante:
+
+--Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je vais te désarmer!
+
+A peine avait-il achevé de parler qu'il porta successivement plusieurs
+coups secs sur la lame, comme s'il eût voulu la briser et non la lier.
+Pardaillan, d'ailleurs, le laissait faire complaisamment, espérant qu'il
+finirait par se trahir et découvrir son jeu.
+
+Dès qu'il eut porté ces coups bizarres qui n'avaient rien de commun avec
+l'escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son épée sous la lame de
+Pardaillan comme pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il
+redressa son épée de toute sa force.
+
+Alors, Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats, émerveillés,
+virent ceci:
+
+La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force irrésistible,
+suivit l'impulsion que lui donnait l'épée de Bussi, s'éleva dans les
+airs, décrivit une large parabole et alla tomber dans la piste.
+
+--Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes.
+
+Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta de le laisser
+vivant pour le bourreau, il se fendit à fond, visant la main de
+Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et,
+comme s'il eût craint que, même désarmé, il ne revînt sur lui, il fit un
+bond en arrière et se mit hors de sa portée.
+
+Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute
+la ligne. Là, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats,
+spectateurs attentifs de cet étrange duel, il avait eu la gloire de
+désarmer et de toucher l'invincible Pardaillan.
+
+Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan était allée tomber
+sur la piste.
+
+En effet, on se tromperait étrangement si on croyait sur parole
+Bussi-Leclerc criant qu'il a désarmé son Adversaire.
+
+La lame avait sauté, la lame, préalablement limée, habilement maquillée,
+mais la poignée était restée dans la main du chevalier.
+
+En résumé, Bussi-Leclerc n'avait nullement désarmé son adversaire et la
+piteuse comédie qu'il venait de jouer était de l'invention de Centurion,
+qui avait vu là le moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait chargé
+de lui demander, et de se venger en même temps par une humiliation
+publique de celui qui l'avait corrigé vertement en public.
+
+Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de loin, on ne pouvait
+voir la poignée restée dans la main crispée de Pardaillan, et, comme
+tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart
+des spectateurs le doute n'était pas possible: l'invincible, le terrible
+Français avait trouvé son maître.
+
+Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son épée,
+alors qu'il s'était fendu sur son adversaire désarmé par un coup de
+traîtrise, son épée avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que
+quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la
+main de Pardaillan.
+
+Ce n'était qu'une piqûre insignifiante. Mais, de loin, ce sang
+permettait de croire à une blessure plus sérieuse.
+
+Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect
+vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers rangs, purent voir de près,
+dans tous ses détails, la scène qui venait de se dérouler et celle qui
+suivit.
+
+Ceux-là distinguèrent le tronçon d'épée resté dans la main du chevalier.
+Ils comprirent que, s'il était désarmé, ce n'était pas du fait de
+l'adresse de Bussi, mais par suite d'un fâcheux accident. Et même, à la
+réflexion, cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect.
+
+Quant à Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement bien
+compréhensible en voyant sa lame s'envoler dans l'espace. Lui aussi, il
+avait cru naïvement à un accident.
+
+Jamais, l'idée ne lui serait venue que la frénésie haineuse pût
+oblitérer le sens de l'honneur et même le simple bon sens d'un homme
+réputé brave et intelligent, jusqu'à ce jour, au point de l'abaisser
+jusqu'à ourdir une machination aussi lâche, aussi compliquée et aussi
+niaise, car, en résumé, qui espérait-il abuser avec cette grossière
+comédie?
+
+Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui avait été d'admettre
+qu'une perfidie semblable était possible. Et cela lui avait paru si
+pitoyable, si grotesque, si risible, que, malgré lui, oubliant tout, il
+était parti d'un éclat de rire formidable, furieux, inextinguible.
+
+Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fût, sentit un frisson le parcourir de
+la nuque aux talons, et, tout en se renceignant dans les rangs pressés
+des soldats espagnols, comme s'il ne se fût pas senti en sûreté, il
+commença de regretter amèrement d'avoir suivi si scrupuleusement les
+perfides conseils de Centurion.
+
+C'est que, au fur et à mesure que le rire se déchaînait
+irrésistiblement, le chevalier sentait une colère violente, furieuse,
+comme il en avait rarement ressenti de pareille, l'envahir tout entier,
+au point que lui, qui savait si bien garder son sang-froid dans les
+passes les plus critiques, il était tout à fait hors de lui, et
+se sentait incapable de se modérer, encore moins de raisonner ses
+impressions.
+
+--Eh quoi! se peut-il que, pour une misérable blessure faite à son
+amour-propre, un homme s'avilisse à ce point! Par Pilate! je ne
+connaissais pas ce Bussi-Leclerc! Mort du diable! il faut que ce
+scélérat soit châtié sur l'heure, et je vais l'étrangler de mes propres
+mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutôt non; puisque les blessures
+d'amour-propre sont les seules qui aient réellement prise sur ce
+sacripant, je vais lui infliger une de ces humiliations sanglantes dont
+il gardera à jamais le cuisant souvenir!
+
+Livide, hérissé, exorbité, effrayant, avec ce rire extravagant qu'il ne
+paraissait plus pouvoir réfréner, avec des gestes brusques, saccadés,
+inconscients, un inappréciable instant il eut toutes les apparences d'un
+fou furieux.
+
+Cette impression ne fut pas éprouvée que par les comparses de cette
+scène, car il entendit vaguement Fausta dire d'une voix que l'espoir et
+la joie faisaient trembler:
+
+--Oh! serait-il devenu fou? Déjà!...
+
+Et une autre voix impassible--celle de d'Espinosa--répondit:
+
+--Notre besogne serait terminée, avant que d'avoir été entreprise.
+
+Dans sa crise nerveuse poussée jusqu'à la frénésie, Pardaillan ne les
+voyait pas. Ils étaient assez loin de lui et ils parlaient bas, et,
+pourtant, il perçut nettement toutes ces paroles. En lui-même, en
+faisant des efforts désespérés pour retrouver un peu de calme, il
+grommelait:
+
+«Or ça, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-être le suis-je en effet. Je sens
+ma tête qui semble vouloir éclater. Il me paraît que ma folie, si elle
+persistait, serait singulièrement agréable à la douce Fausta et à son
+digne ami d'Espinosa!»
+
+Et, par un effort de volonté surhumain, il réussit à se maîtriser, à
+retrouver, en partie, sa lucidité.
+
+En même temps, il se mit en marche, allant droit à Bussi-Leclerc,
+impérieusement poussé par cette idée qui dominait en lui: châtier séance
+tenante le scélérat.
+
+Et, chose singulière, dès l'instant où il s'ébranla pour une action
+déterminée, tout le reste disparut et son calme lui revint peu à peu.
+
+D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se diriger vers
+Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude qui ne laissait aucun
+doute sur ses intentions, eut un soupçon de sourire, et:
+
+--Je crois, dit-il froidement, que, tout désarmé qu'il est, le chevalier
+de Pardaillan va faire passer un moment pénible à ce pauvre M. de
+Bussi-Leclerc. Quel dommage que cet homme extraordinaire soit contre
+nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait été à nous!
+
+Fausta approuva gravement de la tête, avec un geste qui signifiait: ce
+n'est pas notre faute s'il n'est pas à nous. Puis, curieusement,
+elle porta ses yeux sur Pardaillan avançant, l'air menaçant, sur
+Bussi-Leclerc qui reculait au fur et à mesure en jetant à Fausta des
+regards qui criaient:
+
+«Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?»
+
+Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se tournant vers
+d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le
+sien:
+
+--En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence de M. de
+Bussi-Leclerc, dit-elle.
+
+--Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de
+Pardaillan sans lui laisser le temps d'exécuter ce qu'il médite.
+
+--Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse. C'est pour son
+propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a
+machiné de longue main son coup de traîtrise. Qu'il se débrouille tout
+seul. Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre un hommage
+mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons loyalement qu'il
+est digne de notre respect.
+
+D'Espinosa eut un geste d'indifférence qui signifiait que, lui aussi, il
+se désintéressait complètement du sort de Bussi.
+
+Cependant, à force de reculer devant l'oeil fulgurant du chevalier, il
+arriva un moment où Bussi se trouva dans l'impossibilité d'aller
+plus loin, arrêté qu'il était par la masse compacte des troupes qui
+assistaient à cette scène. Force lui fut donc d'entrer en contact avec
+celui qu'il redoutait.
+
+Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien.
+
+S'il se fût agi d'échanger des coups mortels, quitte à rester lui-même
+sur le carreau, il n'eût éprouvé ni crainte ni hésitation. Il était
+brave, c'était indéniable:
+
+Mais Bussi-Leclerc n'était pas non plus l'homme fourbe et tortueux que
+son dernier geste semblait dénoncer, Pour l'amener à accomplir ce geste
+qui le déshonorait à ses propres yeux, il avait fallu un concours
+de circonstances spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût à
+l'instant précis où il se trouvait dans un état d'esprit voisin de la
+démence, pour lui faire agréer une proposition infamante. Or, il ne faut
+pas oublier que Bussi allait se suicider au moment où Centurion était
+intervenu.
+
+Maintenant que l'irréparable était accompli, Bussi avait, honte de ce
+qu'il avait fait. Bussi croyait lire la réprobation sur tous les visages
+qui l'environnaient, Bussi avait conscience qu'il s'était dégradé et
+méritait d'être traité comme tel.
+
+Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, sans arme,
+résolu néanmoins à le châtier. Que méditait-il? Quelle sanglante insulte
+allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui
+le préoccupait le plus.
+
+Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards
+sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se
+terrer, ne voulant pas se laisser châtier ignominieusement--ah! cela
+surtout, jamais!--et ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer
+pour se soustraire à la poigne de celui qu'il avait exaspéré.
+
+Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'était arrêté à deux
+pas de lui. Il était maintenant aussi froid qu'il s'était montré hors de
+lui l'instant d'avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main.
+Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d'une voix
+étrangement calme, qui cingla le spadassin:
+
+--Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de
+coquin!
+
+Et, avec la même lenteur souverainement méprisante, avec des gestes
+mesurés, comme s'il eût eu tout le temps devant lui, comme s'il eût été
+sûr que nulle puissance ne saurait soustraire au châtiment mérité le
+misérable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants,
+passés à la ceinture, et se ganta froidement, posément.
+
+Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si Pardaillan l'eût
+saisi à la gorge, il se fût sans doute laissé étrangler sans porter la
+main à la garde de son épée. C'eût été pour lui une manière comme une
+autre d'échapper au déshonneur. Mais cela... ce geste, plus redoutable
+que la mort même, non, non, il ne pouvait le tolérer.
+
+Il eut une suprême révolte, et, dégainant dans un geste foudroyant, il
+hurla d'une voix qui n'avait plus rien d'humain:
+
+--Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!...
+
+En même temps, il levait le bras pour frapper.
+
+Mais il était dit qu'il n'échapperait pas à son sort.
+
+Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit
+son poignet d'une main et, de l'autre, la lame par le milieu. Et, tandis
+qu'il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme
+des fils d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts
+engourdis du spadassin.
+
+Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour
+le dire, les rôles se trouvèrent renversés, et c'était Pardaillan qui,
+maintenant, se dressait, l'épée à la main, devant Bussi désarmé.
+
+Tout autre que le chevalier eût profité de l'inappréciable force que lui
+donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guêpier ou, tout
+au moins, de vendre chèrement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait,
+n'avait pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d'infliger à
+Bussi la leçon qu'il méritait, il s'était tracé une ligne de conduite
+sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement, sans se
+soucier du reste.
+
+Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la même manière que les
+fois précédentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et,
+retrouvant sa bravoure accoutumée, d'une voix qu'il s'efforçait de
+rendre railleuse, il grinça:
+
+--Tue-moi! Tue-moi donc!
+
+De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et, d'une voix
+claironnante:
+
+--Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener à cette suprême lâcheté
+de tirer le fer contre un homme désarmé. Et tu y es venu, parce que
+tu as l'âme d'un faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me
+souffleter, tu es indigne de la porter.
+
+Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux, et en
+jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, écumant.
+
+Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d'Espinosa
+murmura:
+
+--Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil!
+
+--Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est un fou qui ne
+raisonne pas ses impulsions.
+
+Ils se trompaient tous les deux.
+
+Pardaillan reprenait, de sa voix toujours éclatante:
+
+--Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour reçu. Je pourrais
+t'étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes mains. Je te fais grâce de
+la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il ne soit pas dit qu'une fois dans
+ma vie je n'ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu
+l'intention de me donner, je te le rends!...
+
+En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le tirait à lui
+malgré sa résistance désespérée, et sa main gantée, largement ouverte,
+s'abattit à toute volée sur la joue du misérable, qui alla rouler à
+quelques pas, étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de honte
+et de rage, plus encore que par la douleur.
+
+Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s'ébroua comme quelqu'un
+qui vient d'achever sa tâche, et, du bout des doigts, avec des airs
+profondément dégoûtés, il enleva ses gants et les jeta, comme il eût
+jeté une ordure répugnante.
+
+Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait pas quitté durant
+toute cette scène, il se tourna vers Fausta et d'Espinosa, et, son
+sourire le plus ingénu aux lèvres, il se dirigea droit sur eux.
+
+Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage très explicite, car
+d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable à celle
+de Bussi qu'on emportait hurlant de désespoir, se hâta de faire le signe
+attendu par les officiers qui commandaient les troupes.
+
+A ce signal, les soldats s'ébranlèrent en même temps, dans toutes les
+directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d'acier
+qui l'emprisonnait.
+
+Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu duquel se tenaient
+Fausta et le grand inquisiteur. Il renonça à les poursuivre pour faire
+face à ce nouveau danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes
+se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire un mouvement,
+et, si la poussée formidable persistait aussi méthodique et obstinée, il
+risquait fort d'être pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste
+de défense. Il grommela, s'en prenant à lui-même de ce qui arrivait,
+comme il avait l'habitude de faire:
+
+«Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement jetée après avoir
+estoqué ce taureau!»
+
+Il eût aussi bien pu regretter l'épée de Bussi qu'il venait de briser à
+l'instant même. Mais il n'avait garde de le faire, et, en cela, il était
+logique avec lui-même. En effet, cette épée, il ne l'avait conquise que
+pour se donner la satisfaction d'en jeter les tronçons à la face du
+maître d'armes.
+
+Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu'il se dispensait
+généreusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette
+froide lucidité qui engendrait chez lui les promptes résolutions.
+
+Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner un peu d'air. Pour
+ce faire, il projeta ses poings en avant avec une régularité d'automate,
+une précision pour ainsi dire mécanique, une force décuplée par le
+désespoir de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement sur
+lui-même, de façon à frapper alternativement chacune des unités les plus
+rapprochées du cercle qui se resserrait de plus en plus.
+
+Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la chair violemment
+heurtée, d'une plainte sourde, d'un gémissement, parfois d'un juron,
+parfois d'un cri étouffé.
+
+Et, à chacun de ses coups, un homme s'affaissait, était enlevé par ceux
+qui venaient derrière, passé de main en main, porté sur les derrières du
+cercle infernal où on s'efforçait de le ranimer.
+
+Et, pendant ce temps, l'émeute déchaînée se déroulait comme un torrent
+impétueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pavé de la
+place, dans les rues adjacentes, c'était des soldats aux prises avec le
+peuple excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana.
+
+Partout, c'était le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le
+halètement rauque des corps à corps, les plaintes des blessés, et,
+par-ci par-là, couvrant l'effroyable tumulte, une formidable clameur
+éclatait, à la fois cris de ralliement et acclamation:
+
+«Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!»
+
+Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait patiemment user ses
+forces, sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta
+lui revinrent à la mémoire, et, en continuant son horrible besogne, il
+songea:
+
+«Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son digne allié,
+d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures
+qu'ils ont résolu de m'infliger!»
+
+Et, comme ses bras, à force de servir de massues, sans arrêt ni repos,
+commençaient à éprouver une raideur inquiétante, il ajouta:
+
+«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu'à
+ce que je sois à bout de souffle. Il faudra bien qu'ils se décident à
+rendre coup pour coup.»
+
+Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence, et il lui
+apparaissait que, le mieux qu'il pût lui advenir, c'était de recevoir
+quelque coup mortel qui l'arracherait au supplice qu'on lui réservait.
+
+Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats, en effet,
+commençaient à s'énerver. Aux coups méthodiquement assénés par
+Pardaillan, ils répondirent par des horions décochés au petit bonheur.
+Il eût, sans nul doute, reçu le coup mortel qu'il souhaitait, si une
+voix impérieuse n'avait arrêté net ces tentatives timides, en ordonnant:
+
+«Bas les armes, drôles!... Prenez-le vivant!»
+
+En maugréant, les hommes obéirent. Mais, comme il fallait enfin en
+finir, comme la patience a des limites et que la leur était à bout, sans
+attendre des ordres qui tardaient trop, ils exécutèrent la dernière
+manoeuvre: c'est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous
+ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se vit accablé par
+le nombre.
+
+Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être trouver la brute
+excitée qui, oubliant les instructions reçues, lui passerait sa dague au
+travers du corps. Mais, soit respect de la consigne, soit conscience de
+leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de
+poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu'il ne ménageait les siens.
+
+Un long moment, il tint tête à la meute, en tout pareil au sanglier
+acculé et coiffé par les chiens. Ses vêtements étaient en lambeaux, du
+sang coulait sur ses mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce
+n'était que des écorchures insignifiantes. A différentes reprises, on le
+vit soulever des grappes entières de soldats pendus à ses bras, à ses
+jambes, à sa ceinture. Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par
+le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur
+ses jambes et tomba à terre.
+
+...C'était fini. Il était pris.
+
+Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait
+encore si terrible, si étincelant que, malgré qu'il fût impossible
+d'esquisser un geste, tant on avait multiplié les liens autour de son
+corps, une dizaine d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par
+surcroît, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui.
+
+Il était debout, cependant. Et son oeil froid et acéré se posait avec
+une fixité insoutenable sur Fausta, qui assistait, impassible, à
+cette lutte gigantesque d'un homme aux prises avec des centaines de
+combattants.
+
+Quand elle vit qu'il était bien pris, bien et dûment ficelé des pieds
+jusqu'aux épaules, réduit enfin à l'impuissance, elle s'approcha
+lentement de lui, écarta d'un geste hautain ceux qui le masquaient à sa
+vue, et, s'arrêtant devant lui, si près qu'elle le touchait presque,
+elle le considéra un long moment en silence.
+
+Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait à sa merci!
+
+En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle venait jouir
+de son triomphe. Malgré les liens qui lui meurtrissaient la chair et
+comprimaient sa poitrine au point de gêner la respiration, malgré la
+pesée, violente de ceux qui le maintenaient, il s'était redressé en
+songeant:
+
+--Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire... Jolie
+victoire!... Un abominable guet-apens, une félonie, une armée lâchement
+mise sur pied pour s'emparer d'un homme!...
+
+En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue à ses épaules, il
+s'était redressé, avait levé la tête, l'avait fixée avec une insistance
+agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant
+de toute son attitude en attendant qu'elle lui donnât l'occasion de lui
+décocher quelqu'une de ces mordantes répliques dont il avait le secret.
+
+Fausta se taisait toujours.
+
+Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe insolent qu'il
+s'attendait à trouver en elle, et, dans ses yeux, qu'il s'attendait à
+voir brillants d'une joie insultante, Pardaillan, déconcerté, ne lut
+qu'indécision et tristesse.
+
+Il fallait que Fausta fût extraordinairement troublée pour s'oublier
+au point de laisser lire en partie ses impressions sur son visage, qui
+n'exprimait habituellement que les sentiments qu'il lui plaisait de
+montrer.
+
+C'est que ce qui lui arrivait là dépassait toutes ses prévisions.
+
+Sincèrement, elle avait cru que la haine, chez elle, avait tué l'amour.
+Et voici que, au moment où elle tenait enfin l'homme qu'elle croyait
+haïr, elle s'apercevait avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle
+avait pris pour de la haine, c'était encore de l'amour. Et, dans son
+esprit éperdu, elle râlait:
+
+«Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine n'était que le dépit de
+me voir dédaignée... car il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais!...
+Et, maintenant que je l'ai livré moi-même, maintenant que j'ai préparé
+pour lui le plus effroyable des supplices, je m'aperçois que, s'il
+disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins encore: un regard
+qui ne soit pas indifférent, je poignarderais de mes mains ce grand
+inquisiteur qui me guette, et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le
+délivrer. Que faire? Que faire?
+
+Et, longtemps, elle resta ainsi, désemparée, reculant, pour la première
+fois de sa vie, devant la décision à prendre.
+
+Peu à peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. Elle recula de
+deux pas, comme pour marquer qu'elle l'abandonnait à son sort, et, d'une
+voix extrêmement douce, comme lointaine et voilée, elle dit seulement:
+
+--Adieu, Pardaillan!
+
+Et ce fut encore un étonnement chez lui, qui s'attendait à d'autres
+paroles.
+
+Mais il n'était pas homme à se laisser démonter pour si peu.
+
+--Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir.
+
+Elle secoua la tête négativement et, avec la même intonation de douceur
+inexprimable, elle répéta:
+
+--Adieu!
+
+--Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me tue pas si aisément.
+Vous devez en savoir quelque chose!
+
+Avec obstination, elle fit doucement non, de la tête, et répéta encore:
+
+--Adieu! Tu ne me verras plus.
+
+Une idée affreuse traversa le cerveau de Pardaillan.
+
+«Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: «Tu ne me verras plus.»
+Ne pouvant parvenir à me tuer, l'abominable créature aurait-elle conçu
+l'infernal projet de me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce
+serait trop hideux!»
+
+De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle continuait:
+
+--Ou plutôt, je m'exprime mal, tu me verras peut-être, Pardaillan, mais
+tu ne me reconnaîtras pas.
+
+«Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle énigme? Je
+la verrai: donc j'ai des chances de ne pas mourir et de ne pas être
+aveuglé, comme je l'ai craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti
+que je ne pensais. Mais je ne la reconnaîtrai pas. Que veut dire ce
+«Tu ne me reconnaîtras pas»? Quelle menace se cache sous ces paroles,
+insignifiantes en apparence? Bah! je le verrai bien.»
+
+Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire:
+
+--Il faudra donc que vous soyez bien méconnaissable! Peut-être
+serez-vous devenue une femme comme toutes les femmes... avec un peu de
+coeur et de bonté. S'il en est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez
+si bien changée qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse pas.
+
+Fausta le considéra une seconde, droit dans les yeux. Il soutint le
+regard avec cette ingénuité narquoise qui lui était particulière.
+Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le dernier mot avec lui? Etait-elle
+lasse du violent combat qui s'était livré dans son esprit? Toujours
+est-il qu'elle se contenta de faire un signe de tête et revint se placer
+auprès de d'Espinosa, qui avait assisté, muet et impassible, à cette
+scène.
+
+--Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, ordonna le grand
+inquisiteur.
+
+--Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entraînait.
+
+
+
+XIII
+
+LES AMOURS DU CHICO
+
+Le couvent de San Pablo était situé si près de la place San Francisco
+qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur cette place même.
+
+En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent été pour ainsi
+dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu'on se battait toujours sur
+la place, et un homme froid et méthodique comme d'Espinosa ne pouvait
+commettre l'imprudence de faire traverser cette place à son prisonnier
+en pareil moment.
+
+Pardaillan était encadré de deux compagnies d'arquebusiers. Non pas que
+le chevalier, ligoté comme il l'était, inspirât des craintes au grand
+inquisiteur. Mais, précisément, ces précautions, qui eussent pu paraître
+ridicules en temps normal, devenaient nécessaires, si l'on songe que
+le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer au milieu des
+combattants. Dans la mêlée, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup
+mortel, et nous savons que d'Espinosa tenait essentiellement à le garder
+vivant. Il pouvait encore--ce qui eût été plus fâcheux encore--être
+délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l'un des leurs.
+La nécessité d'une imposante escorte se trouvait donc amplement
+justifiée.
+
+Par surcroît de précautions, le chef de l'escorte fit faire à sa troupe
+une infinité de détours par les petites rues qui avoisinaient la place,
+évitant avec soin toutes celles où il percevait les bruits de la
+bagarre. En outre, comme le chevalier, entravé par des liens très
+serrés, ne pouvait avancer qu'à tous petits pas, il se trouva qu'il
+fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San Pablo, qu'on eût
+pu atteindre en quelques minutes.
+
+En ce qui concerne l'émeute, nous dirons qu'elle tourna rapidement en
+lamentable échauffourée et qu'elle fut réprimée avec cette impitoyable
+cruauté que Philippe II savait montrer quand il était sûr d'avoir le
+dessus.
+
+Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de
+cette vaste entreprise qui échoua piteusement et fut noyée dans le sang.
+
+Devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour elle, était le
+prince Carlos, elle avait commis la faute impardonnable de modifier son
+plan.
+
+Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle, résolu à lui donner
+son nom, et à partager avec elle le trône, pourvu qu'elle le hissât sur
+ce trône. Elle se croyait sûre de cela. Elle n'en eût pas juré cependant
+C'est alors qu'elle eut cette idée malheureuse, qui devait consommer la
+ruine de ses ambitions, de modifier ses idées premières.
+
+Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de consommer la
+ruine de Philippe II si le prince dédaignait ses propositions? Elle
+pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-là. C'était
+possible, après tout. Qu'arriverait-il alors?
+
+Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager à fond, il fallait montrer
+à ce prince de quoi elle était capable et de quelles forces elle
+disposait. Nul doute que, lorsqu'il aurait vu et compris, il ne revînt
+humble et soumis. Alors, il serait temps d'entreprendre en toute
+assurance l'action définitive.
+
+Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero fut enlevé
+par ses partisans sans qu'il fût possible aux troupes royales de
+l'approcher. Et l'émeute se déchaîna dans toute son horreur.
+
+Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, les chefs du
+mouvement, qui étaient dans la confidence, firent circuler l'ordre de la
+retraite et s'éclipsèrent, bientôt poursuivis de leurs hommes.
+
+Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales que le bon
+populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire.
+
+Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux
+n'avaient, pour la plupart, que quelques méchants couteaux à opposer aux
+armes à feu des soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine.
+
+Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer bravement.
+C'étaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel était
+ce prince Carlos qu'on acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on
+voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se
+ferait pas.
+
+Tout a une fin, cependant. Bientôt, ceux-là aussi apprirent que le
+Torero était sain et sauf, hors d'atteinte de la griffe royale qui avait
+voulu s'abattre sur lui. Comment? Par qui? Peu importe. Ils le surent,
+et, dès lors, il devenait inutile de s'exposer plus longtemps.
+
+Et ce fut la débandade générale, il ne resta plus sur la place et dans
+les rues que des soldats triomphants... et aussi, hélas! les cadavres
+qui jonchaient le sol et les blessés, plus nombreux encore, qu'on
+enlevait à la hâte.
+
+Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San
+Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir le seuil de sa prison, il
+aperçut là, au premier rang, qui? le nain Chico en personne.
+
+Mais dans quel état, grand Dieu!
+
+Ah! il était joli, le somptueux costume flambant neuf quelques heures
+plus tôt, ce fameux costume qui l'avantageait si bien et qui lui avait
+valu auprès des nobles dames de la cour ce mirifique succès, qui avait
+paru si fort contrarier la gentille Juana!
+
+D'abord, plus de toque empanachée, et plus de manteau. Ensuite, fripés,
+déchirés, maculés, les soies et les satins de ce qui avait été
+un pourpoint. Des accrocs larges comme la main à ces chausses
+resplendissantes. Et, par-ci par-là, des taches rouges qui ressemblaient
+singulièrement à du sang.
+
+La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne paraissait nullement
+se soucier des détails de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il
+savait tout porter avec la même désinvolte fierté. Il se redressait
+tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration
+bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa
+taille, d'homoncule.
+
+Et puis, tiens! s'il était mal arrangé, lui, le Chico, le seigneur
+français, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu,
+n'était guère mieux arrangé que lui.
+
+Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là? Évidemment, sa
+petite taille l'avait utilement servi. Pourquoi était-il là? Pour
+Pardaillan. Celui-ci n'en douta pas un seul instant.
+
+Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé sur les yeux
+du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si
+sincère, une affection si ardente, un dévouement si absolu, une si naïve
+admiration à le voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait
+diriger, que ce grand sentimental qu'était le chevalier de Pardaillan
+se sentit doucement ému, délicieusement réconforté, et qu'il eut à
+l'adresse de son petit ami un de ces sourires d'une si poignante douceur
+qui avaient le don de bouleverser le petit paria.
+
+Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser quelques mots au nain.
+Mais il réfléchit que, dans les circonstances présentes, il risquait
+fort de le compromettre.
+
+Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours pour songer aux
+autres, il aurait bien voulu savoir ce qu'était devenu son autre ami,
+don César, sur qui il s'était promis de veiller et pour qui il s'était
+si imprudemment exposé qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, en
+passant, un regard d'une muette éloquence au nain attentif.
+
+Le Chico n'était pas un sot. Il s'était senti largement récompensé par
+le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris à quel mobile
+il obéissait en paraissant ne pas le connaître.
+
+Il comprit aussi parfaitement la signification du coup d'oeil de
+Pardaillan qui criait:
+
+«Don César est-il sauf?»
+
+Dans le même langage muet, il répondit à l'instant et il fut compris
+comme il avait compris lui-même.
+
+La tête était la seule partie de son corps qu'il pouvait remuer à son
+aise, attendu qu'il n'avait pas été possible de l'enchaîner comme le
+reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible
+signe de tête, et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui
+imposaient ses entraves.
+
+Il s'aperçut alors que le Chico, favorisé par l'exiguïté de sa taille,
+se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs indifférents, s'attachait
+obstinément à ses pas et trouvait moyen de marcher à sa hauteur, comme
+s'il avait eu quelque chose à lui communiquer.
+
+Il remarqua également que le nain serrait dans son poing crispé le
+manche de sa minuscule dague, et qu'il jetait sur les hommes de son
+escorte des regards chargés de colère qui les eussent infailliblement
+jetés bas s'ils avaient été des pistolets. Il ne put s'empêcher de
+penser, à part lui:
+
+«Ah! le brave petit homme! Si sa force égalait sa bravoure et sa
+volonté, comme il chargerait ces soldats à qui l'on fait jouer un si
+triste rôle!»
+
+Et il souriait doucement, chaudement réconforté par cette amitié sincère
+qui se manifestait en un moment si critique pour lui.
+
+Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent.
+Porte monumentale, massive, rébarbative, pesante, sournoise par les
+guichets visibles ou dissimulés, arrogante et menaçante par les clous et
+les innombrables serrures.
+
+On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés avec des
+grincements sinistres, que les serrures géantes fussent ouvertes à
+l'aide de clefs que le nain Chico eût eu bien de la peine à soulever. Il
+y eut forcément un temps d'arrêt assez long.
+
+Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-être prévu, pour se
+livrer à une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de
+vue comprit aisément et qui eut la bonne fortune de passer inaperçue,
+les gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre eux.
+
+«Je viendrai ici tous les jours», disaient les gestes du petit homme.
+
+Et les yeux de Pardaillan répondaient:
+
+«Pour quoi faire?»
+
+Un haussement d'épaules, dès yeux levés au ciel, des mains remontant
+jusqu'à la tête et retombant mollement, signifiaient:
+
+«Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être bien aise de
+communiquer avec le dehors.»
+
+Et Pardaillan de répondre:
+
+«Soit. J'accepte ton dévouement.»
+
+Et, d'un sourire, il remerciait.
+
+Maintenant, la, porte était ouverte. Avant qu'elle se fermât lourdement
+sur lui--peut-être pour toujours--il tourna une dernière fois la tête et
+adressa un dernier adieu au nain, dont la physionomie intelligente et
+mobile semblait lui crier:
+
+«Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous abandonnerai pas!»
+
+Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats ressortirent
+et s'éloignèrent allègrement, et le Chico demeura seul, dans la rue
+déserte, ne pouvant se décider à s'éloigner de cette porte qui venait
+de se fermer sur le seul homme qui lui eût témoigné un peu d'amitié, et
+dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout un monde de
+sensations inconnues.
+
+Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon; bientôt son orbe rouge
+disparaîtrait complètement, la nuit succéderait au jour; il n'y avait
+plus rien à espérer. Le Chico poussa un gros soupir, et s'éloigna
+lentement, tristement, à regret.
+
+Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait écraser la ville. Il
+ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues,
+il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animées
+à cette heure.
+
+Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées, les portes
+verrouillées, les volets hermétiquement clos. Il ne remarqua rien. Il
+allait doucement, tout pensif, et, parfois, il sortait de son sein un
+parchemin qu'il considérait attentivement, et le remettait vivement dans
+sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne le lui volât.
+
+Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait
+attacher un grand prix, n'était autre que ce blanc-seing que Centurion
+avait obtenu de Barba Roja et qu'il avait vendu à Fausta.
+
+On se souvient peut-être que Fausta était descendue dans le caveau
+truqué de la maison des Cyprès pour y brûler la capsule destinée à
+empoisonner l'air. En fouillant dans son sein pour y prendre l'étui
+contenant le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait laissé
+tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde.
+
+Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé ce papier, et, ne
+pouvant le lire dans l'obscurité, il l'avait passé à sa ceinture. Or,
+en rampant sur les dalles pour épier El Chico, le chevalier, sans s'en
+apercevoir, avait à son tour laissé tomber ce papier.
+
+De retour à l'auberge de la Tour, il n'avait plus pensé à ce chiffon de
+papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l'avait, à son tour, trouvé,
+et, comme il savait lire, comme, dans son réduit, il avait de la
+lumière, il s'était rendu compte de la valeur de sa trouvaille et
+l'avait soigneusement mise de côté. Son intention était de remettre ce
+parchemin au seigneur français, à qui il appartenait sans doute, et qui,
+en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les
+événements qui s'étaient précipités l'avaient empêché de réaliser son
+intention.
+
+C'était donc ce blanc-seing que nous l'avons vu étudier dans la rue. Que
+voulait-il en faire? A vrai dire, il n'en savait rien. Il cherchait.
+Vaguement, il entrevoyait qu'il pourrait peut-être s'en servir en faveur
+de Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforçait de trouver.
+
+Une chose l'inquiétait: c'est qu'il n'était pas très sûr que sa
+trouvaille eût réellement la valeur qu'il lui attribuait. Nous avons dit
+qu'il savait lire et même écrire.
+
+Il faut entendre par là qu'il pouvait énoncer péniblement et griffonner,
+encore plus péniblement, les mots les plus usuels; c'est tout.
+
+Donc, se méfiant de ses capacités, il n'était pas très sûr de la valeur
+du document trouvé. Ah! s'il savait été aussi savant que la petite
+Juana! Il résolut soudain d'aller soumettre le précieux parchemin à la
+compétence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en
+était au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de l'auberge de
+la Tour.
+
+Notez que Juana l'avait chassé et que son splendide costume était
+en loques. Deux raisons qui l'eussent fait reculer en toute autre
+circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s'il osait se
+présenter devant elle sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s'il
+se présentait ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant.
+
+Il trouva l'auberge à peu près vide de clients, et cela n'était pas fait
+pour le surprendre après les événements sanglants de l'après-midi.
+Les quelques personnes attablées étaient des militaires qui, pour la
+plupart, ne faisaient qu'entrer se rafraîchir et s'en allaient aussitôt.
+
+La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à la cuisine, et
+qui était comme le bureau de l'hôtellerie. Elle avait, naturellement,
+gardé la superbe toilette qu'elle avait endossée pour aller à la
+corrida, et, ainsi parée, elle était séduisante au possible, jolie à
+damner un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans son
+riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on eût dit une marquise
+déguisée.
+
+En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées, le Chico
+sentait son coeur battre la chamade, ses yeux brillèrent de plaisir et
+une bouffée de sang lui monta au visage.
+
+Mais, résolu a ne s'occuper que de choses graves, à ne songer qu'à
+son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait jamais prévu: c'est qu'il se
+présenta avec une assurance qu'elle ne lui avait jamais vue.
+
+Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana n'avait pas escompté un
+peu cette visite de son timide amoureux.
+
+Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne résisterait pas au
+désir de venir se faire admirer, et elle avait dû arranger d'avance la
+réception qu'elle lui ferait.
+
+On conçoit combien l'attitude si nouvelle et si imprévue du petit homme
+la piqua au vif.
+
+Cependant, comme elle était femme et coquette, elle sut cacher ses
+impressions, si bien qu'il ne soupçonna rien de ce qui se passait en
+elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus
+grondeur qu'elle lança:
+
+--Comment oses-tu reparaître ici quand je t'ai chassé? Et dans quel état
+encore. Vierge Sainte! N'es-tu pas honteux de te présenter ainsi devant
+moi?
+
+Pour la première fois de sa vie, le Chico accueillit cette violente
+sortie avec une indifférence qui accrut son indignation. Il ne rougit
+pas, il ne baissa pas la tête, il ne s'excusa pas. Il la regarda
+tranquillement en face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit
+simplement et très doucement:
+
+--J'ai besoin de t'entretenir de choses sérieuses.
+
+La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait changé sa poupée.
+Où prenait-il cette tranquille audace? La vérité est que le Chico
+n'avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu'à Pardaillan et
+tout s'effaçait devant cette pensée. Ce qu'elle prenait pour de l'audace
+n'était que de la distraction.
+
+Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle avait vu du
+premier coup d'oeiï, et s'écria:
+
+--Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu?
+
+--Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville?
+
+--Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a eu rébellion, tout est
+à feu et à sang, il y a des morts par milliers...
+
+Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une inflexion de voix dont
+il ne perçut pas la tendresse:
+
+--Tu es donc blessé?
+
+--Non. J'ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être ai-je bien quelque
+écorchure par-ci par-là, mais ce n'est rien. Ce sang n'est pas le mien.
+C'est celui des malheureux que j'ai vu tuer devant moi.
+
+Dès l'instant qu'il n'était pas blessé, elle reprit son air grondeur et
+dit:
+
+--C'est là que tu t'es fait arranger de la sorte? Qu'avais-tu besoin,
+mécréant, de te mêler à la bagarre?
+
+--Il le fallait bien.
+
+--Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allée à cette
+course et que je serais peut-être morte à l'heure qu'il est si j'étais
+restée jusqu'à la fin!
+
+Ce fut à son tour de pâlir de crainte:
+
+--Tu es allée à la course?
+
+--Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait sans doute, car une
+subite indisposition de Barbara, qui m'accompagnait, m'a fait quitter
+la plazza après que le sire de Pardaillan eut si brillamment dagué le
+taureau. Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle de
+Notre-Dame la Vierge!
+
+Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien au monde elle
+n'eût voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu'elle l'avait vu
+dans son triomphe et que c'était ce qui l'avait fait quitter sa place.
+
+Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle avait pu regagner
+paisiblement sa demeure sans se trouver dans la mêlée, où elle eût pu,
+en effet, recevoir quelque coup mortel.
+
+--Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On voulait assassiner
+le Torero. C'est pour lui qu'on s'est battu. Heureusement ses partisans
+l'ont enlevé, et maintenant, bien caché, il est hors de l'atteinte de
+ses ennemis.
+
+--Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement intéressée.
+
+--Ce n'est pas tout. La rébellion dont tu as entendu parler, c'était en
+faveur de don César. On dit qu'il est le fils du roi; c'est lui qui est,
+paraît-il, le légitime enfant et c'est lui qu'on voulait placer sur le
+trône à la place de son père, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous
+le nom de roi Carlos.
+
+Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout de connaître
+personnellement un homme qu'on prétendait fils du roi.
+
+Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel dépit, et
+joignant ses petites mains:
+
+--Don César, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, à dire vrai, cela
+ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé qu'il devait être de très haute
+naissance. Et tu dis qu'il est l'infant légitime? Qui donc osait
+attenter à sa vie?
+
+--Le roi... son père, dit Chico en baissant la voix.
+
+--Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il ne savait pas, sans
+doute.
+
+--Il savait, au contraire. C'est même pour cela qu'il voulait le faire
+meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça, mais moi je le sais. Il y a bien
+des choses que je sais, tiens! et personne ne s'en doute.
+
+--Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un père veuille faire tuer son
+fils!
+
+--Ah! voilà! Ceci, c'est ce qu'on appelle «la raison d'Etat». Je sais
+cela aussi.
+
+Malgré elle, elle eut un coup d'oeil admiratif à l'adresse du petit
+homme. C'est vrai, tout de même, qu'il savait des choses que nul ne
+soupçonnait. Comment s'arrangeait-il pour savoir?
+
+Il reprit très sérieux:
+
+--Je servais de page à don César dans sa course. Tu n'as pas pu savoir,
+puisque tu étais partie quand nous sommes entrés sur la piste.
+
+Elle savait très bien. Elle l'avait très bien vu. N'importe, elle
+feignit d'être surprise. Lui continua:
+
+--Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait. Je l'ai suivi.
+C'est là que j'ai été si mal arrangé.
+
+Et avec un soupir de regret:
+
+--J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu m'avais vu! Regarde
+donc dans quel état on l'a mis.
+
+Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus être
+question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maître, le
+petit homme; c'était bien.
+
+--Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai encore une
+nouvelle à t'apprendre... une mauvaise nouvelle, Juana.
+
+--Parle... Tu me fais frémir.
+
+--On a arrêté le sire de Pardaillan.
+
+Il était persuadé qu'elle allait s'effondrer à cette nouvelle. Pas du
+tout, elle reçut le coup avec un calme qui le déconcerta. Voyant qu'elle
+se taisait, il dit doucement:
+
+--Tu as du chagrin?
+
+--Oui, dit-elle simplement.
+
+--Tu l'aimes toujours?
+
+Elle le considéra avec un étonnement qui n'était pas joué.
+
+--Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses.
+
+--Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit...
+
+--J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave
+gentilhomme qu'il est. Je l'aime comme un frère aîné, mais pas plus.
+N'oublie pas cela, Chico. Ne l'oublie plus jamais.
+
+--Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais...
+
+--Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. Comment faut-il
+donc te dire les choses pour que tu les comprennes?
+
+Il se mit à rire de bon coeur. Il eût été complètement heureux s'il
+avait su Pardaillan hors de danger. Il dit:
+
+--Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan
+comme un frère, tu voudras bien m'aider à le tirer de sa prison.
+
+--De tout mon coeur, fit-elle spontanément.
+
+--Bon! c'est l'essentiel.
+
+--Mais pourquoi l'a-t-on arrêté? Comment?
+
+--Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. J'étais là, j'ai
+tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'à sa prison. On l'a enfermé au
+couvent San Pablo.
+
+Tu l'as suivi! Pour quoi faire?
+
+--Pour savoir où on l'enfermait, tiens! Pour tâcher de le délivrer.
+
+--Tu veux le délivrer? Toi? Tu l'aimes donc?
+
+--Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c'est plus que le
+seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte à goutte pour le tirer des
+griffes qui l'ont frappé. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme
+c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour
+l'arrêter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et
+ils étaient tous là pour lui. Et Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse
+étrangère aussi, que j'ai bien reconnue, malgré qu'elle eût pris des
+habits d'homme. Ils étaient mille peut-être pour l'arrêter, lui tout
+seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé à coups de poing. Si tu
+avais vu!...
+
+Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait,
+parlait sans s'arrêter, et s'enthousiasmait et s'exaltait. Et ce n'était
+pas à son sujet, à elle, qui. Jusqu'à ce jour, avait été l'unique et
+constante préoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la
+petite Juana allait de surprise en surprise.
+
+C'était à croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'était
+l'abomination, la désolation, l'immolation, la fin des fins, quoi! A qui
+se fier, bonne Vierge! après pareille trahison!
+
+Pour l'amener à se départir de cette inconcevable froideur, elle avait
+mis en oeuvre tout l'arsenal compliqué et redoutable de ses petites
+ruses puériles de coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et
+un stratagèmes qui d'ordinaire, lui réussissaient si bien.
+
+D'un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée dans ses cheveux.
+Elle avait joué distraitement avec, l'avait portée, à différentes
+reprises, à ses lèvres, comme pour en respirer le parfum, et finalement
+l'avait laissée tomber... par mégarde. Il n'avait pas bronché.
+Naïvement, elle pensa qu'il ne voyait peut-être pas la fleur qu'elle lui
+jetait.
+
+Sans en avoir l'air, elle l'avait poussée du bout du pied jusqu'à ce
+qu'elle fût bien en évidence. Et lui qui, autrefois, n'eût pas manqué
+d'implorer la faveur d'emporter cette fleur, ou qui l'eût sournoisement
+ramassée et cachée précieusement dans son sein, il l'avait laissée
+où elle l'avait poussée. Assurément, c'est qu'il ne voulait pas la
+ramasser, le mécréant! Quelle humiliation!
+
+Il avait un culte spécial pour le pied d'enfant de sa petite maîtresse.
+Il aimait à s'accroupir devant elle et, tabouret vivant, il plaçait
+ses petits pieds sur lui et, tandis qu'elle babillait, il écoutait
+gravement, les caressant doucement, en des gestes frôleurs, avec
+l'appréhension vague de les abîmer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'à
+poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre.
+
+Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle
+stimulait sa timidité naturelle, afin de l'amener, sans en avoir l'air,
+à ce jeu qu'elle partageait avec un plaisir réel, quoique dissimulé,
+très sensible qu'elle était, sous son apparence indifférente, à cette
+adoration spéciale.
+
+C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'était elle-même qui
+avait jeté en lui le germe de cette préférence, peut-être bizarre,
+trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu et cultivé au point d'en faire
+une passion.
+
+En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais elle n'eût
+pas été l'Andalouse de pure race qu'elle était, si elle n'avait pas eu
+par-dessus tout la coquetterie, la fierté, pourrait-on dire, de son
+pied, réellement très petit, très joli.
+
+Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours au
+suprême moyen qu'elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses
+jambes fines et nerveuses, moulées dans des bas de soie brodée, comme en
+portaient les grandes dames, ses petits pieds à l'aise dans de mignons
+et minuscules souliers de satin, s'étaient mis à s'agiter et se
+trémousser, s'efforçant d'attirer à eux l'attention du récalcitrant. Et,
+comme il ne paraissait pas voir, elle s'était décidée à repousser petit
+à petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds.
+
+Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce diable de
+tabouret. N'importe, elle avait réussi à le pousser si bien que, toute
+petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientôt les jambes
+pendantes sans un point d'appui où poser ses extrémités. Elle espérait
+ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.
+
+En toute autre circonstance, le nain se fût empressé de profiter de
+l'aubaine. Mais il avait autre chose de plus sérieux en tête, et il sut
+résister héroïquement à la tentation.
+
+Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait pas de s'émerveiller
+sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il
+délaissait et paraissait dédaigner celle qui, jusqu'à ce jour, avait
+seule existé pour lui.
+
+Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus
+si elle devait s'indigner du changement d'attitude du nain ou si elle
+devait s'en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le
+féliciter ou l'accabler de reproches et d'injures.
+
+En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la
+nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si le Chico avait été moins
+préoccupé, il aurait remarqué sa pâleur soudaine et l'éclat trop
+brillant de ses yeux.
+
+Est-ce à dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-être, tout au fond de son
+coeur, gardait-elle encore un sentiment très tendre pour lui. Peut-être!
+Ce qu'il y a de certain, c'est que, après l'entretien mystérieux qu'elle
+avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé à cet amour
+romanesque.
+
+Très sincèrement encore, sous l'influence des conseils fraternels de
+Pardaillan, elle s'était tournée vers le Chico, avec l'espoir de trouver
+en lui ce bonheur qu'elle savait insaisissable et impossible avec
+l'autre.
+
+Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant tout sentiment
+amoureux de côté, elle ne pouvait pas rester indifférente au sort de
+Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico
+qu'elle aimait Pardaillan comme un frère aîné.
+
+Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être disposée à tenter
+l'impossible, même à sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir.
+
+Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan avaient
+complètement dissipé cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le
+complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu'une petite
+amie pour le chevalier. S'il avait gardé le moindre doute à cet égard,
+les paroles de Juana lui disant qu'elle considérait Pardaillan comme un
+frère eussent fait tomber ce doute.
+
+Malheureusement pour lui, influencé sans doute par ce qu'il avait
+accoutumé d'entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude,
+il s'exagérait outre mesure son infériorité physique.
+
+Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n'était pas
+parvenu à l'ébranler. Il restait immuablement convaincu que jamais
+aucune femme, fût-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de
+lui pour époux.
+
+Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu'il osât avouer son
+amour, il eût fallu qu'il fût sur le point d'expirer; ou bien que
+Juana elle-même, renversant les rôles, parlât la première. Mais ceci
+n'arriverait jamais, n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait
+que comme un frère. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en dît, c'était
+Pardaillan.
+
+De même que lui savait que Juana ne serait jamais à lui, elle devait
+savoir, elle, qu'elle ne serait jamais à Pardaillan. Ce n'était pas au
+moment où il pensait qu'elle devait éprouver une peine affreuse qu'il
+trouverait le courage de dire ce qu'il n'avait jamais osé dire jusqu'à
+ce jour. De là, cette réserve excessive que Juana prenait pour de la
+froideur et de l'indifférence.
+
+D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner son amour
+était de ne paraître s'occuper que de Pardaillan, à qui, sans nul doute,
+elle pensait exclusivement. Et, comme sur ce point il était en outre
+poussé par son amitié ardente, il n'avait pas beaucoup de peine à rester
+dans le rôle qu'il s'était dicté.
+
+Quant à Juana, consciente de la distance qui la séparait de Pardaillan,
+ramenée au sens de la réalité par des paroles douces, mais fermes,
+éclairée par la logique d'un raisonnement serré, elle avait compris
+qu'il lui fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour
+Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle ne pût
+l'extirper sans trop de douleur. Elle s'était résignée.
+
+Forcément, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d'autant
+plus que Pardaillan, qu'elle admirait déjà, par quelques confidences
+discrètes et avec ce tact qu'il puisait dans la bonté de son coeur,
+avait su lui imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant.
+
+Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait dit le plus
+grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel homme n'adresserait pas
+un compliment qui ne fût pleinement mérité. De ceci, il était résulté
+que, si Pardaillan avait gagné son respect, les affaires amoureuses du
+nain, grâce à lui, avaient fait un progrès considérable.
+
+En réalité, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. Mais son
+amour n'était pas encore assez violent pour l'amener à fouler aux pieds
+la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la première.
+
+Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait pas d'autre
+alternative pour liquider la question. S'il avait fait une partie du
+chemin, s'il l'avait bercée de mots doux comme il en trouvait parfois,
+s'il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent
+néanmoins, peut-être il eût pu l'affoler au point de lui faire oublier
+sa retenue.
+
+Mais voilà que, par malheur, le Chico s'avisait, bien mal à propos, de
+résister à toutes ses avances et de se tenir sur une réserve qui pouvait
+lui paraître de la froideur. Alors qu'elle eût voulu ne parler que
+d'eux-mêmes, voilà qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'était
+désespérant; elle l'eût battu si elle ne se fût retenue.
+
+Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans calcul d'aucune sorte,
+peut-être le Chico avait-il trouvé, sans le chercher, le meilleur
+moyen de forcer le coeur de celle qui, de son côté, sans s'en douter
+assurément, l'aimait peut-être autant qu'elle en était aimée.
+
+Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les autres, Juana se
+résigna à ne pas sortir du sujet de conversation qu'il plaisait au Chico
+de lui imposer, espérant bien se rattraper après et reprendre, avec
+succès, elle l'espérait, ses efforts interrompus pour l'amener à se
+déclarer.
+
+Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude qu'elle avait
+qu'il ne serait question que de Pardaillan, jointe à la volonté bien
+arrêtée de le sauver, si c'était possible, aidèrent puissamment à la
+faire patienter.
+
+--Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, comme tu en
+parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévoué?
+
+--Il m'a dit des choses!... des choses que personne ne m'avait jamais
+dites, répondit énigmatiquement le nain. Mais, toi-même, Juana, n'es-tu
+pas résolue à le soustraire au supplice qui l'attend?
+
+--Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit.
+
+--Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans
+les affaires d'Etat. Le moins qui pourrait nous arriver serait d'être
+pendus haut et court. Et je crois bien que nous ferions préalablement
+connaissance avec la torture.
+
+Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il?
+Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il était bien résolu à
+se passer d'elle et à ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer
+sa vie et même la torture pour son ami. Mais l'imposer à elle, la voir
+mourir! Allons donc! Est-ce que c'était possible, cela!
+
+Tout ce qu'il voulait d'elle, c'était d'être renseigné sur la valeur de
+sa trouvaille.
+
+Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime qu'elle connût
+la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. Il n'avait que vingt ans,
+il avait bien quelques raisons de tenir à la vie. Et, s'il faisait
+l'abandon de cette vie, il tenait à ce qu'elle n'ignorât pas qu'il
+l'avait fait à bon escient.
+
+Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n'avait pu tout
+d'abord réprimer un long frisson.
+
+Mais peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une âme
+vaillante? Peut-être le romanesque relevé par un danger mortel avait-il
+un attrait particulier pour elle?
+
+Peut-être aussi l'aventure périlleuse à tenter se présentait-elle à une
+heure où elle était dans l'état d'esprit qu'il fallait pour la lui faire
+accepter? Nous pencherions plutôt pour cette raison.
+
+En réalité, l'amour était apparu à son coeur vierge sous les apparences
+de deux hommes qui étaient deux antithèses vivantes: Pardaillan qui, au
+moral sinon au physique, lui apparaissait comme un géant, et le Chico
+qui, au physique comme au moral, était une réduction d'homme infiniment
+gracieuse.
+
+Longtemps, elle avait hésité entre ces deux hommes, attirée par la force
+de l'un presque autant que sollicitée par la faiblesse de l'autre.
+Brusquement, raisonnée par l'un au profit de l'autre, elle s'était
+décidée à choisir. Et voici que, maintenant que son choix était fait en
+faveur du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre tous les
+deux à la fois.
+
+Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamné par un pouvoir redoutable
+entre tous: l'Inquisition. Celui qu'elle avait accepté, ne pouvant avoir
+l'autre, se dévouant inutilement au salut du premier. Tout l'univers
+pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle
+dans la vie?
+
+Le Chico s'ignorait lui-même, comment aurait-elle pu le deviner? Il
+avait fallu pour cela l'oeil pénétrant de Pardaillan.
+
+Le petit homme ne s'était pas rendu compte de la froide intrépidité avec
+laquelle il avait envisagé le sort qui pouvait être le sien s'il se
+lançait dans l'aventure qu'il méditait.
+
+Comme il n'était pas sot, il raisonnait avec une logique serrée que lui
+eussent enviée bien des hommes réputés habiles. D'ailleurs, dans cette
+existence de solitaire qu'il menait depuis de longues années, il avait
+contracté l'habitude de réfléchir longtemps et de ne parler et d'agir
+qu'à bon escient.
+
+Pour lui, la question était très simple: il l'avait assez méditée...
+Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui
+existât. Évidemment, lui, pauvre, solitaire, faible, d'intelligence
+médiocre--c'est lui qui parle--ne disposant d'aucune aide, d'aucune
+ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour
+lui, c'était sa tête qui tombait. Tiens! ce n'était pas difficile à
+comprendre, cela!
+
+Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête pour une chance
+infime? Oui ou non? Il avait décidé que ce serait oui.
+
+Si le Chico n'avait pas conscience de son héroïsme, Juana, en revanche,
+s'en rendait fort bien compte. Il se révélait à elle sous un jour qui
+lui était complètement méconnu.
+
+Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé de tourner au
+gré de son humeur, avait disparu. Disparu aussi l'enfant qu'elle se
+plaisait à couvrir de sa protection. C'était un vrai homme qui pouvait
+devenir son maître.
+
+Elle ne doutait pas qu'il ne réussît à sauver une fois encore celui
+qu'il appelait son grand ami. Et, plus le nain grandissait dans son
+esprit, plus elle sentait l'appréhension l'envahir. Elle qui, jusqu'à
+ce jour, s'était crue bien supérieure à lui, elle qui l'avait toujours
+dominé, elle courbait la tête, et, dans une humilité sincère, étreinte
+par les affres du doute, elle se demandait si elle était digne de lui.
+
+C'était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; elle, dont les
+yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse; elle qui se
+montrait douce, soumise et résignée; lui qui, en apparence, se montrait
+indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait là une preuve
+d'énergie extraordinaire dans un si petit corps, car son coeur battait à
+se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter à
+ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui
+semblaient appeler ses lèvres.
+
+Aussi, à l'avertissement charitable qu'il lui donnait, bien persuadée,
+d'ailleurs, qu'il était de force à surmonter tous les obstacles, avec
+un regard voilé de tendresse, avec un sourire à la fois soumis et
+provocant, elle répondit, sans hésiter:
+
+--Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi.
+
+Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui semblait qu'on ne
+pouvait pas dire plus clairement:
+
+--Je t'aime assez pour braver même la torture, si c'est avec toi.
+
+Malheureusement, il était dit que le malentendu se prolongerait entre
+eux et les séparerait implacablement. Le Chico traduisit: «J'aime le
+sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui.» Il sentit
+son coeur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur
+qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensée:
+
+«Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de fraternel, quoi
+qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai l'impossible, et du
+diable si je n'y laisse ma peau.
+
+Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur
+et reprenant ses propres paroles:
+
+--Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée?
+
+Et l'horrible malentendu s'accentua encore.
+
+Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le Chico était
+jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'était fait tant de mauvais
+sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l'amener à se déclarer
+enfin, elle minauda:
+
+«Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait jamais dites
+avant lui.»
+
+A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico et elle les
+disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa
+jalousie.
+
+Le nain comprit autre chose.
+
+Pardaillan lui avait dit et répété:
+
+«Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon coeur est mort, il y
+a longtemps.»
+
+Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles
+avaient été dites. Il ne doutait pas qu'elles ne fussent l'expression
+de la vérité. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sûr lui
+assurait que le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan
+avait ajouté:
+
+«Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aimé.»
+
+Et, là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de
+lui-même, il pouvait s'en rapporter à lui et le croire sur parole. Mais,
+lorsqu'il parlait des autres, il pouvait se tromper. D'après les paroles
+de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû lui parler, la
+moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait rien à espérer de lui.
+Cependant, Juana ne reculait pas devant l'évocation terrifiante de la
+torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit à participer
+au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgré tout. Pour lui,
+c'était clair et simple: Juana aimerait, sans espoir et jusqu'à la mort,
+le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu'à la mort
+et sans espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint
+irrévocable. Il se condamnait lui-même.
+
+Jamais Juana n'appartiendrait physiquement à Pardaillan, puisqu'il n'en
+voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu'elle préférait la
+mort. Alors, lui, il eût considéré comme une bassesse de chercher à
+l'attendrir.
+
+Et le malentendu qui s'était élevé entre eux acheva de les séparer.
+
+Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tête à ce qu'elle venait
+de dire, et, tirant de son sein le blanc-seing trouvé, il dit avec
+une froideur sous laquelle il s'efforçait de cacher ses véritables
+sentiments:
+
+--Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c'est et ce
+qu'il vaut.
+
+La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux. Elle avait espéré le
+faire parler et voici qu'il se montrait plus froid, plus cassant qu'il
+n'avait été depuis le début de cet entretien.
+
+Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir, elle prit
+tristement le parchemin qu'il lui tendait et l'étudia en s'efforçant
+d'imiter son attitude glaciale.
+
+--Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois rien là que deux
+cachets et deux signatures, sous des formules inachevées.
+
+--Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana?
+
+--Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de
+monseigneur le grand inquisiteur.
+
+--En es-tu bien sûre?
+
+--Sans doute! Je sais lire, je pense: «Nous, Philippe, par la grâce de
+Dieu, roi... mandons et ordonnons... à tous représentants de l'autorité
+religieuse, civile, militaire...» Et plus bas: «Inigo d'Espinosa,
+cardinal-archevêque, grand inquisiteur d'État.» N'as-tu pas vu ces
+cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les mêmes. Nul doute n'est
+possible.
+
+--C'est bien ce que j'avais pensé. Ceci, c'est ce qu'on appelle un
+blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise et on se trouve couvert
+par la signature du roi... et tout le monde doit obéir aux ordres donnés
+en vertu de ce parchemin.
+
+--Où t'es-tu procuré cela?
+
+--Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce que je voulais
+savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire à âme qui vive que tu m'as
+vu en possession de ce parchemin.
+
+--Pourquoi? Que veux-tu en faire?
+
+--Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. Je cherche. Et, à
+force de chercher, je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que
+je compte me servir de ce blanc-seing pour délivrer le seigneur
+de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne
+m'appartient pas et qu'il a été rempli arbitrairement, ce serait ma mort
+certaine, ce qui ne tirerait pas à bien grande conséquence, je le sais.
+Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus
+important. Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret le plus
+absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux.
+
+Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu'elle devait se
+taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu'il avait
+donné la meilleure de toutes les raisons en disant: «Ce serait ma mort
+certaine», et qu'il eût pu se dispenser d'ajouter un mot de plus.
+
+Juana avait frémi. La gorge serrée par l'émotion qui la peignait, elle
+murmura en joignant les mains dans un geste implorant:
+
+--Tu peux être tranquille... on me tuera plutôt que de m'arracher une
+parole sur ce sujet.
+
+Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire:
+
+--Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret.
+
+Et, très las, écrasé par l'effort qu'il faisait pour se contenir, il
+s'inclina devant elle et murmura:
+
+--Adieu, Juana!
+
+Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte.
+
+Alors, son coeur, à elle, éclata. Comment, il s'en allait ainsi, sans
+un mot d'amitié, après un adieu sec et froid, un adieu sinistre
+qui semblait sous-entendre qu'elle ne le reverrait plus! Pâle et
+défaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de
+bois, et, l'esprit chaviré, un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres
+frémissantes, comme un appel éperdu:
+
+--Chico!
+
+Ce nom ainsi lancé, c'était un aveu.
+
+Remué jusqu'au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un
+geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait à peu près
+perdu conscience de ses actes. Si le Chico s'était jeté sur ses mains
+pour les baiser, elle l'eût certainement saisi dans ses bras, l'eût
+soulevé et pressé sur son coeur, et c'eût été enfin le dénouement
+radieux de cette fantastique idylle.
+
+Mais, sous son apparence frêle, il faut croire que le nain cachait une
+volonté de fer; à son appel, il s'arrêta et fit deux pas vers elle. Mais
+il n'alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et,
+impassible, il attendit qu'elle s'expliquât.
+
+Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si elle eût senti
+sa raison l'abandonner, et, les yeux noyés de larmes, elle balbutia
+machinalement:
+
+--Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc rien d'autre à me
+dire?
+
+Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait être
+aveugle et fou connue le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre.
+Brusquement, il se frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout
+à coup.
+
+--Et la Giralda? s'écria-t-il.
+
+Du coup, elle sentit la colère l'envahir. Quoi! pas un mot, pas un
+geste? Toujours la même indifférence glaciale? Il pensait à tout le
+monde, hormis à elle. C'en était trop. Ses bras, qu'elle tendait
+vaguement vers lui, s'abaissèrent lentement, son oeil se fit dur, un pli
+amer arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive:
+
+--Tu t'intéresses bien à elle!... T'aurait-elle dit aussi des choses que
+nulle ne t'a dites?
+
+Il la regarda d'un air étonné et, gravement:
+
+--C'est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas le page du
+Torero?
+
+Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son accès de
+jalousie, et elle baissa la tête en rougissant.
+
+--C'est vrai, balbutia-t-elle.
+
+--Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. Elle était à la
+corrida. Don César a été enlevé au moment où il se dirigeait vers elle
+pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a
+dû se trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé
+malheur!
+
+--Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai sans doute avant
+la nuit. C'est ici qu'elle viendra sûrement s'enquérir de son fiancé.
+
+Le nain hocha la tête d'un air pensif.
+
+--Elle ne viendra pas, dit-il.
+
+--Qu'en sais-tu?
+
+--Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient suspects. J'ai
+cru reconnaître dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don
+Gaspar Barrigon.
+
+--Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon?
+
+--Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains,
+a dû être victime'de quelque tentative d'enlèvement comme celle que
+j'avais déjà surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du
+Barba Roja là-dessous!
+
+--Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux être
+tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l'aime comme
+une soeur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie!
+
+Dès l'instant où sa jalousie n'était pas en cause, elle savait rendre à
+chacun la justice qui lui était due.
+
+Le Chico approuva gravement de la tête, et:
+
+--Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j'ai vu où l'on a
+conduit don César. Il faut que je sache maintenant ce qu'est devenue la
+Giralda; et, si elle a été enlevée, comme je le crois, il faut que je
+découvre où on l'a enfermée. Demain, peut-être, don César quittera sa
+retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je n'ai donc pas un
+instant à perdre. Est-ce tout ce que tu avais à me dire, Juana?
+
+Elle eut une seconde d'hésitation et murmura faiblement:
+
+--Oui!
+
+--En ce cas, adieu, Juana!
+
+--Pourquoi adieu? s'écria-t-elle, emportée malgré elle. C'est la
+deuxième fois que tu prononces ce mot qui me serre le coeur. Pourquoi
+pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus?
+
+--Si fait bien.
+
+Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait quelque
+chose. Son sourire et ses paroles sonnaient faux.
+
+--Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard.
+
+Évasivement, il répondit:
+
+--Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-être demain, peut-être dans
+quelques Jours. Cela dépendra des événements.
+
+Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des autres et non
+d'elle, elle crut bien faire en disant:
+
+--N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la délivrance du
+chevalier de Pardaillan? Il faut bien que tu me dises, quand le moment
+sera venu, en quoi je pourrai t'être utile.
+
+Et, lui, il comprit que c'était surtout cela: la délivrance de
+Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il était bien résolu à se
+passer d'elle. Pour rien au monde, il n'eût voulu la mêler à une
+aventure qu'il devinait devoir lui être fatale. Il se fût plutôt
+poignardé sur l'heure.
+
+Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner ses
+intentions, il répondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu:
+
+--C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en quoi tu pourras
+m'aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je
+te jure qu'en ce moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la
+Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès que mon plan
+sera établi, je te le ferai connaître. C'est promis.
+
+Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que ce petit être si
+faible avait une tête si bien organisée et savait agir avec tant de
+décision! Aveugle, trois fois aveugle qu'elle avait été de l'avoir si
+longtemps méconnu!
+
+Très doucement, avec un regard chargé de tendresse, elle dit:
+
+--Va donc. Luis, et que Dieu te garde!
+
+Il se sentit doucement ému. Luis, c'était son prénom. Très
+rarement--autant dire jamais--elle ne l'avait appelé par son petit nom.
+Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce
+mot! C'était tout son coeur qu'elle avait mis là, la pauvre petite
+Juana.
+
+Vaguement, un inappréciable instant, il eut l'intuition que tous deux
+ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait
+dissiper le malentendu qui les séparait.
+
+Elle, cependant, le dévisageait de son oeil limpide, et toute son
+attitude était un cantique d'amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien.
+Comme il avait déjà fait, il s'inclina devant elle et dit en insistant
+sur les mots:
+
+--Au revoir, Juana!
+
+Et, comme il ébauchait un mouvement de retraite:
+
+--Tu ne m'embrasses pas avant de partir?
+
+Le cri lui avait échappé. C'avait été plus fort qu'elle. Et elle lui
+tendait les mains en disant ces mots.
+
+Cette fois-ci, il n'y avait plus à douter ni à reculer.
+
+Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu'elle lui
+tendait et s'enfuit précipitamment.
+
+Un long moment, elle resta debout, regardant fixement la porté par où il
+venait de sortir. Et elle songeait:
+
+«Il m'a à peine effleurée du bout des lèvres. Autrefois, il se fût
+prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de
+baisers fous. Aujourd'hui, il s'est incliné comme un galant qui sait les
+usages fleuris. Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors.»
+
+Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête dans ses deux mains
+et se mit à pleurer doucement, longuement, secouée de petits sanglots
+convulsifs, comme un tout-petit à qui on vient de faire une grosse
+peine.
+
+
+
+XIV
+
+FAUSTA
+
+Pardaillan s'attendait à être jeté dans quelque cul-de-basse-fosse, Il
+se trompait.
+
+La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, chargés
+de sa surveillance, était claire, propre, spacieuse, confortablement
+meublée d'un bon lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre à habits, d'une
+table, et munie de tous les objets nécessaires à une toilette complète.
+
+Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la fenêtre, sans les
+doubles verrous extérieurs qui fermaient la porte massive, avec son
+judas très large percé au milieu, il eût pu se croire encore dans sa
+chambre de l'hôtellerie de la Tour.
+
+Les moines geôliers l'avaient débarrassé de ses liens et s'étaient
+retirés en annonçant que sous peu le souper lui serait servi.
+
+Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été de se rendre
+compte de la disposition des lieux, et il s'était vite persuadé de
+l'inutilité d'une tentative de fuite par la porte ou la croisée. Alors,
+comme il était couvert de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus
+tard de rechercher les moyens de se tirer de là et s'était empressé de
+procéder à un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit
+d'ailleurs de constater avec satisfaction qu'il n'avait que des
+écorchures insignifiantes.
+
+Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que délicat et les
+vins des meilleurs crus de France et d'Espagne y figurèrent avec une
+profusion royale.
+
+En fin gourmet qu'il était, il y fit honneur avec ce robuste appétit qui
+ne lui faisait jamais défaut, même dans les passes les plus critiques.
+Mais, tout en vidant les plats, tout en entonnant de fortes rasades,
+avec une conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul que
+d'appétit réel, il réfléchissait profondément.
+
+Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement dressée,
+les mets, servis dans des plats d'argent massif, étaient préalablement
+découpés, et il n'avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche,
+qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une
+fourchette, rien qui pût, à la rigueur, devenir une arme.
+
+Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait vouloir
+l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait,
+lui paraissaient étrangement suspects. Il sentait une indéfinissable
+inquiétude l'envahir sournoisement.
+
+Tout de suite après ce succulent souper, il se sentit la tête lourde et
+il fut pris d'une irrésistible envie de dormir.
+
+Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans un bâillement:
+
+«C'est bizarre! D'où me vient cet impérieux besoin de sommeil? Mordieu!
+je n'ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute...»
+
+Lorsqu'il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus lourde encore
+que lorsqu'il s'était couché, les membres brisés, il constata avec
+stupeur qu'il était complètement déshabillé et couché entre les draps.
+
+«Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr pourtant de ne
+pas m'être déshabillé!»
+
+Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober sous lui. Il
+éprouvait une lassitude comme il n'en avait jamais éprouvé de pareille,
+même après ses plus rudes journées.
+
+Il se traîna, plutôt qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre destiné à
+sa toilette, vida l'aiguière dedans et plongea sa figure dans l'eau
+fraîche. Après quoi, il alla à la fenêtre qu'il ouvrit toute grande. Il
+sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent
+plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements pour
+s'habiller.
+
+«Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer mon costume
+en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!»
+
+Il examina et palpa les différentes pièces du costume en connaisseur.
+
+«Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et solide. On connaît mes
+goûts apparemment», murmurait-il en faisant cette inspection.
+
+Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à terre, au pied
+du lit. Il s'en empara aussitôt et les examina comme il avait fait du
+costume.
+
+«Ah! Ah! voilà la clef du mystère! fit-il en éclatant de rire. C'est
+pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique.»
+
+C'étaient bien ses bottes qu'on avait jugées en assez bon état pour ne
+pas les remplacer, ses bottes qu'on avait consciencieusement nettoyées.
+Seulement, on avait enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une
+tige d'acier longue et acérée, maintenue sur le cou-de-pied par des
+courroies.
+
+En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse,
+alors qu'il était enfermé avec son père dans une sorte de pressoir de
+fer où ils devaient être broyés, le chevalier avait détaché des éperons
+semblables, en avait donné un à son père, et, tous deux, pour se
+soustraire à l'horrible supplice, avaient froidement résolu de se
+poignarder avec cette arme improvisée. Depuis lors, en souvenir de cette
+heure de cauchemar, il avait continué à dédaigner l'éperon à mollette.
+Or, c'était ces éperons, qui pouvaient constituer à la rigueur un
+poignard passable, qu'on avait eu la précaution de lui enlever pendant
+son sommeil.
+
+Tout en s'habillant, Pardaillan songeait:
+
+«Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse de ces éperons
+pour frapper mes geôliers enfroqués? N'a-t-on pas voulu plutôt me
+mettre dans l'impossibilité de me soustraire par une mort volontaire au
+supplice qui m'est réservé?... Quel supplice?...»
+
+Et, avec un sourire terrible:
+
+«Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons à régler... si je
+sors vivant d'ici!»
+
+Et, tout à coup:
+
+«Et ma bourse?... Ils l'ont emportée avec mon costume déchiré... Peste!
+M. d'Espinosa me fait payer cher le costume qu'il m'impose!»
+
+Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement sur la table.
+Il s'en empara et l'empocha avec une satisfaction non dissimulée.
+
+«Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal juger... Mais,
+mort-diable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte
+qu'on ne mélange encore quelque drogue endormante à ma pitance.»
+
+Il réfléchit un instant, et:
+
+«Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. Il est à
+présumer qu'ils ne chercheront pas à m'endormir de nouveau. Attendons.
+Nous verrons bien.»
+
+Comme il l'avait prévu, il put boire et manger sans éprouver aucun
+malaise, sans qu'aucune drogue fût mêlée à ses aliments.
+
+Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d'autres personnes que
+les moines qui le servaient et le gardaient en même temps, sans jamais
+se départir d'un calme absolu, sans jamais lui dire une parole.
+
+Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les religieux
+s'étaient contentés de le saluer gravement et profondément, et s'étaient
+retirés sans répondre à ses questions.
+
+Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans sa prison,
+marchant d'un pas nerveux et saccadé pour se dérouiller, cherchant et
+combinant dans sa tête une foule de projets qu'il rejetait au fur et à
+mesure qu'ils naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte,
+comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait
+devant cette fenêtre.
+
+Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et
+aperçut une balle grosse comme le poing qui venait d'être projetée,
+par la croisée ouverte. Avant même que de ramasser cette balle, il se
+précipita à la fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit
+un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait
+vue.
+
+«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! le brave petit
+homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire ici?»
+
+Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au préalable qu'il n'était
+pas épié par le judas percé au milieu de sa porte. Le judas était
+fermé... ou du moins il paraissait l'être.
+
+Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la porte, et
+contempla l'objet qui venait de lui être jeté.
+
+C'était un assez gros paquet de laine enroulé autour d'un corp dur. Il
+le défit rapidement et trouva un feuillet enroulé autour d'une pierre.
+Il déplia le feuillet et lut:
+
+«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. On veut vous
+empoisonner. Avant trois jours, j'aurai réussi à vous faire évader. Si
+j'échoue, il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous
+foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.»
+
+«Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan en faisant la
+grimace, diable! A ce compte-là, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux
+me résigner au poison tout de suite... Oui, mais si le Chico réussit?...
+Hum!... Que veut-il faire?... Bah! après tout, je ne mourrai pas pour
+trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement du poison...
+d'autant que ces trois jours se réduisent à deux, attendu qu'il me reste
+de mon souper d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai mangé
+de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j'ai tout
+lieu de penser qu'elles ne sont pas empoisonnées. En conséquence, je
+puis encore en manger.»
+
+Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient, en fit
+deux parts, et attaqua bravement la première. Quand il ne resta plus
+miette de la ration qu'il s'était accordée, il prit la deuxième part et
+alla l'enfermer dans le coffre à habits. Et il attendit.
+
+Il paraissait très calme en apparence, mais, de l'effort qu'il faisait
+pour se maîtriser, il sentait la sueur perler à son front. En effet,
+savait-il si on n'avait pas profité de son sommeil pour mêler à ces
+restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico.
+
+Entre-temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les moines qui le
+servaient avaient paru s'étonner de la disparition des restes du souper
+de la veille. Mais, comme le prisonnier avait refusé de toucher au
+déjeuner qu'ils apportaient, ils avaient dû penser que, pris d'une
+fringale subite, il avait préféré se contenter de ces restes et que,
+maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc laissé la table
+servie et s'étaient retirés, toujours sans ouvrir la bouche.
+
+Certain maintenant de ne pas être empoisonné--pour le moment, du
+moins--il se mit à réfléchir.
+
+A vrai dire, il s'étonnait un peu que Fausta et d'Espinosa n'eussent
+pas trouvé quelque supplice plus long, plus raffiné. Mais, somme toute,
+savait-il quel genre de poison lui serait administré? Savait-il si ce
+poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes,
+plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n'y avait pas à
+douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement
+le jardin et lui faire un geste amical. Donc, le billet était bien du
+nain, donc son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le
+suivre.
+
+Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée soudaine du grand
+inquisiteur.
+
+«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose.»
+
+D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent, pourrait-on
+dire. Dans son attitude aisée, correcte, pas l'ombre de défi, pas la
+moindre manifestation de satisfaction de son succès. On eût dit d'un
+gentilhomme venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme.
+
+Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes, d'Espinosa s'était
+rendu directement à la Tour de l'Or. C'est là, si on ne l'a pas oublié,
+que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans
+leur haine commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l'ordre de
+d'Espinosa, par un moine médecin.
+
+D'Espinosa avait décidé de les faire partir pour Rome et de se servir
+de leur influence réelle pour peser sur les décisions du conclave, à
+l'effet de faire élire un pape de son choix. Sans doute avait-il des
+moyens à lui d'imposer ses volontés, car, après une résistance sérieuse,
+le cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir. Cependant,
+Ponte-Maggiore qui, n'étant pas prêtre, n'avait rien à espérer
+personnellement dans cette élection, s'était montré plus rebelle que
+Montalte qui, lui, prince de l'Eglise, était éligible et pouvait espérer
+succéder à son oncle Sixte-Quint.
+
+D'Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la résistance de
+ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur
+prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien à redouter de
+Pardaillan. Il n'avait pas hésité un seul instant.
+
+Très faibles encore, leurs blessures à peine cicatrisées, il les avait
+conduits au couvent San Pablo, les avait fait pénétrer dans la chambre
+de Pardaillan et le leur avait montré, profondément endormi, sous
+l'influence du narcotique puissant qui avait été versé dans son vin. Et
+il leur avait dit ce qu'il comptait en faire.
+
+Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan n'existait plus.
+Quant à Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver
+et, en attendant, délivrés du cauchemar de Pardaillan, ils se
+surveillaient mutuellement très étroitement, repris par leur haine
+jalouse, l'un contre l'autre.
+
+--Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, comme s'il se fût
+excusé, vous me voyez désespéré de la violence que j'ai été contraint de
+vous faire.
+
+--Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan, votre désespoir me
+touche à un point que je ne saurais dire.
+
+--Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait pour vous éviter cette
+fâcheuse extrémité.
+
+--Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. Quoique,
+à vrai dire, je cherche vainement cette même loyauté dans la manière
+spéciale dont vous vous êtes emparé de ma personne.
+
+--Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, et l'importance que
+j'attachais à m'assurer de votre personne et la haute estime que je
+professe pour votre force et votre vaillance.
+
+--L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, avec son
+plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer
+pleinement sur l'avenir de mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez
+nous. Il lui faut renoncer à ce rêve.
+
+--Pourquoi cela, monsieur?
+
+--Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s'il faut mille
+Espagnols pour arrêter un Français, convenez que je peux être bien
+tranquille. Jamais S.M. Philippe d'Espagne n'aura assez de troupes pour
+s'emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces!
+
+--Il vous plaît d'oublier, monsieur, que tous les Français ne valent pas
+M. de Pardaillan.
+
+--Paroles précieuses, venant d'un homme tel que vous, répondit
+Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles
+paroles, vous allez m'inciter à pécher par orgueil!
+
+--S'il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne vous refuserai
+pas l'absolution. Mais je suis venu ici m'assurer si vous ne manquez de
+rien et si, durant cette longue semaine de détention, on a bien eu pour
+vous tous les égards auxquels vous avez droit.
+
+--Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traité. C'est à tel
+point que, lorsqu'il me faudra quitter ces lieux--car il faudra bien que
+je m'en aille--j'éprouverai un véritable déchirement. Mais, puisque
+vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je vous prie, de
+l'incertitude où je suis plongé par suite de vos paroles.
+
+--Parlez, monsieur de Pardaillan.
+
+--Eh bien, vous venez de dire que j'ai passé une longue semaine de
+détention. Quel jour sommes-nous donc?
+
+--Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa avec surprise.
+
+--Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous êtes bien sûr que c'est
+aujourd'hui samedi?
+
+D'Espinosa le considéra une seconde avec une surprise grandissante et
+une inquiétude qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Pour toute réponse,
+il porta à ses lèvres un petit sifflet d'argent et fit entendre une
+modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitôt.
+
+--Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa.
+
+--Samedi, monseigneur, répondirent les moines d'une même voix.
+
+D'Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines sortirent sans
+ajouter un mot de plus.
+
+--Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui
+songeait:
+
+«Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux jours et deux nuits.
+Bizarre! Où veut-il en venir et quel sort me réserve-t-il?»
+
+Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude que
+trahissait l'attention soutenue avec laquelle il le dévisageait:
+
+--Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce point que vous avez
+perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous être ici?
+
+--Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son
+clair regard.
+
+--Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait très sincère.
+
+Et remarquant alors le déjeuner encore intact:
+
+--Dieu me pardonne! vous n'avez pas touché à votre repas. Ce menu ne
+vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre goût? Commandez
+ce qui vous plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent ont
+l'ordre formel de contenter tous vos désirs, quels qu'ils soient...
+
+--De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet.
+
+Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances dont vous
+m'accablez.
+
+S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si bien voilée que
+d'Espinosa ne la perçut pas.
+
+--Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous manquez
+d'exercice. Oui. Évidemment, un homme d'action comme vous s'accommode
+mal à ce régime sédentaire. Une promenade au grand air vous fera du
+bien. Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans les
+jardins du couvent?
+
+--Cela me sera d'autant plus agréable, monsieur, que le plaisir de la
+promenade se doublera de l'honneur de votre compagnie.
+
+--Venez donc, en ce cas.
+
+De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d'argent. De
+nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles.
+
+--Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en écartant les moines d'un
+geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin.
+
+--Faites, monsieur.
+
+Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas. Seulement, dès
+que Pardaillan et d'Espinosa se furent engagés dans le couloir, les deux
+moines rejoignirent deux autres moines qui étaient restés dehors et tous
+les quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier, se
+maintenant toujours à quelques pas derrière lui, s'arrêtant quand il
+s'arrêtait, reprenant leur marche dès qu'il se remettait à marcher.
+
+En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade avec le vague
+espoir qu'une occasion inespérée se présenterait peut-être de fausser
+compagnie à son obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne
+folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions.
+
+Et, quand bien même il serait parvenu à se défaire du grand inquisiteur,
+comment fût-il sorti de ce dédale de couloirs larges et clairs, étroits
+et obscurs, sans cesse sillonnés en tous sens par des groupes de
+religieux? Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles qui
+ceinturaient cours et jardins de tous côtés?
+
+Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour le moment. Mais,
+tout en marchant posément à côté d'Espinosa, tout en paraissant écouter
+avec une attention souriante les explications qu'il lui donnait
+complaisamment sur les occupations variées des membres de la communauté,
+il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir la moindre occasion propice
+qui se présenterait.
+
+Pardaillan se disait que d'Espinosa n'était pas homme à lui faire faire
+une promenade dans les jardins, d'ailleurs admirables, uniquement par
+humanité. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait
+une idée bien arrêtée qu'il finirait par exprimer.
+
+Mais d'Espinosa continuait à parler de choses indifférentes.
+
+Toujours accompagné de Pardaillan, il franchit une dizaine de marches et
+s'engagea dans une large galerie.
+
+Cette galerie s'étendait sur toute la longueur du corps de bâtiment où
+ils se trouvaient. Tout un côté était occupé par de minces colonnettes
+dans le style mauresque, reliées entre elles par un garde-fou qui était
+une merveille de mosaïque et de sculpture.
+
+Cela constituait une longue suite de larges baies par où la lumière
+entrait à flots. Le côté opposé était percé, de distance en distance, de
+portes massives: cellules sans doute.
+
+Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient
+les attendre, les entourèrent silencieusement. Pardaillan remarqua la
+manoeuvre. Il remarqua aussi que ces moines étaient taillés en athlètes.
+
+«Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du dénouement.
+Mais diantre! il paraît que ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse
+pas que de l'inquiéter, puisqu'il me fait garder de près par ces dignes
+révérends qui me paraissent taillés pour porter la cuirasse plutôt que
+le froc!»
+
+La galerie, comme l'avait remarqué Pardaillan, était sillonnée, en tous
+sens, par une infinité de moines qui paraissaient surtout garder les
+baies.
+
+D'Espinosa s'arrêta devant la première porte qu'il rencontra.
+
+--Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, je n'ai
+personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous?
+
+--Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l'honneur
+de me le dire, je ne saurais en douter.
+
+D'Espinosa opina gravement de la tête et reprit:
+
+--Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et, quand
+je suis dans l'exercice de ces fonctions, l'homme que je suis
+doit s'effacer, céder complètement la place au grand inquisiteur,
+c'est-à-dire à un être exceptionnel, inaccessible à tout sentiment de
+pitié, froidement implacable dans l'accomplissement des devoirs de sa
+charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur qui vous parle.
+
+--Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire est donc si difficile!
+Que redoutez-vous! Je suis seul, sans armes, à votre merci. Grand
+inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus.
+
+--Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes condamné. Vous devez
+mourir.
+
+--A la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique. Que ne le
+disiez-vous tout de suite? Je suis condamné, je dois mourir. Reste à
+savoir comment vous comptez m'assassiner.
+
+Avec la même impassibilité, d'Espinosa expliqua:
+
+--Le châtiment doit être toujours proportionné au crime. Le crime que
+vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le châtiment
+doit être terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné à
+la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous êtes une
+nature exceptionnelle. Vous ne vous étonnerez donc pas que le châtiment
+qui vous sera infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est
+rien, en elle-même.
+
+--C'est la manière de la donner. Ce qui revient à dire que vous avez
+inventé à mon intention quelque supplice sans nom.
+
+Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses
+émotions lorsqu'elles étaient, comme en ce moment, à leur paroxysme
+et qu'il méditait quelque coup de folie comme il en avait tenté
+quelques-uns dans sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur
+qu'il fût, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, qu'il
+admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna pas ce qu'elle cachait
+de menaçant pour lui. Il répondit donc, sans ironie aucune:
+
+--J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. Je ne
+suis donc pas étonné de la facilité avec laquelle vous savez comprendre
+à demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez,
+je dois à la vérité de dire que j'ai été puissamment aidé par les
+conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous
+veut la malemort.
+
+--Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. J'espère bien
+avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j'ai à
+lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous êtes un dangereux
+reptile? Savez-vous que l'envie me démange furieusement de vous
+étrangler, pendant que je vous tiens?
+
+Il avait abattu sa main sur l'épaule d'Espinosa, et d'une voix basse il
+lui jetait ces paroles menaçantes dans la figure.
+
+Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se
+soustraire à son étreinte. Ses yeux ne se baissèrent pas devant le
+regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilité,
+comme s'il n'eût pas été en cause:
+
+--Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez rien. Vous devez
+bien penser que je ne suis pas homme à m'exposer à votre fureur sans
+avoir pris mes précautions.
+
+Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et il vit que le
+cercle des moines s'était resserré autour de lui. Il comprit qu'en effet
+il n'aurait pas le temps de mettre sa menace à exécution. Une fois
+encore il serait écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la tête
+et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l'épaule de
+son ennemi:
+
+--Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur
+moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si...
+
+--Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous
+espérez ne se réalisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous
+serez saisi par les révérends pères.
+
+--Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée que vous
+méditez? C'est que je serai contraint de vous faire enchaîner.
+
+Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser la colère qui
+grondait en lui. Les moines qui l'entouraient n'avaient pas fait un
+geste. Les yeux fixés sur le grand inquisiteur, ils attendaient,
+immobiles et muets, qu'il leur donnât, d'un signe, l'ordre d'agir.
+
+En un éclair de lucidité Pardaillan entrevit tout cela; il comprit les
+conséquences irréparables que son geste pourrait avoir et qu'il était
+à la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait
+encore espérer. Couvert de chaînes, c'en était fait de lui.
+
+Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de ses mouvements,
+puisque cela seul lui permettrait de mettre à profit la chance si elle
+se présentait. Lentement, comme à regret, il desserra son étreinte et
+gronda:
+
+--Soit, vous avez raison.
+
+Comme s'il eût jugé l'incident définitivement clos, d'Espinosa se tourna
+vers la porte devant laquelle il s'était arrêté, et cette porte s'ouvrit
+à l'instant même.
+
+A l'instant même aussi, les moines se reculèrent, agrandirent leur
+cercle, comme s'ils avaient compris que leur intervention devenait
+inutile. Mais, de loin comme de près, ils surveillaient attentivement
+les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela
+leur prisonnier.
+
+La porte qui venait de s'ouvrir donnait accès sur une étroite cellule.
+Il n'y avait là aucun meuble et la petite pièce ne recevait le jour que
+par la porte qui venait de s'ouvrir.
+
+Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le sol était
+recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles
+destinées à l'écoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y
+avait rien là-dedans?
+
+Par-ci par-là, sur les murs, des taches brunâtres, suspectes. Sur les
+dalles, des petites flaques de même teinte et de même apparence. C'était
+froid et sinistre, sinistre surtout. Qu'était-ce donc que cette cellule?
+Un cachot? Une tombe? Quoi?...
+
+Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur était habité. Et voici ce
+que les yeux exorbités de Pardaillan virent:
+
+Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de s'ouvrir toute
+grande, un homme--une loque humaine était solidement attaché sur une
+sorte de chaise de bois dont les pieds étaient rivés au sol par de
+solides crampons de fer.
+
+Les jambes de l'homme étaient enchaînées aux pieds de la chaise; son
+buste était maintenu droit contre le dossier de bois par une infinité de
+cordes; la tête, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un
+mouvement; presque sous le menton, une épaisse traverse de bois, percée
+de deux trous, pressait la poitrine de l'homme et, dans ces deux trous,
+ses mains emprisonnées pendaient mollement.
+
+A côté du patient, un moine robuste, le froc relevé jusqu'à la ceinture,
+les larges manches retroussées laissant à nu des biceps puissants,
+maniait, de ses pattes énormes, de minuscules et bizarres instruments
+qu'il examinait attentivement sans paraître se soucier le moins du monde
+de la victime qui, les traits contractés par l'horreur et l'angoisse, le
+regardait faire avec des yeux où luisait une épouvante qui confinait à
+la folie.
+
+Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement donnés,
+car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs de cette scène
+fantastique, il se mit à l'oeuvre dès qu'il eut terminé l'inspection de
+ses instruments.
+
+Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince qu'il avait prise.
+Aussitôt, malgré les liens qui l'enserraient de toutes parts, l'homme
+eut une secousse terrible, à faire croire qu'il allait briser ses
+cordes; en même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s'échappa
+de ses lèvres contractées.
+
+Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de
+rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu'il venait
+de lâcher, une petite pluie rouge tombait goutte à goutte sur le sol
+et l'ensanglantait: le moine venait d'arracher l'ongle. Posément,
+méthodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau saisit
+l'index comme il avait saisi le pouce. Le supplicié se tordit comme
+un ver, une expression de souffrance atroce s'étendit sur sa face
+convulsée; le même hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit
+entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante, du même
+geste indifférent du bourreau jetant négligemment à terre l'ongle auquel
+adhéraient des lambeaux de chair.
+
+Au troisième doigt, l'homme s'évanouit. Alors, le bourreau s'arrêta. Il
+prit, dans une trousse posée à terre, différents ingrédients, apportés
+pour ce cas prévu, et se mit, non pas à panser les plaies affreuses
+qu'il venait de faire, mais à rappeler l'homme à lui avec le même soin,
+la même froide impassibilité qu'il avait mis à le torturer.
+
+Quand le malheureux, sous l'action des remèdes énergiques qui lui
+étaient administrés, reprit ses sens, le moine replaça soigneusement ses
+ingrédients à leur place, reprit ses outils et recommença son horrible
+besogne.
+
+Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume des mains pour
+ne pas crier son horreur et son dégoût, Pardaillan, se demandant s'il
+n'était pas en proie à quelque hideux cauchemar, remué d'une pitié
+immense, sentant son coeur se soulever d'indignation, dut assister,
+impuissant, à cette scène atroce.
+
+Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du patient s'étaient
+changés en râles étouffés, et le bourreau, toujours effroyablement
+insensible et méthodique, se disposait à passer à la deuxième main.
+
+--Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré lui, sans savoir ce
+qu'il disait, peut-être.
+
+Froidement, d'Espinosa formula:
+
+--Ceci n'est rien!... Passons!
+
+Et ils passèrent, en effet. Et Pardaillan s'éloigna en frémissant de la
+sombre porte qui venait de se refermer.
+
+--Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix paisible, n'est
+rien, comparé à celui que vous avez osé commettre.
+
+Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui signifiaient
+évidemment que le supplice qui lui serait infligé à lui, Pardaillan,
+dépasserait ce qu'il venait de voir. Il se raidit pour combattre
+l'épouvante qui se glissait sournoisement en lui.
+
+Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette épouvante
+provenait surtout de l'ébranlement nerveux qu'il venait d'éprouver, et
+il se disait, non sans angoisse, que, si d'Espinosa s'avisait de
+le faire assister coup sur coup à des spectacles de ce genre, cela
+amènerait chez lui une dépression morale qu'il n'était pas sûr de
+pouvoir surmonter.
+
+Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques mètres, pendant
+lesquels Pardaillan s'efforça de maîtriser ses nerfs mis à une si rude
+épreuve.
+
+Au bout d'une vingtaine de pas, deuxième porte: deuxième arrêt.
+Pardaillan frémit.
+
+Comme la première, cette porte s'ouvrit d'elle-même. Comme la première,
+elle démasqua une cellule en tous points semblable à la précédente,
+occupée par un moine-bourreau et par un condamné. Celui-ci, comme le
+premier, était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement, celui-ci
+avait les bras attachés en croix et le torse, nu, bien à découvert, ne
+supportait aucune entrave qui eût probablement gêné le tortionnaire.
+Comme le premier, ce moine-bourreau commença son effroyable besogne, dès
+que la porte se fut ouverte.
+
+Muni d'un instrument à lame fine et acérée, il pratiqua une incision sur
+toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le
+dépouiller tout vif. Comme précédemment, des hurlements affreux se
+firent entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur et à
+mesure que, l'horrible besogne s'avançant, le patient perdait de plus en
+plus ses forces.
+
+Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de délicatesse
+épouvantable, tirait sur la peau, qui se détachait, la rabattait,
+fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait à nu les
+veines, les artères, les nerfs.
+
+Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son indifférence, il
+prenait une poignée de sel pilé et retendait doucement sur ces pauvres
+chairs sanglantes, et, alors, les hurlements redoublaient, perçaient le
+cerveau de Pardaillan comme des lames rougies à blanc.
+
+Et, de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine humaine, des
+filets de sang s'écoulaient lentement, tombaient sur îles dalles qui
+rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons
+signalées et dont Pardaillan, affolé, comprenait maintenant l'utilité.
+
+--Passons, dit d'Espinosa sur le même ton bref et indifférent.
+
+Et, comme il l'avait déjà fait, d'Espinosa répéta avec une insistance
+grosse de menaces sous-entendues:
+
+--Le crime de cet homme n'est rien, comparé à celui que vous avez
+commis.
+
+Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son
+sinistre laconisme. Seulement, cette deuxième porte ne se referma pas
+comme la première, en sorte que, Pardaillan, en s'éloignant d'un pas
+qu'il allongeait inconsciemment, délivré de l'horrifiante vision,
+continua d'être poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les
+hurlements de douleur, qui s'échappaient de cette porte restée ouverte
+et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons.
+
+«Mordieu! s'écria-t-il avec fureur, vais-je être obligé de contempler
+longtemps d'aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce misérable a donc
+juré de me rendre fou!»
+
+Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un coup de tonnerre.
+
+Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eût
+déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire, tout à coup, il se
+rappela les paroles échangées entre Fausta et d'Espinosa lors de son
+algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux de
+l'adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais tu ne me reconnaîtras
+pas.» Et il clama dans sa pensée:
+
+«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité de me faire
+sombrer dans la folie! Et c'est Fausta qui a inventé cela! Eh! je me
+souviens maintenant, c'est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé
+de me frapper dans mon intelligence. La diabolique créature m'a pris au
+mot... Je croyais la connaître et je suis forcé de m'avouer que je ne
+l'eusse jamais supposée capable d'une telle scélératesse!»
+
+Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait l'épouvantable
+spectacle que lui présentait d'Espinosa, il souffla bruyamment, comme
+quelqu'un qui se trouve déchargé du lourd fardeau qui l'oppressait,
+cuirassa son coeur pour le rendre momentanément insensible, commanda à
+ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence, il suivit son
+sinistre guide, résolu à tout voir et tout entendre.
+
+A la troisième porte, troisième arrêt. Là, c'était un malheureux qu'on
+tenaillait avec des fers rougis à blanc. Et le moine tortionnaire, avec
+une insensibilité égale à celle des deux autres, se penchait sur un
+récipient placé sur un réchaud, y puisait une cuillerée d'un liquide
+blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le
+trou béant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu'il
+versait ainsi sur les plaies, c'était un mélange d'huile bouillante, de
+plomb et d'étain fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable
+supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui n'avaient plus
+rien d'humain, et, d'une voix de dément--peut-être devenu subitement
+fou--rugissait: «Encore!... Encore!...»
+
+Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l'écorché vivant que le
+moine-bourreau continuait de travailler.
+
+Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan se
+raidissait pour ne rien laisser paraître de ses impressions. Et, aux
+yeux de d'Espinosa, il pouvait passer pour très calme, parfaitement
+maître de lui. Mais, pour quelqu'un qui l'eût bien connu, la fixité
+étrange du regard, la teinte terreuse répandue sur ses joues, une
+imperceptible crispation des lèvres, très pâles ou trop rouges, parce
+qu'il venait de les mordre, eussent été autant d'indices visibles de
+l'émotion qui l'étreignait et de l'effort surhumain qu'il faisait pour
+la surmonter.
+
+Une fois encore, d'Espinosa prononça son glacial: «Passons!» Une fois
+encore il ajouta que le crime du misérable qui râlait et hurlait tour à
+tour n'était rien, comparé au crime de Pardaillan.
+
+Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit à travers
+l'interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes,
+des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphèmes des
+malheureux que le délire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait à des
+supplices que nous avons peine à concevoir aujourd'hui.
+
+Après l'homme tenaillé vivant, ce fut l'homme à qui l'on brisa les
+membres à coups de masse de fer, puis celui à qui l'on creva les yeux,
+et celui à qui l'on arracha la langue, en passant par le supplice du
+chevalet, celui de l'eau, sans compter celui à qui l'on enferma les
+mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on faisait sécher en
+les exposant à la flamme d'un réchaud.
+
+La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine poussa un
+guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu'on avait rendus
+hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entièrement
+nu et le mettre en pièces à coups de leurs griffes acérées.
+
+Tout ce que l'imagination la plus déréglée peut concevoir de supplices
+infâmes, de raffinements de torture inouïs, passa là, sous ses yeux, et,
+de toutes ces portes demeurées ouvertes, jaillissaient des gémissements
+qui eussent attendri un tigre.
+
+Et, à chaque porte, d'Espinosa répétait son immuable: «Passons!»
+toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et
+qui n'était toujours rien, comparé au crime de Pardaillan.
+
+Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut
+délivré de l'effrayant cauchemar qu'il vivait depuis une heure. Malgré
+ses effort, malgré son stoïcisme, il sentait sa raison chanceler. Et la
+pitié qu'il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait
+le crime, était telle qu'il oubliait que cette effrayante série de
+supplices sans nom qu'on faisait défiler sous ses yeux n'avait qu'un
+but: lui rappeler que tout ce qu'il voyait là d'horrible et d'affreux
+n'était rien, comparé à ce qui l'attendait, lui.
+
+
+
+XV
+
+LE REPAS DE TANTALE
+
+A l'extrémité de l'horrible galerie, il y avait un escalier de quelques
+marches, et, sur la droite, un mur, très haut, continuait cette galerie.
+L'escalier aboutissait à un jardinet. Le mur séparait ce jardinet du
+grand jardin.
+
+En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de l'éclatant
+soleil, Pardaillan respira à pleins poumons. Il lui semblait sortir d'un
+lieu privé d'air et de lumière. Et, en faisant peser sur d'Espinosa,
+toujours impassible à son côté, un regard lourd de menaces, il pensa:
+
+«Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat, mais, mordieu!
+il était temps que l'infernal supplice qu'il vient de m'infliger prît
+fin.»
+
+Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d'horreur, il voulut
+les poser sur les fleurs qui embaumaient l'air qu'il respirait avec
+délices. Alors, il tressaillit et murmura:
+
+«Ah! quel diable de jardin est-ce là!»
+
+Ce qui motivait cette exclamation, c'était la disposition spéciale du
+jardinet. Voici:
+
+De l'escalier, par où il venait de descendre, jusqu'à un corps de
+bâtiment composé d'un rez-de-chaussée seulement, et en mauvais état, ce
+jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix à douze mètres environ.
+
+Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait la
+galerie et le séparait du grand jardin, jusqu'à un autre corps de
+bâtiment composé aussi d'un seul rez-de-chaussée, il mesurait environ
+une trentaine de mètres. De sorte que ce jardinet se trouvait enfermé
+entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment plus important où se
+trouvait la galerie) et une haute muraille.
+
+Mais ce n'était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce qui l'étonnait,
+c'est que ce jardinet était coupé, au milieu et dans toute sa longueur,
+par un parapet surmonté d'une haute grille dont les barreaux étaient
+très forts et très rapprochés.
+
+En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés, partaient
+du toit d'un de ces corps de bâtiment, et venaient s'encastrer sur la
+grille verticale. De sorte que cela constituait une cage monstrueuse.
+
+Des plantes grimpantes, s'enlaçant aux barreaux, montaient jusqu'au
+faîte de cette étrange cage, y formaient un dôme de verdure et
+masquaient en partie ce qui s'y passait.
+
+Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par son escorte de
+moines-geôliers, d'Espinosa tourna à gauche, se dirigeant tout droit
+vers le bâtiment qui occupait la largeur du jardinet.
+
+Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le bruit de leurs
+pas se fit entendre sur le gravier de l'allée, il perçut comme une
+galopade furieuse de l'autre côté du rideau de verdure qui masquait
+la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches
+froissées, des faces humaines hâves, décharnées, des yeux luisants ou
+mornes, se montrèrent de-ci de-là entre les barreaux, et une plainte
+déchirante, monotone, s'éleva soudain:
+
+«Faim!... Faim!... Manger!... Manger!...»
+
+Et, presque aussitôt, une voix rude cria:
+
+--Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la niche!
+
+Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou d'une lanière
+cinglant un corps, suivi à son tour d'un hurlement de douleur. Ensuite,
+une fuite éperdue et la même voix rude accompagnant chaque coup de fouet
+de ce cri, toujours le même:
+
+«A la niche! A la niche!»
+
+Voilà ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un éclair.
+Et, en jetant un coup d'oeil angoissé sur la cage fantastique, il
+songea:
+
+«Quelle abominable surprise me réserve encore ce maître-bourreau?
+
+D'Espinosa s'arrêta devant le corps de bâtiment. Un moine se détacha du
+groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient extérieurement un fort
+volet de bois. Le volet ouvert tout grand démasqua une ouverture garnie
+d'épais barreaux croisés.
+
+Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol fangeux de
+cette fosse, au milieu d'immondices innommables, à moitié nu, un homme
+était accroupi.
+
+Aveuglé par le flot de lumière succédant sans transition à l'obscurité
+profonde dans laquelle il était plongé, il demeura un instant immobile,
+les yeux clignotants. Puis il se dressa brusquement, déchira l'air d'un
+hurlement lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper ceux
+qui le regardaient du dehors.
+
+Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre les barreaux de
+fer, sans arrêter ses hurlements. Alors, du plafond de la fosse, une
+trombe d'eau s'abattit sur le forcené. Il lâcha les barreaux, se rejeta
+dans sa fosse et se mit à courir dans tous les sens, cherchant à se
+soustraire à l'avalanche liquide qui le poursuivait partout.
+
+Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses, puis le
+malheureux suffoqua et s'abattit pantelant au milieu de sa fosse,
+pendant que l'eau tombait, implacablement et à torrents, sur lui.
+
+Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une porte s'ouvrit; un
+moine, armé d'une discipline, entra et attendit patiemment que l'homme,
+à moitié suffoqué, reprît ses sens.
+
+Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, iî aperçut le moine qui
+l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, car, avant même
+que le moine eût fait un geste, il se redressa d'un bond, et se mit à
+tourner autour de la fosse, sans s'arrêter de hurler. Froidement, sans
+hâte, en relevant d'une main sa robe qui eût pu traîner dans la boue, le
+moine se mit aussi en marche. Seulement, à chaque pas qu'il faisait, il
+levait la discipline et la laissait tomber à toute volée sur les épaules
+de l'homme qui bondissait à tort et à travers, mais ne cherchait pas à
+entrer en lutte avec le terrible moine.
+
+On eût dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, menaçant, mais
+n'ayant pas le courage de se jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son
+bourreau.
+
+Très rapidement, la victime, épuisée déjà par les jets d'eau reçus,
+tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine continua de la
+fustiger jusqu'à ce qu'il vît qu'elle était évanouie. Alors, il attacha
+sa discipline à sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquiéter de
+l'homme, il sortit posément, comme il était entré.
+
+Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet, s'occupait à le
+refermer, d'Espinosa expliquait avec une froide indifférence:
+
+--Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous ceux que vous
+venez de voir. L'homme que nous quittons, de son vivant, était duc et
+grand d'Espagne. Le crime qu'il a commis méritait un châtiment spécial.
+L'homme a été discrètement enlevé et conduit ici... comme vous. On lui
+a fait boire d'une certaine potion préparée par un révérend père de ce
+couvent. Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un
+certain temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une dose suffisante
+sent son intelligence s'obscurcir. Alors, nous soumettons le condamné à
+un régime spécial.
+
+--Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je n'ai pu vous faire
+voir, attendu qu'il n'y en a aucun d'occupé en ce moment. Au bout de
+quelques jours, le condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de
+là complètement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, ont parfois
+encore des éclairs de lucidité et sont dangereux. Alors, nous les
+mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi
+durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c'est fini.
+Ils sont irrémédiablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que
+leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans
+crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au
+grand air, dans la cage que vous voyez.
+
+Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme,
+qui lui était habituel, d'Espinosa conduisait Pardaillan, secoué
+d'indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid
+et intrépide, vers la cage de fer.
+
+Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan put voir.
+Il y avait là une vingtaine de malheureux à peine couverts de loques
+ignobles, maigres comme des squelettes, pâles, avec des barbes et des
+chevelures embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre, en
+plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme des fauves en
+cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. Presque tous s'isolaient.
+
+Dès qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruèrent sur
+les barreaux. Non point menaçants, comme le duc, mais suppliants, les
+mains jointes, et, de leurs pauvres lèvres crispées, tombaient ces mots
+terribles que Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des moines
+prit dans un coin un panier préparé d'avance, et en vida le contenu à
+travers les barreaux.
+
+Et, Pardaillan, le coeur soulevé de dégoût et d'horreur, vit que ce que
+l'exécrable moine venait de vider ainsi était tout simplement un panier
+d'ordures. Et, le plus horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on
+laissait lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur ces
+immondes ordures, se les disputèrent en grondant et que chacun, dès
+qu'il avait pu happer un morceau de n'importe quoi, s'enfuyait avec sa
+proie, de peur qu'on ne vînt la lui arracher.
+
+«Horrible! répéta encore une fois Pardaillan, qui eût voulu s'enfuir et
+ne pouvait détacher ses yeux de cet écoeurant spectacle.
+
+--Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, beaux, riches,
+braves et intelligents. Tous, ils étaient de la plus haute noblesse.
+Voyez ce qu'en ont fait le breuvage inventé par un de nos pères et
+le régime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là,
+chevalier?
+
+Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance qui masquait
+sa physionomie, Pardaillan lui lança, sur un ton détaché qui émerveilla
+le grand inquisiteur:
+
+--Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, à quoi
+riment ces écoeurantes exhibitions?
+
+Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer les lèvres
+d'Espinosa.
+
+--J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien pénétré de cette
+pensée qu'irrémissiblement condamné, tout ce que vous venez de voir
+n'est rien auprès de ce qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je
+n'aurais fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je devais à
+votre caractère intrépide, que j'admire plus que quiconque, croyez-le
+bien.
+
+--Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. Et, maintenant,
+faites-moi reconduire dans mon cachot... ou ailleurs... A moins que vous
+n'en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez
+de me montrer.
+
+--C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible.
+
+Et, se tournant vers les moines:
+
+--Puisqu'il le désire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan à sa
+chambre. Et n'oubliez pas que j'entends qu'il soit traité avec tous les
+égards qui lui sont dus.
+
+Et, revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude:
+
+--Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et
+buvez... Ne faites pas comme ce matin, où vous n'avez rien pris. La
+diète est mauvaise dans votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas
+de votre goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien ne vous
+sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez!
+
+--Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l'étonnement
+que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux.
+Mais j'ai un estomac fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis
+bien obligé de lui obéir.
+
+--Espérons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac se montrera
+mieux disposé que ce matin.
+
+--Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'éloignant au milieu de
+son escorte de moines-geôliers.
+
+Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre,
+Pardaillan se mit à marcher de long en large avec agitation.
+
+«Pouah! songeait-il, la venimeuse bête! Comment ai-je pu résister à la
+tentation de l'étrangler de mes mains?
+
+Et, avec un sourire qui eût donné le frisson au grand inquisiteur, s'il
+l'avait vu:
+
+«Bah! il l'a bien dit: il était gardé de près. Je n'aurais pas eu le
+temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagné de me voir enchaîner. Mes
+mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se présentera pas?
+Alors...
+
+Et son sourire se fit plus aigu.
+
+Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à réfléchir
+profondément, repassant dans son esprit les scènes qui venaient de se
+dérouler, jusque dans leurs plus petits détails, évoquant les moindres
+gestes, les coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les
+plus insignifiantes en apparence, et s'efforçant de tirer la vérité de
+ses observations et de ses déductions.
+
+Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux luisants de
+convoitise, ils étalèrent amoureusement les provisions sur la table,
+alignèrent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au
+lieu de se retirer, comme ils faisaient d'habitude, ils restèrent en
+contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fît
+honneur à ce repas soigné. Voyant qu'il ne se décidait pas, un des deux
+moines demanda:
+
+--Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger?
+
+Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux gardiens,
+Pardaillan répondit doucement:
+
+--Tout à l'heure, peut-être... Pour le moment, je n'ai pas faim.
+
+Les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil que Pardaillan surprit
+au passage.
+
+--Monsieur le chevalier désire-t-il qu'on lui fasse autre chose? insista
+le moine.
+
+--Non, mon révérend, je ne désire rien qu'une chose...
+
+--Laquelle? fit le moine avec empressement.
+
+--Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan.
+
+Les deux moines échangèrent encore le même coup d'oeil furtif que
+Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent une dernière fois les
+mets appétissants dont la table était chargée, et sortirent enfin en
+étouffant un gros soupir.
+
+Dès qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup d'oeil que le
+judas de la porte était bien fermé. Il s'approcha alors de la table et
+contempla les plats, nombreux et variés, qui la garnissaient. Il en
+prit quelques-uns au hasard et se mit à les sentir avec une attention
+soutenue.
+
+«Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats à leur place.
+En revanche, mordieu! je sens que j'étrangle de faim et de soif!...
+
+Il prit un flacon.
+
+«Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu'est-ce que cela prouve!»
+
+Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les mets.
+
+«Rien! je ne sens rien!»
+
+Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table.
+
+«Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du
+Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! je puis bien patienter.
+
+Il tourna le dos à la table pour s'arracher à la tentation et s'en fut
+vers le coffre où il avait enfermé le reste de ses provisions de la
+veille. Il fit une piteuse grimace et grommela:
+
+--C'est maigre!
+
+Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à sa bouche. Mais il
+n'acheva pas le geste.
+
+--Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas pénétré ici pendant la
+promenade que m'a fait faire cet inquisiteur que la foudre écrase!...
+Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels
+maintenant?
+
+Il replaça la tranche où il l'avait prise et referma le coffre. Il
+traîna le fauteuil devant la fenêtre et s'assit, le dos tourné à la
+table tentatrice. En même temps, pour se donner la force de résister, il
+murmura:
+
+«Je n'ai plus guère que deux jours et demi à patienter. Que diable! deux
+jours sont bientôt passés!
+
+Et, par un puissant effort de volonté, il réussit à se soustraire
+à cette obsession et se mit à repasser tout ce que lui avait dit
+d'Espinosa.
+
+Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement: «On lui fait
+boire une potion... Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit...
+Il sent son intelligence s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore
+la folie.»
+
+Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinément
+à la mémoire: au premier repas qu'il avait fait dans cette chambre, à ce
+même repas où il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi
+plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la table une
+bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et
+l'avait mise de côté, la réservant pour la bonne bouche. Or, à la fin
+de son repas, lorsqu'il voulut attaquer la bonne bouteille, il s'était
+senti pris d'un subit malaise. C'était le narcotique qui faisait son
+effet.
+
+Cela avait été très passager. Mais il n'en fallait pas plus pour
+éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre qu'il venait de remplir,
+il le porta à ses narines et le flaira longuement.
+
+Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le
+verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide léger et mousseux
+sur sa langue et se mit à le déguster avec tout le soin d'un parfait
+connaisseur qu'il était. Le résultat de cette dégustation avait été
+qu'il avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son
+repas était achevé. Il n'avait plus ni faim ni soif.
+
+Tout à coup, une inspiration soudaine lui était venue. Il s'était levé
+et était allé vider le verre et tout le contenu de la bouteille de
+ce Saumur, qui lui paressait suspect, dans le bassin de cuivre qui
+contenait encore l'eau sale rougie de son sang, qu'il y avait laissée
+après s'être convenablement débarbouillé. Puis, il était revenu
+s'asseoir à table, reposant la bouteille et le verre à leur place.
+Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d'un sommeil
+irrésistible, il s'était endormi aussitôt.
+
+Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi ce détail
+qu'il avait presque oublié lui revenait-il maintenant obstinément à la
+mémoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcées
+par d'Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur,
+parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout à coup revenu à
+la mémoire, dans ce qu'il appelait déjà la «galerie des supplices»,
+pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau à la mémoire?
+
+Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille de vin de
+Saumur vidée dans une cuvette d'eau sale, des paroles d'Espinosa, des
+paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C'est ce que nous
+ne saurions dire. Mais toujours est-il que, peu à peu il s'assoupit dans
+son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait aux lèvres un
+sourire narquois, et, de temps en temps, il bredouillait des mots sans
+suite, parmi lesquels revenait fréquemment celui-ci: FOLIE.
+
+Le soir venu, les moines, consternés de voir qu'il n'avait pas touché
+au dîner, non plus qu'au déjeuner, lui servirent un souper plus soigné
+encore que les précédents repas. Malgré leur insistance, Pardaillan
+refusa de manger.
+
+Les moines durent se retirer sans être parvenus à le décider et, dès
+qu'il se vit seul, il se hâta de se mettre au lit pour se soustraire
+à la tentation de la table étincelante. Et il faut convenir qu'il
+lui fallut une force de volonté peu commune, car la faim se faisait
+cruellement sentir. Peut-être l'eût-il moins sentie s'il avait pu
+détacher complètement son esprit de cette pensée.
+
+Mais les moines revenaient obstinément avec leur table chargée de mets
+appétissants. Et, sous prétexte que, peut-être plus tard, il voudrait
+faire honneur à ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout
+ce qu'elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait, à
+force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la
+table suffisait à réveiller son estomac qui se mettait aussitôt à hurler
+famine.
+
+Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec aggravation de repas
+augmentés. En effet, les moines, impitoyables, lui servirent un petit et
+un grand déjeuner, un dîner, une collation et un souper.
+
+Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à l'abominable
+tentation d'une table qui se faisait de plus en plus recherchée, de plus
+en plus abondante et délicate, de plus en plus chargée des crus les plus
+rares et les plus renommés.
+
+Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête en feu, sentant
+ses jambes se dérober sous lui, se disait pour se donner du courage:
+
+«Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera comme les deux
+autres! Et après?... Bah! nous verrons bien. Arrive qu'arrive.
+
+Il cherchait toujours un moyen de s'évader. Il ne trouvait rien. Et
+maintenant, peut-être par suite de la faiblesse qu'il éprouvait et qui
+le privait d'une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait à
+compter sur le Chico, à espérer que, peut-être, il réussirait à le tirer
+de là, et il passait la plus grande partie de son temps à guetter par la
+fenêtre, espérant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme,
+espérant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra
+pas, ne donna pas signe de vie.
+
+Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement affectés de
+son obstination à refuser toute nourriture. Jusqu'au jour de la visite
+de d'Espinosa, ces deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux
+qu'il eût pu les croire muets.
+
+A dater de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent aussi
+bavards qu'ils avaient été muets jusque-là. Et, comme leur grande
+préoccupation était de voir que le prisonnier confié à leurs soins ne
+voulait rien prendre, les dignes révérends n'ouvraient la bouche que
+pour parler mangeaille et beuverie.
+
+L'un recommandait particulièrement tel plat, dont il donnait la recette,
+l'autre prônait tel entremets sucré, délicieux, disait-il, à s'en lécher
+les doigts; l'un sommait le chevalier de goûter au mets qu'il vantait,
+l'autre l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par tous
+les saints que goûter à cette pitance c'était s'exposer bénévolement à
+un empoisonnement certain.
+
+Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim,
+avaient quelque chose de hideux et grotesque à la fois.
+
+Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés bavards et les
+prier de le laisser tranquille. Ils eussent obéi. Mais Pardaillan était
+persuadé que les deux moines jouaient une abominable comédie, pour
+l'amener à absorber le liquide ou l'aliment qui contenait le poison
+destiné à le foudroyer.
+
+Il était persuadé que, s'il avait voulu les chasser, les moines
+n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstinés à
+le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n'y avait qu'à se
+résigner.
+
+Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la
+comédie. Ils étaient bien sincères. C'était deux pauvres diables de
+moines, d'esprit plutôt borné, qui ne devaient la mission de confiance
+dont ils étaient chargés qu'à leur force herculéenne.
+
+On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur avait ordonné
+d'accéder à tous ses désirs, et, hormis de lui ouvrir la porte et de le
+laisser aller, d'obéir à ses ordres.
+
+On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs efforts pour
+l'amener à prendre un peu de nourriture. Ils s'acquittaient très
+consciencieusement de leur tâche et n'en cherchaient pas plus long.
+
+Comme on les savait quelque peu gourmands et ne détestant nullement
+de vider une bonne bouteille, on leur avait défendu, sous menace des
+châtiments les plus exemplaires, d'accepter quoi que ce fût de leur
+prisonnier, fût-ce une simple goutte d'eau.
+
+Enfin--et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien au hasard et
+savait habilement utiliser les passions de ceux qu'il employait--on leur
+avait dit que, s'ils amenaient leur prisonnier à goûter à un seul des
+innombrables plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce
+qu'une gorgée de vin ou d'eau, les restes de la magnifique table leur
+reviendraient intégralement et qu'ils pourraient boire et manger tout
+leur soûl et se griser à en rouler par terre, ayant d'avance absolution
+pleine et entière.
+
+Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, à différentes
+reprises, et pour avoir le coeur net il avait placé devant les moines un
+des plats pris au hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre
+d'un vin généreux et:
+
+--Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir
+manger, dites-vous... Eh bien, goûtez une bouchée seulement de ce plat,
+et je vous jure que j'en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée
+de ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la bouteille
+ensuite.
+
+--Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navré un des moines.
+
+--Pourquoi? demandait Pardaillan.
+
+--Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit d'accepter rien de
+vous.
+
+--Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre.
+
+--La discipline et autres châtiments corporels, et l'_in pace_, et la
+diète forcée et...
+
+--N'en parlons plus, interrompait Pardaillan.
+
+Et, en lui-même, il ajoutait:
+
+«Pardieu! ils n'auraient garde d'y goûter: les sacripants savent que ces
+mets sont empoisonnés.»
+
+Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias (pourquoi
+ne ferions-nous pas connaître les noms des deux moines gardiens?) se
+montrèrent plus affectés que jamais, affectés et furieux; navrés, parce
+qu'ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses; furieux, parce
+qu'ils n'étaient pas éloignés de croire que leur prisonnier s'obstinait
+ainsi uniquement pour leur faire pièce. Or, voici qu'à l'heure du dîner
+les deux moines se présentèrent devant Pardaillan comme d'habitude.
+Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frère
+Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias,
+annonça d'une superbe voix de basse:
+
+--Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire, nous aurons
+l'honneur de lui servir le dîner.
+
+Pardaillan fut ébahi de cette annoncé: Que signifiait cette fantaisie et
+quelle surprise douloureuse ou quel piège dissimulait-elle?
+
+A voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, à leurs
+sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux qu'ils échangeaient, il
+crut comprendre qu'il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il
+répondit donc sèchement:
+
+«Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais
+point manger. Vous n'aurez donc pas l'honneur de me servir le dîner,
+attendu que je suis résolu à ne point bouger d'ici.
+
+Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos.
+
+Les deux moines se regardèrent consternés.
+
+Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient des deux,
+partant le plus disposé à se mettre en avant, fit une tentative
+désespérée, et, sur un ton qui n'admettait pas de réplique:
+
+--Il faut venir cependant, trancha-t-il.
+
+Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se redressa aussitôt,
+et, avec un sourire narquois, il goguenarda:
+
+--Il faut?... Pourquoi?
+
+--C'est l'ordre, dit plus doucement frère Zacarias.
+
+--Et si je refuse d'obéir à l'ordre? railla Pardaillan.
+
+--Nous serons forcés de vous porter.
+
+Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait rien pris depuis
+bientôt trois jours, mais il sentait bien qu'il était encore de force
+à mettre facilement à la raison les deux insolents frocards. Il allait
+donc projeter ses deux poings en avant lorsqu'une réflexion subite
+arrêta le geste ébauché.
+
+«Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas
+l'occasion cherchée de fausser compagnie à tous ces moines, que l'enfer
+engloutisse!»
+
+Le résultat de cette réflexion fût qu'au lieu de frapper comme il en
+avait eu l'intention il répondit paisiblement, avec son plus gracieux
+sourire:
+
+--Soit! j'irai donc de plein gré, à seule fin de vous éviter la peine de
+me porter.
+
+Les deux moines eurent une grimace de satisfaction.
+
+--A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frère Bautista,
+vous voilà raisonnable. Et, par saint Baptiste, mon vénéré patron,
+vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le
+réfectoire où nous vous conduisons!
+
+--Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, c'est l'ordre, comme
+dit si élégamment votre digne frère. Mais je vous préviens: cette
+fois-ci, pas plus que les autres, vous ne réussirez à me faire absorber
+la moindre nourriture.
+
+Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent un coup d'oeil
+inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.
+
+--Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous
+aurez l'affreux courage de vous dérober devant les délices de la table
+qui vous attend.
+
+Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines robustes
+qui entourèrent le chevalier et le conduisirent jusqu'à la porte du
+réfectoire, située dans le même couloir.
+
+L'escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses deux gardiens
+ordinaires. Derrière lui il entendit grincer les verrous. Il jeta autour
+de lui un regard investigateur qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux
+moindres détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle
+réjouissant qui s'offrait à ses yeux.
+
+La salle elle-même était carrée, haute de plafond, vaste de dimensions.
+Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entièrement,
+des essences les plus rares, étaient de véritables merveilles de
+mosaïque et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux
+côtés de la salle et représentaient les quatre saisons. Mais, si le
+décor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu'il
+représentait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet
+était le même partout.
+
+C'était une profusion de fruits, de victuailles variées, de flacons, que
+des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement.
+
+Une cheminée monumentale occupait à elle seule les deux tiers d'un côté.
+L'intérieur de cette cheminée était garni d'arbustes, de plantes rares,
+de fleurs aux parfums très doux, rangés en corbeille autour d'une vasque
+de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec un murmure
+caresseur, et rafraîchissant l'air, saturé de parfums. Deux fenêtres
+aux rideaux de velours hermétiquement clos; dix fauteuils de dimensions
+colossales s'espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient
+vis-à-vis. Bien qu'il fît grand jour au-dehors, aux quatre angles,
+quatre torchères énormes, chargées de cire rose et parfumée, qui se
+consumaient lentement et dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient
+dans la salle ce parfum spécial qu'on y respirait.
+
+Voilà ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil.
+
+Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en vue de la
+glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir été conçu en vue
+de l'inciter à faire comme les personnages des tableaux et tapisseries,
+c'est-à-dire à bâfrer sans retenue.
+
+Au centre de la salle, une table était dressée, autour de laquelle vingt
+personnes eussent pu s'asseoir à l'aise. Une nappe d'une blancheur
+éblouissante et d'une finesse arachnéenne; des chemins de table en
+dentelles précieuses, des surtouts d'argent massif, des cristaux
+enchâssés de métal précieux, une vaisselle d'or et d'argent, des
+flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs. Tel était le
+décor prestigieux destiné à encadrer dignement les innombrables plats,
+les fruits savoureux, les entremets, les pâtisseries, les compotes et
+les gelées et l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes
+dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues,
+vénérablement poussiéreuses.
+
+Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui eussent suffi à
+rassasier vingt personnes douées du plus solide appétit, un couvert,
+un seul, était mis. Et, devant cet unique couvert, un vaste fauteuil
+semblait tendre ses bras rigides à l'heureux gourmet à l'intention
+duquel on avait fait cette débauche de richesses gastronomiques.
+
+Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias et Bautista. Et
+leurs yeux clignotants, leur énorme bouche qui s'arrondissait en cul de
+poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums répandus
+dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie,
+tout dans leur attitude semblait dire que tout cela était leur oeuvre à
+eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas.
+
+--Admirable! dit-il simplement, d'un air très convaincu.
+
+--N'est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous, mon frère,
+quand vous aurez goûté aux délicieuses choses qui figurent sur cette
+table!
+
+Les deux moines se regardaient d'un air triomphant.
+
+Hélas! leur joie fut de courte durée, car Pardaillan ajouta aussitôt:
+
+--Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup de peine bien
+inutilement, car je ne toucherai à rien des merveilles entassées là.
+
+La consternation des moines confina au désespoir. Pour un peu, ils
+l'eussent battu.
+
+--Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista. Asseyez-vous plutôt
+dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras.
+
+--Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre... Rien,
+entendez-vous?
+
+--C'est l'ordre! dit doucement frère Zacarias.
+
+Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de côté.
+
+--Vous l'avez déjà dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas
+souvent vos formules.
+
+--Puisque c'est l'ordre! répéta naïvement frère Zacarias.
+
+--Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le pour l'amour de
+nous... Nous sommes déshonorés si vous résistez à tous nos efforts.
+
+Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère? Comprit-il
+que la résistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la
+consigne reçue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun répit, tant
+qu'il ne se serait pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions
+dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il condescendit:
+
+--Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien m'asseoir là... Mais
+vous serez bien fins si vous réussissez à me faire ingurgiter la moindre
+des choses.
+
+Et il s'assit brusquement, avec un air qui eût donné fort à réfléchir
+aux dignes moines s'ils avaient été plus physionomistes ou s'ils avaient
+mieux connu leur prisonnier.
+
+--Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner, allons,
+faites en conscience votre métier de bourreau.
+
+Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils ne comprenaient
+pas.
+
+Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui
+semblait être dissimulé derrière la cheminée, se mit à jouer des airs
+tour à tour tendres et languissants, joyeux et capricants. Et les sons
+des instruments à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus des
+flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voilés,
+mystérieux, comme très lointains, évocateurs de rêves mélancoliques ou
+joyeux.
+
+Cette mise en scène savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces
+parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats,
+l'arôme capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topazes
+dans des coupes de pur cristal, au long pied de métal précieux,
+chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, il y avait là plus qu'il n'en fallait pour
+affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. Malgré sa force de
+caractère peu commune, Pardaillan était pâle de l'effort surhumain qu'il
+faisait pour se maîtriser.
+
+Avait-il donc réellement peur du poison dont il était menacé?
+
+Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menacé à mots couverts des
+supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu'entre une
+torture savamment dosée pour la faire durer des heures et des jours,
+peut-être, et un poison foudroyant, le choix était tout fait. N'importe
+qui, à sa place, n'eût pas hésité et eût pris le poison.
+
+Ce n'était pas la mort elle-même, non plus, qui l'effrayait. En
+descendant au fond de sa conscience, on eût peut-être trouvé que la
+mort eût été accueillie par lui comme une délivrance. Depuis que mortes
+étaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne
+pouvait plus guère tenir à la vie.
+
+Alors?
+
+Alors, il y avait ceci: avec ses idées spéciales, Pardaillan se disait
+qu'ayant accepté du roi Henri une mission de confiance il n'avait pas le
+droit de mourir, lui, Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie.
+
+On voit qu'il était rigoureusement logique. Seulement, pour mettre en
+pratique une logique de ce genre, il fallait être doué d'une énergie peu
+commune, d'une dose de volonté, d'un courage et d'un sang-froid qu'il
+était peut-être seul capable d'avoir.
+
+Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé, calculé et finalement
+résolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives
+désespérées de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec
+une inébranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'était tracée.
+
+Une chose qu'il avait aussi décidée, et que nous devons faire connaître,
+c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement en prenant la
+nourriture qu'on lui présenterait, le quatrième jour à partir de la
+réception du billet du Chico.
+
+Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur
+le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n'importe qui.
+
+Le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains. Pour le moment,
+cette carte n'était pas à dédaigner plus qu'une autre. Elle pouvait
+être bonne, elle pouvait être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela
+dépendrait du jeu qu'abattrait son adversaire.
+
+Il s'était fixé ce terme de quatre jours, simplement parce qu'il se
+disait que les forces humaines ont une limite, et que, s'il voulait être
+en état de profiter des événements favorables qui pouvaient toujours
+se produire, il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces
+affaiblies par un long jeûne..
+
+Évidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tête.
+Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d'une manière ou d'une
+autre. C'était un risque à courir, il le savait bien: il le courrait,
+voilà tout.
+
+Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d'Espinosa ne
+renoncerait pas au poison pour chercher autre chose.
+
+Lorsqu'ils eurent enfin amené leur prisonnier à s'asseoir devant son
+couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort était fait
+et que cet homme extraordinaire ne saurait, cette fois, résister aux
+tentations accumulées sur cette table.
+
+Avec des précautions minutieuses, ils saisirent chacun un flacon et
+versèrent, l'un d'un certain vin de Beaune que les années de bouteille
+avaient pâli à tel point que, du rouge initial, il était passé au rose
+effacé; l'autre, d'un certain xérès qui, dans le cristal limpide,
+ressemblait à de l'or en fusion. Et, en faisant cette opération avec
+toute la dévotion désirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens
+altérés. Quand les deux verres furent pleins, ils les saisirent
+doucement par le pied, les soulevèrent béatement, dévotieusement, comme
+ils eussent soulevé l'hostie consacrée, et tendirent chacun le sien.
+
+--C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en clignant des yeux.
+
+--Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins pénétré.
+
+--Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan, croyez-moi, le
+mieux est de cesser cette lamentable comédie.
+
+--Comédie! protesta Bautista; mais, mon frère, ce n'est point une
+comédie.
+
+--C'est l'ordre, comme dit si bien frère Zacarias. Oui?... En ce cas,
+allez-y, harcelez-moi... Mais je vous ai prévenus: je ne toucherai à
+rien de ce que vous m'offrirez.
+
+--Qu'à cela ne tienne! s'écria vivement Bautista qui, tout borné qu'il
+fût, ne manquait pas d'à-propos. Choisissez vous-même.
+
+En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur la table, et,
+d'un geste large, il désignait les flacons rangés en bon ordre.
+
+Les deux moines faillirent se trouver mal.
+
+De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit
+vainqueur, mais anéanti, brisé, et, dès qu'il eut réintégré sa cellule,
+il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journée de fatigues
+physiques les plus dures l'eut moins fatigué que l'effort moral énorme
+qu'il venait de faire.
+
+Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours qu'il n'avait
+pris de nourriture, et il se trouvait dans un état de faiblesse
+compréhensible, mais qui ne laissait pas que de l'inquiéter.
+
+La fièvre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait sa
+gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées, le faisait cruellement
+souffrir.
+
+Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient exaspérants,
+et, ce qui était plus grave, des éblouissements fréquents, qui le
+laissaient dans un état de prostration qui ressemblait singulièrement à
+l'évanouissement. Enfoncé dans son fauteuil, il grondait en songeant aux
+deux moines:
+
+«Les scélérats, m'ont-ils assez assassiné!... Vit-on jamais acharnement
+pareil?... Ils ne m'ont pas fait grâce du plus petit plat. Comment ai-je
+pu résister à la faim qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage
+de faim et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu!
+
+Arrive qu'arrive, demain je mangerai.
+
+Le lendemain, l'heure du petit déjeuner arriva, et les moines ne
+parurent pas.
+
+«Diable! songea Pardaillan déçu, aurais-je trop attendu? M. d'Espinosa
+aurait-il changé d'idée et, renonçant au poison, voudrait-il me prendre
+par la faim?
+
+Il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant un repas
+frugal, très léger, qui n'eût pu le satisfaire après le long jeûne qu'il
+venait d'endurer.
+
+L'heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les moines ne parurent
+toujours pas.
+
+Cette fois, Pardaillan commença de s'inquiéter pour de bon.
+
+«Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant
+nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose... Mais quoi?...
+D'Espinosa aurait-il deviné qu'aujourd'hui j'étais résolu à affronter
+son poison?... Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?...
+Se serait-il laissé prendre?... Si je m'informais?...»
+
+Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper au judas, il
+s'arrêta, indécis.
+
+«Non, fit-il en s'éloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir
+que j'attends ma pitance avec impatience... quoique, à tout prendre...
+Patientons encore.»
+
+L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du dîner vint à son tour.
+Les moines demeurèrent invisibles. Enfin, l'heure du souper vint et
+passa sans amener les moines.
+
+«Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir à quoi m'en tenir!»
+
+Résolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitôt.
+
+--Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n'était
+pas celle de ses gardiens ordinaires.
+
+--Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins que vous n'ayez
+résolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le
+faire savoir.
+
+--Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et
+qui vous en empêche? N'avez-vous pas tout ce qu'il vous faut dans votre
+chambre?
+
+--Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est pourquoi je vous
+demande de me dire si vous avez résolu de me laisser périr de faim!
+
+--Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous? Les frères
+Zacarias et Bautista ont dû garnir votre table, je présume.
+
+--Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on
+ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une
+goutte d'eau.
+
+--Ah! mon Dieu!... les deux étourdis vous ont oublié!
+
+La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier la physionomie
+pour se rendre compte si on ne jouait pas la comédie, il ne fallait
+guère y songer. A travers les étroites lamelles de cuivre et dans la
+demi-obscurité d'un couloir éclairé par quelques veilleuses, l'oeil
+perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère que des contours
+indécis.
+
+--Enfin, s'écria-t-il, comment se fait-il que je ne les aie pas vus
+aujourd'hui?
+
+--Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour
+la journée seulement! Mais on pensait qu'ils auraient eu la précaution
+de vous fournir les provisions nécessaires à la journée avant de
+s'absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence ils se sont
+rendus coupables... je ne voudrais pas être à leur place... Mais vous,
+monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas
+prévenu des le déjeuner? On vous aurait servi à l'instant... Tandis que,
+à présent...
+
+--A présent? fit Pardaillan.
+
+--A présent, tout dort au couvent, le père pitancier comme les autres.
+Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur!
+
+--Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer, un jour
+d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai pas. Si j'avais
+seulement un peu d'eau pour humecter mes lèvres. Enfin, n'en parlons
+plus. J'attendrai jusqu'à demain... si toutefois il est bien vrai qu'on
+n'ait pas décidé de me laisser mourir de faim.
+
+Le lendemain, à l'heure du petit déjeuner, toujours pas de moines. Et
+Pardaillan se demanda si, après l'avoir assommé de prévenances, après
+l'avoir accablé d'une profusion de mets délicats, alors qu'il était
+résolu à ne rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser
+indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l'heure du grand déjeuner, les
+deux gardiens parurent, et, avec des mines lugubres, annoncèrent que
+«les viandes de monsieur le chevalier étaient servies».
+
+Pardaillan commençait à si bien désespérer qu'il leur fit répéter
+l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l'attendait,
+et qu'avec ce repas son sort serait définitivement réglé, il retrouva
+son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines
+qui, pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna:
+
+--Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journée, vous
+n'ayez pas eu la précaution de me munir des aliments nécessaires?
+
+--Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s'écria
+naïvement Bautista.
+
+--Est-ce une raison?... Hier, précisément, j'étais disposé à manger.
+
+--Est-ce possible!...
+
+--Puisque je vous le dis.
+
+--Et aujourd'hui? haleta Zacarias.
+
+--Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de soif!...
+
+--Seigneur Dieu! s'écria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous
+faites!... Venez vite, monsieur.
+
+Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier, qui se laissait faire avec
+complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement
+garnie que l'avant-veille, le moine Zacarias s'écria, en désignant d'un
+clignement d'oeil significatif l'énorme profusion de plats chargés de
+victuailles:
+
+--Je vous défie bien de la mettre à sec!
+
+--Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a là de quoi satisfaire
+plusieurs appétits robustes.
+
+Et il s'assit résolument devant l'unique couvert. Et, comme
+l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, mystérieux et
+lointain, tandis que les moines s'empressaient à le servir, pleins
+de prévenances et d'attentions, les yeux luisants, la face épanouie,
+heureux de penser qu'enfin, ils allaient réaliser leur rêve de
+gourmands.
+
+Pardaillan, très froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, à le voir si
+calme, si admirablement maître de lui, on n'eût, certes, pu soupçonner
+le drame effroyable qui se passait dans son esprit.
+
+En effet, à chaque bouchée qu'il avalait, quoi qu'il en eût, cette
+question revenait sans cesse à son esprit:
+
+--Est-ce celle-ci qui va me foudroyer?
+
+Et, chaque fois qu'il passait à un autre plat, il se disait:
+
+«Ce n'était pas celui qu'on enlève... ce sera peut-être pour celui-ci.»
+
+Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection chaque
+bouchée, chaque gorgée, analysant, pour ainsi dire, l'aliment ou le
+liquide qu'il avait dans la bouche avant de l'avaler. Puis, cette
+lenteur l'avait impatienté, son naturel insouciant avait repris le
+dessus, et il s'était mis à boire et à manger comme s'il avait été sûr
+de n'avoir rien à redouter. Bref, il mangea comme quatre et but
+comme six, non par gourmandise, comme il eût pu faire en toute autre
+circonstance, mais parce qu'il estimait que c'était nécessaire.
+
+Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'était qu'il goûtât à l'un
+quelconque de ces plats, à seule fin que le reste pût leur revenir,
+comme on le leur avait promis.
+
+Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il le méritait, bien
+que Pardaillan fût un fin gourmet, s'acheva enfin, et il regagna sa
+chambre où il se jeta dans son fauteuil.
+
+«Ouf! fit-il, me voilà rassasié... et vivant encore. Voyons, le billet
+disait: un poison foudroyant... Oui, mais on peut avoir changé d'idée...
+on peut avoir mis un poison lent... Attendons. Nous verrons bien.»
+
+Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil. Il
+paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. Suivant son expression, il
+attendait et, en même temps, il réfléchissait. Au bout de ce temps, il
+se leva et se mit à se promener lentement, un sourire au lèvres.
+
+«Je commence à croire que, décidément, il n'y avait pas le moindre
+poison dans les aliments que j'ai absorbés. D'Espinosa aurait-il changé
+d'idée, comme je le prévoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une
+comédie admirablement machinée, et dont j'ai été sottement dupe?...
+Peut-être! Attendons encore. Voici que l'heure de la collation est
+passée et je n'ai pas encore aperçu mes dignes gardiens.»
+
+En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l'heure du dîner, ni à
+l'heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusement déjeuné,
+à une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idée
+qu'il avait résolu d'élucider. Il se dirigea donc vers le judas et
+appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut le frère
+Zacarias qui lui répondit.
+
+--Eh! mon digne révérend, fit-il de son air figue et raisin, l'heure du
+dîner est passée, celle du souper aussi... on ne me sert donc plus de
+ces mirifiques festins?...
+
+--Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moine d'une voix
+pâteuse et infiniment triste. Finis... hélas!
+
+--Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. Mais, dites-moi, pourquoi
+cet «hélas!»... Vous vous intéressez donc à moi?...
+
+Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle n'eût été de
+l'inconscience, le moine répondit:
+
+--Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez commis je ne sais
+quelle faute, en punition de laquelle nos supérieurs ont décidé de vous
+priver de nourriture pendant quelque temps. Et, comme frère Bautista et
+moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, que nous regrettons
+plus que vous, croyez-le, il se trouve que la punition dont vous êtes
+frappé nous atteint autant, si ce n'est plus, que vous.
+
+--Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. En sorte que
+vous vous êtes régalé des reliefs de mon succulent déjeuner?
+
+--Sans doute!... Et il était même si succulent que notre regret de voir
+supprimer ces merveilles n'en est que plus cuisant... Tant de si bonnes
+choses perdues, pour nous, et dont se régalaient nos vénérables frères.
+
+--Pourquoi vos frères et pas vous? Ceci ne me paraît pas juste!
+
+--Mgr d'Espinosa tenait essentiellement à ce que vous fussiez traité
+magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repas confectionnés à
+votre intention. Pour nous punir de vos refus obstinés, dont nous étions
+tenus pour responsables, on nous privait de ces merveilles culinaires,
+qui nous fussent revenues de droit, si vous aviez consenti à en goûter
+tant soit peu.
+
+--Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous m'aviez averti, je me
+fusse laissé faire, pour vous être agréable.
+
+--Hélas! on l'avait prévu. Aussi nous avait-on formellement interdit de
+vous prévenir.
+
+--Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, ayant tiré du moine ce
+qu'il en voulait, le quitta sans façon.
+
+Quand il vit que le judas s'était refermé, il éclata d'un rire
+silencieux et murmura:
+
+«Bien joué, ma foi! Je me suis laissé berner comme un sot!... La leçon
+ne sera pas perdue.»
+
+
+
+XVI
+
+LE PLANCHER MOUVANT
+
+Le lendemain, il se leva à son heure habituelle. Il avait adopté une
+embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le fauteuil, et, là, abrité par
+le renfoncement de la fenêtre, caché par le large et haut dossier du
+fauteuil, il était à peu près certain d'échapper à la surveillance
+occulte qu'il sentait peser sur lui.
+
+Ce fut là qu'il se réfugia et qu'il resta de longues heures, immobile,
+paraissant sommeiller et réfléchissant profondément. Et, sans doute
+croyait-il avoir percé le but mystérieux poursuivi par le grand
+inquisiteur, car, parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses
+prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres. Il savait qu'il
+était condamné à jeûner durant quelque temps, puisque le frère Zacarias
+l'avait prévenu la veille; donc, il pensait que ses gardiens ne
+pénétreraient pas dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinée se
+passa sans qu'on lui apportât la moindre nourriture. Vers une heure de
+l'après-midi, il se leva languissant, et s'en fut au coffre à habits,
+d'où il tira un petit paquet qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa
+soigneusement dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas depuis
+quelque temps, et, péniblement, car il se sentait très faible, il
+regagna son fauteuil où il disparut.
+
+Que fit-il là? Nous ne saurions dire au juste. Mais il remuait les
+mâchoires comme quelqu'un qui mastique un aliment. Peut-être avait-il
+imaginé ce moyen de tromper la faim.
+
+Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans lui apporter
+un morceau de pain, un verre d'eau. Il était devenu d'une faiblesse
+extrême, il paraissait avoir une grande peine à se tenir debout, et
+il lui fallait de longs et pénibles efforts pour arriver à traîner le
+fauteuil dans son coin favori.
+
+Car, chose bizarre, il s'obstinait à se réfugier là. Il y avait
+exactement treize jours qu'il était enfermé dans ce couvent-prison,
+et il n'était plus reconnaissable. Hâve, les traits tirés, une barbe
+naissante envahissant ses joues et son menton, les yeux brillants d'un
+éclat fiévreux, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il passait la
+plus grande partie de son temps dans le fauteuil où il restait prostré
+de longues heures.
+
+Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent une boule de
+pain noir et un alcarazas rempli d'eau en lui recommandant de ménager
+ces maigres provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres que
+dans deux jours.
+
+C'est à peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. Il faut croire,
+cependant, qu'il avait entendu et compris, car, deux heures plus tard,
+le pain était diminué de moitié et l'alcarazas s'était vidé dans les
+mêmes proportions. Il faut croire aussi qu'il était surveillé de près,
+car, peu de temps après, les moines reparurent et le prièrent de les
+suivre.
+
+Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu un peu de forces,
+car il se leva sans trop de difficultés. Mais, ce qui étonna les deux
+gardiens, c'est qu'il ne paraissait pas très bien comprendre ce qu'ils
+disaient.
+
+Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l'autre, et ils
+l'entraînèrent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et
+descendre deux étages. Une porte s'ouvrit, les moines le poussèrent, et
+il obéit docilement au geste et pénétra dans le nouveau local qui lui
+était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui restait de pain et
+d'eau, qu'ils avaient eu la précaution d'emporter, et se retirèrent
+silencieusement. Bautista s'en fut tout droit chez le supérieur du
+couvent.
+
+--Eh bien? fit laconiquement ce personnage.
+
+--C'est fait, répondit non moins laconiquement le frère Bautista.
+
+--Il n'a pas fait de difficultés?
+
+--Aucune, révérendissime père. D'ailleurs, je ne sais si c'est l'effet
+du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas avoir toute sa conscience. Ah!
+ce n'est plus le fringant cavalier qu'il était lorsqu'il est entré ici!
+
+--Est-il réellement si bas? Faites attention, mon frère, que ceci est
+d'une importance capitale.
+
+--Révérendissime père, je crois sincèrement que, si on le soumet encore
+quelques jours à un régime aussi dur, il perdra la raison... à moins
+qu'il ne tombe d'inanition.
+
+--Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu'il puisse s'en douter.
+Vous êtes bien sûr qu'il avait avalé le contenu de la bouteille de
+Saumur que nous vous avions recommandé de placer bien en évidence le
+jour de son entrée au couvent?
+
+--Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la
+bouteille. Frère Zacarias et moi nous nous en sommes assurés.
+
+Le prieur eut un sourire sinistre:
+
+--S'il en est ainsi, il doit être, en effet, à point. N'importe, pour
+plus de sûreté, j'enverrai le médecin. Allez, mon frère!
+
+La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir
+environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle était parfaitement
+obscure. Il n'y avait aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de
+paille, et le chevalier, qui, décidément, n'avait plus de forces, dut
+s'accroupir sur le plancher, le dos appuyé à une des cloisons de son
+cachot.
+
+Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes?
+Il n'aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l'état
+misérable dans lequel il se trouvait.
+
+Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez long, car il
+eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida
+presque entièrement la provision d'eau.
+
+A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. Cette chaleur
+allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son
+cachot. Sous l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus
+en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible.
+
+Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus, un silence
+de tombe, une obscurité compacte à tel point que, si la cruche, à
+laquelle il se désaltérait de temps en temps, n'avait pas été sous sa
+main, il n'aurait pu la retrouver.
+
+Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait être
+le plafond s'ouvrit soudain, un flot de lumière inonda le cachot et vint
+l'aveugler de son éclat insoutenable.
+
+C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, au-dessus de sa tête,
+un soleil dont les éclats fulgurants lui brûlaient les yeux. Et, en même
+temps, par un phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce
+fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que s'accentuer et
+se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, après avoir été
+en nage, il grelottait dans son coin.
+
+Avec le froid intense succédant à la chaleur torride, un autre phénomène
+se produisit: des émanations délétères envahirent son cachot, une
+puanteur insupportable vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal
+soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d'épingle
+atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait à ouvrir les
+paupières.
+
+Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la congestion, avait
+roulé sur le sol. Le délire s'était emparé de lui, un râle étouffé
+coulait sans interruption de ses lèvres glacées, et, parfois, un
+gémissement plaintif alternait avec le râle. Et les heures s'écoulèrent,
+douloureuses, mortelles, sans qu'il en eût conscience.
+
+Brusquement, l'éclat du soleil s'atténua. Le cachot fut encore vivement
+éclairé, mais cette lumière, du moins, était très supportable. En même
+temps, un déplacement d'air violent, tel que le produit un puissant
+ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot,
+et l'air redevint respirable. Puis, aussitôt, des bouffées de chaleur
+attiédirent l'atmosphère, pendant que des bouffées de parfums très doux
+achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes épars dans l'air.
+
+Rapidement, ce cachot, où il avait failli être terrassé tour à tour par
+la chaleur et le froid, par l'asphyxie et la congestion, ce cachot,
+où il avait failli être aveuglé par les éclats puissants d'un soleil
+factice, redevint habitable. Il éprouva aussitôt les bienfaisants
+effets de cet heureux changement. Le délire fit place à une sorte
+d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les râles
+cessèrent, la respiration redevint normale. Peu à peu, cette sorte
+d'engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable
+intelligence qui le faisait supérieur à ceux qui l'entouraient, mais un
+vague embryon de conscience.
+
+C'était peu. C'était cependant une amélioration notable, comparée à
+l'état où il se trouvait avant.
+
+Nous avons dit qu'il avait roulé par terre. C'est sur son manteau que
+nous aurions dû dire.
+
+En effet, malgré la chaleur--on était au gros de l'été--par suite d'on
+ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout à coup, il s'était enveloppé
+dans son manteau et n'avait plus voulu s'en séparer. Cette fantaisie
+remontait au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait dans
+cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son intention.
+
+Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et, depuis, il ne l'avait
+plus quitté, ni jour ni nuit.
+
+Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort bien remarqué cette
+bizarrerie, sans y attacher d'importance, d'ailleurs.
+
+Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau. Il se redressa
+lentement. Sa manie étant passée, sans doute, il enleva ce manteau, le
+plia proprement, et, comme il n'y avait pas de siège, il s'assit dessus
+et s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n'était plus ce
+regard si vif d'autrefois, mais où ne luisait plus cette lueur de folie
+qu'on y voyait l'instant d'avant. Il vit près de lui un pain entier et
+une cruche pleine d'eau.
+
+Ceci fait supposer que le supplice avait duré un jour, deux jours
+peut-être, puisqu'on avait renouvelé ses provisions sans qu'il s'en fût
+aperçu. Il prit le pain sec et dur et le dévora presque en entier. De
+même, il vida aux trois quarts la cruche.
+
+Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenèrent une
+nouvelle amélioration dans son état mental. Il eut plus nettement
+conscience de sa situation. Il s'accota au mur le plus commodément qu'il
+put et se remit à regarder attentivement autour de lui, avec ce regard
+étonné d'un homme qui ne reconnaît pas les lieux où il se trouve.
+
+A ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit sec, semblable à un
+ressort qui se détend. Il y regarda. Une lame large comme une main,
+longue de près de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme
+une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux, venait de surgir
+de la muraille, là, à son côté, à la hauteur du sein. Le tranchant,
+placé horizontalement et tourné de son côté, l'avait frôlé en passant;
+quelques lignes de plus à droite, et c'en était fait de lui: la lame le
+perçait de part en part.
+
+Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il était, il y avait quelques jours
+à peine, eût considéré cette dangereuse apparition avec étonnement,
+peut-être--et encore, n'est-ce pas bien sûr--en tout cas, sans
+manifester le moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n'était plus. Les
+intolérables tortures qu'il endurait depuis bientôt deux semaines,
+quelque drogue infernale qu'on avait réussi à lui faire absorber,
+avaient fait de lui une loque humaine. Il n'était peut-être pas tout à
+fait fou, il était bien près de le devenir.
+
+De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il était, la faim, la soif, les
+abominables supplices qu'on lui infligeait avaient fait de lui un être
+faible, sans énergie, sans volonté. Et ceci n'était rien. Ce qui était
+le plus affreux, c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente
+de dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne, de
+l'aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant, avait fait
+un être pusillanime qu'un rien effarouchait et qui ressemblait à un
+poltron. Pardaillan le brave; finissant dans la peau d'un lâche!... Quel
+triomphe pour Fausta!
+
+En voyant cette faux qui l'avait frôlé de si près que c'était un miracle
+qu'elle ne l'eût pas transpercé, le nouveau Pardaillan fut secoué d'un
+tremblement nerveux; il tremble, sans songer à s'écarter. Au même
+instant, du côté opposé, il perçut le même bruit, précurseur d'une
+apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, avec une expression de
+terreur indicible, et un hurlement, long, lugubre, pareil à celui d'un
+chien hurlant à la mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle
+lame venait de jaillir à son côté droit; et, comme la première, il s'en
+fallait d'un fil qu'elle ne l'eût atteint.
+
+Un inappréciable instant, il resta ainsi, entre ces deux tranchants qui
+débordaient des deux côtés de sa poitrine, pareils aux deux branches
+énormes de quelque fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer
+et à le broyer. Et, aussitôt, juste au-dessus de sa tête. Une troisième
+faux parut, dont le tranchant placé dans le sens vertical paraissait
+vouloir le couper en deux, de haut en bas.
+
+Par quel miracle cette troisième faux l'avait-elle manqué de quelques
+lignes? L'ancien Pardaillan n'eût pas manqué de se poser cette question
+dès la première apparition.
+
+Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et, en même
+temps, plus plaintivement. Seulement, cette fois, guidé sans doute par
+l'instinct de la conservation, il s'écarta précipitamment de l'infernale
+muraille. Et les deux faux horizontales l'enserraient si étroitement
+que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. Il eut
+pourtant cette suprême chance de ne pas déchirer ses chairs en même
+temps.
+
+Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se hâta de se
+mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant
+d'émettre des gémissements, comme fasciné, il regardait les trois faux
+d'un air stupide.
+
+Alors, les deux faux horizontales, placées exactement sur la même ligne,
+se mirent automatiquement en branle, se refermant à fond l'une sur
+l'autre, comme les deux branches d'une paire de ciseaux. Puis elles
+s'ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se
+relever dès que les autres se rapprochaient pour se croiser.
+
+Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu régulier de trois
+monstrueux hachoirs, alternant, avec une précision mécanique, à coups
+carrément rythmés, malgré leur rapidité. Et chaque fois qu'une des faux
+se fermait à fond ou s'ouvrait toute grande, cela produisait, sur
+la cloison, un bruit sec qui éclatait comme le bruit d'une baguette
+frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits,
+d'abord espacés, se changèrent en un roulement continu qui remplit le
+cachot d'un bourdonnement sonore.
+
+Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement établi, à
+côté, une deuxième série de trois faux fit son apparition, et, comme
+la première, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement
+devint plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième
+série apparurent et se mirent en branle.
+
+Alors, d'une extrémité à l'autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne
+vit plus que l'éclat fulgurant de l'acier tombant et se relevant avec
+une rapidité prodigieuse. Il était interdit de s'approcher de cette
+cloison, sous peine d'être happé par les faux et haché menu comme chair
+à pâté. Et le roulement devint assourdissant.
+
+Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait détacher ses yeux
+exorbités de ce spectacle fantastique. Et la même plainte lugubre fusait
+de ses lèvres, sans répit.
+
+Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s'écrouler
+sous lui. Tout d'abord, il crut s'être trompé.
+
+La peur--car il avait une peur affreuse, peur de mourir haché par ces
+horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan!--la peur, donc,
+lui donnait une lueur de lucidité qui lui permettait d'observer et de
+raisonner.
+
+Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit
+bientôt qu'il ne s'était pas malheureusement trompé. En effet, il n'y
+avait pas à en douter, le plancher s'inclinait dans la direction de la
+machine à hacher.
+
+C'était le nom que, d'instinct, il avait spontanément donné, dans son
+esprit, à cette effroyable invention. Il s'inclinait si bien, même,
+que sous chacun de ces groupes, qui était comme une pièce dont le tout
+constituait la machine, une quatrième faux venait d'apparaître.
+
+La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi,
+le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement,
+tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpétuel
+mouvement de hachoir, la quatrième restait immobile, paraissant attendre
+et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement d'inclinaison du
+plancher se poursuivait lentement, avec une régularité terrifiante.
+
+Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore remarqué
+jusque-là: que le plancher de son cachot paraissait être une énorme
+plaque d'acier, lisse, glissante, sans une soudure visible, sans
+la moindre protubérance à quoi il eût pu s'accrocher. Il se sentit
+doucement, mais irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit
+qu'il allait rouler infailliblement jusqu'à l'un de ces cinq hachoirs
+qui le mettrait en pièces.
+
+Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui
+lui rongeait le cerveau achevèrent l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec
+une ténacité féroce durant quinze jours de tortures variées, longuement
+et froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique et
+destinées à faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse.
+
+Le but visé par Fausta et d'Espinosa était atteint: Pardaillan n'était
+plus.
+
+C'était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé, écumant,
+hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce fou, d'une voix qui
+s'efforçait de couvrir le tonitruant roulement de la machine à hacher,
+criait de toutes ses forces, déjà épuisées:
+
+--Arrêtez!... Arrêtez!... Je ne veux pas mourir!... Je ne veux pas!...
+
+Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-être l'implacable volonté
+de l'inquisiteur avait-elle décidé de pousser l'expérience jusqu'au
+bout.
+
+Car le plancher continuait de s'abaisser avec une régularité
+désespérante. Maintenant ce n'était plus cinq losanges, mais dix qui
+fonctionnaient simultanément, avec la même rapidité, avec le même
+roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre.
+
+L'instinct de la conservation, si puissant, à défaut du raisonnement, à
+jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan découvrit l'unique
+chance qui lui restait de sauver cette vie à laquelle il tenait tant
+maintenant. Voici quelle était cette chance:
+
+Ce plancher mobile était maintenu d'un côté par des charnières
+puissantes. Ces charnières n'étaient pas placées contre le mur qui
+soutenait le plancher. Elles étaient sous le plancher même. C'est-à-dire
+que, du côté opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de
+métal.
+
+C'est sur cette traverse qu'étaient vissées les charnières. Si cette
+traverse avait eu quelques centimètres de plus dans sa largeur,
+Pardaillan eût pu à la rigueur se poser là-dessus et attendre aussi
+longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la
+traverse était trop étroite. Mais, s'il n'était pas possible de se poser
+là-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher et s'y maintenir en se
+couchant à plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou--nous ne
+voyons pas d'autre nom à lui donner--avait vu cela.
+
+C'était, tout bonnement, une manière de prolonger son supplice de
+quelques secondes. Il était évident qu'il ne pourrait se maintenir
+longtemps dans cette position et même, en admettant que le mouvement de
+descente s'arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la chute
+inévitable.
+
+Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de prolonger son
+agonie, et, désespérément, il s'accrocha à ce rebord sauveur. Il y gagna
+du moins qu'il ne vit plus les épouvantables hachoirs qui avaient le don
+de l'affoler.
+
+Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la cloison était
+tapissée du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui
+continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient
+appeler la proie convoitée.
+
+Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l'abandonner de
+plus en plus; ses doigts, gonflés par l'effort, s'engourdissaient; la
+tête lui tournait et, malgré son état, il comprenait que, bientôt, dans
+un instant, il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas
+se faire hacher par la hideuse machine.
+
+Il râlait, et, cependant, son désir de vivre était si prodigieusement
+tenace qu'il trouvait encore, et malgré tout, la force de crier presque
+sans discontinuer:
+
+«Arrêtez! Arrêtez!...»
+
+Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa, lâcha prise.
+Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette
+main, à leur tour, le trahirent un à un. Deux doigts seuls restèrent
+désespérément incrustés dans le métal et supportèrent le poids de son
+corps un inappréciable instant.
+
+Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri
+terrible, un cri de bête qu'on égorge, jaillit de ses lèvres tuméfiées,
+et il roula, roula là-bas sur les hachoirs qui le saisirent.
+
+
+
+XVII
+
+LE PHILTRE DU MOINE
+
+Or, Pardaillan n'était pas mort.
+
+La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée par Fausta, de
+concert avec d'Espinosa.
+
+Fausta avait indiqué au grand inquisiteur un moyen qui, dans son
+infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l'avait adopté et
+perfectionné dans les détails. On serait venu lui en indiquer un autre
+qui lui eût paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour
+adopter celui-là.
+
+Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec une rigueur d'autant
+plus inexorable qu'elle était froidement raisonnée. Il agissait pour un
+principe--et c'est ce qui le faisait si terrible, si redoutable--non
+pour l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas menti
+lorsqu'il l'avait dit à Pardaillan.
+
+Cette incroyable et abominable invention de la machine à hacher était
+donc destinée non à broyer le chevalier, mais à achever de porter
+l'épouvante dans son esprit déprimé par les tortures de la faim et de la
+soif.
+
+Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une graduation dosée avec
+un art infernal, avait été initialement préparée par un stupéfiant, et
+en même temps devait compléter l'oeuvre dévastatrice de ce poison.
+
+En conséquence, les premières faux apparues étaient réellement de bel et
+de bon acier; elles étaient parfaitement tranchantes et acérées. Mais,
+les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que,
+étendu à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse, il leur
+tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grâce à la déclivité
+du plancher, son corps devait rouler, étaient placés là comme un leurre
+et s'étaient repliés comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils
+auraient dû hacher.
+
+Pardaillan, lorsqu'il avait lâché prise, était à moitié évanoui.
+Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura
+étendu à terre, sans connaissance.
+
+Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à petit, il revint à
+lui et jeta autour de lui un regard, sans vie.
+
+Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement égales à celles
+de la chambre d'où il venait d'être précipité. Le plancher d'acier
+était remonté automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle
+cellule.
+
+Ici, comme à l'étage supérieur, il n'y avait aucun meuble, pas d'issues
+visibles autres qu'une porte de fer dûment verrouillée. Seulement, ici
+le sol était en terre battue, les murs étaient épais et couverts d'une
+couche de moisissure et de salpêtre, l'air chaud et fétide.
+
+Pardaillan regarda tous ces détails d'un oeil sans expression et ne vit
+rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roulé avec lui, il se mit
+à le tortiller comme un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse à fabriquer
+une poupée, et il éclata de rire.
+
+Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout-petits et aux grands
+dont l'intelligence s'est éteinte, il s'occupa à cette distraction
+enfantine.
+
+Comme un enfant, il parlait à la poupée, que ses doigts tortillaient
+inlassablement; il lui disait des choses puériles qui n'avaient aucun
+sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec
+des airs courroucés, puis la reprenait, la berçait, la consolait et,
+fréquemment, sans motif apparent, il laissait échapper le même éclat de
+rire sans expression.
+
+Ce jeu dura des heures sans qu'il parût se lasser; il n'avait plus
+conscience du temps.
+
+La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche
+d'eau. Mais sans doute craignait-on un retour d'intelligence, une crise
+de révolte et de fureur, car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet
+à la main.
+
+Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas regarder le
+prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu'il aperçut ce moine,
+Pardaillan poussa un cri de détresse, se blottit dans un coin et,
+cachant son visage dans son bras replié--le geste d'un enfant qui veut
+se garer de la taloche--il hoqueta d'une voix suppliante:
+
+«Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!»
+
+Le moine posa tranquillement à terre le pain et la cruche et le regarda
+un instant curieusement. Lentement, il leva le bras armé du fouet.
+
+«Grâce!» gémit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs à éviter le coup.
+
+Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tête en le
+regardant, toujours avec la même attention curieuse, et murmura:
+
+«Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa pitance d'un jour:
+il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c'est un enfant
+inoffensif.»
+
+Et il sortit.
+
+Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin où il s'était
+réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son bras, et, ne voyant plus
+personne, rassuré, il reprit son jeu avec le pan de son manteau.
+
+Deux fois, le moine se présenta ainsi pour renouveler ses provisions.
+Chaque fois, la même scène se produisit. La troisième fois, le moine
+était accompagné d'Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la
+même terreur enfantine.
+
+«Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours ainsi. Le sire de
+Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant un enfant faible et peureux.
+De toutes les secousses qu'il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il
+ne reste plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence
+remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: détruite. Regardez-le!
+Il ne peut même pas se tenir debout. C'est miracle vraiment qu'il soit
+encore vivant.
+
+--Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais la puissance
+dévastatrice de votre poison. J'avoue cependant que je redoutais qu'il
+ne produisît pas tout l'effet désirable. C'est que le sujet sur
+lequel nous avions à l'appliquer était doué d'une constitution
+exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de
+vraiment remarquable.
+
+Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son coin, le visage
+enfoui dans son bras, secoué de tremblements convulsifs, gémissait
+doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et
+agissaient devant lui comme s'il n'eût pas existé.
+
+--Pour ce que j'ai à lui dire, reprit d'Espinosa, après un silence passé
+à considérer froidement le prisonnier de l'Inquisition, j'ai besoin
+qu'il retrouve un moment l'intelligence nécessaire pour me comprendre.
+
+--J'étais prévenu, dit le moine avec une paisible assurance, j'ai
+apporté ce qu'il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans
+ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais,
+monseigneur, l'effet de cette liqueur ne se fera sentir guère plus d'une
+demi-heure.
+
+--C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai à lui dire.
+
+Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du prisonnier qui
+redoubla de gémissements, mais ne fit pas un geste pour éviter
+l'approche de celui qui l'effrayait à ce point.
+
+Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras, mit le visage
+de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci opposât la moindre
+résistance, fît autre chose que de continuer à gémir doucement. Le moine
+écarta les lèvres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur,
+préalablement dosée, lorsque, posant sa main sur son bras, d'Espinosa
+l'arrêta en disant:
+
+--Faites attention, mon révérend père, que je vais rester en tête-à-tête
+avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre sa vigueur,
+dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je sois exposé...
+
+--Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement le moine, le
+prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueur primitive. Mais
+son intelligence sera à peine galvanisée. L'idée ne lui viendra pas de
+faire usage de sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant:
+un enfant craintif. J'en réponds.
+
+Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un minuscule
+flacon entre les lèvres du prisonnier qui, d'ailleurs, n'opposa aucune
+résistance, et, se redressant:
+
+--Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera en état de vous
+comprendre... à peu près, dit-il.
+
+--C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez la porte à
+l'extérieur et remontez sans m'attendre.
+
+--Et monseigneur? dit-il respectueusement.
+
+--Ne vous inquiétez pas, sourit d'Espinosa, je sais le moyen de sortir
+de ce cachot sans passer par cette porte.
+
+Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef suprême et obéit
+passivement à l'ordre reçu. D'Espinosa, sans manifester ni inquiétude ni
+émotion, entendit les verrous grincer à l'extérieur, avec ce calme qui
+ne l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, à la lueur
+blafarde d'une lampe que le moine avait posée à terre, il se mit à
+étudier curieusement l'effet produit par la liqueur qu'on lui avait fait
+absorber. Galvanisé par le remède violent, le prisonnier parut retrouver
+une vie nouvelle.
+
+Tout d'abord, il fut secoué d'un long frisson, puis son torse affaissé
+se redressa lentement. Comme s'il avait été, jusque-là, oppressé jusqu'à
+la suffocation, il respira longuement, bruyamment, le sang afflua à ses
+pommettes livides, l'oeil morne, éteint, retrouva une partie de son
+éclat, laissa percevoir une vague lueur d'intelligence. Et il se
+redressa, se mit sur ses pieds, s'étira longuement, avec un sourire de
+satisfaction.
+
+Il regarda autour de lui avec un étonnement visible et aperçut
+d'Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se recula vivement jusqu'au mur,
+qui l'arrêta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne
+gémit pas. Cependant, il considérait d'Espinosa avec une inquiétude
+manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son
+regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta
+autour de lui ce regard de la bête menacée qui cherche le trou où elle
+pourra se terrer. Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il
+effectua le seul mouvement possible: il s'écarta. Et, en exécutant ce
+mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu'il ne
+paraissait pas reconnaître.
+
+D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non qu'il eût peur,
+il était brave, la mort ne l'effrayait pas.
+
+Mais il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas partir en
+laissant son oeuvre inachevée.
+
+Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, de sa voix très
+calme, presque douce:
+
+--Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?...
+
+--Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de
+mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom évoquait
+dans son esprit.
+
+--Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit d'Espinosa en
+le fixant.
+
+Pardaillan se mit à rire doucement et murmura:
+
+--Je ne connais pas ce nom-là.
+
+Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait, avec une
+inquiétude manifeste. D'Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main
+sur l'épaule. Pardaillan se mit à trembler, et d'Espinosa, sous son
+étreinte, le sentit chanceler, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois,
+il eut ce même sourire livide, et, avec une grande douceur, il dit:
+
+--Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal.
+
+--Vrai? fit anxieusement le fou.
+
+--Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur.
+
+Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance visible et, peu
+à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna et, finalement, se mit à
+sourire, d'un sourire sans expression. Le voyant tout à fait rassuré,
+d'Espinosa reprit:
+
+--Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es Pardaillan.
+
+--C'est un jeu? demanda le fou d'un air amusé. Alors, je veux bien être
+Par...dail...lan... Et vous, qui êtes-vous?
+
+--Je suis d'Espinosa.
+
+--D'Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir. D'Espinosa!...
+je connais ce nom-là...
+
+Et, tout à coup, il parut avoir trouvé.
+
+--Oh! s'écria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive terreur...
+Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un méchant... prenez
+garde... il va nous battre!
+
+--Ah! gronda d'Espinosa, tu commences à te souvenir. Oui, je suis
+d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l'ami de Fausta.
+
+--Fausta! dit le fou sans hésitation; j'ai connu une femme qui
+s'appelait ainsi. C'est une méchante femme!...
+
+--C'est bien celle-là, sourit d'Espinosa. La mémoire te revient tout à
+fait.
+
+Mais le dément avait une idée fixe et il la suivait sans défaillir. Il
+se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel:
+
+--Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire, il ne faut pas
+jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont des méchants... Ils nous feront
+du mal.
+
+--Misérable fou! grinça d'Espinosa, impatienté. Je te dis que d'Espinosa
+c'est moi. Rappelle-toi!
+
+Il l'avait pris par les deux mains et, penché sur lui, à deux pouces de
+son visage, il fixait sur lui un regard ardent comme s'il avait espéré
+lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu'il s'était acharné
+à abolir. Et, soit par hasard, soit qu'il eût réussi à lui imposer sa
+volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d'une brusque secousse,
+se rencogna dans un angle du cachot, et, d'une voix qui haletait, il
+râla:
+
+--Je vous reconnais... Vous êtes d'Espinosa... Oui... Je me souviens...
+Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible faim et la soif...
+et cette galerie abominable où l'on suppliciait tant de pauvres
+malheureux!...
+
+--Enfin! tu te souviens!
+
+--N'approchez pas!... hurla le fou au comble de l'épouvante. Je vous
+reconnais... Que voulez-vous?
+
+--Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu étais un homme fort et
+vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un enfant qu'un rien épouvante.
+Et c'est moi qui t'ai mis dans cet état. Tu me comprends un peu,
+Pardaillan; une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment ton
+cerveau. Mais tout à l'heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu
+redeviendras ce que tu étais à l'instant: un pauvre fou.
+
+--Et sais-tu qui m'a donné l'idée de t'infliger les tortures qui
+devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c'est
+elle qui a eu cette idée que je n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu
+l'as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer
+d'un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu
+mourras lentement, dans la nuit, muré dans une tombe. Tu achèveras de
+mourir par la faim, l'horrible faim, comme tu disais tout à l'heure.
+Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau.
+
+En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionné quelque
+invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d'une
+des parois du cachot.
+
+D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher Pardaillan et le
+saisit de l'autre, et, sans qu'il opposât la moindre résistance, car, le
+malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gémir, il
+le traîna jusqu'à cette ouverture, et, élevant sa lampe pour qu'il pût
+mieux voir:
+
+--Regarde, Pardaillan! répéta-t-il d'une voix vibrante. Vois-tu? Ici,
+pas de lumière, autant dire pas d'air. C'est une tombe, une véritable
+tombe où tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connaît
+ce tombeau; nul que moi.
+
+--Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à seule fin que ton
+supplice soit plus grand--si toutefois tu te souviens de mes paroles--ce
+tombeau qui tout à l'heure sera le tien, il a une issue secrète que,
+seul, je connais.
+
+--Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation
+qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir
+maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la
+trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y
+revenir. Mais, avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en posant
+le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi, tu actionneras
+toi-même le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant
+là-dedans.
+
+--Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir!
+Grâce!...
+
+--Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme terrible. Et,
+cependant, tout à l'heure, tu entreras là, et, à compter de cet instant,
+tu n'existeras plus.
+
+--Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que tu saches
+pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je l'ai fait: parce que les
+hommes de ta trempe, s'ils ne viennent pas à nous, s'ils ne sont pas
+avec nous, sont un danger permanent pour l'ordre de choses établi par
+notre sainte mère l'Eglise. Parce que tu as insulté à la majesté royale
+de mon souverain. Parce que tu t'es dressé menaçant devant lui et que tu
+as voulu faire avorter ses vastes projets.
+
+--Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas
+mourir, il faut que tu meures désespéré de savoir que tu as échoué dans
+toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu
+es venu chercher de si loin, il est en ma possession!
+
+--Le parchemin!... bégaya Pardaillan.
+
+--Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens,
+regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C'est la déclaration du feu
+roi Henri troisième qui lègue le royaume de France à mon souverain.
+Regarde-le bien, ce parchemin. C'est grâce à lui que ton pays deviendra
+espagnol.
+
+Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu'il
+avait sorti de son sein. Puis, voyant que l'autre le regardait d'un air
+hébété, sans comprendre, il haussa doucement les épaules, replia le
+précieux document, le remit où il l'avait pris, et, abattant sa main
+robuste sur l'épaule de Pardaillan, il le tira facilement à lui, car
+l'autre n'opposait qu'une faible résistance, et, sur un ton impératif:
+
+--Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais à te dire, entre dans la
+mort.
+
+Et il abattit son autre main sur l'épaule de Pardaillan et le poussa
+rudement jusqu'au seuil de l'ouverture béante, en ajoutant:
+
+--Voici ta tombe.
+
+Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une voix qui le fit
+frémir de la nuque aux talons, tonna soudain:
+
+--Mordieu! mourons ensemble!
+
+Et, avant qu'il eût pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait
+à la gorge et l'étranglait.
+
+D'Espinosa lâcha l'épaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la
+dague dont il avait eu la précaution de s'armer. Il n'eut pas la force
+d'achever le geste. La main de fer resserra son étreinte et le grand
+inquisiteur fit entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la
+gorge, et, le saisissant à bras le corps, il le souleva, l'arracha de
+terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et le lança à toute
+volée dans ce qui devait être sa tombe.
+
+Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa avait reposée à
+terre, alla prendre son manteau--ce fameux manteau dont il ne pouvait
+plus se séparer et avec lequel il s'était amusé à fabriquer des embryons
+de poupée--et, sa lampe à la main, il franchit le seuil de l'ouverture
+mystérieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui
+actionnait le ressort fermant la porte, et qu'il avait, il faut croire,
+bien remarquée lorsque d'Espinosa la lui avait montrée.
+
+En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur
+avait repris sa place. Il n'y avait plus là d'ouverture visible.
+
+Pardaillan venait de s'enfermer lui-même dans ce trou noir qui, comme
+l'avait dit d'Espinosa, étendu sans connaissance sur le sol, ressemblait
+assez à une tombe.
+
+Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais il y avait
+d'abord jeté son puissant et implacable adversaire.
+
+
+
+XVIII
+
+CHANGEMENT DE RÔLES
+
+Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme
+dans les deux précédents cachots où il venait de séjourner, il n'y avait
+aucun meuble; pas de fenêtre, pas de porte. Il lui eût été difficile
+de retrouver l'emplacement de la porte secrète, qui s'était refermée
+d'elle-même.
+
+Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La
+facilité avec laquelle il avait à demi étranglé son ennemi et l'avait
+projeté dans ce trou prouvait que ses forces lui étaient revenues.
+
+Ce n'était d'ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne.
+En même temps que la vigueur, l'intelligence paraissait lui être
+revenue.
+
+Il n'avait plus cet air morne, hébété, peureux qu'il avait quelques
+instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable, froidement résolu,
+et cependant nuancé d'ironie, qu'il avait autrefois, lorsqu'il se
+disposait à accomplir quelque coup de folie.
+
+Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hâte, prit le parchemin,
+qu'il étudia attentivement, et, ayant reconnu que ce n'était pas
+une copie, mais l'original parfaitement authentique, il le plia
+soigneusement et, à son tour, il le mit dans son sein.
+
+Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et s'assura que
+d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachée, ni aucun papier susceptible
+de lui être utile, le cas échéant et, n'ayant rien trouvé, il s'assit
+paisiblement à terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec
+un sourire indéchiffrable aux lèvres.
+
+Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui. Ses yeux se
+portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait
+retrouvé son expression d'audace étincelante, il hocha gravement la
+tête, sans dire un mot.
+
+Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui était le sien.
+Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assuré que
+s'il avait été dans le palais, entouré de gardes et de serviteurs. Il ne
+montra ni étonnement, ni crainte, ni gêne. Seulement, son oeil de feu ne
+cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnée.
+
+Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, puisque le remède,
+grâce à quoi son prisonnier avait retrouvé assez de lucidité pour
+essayer de l'entraîner dans la mort avec lui, perdrait toute sa force
+stimulante au bout d'une demi-heure.
+
+Il s'agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque du prisonnier
+jusqu'à ce que, le stimulant n'ayant plus d'action, il redevînt ce qu'il
+était avant, ce qu'il resterait jusqu'à sa mort: un enfant inoffensif et
+peureux.
+
+En somme, lui, d'Espinosa, était vigoureux et adroit. Il ne chercherait
+pas à lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient à
+éviter un corps à corps dans lequel il savait bien qu'il serait battu.
+Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se résumait à
+cela.
+
+Coûte que coûte donc, il gagnerait les quelques minutes nécessaires. Et,
+si le prisonnier devenait trop menaçant, il s'en débarrasserait d'un
+coup de dague.
+
+Voilà ce que se disait le grand inquisiteur en étudiant Pardaillan,
+cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu'il
+avait cachée. Alors seulement il s'aperçut qu'il n'avait plus cette arme
+sur laquelle il comptait en cas de suprême péril.
+
+Il sentit la sueur de l'angoisse perler à la racine de ses cheveux. Mais
+il montra le même visage impassible, le même regard aigu qui n'avait
+rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que
+Pardaillan, en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement tout
+impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa chute la dague s'était
+peut-être détachée de sa ceinture et qu'elle gisait à terre, peut-être
+tout près de lui. Il fallait la retrouver à l'instant. Et du regard il
+se mit à fureter partout.
+
+--Alors, avec cet air d'ingénuité aiguë, sur un ton narquois, le
+prisonnier lui dit:
+
+--Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet.
+
+Et en disant ces mots il frappait doucement sur la poignée de la dague
+passée à sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur:
+
+--Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention de songer à
+m'apporter une arme...
+
+D'Espinosa ne sourcilla pas. C'était un lutteur digne de se mesurer avec
+le redoutable adversaire qu'il avait devant lui.
+
+Au même instant, une idée lui traversa le cerveau comme un éclair et,
+d'un geste instinctif, il porta les mains à son sein où il avait caché
+le fameux parchemin.
+
+Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit sur son visage. Le
+coup lui était, certes, plus sensible que la perte de l'arme qui devait
+le sauver.
+
+Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité et qu'il avait été
+joué de main de maître par cet homme vraiment extraordinaire, qui avait
+su déjouer la surveillance d'une nuée d'espions invisibles; cet homme
+qui avait su tromper les moines médecins qui avaient passé de longues
+heures à l'étudier et à l'observer; cet homme, enfin, qui avait su si
+bien jouer le rôle qu'il s'était donné qu'il en avait été dupe, lui
+d'Espinosa.
+
+Il jeta sur celui dont il était le prisonnier--par un renversement de
+rôles inouï d'audace--un regard d'admiration sincère en même temps qu'un
+soupir douloureux trahissait le désespoir que lui causait sa défaite.
+
+Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle
+raillerie, avec une pointe de commisération que l'oreille subtile
+d'Espinosa perçut nettement et qui l'humilia profondément:
+
+--Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... comme votre
+dague. Je suis vraiment honteux du peu de difficulté que j'ai rencontrée
+dans l'accomplissement de la mission qui m'était confiée.
+
+--Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une
+étourderie sans égale. A force de vouloir pousser les choses à l'excès,
+à force de présomption, vous avez fini par perdre la partie que vous
+aviez si belle. Convenez qu'elle n'était pourtant pas égale, cette
+partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez
+aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et vous ne sauriez en dire
+autant... soit dit sans vous offenser.
+
+D'Espinosa avait écouté jusqu'au bout avec une attention soutenue. Il ne
+manifestait ni dépit, ni crainte, ni colère.
+
+--Ainsi, fit-il, vous avez pu résister à la puissance du stupéfiant
+qu'on vous a fait boire?
+
+Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des dents.
+
+--Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné, quand on veut
+faire prendre un stupéfiant pareil à celui dont vous parlez, encore
+faut-il s'arranger de manière que ce stupéfiant ne trahisse pas sa
+présence par un goût particulier. Voyons, c'est élémentaire, cela.
+
+--Cependant, vous avez absorbé le narcotique.
+
+--Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu'un
+homme comme moi se sentira terrassé par un sommeil invincible pour une
+ou deux malheureuses bouteilles qu'il aura vidées, sans que ce sommeil
+suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance a suffi pour me faire
+remarquer que votre stupéfiant avait changé--oh! d'une manière
+imperceptible--le goût du Saumur que je connais fort bien.
+
+Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s'en allât se
+mélanger aux eaux sales de mes ablutions.
+
+--Cela tient, dit gravement d'Espinosa, à ce que, me méfiant de votre
+vigueur exceptionnelle, j'avais recommandé de forcer un peu la dose du
+poison. N'importe, je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et
+de votre palais, qui vous a permis d'éventer le piège auquel d'autres,
+réputés délicats, s'étaient laissé prendre.
+
+Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il était flatté du compliment.
+D'Espinosa reprit:
+
+--En ce qui concerne le poison, la question est élucidée. Mais comment
+avez-vous pu deviner que mon dessein était de vous acculer à la folie?
+
+--Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les épaules, il ne
+fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous
+avez prononcées et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées
+incontinent. Fausta elle-même n'aurait pas dû me dire certaines autres
+paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant
+commis ces écarts de langage, me faire admirer avec tant d'insistance
+cette jolie invention de la cage où vous enfermez ceux que vous
+avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, si
+complaisamment, que vous obteniez ce résultat en leur faisant absorber
+une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous
+acheviez l'oeuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur
+continu, en les frappant à coups d'épouvante, si je puis ainsi dire.
+
+--Oui, fit d'Espinosa, d'un air rêveur, vous avez raison; à force
+d'outrance, j'ai dépassé le but. J'aurais dû me souvenir qu'avec un
+observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans
+une juste mesure. C'est une leçon; je ne l'oublierai pas.
+
+Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naïf et narquois qu'il
+avait quand il était satisfait:
+
+--Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne vous gênez pas, je
+vous prie... Nous avons du temps devant nous.
+
+--J'userai donc de la permission que vous m'octroyez si complaisamment,
+et je vous dirai que je reste confondu de la force de résistance que
+vous possédez.
+
+Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous
+n'avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu'on vous donnait:
+il était mesuré pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non
+pour vous sustenter.
+
+En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et
+encore une fois, Pardaillan déchiffra sa pensée dans ses yeux, car il
+répondit en souriant:
+
+Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d'une force de
+résistance exceptionnelle qui me permet de résister aux affres de la
+faim et, là où d'autres succomberaient, de conserver mes forces et ma
+lucidité. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur
+mon état de faiblesse, je juge préférable de vous faire connaître la
+vérité.
+
+Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui ce fameux
+manteau dont il ne pouvait plus se séparer, et aux yeux étonnés de
+d'Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon
+rempli d'eau et quelques fruits.
+
+--Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que
+me firent faire mes deux moines geôliers, je mangeai et bus assez
+sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l'état de délabrement
+dans lequel m'avaient mis cinq longs jours de jeûne. Mais si je mangeai
+peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient d'yeux que pour les
+provisions accumulées sur ma table et je fis disparaître quelques-unes
+de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et
+menues pâtisseries.
+
+--Ces provisions me furent d'un grand secours et c'est grâce à elles que
+vous me voyez si vigoureux. Quand mes deux flacons de vin furent vides,
+j'eus soin de les remplir de l'eau claire, quoique pas très fraîche,
+qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me
+priverait pas complètement de nourriture et de boisson.
+
+--Or, je tenais à prolonger mon existence autant qu'il serait en mon
+pouvoir de le faire. J'espérais, pour ne point vous le celer, que vous
+commettriez cette suprême faute de vous enfermer en tête à tête avec
+moi. L'événement a justifié mes prévisions et bien m'en a pris d'avoir
+agi en conséquence.
+
+--Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez à peu près tout prévu,
+tout deviné? Cependant, les différentes épreuves auxquelles vous avez
+été soumis étaient de nature à ébranler une raison aussi solide que la
+vôtre.
+
+--J'avoue que cette invention de la machine à hacher, avec les
+différents incidents qui l'agrémentent, est une assez hideuse invention.
+Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne
+vous avais pas revu, et au surplus, tel n'était pas votre but. Je pensai
+donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l'asphyxie,
+tout cela disparaîtrait successivement en temps voulu. C'était un moment
+fort désagréable à passer. Je me résignai à le supporter de mon mieux.
+
+D'Espinosa le considéra longuement sans mot dire, puis, avec un long
+soupir:
+
+--Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous ne soit pas à nous!
+
+Et voyant que Pardaillan se hérissait:
+
+--Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer de vous soudoyer.
+Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe
+se dévouent à une cause qui leur paraît belle et juste... mais ne se
+vendent pas.
+
+Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois de Pardaillan, qui
+l'observait sans en avoir l'air et respectait sa méditation. Enfin il
+redressa la tête, et regardant son adversaire en face, sans trouble
+apparent, sans provocation, avec une aisance admirable:
+
+--Et maintenant que je suis votre prisonnier--car je suis votre
+prisonnier--que comptez-vous faire?
+
+--Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et comme s'il disait la
+chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d'ouvrir cette
+fameuse porte secrète, et que vous êtes seul au monde à connaître, et
+qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de bien plaisant.
+
+--Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller.
+
+--Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide résolution.
+
+--Soit, dit d'Espinosa avec non moins de résolution, mourons ensemble.
+Au bout du compte le supplice sera égal pour tous les deux, et si la vie
+mérite un regret, vous aurez ce regret au même degré que moi.
+
+--Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera
+pas égal. Je suis plus vigoureux que vous et j'ai des provisions qui
+dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair
+que vous succomberez par la faim et la soif. J'ai tâté de ce genre de
+supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. Quand vous ne
+serez plus qu'un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abréger
+mon agonie.
+
+Si fort, si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un
+frisson.
+
+--Nous n'aurons pas les mêmes regrets en face de la mort, continua
+Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que
+j'éprouverai sera de ne pouvoir, avant de m'en aller, dire deux mots
+à Mme Fausta. C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je
+l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai
+donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j'ai accompli,
+avant, jusqu'au bout, la mission que je m'étais donnée: arracher au
+roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous,
+monsieur, êtes-vous sûr qu'il en soit de même pour vous?
+
+--Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa comme s'il
+avait été piqué par un fer rouge.
+
+--Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le grand inquisiteur ne
+saurait mourir avant d'avoir mené à bien la tâche qu'il s'est imposée
+pour le plus grand profit de notre sainte mère l'Eglise.
+
+--Démon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui
+tenait le plus au coeur.
+
+--Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne
+sommes nullement logés à la même enseigne. Je m'en irai sans regret.
+Vous, monsieur, vous mourrez désespéré de laisser votre oeuvre
+inachevée. Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-même
+sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne plus vous en parler.
+Quand vous serez décidé, vous me le direz. Bonsoir!
+
+Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota contre le
+mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec son manteau et parut s'endormir.
+
+D'Espinosa le considéra longuement, sans faire un mouvement. La pensée
+de sauter sur lui à l'improviste, de lui arracher la dague, de le
+poignarder avec et de s'enfuir ensuite l'obsédait. Mais il se dit qu'un
+homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisément.
+
+Il renonça donc à cette idée, qu'il reconnaissait impraticable. Mais en
+écartant cette idée il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il
+pas du sommeil apparent ou réel de Pardaillan pour ouvrir la
+porte secrète et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y
+réfléchissant bien, ceci lui parut peut-être réalisable. C'était une
+chance à courir. Que risquait-il? Rien. S'il réussissait, c'était sa
+délivrance et la mort certaine de Pardaillan.
+
+Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposée
+précisément à celle où se trouvait Pardaillan.
+
+Ayant décidé de tenter l'aventure, avec des précautions infinies, il se
+mit en marche. Il avait avancé de quelques pieds et commençait à espérer
+qu'il pourrait mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans
+bouger de sa place, lui dit tranquillement:
+
+--Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la
+sortie... quand vous aurez cessé de vivre. Mais, monsieur, votre
+compagnie m'est si précieuse que je ne saurais m'en passer. Veuillez
+donc venir vous asseoir ici près de moi.
+
+Et sur un ton rude:
+
+--Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement suspect de votre
+part, je serai obligé, à mon grand regret, de vous plonger ce fer dans
+la gorge. Nous sortirons d'ici ensemble, et je vous ferai grâce de la
+vie, ou nous y resterons ensemble jusqu'à votre mort!
+
+D'Espinosa se mordit les lèvres jusqu'au sang. Une fois de plus, il
+venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot,
+sans essayer une résistance qu'il savait inutile, il vint s'asseoir près
+de Pardaillan, ainsi que celui-ci l'avait ordonné, et muet, farouche, il
+se plongea dans ses pensées.
+
+La situation était terrible. Mourir pour lui n'était rien, et il était
+résolu à accepter la mort plutôt que délivrer Pardaillan. Mais ce qui
+lui broyait le coeur, c'était la pensée de laisser son oeuvre inachevée.
+
+Par un incroyable et fabuleux renversement des rôles, lui, le chef
+suprême, dans ce couvent où tout était à lui: choses et gens, où tout
+lui obéissait au geste, il était le prisonnier de cet aventurier qu'il
+croyait tenir dans sa main puissante, et qui maintenant pouvait d'un
+geste détruire, avec sa vie, tout ce qu'il représentait de puissance, de
+richesse, d'autorité, d'ambition.
+
+Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement dans le
+monde religieux lorsqu'on apprendrait que Inigo d'Espinosa,
+cardinal-archevêque de Tolède, grand inquisiteur, avait mystérieusement
+disparu au moment où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux
+étaient tournés vers lui, attendant qu'il désignât le successeur de
+Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait que cette disparition
+coïncidait avec une visite faite à un prisonnier, dans un des cachots de
+ce couvent San Pablo où tout lui appartenait!
+
+Telles étaient les pensées que ressassait d'Espinosa dans son coin.
+
+Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais d'Espinosa savait
+qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au moindre mouvement il le verrait
+se dresser devant lui.
+
+Il n'avait d'ailleurs aucune velléité de résistance. Il commençait à
+apprécier son adversaire à sa juste valeur et sentait confusément que
+le mieux qu'il eût à faire était de s'abandonner à sa générosité; il en
+tirerait certes plus d'avantages qu'à tenter de se soustraire par la
+force ou par la ruse.
+
+Après s'être dit qu'il consentait à la mort pourvu que Pardaillan
+mourût avec lui, il avait fait le compte de ce que lui coûterait cette
+satisfaction, et en ressassant les pensées que nous avons essayé de
+traduire plus haut, il avait trouvé que, tout compte fait, la mort
+de Pardaillan lui coûterait cher. C'était un petit pas vers la
+capitulation.
+
+Il n'était pas éloigné de partager l'avis de Fausta, qui prétendait que
+Pardaillan était invulnérable. Il se disait que cet être exceptionnel
+était de force à attendre patiemment qu'il fût mort de faim, lui
+Espinosa, ainsi qu'il l'en avait menacé, après quoi il chercherait et
+trouverait la porte secrète.
+
+Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes,
+la découverte du ressort caché n'était pas besogne facile. Elle
+n'était cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet
+aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup.
+
+Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais maintenant il
+croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait
+libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant
+à Henri de Navarre ce précieux parchemin qu'il avait conquis de haute
+lutte.
+
+Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même par la main et le
+conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une
+escorte pour le conduire hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour
+sa sécurité, l'accompagner lui-même, mais rester vivant et continuer
+l'oeuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un instant
+la mise à exécution et, s'adressant à Pardaillan:
+
+--Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi longuement, et s'il vous convient
+d'accepter certaines conditions, je suis tout prêt à vous tirer d'ici.
+
+--Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise,
+je ne suis pas pressé, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi
+aussi, j'ai mes petites conditions à poser. Nous allons donc, s'il vous
+plaît, les discuter, avant les vôtres... que je devine, au surplus.
+
+--Voyons vos conditions?
+
+--Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie, je quitterai
+l'Espagne... aussitôt que j'aurai terminé certaines petites affaires
+que j'ai à régler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux
+conditions que vous vouliez m'imposer.
+
+Si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un geste de
+surprise. Pardaillan eut un léger sourire et continua avec cet air
+glacial qui dénotait une inébranlable résolution:
+
+--Pareillement, je souscris à votre seconde condition et je vous engage
+ma parole d'honneur que nul ne saura que j'ai tenu le grand inquisiteur
+d'Espagne à ma merci et que je lui ai fait grâce de la vie.
+
+Pour le coup d'Espinosa fut assommé par cette pénétration qui tenait du
+prodige et il le laissa voir.
+
+--Quoi! balbutia-t-il, vous avez deviné!
+
+Encore une fois, Pardaillan eut un sourire énigmatique et reprit:
+
+--Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions à me poser. Si je me
+suis trompé, dites-le.
+
+--Vous ne vous êtes pas trompé, fit d'Espinosa qui s'était ressaisi.
+
+--Et maintenant voici mes petites conditions à moi. Premièrement, je ne
+serai pas inquiété pendant le court séjour que j'ai à faire ici et je
+quitterai le royaume avec tous les honneurs dus au représentant de Sa
+Majesté le roi de France.
+
+--Accordé! fit d'Espinosa sans hésiter.
+
+--Secondement, nul ne pourra être inquiété du fait d'avoir montré
+quelque sympathie à l'adversaire que j'ai été pour vous.
+
+--Accordé, accordé!
+
+--Troisièmement enfin, il ne sera rien entrepris contre le fils de don
+Carlos, connu sous le nom de don César el Torero.
+
+--Vous savez?...
+
+--Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement Pardaillan. Il
+ne sera rien entrepris contre don César et sa fiancée, connue sous le
+nom de la Giralda.
+
+Il pourra, avec sa fiancée, quitter librement l'Espagne sous la
+sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et comme il ne serait pas digne
+que le petit-fils d'un monarque puissant vécût pauvre et misérable
+à l'étranger, il lui sera remis une somme--que je laisse à votre
+générosité le soin de fixer--et avec laquelle il pourra s'établir en
+France et y faire honorable figure. En échange de quoi j'engage ma
+parole que le prince ne tentera jamais de rentrer en Espagne et
+ignorera, du moins de mon fait, le secret de sa naissance.
+
+A cette proposition, évidemment inattendue, d'Espinosa réfléchit un
+instant, et, fixant son oeil clair sur l'oeil loyal de Pardaillan, il
+dit:
+
+--Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra rien contre le
+trône, qu'il ne tentera pas de rentrer dans le royaume?
+
+--J'ai engagé ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela suffit, je pense.
+
+--Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-être avez-vous
+trouvé la meilleure solution de cette grave affaire.
+
+--En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je vous propose est
+humain... je ne saurais en dire autant de ce que vous vouliez faire.
+
+--Eh bien, ceci est accordé comme le reste.
+
+--En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous reste plus qu'à
+quitter au plus tôt ce lieu. L'air qu'on y respire n'est pas précisément
+agréable.
+
+--D'Espinosa se leva à son tour, et au moment d'ouvrir la porte secrète:
+
+--Quelles garanties exigez-vous de la loyale exécution du pacte qui nous
+unit? dit-il.
+
+Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux et s'inclinant avec
+une certaine déférence.
+
+--Votre parole, monseigneur, dit-il très simplement, votre parole de
+gentilhomme.
+
+Pour la première fois de sa vie, peut-être, d'Espinosa se sentit
+violemment ému. Qu'un tel homme, après tout ce qu'il avait tenté
+contre lui, lui donnât une telle marque d'estime et de confiance, cela
+l'étonnait prodigieusement et bouleversait toutes ses idées.
+
+D'Espinosa, sous le coup de l'émotion, soutint le regard de Pardaillan
+avec une loyauté égale à celle de son ancien ennemi et, aussi simplement
+que lui, il dit gravement:
+
+--Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme.
+
+Et aussitôt, pour témoigner que lui aussi il avait pleine confiance, il
+ouvrit la porte secrète sans chercher à cacher où se trouvait le ressort
+qui actionnait cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire
+indéfinissable.
+
+Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et Pardaillan se
+trouvaient sur le seuil d'une maison de modeste apparence. Pour arriver
+là, il leur avait fallu ouvrir plusieurs portes secrètes. Et toujours
+d'Espinosa avait dévoilé sans hésiter le secret de ces ouvertures, alors
+qu'il lui eût été facile de le dissimuler.
+
+Remontant à la lumière, ils avaient traversé des galeries, des cours,
+des jardins, de vastes pièces, croisant à tout instant des moines qui
+circulaient affairés.
+
+Aucun de ces moines ne s'était permis le moindre geste de surprise à
+la vue du prisonnier, paraissant sain et vigoureux, et s'entretenant
+familièrement avec le grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient
+continuel, à d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan
+montra le même visage calme et confiant, la même liberté d'esprit.
+Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin dans la rue, le soupir qu'il
+poussa en dit long sur les transes qu'il venait d'endurer.
+
+Au moment où Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa demanda:
+
+--Vous comptez continuer à loger à l'auberge de la Tour jusqu'à votre
+départ?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Bien, monsieur.
+
+Il eut une imperceptible hésitation, et brusquement:
+
+--J'ai cru comprendre que vous portiez un vif intérêt à cette jeune
+fille... la Giralda.
+
+--C'est la fiancée de don César pour qui je me sens une vive affection,
+expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa.
+
+--Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je pense qu'il vous
+importe peut-être de savoir où la trouver.
+
+--Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il en fixant
+davantage d'Espinosa, à moins qu'on ne l'ait arrêtée... avec le Torero,
+peut-être?
+
+--Non, fit d'Espinosa avec une évidente sincérité. Le Torero n'a pas été
+arrêté. On le cache. J'ai tout lieu de croire que maintenant que vous
+voilà libre, ceux qui le séquestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien
+à espérer puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez le prince
+avec vous, en France. En conséquence, ils ne feront pas de difficulté
+à lui rendre la liberté. Si vous tenez à le délivrer, orientez vos
+recherches du côté de la maison des Cyprès.
+
+--Fausta! s'exclama Pardaillan.
+
+--Je ne l'ai pas nommée, sourit doucement d'Espinosa.
+
+Et, sur un ton indifférent, il ajouta:
+
+--Ce vous sera une occasion toute trouvée de lui dire ces deux mots que
+vous regrettiez si vivement de ne pouvoir lui dire avant votre départ
+pour l'éternel voyage. Mais je reviens à cette jeune fille. Elle, aussi,
+elle est séquestrée. Si vous voulez la retrouver, allez donc du côté de
+la porte de Bib-Alzar, passez le cimetière, faites une petite lieue,
+vous trouverez un château fort, le premier que vous rencontrerez. C'est
+une résidence d'été de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, à
+cause de sa proximité de la porte de ce nom. Soyez demain matin, avant
+onze heures, devant le pont-levis du château. Attendez là, vous ne
+tarderez pas à voir paraître celle que vous cherchez. Un dernier mot à
+ce sujet: il ne serait peut-être pas mauvais que vous fussiez accompagné
+de quelques solides lames, et souvenez-vous que passé onze heures vous
+arriverez trop tard.
+
+Pardaillan avait écouté avec une attention soutenue. Quand le grand
+inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une douceur qui contrastait
+étrangement avec le ton narquois qu'il avait eu jusque-là:
+
+--Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachète bien des choses.
+
+D'Espinosa eut un geste détaché, et, avec un mince sourire, il dit:
+
+--A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. Vous aboutirez à
+la place San Francisco, c'est votre chemin. Mais sur la place,
+détournez-vous un instant de votre chemin. Allez donc devant l'entrée
+du couvent San Pablo... vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera
+bien content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient là
+passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi.
+
+Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la maison et
+poussa la porte derrière lui.
+
+
+
+XIX
+
+LIBRE!
+
+Tant qu'il s'était trouvé avec d'Espinosa, Pardaillan était resté
+impassible.
+
+Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle déserte, sous les rayons obliques
+d'un soleil brûlant--il était environ cinq heures de l'après-midi--il
+aspira l'air chaud avec délice, et en s'éloignant à grandes enjambées
+dans la direction que lui avait indiquée d'Espinosa, il laissait éclater
+sa joie intérieurement.
+
+Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés l'air éclatant
+d'un ciel sans nuages:
+
+«Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que l'air fétide d'un
+cachot: il fait bon contempler cette voûte azurée et non une voûte
+de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!...
+Salut!... soleil, soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi!»
+
+Puis changeant d'idée, avec un sourire terrible:
+
+«Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue de régler nos
+comptes!»
+
+En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place San Francisco.
+
+«Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri.
+Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... il n'a pas quitté la porte
+de ma prison. Et s'il n'a rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne
+volonté qui lui a manqué... Ah! petit Chico! si tu savais comme ton
+humble dévouement me réchauffe le coeur!...»
+
+Il était maintenant dans la rue San-Pablo--du nom du couvent--et il
+approchait de la porte de cette extraordinaire prison où il venait de
+passer quinze jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait
+des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir. Il commençait à
+se demander si d'Espinosa ne s'était pas trompée ou si, entre-temps,
+le nain ne s'était pas éloigné, lorsqu'il entendit une voix, qu'il
+reconnut aussitôt, lui dire mystérieusement:
+
+--Suivez-moi!
+
+Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui
+qui fut surpris. Il se retourna et aperçut le Chico qui, d'un air
+indifférent, s'éloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit
+cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien
+avoir d'agir de la sorte.
+
+Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et léger, contourna le mur
+du couvent et s'engagea dans un dédale de ruelles étroites et
+caillouteuses. Là, il s'arrêta enfin, et saisissant la main de
+Pardaillan étonné, il la porta à ses lèvres en s'écriant avec un accent
+de conviction touchant dans sa naïveté:
+
+--Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu'eux tous!
+Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite,
+maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi!
+
+Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un inexprimable
+attendrissement.
+
+--Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement.
+
+Le Chico se mit à rire:
+
+--Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu'ils ne vous trouveront
+pas là où je vous conduirai.
+
+--Me cacher!... Pour quoi faire?
+
+--Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens!
+
+A son tour, Pardaillan se mit à rire de bon coeur.
+
+--Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me
+reprendront pas.
+
+Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il ne témoigna ni
+surprise ni inquiétude.
+
+Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se cacher et qu'on
+ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit coeur
+débordait de joie, il saisit une deuxième fois la main de Pardaillan,
+et il allait la porter à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant,
+l'enleva dans ses bras, en disant:
+
+--Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!...
+
+Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches et veloutées
+du petit hommes, qui rougit de plaisir et rendit l'étreinte de toute la
+force de ses petits bras.
+
+En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie destinée à cacher
+son émotion.
+
+--En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire
+quelque part, conduis-moi vers certaine hôtellerie de la Tour, où nous
+serons tous deux, je le crois du moins, admirablement reçus par la plus
+jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses d'Espagne.
+
+Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée dans le patio de
+l'auberge de la Tour, à peu près désert en ce moment, et où Pardaillan
+commença de mener un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se
+produisit: c'est-à-dire que la petite Juana se montra pour voir qui
+était ce client qui faisait un tel vacarme.
+
+Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente,
+languissante, indifférente. On eût dit qu'elle relevait de maladie. Et
+pourtant malgré cet état inquiétant, malgré un air visiblement découragé
+et comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait d'un coup d'oeil
+prompt et sûr, remarqua qu'elle était restée aussi coquette, plus
+coquette que jamais, même.
+
+En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux
+languissants, une bouffée de sang rosa ses joues si pâles, et,
+joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait à un
+gémissement, elle fit:
+
+--Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!...
+
+Et après ce petit cri d'oiseau blessé, elle chancela et serait tombée
+si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie dans ses bras. Et chose
+curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait
+crié: «Monsieur le chevalier!» et c'est sur le Chico que ses yeux
+s'étaient portés, c'est en regardant le Chico qu'elle s'était évanouie.
+
+Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant délicatement sur un
+siège, il lui tapota doucement les mains en disant:
+
+--Là, là, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis yeux.
+
+Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse créature
+évanouie:
+
+--Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie.
+
+Et avec un redoublement de malice:
+
+--Elle ne s'attendait pas à me revoir aussi brusquement, après ma
+soudaine disparition. Je n'aurais jamais cru que cette petite eût tant
+d'affection pour moi...
+
+L'évanouissement ne fut pas long. Le petite Juana rouvrit presque
+aussitôt les yeux, et, se dégageant doucement, confuse et rougissante,
+elle dit avec un délicieux sourire:
+
+--Ce n'est rien... C'est la joie...
+
+Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu'en disant
+ces mots, ses yeux étaient braqués sur le Chico, son sourire s'adressait
+à lui.
+
+--C'est bien ce que je disais à l'instant même: c'est la joie, fit
+Pardaillan, de son air le plus naïf.
+
+Et aussitôt il ajouta:
+
+--Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide et vaillante, sachez
+que j'enrage de faim et de soif et de sommeil... Sachez que voici quinze
+jours, que je n'ai ni mangé, ni bu, ni dormi.
+
+--Quinze jours! s'écria Juana, terrifiée. Est-ce possible?
+
+Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix sourde:
+
+--Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il d'une voix qui
+tremblait. Oh! les misérables!...
+
+--Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma jolie Juana, que je
+vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de
+soigner surtout le lit dans lequel je compte m'étendre aussitôt après.
+Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j'ai
+besoin de m'entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être
+surprises par nulle oreille humaine--à part les vôtres, si petites et si
+rosés--je vous demanderai de me faire servir dans un endroit où je sois
+sûr de ne pas être entendu.
+
+--Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai
+moi-même, s'écria gaiement Juana, qui paraissait renaître à la vie.
+
+Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui était personnel,
+elle voulut sortir, pour donner ses ordres, mais Pardaillan l'arrêta et,
+avec une gravité comique:
+
+--Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions d'une douceur
+pénétrante--je vous ai dit que vous seriez une petite soeur pour moi.
+N'est-ce donc pas l'usage ici, comme en France, que frère et soeur
+s'embrassent après une longue séparation?
+
+--Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras.
+
+Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles
+Pardaillan déposa deux baisers fraternels. Après quoi, avec un naturel,
+une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le désignant à
+Juana:
+
+--Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un frère pour
+vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi?
+
+Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingénument
+tendu ses joues appétissantes, la petite Juana, à la proposition
+d'embrasser le Chico, rougit jusqu'aux oreilles.
+
+Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet embarras subit,
+devenu pâle comme une cire, crispait son poing sur la table à laquelle
+il s'appuyait, ses jambes se dérobant sous lui, et la regardait
+anxieusement avec des yeux embués de larmes.
+
+Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baissés,
+l'air embarrassé, tortillant nerveusement le coin de son tablier;
+comme le Chico, de son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite
+maîtresse, n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courroucé
+et gronda:
+
+--Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouchés? Ce baiser vous
+serait-il si pénible?
+
+Et, poussant le Chico par les épaules:
+
+--Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle pareillement!
+
+Poussé malgré lui, le nain n'osa pas encore s'exécuter.
+
+--Juana! fit-il dans un murmure.
+
+Et cela signifiait: tu permets?
+
+Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et
+gazouilla avec une tendresse infinie;
+
+--Luis!
+
+Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna:
+
+--Morbleu! que de manières pour un pauvre petit baiser!
+
+Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l'un de
+l'autre.
+
+Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du Chico effleurèrent
+à peine le front rougissant de la jeune fille. Et, comme il se reculait
+respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux
+mains, et se mit à pleurer doucement.
+
+--Juana! cria le nain bouleversé.
+
+Juana s'était laissée aller dans ce vaste fauteuil de chêne qui était
+son siège préféré. Le Chico s'était agenouillé sur le tabouret de bois,
+haut et large comme une petite estrade. Pressé contre ses genoux, il
+tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration
+fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui,
+aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le coeur.
+
+--Méchant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait au gazouillis
+d'un oiseau. Méchant! voici quinze grands jours que je ne t'ai vu!
+
+Il baissa la tête comme un coupable et balbutia:
+
+--Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu...
+
+--Dis-moi plutôt que tu n'as pas voulu!... N'était-il pas convenu
+que nous devions agir de concert... le délivrer ensemble, ou mourir
+ensemble, avec lui?
+
+--Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique qu'il avait
+dans ses moments d'émotion violente, voici du nouveau, par exemple!
+
+Et, avec un frémissement:
+
+--Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eût été la
+condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais
+pas qu'en travaillant à sauver ma peau, je travaillais en même temps
+pour le salut de ces deux innocentes créatures...
+
+Le Chico avoua dans un souffle:
+
+--Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais pas accepter cela...
+non, je ne le pouvais pas.
+
+--Tu préférais mourir seul?... Et moi, méchant, que serais-je
+devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si...
+
+Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tête, à
+nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalité qu'elle n'eût
+pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considéra un
+moment avec une ineffable tendresse, hochant la tête d'un air apitoyé,
+acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi... s'il était mort.» Et,
+le regard douloureux et cependant toujours affectueusement dévoué qu'il
+jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement
+cette pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria:
+
+--Imbécile!...
+
+Le Chico le regarda d'un air effaré, ne comprenant rien à cette
+exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami
+paraissait si fort en colère contre Lui.
+
+
+
+XX
+
+BIB-ALZAR
+
+Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger
+indéfiniment sans amener le dénouement qu'il voulait. Il renonça donc,
+momentanément, à son projet au sujet des deux naïfs amoureux, et, de sa
+voix bougonne, coupa court en s'écriant:
+
+--Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément que j'enrage de
+faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ça, vivement, deux couverts
+ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les
+bons vins!
+
+--Ah! mon Dieu! s'écria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que,
+depuis quinze jours, vous n'avez rien pris!
+
+Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, l'entendit
+crier: «Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet... le
+couvert de grande cérémonie. Laura, à la cave, ma fille, et montez les
+plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques
+bouteilles de vouvray, montez-en deux!...
+
+Et, à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine reluisante,
+entouré de ses marmitons, gâte-sauce, aides et apprentis:
+
+--Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces repas comme vous en
+feriez pour Mgr d'Espinosa lui-même!
+
+Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait:
+
+--Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc à
+satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard?
+
+--Mieux que cela, mon père: c'est le seigneur de Pardaillan qui est de
+retour!
+
+Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle
+prononçait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long
+des discours. Et il faut croire qu'elle n'était pas seule à partager
+cet enthousiasme, car le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour
+aller faire son compliment à cet hôte illustre.
+
+C'est que Pardaillan ignorait que son intervention à la corrida et la
+manière magistrale dont il avait estoqué le taureau l'avaient rendu
+populaire.
+
+On savait qu'il avait risqué sa vie pour sauver celle de Barba
+Roja--qu'il avait cependant des motifs de ne pas aimer, puisqu'il lui
+avait infligé une de ces corrections qui comptent dans la vie d'un
+homme et dont la cour et la ville s'étaient entretenues plusieurs jours
+durant. On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement
+inusitée qu'il avait fallu employer pour la mener à bien.
+
+Enfin--mais ceci, on le chuchotait tout bas--on savait qu'il s'était
+attiré l'inimitié du roi en prenant énergiquement la défense du Torero
+menacé. Or, le Torero était la coqueluche, l'adoration des Sévillans en
+particulier et de tous les Andalous en général.
+
+Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré et de la
+noblesse et du peuple.
+
+Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent posés à côté des
+hors-d'oeuvre, rangés en bon ordre: Le dîner de Manuel n'était peut-être
+pas l'incomparable chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annoncé, mais
+les vins étaient authentiques, d'âge respectable, onctueux et veloutés à
+souhait, les pâtisseries fines et délicates, les fruits délicieux. Et le
+gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan,
+qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des dîners
+plantureux et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs.
+
+Mais, tout en mangeant de son robuste appétit, tout en veillant à ce que
+le Chico fût copieusement servi, il ne perdait pas de vue qu'il avait
+encore à faire et n'arrêtait pas de poser question sur question au petit
+homme.
+
+De cette sorte d'interrogatoire serré, il résulta que: le Chico ayant
+trouvé un blanc-seing--qu'il remit à Pardaillan en assurant que c'était
+lui qui l'avait perdu--avait eu l'idée de remplir ce blanc-seing, de
+façon à pénétrer dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait
+été le possesseur, à le faire élargir immédiatement.
+
+Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle du personnage
+qu'impliquait la possession d'un tel document. Il avait donc pensé à don
+César. Mais il n'avait pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu
+faire, c'était de surprendre qu'on l'avait tiré de la maison où il était
+gardé pour le transporter de nuit à la maison des Cyprès. Il avait
+immédiatement conçu le projet de délivrer le Torero, à seule fin qu'il
+pût à son tour délivrer le chevalier.
+
+En le transportant dans cette maison, dont il connaissait à merveille
+toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulièrement la
+besogne.
+
+Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison sans y
+découvrir celui qu'il cherchait.
+
+Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en haut, dans les
+appartements. Il savait bien comment pénétrer là, ce n'était pas
+cela qui l'eût embarrassé; mais en haut, au milieu de gardes et de
+serviteurs, il ne pouvait plus être question d'une surprise.
+
+L'aventure tournait au coup de main et ce n'était pas lui, faible et
+chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé cependant. Il avait
+failli se faire surprendre et n'avait rien trouvé. Alors, en désespoir
+de cause, il avait pensé à don Cervantes.
+
+Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des Indes, avait été
+envoyé en mission à Cadix et il avait dû se morfondre.
+
+En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantôt
+Centurion, tantôt son sergent, découvrir le lieu de sa retraite.
+
+Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible, pour elle,
+c'est que Barba Roja, qui avait été assez sérieusement blessé par le
+taureau. Barba Roja était maintenant sur pied, complètement remis, et
+certainement il ne tarderait pas à l'aller chercher pour l'emmener chez
+lui.
+
+Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain fournit à
+Pardaillan, attentif.
+
+Au reste, il n'était pas seul à écouter le petit homme.
+
+Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait avec une
+évidente admiration que Pardaillan remarqua fort bien. Une chose qu'il
+remarqua aussi, c'est que le nain affectait maintenant une singulière
+indifférence vis-à-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire,
+n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait avec une
+douceur déférente à laquelle il ne paraissait pas prêter attention, bien
+qu'elle fût toute nouvelle pour lui et dût lui paraître très douce.
+
+--Sais-tu, dit Pardaillan très sérieusement, lorsque le nain eut terminé
+son récit, sais-tu que tu es un hardi et délié compagnon?
+
+Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le Chico et la petite
+Juana en devinrent écarlates de plaisir et d'orgueil. Seulement, alors
+que la jeune fille semblait approuver hautement ces paroles par une
+mimique expressive, le petit homme eut un geste confus qui voulait dire:
+ne vous moquez pas de moi.
+
+Devant son geste, Pardaillan insista:
+
+--Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me semble. Quel
+dommage que tu n'aies pas plus de forces qu'un oiselet chétif! Mais j'y
+songe!... A tout prendre, c'est un malheur facilement réparable... et
+je veux le réparer... Comment n'y ai-je pas songé plus tôt?... Je veux
+t'apprendre à manier une épée...
+
+A cette offre inespérée, quoique secrètement désirée sans doute, le nain
+bondit, et, les yeux brillants de joie, joignant ses petites mains, il
+s'écria:
+
+--Quoi!... Vous consentiriez?...
+
+--Par Pilate! comme disait monsieur mon père, je ne me dédis jamais, tu
+sauras cela, mon Chico! Et la preuve, c'est que je vais te donner ta
+première leçon... à l'instant même.
+
+Le nain se mit à sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse que lui, battit
+des mains. Seulement, la joie de la jeune fille fondit comme neige au
+soleil quand elle entendait Pardaillan ajouter d'un air très détaché:
+
+--D'autant que pour l'expédition que nous allons entreprendre ce soir et
+celle de demain matin, le peu que je vais t'enseigner en une leçon te
+sera peut-être utile...
+
+Et, sans paraître remarquer la soudaine pâleur de la jeune fille, ni le
+regard de douloureux reproche qu'elle attachait sur lui, il ajouta:
+
+--Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans ma chambre deux
+épées... sans oublier les boutons que vous trouverez dans quelque poche
+d'habit pendu au mur.
+
+Et, tandis que la triste Juana, courbant la tête, sortait pour chercher
+les épées demandées, s'adressant au nain qui, dans sa joie exubérante,
+gambadait comme un fou:
+
+--Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant.
+
+--Peur?... fit le Chico étonné, peur de quoi?...
+
+--Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingénu, il va y avoir des
+horions à donner et à recevoir!
+
+--On tâchera de les donner... et de ne pas les recevoir, fit le Chico en
+riant. Et puis, vous serez là, tiens?
+
+--Tu ne me demandes pas où je veux te conduire?
+
+--Tiens! comme c'est difficile à deviner! fit le Chico en haussant les
+épaules d'un air entendu. J'imagine que nous allons, ce soir, à la
+maison des Cyprès, et demain matin au château de Bib-Alzar!
+
+Juana avait apporté les épées et les boutons, que le chevalier ajusta à
+la pointe des lames, et, la table poussée dans un coin, dans le petit
+cabinet même, la leçon commença, sous l'oeil apeuré de Juana.
+
+Les épées de Pardaillan étaient de longues et lourdes rapières.
+
+Tout d'abord le Chico éprouva quelque peine à les manier. Mais il était
+nerveux et souple; peu à peu, le poignet s'entraîna et il ne sentit plus
+le poids de la rapière, plus longue que lui de près d'un pied.
+
+La leçon se poursuivit jusqu'à ce que la nuit fût tombée tout à fait,
+avec une patience inaltérable de la part du maître, une bonne volonté
+que rien ne rebutait de la part de l'élève.
+
+Lorsque Pardaillan jugea que la soirée était assez avancée et que
+l'heure était venue, il arrêta la leçon et déclara gravement qu'il était
+content; le Chico avait des dispositions et il en ferait un escrimeur
+passable, ce qui transporta d'aise le petit homme et fit plaisir à
+Juana, qui avait assisté à la leçon.
+
+Le moment étant venu, Pardaillan ceignit son épée, choisit dans sa
+collection une dague assez longue, légère et résistante, quoique
+flexible, et la ceignit lui-même à la taille du nain, très fier de
+voir cette épée--car, pour sa taille, c'était une longue épée--qui lui
+battait les mollets.
+
+Quand Juana vit qu'ils se disposaient à sortir, elle fit une tentative
+désespérée et demanda timidement:
+
+--Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez vous reposer?...
+Je vous ai fait préparer un lit douillet à faire envie à un moine!
+
+--Misère de moi! gémit Pardaillan, voilà bien ma malchance... Mais, ma
+mignonne, j'utiliserai ce lit douillet à mon retour et ferai de mon
+mieux pour rattraper le temps perdu.
+
+--Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana.
+
+--Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'étonna Pardaillan.
+
+--Puisque vous dites que... l'expédition est... dangereuse... vous
+pourriez... être... blessé...
+
+--Impossible! assura Pardaillan.
+
+--Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaître en elle.
+
+--Parce qu'une expédition--autrement dangereuse, celle-là--m'attend
+demain matin. Et, comme il n'y a que moi qui puisse la mener à bien, il
+est clair que je reviendrai pour l'accomplir.
+
+Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant Juana écrasée par
+cette bizarre logique et plus inquiète qu'avant.
+
+Pardaillan, guidé par le Chico, pénétra dans les sous-sols de la
+mystérieuse maison des Cyprès. Au bout de deux heures environ,
+Pardaillan et le nain sortirent, comme ils étaient entrés, sans avoir
+été découverts, sans qu'il leur fût arrivé la moindre mésaventure. Mais
+ils sortaient à deux comme ils étaient entrés.
+
+Pardaillan avait-il réussi ou échoué dans ce qu'il était venu tenter?
+C'est ce que nous ne saurions dire.
+
+Il était un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrèrent à
+l'hôtellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; la petite Juana les
+attendait sur le seuil de la porte.
+
+La jeune fille avait passé tout le temps qu'avait duré leur absence à
+guetter leur retour, dans des transes mortelles. Du premier coup d'oeil,
+elle avait constaté qu'ils étaient, tous les deux, en parfait état. Un
+long soupir de soulagement avait gonflé son sein et ses beaux yeux noirs
+avaient aussitôt retrouvé leur éclat joyeux.
+
+Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table toute dressée
+et chargée de victuailles appétissantes. Mais Pardaillan avait déclaré
+qu'il avait besoin de repos et il avait fait un signe imperceptible au
+Chico, lequel, répondant par un signe de tête affirmatif, déclara que,
+lui aussi, tombait de sommeil.
+
+Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire à sa chambre, se glissa entre
+les draps blancs et fleurant bon la lavande de ce lit douillet, préparé
+expressément à son intention, et dormit tout d'une traite jusqu'à six
+heures du matin.
+
+
+
+XXI
+
+BARBA ROJA
+
+Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, il sortit
+aussitôt et s'en fut droit chez un armurier où il choisit une mignonne
+petite épée qui avait les apparences d'un jouet, mais qui était une arme
+parfaite, flexible et résistante, en dur acier forgé et non trempé.
+C'était le présent qu'il voulait faire au Chico.
+
+Son acquisition faite, il revint à l'hôtellerie. Son absence n'avait pas
+duré une demi-heure, et le nain, qu'il attendait, n'étant pas encore
+arrivé, il fit préparer un déjeuner substantiel pour lui et son
+compagnon.
+
+Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il
+dit:
+
+--Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels
+Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas... je les ai suivis un moment
+pour être sûr.
+
+--Tout va bien! s'écria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit
+compère... C'est un plaisir de travailler avec toi!
+
+Le nain rougit de plaisir.
+
+Il était à ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan
+calcula qu'il avait du temps devant lui et résolut, pour tuer une heure,
+de donner une deuxième leçon à son petit ami.
+
+Le nain accepta avec un empressement et une joie qui témoignaient du vif
+plaisir qu'il avait de profiter de sa bonne aubaine et d'arriver à un
+résultat appréciable. Mais sa joie devint du délire et il se montra ému
+jusqu'aux larmes lorsqu'il vit la superbe petite épée que Pardaillan
+était allé acheter à son intention.
+
+Pour couper court à son émotion et à ses remerciements, Pardaillan
+expliqua:
+
+--Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme tout le monde. Il te
+faut donc compenser par une habileté, une adresse et une vivacité
+supérieures l'inégalité des armes. En conséquence, il te faut, dès
+maintenant, t'habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma
+rapière du double plus longue.
+
+La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan. Comme la veille, le
+professeur se déclara satisfait et assura que l'élève deviendrait un
+escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan, voulait dire
+redoutable.
+
+Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner qui les attendait
+et, sans s'occuper des mines désespérées de Juana, Pardaillan et le
+Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar.
+
+Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite Juana se
+remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu'elle put
+les apercevoir. Après quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit à
+pleurer doucement. Mais, c'était une fille de tête que la petite Juana.
+Obligée par les circonstances de diriger une maison à un âge où l'on n'a
+guère d'autre souci que se livrer à des jeux plus ou moins bruyants,
+elle avait appris à prendre de promptes résolutions.
+
+Le résultat de ses réflexions fut qu'elle alla tout droit trouver un
+de ses domestiques nommé José, lequel José détenait les importantes
+fonctions de chef palefrenier de l'hôtellerie, et lui donna ses ordres.
+
+Un petit quart d'heure plus tard, José sortit de l'auberge conduisant
+par la bride un vigoureux cheval attelé à une petite charrette. Dans la
+charrette, étendues sur des bottes de paille, bien enveloppées dans de
+grandes mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur la figure,
+étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier,
+marchant d'un bon pas à cote du cheval, prit le chemin de la porte de
+Bib-Alzar...
+
+Le même chemin que venait de prendre Pardaillan.
+
+Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, véritable
+nid de vautours, remontait à l'époque des grandes luttes contre les
+Maures envahisseurs.
+
+Suivant les règles du temps, concernant l'art de la fortification, il
+était bâti sur une emmenée. Ses tours crénelées, dressées menaçantes
+vers le ciel, étaient dominées par la masse centrale du donjon, lequel
+était surmonté, au nord et au midi, de deux échauguettes en poivrière:
+yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils scrutaient avec une
+vigilance de tous les instants.
+
+Comme dans toute résidence royale, il y avait là une petite garnison
+et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec
+empressement toutes les occasions de se rendre à la ville proche.
+
+En ce moment, grâce à la présence du roi à Séville, l'ennui pesait plus
+que jamais sur la garnison, attendu qu'il était interdit, sous peine de
+mort, de sortir du château, sous quelque prétexte que ce fût, à moins
+d'un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur.
+
+Cette défense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats,
+et non les serviteurs.
+
+La grand-route passait au pied de l'éminence que dominait le château.
+Là, elle bifurquait et s'ouvrait un sentier, assez large pour permettre
+à la litière royale de passer. C'était le seul chemin visible qui
+permettait d'aboutir du château à la route.
+
+Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines qui
+permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, à
+part le gouverneur, et encore n'était-ce pas bien sûr.
+
+Telles étaient les explications que le Chico avait données à Pardaillan.
+Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'éminence, il était un peu plus de dix
+heures.
+
+Pardaillan était donc en avance de près d'une heure sur l'heure que lui
+avait indiquée d'Espinosa.
+
+D'un coup d'oeil expert, il eût tôt fait de se rendre compte de la
+disposition, et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait
+de la forteresse devait passer forcément devant lui. Donc, il était
+impossible qu'on emmenât la Giralda sans qu'on la vît.
+
+En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière un quartier de
+roche, dans un endroit assez éloigné de la porte d'entrée.
+
+Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il
+tenait à ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait
+lui être d'aucune utilité, ne se trouvât pas exposé inutilement.
+
+Après quoi, tranquille de ce côté, il vint se poster à quelques toises
+du pont-levis, en se dissimulant de son mieux dans l'herbe qui poussait,
+haute et drue, sur les côtés, bordant les fossés de la petite esplanade
+qui s'étendait devant l'entrée du château fort. Et il attendit.
+
+Il entendit enfin le bruit des chaînes qui se déroulaient et vit le
+pont-levis s'abaisser lentement.
+
+Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, il mit l'épée à
+la main.
+
+En effet, c'était bien Barba Roja tenant dans ses bras la Giralda
+endormie ou évanouie.
+
+Mais le colosse était entouré d'une troupe d'hommes d'armes dont les
+sinistres physionomies étaient, à elles seules, un épouvantail capable
+de mettre en fuite le plus résolu des chercheurs d'aventures. Et, en
+tête de la troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de
+sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement triés sur
+le volet, immédiatement derrière Barba Roja venaient l'ex-bachelier
+Centurion et son sergent Barrigon.
+
+Pardaillan ne prêta qu'une médiocre attention à cette bande de
+malandrins armés de formidables rapières, sans compter la dague qu'ils
+avaient tous, pendue au côté droit.
+
+Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle qu'il tenait dans
+ses bras. Il laissa la troupe, tout entière sortir de la voûte et
+s'engager sur la petite esplanade.
+
+Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre que toute la
+bande était sortie, il se redressa doucement et, sans hâte, il alla se
+camper au milieu du chemin. Et, d'une voix terrible à force de calme
+et de froide résolution, il cria, comme un officier commandant une
+manoeuvre:
+
+--Halte... On ne passe pas!
+
+Barba Roja crut que, derrière cet extravagant audacieux, devait se
+trouver une troupe au moins égale à la sienne, et il s'arrêta net,
+immobilisant ses hommes derrière lui.
+
+Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il était seul,
+parfaitement seul, au milieu du chemin.
+
+Il eut un sourire terrible.
+
+Par Dieu! la partie était belle!
+
+Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement ficelé,
+l'obliger à assister au déshonneur de la donzelle qu'il aimait, après
+quoi un coup de poignard bien appliqué le débarrasserait à tout jamais
+du Français maudit.
+
+Tel fut le plan qui germa instantanément dans la cervelle du colosse, et
+de la réussite duquel il ne douta pas un instant.
+
+Peut-être eût-il montré moins d'assurance s'il avait pu lire ce qui se
+passait dans l'esprit de ses diables à quatre. En effet, en exceptant
+Centurion et Barrigon, qui avaient mille et une bonnes raisons de lui
+rester fidèles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet
+entrain qui décide de la victoire... surtout quand on a pour soi le
+nombre.
+
+C'est que ces treize-là avaient déjà eu affaire à Pardaillan; ces
+treize-là étaient ceux qui avaient été si fort malmenés dans la fameuse
+grotte de la maison des Cyprès.
+
+Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit pas compte de cet
+état d'esprit qui pouvait faire avorter son dessein de s'emparer de
+Pardaillan.
+
+Il se crut sincèrement le plus fort, assuré de la victoire, et résolut
+de s'amuser un peu, tel le chat qui joue avec la souris avant de
+l'abattre d'un coup de griffe. Il mit tout ce qu'il put mettre d'ironie
+et de mépris dans sa voix pour s'écrier:
+
+--Ça, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il cherche, qu'il
+prenne garde de trouver les étrivières... en attendant une bonne corde!
+
+--Fi donc! répliqua la voix très calme de Pardaillan. Votre bourse, mon
+petit Barba Roja, si je l'avais voulue, je l'aurais prise ce jour où
+je dus, pour sauver votre carcasse, mettre à mal une pauvre bête,
+assurément moins brute que vous!
+
+Barba Roja avait espéré s'amuser aux dépens de Pardaillan. Il aurait dû
+cependant se souvenir de la scène de l'antichambre royale et savoir qu'à
+ce jeu-là, comme aux autres, il n'était pas de force à se mesurer avec
+lui.
+
+Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant Pardaillan lui
+rappeler que, somme toute, il lui avait sauvé la vie, il étrangla de
+honte et de fureur. Il ne chercha plus à railler et à s'amuser, et il
+grinça:
+
+--Misérable mécréant! c'est bien pour cela que ma haine pour toi s'est
+encore accrue... ce que je n'aurais pas cru possible...
+
+--Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux étrivières, on les
+applique aux petits garçons malappris tels que vous. Je ne sais ce qui
+me retient de vous les appliquer séance tenante... ne fût-ce que pour
+voir si vous sautez toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon
+petit?
+
+Barba Roja écumait. Il acheva de perdre la tête et, sans trop savoir ce
+qu'il disait, cria:
+
+--Ça, que veux-tu?
+
+--Moi? fit Pardaillan de son air le plus naïf. Je veux simplement te
+débarrasser du fardeau de cette jeune fille... Tu vois bien qu'elle est
+trop lourde pour tes faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit!
+
+--Place! par le Christ! hurla le colosse.
+
+--On ne passe pas! répéta Pardaillan en lui présentant la pointe de sa
+rapière.
+
+A ce moment-là, il n'avait qu'une crainte: c'est que le colosse ne
+s'obstinât à garder la jeune fille dans ses bras, ce qui l'eût fort
+embarrassé.
+
+Heureusement, l'intelligence du colosse était loin d'égaler sa force.
+Exaspéré par les paroles de Pardaillan, il posa rudement la jeune fille
+à terre et se rua tête baissé, l'épée haute.
+
+En même temps que lui. Centurion, Barrigon et les autres attaquèrent.
+Pardaillan eut devant lui un cercle d'acier qui cherchait de toutes
+parts à l'atteindre. Il dédaigna de s'en occuper.
+
+Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, non sans raison,
+que le chef atteint les autres ne compteraient plus. Et, d'un coup
+droit, foudroyant, presque au jugé, il se fendit à fond.
+
+Barba Roja, traversé de part en part, leva les bras, laissa tomber son
+épée et se renversa comme une masse en rendant des flots de sang.
+
+Un instant, il talonna le sol à coups furieux, puis il se tint immobile:
+il était mort.
+
+Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, celui-là,
+comme Barba Roja, agissait pour son compte personnel. Celui-là avait
+aussi une haine à satisfaire.
+
+Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit Centurion à
+l'épaule, d'un coup de revers il enleva une partie de la joue de
+Barrigon, qui le serrait de trop près.
+
+Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, et Pardaillan
+n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, se battant uniquement
+pour gagner honnêtement l'argent qu'on leur donnait, étaient loin de
+montrer la même ardeur que les trois chefs qui venaient d'être mis hors
+de combat.
+
+--A qui le tour? lança Pardaillan d'une voix tonnante. Qui veut tâter de
+Giboulée?
+
+Et aussitôt deux hurlement attestèrent que deux hommes avaient tâté de
+Giboulée.
+
+Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur de tenter--pour
+la forme--une illusoire résistance. Lorsqu'ils entendirent le double
+hurlement de douleur de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher
+pied.
+
+Pour comble de malchance, voici qu'à cet instant précis des
+glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose,
+ils ne savaient quoi, un étrange petit animal, quelque petit démon,
+suppôt de ce grand diable, sans doute, qui n'arrêtait pas de pousser des
+cris perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre leurs
+jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable petite bête se
+faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, à la cuisse ou
+au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement où la terreur
+superstitieuse tenait autant de place que la douleur réelle, et, sans
+demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses forces, se hâtait
+de tirer au large, se défilant de son mieux le long des bas-côtés du
+sentier.
+
+En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la place se trouva
+déblayée.
+
+Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba Roja et
+les corps évanouis, ou morts, de Barrigon et de Centurion, tombés non
+loin de la Giralda.
+
+
+
+XXII
+
+L'AVEU DU CHICO
+
+Alors, Pardaillan partit d'un long éclat de rire, et, s'adressant à ce
+diablotin qui avait semé la panique dans la troupe des spadassins, et
+continuait à pousser des clameurs aiguës, entrecoupées d'éclats de
+rire sardoniques, et se démenait en brandissant une longue aiguille à
+tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus
+blessés et fuyant, tels des lièvres:
+
+--Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasmé.
+
+Mais, aussitôt, il se reprit et, très sévère:
+
+--Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?...
+
+La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain tomba soudain.
+
+Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention de
+Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il avait poussé la
+poltronnerie jusqu'à demeurer spectateur impassible de l'inégale lutte.
+
+--Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La
+lutte était inégale, en effet... mais pas à leur avantage... puisqu'ils
+sont en fuite.
+
+--C'est vrai, tout de même, avoua le nain.
+
+--Malheureux! Et si tu avais été tué?... Je n'aurais jamais osé me
+représenter devant certaine hôtesse que tu connais.
+
+Et, pour couper court à l'embarras du Chico, il se dirigea vers la
+Giralda, évanouie et non endormie, s'accroupit devant elle et, du
+tranchant de son épée, se mit à couper les cordes qui liaient ses pieds
+et ses mains. A ce moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier:
+
+--Gardez-vous!...
+
+En même temps, il perçut comme un glissement sur son dos, et, tout de
+suite après, un grand cri suivi d'un râle. Il se redressa d'un bond,
+l'épée à la main, et vit d'un coup d'oeil ce qui s'était passé.
+
+Centurion, qu'il avait cru mort ou évanoui, n'avait pas perdu
+connaissance, malgré sa blessure.
+
+Or, Pardaillan s'était accroupi à quelques pas du bravo et lui tournait
+le dos. Alors, celui-ci s'était dit que, s'il pouvait ramper jusqu'à
+lui, il pourrait, d'un coup de dague donné dans le dos, assouvir sa
+haine. Et il s'était mis en marche, avec des précautions infinies,
+étouffant de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements lui
+arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir.
+
+Au moment où il se redressait péniblement pour porter le coup mortel à
+l'homme qu'il haïssait, le nain l'avait aperçu et s'était jeté devant
+lui, le bras levé.
+
+Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague en pleine poitrine,
+et c'était lui qui avait poussé ce grand cri qui avait fait frissonner
+Pardaillan. Mais, en même temps, il avait eu la satisfaction de plonger
+sa petite épée, jusqu'à la garde, dans la gorge du misérable qui avait
+fait entendre ce râle étouffé et s'était abattu, la face contre terre.
+
+Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de sang,
+Pardaillan, pris d'une de ces colères terribles, cria:
+
+--Ah! vipère!
+
+Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya la tête du
+misérable, qui se tordit un moment et demeura enfin immobile à jamais.
+
+Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce à l'appui
+de Fausta, devenir un puissant personnage.
+
+--Chico! mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan, qui prit doucement le
+nain dans ses bras.
+
+Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le dévouement et
+toute l'affection dont son petit coeur était rempli; un sourire très
+doux erra sur ses lèvres, et il murmura:
+
+--Je... suis... content!
+
+Et il s'abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient.
+
+Pâle de douleur et de désespoir, Pardaillan défit rapidement le
+pourpoint et se mit à vérifier la blessure avec la compétence d'un
+chirurgien consommé. Alors, un immense soupir s'exhala de sa poitrine
+oppressée, et, avec un sourire radieux, il s'écria tout haut:
+
+--C'est un vrai miracle!... La lame a glissé sur les côtes... Dans huit
+jours il sera sur pied, dans quinze il n'y paraîtra plus... C'est égal,
+j'ai eu peur!
+
+Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et
+railleur reprit le dessus, et il songea:
+
+--Me Voilà bien loti!... une femme évanouie et un enfant blessé sur les
+bras!... Hé! mais... morbleu! voici mon affaire.
+
+Ce qui motivait cette exclamation, c'était la vue d'une charrette qui
+s'était arrêtée en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se
+tenait à côté du cheval, semblait se demander ce qu'il devait faire: ou
+continuer par la grand-route ou grimper par le sentier.
+
+Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps étendus à terre. Et sa
+résolution fut prise. Il cria à pleins poumons au charretier:
+
+Ho! l'homme!... Si vous êtes chrétien, attendez un moment!
+
+Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une silhouette
+féminine se dresser debout dans la charrette, descendre précipitamment,
+et se ruer à l'assaut du sentier.
+
+«Bon! songea Pardaillan, tout va bien.»
+
+Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico
+et se mit à descendre doucement, sans paraître gêné par son double
+fardeau. Au fur et à mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait
+à sa rencontre précipitait sa marche, et, bientôt, malgré la mante qui
+la recouvrait, il la reconnut.
+
+--Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchanté au fond de
+la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver à
+propos!...
+
+En effet, c'était la petite Juana qui grimpait précipitamment le
+sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant... et
+pestant, à son ordinaire.
+
+A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait senti une
+angoisse mortelle l'étreindre; en l'entendant appeler, elle avait
+compris qu'un malheur était arrivé. Elle en avait le pressentiment
+douloureux puisque c'est ce qui l'avait décidée à tenter cette démarche
+plutôt risquée.
+
+Elle avait bondi hors de la charrette et s'était mise à courir à la
+rencontre du chevalier.
+
+En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux
+corps qui semblaient privés de vie.
+
+Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le malheur pressenti
+était arrivé!
+
+Sans forces, elle s'arrêta, plus pâle peut-être que le blessé que
+Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla:
+
+--Il est mort, n'est-ce pas?
+
+Comme s'il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan répondit
+d'une voix sourde:
+
+--Pas encore!
+
+Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu'il
+venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette.
+
+La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme.
+Seulement, de pâle qu'elle était, elle devint livide, et, lorsque
+Pardaillan passa près d'elle, il courba la tête d'un air honteux, sous
+le regard de douloureux reproche qu'elle lui décocha.
+
+Et elle se mit à le suivre, du pas raide, saccadé d'un automate.
+
+Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda dans les bras de la
+duègne en disant d'un air bourru:
+
+--Occupez-vous de celle-ci.
+
+Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur l'herbe roussie qui
+bordait la route.
+
+En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet vivant, livide,
+couvert de sang, ses paupières mi-closes laissant apercevoir le blanc de
+l'oeil révulsé, la petite Juana sentit un affreux déchirement dans tout
+son être et s'abattit sur les genoux.
+
+Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de son ami, et,
+sans rien voir autour d'elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait
+horriblement gêné par le spectacle de ce désespoir morne, elle se mit à
+le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait,
+avec une tendresse infinie:
+
+--Chico!... Chico!... Chico!...
+
+Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour qui emplissait le
+coeur fidèle du petit homme, l'amour puissant, naïf et sincère, montra
+une fois de plus quel était son pouvoir: le blessé reprit ses sens.
+
+Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était blotti, tout de
+suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il
+leur sourit, les enveloppant dans le même sourire.
+
+Et, d'un regard d'une éloquence muette, il interrogea son grand ami, qui
+détourna les yeux d'un air embarrassé.
+
+--Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blessé.
+
+--Hélas!... murmura Pardaillan.
+
+Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits
+fins.
+
+Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il reprit vite
+possession de lui et retrouva, avec sa sérénité, son bon sourire de
+chien dévoué, à l'adresse des deux seuls êtres qu'il eût aimés au monde,
+et il murmura:
+
+--Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi.
+
+Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les larmes jaillirent
+à flots pressés de ses yeux endoloris. Très doucement, il demanda:
+
+--Pourquoi pleures-tu, Juana?
+
+--O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela?
+
+--Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé. Vois-tu, il vaut
+mieux que je m'en aille... J'aurais été une gêne pour toi... et moi...
+j'aurais été très malheureux!
+
+--Luis!... Luis!...
+
+--Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... puisque je vais
+mourir...
+
+Et, comme s'il eût voulu être bien sûr avant de dire ce qu'il avait à
+dire, il insista en fixant Pardaillan:
+
+--Car je vais mourir, n'est-ce pas?
+
+Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son désespoir, n'avait
+plus toute sa présence d'esprit, car, au lieu de le réconforter par
+des paroles d'espoir, comme le lui commandait l'humanité la plus
+élémentaire, il cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler
+ses larmes, sans doute, et, en même temps, de la tête, il disait
+frénétiquement: «Oui! Oui!»
+
+Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua, toujours avec
+la même douceur:
+
+--Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, Juana... je
+t'aimais... je t'aimais bien.
+
+--Hélas!... moi aussi, gémit la jeune fille.
+
+--Mais moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana, je ne
+t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu faire de toi... ma...
+ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, je ne t'aurais jamais dit cela...
+mais je vais mourir... ça n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana...
+je t'aimais...
+
+--Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico! tu me brises le
+coeur... Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t'aime... et pas comme un
+frère!...
+
+--Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force de redresser sa
+petite tête, oh!... dis-tu vrai?...
+
+--Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tête chère
+dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... je t'ai toujours aimé!...
+
+Une expression de joie céleste se répandit sur les traits du nain.
+
+--Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais mourir.
+
+--Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas... Je t'aime!... Je
+t'aime!...
+
+--Trop... tard!... fit encore une fois le nain.
+
+Et il se renversa, évanoui.
+
+--Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!... Il
+n'est pas mort!... Il ne mourra pas!
+
+--Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement la tête, ne jouez
+pas avec ma douleur... Je vous jure qu'elle est sincère!...
+
+--Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, ma mignonne, ai-je
+l'air d'un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu'une
+douleur sincère?
+
+--Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille.
+
+--Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... Voyez, il
+s'agite... Et il ne mourra pas!
+
+--Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante, puisqu'il le
+dit... c'est que c'est la vérité... Je ne mourrai pas!...
+
+Et avec une inquiétude navrante:
+
+--Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand même?
+
+--Oh! méchant... peux-tu faire pareille question?
+
+Et, pour cacher son trouble:
+
+--Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie lugubre?...
+Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouviez me tuer?
+
+--Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comédie, dites-vous!... Eh! par
+Pilate! parce que je n'ai pas vu d'autre moyen d'amener cet incorrigible
+timide à prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime!
+
+--Ainsi, c'était pour cela?
+
+--M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux
+mains.
+
+--Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir...
+
+Et, avec un accent de gratitude infinie:
+
+--Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures... Ne vous
+devrai-je pas mon bonheur?
+
+Alors, se penchant sur elle, désignant le Chico du coin de l'oeil,
+Pardaillan lui dit tout bas:
+
+--Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par l'aimer?
+
+--C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive.
+
+Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair.
+
+--Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous prédis?
+
+--Quoi donc?
+
+--C'est que votre premier enfant sera un garçon...
+
+Juana rougit, et, considérant la petite taille du nain, secoua la tête
+d'un air de doute.
+
+Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean
+en souvenir de moi... et qui deviendra plus grand que moi... et qui sera
+solide comme un chêne.
+
+--Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous
+promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous.
+
+Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien. Il croyait
+faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu'une chose: ne se réveiller
+jamais.
+
+
+
+XXIII
+
+L'ÉCHAPPÉ DE L'ENFER
+
+Le premier soin de Juana, en arrivant à l'hôtellerie, fut,
+naturellement, de faire appeler un médecin.
+
+Pardaillan, bien qu'il fût à peu près sûr de ne pas s'être trompé,
+attendit impatiemment que le savant personnage, après un minutieux
+examen de la blessure, se fût prononcé.
+
+Il arriva que le médecin confirma de tous points ses propres paroles.
+Avant huit jours, le blessé serait sur pied... C'était miracle qu'il
+n'eût pas été tué roide.
+
+Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, s'enveloppa dans
+son manteau et s'éclipsa à la douce, sans rien dire à personne. Dehors,
+il se mit à marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et,
+avec un sourire terrible, il murmura:
+
+«A nous deux, Fausta!»
+
+Fausta, après l'arrestation de Pardaillan et l'enlèvement de don César,
+était rentrée chez elle, dans cette somptueuse demeure qu'elle avait sur
+la place San Francisco.
+
+Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforça de le rayer de son
+esprit et de ne plus songer à lui.
+
+Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par conséquent, sur
+les projets ambitieux qu'elle avait formes et qui avaient tous pour base
+son mariage avec le fils de don Carlos.
+
+Les choses n'étaient peut-être pas au point où elle les eut voulues;
+mais, à tout prendre, elle n'avait pas lieu d'être mécontente.
+
+Pardaillan n'était plus. La Giralda était aux mains de don Almaran, qui
+avait eu la stupidité de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout
+blessé qu'il fût ne lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une
+maison à elle, chez des gens à elle.
+
+En ayant la prudence de laisser oublier les événements qui s'étaient
+produits lors de l'arrestation projetée du Torero, en s'abstenant
+surtout de se rendre elle-même dans cette maison, elle était à peu près
+certaine que d'Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était caché
+le prince.
+
+Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la quiétude seraient
+venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne
+et elle saurait bien le décider à adopter ses vues. Plus tard, aussi,
+lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcée, elle s'occuperait de
+son fils... le fils de Pardaillan.
+
+Un seul point noir: d'Espinosa paraissait être admirablement renseigné
+au sujet de cette conspiration dont le duc de Castrana était le chef
+avéré et dont elle était elle, le chef occulte.
+
+D'Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle à elle, dans cette
+affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais soufflé mot. Une chose
+aussi l'agaçait. Elle sentait planer autour d'elle et même chez elle une
+surveillance occulte qui, à la longue, devenait intolérable.
+
+Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. Cela ne
+l'inquiétait pas autrement. Elle savait que, lorsqu'elle le voudrait,
+elle saurait fausser compagnie à son terrible allié: d'Espinosa. Mais
+cela l'énervait et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse
+satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand inquisiteur à son
+égard:
+
+Tout ceci avait été cause que, pendant les quinze jours qu'avait duré la
+détention de Pardaillan, elle s'était tenue sur une extrême réserve.
+
+Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait de
+Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'état du prisonnier et de
+ce qui avait été fait ou se préparait.
+
+La veille de ce jour où nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux
+griffes de Barba Roja, elle était allée, dans la soirée, faire sa visite
+au grand inquisiteur. A ses questions, d'Espinosa, sur un ton étrange,
+avait répondu:
+
+--Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.
+
+--Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demandé Fausta.
+
+Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, avait
+répété sa phrase:
+
+--Ses tourments sont terminés.
+
+En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, complètement
+remis, il avait projeté d'aller le lendemain au château de Bib-Alzar, où
+l'appelait il ne savait quelle affaire.
+
+Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette affaire qui
+appelait Barba Roja à la forteresse de Bib-Alzar. Et elle était rentrée
+chez elle.
+
+Or, ce jour, une heure environ après le moment où nous avons vu
+Pardaillan s'éloigner en murmurant: «A nous deux, Fausta!», la princesse
+se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne
+l'a pas oublié sans doute, communiquait par une porte secrète avec les
+sous-sols mystérieux de la somptueuse demeure.
+
+Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce, très simplement
+meublée, Fausta terminait un long entretien qu'elle venait d'avoir avec
+le Torero.
+
+--Madame, disait le Torero d'une voix très triste, croyant m'amener à
+accepter vos propositions en levant certains scrupules que j'avais, vous
+avez eu la cruauté de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité
+sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de me laisser ignorer
+cette fatale vérité!... N'importe, le mal est fait, il n'y a plus à y
+revenir... Mais votre but n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner
+inutilement? Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez
+souhaité, et, maintenant plus que jamais, je suis résolu à ne pas me
+dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi... pas autre
+chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de
+France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire ma place
+au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que
+j'ai choisie.
+
+--Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle
+déception, croyant m'adresser à des hommes, de ne rencontrer que
+des femmes... de misérables et faibles femmes, qui ne vivent que
+de sentiment!... Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?... Ce
+Pardaillan que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il est devenu?
+
+--Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui ignorait l'arrestation
+du chevalier.
+
+--Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la
+pernicieuse influence t'a soufflé ta stupide résistance. Mort fou... fou
+furieux... Ah! ah! ah! un fou furieux était tout désigné pour servir de
+modèle à cet autre fou que tu es toi-même! Et c'est moi, moi Fausta, qui
+l'ai acculé à la folie, moi qui l'ai précipité dans le néant.
+
+--Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre...
+
+D'un geste violent, Fausta l'interrompit.
+
+--Tu m'écouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et n'oublie pas qu'au
+moindre geste que tu feras tu tomberas pour ne plus te relever... Ces
+murs ont des yeux et des oreilles... et je suis bien gardée... Quant à
+ta bien-aimée... cette misérable bohémienne pour qui tu refuses le trône
+que je t'offre... eh bien... sache-le donc, misérable fou, elle est
+morte... morte, entends-tu?... morte déshonorée, salie par les baisers
+de Barba Roja... Sois donc fidèle à son souvenir... Peut-être, toi
+aussi, à l'imitation de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre
+éternellement fidèle au souvenir d'une morte... une morte souillée!
+
+D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et, avec des
+yeux de dément, il lui cria dans la figure:
+
+--Répétez... répétez ces infâmes paroles... et, j'en jure Dieu, votre
+dernière heure est venue!...
+
+Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager de son
+étreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller dans son sein et en
+sortit un mignon petit poignard.
+
+--Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La
+pointe de ce stylet a été plongée dans un poison qui ne pardonne pas.
+
+Profitant de sa stupeur, elle se dégagea d'un geste brusque, et,
+s'adossant à la cloison, de sa voix implacable, elle reprit:
+
+--Je répète: Pardaillan est mort fou... et c'est mon oeuvre... Ta
+fiancée est morte souillée... et c'est encore mon oeuvre... Et, toi, tu
+vas mourir désespéré... et ce sera mon oeuvre, encore, toujours!...
+
+En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte
+secrète, et, sans se retourner, elle fit un bond en arrière.
+
+Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme était là... derrière
+cette porte secrète qu'elle croyait être seule à connaître... Un homme
+qui avait entendu, peut-être, ce qu'elle venait de dire. Qui était cet
+homme? Peu importait. L'essentiel était qu'il disparût. Elle leva le
+bras armé du poignard empoisonné et l'abattit dans un geste foudroyant.
+
+Sa main fut happée au passage par une autre main, une tenaille vivante
+qui lui broya le poignet et l'obligea à lâcher l'arme mortelle, ensuite
+de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix
+narquoise qu'elle reconnaissait enfin disait:
+
+--J'entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je
+encore! J'imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d'amour...
+Toutes les fois que Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort.
+
+A ces paroles, à cette apparition inattendue, un double cri, jeté sur un
+ton différent, retentit:
+
+--Pardaillan!...
+
+--Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrète
+comme pour en interdire l'approche à Fausta.
+
+Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments de colère
+terrible, il reprit:
+
+--Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien.
+Dieu merci!... Et quant à la folie furieuse dont vous parliez tout
+à l'heure... peut-être suis-je fou, en effet, mais c'est du désir
+impérieux de vous écraser comme une bête venimeuse que vous êtes!
+
+--Pardaillan!... vivant!... répéta Fausta.
+
+--Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant que cette jolie
+Giralda que vous aviez condamnée et qui n'a pas été souillée par
+l'illustre Barba Roja, attendu que la main que voici l'a proprement
+expédié dans un autre monde... avant qu'il eût pu consommer l'attentat
+odieux que vous aviez prémédité... N'avez-vous pas proclamé que tout
+cela était votre oeuvre?...
+
+--Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero.
+
+--Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince...
+
+--Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je...
+
+Cependant Fausta s'était ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu
+sa condamnation dans les yeux de Pardaillan.
+
+--Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain
+qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne veux pas mourir de sa
+main... à lui...
+
+Et, d'un geste prompt comme l'éclair elle saisit un petit sifflet
+d'argent qu'elle avait suspendu à son cou et le porta à ses lèvres.
+
+Pardaillan vit le geste. Il eût pu l'arrêter. Il dédaigna de le faire.
+
+Mais, en même temps que Fausta appelait, lui, d'un geste plus rapide
+encore, tira d'un même coup sa dague et son épée, et tendant la dague
+à don César, désarmé, avec une physionomie hermétique, une voix
+étrangement calme:
+
+--Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j'ai fait pour
+vous? Je vais vous le dire: prenez ceci... et gardez-moi madame...
+gardez-la-moi précieusement... Vous m'en répondrez sur votre vie... Au
+moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié... comme un
+chien enragé.
+
+Et avec un accent d'irrésistible autorité:
+
+--Faites ce que je vous demande... pas autre chose... et nous serons
+quittes, mon prince.
+
+Cependant la porte s'était ouverte. Quatre hommes, l'épée nue à la main,
+se montrèrent sur le seuil. Et sans doute ne s'attendaient-ils pas
+à trouver là cet adversaire, car ils s'arrêtèrent indécis et se
+consultèrent du regard avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur
+hésitation, de sa voix narquoise, railla:
+
+--Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery,
+monsieur de Sainte-Maline, enchanté de vous revoir!
+
+--Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout
+l'honneur est pour nous.
+
+Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable des révérences de
+cour que Pardaillan leur rendit très poliment, en ajoutant:
+
+--Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre à mal le sire
+de Pardaillan... S'il ne m'était si cher, et pour cause, je vous
+souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs.
+
+--Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery.
+
+--A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta
+Chalabre.
+
+Le quatrième personnage qui accompagnait les trois ordinaires n'était
+autre que Bussi-Leclerc.
+
+Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan, qu'il était
+encore là, sans parole, immobile, les yeux exorbités, comme pétrifié.
+
+Pardaillan l'avait tout de suite aperçu, mais, suivant une tactique qui
+avait le don d'exaspérer le célèbre bretteur, il feignait de ne pas le
+voir.
+
+Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline,
+il s'écria tout à coup avec un air de surprise indignée:
+
+--Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... Comment des
+gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable
+compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!... Mais regardez-le
+donc!... Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui
+s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... Fi donc!
+
+Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans dire un mot,
+les dents serrées, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court
+aux compliments alambiqués en se ruant, l'épée haute, et les autres
+bondirent à la rescousse.
+
+Pendant un moment, qui parut mortellement long à Fausta gardée à vue par
+le Torero, on n'entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du
+fer et le souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en silence.
+
+La pièce était petite; si simplement meublée qu'elle fût, les quelques
+meubles qu'elle renfermait diminuaient encore l'espace et gênaient les
+mouvements.
+
+Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu'ils ne s'aidaient.
+
+Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu'eux. Il était resté le
+dos tourné à la porte secrète ouverte derrière lui.
+
+Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle se disait que si
+Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entraîner avec lui, bondir par
+cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi dérobé à la
+lâche agression des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait
+pas voulu.
+
+Pourquoi? Parce qu'il était sûr de battre ses agresseurs, se répondait
+Fausta.
+
+Et un morne désespoir lentement s'emparait d'elle Elle voyait, elle
+sentait que Pardaillan serait vainqueur.
+
+Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de taille, ils
+bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient
+d'un bond de fauve, s'écrasaient sur le parquet pour se relever
+aussitôt, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables
+sortaient de leurs bouches crispées.
+
+Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n'avançait
+pas encore, mais il n'avait pas rompu d'une semelle.
+
+Il semblait s'être interdit de franchir cette porte ouverte derrière
+lui. Son épée seule agissait. Elle était partout à la fois, parant ici,
+frappant là.
+
+Cependant Pardaillan aussi commençait à s'échauffer, et il se disait
+surtout qu'il était temps d'en finir.
+
+Alors il se mit en marche, attaquant à son tour avec une impétuosité
+irrésistible.
+
+Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver
+arriva. Pardaillan se fendit dans un coup droit foudroyant et Bussi
+tomba comme une masse.
+
+Or, pendant tout le temps qu'avait duré cette lutte inégale, Bussi
+n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si violente, qu'elle le paralysait
+et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait:
+«Il va me désarmer... encore!» Si bien que, lorsqu'il reçut le coup
+en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et, en
+rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot:
+
+--Enfin!...
+
+Et il demeura immobile... à jamais.
+
+Alors Pardaillan s'occupa sérieusement des trois qui restaient. Et aussi
+paisiblement que s'il eût été sur les planches d'une salle d'armes, il
+dit très sérieusement:
+
+--Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fîtes
+un jour que vous me croyiez dans l'embarras, je vous ferai grâce de la
+vie...
+
+Et avec un froncement de sourcils:
+
+--Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois obligé de
+vous condamner à l'inaction... pour un bout de temps.
+
+Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée, s'écroulait
+en poussant un cri de douleur.
+
+--Un!... compta froidement Pardaillan.
+
+Et presque aussitôt:
+
+--Deux!
+
+C'était Chalabre qui était atteint à l'épaule.
+
+Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son épée et dit
+doucement:
+
+--Allez-vous-en!
+
+--Fi! monsieur, s'écria Montsery, rouge d'indignation, je ne mérite pas
+l'injure que vous me faites.
+
+Et il se rua à corps perdu.
+
+--C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande
+pardon... Trois!...
+
+--A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son
+poignet droit traversé de part en part. Vous êtes un galant homme...
+Merci!
+
+Et il s'évanouit.
+
+Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix cinglante comme
+un coup de fouet, il dit en montrant la porte par où les bravi avaient
+fait irruption:
+
+--Si vous avez d'autres assassins apostés par là... ne vous gênez pas...
+usez encore un coup de ce joli sifflet d'argent qui pendille sur votre
+sein...
+
+Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, peut-être, Fausta
+fit: non! d'un signe de tête farouche.
+
+--Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, eh! quoi! quatre
+pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?... Voyons, en
+cherchant bien!...
+
+--A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondément découragé.
+
+--Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, puisque vous
+refusez mon offre pourtant séduisante, permettez que je prenne mes
+précautions pour qu'on ne vienne pas nous déranger.
+
+En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, poussa le verrou
+intérieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement
+vers Fausta, et son visage, jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris
+une expression de menace si terrible que Fausta, affolée, clama dans son
+esprit:
+
+--C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!...
+
+Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha d'elle avec une
+lenteur effroyable.
+
+Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le regardait
+s'approcher sans faire un mouvement.
+
+Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les
+dents, avec un regard effrayant, d'un éclat insoutenable, avec la même
+lenteur calculée, il leva les mains et les abattit sur ses épaules qui
+ployèrent. Puis les mains remontèrent, s'arrêtèrent au cou qu'elles
+agrippèrent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton,
+commencèrent d'exercer l'inévitable et mortelle pression.
+
+Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tête dans les épaules. Ses
+yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si calmes, si clairs,
+se levèrent sur lui effarés, suppliants, et, dans un gémissement, elle
+implora:
+
+--Pardaillan!... ne me tue pas!...
+
+--Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus effrayant que sa
+colère de tout à l'heure, ah! c'est donc vrai!... Tu as peur!... peur de
+mourir!... Fausta a peur de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!...
+
+Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l'avait
+abandonnée un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un
+accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux:
+
+--Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan.
+
+--Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu as demandé
+grâce... là... à l'instant.
+
+--J'ai demandé grâce, c'est vrai!... Mais je n'ai pas peur... pour moi.
+
+Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de l'inattention du
+Torero qui suivait cette scène fantastique avec un intérêt passionné,
+elle lui arracha la dague qu'il tenait machinalement, déchira d'un geste
+violent son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son sein nu,
+avec un accent de froide résolution:
+
+--Répète que Fausta a peur... et je tombe foudroyée à tes pieds... Et
+toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t'ai demandé grâce.
+
+Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait.
+
+«Soit, dit-il. Je ne répéterai pas... J'attendrai, pour me prononcer,
+que vous vous soyez expliquée... Car, enfin, vous ne sauriez nier que
+vous avez demandé grâce!
+
+--Oui, je t'ai demandé grâce... et je le ferais encore... Mais écoute,
+Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de courage pour t'implorer
+qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer...
+
+Et comme il la regardait d'un air étonné, cherchant à comprendre le sens
+de ses paroles:
+
+--Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.
+
+Et elle continua en s'animant peu à peu:
+
+--Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherché à t'atteindre par les
+moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, j'ai été froidement
+cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, Pardaillan... je t'ai
+toujours aimé... et toi, tu m'as dédaignée... Comprends-tu?... Mais,
+si j'ai été implacable et odieuse dans ma haine, qui était de l'amour,
+entends-tu? Pardaillan, je n'ai pas voulu--ah! cela, jamais!--je n'ai
+pas voulu qu'un jour ton fils pût se dresser devant toi et te demander:
+
+--Qu'avez-vous fait de ma mère?
+
+--Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivât... parce que je
+suis la mère de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t'ai
+demandé grâce? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant?
+
+En entendant ces paroles, qu'il était à mille lieues de prévoir, le
+sentiment qui domina chez Pardaillan fut l'étonnement, un étonnement
+prodigieux.
+
+Eh! quoi! il était père?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?...
+
+On comprend qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir sur la naissance de
+ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit le récit des événements
+relatés dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan écouta
+ce récit avec une attention soutenue, et quand elle eut terminé:
+
+--En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à l'heure qu'il
+est, à Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis... Et vous, digne
+mère, vous n'avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant...
+Il est vrai que vous aviez fort à faire... et de si graves choses...
+Enfin, ce qui est fait est fait.
+
+Fausta courba la tête.
+
+--Que comptez-vous faire? fit-elle.
+
+--Mais... je compte rentrer à Paris... puisque aussi bien ma mission est
+terminée.
+
+--Vous avez le document?
+
+--Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions?
+
+--Je n'ai plus rien à faire non plus ici... Sixte-Quint est mort. Je
+compte me retirer en Italie, où on me laissera vivre tranquille... Je
+l'espère, du moins.
+
+Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent leurs
+regards. Ni l'un ni l'autre ne posa nettement la question au sujet de
+l'enfant. Peut-être chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée,
+qu'il tenait à ne pas dévoiler.
+
+Pardaillan se leva et, s'inclinant légèrement:
+
+--Adieu, madame, fit-il froidement.
+
+--Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton.
+
+
+
+EPILOGUE
+
+En rentrant à l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un
+dominicain qui l'attendait patiemment.
+
+Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur annoncer à
+sa seigneurie que S. M. le roi recevrait en audience d'adieux M.
+l'ambassadeur, le dernier jour de la semaine. En même temps le moine
+remit à Pardaillan un sauf-conduit en règle pour lui et sa suite, plus
+un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don César el Torero, payables à
+volonté dans n'importe quelle ville du royaume, ou à Paris, ou encore
+dans n'importe quelle ville du gouvernement des Flandres.
+
+Le roi reçut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura que l'Espagne
+ne ferait aucune difficulté pour reconnaître Sa Majesté de Navarre comme
+roi de France le jour où Elle se convertirait à la religion catholique.
+
+D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter un souvenir que
+le grand inquisiteur lui offrait personnellement, comme au plus brave,
+au plus digne gentilhomme qu'il eût jamais eu à combattre.
+
+Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, était une
+épée de combat, une longue, solide et merveilleuse rapière, signée d'un
+des meilleurs armuriers de Tolède.
+
+Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce n'était pas là une
+arme de parade, mais une bonne et solide rapière très simple. Seulement,
+en rentrant à l'auberge, il s'aperçut que cette rapière si simple avait
+sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit valait pour le
+moins cinq à six mille écus.
+
+Le Chico, qui se remettait à vue d'oeil, grâce à la constante
+sollicitude de «sa petite maîtresse», se vit doter, par la générosité
+reconnaissante du Torero, d'une somme de cinquante mille livres, ce
+qui ne contribua pas peu à le faire bien voir du brave Manuel, lequel
+n'avait pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa fille, la
+jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, gueux comme Job de biblique
+mémoire.
+
+Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant qu'il lui devait
+bien cette marque d'amitié.
+
+D'ailleurs on peut dire sans exagérer que ce mariage fut un véritable
+événement et que tout ce que la ville comptait de huppés et même de
+gens de la cour eut la curiosité d'assister à cette union qualifiée
+d'extravagante par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple
+qu'ils formaient, un concert de louanges et de bénédictions s'éleva de
+toutes parts.
+
+Il va sans dire que, dès que le petit homme avait été en état de le
+faire, Pardaillan avait repris consciencieusement ses leçons d'escrime
+et se montrait surpris et émerveillé des progrès rapides de son élève.
+
+Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant avec lui le Torero
+et sa fiancée, la jolie Giralda, lesquels avaient résolu de s'unir en
+France même.
+
+Un mois environ après son départ de Séville, Pardaillan apportait à
+Henri IV le précieux document conquis au prix de tant de luttes et de
+périls, et lui rendait un compte minutieux de l'accomplissement de sa
+mission.
+
+--Ouf! s'écria le Béarnais en déchirant en mille miettes, avec une
+satisfaction visible, le fameux parchemin. Ventre-saint-gris! monsieur,
+je vous devrai deux fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne
+mémoire. Ça, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne pourrai-je rien
+pour vous?
+
+--Ma foi, sire, répondit Pardaillan avec son sourire bon enfant, voici
+qui tombe à merveille. J'ai précisément une faveur à demander à Votre
+Majesté.
+
+--Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et si vous n'êtes pas
+trop exigeant...
+
+Et, en lui-même, il se disait:
+
+«Tu y viens, comme tous les autres!...»
+
+Et Pardaillan se disait de son côté:
+
+«...Si vous n'êtes pas trop exigeant!... Tout le Béarnais est dans ces
+mots.»
+
+Et tout haut:
+
+--Je demanderai à Votre Majesté la faveur de lui présenter un ami que
+j'ai ramené d'Espagne.
+
+--Comment, c'est tout?...
+
+--Je demanderai pour lui un emploi honorable dans les armées du roi.
+
+Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta froidement:
+
+--Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami est assez riche
+pour se passer d'une solde.
+
+--Bon! Du moment que...
+
+Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement:
+
+--Votre Majesté voudra bien, en souvenir de la haute estime dont elle
+veut bien m'honorer, s'intéresser particulièrement à mon ami et lui
+faciliter les occasions de se produire à son avantage.
+
+--Diable! fit le roi surpris.
+
+--Enfin Votre Majesté voudra bien ériger en duché la terre que cet ami
+compte acheter en France.
+
+--Ho! diable!... diable!... un duché!... comme cela... d'un coup... à
+quelque croquant... Cela fera hurler!
+
+--Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est pas un croquant..
+Il est de noblesse authentique... et de très bonne noblesse.
+
+--Si vous en répondez! fit le roi hésitant.
+
+--J'en réponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non?
+
+--C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez cependant pas excessif
+que je sache à qui doit s'adresser cette faveur?
+
+--Du moment qu'elle est accordée, non, fit Pardaillan, qui avait repris
+son air bon-enfant.
+
+Et, en quelques mots, il expliqua qui était le Torero pour qui il
+demandait ces faveurs qui avaient paru excessives au roi.
+
+--Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout de suite?
+
+--J'avais mon idée, sire, répondit Pardaillan en souriant.
+
+Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il éclata de rire en
+levant les épaules. Il avait deviné à quel mobile avait obéi Pardaillan.
+
+Alors, lui prenant la main avec une émotion réelle:
+
+--Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien?
+
+--Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de son air le plus
+naïf. Ou plutôt si... j'ai besoin de quelque chose...
+
+--Ah! vous voyez bien!....
+
+--J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, d'avoir toute ma
+liberté à moi.
+
+--Ah! fit le roi déçu, quelque aventure extraordinaire, sans doute?
+
+--Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... Un enfant à
+rechercher.
+
+--Un enfant? fit le roi très étonné. En quoi cet enfant peut-il bien
+vous intéresser?
+
+--C'est mon fils! répondit Pardaillan en s'inclinant.
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+ I.--Les idées de Juana.
+ II.--Fausta et le torero.
+ III.--Le fils du roi.
+ IV.--Entretien de Pardaillan et du torero.
+ V.--Dans l'arène.
+ VI.--Le plan de Fausta.
+ VII.--La corrida.
+ VIII.--Le Chico rejoint Pardaillan.
+ IX.--L'orage éclate.
+ X.--Le triomphe du Chico.
+ XI.--Vive le roi Carlos!
+ XII.--L'épée de Pardaillan.
+ XIII.--Les amours du Chico.
+ XIV.--Fausta.
+ XV.--Le repas de Tantale.
+ XVI.--Le plancher mouvant.
+ XVII.--Le philtre du moine.
+ XVIII.--Changement de rôles.
+ XIX.--Libre!
+ XX.--Bib-Alzar.
+ XXI.--Barba Roja.
+ XXII.--L'aveu du Chico.
+ XXIII.--L'échappé de l'enfer.
+ Épilogue.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico
+by Michel Zévaco
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13727 ***