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diff --git a/13727-0.txt b/13727-0.txt new file mode 100644 index 0000000..559c4fb --- /dev/null +++ b/13727-0.txt @@ -0,0 +1,14029 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13727 *** + +MICHEL ZÉVACO + +LES PARDAILLAN + + + +Les amours du Chico + + + +I + +LES IDÉES DE JUANA + +Nous avons dit que Pardaillan, mettant à profit le temps pendant lequel +les conjurés se retiraient, avait eu un entretien assez animé avec le +Chico. + +Pardaillan avait demandé au petit homme s'il n'existait pas quelque +entrée secrète, inconnue des gens qui se trouvaient en ce moment dans la +grotte, par où lui, Pardaillan, pourrait entrer et sortir à son gré. + +Le nain s'était d'abord fait tirer l'oreille. Pour lui, pénétrer seul +et sans autre arme qu'une dague dans cet antre, c'était une manière de +suicide. Il ne pouvait pas comprendre que le seigneur français, qui +venait d'échapper par miracle à une mort affreuse, s'exposât ainsi, +comme à plaisir. + +Mais Pardaillan avait insisté, et, comme il avait une manière à lui, +tout à fait irrésistible, de demander certaines choses, le nain avait +fini par céder et l'avait conduit dans un couloir où se trouvait, +affirmait-il, une entrée que nul autre que lui ne connaissait. + +On a vu qu'il ne se trompait pas, et qu'en effet la Fausta ni les +conjurés ne connaissaient cette entrée. + +Pendant que Pardaillan était dans la salle, le nain, horriblement +inquiet, se morfondait dans le couloir, la main posée sur le ressort qui +actionnait la porte invisible, ne voyant et n'entendant rien de ce qui +se passait de l'autre côté de ce mur, contre lequel il s'appuyait, se +doutant cependant qu'il y aurait bataille, et attendant, angoissé, le +signal convenu pour ouvrir la porte et assurer la retraite de celui +qu'il considérait maintenant comme un grand ami. + +Lorsque Pardaillan frappa contre le mur les trois coups convenus, le +nain s'empressa d'ouvrir et accueillit le chevalier triomphant avec des +manifestations d'une joie aussi bruyante que sincère, qui l'émurent +doucement. + +--J'ai bien cru que vous ne sortiriez pas vivant de là-dedans, dit-il, +quand il se fut un peu calmé. + +--Bah! répondit Pardaillan en souriant, j'ai la peau trop dure, on ne +m'atteint pas aisément. + +--J'espère que nous allons nous en aller, maintenant? fit le Chico qui +tremblait à la pensée que le Français ne s'avisât de s'exposer encore, +bien inutilement, à son sens. + +A sa grande satisfaction, Pardaillan dit: + +--Ma foi, oui! Ce séjour est peut-être agréable pour des bêtes de +nuit, mais il n'a rien d'attrayant et il est trop peu hospitalier pour +d'honnêtes gens comme Chico. Allons-nous-en donc! + +Le soleil se levait radieux, lorsque Pardaillan, accompagné de Chico, +fit son entrée dans l'auberge de la Tour. + +Dans la vaste cheminée de la cuisine, un feu clair pétillait, et la +gouvernante Barbara, pour ne pas en perdre l'habitude, maugréait et +bougonnait contre les jeunes maîtresses qui ne veulent en faire qu'à +leur tête, et qui, après avoir passé la plus grande partie de la nuit +debout, sont levées les premières et parées de leurs plus beaux atours, +gênent les serviteurs honnêtes et consciencieux acharnés à leur besogne. + +C'est qu'en effet la petite Juana était descendue la première, n'ayant +pu trouver le repos espéré. + +Elle était bien pâle, la petite Juana, et ses yeux cernés, brillants +de fièvre, trahissaient une grande fatigue... ou peut-être des larmes +versées abondamment. Mais, si inquiète, si fatiguée et si désorientée +qu'elle fût, la coquetterie n'avait pas cédé le pas chez elle. Et c'est +parée de ses plus riches et de ses plus beaux vêtements, soigneusement +coiffée, finement chaussée, qu'elle allait et venait, ayant toujours +l'oeil et l'oreille tendus vers la porte d'entrée, comme si elle eût +attendu quelqu'un. + +C'est ainsi qu'elle vit parfaitement, et du premier coup d'oeil, entrer +Pardaillan, flanqué de Chico, l'air triomphant. Et, du même coup, le +sourire s'épanouit sur la pourpre fleur de grenadier qu'étaient ses +lèvres, ses joues si pâles rosirent, et ses yeux inquiets, comme embués +de larmes, retrouvèrent tout leur éclat, comme par enchantement. + +--Ah! monsieur le chevalier, vous voici de retour? s'écria-t-elle. +Savez-vous que vos amis, don Cervantes et don César, sont très inquiets +à votre sujet? + +--Bon! fit Pardaillan en souriant, je vais les rassurer... dans un +instant. + +Mais, chose bizarre, Juana, qui avait, quelques heures plus tôt, si +vivement pressé le Chico de sauver le chevalier, s'il était possible, +Juana, qui avait prodigué des promesses sincères de reconnaissance et +d'attachement, Juana ne dit pas un mot au nain, dont l'air triomphant se +changea en consternation. Elle ne parut même pas le voir; ou plutôt, si. +Elle lui jeta un coup d'oeil. Mais un coup d'oeil foudroyant, comme si +elle eût eu à lui reprocher quelque trahison indigne. + +Juana, sans plus s'occuper du nain, demandait: + +--Seigneur, désirez-vous monter vous reposer tout de suite? Désirez-vous +prendre quelque chose avant? + +--Juana, ma jolie, je désire me restaurer d'abord. Faites-moi donc +servir la moindre des choses, une tranche de pâté, avec deux bouteilles +de vin de France. + +--Je vais vous servir moi-même, seigneur, dit Juana. + +--Honneur auquel je suis très sensible, ma belle enfant! Pendant que +vous y êtes, voyez donc, s'ils ne dorment pas, à rassurer sur mon compte +MM. Cervantes et El Torero. + +--Tout de suite, seigneur! + +Vive, légère et heureuse, Juana s'élança dans l'escalier pour informer +les amis du seigneur français de son retour inespéré, après avoir fait +signe à une servante de dresser le couvert. + +Lorsque Juana eut disparu, Pardaillan se tourna vers le Chico et se mit +à rire franchement, de son bon rire clair et sonore. Et, comme le nain +le regardait d'un air de douloureux reproche, il lui dit: + +--Tu ne comprends pas, hein? C'est que tu ne connais pas les femmes! + +--Que lui ai-je fait? murmura le nain de plus en plus interloqué. + +Pardaillan haussa les épaules et: + +--Tu lui as fait que tu m'as sauvé, dit-il. + +--Mais c'est elle qui m'en a prié! + +--Précisément! + +Et, comme le nain ouvrait des yeux énormes, il se mit à rire de tout son +coeur. + +--Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement qu'elle t'aime. + +--Oh! fit le Chico incrédule, elle ne m'a pas dit un mot. Elle m'a +foudroyé du regard. + +--C'est précisément à cause de cela que je dis qu'elle t'aime. + +Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan en eut pitié. + +--Ecoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me +voir vivant... + +--Vous voyez bien... + +--Mais elle est furieuse après toi. + +--Pourquoi?... Je n'ai fait que lui obéir. + +--Justement!... Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tué. Elle +n'aurait pas voulu que ce fût toi qui, précisément, me sauvasses. + +--Parce que? + +--Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n'admet pas qu'on ne +soit pas jaloux d'elle. Si tu avais bien aimé Juana, tu eusses été +jaloux d'elle. Jaloux, tu ne m'eusses pas sauvé! Voilà ce qu'elle se +dit. Comprends-tu? + +--Mais, si je ne vous avais pas sauvé, elle m'eût tourné le dos. Elle +m'eût traité d'assassin. Alors? + +--Alors, il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne +t'inquiète pas. Juana t'aime... ou t'aimera, morbleu! As-tu confiance en +moi? Oui ou non? + +--Oui, tiens. + +--Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d'amoureux transi. +Tes affaires vont bien, je t'en réponds. + +Pour ne pas désobliger Pardaillan, Chico s'efforça de refouler son +chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins +morose. + +A ce moment, Juana redescendait et annonçait: + +--Ces seigneurs s'habillent. Dans un instant, ils rejoindront Votre +Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et, si vous voulez +prendre place, goûtez cet excellent pâté en attendant l'omelette qui +saute. + +Pardaillan s'approcha de la table et feignit un grand courroux. + +--Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne +savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je +pense m'y connaître. + +Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait être celui qui avait +l'honneur d'être qualifié de brave par le seigneur français, le brave +des braves: + +--Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est +aussi un ami que j'aime. + +A dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le Chico ne l'était +pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait être cet ami dont +parlait Pardaillan. + +Quoi qu'il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et, curieuse, comme +toute fille d'Eve, elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps, du +reste. + +Pardaillan, une lueur de malice dans l'oeil, s'approcha de la table +et, désignant l'escabeau au nain, confus de cet honneur, au grand +ébahissement de Juana qui n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles: + +--Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là, en face de moi, et +soupons, morbleu! Nous ne l'avons pas volé, que t'en semble? + +Chico commençait à considérer Pardaillan comme un être exceptionnel, +plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu'il avait +appris à respecter. + +Sur ces entrefaites, Cervantes et le Torero étaient descendus et, +bientôt assis à la même table, choquaient leurs verres contre les verres +de Pardaillan et de Chico. + +Naturellement, Cervantes et le Torero, s'ils furent surpris de voir le +chevalier attablé avec le petit vagabond, se gardèrent bien d'en laisser +rien paraître. Et, puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied +d'égalité, c'est qu'il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et +ils s'empressèrent de l'imiter. En sorte que Juana vit, avec une stupeur +qui allait grandissant, ces personnages, qu'elle vénérait au-dessus de +tout, témoigner une grande considération à son éternelle poupée, cette +poupée à qui elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant +de baiser le bout de son soulier. + +Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amusé, lisait sur +sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu'elle se posait +sans oser les formuler tout haut. + +--Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce petit diable a osé +lever la dague sur moi? A telles enseignes que je me demande comment je +suis encore vivant. + +--Ah bah! fit Cervantes, le petit est brave? + +--Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite +poitrine de cette réduction d'homme bat un coeur ferme et généreux. +Il n'est pas de bravoure comparable à celle qui s'ignore. Je vous +expliquerai un jour peut-être ce qu'a fait cet enfant. Pour le moment, +sachez que je l'aime et l'estime, et je vous prie de le traiter en ami, +non pour l'amour de moi, mais pour lui-même. + +--Chevalier, dit gravement Cervantes, du moment que vous le jugez digne +de votre amitié, nous nous honorerons de faire comme vous. + +Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il était +heureux, certes, mais ces compliments, de la part d'hommes qu'il +regardait comme des héros, le plongeaient dans une gêne qu'il ne +parvenait pas à surmonter. Cependant, nous devons dire qu'il louchait +constamment du côté de Juana pour juger de l'effet produit sur elle +par ces louanges qu'on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu +d'être satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d'un tout autre +oeil et lui faisait son plus gracieux sourire... + +Après avoir ainsi frappé indirectement l'esprit de la fillette, +Pardaillan la prit à partie directement et, moitié plaisant, moitié +sérieux: + +--C'est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonné, +votre compagnon d'enfance. Par lui, qui m'a sauvé, je vous suis +redevable. Mais une chose qu'il faut que vous sachiez, c'est que la +femme qui aura le bonheur d'être aimée de Chico pourra compter sur cet +amour jusqu'à la mort. Jamais coeur plus vaillant et plus fidèle n'a +battu dans une poitrine d'homme. + +Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait: + +«Vous ne m'apprenez rien de nouveau.» + +Pardaillan se montra très sobre d'explications. C'était du reste assez +son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu'il avait surpris +concernant le Torero et ne dit que juste ce qu'il fallait pour faire +ressortir le rôle de Chico, qu'il prit plaisir à exagérer, sincèrement +d'ailleurs, car il était de ces natures d'élite qui s'exagèrent à +elles-mêmes le peu de bien qu'on leur fait. + +Ces explications données, il prétexta une grande fatigue, et, sur ce +point, il n'exagérait pas, car, tout autre que lui se fût écroulé depuis +longtemps, et monta s'étendre dans les draps blancs qui l'attendaient. + +Pardaillan parti, Cervantes se retira. Le Torero remonta saluer la +Giralda et le Chico resta seul. + +Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement, +après avoir tourné et viré dans le patio, sûre qu'il ne la quittait pas +des yeux, elle se dirigea d'un air détaché vers un petit réduit qu'elle +avait arrangé à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir +bien modeste. Et, en se retirant, la petite madrée regardait par-dessus +son épaule pour voir s'il la suivait. + +Et, comme elle voulait qu'il vînt, elle tourna à demi la tête et +l'ensorcela d'un sourire. + +Alors, le Chico osa se lever et, sans avoir l'air de rien, il la +rejoignit dans le petit réduit, le coeur battant à se briser dans sa +poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui +faire. + +Juana s'était assise dans l'unique siège qui meublait la pièce, très +petite. C'était un vaste fauteuil en bois sculpté. Comme elle était +petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chêne +ciré. + +Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle muet et l'air +fort penaud. Voyant qu'il ne se décidait pas à parler, elle entama la +conversation, et, avec un visage sérieux, sans qu'il lui fût possible de +discerner si elle était contente ou fâchée: + +--Alors, dit-elle, il paraît que tu es brave, Chico? + +Ingénument, il dit: + +--Je ne sais pas. + +Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité: + +--Le sire de Pardaillan l'a dit bien haut. Il doit s'y connaître, lui, +qui est la bravoure même. + +--S'il le dit, cela doit être... Mais, moi, je n'en sais rien. + +Les petits talons de Juana commencèrent de frapper sur le bois du +tabouret un rappel inquiétant pour Chico, qui connaissait ces +signes révélateurs de la colère naissante de sa petite maîtresse. +Naturellement, cela ne fit qu'accroître son trouble. + +--Est-ce vrai ce qu'a dit M. de Pardaillan, que, celle que tu aimeras, +tu l'aimeras jusqu'à la mort? fit-elle brusquement. + +On se tromperait étrangement si on concluait de cette question que Juana +était une effrontée ou une rouée sans pudeur ni retenue. Juana était +parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule à +justifier ce qu'il y avait de risqué dans sa question. Rouée, elle se +fût bien gardée de la formuler. En outre, il faut dire que les moeurs de +l'époque étaient autrement libres que celles de nos jours, où tout se +farde et se cache sous le masque de l'hypocrisie. + +Le Chico rougit et balbutia: + +--Je ne sais pas! + +Elle frappa du pied avec colère. + +--Je ne sais pas!... Tu ne vois donc rien? C'est agaçant. Pour qu'il ait +dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles. + +--Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure! + +--Alors, comment sait-il que tu aimes quelqu'un et que tu l'aimeras +jusqu'à la mort? + +Et câline: + +--Et c'est vrai que tu aimes quelqu'un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la +connais? Parle donc! tu restes la, bouche bée. Tu m'agaces! + +Les yeux du Chico lui criaient: «C'est toi que j'aime!» Elle le voyait +très bien, mais elle voulait qu'il le dît. Elle voulait l'entendre. + +Mais le Chico n'avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier: + +--Je n'aime personne... que toi. Tu le sais bien. + +Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n'était pas là l'aveu qu'elle +voulait lui arracher, et elle eut une moue dépitée. Sotte qu'elle était +d'avoir cru un instant à la bravoure du Chico. Cette bravoure n'allait +même pas jusqu'à dire deux mots: «Je t'aime!» Elle ne savait pas; la +petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus +braves. + +Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu'il n'était bon qu'à +cela, de l'humilier, de l'amener à se prosterner devant elle. + +Et agressive, l'oeil mauvais, la voix blanche: + +--Si tu ne sais rien, si tu n'as rien dit, rien fait, qu'es-tu venu +faire ici? Que veux-tu? + +Très pâle, mais plus résolument qu'il ne l'eût cru lui-même, il dit: + +--Je voulais te demander si tu étais contente. + +Elle prit son air de petite reine pour demander: + +--De quoi veux-tu que je sois contente? + +--Mais... d'avoir trouvé le Français... de l'avoir ramené. + +Avec cette impudence particulière à la femme, elle se récria d'un air +étonné et scandalisé: + +--Eh! que m'importe le Français! Ça, perds-tu la tête? + +Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia: + +--Tu m'avais dit... de le sauver, de le ramener... + +--Moi?... Sornettes! Tu as rêvé! + +Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé réellement, comme +elle le disait avec un aplomb déconcertant? Il savait bien que non, +tiens! S'était-elle jouée de lui? Avait-elle voulu le mettre à +l'épreuve? Voir s'il serait jaloux, s'il se révolterait? Le seigneur de +Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme +qui aime ne déteste pas, au contraire, qu'on se montre jaloux d'elle. +Oui! ce devait être cela. Mais alors, Juana l'aimerait donc aussi? + +Elle le guignait du coin de l'oeil et jouissait délicieusement de son +trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eût voulu le +piétiner, le faire souffrir, le meurtrir, l'humilier, oh! surtout +l'humilier, lui qu'elle savait si fier, l'humilier au possible, au-delà +de tout... Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il +redresser la tête et parler en maître! + +Est-ce à dire qu'elle était mauvaise et méchante? Nullement. Elle +s'ignorait, voilà tout. + +Dire qu'elle était amoureuse de Chico serait exagéré. Elle était à un +tournant de sa vie. Jusque-là, elle avait cru sincèrement n'éprouver +pour lui qu'une affection fraternelle. Sans qu'elle s'en doutât, cette +affection était plus profonde qu'elle ne croyait. + +Il suffirait d'un rien pour changer cette affection en amour profond. Il +suffirait aussi d'un rien pour que cette affection restât ce qu'elle la +croyait: purement fraternelle. C'était l'affaire d'une étincelle à faire +jaillir. + +Or, au moment précis où ces sentiments s'agitaient inconsciemment +en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur ce caractère quelque peu +romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s'était +emballée comme une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était +apparu comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner ses +sensations, elle s'était abandonnée les yeux fermés. Et c'est ainsi que +nous l'avons vue pleurer des larmes de désespoir à la pensée que celui +qu'elle avait élu était peut-être mort. + +Et voici qu'en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruauté +inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se +révolter, refoulant stoïquement sa douleur, voici que le Chico, avec +cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement, +sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son +argument, le Chico avait dit la seule chose peut-être capable de +l'arrêter sur la pente fatale où elle s'engageait: «Qu'espères-tu?» + +Sans le savoir, sans le vouloir, c'était un coup de maître que faisait +le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de +l'échapper belle, car ses paroles, après son départ, Juana les tourna et +les retourna sans trêve dans son esprit. + +Elle était la fille d'un modeste hôtelier, un hôtelier qui passait pour +être assez riche, mais un hôtelier quand même. Et, ceci, c'était une +tare terrible à une époque et dans un pays où tout ce qui n'était pas +«né» n'existait pas. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais +ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse légitime. Quant au +reste, elle était trop fière, elle avait été élevée trop au-dessus de sa +condition pour que l'idée d'une bassesse pût l'effleurer. + +Le résultat de ses réflexions avait été que son amour pour Pardaillan +s'était considérablement atténué. Or, le terrain que perdait le +chevalier, le Chico le regagnait sans qu'elle s'en doutât elle-même. + +Et c'est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes elle fut +heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa à ses yeux et +reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de +s'être effacé et sacrifié. Elle se disait que, elle, elle ne se serait +pas sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles. De là +l'accueil frigide qu'elle fit au nain. + +Or, Pardaillan raconta que le nain s'était défendu comme un beau diable +et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du +Chico montèrent! Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être +là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le revirement +en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il fallait que le Chico se +déclarât. Et voilà qu'elle se heurtait à sa timidité insurmontable. +Elle enrageait d'autant plus que, malgré elle, tout en s'efforçant +de l'amener à composition, elle ne pouvait s'empêcher de songer à +Pardaillan, et il lui semblait que lui n'eût pas tant tergiversé. + +Donc, le Chico, au lieu de s'indigner devant son impudente dénégation, +après être resté un long moment perplexe et silencieux, courba l'échiné, +accepta la rebuffade et parut s'excuser en disant doucement: + +--J'ai fait ce que tu m'as demandé, et Dieu sait s'il m'en a coûté! +Pourquoi es-tu fâchée? + +Ainsi, voilà tout ce qu'il trouvait à dire. Ah! si elle avait été à sa +place, comme elle eût vertement relevé l'impertinente prétention de +celui qui eût voulu la faire passer pour une sotte et se fût gaussé à ce +point d'elle. Décidément, le Chico n'était pas un homme. Et cette pensée +fugitive qu'elle avait eue de l'amener à se prosterner, tout pareil à un +chien couchant, cette pensée lui revint plus précise, prit la forme d'un +désir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu'elle +résolut de la réaliser coûte que coûte. + +Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son ton en lui disant: + +--Mais je ne suis pas fâchée. + +En disant ces mots, elle croisa négligemment une jambe fine et nerveuse, +moulée dans un bas de soie rose, sur l'autre, et, tout en lui souriant, +elle agitait doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine +du nain. Elle regardait ce pied complaisamment, comme une chose qu'on +trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire: + +«Embrasse-le donc, nigaud!» + +Et le petit pied allait, venait, s'agitait, présentait la semelle, très +blanche, à peine maculée, répétait dans son langage muet: + +«Mais va donc! va donc!» + +Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et, comme elle +souriait encore, preuve qu'elle n'était pas fâchée, il se laissa tomber +sur les genoux. + +Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage. +Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n'eût pas +remarqué qu'ainsi agenouillé elle lui touchait la figure. + +Mais c'était un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensée de +toucher à ce petit pied sans son autorisation à elle ne lui venait même +pas. Qu'eût-elle dit? Tiens! Il était bien loin de se douter que, s'il +avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses lèvres +sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu son baiser. + +Mais, comme la semelle passait encore un coup à portée de sa bouche, +comme la tentation était trop forte, il réunit tout son courage, et, +d'une voix implorante: + +--Si tu n'es pas fâchée, tu veux bien que... + +Il ne put achever sa phrase. Brusquement, la semelle s'était plaquée sur +ses lèvres et les frottait avec une sorte de rage nerveuse, comme si +elle eût voulu les écorcher, les faire saigner. + +Si naïf et si timide qu'il fût, le Chico comprit cette fois. Ivre de +joie, il posa ses lèvres partout sur cette semelle, sans s'inquiéter de +savoir si elle était maculée ou non. Tiens! il avait bien baisé la terre +où s'était posé le soulier; il pouvait, à plus forte raison, baiser le +soulier lui-même. + +Et, comme le pied se retirait lentement, semblant vouloir lui rationner +son humble bonheur, il allongea la tête, le suivit des lèvres, se +courbant davantage, jusqu'à poser sa face sur le bois du tabouret. + +C'est là sans doute que voulait l'amener le petit pied, car il cessa de +se dérober. Alors, avec un sourire triomphant, avec un soupir de joie +satisfaite, elle leva son autre pied et le lui posa sur la tête, d'un +air dominateur qui semblait dire: + +«Tu seras toujours ainsi sous mes pieds, puisque tu n'es bon qu'à cela. +Je te dominerai toujours, toujours! car tu es ma chose, à moi! + +Alors, toute rouge--de plaisir? de honte? de regret? qui peut +savoir!--sans trop savoir ce qu'elle disait: + +--Tu vois bien que je n'étais pas fâchée, dit-elle. + +Et, comme elle lui souriait doucement en disant cela, il s'enhardit un +peu, se courba encore un coup, posa une dernière fois ses lèvres sur le +bout du pied, qui se cachait timidement, et se releva enfin en disant +très convaincu, avec un air de gratitude profonde: + +--Tu es bonne! Tiens, bonne comme la Vierge. + +Elle rougit davantage encore. Non, elle n'était pas bonne. Elle avait +été mauvaise et méchante. Au lieu de la remercier il devait la battre, +elle l'avait bien mérité. En se morigénant ainsi elle-même, elle voulut +tenter un dernier effort, et, à brûle-pourpoint: + +--Est-ce vrai que tu as voulu poignarder le Français? + +A son tour, il rougit, comme si cette question eût été un reproche +sanglant. Il baissa la tête et fit signe oui, d'un air honteux. + +--Pourquoi? fit-elle avidement. + +Elle espérait qu'il allait répondre enfin: + +«Parce que je t'aime et que je suis jaloux!» + +Hélas! encore un coup, le pauvre Chico laissa passer l'occasion. Il +bredouilla: + +--Je ne sais pas! + +C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire, rien à espérer. Elle se +mit à trépigner, et, rouge, de colère cette fois, elle cria: + +--Encore! je ne sais pas! je ne sais pas! Tu m'agaces! Tiens, va-t'en! +va-t'en! + +Il courba l'échiné et se retira humblement. + +Or, s'il fût revenu à l'improviste, il eût pu voir deux larmes, deux +perles brillantes, couler lentement sur les joues rosés de sa madone +prostrée dans son fauteuil. + +Mais le Chico n'aurait jamais eu l'audace de reparaître devant elle +quand elle le chassait brutalement. Il s'en allait, la mort dans l'âme, +attendant que la tempête fût apaisée. + + + +II + +FAUSTA ET LE TORERO + +Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, le Torero s'était +rendu auprès de sa fiancée, la jolie Giralda. + +Don César ne cessait d'interroger la jeune fille sur ce que lui avait +dit cette mystérieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa +famille, qu'elle prétendait connaître. Malheureusement, la Giralda +avait dit tout ce qu'elle savait et le Torero, frémissant d'impatience, +attendait que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant +cette princesse inconnue, car il avait décidé d'aller trouver Fausta. + +Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le jeune homme ceignit +son épée, recommanda à la Giralda de ne pas bouger de l'hôtellerie où +elle était en sûreté, sous la garde de Pardaillan, et il sortit. + +Il descendit l'escalier intérieur, en chêne sculpté, dont les marches, +cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes comme le parquet +d'une salle d'honneur du palais, et pénétra dans la cuisine. + +Un cabinet semblable à peu près au bureau d'un hôtel moderne avait été +ménagé là, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana. + +Le Torero pénétra dans ce retrait et, s'inclinant gracieusement devant +la jeune fille: + +--Senorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne que jolie, c'est +pourquoi j'ose vous prier de veiller sur ma fiancée pendant quelques +instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne +soupçonne sa présence chez vous? + +Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit: + +--Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter à +l'instant chercher votre fiancée, et, tant que durera votre absence, +je la garderai près de moi, dans ce réduit où nul ne pénètre sans ma +permission. + +--Mille grâces, senorita! Je n'attendais pas moins de votre bon coeur. +Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan. à son réveil, +que j'ai dû m'absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard. +J'espère être de retour d'ici à une heure ou deux au plus. + +--Le sire de Pardaillan sera prévenu. + +Une fois dehors, le Torero se dirigea à grands pas vers la maison des +Cyprès, où il espérait trouver la princesse. A défaut, il pensait que +quelque serviteur le renseignerait et lui indiquerait où il pourrait la +trouver ailleurs. + +Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques +hérétiques. Comme le roi honorait de sa présence sa bonne ville de +Séville, l'Inquisition avait donné à cette sinistre cérémonie une +ampleur inaccoutumée, tant par le nombre des victimes--sept: autant de +condamnés qu'il y avait de jours dans la semaine--que par le faste du +cérémonial. + +Aussi, le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés qui, tous, se +hâtaient vers la place San Francisco, théâtre ordinaire de toutes les +réjouissances publiques. Nous disons réjouissances, et c'est à dessein. +En effet, non seulement les autodafés constituaient à peu près les +seules réjouissances offertes au peuple, mais encore on était arrivé à +le persuader qu'en assistant à ces sauvages hécatombes humaines, en se +réjouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à son +salut. + +Parmi la foule de gens pressés d'aller occuper les meilleures places, +il s'en trouvait qui, reconnaissant don César, le désignaient à leurs +voisins en murmurant sur un mode admiratif: + +«El Torero! El Torero!» + +Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait les saluts et les +sourires d'un air distrait et continuait hâtivement sa route. + +Enfin, il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit le perron et se +trouva dans ce vestibule qu'il avait à peine regardé la nuit même, alors +qu'il était à la recherche de la Giralda et de Pardaillan. + +Comme il n'avait pas les préoccupations de la veille, il fut ébloui par +les splendeurs entassées dans cette pièce. Mais il se garda bien de rien +laisser paraître de ces impressions, car quatre grands escogriffes de +laquais, chamarrés d'or sur toutes les coutures, se tenaient raides +comme des statues et le dévisageaient d'un air à la fois respectueux et +arrogant. + +Toutefois, sans se laisser intimider par la valetaille, il commanda, +sur un ton qui n'admettait pas de résistance, au premier venu de ces +escogriffes, d'aller demander à sa maîtresse si elle consentait à +recevoir don César, gentilhomme castillan. + +Sans hésiter, le laquais répondit avec déférence: + +--Sa Seigneurie l'illustre princesse Fausta, ma maîtresse, n'est pas en +ce moment à sa maison de campagne. + +--Bon! pensa le Torero, cette illustre princesse s'appelle Fausta. C'est +toujours un renseignement. + +Et, tout haut: + +--J'ai besoin de voir la princesse Fausta pour une affaire du plus haut +intérêt et qui ne souffre aucun retard. Veuillez me dire où je pourrai +la rencontrer. + +Le laquais réfléchit une seconde et: + +--Si le seigneur don César veut bien me suivre, j'aurai l'honneur de le +conduire auprès de M. l'Intendant qui pourra peut-être le renseigner. + +Le Torero, à la suite du laquais, traversa une enfilade de pièces +meublées avec un luxe inouï, dont il n'avait jamais eu l'idée. Au +premier étage, il fut introduit dans une chambre confortablement +meublée. C'était la chambre de M. l'Intendant à qui le laquais expliqua +ce que désirait le visiteur. + +M. l'Intendant était un vieux bonhomme tout courbé, d'une politesse +obséquieuse. + +--Le laquais qui vous a conduit à moi, dit cet important personnage, me +dit que vous vous appelez don César. Je pense que ceci n'est que votre +prénom... Excusez-moi, monsieur, avant de vous conduire près de mon +illustre maîtresse, j'ai besoin de savoir au moins votre nom... Vous +comprendrez cela, je l'espère. + +Très froid, le jeune homme répondit: + +--Je m'appelle don César, tout court. On m'appelle aussi le Torero. + +--Pardonnez-moi, monseigneur, je ne pouvais pas deviner... Je suis au +désespoir de ma maladresse; j'espère que monseigneur aura la bonté de +me la pardonner... La princesse est menacée dans ce pays, et je dois +veiller sur sa vie... Si monseigneur veut bien me suivre, j'aurai +l'insigne honneur de conduire monseigneur auprès de la princesse qui +attend la visite de monseigneur avec impatience, je puis le dire. + +Devant ce respect outré, sous cette avalanche de monseigneurs, le Torero +demeura muet de stupeur. Il jeta les yeux autour de lui pour voir si +ce discours ne s'adressait pas à un autre. Il se vit seul avec M. +l'Intendant. Et il dit doucement, comme s'il avait craint de l'exciter +en le contrariant: + +--Vous vous trompez, sans doute. Je vous l'ai dit: je m'appelle don +César, tout court, et je n'ai aucun droit à ce titre de monseigneur que +vous me prodiguez si abondamment. + +Mais le vieil intendant secoua la tête et, se frottant les mains à s'en +écorcher les paumes: + +--Du tout! du tout! dit-il. C'est le titre auquel vous avez droit... en +attendant mieux. + +Le Torero pâlit et, d'une voix étranglée par l'émotion: + +--En attendant mieux?... Que voulez-vous donc dire? + +--Rien que ce que j'ai dit, monseigneur. La princesse vous expliquera +elle-même. + +--En ce cas, conduisez-moi auprès d'elle! + +--Tout de suite, monseigneur, tout de suite! Acquiesça l'intendant qui +se hâta de prendre son chapeau, son manteau et se précipita à la suite +du Torero. + +Hors la maison, l'intendant précéda don César et, trottinant à pas +rapides et menus, il le conduisit en ville, sur la place San Francisco, +déjà encombrée d'une foule bruyante, avide d'assister au spectacle +promis. + +Si le pavé de la place était envahi par une masse compacte de populaire, +les tribunes, les balcons, les fenêtres qui entouraient la place +n'étaient pas moins garnis. Mais là, c'était la foule élégante des +seigneurs et des nobles dames. + +Tous et toutes, nobles et manants, attendaient avec la même impatience +sauvage. + +Au centre de la place se dressait le bûcher, immense piédestal de +fascines et de bois sec sur lequel devaient prendre place sept +condamnés. + +Face au bûcher, se dressait l'autel construit sur la place même, paré +de riches dentelles, tendu de fine lingerie, d'une blancheur immaculée, +enguirlandé, fleuri, illuminé comme pour une grande fête: et c'était en +effet jour de grande fête. + +Du haut de la grosse tour du couvent de San Francisco proche, sans +discontinuer, le glas tombait, lent, lugubre, sinistre, affolant. Il +annonçait que la fête était commencée, c'est-à-dire que les condamnés, +les juges, les moines, les confréries, la cour, le roi, tout ce qui +constituait le cortège, sortaient de la cathédrale pour traverser +processionnellement les principales voies de la ville, toutes aussi +encombrées de curieux, avant d'aboutir à la place où les victimes, du +haut de leur bûcher, devaient assister à la célébration de la messe, +avant que les bourreaux ne missent le feu aux fascines. + +La haine, la fureur, l'impatience, la joie, une joie hideuse, tels +étaient les sentiments qui éclataient sur toutes les faces convulsées. +Pas un mot de pitié, pas une protestation. + +Derrière l'intendant de Fausta qui, au milieu de cette foule compacte, +se traçait un chemin avec une vigueur surprenante chez un bonhomme qui +paraissait aussi cassé, le Torero parvint jusqu'au perron d'une des plus +somptueuses maisons en façade sur la place. + +Contrairement à toutes les autres habitations, cette maison n'avait pas +un seul spectateur à ses nombreuses fenêtres, pas plus qu'à ses balcons. + +Guidé par l'intendant, après avoir traversé un certain nombre de pièces, +meublées et ornées avec plus de magnificence encore que les salles de la +maison des Cyprès, don César fut introduit dans un petit cabinet, désert +pour le moment. + +L'intendant le pria d'attendre là un instant, le temps d'aller aviser sa +maîtresse. + +Dans le couloir où il s'engagea, le vieil intendant tout cassé redressa +soudain sa taille, et, d'un pas alerte et vif, il monta au premier étage +et pénétra dans un salon, dont le balcon large et spacieux étalait sur +la place le ventre rebondi de sa balustrade en fer forgé. + +Assise dans un large fauteuil de velours, dans un costume d'une grande +simplicité, blanc, depuis les pieds nonchalamment posés sur un coussin +de soie rouge merveilleusement brodé jusqu'à la collerette très simple, +sans un bijou, sans un ornement, Fausta attendait dans une pose +méditative. + +Le singulier intendant, qui venait de retrouver si soudainement la +vigueur d'un homme dans la force de l'âge, s'inclina profondément devant +elle et attendit. + +--Eh bien, maître Centurion? interrogea Fausta. + +Centurion, puisque c'était lui qui, adroitement grimé, venait de jouer +le rôle d'intendant. Centurion répondit respectueusement: + +--Eh bien, il est venu, madame. + +--Vous l'avez amené? + +--Il attend votre bon plaisir en bas. + +Fausta répéta le même signe de tête et parut réfléchir un moment. + +--Il ne vous a pas reconnu? fit-elle avec une certaine curiosité. + +--S'il m'avait reconnu, je n'aurais pas l'honneur de l'introduire auprès +de vous. + +Fausta eut un mince sourire. + +--Je sais qu'il ne vous affectionne pas précisément, dit-elle. + +--Dites qu'il me veut la malemort, madame, et vous serez dans le vrai. +Cela ne laisse pas que de m'inquiéter beaucoup. Car enfin, si vos +projets aboutissent et qu'il continue à me détester, c'en est fait de la +situation que vous avez daigné me faire entrevoir. + +--Rassurez-vous, maître. Continuez à me servir fidèlement sans vous +inquiéter du reste. Le moment venu, je ferai votre paix avec lui. Je +réponds que le roi oubliera les injures faites à l'amoureux sans nom et +sans fortune. Introduisez-le... + +Centurion s'inclina et sortit immédiatement. + +Quelques instants plus tard, il introduisait le Torero auprès de Fausta +et, après avoir refermé la porte sur lui, il se retirait discrètement. + +En voyant Fausta, don César fut ébloui. Jamais beauté aussi accomplie +n'était apparue à ses yeux ravis. Avec une grâce juvénile, il s'inclina +profondément devant elle, autant pour dissimuler son trouble que par +respect. + +Fausta remarqua l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme. Elle +esquissa un sourire. Cet effet, elle avait cherché à le produire, elle +l'espérait. Il se réalisait au-delà de ses désirs. Elle avait lieu +d'être satisfaite. + +D'un oeil exercé, elle étudiait le jeune prince qui attendait dans +une attitude pleine de dignité, ni trop humble ni trop fière. Cette +attitude, pleine de tact, la mâle beauté du jeune homme, son élégance +sobre, dédaigneuse de toute recherche outrée, le sourire un peu +mélancolique, l'oeil droit, très doux, la loyauté qui éclatait sur tous +ses traits, le front large qui dénotait une intelligence remarquable, +enfin la force physique que révélaient des membres admirablement +proportionnés dans une taille moyenne, Fausta vit tout cela dans un coup +d'oeil, et, si l'impression qu'elle venait de produire était tout à +son avantage, l'impression qu'il lui produisait, à elle, pour être +prudemment dissimulée, ne fut pas moins favorable. + +De cet examen très rapide, qu'il soutint avec une aisance remarquable, +sans paraître le soupçonner, le Torero se tira tout à son avantage. Chez +Fausta, la femme et l'artiste se déclarèrent également satisfaites. + +Tout le plan de Fausta dépendait de la décision qu'allait prendre le +Torero. Cette décision elle-même dépendait de l'effet qu'elle produirait +sur lui. + +Qu'il se dérobât, qu'il refusât de renoncer à son amour pour la Giralda, +et ses plans se trouvaient singulièrement compromis. + +L'oeuvre n'était pas irréalisable pourtant, du moins elle l'espérait. +Et, quant à sa difficulté même, pour une nature combative comme la +sienne, c'était un stimulant. + +Quant à la Giralda, qui pouvait être sa pierre d'achoppement, on a déjà +vu qu'elle avait pris une décision à son égard. C'était très simple, +la Giralda disparaîtrait. Si puissant que fût l'amour du Torero, il ne +tiendrait pas devant l'irréparable, c'est-à-dire la mort de la +femme aimée. Il était jeune, ce Torero, il se consolerait vite. Et, +d'ailleurs, pour activer sa guérison, elle avait une couronne à lui +donner. + +Fausta ne connaissait qu'un seul être au monde capable de rester froid +devant d'aussi puissantes tentations: Pardaillan. + +Mais Pardaillan n'avait pas son pareil. + +Oui, l'oeuvre de séduction serait difficile, mais non pas impossible. + +Elle mit donc en oeuvre toutes les ressources de son esprit subtil, +elle fit appel à toute sa puissance de séduction, et, de cette voix +harmonieuse, enveloppante comme une caresse, elle demanda: + +--C'est bien vous, monsieur, qu'on appelle don César? + +Le Torero s'inclina en signe d'assentiment. + +--Vous aussi qu'on appelle El Torero? + +--Moi-même, madame. + +--Vous ne connaissez pas votre véritable nom. Vous ignorez tout de votre +naissance et de votre famille. Vous supposez être venu au monde, voici +environ vingt-deux ans, à Madrid. C'est bien cela? + +--Tout à fait, madame. + +--Excusez-moi, monsieur, si j'ai insisté sur ces menus détails. +Je tenais à éviter une erreur de personne, qui pourrait avoir des +conséquences très graves. Veuillez vous asseoir. + +De la main, elle désignait un siège placé près de son fauteuil, et un +gracieux sourire ponctuait le geste. + +Le Torero obéit et elle admira la parfaite aisance de ses gestes, la +souplesse de ses attitudes, et, à part soi, elle murmura: + +«Oui, c'est bien du sang royal qui coule dans ses veines!...De cet +aventurier, élevé à la diable, je ferai un monarque superbe et +magnifique.» + +A ce moment, des clameurs furieuses éclataient sur la place. Le cortège +des condamnés approchait du lieu du supplice, et la foule manifestait +ses sentiments par des hurlements féroces: + +«A mort!... Mort aux hérétiques!...» + +Suivis de ces autres cris: + +«Le roi!... le roi!... Vive le roi!...» + +Au-dessus des clameurs et des vivats, les couvrant parfois complètement, +le _Miserere_, entonné à pleine voix par des milliers de moines, de +pénitents, de frères de cent confréries diverses, se faisait entendre, +encore lointain, se rapprochant insensiblement, lugubre et terrible en +même temps. + +Et, dominant le tout, le glas continuait de laisser tomber, lente, +funèbre, sinistre, sa note mugissante. + +Cependant, dominant la gêne que lui causaient ces rumeurs, mettant tous +ses efforts à surmonter le trouble étrange que la beauté de Fausta avait +déchaîné en lui et qu'il sentait augmenter, le Torero dit doucement: + +--Vous avez bien voulu témoigner quelque intérêt à une personne qui +m'est chère. Permettez-moi, madame, avant toute chose, de vous en +exprimer ma gratitude. + +Et il était en effet très ému, le pauvre amoureux de la Giralda. Jamais +créature humaine ne lui avait produit un effet comparable à celui que +lui produisait Fausta. + +Jamais personne ne lui en avait imposé autant. + +Fausta lisait clairement dans son esprit, et elle se montrait +intérieurement de plus en plus satisfaite. Allons, allons, la constance +en amour, chez l'homme, était décidément une bien fragile chose. Cette +petite bohémienne, à qui elle avait fait l'honneur d'accorder quelque +importance, comptait décidément bien peu. La victoire lui paraissait +maintenant certaine, et, si une chose l'étonnait, c'était d'en avoir +douté un instant. + +Mais l'allusion du Torero à la Giralda lui déplut. Elle mit quelque +froideur dans la manière dont elle répondit: + +--Je ne me suis intéressée qu'à vous, sans vous connaître. Ce que j'ai +fait, je l'ai fait pour vous, uniquement pour vous. En conséquence, vous +n'avez pas à me remercier pour des tiers qui n'existent pas pour moi. + +A son tour, le Torero fut choqué du suprême dédain avec lequel elle +parlait de celle qu'il adorait. + +Dès l'instant où cette princesse Fausta paraissait vouloir s'attaquer à +l'objet de son amour, il retrouva une partie de son sang-froid, et ce +fut d'une voix plus ferme qu'il dit: + +--Cependant, ce tiers qui n'existe pas pour vous, madame, m'a assuré que +vous aviez été pleine de bonté et d'attentions à son égard. + +--Bontés, attentions--s'il y en a eu réellement--dit Fausta d'un ton +radouci et avec un sourire, je vous répète que tout cela s'adressait à +vous seul. + +--Pourquoi, madame? fit ingénument le Torero, puisque vous ne me +connaissiez pas. + +Fausta laissa tomber sur lui un regard profond, empreint d'une douceur +enveloppante: + +--Une nature chevaleresque comme celle que je devine en vous comprendra +aisément le mobile auquel j'ai obéi. Si vous appreniez, monsieur, qu'on +prémédite d'assassiner lâchement une inoffensive créature, qui vous est +inconnue, que feriez-vous? + +--Par Dieu! madame, dit fougueusement le Torero, j'aviserais cette +créature d'avoir à se tenir sur ses gardes, et, au besoin, je lui +prêterais l'appui de mon bras. + +--Eh bien, monsieur, c'est là tout le secret de l'intérêt que je vous ai +porté, sans vous connaître. J'ai appris qu'on voulait vous assassiner et +j'ai cherché à vous sauver. La jeune fille dont vous parliez, il y a +un instant, devant être, inconsciemment, je me hâte de le dire, +l'instrument de votre mort, j'ai fait en sorte que vous ne puissiez +l'approcher. Quand j'ai cru le danger passé, je vous ai facilité de mon +mieux les voies, et je vous ai fait conduire jusqu'à elle. Tout cela, +monsieur, je l'ai fait par humanité, comme vous l'auriez fait, comme +aurait fait toute personne de coeur. Je ne pensais pas vous connaître +jamais. Et, à vrai dire, je n'y tenais pas, sans quoi je vous eusse +attendu chez moi, cette nuit. Certaines actions perdent tout mérite si +l'on paraît rechercher un remerciement ou une louange. J'ignorais alors +bien des choses, vous concernant, que j'ai apprises depuis, et qui m'ont +fait désirer vivement vous connaître. Aujourd'hui que je vous ai vu, +je me félicite du peu que j'ai fait pour vous et je vous prie de me +considérer comme une amie dévouée, prête à tout entreprendre pour vous +sauver. + +Toute la fin de cette tirade avait été débitée avec une émotion +communicative qui fit une impression profonde sur le Torero. +Profondément ému à son tour, il s'inclina gravement et, avec un accent +de gratitude très sincère: + +--Vraiment, madame, vous me comblez, et je ne sais comment vous +remercier. Mais, franchement, ne vous inquiétez-vous pas un peu à la +légère? Suis-je donc si menacé? + +Très gravement, avec un accent qui fit passer un frisson sur la nuque du +Torero, elle dit: + +--Plus que vous ne l'imaginez. Je ne dirai pas que vos jours sont +comptés; je vous dis: vous n'avez que quelques heures à vivre... si vous +vous complaisez dans cette insouciante confiance. + +Si brave qu'il fût, le Torero pâlit légèrement. + +--Est-ce à ce point? fit-il. + +Toujours très grave, elle fit oui de la tête et reprit: + +--Je n'ai qu'un regret: celui de vous avoir rapproché de cette jeune +fille. Si j'avais su ce que je sais maintenant, jamais, par mon fait du +moins, vous ne l'eussiez retrouvée. + +Un vague soupçon germa dans l'esprit du Torero. A son tour, il devint +froid, tout son calme soudain reconquis. + +--Pourquoi, madame? fit-il avec une imperceptible pointe d'ironie. + +--Parce que, dit Fausta, toujours grave et avec un accent de conviction +impressionnant, parce que cette jeune fille causera votre mort. + +Le Torero la fixa un instant. Elle soutint son regard avec un calme +imperturbable. + +Le commencement de soupçon imprécis qui l'avait effleuré se fondit +instantanément sous le feu de ce regard. De nouveau, il fut repris par +ce trouble étrange qui l'avait agité et qu'il croyait avoir maîtrisé. + +--Mais, enfin, madame, fit-il en passant à un autre ordre d'idées, qui +est donc cet ennemi mortellement acharné après moi? Le savez-vous? + +--Je le sais. + +--Son nom? + +--Son nom, je vous le dirai plus tard. Cependant, il est nécessaire que +vous sachiez qui vous poursuit de sa haine, ne fût-ce que pour défendre +vos jours menacés. Je vous dirai donc que cet ennemi, c'est... + +Elle s'arrêta, comme si elle eût hésité à porter un coup qu'elle +pressentait très rude. + +--C'est?... + +--Votre père! lâcha brusquement Fausta. + +Et, sous ses dehors apitoyés, elle l'étudiait avec la froide et curieuse +attention du praticien se livrant à quelque expérience. + +L'effet, du reste, fut foudroyant, dépassant au-delà tout ce qu'elle +avait imaginé. + +Le Torero se dressa d'un bond et, livide, il gronda d'une voix qui +n'avait plus rien d'humain: + +--Vous avez dit?... + +Très ferme, elle répéta sur un ton énergique: + +--Votre père!... + +Le Torero la fixait avec des yeux qui n'avaient plus rien de vivant, des +yeux qui semblaient implorer grâce. + +--Mon père!... On m'avait dit pourtant... + +--Quoi donc? + +Et, de ses yeux, en apparence très doux, elle le fouillait avec une +curiosité aiguë. Savait-il? Ne savait-il pas? + +--On m'avait dit qu'il était mort, voici vingt ans et plus... + +--Votre père est vivant! dit-elle avec une énergie croissante. + +--Mort sous les coups du bourreau, acheva le Torero. + +Elle haussa les épaules. + +--Histoire inventée à plaisir, dit-elle. Ne fallait-il pas éloigner de +vous tout soupçon de la vérité! + +Et, en disant ces mots, elle le fouillait de plus en plus. Non! +décidément, il ne savait rien, car il reprit en se frappant le front: + +--C'est vrai! Niais que je suis! Comment n'ai-je pas songé à cela?... +Alors, c'est vrai? dit-il d'une voix implorante, il vit?... Mon père +vit?... Mon père!... + +Et il répétait doucement ce nom, comme s'il eût éprouvé un soulagement +ineffable à le prononcer. + +Tout autre que Fausta eût été attendri, eût eu pitié de lui. Mais Fausta +ne voyait que le but à atteindre. + +Froidement, implacable sous ses airs doucereux, elle reprit: + +--Votre père est vivant, bien vivant... malheureusement pour vous. C'est +lui qui vous poursuit de sa haine implacable, lui qui a juré votre +mort... et qui vous tuera, n'en doutez pas, si vous ne vous défendez +énergiquement. + +Ces mots rappelèrent le jeune homme au sens de la réalité, momentanément +oubliée. Mais, que son père voulût sa mort, cela lui paraissait +impossible, contre nature. Instinctivement, il cherchait dans son esprit +une excuse à cette monstruosité. Et, tout à coup, il se mit à rire +franchement et s'écria joyeusement: + +--J'y suis!... Mordieu! madame, l'horrible peur que vous m'avez faite! +Est-ce qu'un père peut chercher à meurtrir son enfant, la chair de sa +chair? Eh! non, c'est impossible! Mon père ignore qui je suis. Dites-moi +son nom, madame, j'irai le trouver, et je vous jure Dieu que nous nous +entendrons. + +Lentement, comme pour bien faire pénétrer en son esprit chaque parole, +elle dit: + +--Votre père sait qui vous êtes... C'est pour cela qu'il veut vous +supprimer. + +Le Torero recula de deux pas et porta sa main crispée à sa poitrine, +comme s'il eût voulu s'arracher le coeur. + +--Impossible! bégaya-t-il. + +--Cela est! dit Fausta rudement. + +--Que maudite soit l'heure présente! tonna le Torero. Pour que mon père +veuille ma mort, il faut donc que je sois quelque bâtard... Il faut donc +que ma mère... + +--Arrêtez! gronda Fausta en se redressant, frémissante. Vous +blasphémez!... Sachez, malheureux, que votre mère fut toujours épouse +chaste et irréprochable! Votre mère, que vous alliez maudire dans un +moment d'égarement que je comprends, votre mère est morte martyre... et +son bourreau, son assassin, pourrais-je dire, fut précisément celui qui +vous repoussa, qui vous veut la malemort aujourd'hui qu'il vous sait +vivant, après vous avoir cru mort durant de longues années. L'assassin +de votre mère, c'est celui qui vous veut assassiner aussi: c'est votre +père! + +--Horreur! Mais si je ne suis pas un bâtard... + +--Vous êtes un enfant légitime, interrompit Fausta avec force. Je vous +en fournirai les preuves... quand l'heure sera venue. + +Et, tranquillement, elle reprit place dans son fauteuil. + +Lui, cependant, à moitié fou de douleur et de honte, clamait +douloureusement: + +--S'il en est ainsi, c'est donc que mon père est un monstre sanguinaire, +un fou furieux! + +--Vous l'avez dit, fit froidement Fausta. + +--Et ma mère?... ma pauvre mère? sanglota le Torero. + +--Votre mère fut une sainte. + +--Ma mère! répéta le Torero, avec une douceur infinie. + +--On venge les morts, avant de les pleurer! insinua insidieusement +Fausta. + +Le Torero se redressa, étincelant, et, d'une voix furieuse: + +--Vengeance! oh! oui! vengeance! Mais devrai-je donc frapper mon père +pour venger ma mère?... C'est impossible! + +Fausta eut un sourire sinistre qu'il ne vit pas. Elle était patiente, +Fausta; c'était ce qui la faisait si forte et si redoutable. Elle +n'insista pas. Elle venait de semer la graine de mort, il fallait la +laisser germer. + +--Avant de venger votre mère, il faut vous défendre vous-même. N'oubliez +pas que vous êtes menacé. + +--Mon père est donc un bien puissant personnage? + +--Puissant au-dessus de tout. + +Dans l'état d'esprit où il se trouvait, le Torero n'attacha qu'une +médiocre importance à ces paroles. + +--Madame, dit-il en regardant Fausta en face, j'ignore à quel mobile +vous obéissez en me disant les choses terribles que vous venez de me +dévoiler. + +--Je vous l'ai dit, monsieur, j'ai obéi d'abord à un simple sentiment +d'humanité. Depuis que je vous ai vu, je n'ai pas de raison de vous +cacher que vous m'avez été sympathique. C'est à cette sympathie, +désintéressée, croyez-le, que vous devez le vif intérêt que je vous +porte et que vous méritez. + +--Je ne doute pas de la pureté de vos intentions, à Dieu ne plaise! +madame. Mais, ce que vous venez de me révéler est si extraordinaire, si +incroyable que... + +--Je vous comprends, monsieur, et je vous approuve, dit vivement Fausta. +Je n'ai rien avancé que je ne sois en état de prouver d'irréfutable +manière. + +--Et vous me fournirez ces preuves? Vous me nommerez mon... père? + +--Oui! + +--Quand, madame? + +--Je ne puis dire encore... Dans un instant peut-être. Peut-être dans +quelques jours seulement... + +--Bien, madame, je prends acte de votre promesse, et, quoi qu'il +advienne, soyez assurée de ma reconnaissance, ma vie vous appartient... + +--Il s'agit d'abord de la préserver, votre vie! + +--C'est ce que je m'efforcerai de faire, madame. Et tenez pour certain +qu'on ne me réduira pas aisément, si puissant qu'on soit. + +--Je le crois aussi, dit Fausta d'un air entendu. + +--Mais, reprit le Torero, pour me défendre, il est certaines choses que +j'ai besoin de savoir ou de comprendre. Me permettez-vous de vous poser +quelques questions? + +--Faites, monsieur, et, si je le puis, j'y répondrai en toute sincérité. + +--Eh bien, donc, madame... comment, en quoi la Giralda pourrait-elle +être la cause de ma mort? + +A ce moment, les clameurs, les hurlements, les chants sacrés, éclatèrent +avec plus de force sur la place. Évidemment, le cortège venait de +déboucher sur le lieu du supplice et la foule manifestait ses sentiments +par les mêmes vivats et les mêmes cris de mort. + +Sans répondre à la question du Torero, Fausta se leva et s'approcha de +son pas majestueux, du balcon. Elle jeta un coup d'oeil sur la place et +vit qu'elle ne s'était pas trompée. Elle se retourna vers le Torero, qui +la regardait faire non sans surprise, et, très calme: + +--Approchez, monsieur, venez voir, dit-elle. + +De plus en plus étonné, don César secoua la tête, et, doucement: + +--Excusez-moi, madame, dit-il, j'ai horreur de ces sortes de spectacles. +Ils me révoltent. + +--Croyez-vous donc, monsieur, dit paisiblement Fausta, qu'ils ne me +répugnent pas, à moi? + +Le Torero comprit qu'elle devait avoir un intérêt puissant à le +faire assister à cette scène. Malgré sa répugnance, il se leva et la +rejoignit. + +Le cortège funèbre faisait lentement le tour de la place. + +En tête, caracolait une compagnie de «carabins», l'arquebuse posée sur +la cuisse. Derrière les cavaliers venait une deuxième compagnie de gens +d'armes, à pied. Cavaliers et fantassins étaient chargés de refouler le +populaire et de frayer un passage à la procession. + +Derrière les soldats venait une longue théorie de pénitents noirs, la +cagoule rabattue, un cierge à la main. + +En tête des pénitents, un colosse, la tête couverte de la cagoule, comme +tous les autres, portait péniblement une immense croix de métal. + +Tous ces pénitents tonitruaient lamentablement le _De Profundis_. + +Après cette interminable théorie de pénitents, venaient les gardes de +l'Inquisition: gardes à cheval, gardes à pied, et, immédiatement après, +le tribunal de l'Inquisition, grand inquisiteur en tête. + +Derrière le tribunal, sous un dais rutilant, un évêque, en habits +sacerdotaux, portant à bras tendus le saint sacrement, et, derrière, les +sept condamnés, en chemise, pieds nus, la tête découverte, un cierge +énorme à la main. + +Derrière la foule des prêtres et des moines, une triple rangée +d'arquebusiers, à pied, et seul, la tête découverte, sombre, traînant la +jambe, sinistre dans son somptueux costume noir, le roi, Philippe II. + +A sa droite, un pas en arrière, son fils: l'infant Philippe, héritier +du trône. Et puis la foule des courtisans, seigneurs, grandes dames, +dignitaires, touà en habits de cérémonie. + +Voilà ce que vit le Torero. + +Le cortège s'arrêta devant l'autel de la place. + +Un juge lut à haute voix la sentence de mort aux condamnés. + +Un prêtre s'approcha de chaque condamné et lui donna un coup sur la +poitrine, ce qui voulait dire qu'il était expulsé de la communauté des +vivants. + +Ceci, au milieu des cris, des menaces, des injures de la foule en +délire. + +Alors, l'évêque monta à l'autel. En même temps, les condamnés étaient +hissés sur le bûcher, attachés au poteau. Et la messe commença. + +Lorsque l'évêque prononça les dernières paroles de l'évangile, la fumée +commença de s'élever en tourbillonnant, et, en même temps que la fumée, +les hurlements éclatèrent: + +«Mort aux hérétiques! Mort aux hérétiques!» + +Alors, du haut du bûcher, une voix protesta. + +C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau, noble, riche, +ayant occupé une charge importante à la cour. Le Torero, qui le +connaissait de vue, le reconnut aussitôt. + +Et le condamné clamait: + +--Je ne suis pas un hérétique! Je crois en Dieu! Que mon sang retombe +sur ceux qui m'ont condamné! J'en appelle à... + +On ne put en entendre davantage. Des milliers de moines hurlèrent +furieusement le _Miserere_ et couvrirent sa voix. + +En même temps, les flammes commencèrent à s'élever, vinrent doucement +lécher les pieds nus des condamnés, comme pour goûter à la proie qui +leur était offerte. Et, l'ayant trouvée à leur goût, elle s'élevèrent +davantage encore, enlacèrent les victimes, les étreignirent, les +happèrent. + +--Horrible! horrible! murmura le Torero en portant sa main devant ses +yeux. Quel crime a donc commis ce malheureux? + +--Il a commis le crime que tu rêves de commettre!... le crime pour +lequel tu seras condamné comme lui, exécuté comme lui... si je n'arrive +à te persuader. + +--Quel crime? répéta machinalement le Torero. + +--Il a entretenu des relations avec une hérétique qu'il a épousée. + +--Oh! je comprends!... la Giralda! la bohémienne!... + +Mais la Giralda est catholique! + +--Elle est bohémienne, dit rudement Fausta, elle est hérétique... + +--Elle a été baptisée, se débattit le Torero. + +--Qu'elle montre son acte de baptême... elle ne le pourra. Et, le +pût-elle, elle a vécu en hérétique, cela suffit, te dis-je, et, toi qui +rêves d'unir ton sort au sien, tu seras traité comme celui-ci. + +--Quel est donc l'infâme qui impose de telles lois? + +--Ton père. + +--Mon père! encore! Mais qui est donc ce tigre altéré de sang que la +nature maudite me donna pour père? + +Comme il disait ces mots, il se fit un grand tapage au balcon d'un des +somptueux palais bordant la place. Ce balcon, comme celui de +Fausta, était resté, jusque-là, inoccupé. Et voilà que les larges +portes-fenêtres, donnant accès au balcon, venaient de s'ouvrir toutes +grandes, et une foule de seigneurs, de noble dames, de prêtres et de +moines se montraient par les baies. + +Un fauteuil unique fut traîné sur le balcon et un personnage, devant qui +tous les autres s'effaçaient, parut sur le balcon, s'assit paisiblement, +tandis que tous les assistants, restés à l'intérieur, se groupaient +derrière le fauteuil. Et le personnage, le menton dans la paume de la +main, le coude sur le bras du fauteuil, laissa errer distraitement sur +le bûcher embrasé et sur la foule hurlante un regard froid et acéré. + +En réponse au cri de révolte et de fureur du Torero, Fausta s'approcha +de lui jusqu'à le toucher, et, la face étincelante, le dominant du +regard, impérieuse et fatale, elle lui jeta en plein visage, d'une voix +tonnante: + +--Ton père!... Tu veux savoir qui est ton père?... + +Le Torero eut l'intuition rapide d'une révélation formidable, et, +affolé, il bégaya: + +--Oh!... Qu'allez-vous m'apprendre? + +Fausta se pencha davantage encore sur lui, le saisit au poignet et +répéta: + +--Tu veux connaître ton père?... Eh bien, regarde!... le voici!... + +Et son index tendu désignait le personnage qui, froidement, d'un air +ennuyé, regardait se consumer les corps des sept suppliciés. + +Le Torero fit deux pas en arrière, et, les yeux hagards, cria d'une voix +où il y avait plus de douleur certes que d'horreur: + +--Le roi!... + + + +III + +LE FILS DU ROI + +Un long moment, Fausta considéra silencieusement, avec une sombre +satisfaction, le jeune homme qui paraissait accablé de douleur. + +Elle avait mené toute cette partie de son entretien avec une habileté +infernale. + +Sérieusement documentée, elle savait que le roi Philippe, qui +n'inspirait que la terreur à la majorité de ses sujets, était abhorré +par une minorité composée d'une élite dans laquelle tous les éléments de +la société fraternisaient, momentanément unis dans la haine et l'horreur +que leur inspirait le sombre despote. + +Grands seigneurs aux idées libérales, artistes, savants, soldats, +bourgeois, aventuriers, gens du peuple, on trouvait de tout dans cette +minorité. Le mécontentement était assez général, assez profond pour +qu'un mouvement occulte fût tenté par quelques-uns, ambitieux ou +illuminés, dont le désintéressement ne pouvait être suspecté. Nous avons +vu Fausta présider et diriger à son gré une réunion de ces révoltés. +Qu'un mouvement sérieux vînt à se dessiner, et une foule d'inconnus ou +d'hésitants se joindraient a ceux qui auraient donné le branle. + +Fausta savait tout cela. + +Elle savait encore que le Torero était au nombre de ceux pour qui le +nom du roi était synonyme de meurtre, de fureur sanglante, et à qui il +n'inspirait que haine et horreur. De plus, chez le Torero, la haine du +tyran se doublait d'une haine personnelle pour celui qu'il accusait +d'avoir assassiné son père. + +La haine du Torero pour le roi Philippe existait de longue date, +farouche et tenace, et Fausta le savait. Si le Torero ne s'était pas +affilié à ceux qui cherchaient, dans l'ombre, à frapper, ou tout au +moins à renverser le despote, ce n'était pas par prudence ou par +dédain. Sa haine était personnelle, et il était résolu à l'assouvir +personnellement. + +Tels étaient les sentiments de don César à l'égard du roi Philippe au +moment où Fausta s'était dressée devant lui pour lui crier: «C'est ton +père!» + +On comprend que le coup avait pu l'accabler. + +Ce n'est pas tout: depuis qu'il avait l'âge de raisonner, don César, +trompé par des récits--probablement intéressés--où la fiction côtoyait +dangereusement la vérité, don César s'était complu à dresser, dans son +coeur, un autel à la vénération paternelle. Ce père, qu'il n'avait +jamais connu, il le voyait grand, noble, généreux, il le parait des +qualités les plus sublimes, il lui apparaissait tel qu'un dieu. + +Ceci, c'était le plus affreux. Tellement affreux que cela ne lui +paraissait pas croyable. + +Il se disait: + +«J'ai mal entendu... je suis fou. Le roi n'est pas mon père... il ne +peut pas être mon père puisque... je sens que je le hais toujours!... +Non, non, mon père est mort!...» + +Mais Fausta avait été trop énergiquement affirmative. Il n'y avait pas +à douter: c'était bien cela, le roi était bien son père. Alors, il se +raccrochait désespérément à son idéal renversé, il cherchait des excuses +à cet homme qu'on lui désignait pour son père. Il se disait que, sans +doute, il l'avait mal jugé, et il fouillait furieusement les actes +connus du roi pour y découvrir quelque chose, susceptible de le grandir +à ses yeux. + +Et, désespéré, s'accablant d'injures et d'anathèmes, il constatait qu'il +ne trouvait rien. Et, dans une révolte de tout son être, il se disait: + +«C'est mon père, pourtant! C'est mon père! Est-il possible qu'un fils +haïsse son père? N'est-ce pas plutôt moi qui suis un monstre dénaturé?» + +Alors, sa pensée bifurqua: il pensa à sa mère. + +On ne lui en avait parlé que fort peu. Pour cette raison, ou pour toute +autre que nous ignorons, sa mère n'avait jamais occupé dans son coeur +la place qu'y avait eue son père. Pourquoi? Qui peut savoir? Certes, il +avait pensé à elle souvent, chaque jour. Mais la première place avait +toujours été pour son père. Et voici que, par un de ces revirements +qu'il ne cherchait pas à s'expliquer, tout d'un coup, la mère détrônait +le père et prenait sa place. + +Et ceci, c'était le chef-d'oeuvre de Fausta, qui avait savamment soufflé +la haine dans son coeur, la haine contre son père, et qui, soudain, pour +excuser cette haine monstrueuse, pour la justifier, pour la rendre plus +profonde, plus tenace, pour la sanctifier, en quelque sorte, avait fait +intervenir sa mère. + +Maintenant, le Torero, ballotté, déchiré entre ces sentiments divers, +n'était plus qu'une loque humaine dont elle pourrait disposer à sa +guise. + +Le plus fort était fait, le reste ne serait qu'un jeu. Le Torero, le +fils du roi, était à elle, elle n'avait qu'à tendre la main pour le +prendre. Elle serait reine, impératrice, elle dominerait le monde par +lui--car il ne serait jamais qu'un instrument entre ses mains. + +Et, en attendant, il fallait le lâcher sur celui qu'elle lui avait +dit être son père. Il fallait lui faire admettre l'idée d'un meurtre, +régicide doublé de parricide, en le parant des apparences d'une légitime +défense. + +Et, comme le jeune prince demeurait toujours muet, les yeux exorbités +obstinément fixés sur le roi, doucement, de ses propres mains, Fausta +poussa les battants de la fenêtre, laissa retomber les lourds rideaux, +dérobant à ses yeux une vue qui lui était si pénible. + +En effet, dès qu'il ne vit plus le roi, don César poussa un long soupir +de soulagement et parut sortir d'un rêve angoissant comme un cauchemar. + +Fausta, voyant qu'il s'était ressaisi et qu'il était maintenant à même +de continuer l'entretien, dit doucement d'une voix grave où perçait une +sourde émotion: + +--Excusez-moi, monseigneur, de vous avoir si brutalement dévoilé la +vérité. Les circonstances ont été plus fortes que ma volonté et m'ont +emportée malgré moi. + +Le Torero fut secoué d'un frisson qui le parcourut de la nuque aux +talons. Ce titre de «monseigneur» avait pris dans la bouche de Fausta +une ampleur insoupçonnée. + +En même temps, chose curieuse, ce titre lui causa une impression pénible +qu'il traduisit en répétant avec amertume et en secouant la tête: + +--Monseigneur!... + +--C'est le titre qui vous revient de droit, dit gravement Fausta, en +attendant mieux. + +Que signifiait ce: en attendant mieux? L'intendant de la princesse +avait, presque textuellement, prononcé les mêmes paroles. Que lui +voulait-on, décidément? Il résolut de le savoir au plus tôt, et, comme +Fausta lui indiquait son siège en disant: «Daignez vous asseoir», le +Torero s'assit, bien résolu à tirer au clair tout ce qui lui paraissait +obscur dans l'extraordinaire aventure qui lui arrivait. + +--Ainsi, madame, dit-il d'une voix très calme en apparence, vous +prétendez que je suis fils légitime du roi Philippe? + +Fausta le fouilla d'un regard pénétrant, et ne put s'empêcher de rendre +intérieurement hommage à la force d'âme de ce jeune homme. + +«Décidément, songea-t-elle, ce petit aventurier n'est pas le premier +venu. Il a une dose d'orgueil vraiment royale. Tout autre à sa place, +eût accepté la révélation que je lui ai faite en exultant. Celui-ci +reste froid. Il ne se laisse pas éblouir, il discute, et, je crois. Dieu +me pardonne! que son plus cher désir serait d'acquérir la preuve que je +me suis trompée. Serait-il dénué d'ambition à ce point? Après avoir eu +le malheur de me heurter a un Pardaillan, aurai-je cet autre malheur +d'avoir mis la main sur un de ces désabusés, un de ces fous pour qui +fortune, naissance, puissance, couronne même, ne sont que des mots vides +de sens?» + +En songeant ainsi, elle levait vers le ciel un regard chargé +d'imprécations et de menaces, comme si elle eût sommé Dieu de lui venir +en aide. + +Et, à la question du Torero, qui ne la suspectait pas personnellement, +elle répondit du tac au tac: + +--Des documents, d'une authenticité indiscutable, que je possède, des +témoins, dignes de foi, prétendent que vous êtes fils légitime du +roi Philippe. Et c'est pourquoi je le dis. Mais je ne prétends rien, +personnellement, croyez-le bien. Au surplus, je vous l'ai dit, un jour +très prochain, je mettrai toutes ces preuves sous vos yeux. + +Très doucement, le Torero dit: + +--A Dieu ne plaise, madame, que je doute de vos paroles, ni que je +suspecte vos intentions! + +Et, avec un sourire amer: + +--Je n'ai pas reçu l'éducation réservée aux fils de roi... futurs rois +eux-mêmes. Tout infant que je suis--vous l'assurez--je n'ai pas été +élevé sur les marches du trône. J'ai vécu dans les ganaderias, madame, +au milieu des fauves que j'élève pour le plus grand plaisir des princes, +mes frères. C'est mon métier, madame, à moi, un métier dont je vis, +n'ayant ni douaire, ni titres, ni dotations. Je suis un gardeur de +taureaux, madame. Excusez-moi donc si je parle le langage brutal d'un +gardien de fauves, au lieu du langage fleuri de cour auquel vous êtes +accoutumée sans doute, vous, princesse souveraine. + +Fausta approuva gravement de la tête. + +Le Torero, s'étant excusé à sa manière, reprit aussitôt: + +--Ma mère, madame, comment s'appelait-elle? + +--Vous êtes prince légitime, dit Fausta. Votre mère s'appelait Elisabeth +de France, épouse légitime de Philippe, roi, reine d'Espagne, par +conséquent. + +Le Torero passa la main sur son front moite. + +--Mais enfin, madame, dit-il d'une voix tremblante, puisque je suis fils +légitime, pourquoi cet abandon? Pourquoi cette haine acharnée d'un père +contre son enfant? Pourquoi cette haine contre l'épouse légitime, haine +qui est allée jusqu'à l'assassinat?... Car, vous m'avez bien dit, +n'est-ce pas, que ma mère était morte des mauvais traitements que lui +infligeait son époux? + +--Je l'ai dit et je le prouverai. + +--Ma mère était donc coupable? + +--Votre mère, je l'ai dit et je le répète, et je le prouverai, la reine, +votre mère, votre auguste mère, était une sainte. + +Évidemment, elle exagérait considérablement. Elisabeth de Valois, fille +de Catherine de Médicis, façonnée au métier de reine par sa redoutable +mère, pouvait avoir été tout ce qu'il lui aurait plu d'être, hormis une +sainte. + +Mais c'est au fils que parlait Fausta, et elle comptait sur sa piété +filiale, d'autant plus ardente et aveugle qu'il n'avait jamais connu +sa mère, pour lui faire accepter toutes les exagérations qu'il lui +conviendrait d'imaginer. + +Fausta avait besoin d'exaspérer autant qu'il serait en son pouvoir le +sentiment filial en faveur de la mère. + +Plus celle-ci apparaîtrait grande, noble, irréprochable aux yeux du +fils, et plus, forcément, sa fureur contre l'époux, bourreau de sa mère, +se déchaînerait violente, irrésistible. + +Le Torero accueillit l'affirmation de Fausta avec une joie manifeste. Il +eut un long soupir de soulagement et demanda: + +--Puisque ma mère était irréprochable, pourquoi cet acharnement, +pourquoi ce long martyre dont vous avez parlé? Le roi serait-il +réellement le monstre altéré de sang que d'aucuns prétendent qu'il est? + +Il oubliait que lui-même l'avait toujours considéré comme tel. +Maintenant qu'il savait qu'il était son père, il cherchait +instinctivement à le réhabiliter à ses propres yeux. + +Ceci ne pouvait faire l'affaire de Fausta. Implacable, elle répondit: + +--Le roi, malheureusement, n'a jamais eu, pour personne, un sentiment de +tendresse. Le roi, c'est l'orgueil, c'est l'égoïsme, c'est la sécheresse +de coeur, c'est la cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui +déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant +d'excuse. + +--Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, inconséquente, +oh! innocemment, sans le vouloir? + +--Non, la reine n'eut rien à se reprocher. Si j'ai parlé d'un semblant +d'excuse, c'est qu'il s'agit d'une aberration commune à bien des hommes: +la jalousie. + +--Jaloux!... Sans motif? + +--Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour. + +--Comment peut-on être jaloux de qui l'on n'aime pas? + +Fausta sourit. + +--Le roi n'est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle. + +--Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu'au crime? Ce que +vous appelez jalousie, d'autres pourraient, plus justement peut-être, +l'appeler férocité. + +Fausta sourit encore d'un sourire énigmatique qui ne disait ni oui ni +non. + +--C'est toute une histoire mystérieuse et lamentable qu'il me faut vous +conter, dit-elle, après un léger silence. Vous en avez entendu parler +vaguement, sans doute. Nul ne sait la vérité exacte, et nul, s'il +savait, n'oserait parler. Il s'agit du premier fils du roi, votre frère, +de celui qui serait l'héritier du trône à votre place, s'il n'était pas +mort à la fleur de l'âge. + +--L'infant Carlos! s'exclama le Torero. + +--Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc. + +Alors, cette terrible histoire de son vrai père, Fausta se mit à la lui +raconter, en l'arrangeant à sa manière, en brouillant la vérité avec le +mensonge, de telle sorte qu'il eût fallu la connaître à fond pour s'y +reconnaître. + +Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des précisions qui +ne pouvaient ne pas frapper vivement l'esprit de celui à qui elle +s'adressait, et ceci d'autant plus que certains de ces détails +correspondaient à certains souvenirs d'enfance du Torero, expliquaient +lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-là +incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui. + +Et, toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir +avec un relief saisissant le rôle odieux du roi, du père, de l'époux, +cela sans insister, en ayant l'air de l'excuser et de le défendre. En +même temps, la figure de la reine se détachait, douce, victime résignée +jusqu'à la mort d'un implacable bourreau. + +Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la légitimité de +sa naissance, il était convaincu de l'innocence de sa mère, il était +convaincu de son long martyre. En même temps, il sentait gronder en +lui une haine furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné +lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l'enfant devenu un +homme. Et il se sentait animé d'un désir ardent de vengeance. + +Quand elle eut donc terminé son récit, Fausta vit le jeune homme dans +l'état d'exaspération où elle le voulait; elle attaqua résolument, selon +sa coutume: + +--Vous m'avez demandé, monseigneur, pourquoi je m'étais intéressée à +vous sans vous connaître. Et je vous ai dit que j'avais répondu à un +sentiment d'humanité fort compréhensible. J'ai ajouté que, depuis que +je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une sympathie qui +s'accroît de plus en plus, au fur et à mesure que je vous pénètre +davantage. Chez moi, mon prince, la sympathie n'est jamais inactive. Je +vous ai offert mon amitié, je vous l'offre encore. + +--Madame, vous me voyez confus et ému à tel point que je ne trouve pas +de paroles pour vous exprimer ma gratitude. + +--Attendez, prince, avant d'accepter ou de refuser... + +--Madame, interrompit vivement le Torero, qui s'exaltait sans s'en +apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insensé, assez ingrat, +pour refuser l'offre généreuse d'une amitié qui me serait précieuse +au-dessus de tout? + +Elle secoua la tête avec un sourire empreint d'une douce mélancolie. + +--Défions-nous des mouvements spontanés, prince. + +Et, avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement le jeune +homme enivré: + +--S'il nous était permis de suivre les impulsions de notre coeur, si je +pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans désemparer ce que le mien me +dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants +de la terre, car je devine en vous les qualités rares qui font les +grands rois. + +Très ému par ces paroles prononcées avec un accent de conviction +ardente, plus ému encore par ce qu'elles laissaient deviner de +sous-entendu flatteur, le Torero s'écria: + +--Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m'abandonne entièrement à +vous. + +L'oeil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme +pour signifier qu'elle acceptait de le diriger et qu'il pouvait s'en +rapporter à elle. Et, très calme, très douée: + +--Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques mots nos +positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et +ce que vaut cette amitié que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler +ce que vous êtes, j'entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, +ce que vous pouvez faire, et où vous allez. + +--Je vous écoute, madame, fit avec déférence le Torero. Il me semble +que la vie me paraîtrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus +l'éclairer de votre radieuse présence. + +Ceci était dit avec cette galanterie outrée particulière à l'époque +en général, et plus spécialement au tempérament, extrême en tout, de +l'Espagnol. Néanmoins, Fausta crut démêler un accent de sincérité +indéniable dans la manière dont furent prononcées ces paroles. + +Elle reprit avec force: + +--Vous êtes pauvre, sans nom, isolé, incapable d'entreprendre quoi que +ce soit de grand, malgré votre popularité, parce que votre obscurité +et surtout votre naissance douteuse viendraient se briser contre des +préjugés de caste, plus puissants dans ce pays que partout ailleurs. Si +vous avez du génie, vous êtes condamné quand même à végéter, obscur +et inconnu: votre naissance vous interdit d'aspirer aux honneurs, aux +emplois publics. Ce que je vous dis là est-il vrai? + +--Très vrai, madame. Mais je ne désire ni la gloire ni les honneurs. Mon +obscurité ne me pèse pas, et, quant à la pauvreté, elle m'est légère. Au +reste, vous savez peut-être que, si je voulais accepter tous les +dons que les nobles amateurs de corridas jettent dans l'arène à mon +intention, je pourrais être riche. + +--Je sais, dit gravement Fausta. On dit de vous: brave comme le Torero. +On dit aussi: généreux comme le Torero. Cependant, maintenant que +vous savez que vous êtes issu de sang royal, vous ne pouvez continuer +l'humble et obscure existence qui fut la vôtre jusqu'à ce jour. + +--Pourquoi, madame? fit naïvement le Torero. Cette existence a son +charme, et je ne vois pas pourquoi je la changerais. + +Fausta eut un imperceptible froncement de sourcils. Ces paroles +dénotaient un manque d'ambition qui contrariait ses projets. + +--Vous oubliez, dit-elle simplement, qu'il ne vous est pas permis de +vivre, même obscur, pauvre, ignoré, dénué de biens et d'ambition. Vous +oubliez que demain, quand vous paraîtrez dans l'arène, vous serez +misérablement assassiné, et que rien, rien ne pourra vous sauver... si +je vous abandonne. + +Le Torero eut un sourire de défi. + +--Je vous entends, traduisit Fausta, vous voulez dire que vous ne vous +laisserez pas égorger comme mouton à l'abattoir. + +--C'est bien cela, madame. + +--Vous oubliez encore que celui qui veut votre mort détient la puissance +suprême, vous oubliez que, celui-là, c'est le roi. Pensez-vous qu'il +s'arrêtera à des demi-mesures et se contentera de lâcher sur vous +quelques misérables coupe-jarrets? Vous souriez encore et je vous +comprends. Vous vous dites que vous trouverez quelques hardis compagnons +qui n'hésiteront pas à tirer l'épée pour votre défense. Insensé que vous +êtes! Sachez donc, puisqu'il faut tout vous dire, que demain une armée +sera sur pied à votre intention. Demain des milliers d'hommes d'armes, +avec arquebuses et canons, tiendront la ville sous la menace. On espère, +on compte qu'un incident surgira qui permettra de charger la canaille. +Vous serez frappé le premier et votre mort paraîtra accidentelle, Je +vous dis que vous êtes condamné irrémédiablement. + +Ces paroles, prononcées avec une violence croissante, firent impression +sur le Torero. Néanmoins il ne se rendit pas sur-le-champ. + +--Pour quel crime me condamnerait-on? fit-il. + +Fausta étendit la main vers le balcon, et désignant le bûcher que les +lourds rideaux dérobaient à leur vue: + +--Le même crime de ce malheureux que vous avez entendu clamer son +innocence. + +Si brave que fût le Torero, il sentit la terreur se glisser +sournoisement en lui et c'était ce que voulait Fausta. + +--Eh bien, soit, fit-il après une légère hésitation, je fuirai. Je +quitterai l'Espagne. + +Fausta sourit. + +--Essayez de franchir une des portes de la ville, dit-elle. + +--J'ai des amis, je puis m'assurer les services de quelques braves +résolus à tout, pourvu qu'on y mette le prix. Je passerai de force. + +--Il vous faudra donc, dit tranquillement Fausta, engager une armée +entière, car vous vous heurterez, vous, à une armée, à dix armées s'il +le faut. + +Le Torero la considéra un instant. Il vit qu'elle ne plaisantait pas, +qu'elle était sincèrement convaincue que le roi ne reculerait devant +rien pour le faire disparaître. A son tour, il eut la perception très +nette que sa vie, comme elle le disait, ne tenait qu'à un fil. En même +temps, il comprit que la lutte était impossible. Machinalement, il +demanda: + +--Que faire alors? + +Cette question, Fausta l'attendait. Elle avait tout dit pour la lui +arracher. + +Très calme, elle reprit: + +--Avant de vous répondre, laissez-moi vous poser une question: +Voulez-vous vivre? + +--Si je le veux! Mordieu! madame, j'ai vingt ans! A cet âge, on trouve +la vie assez bonne pour y tenir! + +--Etes-vous résolu à vous défendre? + +--N'en doutez pas, madame. + +--Encore faudrait-il savoir jusqu'à quel point? + +--Par tous les moyens, madame. + +--S'il en est ainsi, si vous m'écoutez, peut-être réussirai-je à vous +sauver. + +--Mais vous ne vous sauverez qu'en frappant votre ennemi avant qu'il ne +vous ait mis à mal. + +Ceci fut dit avec ce calme glacial que prenait Fausta en certaines +circonstances. Il semblait qu'elle avait dit la chose la plus simple, la +plus naturelle du monde. Malgré ce calme effroyable, elle appréhendait +vivement l'effet de ses paroles, et ce n'était pas sans anxiété qu'elle +observait le jeune homme. + +Le Torero, à cette proposition inattendue, s'était dressé brusquement, +et, livide, tremblant, il s'exclamait: + +--Tuer le roi!... tuer mon père!... Vous n'y pensez pas, madame... Vous +voulez m'éprouver sans doute? + +--Je croyais, dit Fausta avec un léger dédain, que vous étiez un homme. +Je me suis trompée. N'en parlons plus. Pourtant, moi qui ne suis qu'une +femme, je ne laisserais pas la mort de ma mère sans vengeance. + +--Ma mère! dit le Torero d'un air égaré. + +--Oui, votre mère! Morte assassinée par celui qui vous assassinera, +puisque vous tremblez a la seule pensée de frapper. + +--Ma mère! répéta le Tçrero en crispant les poings avec fureur. Mais +le tuer, lui, mon père!... C'est impossible! J'aime mieux qu'il me tue +moi-même. + +Fausta comprit qu'insister davantage risquait de lui faire perdre le +terrain gagné dans cet esprit. Avec une souplesse admirable, elle +changea de tactique, et avec un haussement d'épaules: + +--Éh! fit-elle avec une certaine impatience, qui vous parle de tuer? + +--Cependant, vous avez dit... + +--J'ai dit: il faut frapper. Je n'ai pas dit, je n'ai pas voulu dire: il +faut tuer. + +Le Torero eut un soupir de soulagement d'une éloquence muette. Ses +traits convulsés se rassérénèrent, et, pour cacher son désarroi, il +s'excusa en disant: + +--Pardonnez ma nervosité, madame. + +--Elle me paraît naturelle, dit gravement Fausta, Je vais parler +clairement. Ce que le roi craint par-dessus tout, c'est que l'on +apprenne que vous êtes son fils légitime et l'héritier de sa couronne. +Il eût pu employer la procédure usuelle. Cela lui eût simplifié la +besogne en lui permettant de vous frapper plus sûrement peut-être. Mais, +si secret que soit un jugement, si dociles que soient des magistrats, +qui peut jurer qu'une indiscrétion ne sera pas commise? + +--Cependant, vous disiez tout à l'heure que j'étais menacé d'une +arrestation suivie d'une condamnation à mort, naturellement. + +--Oui. Mais le roi ne se résoudra à cette extrémité que lorsqu'il lui +sera dûment démontré qu'il ne peut vous atteindre autrement. Vous pouvez +plus que vous ne pensez. D'abord exploiter cette terreur du roi au sujet +de la divulgation de votre naissance. + +--Comment? Excusez-moi, madame, je ne comprends pas grand-chose à toutes +ces complications. La pensée que je suis réduit à comploter bassement +contre mon propre père, cette pensée m'est aussi douloureuse qu'odieuse, +et j'avoue qu'elle m'enlève toute ma lucidité. + +--Je comprends vos scrupules et je les approuve. + +Encore ne faudrait-il pas les pousser à l'extrême. Hélas! je conçois que +votre coeur soit déchiré, mais, si douloureux pour vous, si pénible pour +moi que cela soit, je dois insister. Il y va de votre salut. Je vous dis +donc: Ne vous obstinez pas à voir le père dans la personne du roi. Le +père n'existe pas. L'ennemi seul reste: c'est lui seul que vous devez +voir, c'est lui seul que vous devez combattre. + +Le Torero demeura un moment songeur et, redressant le front, il dit +douloureusement: + +--Je sens que ce que vous dites est juste. Cependant j'ai peine à +l'accepter. + +Fausta se fit glaciale. + +--Entendez-vous par là, dit-elle, que vous renoncez à vous défendre et +que vous consentez à tendre bénévolement le cou pour mieux recevoir la +mort? + +Le Torero réfléchit un long moment pendant lequel Fausta l'examina avec +une anxiété qu'elle ne pouvait surmonter. Enfin il se décida. + +--Vous avez cent fois raison, madame, dit-il, d'une voix sourde. J'ai +droit à la vie, comme tout le monde. Je me défendrai donc coûte que +coûte. + +Fausta le vit bien décidé cette fois. Elle se hâta de reprendre: + +--Prenez les devants. Le roi craint qu'un fâcheux hasard ne fasse +connaître votre naissance. Proclamez-la vous-même, hautement. Je vous +remettrai les preuves irréfutables de cette naissance. Ces preuves, +étalez-les au grand jour. Il faut que, dans quelques jours, tout le +royaume sache que vous êtes l'héritier légitime de la couronne. Il faut +que l'on connaisse l'odieuse conduite du roi envers votre sainte mère +et envers vous. Quand on saura tout cela, il s'élèvera un tel cri de +réprobation unanime contre votre bourreau qu'il tremblera sur son trône. +Voilà comment vous pouvez le frapper, rudement, croyez-le. + +--C'est vrai, madame. Aussi ferai-je comme vous dites. Mais laissez-moi +vous dire que vous vous trompez quand vous dites que je vous ai crue +capable de me conseiller un assassinat. Il faudrait être aveugle pour +ne pas voir qu'un front aussi pur que le vôtre ne peut receler que des +pensées nobles et pures. + +Fausta daigna sourire. + +--Vous pensez donc, madame, que j'échapperai à la haine mortelle du roi +en proclamant moi-même ma naissance? + +--Sans doute. Le roi n'osera plus vous faire assassiner. La vérité étant +connue de tous, votre meurtrier serait incontinent désigné par tous. Si +puissant, si orgueilleux qu'il soit, le roi reculera devant un tel défi +jeté à la fureur de tout un peuple. Il lui restera la ressource de +vous traduire devant un tribunal. Là, vous réclamerez hardiment la +reconnaissance publique de tous vos droits. Et, soyez tranquille, les +preuves que vous fournirez seront telles que le roi devra s'incliner. +Vous serez proclamé, c'est votre droit, héritier de la couronne. Vous +n'aurez qu'à attendre qu'il plaise à Dieu de rappeler à son divin +tribunal le meurtrier de votre mère pour régner à votre tour. + +--Est-ce possible? balbutia le Torero ébloui. + +--Cela sera, dit Fausta avec une conviction impressionnante. Cela sera +beaucoup plus tôt que vous ne croyez. Le roi est vieux, usé, malade. Ses +jours sont comptés. + +--Eh bien, madame, dit généreusement le Torero, si extraordinaire +que cela vous puisse paraître, je lui souhaite de me faire attendre +longtemps. + +Fausta eut un mince sourire. Allons, décidément, elle l'avait tout +doucement amené à accepter ses idées. Il restait maintenant à lui faire +abandonner la Giralda. + +Sans qu'elle eût pu dire pourquoi, Fausta sentait que ce serait là +le plus dur de sa tâche. Mais elle avait mené à bien des intrigues +autrement scabreuses. L'avoir amené à trouver tout naturel de monter +sur un trône, c'était énorme. Quant au reste, la mort à bref délai de +Philippe II, elle en faisait son affaire. Qu'il le voulût ou non, une +fois pris dans l'engrenage, il serait bien forcé d'aller jusqu'au bout. +Et, quant à la petite bohémienne, s'il se montrait irréductible sur ce +point, elle aurait tôt fait de s'en débarrasser. + +--Ainsi, dit le Torero qui paraissait plongé dans un rêve éblouissant, +ainsi je vous devrai une couronne! Comment pourrai-je m'acquitter envers +vous? + +--Nous parlerons de cela tout à l'heure, dit Fausta d'un air détaché. +Pour le moment il faut mettre sur pied tous les aboutissants de +cette entreprise. Vous pensez bien que cela n'ira pas sans quelques +difficultés. + +--Je m'en doute bien un peu, dit le Torero en souriant. + +--D'abord la journée de demain. Je vous l'ai dit: une armée entière +tiendra la ville sous la menace. Il faut qu'il y ait bagarre, émeute, +tel est le plan du roi, conseillé par M. d'Espinosa. Dans la lutte, +vous seriez tué: simple accident. Vous ne serez pas tué. J'en fais mon +affaire, mes précautions sont prises. A l'armée du roi, j'oppose une +armée à moi, que j'ai levée de mes deniers. + +--Vous avez fait cela? fit le Torero, émerveillé. + +--Je l'ai fait. + +--Mais pourquoi? + +--Je vous le dirai tout à l'heure, dit froidement Fausta. A cette armée +de gentilshommes, de soldats aguerris, qui est à moi, qui a pour mission +de veiller uniquement sur votre précieuse personne, se joindra le +populaire qui vous admire et vous aime. Par mes soins, l'or est répandu +à pleines mains dans le but de raviver l'enthousiasme. Comme une traînée +de poudre, le bruit se répandra que le Torero est menacé. De toutes +parts les défenseurs surgiront. Ce n'est pas tout. En même temps le +bruit se répandra que le Torero n'est autre que l'infant Carlos--c'est +sous ce nom que vous régnerez--disparu dès sa naissance, poursuivi +sa vie durant par la haine implacable autant qu'injuste de son père. +L'infant Carlos sera acclamé de tous. + +--Je vous admire, madame, dit sincèrement le Torero. + +Sans relever ces mots, Fausta reprit: + +--Donc vous êtes sauf. Au milieu d'une armée qui vous acclame, je défie +le roi de venir vous prendre. Demain, vous serez encore le Torero; +après-demain, vous serez l'infant Carlos. La ville tout entière est +à vous. Vingt mille hommes d'armes, à vous, tiennent en respect les +troupes royales. Si vous le voulez, avant la fin de la semaine, le roi +est pris, détrôné, enfermé dans un couvent, et vous montez sur le trône +à sa place. + +Et, comme le Torero ébauchait un geste de protestation, elle ajouta +vivement: + +--Mais vous êtes généreux. Vous n'abuserez pas de votre victoire. +Vous allez trouver le roi, vous traitez avec lui d'égal à égal. Et il +s'estime trop heureux, devant la rapidité foudroyante du mouvement, de +vous reconnaître publiquement pour l'héritier de sa couronne. Et vous, +en fils soumis et respectueux, vous lui laissez la vie et le pouvoir. +Vous attendez votre heure, qui ne saurait tarder. + +--Je rêve!... balbutia le Torero. + +--Votre heure sonne. Vous voici roi de toutes les Espagnes, roi du +Portugal, prince souverain des Pays-Bas, empereur des Indes. Je vous +donne mes États d'Italie avec ce que vous aurez en propre par héritage, +cela vous donne la moitié de l'Italie. Vous prenez le reste. + +--Oh! + +--Alors vous vous tournez vers la France. C'est le rêve de votre père, +cela. Vous l'envahissez par les Pyrénées et par les Alpes. En même temps +vos armées descendent des Flandres. Une campagne rapidement menée vous +livre la France, qui n'acceptera jamais un roi huguenot. Alors vous +remontez au nord et à l'est, vous envahissez l'Allemagne comme vous avez +envahi la France, et vous reconstituez un empire plus grand que ne fut +celui de Charlemagne. Vous êtes le maître du monde. Voilà ce que vous +pouvez faire, soutenu par la main que je vous offre. Acceptez-vous? + +Fausta s'était enflammée peu à peu à l'évocation de ses rêves +gigantesques. Sa parole chaude, ardente, son air illuminé transportèrent +littéralement le Torero, qui, ne sachant s'il était éveillé ou s'il +rêvait, s'écria: + +--Il faudrait être frappé de folie pour ne pas accepter. Mais vous, +madame, vous qui jetez avec une aussi prodigieuse désinvolture des +millions dans cette entreprise, vous qui parlez de me donner vos +États, vous enfin qui m'éblouissez par l'évocation d'une prestigieuse +puissance, que me demandez-vous? Quelle sera votre part? + +Fausta prit un temps. Puis fixant ses yeux droit dans les yeux du +Torero, lentement, en égrenant chaque syllabe: + +--Je partagerai votre gloire, votre fortune, votre puissance. + +Et le fixant toujours d'un regard aigu: + +--Il reste à régler la façon dont se fera le partage. + +Le Torero eut un geste de superbe insouciance qu'elle admira en +connaisseur. + +--Il est nécessaire que vous sachiez, dit-elle doucement. + +Très galamment, il répondit: + +--Ce que vous ferez sera bien fait. + +--Ce partage se fera de la manière la plus simple et la plus naturelle. + +Elle le laissa en suspens un inappréciable instant et brusquement elle +porta le coup: + +--Je serai votre épouse! + +Le Torero bondit. Il s'attendait à tout, hormis à une prétention +semblable, formulée d'une manière si anormale, qui n'était pas sans le +choquer quelque peu. Il tombait de très haut. Fini le rêve prestigieux; +il se trouvait face à face avec la réalité brutale. Il lui semblait que +ce n'était pas la même femme qu'il avait devant lui. Sous le coup, de +l'emballement, cette incomparable beauté avait excité en lui le désir. +Maintenant il la voyait tout autrement. Pour tout dire: elle lui faisait +peur. + +Dans sa stupeur, il ne put que bégayer: + +--M'épouser! Vous! madame! vous! + +Fausta comprit que c'était l'instant critique. Elle se redressa de toute +sa hauteur. Elle prit cet air de souveraine qui la faisait irrésistible, +et adoucissant l'éclat de son regard: + +--Regardez-moi, dit-elle. Ne suis-je pas assez jeune, assez belle? Ne +ferai-je pas une souveraine digne en tous points du puissant monarque +que vous allez être? + +--Je vois, dit don César, qui recouvrait toute sa lucidité, je vois que +vous êtes, en effet, la jeunesse même, et quant à la beauté, jamais, je +le crois sincèrement, nulle beauté n'égala la vôtre. Mais... + +--Mais?... Dites toute votre pensée... + +--Éh bien, oui, je dirai toute ma pensée. Je vous dirai en toute +sincérité que je me crois tout à fait indigne du très grand honneur que +vous me voulez faire. Vous êtes trop souveraine et pas assez... femme. + +Fausta eut un sourire quelque peu dédaigneux. + +--Si je suis trop souveraine, selon vous, vous ne l'êtes pas assez de +votre côté. Vous n'êtes plus un homme: vous êtes un roi. Il faut vous +habituer à voir et à penser en roi. Auriez-vous commis cette erreur +extravagante de penser qu'il pouvait être question d'amour entre nous? +Je ne veux pas le croire. Je suis et je dois rester souveraine avant +d'être femme, de même que l'homme doit s'effacer en vous devant le +souverain. + +Le Torero hocha la tête d'un air peu convaincu: + +--Ces sentiments vous sont naturels à vous qui êtes née souveraine et +avez vécu en souveraine. Mais moi, madame, je suis un simple mortel, et, +si mon coeur parle, j'écoute ce qu'il me dit. + +Audacieusement, elle dit: + +--Et votre coeur est pris. + +Très simplement, en la regardant en face sans provocation, mais avec +fermeté, il répondit en s'inclinant très bas: + +--Oui, madame. + +-Je le savais, monsieur. Cela ne m'a pas retenue un seul instant. +L'offre de ma main que je vous ai faite, je la maintiens. + +--C'est que vous ne me connaissez pas, madame. Lorsque mon coeur s'est +donné une fois, il ne se reprend plus. + +Fausta haussa dédaigneusement les épaules. + +--Le roi, dit-elle, oubliera les amours de l'aventurier. Il ne saurait +en être autrement. + +Et, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle se leva et, plus +doucement: + +--Allez, prince, et revenez après-demain. Ne parlez pas, vous dis-je. +J'attends votre retour avec confiance. Votre réponse ne peut pas ne pas +être conforme à mes désirs. Allez. + +Et, d'un geste doux et impérieux à la fois, elle le congédia sans qu'il +eût pu dire ce qu'il avait à dire: + +Le Torero parti, Fausta réfléchit longuement. Elle avait très bien +compris ce qui s'était passé dans l'esprit du Torero. Elle avait vu +dans son esprit que, si elle le laissait parler, il allait proclamer +hautement son amour pour la petite bohémienne: mis en demeure de choisir +entre l'amour et la couronne qu'elle lui faisait entrevoir, le prince, +sans hésiter, eût refusé la couronne pour conserver son amour. Fausta +avait senti cela, et c'est en pensant à cela qu'elle avait dit: +«N'accomplissez pas l'irréparable.» + +Elle restait à sa place, très soucieuse. L'entrevue n'avait pas tourné +au gré de ses désirs. Le prince lui échappait. Tout n'était pas perdu +cependant. Le seul obstacle venait de la Giralda: elle supprimerait +l'obstacle. La Giralda morte, disparue, enlevée, elle ne doutait pas +qu'il ne vînt à elle, soumis et obéissant. + +Elle allongea la main et frappa sur un timbre. A son appel. Centurion, +dégrimé, ayant repris sa personnalité, parut avec son sourire +obséquieux. + +Fausta eut un long entretien avec lui au cours duquel elle lui donna des +instructions détaillées concernant la Giralda, ensuite de quoi le bravo +s'éclipsa sans doute pour procéder à l'exécution immédiate des ordres +reçus. + +Fausta demeura encore une fois seule. + +Elle alla droit à un cabinet de travail merveilleux, ouvrit un tiroir +secret et en sortit un parchemin qu'elle considéra longuement avant de +le cacher dans son sein, en murmurant: + +«Je n'ai plus de raisons de garder ce parchemin. Le mieux est de le +remettre à M. d'Espinosa. Je fais ainsi d'une pierre deux coups. +D'abord, je me concilie l'amitié du grand inquisiteur et du roi. S'ils +ont des soupçons au sujet de cette conspiration, je les endors. Je +trouve sécurité et liberté d'action. Ensuite, tout ce que le roi +Philippe entreprendra avec ce parchemin tournera au profit de son +successeur. + +Elle réfléchit une seconde, et: + +«Pardaillan!... Que dira-t-il quand il saura que j'ai remis ce parchemin +à M. d'Espinosa? Voilà sa mission manquée, lui qui a promis de rapporter +ce parchemin à Henri de Navarre. Qui sait? Si d'Espinosa le manque, je +me débarrasse peut-être en même temps de Pardaillan. Avec ses idées +spéciales, il est capable de se croire Déshonoré.» + +Et avec un sourire terrible: + +«Lorsqu'un homme comme Pardaillan se croit déshonoré et qu'il ne peut +laver son honneur dans le sang de son ennemi, il n'a qu'une ressource: +le laver dans son propre sang. Pardaillan pourrait bien se tuer!... +C'est à voir!...» + +Elle demeura encore un moment rêveuse, et ce nom de Pardaillan appela +dans son esprit celui de son fils, et elle songea: + +«Myrthis! Où peut bien être Myrthis? Et mon fils, le fils de Pardaillan? +Il serait temps pourtant de rechercher cet enfant.» + +Elle réfléchit encore un moment et murmura: + +«Oui, tout ceci sera liquidé rapidement, soit que je réussisse, soit que +j'échoue. Il sera temps de rechercher mon fils.» + +Ayant pris cette résolution, elle frappa de nouveau sur un timbre et +jeta un ordre à la suivante, accourue. + +Quelques instants plus tard, la litière de Fausta s'arrêtait devant le +vestibule d'honneur du grand inquisiteur, logé au palais. + +Fausta eut un long entretien avec d'Espinosa, à qui, en échange de +certaines conditions qu'elle posa, elle remit spontanément la fameuse +déclaration du feu roi Henri de Valois, proclamant Philippe II d'Espagne +héritier de la couronne de France. + + + +IV + +ENTRETIEN DE PARDAILLAN ET DU TORERO + +En quittant Fausta, le Torero s'était dirigé en hâte vers l'auberge de +la Tour, où il avait laissé celle qu'il considérait comme sa fiancée +confiée aux bons soins de la petite Juana. + +Il allait d'un pas accéléré, sans se soucier des passants qu'il +bousculait, pris soudain d'un sinistre pressentiment qui lui faisait +redouter un malheur. Il lui semblait qu'un danger pressant planait sur +la Giralda... + +Chose étrange, maintenant qu'il n'était plus captivé par le charme de +Fausta, il lui paraissait que toute cette histoire de sa naissance +qu'elle lui avait contée n'était qu'un roman imaginé en vue d'il ne +savait quelle mystérieuse intrigue. + +«Quelle vraisemblance tout cela a-t-il? se disait-il en marchant. Rien +ne concorde avec ce que je sais. Comment ai-je été assez sot pour me +laisser abuser à ce point? Le brave homme qui m'a élevé et qui m'a donné +maintes preuves de sa loyauté et de son dévouement m'a toujours assuré +que mon père avait été mis à la torture sur l'ordre du roi et que, pour +être bien assuré de la bonne exécution de cet ordre, il avait tenu à +assister lui-même à l'épouvantable supplice. Le roi n'est pas, ne peut +pas être mon père.» + +Et avec une ironie féroce: + +«Un roi, moi, le dompteur de taureaux! C'est une pitié seulement que +j'aie pu m'arrêter un instant à pareille folie! Suis-je fait pour +être roi! Ah! par le diable! serai-je plus heureux quand, pour la +satisfaction d'une stupide vanité, j'aurai sacrifié ma liberté, mes +amis, mon amour et lié mon sort à celui de Mme Fausta, qui fera de +moi un instrument bon à tuer des milliers de mes semblables pour +l'assouvissement de son ambition à elle! Sans compter que je me donnerai +là un maître redoutable devant qui je devrai plier sans cesse. Au +diable, la Fausta; au diable, la couronne et la royauté. Torero je suis. +Torero je resterai, et vive l'amour de ma gracieuse et tant douce et +tant jolie Giralda! Je demanderai à mon ami, M. de Pardaillan, de +m'emmener avec lui dans son beau pays de France. Présenté par un +gentilhomme de cette valeur, il faudra que je sois bien emprunté pour ne +pas faire mon chemin, honnêtement, sans crime et sans félonie. Allons, +c'est dit, si M. de Pardaillan veut bien de moi, je pars avec lui.» + +En monologuant de la sorte, il était arrivé à l'hôtellerie, et ce fut +avec une angoisse, qu'il ne parvint pas à surmonter, qu'il pénétra dans +le cabinet de la mignonne Juana. + +Il fut rassuré tout de suite. La Giralda était là, bien tranquille, +riant et jasant avec la petite Juana. Presque du même âge toutes les +deux, aussi jolies, de même condition, vives et rieuses, aussi franches, +elles étaient devenues tout de suite une paire d'amies. + +Pardaillan, assis devant une bouteille de bon vin de France, veillait +avec son sourire narquois sur la fiancée de ce jeune prince pour qui il +s'était pris d'une soudaine et vive sympathie. + +Lorsque Pardaillan s'était réveillé, après avoir dormi une partie de la +matinée, la vieille Barbara, sur l'ordre de Juana, lui avait fait part +du désir exprimé par don César de le voir veiller sur la Giralda. Sans +dire un mot, Pardaillan avait ceint gravement son épée--cette épée qu'il +avait ramassée sur le champ de bataille, lors de sa lutte épique avec +les estafiers de Fausta--et il était descendu, sans perdre un instant, +se mettre à la disposition de la petite Juana. + +Il s'était placé de façon à barrer la route à quiconque eût été assez +téméraire pour pénétrer dans le cabinet sans l'assentiment de la +maîtresse du lieu. Et, à le voir si calme, si confiant dans sa force, +les deux jeunes filles s'étaient senties plus en sûreté que si elles +avaient été sous la garde de toute une compagnie d'hommes d'armes du +roi. + +Le premier mot de Pardaillan fut pour dire: + +--Et mon ami Chico? Je ne le vois pas. Où est-il donc? + +Avec un sourire malicieux, Juana demanda sur un ton assez incrédule: + +--Est-ce bien sérieusement, monsieur le chevalier, que vous donnez ce +titre d'ami à un aussi piètre personnage que le Chico? + +--Ma chère enfant, dit gravement Pardaillan, croyez bien que je ne +plaisante jamais avec une chose respectable. Que le Chico soit un piètre +personnage, comme vous dites, peu me chaut. Je n'ai pas, Dieu merci! +l'habitude de subordonner mes sentiments à la condition sociale de +ceux à qui ils s'adressent. Si je donne ce titre d'ami au Chico, c'est +qu'effectivement il l'est. Et quand je vous aurai dit que je suis +extrêmement réservé dans mes amitiés, ce sera une manière de vous dire +que le Chico mérite tout à fait ce titre. + +--Mais enfin qu'a-t-il donc fait de si beau qu'un homme tel que vous en +parle de si élogieuse façon? + +--Je vous l'ai dit: c'est un brave. Que si vous désirez en savoir plus +long, je vous dirai un de ces jours ce qu'il a fait pour acquérir mon +estime. Pour le moment, tenez pour très sérieux que je le considère +réellement comme un ami et répondez, s'il vous plaît, à ma question: +Comment se fait-il que je ne le voie pas? Je le croyais de vos bons amis +à vous aussi, ma jolie Juana? + +Il sembla à Juana qu'il y avait une intention de raillerie dans la façon +dont le chevalier prononça ces dernières paroles. Mais, avec le seigneur +français, il n'était jamais facile de se prononcer nettement. Il avait +une si singulière manière de s'exprimer, il avait un sourire surtout si +déconcertant qu'on ne savait jamais avec lui. Aussi ne s'arrêta-t-elle +pas à ce soupçon, et avec une moue enfantine: + +--Il m'agaçait, dit-elle, je l'ai chassé. + +--Oh! oh! quel méfait a-t-il donc commis? + +--Aucun, seigneur de Pardaillan, seulement... c'est un sot. + +--Un sot!... le Chico! Voilà ce que vous ne me ferez pas croire. C'est +un garçon très fin au contraire, très intelligent, et qui vous est, je +crois, très attaché. J'espère que ce renvoi n'est pas définitif et que +je le reverrai bientôt ici. + +--Oh! fit en riant Juana, il saura bien revenir sans qu'on ait besoin +de l'y convier. Jamais je n'ai vu drôle aussi éhonté, aussi dépourvu +d'amour-propre. + +--Avec vous, peut-être, dit Pardaillan, en riant franchement de l'air +dépité avec lequel elle avait dit ces paroles. Il ne faudrait pas +trop s'y fier toutefois, et je crois que, si tout autre que vous se +permettait de lui manquer, le Chico ne se laisserait pas malmener aussi +bénévolement que vous dites. + +--Il est de fait qu'il a la tête assez près du bonnet et ce n'est pas à +sa louange, convenez-en. + +--Je ne trouve pas. En attendant, il me manque, à moi, le Chico. Quelle +que soit sa faute, j'implore son pardon, ma jolie hôtesse. + +Comme bien on pense, Juana aurait été bien en peine de refuser quoi que +ce soit à Pardaillan. La grâce fut donc magnanimement accordée. Bien +mieux, on courut à la recherche du Chico. Mais il demeura introuvable. + +Pardaillan comprit que le nain avait dû se terrer dans son gîte +mystérieux et il n'insista pas davantage. + +Réduit à la seule conversation des deux jeunes filles, il commençait à +trouver le temps quelque peu long lorsque le Torero vint le délivrer. + +La Giralda se doutait bien que son fiancé avait dû se rendre chez cette +princesse qui prétendait connaître sa famille et se disait en mesure de +lui révéler le secret de sa naissance. Mais, comme don César était parti +sans lui dire où il allait, elle crut devoir garder pour elle le peu +qu'elle savait. + +Cela, d'autant plus aisément que Pardaillan, avec sa discrétion outrée, +s'abstint soigneusement de toute allusion à l'absence du Torero. Il +pensait que, pour que don César fût résolu à s'absenter alors qu'il +croyait sa fiancée en péril, c'est qu'il devait y avoir nécessité +impérieuse. Le Torero lui avait fait demander de veiller sur sa fiancée: +il veillait. Il se demandait bien, non sans inquiétude, où pouvait être +allé le jeune homme, mais il gardait ses impressions pour lui. + +Quoi qu'il en soit, l'arrivée du Torero lui fut très agréable. + +Il l'accueillit donc avec ce bon sourire qu'il n'avait que pour ceux +qu'il affectionnait. + +De son côté, le Torero éprouvait l'impérieux besoin de se confier à un +ami. Non pas qu'il hésitât sur la conduite à tenir, non pas qu'il eût +des regrets de la détermination prise de refuser les offres de Fausta, +mais parce qu'il lui semblait que, dans l'extraordinaire aventure qui +lui arrivait, bien des points obscurs subsistaient, et il était persuadé +qu'un esprit délié comme celui du chevalier saurait projeter la lumière +sur ces obscurités. + +Résolu à tout dire à son nouvel ami, après avoir remercié la petite +Juana avec une effusion émue, après l'avoir assurée de son éternelle +gratitude, il entraîna le chevalier dans une petite salle où il lui +serait possible de s'entretenir librement avec lui et sans témoin, et en +même temps de surveiller de près l'entrée du cabinet où il laissait la +Giralda avec Juana. Une sorte d'instinct l'avertissait en effet que sa +fiancée était menacée. Il n'aurait pu dire en quoi ni comment, mais il +se tenait sur ses gardes. + +Lorsqu'ils se trouvèrent seuls, attablés devant quelques flacons +poudreux, le Torero dit: + +--Vous savez, cher monsieur de Pardaillan, que la maison où nous nous +sommes introduits cette nuit et où j'ai trouvé ma fiancée appartient à +une princesse étrangère? + +Pardaillan savait parfaitement à quoi s'en tenir. Néanmoins, il prit son +air le plus ingénument étonné pour répondre: + +--Non, ma foi! J'ignorais complètement ce détail. + +--Cette princesse prétend connaître le secret de ma naissance. J'ai +voulu en avoir le coeur net. Je suis allé la voir. + +Pardaillan posa brusquement sur le bord de la table le verre qu'il +allait porter à ses lèvres, et malgré lui s'écria: + +--Vous avez vu Fausta? + +--Je reviens de chez elle. + +--Diable! grommela Pardaillan, voilà ce que je craignais. + +--Vous la connaissez donc? + +--Un peu, oui. + +--Quelle femme est-ce? + +--C'est une jeune femme... Au fait, quel âge a-t-elle? Vingt ans, +peut-être, peut-être trente. On ne sait pas. Elle est jeune, elle est +remarquablement belle, et... vous avez dû le remarquer, je présume... + +Le Torero hocha doucement la tête. + +--Elle est jeune, elle est fort belle, et je l'ai remarqué en effet. Je +désire savoir quelle sorte de femme elle est. + +--Mais... j'ai entendu dire qu'elle est colossalement riche, et +généreuse en proportion de sa fortune. On la dit très puissante aussi. +C'est elle qui a renversé le pauvre Valois. Elle fait trembler sur son +trône le jouteur le plus terrible de cette époque, le pape Sixte-Quint. +Et, ici même, je ne serais pas surpris qu'elle réussît à dominer votre +roi, Philippe, un bien triste sire, soit dit sans vous fâcher, et M. +d'Espinosa lui-même, qui me paraît autrement redoutable que son maître. + +Le Torero écoutait avec une attention passionnée. Il sentait confusément +que le chevalier en savait, sur le compte de cette princesse, beaucoup +plus long qu'il ne voulait bien le dire. Mais c'était une nature très +fine que celle du Torero, et, quoi qu'il ne connût le chevalier que +depuis peu, il n'avait pas été long à remarquer que cet homme ne disait +que ce qu'il jugeait bon de dévoiler. + +--Vous ne comprenez pas, chevalier, dit-il. Je vous demande si on peut +avoir confiance en elle. + +--Ah! très bien! Que ne le disiez-vous tout de suite. Avoir confiance en +Fausta! Cela dépend d'une foule de considérations qu'elle est seule à +connaître, naturellement. Si elle vous promet, par exemple, de vous +faire proprement daguer dans quelque guet-apens bien machiné--et elle a +parfois la franchise de vous prévenir--vous pouvez vous en rapporter +à elle. Si elle vous promet aide et assistance, il serait peut-être +prudent de s'informer jusqu'à quel point aide et assistance lui seront +profitables à elle-même. Il serait au moins imprudent de compter sur +elle dès l'instant où vous ne lui serez plus utile. Si elle vous aime, +tenez-vous sur vos gardes. Jamais vous n'aurez été aussi près de votre +dernière heure. Si elle vous hait, fuyez ou c'en est fait de vous. Si +vous lui rendez service, ne comptez pas sur sa reconnaissance. + +--C'est qu'elle m'a révélé des choses extraordinaires. Et je ne serais +pas fâché de savoir jusqu'à quel point je dois prêter créance à ses +paroles. + +--Fausta ne fait et ne dit jamais rien d'ordinaire. Elle ne ment jamais +non plus. Elle dit toujours les choses telles qu'elle les voit à son +point de vue... Ce n'est point sa faute si ce point de vue ne correspond +pas toujours à la vérité exacte. + +Le Torero comprit qu'il ne lui serait pas facile de se faire une opinion +exacte tant qu'il s'obstinerait à procéder par questions directes. Il +jugea que le mieux était de conter point par point les différentes +parties de son entrevue. + +--Mme Fausta, dit-il, m'a dit une chose inconcevable, incroyable. +Tenez-vous bien, chevalier, vous allez être étonné. Elle prétend que je +suis... fils de roi! + +Pardaillan ne parut nullement étonné. + +--Pourquoi pas, don César? J'ai toujours pensé que vous deviez être de +très illustre famille. On sent qu'il y a de la race en vous, et, malgré +la modestie de votre position, vous fleurez le grand seigneur d'une +lieue. + +--Grand seigneur, tant que vous voudrez, chevalier; mais de là à être de +sang royal, et, qui mieux est, héritier d'un trône, le trône d'Espagne, +avouez qu'il y a loin. + +--Je ne dis pas non. Cela ne me paraît pas impossible pourtant, et +j'avoue, quant à moi, que vous feriez figure de roi autrement noble +et impressionnante que celle de ce vieux podagre qui règne sur les +Espagnes. + +--Vous ajouteriez foi à de pareilles billevesées? + +--Pourquoi pas? + +Et, avec une intonation étrange, le chevalier ajouta: + +--N'avez-vous pas ajouté foi à ces billevesées, comme vous dites? + +--Oui, dit franchement le Torero. J'avoue que j'ai eu un instant de +sotte vanité et que je me suis cru fils de roi. Mais j'ai réfléchi +depuis, et maintenant... + +--Maintenant? fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. + +--Je comprends l'absurdité d'une pareille assertion. + +--Je confesse que je ne vois rien d'absurde là. + +--Peut-être auriez-vous raison en ce qui concerne la prétention +elle-même. Ce qui la rend absurde à mes yeux, ce sont les circonstances +anormales qui l'accompagnent. + +--Expliquez-vous. + +--Voyons, est-il admissible que, fils légitime du roi et d'une mère +irréprochable, j'aie été poursuivi par la haine aveugle de mon père? +Qu'on en ait été réduit, pour sauver les jours menacés de l'enfant, à +l'enlever, le cacher, l'élever--si on peut dire, car, en résumé, je me +suis élevé tout seul--obscur, pauvre, déshérité? + +--Cela peut paraître étrange. Mais, étant donné le caractère féroce, +ombrageux à l'excès du roi Philippe, je ne vois, pour ma part, rien de +tout à fait impossible à ce qui peut paraître un roman. + +Le Torero secoua énergiquement la tête. + +--Je ne vois pas comme vous, dit-il fermement. Les conditions dans +lesquelles j'ai été élevé sont normales, naturelles, je dirai mieux, +elles me paraissent obligatoires s'il s'agit--et je crois que c'est mon +cas--d'une naissance clandestine, du produit d'une faute, pour tout +dire. Ces mêmes conditions me paraissent tout à fait inadmissibles dans +un cas normal et légitime... tel que la naissance de l'héritier légitime +d'un trône. + +Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment sincère, le Torero +demeura un moment rêveur. + +Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui continuait +de l'observer avec une attention soutenue, songea en lui-même: + +«Pas si mal raisonné que cela.» + +Cependant le Torero reprenait: + +--Et quand bien même je serais le fils du roi, quand bien même Mme +Fausta étalerait à mes yeux les preuves les plus convaincantes, ces +fameuses preuves qu'elle détient, paraît-il, eh bien, voulez-vous que +je vous dise? Je refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je +m'efforcerais de refouler ma haine et je disparaîtrais, je fuirais +l'Espagne, je resterais ce que je suis: obscur et sans nom. + +--Ah bah! et pourquoi donc? fit Pardaillan, dont les yeux pétillaient. + +--Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait les bras, s'il me +reconnaissait, s'il s'efforçait de réparer le passé, ne serais-je pas en +droit d'accepter la nouvelle situation qui me serait faite? + +--Si votre père vous tendait les bras, dit gravement Pardaillan, votre +devoir serait de le presser sur votre coeur et d'oublier le mal qu'il +pourrait vous avoir fait. + +--N'est-ce pas? fit joyeusement le Torero. C'est bien ce que je pensais. +Mais ce n'est pas du tout cela que l'on m'offre. + +--Diable! que vous offre-t-on? + +--On m'offre des millions pour soulever les populations, on m'offre le +concours de gens que je ne connais pas. On ne m'offre pas l'affection +paternelle. En échange de ces millions et de ces concours, on me propose +de me dresser contre mon prétendu père. Mon premier acte de fils sera un +acte de rébellion envers mon père. + +--C'est à la tête d'une armée que je prendrai contact avec ce père, et +c'est les armes à la main que je lui adresserai mon premier mot. Et, +quand je l'aurai humilié, bafoué, vaincu, je lui imposerai de me +reconnaître officiellement pour son héritier. Voilà ce que l'on m'offre, +ce que l'on me propose, chevalier. + +--Et vous avez accepté? + +--Chevalier, vous êtes l'homme que j'estime le plus au monde. Je vous +considère comme un frère aîné que j'aime et que j'admire. Je ne veux +avoir rien de caché pour vous. Or, vous qui m'avez témoigné estime et +confiance, apprenez à me connaître et sachez que j'ai commis cette +mauvaise action de songer à accepter. + +--Bah! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une couronne est bonne à +prendre. + +--Je vous comprends. Quoi qu'il en soit, on m'avait présenté les +choses de telle manière, je crois. Dieu me pardonne, que la raison +m'abandonnait: j'étais comme ivre, ivre d'orgueil, ivre d'ambition. +J'étais sur le point d'accepter. Heureusement pour moi, la princesse à +ce moment m'a fait une dernière proposition, ou, pour mieux dire, m'a +posé une dernière condition. + +--Voyons la condition, dit Pardaillan, qui se doutait bien de quoi il +retournait. + +--La princesse m'a offert de partager ma fortune, ma gloire, mes +conquêtes en devenant ma femme. + +--Hé! vous ne seriez pas si à plaindre, persifla Pardaillan. On vous +offre la fortune, un trône, la gloire, des conquêtes prodigieuses, et, +comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute l'amour sous les traits de +la femme la plus belle qui soit, et vous vous plaignez. J'espère bien +que vous n'avez pas commis l'insigne folie de refuser des offres aussi +merveilleuses. + +--Ne raillez pas, chevalier, c'est cette dernière proposition qui m'a +sauvé. J'ai songé à ma petite Giralda qui m'a aimé de tout son coeur +alors que je n'étais qu'un pauvre aventurier. J'ai compris qu'on la +menaçait, oh! d'une manière détournée. J'ai compris qu'en tout cas elle +serait la première victime de ma lâcheté, et que, pour me hausser à ce +trône, avec lequel on me fascinait, il me faudrait monter sur le cadavre +de l'innocente amoureuse sacrifiée. Et j'ai été, je vous jure, bien +honteux. + +«Amour, amour, songea Pardaillan, qu'on aille, après celle-là, nier ta +puissance!» + +Et tout haut, d'un air railleur: + +--Allons, bon! Vous avez fait la folie de refuser. + +--Je n'ai pas eu le temps de refuser. + +--Tout n'est pas perdu alors, dit Pardaillan, de plus en plus railleur. + +--La princesse ne m'a pas laissé parler. Elle a exigé que ma réponse fût +renvoyée à après-demain. + +--Pourquoi ce délai? fit Pardaillan en dressant l'oreille. + +--Elle prétend que demain se passeront des événements qui influeront sur +ma décision. + +--Ah! quels événements? + +--La princesse a formellement refusé de s'expliquer sur ce point. + +On remarquera que le Torero passait sous silence tout ce qui concernait +l'attentat prémédité sur sa personne, que lui avait annoncé Fausta. +Celle-ci avait parlé d'une armée mise sur pied, d'émeute, de +bataille, et sur ce point le Torero pensait fermement qu'elle avait +considérablement exagéré. Il croyait donc à une vulgaire tentative +d'assassinat, et eût rougi de paraître implorer un secours pour si peu. +Il devait amèrement se reprocher plus tard ce faux point d'honneur. + +Pardaillan de son côté cherchait à démêler la vérité dans les réticences +du jeune homme. Il n'eut pas de peine à la découvrir, puisqu'il avait +entendu Fausta adjurer les conjurés de se rendre à la corrida pour y +sauver le prince menacé de mort. Il conclut en lui-même: + +«Allons, il est brave vraiment. Il sait qu'il sera assailli, et il ne me +dit rien. Heureusement, je sais, moi, et je serai là, moi aussi.» + +Et tout haut, il dit: + +--Je disais bien, tout n'est pas perdu. Après-demain vous pourrez dire à +la princesse que vous acceptez d'être son heureux époux. + +--Ni après-demain ni jamais, dit énergiquement le Torero. J'espère bien +ne jamais la revoir. Du moins ne ferai-je rien pour la rencontrer. Ma +conviction est absolue: je ne suis pas le fils du roi, je n'ai aucun +droit au trône qu'on veut me faire voler. Et, quand bien même je serais +fils du roi, quand bien même j'aurais droit à ce trône, ma résolution +est irrévocablement prise: Torero je suis, Torero je resterai. Pour +accepter, je vous l'ai dit, il faudrait que le roi consentît à me +reconnaître spontanément. Je suis bien tranquille sur ce point. Et, +quant à l'alliance de Mme Fausta, j'ai l'amour de ma Giralda, et il me +suffit. + +Les yeux de Pardaillan pétillaient de joie. Il le sentait bien sincère, +bien déterminé. Néanmoins, il tenta une dernière épreuve. + +--Bah! fit-il, vous réfléchirez. Une couronne est une couronne. Je ne +connais pas de mortel assez grand, assez désintéressé pour refuser la +suprême puissance. + +--Bon! dit le Torero en souriant. Je serai donc cet oiseau rare. +N'ajoutez pas un mot, vous n'arriveriez pas à me faire changer d'idée. +Laissez-moi plutôt vous demander un service. + +--Dix services, cent services, dit le chevalier très ému. + +--Merci, dit simplement le Torero: j'escomptais un peu cette réponse, je +l'avoue. Voici donc: j'ai des raisons de croire que l'air de mon pays ne +nous vaut rien, à moi et à la Giralda. + +--C'est aussi mon avis, dit gravement Pardaillan. + +--Je voulais donc vous demander s'il ne vous ennuierait pas trop de nous +emmener avec vous dans votre beau pays de France? + +--Morbleu! c'est là ce que vous appelez demander un service! Mais, +cornes du diable! c'est vous qui me rendez service en consentant à tenir +compagnie à un vieux routier tel que moi! + +--Alors, c'est dit? Quand les affaires que vous avez à traiter ici +seront terminées, je pars avec vous. Il me semble que dans votre pays je +pourrais me faire ma place au soleil, sans déroger à l'honneur. + +--Et, soyez tranquille, vous vous la ferez grande et belle, ou j'y +perdrai mon nom. + +--Autre chose, dit le Torero avec une émotion contenue: s'il m'arrivait +malheur... + +--Ah! fit Pardaillan hérissé. + +--Il faut tout prévoir. Je vous confie la Giralda. Aimez-la, +protégez-la. Ne la laissez pas ici... on la tuerait. Voulez-vous me +promettre cela? + +--Je vous le promets, dit simplement Pardaillan. Votre fiancée sera ma +soeur, et malheur à qui oserait lui manquer. + +--Me voici tout à fait rassuré, chevalier. Je sais ce que vaut votre +parole. + +--Eh bien, éclata Pardaillan, voulez-vous que je vous dise? Vous avez +bien fait de repousser les offres de Fausta. Si vous avez éprouvé un +déchirement à renoncer à la couronne qu'on vous offrait, soyez consolé, +car vous n'êtes pas plus fils du roi Philippe que moi. + +--Ah! je le savais bien! s'écria triomphalement le Torero. Mais, +vous-même, comment savez-vous? + +--Je sais bien des choses que je vous expliquerai plus tard, je vous en +donne ma parole. Pour le moment, contentez-vous de ceci: Vous n'êtes pas +le fils du roi, vous n'aviez aucun droit à la couronne offerte. + +Et avec une gravité qui impressionna le Torero: + +--Mais vous n'avez pas le droit de haïr le roi Philippe. Il vous faut +renoncer à certains projets de vengeance dont vous m'avez entretenu. Ce +serait un crime, vous m'entendez, un crime! + +--Chevalier, dit le Torero aussi ému que Pardaillan, si tout autre que +vous me disait ce que vous me dites, je demanderais des preuves. A +vous, je dis ceci: Dès l'instant où vous affirmez que mon projet serait +criminel, j'y renonce. + +--Et vous verrez que vous aurez lieu de vous en féliciter. Vous viendrez +en France, pays où l'on respire la joie et la santé; vous y épouserez +votre adorable Giralda, vous y vivrez heureux et... vous aurez beaucoup +d'enfants. + +Et Pardaillan éclata de son bon rire sonore. + +Le Torero, entraîné, lui répondit en riant aussi. + +--Je le crois, parce que vous le dites et aussi pour une autre raison. +Je crois à ce que vous dites parce que je sens, je devine que vous +portez bonheur à vos amis. + +Pardaillan le considéra un moment d'un air rêveur. + +--C'est curieux, dit-il, il y a environ deux ans, et la chose m'est +restée gravée là--il mit son doigt sur son front--une femme qu'on +appelait la bohémienne Saïzuma, et qui en réalité portait un nom +illustre qu'elle avait oublié elle-même, une série de malheurs +terrifiants ayant troublé sa raison, Saïzuma donc m'a dit la même chose, +à peu près dans les mêmes termes. Seulement elle ajouta que je portais +le malheur en moi, ce qui n'était pas précisément pour m'être agréable. + +Et il se replongea dans une rêverie douloureuse, à en juger par +l'expression de sa figure. Sans doute, il évoquait un passé, proche +encore, passé de luttes épiques, de deuils et de malheurs. + +Le Torero, le voyant devenu soudain si triste, se reprocha d'avoir, sans +le savoir, éveillé en lui de pénibles souvenirs, et pour le tirer de sa +rêverie il lui dit: + +--Savez-vous ce qui m'a fort diverti dans mon aventure avec Mme Fausta? +Figurez-vous, chevalier, que je me suis trouvé en présence d'un certain +intendant de la princesse, lequel intendant me donnait du «monseigneur» +à tout propos et même hors de tout propos. Parlez-moi de Mme Fausta pour +donner aux mots leur véritable signification. Elle aussi m'a appelé +monseigneur, et ce mot, qui me faisait sourire prononcé par l'intendant, +placé dans la bouche de Fausta prenait une ampleur que je n'aurais +jamais soupçonnée. Elle serait arrivée à me persuader que j'étais un +grand personnage. + +--Oui, elle possède au plus haut point l'art des nuances. Mais ne riez +pas trop toutefois. Vous avez, de par votre naissance, droit à ce titre. + +--Comment, vous aussi, chevalier, vous allez me donner du monseigneur? +fit en riant le Torero. + +--Je le devrais, dit sérieusement le chevalier. Si je ne le fais pas, +c'est uniquement parce que je ne veux pas attirer sur vous l'attention +d'ennemis tout-puissants. + +--Vous aussi, chevalier, vous croyez mon existence menacée? + +--Je crois que vous ne serez réellement en sûreté que lorsque vous aurez +quitté à tout jamais le royaume d'Espagne. C'est pourquoi la proposition +que vous m'avez faite de m'accompagner en France m'a comblé de joie. + +Le Torero fixa Pardaillan et, d'un accent ému: + +--Ces ennemis qui veulent ma mort, je les dois à ma naissance +mystérieuse. Vous, Pardaillan, vous connaissez ce secret. Ce secret +n'est-il donc un secret que pour moi? Ne me heurterai-je pas toujours et +partout à des gens qui savent et qui semblent s'être fait une loi de se +taire? + +Vivement ému, Pardaillan dit avec douceur: + +--Très peu de gens savent, au contraire. C'est par suite d'un hasard +fortuit que j'ai connu la vérité. + +--Ne me la ferez-vous pas connaître? + +Pardaillan eut une seconde d'hésitation, et: + +--Oui, dit-il, vous laisser dans cette incertitude serait vraiment trop +pénible. Je vous dirai donc tout. + +--Quand? fit vivement le Torero. + +--Quand nous serons en France. + +Le Torero hocha douloureusement la tête. + +--Je retiens votre promesse, dit-il. + +Il n'insista pas, et le chevalier demanda d'un air détaché: + +--Vous prendrez part à la course de demain? + +--Sans doute. + +--Vous êtes absolument décidé? + +--Le moyen de faire autrement? Le roi m'a fait donner l'ordre d'y +paraître. On ne se dérobe pas à un ordre du roi. Puis il est une autre +considération qui me met dans l'obligation d'obéir. Je ne suis pas +riche, vous le savez... d'autres aussi le savent. La mode s'est +instituée de jeter des dons dans l'arène quand j'y parais. Ce sont ces +dons volontaires qui me permettent de vivre. Et, bien que je sois le +seul pour qui le témoignage des spectateurs se traduise par des espèces +monnayées, je n'en suis pas humilié. Le roi d'ailleurs prêche d'exemple. +A tout prendre, c'est un hommage comme un autre. + +--Bien, bien, j'irai donc voir de près ce que c'est qu'une course de +taureaux. + +Les deux amis passèrent le reste de la journée à causer et ne sortirent +pas de l'hôtellerie. Le soir venu, ils s'en furent se coucher de bonne +heure, tous deux sentant qu'ils auraient besoin de toutes leurs forces +le lendemain. + + + +V + +DANS L'ARÈNE + +A l'époque où se déroulent les événements que nous avons entrepris de +narrer, _alancear en coso_, c'est-à-dire jouter de la lance en champ +clos, était une mode qui faisait fureur. Les tournois à la française +étaient complètement délaissés et, du grand seigneur au modeste +gentilhomme, chacun tenait à honneur de descendre dans l'arène combattre +le taureau. Car il va sans dire que cette mode n'était suivie que par la +noblesse. Le peuple ne prenait pas part à la course et se contentait d'y +assister en spectateur. + +Le sire qui descendait dans l'arène--roi, prince ou simple +gentilhomme--tenait l'emploi du grand premier rôle: le matador. En même +temps, il était aussi le picador, puisque, comme ce dernier il était +monté, bardé de fer et armé de la lance. Aucun règlement ne venait +l'entraver et, pourvu qu'il sauvât sa peau, tous les moyens lui étaient +bons. + +Les autres rôles étaient tenus par les gens de la suite du combattant: +gentilshommes, pages, écuyers et valets, plus ou moins nombreux suivant +l'état de fortune du maître; ils avaient pour mission de l'aider, de +détourner de lui l'attention du taureau, de le défendre en un mot. Le +plus souvent le taureau portait entre les cornes un flot de rubans ou un +bouquet. Le torero improvisé pouvait cueillir du bout de la lance ou de +l'épée ce trophée. Très rares étaient les braves qui se risquaient à ce +jeu terriblement dangereux. + +Dans la nuit du dimanche au lundi, la place San Francisco, lieu +ordinaire des réjouissances publiques, avait été livrée à de nombreuses +équipes d'ouvriers chargés de l'aménager selon sa nouvelle destination. + +La piste, le toril, les gradins destinés aux seigneurs invités par +le roi, tout cela fut construit en quelques heures, de façon toute +rudimentaire. + +C'est ainsi que les principaux matériaux utilisés pour la construction +de l'arène consistaient surtout en charrettes, tonneaux, tréteaux, +caisses, le tout habilement déguisé et assujetti par des planches. + +La corrida étant royale, on ne pouvait y assister que sur l'invitation +du roi. Nous avons dit que des gradins avaient été construits à cet +effet. En dehors de ces gradins, les fenêtres et les balcons des maisons +bordant la place étaient réservés à de grands seigneurs. Le roi lui-même +prenait place au balcon du palais. Ce balcon, très vaste, était agrandi +pour la circonstance, orné de tentures et de fleurs, et prenait toutes +les apparences d'une tribune. Les principaux dignitaires de la cour se +massaient derrière le roi. + +Le populaire s'entassait sur la place même, en des espaces limités par +des cordes et gardés par des hommes d'armes. + +Le seigneur qui prenait part à la course faisait généralement dresser sa +tente richement pavoisée et ornée de ses armoiries. C'est là que, aidé +de ses serviteurs, il s'armait de toutes pièces, là qu'il se retirait +après la joute, s'il s'en tirait indemne, ou qu'on le transportait s'il +était blessé. C'était, si l'on veut, sa loge d'artiste. Un espace +était réservé à son cheval; un autre pour sa suite lorsqu'elle était +nombreuse. + +Pour ne pas déroger à l'usage, le Torero s'était rendu de bonne heure +sur les lieux, afin de surveiller lui-même son installation très +modeste--nous savons qu'il n'était pas riche. Une toute petite tente +sans oriflammes, sans ornements d'aucune sorte lui suffisait. + +En effet, à l'encontre des autres toreros qui, armés de pied en +cap, étaient montés sur des chevaux solides et fougueux, revêtus de +caparaçons de combat, don César se présentait à pied. Il dédaignait +l'armure pesante et massive et revêtait un costume de cour d'une +élégance sobre et discrète qui faisait valoir sa taille moyenne, mais +admirablement proportionnée. Le seul luxe de ce costume résidait dans la +qualité des étoffes choisies parmi les plus fines et les plus riches. + +Ses seules armes consistaient en sa cape de satin qu'il enroulait autour +de son bras et dont il se servait pour amuser et tromper la bête en +fureur, et une petite épée de parade en acier forgé, qui était une +merveille de flexibilité et de résistance. L'épée ne devait lui servir +qu'en cas de péril extrême. Jamais, jusqu'à ce jour, il ne s'en était +servi autrement que pour enlever de la pointe, avec une dextérité +merveilleuse, le flot de rubans dont la possession faisait de lui le +vainqueur de la brute. Le Torero consentait bien à braver le taureau, à +l'agacer jusqu'à la fureur, mais se refusait énergiquement à le frapper. + +Sa suite se composait généralement de deux compagnons qui le secondaient +de leur mieux, mais à qui don César ne laissait pas souvent l'occasion +d'intervenir. Toutes les ruses, toutes les feintes de l'animal ne le +prenaient jamais au dépourvu, et l'on eût pu croire qu'il les devinait. +En cas de péril, les deux compagnons s'efforçaient de détourner +l'attention du taureau. + +En arrivant sur l'emplacement qui lui était réservé, le Torero reconnut +avec ennui les armes de don Iago de Almaran sur la tente à côté de +laquelle il lui fallait faire dresser la sienne. Le Torero savait +parfaitement que Barba Roja, pris d'un amour de brute pour la Giralda, +avait cherché à différentes reprises à s'emparer de la jeune fille. Il +savait que Centurion agissait pour le compte du dogue du roi, et +que, fort de sa faveur, il se croyait tout permis. On conçoit que ce +voisinage, peut-être intentionnel, ne pouvait lui être agréable. + +Avant de se rendre sur la place San Francisco, il y avait eu une +grande discussion entre la Giralda et don César. Sous l'empire de +pressentiments sinistres, celui-ci suppliait sa fiancée de s'abstenir de +paraître à la course et de rester prudemment cachée à l'auberge de la +Tour, d'autant plus que la jeune fille ne pourrait assister au spectacle +que perdue dans la foule. + +Mais la Giralda voulait être là. Elle savait bien que le jeu auquel +allait se livrer son fiancé pouvait lui être fatal. Elle n'eût rien fait +ou rien dit pour le dissuader de s'exposer, mais rien au monde n'eût pu +l'empêcher de se rendre sur les lieux où son amant risquait d'être tué. + +La mort dans l'âme, le Torero dut se résigner à autoriser ce qu'il lui +était impossible d'empêcher. Et la Giralda, parée de ses plus beaux +atours, était partie avec le Torero pour se mêler au populaire. + +Naturellement, elle aurait préféré aller s'asseoir sur les gradins +tendus de velours qu'elle apercevait là-bas. Mais il eût fallu être +invitée par le roi, et, pour être invitée, il eût fallu qu'elle fût de +noblesse. Elle n'était qu'une humble bohémienne, elle le savait, et, +sans amertume, sans regrets et sans envie, elle se contentait du sort +qui était le sien. + +Au reste elle avait eu de la chance. La Giralda était aussi connue, +aussi aimée que le Torero lui-même. Or, parmi la foule où elle se +glissait à la suite du Torero, on la reconnaissait, on murmurait son +nom, et, avec cette galanterie outrée, particulière aux Espagnols, avec +force oeillades et madrigaux, les hommes s'effaçaient, lui faisaient +place. + +C'est ainsi qu'elle était parvenue au premier rang. Et, chose bizarre, +le hasard voulut qu'elle se trouvât seule à l'endroit où elle aboutit. +Autour d'elle, elle n'avait que des hommes qui se montraient galants, +empressés, mais respectueux. + +Jusqu'aux deux soldats de garde à cet endroit qui lui témoignèrent leur +admiration en l'autorisant, au risque de se faire mettre au cachot, à +passer de l'autre côté de la corde, où elle serait seule, ayant de l'air +et de l'espace devant elle, délivrée de l'atroce torture de se sentir +pressée, de toutes parts, à en étouffer. + +Un escabeau, apporté là par elle ne savait qui, poussé de main en main +jusqu'à elle, lui fut offert galamment et la voilà assise en deçà de +l'enceinte réservée au populaire. + +En sorte que, seule, en avant de la corde, assise sur son escabeau, avec +les deux soldats, raides comme à la parade, placés à sa droite et à sa +gauche, avec ce groupe compact de cavaliers placés derrière elle, elle +apparaissait, dans sa jeunesse radieuse, dans son éclatante beauté, sous +la lumière éblouissante d'un soleil à son zénith, comme la reine de la +fête, avec ses deux gardes et sa cour d'adorateurs. + +Peut-être se fût-elle inquiétée du soin avec lequel tous, galants +cavaliers qui l'avaient, pour ainsi dire, poussée jusqu'à cette place +d'honneur, peut-être eût-elle éprouvé quelque appréhension à la vue de +ces mines patibulaires. + +Peut-être, si elle avait regardé plus attentivement les malgré la +chaleur torride, se drapaient soigneusement dans de grandes capes, +déteintes par les pluies et le soleil. Et, si elle avait pu voir le bas +de ces capes relevé par des rapières démesurément longues, les ceintures +garnies de dagues de toutes les dimensions, son étonnement et son +inquiétude se fussent indubitablement changés en effroi. + +Mais la Giralda, toute à son bonheur de se voir si merveilleusement +placée, ne remarqua rien. + +Pardaillan était parti de l'hôtellerie vers les deux heures. La course +devant commencer à trois heures, il avait une heure devant lui pour +franchir une distance qu'il eût pu facilement parcourir en un quart +d'heure. + +Derrière lui marchait un moine qui ne paraissait pas se soucier du +gentilhomme qui le précédait, trop occupé qu'il était à égrener un +énorme chapelet qu'il avait à la main. Seulement, de distance en +distance, principalement au croisement de deux rues, le moine faisait +un signe imperceptible, tantôt à quelque mendiant, tantôt à un soldat, +tantôt à un religieux, et le mendiant, le soldat ou le religieux, +après avoir répondu par un autre signe, s'élançait aussitôt vers une +destination inconnue. + +Pardaillan allait le nez au vent, sans se presser. Il avait le temps, +que diable! N'était-il pas invité directement par le roi en personne? +Il ferait beau voir qu'on ne trouvât pas une place convenable pour le +représentant de Sa Majesté le roi de France! + +Quand à se dire qu'après son algarade de l'avant-veille, où il avait si +fort malmené, dans l'antichambre du roi, le seigneur Barba Roja, sous +les yeux mêmes de Sa Majesté à qui, pour comble, il avait parlé de façon +plutôt cavalière; quant à se dire qu'il serait peut-être prudent à lui +de ne pas se montrer à de puissants personnages qui, sûrement, devaient +lui vouloir la malemort, Pardaillan n'y pensa pas. + +Pas davantage il ne pensa à Mme Fausta, qui, certainement, devait être +furieuse d'avoir vu s'écrouler le joli projet qu'elle avait formé de +le faire mourir de faim et de soif, plus furieuse encore de l'avoir vu +assommer à coups de banquette les estafiers qu'elle avait lâchés sur +lui, et de le voir se retirer, libre, sans une écorchure, désinvolte et +narquois. Sans compter le menu fretin tel que le senor de Almaran, dit +Barba Roja, et son lieutenant, le familier Centurion, sans compter +Bussi-Leclerc, et Chalabre, et Montsery, et Sainte-Maline, et ce +cardinal Montalte, digne neveu de M. Peretti. + +Pardaillan oubliait ce superbe duc de Ponte-Maggiore qu'il avait quelque +peu froissé à Paris. Il est juste de dire qu'il ignorait complètement +l'arrivée à Séville du duc, son duel avec Montalte, et que tous deux, le +duc et le cardinal, réconciliés dans leur haine commune de Pardaillan, +attendaient impatiemment d'être remis de leurs blessures qui, pour le +moment, les tenaient cloués, pestant et sacrant, sur les lits que le +grand inquisiteur avait mis à leur disposition. + +Pardaillan ne se dit qu'une chose: c'est que le fils de don Carlos, pour +lequel il s'était pris d'affection, aurait sans doute besoin de l'appui +de son bras. + +Il allait donc sans se presser, ayant le temps. Mais, tout en avançant +d'un pas nonchalant, sous le soleil qui dardait âprement, il avait +l'oeil aux aguets et la main sur la garde de l'épée. + +De temps en temps il se retournait d'un air indifférent. Mais le moine +qui le suivait toujours, pas à pas, avait l'air si confit en dévotion +qu'il ne lui vint pas à l'esprit que ce pouvait être un espion qui le +serrait de près. + +Il n'était pas depuis plus de cinq minutes dans la rue qu'il se mit à +renifler comme un chien de chasse qui flaire une piste. + +«Oh! oh! songea-t-il, je sens la bataille!» + +Du coup le moine suiveur fut complètement dédaigné. Le souvenir des +décisions prises par Fausta, dans la réunion nocturne qu'il avait +surprise, lui revint à la mémoire. + +«Diable! fit-il, devenu soudain sérieux, je pensais qu'il s'agissait +d'un simple coup de main. Je m'aperçois que la chose est autrement grave +que je n'imaginais.» + +D'un geste que la force de l'habitude avait rendu tout machinal, il +assujettit son ceinturon et s'assura que l'épée jouait aisément dans le +fourreau. Mais alors il s'arrêta net au milieu de la rue. + +«Tiens! fit-il avec stupeur, qu'est-ce que cela?» + +Cela, c'était sa rapière. + +On se souvient qu'il avait perdu son épée en sautant dans la chambre au +parquet truqué. On se souvient qu'en assommant les hommes de Centurion, +lâchés sur lui par Fausta, il avait ramassé la rapière échappée des +mains d'un éclopé et l'avait emportée. + +Chaque fois qu'un homme d'action, comme Pardaillan, mettait l'épée à la +main, il confiait littéralement son existence à la solidité de sa lame. +L'adresse et la force se trouvaient annihilées si le fer venait à se +briser. Les règles du combat étant loin d'être aussi sévères que celles +d'à présent, un homme désarmé était un homme mort, car son adversaire +pouvait le frapper sans pitié, sans qu'il y eût forfaiture. On conçoit +dès lors l'importance capitale qu'il y avait à ne se servir que d'armes +éprouvées et le soin avec lequel ces armes étaient vérifiées et +entretenues par leur propriétaire. + +Pardaillan, exposé plus que quiconque, apportait un soin méticuleux à +l'entretien des siennes. De retour à l'auberge il avait mis de côté +l'épée conquise, réservant à plus tard d'éprouver l'arme. Il avait +incontinent choisi dans sa collection une autre rapière pour remplacer +celle perdue. + +Or, Pardaillan venait de s'apercevoir là, dans la rue, que la rapière +qu'il avait au côté était précisément celle qu'il avait ramassée la +veille et mise de côté. + +«C'est étrange, murmurait-il à part lui. Je suis pourtant sûr de l'avoir +prise à son clou. Comment ai-je pu être distrait à ce point?» + +Sans se soucier des passants, assez rares du reste, il tira l'épée du +fourreau, fit ployer la lame, la tourna, la retourna en tous sens, et +finalement la prit par la garde et la fit siffler dans l'air. + +«Ah! par exemple! fit-il, de plus en plus ébahi, je jurerais que ce +n'est pas là l'épée que j'ai ramassée chez Mme Fausta. Celle-ci me +paraît plus légère.» + +Il réfléchit un moment, cherchant à se souvenir: + +«Non, je ne vois pas. Personne n'a pénétré dans ma chambre. Et +pourtant... c'est inimaginable!...» + +Un moment il eut l'idée de retourner à l'auberge changer son arme. Une +sorte de fausse honte le retint. Il se livra à un nouvel examen de la +rapière. Elle lui parut parfaite. Solide, flexible résistante, bien +en main quant à la garde, très longue, comme il les préférait, il ne +découvrit aucun défaut, aucune tare; ne vit rien de suspect. + +Il la remit au fourreau et reprit sa route en haussant les épaules et en +bougonnant: + +«Ma parole, avec toutes leurs histoires d'inquisition, de traîtres, +d'espions et d'assassins, ils finiront par faire de moi un maître +poltron. La rapière est bonne, gardons-la, mordieu! et ne perdons pas +notre temps à l'aller changer, alors qu'il se passe des choses vraiment +curieuses autour de moi.» + +En effet, il se passait autour de lui des choses qui eussent pu paraître +naturelles à un étranger, mais qui ne pouvaient manquer d'éveiller +l'attention d'un observateur comme Pardaillan. + +A l'heure qu'il était, la plus grande partie de la population s'écrasait +sur la place San Francisco, quelques quarts d'heure à peine séparant +l'instant où la course commencerait. Les rues étaient à peu près +désertes, et, ce qui ne manqua pas de frapper le chevalier, toutes +les boutiques étaient fermées. Les portes et les fenêtres étaient +cadenassées et verrouillées. On eût dit d'une ville abandonnée. + +Il fallait donc supposer que tous ceux qui n'avaient pu trouver de place +sur le lieu de la course s'étaient calfeutrés chez eux. Pourquoi? Quel +mot d'ordre mystérieux avait fait se fermer hermétiquement portes et +fenêtres et se terrer prudemment tous les habitants des rues avoisinant +la place? + +Et voici qu'en approchant de la place il vit des compagnies d'hommes +d'armes occuper les rues étroites qui aboutissaient à cette place. +Et, au bout des rues ainsi occupées, des cavaliers s'échelonnaient, +établissant un vaste cordon autour de cette place. + +Ces soldats laissaient passer sans difficultés tous ceux qui se +rendaient à la course. + +Alors, que faisaient-ils là? + +Pardaillan voulut en avoir le coeur net, et, comme il avait encore, du +temps devant lui, il fit le tour de cette place, par toutes les petites +rues qui y aboutissaient. + +Partout les mêmes dispositions étaient prises. C'était d'abord des +soldats qui s'engouffraient dans des maisons où ils se tapissaient, +invisibles. Puis d'autres compagnies occupaient le milieu de la rue. +Puis, plus loin, des cavaliers, et, par-ci par-là, chose beaucoup plus +grave, des canons. + +Ainsi, un triple cordon de fer encerclait la place et il était évident +que, lorsque ces troupes se mettraient en mouvement, il serait +impossible à quiconque de passer, soit pour entrer, soit pour sortir. + +Mais ce n'est pas tout. Il y avait encore autre chose. Pour un homme +de guerre comme le chevalier, il n'y avait pas à s'y méprendre. Il lui +semblait que, en même temps que cette manoeuvre, une contre-manoeuvre, +exécutée par des troupes adverses, il en eût juré, se dessinait +nettement, sous les yeux des troupes royales. En effet, en même temps +que les soldats, des groupes circulaient, qui paraissaient obéir à un +mot d'ordre. En apparence, c'était de paisibles citoyens qui voulaient, +à toute force, apercevoir un coin de la course. Mais l'oeil exercé +de Pardaillan reconnaissait facilement, en ces amateurs forcenés de +corrida, des combattants. + +Dès lors, tout fut clair pour lui. Il venait d'assister a la manoeuvre +des troupes royales. Maintenant, il voyait la contre-manoeuvre des +conjurés achetés par Fausta. + +Cette foule de retardataires, parmi lesquels on ne voyait pas une femme, +ce qui était significatif, occupaient les mêmes rues, occupées par les +troupes royales. Sous couleur de voir le spectacle, des installations de +fortune s'improvisaient à la hâte. Tréteaux, tables, escabeaux, caisses +défoncées, charrettes renversées s'empilaient pêle-mêle, étaient +instantanément occupés par des groupes de curieux. + +Et Pardaillan se disait: + +«De deux choses l'une: ou bien M. d'Espinosa a eu vent de la +conspiration, et, s'il laisse les hommes de Fausta prendre si aisément +position, c'est pour mieux les tenir qu'il leur réserve quelque joli +coup de sa façon, dans lequel ils me paraissent donner tête baissée. Ou +bien, il ne sait rien et, alors, ce sont ses troupes qui me paraissent +bien exposées.» + +Ayant ainsi envisagé les choses, tout autre que Pardaillan s'en fût +retourné tranquillement, puisque, en résumé, il n'avait rien à voir dans +la dispute qui se préparait entre le roi et ses sujets. Mais Pardaillan +avait sa logique à lui, qui n'avait rien de commun avec celle de tout le +monde. Après avoir bien pesté, il prit son air le plus renfrogné, et, +par une de ces bravades dont lui seul avait le secret, il pénétra dans +l'enceinte par la porte d'honneur, en faisant sonner bien haut son titre +d'ambassadeur, invité personnellement par Sa Majesté. Et il se dirigea +vers la place qui lui était assignée. + +A ce moment, le roi parut sur son balcon, aménagé en tribune. Un +magnifique vélum de velours rouge frangé d'or, maintenu à ses extrémités +par des lances de combat, interceptait les rayons du soleil. + +Le roi s'assit avec cet air morne et glacial qui était le sien. M. +d'Espinosa, grand inquisiteur et premier ministre, se tint debout, +derrière le fauteuil du roi. Les autres gentilshommes de service prirent +place sur l'estrade, chacun selon son rang. + +A côté d'Espinosa se tenait un jeune page que nul ne connaissait, hormis +le roi et le grand inquisiteur cependant, car le premier avait honoré le +page d'un gracieux sourire et le second le tolérait à son côté, alors +qu'il eût dû se tenir derrière. Bien mieux, un tabouret recouvert d'un +riche coussin de velours était placé à la gauche de l'inquisiteur, sur +lequel le page s'était assis le plus naturellement du monde. En sorte +que le roi, dans son fauteuil, n'avait qu'à tourner la tête à droite ou +à gauche pour s'entretenir à part, soit avec son ministre, soit avec ce +page à qui on accordait cet honneur extraordinaire. + +Le mystérieux page n'était autre que Fausta. + +Fausta, le matin même, avait livré à Espinosa le fameux parchemin qui +reconnaissait Philippe d'Espagne comme unique héritier de la couronne de +France. Le geste spontané de Fausta lui avait concilié la faveur du roi +et les bonnes grâces du ministre. Elle n'avait cependant pas abandonné +la précieuse déclaration du feu roi Henri III sans poser ses petites +conditions. + +L'une de ces conditions était qu'elle assisterait à la course dans la +loge royale et qu'elle y serait placée de façon à pouvoir s'entretenir +en particulier, à tout instant, avec le roi et son ministre. Une autre +condition, comme corollaire de la précédente, était que tout messager +qui se présenterait en prononçant le nom de Fausta serait immédiatement +admis en sa présence, quels que fussent le rang, la condition sociale; +voire le costume de celui qui se présenterait ainsi. + +D'Espinosa connaissait suffisamment Fausta pour être certain qu'elle ne +posait pas une telle condition par pure vanité. Elle devait avoir des +raisons sérieuses pour agir ainsi. Il s'empressa d'accorder tout ce +qu'elle demandait. + +Peut-être tramait-elle quelque guet-apens contre Pardaillan? + +Or, le roi avait une dent féroce contre ce petit gentilhomme, cette +manière de routier sans feu ni lieu, qui l'avait humilié, lui, le roi, +et qui, non content de malmener ses fidèles, dans sa propre antichambre, +avait eu l'audace de lui parler devant toute sa cour avec une insolence +qui réclamait un châtiment exemplaire. + +Dès que le roi parut au balcon, les ovations éclatèrent, enthousiastes, +aux fenêtres et aux balcons de la place, occupés par les plus grands +seigneurs du royaume. Les mêmes vivats éclatèrent aussi, nourris et +spontanés, dans les tribunes occupées par des seigneurs de moindre +importance. De là, les acclamations s'étendirent au peuple massé debout +sur la place. La vérité nous oblige à dire qu'elles furent, là, moins +nourries. + +Le roi remercia de la main et, aussitôt, un silence solennel plana sur +cette multitude. + +C'est au milieu de ce silence que Pardaillan parut sur les gradins, +cherchant à gagner la place qui lui était réservée. Car, d'Espinosa, +conseillé par Fausta qui connaissait son redoutable adversaire, avait +escompté qu'il aurait l'audace de se présenter, et il avait pris ses +dispositions en conséquence. C'est ainsi qu'une place d'honneur avait +été réservée à l'envoyé de S. M. le roi de Navarre. + +Donc, Pardaillan, debout au milieu des gradins, dominant par conséquent +toutes les autres personnes assises, s'efforçait de regagner sa place. +Mais le passage au milieu d'une foule de seigneurs et de nobles dames, +tous exagérément imbus de leur importance, ce passage ne se fit pas sans +quelque brouhaha. + +D'autant plus que, fort de son droit, désireux de pousser la bravade à +ses limites extrêmes, le chevalier, qui s'excusait avec une courtoisie +exquise vis-à-vis des dames, se redressait, la moustache hérissée, +l'oeil étincelant, devant les hommes et ne ménageait pas les bravades +quand on ne s'effaçait pas de bonne grâce. + +Bref, cela fit un tel tapage qu'à l'instant les yeux du roi, ceux de +la cour et des milliers de personnes massées la se portèrent sur le +perturbateur qui, sans souci de l'étiquette, se dirigeait vers sa place, +comme on monte à l'assaut. + +Une lueur mauvaise jaillit de la prunelle de Philippe. + +Il se tourna vers d'Espinosa et le fixa un moment comme pour le prendre +à témoin du scandale. + +Le grand inquisiteur répondit par un demi-sourire qui signifiait: + +«Laissez faire. Bientôt, nous aurons notre tour.» + +Philippe approuva d'un signe de tête et se retourna, de façon à tourner +le dos à Pardaillan qui atteignait enfin sa place. + +Or, une chose que Pardaillan ignorait complètement, attendu qu'il était +toujours le dernier renseigné sur tout ce qui le touchait et qu'il +était peut-être le seul à trouver très naturelles les actions qu'on +s'accordait à trouver extraordinaires, c'est que son aventure avec Barba +Roja avait produit, à la cour comme en ville, une sensation énorme. On +ne parlait que de lui un peu partout, et, si l'on s'émerveillait de la +force surhumaine de cet étranger qui avait, comme en se jouant, désarmé +une des premières lames d'Espagne, maté et corrigé comme un gamin +turbulent l'homme le plus fort du royaume, on s'étonnait et on +s'indignait quelque peu que l'insolent n'eût pas été châtié comme il le +méritait. + +Lorsque Pardaillan parvint à sa place, il jeta un coup d'oeil machinal +autour de lui et demeura stupéfait. Il ne voyait que regards haineux et +attitudes menaçantes. + +Et, comme notre chevalier n'était pas homme à se laisser défier, même du +regard, sans répondre à la provocation, au lieu de s'asseoir, il resta +un moment debout à sa place, promenant autour de lui des regards +fulgurants, ayant aux lèvres un sourire de mépris qui faisait verdir de +rage les nobles hidalgos retenus par le souci de l'étiquette. + +A ce moment, les trompettes lancèrent à toute volée, dans l'air +lumineux, l'éclat aigu de leurs notes cuivrées. + +C'était le signal impatiemment attendu par les milliers de spectateurs. +Mais, s'il éclatait à ce moment, c'était par suite d'une méprise +déplorable: un geste du roi mal interprété. + +Il n'en est pas moins vrai que les trompettes, sonnant au moment précis +où Pardaillan allait s'asseoir, paraissaient saluer l'envoyé du roi de +France. + +C'est ce que comprit le roi, qui, pâle de fureur, se tourna vers +Espinosa et laissa tomber un ordre bref, en exécution duquel l'officier; +coupable d'avoir mal interprété les gestes du roi, et donné l'ordre aux +trompettes de sonner, fut incontinent arrêté et mis aux fers. + +Notre héros était un incorrigible pince-sans-rire. Il trouva plaisant +de paraître accepter comme un hommage rendu ce qui n'était qu'un hasard +fortuit. + +«Vive Dieu! dit-il à part soi, une politesse en vaut une autre.» + +Et, avec son sourire le plus naïvement ingénu, mais au fond de l'oeil +l'intense jubilation de l'homme qui s'amuse prodigieusement, dans un +geste théâtral qu'il était seul à posséder, il adressa à la tribune +royale un salut d'une ampleur démesurée. + +Pour comble de malchance, le roi, qui se retournait à ce moment pour +jeter l'ordre d'arrêter l'officier qui avait fait sonner les trompettes, +le roi reçut en plein le sourire et le salut de Pardaillan. Et, comme +c'était un sire profondément dissimulé, il dut, en se mordant les lèvres +de dépit, répondre par un gracieux sourire, à seule fin de ne pas +contrarier le plan du grand inquisiteur, plan qu'il connaissait et +approuvait. + +C'était plus que n'espérait Pardaillan, qui s'assit alors paisiblement, +en jetant des coups d'oeil satisfaits autour de lui. Mais, comme si +un enchanteur avait passé par là, bouleversant de fond en comble les +sentiments intimes de ses féroces voisins, il ne vit autour de lui que +sourires engageants, regards bienveillants. Et, avec, aux lèvres, une +moue de dédain, il songea que le sourire que le roi venait de lui +accorder, moralement contraint et forcé, avait suffi pour changer la +haine en adulation. + + + +VI + +LE PLAN DE FAUSTA + +Nous avons dit que le Torero s'était trouvé dans la désagréable +obligation de dresser sa tente près de celle de Barba Roja. + +Sans qu'il s'en doutât, ce voisinage déplaisant était dû à une +intervention de Fausta. Voici comment: + +Le roi et son grand inquisiteur avaient résolu l'arrestation de don +César et de Pardaillan. Le roi poursuivait de sa haine, depuis vingt +ans, son petit-fils. Cette haine sauvage, que vingt années d'attente +n'avaient pu atténuer, était cependant surpassée par la haine récente +qu'il venait de vouer à l'homme coupable d'avoir douloureusement blessé +son incommensurable orgueil. + +Si le roi n'obéissait qu'à sa haine, d'Espinosa, au contraire, agissait +sans passion et n'en était que plus redoutable. Il n'avait, lui, ni +haine, ni colère. Mais il craignait Pardaillan. Chez un homme froid et +méthodique, mais résolu, comme l'était d'Espinosa, cette crainte était +autrement dangereuse et plus terrible que la haine. + +De l'intervention de Pardaillan dans les affaires du petit-fils du +roi, d'Espinosa avait conclu qu'il en savait beaucoup plus qu'il ne +paraissait; que, par ambition personnelle, il se faisait le champion et +le conseiller d'un prince qui fût demeuré sans nom et peu redoutable +sans ce concours inespéré. + +L'erreur de d'Espinosa était de s'obstiner à voir un ambitieux en +Pardaillan. La nature chevaleresque et désintéressée au possible de cet +homme, si peu semblable aux hommes de son époque, lui avait complètement +échappé. + +S'il eût mieux compris le caractère de son adversaire, il se fût rendu +compte que jamais Pardaillan n'eût consenti à la besogne qu'on le +soupçonnait capable d'entreprendre. Il est certain que, si le Torero +avait manifesté l'intention de revendiquer des droits inexistants, étant +donné les conditions anormales de sa naissance, s'il avait fait acte de +prétendant, comme on s'efforçait de le lui faire faire, Pardaillan lui +eût tourné dédaigneusement le dos. En condamnant un homme sur le seul +soupçon d'une action qu'il était incapable de concevoir, d'Espinosa +commettait donc lui-même une méchante action. + +Toutefois, s'il n'avait pu comprendre l'extraordinaire générosité de +Pardaillan, il ne faut pas oublier que d'Espinosa était gentilhomme. +Comme tel, il avait foi en la parole donnée et en la loyauté de son +adversaire. Sur ce point, il avait su justement l'apprécier. + +Donc, d'Espinosa et le roi, son maître, étaient d'accord sur ces deux +points: la prise et la mise à mort de Pardaillan et du Torero. La seule +divergence de vues qui existât entre eux, concernant Pardaillan, était +dans la manière dont ils entendaient mettre à exécution leur projet. Le +roi eût voulu qu'on arrêtât purement et simplement l'homme qui lui avait +manqué de respect. Pour cela, que fallait-il: un officier et quelques +hommes. Pris, l'homme était jugé, condamné, exécuté. Tout était dit. + +D'Espinosa voyait autrement les choses. Oser manquer à la majesté royale +était, à ses yeux, un crime que les supplices les plus épouvantables +étaient impuissants à faire expier comme il le méritait. Mais +qu'était-ce que quelques minutes de tortures, comparées à l'énormité +du forfait? Bien peu de chose, en vérité. Avec un homme d'une force +physique extraordinaire, jointe à une force d'âme peu commune, on +pouvait même dire que ce n'était rien. Il fallait trouver quelque chose +d'inédit, quelque chose de terrible. Il fallait une agonie qui se +prolongeât des jours et des jours en des transes, en des affres +insupportables. + +C'est là que Fausta était intervenue et lui avait soufflé l'idée qu'il +avait aussitôt adoptée. + +Ce que devait être le châtiment imaginé par Fausta, c'est ce que nous +verrons plus tard. + +Pour le moment, toutes les mesures étaient prises pour assurer +l'arrestation imminente de Pardaillan et du Torero. Peut-être +d'Espinosa, mieux renseigné qu'il ne voulait bien le laisser voir, +avait-il pris d'autres dispositions mystérieuses concernant Fausta, et +qui eussent donné à réfléchir à celle-ci, si elle les avait connues. +Peut-être! + +Fausta était d'accord avec d'Espinosa et le roi en ce qui concernait +Pardaillan seulement. Le plan que le grand inquisiteur se chargeait de +mettre à exécution était, en grande partie, son oeuvre à elle. + +Là s'arrêtait l'accord. Fausta voulait bien livrer Pardaillan parce +qu'elle se jugeait impuissante à le frapper elle-même, mais elle voulait +sauver don César, indispensable à ses projets d'ambition. + +Or, Fausta se trompait dans son appréciation du caractère du Torero, +comme d'Espinosa s'était trompé dans la sienne, sur celui de Pardaillan. +Comme d'Espinosa, sur une erreur elle bâtit un plan qui, même s'il se +fût réalisé, eût été inutile. + +La Giralda étant, dans son idée, l'obstacle, sa suppression s'imposait. +Fausta avait jeté les yeux sur Barba Roja pour mener à bien cette partie +de son plan. Pourquoi sur Barba Roja? Parce qu'elle connaissait la +passion sauvage du colosse pour la jolie bohémienne. + +Admirablement renseignée sur tous ceux qu'elle utilisait, elle savait +que Barba Roja était une brute incapable de résister à ses passions. Son +amour, violent, brutal, était plutôt du désir sensuel que de la passion +véritable. + +En revanche, à la suite de l'humiliation sanglante qu'il lui avait +infligée. Barba Roja s'était pris pour Pardaillan d'une haine féroce. Si +le hasard voulait que le colosse se trouvât là quand on procéderait à +l'arrestation du chevalier, il était homme à oublier momentanément son +amour pour se ruer sur celui qu'il haïssait. + +Or, la besogne de Barba Roja était toute tracée. A lui incombait le soin +de débarrasser Fausta de la Giralda, en enlevant la jeune fille. Il +fallait, de toute nécessité, qu'il s'en tînt au rôle qu'elle lui avait +assigné. + +Fausta n'avait pas hésité. L'intelligence de Barba Roja était loin +d'égaler sa force. Centurion, stylé par Fausta, était arrivé aisément à +le persuader que Pardaillan était épris de la bohémienne. Et, avec cette +familiarité cynique qu'il affectait quand il se trouvait seul avec le +dogue du roi, il avait conclu en disant: + +--Beau cousin, soufflez-lui le tendron. Quand vous en serez las, vous +le lui renverrez... quelque peu endommagé. Croyez-moi, c'est là une +vengeance autrement intéressante que le stupide coup de dague que vous +rêvez. + +Barba Roja avait donné tête baissée dans le panneau. + +Par surcroît de précaution, Fausta lui avait fait donner l'ordre de +prendre part à la course. Le roi s'était fait tirer l'oreille. Il +n'avait pas pardonné à son dogue une défaite qui lui paraissait trop +facile. Mais d'Espinosa avait fait remarquer que ce serait là une +manière de montrer que les coups de Pardaillan n'étaient pas, au +demeurant, si terribles, puisqu'ils n'empêchaient pas celui qui les +avait reçus de lutter contre le taureau, quarante-huit heures après. Le +roi s'était laissé convaincre. + +Quant à Barba Roja, il ne se tenait pas de joie, et, malgré que son +bras le fît encore souffrir, il s'était juré d'estoquer proprement son +taureau pour se montrer digne de la faveur royale qui s'étendait sur lui +au moment où, précisément, il avait lieu de se croire momentanément en +disgrâce. + +Par cette dernière précaution, Fausta s'était sentie plus tranquille. +Barba Roja, après avoir couru son taureau, serait occupé avec la +Giralda. Une rencontre entre lui et Pardaillan serait ainsi évitée. +Et, comme Fausta prévoyait tout, au cas où Barba Roja, blessé par le +taureau, ne pourrait participer à l'enlèvement de la jolie bohémienne. +Centurion et ses hommes opéreraient sans lui, et à son lieu et place. + +Puisque nous faisons un exposé de la situation des partis en présence, +il nous paraît juste, laissant pour un instant ces puissants personnages +à leurs préparatifs, de voir un peu ce qu'on avait à leur opposer du +côté adverse. + +D'une part, nous trouvons une jeune fille, la Giralda, complètement +ignorante des dangers qu'elle court, naïvement heureuse de ce qu'elle +croit un hasard, qui lui permet d'admirer, en bonne place, l'élu de son +coeur. + +D'autre part, un jeune homme, El Torero. S'il avait des appréhensions, +c'était surtout au sujet de sa fiancée. Un secret instinct l'avertissait +qu'elle était menacée. Pour lui-même, il était bien tranquille. Ainsi +qu'il l'avait dit à Pardaillan, il croyait fermement que Fausta avait +considérablement exagéré les dangers auxquels il était exposé. + +Cependant, il voulait bien admettre que quelque ennemi inconnu avait +intérêt à sa mort. En ce cas, le pis qui pouvait lui arriver était +d'être assailli par quelques coupe-jarrets, et il se sentait de force à +se défendre vigoureusement. D'ailleurs, on ne viendrait pas l'attaquer +dans la piste, quand il serait aux prises avec le taureau. Ce n'est pas +non plus dans les coulisses de l'arène, coulisses à ciel ouvert, sous +les yeux de la multitude, qu'on viendrait lui chercher noise. Donc, +toutes les histoires de Mme Fausta n'étaient que... des histoires. + +S'il avait pu voir les mouvements de troupes surpris par Pardaillan, il +aurait perdu quelque peu de cette insouciante quiétude. + +Enfin, il y avait Pardaillan. + +Pardaillan, sans partisans, sans alliés, sans troupes, sans amis, seul, +absolument seul. + +Pardaillan, malheureusement, s'était écarté de l'excavation par où il +entendait ce qui se disait et voyait ce qui se passait dans la salle +souterraine, où se réunissaient les conjurés, au moment où Fausta +parlait à Centurion de la Giralda. Il ne croyait donc pas que la jeune +fille fût menacée. + +En revanche, il savait pertinemment ce qui attendait le Torero. +Il savait que l'action serait chaude et qu'il y laisserait +vraisemblablement sa peau. Mais il avait dit qu'il serait là et la mort +seule eût pu l'empêcher de tenir sa promesse. + +Chose incroyable, l'idée ne lui vint pas que les formidables préparatifs +qui s'étaient faits sous ses yeux pouvaient tout aussi bien le viser, +que le Torero. + +De ce qu'il ne se croyait pas directement menacé, il ne s'ensuit pas +qu'il s'estimait en parfaite sécurité au milieu de cette foule de +seigneurs, dont il sentait la sourde hostilité. + +Et, comme il sentait autour de lui gronder la colère, comme il ne voyait +que visages renfrognés ou menaçants, il se hérissa plus que jamais, +toute son attitude devint une provocation qui s'adressait à une +multitude. + +Comme on le voit, la partie était loin d'être égale, et, comme le +pensait judicieusement le chevalier, il avait toutes les chances d'être +emporté par la tourmente. + + + +VII + +LA CORRIDA + +Lorsque Pardaillan s'assit au premier rang des gradins, à la place que +d'Espinosa avait eu la précaution de lui faire garder, les trompettes +sonnèrent. + +C'était le signal impatiemment attendu annonçant que le roi ordonnait de +commencer. + +Barba Roja avait été désigné pour courir le premier taureau. Le deuxième +revenait à un seigneur quelconque dont nous n'avons pas à nous occuper; +le troisième, au Torero. + +Barba Roja, muré dans son armure, monté sur une superbe bête +caparaçonnée de fer comme le cavalier, se tenait donc à ce moment dans +la piste, entouré d'une dizaine d'hommes à lui, chargés de le seconder +dans sa lutte. + +La piste était, en outre, envahie par une foule de gentilshommes qui n'y +avaient que faire, mais éprouvaient l'impérieux besoin de venir parader +là, sous les regards des belles et nobles dames occupant les balcons et +les gradins. + +Nécessairement, on entourait et complimentait Barba Roja, raide sur la +selle, la lance au poing, les yeux obstinément fixés sur la porte du +toril, par où devait pénétrer la bête qu'il allait combattre. + +En dehors de la foule des gentilshommes inutiles et des _areneros_ de +Barba Roja, il y avait tout un peuple d'ouvriers chargés de l'entretien +de la piste, d'enlever les blessés ou les cadavres, de répandre du sable +sur le sang, de l'ouverture et de la fermeture des portes, enfin, de +mille et un petits travaux accessoires, dont la nécessité urgente se +révélait à la dernière minute. + +Lorsque les trompettes sonnèrent, ce fut une débandade générale, qui +excita au plus haut point l'hilarité des milliers de spectateurs et eut +l'insigne honneur d'arracher un mince sourire à Sa Majesté. On savait +que l'entrée du taureau suivait de très près la sonnerie et, dame! nul +ne se souciait de se trouver soudain face à face avec la bête. + +Ce bref intermède, c'était la comédie préludant au drame. + +Les derniers fuyards n'avaient pas encore franchi la barrière +protectrice, les hommes de Barba Roja, qui devaient supporter le premier +choc du fauve, achevaient à peine de se masser prudemment derrière son +cheval, que, déjà, le taureau faisait son entrée. + +C'était une bête splendide: noire tachetée de blanc, sa robe était +luisante et bien fournie, les jambes courtes et vigoureuses, le cou +énorme; la tête puissante, aux yeux noirs et intelligents, aux cornes +longues et effilées, était fièrement redressée, dans une attitude de +force et de noblesse impressionnantes. + +En sortant du toril, où depuis de longues heures il était demeuré dans +l'obscurité, il s'arrêta tout d'abord, comme ébloui par l'aveuglante +lumière d'un soleil rutilant, inondant la place. Le taureau se +présentant noblement, les bravos saluèrent son entrée, ce qui parut le +surprendre et le déconcerter. + +Bientôt, il se ressaisit et il secoua sa tête entre les cornes de +laquelle pendait le flot de rubans dont Barba Roja devait s'emparer pour +être proclamé vainqueur; à moins qu'il ne préférât tuer le taureau, +auquel cas le trophée lui revenait de droit, même si la bête était mise +à mort par l'un de ses hommes et par n'importe quel moyen. + +Le taureau secoua plusieurs fois sa tête, comme s'il eût voulu jeter bas +la sorte de stupeur qui pesait sur lui. Puis, son oeil de feu parcourut +la piste. Tout de suite, à l'autre extrémité, il découvrit le cavalier +immobile, attendant qu'il se décidât à prendre l'offensive. + +Dès qu'il aperçut cette statue de fer, il se rua en un galop effréné. + +C'était ce qu'attendait l'armure vivante, qui partit à fond de train, la +lance en arrêt. + +Et, tandis que l'homme et la bête, rués en une course échevelée +fonçaient droit l'un sur l'autre, un silence de mort plana sur la foule +angoissée. + +Le choc fut épouvantablement terrible. + +De toute la force des deux élans contraires, le fer de la lance pénétra +dans la partie supérieure du cou. + +Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles puissants pour +obliger le taureau à passer à sa droite, en même temps qu'il tournait +son cheval à gauche. Mais le taureau poussait de toute sa force +prodigieuse, augmentée encore par la rage et la douleur, et le cheval, +dressé droit sur ses sabots de derrière, agitait violemment dans le vide +ses jambes de devant. + +Un instant, on put craindre qu'il ne tombât à la renverse, écrasant son +cavalier dans sa chute. + +Pendant ce temps, les aides de Barba Roja, se glissant derrière la bête, +s'efforçaient de lui trancher les jarrets au moyen de longues piques +dont le fer, très aiguisé, affectait la forme d'un croissant. C'est ce +que l'on appelait la _media-luna_. + +Tout à coup, sans qu'on pût savoir par suite de quelle manoeuvre, le +cheval, dégagé, retombé sur ses quatre pieds, fila ventre à terre, se +dirigeant vers la barrière, comme s'il eût voulu la franchir, tandis que +le taureau poursuivait sa course en sens contraire. + +Alors, ce fut la fuite éperdue chez les auxiliaires de Barba Roja, +personne, on le conçoit, ne se souciant de rester sur le chemin du +taureau, qui courait droit devant lui. + +Cependant, ne rencontrant pas d'obstacle, ne voyant personne devant +elle, la bête s'arrêta, se retourna et chercha de tous les côtés, en +agitant nerveusement sa queue. Sa blessure n'était pas grave; elle avait +eu le don de l'exaspérer. Sa colère était à son paroxysme et il était +visible--toutes ses attitudes parlaient un langage très clair, très +compréhensible--qu'elle ferait payer cher le mal qu'on venait de lui +faire. Mais, devenue plus circonspecte, elle resta à la place où elle +s'était arrêtée et attendit, en jetant autour d'elle des regards +sanglants. + +Étant donné les dispositions nouvelles de la bête, étant donné surtout +qu'elle se tenait sur ses gardes, maintenant, il était clair que la +deuxième passe serait plus terrible que la première. + +Barba Roja avait poussé jusqu'à la barrière. Arrivé là, il s'arrêta +net et il fit face à l'ennemi. Il attendit un instant, très court, et, +voyant que le taureau semblait méditer quelque coup et ne paraissait pas +disposé à l'attaque, il mit son cheval au pas et s'en fut à sa rencontre +en le provoquant, en l'insultant, comme s'il eût été à même de le +comprendre. + +--Taureau! criait-il à tue-tête, va! Mais va donc! (Anda! anda!) Lâche! +couard! chien couchant!... + +Le taureau, sournoisement, épiait les moindres gestes de l'homme qui +avançait lentement, prêt à saisir au bond l'occasion propice. + +Au fur et à mesure qu'il approchait de l'animal, l'homme accélérait son +allure et redoublait d'injures vociférées d'une voix de stentor. C'était +d'ailleurs dans les moeurs de l'époque. + +Naturellement, et pour cause, le taureau n'avait garde de répondre. + +Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, se +chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour +l'homme et criaient: + +«Taureau poltron! Va le chercher. Barba Roja! Tire-lui les oreilles! +Donne-le à tes chiens! + +D'autres, au contraire, tenaient pour la bête et répondaient: + +«Viens-y! tu seras bien reçu! Il va te mettre les tripes au vent! Tu +n'oseras pas y aller!» + +Et Barba Roja avançait toujours, s'efforçant de couvrir de sa voix +les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue son dangereux +adversaire, accélérant toujours son allure. + +Quand le taureau vit l'homme à sa portée, il baissa brusquement la tête, +visa un inappréciable instant, et, dans une détente foudroyante de ses +jarrets d'acier, d'un bond prodigieux, il fut sur celui qui le narguait. + +Contre toute attente, il n'y eut pas collision. + +Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à une allure +désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné de frapper, poursuivit sa +route ventre à terre du côté opposé. + +Barba Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit +bondir, il obligea son cheval à obliquer à gauche. La manoeuvre était +audacieuse. Pour la tenter, il fallait non seulement être un écuyer +consommé, doué d'un sang-froid remarquable, mais encore et surtout être +absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre, que cette monture +fût douée d'une souplesse et d'une vigueur peu communes. Accomplie avec +une précision admirable, elle eut un succès complet. + +Si le taureau avait chargé avec l'intention manifeste de tuer, il n'en +était pas de même du cavalier, qui ne visait qu'à enlever le flot de +rubans. + +Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige, +soit--plutôt--chance extraordinaire, le colosse réussit pleinement +et, en s'éloignant à toute bride, dressé droit sur les étriers, +il brandissait fièrement la lance, au bout de laquelle flottait +triomphalement le trophée de soie, dont la possession faisait de lui le +vainqueur de cette course. + +Et la foule des spectateurs, électrisée par ce coup d'audace, +magistralement réussi, salua la victoire de l'homme par des vivats +joyeux, et c'était toute justice, car ce coup était extrêmement rare, +et, pour se risquer à l'essayer, il fallait être doué d'un courage à +toute épreuve. + +Mais Barba Roja avait à faire oublier la leçon que lui avait infligée le +chevalier de Pardaillan; il avait à se faire pardonner sa défaite et +à consolider son crédit ébranlé près du roi. Il n'avait pas hésité à +s'exposer pour atteindre ce résultat, et son audace avait été largement +récompensée par le succès d'abord, ensuite par le roi lui-même, qui +daigna manifester sa satisfaction à voix haute. + +Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en avoir fait hommage +à la dame de son choix, se retirer de la lice. C'était son droit. Mais, +grisé par son succès, enorgueilli par la royale approbation, il voulut +faire plus et mieux, et, bien qu'il eût senti son bras faiblir lors de +son contact avec la bête, il résolut incontinent de pousser la lutte +jusqu'au bout et d'abattre son taureau. + +C'était d'une témérité folle. Tout ce qu'il venait d'accomplir pouvait +être considéré comme jeu d'enfant à côté de ce qu'il entreprenait. Ce +fut l'impression qu'eurent tous les spectateurs en voyant qu'il se +disposait à poursuivre la course. + +En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commencé par +foncer au hasard, par instinct combatif. Dès la première passe, il avait +compris qu'il s'était trompé. Chaque passe, dénuée de succès, était une +leçon pour lui. + +Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa rage et +sa fureur restaient les mêmes, mais il acquérait la ruse qui lui avait +fait défaut jusque-là. + +Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, presque en +face de Pardaillan. C'est là que le taureau avait éprouvé sa première +déception, là qu'il avait été frappé par le fer de la lance, là qu'il +revenait toujours. Le déloger du refuge qu'il s'était choisi devenait +terriblement dangereux. + +Afin de permettre à leur maître de parader un moment en promenant le +trophée conquis, les aides de Barba Roja s'efforçaient de détourner de +lui l'attention de l'animal. + +Mais le taureau semblait avoir compris que, son véritable ennemi, +c'était cette énorme masse de fer à quatre pattes, comme lui, qui +évoluait là-bas. C'était de là qu'était parti le coup qui l'avait +meurtri. C'était cela qu'il voulait meurtrir à son tour. + +Et, comme il se méfiait, maintenant, il ne bougeait pas du gîte qu'il +s'était choisi. Il dédaignait les appels, les feintes, les attaques +sournoises des hommes de Barba Roja. Parfois, comme agacé, il se ruait +sur ceux qui le harcelaient de trop près, mais il ne continuait pas la +poursuite et revenait invariablement à son endroit favori, comme s'il +eût voulu dire: c'est ici le champ de bataille que je choisis. C'est ici +qu'il faudra me tuer, ou que je te tuerai. + +Barba Roja n'en voyait pas si long. Ayant suffisamment paradé, il +s'affermit sur les étriers, assura sa lance dans son poing énorme et, +voyant que la bête refusait de quitter son refuge, il prit du champ et +fonça sur elle à toute vitesse. + +Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa approcher et, +quand elle le jugea à la distance qui lui convenait, elle bondit de son +côté. + +Maintenant, écoutez ceci: au moment d'atteindre le taureau, l'homme +faisait obliquer son cheval à gauche, de telle sorte que la lance portât +sur le côté droit. Deux fois de suite. Barba Roja avait exécuté cette +manoeuvre. Deux fois le taureau avait donné dans le piège et avait passé +par le chemin que l'homme lui indiquait. + +Or, le taureau avait appris la manoeuvre. + +Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant, on ne pouvait +plus la lui faire. + +Donc, le taureau fonça droit devant lui comme il avait toujours fait. +Seulement, à l'instant précis où le cavalier changeait la direction de +son cheval, le taureau changea de direction aussi et, brusquement, il +tourna à droite. + +Le résultat de cette manoeuvre imprévue de la bête fut épouvantable. + +Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il fut +soulevé, enlevé, projeté avec une violence, une force irrésistibles. + +Le cavalier, qui s'arc-boutait sur les étriers, portant tout le poids du +corps en avant pour donner plus de force au coup qu'il voulait porter, +le cavalier, frappant dans le vide, perdit l'équilibre, la violence +du choc l'arracha de la selle et, passant par-dessus l'encolure de sa +monture, passant par-dessus le taureau lui-même, alla s'aplatir sur +le sable de la piste, proche de la barrière, où il demeura immobile, +évanoui. + +Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des spectateurs +haletants. + +Cependant, le taureau s'acharnait sur le cheval. Les aides de Barba +Roja se partageaient la besogne, et, tandis que les uns s'élançaient +au secours du maître, les autres s'efforçaient de détourner de lui +l'attention de la bête ivre de fureur, rendue plus furieuse encore par +la vue du sang répandu. Car le cheval, malgré le caparaçon de fer, +frappé au ventre, perdait ses entrailles par une plaie large, béante. + +Relever un homme du poids de Barba Roja n'était pas besogne si facile, +d'autant que le poids du colosse s'augmentait de celui de l'armure. + +Il fallut donc renoncer à le relever et s'occuper incontinent de +le transporter hors de la piste. La barrière n'était pas loin, +heureusement, et les quatre hommes qui le secouraient, bien que troublés +par les évolutions du taureau, seraient parvenus à le faire passer de +l'autre côté de l'abri, si le taureau n'avait eu une idée bien arrêtée +et n'eût poursuivi l'exécution de cette idée avec une ténacité +déconcertante. + +Nous avons dit que la bête en voulait à cette masse de fer et surtout à +celle qui l'avait frappé. + +Voici qui le prouve: + +Le taureau avait atteint le cheval. Sans s'occuper de ce qui se passait +autour de lui, sans donner dans les pièges que lui tendaient les hommes +du cavalier, écrasé sur le sol, cherchant à l'éloigner de la monture, il +s'acharna sur le malheureux coursier avec une rage dont rien ne saurait +donner une idée. + +Mais, tout en frappant et en broyant une partie de la masse qui l'avait +bafoué, c'est-à-dire le cheval, il n'oubliait pas l'autre partie qui +l'avait blessé, c'est-à-dire l'homme étendu sur le sable. + +Quand le cheval ne fut qu'une masse de chairs pantelantes encore, il le +lâcha et se retourna vers l'endroit où était tombé l'homme. + +Et, ce qui prouve bien qu'il suivait son idée de vengeance et la mettait +à exécution avec un esprit de suite vraiment surprenant, c'est que +toutes les tentatives des aides de Barba Roja pour le détourner +échouèrent piteusement. + +Le taureau, de temps en temps, se détournait de sa route pour courir sus +aux importuns. Mais, quand il les avait mis en fuite, il ne continuait +pas la poursuite et revenait avec un acharnement au blessé, qu'il +voulait, c'était visible, atteindre à tout prix. + +Les serviteurs de Barba Roja, voyant le taureau, plus furieux que +jamais, foncer sur eux, voyant l'inutilité des efforts de leurs +camarades, se sentant enfin menacés eux-mêmes, se résignèrent à +abandonner leur maître et s'empressèrent de courir à la barrière et de +la franchir. + +Un immense cri de détresse jaillit de toutes les poitrines, étreintes +par l'horreur et l'angoisse. + +La piste avait été envahie par une foule de braves, courageux certes, +animés des meilleures intentions aussi, mais agissant sans ordre, dans +une confusion inexprimable, se tenant prudemment à distance du taureau +et ne réussissant, en somme, par leurs clameurs et leur vaine agitation, +qu'à l'exaspérer davantage, si possible. + +A moins d'un miracle, c'en était fait de Barba Roja, Tous le comprirent +ainsi. + +Le roi, dans sa loge, se tourna légèrement vers d'Espinosa et, +froidement: + +--Je crois, dit-il, qu'il vous faudra vous mettre en quête d'un nouveau +garde du corps pour mon service particulier. + +Cependant, le taureau arrivait sur l'homme, toujours étalé sur le sol. +La seule chance qui lui restait de s'en tirer résidait maintenant +dans la solidité de son armure et dans la versatilité de la bête qui +chargeait. Si elle se contentait de quelques coups, l'homme pouvait +espérer en réchapper, fortement éclopé sans doute, estropié peut-être, +mais enfin avec des chances de survivre à ses blessures. Si la bête +montrait le même acharnement qu'elle avait montré pour le cheval, il n'y +avait pas d'armure assez puissante pour résister à la force des coups +redoublés qu'elle lui porterait. + +Et, maintenant, quelques toises à peine la séparaient de son ennemi +inerte... + +A ce moment, un frémissement prodigieux, qui n'avait rien de commun avec +le frisson de la terreur qui la secouait jusque-là, agita cette foule +énervée par l'angoisse. + +Sur les gradins, aux fenêtres, aux balcons, des hommes se dressaient, +debout, hagards, congestionnés, cherchant à voir, à voir malgré tout, +sans s'occuper de gêner le voisin. Une immense acclamation retentit dans +les tribunes, gagna le populaire debout, qui se bousculait pour mieux +voir, se répercuta jusque sous les arcades de la place et dans les rues +adjacentes: + +«Noël! Noël! pour le brave gentilhomme!» + +Dans la tribune royale, le même frisson de curiosité et d'espoir secoua +tous les dignitaires qui oublièrent momentanément la sévère étiquette +pour se bousculer derrière le roi, s'approcher de la rampe du balcon +pour voir. + +Jusqu'au roi lui-même qui, déposant son flegme et son impassibilité, se +dressa tout droit, les deux mains crispées sur le velours de la rampe de +fer, se penchant hors du balcon. + +Seule, au milieu de la fièvre générale, Fausta demeura froide, +impassible, un énigmatique sourire se jouant sur ses lèvres, qui +tremblaient légèrement. + +Le populaire voulait voir. Les nobles, aux gradins et aux fenêtres, +voulaient voir. Le roi et le grand inquisiteur voulaient voir. Tous, +tous, ils voulaient voir. + +Voir quoi? + +Ceci: + +Un homme venait de bondir dans la piste et seul, à pied, sans armure, +ayant à la main une longue dague, hardiment, posément, avec un +sang-froid qui tenait du prodige, venait se placer résolument entre la +bête et Barba Roja. + +Et, tout à coup, après le tumulte, le frémissement, l'acclamation +spontanée, un silence prodigieux plana sur l'assemblée haletante. + +Le roi regarda d'Espinosa et lui dit à voix basse, avec un sourire +livide: + +«Monsieur de Pardaillan!» + +Il y avait, dans la manière dont il prononça ces paroles, de la stupeur +et aussi de la joie, ce qu'il traduisit en ajoutant aussitôt: + +«Par le Dieu vivant! cet homme est fou! Je crois, monsieur le grand +inquisiteur, que nous voici débarrassés du bravache, sans que nous y +soyons pour rien. J'en suis fort aise, car, ainsi, mon bon cousin de +Navarre ne pourra me reprocher d'avoir manqué aux égards dus à son +représentant. + +--Je le crois aussi, sire, répondit d'Espinosa avec son calme accoutumé. + +--Vous croyez donc, sire, et vous, monsieur, que le sire de Pardaillan +va être mis à mal par ce fauve? intervint délibérément Fausta. + +--Par Dieu! madame, ricana le roi, je ne donnerais pas un maravédis de +sa peau. + +Fausta secoua gravement la tête et, avec un accent prophétique qui +impressionna fortement le roi et d'Espinosa: + +--Je crois, moi, dit-elle, que le sire de Pardaillan va tuer proprement +cette brute. + +--Qui vous fait croire cela, madame? fit vivement le roi. + +--Je vous l'ai dit, sire: le chevalier de Pardaillan est au-dessus +du commun des mortels, même si ces mortels ont le front ceint de la +couronne. Non, sire, le chevalier de Pardaillan ne périra pas encore +dans cette rencontre, et, si vous voulez le frapper, il faudra recourir +au moyen que je vous ai indiqué. + +Le roi regarda d'Espinosa et ne répondit pas, mais il demeura tout +songeur. + +Le taureau, cependant, en voyant se dresser soudain devant lui cet +adversaire inattendu, s'était arrêté comme s'il eût été étonné. + +Après cet instant de courte hésitation, il baissa la tête, visa son +adversaire et, presque aussitôt, il la redressa et porta un coup +foudroyant de rapidité. + +Pardaillan attendit le choc avec ce calme prodigieux qu'il avait dans +l'action. Il s'était placé de profil devant la bête, solidement campé +sur les pieds bien unis en équerre, le coude levé, la garde de la dague, +longue et flexible, devant la poitrine, la tête légèrement penchée à +droite, de façon à bien viser l'endroit où il voulait Frapper. + +Le taureau, de son côté, ayant bien visé son but, fonça tête baissée, et +vint s'enferrer lui-même. + +Pardaillan s'était contenté de le recevoir à la pointe de la dague en +effaçant à peine sa poitrine. + +Enferré, le taureau ne bougea plus. + +Et, alors, ce fut un instant d'angoisse affreuse parmi les innombrables +spectateurs de cette lutte extraordinaire. + +Que se passait-il donc? Le taureau était-il blessé? Était-il touché +seulement? Comment et pourquoi demeurait-il ainsi immobile? + +Et le téméraire gentilhomme, qui semblait mué en statue! Que faisait-il +donc? Pourquoi ne frappait-il pas de nouveau? Attendait-il donc que le +taureau se ressaisît et le mît en pièces? + +Et le silence angoissant pesait lourdement sur tous. + +A vrai dire, le chevalier n'était guère plus fixé que les spectateurs. + +Il voyait bien que la dague s'était enfoncée jusqu'à la garde. Il +sentait bien tressaillir et fléchir le taureau. Mais, diantre! avec un +adversaire de cette force, qui pouvait savoir? La blessure était-elle +suffisamment grave? N'allait-il pas se réveiller de cette sorte de +torpeur et lui faire payer par une mort épouvantable le coup qu'il +venait de lui porter? + +C'est ce que se demandait Pardaillan... + +Mais il n'était pas homme à rester longtemps indécis. Il résolut d'en +avoir le coeur net, coûte que coûte. Brusquement, il retira l'arme, qui +apparut rouge de sang, et s'écarta, au cas, improbable, d'une suprême +révolte de la bête. + +Brusquement, le taureau, foudroyé, tomba comme une masse. + +Alors, ce fut une détente dans la foule. Les traits convulsés reprirent +leur expression naturelle, les gorges contractées se dilatèrent, les +nerfs se détendirent. On respira largement: on eût dit qu'on craignait +de ne pouvoir emmagasiner assez d'air pour actionner les poumons +violemment comprimés. + +Sous l'influence de la réaction, des femmes éclatèrent en sanglots +convulsifs; d'autres, au contraire, riaient aux éclats. Ce fut un +soulagement universel d'abord, puis un étonnement prodigieux et puis, +tout à coup, la joie éclata, bruyante, animée, et se fondit en une +acclamation délirante à l'adresse de l'homme courageux qui venait +d'accomplir cet exploit. + +Pardaillan, sa dague sanglante à la main, resta un bon moment à +contempler d'un oeil rêveur et attristé l'agonie du taureau que, par un +coup de maître prodigieux à l'époque, il venait de mettre à mort. + +En ce moment, il oubliait le roi et sa haine, et sa cour de hautains +gentilshommes qui l'avaient dévisagé d'un air provocant. Il oubliait +Fausta et son trio d'ordinaires qui se pavanaient à une fenêtre proche +du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les yeux sanglants +l'eussent foudroyé à distance, s'ils en avaient eu le pouvoir, et +d'Espinosa et ses hommes d'armes, et ses inquisiteurs et ses nuées +d'espions. Il oubliait le Torero et les dangers qui le menaçaient. + +Après avoir longuement considéré le taureau expirant, il murmura avec un +accent de pitié inexprimable: + +«Pauvre bête!...» + +Ainsi, dans l'ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête qui l'eût +infailliblement broyé s'il n'eût pris les devants. + +En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux tombèrent sur +la dague qu'il tenait machinalement dans son poing crispé. Il la jeta +violemment, loin de lui, dans un geste de répulsion et de dégoût. + +Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba Roja qui emportaient +leur maître, toujours évanoui, et, machinalement, ses yeux allèrent +alternativement du colosse qu'on emportait à la bête, qu'on s'apprêtait +déjà à traîner hors de la piste. + +Ses traits reprirent leur première expression de rêverie mélancolique, +tandis qu'il songeait: + +«Qui pourrait me dire lequel est le plus féroce, le plus brute, de +l'homme qu'on emporte là-bas ou de la bête, que j'ai stupidement +sacrifiée?» + +Et, comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans l'intention de le +féliciter, il s'éloigna à grandes enjambées furieuses, sans vouloir +rien entendre, laissant ceux qui l'abordaient, la bouche en coeur, +tout déconfits et se demandant, non sans apparence de raison, si cet +intrépide gentilhomme français, si fort et si brave, n'était pas quelque +peu dément. + +Sans se soucier de ce qu'on pouvait dire et penser, Pardaillan s'en fut +retrouver le Torero, sous sa tente, ayant résolu de ne pas réoccuper le +siège qu'on lui avait réservé, mais ne voulant pas cependant abandonner +le prince au moment où il aurait besoin de l'appui de son bras. + +Dans la loge royale, autant que partout ailleurs, on avait suivi avec +un intérêt passionné les phases du combat. Mais, alors que partout +ailleurs--ou à peu près--on souhaitait ardemment la victoire du +gentilhomme, dans la loge royale on souhaitait, non moins ardemment, +sa mort. «On» s'applique spécialement à Fausta, à Philippe II et à +d'Espinosa. + +Toutefois, si ces deux derniers croyaient fermement que le chevalier, +non armé pour une lutte inégale, devait infailliblement succomber, +victime de sa téméraire générosité, sous l'empire de la superstition qui +lui suggérait la pensée que Pardaillan était invulnérable, Fausta, tout +en souhaitant sa mort, croyait aussi fermement qu'il serait vainqueur de +la brute. + +Lorsque le taureau s'abattit, sans triompher, très simplement, elle fit: + +--Eh bien, qu'avais-je dit? + +--Prodigieux! fit le roi, non sans admiration. + +--Je crois, madame, dit d'Espinosa, avec son calme habituel, je crois +que vous avez raison: cet homme est invulnérable. Nous ne pouvons le +frapper qu'en utilisant le moyen que vous nous avez indiqué. Je n'en +vois pas d'autre. Je m'en tiendrai à celui-là, qui me paraît bon. + +--Bien vous ferez, monsieur, dit gravement Fausta. + +Le roi était l'homme des procédés lents et tortueux et des +dissimulations patientes, autant qu'il était tenace dans ses rancunes. + +--Peut-être, dit-il, après ce qui vient de se passer, serait-il opportun +de remettre à plus tard la mise à exécution de nos projets. + +D'Espinosa, à qui s'adressaient plus particulièrement ces paroles, +regarda le roi droit dans les yeux, et, lentement, laconiquement, avec +un accent de froide résolution et un geste tranchant comme un coup de +hache: + +--Trop tard! dit-il. + +Fausta respira. Elle avait craint un instant que le grand inquisiteur +n'acquiesçât à la demande du roi. + +Philippe considéra à son tour, un moment, son grand inquisiteur en face, +puis, il détourna négligemment la tête sans plus insister. + +Ce simple geste du roi, c'était la condamnation de Pardaillan. + + + +VIII + +LE CHICO REJOINT PARDAILLAN + +La course qui suit ne se rattachant par aucun point à ce récit, nous +laisserons jouter de son mieux le noble hidalgo, qui avait succédé à +Barba Roja--sérieusement endommagé par sa chute, paraît-il--et nous +suivrons le chevalier de Pardaillan. + +Il pénétra dans le couloir circulaire, qui tournait sans interruption +autour de la piste, comme de nos jours. + +Plus que de nos jours, ce couloir était occupé par la suite des +seigneurs qui devaient prendre part à une des courses et par une foule +d'aides et d'ouvriers. Il y avait de plus la ruée de tous ceux que +l'intervention imprévue du Français avait enthousiasmés et qui s'étaient +précipités vers lui. + +La porte de la barrière franchie, la foule acclamant le vainqueur et +s'écartant complaisamment pour lui laisser passage, Pardaillan se trouva +en face de celui qu'il cherchait, c'est-à-dire du Torero, à moitié +déshabillé, tenant sa cape d'une main, son épée de l'autre, et qui +paraissait tout haletant comme à la suite d'un grand effort longtemps +soutenu. + +Retiré sous sa tente où il procédait à sa toilette, avec tout le soin +minutieux qu'on apportait à cette opération jugée alors très importante, +don César avait été un des derniers à avoir connaissance de l'accident +survenu à Barba Roja. + +Bien qu'il eût de très légitimes raisons de considérer le colosse comme +un ennemi, le Torero avait une trop généreuse nature pour hésiter sur +la conduite à tenir en semblable occurrence. Sans prendre le temps +d'achever de se vêtir, sauter sur sa cape et son épée, partir en +courant, tel fut son premier mouvement. + +Il pensait atteindre la piste en quelques bonds et il espérait arriver +à temps pour sauver son ennemi en attirant l'attention du taureau vers +lui. + +Mais il avait compté sans l'encombrement, il ne pouvait avancer que +lentement, trop lentement au gré de son impatiente générosité. + +Étroitement pressé dans la cohue, qu'il s'efforçait vainement de +traverser, il apprit la foudroyante intervention du gentilhomme +français. + +On ne nommait pas ce gentilhomme. Mais le Torero ne pouvait s'y tromper. +Pardaillan, seul, était capable d'un trait de bravoure et de générosité +pareil. + +Pressé de toutes parts, écumant de rage et de colère, étreint par +l'angoisse, le Torero dut, en se rongeant les poings de désespoir, se +contenter d'écouter le récit du combat fait à voix haute par ceux +qui voyaient, répété et commenté de bouche en bouche par ceux qui ne +voyaient pas. + +La formidable acclamation qui suivit la mort du taureau ne put le tirer +d'inquiétude. Il savait, en effet, que, dans leur engouement pour +ces luttes violentes, les spectateurs, électrisés, acclamaient +impartialement aussi bien la bête que l'homme, lorsqu'un coup excitait +leur admiration. + +Heureusement, les commentaires qui suivirent vinrent lui apporter un peu +d'espoir. Il n'eut qu'à prêter l'oreille pour entendre les exclamations +les plus diverses: + +«Le taureau s'est écroulé comme une masse!--Un coup, un seul coup lui +a suffi, senor!--Et avec une méchante petite dague!--Splendide! +Merveilleux!--Voilà un homme!--Quel dommage qu'il ne soit pas +Espagnol!--Le plus admirable, c'est que c'est le même gentilhomme qui a, +l'autre jour, administré la correction que vous savez à ce pauvre Barba +Roja, qui joue de malheur décidément!--Quoi, le même?--C'est comme j'ai +l'honneur de vous le dire, senor. L'autre jour, il corrigé Barba Roja, +aujourd'hui, il s'expose bravement pour le secourir. C'est noble, +généreux!» + +En moins d'une minute, le Torero en apprit cent fois plus sur les faits +et gestes de Pardaillan, que celui-ci me lui en avait dit depuis qu'il +le connaissait. + +Malgré tout, il n'était pas encore rassuré, lorsque le mouvement de la +foule, s'écartant pour faire place au triomphateur, le mit face à face +avec celui qu'il s'était vainement efforcé de secourir. + +--Hé! cher ami! fit le chevalier, de son air railleur, où courez-vous +ainsi, demi nu? + +Tout heureux de le retrouver sans l'apparence d'une blessure, le Torero +s'écria, en désignant de la main la foule qui les entourait: + +--Je voulais pénétrer dans la piste, mais j'ai été pris au milieu de +cette presse, et, malgré tous mes efforts, je n'ai pu me dégager à +temps. + +Pardaillan jeta un coup d'oeil sur la masse de curieux qui se pressaient +devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif. + +--Il est de fait, dit-il, que l'entreprise n'était pas aisée au milieu +d'une cohue pareille. + +Et, prenant amicalement le bras du jeune homme, il dit très doucement: + +--Puisque c'est moi que vous cherchiez, il est en effet inutile d'aller +plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez vous. Je n'aime pas, +ajouta-t-il en fronçant légèrement le sourcil, avoir autour de moi +autant d'indiscrets personnages. + +Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, sur ce ton froid +qui lui était particulier quand l'impatience commençait à le gagner, +souligné par un coup d'oeil impérieux, fit s'écarter vivement les plus +pressants. + +Lorsqu'ils se trouvèrent sous la tente: + +--Ah! chevalier, s'écria le Torero encore ému, quelle imprudence!... +Vous venez de me faire passer les minutes les plus atroces de mon +existence! + +Le chevalier prit son expression la plus naïvement étonnée. + +--Moi! s'écria-t-il; et comment cela? + +--Comment? Mais en vous jetant témérairement, comme vous l'avez fait, +au-devant d'un adversaire terrible. Comment, vous ne connaissez rien du +caractère du taureau, vous ne savez rien de sa manière de combattre, +vous soupçonnez à peine la force prodigieuse dont la nature l'a doté, et +vous allez délibérément vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme, +une dague à la main! Savez-vous que c'est miracle, vraiment, que vous +soyez vivant encore? Savez-vous que vous aviez toutes les chances de ne +pas en revenir? + +--Toutes, moins une, fit paisiblement Pardaillan. C'est précisément +celle qui m'a tiré d'affaire, tandis que la pauvre bête y a laissé sa +vie. Et c'est grâce à vous, du reste. + +--Comment, grâce à moi! s'écria le Torero qui ne savait plus si le +chevalier parlait sérieusement ou s'il était en train de se moquer de +lui. + +Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel il n'y avait pas à +se méprendre: + +--Sans doute. Vous m'avez, dans nos conversations, si bien dépeint la +bête, vous m'avez si bien dévoilé son caractère et ses manières, vous +m'avez si bien indiqué et ses ruses et la facilité avec laquelle on +peut la leurrer, vous m'avez si magistralement montré l'anatomie de +son corps, enfin, vous m'avez indiqué de façon si nette et si exacte +l'endroit précis où il fallait la frapper, que je n'ai eu qu'à me +souvenir de vos leçons, qu'à suivre à la lettre vos indications pour la +tuer avec une facilité dont je suis à la fois étonné et honteux. Tout +l'honneur du coup, si tant est qu'honneur il y a, vous revient, en bonne +justice. + +Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec un sérieux +imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité manifeste, le Torero +leva les bras au ciel. + +--Vous avez une manière de présenter les choses tout à fait +particulière. + +Ceci était dit sur un ton tel que Pardaillan éclata franchement de rire. +Et le Torero ne put s'empêcher de partager son hilarité. + +--Mais, chevalier, dit-il quand, son hilarité fut calmée, je vous +dirai que le merveilleux, l'admirable, ce qui fait vraiment de vous le +triomphateur que vous vous refusez à être, c'est précisément, d'avoir su +garder assez de sang-froid pour mettre en pratique d'aussi magistrale +manière les pauvres indications que j'ai eu le bonheur de vous donner. + +--Parlons sérieusement. Savez-vous que vous êtes en droit de me garder +quelque rancune de ce coup qu'il vous plaît de qualifier de merveilleux? + +--Dieu me soit en aide! Et comment? Pourquoi? + +--Parce que, sans ce coup-là, à l'heure qu'il est, je crois bien que le +seigneur Barba Roja aurait rendu son âme à Dieu. + +--Je ne vois pas... + +--Ne m'avez-vous pas dit que vous lui vouliez la malemort? Je crois me +souvenir vous avoir entendu dire qu'il ne mourrait que de votre main. + +En disant ces mots, Pardaillan étudiait de son oeil scrutateur le loyal +visage de son jeune ami. + +--Je l'ai dit, en effet, répondit le Torero, et j'espère bien qu'il en +sera ainsi que je désire. + +--Vous voyez donc bien que vous avez le droit de m'en vouloir, dit +froidement le chevalier. + +Le Torero secoua doucement la tête: + +--Quand je suis parti à peine vêtu, comme vous le voyez, je courais au +secours d'une créature humaine en péril. Je vous jure bien, chevalier, +qu'en allant tenter le coup que vous avez si bien réussi je n'ai pas +pensé un seul instant que j'agissais au profit d'un ennemi. + +L'oeil de Pardaillan pétilla de joyeuse malice. + +--En sorte que, dit-il, ce fameux coup, que vous ne risqueriez peut-être +pour vous-même qu'à la toute dernière extrémité, si je ne vous avais +prévenu, vous l'eussiez tenté en faveur d'un ennemi? + +--Oui, certes, fit énergiquement le Torero. Mais ne détestez-vous pas +vous-même Barba Roja? + +Pardaillan avait fait entendre ce léger sifflement qui pouvait exprimer +aussi bien l'assentiment ou la dénégation. + +Puis, il dit paisiblement: + +--Savez-vous à quoi je pense? + +--Non! dit le Torero surpris. + +--Eh bien, je pense qu'il est fort heureux pour vous que notre ami +Cervantes ne soit pas ici présent. + +De plus en plus ébahi par ces brusques sautes d'esprit auxquelles il +n'était pas encore habitué, le Torero ouvrit des yeux énormes et demanda +machinalement: + +--Pourquoi? + +--Parce que, dit froidement Pardaillan, il aurait eu, à vous entendre, +une belle occasion de vous donner, à vous aussi, ce nom de don Quichotte +dont il me rebat les oreilles à tout bout de champ. + +Et, comme le Torero demeurait muet de stupeur, il ajouta: + +--Mais, dites-moi, où avez-vous pris que je déteste le Barba Roja? + +--Ma foi, je l'ai entendu dire dans le couloir où j'étais si bien écrasé +que je n'ai pu en sortir. + +--Voilà comme on travestit toujours la vérité, murmura le chevalier. Je +n'ai pas de raisons d'en vouloir à Barba Roja. C'est bien plutôt lui qui +me veut la malemort. + +A ce moment, une main souleva la portière qui masquait l'entrée de la +tente et un personnage entra délibérément. + +--Hé! c'est mon ami Chico! s'écria gaiement Pardaillan. Sais-tu que tu +es superbe! Peste! quel costume! Regardez donc, don César, ce magnifique +pourpoint de velours, et ces manches de satin bleu pâle, et ce +haut-de-chausses, et ces dentelles, et ce superbe petit manteau de soie +bleue, doublée de satin blanc. Bleu et blanc, ma parole, ce sont vos +couleurs. Et cette dague au côté! Sais-tu que tu as tout à fait grand +air? Et je me demande si c'est bien toi, Chico, que je vois là. + +Pardaillan ne raillait pas, comme on pourrait croire. + +Le nain était vraiment superbe. + +Habituellement il affectait un dédain superbe pour la toilette. Il ne +pouvait en être autrement, d'ailleurs, habitué qu'il était à courir la +campagne. Puis, pour tout dire, quand il allait implorer la charité des +âmes pieuses, il était bien obligé d'endosser un costume qui inspirât +la pitié. Car il ne faut pas oublier que le Chico était un mendiant, un +simple et vulgaire mendiant. Au reste, à l'époque, la mendicité était un +métier comme un autre. + +Le Chico donc était habituellement en haillons. Très propres, il est +vrai, depuis la leçon que lui avait infligée la petite Juana; mais des +haillons, si propres qu'ils soient, sont toujours des haillons. Le nain +n'endossait de beaux habits que lorsqu'il allait voir Juana. Mais ces +beaux habits eux-mêmes n'étaient que de la friperie, en comparaison du +magnifique costume, flamboyant neuf, qu'il arborait ce jour-là. + +Le Torero, qui achevait rapidement de s'habiller, se chargea de +renseigner le chevalier. + +--Figurez-vous, chevalier, dit-il, que le Chico, qui s'est mis dans la +tête qu'il m'a de grandes obligations, alors qu'en réalité c'est moi qui +suis son obligé, le Chico est venu me demander, comme une faveur, de +m'assister dans ma course. Il a fait les frais de ce magnifique costume, +aux couleurs de celui que j'endosse moi-même, et du diable si je sais +avec quel argent il a pu faire ces frais considérables! Je ne pouvais +vraiment pas lui refuser, après tant d'attentions délicates. Ce qui fait +qu'on me verra dans l'arène avec un page portant mes couleurs. + +--Oui-da! fit Pardaillan, qui étudiait sans en avoir l'air le petit +homme. Mais c'est très bien, cela! Il vous fera grand honneur, j'en +réponds. + +Le Chico était heureux des compliments qu'il recevait, et il le laissait +ingénument voir. + +--Tiens, dit-il, j'ai voulu faire honneur à mon noble maître. Puisque +vous le dites, j'y ai réussi. + +--Tout à fait, par ma foi. Mais pourquoi dis-tu: mon noble maître, en +parlant de don César? Sais-tu s'il est noble seulement, puisque lui-même +n'en sait rien! + +--Il l'est, dit le nain avec conviction. + +--C'est probable, c'est certain même. Mais enfin il serait, je crois, +bien en peine de montrer ses parchemins. + +Pardaillan avait sans doute une arrière-pensée en poussant ainsi le nain +sur une question qui avait alors une très grande importance. Peut-être, +connaissant sa fierté, s'amusait-il tout bonnement à le taquiner. + +Quoi qu'il en soit, le Chico répondit vivement: + +--Ses parchemins, il doit les avoir, bien en règle, tiens! + +--Ah bah! fit Pardaillan, surpris à son tour. + +Irrévérencieusement, le Chico haussa les épaules. + +--Parce que vous êtes étranger, vous ne savez pas, dit-il. Don César est +un ganadero (éleveur de taureaux). En Espagne, c'est une profession qui +anoblit. + +--Tiens, tiens. Est-ce vrai ce qu'il dit là, don César? + +--Sans doute! Ne le saviez-vous pas? + +--Ma foi non. + +--C'est à ce titre seul que je dois le très grand honneur que veut bien +me faire notre sire le roi, en m'admettant à courir devant lui. + +--Diable! mais, dites donc, je vous croyais pauvre? + +--Je le suis aussi, dit le Torero en souriant. La ganaderia que je +possède m'a été léguée par celui qui m'a élevé et qui la tenait, sans +nul doute, de mon père ou de ma mère. Mais elle ne me rapporte rien. + +--Vous m'en direz tant... + +Et profitant de ce que le Torero sortait pour donner des instructions +aux deux hommes qui, en outre du Chico, devaient l'assister dans sa +course: + +--Dis-moi, fit Pardaillan lorsqu'il se vit seul avec le nain, quelle +mouche t'a piqué de venir précisément aujourd'hui t'enrôler dans la +suite de don César? + +Le Chico regarda fixement Pardaillan. + +--Vous le savez bien, dit-il. + +--Moi! Le diable m'emporte si je sais ce que tu veux dire! + +Le Chico jeta un coup d'oeil furtif sur la portière, et baissant la +voix: + +--Vous avez cependant entendu ce qui se disait dans la salle +souterraine, dit-il. + +--Quel rapport?... + +--Vous savez bien que don César est en péril, puisque vous ne le quittez +pas d'une semelle. + +--Quoi! fit Pardaillan, ému par la simplicité naïve de ce dévouement. +Quoi! c'est pour cela que tu es venu t'offrir? C'est pour le défendre +que tu as pris cette dague qui te donne un air si crâne? + +Et il considérait le petit homme avec une admiration attendrie. + +Le nain cependant se méprit sur la signification de ce coup d'oeil, et, +hochant tristement la tête, il dit, sans amertume: + +--Je vous comprends. Vous vous dites que ma faiblesse et ma petite +taille ne pourront apporter qu'une aide illusoire s'il y a bataille. +Peut-on savoir? La piqûre d'un mosquito (moustique) suffit parfois pour +détourner le bras qui allait porter le coup mortel. Je puis être ce +mosquito, tiens! + +--Je ne pense pas cela, dit gravement Pardaillan. Loin de moi la pensée +de chercher à diminuer ton généreux dévouement. Mais, mon petit, sais-tu +que la lutte sera terrible, la bagarre affreuse? + +--Je le sais, tiens! + +--Sais-tu que tu risques ta peau? + +--Pour ce qu'elle vaut, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler. Et +puis, si vous croyez que je tiens à la vie, vous vous trompez, ajouta le +nain d'un ton désabusé. + +--Chico, fit sincèrement Pardaillan, tu es tout petit par la taille, +mais tu as un grand coeur. + +--Tiens! vous voulez bien le dire, et vous le croyez comme vous le +dites, et cela doit être, puisque vous le dites. Depuis que je vous +connais, j'ai comme cela des idées que je ne comprends pas très bien. +On m'eût fort étonné en me disant que je pourrais concevoir de telles +idées. C'est ainsi pourtant. Je ne sais pas qui vous êtes, ce que vous +voulez, où vous allez, ce que vous valez. Mais, depuis que je vous ai +vu, je ne suis plus le même. Un mot de vous me bouleverse, et, pour +mériter un compliment de vous, je passerais sans hésiter à travers un +brasier! + +Pardaillan, très ému par l'accent poignant du petit homme, murmura: + +«Pauvre petit bougre!» + +Et tout haut, avec une douceur inexprimable: + +--Tu as raison, Chico, je comprends admirablement ce que tu dis et je +devine ce que tu ne dis pas. + +Et changeant de ton, avec une brusquerie affectée: + +--Où t'étais-tu terré hier, Chico? On t'a cherché vainement de tous +côtés. + +--Qui donc m'a cherché? Vous? + +--Non, pas moi, cornes du diable! Mais certaine petite hôtelière que tu +connais bien. + +--Juana! dit le Chico qui rougit. + +--Tu l'as nommée. + +Le nain hocha la tête. + +--Qu'est-ce à dire? gronda Pardaillan. Douterais-tu de ma parole? + +Le Chico eut une imperceptible hésitation. + +--Non! dit-il. Cependant... + +--Cependant? demanda Pardaillan qui souriait malicieusement. + +--Elle m'avait chassé la veille... j'ai peine à croire... + +--Qu'elle t'ait envoyé chercher le lendemain? Cela prouve que tu n'es +qu'un niais, Chico. Tu ne connais pas les femmes. + +--Vous ne raillez pas? Juana m'a envoyé chercher? dit le nain devenu +radieux. + +--Je me tue à te le dire, mort-diable! + +--Alors?... + +--Alors tu pourras aller la voir après la course. Tu seras bien reçu, +j'en réponds... si toutefois tu tires tes chausses de la bagarre. + +--Je les tirerai, tiens! s'écria le nain rayonnant de joie. + +--A moins que tu ne préfères te retirer tout de suite..., hasarda le +chevalier. + +--Comment cela? fit naïvement le Chico. + +--En t'en allant avant la bataille. + +--Abandonner don César dans le danger! Vous n'y pensez pas! Arrive +qu'arrive, je reste, tiens! + +--A la bonne heure! Silence, voici le Torero. + +--Si vous voulez bien me suivre, chevalier, dit le Torero en soulevant +la portière, sans entrer, le moment approche. + +--A vos ordres, don César. + + + +IX + +L'ORAGE ÉCLATE + +Pendant que le Torero se dirigeait vers la piste, il se passait, dans la +loge royale, un incident que nous devons relater ici. + +Fausta avait obtenu que toute personne qui se réclamerait de son nom +serait admise séance tenante en sa présence. + +Au moment où le Torero, accompagné de Pardaillan et de sa suite, +laquelle se composait de deux hommes et du Chico, attendait dans le +couloir circulaire le moment d'entrer dans la piste, un courrier couvert +de poussière s'était présenté à la loge royale, demandant à parler à Mme +la princesse Fausta. + +Admis séance tenante devant Fausta, le courrier avait, avant de parler, +indiqué d'un coup d'oeil discret le roi, qui le dévisageait avec son +insistance accoutumée. + +Fausta, comprenant la signification de ce coup d'oeil, dit simplement: + +--Parlez, comte, Sa Majesté le permet. + +Le courrier s'inclina profondément devant le roi et dit: + +--Madame, j'arrive de Rome à franc étrier. + +D'Espinosa et Philippe II dressèrent l'oreille. + +--Quelles nouvelles? fit négligemment Fausta. + +--Le pape Sixte V est mort, madame, dit tranquillement le courrier à qui +Fausta venait de donner le titre de comte. + +Cette nouvelle, lancée à brûle-pourpoint, produisit l'effet d'un coup de +foudre. + +Malgré son empire prodigieux sur elle-même, Fausta tressaillit. + +Le roi sursauta et dit vivement: + +--Vous dites, monsieur? + +--Je dis que Sa Sainteté le pape Sixte-Quint n'est plus, répéta le comte +en s'inclinant. + +--Et je ne suis pas encore avisé! gronda d'Espinosa. + +Le roi approuva l'exclamation de son ministre d'un signe de tête qui +n'annonçait rien de bon pour le messager espagnol, quel qu'il fût. + +Fausta sourit imperceptiblement. + +--Mes compliments, madame, fit le roi sur un ton glacial, votre police +est mieux organisée que la mienne. + +--C'est que, dit Fausta avec son audace accoutumée, ma police n'est pas +faite par des prêtres. + +--Ce qui veut dire?... gronda Philippe. + +--Ce qui veut dire que, si les hommes d'Eglise sont supérieurs en tout +ce qui concerne l'élaboration d'un plan, la mise à exécution d'une +intrigue bien ourdie on ne saurait attendre d'eux l'effort physique +que nécessite un tel voyage accompli à franc étrier. En semblable +occurrence, le plus savant et le plus intelligent des prêtres ne vaudra +pas un écuyer consommé. + +--C'est juste, dit le roi radouci. + +--Votre Majesté, ajouta Fausta pour panser la blessure faite à +l'amour-propre du roi, Votre Majesté verra que son messager aura fait +toute la diligence qu'il était permis d'attendre de lui. Dans quelques +heures il sera ici. + +--Savez-vous, monsieur, fit le roi, sans répondre directement à Fausta, +savez-vous quels sont les noms mis en avant pour succéder au Saint-Père? + +On remarquera que le roi ne demandait pas de quoi ni comment était mort +Sixte-Quint. Sixte-Quint c'était un ennemi qui s'en allait. Et quel +ennemi! + +L'essentiel pour lui était d'être délivré du vieux et terrible jouteur. + +Le nouveau pape serait-il un ennemi de la politique espagnole, comme le +pape défunt, ou serait-il un allié? Voila ce qui était important. + +Le courrier de Fausta se tenait raide et très pâle. Il était visible +qu'il avait donné un effort surhumain et qu'il ne se tenait debout que +par un prodige de volonté. + +A la question du roi, il répondit: + +--On parle de S. Em. le cardinal de Crémone, Nicolas Sfondrato. + +--Bon, cela, murmura le roi avec satisfaction. + +--On parle du cardinal de Santi-Quatro. Jean Fachinetti. + +Le roi fit une moue significative. + +--On parle surtout du cardinal de Saint-Marcel Castagna. + +La moue du roi s'accentua. + +--Mais l'élection du nouveau pape dépendra en grande partie du neveu du +pape défunt, le cardinal Montalte. Il est certain que le conclave suivra +docilement les indications que lui donnera le cardinal Montalte. + +--Ah! fit le roi d'un air rêveur, en remerciant d'un signe de tête. + +--Allez, comte, fit doucement Fausta, allez vous reposer. Vous en avez +besoin. + +Le comte accueillit l'invitation avec une satisfaction visible et ne se +la fit pas renouveler. + +--Ce cardinal de Montalte, de qui dépend en partie l'élection du pape +futur, n'est-il pas de vos amis, madame? dit le roi lorsque le courrier +fut sorti. + +--Il l'est, fit Fausta avec un sourire énigmatique. + +--Ainsi que le neveu du cardinal de Crémone, ce Sfondrato, duc de +Ponte-Maggiore? + +--Le duc de Ponte-Maggiore est aussi de mes amis, dit Fausta dont le +sourire se fit plus aigu encore. + +--Ne vous ont-ils pas suivie ici? + +--Je crois que oui, sire. + +Le roi ne dit plus rien, mais son oeil se posa un instant sur celui +d'Espinosa qui répondit par un imperceptible signe de tête. + +Fausta surprit le coup d'oeil de l'un et le signe d'intelligence de +l'autre. Elle comprit et elle pensa: + +«D'Espinosa va me débarrasser de ces deux hommes. Sans le savoir et sans +le vouloir, il me rend service, car ces deux fous d'amour commençaient à +me gêner plus que je n'aurais voulu.» + +Et sa pensée se reportant sur Sixte-Quint qui n'était plus: + +«Le vieil athlète est donc mort, enfin! Qui sait si je ne ferais pas +bien de retourner là-bas? Pourquoi ne reprendrais-je pas l'oeuvre +gigantesque? A présent que Sixte-Quint n'est plus, qui donc serait de +force à me résister?» + +Et son oeil se reportant sur le roi qui paraissait réfléchir +profondément: + +«Non, dit-elle, fini le rêve de la papesse Fausta. Fini! momentanément. +Ce que j'entreprends ici ne le cède en rien en grandeur et en puissance +à ce que j'avais rêvé. Et qui sait si je n'arriverai pas ainsi plus +sûrement à la couronne pontificale? Puis il faut tout prévoir: si je +parais renoncer à mes anciens projets, on me laissera tranquille. Mes +biens, mes États, sur lesquels le vieux lutteur avait mis la main, me +seront rendus. En cas d'adversité, je puis me retirer en Italie, j'y +serai encore souveraine et non plus proscrite. Et mon fils, le fils +de Pardaillan! Je vais donc enfin pouvoir rechercher cet enfant sans +crainte d'attirer sur lui l'attention mortelle de mon irréductible +ennemi. Le trésor que j'avais prudemment caché, et dont Myrthis seule +connaît la retraite, échappera à la convoitise de celui qui n'est plus. +Mon fils, du moins, sera riche.» + +Et avec une sorte d'étonnement: + +«D'où vient que je me sens prise de l'impérieux désir de revoir +l'innocente petite créature, de la serrer dans mes bras? Est-ce la joie +de la savoir enfin à l'abri de tout danger?...» + +A l'instant précis où elle se posait ces questions, d'Espinosa disait: + +--Et vous, madame, que comptez-vous faire? + +Si haut placé que fût d'Espinosa, prince de l'Eglise, grand inquisiteur +d'Espagne, la désinvolture avec laquelle il se permettait de +l'interroger sur ses projets ne laissa pas de la piquer. Aussi, ne +voulant pas se fâcher en présence du roi, elle se fit glaciale pour +demander à son tour: + +--A quel sujet? + +--Au sujet de la succession du pape Sixte V. + +--Eh! dit Fausta d'un air souverainement détaché, en quoi cette +succession peut-elle m'intéresser? + +D'Espinosa posa sur elle son oeil lumineux, et lentement, avec une +insistance lourde de menaces: + +«N'avez-vous pas tenté certaine entreprise, dont l'insuccès vous a valu +une condamnation à mort? N'avez-vous pas, durant de longs mois, été la +prisonnière de celui qui fut votre vainqueur et dont on vient de vous +annoncer la mort? Ne trouverez-vous pas l'occasion propice et ne +serez-vous pas tentée de reprendre vos projets momentanément abandonnés? + +--Je vous entends, cardinal, mais rassurez-vous. Ces projets n'existent +plus dans mon esprit. J'y renonce librement. Le successeur de Sixte, +quel qu'il soit, ne me verra pas me dresser sur son chemin. + +--Ainsi, madame, cette mort ne change rien à nos conventions? Vous +n'avez pas l'intention de regagner l'Italie, Rome? + +--Non, cardinal. J'entends rester ici. + +Et, se tournant vers Philippe II qui, tout en paraissant s'intéresser à +la course, ne perdait pas un mot de cette conversation: + +--A moins que le roi ne me chasse, ajouta-t-elle. + +Philippe II la regarda d'un air étonné. + +Sans lui laisser le temps de placer un mot, d'Espinosa répondit pour +lui: + +--Le roi ne vous chassera pas, madame. N'êtes-vous pas l'astre le plus +resplendissant de sa cour? Aussi Sa Majesté, j'ose vous l'assurer, vous +gardera près d'Elle aussi longtemps qu'Elle le pourra. + +L'oreille la plus avertie n'aurait pu percevoir ni l'ironie ni la menace +dans ces paroles d'une galanterie raffinée en apparence. + +Fausta ne s'y méprit pourtant pas, et, en suivant d'un oeil froid la +haute stature du grand inquisiteur devant qui chacun se courbait et +s'effaçait, elle songeait, avec un imperceptible sourire aux lèvres: + +«Va! Va donner des ordres pour qu'on me garde prisonnière à Séville +jusqu'à ce que le pape de ton choix soit désigné pour succéder à +Sixte! Sans t'en douter tu fais mon jeu, comme tu l'auras fait en me +débarrassant de Montai te et de Sfondrato.» + +Cependant le roi, averti par le coup d'oeil d'Espinosa, s'écria de son +air le plus aimable: + +--Hé quoi! madame, vous songeriez à nous quitter? + +--Au contraire, sire, je manifestais mon intention de prolonger mon +séjour à la cour d'Espagne. A moins que Votre Majesté ne me chasse, +ai-je ajouté. + +--Vous chasser, madame! Par la Trinité Sainte! vous n'y pensez pas! M. +le cardinal vous le disait fort justement, à l'instant: nous ne saurions +plus nous passer de vous. Que vous le vouliez ou non, madame, vous êtes +notre prisonnière. Rassurez-vous cependant, nous ferons tout ce qui +dépendra de nous pour que cette captivité ne vous soit pas trop pénible. + +--Votre Majesté me comble! dit sérieusement Fausta. + +En elle-même, elle songeait: + +«Prisonnière, soit, ô roi! Si tout marche au gré de mes désirs, bientôt +tu seras mon prisonnier à ton tour.» + +Cependant la deuxième course venait de s'achever sans incident +remarquable, et les nombreux valets affectés à ce service s'activaient +au nettoyage de la piste. C'était comme un entracte en attendant la +troisième course, celle du Torero. + +Cette course, c'était le clou de la fête. + +Dans le peuple, on trouvait deux catégories de spectateurs: ceux pour +qui elle constituait un spectacle empoignant, qui avait le don de les +passionner au plus haut point. + +En second lieu, il y avait ceux qui attendaient quelque chose, soit +qu'ils fussent affiliés à la société secrète dont le duc de Castrana +était le chef nominal, soit qu'ils eussent été soudoyés avec l'or de +Fausta. Ceux-là attendaient le signal qui, de simples spectateurs qu'ils +étaient, ferait d'eux des acteurs participant au drame. Ceux-là, quand +ils se mettraient en mouvement, entraîneraient infailliblement ceux qui +ne savaient rien, mais qui, admirateurs enthousiastes du Torero, ne +permettraient pas, sans protester, qu'on touchât à leur héros. + +Dans la noblesse, à part un nombre infime de privilégiés, fort avant +dans la confiance du roi ou du grand inquisiteur, qui savaient +tout--tout ce que le roi avait consenti à avouer, bien entendu--tout le +reste savait qu'il était question de l'arrestation du Torero et que +la cour craignait que cette arrestation ne provoquât un soulèvement +populaire. + +Enfin, en dehors de la noblesse et du peuple, il y avait les troupes +massées par d'Espinosa dans l'enceinte de la plazza et dans les rues +environnantes. + +Ces soldats, la longueur de l'attente commençait de les énerver, et, +sans savoir pourquoi, eux aussi attendaient cette course avec la +même impatience, car ils savaient qu'elle serait le terme de leur +interminable faction. + +Tout ceci explique pourquoi, pendant que les valets sablaient et +ratissaient soigneusement la piste, un silence lourd, sinistre, pesa sur +la multitude. C'était le calme décevant qui précède l'orage. + +Philippe II était loin d'être un sentimental. La pitié, la clémence +existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que sentiments. +Et c'était cela précisément qui faisait sa force et le rendait si +redoutable. Il n'avait qu'une vertu: la foi ardente, sincère. Et sa foi +n'était pas que religieuse. Il croyait aussi en la grandeur de sa race, +en la supériorité de sa dynastie. + +Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette foule, l'instant +d'avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, était si impressionnant +qu'il impressionna le roi. + +Philippe laissa errer son oeil froid sur toutes ces fenêtres encadrant +des têtes curieuses. Là, c'était l'insouciance, la sécurité absolue. Là, +nul danger à courir. Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, +s'arrêta aux tribunes. + +Et Philippe se posa la question: + +«Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes hommes, braves, +vaillants, pleins de force et de vie, figés là dans l'angoisse de +l'attente? Combien?...» + +Et son oeil s'attarda sur les tribunes. + +Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par-delà les +barrières et les palissades et les cordes, et les gardes, et les +arquebusiers, et les hommes d'armes. + +Là, c'était la multitude des bourgeois et des hommes du peuple. Là, +point de retraite prudemment ménagée; là, chaque spectateur pouvait +devenir une victime, payer de sa vie la curiosité satisfaite. + +Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer un long +frisson, et dans le désarroi de son esprit fulgura cette autre question, +plus terrible encore que la première: + +«Est-il juste de sacrifier tant d'existences? Ai-je bien le droit +d'envoyer à la mort tant de braves gens?» + +Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui qui se +croyait si fort au-dessus de l'humanité, vint estomper l'éclat de son +regard si froid l'instant d'avant. + +A cet instant précis, une voix murmura à son oreille. + +--Je viens de donner les derniers ordres. Ils ne sauraient nous +échapper. Tout à l'heure, dans un instant, ils seront en notre pouvoir +et tout sera dit. + +Le roi tressaillit violemment et se retourna brusquement. + +Debout derrière lui, le grand inquisiteur d'Espinosa le couvrait de la +pourpre de son costume de cardinal, comme une énorme tache de sang qui +s'étendait sur lui, l'enveloppait, le dominait, tache de sang réclamant +du sang, encore, toujours, avec l'assurance donnée que ce sang répandu +se confondrait avec elle, disparaîtrait en elle. + +Et, comme si la présence de cette ombre rouge planant sur lui eût suffi +à faire vaciller ses résolutions, le roi qui, à l'instant même, était +presque décidé à faire grâce, le roi redevint flottant et irrésolu. + +--Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'après les nouvelles qui nous sont +parvenues, on pourrait surseoir à nos projets? Tout bien pesé, en +quoi la mort de ce jeune homme nous sera-t-elle utile? Ne pourrait-on +l'exiler, l'envoyer en France ou ailleurs, avec défense de rentrer dans +nos États, à peine de la vie? + +D'Espinosa était loin de s'attendre à un pareil revirement. Néanmoins +il ne sourcilla pas. Il ne manifesta ni surprise ni mécontentement. Il +était sans doute accoutumé à lutter sourdement contre son orgueilleux +maître pour arriver à lui faire adopter comme siennes propres les +décisions qu'il avait prises, lui grand inquisiteur. + +--S'il n'y avait que ce jeune homme, on pourrait, en effet, s'en +débarrasser à bon compte. Mais il y a autre chose, sire. Il y a le sire +de Pardaillan. + +Fausta frémit. Quel accès de générosité prenait donc le roi? Allait-il +faire grâce aussi à Pardaillan? A son tour elle fixa le roi comme +si elle eût voulu aider, de toute sa volonté tenace, la volonté de +d'Espinosa. + +Mais Philippe ne songeait pas à étendre sa mansuétude jusque sur le +chevalier. Il répondit donc vivement: + +--Pour celui-là, je vous l'abandonne. On pourrait toutefois remettre à +plus tard son exécution. + +Rudement, d'Espinosa dit: + +--Le sire de Pardaillan a trop longtemps attendu le châtiment dû à son +insolence. Ce châtiment ne saurait être différé plus longtemps. Il y va +de la majesté royale, à laquelle, moi vivant, nul ne pourra attenter +sans payer ce crime de sa vie. + +Le roi hocha la tête. Il ne paraissait pas très convaincu. Alors +d'Espinosa, faisant peser son oeil scrutateur sur Fausta: + +--Ce n'est pas tout, sire. Mme la princesse Fausta pourra vous dire que +je n'invente ni n'exagère rien. + +--Moi! fit Fausta surprise. En quoi mon témoignage peut-il vous être +utile? + +--Vous allez le savoir, madame. Des traîtres, des fous se sont trouvés, +qui ont fait ce rêve insensé de se révolter contre leur roi, de soulever +le pays, de déchaîner la guerre civile et de pousser sur le trône ce +jeune homme précisément sur le sort duquel vous avez la faiblesse de +vous apitoyer, sire. + +--Par le sang du Christ! cardinal, pesez bien vos paroles! Vous jouez +votre tête, monsieur! dit le roi presque à voix haute. + +--Je le sais, dit froidement d'Espinosa. + +--Et vous dites? Répétez! grinça Philippe. + +--Je dis, gronda d'Espinosa, qu'un complot a été fomenté contre la +couronne, contre la vie peut-être du roi. Je dis que ce complot doit +éclater ici même, dans un instant. Je dis que ceci mérite un châtiment +exemplaire, terrible, dont il soit parlé longtemps. Je dis que toutes +mes dispositions sont prises pour la répression. Et j'en appelle au +témoignage de la princesse Fausta ici présente. + +Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Fausta ne put s'empêcher de jeter +autour d'elle ce regard du noyé qui cherche à quelle branche il pourra +se raccrocher. + +«D'Espinosa sait tout..., songea-t-elle. Comment? Par qui? Peu importe. +Il se sera trouvé parmi les conjurés quelque traître qui, pour un titre, +pour un peu d'or, n'a pas hésité à nous trahir tous. Je vais être +arrêtée. Je suis perdue, irrémédiablement. Que n'ai-je amené mes trois +braves Français!... Du moins ne mourrais-je pas sans combat!» + +Ces réflexions passèrent dans son esprit avec l'instantanéité d'un +éclair, et cependant son visage demeurait toujours calme et souriant. Et +comme le roi, soupçonneux, se tournait vers elle et disait: + +--Vous avez entendu, madame? Parlez! Par le Ciel, parlez! +Expliquez-vous! + +Elle redressa son front orgueilleux, et regardant d'Espinosa droit dans +les yeux: + +--Tout ce que dit M. le cardinal est l'expression de la pure vérité. + +D'une voix dure, le roi demanda: + +--Comment se fait-il que, sachant cela, madame, vous n'ayez pas cru +devoir nous aviser? + +Fausta allait pousser la bravade à un point qui pouvait lui être fatal. +Déjà cette femme extraordinaire, dont le courage intrépide s'était +manifesté en mainte circonstance critique, tourmentait la poignée de la +mignonne dague qu'elle avait au côté; déjà son oeil d'aigle avait +mesuré la distance qui séparait le balcon du sol et combiné qu'un bond +adroitement calculé pouvait la soustraire au danger d'une arrestation +immédiate; déjà elle ouvrait la bouche pour la suprême bravade et +ployait les jarrets pour le saut médité, lorsque le grand inquisiteur, +d'une voix apaisée, déclara: + +--J'en ai appelé au témoignage de la princesse, assuré que j'étais +de l'entendre confirmer mes paroles. Mais je n'ai pas dit que je la +suspectais, ni qu'elle fût mêlée en quoi que ce soit à une entreprise +folle, vouée à un échec certain (et il insista sur ces mots). Si la +princesse n'a pas parlé, c'est qu'elle ne pouvait le faire sans forfaire +à l'honneur. Au surplus, elle n'ignorait apparemment pas que je savais +tout et elle a dû penser, à juste raison, que je saurais faire mon +devoir. + +La parole qui devait consommer sa perte ne jaillit pas des lèvres de +Fausta, ses jambes prêtes à bondir se détendirent lentement, sa main +cessa de tourmenter le manche de la dague, et, tandis qu'elle approuvait +d'un signe de tête les paroles du grand inquisiteur, elle pensait: + +«Pourquoi d'Espinosa me sauve-t-il? A-t-il simplement voulu me donner un +avertissement? Il faut savoir. Je saurai.» + +Apaisé par la déclaration du grand inquisiteur, le roi daignait +s'excuser en ces termes: + +--Excusez ma vivacité, madame, mais ce que me dit M. le Grand +Inquisiteur est si extraordinaire, si inconcevable, que je pouvais +douter de tout et de tous. + +Fausta se contenta d'agréer les excuses royales d'un signe de tête +d'une souveraine indifférence. Quant à d'Espinosa il reprit d'une voix +grondante: + +--Et maintenant, sire, que je vous ai dévoilé la vérité, maintenant que +je vous ai montré ce que complotent les braves gens sur le sort de qui +il vous plaît de vous apitoyer, je vais, me conformant aux volontés du +roi, annuler les ordres que j'ai donnés, leur laisser le champ libre, +leur donner toutes les facilités pour l'exécution de leur forfait. + +Et, sans attendre de réponse, il se dirigea d'un pas rude et violent +vers la sortie. + +--Arrêtez, cardinal! cria le roi. + +D'Espinosa attendait cet ordre; il était sûr que son maître, le +lancerait. Sans hâte, sans joie, sans triompher, il se retourna +posément, avec un tact admirable, ne montrant ni trop de hâte ni trop de +lenteur, et, très calme, comme toujours, comme si rien ne s'était passé, +il revint se placer derrière le fauteuil du roi. + +--Monsieur le cardinal, dit Philippe d'une voix assez forte pour que +tout le monde l'entendît dans la loge, vous êtes un bon serviteur, et +nous n'oublierons pas le signalé service que vous nous rendez en ce +jour. + +D'Espinosa s'inclina profondément. Il avait obtenu la réparation qu'il +espérait. + +--Faites commencer la joute de ce Torero tant réputé, ajouta le roi. Je +suis curieux de voir si le drôle mérite la réputation qu'on lui fait en +Andalousie. + + + +X + +LE TRIOMPHE DU CHICO + +LE Torero était sur la piste. Il tenait dans sa main gauche sa cape de +satin rouge; dans sa main droite il tenait son épée de parade. + +Cette cape était une cape spéciale, de dimensions très réduites. Quant à +l'épée, dont, jusqu'à ce jour, il n'avait jamais fait usage, malgré +les apparences, c'était une arme merveilleuse, flexible et résistante, +sortie des ateliers d'un des meilleurs armuriers de Tolède. + +Près de lui se tenaient ses deux aides et le nain Chico. Tous les +quatre étaient près de la porte d'entrée, le Torero s'entretenant avec +Pardaillan, lequel avait manifesté son intention d'assister à la course +à cet endroit qui lui paraissait bien placé pour intervenir, le cas +échéant. + +Près de cette porte d'entrée, le couloir était encombré par une foule de +gens qui paraissaient faire partie du personnel nombreux engagé pour la +circonstance. + +Ni Pardaillan ni le Torero ne prêtèrent la moindre attention à ceux qui +se trouvaient là et qui, sans aucun doute, avaient le droit d'y être. + +Le moment étant venu d'entrer en lice, le Torero serra la main du +chevalier et il alla se placer au centre de la piste, face à la porte +par où devait sortir le taureau dont il aurait à soutenir le choc. Ses +deux aides et son page (le Chico), qui ne devaient plus le quitter à +compter de cet instant, se placèrent derrière lui. + +Dès qu'il fut en place, comme la bête pouvait être lâchée brusquement, +tous ceux qui encombraient la lice s'empressèrent de lui laisser le +champ libre en se dirigeant à toutes jambes vers les barrières, qu'ils +se hâtèrent de franchir, sous les quolibets de la foule amusée. + +Les courtisans savaient que le Torero était condamné. Lorsque sa +silhouette élégante se détacha, seule, au milieu de l'arène, au lieu de +l'accueillir par des paroles encourageantes, au lieu de l'exciter à bien +combattre, comme on le faisait habituellement pour les autres champions, +un silence mortel s'établit soudain. + +Le peuple, lui, ignorait que le Torero fût condamné ou non. Ceux qui +savaient étaient des hommes à Fausta ou au duc de Castrana, et ceux-là +étaient bien résolus à le soutenir. Or, pour ceux qui savaient, comme +pour ceux qui ne savaient pas, le Torero était une idole. + +Le silence glacial qui pesa sur les rangs de la noblesse déconcerta tout +d'abord les rangs serrés du populaire. Puis l'amour du Torero fut le +plus fort; puis l'indignation de le voir si mal accueilli, enfin +le désir impérieux de le venger séance tenante de ce que plus d'un +considérait comme un outrage dont il prenait sa part. + +Le Torero, immobile au milieu de la piste, perçut cette sourde hostilité +d'une part, cette sorte d'irritation d'autre part. Il eut un sourire +dédaigneux, mais, quoi qu'il en eût, cet accueil, auquel il n'était pas +accoutumé, lui fut très pénible. + +Comme s'il eût deviné ce qui se passait en lui, le peuple se ressaisit +et bientôt une rumeur sourde s'éleva, timidement d'abord, puis se +propagea, gagna de proche en proche, s'enfla, et finalement éclata en +un tonnerre d'acclamations délirantes. Ce fut la réponse populaire au +silence dédaigneux des courtisans. + +Réconforté par cette manifestation de sympathie, le Torero tourna le dos +aux gradins et à la loge royale et salua, d'un geste gracieux de son +épée, ceux qui lui procuraient cette minute de joie sans mélange. Après +quoi, il fit face au balcon royal et, d'un geste large, il salua le +roi qui, rigide et observateur des règles de la plus méticuleuse des +étiquettes, se vit dans la nécessité de rendre le salut à celui qui, +peut-être, allait mourir. Ce qu'il fit avec d'autant plus de froideur +qu'il avait été plus sensible à l'affront du Torero saluant la vile +populace avant de le saluer, lui, le roi. + +Ce geste du Torero, froidement prémédité, qui dénotait chez lui une +audace rare, ne fut pas compris que du roi et de ses courtisans, +lesquels firent entendre un murmure réprobateur. Il le fut aussi de la +foule, qui redoubla ses acclamations. Il le fut surtout de Pardaillan +qui, trouvant là l'occasion d'une de ces bravades dont il avait le +secret, s'écria au milieu de l'attention générale: + +--Bravo, don César! + +Et le Torero répondit à cette approbation précieuse pour lui par un +sourire significatif. + +Ces menus incidents, qui passeraient inaperçus aujourd'hui, avaient +alors une importance considérable. Rien n'est plus fier et plus +ombrageux qu'un gentilhomme espagnol. + +Le roi étant le premier des gentilshommes, narguer ou insulter le +roi, c'était insulter toute la gentilhommerie. C'était un crime +insupportable, dont la répression devait être immédiate. + +Or, cet aventurier de Torero, qui n'avait même pas un nom, dont la +noblesse tenait uniquement à sa profession de ganadero qui anoblissait +alors, ce misérable aventurier s'était permis de vouloir humilier le +roi. Cette tourbe de vils manants, qui piétinaient, là-bas, sur +la place, s'était permis d'appuyer et de souligner de ses bravos +l'insolence de son favori. Enfin cet autre aventurier étranger, ce +Français, était venu à la rescousse. + +Par la Vierge immaculée! par la Trinité sainte! par le sang du Christ! +voici qui était intolérable et réclamait du sang! Si une diversion +puissante ne se produisait à l'instant même, c'en était fait: les +courtisans se ruaient, le fer à la main, sur la populace, et la bataille +s'engageait autrement que n'avait décidé d'Espinosa. + +Cette diversion, ce fut le Chico qui, sans le vouloir, la produisit par +sa seule présence. + +A défaut d'autre mérite, sa taille minuscule suffisant à le signaler à +l'attention de tous, le nain était connu de tout Séville. Mais, si, sous +ses haillons, sa joliesse naturelle et l'harmonie parfaite de ses formes +de miniature forçaient l'attention au point qu'une artiste raffinée +comme Fausta avait pu déclarer qu'il était beau, on imagine aisément +l'effet qu'il devait produire, ses charmes étant encore rehaussés par +l'éclat du somptueux costume qu'il portait avec cette élégance native +et cette fière aisance qui lui étaient particulières. Il devait être +remarqué. Il le fut. + +Il avait dit naïvement qu'il espérait faire honneur à son noble maître. +Il lui fit honneur, en effet. Et, qui mieux est, il conquit d'emblée les +faveurs d'un public railleur et sceptique qui n'appréciait réellement +que la force et la bravoure. + +Pour détourner l'orage prêt à éclater, il suffit qu'une voix, partie +on ne sait d'où, criât: «Mais c'est El Chico!» Et tous les yeux +se portèrent sur lui. Et nobles et vilains, sur le point de +s'entre-déchirer, oublièrent leur ressentiment et, unis dans le +sentiment du beau, se trouvèrent d'accord dans l'admiration. + +Le branle étant donné par la voix inconnue, le roi ayant daigné sourire +à la gracieuse réduction d'homme, les exclamations admiratives fusèrent +de toutes parts. Les nobles dames qui s'extasiaient n'étaient pas les +dernières ni les moins ardentes. Et le mot qui voltigeait sur toutes les +lèvres féminines était le même: + +«Poupée! Mignonne poupée! Poupée adorable! Poupée!» + +Jamais le Chico n'avait osé rêver un tel succès. Jamais il ne s'était +trouvé à pareille fête. Car il était assez glorieux le petit bout +d'homme, et, sur ce point, il était, malgré ses vingt ans, un peu +enfant. + +Aussi fallait-il voir comme il se redressait et de quel air crâne il +tourmentait la poignée de sa dague. Et cependant dans son esprit une +seule pensée, toujours la même, passait et repassait avec l'obstination +d'une obsession: + +--Oh! si ma petite maîtresse était là! Si elle pouvait voir et +entendre!... + +Elle était là pourtant, la petite Juana; là, perdue dans la foule, et, +si le Chico ne pouvait la voir, elle, du moins elle le voyait très bien. + +Elle était là et elle voyait tout et entendait tout ce qui se disait, +tous les compliments qui tombaient dru comme grêle sur son trop timide +amoureux. Et elle voyait les jolies lèvres des nobles et hautes et si +belles dames qui s'extasiaient. Et elle voyait même très bien ce que ne +voyait pas le naïf Chico, perdu qu'il était dans son rêve d'adoration, +c'est-à-dire les coups d'oeil langoureux que ces mêmes belles dames ne +craignaient pas de jeter effrontément sur son pâtiras. + +Parée comme une madone, elle avait rencontré le sire de Pardaillan, +lequel, sans paraître remarquer sa rougeur et sa confusion ni son +émotion, pourtant très visibles, l'avait doucement prise par la main, +l'avait entraînée dans ce petit cabinet où elle était chez elle et s'y +était enfermé seul à seule. + +Que dit Pardaillan à la petite Juana, qui paraissait si émue quand il +l'entraîna ainsi? C'est ce que la suite des événements nous apprendra +peut-être. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que +l'entretien fut plutôt long et que la petite Juana avait les yeux +singulièrement rouges en sortant du cabinet. + +Son entretien avec Pardaillan n'avait pas modifié son intention +d'assister à la course. Aussi, le moment venu, elle demanda à la vieille +Barbara de l'accompagner. Aussitôt, celle-ci d'éclater: + +--Aller à la course, vous, une demoiselle! Sainte Barbe, ma digne +patronne, se peut-il que mes oreilles entendent une demande aussi +incongrue! Est-ce la place, dites-moi, d'une jeune fille qui se +respecte! + +Sans se fâcher, Juana avait maintenu sa demande, ajoutant que, +puisqu'elle n'avait pas droit aux places réservées, elle se contenterait +de se mêler à la foule, et que, si Barbara refusait de l'accompagner, +elle irait seule. A quoi la matrone ne manqua pas de maugréer: + +--Aller seule dans la foule! A quoi servirait-il donc d'avoir des +serviteurs encore robustes, Dieu merci! capables de faire respecter leur +jeune maîtresse et de la défendre au besoin!--Suis-je donc si vieille, +si impotente que je ne puisse vous protéger! Jour de Dieu! j'irai avec +vous ou vous n'irez pas. Et, si quelqu'un vous manque, je lui ferai voir +de quel bois se chauffe votre nourrice Barbara, que vous jugez trop +vieille pour vous accompagner. + +C'est ainsi que, la vieille escortant la jeune, elles étaient allées se +placer au milieu de la cohue. Juana, moins favorisée que la Giralda, +n'avait pu pénétrer jusqu'au premier rang. Elle n'avait pas de siège +pour s'asseoir, pas le moindre petit banc pour s'exhausser, elle qui +était si petite. Elle ne voyait rien. Elle ne connaissait les péripéties +des différentes courses que par ce qu'on en disait tout haut autour +d'elle, mais elle était là. + +C'est ainsi qu'elle avait vu--si nous pouvons ainsi dire--la téméraire +intervention de Pardaillan, et son coeur avait battu à coups précipités. +Mais, au souvenir des paroles qu'il lui avait dites le matin même, elle +avait hoché douloureusement la tête comme pour dire: + +«N'y pensons plus.» + +Lorsque la voix inconnue cria: «Mais c'est El Chico!» son petit coeur se +remit à battre comme il avait battu pour Pardaillan. Pourquoi? Elle ne +savait pas. Elle avait voulu voir. Mais elle avait beau avoir de grands +talons, elle avait beau se hausser sur la pointe des pieds, sauter sur +place, elle ne parvenait pas à apercevoir le nain. + +Et, cependant, elle entendait les acclamations qui s'adressaient au +Chico. Au Chico! Qui lui eût dit cela quelques minutes plus tôt l'eût +bien surprise. + +Alors elle voulut voir le Chico à tout prix. Ce Chico qu'on trouvait +si beau, si brave, si mignon, si crâne dans son superbe et luxueux +costume--du moins, ainsi le dépeignaient tant de nobles dames--il lui +semblait que ce n'était pas son Chico à elle, sa poupée vivante qu'elle +tournait et retournait au gré de son caprice. Il lui semblait que ce +devait être un autre, qu'il y avait erreur. Et nerveuse, angoissée, +colère, sans savoir pourquoi ni comment, avec des envies folles de rire +et de pleurer, elle cria: + +--Mais prends-moi donc dans tes bras que je puisse voir!... + +D'une voix tellement changée, sur un ton si violent, que la vieille +Barbara, stupéfaite, oublia pour la première fois de sa vie de +ronchonner, la prit docilement dans ses bras et, avec une vigueur qu'on +ne lui eût pas soupçonnée, augmentée peut-être par l'inquiétude, car +elle sentait confusément que quelque chose d'anormal et d'extraordinaire +se passait dans l'âme de son enfant, elle la souleva et la maintint +au-dessus de la foule, assise sur sa robuste épaule. + +C'est ainsi que la petite Juana vit le nain Chico dans toute sa +splendeur. Elle le regarda de tous ses yeux comme si elle ne l'eût +jamais vu, comme si ce ne fût pas là le même Chico avec qui elle avait, +été élevée, le même Chico qu'elle s'était plu, inconsciemment, à faire +souffrir, le considérant comme sa chose, son jouet à l'égard de qui elle +pouvait tout se permettre. + +C'était cependant toujours le même. Il n'avait rien de changé, si +ce n'est son costume et un petit air crâne et décidé qu'elle ne lui +connaissait pas. Si le Chico était toujours le même, c'est donc +que quelque chose qu'elle ne soupçonnait pas était changé en elle. +Peut-être!... + +Mais la petite Juana ne se rendait pas compte de cela, et, comme à ce +moment le mot poupée fleurissait sur les lèvres pourpres de tant de +jolies dames, sans savoir ce qu'elle disait, avec un regard de colère et +de défi à l'adresse des nobles effrontées, elle cria rageusement: + +--C'est à moi, cette poupée! à moi seule! + +Et, comme elle avait l'habitude de trépigner dans ces moments de grandes +colères, ses petits pieds, si coquettement chaussés, battant dans le +vide, se mirent à tambouriner frénétiquement le ventre de la pauvre +Barbara, qui, ne sachant ce qui lui arrivait, sans lâcher prise +toutefois, se mit à beugler: + +--Ho! ha! hé là! notre maîtresse! pour Dieu, qu'avez-vous? que vous +arrive-t-il? Calmez-vous, enfant de mon coeur, ou vous allez crever le +ventre de votre vieille nourrice! + +Mais l'enfant de son coeur n'entendait pas. Comme elle avait crié +brutalement: «Prends-moi dans tes bras!» elle cria de même, en la +bourrant de coups de talon furieux: + +«Mais descends-moi donc! Je ne veux pas les voir, ces éhontées! Elles me +rendraient folle! + +Et la vieille, éberluée, ahurie, médusée, ne put qu'obéir machinalement, +sans trouver un mot, tant son saisissement était grand, et elle +considéra un moment avec une inquiétude affreuse son enfant qui, en +effet, paraissait ne plus avoir toute sa raison. + +Pour achever de lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait, +Juana ne fut pas plutôt à terre que, saisissant la matrone par la main, +elle l'entraîna violemment, en disant d'une voix coupée de sanglots: + +--Viens! allons-nous-en! partons! Ne restons pas une minute de plus ici! +Je ne veux plus voir, je ne veux plus entendre! + +Et, avec une inconscience qui assomma littéralement la nourrice, elle +ajouta: + +--Maudite soit l'idée que tu as eue de me conduire à cette course! + +C'est ainsi que la petite Juana n'assista pas à la fin de la course. +C'est ainsi que, sans s'en douter, elle échappa à la bagarre qui devait +suivre et dans laquelle elle courait le risque de perdre la vie; c'est +ainsi qu'elle échappa à la mort qui planait sur cette multitude de +curieux. + + + +XI + +VIVE LE ROI CARLOS! + +Cependant le taureau avait été lâché. + +Tout d'abord, comme presque toujours, ébloui par la lumière éclatante, +succédant sans transition à l'obscurité d'où il sortait, il s'arrêta, +indécis, humant l'air, frappant ses flancs de sa queue, agitant sa tête. + +Le Torero lui laissa le temps de se reconnaître, puis il fit quelques +pas à sa rencontre, l'excitant de la voix, lui présentant sa cape +déployée. + +Le taureau ne se fit pas répéter l'invite. Ce morceau de satin écarlate +qu'on lui présentait lui tira l'oeiï tout de suite, et il fonça droit +sur lui, tête baissée. + +Ce fut un moment d'indicible émotion parmi ceux qui ne souhaitaient +pas la mort du Torero. Pardaillan lui-même, empoigné par la tragique +grandeur de cette lutte inégale, suivait avec une attention passionnée +les phases de la passe. + +Le Torero, qui paraissait chevillé au sol, attendit le choc, sans +bouger, sans faire un geste. Au moment où le taureau allait donner son +coup de corne, il déplaça la cape à droite. Prodige, le taureau suivit +le morceau d'étoffé qu'il frappa. En passant; il frôla le Torero. + +La seconde d'après, les spectateurs haletants virent don César qui, +la cape jetée sur les reins, se retirait avec autant d'aisance et de +tranquillité qu'il eût pu en montrer dans son intérieur paisible. + +Un tonnerre d'acclamations salua ce coup d'audace exécuté avec un +sang-froid et une maîtrise incomparables. Même les courtisans oublièrent +tout pour applaudir. Le roi, d'ailleurs, n'avait pu dissimuler un geste +émerveillé. + +Le taureau, stupéfait de n'avoir frappé que le vide, se rua de nouveau +sur l'homme. Celui-ci s'enroula dans sa cape en la tenant par les +extrémités du collet, et, tournant le dos à la bête, il se mit à marcher +paisiblement devant elle. + +La bête frappa furieusement à droite. Elle ne rencontra que l'étoffe. +Elle retourna à la charge et frappa à gauche. Le Torero, par une série +de balancements du corps, évitait les coups et lui présentait toujours +l'étoffe. Puis il se mit à décrire des demi-cercles, et le taureau +suivit la tangente de ces demi-cercles sans jamais pouvoir toucher autre +chose que ce leurre qu'on lui présentait. + +Et les acclamations se firent délirantes. + +Que les amateurs de courses modernes ne sourient pas d'un air dédaigneux +et ne murmurent pas! Mais ce Torero prodigieux n'accomplit, en somme, +que les exploits que le dernier des capéadores exécute sans sourciller +aujourd'hui. + +Qu'on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose comme +trois siècles avant que ne fussent créées et mises en pratique les +règles de la tauromachie moderne. + +Quoi qu'il en soit, les passes de notre Torero, inconnues à l'époque, +retrouvées plusieurs siècles plus tard, avaient tout le charme de la +nouveauté et pouvaient, à juste raison, susciter l'enthousiasme de la +foule. + +Le taureau, surpris de voir qu'aucun de ses coups ne portait, s'arrêta +un moment et parut réfléchir. Puis il pointa ses oreilles, gratta +rageusement la terre, frôla le sol de son mufle et recula pour prendre +son élan. + +Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en avant et en dehors de +la ligne de son corps. En même temps, il vint se placer droit devant le +taureau, le plus près possible, et, avançant un pied, il provoqua la +bête. + +Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant la tête, se +disposait à porter son coup, il baissa brusquement la cape, en lui +faisant décrire un arc de cercle. En même temps, il se mettait hors +d'atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion du buste, +sans bouger les pieds. + +Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape trompeuse. Le +Torero fit alors un demi-tour complet et se présenta de nouveau devant +la bête. + +Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son épée le flot de +rubans qu'il avait lestement cueilli au passage. + +Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur et d'angoisse, +laissa éclater sa joie, et, à la considérer, hurlante et gesticulante, +on eût pu croire qu'elle venait soudain d'être prise de folie. Les uns +criaient, d'autres applaudissaient, ici on entendait des éclats de rire, +là des sanglots convulsifs. + +Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient le résultat de +la réaction qui se produisait. C'est que, pendant tout le temps où le +Torero, après avoir provoqué sa fureur, attendait l'assaut de la +bête sans reculer d'une semelle, avec un calme souriant, l'angoisse +étreignait les spectateurs à un degré tel qu'on pouvait croire que la +vie était suspendue et se concentrait, toute, dans les yeux hagards, +striés de sang, qui suivaient passionnément les mouvements violents de +la brute qui, seule, attaquait, tandis que l'homme, en la bravant, se +soustrayait à ses coups, à l'ultime seconde où ils étaient portés. + +Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre celui qui +lui rappelait son déshonneur d'époux, le roi, pendant tout ce temps, +trahissait son émotion par la contraction de ses mâchoires et par une +pâleur inaccoutumée. + +Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait s'empêcher de +frémir en songeant qu'un faux pas, un faux mouvement, une seconde +d'inattention pouvaient provoquer la mort de ce jeune homme en qui +reposait l'espoir de ses rêves d'ambition. + +Seul, d'Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de ne +pas dire que, pendant les instants mortellement longs où l'homme, +impassible, subissait l'attaque furieuse de la brute, tous ceux de la +noblesse, qui savaient cependant qu'il était condamné, faisaient des +voeux pour qu'il échappât aux coups qui lui étaient portés. + +Puis, cette espèce d'accès de folie, qui s'était emparé de la foule, +se transforma en admiration frénétique, et l'enthousiasme déborda, +délirant, indescriptible. Mais ce n'était pas fini. + +Le Torero avait cueilli le trophée. Il était vainqueur. Il pouvait se +retirer. Mais on savait que, s'il ne tuait jamais la bête, il s'imposait +à lui-même de la chasser de la piste, seul, par ses propres moyens. + +Tout n'était pas dit encore. Par des jeux multiples et variés, +semblables à ceux qu'il venait d'exécuter avec tant de succès, il lui +fallait acculer la bête à la porte de sortie. Pour cela, lui-même devait +se placer devant cette porte et amener le taureau à foncer une dernière +fois sur lui. + +Lorsqu'il recevait, sans reculer d'un pas, le choc de la brute leurrée +par la cape, il était au milieu de la piste. Il avait l'espoir derrière +lui. Il pouvait au besoin reculer. Ici, toute retraite lui était +impossible. Il ne pouvait que s'effacer à droite ou à gauche. + +Que le comparse chargé d'ouvrir la porte par laquelle, emporté par +son élan, devait passer le taureau, hésitât seulement un centième de +seconde, et c'en était fait de lui. C'était l'instant le plus critique +de sa course. + +La multitude savait tout cela. On respira longuement, on reprit des +forces, en vue de supporter les émotions violentes de la fin de cette +course. + +Lorsque le taureau serait chassé de la piste, le Torero aurait le droit +de déposer son trophée aux pieds de la dame de son choix; pas avant. +Ainsi en avait-il décidé lui-même. + +Cette satisfaction, bien gagnée, on en conviendra, devait cependant lui +être refusée, car c'était l'instant qui avait été choisi précisément +pour son arrestation. + +Aussi, pendant qu'il risquait sa vie avec une insouciante bravoure, +uniquement pour la satisfaction d'accomplir jusqu'au bout la tâche qu'il +s'était imposée de mettre le taureau hors de la piste, pendant ce temps +les troupes de d'Espinosa prenaient les dernières dispositions en vue de +l'événement qui allait se produire. + +Le couloir circulaire était envahi. Non plus, cette fois, par la foule +des gentilshommes, mais bien par des compagnies nombreuses de soldats, +armés de bonnes arquebuses, destinées à tenir en respect les mutins, si +mutinerie il y avait. + +Toutes ces troupes se massaient du côté opposé aux gradins, c'est-à-dire +qu'elles prenaient position du côté où était massé le populaire. Et cela +se conçoit, les gradins étant occupés par les invités de la noblesse, +soigneusement triés, et sur lesquels, par conséquent, le grand +inquisiteur croyait pouvoir compter: il n'y avait nulle nécessité de +garder ce côté de la place. Il était naturellement gardé par ceux qui +l'occupaient en ce moment et qui étaient destinés à devenir, le cas +échéant, des combattants. + +Tout l'effort se portait logiquement du côté où pouvait éclater la +révolte, et, là, officiers et soldats s'entassaient à s'écraser, +attendant en silence et dans un ordre parfait que le signal convenu fût +fait pour envahir la piste, qui deviendrait ainsi le champ de bataille. + +S'il y avait révolte, le peuple se heurterait à des masses compactes +d'hommes d'armes casqués et cuirassés, sans compter ceux qui occupaient +les rues adjacentes et les principales maisons en bordure de la place, +chargés de le prendre par-derrière. Par ce dispositif, la foule se +trouvait prise entre deux feux. + +Les hommes chargés de procéder à l'arrestation n'auraient donc qu'à +entraîner le condamné du côté des gradins où ils n'avaient que des +alliés. + +Ces mouvements de troupes s'effectuaient, nous venons de le dire, +pendant que le Torero, sans le savoir, les favorisait en détournant +l'attention des spectateurs, concentrée sur les passes audacieuses qu'il +exécutait en vue d'amener le taureau en face de la porte de sortie. + +Pardaillan se trouvait du côté des gradins, c'est-à-dire qu'il était du +côté opposé à celui que les troupes occupaient peu à peu. Il vit fort +bien le mouvement se dessiner et ébaucha un sourire railleur. + +Au début de la course du Torero, il n'avait autour de lui qu'un nombre +plutôt restreint d'ouvriers, d'aides, d'employés aux basses besognes, +qui avaient quitté précipitamment la piste au moment de l'entrée du +taureau et s'étaient postés là pour jouir du spectacle en attendant de +retourner sur le lieu du combat pour y effectuer leur besogne. + +Tout d'abord, il n'avait prêté qu'une médiocre attention à ces modestes +travailleurs. Mais, au fur et à mesure que la course allait sur sa fin, +il fut frappé de la métamorphose qui paraissait s'accomplir chez ces +ouvriers. + +Ils étaient une quinzaine en tout. Jusque-là, ils s'étaient tenus, comme +il convenait, modestement à l'écart, armés de leurs outils, prêts, +semblait-il, à reprendre la besogne. Et voici que maintenant ils se +redressaient et montraient des visages énergiques, résolus, et se +campaient dans des attitudes qui trahissaient une condition supérieure à +celle qu'ils affichaient quelques instants plus tôt. + +Et voici que des gentilshommes, surgis il ne savait d'où, envahissaient +peu à peu cette partie du couloir, se massaient près de la porte où il +se tenait, se mêlaient à ces ouvriers qu'ils coudoyaient et avec qui ils +semblaient s'entendre à merveille. + +Bientôt, la porte se trouva gardée par une cinquantaine d'hommes qui +semblaient obéir à un mot d'ordre occulte. + +Et, tout à coup, Pardaillan entendit le grincement comme feutré de +plusieurs scies. Et il vit que quelques-uns de ces étranges ouvriers +s'occupaient à scier les poteaux de la barrière. + +Il comprit que ces hommes, jugeant la porte trop étroite, pratiquaient +une brèche dans la palissade, tandis que les autres s'efforçaient de +masquer cette bizarre occupation. + +Il dévisagea plus attentivement ceux qui l'environnaient, et, avec cette +mémoire merveilleuse dont il était doué, il reconnut quelques visages +entrevus l'avant-veille à la réunion présidée par Fausta. Et il comprit +tout. + +«Par Dieu! fit-il avec satisfaction, voici la garde d'honneur que Fausta +destine à son futur roi d'Espagne, ou je me trompe fort. Allons, mon +petit prince sera bien gardé, et je crois décidément qu'il se tirera +sain et sauf du guêpier où il s'est jeté inconsidérément. Ces gens-là, +le moment venu, jetteront bas la palissade qu'ils viennent de scier, et, +au même instant, ils entoureront celui qu'ils ont mission de sauver. +Tout va bien.» + +Tout allait bien pour le Torero. Pardaillan aurait peut-être dû se +demander si tout allait aussi bien pour lui-même. Il n'y pensa pas. + +A l'inverse de bien des gens, toujours disposés à s'accorder une +importance qu'ils n'ont pas, notre héros était peut-être le seul à ne +pas connaître sa valeur réelle. Il était ainsi fait, nous n'y pouvons +rien. + +«Tout va bien!» avait-il dit en songeant au Torero. Ayant jugé que tout +allait bien, il se désintéressa en partie de ce qui se passait autour de +lui pour admirer les passes merveilleuses d'audace et de sang-froid de +don César, arrivé à l'instant critique de sa course, c'est-à-dire adossé +à la porte de sortie où il avait fini par attirer le taureau qui, dans +un instant, foncerait pour la dernière fois sur lui et irait s'enfermer +lui-même dans l'étroit boyau ménagé à cet effet. + +A moins que le Torero ne pût éviter le coup et ne payât de sa vie, au +moment suprême d'en finir, sa trop persistante témérité. + +C'était, en effet, la fin. Quelques minutes encore et tout serait dit. +L'homme sortirait vainqueur de sa longue lutte ou tomberait, frappé à +mort. + +Aussi, les milliers de spectateurs haletants n'avaient d'yeux que pour +lui. Pardaillan fit comme tout le monde et regarda attentivement. + +Et, tout à coup, averti par quelque mystérieuse intuition, il se +retourna et aperçut à quelques pas de lui Bussi-Leclerc qui, avec un +sourire mauvais, le regardait comme une proie couvée. + +«Mort-Dieu! murmura Pardaillan, il est fort heureux pour moi que les +yeux de ce Leclerc ne soient pas des pistolets; sans quoi, pauvre de +moi! je tomberais foudroyé.» + +Mais les événements les plus futiles en apparence avaient toujours, aux +yeux de Pardaillan, une signification dont il s'efforçait de dégager la +cause séance tenante. + +«Au fait, se dit-il, pourquoi Bussi-Leclerc a-t-il quitté la fenêtre où +il se prélassait pour venir ici? Ce n'est pas, je pense, dans l'unique +intention de me contempler. Viendrait-il me demander cette revanche +après laquelle il court infructueusement depuis si longtemps? + +Ayant ainsi monologué, de ce coup d'oeil sûr et prompt qui n'était qu'à, +lui, il scruta le visage de Bussi-Leclerc, et du spadassin Son coup +d'oeil rejaillit sur ceux qui l'entouraient et alors il tressaillit. + +«Je me disais aussi, murmura-t-il avec un sourire narquois, ce brave +Bussi-Leclerc vient à la tête d'une compagnie d'hommes d'armes... C'est +ce qui lui donne cette assurance imprévue.» + +Presque aussitôt, il eut un léger froncement de sourcils et il ajouta en +lui-même: + +«Comment Bussi-Leclerc se trouve-t-il à la tête d'une compagnie de +soldats espagnols? Est-ce que, par hasard, il viendrait m'arrêter?» + +En même temps, d'un geste machinal, il assurait son ceinturon, dégageait +sa rapière, se tenait prêt à tout événement. + +Comme on le voit, il avait été long à s'apercevoir qu'il était en cause +autant et plus que le Torero. Maintenant, son esprit travaillait et il +s'attendait à tout. + +A cet instant, un tonnerre de vivats et d'acclamations éclata, saluant +la victoire du Torero. + +Le taureau venait en effet de se laisser leurrer une dernière fois +par la cape prestigieuse, et, croyant atteindre celui qui, depuis +si longtemps, se jouait de lui avec une audace rare, il était allé +s'enfermer lui-même dans le box aménagé à cet effet, et la porte, se +refermant derrière lui, lui interdisait de revenir dans la piste. + +Le Torero se tourna vers la foule qui le saluait d'acclamations +délirantes, la salua de son épée et se dirigea vers l'endroit où il +avait, dès le début de la course, aperçu la Giralda, avec l'intention de +lui faire publiquement hommage de son trophée. + +Au même instant, la barrière, près de Pardaillan, tombait sous une +poussée violente et les cinquante et quelques gentilshommes et faux +ouvriers, qui n'attendaient que cet instant, envahirent la piste, +entourèrent de toutes parts le Torero, comme s'ils étaient poussés par +l'enthousiasme de sa victoire, mais en réalité pour lui faire un rempart +de leurs corps. + +A ce moment aussi, les soldats, massés dans le couloir circulaire, +quittaient leur retraite, se portaient sur la piste et se massaient en +colonnes profondes, la mèche de leurs arquebuses allumée, prêts à faire +feu devant les rangs serrés du populaire surpris de cette manoeuvre +imprévue. + +En même temps, un officier, à la tête de vingt soldats, se dirigeait à +la rencontre du Torero. + +Mais celui-ci était débordé par ceux qui avaient jeté bas la barrière et +qui, malgré sa résistance acharnée, car il ne comprenait pas encore ce +qui lui arrivait, l'entraînaient dans la direction opposée à celle où il +voulait aller. + +En sorte que l'officier, qui pensait se trouver en face d'un homme seul, +qu'il avait mission d'arrêter, l'officier, qui avait trouvé quelque peu +ridicule qu'on l'obligeât à prendre vingt hommes avec lui, commença de +comprendre que sa mission n'était pas aussi aisée qu'il l'avait cru tout +d'abord et se trouva ridicule maintenant d'être obligé de courir après +un groupe compact, deux fois plus nombreux que ses hommes, et qui lui +tournait le dos avec les allures décidées de gens qui ne paraissent pas +disposés à se laisser faire. + +Voyant que celui qu'il avait mission d'arrêter allait lui glisser entre +les doigta, l'officier, pâle de fureur, ne sachant à quel expédient se +résoudre pour mener à bien sa mission, persuadé que tout le monde +devait avoir, comme lui, le respect de l'autorité dont il était le +représentant, l'officier se mit à crier d'une voix de stentor: + +«Au nom du roi!... Arrêtez!» + +Ayant dit, il crut naïvement qu'on allait obtempérer et qu'il n'aurait +qu'à étendre la main pour cueillir son prisonnier. + +Malheureusement pour lui, les gens qui se dévouaient ainsi qu'ils +le faisaient n'avaient pas le sens du respect de l'autorité. Ils ne +s'arrêtèrent donc pas. + +Bien mieux, à l'invite brutale de l'officier, qui s'arrachait de +désespoir les poils de sa moustache grisonnante, ils répondirent par un +cri imprévu, qui vint atteindre, comme un soufflet violent, le roi qui +assistait, impassible, à cette scène: + +«Vive don Carlos!» + +Ce cri, que nul n'attendait, tomba sur les gens du roi comme un coup de +masse qui les effara. + +Et, comme si ce cri n'eût été qu'un signal, au même instant des milliers +de voix vociférèrent en précisant plus explicitement: + +«Vive le roi Carlos! Vive notre roi!» + +Et, comme ceux qui ignoraient se regardaient aussi effarés et surpris +que les gens de noblesse, comme une traînée de poudre, volant de bouche +en bouche, le bruit se répandit qu'on voulait arrêter le Torero. Mais +Carlos, qu'était-ce que ce roi Carlos qu'on acclamait? Et on expliquait: +Carlos, c'était le Torero lui-même. + +Oui, le Torero, l'idole des Andalous, était le propre fils du roi +Philippe qui le poursuivait de sa haine. Allons! un effort et on aurait +enfin un roi humain, un roi qui, ayant vécu et souffert dans les rangs +du peuple, saurait comprendre ses besoins, connaîtrait ses misères et +saurait y compatir; mieux, y remédier. + +Tout ceci, que nous expliquons si lentement, la foule l'apprenait en un +moment inappréciable. Et, rendons-leur cette justice, la plupart de +ces hommes du peuple n'entendaient et ne comprenaient qu'une chose: on +voulait arrêter le Torero, leur dieu! + +Qu'il fût fils de roi, qu'on voulût faire de lui un autre roi, peu leur +importait. Pour eux, c'était le Torero. + +Ah! on voulait l'arrêter! Eh bien, par le sang du Christ! on allait voir +si les Andalous étaient gens à se laisser enlever bénévolement leur +idole! + +Les prévisions du duc de Castrana se réalisaient. Tous ces hommes, +bourgeois, hommes du peuple, caballeros, venus en amateurs, ignorants +de ce qui se tramait, devinrent littéralement furieux, se changèrent en +combattants prêts à répandre leur sang pour la défense du Torero. + +Comme par enchantement--apportées par qui? distribuées par qui? est-ce +qu'on savait! est-ce qu'on s'en occupait!--des armes circulèrent, et +ceux qui n'avaient rien, sans savoir comment cela s'était fait, se +virent dans la main qui un couteau, qui un poignard, qui une dague, qui +un pistolet chargé. + +Et, au même instant, tel un cyclone foudroyant, la ruée en masse sur les +barrières brisées, arrachées, éparpillées, la prise de contact immédiate +avec les troupes impassibles. + +Un vieil officier, commandant une partie des troupes royales, eut un +éclair de pitié devant la lutte inégale qui s'apprêtait. + +--Que personne ne bouge, cria-t-il d'une voix tonnante, ou je fais feu! + +Une voix résolue, devant l'inappréciable instant d'hésitation de la +foule, cria, en réponse: + +«Faites! Et après vous n'aurez pas le temps de recharger vos arquebuses! + +Une autre voix entraînante hurla: + +«En avant!» + +Et ils allèrent de l'avant. + +Et le vieil officier mit à exécution sa menace. + +Une décharge effroyable, qui fit trembler les vitres dans leurs chasses +de plomb, faucha les premiers rangs, les coucha sanglants ainsi qu'une +gerbe de coquelicots rouges. + +Si les officiers qui commandaient là avaient pris la précaution +élémentaire d'échelonner le feu, leurs troupes ayant le temps de +recharger les arquebuses--opération assez longue--pendant que d'autres +auraient fait feu, le massacre eût tourné aussitôt à la boucherie, et +étant donné surtout les rangs serrés de la foule qui n'avait que des +poitrines et non des cuirasses à opposer aux balles. + +Les officiers ne songèrent pas à cela. Ou, s'ils y songèrent, les +soldats ne comprirent pas et n'exécutèrent pas l'ordre. La décharge fut +générale sur toute la ligne. Et ce que la voix inconnue avait prédit se +réalisa: ayant déchargé leurs arquebuses, les soldats durent recevoir le +choc à l'arme blanche. + +La partie devenait presque égale en ce sens que, si les soldats casqués +et cuirassés de buffle ou d'acier offraient moins de prise aux coups de +leurs adversaires, ceux-ci avaient sur eux la supériorité du nombre. + +Et le corps à corps se produisit, opiniâtre et acharné de part et +d'autre. + +Pendant ce temps, le Torero était entraîné par ses partisans, entraîné +malgré ses protestations, ses objurgations, ses menaces, malgré sa +défense désespérée. + +Ils étaient cinquante qui l'avaient entouré et enlevé. En moins d'une +minute, ils furent cinq cents. De tous les côtés, il en surgissait. + +C'est que, en effet, soustraire le roi Carlos--comme ils disaient--aux +vingt soldats chargés de l'appréhender n'était rien. Il fallait passer +sur le ventre des gentilshommes, qui ne manqueraient pas de leur barrer +la route. + +Fausta, éclairée par le duc de Castrana, qui connaissait admirablement +le champ de bataille sur lequel il devait évoluer, Fausta avait +minutieusement et merveilleusement organisé l'enlèvement. Car, c'était, +en somme, un véritable enlèvement qui se pratiquait là. + +L'itinéraire à suivre était tracé d'avance. Il devait être, et il était, +en effet, rigoureusement suivi. + +Il s'agissait d'entraîner le Torero non pas vers une sortie où l'on se +fût heurté à des troupes de gentilshommes et de soldats, mais vers les +coulisses de l'arène. Ces coulisses se trouvaient, nous l'avons dit, +dans l'enceinte même de la plazza, c'est-à-dire sur la place même. + +D'Espinosa, qui calculait tout, ne pouvait pas prévoir que le Torero +serait entraîné là, puisqu'il n'y avait pas de sortie. Toutes les rues +étaient barrées par ses soldats. Il avait donc négligé d'occuper ces +coulisses. C'était précisément sur quoi comptait Fausta. + +Ces coulisses, elle les avait occupées, elle. Partout, des groupes +d'hommes à elle étaient postés. On se passa le Torero de main en main +jusqu'à ce qu'il fût amené devant une maison qui appartenait à l'un des +conjurés. + +Malgré lui, on le porta dans cette maison, et, sans savoir comment, il +se trouva dehors, dans une rue étroite, derrière des troupes nombreuses +qui gardaient cette rue, avec mission d'empêcher de passer quiconque +tenterait de sortir de la place. + +Comme toujours en pareille circonstance, les soldats gardaient +scrupuleusement ce qui était devant eux et ne s'occupaient pas de ce qui +se passait sur leurs derrières. + +L'obstacle franchi, de nouveaux postes appartenant à Fausta se +trouvaient échelonnés de distance en distance, dans des abris sûrs, et +le Torero, écumant, fut conduit ainsi en un clin d'oeil hors de la ville +et enfermé, pour plus de sûreté, dans une chambre qui prenait toutes les +apparences d'une prison. + +Pourquoi le Torero s'était-il efforcé d'échapper aux mains de ceux qui +le sauvaient ainsi malgré lui et malgré sa résistance désespérée? + +C'est qu'il pensait à la Giralda. + +Dans la prodigieuse aventure qui lui arrivait, il n'avait songé qu'à +elle. Tout le reste n'avait pour ainsi dire pas existé pour lui. Et, en +se débattant entre les mains de ceux qui l'entraînaient, dans son esprit +exaspéré, cette clameur retentissait sans cesse: + +«Que va-t-elle devenir? Dans l'effroyable bagarre que je pressens, quel +sort sera le sien?» + +Ce qui était arrivé à la Giralda, nous allons le dire en peu de mots: + +Lorsque les troupes royales s'étaient massées devant la foule, qu'elles +tenaient sous la menace de leurs arquebuses, la Giralda, au premier +rang, se trouvait une des plus exposées, et, à moins d'un hasard +providentiel, elle devait infailliblement tomber à la première décharge. + +Très étonnée, mais non effrayée, parce qu'elle ne soupçonnait pas +la gravité des événements, elle s'était dressée instinctivement en +s'écriant: + +«Que se passe-t-il donc?» + +Un des galants cavaliers, qui l'avaient poussée à cette place +privilégiée, répondit, obéissant à des instructions préalables: + +--On veut arrêter le Torero. C'est une opération qui rencontrera +quelques difficultés, car ils sont là des milliers d'admirateurs résolus +à l'entraver de leur mieux. Si vous voulez m'en croire, demoiselle, vous +ne resterez pas un instant de plus ici. Il va pleuvoir des horions dont +beaucoup seront mortels. + +De tout ceci, la Giralda n'avait retenu qu'une chose: on voulait arrêter +le Torero. + +--Arrêter César! s'écria-t-elle. Pourquoi? Quel crime a-t-il commis? + +Et, n'écoutant que son coeur amoureux, sans réfléchir, elle avait voulu +s'élancer, courir au secours de l'aimé, lui faire un rempart de son +corps, partager son sort quel qu'il fût. + +Mais, tous ceux qui l'environnaient, y compris les deux soldats en +sentinelle à cet endroit, étaient placés là uniquement à son intention à +elle. + +Tous ces hommes étaient les acolytes de Centurion, renforcés pour la +circonstance. + +La Giralda ne put même pas faire un pas. D'une part, les deux soldats se +jetèrent en même temps devant elle pour lui barrer le chemin; d'autre +part, le même cavalier empressé la saisit au poignet d'une main robuste, +et, disant sur un ton qu'il s'efforçait de rendre courtois: + +--Ne bougez pas, demoiselle. Vous vous perdriez inutilement. + +--Laissez-moi! cria la Giralda en se débattant. + +Et, prise d'une inspiration soudaine, elle se mit à crier de toutes ses +forces: + +--A moi! On violente la Giralda... la fiancée du Torero! + +Cet appel ne faisait pas l'affaire des sacripants qui avaient mission +de l'enlever. La Giralda, criant son nom, aussi populaire que celui du +Torero, la Giralda, se réclamant de son titre de fiancée en semblable +occurrence, avait des chances d'ameuter la foule contre les hommes de +Centurion, qui n'étaient pas précisément en odeur de sainteté aux yeux +du populaire. + +Le galant cavalier, qui était le sergent de Centurion et comme tel +commandait en son absence, comprit le danger. Il eut, à son tour, une +inspiration, et, la lâchant aussitôt, il dit en faisant des grâces qu'il +croyait irrésistibles: + +--Loin de moi la pensée de violenter l'incomparable Giralda, la perle de +l'Andalousie. Mais, senorita, aussi vrai que je suis gentilhomme et que +don Gaspar Barrigon est mon nom, vous iriez au-devant d'une mort +aussi certaine qu'inutile en courant par là. Montez sur cet escabeau. +Voyez-vous les partisans du Torero qui l'enlèvent au nez et à la barbe +des soldats chargés de l'arrêter? + +--Sauvé! s'écria la Giralda, qui avait obéi machinalement à don Gaspar +Barrigon, puisque tel était son nom. + +Et, sautant lestement à terre, elle ajouta: + +--Il faut que je le rejoigne à l'instant. + +--Venez, senorita, s'empressa de dire Barrigon; sans moi, vous ne +passerez jamais à travers cette multitude! + +La Giralda eut un geste d'impatience à l'adresse de l'importun. Mais, +voyant ses efforts se briser devant l'impassibilité des compagnons qui +l'entouraient et qui ne bougeaient--pour cause--elle eut un geste de +déception douloureuse. + +--Suivez-moi, demoiselle, insista don Gaspar. Je vous jure que vous +n'avez rien à craindre de moi. Je suis un admirateur passionné du Torero +et suis trop heureux de prêter l'appui de mon bras à celle qu'il aime. + +Il paraissait sincère; devant les bourrades qu'il ne ménageait pas à ses +hommes, ceux-ci se hâtaient de lui livrer passage. La jeune fille n'en +chercha pas plus long. Elle suivit celui qui lui permettait de se +rapprocher de son fiancé. + +Quelques instants plus tard, elle était hors de la foule dans une des +petites rues qui bordaient la place. Sans songer à remercier celui qui +lui avait frayé son chemin et dont l'aspect rébarbatif ne lui disait +rien, elle voulut s'élancer. + +Alors, elle se vit entourée d'une vingtaine d'estafiers qui, loin de +lui faire place, se serrèrent autour d'elle Alors, elle voulut +crier, appeler à l'aide, mais sa voix fut couverte par le bruit de +l'arquebusade qui éclata comme un tonnerre à cet instant précis. + +Avant d'avoir pu se ressaisir, elle était saisie, enlevée, jetée sur +l'encolure d'un cheval, deux poignes vigoureuses la happaient, la +maintenaient immobile, tandis que la voix railleuse du cavalier +murmurait: + +--Inutile de résister, ma douce colombe. Cette fois-ci je te tiens bien, +et tu ne m'échapperas pas! + +Elle leva son oeil où se lisait une détresse qui eût apitoyé tout autre +et considéra celui qui lui parlait sur ce ton à la fois grossier et +menaçant, et elle reconnut Centurion. Elle se sentit perdue. + +Le guet-apens, soigneusement ourdi, adroitement exécuté, lui apparut +dans toute son horreur, et elle se demanda, trop tard, hélas! comment +elle avait pu être aveugle au point de n'avoir eu aucun soupçon à la vue +de ces mufles de fauves qui suaient le crime. + +Il est vrai que, toute à la joie du triomphe escompté de son bien-aimé +César, elle n'avait pas même songé à les regarder à ce moment-là, et +Dieu sait si elle regrettait maintenant. + +Alors, comme un pauvre petit oiseau blessé qui replie ses ailes +et s'abandonne en tremblant à la main cruelle qui s'abat sur lui, +frissonnante d'horreur et d'effroi, elle ferma les yeux et s'évanouit. + +La voyant immobile et pâle, les bras ballants, comme un corps sans vie, +le familier comprit et, cynique et satisfait, il commanda: + +--En route, vous autres! + +Il se plaça, avec son précieux fardeau, au centre du peloton, qui +s'ébranla et partit à toute bride. + + + +XII + +L'ÉPÉE DE PARDAILLAN + +Nous avons raconté, en temps et lieu, comment Bussi-Leclerc avait +échoué dans sa tentative d'assassinat sur la personne du chevalier de +Pardaillan. Nous avons expliqué à la suite de quels combats et quels +déchirements intérieurs Bussi, qui était brave; s'était abaissé à cette +besogne que lui-même, dans sa conscience, stigmatisait avec une violence +de langage qu'il n'eût, certes, pas tolérée chez un autre. + +Après avoir vainement essayé de reprendre sa revanche en désarmant à son +tour celui pour qui il sentait la haine gronder en lui, il en était venu +à se dire que sa mort, à lui Bussi, ou celle de son ennemi, pouvait +seule laver son déshonneur. Et, par une subtilité au moins bizarre, ne +pouvant l'atteindre en combat loyal, il s'était résigné à l'assassinat. +On a vu comment l'aventure s'était terminée. + +Toute la nuit, cette nuit que Pardaillan passait dans les souterrains +de la maison des Cyprès, toute cette nuit Bussi la passa à tourner et +retourner comme un ours dans sa chambre, à ressasser sans trêve son +humiliante aventure, à se gratifier soi-même des injures les plus +violentes et les plus variées. + +Lorsque le jour se leva, il avait enfin pris une résolution qu'il +traduisit à haute voix en grognant d'une voix qui n'avait plus rien +d'humain: + +«Par le ventre de ma mère! puisque le maudit Pardaillan, protégé +par tous les suppôts d'enfer, d'où il est certainement issu, est +insaisissable et invincible, puisque moi, Bussi-Leclerc, je suis et +resterai, tant qu'il vivra, déshonoré, à telle enseigne que je n'aurais +pas le front de me montrer dans la rue, puisqu'il en est ainsi et non +autrement et que je n'y puis rien, il ne me reste plus qu'un moyen de +laver mon honneur: c'est de mourir moi-même. Et, puisque l'infernal +Pardaillan me fait grâce, comme il dit, je n'ai plus qu'à me tuer!» + +Ayant pris cette suprême résolution, il retrouva tout son calme et son +sang-froid. Il trempa son front brûlant dans l'eau fraîche, et, très +résolu, très maître de lui, il se mit à écrire une sorte de testament +dans lequel, après avoir disposé de ses biens en faveur de quelques +amis, il expliquait son suicide de la manière qui lui parut la plus +propre à réhabiliter sa mémoire. + +La rédaction de ce factum l'amena sans qu'il s'en aperçût jusque vers +une heure de l'après-midi. + +Ayant ainsi réglé ses affaires, sûr de n'avoir rien oublié, +Bussi-Leclerc choisit dans sa collection une épée qui lui parut la +meilleure, plaça la garde par terre, contre le mur, appuya la pointe +sur la poitrine, à la place du coeur, et prit son élan pour s'enferrer +convenablement. + +Au moment précis où il allait accomplir l'irréparable geste, on frappa +violemment à sa porte. + +«Qui diable vient chez moi? grommela-t-il avec rage. Par Dieu! j'y suis. +C'est l'un quelconque des trois mignons que j'ai placés chez Fausta!» + +Comme si elle avait entendu, la personne qui frappait cria à travers la +porte: + +--Ho! monsieur de Bussi-Leclerc! Ouvrez, que diantre! De la part de la +princesse Fausta! + +«Tiens! pensa Bussi, ce n'est pas la voix de Montsery, ni celle de +Chalabre, ni celle de Sainte-Maline.» + +Et, tout rêveur, mais sans bouger encore: + +«Fausta!...» + +L'inconnu se mit à tambouriner la porte et à faire un vacarme +étourdissant en criant à tue-tête: + +«Ouvrez, monsieur! Affaire de toute urgence et de première importance.» + +«Au fait, songea Bussi, qu'est-ce que je risque? Ce braillard expédié +à la douce, je pourrai toujours achever tranquillement ce qu'il vient +d'interrompre. Voyons ce que nous veut Fausta.» + +Et il alla ouvrir. Et Centurion entra. + +Que venait faire là Centurion? Quelle proposition fit-il à +Bussi-Leclerc? Que fut-il convenu entre eux? + +Il faut croire que ce que l'ancien bachelier dit au spadassin était de +nature à changer ses résolutions, puisque nous retrouvons, le lendemain, +Bussi-Leclerc à la corrida royale. + +Nous devons cependant dire tout de suite que les propositions ou les +conseils de Centurion devaient être particulièrement louches, puisque +Bussi-Leclerc, qui avait glissé jusqu'à l'assassinat, commença par se +fâcher tout rouge, allant jusqu'à menacer Centurion de le jeter par +la fenêtre pour le châtier de l'audace qu'il avait de lui faire des +propositions qu'il jugeait injurieuses et indignes d'un gentilhomme. + +Il faut croire que le familier factotum de Fausta sut trouver les mots +qui convainquent, ou que la haine aveuglait l'ancien gouverneur de la +Bastille au point de lui faire accepter les pires infamies, car ils +finirent par se quitter bons amis et Bussi-Leclerc ne se suicida pas. + +Donc, sans doute comme suite à l'entretien mystérieux que nous venons de +signaler, nous retrouvons Bussi-Leclerc, dans le couloir circulaire de +la plazza, semblant guetter Pardaillan, à la tête d'une compagnie de +soldats espagnols. + +Lorsque la barrière tomba sous la poussée des hommes à la solde de +Fausta, Pardaillan, sans hâte inutile, puisque le danger ne lui +paraissait pas immédiat, se disposa à les suivre, tout en surveillant +l'ancien maître d'armes du coin de l'oeil. + +Bussi-Leclerc, voyant que Pardaillan se disposait à entrer dans la +piste, fit rapidement quelques pas à sa rencontre, dans l'intention +manifeste de lui barrer la route. + +Il faut dire qu'il était suivi pas à pas par les soldats qui semblaient +se guider sur lui, comme s'il eût été réellement leur chef. + +En toute autre circonstance et en présence de tout autre, Pardaillan eût +probablement continué son chemin sans hésitation, d'autant plus que +les forces qui se présentaient à lui étaient assez considérables pour +conseiller la prudence, même à Pardaillan. + +Mais, en l'occurrence, il se trouvait en présence d'un ennemi à qui il +avait infligé plusieurs défaites, qu'il savait être très douloureuses +pour l'amour-propre du bretteur réputé. + +Dans sa logique toute spéciale, Pardaillan estimait que cet ennemi +avait, jusqu'à un certain point, le droit de chercher a prendre sa +revanche et que lui, Pardaillan, n'avait pas le droit de lui refuser +cette satisfaction. + +Or, cet ennemi paraissait vouloir user de son droit puisqu'il lui criait +d'un ton provocant: + +--Hé! monsieur de Pardaillan, ne courez pas si fort. J'ai deux mots à +vous dire. + +Cela seul eût suffi à immobiliser le chevalier. + +Mais il y avait une autre considération qui avait à elle seule plus +d'importance encore que tout le reste: c'est que Bussi, manifestement +animé de mauvaises intentions, se présentait à la tête d'une troupe +d'une centaine de soldats. Se dérober dans de telles conditions lui +apparaissait comme une fuite honteuse, comme une lâcheté--le mot était +dans son esprit--dont il était incapable. + +Ajoutons que, si bas que fût tombé Bussi-Leclerc dans l'esprit de +Pardaillan, à la suite de son attentat de l'avant-veille, il avait la +naïveté de le croire incapable d'une félonie. + +Toutes ces raisons réunies firent qu'au lieu de suivre les défenseurs +du Torero il s'immobilisa aussitôt, et, glacial, hérissé, d'autant plus +furieux que, du coin de l'oeil, il remarquait qu'une autre compagnie, +surgie soudain du couloir, se rangeait en ligne de bataille, de l'autre +côté de la barrière. Par cette manoeuvre imprévue, il se trouvait pris +entre deux troupes d'égale force. + +Pardaillan eut l'intuition instantanée qu'il était tombé dans un +traquenard d'où il ne lui semblait pas possible de se tirer, à moins +d'un miracle. + +Mais, tout en se rendant compte de l'effroyable danger qu'il courait, +il se fût fait tuer sur place plutôt que de paraître reculer devant la +provocation qu'il devinait imminente. + +A l'appel de Bussi-Leclerc, d'une voix éclatante qui domina le tumulte +déchaîné et fut entendue de tous, avec cette terrible froideur qui, chez +lui, dénotait une puissante émotion, il répondit: + +--Eh! mais... je ne me trompe pas! C'est M. Leclerc! Leclerc qui se +prétend un maître en fait d'armes et qui est moins qu'un méchant +prévôt... un écolier médiocre! Leclerc qui profite bravement de ce que +Bussi d'Amboise est mort pour lui voler son nom et le déshonorer en +l'accolant à celui de Leclerc. Outrecuidance qui lui vaudrait la +bastonnade, bien méritée, que ne manquerait pas de lui faire infliger +par ses laquais le vrai sire de Bussi, s'il était encore de ce monde! + +En abordant Pardaillan dans des circonstances aussi anormales, après sa +tentative d'assassinat si récente et sa honteuse fuite, Bussi-Leclerc +s'attendait certes à être accueilli par une bordée d'injures comme on +savait les prodiguer à une époque où tout se faisait avec une outrance +sans bornes. Tout de même, il ne s'attendait pas à être touché aussi +profondément. Ce démon de Pardaillan, devant tous ces gentilshommes, ces +officiers, ces soldats espagnols, qui, sans doute, riaient de lui sous +cape, du premier coup le frappait cruellement dans ce qu'il y avait de +plus sensible en lui: sa vanité de maître invincible! + +Fidèle à la promesse qu'il s'était faite à lui-même, il accueillit les +paroles du chevalier avec un sourire qu'il croyait dédaigneux et qui +n'était qu'une grimace. Il souriait, mais il était livide. + +Cependant, l'apostrophe de Pardaillan appelait une réponse du tac au +tac, et Bussi, égaré par la rage, ne trouvait rien qui lui parût assez +violent. Il se contenta de grincer: + +--C'est moi, oui! + +--Jean Leclerc, reprit la voix impitoyable de Pardaillan, la longue +rapière qui vous bat les mollets est-elle aussi longue que celle que +vous avez jetée vous-même lorsque vous tentâtes de m'assassiner? + +Les bonnes résolutions de Bussi-Leclerc commençaient à chavirer sous les +sarcasmes dont l'accablait celui qu'il eût voulu poignarder à l'instant +même. Il tira la longue rapière dont on venait de lui parler, et, la +faisant siffler, il hurla, les yeux hors de l'orbite: + +--Misérable fanfaron! + +Avec un suprême dédain, Pardaillan haussa les épaules et continua: + +--Vous m'avez demandé, je crois, où je courais tout à l'heure... Ma foi, +Jean Leclerc, je conviens que, si j'avais voulu vous attraper, quand +vous avez fui devant mon épée, il m'aurait fallu, non pas courir, mais +voler, plus rapide que le tourbillon! Et j'y songe, vous vous croyez un +maître et vous l'êtes en effet: un maître fuyard! + +Tout ceci n'empêchait pas Pardaillan de surveiller du coin de l'oeil le +mouvement de troupes qui se dessinait autour de lui. + +En effet, cependant que Bussi-Leclerc s'efforçait de faire bonne +contenance sous les douloureux coups d'épingle que lui prodiguait +Pardaillan, comme s'il n'était venu là que pour détourner son attention +en excitant sa verve, les soldats, eux, prenaient position. + +Il en sortait de partout. C'était à-se demander où ils s'étaient terrés +jusque-là. + +Pardaillan se trouvait dans le couloir circulaire, large de plus d'une +toise. Il avait à sa gauche la barrière qui avait été jetée bas, en +partie. Par-delà la barrière, c'était la piste. En face de lui, c'était +le couloir qui tournait sans fin autour de la piste. + +En allant par là, droit devant lui, il eût abouti à l'endroit réservé +au populaire. Derrière lui, c'était toujours le même couloir, ayant +en bordure les gradins occupés par les gens de noblesse. Enfin, à sa +droite, il y avait un large couloir aboutissant à l'endroit où se +dressaient les tentes des champions. + +Or, tandis qu'il accablait Bussi-Leclerc de ses sarcasmes, sur la piste, +à sa gauche, une deuxième, puis une troisième compagnie étaient venues +se joindre à la première et s'étaient placées là en masses profondes. + +Environ quatre cents hommes se trouvaient là. + +Bien qu'ils fussent moins nombreux dans le couloir que sur la piste, les +soldats paraissaient, au contraire, être en nombre plus considérable. +Cela tenait à ce que les troupes, manquant de front pour se déployer, +s'étendaient en profondeur. + +Essayer de se frayer un chemin, à travers les vingt ou trente rangs de +profondeur, eût été une entreprise chimérique, au-dessus des forces +humaines, qui ne pouvait être tentée, même par un Pardaillan. + +Enfin, à sa droite, où il eût pu, comme sur la piste, trouver assez +d'espace pour non pas tenter une défense impossible, mais essayer de +battre en retraite en se défilant parmi les tentes, les barrières, mille +objets hétéroclites qui eussent pu faciliter cette retraite, de ce +côté-là, on n'eût pas trouvé un espace long d'une toise qui ne fût +occupé. + +En moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour l'expliquer, +l'encerclement était complet, et Pardaillan se trouvait pris au centre +de ce cercle de fer, composé de près d'un millier de soldats. + +Il avait fort bien observé le mouvement, et, si Bussi-Leclerc ne s'était +placé d'un air provocant sur sa route, il est à présumer qu'il ne se fût +pas laissé acculer ainsi. Il eût tenté quelque coup de folie, comme +il en avait réussi quelques-uns dans sa vie aventureuse, avant que la +manoeuvre fût achevée et que la retraite lui eût été coupée. + +Pardaillan, donc, dès l'instant où Bussi l'interpella, résolut de lui +tenir tête, quoi qu'il dût en résulter. Il ne se croyait pas, nous +l'avons dit, directement menacé, L'eût-il cru que sa résolution +n'eût pas varié. Mais, comme, tout en invectivant Bussi-Leclerc, il +surveillait attentivement ce qui se passait autour de lui, il ne fut pas +longtemps à comprendre que c'était à lui qu'on en voulait. + +Jamais, il ne s'était trouvé en une passe aussi critique, et, en se +redressant, hérissé, flamboyant, terrible, il jugeait la situation telle +qu'elle était, avec ce sang-froid qui ne l'abandonnait pas, malgré qu'il +sentît le sang battre ses tempes à coups redoublés, et il songeait: + +«Allons, c'est ici la fin de tout! C'est ici que je vais laisser mes +os! Et c'est bien fait pour moi! Qu'avais-je besoin de m'arrêter pour +répondre à ce spadassin que j'eusse toujours retrouvé! Je pouvais +encore gagner au large. Il ne me reste plus qu'à vendre ma vie le plus +chèrement possible, car, pour me tirer de là, le diable lui-même ne m'en +tirerait pas. + +Pendant ce temps, l'orage éclatait du côté du populaire. Les soldats, +après avoir déchargé leurs arquebuses, avaient reçu le choc terrible du +peuple exaspéré. La piste était envahie, le sang coulait à torrents. + +De part et d'autre, on se portait des coups furieux, accompagnés +d'injures, de vociférations, d'imprécations, de jurons intraduisibles. +Pendant ce temps, le Torero, cause involontaire de cette effroyable +boucherie, était enlevé par les hommes de Fausta. + +Bussi-Leclerc avait dégainé et s'était campé devant Pardaillan. Autour +de celui-ci, le cercle de fer s'était rétréci, et, maintenant, il +n'avait plus qu'un tout petit espace de libre. + +Soudain, une voix que Pardaillan reconnut aussitôt dit avec un accent +grave: + +--Eh bien, Pardaillan, crois-tu pouvoir échapper? Regarde autour de toi. +Vois ces centaines d'hommes armés qui te serrent de près. Tout cela, +c'est mon oeuvre à moi. Cette fois-ci, je te tiens, je te tiens bien. +Nulle puissance humaine ou infernale ne peut t'arracher à mon étreinte! + +--Par Dieu! madame, gronda Pardaillan, j'ai rencontré celui-ci--d'un +geste de mépris écrasant il désignait Bussi, livide de fureur--j'ai vu +celui-ci que j'ai connu geôlier autrefois, qui s'est fait assassin et, +ne se jugeant pas assez bas, s'est fait sbire et pourvoyeur de bourreau; +j'ai vu ceux-là--il désignait les officiers et les soldats qui frémirent +sous l'affront--ceux-là qui ne sont pas des soldats. Des soldats ne se +fussent pas mis à mille pour meurtrir ou arrêter un seul homme. J'ai +vu se dessiner le guet-apens, s'organiser l'assassinat, j'ai vu les +reptiles, les chacals, toutes les bêtes puantes et immondes s'avancer +en rampant, prêtes à la curée, et me suis dit que, pour compléter la +collection, il ne manquait plus qu'une hyène. Et, aussitôt, vous êtes +apparue! + +Impassible, Fausta essuya la violente diatribe sans sourciller. Elle ne +daigna pas discuter. A quoi bon? + +Et, se tournant vers un officier qui rongeait rageusement sa moustache, +honteux qu'il était du rôle qu'on lui faisait jouer, sur un ton de +suprême autorité, en désignant Pardaillan de la main: + +--Arrêtez cet homme! + +L'officier allait s'avancer, lorsque Bussi-Leclerc s'écria: + +--Un instant, mort-diable! + +Cette intervention soudaine de Bussi-Leclerc n'était pas concertée +avec Fausta, car elle se tourna vivement vers lui et, sans cacher le +mécontentement qu'elle éprouvait: + +--Perdez-vous la tête, monsieur? + +--Eh! madame, fit Bussi, avec une brusquerie affectée, le sire de +Pardaillan, qui se vante de m'avoir désarmé et mis en fuite, me doit +bien une revanche, que diable! Je ne suis venu ici que pour cela, moi! + +Fausta le considéra une seconde avec un étonnement qui n'avait rien de +simulé. Très sincèrement, elle le crut soudainement frappé de démence. +Elle baissa d'instinct le ton pour lui demander d'un air vaguement +apitoyé: + +--Vous voulez donc vous faire tuer? + +Bussi-Leclerc secoua la tête avec un entêtement farouche, et, sur un ton +d'assurance qui frappa Fausta: + +--Rassurez-vous, madame, dit-il. Le sire de Pardaillan ne me tuera pas. +Je vous en donne l'assurance formelle. + +Fausta crut qu'il avait inventé ou acheté quelque botte secrète, comme +on en trouvait tous les jours, et que, sûr de triompher, il tenait à le +faire devant tous ces soldats qui seraient les témoins de sa victoire et +rétabliraient sa réputation ébranlée de maître invincible. Il paraissait +tellement sûr de lui qu'une autre appréhension vint l'assaillir, qu'elle +traduisit en grondant: + +--Vous n'allez pas le tuer, j'imagine? + +--Peste non! madame. Je ne voudrais ni pour or ni pour argent le +soustraire au supplice qui l'attend. Je ne le tuerai pas, soyez +tranquille. + +Il prit un temps pour produire son petit effet avec plus de force et, +avec une insouciance affectée: + +--Je me contenterai de le désarmer. + +Fausta demeura un moment perplexe. Elle se demandait si elle devait +le laisser faire. C'est qu'elle était payée pour savoir qu'avec le +chevalier on ne pouvait jamais jurer de rien. + +Elle allait donc donner l'ordre de procéder à l'instant à la prise de +corps de celui qu'on pouvait considérer comme prisonnier. + +Bussi-Leclerc lut sa résolution dans ses yeux. + +--Madame, dit-il d'une voix tremblante de colère contenue, j'ai fait vos +petites affaires de mon mieux et moi seul sais ce qu'il m'en a coûté. De +grâce, je vous en prie, laissez-moi faire les miennes à ma guise... ou +je ne réponds de rien. + +Ceci était dit sur un ton gros de sous-entendus menaçants. Fausta +comprit que le contrarier ouvertement pouvait être dangereux. + +--Soit, dit-elle d'un ton radouci, agissez donc à votre guise. + +Bussi-Leclerc s'inclina et, froidement: + +--Écartez-vous donc, madame, et ne craignez rien. Il n'échappera pas au +sort qui l'attend. + +Et, se tournant vers Pardaillan qui, un sourire dédaigneux aux lèvres, +avait attendu patiemment la fin de cet entretien particulier: + +--Holà! monsieur de Pardaillan, fit-il à haute voix, ne pensez-vous pas +que l'heure est bien choisie pour donner au mauvais écolier que je suis +une de ces prestigieuses leçons dont vous seul avez le secret? Voyez +l'admirable galerie de braves qui vous entoure. Où trouver témoins +plus nombreux et mieux qualifiés de la défaite humiliante que vous ne +manquerez pas de m'infliger? + +Pardaillan savait bien, quoi qu'il en eût dit, que Bussi-Leclerc était +brave. Mais d'où venait donc qu'il osât l'appeler en combat singulier +devant cette multitude de soldats, lesquels seraient témoins de son +humiliation? Car il ne pouvait se leurrer à ce point de croire qu'il +serait vainqueur. + +Il eut l'intuition que cette superbe assurance cachait quelque coup de +traîtrise. + +Il jeta autour de lui un coup d'oeil circulaire comme pour s'assurer +qu'on n'allait pas le charger à l'improviste, par-derrière. + +Mais non, les soldats attendaient, raides et immobiles, qu'on leur +donnât des ordres, et les officiers, de leur côté, semblaient se +guider sur Bussi. Il secoua la tête pour chasser les pensées qui +l'importunaient, et, de sa voix mordante: + +--Et, si je vous disais que, dans les conditions où il se produit, il ne +me convient pas d'accepter votre défi? + +--En ce cas, je dirai, moi, que vous vous êtes vanté en prétendant +m'avoir désarmé. Je dirai--continua Bussi en s'animant--que le sire de +Pardaillan est un fanfaron, un bravache, un hâbleur, un menteur. Et, +s'il le faut absolument, pour l'amener à se battre, j'aurai recours +au suprême moyen, celui qu'on n'emploie qu'avec les lâches, et je le +souffletterai de mon épée, ici, devant vous tous qui m'entendez et nous +regardez! + +Et, ce disant, Bussi-Leclerc fit un pas en avant et leva sa rapière +comme pour en cingler le visage du chevalier. + +Et, il y avait dans ce geste, dans cette provocation inouïe, adressée à +un homme virtuellement prisonnier, quelque chose de bas et de sinistre +qui amena un murmure de réprobation sur les lèvres de quelques +officiers. + +Mais Bussi-Leclerc, emporté par la colère, ne remarqua pas cette +réprobation. + +Quant à Pardaillan, il se contenta de lever la main, et ce simple geste +suffit pour que le maître d'armes n'achevât pas le sien. D'une voix +blanche qui fit passer un frisson sur la nuque du provocateur: + +--Je tiens le coup pour reçu, dit froidement Pardaillan. + +Et, faisant deux pas en avant, plaçant le bout de son index sur la +poitrine de Bussi: + +--Jean Leclerc, dit-il avec un calme effrayant, je vous savais vil et +misérable, je ne vous savais pas lâche. Vous êtes complet maintenant. +Le geste que vous venez d'esquisser, vous le paierez de votre sang. +Tiens-toi bien, Jean Leclerc, je vais te tuer! + +Alors, ses yeux tombèrent sur le fer qu'il avait à la main. C'était +cette épée qui n'était pas à lui, cette épée qu'il avait ramassée au +cours de sa lutte avec Centurion et ses hommes, cette épée qui lui avait +paru suspecte au point qu'il avait discuté un moment avec lui-même pour +savoir s'il ne ferait pas bien de retourner la changer. + +Et voilà qu'en se voyant ce fer à la main ses soupçons lui revenaient +en foule, et une vague inquiétude l'envahissait. Et il lui semblait que +Bussi-Leclerc le considérait d'un air narquois, comme s'il avait su à +quoi s'en tenir. + +Tour à tour, il regarda sa rapière et Bussi-Leclerc comme s'il eût voulu +le fouiller jusqu'au fond de l'âme Et la mine inquiète du spadassin ne +lui dit sans doute rien de bon, car il revint à son épée. + +Il saisit vivement la lame dans sa main et la fit ployer et reployer. +Il avait déjà fait ce geste dans la rue et n'avait rien découvert +d'anormal. Cette fois encore, l'épée lui parut à la fois souple et +résistante. Il ne découvrit aucune tare. + +Et, cependant, il flairait quelque chose, quelque chose qui gisait là, +dans ce fer, et qu'il ne parvenait pas à découvrir, faute du temps +nécessaire à l'étudier minutieusement, comme il eût fallu. + +Bussi-Leclerc, sur un ton qui sonna d'une manière étrangement fausse à +ses oreilles, peut-être prévenues, bougonna d'une voix railleuse: + +--Que de préparatifs, mort-Dieu! Nous n'en finirons pas. + +Et aussitôt il tomba en garde en disant d'un air détaché: + +--Quand vous voudrez, monsieur! + +Autant il s'était montré emporté jusque-là, autant il paraissait +maintenant froid, merveilleusement maître de lui, campé dans une +attitude irréprochable. + +Pardaillan secoua la tête, comme pour dire: + +--Le sort en est jeté! + +Et, les yeux dans les yeux de son adversaire, les dents serrées, il +croisa le fer en murmurant: + +--Allons! + +Et il lui sembla, peut-être se trompait-il, qu'en le voyant tomber en +garde, Bussi-Leclerc avait poussé un soupir de soulagement et qu'une +lueur triomphante avait éclairé furtivement son regard. + +«Mort du diable! songea-t-il, je donnerais volontiers cent pistoles pour +savoir au juste ce que peut bien manigancer ce scélérat!» + +Et, sous cette impression, au lieu d'attaquer avec sa fougue accoutumée, +il tâta prudemment le fer de son adversaire. + +L'engagement ne fut pas long. + +Tout de suite, Pardaillan laissa de côté sa prudente réserve et se mit à +charger furieusement. + +Bussi-Leclerc se contenta de parer deux ou trois coups et soudain, d'une +voix éclatante: + +--Attention, hurla-t-il triomphalement. Pardaillan, je vais te désarmer! + +A peine avait-il achevé de parler qu'il porta successivement plusieurs +coups secs sur la lame, comme s'il eût voulu la briser et non la lier. +Pardaillan, d'ailleurs, le laissait faire complaisamment, espérant qu'il +finirait par se trahir et découvrir son jeu. + +Dès qu'il eut porté ces coups bizarres qui n'avaient rien de commun avec +l'escrime, Bussi-Leclerc glissa prestement son épée sous la lame de +Pardaillan comme pour la soutenir, et, d'un geste sec et violent, il +redressa son épée de toute sa force. + +Alors, Fausta, stupéfaite, les officiers et les soldats, émerveillés, +virent ceci: + +La lame de Pardaillan, arrachée, frappée par une force irrésistible, +suivit l'impulsion que lui donnait l'épée de Bussi, s'éleva dans les +airs, décrivit une large parabole et alla tomber dans la piste. + +--Désarmé! rugit Bussi-Leclerc. Nous sommes quittes. + +Au même instant, fidèle à la promesse faite à Fausta de le laisser +vivant pour le bourreau, il se fendit à fond, visant la main de +Pardaillan, voulant avoir la gloire de le toucher, porta son coup et, +comme s'il eût craint que, même désarmé, il ne revînt sur lui, il fit un +bond en arrière et se mit hors de sa portée. + +Il rayonnait, il exultait, le brave spadassin. Il triomphait sur toute +la ligne. Là, devant ces centaines de gentilshommes et de soldats, +spectateurs attentifs de cet étrange duel, il avait eu la gloire de +désarmer et de toucher l'invincible Pardaillan. + +Nous avons dit à dessein que la lame de Pardaillan était allée tomber +sur la piste. + +En effet, on se tromperait étrangement si on croyait sur parole +Bussi-Leclerc criant qu'il a désarmé son Adversaire. + +La lame avait sauté, la lame, préalablement limée, habilement maquillée, +mais la poignée était restée dans la main du chevalier. + +En résumé, Bussi-Leclerc n'avait nullement désarmé son adversaire et la +piteuse comédie qu'il venait de jouer était de l'invention de Centurion, +qui avait vu là le moyen d'obtenir de Bussi ce que Fausta l'avait chargé +de lui demander, et de se venger en même temps par une humiliation +publique de celui qui l'avait corrigé vertement en public. + +Bussi-Leclerc pouvait triompher à son aise, car, de loin, on ne pouvait +voir la poignée restée dans la main crispée de Pardaillan, et, comme +tout le monde, en revanche, avait pu voir voler la lame, pour la plupart +des spectateurs le doute n'était pas possible: l'invincible, le terrible +Français avait trouvé son maître. + +Pour compléter la victoire de Bussi-Leclerc, il se trouva que son épée, +alors qu'il s'était fendu sur son adversaire désarmé par un coup de +traîtrise, son épée avait éraflé un doigt assez sérieusement pour que +quelques gouttes de sang jaillissent et vinssent tacher de pourpre la +main de Pardaillan. + +Ce n'était qu'une piqûre insignifiante. Mais, de loin, ce sang +permettait de croire à une blessure plus sérieuse. + +Malheureusement pour Bussi, les choses prenaient un tout autre aspect +vis-à-vis de ceux qui, placés aux premiers rangs, purent voir de près, +dans tous ses détails, la scène qui venait de se dérouler et celle qui +suivit. + +Ceux-là distinguèrent le tronçon d'épée resté dans la main du chevalier. +Ils comprirent que, s'il était désarmé, ce n'était pas du fait de +l'adresse de Bussi, mais par suite d'un fâcheux accident. Et même, à la +réflexion, cet accident lui-même leur parut quelque peu suspect. + +Quant à Pardaillan, il avait eu une seconde d'effarement bien +compréhensible en voyant sa lame s'envoler dans l'espace. Lui aussi, il +avait cru naïvement à un accident. + +Jamais, l'idée ne lui serait venue que la frénésie haineuse pût +oblitérer le sens de l'honneur et même le simple bon sens d'un homme +réputé brave et intelligent, jusqu'à ce jour, au point de l'abaisser +jusqu'à ourdir une machination aussi lâche, aussi compliquée et aussi +niaise, car, en résumé, qui espérait-il abuser avec cette grossière +comédie? + +Mais, devant le cri de triomphe de Bussi, force lui avait été d'admettre +qu'une perfidie semblable était possible. Et cela lui avait paru si +pitoyable, si grotesque, si risible, que, malgré lui, oubliant tout, il +était parti d'un éclat de rire formidable, furieux, inextinguible. + +Et Bussi-Leclerc, si brave qu'il fût, sentit un frisson le parcourir de +la nuque aux talons, et, tout en se renceignant dans les rangs pressés +des soldats espagnols, comme s'il ne se fût pas senti en sûreté, il +commença de regretter amèrement d'avoir suivi si scrupuleusement les +perfides conseils de Centurion. + +C'est que, au fur et à mesure que le rire se déchaînait +irrésistiblement, le chevalier sentait une colère violente, furieuse, +comme il en avait rarement ressenti de pareille, l'envahir tout entier, +au point que lui, qui savait si bien garder son sang-froid dans les +passes les plus critiques, il était tout à fait hors de lui, et +se sentait incapable de se modérer, encore moins de raisonner ses +impressions. + +--Eh quoi! se peut-il que, pour une misérable blessure faite à son +amour-propre, un homme s'avilisse à ce point! Par Pilate! je ne +connaissais pas ce Bussi-Leclerc! Mort du diable! il faut que ce +scélérat soit châtié sur l'heure, et je vais l'étrangler de mes propres +mains, puisque je n'ai pas d'armes. Ou plutôt non; puisque les blessures +d'amour-propre sont les seules qui aient réellement prise sur ce +sacripant, je vais lui infliger une de ces humiliations sanglantes dont +il gardera à jamais le cuisant souvenir! + +Livide, hérissé, exorbité, effrayant, avec ce rire extravagant qu'il ne +paraissait plus pouvoir réfréner, avec des gestes brusques, saccadés, +inconscients, un inappréciable instant il eut toutes les apparences d'un +fou furieux. + +Cette impression ne fut pas éprouvée que par les comparses de cette +scène, car il entendit vaguement Fausta dire d'une voix que l'espoir et +la joie faisaient trembler: + +--Oh! serait-il devenu fou? Déjà!... + +Et une autre voix impassible--celle de d'Espinosa--répondit: + +--Notre besogne serait terminée, avant que d'avoir été entreprise. + +Dans sa crise nerveuse poussée jusqu'à la frénésie, Pardaillan ne les +voyait pas. Ils étaient assez loin de lui et ils parlaient bas, et, +pourtant, il perçut nettement toutes ces paroles. En lui-même, en +faisant des efforts désespérés pour retrouver un peu de calme, il +grommelait: + +«Or ça, j'ai donc l'air d'un fou? Peut-être le suis-je en effet. Je sens +ma tête qui semble vouloir éclater. Il me paraît que ma folie, si elle +persistait, serait singulièrement agréable à la douce Fausta et à son +digne ami d'Espinosa!» + +Et, par un effort de volonté surhumain, il réussit à se maîtriser, à +retrouver, en partie, sa lucidité. + +En même temps, il se mit en marche, allant droit à Bussi-Leclerc, +impérieusement poussé par cette idée qui dominait en lui: châtier séance +tenante le scélérat. + +Et, chose singulière, dès l'instant où il s'ébranla pour une action +déterminée, tout le reste disparut et son calme lui revint peu à peu. + +D'Espinosa, qui observait Pardaillan, en le voyant se diriger vers +Bussi-Leclerc, d'un pas rude, dans une attitude qui ne laissait aucun +doute sur ses intentions, eut un soupçon de sourire, et: + +--Je crois, dit-il froidement, que, tout désarmé qu'il est, le chevalier +de Pardaillan va faire passer un moment pénible à ce pauvre M. de +Bussi-Leclerc. Quel dommage que cet homme extraordinaire soit contre +nous! Que n'aurions-nous pu entreprendre s'il avait été à nous! + +Fausta approuva gravement de la tête, avec un geste qui signifiait: ce +n'est pas notre faute s'il n'est pas à nous. Puis, curieusement, +elle porta ses yeux sur Pardaillan avançant, l'air menaçant, sur +Bussi-Leclerc qui reculait au fur et à mesure en jetant à Fausta des +regards qui criaient: + +«Qu'attendez-vous donc pour le faire saisir?» + +Mais elle n'eut pas l'air de voir le spadassin, et, se tournant vers +d'Espinosa, avec un sourire aigu, avec un accent aussi froid que le +sien: + +--En effet, je ne donnerais pas un denier de l'existence de M. de +Bussi-Leclerc, dit-elle. + +--Si vous le désirez, princesse, nous pouvons faire saisir M. de +Pardaillan sans lui laisser le temps d'exécuter ce qu'il médite. + +--Pourquoi? dit Fausta avec une indifférence dédaigneuse. C'est pour son +propre compte et pour sa propre satisfaction que M. de Bussi-Leclerc a +machiné de longue main son coup de traîtrise. Qu'il se débrouille tout +seul. Nous voulons tuer Pardaillan, mais nous savons rendre un hommage +mérité à sa valeur exceptionnelle. Nous reconnaissons loyalement qu'il +est digne de notre respect. + +D'Espinosa eut un geste d'indifférence qui signifiait que, lui aussi, il +se désintéressait complètement du sort de Bussi. + +Cependant, à force de reculer devant l'oeil fulgurant du chevalier, il +arriva un moment où Bussi se trouva dans l'impossibilité d'aller +plus loin, arrêté qu'il était par la masse compacte des troupes qui +assistaient à cette scène. Force lui fut donc d'entrer en contact avec +celui qu'il redoutait. + +Que craignait-il? A vrai dire, il n'en savait rien. + +S'il se fût agi d'échanger des coups mortels, quitte à rester lui-même +sur le carreau, il n'eût éprouvé ni crainte ni hésitation. Il était +brave, c'était indéniable: + +Mais Bussi-Leclerc n'était pas non plus l'homme fourbe et tortueux que +son dernier geste semblait dénoncer, Pour l'amener à accomplir ce geste +qui le déshonorait à ses propres yeux, il avait fallu un concours +de circonstances spécial. Il avait fallu que le tentateur apparût à +l'instant précis où il se trouvait dans un état d'esprit voisin de la +démence, pour lui faire agréer une proposition infamante. Or, il ne faut +pas oublier que Bussi allait se suicider au moment où Centurion était +intervenu. + +Maintenant que l'irréparable était accompli, Bussi avait, honte de ce +qu'il avait fait. Bussi croyait lire la réprobation sur tous les visages +qui l'environnaient, Bussi avait conscience qu'il s'était dégradé et +méritait d'être traité comme tel. + +Sa terreur provenait surtout de ce qu'il voyait Pardaillan, sans arme, +résolu néanmoins à le châtier. Que méditait-il? Quelle sanglante insulte +allait-il lui infliger devant tous ces hommes rassemblés? Voilà ce qui +le préoccupait le plus. + +Il ne pouvait aller plus loin. Il jetait autour de lui des regards +sanglants, cherchant instinctivement dans quel trou il pourrait se +terrer, ne voulant pas se laisser châtier ignominieusement--ah! cela +surtout, jamais!--et ne pouvant se résoudre à faire usage de son fer +pour se soustraire à la poigne de celui qu'il avait exaspéré. + +Pardaillan, voyant qu'il ne pouvait plus reculer, s'était arrêté à deux +pas de lui. Il était maintenant aussi froid qu'il s'était montré hors de +lui l'instant d'avant. Il fit un pas de plus et leva lentement la main. +Puis, se ravisant, il baissa brusquement cette main et dit d'une voix +étrangement calme, qui cingla le spadassin: + +--Non, par Dieu! je ne veux pas me salir la main sur cette face de +coquin! + +Et, avec la même lenteur souverainement méprisante, avec des gestes +mesurés, comme s'il eût eu tout le temps devant lui, comme s'il eût été +sûr que nulle puissance ne saurait soustraire au châtiment mérité le +misérable qui le regardait avec des yeux hagards, il prit ses gants, +passés à la ceinture, et se ganta froidement, posément. + +Alors, Bussi comprit enfin ce qu'il voulait faire. Si Pardaillan l'eût +saisi à la gorge, il se fût sans doute laissé étrangler sans porter la +main à la garde de son épée. C'eût été pour lui une manière comme une +autre d'échapper au déshonneur. Mais cela... ce geste, plus redoutable +que la mort même, non, non, il ne pouvait le tolérer. + +Il eut une suprême révolte, et, dégainant dans un geste foudroyant, il +hurla d'une voix qui n'avait plus rien d'humain: + +--Crève donc comme un chien! puisque tu le veux!... + +En même temps, il levait le bras pour frapper. + +Mais il était dit qu'il n'échapperait pas à son sort. + +Aussi prompt que lui, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, saisit +son poignet d'une main et, de l'autre, la lame par le milieu. Et, tandis +qu'il broyait le poignet dans un effort de ses muscles tendus comme +des fils d'acier, d'un geste brusque, il arrachait l'arme aux doigts +engourdis du spadassin. + +Ceci fut rapide comme un éclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour +le dire, les rôles se trouvèrent renversés, et c'était Pardaillan qui, +maintenant, se dressait, l'épée à la main, devant Bussi désarmé. + +Tout autre que le chevalier eût profité de l'inappréciable force que lui +donnait cette arme conquise pour tenter de se tirer du guêpier ou, tout +au moins, de vendre chèrement sa vie. Mais, Pardaillan, on le sait, +n'avait pas les idées de tout le monde. Il avait décidé d'infliger à +Bussi la leçon qu'il méritait, il s'était tracé une ligne de conduite +sur ce point spécial, et il la suivait imperturbablement, sans se +soucier du reste. + +Se voyant désarmé une fois de plus, mais pas de la même manière que les +fois précédentes, Bussi-Leclerc croisa ses bras sur sa poitrine et, +retrouvant sa bravoure accoutumée, d'une voix qu'il s'efforçait de +rendre railleuse, il grinça: + +--Tue-moi! Tue-moi donc! + +De la tête, furieusement, Pardaillan fit: non! et, d'une voix +claironnante: + +--Jean Leclerc, tonna-t-il, j'ai voulu t'amener à cette suprême lâcheté +de tirer le fer contre un homme désarmé. Et tu y es venu, parce que +tu as l'âme d'un faquin. Cette épée, avec laquelle tu menaçais de me +souffleter, tu es indigne de la porter. + +Et, d'un geste violent, il brisait sur son genou la lame en deux, et en +jetait les tronçons aux pieds de Bussi-Leclerc, livide, écumant. + +Et ceci encore apparaissait comme une bravade si folle que d'Espinosa +murmura: + +--Orgueil! orgueil! Cet homme est tout orgueil! + +--Non, fit doucement Fausta, qui avait entendu. C'est un fou qui ne +raisonne pas ses impulsions. + +Ils se trompaient tous les deux. + +Pardaillan reprenait, de sa voix toujours éclatante: + +--Jean Leclerc, j'ai tenu ton soufflet pour reçu. Je pourrais +t'étrangler, tu ne pèses pas lourd dans mes mains. Je te fais grâce de +la vie, Leclerc. Mais, pour qu'il ne soit pas dit qu'une fois dans +ma vie je n'ai pas rendu coup pour coup, ce soufflet, que tu as eu +l'intention de me donner, je te le rends!... + +En disant ces mots, il happait Bussi à la ceinture, le tirait à lui +malgré sa résistance désespérée, et sa main gantée, largement ouverte, +s'abattit à toute volée sur la joue du misérable, qui alla rouler à +quelques pas, étourdi par la violence du coup, à moitié évanoui de honte +et de rage, plus encore que par la douleur. + +Cette exécution sommaire achevée, Pardaillan s'ébroua comme quelqu'un +qui vient d'achever sa tâche, et, du bout des doigts, avec des airs +profondément dégoûtés, il enleva ses gants et les jeta, comme il eût +jeté une ordure répugnante. + +Ceci fait, avec ce flegme imperturbable qui ne l'avait pas quitté durant +toute cette scène, il se tourna vers Fausta et d'Espinosa, et, son +sourire le plus ingénu aux lèvres, il se dirigea droit sur eux. + +Mais, sans doute, ses yeux parlaient un langage très explicite, car +d'Espinosa, qui ne se souciait pas de subir une avanie semblable à celle +de Bussi qu'on emportait hurlant de désespoir, se hâta de faire le signe +attendu par les officiers qui commandaient les troupes. + +A ce signal, les soldats s'ébranlèrent en même temps, dans toutes les +directions, resserrant autour du chevalier le cordon de fer et d'acier +qui l'emprisonnait. + +Il lui fut impossible d'approcher du groupe au milieu duquel se tenaient +Fausta et le grand inquisiteur. Il renonça à les poursuivre pour faire +face à ce nouveau danger. Il comprenait que, si la manoeuvre des troupes +se prolongeait, il lui serait bientôt impossible de faire un mouvement, +et, si la poussée formidable persistait aussi méthodique et obstinée, il +risquait fort d'être pressé, étouffé, sans avoir pu esquisser un geste +de défense. Il grommela, s'en prenant à lui-même de ce qui arrivait, +comme il avait l'habitude de faire: + +«Si seulement j'avais la dague que j'ai stupidement jetée après avoir +estoqué ce taureau!» + +Il eût aussi bien pu regretter l'épée de Bussi qu'il venait de briser à +l'instant même. Mais il n'avait garde de le faire, et, en cela, il était +logique avec lui-même. En effet, cette épée, il ne l'avait conquise que +pour se donner la satisfaction d'en jeter les tronçons à la face du +maître d'armes. + +Cependant, malgré ses regrets et les invectives qu'il se dispensait +généreusement, il observait les mouvements de ses assaillants avec cette +froide lucidité qui engendrait chez lui les promptes résolutions. + +Se voyant serré de trop près, il résolut de se donner un peu d'air. Pour +ce faire, il projeta ses poings en avant avec une régularité d'automate, +une précision pour ainsi dire mécanique, une force décuplée par le +désespoir de se voir irrémédiablement perdu, pivotant lentement sur +lui-même, de façon à frapper alternativement chacune des unités les plus +rapprochées du cercle qui se resserrait de plus en plus. + +Et chacun de ses coups était suivi du bruit mat de la chair violemment +heurtée, d'une plainte sourde, d'un gémissement, parfois d'un juron, +parfois d'un cri étouffé. + +Et, à chacun de ses coups, un homme s'affaissait, était enlevé par ceux +qui venaient derrière, passé de main en main, porté sur les derrières du +cercle infernal où on s'efforçait de le ranimer. + +Et, pendant ce temps, l'émeute déchaînée se déroulait comme un torrent +impétueux. Partout, sur la piste, sur les gradins, sur le pavé de la +place, dans les rues adjacentes, c'était des soldats aux prises avec le +peuple excité, conduit, guidé par les hommes du duc de Castrana. + +Partout, c'était le choc du fer contre le fer, les coups de feu, le +halètement rauque des corps à corps, les plaintes des blessés, et, +par-ci par-là, couvrant l'effroyable tumulte, une formidable clameur +éclatait, à la fois cris de ralliement et acclamation: + +«Carlos! Carlos! Vive le roi Carlos!» + +Tout de suite, Pardaillan remarqua qu'on le laissait patiemment user ses +forces, sans lui rendre ses coups. Les paroles de Bussi-Leclerc à Fausta +lui revinrent à la mémoire, et, en continuant son horrible besogne, il +songea: + +«Ils me veulent vivant... J'imagine que Fausta et son digne allié, +d'Espinosa, ne veulent pas que la mort puisse me soustraire aux tortures +qu'ils ont résolu de m'infliger!» + +Et, comme ses bras, à force de servir de massues, sans arrêt ni repos, +commençaient à éprouver une raideur inquiétante, il ajouta: + +«Pourtant, ceux-ci ne vont pas se laisser assommer passivement jusqu'à +ce que je sois à bout de souffle. Il faudra bien qu'ils se décident à +rendre coup pour coup.» + +Il raisonnait avec un calme admirable en semblable occurrence, et il lui +apparaissait que, le mieux qu'il pût lui advenir, c'était de recevoir +quelque coup mortel qui l'arracherait au supplice qu'on lui réservait. + +Il ne se trompait pas dans ses déductions. Les soldats, en effet, +commençaient à s'énerver. Aux coups méthodiquement assénés par +Pardaillan, ils répondirent par des horions décochés au petit bonheur. +Il eût, sans nul doute, reçu le coup mortel qu'il souhaitait, si une +voix impérieuse n'avait arrêté net ces tentatives timides, en ordonnant: + +«Bas les armes, drôles!... Prenez-le vivant!» + +En maugréant, les hommes obéirent. Mais, comme il fallait enfin en +finir, comme la patience a des limites et que la leur était à bout, sans +attendre des ordres qui tardaient trop, ils exécutèrent la dernière +manoeuvre: c'est-à-dire que les plus rapprochés sautèrent, tous +ensemble, d'un commun accord, sur le chevalier, qui se vit accablé par +le nombre. + +Il essaya une suprême résistance, espérant peut-être trouver la brute +excitée qui, oubliant les instructions reçues, lui passerait sa dague au +travers du corps. Mais, soit respect de la consigne, soit conscience de +leur force, pas un ne fit usage de ses armes. Par exemple, les coups de +poing ne lui furent pas ménagés, pas plus qu'il ne ménageait les siens. + +Un long moment, il tint tête à la meute, en tout pareil au sanglier +acculé et coiffé par les chiens. Ses vêtements étaient en lambeaux, du +sang coulait sur ses mains et son visage était effrayant à voir. Mais ce +n'était que des écorchures insignifiantes. A différentes reprises, on le +vit soulever des grappes entières de soldats pendus à ses bras, à ses +jambes, à sa ceinture. Puis, à bout de souffle et de force, écrasé par +le nombre sans cesse grandissant des assaillants, il finit par plier sur +ses jambes et tomba à terre. + +...C'était fini. Il était pris. + +Mais, les bras et les jambes meurtris par les cordes, il apparaissait +encore si terrible, si étincelant que, malgré qu'il fût impossible +d'esquisser un geste, tant on avait multiplié les liens autour de son +corps, une dizaine d'hommes le maintenaient, de leurs poignes rudes, par +surcroît, cependant que les autres formaient le cercle autour de lui. + +Il était debout, cependant. Et son oeil froid et acéré se posait avec +une fixité insoutenable sur Fausta, qui assistait, impassible, à +cette lutte gigantesque d'un homme aux prises avec des centaines de +combattants. + +Quand elle vit qu'il était bien pris, bien et dûment ficelé des pieds +jusqu'aux épaules, réduit enfin à l'impuissance, elle s'approcha +lentement de lui, écarta d'un geste hautain ceux qui le masquaient à sa +vue, et, s'arrêtant devant lui, si près qu'elle le touchait presque, +elle le considéra un long moment en silence. + +Elle triomphait enfin! Enfin, elle le tenait à sa merci! + +En la voyant s'approcher, Pardaillan avait cru qu'elle venait jouir +de son triomphe. Malgré les liens qui lui meurtrissaient la chair et +comprimaient sa poitrine au point de gêner la respiration, malgré la +pesée, violente de ceux qui le maintenaient, il s'était redressé en +songeant: + +--Mme la Papesse veut savourer toutes les joies de sa victoire... Jolie +victoire!... Un abominable guet-apens, une félonie, une armée lâchement +mise sur pied pour s'emparer d'un homme!... + +En secouant frénétiquement la grappe humaine pendue à ses épaules, il +s'était redressé, avait levé la tête, l'avait fixée avec une insistance +agressive, une pointe de raillerie au fond de la prunelle, la narguant +de toute son attitude en attendant qu'elle lui donnât l'occasion de lui +décocher quelqu'une de ces mordantes répliques dont il avait le secret. + +Fausta se taisait toujours. + +Dans son attitude, rien de provoquant, rien du triomphe insolent qu'il +s'attendait à trouver en elle, et, dans ses yeux, qu'il s'attendait à +voir brillants d'une joie insultante, Pardaillan, déconcerté, ne lut +qu'indécision et tristesse. + +Il fallait que Fausta fût extraordinairement troublée pour s'oublier +au point de laisser lire en partie ses impressions sur son visage, qui +n'exprimait habituellement que les sentiments qu'il lui plaisait de +montrer. + +C'est que ce qui lui arrivait là dépassait toutes ses prévisions. + +Sincèrement, elle avait cru que la haine, chez elle, avait tué l'amour. +Et voici que, au moment où elle tenait enfin l'homme qu'elle croyait +haïr, elle s'apercevait avec un effarement prodigieux que, ce qu'elle +avait pris pour de la haine, c'était encore de l'amour. Et, dans son +esprit éperdu, elle râlait: + +«Je l'aime toujours! Ce que j'ai cru de la haine n'était que le dépit de +me voir dédaignée... car il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais!... +Et, maintenant que je l'ai livré moi-même, maintenant que j'ai préparé +pour lui le plus effroyable des supplices, je m'aperçois que, s'il +disait un mot, s'il m'adressait un sourire, moins encore: un regard +qui ne soit pas indifférent, je poignarderais de mes mains ce grand +inquisiteur qui me guette, et je mourrais avec lui, si je ne pouvais le +délivrer. Que faire? Que faire? + +Et, longtemps, elle resta ainsi, désemparée, reculant, pour la première +fois de sa vie, devant la décision à prendre. + +Peu à peu, son esprit s'apaisa, ses traits se durcirent. Elle recula de +deux pas, comme pour marquer qu'elle l'abandonnait à son sort, et, d'une +voix extrêmement douce, comme lointaine et voilée, elle dit seulement: + +--Adieu, Pardaillan! + +Et ce fut encore un étonnement chez lui, qui s'attendait à d'autres +paroles. + +Mais il n'était pas homme à se laisser démonter pour si peu. + +--Non pas adieu, railla-t-il, mais au revoir. + +Elle secoua la tête négativement et, avec la même intonation de douceur +inexprimable, elle répéta: + +--Adieu! + +--Je vous entends, madame, mais, diantre! on ne me tue pas si aisément. +Vous devez en savoir quelque chose! + +Avec obstination, elle fit doucement non, de la tête, et répéta encore: + +--Adieu! Tu ne me verras plus. + +Une idée affreuse traversa le cerveau de Pardaillan. + +«Oh! songea-t-il en frissonnant, elle a dit: «Tu ne me verras plus.» +Ne pouvant parvenir à me tuer, l'abominable créature aurait-elle conçu +l'infernal projet de me faire aveugler? Par l'enfer qui l'a vomie, ce +serait trop hideux!» + +De sa voix toujours dolente et comme lointaine, elle continuait: + +--Ou plutôt, je m'exprime mal, tu me verras peut-être, Pardaillan, mais +tu ne me reconnaîtras pas. + +«Ouais! pensa le chevalier. Que signifie cette nouvelle énigme? Je +la verrai: donc j'ai des chances de ne pas mourir et de ne pas être +aveuglé, comme je l'ai craint un instant. Bon! Je suis moins mal loti +que je ne pensais. Mais je ne la reconnaîtrai pas. Que veut dire ce +«Tu ne me reconnaîtras pas»? Quelle menace se cache sous ces paroles, +insignifiantes en apparence? Bah! je le verrai bien.» + +Et, tout haut, avec son plus gracieux sourire: + +--Il faudra donc que vous soyez bien méconnaissable! Peut-être +serez-vous devenue une femme comme toutes les femmes... avec un peu de +coeur et de bonté. S'il en est ainsi, je confesse qu'en effet vous serez +si bien changée qu'il se pourrait que je ne vous reconnaisse pas. + +Fausta le considéra une seconde, droit dans les yeux. Il soutint le +regard avec cette ingénuité narquoise qui lui était particulière. +Comprit-elle qu'elle n'aurait pas le dernier mot avec lui? Etait-elle +lasse du violent combat qui s'était livré dans son esprit? Toujours +est-il qu'elle se contenta de faire un signe de tête et revint se placer +auprès de d'Espinosa, qui avait assisté, muet et impassible, à cette +scène. + +--Conduisez le prisonnier au couvent San Pablo, ordonna le grand +inquisiteur. + +--Au revoir, princesse! cria Pardaillan, qu'on entraînait. + + + +XIII + +LES AMOURS DU CHICO + +Le couvent de San Pablo était situé si près de la place San Francisco +qu'autant vaudrait dire qu'il donnait sur cette place même. + +En temps ordinaire, Pardaillan et son escorte eussent été pour ainsi +dire tout rendus. Il ne faut pas oublier qu'on se battait toujours sur +la place, et un homme froid et méthodique comme d'Espinosa ne pouvait +commettre l'imprudence de faire traverser cette place à son prisonnier +en pareil moment. + +Pardaillan était encadré de deux compagnies d'arquebusiers. Non pas que +le chevalier, ligoté comme il l'était, inspirât des craintes au grand +inquisiteur. Mais, précisément, ces précautions, qui eussent pu paraître +ridicules en temps normal, devenaient nécessaires, si l'on songe que +le prisonnier et son escorte pouvaient avoir à passer au milieu des +combattants. Dans la mêlée, le prisonnier pouvait recevoir quelque coup +mortel, et nous savons que d'Espinosa tenait essentiellement à le garder +vivant. Il pouvait encore--ce qui eût été plus fâcheux encore--être +délivré par les rebelles qui pouvaient le prendre pour l'un des leurs. +La nécessité d'une imposante escorte se trouvait donc amplement +justifiée. + +Par surcroît de précautions, le chef de l'escorte fit faire à sa troupe +une infinité de détours par les petites rues qui avoisinaient la place, +évitant avec soin toutes celles où il percevait les bruits de la +bagarre. En outre, comme le chevalier, entravé par des liens très +serrés, ne pouvait avancer qu'à tous petits pas, il se trouva qu'il +fallut une grande heure pour arriver à ce couvent San Pablo, qu'on eût +pu atteindre en quelques minutes. + +En ce qui concerne l'émeute, nous dirons qu'elle tourna rapidement en +lamentable échauffourée et qu'elle fut réprimée avec cette impitoyable +cruauté que Philippe II savait montrer quand il était sûr d'avoir le +dessus. + +Et ce fut là une des plus grandes erreurs de Fausta, chef occulte de +cette vaste entreprise qui échoua piteusement et fut noyée dans le sang. + +Devant les hésitations du Torero, de celui qui, pour elle, était le +prince Carlos, elle avait commis la faute impardonnable de modifier son +plan. + +Elle se croyait sûre de voir le prince venir à elle, résolu à lui donner +son nom, et à partager avec elle le trône, pourvu qu'elle le hissât sur +ce trône. Elle se croyait sûre de cela. Elle n'en eût pas juré cependant +C'est alors qu'elle eut cette idée malheureuse, qui devait consommer la +ruine de ses ambitions, de modifier ses idées premières. + +Que lui servirait-il de pousser son succès à fond et de consommer la +ruine de Philippe II si le prince dédaignait ses propositions? Elle +pensait bien que le prince ne pousserait pas la folie jusque-là. C'était +possible, après tout. Qu'arriverait-il alors? + +Au lieu d'aller de l'avant et de s'engager à fond, il fallait montrer +à ce prince de quoi elle était capable et de quelles forces elle +disposait. Nul doute que, lorsqu'il aurait vu et compris, il ne revînt +humble et soumis. Alors, il serait temps d'entreprendre en toute +assurance l'action définitive. + +Ce plan ainsi modifié fut exécuté à la lettre. Le Torero fut enlevé +par ses partisans sans qu'il fût possible aux troupes royales de +l'approcher. Et l'émeute se déchaîna dans toute son horreur. + +Le but que Fausta se proposait se trouva atteint. Alors, les chefs du +mouvement, qui étaient dans la confidence, firent circuler l'ordre de la +retraite et s'éclipsèrent, bientôt poursuivis de leurs hommes. + +Alors, il ne resta plus en présence des troupes royales que le bon +populaire, celui qui ne savait rien des dessous de cette affaire. + +Alors aussi, ce fut la boucherie pure et simple, car les malheureux +n'avaient, pour la plupart, que quelques méchants couteaux à opposer aux +armes à feu des soldats, et, pour cuirasses, que leur large poitrine. + +Néanmoins, ils tinrent bon et se laissèrent massacrer bravement. +C'étaient des fanatiques du Torero. Ils ne savaient pas, eux, quel était +ce prince Carlos qu'on acclamait. Ils ne savaient qu'une chose: on +voulait leur enlever leur Torero et, par le Christ crucifié, cela ne se +ferait pas. + +Tout a une fin, cependant. Bientôt, ceux-là aussi apprirent que le +Torero était sain et sauf, hors d'atteinte de la griffe royale qui avait +voulu s'abattre sur lui. Comment? Par qui? Peu importe. Ils le surent, +et, dès lors, il devenait inutile de s'exposer plus longtemps. + +Et ce fut la débandade générale, il ne resta plus sur la place et dans +les rues que des soldats triomphants... et aussi, hélas! les cadavres +qui jonchaient le sol et les blessés, plus nombreux encore, qu'on +enlevait à la hâte. + +Cependant, Pardaillan et son escorte arrivaient enfin au couvent San +Pablo. Et, voici qu'au moment de franchir le seuil de sa prison, il +aperçut là, au premier rang, qui? le nain Chico en personne. + +Mais dans quel état, grand Dieu! + +Ah! il était joli, le somptueux costume flambant neuf quelques heures +plus tôt, ce fameux costume qui l'avantageait si bien et qui lui avait +valu auprès des nobles dames de la cour ce mirifique succès, qui avait +paru si fort contrarier la gentille Juana! + +D'abord, plus de toque empanachée, et plus de manteau. Ensuite, fripés, +déchirés, maculés, les soies et les satins de ce qui avait été +un pourpoint. Des accrocs larges comme la main à ces chausses +resplendissantes. Et, par-ci par-là, des taches rouges qui ressemblaient +singulièrement à du sang. + +La vérité nous oblige à confesser que le Chico ne paraissait nullement +se soucier des détails de sa toilette. Haillons ou somptueux habits, il +savait tout porter avec la même désinvolte fierté. Il se redressait +tout comme il le faisait sur la piste lorsque les murmures d'admiration +bourdonnaient autour de lui, et il ne perdait pas une ligne de sa +taille, d'homoncule. + +Et puis, tiens! s'il était mal arrangé, lui, le Chico, le seigneur +français, son grand ami, celui qui lui apparaissait comme un dieu, +n'était guère mieux arrangé que lui. + +Comment le Chico avait-il pu se faufiler jusque-là? Évidemment, sa +petite taille l'avait utilement servi. Pourquoi était-il là? Pour +Pardaillan. Celui-ci n'en douta pas un seul instant. + +Il ne disait rien, le petit homme, mais son regard, rivé sur les yeux +du prisonnier, parlait pour lui. Et ce regard trahissait une peine si +sincère, une affection si ardente, un dévouement si absolu, une si naïve +admiration à le voir si fier au milieu de ses gardes qu'il paraissait +diriger, que ce grand sentimental qu'était le chevalier de Pardaillan +se sentit doucement ému, délicieusement réconforté, et qu'il eut à +l'adresse de son petit ami un de ces sourires d'une si poignante douceur +qui avaient le don de bouleverser le petit paria. + +Le premier mouvement de Pardaillan fut d'adresser quelques mots au nain. +Mais il réfléchit que, dans les circonstances présentes, il risquait +fort de le compromettre. + +Cependant, comme il avait la rage de s'oublier toujours pour songer aux +autres, il aurait bien voulu savoir ce qu'était devenu son autre ami, +don César, sur qui il s'était promis de veiller et pour qui il s'était +si imprudemment exposé qu'il se trouvait pris. Il adressa donc, en +passant, un regard d'une muette éloquence au nain attentif. + +Le Chico n'était pas un sot. Il s'était senti largement récompensé par +le sourire de Pardaillan et il avait parfaitement compris à quel mobile +il obéissait en paraissant ne pas le connaître. + +Il comprit aussi parfaitement la signification du coup d'oeil de +Pardaillan qui criait: + +«Don César est-il sauf?» + +Dans le même langage muet, il répondit à l'instant et il fut compris +comme il avait compris lui-même. + +La tête était la seule partie de son corps qu'il pouvait remuer à son +aise, attendu qu'il n'avait pas été possible de l'enchaîner comme le +reste. Pardaillan manifesta donc sa satisfaction par un imperceptible +signe de tête, et il passa de ce pas lourd, lent et maladroit que lui +imposaient ses entraves. + +Il s'aperçut alors que le Chico, favorisé par l'exiguïté de sa taille, +se faufilait parmi les soldats, d'ailleurs indifférents, s'attachait +obstinément à ses pas et trouvait moyen de marcher à sa hauteur, comme +s'il avait eu quelque chose à lui communiquer. + +Il remarqua également que le nain serrait dans son poing crispé le +manche de sa minuscule dague, et qu'il jetait sur les hommes de son +escorte des regards chargés de colère qui les eussent infailliblement +jetés bas s'ils avaient été des pistolets. Il ne put s'empêcher de +penser, à part lui: + +«Ah! le brave petit homme! Si sa force égalait sa bravoure et sa +volonté, comme il chargerait ces soldats à qui l'on fait jouer un si +triste rôle!» + +Et il souriait doucement, chaudement réconforté par cette amitié sincère +qui se manifestait en un moment si critique pour lui. + +Cependant, il se trouvait maintenant devant la grande porte du couvent. +Porte monumentale, massive, rébarbative, pesante, sournoise par les +guichets visibles ou dissimulés, arrogante et menaçante par les clous et +les innombrables serrures. + +On dut attendre que les verrous énormes fussent tirés avec des +grincements sinistres, que les serrures géantes fussent ouvertes à +l'aide de clefs que le nain Chico eût eu bien de la peine à soulever. Il +y eut forcément un temps d'arrêt assez long. + +Le Chico profita de cet instant, qu'il avait peut-être prévu, pour se +livrer à une mimique expressive que Pardaillan, qui ne le perdait pas de +vue comprit aisément et qui eut la bonne fortune de passer inaperçue, +les gardes du chevalier plaisantant et bavardant entre eux. + +«Je viendrai ici tous les jours», disaient les gestes du petit homme. + +Et les yeux de Pardaillan répondaient: + +«Pour quoi faire?» + +Un haussement d'épaules, dès yeux levés au ciel, des mains remontant +jusqu'à la tête et retombant mollement, signifiaient: + +«Est-ce qu'on peut savoir, tiens! Vous serez peut-être bien aise de +communiquer avec le dehors.» + +Et Pardaillan de répondre: + +«Soit. J'accepte ton dévouement.» + +Et, d'un sourire, il remerciait. + +Maintenant, la, porte était ouverte. Avant qu'elle se fermât lourdement +sur lui--peut-être pour toujours--il tourna une dernière fois la tête et +adressa un dernier adieu au nain, dont la physionomie intelligente et +mobile semblait lui crier: + +«Ne désespérez pas. Soyez prêt à tout. Je ne vous abandonnerai pas!» + +Pardaillan disparut sous la voûte sombre; les soldats ressortirent +et s'éloignèrent allègrement, et le Chico demeura seul, dans la rue +déserte, ne pouvant se décider à s'éloigner de cette porte qui venait +de se fermer sur le seul homme qui lui eût témoigné un peu d'amitié, et +dont la parole chaude et colorée avait éveillé en lui tout un monde de +sensations inconnues. + +Le soleil s'éteignait lentement à l'horizon; bientôt son orbe rouge +disparaîtrait complètement, la nuit succéderait au jour; il n'y avait +plus rien à espérer. Le Chico poussa un gros soupir, et s'éloigna +lentement, tristement, à regret. + +Il ne remarqua pas le silence pesant qui semblait écraser la ville. Il +ne remarqua pas que, hormis les patrouilles qui sillonnaient les rues, +il ne rencontrait aucun passant dans ces rues habituellement si animées +à cette heure. + +Il ne remarqua pas les boutiques soigneusement fermées, les portes +verrouillées, les volets hermétiquement clos. Il ne remarqua rien. Il +allait doucement, tout pensif, et, parfois, il sortait de son sein un +parchemin qu'il considérait attentivement, et le remettait vivement dans +sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne le lui volât. + +Disons tout de suite que ce parchemin, auquel le nain paraissait +attacher un grand prix, n'était autre que ce blanc-seing que Centurion +avait obtenu de Barba Roja et qu'il avait vendu à Fausta. + +On se souvient peut-être que Fausta était descendue dans le caveau +truqué de la maison des Cyprès pour y brûler la capsule destinée à +empoisonner l'air. En fouillant dans son sein pour y prendre l'étui +contenant le poison qu'elle destinait a Pardaillan. elle avait laissé +tomber ce blanc-seing, sans y prendre garde. + +Quelques instants plus tard, Pardaillan avait trouvé ce papier, et, ne +pouvant le lire dans l'obscurité, il l'avait passé à sa ceinture. Or, +en rampant sur les dalles pour épier El Chico, le chevalier, sans s'en +apercevoir, avait à son tour laissé tomber ce papier. + +De retour à l'auberge de la Tour, il n'avait plus pensé à ce chiffon de +papier, dont il ignorait la valeur. Le nain l'avait, à son tour, trouvé, +et, comme il savait lire, comme, dans son réduit, il avait de la +lumière, il s'était rendu compte de la valeur de sa trouvaille et +l'avait soigneusement mise de côté. Son intention était de remettre ce +parchemin au seigneur français, à qui il appartenait sans doute, et qui, +en tout cas, saurait, mieux que lui, faire usage de ce document. Les +événements qui s'étaient précipités l'avaient empêché de réaliser son +intention. + +C'était donc ce blanc-seing que nous l'avons vu étudier dans la rue. Que +voulait-il en faire? A vrai dire, il n'en savait rien. Il cherchait. +Vaguement, il entrevoyait qu'il pourrait peut-être s'en servir en faveur +de Pardaillan. Mais comment? C'est ce qu'il s'efforçait de trouver. + +Une chose l'inquiétait: c'est qu'il n'était pas très sûr que sa +trouvaille eût réellement la valeur qu'il lui attribuait. Nous avons dit +qu'il savait lire et même écrire. + +Il faut entendre par là qu'il pouvait énoncer péniblement et griffonner, +encore plus péniblement, les mots les plus usuels; c'est tout. + +Donc, se méfiant de ses capacités, il n'était pas très sûr de la valeur +du document trouvé. Ah! s'il savait été aussi savant que la petite +Juana! Il résolut soudain d'aller soumettre le précieux parchemin à la +compétence de son amie qui saurait bien lui dire, elle, ce qu'il en +était au juste. Ayant décidé, il prit aussitôt le chemin de l'auberge de +la Tour. + +Notez que Juana l'avait chassé et que son splendide costume était +en loques. Deux raisons qui l'eussent fait reculer en toute autre +circonstance. En effet, quel accueil lui serait fait s'il osait se +présenter devant elle sans avoir été mandé? Quel accueil, surtout, s'il +se présentait ainsi? Il n'y pensa pas un seul instant. + +Il trouva l'auberge à peu près vide de clients, et cela n'était pas fait +pour le surprendre après les événements sanglants de l'après-midi. +Les quelques personnes attablées étaient des militaires qui, pour la +plupart, ne faisaient qu'entrer se rafraîchir et s'en allaient aussitôt. + +La petite Juana trônait dans ce petit réduit attenant à la cuisine, et +qui était comme le bureau de l'hôtellerie. Elle avait, naturellement, +gardé la superbe toilette qu'elle avait endossée pour aller à la +corrida, et, ainsi parée, elle était séduisante au possible, jolie à +damner un saint, fraîche comme une rose à peine éclose, et dans son +riche et élégant costume qui lui seyait à ravir on eût dit une marquise +déguisée. + +En la voyant si jolie dans ses atours des fêtes carillonnées, le Chico +sentait son coeur battre la chamade, ses yeux brillèrent de plaisir et +une bouffée de sang lui monta au visage. + +Mais, résolu a ne s'occuper que de choses graves, à ne songer qu'à +son ami, il arriva ceci, qu'il n'aurait jamais prévu: c'est qu'il se +présenta avec une assurance qu'elle ne lui avait jamais vue. + +Nous n'oserions pas jurer que la mignonne Juana n'avait pas escompté un +peu cette visite de son timide amoureux. + +Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne résisterait pas au +désir de venir se faire admirer, et elle avait dû arranger d'avance la +réception qu'elle lui ferait. + +On conçoit combien l'attitude si nouvelle et si imprévue du petit homme +la piqua au vif. + +Cependant, comme elle était femme et coquette, elle sut cacher ses +impressions, si bien qu'il ne soupçonna rien de ce qui se passait en +elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son ton le plus +grondeur qu'elle lança: + +--Comment oses-tu reparaître ici quand je t'ai chassé? Et dans quel état +encore. Vierge Sainte! N'es-tu pas honteux de te présenter ainsi devant +moi? + +Pour la première fois de sa vie, le Chico accueillit cette violente +sortie avec une indifférence qui accrut son indignation. Il ne rougit +pas, il ne baissa pas la tête, il ne s'excusa pas. Il la regarda +tranquillement en face et, comme s'il n'avait pas entendu, il dit +simplement et très doucement: + +--J'ai besoin de t'entretenir de choses sérieuses. + +La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait changé sa poupée. +Où prenait-il cette tranquille audace? La vérité est que le Chico +n'avait pas conscience de son audace. Il ne songeait qu'à Pardaillan et +tout s'effaçait devant cette pensée. Ce qu'elle prenait pour de l'audace +n'était que de la distraction. + +Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu'elle avait vu du +premier coup d'oeiï, et s'écria: + +--Mais tu es couvert de sang! Tu t'es donc battu? + +--Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville? + +--Comment ne le saurais-je pas? On dit qu'il y a eu rébellion, tout est +à feu et à sang, il y a des morts par milliers... + +Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une inflexion de voix dont +il ne perçut pas la tendresse: + +--Tu es donc blessé? + +--Non. J'ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être ai-je bien quelque +écorchure par-ci par-là, mais ce n'est rien. Ce sang n'est pas le mien. +C'est celui des malheureux que j'ai vu tuer devant moi. + +Dès l'instant qu'il n'était pas blessé, elle reprit son air grondeur et +dit: + +--C'est là que tu t'es fait arranger de la sorte? Qu'avais-tu besoin, +mécréant, de te mêler à la bagarre? + +--Il le fallait bien. + +--Pourquoi le fallait-il? Et quand je pense que je suis allée à cette +course et que je serais peut-être morte à l'heure qu'il est si j'étais +restée jusqu'à la fin! + +Ce fut à son tour de pâlir de crainte: + +--Tu es allée à la course? + +--Hé oui! Heureusement la Vierge me protégeait sans doute, car une +subite indisposition de Barbara, qui m'accompagnait, m'a fait quitter +la plazza après que le sire de Pardaillan eut si brillamment dagué le +taureau. Aussi demain irai-je faire brûler un cierge à la chapelle de +Notre-Dame la Vierge! + +Elle mentait effrontément, on le sait. Mais pour rien au monde elle +n'eût voulu lui donner cette satisfaction de lui dire qu'elle l'avait vu +dans son triomphe et que c'était ce qui l'avait fait quitter sa place. + +Lui ne vit qu'une chose: c'est que, par bonheur, elle avait pu regagner +paisiblement sa demeure sans se trouver dans la mêlée, où elle eût pu, +en effet, recevoir quelque coup mortel. + +--Tu ne sais rien, dit-il avec un air de mystère. On voulait assassiner +le Torero. C'est pour lui qu'on s'est battu. Heureusement ses partisans +l'ont enlevé, et maintenant, bien caché, il est hors de l'atteinte de +ses ennemis. + +--Sainte Vierge! que me dis-tu là? fit-elle, vivement intéressée. + +--Ce n'est pas tout. La rébellion dont tu as entendu parler, c'était en +faveur de don César. On dit qu'il est le fils du roi; c'est lui qui est, +paraît-il, le légitime enfant et c'est lui qu'on voulait placer sur le +trône à la place de son père, le roi Philippe, lui qu'on acclamait sous +le nom de roi Carlos. + +Il paraissait très fier de savoir tout cela, fier surtout de connaître +personnellement un homme qu'on prétendait fils du roi. + +Elle, du coup, en oublia et sa feinte colère et son réel dépit, et +joignant ses petites mains: + +--Don César, fils du roi! s'exclamait-elle. Eh bien, à dire vrai, cela +ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé qu'il devait être de très haute +naissance. Et tu dis qu'il est l'infant légitime? Qui donc osait +attenter à sa vie? + +--Le roi... son père, dit Chico en baissant la voix. + +--Son père! Est-ce possible? fit-elle incrédule. Il ne savait pas, sans +doute. + +--Il savait, au contraire. C'est même pour cela qu'il voulait le faire +meurtrir. Tout le monde ne sait pas ça, mais moi je le sais. Il y a bien +des choses que je sais, tiens! et personne ne s'en doute. + +--Mais pourquoi? C'est horrible, cela, qu'un père veuille faire tuer son +fils! + +--Ah! voilà! Ceci, c'est ce qu'on appelle «la raison d'Etat». Je sais +cela aussi. + +Malgré elle, elle eut un coup d'oeil admiratif à l'adresse du petit +homme. C'est vrai, tout de même, qu'il savait des choses que nul ne +soupçonnait. Comment s'arrangeait-il pour savoir? + +Il reprit très sérieux: + +--Je servais de page à don César dans sa course. Tu n'as pas pu savoir, +puisque tu étais partie quand nous sommes entrés sur la piste. + +Elle savait très bien. Elle l'avait très bien vu. N'importe, elle +feignit d'être surprise. Lui continua: + +--Tu comprends que je devais savoir où on le conduisait. Je l'ai suivi. +C'est là que j'ai été si mal arrangé. + +Et avec un soupir de regret: + +--J'avais un si beau costume... tout neuf. Si tu m'avais vu! Regarde +donc dans quel état on l'a mis. + +Oui, oui, elle voyait. Elle comprenait aussi. Il ne pouvait plus être +question de gronder. Il avait fait son devoir en suivant son maître, le +petit homme; c'était bien. + +--Ce n'est pas tout, reprit tristement le Chico. J'ai encore une +nouvelle à t'apprendre... une mauvaise nouvelle, Juana. + +--Parle... Tu me fais frémir. + +--On a arrêté le sire de Pardaillan. + +Il était persuadé qu'elle allait s'effondrer à cette nouvelle. Pas du +tout, elle reçut le coup avec un calme qui le déconcerta. Voyant qu'elle +se taisait, il dit doucement: + +--Tu as du chagrin? + +--Oui, dit-elle simplement. + +--Tu l'aimes toujours? + +Elle le considéra avec un étonnement qui n'était pas joué. + +--Oui, dit-elle, je l'aime, mais pas comme tu penses. + +--Oh! fit-il tout saisi, pourtant tu m'as dit... + +--J'aime le sire de Pardaillan, interrompit-elle, comme un bon et brave +gentilhomme qu'il est. Je l'aime comme un frère aîné, mais pas plus. +N'oublie pas cela, Chico. Ne l'oublie plus jamais. + +--Tiens! fit-il rayonnant, et moi qui me figurais... + +--Encore! dit-elle avec un commencement d'impatience. Comment faut-il +donc te dire les choses pour que tu les comprennes? + +Il se mit à rire de bon coeur. Il eût été complètement heureux s'il +avait su Pardaillan hors de danger. Il dit: + +--Oh! je comprends, va. Alors, si tu aimes le seigneur de Pardaillan +comme un frère, tu voudras bien m'aider à le tirer de sa prison. + +--De tout mon coeur, fit-elle spontanément. + +--Bon! c'est l'essentiel. + +--Mais pourquoi l'a-t-on arrêté? Comment? + +--Pourquoi? Je n'en sais rien. Comment? Je le sais. J'étais là, j'ai +tout vu. Je l'ai suivi, lui aussi, jusqu'à sa prison. On l'a enfermé au +couvent San Pablo. + +Tu l'as suivi! Pour quoi faire? + +--Pour savoir où on l'enfermait, tiens! Pour tâcher de le délivrer. + +--Tu veux le délivrer? Toi? Tu l'aimes donc? + +--Oui, je l'aime. Le seigneur de Pardaillan, pour moi, c'est plus que le +seigneur Dieu. Je donnerais mon sang goutte à goutte pour le tirer des +griffes qui l'ont frappé. C'est que tu ne sais pas, Juana, quel homme +c'est. Si tu les avais vus! Sais-tu combien ils se sont mis pour +l'arrêter? Des compagnies et des compagnies. Partout il y en avait et +ils étaient tous là pour lui. Et Mgr d'Espinosa aussi, et la princesse +étrangère aussi, que j'ai bien reconnue, malgré qu'elle eût pris des +habits d'homme. Ils étaient mille peut-être pour l'arrêter, lui tout +seul. Et il était désarmé. Et il en a assommé à coups de poing. Si tu +avais vu!... + +Voilà maintenant que le Chico, si peu loquace habituellement, parlait, +parlait sans s'arrêter, et s'enthousiasmait et s'exaltait. Et ce n'était +pas à son sujet, à elle, qui. Jusqu'à ce jour, avait été l'unique et +constante préoccupation du petit homme, elle le savait bien. Aussi la +petite Juana allait de surprise en surprise. + +C'était à croire qu'elle n'existait plus pour lui. C'était +l'abomination, la désolation, l'immolation, la fin des fins, quoi! A qui +se fier, bonne Vierge! après pareille trahison! + +Pour l'amener à se départir de cette inconcevable froideur, elle avait +mis en oeuvre tout l'arsenal compliqué et redoutable de ses petites +ruses puériles de coquette ingénue, elle avait eu recours aux mille et +un stratagèmes qui d'ordinaire, lui réussissaient si bien. + +D'un geste machinal, elle avait enlevé la fleur posée dans ses cheveux. +Elle avait joué distraitement avec, l'avait portée, à différentes +reprises, à ses lèvres, comme pour en respirer le parfum, et finalement +l'avait laissée tomber... par mégarde. Il n'avait pas bronché. +Naïvement, elle pensa qu'il ne voyait peut-être pas la fleur qu'elle lui +jetait. + +Sans en avoir l'air, elle l'avait poussée du bout du pied jusqu'à ce +qu'elle fût bien en évidence. Et lui qui, autrefois, n'eût pas manqué +d'implorer la faveur d'emporter cette fleur, ou qui l'eût sournoisement +ramassée et cachée précieusement dans son sein, il l'avait laissée +où elle l'avait poussée. Assurément, c'est qu'il ne voulait pas la +ramasser, le mécréant! Quelle humiliation! + +Il avait un culte spécial pour le pied d'enfant de sa petite maîtresse. +Il aimait à s'accroupir devant elle et, tabouret vivant, il plaçait +ses petits pieds sur lui et, tandis qu'elle babillait, il écoutait +gravement, les caressant doucement, en des gestes frôleurs, avec +l'appréhension vague de les abîmer, et quelquefois il s'oubliait jusqu'à +poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard de la rencontre. + +Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes, elle +stimulait sa timidité naturelle, afin de l'amener, sans en avoir l'air, +à ce jeu qu'elle partageait avec un plaisir réel, quoique dissimulé, +très sensible qu'elle était, sous son apparence indifférente, à cette +adoration spéciale. + +C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, c'était elle-même qui +avait jeté en lui le germe de cette préférence, peut-être bizarre, +trouvera-t-on, et qui l'avait entretenu et cultivé au point d'en faire +une passion. + +En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais elle n'eût +pas été l'Andalouse de pure race qu'elle était, si elle n'avait pas eu +par-dessus tout la coquetterie, la fierté, pourrait-on dire, de son +pied, réellement très petit, très joli. + +Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours au +suprême moyen qu'elle avait tout lieu de croire infaillible, et ses +jambes fines et nerveuses, moulées dans des bas de soie brodée, comme en +portaient les grandes dames, ses petits pieds à l'aise dans de mignons +et minuscules souliers de satin, s'étaient mis à s'agiter et se +trémousser, s'efforçant d'attirer à eux l'attention du récalcitrant. Et, +comme il ne paraissait pas voir, elle s'était décidée à repousser petit +à petit le tabouret sur lequel elle posait ses pieds. + +Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce diable de +tabouret. N'importe, elle avait réussi à le pousser si bien que, toute +petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientôt les jambes +pendantes sans un point d'appui où poser ses extrémités. Elle espérait +ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret. + +En toute autre circonstance, le nain se fût empressé de profiter de +l'aubaine. Mais il avait autre chose de plus sérieux en tête, et il sut +résister héroïquement à la tentation. + +Et le Chico, si peu bavard d'habitude, ne tarissait pas de s'émerveiller +sur le compte du sire de Pardaillan, son grand ami, pour qui il +délaissait et paraissait dédaigner celle qui, jusqu'à ce jour, avait +seule existé pour lui. + +Or, comme il s'agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait plus +si elle devait s'indigner du changement d'attitude du nain ou si elle +devait s'en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle devait le +féliciter ou l'accabler de reproches et d'injures. + +En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle avait accueilli la +nouvelle de l'arrestation de Pardaillan, si le Chico avait été moins +préoccupé, il aurait remarqué sa pâleur soudaine et l'éclat trop +brillant de ses yeux. + +Est-ce à dire qu'elle aimait Pardaillan? Peut-être, tout au fond de son +coeur, gardait-elle encore un sentiment très tendre pour lui. Peut-être! +Ce qu'il y a de certain, c'est que, après l'entretien mystérieux qu'elle +avait eu avec le chevalier, elle avait sincèrement renoncé à cet amour +romanesque. + +Très sincèrement encore, sous l'influence des conseils fraternels de +Pardaillan, elle s'était tournée vers le Chico, avec l'espoir de trouver +en lui ce bonheur qu'elle savait insaisissable et impossible avec +l'autre. + +Ce qui est non moins certain, c'est que, en laissant tout sentiment +amoureux de côté, elle ne pouvait pas rester indifférente au sort de +Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait dit au Chico +qu'elle aimait Pardaillan comme un frère aîné. + +Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être disposée à tenter +l'impossible, même à sacrifier sa vie au besoin, pour le secourir. + +Pour le Chico, les entretiens qu'il avait eus avec Pardaillan avaient +complètement dissipé cette jalousie furieuse qui avait fait de lui le +complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais qu'une petite +amie pour le chevalier. S'il avait gardé le moindre doute à cet égard, +les paroles de Juana lui disant qu'elle considérait Pardaillan comme un +frère eussent fait tomber ce doute. + +Malheureusement pour lui, influencé sans doute par ce qu'il avait +accoutumé d'entendre sur son compte, vivant sans cesse dans la solitude, +il s'exagérait outre mesure son infériorité physique. + +Tout ce que Pardaillan avait pu lui dire sur ce sujet n'était pas +parvenu à l'ébranler. Il restait immuablement convaincu que jamais +aucune femme, fût-elle petite et mignonne comme Juana, ne voudrait de +lui pour époux. + +Ayant cette idée bien ancrée dans la tête, pour qu'il osât avouer son +amour, il eût fallu qu'il fût sur le point d'expirer; ou bien que +Juana elle-même, renversant les rôles, parlât la première. Mais ceci +n'arriverait jamais, n'est-ce pas? Il savait bien que Juana ne l'aimait +que comme un frère. Celui qu'elle aimait, quoi qu'elle en dît, c'était +Pardaillan. + +De même que lui savait que Juana ne serait jamais à lui, elle devait +savoir, elle, qu'elle ne serait jamais à Pardaillan. Ce n'était pas au +moment où il pensait qu'elle devait éprouver une peine affreuse qu'il +trouverait le courage de dire ce qu'il n'avait jamais osé dire jusqu'à +ce jour. De là, cette réserve excessive que Juana prenait pour de la +froideur et de l'indifférence. + +D'autre part, il pensait que le meilleur moyen de témoigner son amour +était de ne paraître s'occuper que de Pardaillan, à qui, sans nul doute, +elle pensait exclusivement. Et, comme sur ce point il était en outre +poussé par son amitié ardente, il n'avait pas beaucoup de peine à rester +dans le rôle qu'il s'était dicté. + +Quant à Juana, consciente de la distance qui la séparait de Pardaillan, +ramenée au sens de la réalité par des paroles douces, mais fermes, +éclairée par la logique d'un raisonnement serré, elle avait compris +qu'il lui fallait renoncer à un rêve chimérique. Son amour pour +Pardaillan n'avait pas encore des racines telles qu'elle ne pût +l'extirper sans trop de douleur. Elle s'était résignée. + +Forcément, elle devait se tourner vers le Chico. Elle le devait d'autant +plus que Pardaillan, qu'elle admirait déjà, par quelques confidences +discrètes et avec ce tact qu'il puisait dans la bonté de son coeur, +avait su lui imposer un sentiment respectueux qu'elle ignorait avant. + +Or, Pardaillan, qu'elle respectait et admirait, lui avait dit le plus +grand bien du Chico. Or, elle savait qu'un tel homme n'adresserait pas +un compliment qui ne fût pleinement mérité. De ceci, il était résulté +que, si Pardaillan avait gagné son respect, les affaires amoureuses du +nain, grâce à lui, avaient fait un progrès considérable. + +En réalité, elle aimait le nain plus qu'elle ne le croyait. Mais son +amour n'était pas encore assez violent pour l'amener à fouler aux pieds +la pudeur de la jeune fille en la faisant parler la première. + +Or, avec un timide de la force du Chico, elle n'avait pas d'autre +alternative pour liquider la question. S'il avait fait une partie du +chemin, s'il l'avait bercée de mots doux comme il en trouvait parfois, +s'il avait eu cette attitude et ces caresses chastes qui troublent +néanmoins, peut-être il eût pu l'affoler au point de lui faire oublier +sa retenue. + +Mais voilà que, par malheur, le Chico s'avisait, bien mal à propos, de +résister à toutes ses avances et de se tenir sur une réserve qui pouvait +lui paraître de la froideur. Alors qu'elle eût voulu ne parler que +d'eux-mêmes, voilà qu'il ne parlait, lui, que de Pardaillan. C'était +désespérant; elle l'eût battu si elle ne se fût retenue. + +Au bout du compte, naïvement, sans malice et sans calcul d'aucune sorte, +peut-être le Chico avait-il trouvé, sans le chercher, le meilleur +moyen de forcer le coeur de celle qui, de son côté, sans s'en douter +assurément, l'aimait peut-être autant qu'elle en était aimée. + +Ayant vu ses petites ruses échouer les unes après les autres, Juana se +résigna à ne pas sortir du sujet de conversation qu'il plaisait au Chico +de lui imposer, espérant bien se rattraper après et reprendre, avec +succès, elle l'espérait, ses efforts interrompus pour l'amener à se +déclarer. + +Pour être juste, nous devons ajouter que la certitude qu'elle avait +qu'il ne serait question que de Pardaillan, jointe à la volonté bien +arrêtée de le sauver, si c'était possible, aidèrent puissamment à la +faire patienter. + +--Seigneur Dieu! dit-elle, avec une pointe d'amertume, comme tu en +parles! Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévoué? + +--Il m'a dit des choses!... des choses que personne ne m'avait jamais +dites, répondit énigmatiquement le nain. Mais, toi-même, Juana, n'es-tu +pas résolue à le soustraire au supplice qui l'attend? + +--Oui, bien, et de tout mon coeur. Je te l'ai dit. + +--Tu sais qu'il pourrait nous en cuire de mettre ainsi notre nez dans +les affaires d'Etat. Le moins qui pourrait nous arriver serait d'être +pendus haut et court. Et je crois bien que nous ferions préalablement +connaissance avec la torture. + +Il disait cela avec un calme extraordinaire. Pourquoi le lui disait-il? +Pour l'effrayer? Pour la faire reculer? Non, car il était bien résolu à +se passer d'elle et à ne pas la compromettre. Il voulait bien risquer +sa vie et même la torture pour son ami. Mais l'imposer à elle, la voir +mourir! Allons donc! Est-ce que c'était possible, cela! + +Tout ce qu'il voulait d'elle, c'était d'être renseigné sur la valeur de +sa trouvaille. + +Et puis, après tout, il lui paraissait juste et légitime qu'elle connût +la valeur exacte du sacrifice qu'il faisait. Il n'avait que vingt ans, +il avait bien quelques raisons de tenir à la vie. Et, s'il faisait +l'abandon de cette vie, il tenait à ce qu'elle n'ignorât pas qu'il +l'avait fait à bon escient. + +Elle, en entendant parler de pendaison et de torture, n'avait pu tout +d'abord réprimer un long frisson. + +Mais peut-être, sans le savoir, avait-elle, comme le Chico, une âme +vaillante? Peut-être le romanesque relevé par un danger mortel avait-il +un attrait particulier pour elle? + +Peut-être aussi l'aventure périlleuse à tenter se présentait-elle à une +heure où elle était dans l'état d'esprit qu'il fallait pour la lui faire +accepter? Nous pencherions plutôt pour cette raison. + +En réalité, l'amour était apparu à son coeur vierge sous les apparences +de deux hommes qui étaient deux antithèses vivantes: Pardaillan qui, au +moral sinon au physique, lui apparaissait comme un géant, et le Chico +qui, au physique comme au moral, était une réduction d'homme infiniment +gracieuse. + +Longtemps, elle avait hésité entre ces deux hommes, attirée par la force +de l'un presque autant que sollicitée par la faiblesse de l'autre. +Brusquement, raisonnée par l'un au profit de l'autre, elle s'était +décidée à choisir. Et voici que, maintenant que son choix était fait en +faveur du plus faible, elle se trouvait menacée de les perdre tous les +deux à la fois. + +Celui qui n'avait pas voulu d'elle, condamné par un pouvoir redoutable +entre tous: l'Inquisition. Celui qu'elle avait accepté, ne pouvant avoir +l'autre, se dévouant inutilement au salut du premier. Tout l'univers +pour elle se résumait en ces deux hommes. Eux morts, que ferait-elle +dans la vie? + +Le Chico s'ignorait lui-même, comment aurait-elle pu le deviner? Il +avait fallu pour cela l'oeil pénétrant de Pardaillan. + +Le petit homme ne s'était pas rendu compte de la froide intrépidité avec +laquelle il avait envisagé le sort qui pouvait être le sien s'il se +lançait dans l'aventure qu'il méditait. + +Comme il n'était pas sot, il raisonnait avec une logique serrée que lui +eussent enviée bien des hommes réputés habiles. D'ailleurs, dans cette +existence de solitaire qu'il menait depuis de longues années, il avait +contracté l'habitude de réfléchir longtemps et de ne parler et d'agir +qu'à bon escient. + +Pour lui, la question était très simple: il l'avait assez méditée... +Il allait se mettre en lutte contre le pouvoir le plus formidable qui +existât. Évidemment, lui, pauvre, solitaire, faible, d'intelligence +médiocre--c'est lui qui parle--ne disposant d'aucune aide, d'aucune +ressource, il serait infailliblement battu. Or, la partie perdue pour +lui, c'était sa tête qui tombait. Tiens! ce n'était pas difficile à +comprendre, cela! + +Tout se résumait donc à ceci: fallait-il risquer sa tête pour une chance +infime? Oui ou non? Il avait décidé que ce serait oui. + +Si le Chico n'avait pas conscience de son héroïsme, Juana, en revanche, +s'en rendait fort bien compte. Il se révélait à elle sous un jour qui +lui était complètement méconnu. + +Le jouet que, tyran au petit pied, elle avait accoutumé de tourner au +gré de son humeur, avait disparu. Disparu aussi l'enfant qu'elle se +plaisait à couvrir de sa protection. C'était un vrai homme qui pouvait +devenir son maître. + +Elle ne doutait pas qu'il ne réussît à sauver une fois encore celui +qu'il appelait son grand ami. Et, plus le nain grandissait dans son +esprit, plus elle sentait l'appréhension l'envahir. Elle qui, jusqu'à +ce jour, s'était crue bien supérieure à lui, elle qui l'avait toujours +dominé, elle courbait la tête, et, dans une humilité sincère, étreinte +par les affres du doute, elle se demandait si elle était digne de lui. + +C'était elle qui, maintenant, tremblait et rougissait; elle, dont les +yeux suppliants semblaient mendier un mot doux, une caresse; elle qui se +montrait douce, soumise et résignée; lui qui, en apparence, se montrait +indifférent, très calme, très maître de soi et qui donnait là une preuve +d'énergie extraordinaire dans un si petit corps, car son coeur battait à +se rompre dans sa poitrine, et il avait des envies folles de se jeter à +ses pieds, de baiser ses mains de patricienne, fines et blanches, qui +semblaient appeler ses lèvres. + +Aussi, à l'avertissement charitable qu'il lui donnait, bien persuadée, +d'ailleurs, qu'il était de force à surmonter tous les obstacles, avec +un regard voilé de tendresse, avec un sourire à la fois soumis et +provocant, elle répondit, sans hésiter: + +--Puisque tu risques la torture, je la veux risquer avec toi. + +Ayant dit ces mots, elle rougit. Dans son idée, il lui semblait qu'on ne +pouvait pas dire plus clairement: + +--Je t'aime assez pour braver même la torture, si c'est avec toi. + +Malheureusement, il était dit que le malentendu se prolongerait entre +eux et les séparerait implacablement. Le Chico traduisit: «J'aime le +sire de Pardaillan assez pour risquer la torture pour lui.» Il sentit +son coeur se serrer et il se raidit pour ne pas laisser voir la douleur +qui le tenaillait tandis qu'il clamait dans sa pensée: + +«Elle l'aime toujours, d'un amour qui n'a rien de fraternel, quoi +qu'elle en dise. Allons, c'est dit, je tenterai l'impossible, et du +diable si je n'y laisse ma peau. + +Et, tout haut, d'une voix qui tremblait un peu, avec une grande douceur +et reprenant ses propres paroles: + +--Que t'a-t-il donc fait que tu lui es si dévouée? + +Et l'horrible malentendu s'accentua encore. + +Elle eut une lueur de triomphe dans son oeil doux. Le Chico était +jaloux, donc il l'aimait encore. Sotte qui s'était fait tant de mauvais +sang! Alors, avec un sourire malicieux, croyant l'amener à se déclarer +enfin, elle minauda: + +«Il m'a dit des choses... des choses que nul ne m'avait jamais dites +avant lui.» + +A son tour, elle reprenait les propres paroles du Chico et elle les +disait en badinant, croyant faire une plaisanterie et exciter sa +jalousie. + +Le nain comprit autre chose. + +Pardaillan lui avait dit et répété: + +«Je n'aime pas et je n'aimerai jamais ta Juana. Mon coeur est mort, il y +a longtemps.» + +Il avait encore dans l'oreille le ton douloureux sur lequel ces paroles +avaient été dites. Il ne doutait pas qu'elles ne fussent l'expression +de la vérité. Il ne redoutait rien de Pardaillan, un instinct sûr lui +assurait que le seigneur français était la loyauté même. Pardaillan +avait ajouté: + +«Ta Juana ne m'aime pas, ne m'a jamais aimé.» + +Et, là, le doute le reprenait. Tant que son grand ami ne parlait que de +lui-même, il pouvait s'en rapporter à lui et le croire sur parole. Mais, +lorsqu'il parlait des autres, il pouvait se tromper. D'après les paroles +de Juana, il croyait comprendre que Pardaillan avait dû lui parler, la +moraliser, lui faire entendre qu'elle n'avait rien à espérer de lui. +Cependant, Juana ne reculait pas devant l'évocation terrifiante de la +torture et revendiquait, avec un calme souriant, son droit à participer +au sauvetage de celui qu'elle aimait encore et malgré tout. Pour lui, +c'était clair et simple: Juana aimerait, sans espoir et jusqu'à la mort, +le sire de Pardaillan, comme lui il aimerait Juana jusqu'à la mort +et sans espoir. Dès lors, à quoi bon vivre? Sa résolution devint +irrévocable. Il se condamnait lui-même. + +Jamais Juana n'appartiendrait physiquement à Pardaillan, puisqu'il n'en +voulait pas. Elle devait bien le savoir puisqu'elle préférait la +mort. Alors, lui, il eût considéré comme une bassesse de chercher à +l'attendrir. + +Et le malentendu qui s'était élevé entre eux acheva de les séparer. + +Le Chico se contenta d'acquiescer d'un signe de tête à ce qu'elle venait +de dire, et, tirant de son sein le blanc-seing trouvé, il dit avec +une froideur sous laquelle il s'efforçait de cacher ses véritables +sentiments: + +--Toi qui es savante, regarde ce parchemin, dis-moi ce que c'est et ce +qu'il vaut. + +La petite Juana sentit une larme monter à ses yeux. Elle avait espéré le +faire parler et voici qu'il se montrait plus froid, plus cassant qu'il +n'avait été depuis le début de cet entretien. + +Elle se raidit pour refouler la larme prête à jaillir, elle prit +tristement le parchemin qu'il lui tendait et l'étudia en s'efforçant +d'imiter son attitude glaciale. + +--Mais, fit-elle, après un rapide examen, je ne vois rien là que deux +cachets et deux signatures, sous des formules inachevées. + +--Mais les signatures, les cachets, les connais-tu, Juana? + +--Le cachet et la signature du roi, le cachet et la signature de +monseigneur le grand inquisiteur. + +--En es-tu bien sûre? + +--Sans doute! Je sais lire, je pense: «Nous, Philippe, par la grâce de +Dieu, roi... mandons et ordonnons... à tous représentants de l'autorité +religieuse, civile, militaire...» Et plus bas: «Inigo d'Espinosa, +cardinal-archevêque, grand inquisiteur d'État.» N'as-tu pas vu ces +cachets au bas de l'ordonnance? Ce sont bien les mêmes. Nul doute n'est +possible. + +--C'est bien ce que j'avais pensé. Ceci, c'est ce qu'on appelle un +blanc-seing. On remplit les blancs à sa guise et on se trouve couvert +par la signature du roi... et tout le monde doit obéir aux ordres donnés +en vertu de ce parchemin. + +--Où t'es-tu procuré cela? + +--Peu importe. L'essentiel est que je l'ai. Je sais ce que je voulais +savoir. Je vais te quitter. Il ne faudra dire à âme qui vive que tu m'as +vu en possession de ce parchemin. + +--Pourquoi? Que veux-tu en faire? + +--Ce que je veux en faire? Je n'en sais rien encore. Je cherche. Et, à +force de chercher, je finirai bien par trouver. Pourquoi? Parce que +je compte me servir de ce blanc-seing pour délivrer le seigneur +de Pardaillan. Tu comprends, Juana, si on savait que cet ordre ne +m'appartient pas et qu'il a été rempli arbitrairement, ce serait ma mort +certaine, ce qui ne tirerait pas à bien grande conséquence, je le sais. +Ce serait aussi la perte de M. de Pardaillan, et ceci est beaucoup plus +important. Voilà pourquoi je te prie de me garder le secret le plus +absolu. Il y va du salut de celui que nous voulons sauver tous les deux. + +Il se donnait bien du mal pour lui faire comprendre qu'elle devait se +taire pour l'amour de Pardaillan. Il ne se doutait pas qu'il avait +donné la meilleure de toutes les raisons en disant: «Ce serait ma mort +certaine», et qu'il eût pu se dispenser d'ajouter un mot de plus. + +Juana avait frémi. La gorge serrée par l'émotion qui la peignait, elle +murmura en joignant les mains dans un geste implorant: + +--Tu peux être tranquille... on me tuera plutôt que de m'arracher une +parole sur ce sujet. + +Doucement, sans dépit, avec un pâle sourire: + +--Oh! je sais, dit-il. Tu garderas le secret. + +Et, très las, écrasé par l'effort qu'il faisait pour se contenir, il +s'inclina devant elle et murmura: + +--Adieu, Juana! + +Et, sans ajouter un mot, sans un geste, il se dirigea vers la porte. + +Alors, son coeur, à elle, éclata. Comment, il s'en allait ainsi, sans +un mot d'amitié, après un adieu sec et froid, un adieu sinistre +qui semblait sous-entendre qu'elle ne le reverrait plus! Pâle et +défaillante, elle se dressa toute droite sur son grand tabouret de +bois, et, l'esprit chaviré, un seul mot, un nom jaillit de ses lèvres +frémissantes, comme un appel éperdu: + +--Chico! + +Ce nom ainsi lancé, c'était un aveu. + +Remué jusqu'au fond des entrailles, il se retourna brusquement. Dans un +geste machinal, elle lui tendait les deux mains. Elle avait à peu près +perdu conscience de ses actes. Si le Chico s'était jeté sur ses mains +pour les baiser, elle l'eût certainement saisi dans ses bras, l'eût +soulevé et pressé sur son coeur, et c'eût été enfin le dénouement +radieux de cette fantastique idylle. + +Mais, sous son apparence frêle, il faut croire que le nain cachait une +volonté de fer; à son appel, il s'arrêta et fit deux pas vers elle. Mais +il n'alla pas plus loin. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, et, +impassible, il attendit qu'elle s'expliquât. + +Elle passa sa main sur son front brûlant, comme si elle eût senti +sa raison l'abandonner, et, les yeux noyés de larmes, elle balbutia +machinalement: + +--Tu t'en vas?... Tu me quittes? Ainsi... N'as-tu donc rien d'autre à me +dire? + +Et comme ses yeux parlaient en posant cette question! Il fallait être +aveugle et fou connue le Chico pour ne pas voir et ne pas comprendre. +Brusquement, il se frappa le front comme quelqu'un qui se souvient tout +à coup. + +--Et la Giralda? s'écria-t-il. + +Du coup, elle sentit la colère l'envahir. Quoi! pas un mot, pas un +geste? Toujours la même indifférence glaciale? Il pensait à tout le +monde, hormis à elle. C'en était trop. Ses bras, qu'elle tendait +vaguement vers lui, s'abaissèrent lentement, son oeil se fit dur, un pli +amer arqua sa lèvre pourpre, et elle gronda, agressive: + +--Tu t'intéresses bien à elle!... T'aurait-elle dit aussi des choses que +nulle ne t'a dites? + +Il la regarda d'un air étonné et, gravement: + +--C'est la fiancée de don César! dit-il. Ne suis-je pas le page du +Torero? + +Elle comprit le sens de ces paroles. Elle eut honte de son accès de +jalousie, et elle baissa la tête en rougissant. + +--C'est vrai, balbutia-t-elle. + +--Ne l'as-tu pas vue? continua d'interroger le Chico. Elle était à la +corrida. Don César a été enlevé au moment où il se dirigeait vers elle +pour lui faire hommage du flot de rubans conquis sur le taureau. Elle a +dû se trouver prise dans la mêlée. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé +malheur! + +--Peut-être a-t-elle pu se sauver à temps. Je la verrai sans doute avant +la nuit. C'est ici qu'elle viendra sûrement s'enquérir de son fiancé. + +Le nain hocha la tête d'un air pensif. + +--Elle ne viendra pas, dit-il. + +--Qu'en sais-tu? + +--Elle était entourée de cavaliers qui me paraissaient suspects. J'ai +cru reconnaître dans le tas la gueule de loup de ce sacripant de don +Gaspar Barrigon. + +--Qu'est-ce que ce don Gaspar Barrigon? + +--Comme qui dirait le sergent de Centurion. La Giralda, je le crains, +a dû être victime'de quelque tentative d'enlèvement comme celle que +j'avais déjà surprise. Centurion est tenace et, pour moi, il y a du +Barba Roja là-dessous! + +--Dans tous les cas, dit Juana, si elle revient, tu peux être +tranquille. Je la cacherai ici et je veillerai sur elle. Je l'aime comme +une soeur. Elle est si bonne, si tendre, si jolie! + +Dès l'instant où sa jalousie n'était pas en cause, elle savait rendre à +chacun la justice qui lui était due. + +Le Chico approuva gravement de la tête, et: + +--Je sais où est enfermé M. de Pardaillan, dit-il; j'ai vu où l'on a +conduit don César. Il faut que je sache maintenant ce qu'est devenue la +Giralda; et, si elle a été enlevée, comme je le crois, il faut que je +découvre où on l'a enfermée. Demain, peut-être, don César quittera sa +retraite, et je veux être à même de le renseigner. Je n'ai donc pas un +instant à perdre. Est-ce tout ce que tu avais à me dire, Juana? + +Elle eut une seconde d'hésitation et murmura faiblement: + +--Oui! + +--En ce cas, adieu, Juana! + +--Pourquoi adieu? s'écria-t-elle, emportée malgré elle. C'est la +deuxième fois que tu prononces ce mot qui me serre le coeur. Pourquoi +pas au revoir? Ne te reverrai-je donc plus? + +--Si fait bien. + +Elle le regarda fixement. Il lui semblait qu'il lui cachait quelque +chose. Son sourire et ses paroles sonnaient faux. + +--Quand? insista-t-elle en le tenant sous son regard. + +Évasivement, il répondit: + +--Je ne peux pas te dire, tiens! Peut-être demain, peut-être dans +quelques Jours. Cela dépendra des événements. + +Alors, comme il paraissait uniquement préoccupé des autres et non +d'elle, elle crut bien faire en disant: + +--N'est-il pas entendu que je dois t'aider dans la délivrance du +chevalier de Pardaillan? Il faut bien que tu me dises, quand le moment +sera venu, en quoi je pourrai t'être utile. + +Et, lui, il comprit que c'était surtout cela: la délivrance de +Pardaillan qui lui tenait au coeur. Mais il était bien résolu à se +passer d'elle. Pour rien au monde, il n'eût voulu la mêler à une +aventure qu'il devinait devoir lui être fatale. Il se fût plutôt +poignardé sur l'heure. + +Néanmoins, comme il ne fallait pas lui laisser soupçonner ses +intentions, il répondit avec une assurance qui la tranquillisa un peu: + +--C'est convenu, tiens! Mais, pour que je te dise en quoi tu pourras +m'aider, encore faut-il que je sache exactement ce que je veux faire. Je +te jure qu'en ce moment je n'en sais rien. Je cherche. Puis, il y a la +Giralda à retrouver. Tout cela sera peut-être long. Dès que mon plan +sera établi, je te le ferai connaître. C'est promis. + +Comme il parlait avec assurance! Qui lui eût dit que ce petit être si +faible avait une tête si bien organisée et savait agir avec tant de +décision! Aveugle, trois fois aveugle qu'elle avait été de l'avoir si +longtemps méconnu! + +Très doucement, avec un regard chargé de tendresse, elle dit: + +--Va donc. Luis, et que Dieu te garde! + +Il se sentit doucement ému. Luis, c'était son prénom. Très +rarement--autant dire jamais--elle ne l'avait appelé par son petit nom. +Et quelle inflexion, douce comme une caresse, elle avait mise dans ce +mot! C'était tout son coeur qu'elle avait mis là, la pauvre petite +Juana. + +Vaguement, un inappréciable instant, il eut l'intuition que tous deux +ils faisaient fausse route. Un mot, un seul, dit en ce moment, pouvait +dissiper le malentendu qui les séparait. + +Elle, cependant, le dévisageait de son oeil limpide, et toute son +attitude était un cantique d'amour. Il ne vit rien. Il ne comprit rien. +Comme il avait déjà fait, il s'inclina devant elle et dit en insistant +sur les mots: + +--Au revoir, Juana! + +Et, comme il ébauchait un mouvement de retraite: + +--Tu ne m'embrasses pas avant de partir? + +Le cri lui avait échappé. C'avait été plus fort qu'elle. Et elle lui +tendait les mains en disant ces mots. + +Cette fois-ci, il n'y avait plus à douter ni à reculer. + +Le Chico se courba lentement, effleura le bout des doigts qu'elle lui +tendait et s'enfuit précipitamment. + +Un long moment, elle resta debout, regardant fixement la porté par où il +venait de sortir. Et elle songeait: + +«Il m'a à peine effleurée du bout des lèvres. Autrefois, il se fût +prosterné, eût couvert mes pieds, le bas de ma basquine et mes mains de +baisers fous. Aujourd'hui, il s'est incliné comme un galant qui sait les +usages fleuris. Il ne m'aime pas... il ne m'aimera jamais, alors.» + +Elle se laissa tomber dans son fauteuil, mit sa tête dans ses deux mains +et se mit à pleurer doucement, longuement, secouée de petits sanglots +convulsifs, comme un tout-petit à qui on vient de faire une grosse +peine. + + + +XIV + +FAUSTA + +Pardaillan s'attendait à être jeté dans quelque cul-de-basse-fosse, Il +se trompait. + +La chambre dans laquelle le conduisaient quatre moines robustes, chargés +de sa surveillance, était claire, propre, spacieuse, confortablement +meublée d'un bon lit, d'un vaste fauteuil, d'un coffre à habits, d'une +table, et munie de tous les objets nécessaires à une toilette complète. + +Sans les épais barreaux croisés qui garnissaient la fenêtre, sans les +doubles verrous extérieurs qui fermaient la porte massive, avec son +judas très large percé au milieu, il eût pu se croire encore dans sa +chambre de l'hôtellerie de la Tour. + +Les moines geôliers l'avaient débarrassé de ses liens et s'étaient +retirés en annonçant que sous peu le souper lui serait servi. + +Naturellement, le premier soin de Pardaillan avait été de se rendre +compte de la disposition des lieux, et il s'était vite persuadé de +l'inutilité d'une tentative de fuite par la porte ou la croisée. Alors, +comme il était couvert de sang et de poussière, il avait renvoyé à plus +tard de rechercher les moyens de se tirer de là et s'était empressé de +procéder à un nettoyage dont il avait grand besoin. Cela lui permit +d'ailleurs de constater avec satisfaction qu'il n'avait que des +écorchures insignifiantes. + +Le souper qui lui fut servi était aussi plantureux que délicat et les +vins des meilleurs crus de France et d'Espagne y figurèrent avec une +profusion royale. + +En fin gourmet qu'il était, il y fit honneur avec ce robuste appétit qui +ne lui faisait jamais défaut, même dans les passes les plus critiques. +Mais, tout en vidant les plats, tout en entonnant de fortes rasades, +avec une conscience où il entrait certes plus de prévoyant calcul que +d'appétit réel, il réfléchissait profondément. + +Tout d'abord, il remarqua que, sur cette table somptueusement dressée, +les mets, servis dans des plats d'argent massif, étaient préalablement +découpés, et il n'avait à sa disposition, pour les porter à sa bouche, +qu'une petit fourche en bois mince et flexible. Pas un couteau, pas une +fourchette, rien qui pût, à la rigueur, devenir une arme. + +Cette précaution extrême, les soins dont on paraissait vouloir +l'entourer, la douceur exceptionnelle avec laquelle on le traitait, +lui paraissaient étrangement suspects. Il sentait une indéfinissable +inquiétude l'envahir sournoisement. + +Tout de suite après ce succulent souper, il se sentit la tête lourde et +il fut pris d'une irrésistible envie de dormir. + +Il se jeta tout habillé sur le lit en murmurant dans un bâillement: + +«C'est bizarre! D'où me vient cet impérieux besoin de sommeil? Mordieu! +je n'ai pourtant pas bu outre mesure! La fatigue, sans doute...» + +Lorsqu'il se réveilla, le lendemain matin, la tête plus lourde encore +que lorsqu'il s'était couché, les membres brisés, il constata avec +stupeur qu'il était complètement déshabillé et couché entre les draps. + +«Oh! fit-il, me serais-je grisé à ce point! Je suis sûr pourtant de ne +pas m'être déshabillé!» + +Il sauta hors du lit et sentit ses jambes se dérober sous lui. Il +éprouvait une lassitude comme il n'en avait jamais éprouvé de pareille, +même après ses plus rudes journées. + +Il se traîna, plutôt qu'il n'alla, vers le bassin de cuivre destiné à +sa toilette, vida l'aiguière dedans et plongea sa figure dans l'eau +fraîche. Après quoi, il alla à la fenêtre qu'il ouvrit toute grande. Il +sentit un mieux sensible se manifester en lui. Ses idées lui revinrent +plus lucides et, tout en grommelant, il prit ses vêtements pour +s'habiller. + +«Tiens! tiens! sourit-il, on a eu l'attention de remplacer mon costume +en loques par celui-ci, tout neuf, ma foi!» + +Il examina et palpa les différentes pièces du costume en connaisseur. + +«Drap fin, beau velours nuance foncée, simple et solide. On connaît mes +goûts apparemment», murmurait-il en faisant cette inspection. + +Instinctivement, il chercha ses bottes et les aperçut à terre, au pied +du lit. Il s'en empara aussitôt et les examina comme il avait fait du +costume. + +«Ah! Ah! voilà la clef du mystère! fit-il en éclatant de rire. C'est +pour cela qu'on m'a fait prendre un narcotique.» + +C'étaient bien ses bottes qu'on avait jugées en assez bon état pour ne +pas les remplacer, ses bottes qu'on avait consciencieusement nettoyées. +Seulement, on avait enlevé les éperons. Ces éperons consistaient en une +tige d'acier longue et acérée, maintenue sur le cou-de-pied par des +courroies. + +En un moment, effroyablement critique, de son existence aventureuse, +alors qu'il était enfermé avec son père dans une sorte de pressoir de +fer où ils devaient être broyés, le chevalier avait détaché des éperons +semblables, en avait donné un à son père, et, tous deux, pour se +soustraire à l'horrible supplice, avaient froidement résolu de se +poignarder avec cette arme improvisée. Depuis lors, en souvenir de cette +heure de cauchemar, il avait continué à dédaigner l'éperon à mollette. +Or, c'était ces éperons, qui pouvaient constituer à la rigueur un +poignard passable, qu'on avait eu la précaution de lui enlever pendant +son sommeil. + +Tout en s'habillant, Pardaillan songeait: + +«Que veut-on de moi? A-t-on craint que je me servisse de ces éperons +pour frapper mes geôliers enfroqués? N'a-t-on pas voulu plutôt me +mettre dans l'impossibilité de me soustraire par une mort volontaire au +supplice qui m'est réservé?... Quel supplice?...» + +Et, avec un sourire terrible: + +«Ah! Fausta! Fausta quel compte terrible nous aurons à régler... si je +sors vivant d'ici!» + +Et, tout à coup: + +«Et ma bourse?... Ils l'ont emportée avec mon costume déchiré... Peste! +M. d'Espinosa me fait payer cher le costume qu'il m'impose!» + +Au même instant, il aperçut sa bourse posée ostensiblement sur la table. +Il s'en empara et l'empocha avec une satisfaction non dissimulée. + +«Allons, murmura-t-il, je me suis trop hâté de mal juger... Mais, +mort-diable! je ne vais plus oser boire ni manger maintenant, de crainte +qu'on ne mélange encore quelque drogue endormante à ma pitance.» + +Il réfléchit un instant, et: + +«Non! fit-il en souriant, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient. Il est à +présumer qu'ils ne chercheront pas à m'endormir de nouveau. Attendons. +Nous verrons bien.» + +Comme il l'avait prévu, il put boire et manger sans éprouver aucun +malaise, sans qu'aucune drogue fût mêlée à ses aliments. + +Pendant trois jours, il vécut ainsi, sans voir d'autres personnes que +les moines qui le servaient et le gardaient en même temps, sans jamais +se départir d'un calme absolu, sans jamais lui dire une parole. + +Il avait voulu les interroger, savoir, s'informer. Les religieux +s'étaient contentés de le saluer gravement et profondément, et s'étaient +retirés sans répondre à ses questions. + +Le matin de ce troisième jour, il allait et venait dans sa prison, +marchant d'un pas nerveux et saccadé pour se dérouiller, cherchant et +combinant dans sa tête une foule de projets qu'il rejetait au fur et à +mesure qu'ils naissaient. Il avait laissé sa fenêtre grande ouverte, +comme il faisait tous les jours du reste, et il passait et repassait +devant cette fenêtre. + +Tout à coup, il entendit un bruit sourd. Il se retourna vivement et +aperçut une balle grosse comme le poing qui venait d'être projetée, +par la croisée ouverte. Avant même que de ramasser cette balle, il se +précipita à la fenêtre et il aperçut une silhouette connue qui lui fit +un signe furtif en traversant vivement le jardin sur lequel il avait +vue. + +«Le Chico! clama Pardaillan dans son esprit. Ah! le brave petit +homme!... Comment diable a-t-il pu s'introduire ici?» + +Il alla ramasser la balle, non sans s'assurer au préalable qu'il n'était +pas épié par le judas percé au milieu de sa porte. Le judas était +fermé... ou du moins il paraissait l'être. + +Il alla se placer à la fenêtre, tournant ainsi le dos à la porte, et +contempla l'objet qui venait de lui être jeté. + +C'était un assez gros paquet de laine enroulé autour d'un corp dur. Il +le défit rapidement et trouva un feuillet enroulé autour d'une pierre. +Il déplia le feuillet et lut: + +«Ne mangez rien, ne buvez rien de ce qu'on vous servira. On veut vous +empoisonner. Avant trois jours, j'aurai réussi à vous faire évader. Si +j'échoue, il sera temps pour vous de prendre le poison qui doit vous +foudroyer. Patientez donc ces trois jours. Courage. Espoir.» + +«Trois jours sans boire ni manger, songea Pardaillan en faisant la +grimace, diable! A ce compte-là, je ne sais s'il ne vaudrait pas mieux +me résigner au poison tout de suite... Oui, mais si le Chico réussit?... +Hum!... Que veut-il faire?... Bah! après tout, je ne mourrai pas pour +trois jours de jeûne, tandis que je mourrai fort proprement du poison... +d'autant que ces trois jours se réduisent à deux, attendu qu'il me reste +de mon souper d'hier de quoi me nourrir aujourd'hui. Puisque j'ai mangé +de ces provisions hier soir et que je ne suis pas encore mort, j'ai tout +lieu de penser qu'elles ne sont pas empoisonnées. En conséquence, je +puis encore en manger.» + +Ayant ainsi décidé, il prit les provisions qui lui restaient, en fit +deux parts, et attaqua bravement la première. Quand il ne resta plus +miette de la ration qu'il s'était accordée, il prit la deuxième part et +alla l'enfermer dans le coffre à habits. Et il attendit. + +Il paraissait très calme en apparence, mais, de l'effort qu'il faisait +pour se maîtriser, il sentait la sueur perler à son front. En effet, +savait-il si on n'avait pas profité de son sommeil pour mêler à ces +restes le poison qui devait le foudroyer, disait le billet de Chico. + +Entre-temps, on lui avait apporté son déjeuner. Les moines qui le +servaient avaient paru s'étonner de la disparition des restes du souper +de la veille. Mais, comme le prisonnier avait refusé de toucher au +déjeuner qu'ils apportaient, ils avaient dû penser que, pris d'une +fringale subite, il avait préféré se contenter de ces restes et que, +maintenant, il n'avait plus faim. Ils avaient donc laissé la table +servie et s'étaient retirés, toujours sans ouvrir la bouche. + +Certain maintenant de ne pas être empoisonné--pour le moment, du +moins--il se mit à réfléchir. + +A vrai dire, il s'étonnait un peu que Fausta et d'Espinosa n'eussent +pas trouvé quelque supplice plus long, plus raffiné. Mais, somme toute, +savait-il quel genre de poison lui serait administré? Savait-il si ce +poison foudroyant ne le ferait pas souffrir, durant quelques minutes, +plus que la plus cruelle des tortures? Puis, quoi? Il n'y avait pas à +douter, il avait vu de ses propres yeux le Chico traverser furtivement +le jardin et lui faire un geste amical. Donc, le billet était bien du +nain, donc son avis devait être exact, donc il avait bien fait de le +suivre. + +Il fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée soudaine du grand +inquisiteur. + +«Enfin! songea Pardaillan, je vais savoir quelque chose.» + +D'Espinosa avait son immuable visage calme, indifférent, pourrait-on +dire. Dans son attitude aisée, correcte, pas l'ombre de défi, pas la +moindre manifestation de satisfaction de son succès. On eût dit d'un +gentilhomme venant faire une visite courtoise à un autre gentilhomme. + +Dès que Pardaillan avait été emmené par ses hommes, d'Espinosa s'était +rendu directement à la Tour de l'Or. C'est là, si on ne l'a pas oublié, +que le cardinal Montalte et le duc de Ponte-Maggiore, réconciliés dans +leur haine commune de Pardaillan, étaient soignés, sur l'ordre de +d'Espinosa, par un moine médecin. + +D'Espinosa avait décidé de les faire partir pour Rome et de se servir +de leur influence réelle pour peser sur les décisions du conclave, à +l'effet de faire élire un pape de son choix. Sans doute avait-il des +moyens à lui d'imposer ses volontés, car, après une résistance sérieuse, +le cardinal et le duc, vaincus, durent se résigner à obéir. Cependant, +Ponte-Maggiore qui, n'étant pas prêtre, n'avait rien à espérer +personnellement dans cette élection, s'était montré plus rebelle que +Montalte qui, lui, prince de l'Eglise, était éligible et pouvait espérer +succéder à son oncle Sixte-Quint. + +D'Espinosa sentit que, pour vaincre définitivement la résistance de +ces deux hommes que la jalousie torturait, il lui fallait leur +prouver qu'ils pouvaient quitter Fausta sans avoir rien à redouter de +Pardaillan. Il n'avait pas hésité un seul instant. + +Très faibles encore, leurs blessures à peine cicatrisées, il les avait +conduits au couvent San Pablo, les avait fait pénétrer dans la chambre +de Pardaillan et le leur avait montré, profondément endormi, sous +l'influence du narcotique puissant qui avait été versé dans son vin. Et +il leur avait dit ce qu'il comptait en faire. + +Et ils étaient partis, sûrs que, désormais, Pardaillan n'existait plus. +Quant à Fausta, leur mission remplie, ils sauraient bien la retrouver +et, en attendant, délivrés du cauchemar de Pardaillan, ils se +surveillaient mutuellement très étroitement, repris par leur haine +jalouse, l'un contre l'autre. + +--Monsieur le chevalier, dit doucement d'Espinosa, comme s'il se fût +excusé, vous me voyez désespéré de la violence que j'ai été contraint de +vous faire. + +--Monsieur le cardinal, répondit poliment Pardaillan, votre désespoir me +touche à un point que je ne saurais dire. + +--Convenez du moins, monsieur, que j'ai tout fait pour vous éviter cette +fâcheuse extrémité. + +--Je confesse volontiers que vous m'avez averti loyalement. Quoique, +à vrai dire, je cherche vainement cette même loyauté dans la manière +spéciale dont vous vous êtes emparé de ma personne. + +--Ceci doit vous prouver, dit gravement d'Espinosa, et l'importance que +j'attachais à m'assurer de votre personne et la haute estime que je +professe pour votre force et votre vaillance. + +--L'honneur n'est pas mince, j'en conviens, fit Pardaillan, avec son +plus gracieux sourire. Il a du moins cet avantage de me rassurer +pleinement sur l'avenir de mon pays. Jamais votre maître ne régnera chez +nous. Il lui faut renoncer à ce rêve. + +--Pourquoi cela, monsieur? + +--Mais, sourit Pardaillan, avec son air ingénu, s'il faut mille +Espagnols pour arrêter un Français, convenez que je peux être bien +tranquille. Jamais S.M. Philippe d'Espagne n'aura assez de troupes pour +s'emparer de la plus mince portion de la plus petite de nos provinces! + +--Il vous plaît d'oublier, monsieur, que tous les Français ne valent pas +M. de Pardaillan. + +--Paroles précieuses, venant d'un homme tel que vous, répondit +Pardaillan, en s'inclinant. Mais, prenez garde, monsieur, avec de telles +paroles, vous allez m'inciter à pécher par orgueil! + +--S'il en est ainsi, je suis prêtre, vous le savez, et ne vous refuserai +pas l'absolution. Mais je suis venu ici m'assurer si vous ne manquez de +rien et si, durant cette longue semaine de détention, on a bien eu pour +vous tous les égards auxquels vous avez droit. + +--Mille grâces, monsieur. Je suis on ne peut mieux traité. C'est à tel +point que, lorsqu'il me faudra quitter ces lieux--car il faudra bien que +je m'en aille--j'éprouverai un véritable déchirement. Mais, puisque +vous êtes si bien disposé à mon égard, tirez-moi, je vous prie, de +l'incertitude où je suis plongé par suite de vos paroles. + +--Parlez, monsieur de Pardaillan. + +--Eh bien, vous venez de dire que j'ai passé une longue semaine de +détention. Quel jour sommes-nous donc? + +--Samedi, monsieur, ne le savez-vous pas? fit d'Espinosa avec surprise. + +--Pardonnez-moi d'insister, monsieur. Vous êtes bien sûr que c'est +aujourd'hui samedi? + +D'Espinosa le considéra une seconde avec une surprise grandissante et +une inquiétude qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Pour toute réponse, +il porta à ses lèvres un petit sifflet d'argent et fit entendre une +modulation. A cet appel, deux moines parurent aussitôt. + +--Quel jour sommes-nous? demanda d'Espinosa. + +--Samedi, monseigneur, répondirent les moines d'une même voix. + +D'Espinosa fit un geste impérieux. Les deux moines sortirent sans +ajouter un mot de plus. + +--Vous voyez, dit alors d'Espinosa en se tournant vers Pardaillan qui +songeait: + +«Ainsi donc j'aurai dormi sans m'en douter deux jours et deux nuits. +Bizarre! Où veut-il en venir et quel sort me réserve-t-il?» + +Voyant qu'il se taisait, d'Espinosa reprit avec une sollicitude que +trahissait l'attention soutenue avec laquelle il le dévisageait: + +--Se peut-il que vous ayez été impressionné à ce point que vous avez +perdu la notion du temps? Depuis combien de temps pensiez-vous être ici? + +--Depuis trois jours seulement, dit Pardaillan en le fouillant de son +clair regard. + +--Seriez-vous malade? dit d'Espinosa qui paraissait très sincère. + +Et remarquant alors le déjeuner encore intact: + +--Dieu me pardonne! vous n'avez pas touché à votre repas. Ce menu ne +vous convient-il pas? Les vins ne sont-ils pas de votre goût? Commandez +ce qui vous plaira le mieux. Les révérends pères qui vous gardent ont +l'ordre formel de contenter tous vos désirs, quels qu'ils soient... + +--De grâce, monsieur, quittez tout souci à mon sujet. + +Vous me voyez vraiment confus des soins et des prévenances dont vous +m'accablez. + +S'il y avait une ironie dans ces paroles, elle était si bien voilée que +d'Espinosa ne la perçut pas. + +--Je vois ce que c'est, dit-il d'un air paternel. Vous manquez +d'exercice. Oui. Évidemment, un homme d'action comme vous s'accommode +mal à ce régime sédentaire. Une promenade au grand air vous fera du +bien. Vous serait-il agréable de faire, avec moi, un tour dans les +jardins du couvent? + +--Cela me sera d'autant plus agréable, monsieur, que le plaisir de la +promenade se doublera de l'honneur de votre compagnie. + +--Venez donc, en ce cas. + +De nouveau d'Espinosa fit entendre un appel de son sifflet d'argent. De +nouveau les deux moines reparurent et se tinrent immobiles. + +--Monsieur le chevalier, dit d'Espinosa en écartant les moines d'un +geste, je passe devant vous pour vous montrer le chemin. + +--Faites, monsieur. + +Et il passa devant les moines qui ne sourcillèrent pas. Seulement, dès +que Pardaillan et d'Espinosa se furent engagés dans le couloir, les deux +moines rejoignirent deux autres moines qui étaient restés dehors et tous +les quatre ils se mirent à suivre silencieusement leur prisonnier, se +maintenant toujours à quelques pas derrière lui, s'arrêtant quand il +s'arrêtait, reprenant leur marche dès qu'il se remettait à marcher. + +En sorte que Pardaillan, qui avait accepté cette promenade avec le vague +espoir qu'une occasion inespérée se présenterait peut-être de fausser +compagnie à son obligeant guide, dut s'avouer que ce serait une insigne +folie de tenter quoi que ce soit dans ces conditions. + +Et, quand bien même il serait parvenu à se défaire du grand inquisiteur, +comment fût-il sorti de ce dédale de couloirs larges et clairs, étroits +et obscurs, sans cesse sillonnés en tous sens par des groupes de +religieux? Comment enfin eût-il pu franchir les hautes murailles qui +ceinturaient cours et jardins de tous côtés? + +Il estima que le mieux était de ne rien tenter pour le moment. Mais, +tout en marchant posément à côté d'Espinosa, tout en paraissant écouter +avec une attention souriante les explications qu'il lui donnait +complaisamment sur les occupations variées des membres de la communauté, +il se tenait sur ses gardes, prêt à saisir la moindre occasion propice +qui se présenterait. + +Pardaillan se disait que d'Espinosa n'était pas homme à lui faire faire +une promenade dans les jardins, d'ailleurs admirables, uniquement par +humanité. Il pensait, non sans raison, que le grand inquisiteur avait +une idée bien arrêtée qu'il finirait par exprimer. + +Mais d'Espinosa continuait à parler de choses indifférentes. + +Toujours accompagné de Pardaillan, il franchit une dizaine de marches et +s'engagea dans une large galerie. + +Cette galerie s'étendait sur toute la longueur du corps de bâtiment où +ils se trouvaient. Tout un côté était occupé par de minces colonnettes +dans le style mauresque, reliées entre elles par un garde-fou qui était +une merveille de mosaïque et de sculpture. + +Cela constituait une longue suite de larges baies par où la lumière +entrait à flots. Le côté opposé était percé, de distance en distance, de +portes massives: cellules sans doute. + +Sur le seuil de la galerie, une dizaine de moines, qui paraissaient +les attendre, les entourèrent silencieusement. Pardaillan remarqua la +manoeuvre. Il remarqua aussi que ces moines étaient taillés en athlètes. + +«Bon! songea-t-il avec un mince sourire, nous approchons du dénouement. +Mais diantre! il paraît que ce que M. d'Espinosa veut faire ne laisse +pas que de l'inquiéter, puisqu'il me fait garder de près par ces dignes +révérends qui me paraissent taillés pour porter la cuirasse plutôt que +le froc!» + +La galerie, comme l'avait remarqué Pardaillan, était sillonnée, en tous +sens, par une infinité de moines qui paraissaient surtout garder les +baies. + +D'Espinosa s'arrêta devant la première porte qu'il rencontra. + +--Monsieur le chevalier, dit-il d'une voix sans accent, je n'ai +personnellement aucun sujet de haine contre vous. Me croyez-vous? + +--Monsieur, dit froidement Pardaillan, puisque vous me faites l'honneur +de me le dire, je ne saurais en douter. + +D'Espinosa opina gravement de la tête et reprit: + +--Mais je suis investi de fonctions redoutables, terribles, et, quand +je suis dans l'exercice de ces fonctions, l'homme que je suis +doit s'effacer, céder complètement la place au grand inquisiteur, +c'est-à-dire à un être exceptionnel, inaccessible à tout sentiment de +pitié, froidement implacable dans l'accomplissement des devoirs de sa +charge. En ce moment c'est le grand inquisiteur qui vous parle. + +--Eh! morbleu! monsieur, ce que vous avez à dire est donc si difficile! +Que redoutez-vous! Je suis seul, sans armes, à votre merci. Grand +inquisiteur ou non, videz votre sac un bon coup et n'en parlons plus. + +--Vous avez insulté à la majesté royale. Vous êtes condamné. Vous devez +mourir. + +--A la bonne heure! Voilà qui est franc, net, catégorique. Que ne le +disiez-vous tout de suite? Je suis condamné, je dois mourir. Reste à +savoir comment vous comptez m'assassiner. + +Avec la même impassibilité, d'Espinosa expliqua: + +--Le châtiment doit être toujours proportionné au crime. Le crime que +vous avez commis est le plus impardonnable des crimes. Donc le châtiment +doit être terrible. Il faut aussi que le châtiment soit proportionné à +la force morale et physique du coupable. Sur ce point, vous êtes une +nature exceptionnelle. Vous ne vous étonnerez donc pas que le châtiment +qui vous sera infligé soit exceptionnellement rigoureux. La mort n'est +rien, en elle-même. + +--C'est la manière de la donner. Ce qui revient à dire que vous avez +inventé à mon intention quelque supplice sans nom. + +Pardaillan disait ces mots avec ce calme glacial qui masquait ses +émotions lorsqu'elles étaient, comme en ce moment, à leur paroxysme +et qu'il méditait quelque coup de folie comme il en avait tenté +quelques-uns dans sa vie si bien remplie. D'Espinosa, si observateur +qu'il fût, devait s'y laisser prendre. Il ne vit que l'attitude, qu'il +admira d'ailleurs en connaisseur, et ne soupçonna pas ce qu'elle cachait +de menaçant pour lui. Il répondit donc, sans ironie aucune: + +--J'ai, du premier coup d'oeil, reconnu votre haute intelligence. Je ne +suis donc pas étonné de la facilité avec laquelle vous savez comprendre +à demi-mot. Pourtant, en ce qui concerne le supplice dont vous parlez, +je dois à la vérité de dire que j'ai été puissamment aidé par les +conseils de Mme la princesse Fausta, laquelle, je ne sais pourquoi, vous +veut la malemort. + +--Oui, je le savais, gronda Pardaillan d'une voix blanche. J'espère bien +avoir, avant de mourir, la joie de lui dire les deux mots que j'ai à +lui dire. Mais vous, monsieur, savez-vous que vous êtes un dangereux +reptile? Savez-vous que l'envie me démange furieusement de vous +étrangler, pendant que je vous tiens? + +Il avait abattu sa main sur l'épaule d'Espinosa, et d'une voix basse il +lui jetait ces paroles menaçantes dans la figure. + +Le grand inquisiteur ne sourcilla pas. Il ne fit pas un geste pour se +soustraire à son étreinte. Ses yeux ne se baissèrent pas devant le +regard ardent du chevalier, et sans rien perdre de son impassibilité, +comme s'il n'eût pas été en cause: + +--Je le sais, dit-il simplement. Mais vous n'en ferez rien. Vous devez +bien penser que je ne suis pas homme à m'exposer à votre fureur sans +avoir pris mes précautions. + +Pardaillan jeta un coup d'oeil rapide autour de lui et il vit que le +cercle des moines s'était resserré autour de lui. Il comprit qu'en effet +il n'aurait pas le temps de mettre sa menace à exécution. Une fois +encore il serait écrasé par le nombre. Il secoua furieusement la tête +et, sans lâcher prise, appuyant plus lourdement sa main sur l'épaule de +son ennemi: + +--Je vous entends, dit-il d'une voix sifflante. Ceux-ci tomberont sur +moi. Mais je puis en courir le risque. Et puis, qui sait si... + +--Non, interrompit d'Espinosa sans rien perdre de son calme, ce que vous +espérez ne se réalisera pas. Avant que vous ayez pu me frapper, vous +serez saisi par les révérends pères. + +--Savez-vous ce que vous gagnerez à la tentative désespérée que vous +méditez? C'est que je serai contraint de vous faire enchaîner. + +Par un effort surhumain, Pardaillan réussit à maîtriser la colère qui +grondait en lui. Les moines qui l'entouraient n'avaient pas fait un +geste. Les yeux fixés sur le grand inquisiteur, ils attendaient, +immobiles et muets, qu'il leur donnât, d'un signe, l'ordre d'agir. + +En un éclair de lucidité Pardaillan entrevit tout cela; il comprit les +conséquences irréparables que son geste pourrait avoir et qu'il était +à la merci de son redoutable adversaire. Les mains libres, il pouvait +encore espérer. Couvert de chaînes, c'en était fait de lui. + +Il lui fallait donc conserver à tout prix la liberté de ses mouvements, +puisque cela seul lui permettrait de mettre à profit la chance si elle +se présentait. Lentement, comme à regret, il desserra son étreinte et +gronda: + +--Soit, vous avez raison. + +Comme s'il eût jugé l'incident définitivement clos, d'Espinosa se tourna +vers la porte devant laquelle il s'était arrêté, et cette porte s'ouvrit +à l'instant même. + +A l'instant même aussi, les moines se reculèrent, agrandirent leur +cercle, comme s'ils avaient compris que leur intervention devenait +inutile. Mais, de loin comme de près, ils surveillaient attentivement +les moindres gestes du grand inquisiteur, sans perdre de vue pour cela +leur prisonnier. + +La porte qui venait de s'ouvrir donnait accès sur une étroite cellule. +Il n'y avait là aucun meuble et la petite pièce ne recevait le jour que +par la porte qui venait de s'ouvrir. + +Les murs de la cellule étaient blanchis à la chaux, le sol était +recouvert de dalles blanches. Tout autour couraient de petites rigoles +destinées à l'écoulement des eaux. Mais quelles eaux, puisqu'il n'y +avait rien là-dedans? + +Par-ci par-là, sur les murs, des taches brunâtres, suspectes. Sur les +dalles, des petites flaques de même teinte et de même apparence. C'était +froid et sinistre, sinistre surtout. Qu'était-ce donc que cette cellule? +Un cachot? Une tombe? Quoi?... + +Et cependant ce lieu qui suintait l'horreur était habité. Et voici ce +que les yeux exorbités de Pardaillan virent: + +Au milieu de la pièce, face à la porte qui venait de s'ouvrir toute +grande, un homme--une loque humaine était solidement attaché sur une +sorte de chaise de bois dont les pieds étaient rivés au sol par de +solides crampons de fer. + +Les jambes de l'homme étaient enchaînées aux pieds de la chaise; son +buste était maintenu droit contre le dossier de bois par une infinité de +cordes; la tête, maintenue par un carcan de fer, ne pouvait pas faire un +mouvement; presque sous le menton, une épaisse traverse de bois, percée +de deux trous, pressait la poitrine de l'homme et, dans ces deux trous, +ses mains emprisonnées pendaient mollement. + +A côté du patient, un moine robuste, le froc relevé jusqu'à la ceinture, +les larges manches retroussées laissant à nu des biceps puissants, +maniait, de ses pattes énormes, de minuscules et bizarres instruments +qu'il examinait attentivement sans paraître se soucier le moins du monde +de la victime qui, les traits contractés par l'horreur et l'angoisse, le +regardait faire avec des yeux où luisait une épouvante qui confinait à +la folie. + +Le moine obéissait sans doute à des ordres préalablement donnés, +car, sans jeter un coup d'oeil sur les spectateurs de cette scène +fantastique, il se mit à l'oeuvre dès qu'il eut terminé l'inspection de +ses instruments. + +Il saisit le pouce du condamné dans une petite pince qu'il avait prise. +Aussitôt, malgré les liens qui l'enserraient de toutes parts, l'homme +eut une secousse terrible, à faire croire qu'il allait briser ses +cordes; en même temps un hurlement long, lugubre, terrifiant, s'échappa +de ses lèvres contractées. + +Le moine, impassible, secoua son outil. Quelque chose de blanc et de +rouge tomba sur les dalles, tandis que, du bout du doigt qu'il venait +de lâcher, une petite pluie rouge tombait goutte à goutte sur le sol +et l'ensanglantait: le moine venait d'arracher l'ongle. Posément, +méthodiquement, avec une lenteur effroyable, le moine-bourreau saisit +l'index comme il avait saisi le pouce. Le supplicié se tordit comme +un ver, une expression de souffrance atroce s'étendit sur sa face +convulsée; le même hurlement, qui n'avait plus rien d'humain, se fit +entendre à nouveau, suivi de la même petite pluie sanglante, du même +geste indifférent du bourreau jetant négligemment à terre l'ongle auquel +adhéraient des lambeaux de chair. + +Au troisième doigt, l'homme s'évanouit. Alors, le bourreau s'arrêta. Il +prit, dans une trousse posée à terre, différents ingrédients, apportés +pour ce cas prévu, et se mit, non pas à panser les plaies affreuses +qu'il venait de faire, mais à rappeler l'homme à lui avec le même soin, +la même froide impassibilité qu'il avait mis à le torturer. + +Quand le malheureux, sous l'action des remèdes énergiques qui lui +étaient administrés, reprit ses sens, le moine replaça soigneusement ses +ingrédients à leur place, reprit ses outils et recommença son horrible +besogne. + +Pardaillan, livide, les ongles incrustés dans la paume des mains pour +ne pas crier son horreur et son dégoût, Pardaillan, se demandant s'il +n'était pas en proie à quelque hideux cauchemar, remué d'une pitié +immense, sentant son coeur se soulever d'indignation, dut assister, +impuissant, à cette scène atroce. + +Lorsque le cinquième ongle tomba, les hurlements du patient s'étaient +changés en râles étouffés, et le bourreau, toujours effroyablement +insensible et méthodique, se disposait à passer à la deuxième main. + +--Horrible! horrible! murmura le chevalier, malgré lui, sans savoir ce +qu'il disait, peut-être. + +Froidement, d'Espinosa formula: + +--Ceci n'est rien!... Passons! + +Et ils passèrent, en effet. Et Pardaillan s'éloigna en frémissant de la +sombre porte qui venait de se refermer. + +--Le crime de cet homme, disait d'Espinosa d'une voix paisible, n'est +rien, comparé à celui que vous avez osé commettre. + +Pardaillan comprit le sens déguisé de ces paroles, qui signifiaient +évidemment que le supplice qui lui serait infligé à lui, Pardaillan, +dépasserait ce qu'il venait de voir. Il se raidit pour combattre +l'épouvante qui se glissait sournoisement en lui. + +Il se rendait d'ailleurs parfaitement compte que cette épouvante +provenait surtout de l'ébranlement nerveux qu'il venait d'éprouver, et +il se disait, non sans angoisse, que, si d'Espinosa s'avisait de +le faire assister coup sur coup à des spectacles de ce genre, cela +amènerait chez lui une dépression morale qu'il n'était pas sûr de +pouvoir surmonter. + +Ils franchirent ainsi, silencieusement, quelques mètres, pendant +lesquels Pardaillan s'efforça de maîtriser ses nerfs mis à une si rude +épreuve. + +Au bout d'une vingtaine de pas, deuxième porte: deuxième arrêt. +Pardaillan frémit. + +Comme la première, cette porte s'ouvrit d'elle-même. Comme la première, +elle démasqua une cellule en tous points semblable à la précédente, +occupée par un moine-bourreau et par un condamné. Celui-ci, comme le +premier, était maintenu assis sur un siège de bois. Seulement, celui-ci +avait les bras attachés en croix et le torse, nu, bien à découvert, ne +supportait aucune entrave qui eût probablement gêné le tortionnaire. +Comme le premier, ce moine-bourreau commença son effroyable besogne, dès +que la porte se fut ouverte. + +Muni d'un instrument à lame fine et acérée, il pratiqua une incision sur +toute la largeur de la poitrine du patient et se mit en devoir de le +dépouiller tout vif. Comme précédemment, des hurlements affreux se +firent entendre, suivis de plaintes et de râles étouffés, au fur et à +mesure que, l'horrible besogne s'avançant, le patient perdait de plus en +plus ses forces. + +Le bourreau, avec une adresse remarquable, avec une sorte de délicatesse +épouvantable, tirait sur la peau, qui se détachait, la rabattait, +fouillait de son scalpel les chairs pantelantes, mettait à nu les +veines, les artères, les nerfs. + +Et, de temps en temps, d'un geste sinistre dans son indifférence, il +prenait une poignée de sel pilé et retendait doucement sur ces pauvres +chairs sanglantes, et, alors, les hurlements redoublaient, perçaient le +cerveau de Pardaillan comme des lames rougies à blanc. + +Et, de cet amas sans nom, qui avait été une poitrine humaine, des +filets de sang s'écoulaient lentement, tombaient sur îles dalles qui +rougissaient, allaient se perdre dans les rigoles que nous avons +signalées et dont Pardaillan, affolé, comprenait maintenant l'utilité. + +--Passons, dit d'Espinosa sur le même ton bref et indifférent. + +Et, comme il l'avait déjà fait, d'Espinosa répéta avec une insistance +grosse de menaces sous-entendues: + +--Le crime de cet homme n'est rien, comparé à celui que vous avez +commis. + +Et ils passèrent encore, comme disait le grand inquisiteur avec son +sinistre laconisme. Seulement, cette deuxième porte ne se referma pas +comme la première, en sorte que, Pardaillan, en s'éloignant d'un pas +qu'il allongeait inconsciemment, délivré de l'horrifiante vision, +continua d'être poursuivi par les plaintes sourdes, alternant avec les +hurlements de douleur, qui s'échappaient de cette porte restée ouverte +et emplissaient la galerie de leurs lugubres sons. + +«Mordieu! s'écria-t-il avec fureur, vais-je être obligé de contempler +longtemps d'aussi sauvages spectacles? Par Pilate! ce misérable a donc +juré de me rendre fou!» + +Or, voici que ce mot éclata dans sa tête comme un coup de tonnerre. + +Une lueur aveuglante se fit dans son esprit et, comme si ce mot eût +déchiré le voile qui obscurcissait sa mémoire, tout à coup, il se +rappela les paroles échangées entre Fausta et d'Espinosa lors de son +algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens mystérieux de +l'adieu de Fausta: «Tu me reverras peut-être, mais tu ne me reconnaîtras +pas.» Et il clama dans sa pensée: + +«Oh! ces deux misérables ont-ils donc réellement prémédité de me faire +sombrer dans la folie! Et c'est Fausta qui a inventé cela! Eh! je me +souviens maintenant, c'est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé +de me frapper dans mon intelligence. La diabolique créature m'a pris au +mot... Je croyais la connaître et je suis forcé de m'avouer que je ne +l'eusse jamais supposée capable d'une telle scélératesse!» + +Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait l'épouvantable +spectacle que lui présentait d'Espinosa, il souffla bruyamment, comme +quelqu'un qui se trouve déchargé du lourd fardeau qui l'oppressait, +cuirassa son coeur pour le rendre momentanément insensible, commanda à +ses nerfs de se maîtriser et, très calme en apparence, il suivit son +sinistre guide, résolu à tout voir et tout entendre. + +A la troisième porte, troisième arrêt. Là, c'était un malheureux qu'on +tenaillait avec des fers rougis à blanc. Et le moine tortionnaire, avec +une insensibilité égale à celle des deux autres, se penchait sur un +récipient placé sur un réchaud, y puisait une cuillerée d'un liquide +blanchâtre vaguement mousseux et vidait lentement la cuiller dans le +trou béant que les tenailles venaient de faire dans la chair. Ce qu'il +versait ainsi sur les plaies, c'était un mélange d'huile bouillante, de +plomb et d'étain fondus. Et le malheureux qui subissait cet effroyable +supplice, effrayant à voir, poussait des hurlements qui n'avaient plus +rien d'humain, et, d'une voix de dément--peut-être devenu subitement +fou--rugissait: «Encore!... Encore!...» + +Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l'écorché vivant que le +moine-bourreau continuait de travailler. + +Sous l'oeil froid et investigateur de d'Espinosa, Pardaillan se +raidissait pour ne rien laisser paraître de ses impressions. Et, aux +yeux de d'Espinosa, il pouvait passer pour très calme, parfaitement +maître de lui. Mais, pour quelqu'un qui l'eût bien connu, la fixité +étrange du regard, la teinte terreuse répandue sur ses joues, une +imperceptible crispation des lèvres, très pâles ou trop rouges, parce +qu'il venait de les mordre, eussent été autant d'indices visibles de +l'émotion qui l'étreignait et de l'effort surhumain qu'il faisait pour +la surmonter. + +Une fois encore, d'Espinosa prononça son glacial: «Passons!» Une fois +encore il ajouta que le crime du misérable qui râlait et hurlait tour à +tour n'était rien, comparé au crime de Pardaillan. + +Et l'affolante, l'hallucinante promenade se poursuivit à travers +l'interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des plaintes, +des sanglots, des supplications, des menaces et des blasphèmes des +malheureux que le délire sanguinaire de l'inquisiteur soumettait à des +supplices que nous avons peine à concevoir aujourd'hui. + +Après l'homme tenaillé vivant, ce fut l'homme à qui l'on brisa les +membres à coups de masse de fer, puis celui à qui l'on creva les yeux, +et celui à qui l'on arracha la langue, en passant par le supplice du +chevalet, celui de l'eau, sans compter celui à qui l'on enferma les +mains dans des peaux humides contenant du sel, qu'on faisait sécher en +les exposant à la flamme d'un réchaud. + +La porte d'une de ces cellules ne s'ouvrit pas. Un moine poussa un +guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu'on avait rendus +hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme entièrement +nu et le mettre en pièces à coups de leurs griffes acérées. + +Tout ce que l'imagination la plus déréglée peut concevoir de supplices +infâmes, de raffinements de torture inouïs, passa là, sous ses yeux, et, +de toutes ces portes demeurées ouvertes, jaillissaient des gémissements +qui eussent attendri un tigre. + +Et, à chaque porte, d'Espinosa répétait son immuable: «Passons!» +toujours suivi de la comparaison du crime du malheureux qui agonisait et +qui n'était toujours rien, comparé au crime de Pardaillan. + +Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se crut +délivré de l'effrayant cauchemar qu'il vivait depuis une heure. Malgré +ses effort, malgré son stoïcisme, il sentait sa raison chanceler. Et la +pitié qu'il ressentait pour ces malheureuses victimes, dont il ignorait +le crime, était telle qu'il oubliait que cette effrayante série de +supplices sans nom qu'on faisait défiler sous ses yeux n'avait qu'un +but: lui rappeler que tout ce qu'il voyait là d'horrible et d'affreux +n'était rien, comparé à ce qui l'attendait, lui. + + + +XV + +LE REPAS DE TANTALE + +A l'extrémité de l'horrible galerie, il y avait un escalier de quelques +marches, et, sur la droite, un mur, très haut, continuait cette galerie. +L'escalier aboutissait à un jardinet. Le mur séparait ce jardinet du +grand jardin. + +En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de l'éclatant +soleil, Pardaillan respira à pleins poumons. Il lui semblait sortir d'un +lieu privé d'air et de lumière. Et, en faisant peser sur d'Espinosa, +toujours impassible à son côté, un regard lourd de menaces, il pensa: + +«Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat, mais, mordieu! +il était temps que l'infernal supplice qu'il vient de m'infliger prît +fin.» + +Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d'horreur, il voulut +les poser sur les fleurs qui embaumaient l'air qu'il respirait avec +délices. Alors, il tressaillit et murmura: + +«Ah! quel diable de jardin est-ce là!» + +Ce qui motivait cette exclamation, c'était la disposition spéciale du +jardinet. Voici: + +De l'escalier, par où il venait de descendre, jusqu'à un corps de +bâtiment composé d'un rez-de-chaussée seulement, et en mauvais état, ce +jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix à douze mètres environ. + +Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait la +galerie et le séparait du grand jardin, jusqu'à un autre corps de +bâtiment composé aussi d'un seul rez-de-chaussée, il mesurait environ +une trentaine de mètres. De sorte que ce jardinet se trouvait enfermé +entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment plus important où se +trouvait la galerie) et une haute muraille. + +Mais ce n'était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce qui l'étonnait, +c'est que ce jardinet était coupé, au milieu et dans toute sa longueur, +par un parapet surmonté d'une haute grille dont les barreaux étaient +très forts et très rapprochés. + +En outre, d'autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés, partaient +du toit d'un de ces corps de bâtiment, et venaient s'encastrer sur la +grille verticale. De sorte que cela constituait une cage monstrueuse. + +Des plantes grimpantes, s'enlaçant aux barreaux, montaient jusqu'au +faîte de cette étrange cage, y formaient un dôme de verdure et +masquaient en partie ce qui s'y passait. + +Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par son escorte de +moines-geôliers, d'Espinosa tourna à gauche, se dirigeant tout droit +vers le bâtiment qui occupait la largeur du jardinet. + +Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le bruit de leurs +pas se fit entendre sur le gravier de l'allée, il perçut comme une +galopade furieuse de l'autre côté du rideau de verdure qui masquait +la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un bruit de branches +froissées, des faces humaines hâves, décharnées, des yeux luisants ou +mornes, se montrèrent de-ci de-là entre les barreaux, et une plainte +déchirante, monotone, s'éleva soudain: + +«Faim!... Faim!... Manger!... Manger!...» + +Et, presque aussitôt, une voix rude cria: + +--Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la niche! + +Puis le claquement sec d'un fouet, suivi du bruit flou d'une lanière +cinglant un corps, suivi à son tour d'un hurlement de douleur. Ensuite, +une fuite éperdue et la même voix rude accompagnant chaque coup de fouet +de ce cri, toujours le même: + +«A la niche! A la niche!» + +Voilà ce qu'entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un éclair. +Et, en jetant un coup d'oeil angoissé sur la cage fantastique, il +songea: + +«Quelle abominable surprise me réserve encore ce maître-bourreau? + +D'Espinosa s'arrêta devant le corps de bâtiment. Un moine se détacha du +groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient extérieurement un fort +volet de bois. Le volet ouvert tout grand démasqua une ouverture garnie +d'épais barreaux croisés. + +Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol fangeux de +cette fosse, au milieu d'immondices innommables, à moitié nu, un homme +était accroupi. + +Aveuglé par le flot de lumière succédant sans transition à l'obscurité +profonde dans laquelle il était plongé, il demeura un instant immobile, +les yeux clignotants. Puis il se dressa brusquement, déchira l'air d'un +hurlement lugubre et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper ceux +qui le regardaient du dehors. + +Voyant qu'il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre les barreaux de +fer, sans arrêter ses hurlements. Alors, du plafond de la fosse, une +trombe d'eau s'abattit sur le forcené. Il lâcha les barreaux, se rejeta +dans sa fosse et se mit à courir dans tous les sens, cherchant à se +soustraire à l'avalanche liquide qui le poursuivait partout. + +Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses, puis le +malheureux suffoqua et s'abattit pantelant au milieu de sa fosse, +pendant que l'eau tombait, implacablement et à torrents, sur lui. + +Brusquement, l'abominable pluie cessa. Alors, une porte s'ouvrit; un +moine, armé d'une discipline, entra et attendit patiemment que l'homme, +à moitié suffoqué, reprît ses sens. + +Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, iî aperçut le moine qui +l'observait. Sans doute savait-il ce qui l'attendait, car, avant même +que le moine eût fait un geste, il se redressa d'un bond, et se mit à +tourner autour de la fosse, sans s'arrêter de hurler. Froidement, sans +hâte, en relevant d'une main sa robe qui eût pu traîner dans la boue, le +moine se mit aussi en marche. Seulement, à chaque pas qu'il faisait, il +levait la discipline et la laissait tomber à toute volée sur les épaules +de l'homme qui bondissait à tort et à travers, mais ne cherchait pas à +entrer en lutte avec le terrible moine. + +On eût dit d'un dompteur fouaillant un fauve grondant, menaçant, mais +n'ayant pas le courage de se jeter, gueule et griffes ouvertes, sur son +bourreau. + +Très rapidement, la victime, épuisée déjà par les jets d'eau reçus, +tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine continua de la +fustiger jusqu'à ce qu'il vît qu'elle était évanouie. Alors, il attacha +sa discipline à sa ceinture, retroussa sa robe et, sans s'inquiéter de +l'homme, il sortit posément, comme il était entré. + +Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet, s'occupait à le +refermer, d'Espinosa expliquait avec une froide indifférence: + +--Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous ceux que vous +venez de voir. L'homme que nous quittons, de son vivant, était duc et +grand d'Espagne. Le crime qu'il a commis méritait un châtiment spécial. +L'homme a été discrètement enlevé et conduit ici... comme vous. On lui +a fait boire d'une certaine potion préparée par un révérend père de ce +couvent. Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit. Au bout d'un +certain temps, celui qui a eu le malheur d'en avaler une dose suffisante +sent son intelligence s'obscurcir. Alors, nous soumettons le condamné à +un régime spécial. + +--Tout d'abord, on l'enferme dans un cachot que je n'ai pu vous faire +voir, attendu qu'il n'y en a aucun d'occupé en ce moment. Au bout de +quelques jours, le condamné est à peu près fou. Quelques-uns sortent de +là complètement fous et inoffensifs. D'autres, au contraire, ont parfois +encore des éclairs de lucidité et sont dangereux. Alors, nous les +mettons dans le cachot que vous venez de voir et, quand ils ont subi +durant quelques semaines le traitement de ce pauvre duc, c'est fini. +Ils sont irrémédiablement fous. Alors, ils ne connaissent plus que +leur gardien, dont ils ont une peur incroyable, et nous pouvons, sans +crainte, adoucir un peu leur sort en les laissant vivre en commun et au +grand air, dans la cage que vous voyez. + +Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme, +qui lui était habituel, d'Espinosa conduisait Pardaillan, secoué +d'indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un visage froid +et intrépide, vers la cage de fer. + +Les moines firent une trouée dans le feuillage et Pardaillan put voir. +Il y avait là une vingtaine de malheureux à peine couverts de loques +ignobles, maigres comme des squelettes, pâles, avec des barbes et des +chevelures embroussaillées. Les uns se tenaient accroupis à terre, en +plein soleil. D'autres tournaient et retournaient comme des fauves en +cage. Les uns riaient, d'autres pleuraient. Presque tous s'isolaient. + +Dès qu'ils virent les visiteurs, tous, sans exception, se ruèrent sur +les barreaux. Non point menaçants, comme le duc, mais suppliants, les +mains jointes, et, de leurs pauvres lèvres crispées, tombaient ces mots +terribles que Pardaillan avait entendus: «Faim! Manger!» Un des moines +prit dans un coin un panier préparé d'avance, et en vida le contenu à +travers les barreaux. + +Et, Pardaillan, le coeur soulevé de dégoût et d'horreur, vit que ce que +l'exécrable moine venait de vider ainsi était tout simplement un panier +d'ordures. Et, le plus horrible, c'est que les malheureux fous, qu'on +laissait lentement mourir de faim, se jetèrent à corps perdu sur ces +immondes ordures, se les disputèrent en grondant et que chacun, dès +qu'il avait pu happer un morceau de n'importe quoi, s'enfuyait avec sa +proie, de peur qu'on ne vînt la lui arracher. + +«Horrible! répéta encore une fois Pardaillan, qui eût voulu s'enfuir et +ne pouvait détacher ses yeux de cet écoeurant spectacle. + +--Tous les hommes que vous voyez ici étaient jeunes, beaux, riches, +braves et intelligents. Tous, ils étaient de la plus haute noblesse. +Voyez ce qu'en ont fait le breuvage inventé par un de nos pères et +le régime auquel on les a soumis. Que dites-vous de ce supplice-là, +chevalier? + +Fixant d'Espinosa, avec cet air d'ironie et d'insouciance qui masquait +sa physionomie, Pardaillan lui lança, sur un ton détaché qui émerveilla +le grand inquisiteur: + +--Me direz-vous, monsieur, si toutefois je ne suis pas curieux, à quoi +riment ces écoeurantes exhibitions? + +Quelque chose comme un pâle sourire vint effleurer les lèvres +d'Espinosa. + +--J'ai voulu, fit-il doucement, que vous fussiez bien pénétré de cette +pensée qu'irrémissiblement condamné, tout ce que vous venez de voir +n'est rien auprès de ce qui vous attend. J'ai fait pour vous ce que je +n'aurais fait pour nul autre. C'est une marque d'estime que je devais à +votre caractère intrépide, que j'admire plus que quiconque, croyez-le +bien. + +--Fort bien, monsieur. Je me tiens pour dûment averti. Et, maintenant, +faites-moi reconduire dans mon cachot... ou ailleurs... A moins que vous +n'en ayez pas fini avec les spectacles du genre de ceux que vous venez +de me montrer. + +--C'est tout... pour le moment, fit d'Espinosa impassible. + +Et, se tournant vers les moines: + +--Puisqu'il le désire, reconduisez M. le chevalier de Pardaillan à sa +chambre. Et n'oubliez pas que j'entends qu'il soit traité avec tous les +égards qui lui sont dus. + +Et, revenant à Pardaillan, il ajouta avec un air de grande sollicitude: + +--Allez donc, monsieur de Pardaillan, et surtout mangez. Mangez et +buvez... Ne faites pas comme ce matin, où vous n'avez rien pris. La +diète est mauvaise dans votre situation. Si ce qu'on vous sert n'est pas +de votre goût, commandez vous-même ce que vous désirez. Rien ne vous +sera refusé. Mais, pour Dieu, mangez! + +--Monsieur, dit poliment Pardaillan, sans rien montrer de l'étonnement +que lui causait cette affectueuse insistance, je ferai de mon mieux. +Mais j'ai un estomac fort capricieux. C'est lui qui commande, et je suis +bien obligé de lui obéir. + +--Espérons, dit gravement d'Espinosa, que votre estomac se montrera +mieux disposé que ce matin. + +--Je n'ose trop y compter, dit Pardaillan en s'éloignant au milieu de +son escorte de moines-geôliers. + +Lorsqu'il se retrouva quelques instants plus tard dans sa chambre, +Pardaillan se mit à marcher de long en large avec agitation. + +«Pouah! songeait-il, la venimeuse bête! Comment ai-je pu résister à la +tentation de l'étrangler de mes mains? + +Et, avec un sourire qui eût donné le frisson au grand inquisiteur, s'il +l'avait vu: + +«Bah! il l'a bien dit: il était gardé de près. Je n'aurais pas eu le +temps de l'atteindre. Et j'y aurais gagné de me voir enchaîner. Mes +mains restent libres. Qui sait si une occasion ne se présentera pas? +Alors... + +Et son sourire se fit plus aigu. + +Las de s'agiter, il se jeta dans le fauteuil et se mit à réfléchir +profondément, repassant dans son esprit les scènes qui venaient de se +dérouler, jusque dans leurs plus petits détails, évoquant les moindres +gestes, les coups d'oeil les plus furtifs, se rappelant les paroles les +plus insignifiantes en apparence, et s'efforçant de tirer la vérité de +ses observations et de ses déductions. + +Deux moines lui apportèrent son dîner. Avec des yeux luisants de +convoitise, ils étalèrent amoureusement les provisions sur la table, +alignèrent respectueusement les flacons aux formes diverses, et, au +lieu de se retirer, comme ils faisaient d'habitude, ils restèrent en +contemplation devant la table, semblant attendre que le chevalier fît +honneur à ce repas soigné. Voyant qu'il ne se décidait pas, un des deux +moines demanda: + +--Monsieur le chevalier ne veut donc pas manger? + +Surmontant la répulsion que lui inspiraient ses deux gardiens, +Pardaillan répondit doucement: + +--Tout à l'heure, peut-être... Pour le moment, je n'ai pas faim. + +Les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil que Pardaillan surprit +au passage. + +--Monsieur le chevalier désire-t-il qu'on lui fasse autre chose? insista +le moine. + +--Non, mon révérend, je ne désire rien qu'une chose... + +--Laquelle? fit le moine avec empressement. + +--Que vous me laissiez seul, dit froidement Pardaillan. + +Les deux moines échangèrent encore le même coup d'oeil furtif que +Pardaillan surprit encore, puis ils contemplèrent une dernière fois les +mets appétissants dont la table était chargée, et sortirent enfin en +étouffant un gros soupir. + +Dès qu'ils furent dehors, Pardaillan s'assura d'un coup d'oeil que le +judas de la porte était bien fermé. Il s'approcha alors de la table et +contempla les plats, nombreux et variés, qui la garnissaient. Il en +prit quelques-uns au hasard et se mit à les sentir avec une attention +soutenue. + +«Je ne sens rien d'anormal, se dit-il en posant les plats à leur place. +En revanche, mordieu! je sens que j'étrangle de faim et de soif!... + +Il prit un flacon. + +«Hermétiquement bouché! dit-il. Mais qu'est-ce que cela prouve!» + +Il le déboucha et le flaira comme il avait flairé les mets. + +«Rien! je ne sens rien!» + +Et lentement, à regret, il reposa le flacon sur la table. + +«Ne rien boire, ne rien manger, durant trois jours, a dit le billet du +Chico. Poison foudroyant... Mort-diable! je puis bien patienter. + +Il tourna le dos à la table pour s'arracher à la tentation et s'en fut +vers le coffre où il avait enfermé le reste de ses provisions de la +veille. Il fit une piteuse grimace et grommela: + +--C'est maigre! + +Résolument, il prit une tranche de pâté et la porta à sa bouche. Mais il +n'acheva pas le geste. + +--Qui me dit, songea-t-il, qu'on n'a pas pénétré ici pendant la +promenade que m'a fait faire cet inquisiteur que la foudre écrase!... +Qui me dit que ces mets, inoffensifs hier soir, ne sont pas mortels +maintenant? + +Il replaça la tranche où il l'avait prise et referma le coffre. Il +traîna le fauteuil devant la fenêtre et s'assit, le dos tourné à la +table tentatrice. En même temps, pour se donner la force de résister, il +murmura: + +«Je n'ai plus guère que deux jours et demi à patienter. Que diable! deux +jours sont bientôt passés! + +Et, par un puissant effort de volonté, il réussit à se soustraire +à cette obsession et se mit à repasser tout ce que lui avait dit +d'Espinosa. + +Des bribes de phrases lui revenaient plus particulièrement: «On lui fait +boire une potion... Ce breuvage agit sur le cerveau qu'il engourdit... +Il sent son intelligence s'obscurcir... Toutefois, ce n'est pas encore +la folie.» + +Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui revenait obstinément +à la mémoire: au premier repas qu'il avait fait dans cette chambre, à ce +même repas où il avait absorbé un narcotique qui devait le tenir endormi +plusieurs jours, il avait tout de suite remarqué sur la table une +bouteille de vieux vin de Saumur, pour lequel il avait un faible, et +l'avait mise de côté, la réservant pour la bonne bouche. Or, à la fin +de son repas, lorsqu'il voulut attaquer la bonne bouteille, il s'était +senti pris d'un subit malaise. C'était le narcotique qui faisait son +effet. + +Cela avait été très passager. Mais il n'en fallait pas plus pour +éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre qu'il venait de remplir, +il le porta à ses narines et le flaira longuement. + +Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt dans le +verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide léger et mousseux +sur sa langue et se mit à le déguster avec tout le soin d'un parfait +connaisseur qu'il était. Le résultat de cette dégustation avait été +qu'il avait déposé le verre sur la table, sans y toucher davantage. Son +repas était achevé. Il n'avait plus ni faim ni soif. + +Tout à coup, une inspiration soudaine lui était venue. Il s'était levé +et était allé vider le verre et tout le contenu de la bouteille de +ce Saumur, qui lui paressait suspect, dans le bassin de cuivre qui +contenait encore l'eau sale rougie de son sang, qu'il y avait laissée +après s'être convenablement débarbouillé. Puis, il était revenu +s'asseoir à table, reposant la bouteille et le verre à leur place. +Quelques instants plus tard, la tête lourde, pris d'un sommeil +irrésistible, il s'était endormi aussitôt. + +Pourquoi avait-il agi ainsi? Il n'aurait su le dire. Pourquoi ce détail +qu'il avait presque oublié lui revenait-il maintenant obstinément à la +mémoire? Pourquoi rapprochait-il cet incident des paroles prononcées +par d'Espinosa? Pourquoi le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, +parlant de sa folie, ce dialogue qui lui était tout à coup revenu à +la mémoire, dans ce qu'il appelait déjà la «galerie des supplices», +pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau à la mémoire? + +Quelles conclusions tirait-il de l'incident de la bouteille de vin de +Saumur vidée dans une cuvette d'eau sale, des paroles d'Espinosa, des +paroles de Fausta, de la vision de la cage des fous? C'est ce que nous +ne saurions dire. Mais toujours est-il que, peu à peu il s'assoupit dans +son fauteuil et que, dans son sommeil agité, il avait aux lèvres un +sourire narquois, et, de temps en temps, il bredouillait des mots sans +suite, parmi lesquels revenait fréquemment celui-ci: FOLIE. + +Le soir venu, les moines, consternés de voir qu'il n'avait pas touché +au dîner, non plus qu'au déjeuner, lui servirent un souper plus soigné +encore que les précédents repas. Malgré leur insistance, Pardaillan +refusa de manger. + +Les moines durent se retirer sans être parvenus à le décider et, dès +qu'il se vit seul, il se hâta de se mettre au lit pour se soustraire +à la tentation de la table étincelante. Et il faut convenir qu'il +lui fallut une force de volonté peu commune, car la faim se faisait +cruellement sentir. Peut-être l'eût-il moins sentie s'il avait pu +détacher complètement son esprit de cette pensée. + +Mais les moines revenaient obstinément avec leur table chargée de mets +appétissants. Et, sous prétexte que, peut-être plus tard, il voudrait +faire honneur à ce repas, ils laissaient devant lui cette table et tout +ce qu'elle supportait de bonnes choses. Or, si Pardaillan réussissait, à +force de volonté, à chasser la faim, un regard tombant par hasard sur la +table suffisait à réveiller son estomac qui se mettait aussitôt à hurler +famine. + +Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec aggravation de repas +augmentés. En effet, les moines, impitoyables, lui servirent un petit et +un grand déjeuner, un dîner, une collation et un souper. + +Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à l'abominable +tentation d'une table qui se faisait de plus en plus recherchée, de plus +en plus abondante et délicate, de plus en plus chargée des crus les plus +rares et les plus renommés. + +Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête en feu, sentant +ses jambes se dérober sous lui, se disait pour se donner du courage: + +«Plus que ce jour à passer. Par Pilate! il se passera comme les deux +autres! Et après?... Bah! nous verrons bien. Arrive qu'arrive. + +Il cherchait toujours un moyen de s'évader. Il ne trouvait rien. Et +maintenant, peut-être par suite de la faiblesse qu'il éprouvait et qui +le privait d'une partie de ses moyens, maintenant il en arrivait à +compter sur le Chico, à espérer que, peut-être, il réussirait à le tirer +de là, et il passait la plus grande partie de son temps à guetter par la +fenêtre, espérant toujours apercevoir la fine silhouette du petit homme, +espérant recevoir un nouveau billet de lui. Mais le Chico ne se montra +pas, ne donna pas signe de vie. + +Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement affectés de +son obstination à refuser toute nourriture. Jusqu'au jour de la visite +de d'Espinosa, ces deux moines avaient gardé un silence si scrupuleux +qu'il eût pu les croire muets. + +A dater de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent aussi +bavards qu'ils avaient été muets jusque-là. Et, comme leur grande +préoccupation était de voir que le prisonnier confié à leurs soins ne +voulait rien prendre, les dignes révérends n'ouvraient la bouche que +pour parler mangeaille et beuverie. + +L'un recommandait particulièrement tel plat, dont il donnait la recette, +l'autre prônait tel entremets sucré, délicieux, disait-il, à s'en lécher +les doigts; l'un sommait le chevalier de goûter au mets qu'il vantait, +l'autre l'adjurait de n'en rien faire, jurant par la Vierge et par tous +les saints que goûter à cette pitance c'était s'exposer bénévolement à +un empoisonnement certain. + +Ces disputes, devant un homme qui se laissait lentement mourir de faim, +avaient quelque chose de hideux et grotesque à la fois. + +Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés bavards et les +prier de le laisser tranquille. Ils eussent obéi. Mais Pardaillan était +persuadé que les deux moines jouaient une abominable comédie, pour +l'amener à absorber le liquide ou l'aliment qui contenait le poison +destiné à le foudroyer. + +Il était persuadé que, s'il avait voulu les chasser, les moines +n'eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstinés à +le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n'y avait qu'à se +résigner. + +Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient nullement la +comédie. Ils étaient bien sincères. C'était deux pauvres diables de +moines, d'esprit plutôt borné, qui ne devaient la mission de confiance +dont ils étaient chargés qu'à leur force herculéenne. + +On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur avait ordonné +d'accéder à tous ses désirs, et, hormis de lui ouvrir la porte et de le +laisser aller, d'obéir à ses ordres. + +On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs efforts pour +l'amener à prendre un peu de nourriture. Ils s'acquittaient très +consciencieusement de leur tâche et n'en cherchaient pas plus long. + +Comme on les savait quelque peu gourmands et ne détestant nullement +de vider une bonne bouteille, on leur avait défendu, sous menace des +châtiments les plus exemplaires, d'accepter quoi que ce fût de leur +prisonnier, fût-ce une simple goutte d'eau. + +Enfin--et ceci montre que d'Espinosa ne laissait rien au hasard et +savait habilement utiliser les passions de ceux qu'il employait--on leur +avait dit que, s'ils amenaient leur prisonnier à goûter à un seul des +innombrables plats dont la table était garnie, à avaler, ne fût-ce +qu'une gorgée de vin ou d'eau, les restes de la magnifique table leur +reviendraient intégralement et qu'ils pourraient boire et manger tout +leur soûl et se griser à en rouler par terre, ayant d'avance absolution +pleine et entière. + +Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, à différentes +reprises, et pour avoir le coeur net il avait placé devant les moines un +des plats pris au hasard, il avait lui-même rempli à ras bord un verre +d'un vin généreux et: + +--Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux de me voir +manger, dites-vous... Eh bien, goûtez une bouchée seulement de ce plat, +et je vous jure que j'en mangerai après vous; goûtez une seule gorgée +de ce vin au fumet délicat et je vous promets de vider la bouteille +ensuite. + +--Impossible de vous satisfaire, disait d'un air navré un des moines. + +--Pourquoi? demandait Pardaillan. + +--Hélas! mon frère, on nous a formellement interdit d'accepter rien de +vous. + +--Sous peine de la discipline, ajoutait l'autre. + +--La discipline et autres châtiments corporels, et l'_in pace_, et la +diète forcée et... + +--N'en parlons plus, interrompait Pardaillan. + +Et, en lui-même, il ajoutait: + +«Pardieu! ils n'auraient garde d'y goûter: les sacripants savent que ces +mets sont empoisonnés.» + +Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias (pourquoi +ne ferions-nous pas connaître les noms des deux moines gardiens?) se +montrèrent plus affectés que jamais, affectés et furieux; navrés, parce +qu'ils enrageaient de voir tant de si succulentes choses; furieux, parce +qu'ils n'étaient pas éloignés de croire que leur prisonnier s'obstinait +ainsi uniquement pour leur faire pièce. Or, voici qu'à l'heure du dîner +les deux moines se présentèrent devant Pardaillan comme d'habitude. +Seulement, au lieu de dresser le couvert dans la chambre, frère +Bautista, qui paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias, +annonça d'une superbe voix de basse: + +--Si monsieur le chevalier veut bien passer au réfectoire, nous aurons +l'honneur de lui servir le dîner. + +Pardaillan fut ébahi de cette annoncé: Que signifiait cette fantaisie et +quelle surprise douloureuse ou quel piège dissimulait-elle? + +A voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, à leurs +sourires entendus, aux coups d'oeil malicieux qu'ils échangeaient, il +crut comprendre qu'il se tramait quelque chose de louche contre lui. Il +répondit donc sèchement: + +«Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes que je ne voulais +point manger. Vous n'aurez donc pas l'honneur de me servir le dîner, +attendu que je suis résolu à ne point bouger d'ici. + +Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le dos. + +Les deux moines se regardèrent consternés. + +Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient des deux, +partant le plus disposé à se mettre en avant, fit une tentative +désespérée, et, sur un ton qui n'admettait pas de réplique: + +--Il faut venir cependant, trancha-t-il. + +Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se redressa aussitôt, +et, avec un sourire narquois, il goguenarda: + +--Il faut?... Pourquoi? + +--C'est l'ordre, dit plus doucement frère Zacarias. + +--Et si je refuse d'obéir à l'ordre? railla Pardaillan. + +--Nous serons forcés de vous porter. + +Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n'avait rien pris depuis +bientôt trois jours, mais il sentait bien qu'il était encore de force +à mettre facilement à la raison les deux insolents frocards. Il allait +donc projeter ses deux poings en avant lorsqu'une réflexion subite +arrêta le geste ébauché. + +«Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne trouverai pas +l'occasion cherchée de fausser compagnie à tous ces moines, que l'enfer +engloutisse!» + +Le résultat de cette réflexion fût qu'au lieu de frapper comme il en +avait eu l'intention il répondit paisiblement, avec son plus gracieux +sourire: + +--Soit! j'irai donc de plein gré, à seule fin de vous éviter la peine de +me porter. + +Les deux moines eurent une grimace de satisfaction. + +--A la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frère Bautista, +vous voilà raisonnable. Et, par saint Baptiste, mon vénéré patron, +vous verrez que vous ne regretterez pas de faire connaissance avec le +réfectoire où nous vous conduisons! + +--Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, c'est l'ordre, comme +dit si élégamment votre digne frère. Mais je vous préviens: cette +fois-ci, pas plus que les autres, vous ne réussirez à me faire absorber +la moindre nourriture. + +Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent un coup d'oeil +inquiet, tandis que leur front se rembrunissait. + +--Bah! fit frère Bautista, allons toujours. Nous verrons bien si vous +aurez l'affreux courage de vous dérober devant les délices de la table +qui vous attend. + +Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines robustes +qui entourèrent le chevalier et le conduisirent jusqu'à la porte du +réfectoire, située dans le même couloir. + +L'escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses deux gardiens +ordinaires. Derrière lui il entendit grincer les verrous. Il jeta autour +de lui un regard investigateur qui embrassait d'un seul coup jusqu'aux +moindres détails et demeura tout émerveillé devant le spectacle +réjouissant qui s'offrait à ses yeux. + +La salle elle-même était carrée, haute de plafond, vaste de dimensions. +Le plafond, le plancher, les boiseries qui la recouvraient entièrement, +des essences les plus rares, étaient de véritables merveilles de +mosaïque et de sculpture. Quatre tapisseries flamandes ornaient deux +côtés de la salle et représentaient les quatre saisons. Mais, si le +décor de chacune de ces tapisseries variait, suivant la saison qu'il +représentait, dans une intention qui sautait aux yeux, le fond du sujet +était le même partout. + +C'était une profusion de fruits, de victuailles variées, de flacons, que +des personnages, hommes et femmes, engloutissaient gloutonnement. + +Une cheminée monumentale occupait à elle seule les deux tiers d'un côté. +L'intérieur de cette cheminée était garni d'arbustes, de plantes rares, +de fleurs aux parfums très doux, rangés en corbeille autour d'une vasque +de marbre dont le jet d'eau retombait en pluie fine, avec un murmure +caresseur, et rafraîchissant l'air, saturé de parfums. Deux fenêtres +aux rideaux de velours hermétiquement clos; dix fauteuils de dimensions +colossales s'espaçaient le long des boiseries; deux bahuts se faisaient +vis-à-vis. Bien qu'il fît grand jour au-dehors, aux quatre angles, +quatre torchères énormes, chargées de cire rose et parfumée, qui se +consumaient lentement et dont les volutes de fumée bleuâtre répandaient +dans la salle ce parfum spécial qu'on y respirait. + +Voilà ce que vit Pardaillan d'un coup d'oeil. + +Tout, dans cette salle, semblait avoir été aménagé en vue de la +glorification de la gourmandise. Tout semblait avoir été conçu en vue +de l'inciter à faire comme les personnages des tableaux et tapisseries, +c'est-à-dire à bâfrer sans retenue. + +Au centre de la salle, une table était dressée, autour de laquelle vingt +personnes eussent pu s'asseoir à l'aise. Une nappe d'une blancheur +éblouissante et d'une finesse arachnéenne; des chemins de table en +dentelles précieuses, des surtouts d'argent massif, des cristaux +enchâssés de métal précieux, une vaisselle d'or et d'argent, des +flambeaux aux cires allumées et des jonchées de fleurs. Tel était le +décor prestigieux destiné à encadrer dignement les innombrables plats, +les fruits savoureux, les entremets, les pâtisseries, les compotes et +les gelées et l'escadron des flacons de toutes formes et de toutes +dimensions, rangés en bon ordre devant la ligne des bouteilles ventrues, +vénérablement poussiéreuses. + +Au milieu de cette table, surchargée de provisions qui eussent suffi à +rassasier vingt personnes douées du plus solide appétit, un couvert, +un seul, était mis. Et, devant cet unique couvert, un vaste fauteuil +semblait tendre ses bras rigides à l'heureux gourmet à l'intention +duquel on avait fait cette débauche de richesses gastronomiques. + +Voilà ce que désignaient de la main les frères Zacarias et Bautista. Et +leurs yeux clignotants, leur énorme bouche qui s'arrondissait en cul de +poule, leurs larges narines qui reniflaient non les parfums répandus +dans la salle, mais le fumet des plats, leur air de fausse modestie, +tout dans leur attitude semblait dire que tout cela était leur oeuvre à +eux, tout implorait un compliment que Pardaillan ne leur refusa pas. + +--Admirable! dit-il simplement, d'un air très convaincu. + +--N'est-ce pas? rayonna frère Bautista. Et que direz-vous, mon frère, +quand vous aurez goûté aux délicieuses choses qui figurent sur cette +table! + +Les deux moines se regardaient d'un air triomphant. + +Hélas! leur joie fut de courte durée, car Pardaillan ajouta aussitôt: + +--Merveilleux! Mais vous vous êtes donné beaucoup de peine bien +inutilement, car je ne toucherai à rien des merveilles entassées là. + +La consternation des moines confina au désespoir. Pour un peu, ils +l'eussent battu. + +--Ne blasphémez pas, dit sévèrement frère Bautista. Asseyez-vous plutôt +dans ce moelleux fauteuil qui vous tend les bras. + +--Mais puisque je vous dis que je ne veux rien prendre... Rien, +entendez-vous? + +--C'est l'ordre! dit doucement frère Zacarias. + +Pardaillan lui jeta un coup d'oeil de côté. + +--Vous l'avez déjà dit, fit-il avec son air narquois. Vous ne variez pas +souvent vos formules. + +--Puisque c'est l'ordre! répéta naïvement frère Zacarias. + +--Asseyez-vous, mon frère, supplia Bautista, faites-le pour l'amour de +nous... Nous sommes déshonorés si vous résistez à tous nos efforts. + +Pardaillan eut-il pitié de leur désespoir très sincère? Comprit-il +que la résistance serait inutile et que, rigoureux observateurs de la +consigne reçue, ses deux gardiens ne lui laisseraient aucun répit, tant +qu'il ne se serait pas assis à cette table somptueuse? Nous ne saurions +dire, mais toujours est-il que, de son air railleur, il condescendit: + +--Eh bien, soit. Pour l'amour de vous, je veux bien m'asseoir là... Mais +vous serez bien fins si vous réussissez à me faire ingurgiter la moindre +des choses. + +Et il s'assit brusquement, avec un air qui eût donné fort à réfléchir +aux dignes moines s'ils avaient été plus physionomistes ou s'ils avaient +mieux connu leur prisonnier. + +--Allons, dit Pardaillan, qui sentait la colère le gagner, allons, +faites en conscience votre métier de bourreau. + +Les deux moines le regardèrent avec stupéfaction. Ils ne comprenaient +pas. + +Dès que Pardaillan eut pris place dans le fauteuil, un orchestre, qui +semblait être dissimulé derrière la cheminée, se mit à jouer des airs +tour à tour tendres et languissants, joyeux et capricants. Et les sons +des instruments à cordes, auxquels se mêlaient les sons plus aigus des +flûtes et ceux plus nasillards des hautbois, lui arrivaient voilés, +mystérieux, comme très lointains, évocateurs de rêves mélancoliques ou +joyeux. + +Cette mise en scène savante, cette musique lointaine, ces fleurs, ces +parfums aphrodisiaques, la splendeur de cette table, le fumet des plats, +l'arôme capiteux des vins tombant en pluie de rubis et de topazes +dans des coupes de pur cristal, au long pied de métal précieux, +chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie, il y avait là plus qu'il n'en fallait pour +affoler l'esprit le plus ferme et le plus lucide. Malgré sa force de +caractère peu commune, Pardaillan était pâle de l'effort surhumain qu'il +faisait pour se maîtriser. + +Avait-il donc réellement peur du poison dont il était menacé? + +Non, Pardaillan n'avait pas peur du poison. Menacé à mots couverts des +supplices les plus horribles, il est facile de comprendre qu'entre une +torture savamment dosée pour la faire durer des heures et des jours, +peut-être, et un poison foudroyant, le choix était tout fait. N'importe +qui, à sa place, n'eût pas hésité et eût pris le poison. + +Ce n'était pas la mort elle-même, non plus, qui l'effrayait. En +descendant au fond de sa conscience, on eût peut-être trouvé que la +mort eût été accueillie par lui comme une délivrance. Depuis que mortes +étaient ses seules affections, mortes aussi ses haines, Pardaillan ne +pouvait plus guère tenir à la vie. + +Alors? + +Alors, il y avait ceci: avec ses idées spéciales, Pardaillan se disait +qu'ayant accepté du roi Henri une mission de confiance il n'avait pas le +droit de mourir, lui, Pardaillan, avant que cette mission fût accomplie. + +On voit qu'il était rigoureusement logique. Seulement, pour mettre en +pratique une logique de ce genre, il fallait être doué d'une énergie peu +commune, d'une dose de volonté, d'un courage et d'un sang-froid qu'il +était peut-être seul capable d'avoir. + +Tout ceci avait été longuement et mûrement pesé, calculé et finalement +résolu, dans la solitude de sa cellule. On a pu voir par les tentatives +désespérées de ses gardiens, Bautista et Zacarias, qu'il suivait avec +une inébranlable rigueur la ligne de conduite qu'il s'était tracée. + +Une chose qu'il avait aussi décidée, et que nous devons faire connaître, +c'est qu'il courrait le risque de l'empoisonnement en prenant la +nourriture qu'on lui présenterait, le quatrième jour à partir de la +réception du billet du Chico. + +Pourquoi ce quatrième jour? Comptait-il donc sur le nain? Pas plus sur +le nain que sur autre chose, autant sur lui que sur n'importe qui. + +Le Chico, à ses yeux, était une carte dans ses mains. Pour le moment, +cette carte n'était pas à dédaigner plus qu'une autre. Elle pouvait +être bonne, elle pouvait être mauvaise, il ne savait pas encore. Cela +dépendrait du jeu qu'abattrait son adversaire. + +Il s'était fixé ce terme de quatre jours, simplement parce qu'il se +disait que les forces humaines ont une limite, et que, s'il voulait être +en état de profiter des événements favorables qui pouvaient toujours +se produire, il lui fallait, de toute nécessité, réparer ses forces +affaiblies par un long jeûne.. + +Évidemment, la menace du poison restait toujours suspendue sur sa tête. +Mais quoi? Il fallait cependant bien en finir d'une manière ou d'une +autre. C'était un risque à courir, il le savait bien: il le courrait, +voilà tout. + +Au surplus, rien ne prouvait que, devant son obstination, d'Espinosa ne +renoncerait pas au poison pour chercher autre chose. + +Lorsqu'ils eurent enfin amené leur prisonnier à s'asseoir devant son +couvert, Bautista et Zacarias se dirent que le plus fort était fait +et que cet homme extraordinaire ne saurait, cette fois, résister aux +tentations accumulées sur cette table. + +Avec des précautions minutieuses, ils saisirent chacun un flacon et +versèrent, l'un d'un certain vin de Beaune que les années de bouteille +avaient pâli à tel point que, du rouge initial, il était passé au rose +effacé; l'autre, d'un certain xérès qui, dans le cristal limpide, +ressemblait à de l'or en fusion. Et, en faisant cette opération avec +toute la dévotion désirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens +altérés. Quand les deux verres furent pleins, ils les saisirent +doucement par le pied, les soulevèrent béatement, dévotieusement, comme +ils eussent soulevé l'hostie consacrée, et tendirent chacun le sien. + +--C'est du velours, dit onctueusement Bautista, en clignant des yeux. + +--Du satin, ajouta Zacarias d'un air non moins pénétré. + +--Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan, croyez-moi, le +mieux est de cesser cette lamentable comédie. + +--Comédie! protesta Bautista; mais, mon frère, ce n'est point une +comédie. + +--C'est l'ordre, comme dit si bien frère Zacarias. Oui?... En ce cas, +allez-y, harcelez-moi... Mais je vous ai prévenus: je ne toucherai à +rien de ce que vous m'offrirez. + +--Qu'à cela ne tienne! s'écria vivement Bautista qui, tout borné qu'il +fût, ne manquait pas d'à-propos. Choisissez vous-même. + +En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur la table, et, +d'un geste large, il désignait les flacons rangés en bon ordre. + +Les deux moines faillirent se trouver mal. + +De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit +vainqueur, mais anéanti, brisé, et, dès qu'il eut réintégré sa cellule, +il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journée de fatigues +physiques les plus dures l'eut moins fatigué que l'effort moral énorme +qu'il venait de faire. + +Il ne faut pas oublier qu'il y avait trois longs jours qu'il n'avait +pris de nourriture, et il se trouvait dans un état de faiblesse +compréhensible, mais qui ne laissait pas que de l'inquiéter. + +La fièvre le minait, et la soif, l'horrible soif qui contractait sa +gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées, le faisait cruellement +souffrir. + +Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient exaspérants, +et, ce qui était plus grave, des éblouissements fréquents, qui le +laissaient dans un état de prostration qui ressemblait singulièrement à +l'évanouissement. Enfoncé dans son fauteuil, il grondait en songeant aux +deux moines: + +«Les scélérats, m'ont-ils assez assassiné!... Vit-on jamais acharnement +pareil?... Ils ne m'ont pas fait grâce du plus petit plat. Comment ai-je +pu résister à la faim qui me tenaille? car j'ai faim, mordieu! j'enrage +de faim et de soif... Ah! par ma foi! j'ai fait ce que j'ai pu! + +Arrive qu'arrive, demain je mangerai. + +Le lendemain, l'heure du petit déjeuner arriva, et les moines ne +parurent pas. + +«Diable! songea Pardaillan déçu, aurais-je trop attendu? M. d'Espinosa +aurait-il changé d'idée et, renonçant au poison, voudrait-il me prendre +par la faim? + +Il attendit sans trop de regret, ce petit déjeuner étant un repas +frugal, très léger, qui n'eût pu le satisfaire après le long jeûne qu'il +venait d'endurer. + +L'heure du grand déjeuner arriva à son tour. Et les moines ne parurent +toujours pas. + +Cette fois, Pardaillan commença de s'inquiéter pour de bon. + +«Il n'est pas possible que ce soit un oubli, songeait-il en arpentant +nerveusement sa chambre. Il doit y avoir quelque chose... Mais quoi?... +D'Espinosa aurait-il deviné qu'aujourd'hui j'étais résolu à affronter +son poison?... Le Chico aurait-il fait quelque tentative imprudente?... +Se serait-il laissé prendre?... Si je m'informais?...» + +Il se dirigea vers la porte. Mais, au moment de frapper au judas, il +s'arrêta, indécis. + +«Non, fit-il en s'éloignant lentement, je ne veux pas leur laisser voir +que j'attends ma pitance avec impatience... quoique, à tout prendre... +Patientons encore.» + +L'heure de la collation passa. Puis, l'heure du dîner vint à son tour. +Les moines demeurèrent invisibles. Enfin, l'heure du souper vint et +passa sans amener les moines. + +«Morbleu! fit rageusement Pardaillan, je veux savoir à quoi m'en tenir!» + +Résolument, il se dirigea vers le judas et frappa. On ouvrit aussitôt. + +--Vous avez besoin de quelque chose? fit une voix doucereuse qui n'était +pas celle de ses gardiens ordinaires. + +--Je veux manger, fit brutalement Pardaillan. A moins que vous n'ayez +résolu de me laisser crever de faim, auquel cas je vous prierai de me le +faire savoir. + +--Vous voulez manger! fit la voix sur un ton de surprise manifeste. Et +qui vous en empêche? N'avez-vous pas tout ce qu'il vous faut dans votre +chambre? + +--Je n'ai rien, mort de tous les diables! Et c'est pourquoi je vous +demande de me dire si vous avez résolu de me laisser périr de faim! + +--Vous laisser mourir de faim, bonté divine! Y pensez-vous? Les frères +Zacarias et Bautista ont dû garnir votre table, je présume. + +--Je n'ai rien, vous dis-je, gronda Pardaillan, qui se demandait si on +ne se moquait pas de lui, pas le plus petit morceau de pain, pas une +goutte d'eau. + +--Ah! mon Dieu!... les deux étourdis vous ont oublié! + +La voix paraissait sincèrement navrée. Quant à étudier la physionomie +pour se rendre compte si on ne jouait pas la comédie, il ne fallait +guère y songer. A travers les étroites lamelles de cuivre et dans la +demi-obscurité d'un couloir éclairé par quelques veilleuses, l'oeil +perçant de Pardaillan lui-même ne percevait guère que des contours +indécis. + +--Enfin, s'écria-t-il, comment se fait-il que je ne les aie pas vus +aujourd'hui? + +--Ils ont demandé et obtenu la permission de sortir du couvent. Oh! pour +la journée seulement! Mais on pensait qu'ils auraient eu la précaution +de vous fournir les provisions nécessaires à la journée avant de +s'absenter. Ah! si monseigneur apprend de quelle négligence ils se sont +rendus coupables... je ne voudrais pas être à leur place... Mais vous, +monsieur, pourquoi avoir attendu si longtemps? Pourquoi n'avoir pas +prévenu des le déjeuner? On vous aurait servi à l'instant... Tandis que, +à présent... + +--A présent? fit Pardaillan. + +--A présent, tout dort au couvent, le père pitancier comme les autres. +Impossible de vous donner la moindre des choses. Quel malheur! + +--Bah! fit Pardaillan, qui commençait à se rassurer, un jour +d'abstinence de plus ou de moins, je n'en mourrai pas. Si j'avais +seulement un peu d'eau pour humecter mes lèvres. Enfin, n'en parlons +plus. J'attendrai jusqu'à demain... si toutefois il est bien vrai qu'on +n'ait pas décidé de me laisser mourir de faim. + +Le lendemain, à l'heure du petit déjeuner, toujours pas de moines. Et +Pardaillan se demanda si, après l'avoir assommé de prévenances, après +l'avoir accablé d'une profusion de mets délicats, alors qu'il était +résolu à ne rien prendre, on n'allait pas, maintenant, lui laisser +indéfiniment tirer la langue. Enfin, à l'heure du grand déjeuner, les +deux gardiens parurent, et, avec des mines lugubres, annoncèrent que +«les viandes de monsieur le chevalier étaient servies». + +Pardaillan commençait à si bien désespérer qu'il leur fit répéter +l'annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas l'attendait, +et qu'avec ce repas son sort serait définitivement réglé, il retrouva +son calme et son assurance. Souriant de la mine piteuse des deux moines +qui, pensait-il, avaient dû être vertement tancés, il bougonna: + +--Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la journée, vous +n'ayez pas eu la précaution de me munir des aliments nécessaires? + +--Mais... puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons, s'écria +naïvement Bautista. + +--Est-ce une raison?... Hier, précisément, j'étais disposé à manger. + +--Est-ce possible!... + +--Puisque je vous le dis. + +--Et aujourd'hui? haleta Zacarias. + +--Aujourd'hui, comme hier, j'enrage de faim et de soif!... + +--Seigneur Dieu! s'écria Bautista, ravi, quel plaisir vous nous +faites!... Venez vite, monsieur. + +Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier, qui se laissait faire avec +complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi somptueusement +garnie que l'avant-veille, le moine Zacarias s'écria, en désignant d'un +clignement d'oeil significatif l'énorme profusion de plats chargés de +victuailles: + +--Je vous défie bien de la mettre à sec! + +--Il est de fait, confessa Pardaillan, qu'il y a là de quoi satisfaire +plusieurs appétits robustes. + +Et il s'assit résolument devant l'unique couvert. Et, comme +l'avant-veille, l'orchestre invisible se fit entendre, mystérieux et +lointain, tandis que les moines s'empressaient à le servir, pleins +de prévenances et d'attentions, les yeux luisants, la face épanouie, +heureux de penser qu'enfin, ils allaient réaliser leur rêve de +gourmands. + +Pardaillan, très froid, attaqua, les hors-d'oeuvre. Et, à le voir si +calme, si admirablement maître de lui, on n'eût, certes, pu soupçonner +le drame effroyable qui se passait dans son esprit. + +En effet, à chaque bouchée qu'il avalait, quoi qu'il en eût, cette +question revenait sans cesse à son esprit: + +--Est-ce celle-ci qui va me foudroyer? + +Et, chaque fois qu'il passait à un autre plat, il se disait: + +«Ce n'était pas celui qu'on enlève... ce sera peut-être pour celui-ci.» + +Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection chaque +bouchée, chaque gorgée, analysant, pour ainsi dire, l'aliment ou le +liquide qu'il avait dans la bouche avant de l'avaler. Puis, cette +lenteur l'avait impatienté, son naturel insouciant avait repris le +dessus, et il s'était mis à boire et à manger comme s'il avait été sûr +de n'avoir rien à redouter. Bref, il mangea comme quatre et but +comme six, non par gourmandise, comme il eût pu faire en toute autre +circonstance, mais parce qu'il estimait que c'était nécessaire. + +Quant aux moines, ce qu'ils demandaient, c'était qu'il goûtât à l'un +quelconque de ces plats, à seule fin que le reste pût leur revenir, +comme on le leur avait promis. + +Ce repas, qui ne fut peut-être pas apprécié comme il le méritait, bien +que Pardaillan fût un fin gourmet, s'acheva enfin, et il regagna sa +chambre où il se jeta dans son fauteuil. + +«Ouf! fit-il, me voilà rassasié... et vivant encore. Voyons, le billet +disait: un poison foudroyant... Oui, mais on peut avoir changé d'idée... +on peut avoir mis un poison lent... Attendons. Nous verrons bien.» + +Durant quelques heures, il resta sans bouger dans son fauteuil. Il +paraissait assoupi, mais il ne dormait pas. Suivant son expression, il +attendait et, en même temps, il réfléchissait. Au bout de ce temps, il +se leva et se mit à se promener lentement, un sourire au lèvres. + +«Je commence à croire que, décidément, il n'y avait pas le moindre +poison dans les aliments que j'ai absorbés. D'Espinosa aurait-il changé +d'idée, comme je le prévoyais... ou tout ceci ne serait-il qu'une +comédie admirablement machinée, et dont j'ai été sottement dupe?... +Peut-être! Attendons encore. Voici que l'heure de la collation est +passée et je n'ai pas encore aperçu mes dignes gardiens.» + +En effet, les moines ne reparurent pas, ni à l'heure du dîner, ni à +l'heure du souper non plus. Pardaillan avait trop copieusement déjeuné, +à une heure trop tardive, pour avoir faim. Mais il suivait une idée +qu'il avait résolu d'élucider. Il se dirigea donc vers le judas et +appela comme il avait fait la veille. Cette fois, ce fut le frère +Zacarias qui lui répondit. + +--Eh! mon digne révérend, fit-il de son air figue et raisin, l'heure du +dîner est passée, celle du souper aussi... on ne me sert donc plus de +ces mirifiques festins?... + +--Finis, les mirifiques festins, mon frère, fit le moine d'une voix +pâteuse et infiniment triste. Finis... hélas! + +--Ah! ah! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla. Mais, dites-moi, pourquoi +cet «hélas!»... Vous vous intéressez donc à moi?... + +Avec une franchise qui eût été du cynisme si elle n'eût été de +l'inconscience, le moine répondit: + +--Non, mon frère. Seulement, il paraît que vous avez commis je ne sais +quelle faute, en punition de laquelle nos supérieurs ont décidé de vous +priver de nourriture pendant quelque temps. Et, comme frère Bautista et +moi avions droit aux restes de ces mirifiques repas, que nous regrettons +plus que vous, croyez-le, il se trouve que la punition dont vous êtes +frappé nous atteint autant, si ce n'est plus, que vous. + +--Je comprends, fit Pardaillan avec un air de compassion. En sorte que +vous vous êtes régalé des reliefs de mon succulent déjeuner? + +--Sans doute!... Et il était même si succulent que notre regret de voir +supprimer ces merveilles n'en est que plus cuisant... Tant de si bonnes +choses perdues, pour nous, et dont se régalaient nos vénérables frères. + +--Pourquoi vos frères et pas vous? Ceci ne me paraît pas juste! + +--Mgr d'Espinosa tenait essentiellement à ce que vous fussiez traité +magnifiquement et que vous fissiez honneur aux repas confectionnés à +votre intention. Pour nous punir de vos refus obstinés, dont nous étions +tenus pour responsables, on nous privait de ces merveilles culinaires, +qui nous fussent revenues de droit, si vous aviez consenti à en goûter +tant soit peu. + +--Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Si vous m'aviez averti, je me +fusse laissé faire, pour vous être agréable. + +--Hélas! on l'avait prévu. Aussi nous avait-on formellement interdit de +vous prévenir. + +--Ah! vous m'en direz tant! fit Pardaillan qui, ayant tiré du moine ce +qu'il en voulait, le quitta sans façon. + +Quand il vit que le judas s'était refermé, il éclata d'un rire +silencieux et murmura: + +«Bien joué, ma foi! Je me suis laissé berner comme un sot!... La leçon +ne sera pas perdue.» + + + +XVI + +LE PLANCHER MOUVANT + +Le lendemain, il se leva à son heure habituelle. Il avait adopté une +embrasure de sa fenêtre. Il y poussait le fauteuil, et, là, abrité par +le renfoncement de la fenêtre, caché par le large et haut dossier du +fauteuil, il était à peu près certain d'échapper à la surveillance +occulte qu'il sentait peser sur lui. + +Ce fut là qu'il se réfugia et qu'il resta de longues heures, immobile, +paraissant sommeiller et réfléchissant profondément. Et, sans doute +croyait-il avoir percé le but mystérieux poursuivi par le grand +inquisiteur, car, parfois, une lueur malicieuse brillait au fond de ses +prunelles, un sourire narquois errait sur ses lèvres. Il savait qu'il +était condamné à jeûner durant quelque temps, puisque le frère Zacarias +l'avait prévenu la veille; donc, il pensait que ses gardiens ne +pénétreraient pas dans sa chambre. Il ne se trompait pas. La matinée se +passa sans qu'on lui apportât la moindre nourriture. Vers une heure de +l'après-midi, il se leva languissant, et s'en fut au coffre à habits, +d'où il tira un petit paquet qu'il cacha dans son pourpoint, s'enveloppa +soigneusement dans les plis de son manteau qu'il ne quittait pas depuis +quelque temps, et, péniblement, car il se sentait très faible, il +regagna son fauteuil où il disparut. + +Que fit-il là? Nous ne saurions dire au juste. Mais il remuait les +mâchoires comme quelqu'un qui mastique un aliment. Peut-être avait-il +imaginé ce moyen de tromper la faim. + +Pendant trois longs jours, on le laissa ainsi, seul, sans lui apporter +un morceau de pain, un verre d'eau. Il était devenu d'une faiblesse +extrême, il paraissait avoir une grande peine à se tenir debout, et +il lui fallait de longs et pénibles efforts pour arriver à traîner le +fauteuil dans son coin favori. + +Car, chose bizarre, il s'obstinait à se réfugier là. Il y avait +exactement treize jours qu'il était enfermé dans ce couvent-prison, +et il n'était plus reconnaissable. Hâve, les traits tirés, une barbe +naissante envahissant ses joues et son menton, les yeux brillants d'un +éclat fiévreux, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il passait la +plus grande partie de son temps dans le fauteuil où il restait prostré +de longues heures. + +Le quatrième jour, au matin, ses gardiens lui apportèrent une boule de +pain noir et un alcarazas rempli d'eau en lui recommandant de ménager +ces maigres provisions, attendu qu'on ne lui en donnerait d'autres que +dans deux jours. + +C'est à peine s'il parut entendre ce qu'on lui disait. Il faut croire, +cependant, qu'il avait entendu et compris, car, deux heures plus tard, +le pain était diminué de moitié et l'alcarazas s'était vidé dans les +mêmes proportions. Il faut croire aussi qu'il était surveillé de près, +car, peu de temps après, les moines reparurent et le prièrent de les +suivre. + +Le maigre repas qu'il venait de faire lui avait rendu un peu de forces, +car il se leva sans trop de difficultés. Mais, ce qui étonna les deux +gardiens, c'est qu'il ne paraissait pas très bien comprendre ce qu'ils +disaient. + +Voyant cela, Bautista le prit par un bras, Zacarias par l'autre, et ils +l'entraînèrent doucement. On lui fit traverser quelques couloirs et +descendre deux étages. Une porte s'ouvrit, les moines le poussèrent, et +il obéit docilement au geste et pénétra dans le nouveau local qui lui +était assigné. Les moines posèrent par terre ce qui restait de pain et +d'eau, qu'ils avaient eu la précaution d'emporter, et se retirèrent +silencieusement. Bautista s'en fut tout droit chez le supérieur du +couvent. + +--Eh bien? fit laconiquement ce personnage. + +--C'est fait, répondit non moins laconiquement le frère Bautista. + +--Il n'a pas fait de difficultés? + +--Aucune, révérendissime père. D'ailleurs, je ne sais si c'est l'effet +du jeûne prolongé, mais il ne paraît pas avoir toute sa conscience. Ah! +ce n'est plus le fringant cavalier qu'il était lorsqu'il est entré ici! + +--Est-il réellement si bas? Faites attention, mon frère, que ceci est +d'une importance capitale. + +--Révérendissime père, je crois sincèrement que, si on le soumet encore +quelques jours à un régime aussi dur, il perdra la raison... à moins +qu'il ne tombe d'inanition. + +--Nous enverrons le père médecin vérifier sans qu'il puisse s'en douter. +Vous êtes bien sûr qu'il avait avalé le contenu de la bouteille de +Saumur que nous vous avions recommandé de placer bien en évidence le +jour de son entrée au couvent? + +--Absolument... Il ne restait pas une goutte de vin au fond de la +bouteille. Frère Zacarias et moi nous nous en sommes assurés. + +Le prieur eut un sourire sinistre: + +--S'il en est ainsi, il doit être, en effet, à point. N'importe, pour +plus de sûreté, j'enverrai le médecin. Allez, mon frère! + +La cellule dans laquelle on venait de conduire Pardaillan pouvait avoir +environ dix pieds de long et autant en largeur. Elle était parfaitement +obscure. Il n'y avait aucun meuble, pas un siège, pas même une botte de +paille, et le chevalier, qui, décidément, n'avait plus de forces, dut +s'accroupir sur le plancher, le dos appuyé à une des cloisons de son +cachot. + +Combien de temps resta-t-il ainsi accroupi? Des heures ou des minutes? +Il n'aurait su dire, car il paraissait avoir perdu conscience de l'état +misérable dans lequel il se trouvait. + +Il est probable que le temps qu'il passa ainsi fut assez long, car il +eut faim, et, en un geste machinal, il finit la miche de pain et vida +presque entièrement la provision d'eau. + +A ses tortures vint s'en ajouter une autre; la chaleur. Cette chaleur +allait sans cesse en augmentant et paraissait provenir du plafond de son +cachot. Sous l'effet de cette chaleur anormale, l'air se faisait de plus +en plus rare, et sa respiration devenait plus pénible. + +Il était ruisselant de sueur et il haletait. Par là-dessus, un silence +de tombe, une obscurité compacte à tel point que, si la cruche, à +laquelle il se désaltérait de temps en temps, n'avait pas été sous sa +main, il n'aurait pu la retrouver. + +Et voici que le milieu de ce brasier insupportable que paraissait être +le plafond s'ouvrit soudain, un flot de lumière inonda le cachot et vint +l'aveugler de son éclat insoutenable. + +C'est a croire qu'on venait d'allumer brusquement, au-dessus de sa tête, +un soleil dont les éclats fulgurants lui brûlaient les yeux. Et, en même +temps, par un phénomène inexplicable, la chaleur diminuait, une douce +fraîcheur lui succédait. Mais cette fraîcheur ne fit que s'accentuer et +se changea rapidement en un froid glacial. Si bien que, après avoir été +en nage, il grelottait dans son coin. + +Avec le froid intense succédant à la chaleur torride, un autre phénomène +se produisit: des émanations délétères envahirent son cachot, une +puanteur insupportable vint le suffoquer. Et, toujours, cet infernal +soleil qui lardait ses prunelles de milliers de coups d'épingle +atrocement douloureux chaque fois qu'il se risquait à ouvrir les +paupières. + +Pardaillan, asphyxié, à demi terrassé peut-être par la congestion, avait +roulé sur le sol. Le délire s'était emparé de lui, un râle étouffé +coulait sans interruption de ses lèvres glacées, et, parfois, un +gémissement plaintif alternait avec le râle. Et les heures s'écoulèrent, +douloureuses, mortelles, sans qu'il en eût conscience. + +Brusquement, l'éclat du soleil s'atténua. Le cachot fut encore vivement +éclairé, mais cette lumière, du moins, était très supportable. En même +temps, un déplacement d'air violent, tel que le produit un puissant +ventilateur, balaya les mauvaises odeurs qui infectaient le cachot, +et l'air redevint respirable. Puis, aussitôt, des bouffées de chaleur +attiédirent l'atmosphère, pendant que des bouffées de parfums très doux +achevaient de chasser ce qui pouvait rester de miasmes épars dans l'air. + +Rapidement, ce cachot, où il avait failli être terrassé tour à tour par +la chaleur et le froid, par l'asphyxie et la congestion, ce cachot, +où il avait failli être aveuglé par les éclats puissants d'un soleil +factice, redevint habitable. Il éprouva aussitôt les bienfaisants +effets de cet heureux changement. Le délire fit place à une sorte +d'engourdissement qui n'avait rien de douloureux, les râles +cessèrent, la respiration redevint normale. Peu à peu, cette sorte +d'engourdissement disparut. Il retrouva non pas cette admirable +intelligence qui le faisait supérieur à ceux qui l'entouraient, mais un +vague embryon de conscience. + +C'était peu. C'était cependant une amélioration notable, comparée à +l'état où il se trouvait avant. + +Nous avons dit qu'il avait roulé par terre. C'est sur son manteau que +nous aurions dû dire. + +En effet, malgré la chaleur--on était au gros de l'été--par suite d'on +ne sait quelle inexplicable fantaisie, tout à coup, il s'était enveloppé +dans son manteau et n'avait plus voulu s'en séparer. Cette fantaisie +remontait au jour de ce fameux et unique repas qu'il avait fait dans +cette merveilleuse salle à manger, aménagée à son intention. + +Pendant ce repas, il avait gardé son manteau, et, depuis, il ne l'avait +plus quitté, ni jour ni nuit. + +Les dignes frères Bautista et Zacarias avaient fort bien remarqué cette +bizarrerie, sans y attacher d'importance, d'ailleurs. + +Donc, Pardaillan avait roulé à terre dans son manteau. Il se redressa +lentement. Sa manie étant passée, sans doute, il enleva ce manteau, le +plia proprement, et, comme il n'y avait pas de siège, il s'assit dessus +et s'appuya au mur. Il jeta autour de lui un regard qui n'était plus ce +regard si vif d'autrefois, mais où ne luisait plus cette lueur de folie +qu'on y voyait l'instant d'avant. Il vit près de lui un pain entier et +une cruche pleine d'eau. + +Ceci fait supposer que le supplice avait duré un jour, deux jours +peut-être, puisqu'on avait renouvelé ses provisions sans qu'il s'en fût +aperçu. Il prit le pain sec et dur et le dévora presque en entier. De +même, il vida aux trois quarts la cruche. + +Ce maigre repas lui rendit un peu de forces. Les forces amenèrent une +nouvelle amélioration dans son état mental. Il eut plus nettement +conscience de sa situation. Il s'accota au mur le plus commodément qu'il +put et se remit à regarder attentivement autour de lui, avec ce regard +étonné d'un homme qui ne reconnaît pas les lieux où il se trouve. + +A ce moment, à son côté gauche, il perçut un bruit sec, semblable à un +ressort qui se détend. Il y regarda. Une lame large comme une main, +longue de près de deux pieds, tranchante comme un rasoir, pointue comme +une aiguille, ressemblant assez exactement à une faux, venait de surgir +de la muraille, là, à son côté, à la hauteur du sein. Le tranchant, +placé horizontalement et tourné de son côté, l'avait frôlé en passant; +quelques lignes de plus à droite, et c'en était fait de lui: la lame le +perçait de part en part. + +Le Pardaillan au coeur de diamant qu'il était, il y avait quelques jours +à peine, eût considéré cette dangereuse apparition avec étonnement, +peut-être--et encore, n'est-ce pas bien sûr--en tout cas, sans +manifester le moindre émoi. Hélas! ce Pardaillan n'était plus. Les +intolérables tortures qu'il endurait depuis bientôt deux semaines, +quelque drogue infernale qu'on avait réussi à lui faire absorber, +avaient fait de lui une loque humaine. Il n'était peut-être pas tout à +fait fou, il était bien près de le devenir. + +De l'homme fort, sain, vigoureux qu'il était, la faim, la soif, les +abominables supplices qu'on lui infligeait avaient fait de lui un être +faible, sans énergie, sans volonté. Et ceci n'était rien. Ce qui était +le plus affreux, c'est que la drogue, l'horrible drogue, non contente +de dévorer cette intelligence si lumineuse qui était la sienne, de +l'aventurier hardi, entreprenant, intrépide et vaillant, avait fait +un être pusillanime qu'un rien effarouchait et qui ressemblait à un +poltron. Pardaillan le brave; finissant dans la peau d'un lâche!... Quel +triomphe pour Fausta! + +En voyant cette faux qui l'avait frôlé de si près que c'était un miracle +qu'elle ne l'eût pas transpercé, le nouveau Pardaillan fut secoué d'un +tremblement nerveux; il tremble, sans songer à s'écarter. Au même +instant, du côté opposé, il perçut le même bruit, précurseur d'une +apparition nouvelle, et il se replia, se tassa, avec une expression de +terreur indicible, et un hurlement, long, lugubre, pareil à celui d'un +chien hurlant à la mort, jaillit de ses lèvres crispées. Une nouvelle +lame venait de jaillir à son côté droit; et, comme la première, il s'en +fallait d'un fil qu'elle ne l'eût atteint. + +Un inappréciable instant, il resta ainsi, entre ces deux tranchants qui +débordaient des deux côtés de sa poitrine, pareils aux deux branches +énormes de quelque fantastique et menaçante cisaille prête à se refermer +et à le broyer. Et, aussitôt, juste au-dessus de sa tête. Une troisième +faux parut, dont le tranchant placé dans le sens vertical paraissait +vouloir le couper en deux, de haut en bas. + +Par quel miracle cette troisième faux l'avait-elle manqué de quelques +lignes? L'ancien Pardaillan n'eût pas manqué de se poser cette question +dès la première apparition. + +Le nouveau Pardaillan se contenta de hurler plus fort, et, en même +temps, plus plaintivement. Seulement, cette fois, guidé sans doute par +l'instinct de la conservation, il s'écarta précipitamment de l'infernale +muraille. Et les deux faux horizontales l'enserraient si étroitement +que, dans le mouvement qu'il fit, il taillada son pourpoint. Il eut +pourtant cette suprême chance de ne pas déchirer ses chairs en même +temps. + +Sorti de la dangereuse position où il se trouvait, il se hâta de se +mettre hors d'atteinte et, accroupi au milieu du cachot, en continuant +d'émettre des gémissements, comme fasciné, il regardait les trois faux +d'un air stupide. + +Alors, les deux faux horizontales, placées exactement sur la même ligne, +se mirent automatiquement en branle, se refermant à fond l'une sur +l'autre, comme les deux branches d'une paire de ciseaux. Puis elles +s'ouvrirent, et ce fut alors la faux verticale qui s'abaissa pour se +relever dès que les autres se rapprochaient pour se croiser. + +Ce mouvement rapide des trois faux ressemblait au jeu régulier de trois +monstrueux hachoirs, alternant, avec une précision mécanique, à coups +carrément rythmés, malgré leur rapidité. Et chaque fois qu'une des faux +se fermait à fond ou s'ouvrait toute grande, cela produisait, sur +la cloison, un bruit sec qui éclatait comme le bruit d'une baguette +frappant un tambour. En sorte que, avec la rapidité acquise, ces bruits, +d'abord espacés, se changèrent en un roulement continu qui remplit le +cachot d'un bourdonnement sonore. + +Lorsque le mouvement de ces trois faux fut régulièrement établi, à +côté, une deuxième série de trois faux fit son apparition, et, comme +la première, elle se mit en mouvement automatiquement. Et le roulement +devint plus fort. Enfin une troisième, une quatrième et une cinquième +série apparurent et se mirent en branle. + +Alors, d'une extrémité à l'autre de la cloison diabolique, Pardaillan ne +vit plus que l'éclat fulgurant de l'acier tombant et se relevant avec +une rapidité prodigieuse. Il était interdit de s'approcher de cette +cloison, sous peine d'être happé par les faux et haché menu comme chair +à pâté. Et le roulement devint assourdissant. + +Pardaillan, hors de l'atteinte des faux, ne pouvait détacher ses yeux +exorbités de ce spectacle fantastique. Et la même plainte lugubre fusait +de ses lèvres, sans répit. + +Tout à coup, il tressaillit. Il venait de sentir le plancher s'écrouler +sous lui. Tout d'abord, il crut s'être trompé. + +La peur--car il avait une peur affreuse, peur de mourir haché par ces +horrifiantes lames, il avait peur, lui! Pardaillan!--la peur, donc, +lui donnait une lueur de lucidité qui lui permettait d'observer et de +raisonner. + +Mais, comme il contemplait toujours les faux en mouvement, il vit +bientôt qu'il ne s'était pas malheureusement trompé. En effet, il n'y +avait pas à en douter, le plancher s'inclinait dans la direction de la +machine à hacher. + +C'était le nom que, d'instinct, il avait spontanément donné, dans son +esprit, à cette effroyable invention. Il s'inclinait si bien, même, +que sous chacun de ces groupes, qui était comme une pièce dont le tout +constituait la machine, une quatrième faux venait d'apparaître. + +La disposition de ces quatre faux formait un losange parfait. Ainsi, +le long de la cloison, il y avait maintenant cinq losanges. Seulement, +tandis que les trois faux primitives continuaient leur perpétuel +mouvement de hachoir, la quatrième restait immobile, paraissant attendre +et guetter, sournoise et menaçante. Et le mouvement d'inclinaison du +plancher se poursuivait lentement, avec une régularité terrifiante. + +Alors, Pardaillan remarqua ce qu'il n'avait pas encore remarqué +jusque-là: que le plancher de son cachot paraissait être une énorme +plaque d'acier, lisse, glissante, sans une soudure visible, sans +la moindre protubérance à quoi il eût pu s'accrocher. Il se sentit +doucement, mais irrésistiblement, glisser sur ce plancher, et il comprit +qu'il allait rouler infailliblement jusqu'à l'un de ces cinq hachoirs +qui le mettrait en pièces. + +Alors aussi, la peur de mourir qui le talonnait, la terreur sans nom qui +lui rongeait le cerveau achevèrent l'oeuvre dissolvante, poursuivie avec +une ténacité féroce durant quinze jours de tortures variées, longuement +et froidement préméditées, accumulées avec un art diabolique et +destinées à faire sombrer cette raison si solide, si lumineuse. + +Le but visé par Fausta et d'Espinosa était atteint: Pardaillan n'était +plus. + +C'était un pauvre fou qui, maintenant, hagard, échevelé, écumant, +hurlait son désespoir et sa terreur. Et ce fou, d'une voix qui +s'efforçait de couvrir le tonitruant roulement de la machine à hacher, +criait de toutes ses forces, déjà épuisées: + +--Arrêtez!... Arrêtez!... Je ne veux pas mourir!... Je ne veux pas!... + +Mais on ne l'entendait pas sans doute. Ou peut-être l'implacable volonté +de l'inquisiteur avait-elle décidé de pousser l'expérience jusqu'au +bout. + +Car le plancher continuait de s'abaisser avec une régularité +désespérante. Maintenant ce n'était plus cinq losanges, mais dix qui +fonctionnaient simultanément, avec la même rapidité, avec le même +roulement formidable qui remplissait le cachot de son bruit de tonnerre. + +L'instinct de la conservation, si puissant, à défaut du raisonnement, à +jamais aboli, peut-être, fit que Pardaillan découvrit l'unique +chance qui lui restait de sauver cette vie à laquelle il tenait tant +maintenant. Voici quelle était cette chance: + +Ce plancher mobile était maintenu d'un côté par des charnières +puissantes. Ces charnières n'étaient pas placées contre le mur qui +soutenait le plancher. Elles étaient sous le plancher même. C'est-à-dire +que, du côté opposé à la pente, on avait posé une forte traverse de +métal. + +C'est sur cette traverse qu'étaient vissées les charnières. Si cette +traverse avait eu quelques centimètres de plus dans sa largeur, +Pardaillan eût pu à la rigueur se poser là-dessus et attendre aussi +longtemps que ses forces le lui eussent permis. Malheureusement, la +traverse était trop étroite. Mais, s'il n'était pas possible de se poser +là-dessus, on pouvait du moins s'y accrocher et s'y maintenir en se +couchant à plat ventre, suspendu par le bout des doigts. Le fou--nous ne +voyons pas d'autre nom à lui donner--avait vu cela. + +C'était, tout bonnement, une manière de prolonger son supplice de +quelques secondes. Il était évident qu'il ne pourrait se maintenir +longtemps dans cette position et même, en admettant que le mouvement de +descente s'arrêtât, la pente était déjà assez raide pour rendre la chute +inévitable. + +Le fou ne raisonna pas tant. Il vit là une chance de prolonger son +agonie, et, désespérément, il s'accrocha à ce rebord sauveur. Il y gagna +du moins qu'il ne vit plus les épouvantables hachoirs qui avaient le don +de l'affoler. + +Le plancher continuait sa descente. Maintenant, la cloison était +tapissée du haut en bas et dans toute sa largeur de faux qui +continuaient immuablement leur mouvement de hachoir et semblaient +appeler la proie convoitée. + +Pardaillan, suspendu dans le vide, sentait ses forces l'abandonner de +plus en plus; ses doigts, gonflés par l'effort, s'engourdissaient; la +tête lui tournait et, malgré son état, il comprenait que, bientôt, dans +un instant, il lâcherait prise, et ce serait fini: il roulerait là-bas +se faire hacher par la hideuse machine. + +Il râlait, et, cependant, son désir de vivre était si prodigieusement +tenace qu'il trouvait encore, et malgré tout, la force de crier presque +sans discontinuer: + +«Arrêtez! Arrêtez!...» + +Bientôt, il fut à bout de force. Sa main gauche glissa, lâcha prise. +Il se maintint un instant de sa seule main droite. Les doigts de cette +main, à leur tour, le trahirent un à un. Deux doigts seuls restèrent +désespérément incrustés dans le métal et supportèrent le poids de son +corps un inappréciable instant. + +Alors, il ferma les yeux, un soupir atroce gonfla sa poitrine, un cri +terrible, un cri de bête qu'on égorge, jaillit de ses lèvres tuméfiées, +et il roula, roula là-bas sur les hachoirs qui le saisirent. + + + +XVII + +LE PHILTRE DU MOINE + +Or, Pardaillan n'était pas mort. + +La machine à hacher était une sinistre comédie imaginée par Fausta, de +concert avec d'Espinosa. + +Fausta avait indiqué au grand inquisiteur un moyen qui, dans son +infernale barbarie, lui avait paru le meilleur. Il l'avait adopté et +perfectionné dans les détails. On serait venu lui en indiquer un autre +qui lui eût paru supérieur, il aurait renoncé à celui de Fausta pour +adopter celui-là. + +Il poursuivait la mise à exécution de son plan avec une rigueur d'autant +plus inexorable qu'elle était froidement raisonnée. Il agissait pour un +principe--et c'est ce qui le faisait si terrible, si redoutable--non +pour l'assouvissement d'une haine personnelle. Il n'avait pas menti +lorsqu'il l'avait dit à Pardaillan. + +Cette incroyable et abominable invention de la machine à hacher était +donc destinée non à broyer le chevalier, mais à achever de porter +l'épouvante dans son esprit déprimé par les tortures de la faim et de la +soif. + +Et cette épouvante, amenée à son paroxysme par une graduation dosée avec +un art infernal, avait été initialement préparée par un stupéfiant, et +en même temps devait compléter l'oeuvre dévastatrice de ce poison. + +En conséquence, les premières faux apparues étaient réellement de bel et +de bon acier; elles étaient parfaitement tranchantes et acérées. Mais, +les hachoirs du bas, ceux que Pardaillan n'avait pu voir, attendu que, +étendu à plat ventre sur le plancher, cramponné à la traverse, il leur +tournait le dos, ces hachoirs du bas, sur lesquels, grâce à la déclivité +du plancher, son corps devait rouler, étaient placés là comme un leurre +et s'étaient repliés comme du caoutchouc sous le poids du corps qu'ils +auraient dû hacher. + +Pardaillan, lorsqu'il avait lâché prise, était à moitié évanoui. +Lorsqu'il parvint, sans se faire du mal, au bas de la pente, il demeura +étendu à terre, sans connaissance. + +Longtemps, il resta ainsi privé de sentiment. Petit à petit, il revint à +lui et jeta autour de lui un regard, sans vie. + +Il se trouvait dans un cachot de dimensions exactement égales à celles +de la chambre d'où il venait d'être précipité. Le plancher d'acier +était remonté automatiquement et constituait le plafond de sa nouvelle +cellule. + +Ici, comme à l'étage supérieur, il n'y avait aucun meuble, pas d'issues +visibles autres qu'une porte de fer dûment verrouillée. Seulement, ici +le sol était en terre battue, les murs étaient épais et couverts d'une +couche de moisissure et de salpêtre, l'air chaud et fétide. + +Pardaillan regarda tous ces détails d'un oeil sans expression et ne vit +rien. Il prit un coin de son manteau qui avait roulé avec lui, il se mit +à le tortiller comme un enfant qui, d'un chiffon, s'amuse à fabriquer +une poupée, et il éclata de rire. + +Longtemps, avec cette gravité particulière aux tout-petits et aux grands +dont l'intelligence s'est éteinte, il s'occupa à cette distraction +enfantine. + +Comme un enfant, il parlait à la poupée, que ses doigts tortillaient +inlassablement; il lui disait des choses puériles qui n'avaient aucun +sens, il la pressait dans ses bras, la repoussait, la grondait avec +des airs courroucés, puis la reprenait, la berçait, la consolait et, +fréquemment, sans motif apparent, il laissait échapper le même éclat de +rire sans expression. + +Ce jeu dura des heures sans qu'il parût se lasser; il n'avait plus +conscience du temps. + +La porte s'ouvrit. Un moine parut. Il apportait un pain et une cruche +d'eau. Mais sans doute craignait-on un retour d'intelligence, une crise +de révolte et de fureur, car ce moine, solidement bâti, tenait un fouet +à la main. + +Il ne fit pas un geste de menace, il ne parut même pas regarder le +prisonnier. Sa présence seule suffit. Dès qu'il aperçut ce moine, +Pardaillan poussa un cri de détresse, se blottit dans un coin et, +cachant son visage dans son bras replié--le geste d'un enfant qui veut +se garer de la taloche--il hoqueta d'une voix suppliante: + +«Ne... me... battez pas!... Ne me battez pas!» + +Le moine posa tranquillement à terre le pain et la cruche et le regarda +un instant curieusement. Lentement, il leva le bras armé du fouet. + +«Grâce!» gémit Pardaillan, sans chercher d'ailleurs à éviter le coup. + +Le bras du moine retomba doucement sans frapper. Il hocha la tête en le +regardant, toujours avec la même attention curieuse, et murmura: + +«Il est inutile de le prévenir que je lui apporte sa pitance d'un jour: +il ne comprendrait pas. Il est inutile de le frapper, c'est un enfant +inoffensif.» + +Et il sortit. + +Pardaillan resta longtemps sans bouger, dans le coin où il s'était +réfugié. Peu à peu, il se risqua, écarta son bras, et, ne voyant plus +personne, rassuré, il reprit son jeu avec le pan de son manteau. + +Deux fois, le moine se présenta ainsi pour renouveler ses provisions. +Chaque fois, la même scène se produisit. La troisième fois, le moine +était accompagné d'Espinosa. Et, cette fois encore, Pardaillan montra la +même terreur enfantine. + +«Vous voyez, monseigneur, fit le moine, c'est toujours ainsi. Le sire de +Pardaillan n'existe plus, c'est maintenant un enfant faible et peureux. +De toutes les secousses qu'il a reçues, et aussi grâce à mon philtre, il +ne reste plus qu'un sentiment vivant en lui: la peur. Son intelligence +remarquable: abolie. Sa force extraordinaire: détruite. Regardez-le! +Il ne peut même pas se tenir debout. C'est miracle vraiment qu'il soit +encore vivant. + +--Je vois, dit paisiblement d'Espinosa. Je connaissais la puissance +dévastatrice de votre poison. J'avoue cependant que je redoutais qu'il +ne produisît pas tout l'effet désirable. C'est que le sujet sur +lequel nous avions à l'appliquer était doué d'une constitution +exceptionnellement vigoureuse. Vous avez trouvé là quelque chose de +vraiment remarquable. + +Pendant cet entretien, Pardaillan, réfugié dans son coin, le visage +enfoui dans son bras, secoué de tremblements convulsifs, gémissait +doucement. Et le grand inquisiteur et le moine savant parlaient et +agissaient devant lui comme s'il n'eût pas existé. + +--Pour ce que j'ai à lui dire, reprit d'Espinosa, après un silence passé +à considérer froidement le prisonnier de l'Inquisition, j'ai besoin +qu'il retrouve un moment l'intelligence nécessaire pour me comprendre. + +--J'étais prévenu, dit le moine avec une paisible assurance, j'ai +apporté ce qu'il faut. Quelques gouttes de la liqueur contenue dans +ce flacon vont lui rendre ses forces et son intelligence. Mais, +monseigneur, l'effet de cette liqueur ne se fera sentir guère plus d'une +demi-heure. + +--C'est plus qu'il m'en faut pour ce que j'ai à lui dire. + +Le moine, sans s'attarder davantage, s'approcha du prisonnier qui +redoubla de gémissements, mais ne fit pas un geste pour éviter +l'approche de celui qui l'effrayait à ce point. + +Avec autorité, le moine saisit le coude, écarta le bras, mit le visage +de Pardaillan à découvert, sans que celui-ci opposât la moindre +résistance, fît autre chose que de continuer à gémir doucement. Le moine +écarta les lèvres et approcha son flacon. Il allait verser la liqueur, +préalablement dosée, lorsque, posant sa main sur son bras, d'Espinosa +l'arrêta en disant: + +--Faites attention, mon révérend père, que je vais rester en tête-à-tête +avec le prisonnier. Cette liqueur doit lui rendre sa vigueur, +dites-vous, il ne faudrait pourtant pas que je sois exposé... + +--Rassurez-vous, monseigneur, fit respectueusement le moine, le +prisonnier retrouvera, pour quelques jours, sa vigueur primitive. Mais +son intelligence sera à peine galvanisée. L'idée ne lui viendra pas de +faire usage de sa force redoutable. Il restera ce qu'il est maintenant: +un enfant craintif. J'en réponds. + +Et, sur un geste d'autorisation, il vida le contenu d'un minuscule +flacon entre les lèvres du prisonnier qui, d'ailleurs, n'opposa aucune +résistance, et, se redressant: + +--Avant cinq minutes, monseigneur, le prisonnier sera en état de vous +comprendre... à peu près, dit-il. + +--C'est bien, dit le grand inquisiteur. Allez, fermez la porte à +l'extérieur et remontez sans m'attendre. + +--Et monseigneur? dit-il respectueusement. + +--Ne vous inquiétez pas, sourit d'Espinosa, je sais le moyen de sortir +de ce cachot sans passer par cette porte. + +Sans plus insister, le moine s'inclina devant son chef suprême et obéit +passivement à l'ordre reçu. D'Espinosa, sans manifester ni inquiétude ni +émotion, entendit les verrous grincer à l'extérieur, avec ce calme qui +ne l'abandonnait jamais. Il se tourna vers Pardaillan et, à la lueur +blafarde d'une lampe que le moine avait posée à terre, il se mit à +étudier curieusement l'effet produit par la liqueur qu'on lui avait fait +absorber. Galvanisé par le remède violent, le prisonnier parut retrouver +une vie nouvelle. + +Tout d'abord, il fut secoué d'un long frisson, puis son torse affaissé +se redressa lentement. Comme s'il avait été, jusque-là, oppressé jusqu'à +la suffocation, il respira longuement, bruyamment, le sang afflua à ses +pommettes livides, l'oeil morne, éteint, retrouva une partie de son +éclat, laissa percevoir une vague lueur d'intelligence. Et il se +redressa, se mit sur ses pieds, s'étira longuement, avec un sourire de +satisfaction. + +Il regarda autour de lui avec un étonnement visible et aperçut +d'Espinosa. Alors, comme un effrayé, il se recula vivement jusqu'au mur, +qui l'arrêta. Mais il ne se cacha pas le visage, il ne cria pas, il ne +gémit pas. Cependant, il considérait d'Espinosa avec une inquiétude +manifeste. Le grand inquisiteur, qui le tenait sous le poids de son +regard froid et volontaire, fit deux pas vers lui. Pardaillan jeta +autour de lui ce regard de la bête menacée qui cherche le trou où elle +pourra se terrer. Et, ne trouvant rien, ne pouvant plus reculer, il +effectua le seul mouvement possible: il s'écarta. Et, en exécutant ce +mouvement, il surveillait attentivement le grand inquisiteur, qu'il ne +paraissait pas reconnaître. + +D'Espinosa sourit. Il se sentit pleinement rassuré. Non qu'il eût peur, +il était brave, la mort ne l'effrayait pas. + +Mais il avait une tâche à accomplir et il ne voulait pas partir en +laissant son oeuvre inachevée. + +Il s'approcha donc de Pardaillan avec assurance et, de sa voix très +calme, presque douce: + +--Eh bien, Pardaillan, ne me reconnaissez-vous pas?... + +--Pardaillan? répéta le chevalier, qui paraissait faire des efforts de +mémoire prodigieux pour fixer les souvenirs confus que ce nom évoquait +dans son esprit. + +--Oui, Pardaillan... C'est toi qui es Pardaillan, reprit d'Espinosa en +le fixant. + +Pardaillan se mit à rire doucement et murmura: + +--Je ne connais pas ce nom-là. + +Et cependant il ne cessait de surveiller celui qui lui parlait, avec une +inquiétude manifeste. D'Espinosa fit un pas de plus et lui mit la main +sur l'épaule. Pardaillan se mit à trembler, et d'Espinosa, sous son +étreinte, le sentit chanceler, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois, +il eut ce même sourire livide, et, avec une grande douceur, il dit: + +--Rassure-toi, Pardaillan, je ne veux pas te faire de mal. + +--Vrai? fit anxieusement le fou. + +--Ne le vois-tu pas? dit l'inquisiteur. + +Pardaillan le considéra longuement avec une méfiance visible et, peu +à peu, convaincu sans doute, il se rasséréna et, finalement, se mit à +sourire, d'un sourire sans expression. Le voyant tout à fait rassuré, +d'Espinosa reprit: + +--Il faut te souvenir. Il le faut... entends-tu? Tu es Pardaillan. + +--C'est un jeu? demanda le fou d'un air amusé. Alors, je veux bien être +Par...dail...lan... Et vous, qui êtes-vous? + +--Je suis d'Espinosa. + +--D'Espinosa? répéta le fou qui cherchait à se souvenir. D'Espinosa!... +je connais ce nom-là... + +Et, tout à coup, il parut avoir trouvé. + +--Oh! s'écria-t-il, en donnant tous les signes d'une vive terreur... +Oui, je me souviens!... D'Espinosa... c'est un méchant... prenez +garde... il va nous battre! + +--Ah! gronda d'Espinosa, tu commences à te souvenir. Oui, je suis +d'Espinosa et toi tu es Pardaillan. Pardaillan, l'ami de Fausta. + +--Fausta! dit le fou sans hésitation; j'ai connu une femme qui +s'appelait ainsi. C'est une méchante femme!... + +--C'est bien celle-là, sourit d'Espinosa. La mémoire te revient tout à +fait. + +Mais le dément avait une idée fixe et il la suivait sans défaillir. Il +se pencha sur d'Espinosa et, sur un ton confidentiel: + +--Vous me plaisez, dit-il. Écoutez, je vais vous dire, il ne faut pas +jouer avec d'Espinosa et Fausta. Ce sont des méchants... Ils nous feront +du mal. + +--Misérable fou! grinça d'Espinosa, impatienté. Je te dis que d'Espinosa +c'est moi. Rappelle-toi! + +Il l'avait pris par les deux mains et, penché sur lui, à deux pouces de +son visage, il fixait sur lui un regard ardent comme s'il avait espéré +lui communiquer ainsi un peu de cette intelligence qu'il s'était acharné +à abolir. Et, soit par hasard, soit qu'il eût réussi à lui imposer sa +volonté, le fou poussa un grand cri, se dégagea d'une brusque secousse, +se rencogna dans un angle du cachot, et, d'une voix qui haletait, il +râla: + +--Je vous reconnais... Vous êtes d'Espinosa... Oui... Je me souviens... +Vous m'avez fait souffrir... la faim, l'horrible faim et la soif... +et cette galerie abominable où l'on suppliciait tant de pauvres +malheureux!... + +--Enfin! tu te souviens! + +--N'approchez pas!... hurla le fou au comble de l'épouvante. Je vous +reconnais... Que voulez-vous? + +--Cette fois, tu me reconnais bien. Oui, tu étais un homme fort et +vaillant, et maintenant qu'es-tu? Un enfant qu'un rien épouvante. +Et c'est moi qui t'ai mis dans cet état. Tu me comprends un peu, +Pardaillan; une vague lueur d'intelligence illumine en ce moment ton +cerveau. Mais tout à l'heure la nuit se fera de nouveau en toi et tu +redeviendras ce que tu étais à l'instant: un pauvre fou. + +--Et sais-tu qui m'a donné l'idée de t'infliger les tortures qui +devaient faire sombrer ton intelligence? Ton amie Fausta. Oui, c'est +elle qui a eu cette idée que je n'aurais pas eue, je l'avoue. Oui, tu +l'as dit: je vais te tuer. Oh! ne crie pas ainsi. Je ne veux pas te tuer +d'un coup de poignard, ce serait une mort trop douce et trop rapide. Tu +mourras lentement, dans la nuit, muré dans une tombe. Tu achèveras de +mourir par la faim, l'horrible faim, comme tu disais tout à l'heure. +Regarde, Pardaillan, voici ton tombeau. + +En disant ces mots, d'Espinosa avait sans doute actionné quelque +invisible ressort, car une ouverture apparut soudain, au milieu d'une +des parois du cachot. + +D'Espinosa prit la lampe d'une main, alla chercher Pardaillan et le +saisit de l'autre, et, sans qu'il opposât la moindre résistance, car, le +malheureux, inconscient de sa force revenue, se contentait de gémir, il +le traîna jusqu'à cette ouverture, et, élevant sa lampe pour qu'il pût +mieux voir: + +--Regarde, Pardaillan! répéta-t-il d'une voix vibrante. Vois-tu? Ici, +pas de lumière, autant dire pas d'air. C'est une tombe, une véritable +tombe où tu te consumeras lentement par la faim. Nul au monde ne connaît +ce tombeau; nul que moi. + +--Et sais-tu? Pardaillan, tiens, je vais te le dire à seule fin que ton +supplice soit plus grand--si toutefois tu te souviens de mes paroles--ce +tombeau qui tout à l'heure sera le tien, il a une issue secrète que, +seul, je connais. + +--Tu la chercheras cette issue, Pardaillan, cela te fera une occupation +qui te distraira. Tu la chercheras, car tu ne veux pas mourir +maintenant. Mais tu ne la trouveras pas. Nul que moi ne saurait la +trouver. Et moi, dans un instant, je sortirai d'ici pour ne plus y +revenir. Mais, avant de sortir, je vais te pousser là et toi, en posant +le pied sur cette dalle que tu vois là, devant toi, tu actionneras +toi-même le ressort de la porte de fer qui doit te murer vivant +là-dedans. + +--Grâce! gémit le malheureux fou qui se raidit. Je ne veux pas mourir! +Grâce!... + +--Je le sais bien, reprit d'Espinosa avec son calme terrible. Et, +cependant, tout à l'heure, tu entreras là, et, à compter de cet instant, +tu n'existeras plus. + +--Et maintenant que tu sais ce qui t'attend, il faut que tu saches +pourquoi, n'ayant pas de haine contre toi, je l'ai fait: parce que les +hommes de ta trempe, s'ils ne viennent pas à nous, s'ils ne sont pas +avec nous, sont un danger permanent pour l'ordre de choses établi par +notre sainte mère l'Eglise. Parce que tu as insulté à la majesté royale +de mon souverain. Parce que tu t'es dressé menaçant devant lui et que tu +as voulu faire avorter ses vastes projets. + +--Et maintenant que tu sais tout cela, maintenant que tu sais que tu vas +mourir, il faut que tu meures désespéré de savoir que tu as échoué dans +toutes tes entreprises contre nous. Sache donc que ce parchemin que tu +es venu chercher de si loin, il est en ma possession! + +--Le parchemin!... bégaya Pardaillan. + +--Tu ne comprends pas? Il faut que tu comprennes cependant. Tiens, +regarde. Le voici, ce parchemin. Vois-tu? C'est la déclaration du feu +roi Henri troisième qui lègue le royaume de France à mon souverain. +Regarde-le bien, ce parchemin. C'est grâce à lui que ton pays deviendra +espagnol. + +Un instant, d'Espinosa laissa sous les yeux du fou le parchemin qu'il +avait sorti de son sein. Puis, voyant que l'autre le regardait d'un air +hébété, sans comprendre, il haussa doucement les épaules, replia le +précieux document, le remit où il l'avait pris, et, abattant sa main +robuste sur l'épaule de Pardaillan, il le tira facilement à lui, car +l'autre n'opposait qu'une faible résistance, et, sur un ton impératif: + +--Maintenant que je t'ai dit ce que j'avais à te dire, entre dans la +mort. + +Et il abattit son autre main sur l'épaule de Pardaillan et le poussa +rudement jusqu'au seuil de l'ouverture béante, en ajoutant: + +--Voici ta tombe. + +Alors, une voix narquoise qu'il connaissait bien, une voix qui le fit +frémir de la nuque aux talons, tonna soudain: + +--Mordieu! mourons ensemble! + +Et, avant qu'il eût pu faire un mouvement, une main de fer le saisissait +à la gorge et l'étranglait. + +D'Espinosa lâcha l'épaule de Pardaillan. Sa main alla chercher la +dague dont il avait eu la précaution de s'armer. Il n'eut pas la force +d'achever le geste. La main de fer resserra son étreinte et le grand +inquisiteur fit entendre un râle étouffé. Alors, Pardaillan lâcha la +gorge, et, le saisissant à bras le corps, il le souleva, l'arracha de +terre, le tint un instant suspendu à bout de bras et le lança à toute +volée dans ce qui devait être sa tombe. + +Posément, Pardaillan ramassa la lampe que d'Espinosa avait reposée à +terre, alla prendre son manteau--ce fameux manteau dont il ne pouvait +plus se séparer et avec lequel il s'était amusé à fabriquer des embryons +de poupée--et, sa lampe à la main, il franchit le seuil de l'ouverture +mystérieuse, en ayant soin de poser fortement le pied sur la dalle qui +actionnait le ressort fermant la porte, et qu'il avait, il faut croire, +bien remarquée lorsque d'Espinosa la lui avait montrée. + +En effet, il entendit un bruit sec. Il se retourna et vit que le mur +avait repris sa place. Il n'y avait plus là d'ouverture visible. + +Pardaillan venait de s'enfermer lui-même dans ce trou noir qui, comme +l'avait dit d'Espinosa, étendu sans connaissance sur le sol, ressemblait +assez à une tombe. + +Pardaillan venait de s'enfermer dans cette tombe, mais il y avait +d'abord jeté son puissant et implacable adversaire. + + + +XVIII + +CHANGEMENT DE RÔLES + +Pardaillan posa le manteau et la lampe par terre. Dans ce tombeau, comme +dans les deux précédents cachots où il venait de séjourner, il n'y avait +aucun meuble; pas de fenêtre, pas de porte. Il lui eût été difficile +de retrouver l'emplacement de la porte secrète, qui s'était refermée +d'elle-même. + +Pardaillan accomplissait ses gestes avec un calme prodigieux. La +facilité avec laquelle il avait à demi étranglé son ennemi et l'avait +projeté dans ce trou prouvait que ses forces lui étaient revenues. + +Ce n'était d'ailleurs pas le seul changement survenu dans sa personne. +En même temps que la vigueur, l'intelligence paraissait lui être +revenue. + +Il n'avait plus cet air morne, hébété, peureux qu'il avait quelques +instants plus tôt. Il avait ce visage impénétrable, froidement résolu, +et cependant nuancé d'ironie, qu'il avait autrefois, lorsqu'il se +disposait à accomplir quelque coup de folie. + +Il se dirigea vers d'Espinosa, le fouilla sans hâte, prit le parchemin, +qu'il étudia attentivement, et, ayant reconnu que ce n'était pas +une copie, mais l'original parfaitement authentique, il le plia +soigneusement et, à son tour, il le mit dans son sein. + +Ceci fait, il prit la dague, qu'il passa à sa ceinture, et s'assura que +d'Espinosa n'avait pas d'autre arme cachée, ni aucun papier susceptible +de lui être utile, le cas échéant et, n'ayant rien trouvé, il s'assit +paisiblement à terre, près de la lampe et du manteau, et attendit avec +un sourire indéchiffrable aux lèvres. + +Assez promptement, le grand inquisiteur revint à lui. Ses yeux se +portèrent sur Pardaillan et, en voyant cette physionomie qui avait +retrouvé son expression d'audace étincelante, il hocha gravement la +tête, sans dire un mot. + +Pas un instant, il ne perdit cet air calme, rigide, qui était le sien. +Son regard se posa sur celui de Pardaillan, aussi ferme et assuré que +s'il avait été dans le palais, entouré de gardes et de serviteurs. Il ne +montra ni étonnement, ni crainte, ni gêne. Seulement, son oeil de feu ne +cessait pas de scruter Pardaillan avec une attention passionnée. + +Il se disait qu'il avait encore une chance de salut, puisque le remède, +grâce à quoi son prisonnier avait retrouvé assez de lucidité pour +essayer de l'entraîner dans la mort avec lui, perdrait toute sa force +stimulante au bout d'une demi-heure. + +Il s'agissait donc de se dérober à une nouvelle attaque du prisonnier +jusqu'à ce que, le stimulant n'ayant plus d'action, il redevînt ce qu'il +était avant, ce qu'il resterait jusqu'à sa mort: un enfant inoffensif et +peureux. + +En somme, lui, d'Espinosa, était vigoureux et adroit. Il ne chercherait +pas à lutter contre son adversaire; tous ses efforts se borneraient à +éviter un corps à corps dans lequel il savait bien qu'il serait battu. +Il fallait gagner quelques minutes. Toute la question se résumait à +cela. + +Coûte que coûte donc, il gagnerait les quelques minutes nécessaires. Et, +si le prisonnier devenait trop menaçant, il s'en débarrasserait d'un +coup de dague. + +Voilà ce que se disait le grand inquisiteur en étudiant Pardaillan, +cependant que sa main, sous la robe rouge, cherchait la dague qu'il +avait cachée. Alors seulement il s'aperçut qu'il n'avait plus cette arme +sur laquelle il comptait en cas de suprême péril. + +Il sentit la sueur de l'angoisse perler à la racine de ses cheveux. Mais +il montra le même visage impassible, le même regard aigu qui n'avait +rien perdu de son assurance. Et comme il croyait toujours que +Pardaillan, en le saisissant à la gorge, avait obéi à un mouvement tout +impulsif, non raisonné, il pensa que dans sa chute la dague s'était +peut-être détachée de sa ceinture et qu'elle gisait à terre, peut-être +tout près de lui. Il fallait la retrouver à l'instant. Et du regard il +se mit à fureter partout. + +--Alors, avec cet air d'ingénuité aiguë, sur un ton narquois, le +prisonnier lui dit: + +--Ne cherchez pas plus longtemps, voici l'objet. + +Et en disant ces mots il frappait doucement sur la poignée de la dague +passée à sa ceinture et il ajoutait avec un sourire railleur: + +--Je vous remercie, monsieur, d'avoir eu l'attention de songer à +m'apporter une arme... + +D'Espinosa ne sourcilla pas. C'était un lutteur digne de se mesurer avec +le redoutable adversaire qu'il avait devant lui. + +Au même instant, une idée lui traversa le cerveau comme un éclair et, +d'un geste instinctif, il porta les mains à son sein où il avait caché +le fameux parchemin. + +Une teinte terreuse, à peine perceptible, se répandit sur son visage. Le +coup lui était, certes, plus sensible que la perte de l'arme qui devait +le sauver. + +Alors, seulement, il commença de soupçonner la vérité et qu'il avait été +joué de main de maître par cet homme vraiment extraordinaire, qui avait +su déjouer la surveillance d'une nuée d'espions invisibles; cet homme +qui avait su tromper les moines médecins qui avaient passé de longues +heures à l'étudier et à l'observer; cet homme, enfin, qui avait su si +bien jouer le rôle qu'il s'était donné qu'il en avait été dupe, lui +d'Espinosa. + +Il jeta sur celui dont il était le prisonnier--par un renversement de +rôles inouï d'audace--un regard d'admiration sincère en même temps qu'un +soupir douloureux trahissait le désespoir que lui causait sa défaite. + +Et comme il avait lu dans son esprit, Pardaillan dit, sans nulle +raillerie, avec une pointe de commisération que l'oreille subtile +d'Espinosa perçut nettement et qui l'humilia profondément: + +--Le parchemin que vous cherchez est en ma possession... comme votre +dague. Je suis vraiment honteux du peu de difficulté que j'ai rencontrée +dans l'accomplissement de la mission qui m'était confiée. + +--Mais aussi, monseigneur, convenez que vous avez agi avec une +étourderie sans égale. A force de vouloir pousser les choses à l'excès, +à force de présomption, vous avez fini par perdre la partie que vous +aviez si belle. Convenez qu'elle n'était pourtant pas égale, cette +partie, et que vous aviez tous les atouts dans votre jeu. Convenez +aussi que je ne vous ai pas pris en traître, et vous ne sauriez en dire +autant... soit dit sans vous offenser. + +D'Espinosa avait écouté jusqu'au bout avec une attention soutenue. Il ne +manifestait ni dépit, ni crainte, ni colère. + +--Ainsi, fit-il, vous avez pu résister à la puissance du stupéfiant +qu'on vous a fait boire? + +Pardaillan se mit à rire doucement, du bout des dents. + +--Mais, monsieur, fit-il avec son air ingénument étonné, quand on veut +faire prendre un stupéfiant pareil à celui dont vous parlez, encore +faut-il s'arranger de manière que ce stupéfiant ne trahisse pas sa +présence par un goût particulier. Voyons, c'est élémentaire, cela. + +--Cependant, vous avez absorbé le narcotique. + +--Eh! précisément, monsieur. Raisonnablement, pouvez-vous penser qu'un +homme comme moi se sentira terrassé par un sommeil invincible pour une +ou deux malheureuses bouteilles qu'il aura vidées, sans que ce sommeil +suspect éveille sa méfiance? Cette méfiance a suffi pour me faire +remarquer que votre stupéfiant avait changé--oh! d'une manière +imperceptible--le goût du Saumur que je connais fort bien. + +Cela a suffi pour que le contenu de la bouteille suspecte s'en allât se +mélanger aux eaux sales de mes ablutions. + +--Cela tient, dit gravement d'Espinosa, à ce que, me méfiant de votre +vigueur exceptionnelle, j'avais recommandé de forcer un peu la dose du +poison. N'importe, je rends hommage à la délicatesse de votre odorat et +de votre palais, qui vous a permis d'éventer le piège auquel d'autres, +réputés délicats, s'étaient laissé prendre. + +Pardaillan s'inclina poliment, comme s'il était flatté du compliment. +D'Espinosa reprit: + +--En ce qui concerne le poison, la question est élucidée. Mais comment +avez-vous pu deviner que mon dessein était de vous acculer à la folie? + +--Il ne fallait pas, dit Pardaillan en haussant les épaules, il ne +fallait pas dire, devant moi, certaines paroles imprudentes que vous +avez prononcées et que Fausta, plus experte que vous, vous a reprochées +incontinent. Fausta elle-même n'aurait pas dû me dire certaines autres +paroles qui ont éveillé mon attention. Enfin, il ne fallait pas, ayant +commis ces écarts de langage, me faire admirer avec tant d'insistance +cette jolie invention de la cage où vous enfermez ceux que vous +avez fait sombrer dans la folie. Il ne fallait pas m'expliquer, si +complaisamment, que vous obteniez ce résultat en leur faisant absorber +une drogue pernicieuse qui obscurcissait leur intelligence, et que vous +acheviez l'oeuvre du poison en les soumettant à un régime de terreur +continu, en les frappant à coups d'épouvante, si je puis ainsi dire. + +--Oui, fit d'Espinosa, d'un air rêveur, vous avez raison; à force +d'outrance, j'ai dépassé le but. J'aurais dû me souvenir qu'avec un +observateur profond tel que vous, il fallait, avant tout, se tenir dans +une juste mesure. C'est une leçon; je ne l'oublierai pas. + +Pardaillan s'inclina derechef, et de cet air naïf et narquois qu'il +avait quand il était satisfait: + +--Est-ce tout ce que vous désiriez savoir? dit-il. Ne vous gênez pas, je +vous prie... Nous avons du temps devant nous. + +--J'userai donc de la permission que vous m'octroyez si complaisamment, +et je vous dirai que je reste confondu de la force de résistance que +vous possédez. + +Car enfin, si je sais bien compter, voici quinze longs jours que vous +n'avez fait que deux repas. Je ne compte pas le pain qu'on vous donnait: +il était mesuré pour entretenir chez vous les tortures de la faim et non +pour vous sustenter. + +En disant ces mots, d'Espinosa le fouillait de son regard aigu. Et +encore une fois, Pardaillan déchiffra sa pensée dans ses yeux, car il +répondit en souriant: + +Je pourrais vous laisser croire que je suis en effet d'une force de +résistance exceptionnelle qui me permet de résister aux affres de la +faim et, là où d'autres succomberaient, de conserver mes forces et ma +lucidité. Mais comme vous paraissez fonder je ne sais quel espoir sur +mon état de faiblesse, je juge préférable de vous faire connaître la +vérité. + +Et allongeant la main, sans se déranger, il attira à lui ce fameux +manteau dont il ne pouvait plus se séparer, et aux yeux étonnés de +d'Espinosa, il en tira un jambon de dimensions respectables, un flacon +rempli d'eau et quelques fruits. + +--Voici, dit-il, mon garde-manger. Lors du mirifique festin que +me firent faire mes deux moines geôliers, je mangeai et bus assez +sobrement, ainsi que le commandait la prudence, vu l'état de délabrement +dans lequel m'avaient mis cinq longs jours de jeûne. Mais si je mangeai +peu, je profitai de ce que mes gardiens n'avaient d'yeux que pour les +provisions accumulées sur ma table et je fis disparaître quelques-unes +de ces provisions, plus deux flacons de bon vin, plus quelques fruits et +menues pâtisseries. + +--Ces provisions me furent d'un grand secours et c'est grâce à elles que +vous me voyez si vigoureux. Quand mes deux flacons de vin furent vides, +j'eus soin de les remplir de l'eau claire, quoique pas très fraîche, +qu'on me distribuait. Je ne savais pas, en effet, si un jour on ne me +priverait pas complètement de nourriture et de boisson. + +--Or, je tenais à prolonger mon existence autant qu'il serait en mon +pouvoir de le faire. J'espérais, pour ne point vous le celer, que vous +commettriez cette suprême faute de vous enfermer en tête à tête avec +moi. L'événement a justifié mes prévisions et bien m'en a pris d'avoir +agi en conséquence. + +--Ainsi, fit lentement d'Espinosa, vous aviez à peu près tout prévu, +tout deviné? Cependant, les différentes épreuves auxquelles vous avez +été soumis étaient de nature à ébranler une raison aussi solide que la +vôtre. + +--J'avoue que cette invention de la machine à hacher, avec les +différents incidents qui l'agrémentent, est une assez hideuse invention. +Mais quoi? Je savais que je ne devais pas mourir encore, puisque je ne +vous avais pas revu, et au surplus, tel n'était pas votre but. Je pensai +donc que les hachoirs, le chaud, le froid, le soleil ardent, l'asphyxie, +tout cela disparaîtrait successivement en temps voulu. C'était un moment +fort désagréable à passer. Je me résignai à le supporter de mon mieux. + +D'Espinosa le considéra longuement sans mot dire, puis, avec un long +soupir: + +--Quel dommage, fit-il, qu'un homme tel que vous ne soit pas à nous! + +Et voyant que Pardaillan se hérissait: + +--Rassurez-vous, reprit-il, je ne prétends pas essayer de vous soudoyer. +Ce serait vous faire injure. Je sais que les hommes de votre trempe +se dévouent à une cause qui leur paraît belle et juste... mais ne se +vendent pas. + +Et il demeura un moment songeur sous l'oeil narquois de Pardaillan, qui +l'observait sans en avoir l'air et respectait sa méditation. Enfin il +redressa la tête, et regardant son adversaire en face, sans trouble +apparent, sans provocation, avec une aisance admirable: + +--Et maintenant que je suis votre prisonnier--car je suis votre +prisonnier--que comptez-vous faire? + +--Mais, fit Pardaillan avec son air le plus naïf et comme s'il disait la +chose la plus naturelle du monde, je compte vous prier d'ouvrir cette +fameuse porte secrète, et que vous êtes seul au monde à connaître, et +qui nous permettra de sortir de ce lieu, qui n'a rien de bien plaisant. + +--Et si je refuse? demanda d'Espinosa sans sourciller. + +--Nous mourrons ensemble ici, dit Pardaillan avec une froide résolution. + +--Soit, dit d'Espinosa avec non moins de résolution, mourons ensemble. +Au bout du compte le supplice sera égal pour tous les deux, et si la vie +mérite un regret, vous aurez ce regret au même degré que moi. + +--Vous vous trompez, dit froidement Pardaillan. Le supplice ne sera +pas égal. Je suis plus vigoureux que vous et j'ai des provisions qui +dureront quelques jours, en les rationnant convenablement. Il est clair +que vous succomberez par la faim et la soif. J'ai tâté de ce genre de +supplice, je puis vous assurer qu'il est assez affreux. Quand vous ne +serez plus qu'un cadavre, moi, avec le fer que voici, je pourrai abréger +mon agonie. + +Si fort, si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un +frisson. + +--Nous n'aurons pas les mêmes regrets en face de la mort, continua +Pardaillan de sa voix implacablement calme. Le seul regret que +j'éprouverai sera de ne pouvoir, avant de m'en aller, dire deux mots +à Mme Fausta. C'est une satisfaction que j'aurais voulu me donner, je +l'avoue. Mais bah! on ne fait pas toujours comme on veut. Je partirai +donc sans regret, avec la satisfaction de me dire que j'ai accompli, +avant, jusqu'au bout, la mission que je m'étais donnée: arracher au +roi Philippe ce document qui lui livrait la France, mon pays. Vous, +monsieur, êtes-vous sûr qu'il en soit de même pour vous? + +--Que voulez-vous dire? haleta d'Espinosa, qui se redressa comme s'il +avait été piqué par un fer rouge. + +--Ceci que je vous ai entendu dire à vous-même: le grand inquisiteur ne +saurait mourir avant d'avoir mené à bien la tâche qu'il s'est imposée +pour le plus grand profit de notre sainte mère l'Eglise. + +--Démon! rugit d'Espinosa, douloureusement atteint dans ce qui lui +tenait le plus au coeur. + +--Vous voyez donc bien, continua Pardaillan, implacable, que nous ne +sommes nullement logés à la même enseigne. Je m'en irai sans regret. +Vous, monsieur, vous mourrez désespéré de laisser votre oeuvre +inachevée. Ceci dit, monsieur, j'attendrai que vous reveniez vous-même +sur ce sujet. Quant à moi, je suis résolu à ne plus vous en parler. +Quand vous serez décidé, vous me le direz. Bonsoir! + +Et Pardaillan, sans plus s'occuper de d'Espinosa, s'accota contre le +mur, s'arrangea le mieux qu'il put avec son manteau et parut s'endormir. + +D'Espinosa le considéra longuement, sans faire un mouvement. La pensée +de sauter sur lui à l'improviste, de lui arracher la dague, de le +poignarder avec et de s'enfuir ensuite l'obsédait. Mais il se dit qu'un +homme comme Pardaillan ne se laissait pas surprendre aussi aisément. + +Il renonça donc à cette idée, qu'il reconnaissait impraticable. Mais en +écartant cette idée il lui en vint une autre. Pourquoi ne profiterait-il +pas du sommeil apparent ou réel de Pardaillan pour ouvrir la +porte secrète et d'un bond se mettre hors de toute atteinte? En y +réfléchissant bien, ceci lui parut peut-être réalisable. C'était une +chance à courir. Que risquait-il? Rien. S'il réussissait, c'était sa +délivrance et la mort certaine de Pardaillan. + +Que fallait-il pour cela? Ramper un instant dans une direction opposée +précisément à celle où se trouvait Pardaillan. + +Ayant décidé de tenter l'aventure, avec des précautions infinies, il se +mit en marche. Il avait avancé de quelques pieds et commençait à espérer +qu'il pourrait mener à bien sa tentative, lorsque Pardaillan, sans +bouger de sa place, lui dit tranquillement: + +--Je sais maintenant dans quelle direction il me faudra chercher la +sortie... quand vous aurez cessé de vivre. Mais, monsieur, votre +compagnie m'est si précieuse que je ne saurais m'en passer. Veuillez +donc venir vous asseoir ici près de moi. + +Et sur un ton rude: + +--Et n'oubliez pas, monsieur, qu'au moindre mouvement suspect de votre +part, je serai obligé, à mon grand regret, de vous plonger ce fer dans +la gorge. Nous sortirons d'ici ensemble, et je vous ferai grâce de la +vie, ou nous y resterons ensemble jusqu'à votre mort! + +D'Espinosa se mordit les lèvres jusqu'au sang. Une fois de plus, il +venait de se laisser duper par ce terrible jouteur. Sans dire un mot, +sans essayer une résistance qu'il savait inutile, il vint s'asseoir près +de Pardaillan, ainsi que celui-ci l'avait ordonné, et muet, farouche, il +se plongea dans ses pensées. + +La situation était terrible. Mourir pour lui n'était rien, et il était +résolu à accepter la mort plutôt que délivrer Pardaillan. Mais ce qui +lui broyait le coeur, c'était la pensée de laisser son oeuvre inachevée. + +Par un incroyable et fabuleux renversement des rôles, lui, le chef +suprême, dans ce couvent où tout était à lui: choses et gens, où tout +lui obéissait au geste, il était le prisonnier de cet aventurier qu'il +croyait tenir dans sa main puissante, et qui maintenant pouvait d'un +geste détruire, avec sa vie, tout ce qu'il représentait de puissance, de +richesse, d'autorité, d'ambition. + +Oui, ceci était lamentable et grotesque. Quel effarement dans le +monde religieux lorsqu'on apprendrait que Inigo d'Espinosa, +cardinal-archevêque de Tolède, grand inquisiteur, avait mystérieusement +disparu au moment où, un nouveau pape devant être élu, tous les yeux +étaient tournés vers lui, attendant qu'il désignât le successeur de +Sixte-Quint. Quelle stupeur lorsque l'on saurait que cette disparition +coïncidait avec une visite faite à un prisonnier, dans un des cachots de +ce couvent San Pablo où tout lui appartenait! + +Telles étaient les pensées que ressassait d'Espinosa dans son coin. + +Pardaillan ne paraissait pas s'occuper de lui. Mais d'Espinosa savait +qu'il ne le perdait pas de vue et qu'au moindre mouvement il le verrait +se dresser devant lui. + +Il n'avait d'ailleurs aucune velléité de résistance. Il commençait à +apprécier son adversaire à sa juste valeur et sentait confusément que +le mieux qu'il eût à faire était de s'abandonner à sa générosité; il en +tirerait certes plus d'avantages qu'à tenter de se soustraire par la +force ou par la ruse. + +Après s'être dit qu'il consentait à la mort pourvu que Pardaillan +mourût avec lui, il avait fait le compte de ce que lui coûterait cette +satisfaction, et en ressassant les pensées que nous avons essayé de +traduire plus haut, il avait trouvé que, tout compte fait, la mort +de Pardaillan lui coûterait cher. C'était un petit pas vers la +capitulation. + +Il n'était pas éloigné de partager l'avis de Fausta, qui prétendait que +Pardaillan était invulnérable. Il se disait que cet être exceptionnel +était de force à attendre patiemment qu'il fût mort de faim, lui +Espinosa, ainsi qu'il l'en avait menacé, après quoi il chercherait et +trouverait la porte secrète. + +Il avait commis l'impardonnable faute de limiter ses recherches. Certes, +la découverte du ressort caché n'était pas besogne facile. Elle +n'était cependant pas impossible. Pour un observateur sagace comme cet +aventurier, cette besogne se simplifiait beaucoup. + +Évidemment, la porte ouverte, il fallait sortir. Mais maintenant il +croyait Pardaillan capable de renverser tous les obstacles. Il le voyait +libre et joyeux, chevauchant avec insouciance vers la France, rapportant +à Henri de Navarre ce précieux parchemin qu'il avait conquis de haute +lutte. + +Non, cent fois non! Mieux valait le prendre lui-même par la main et le +conduire hors de cette tombe, mieux valait au besoin lui donner une +escorte pour le conduire hors du royaume, et s'il l'exigeait, pour +sa sécurité, l'accompagner lui-même, mais rester vivant et continuer +l'oeuvre entreprise. Sa résolution prise, il ne différa pas un instant +la mise à exécution et, s'adressant à Pardaillan: + +--Monsieur, dit-il, j'ai réfléchi longuement, et s'il vous convient +d'accepter certaines conditions, je suis tout prêt à vous tirer d'ici. + +--Un instant, monsieur, fit Pardaillan sans montrer ni joie ni surprise, +je ne suis pas pressé, nous pouvons causer un peu, que diable! Moi +aussi, j'ai mes petites conditions à poser. Nous allons donc, s'il vous +plaît, les discuter, avant les vôtres... que je devine, au surplus. + +--Voyons vos conditions? + +--Ma mission, dit paisiblement Pardaillan, étant accomplie, je quitterai +l'Espagne... aussitôt que j'aurai terminé certaines petites affaires +que j'ai à régler. Vous voyez, monsieur, que je souscris une des deux +conditions que vous vouliez m'imposer. + +Si maître de lui qu'il fût, d'Espinosa ne put réprimer un geste de +surprise. Pardaillan eut un léger sourire et continua avec cet air +glacial qui dénotait une inébranlable résolution: + +--Pareillement, je souscris à votre seconde condition et je vous engage +ma parole d'honneur que nul ne saura que j'ai tenu le grand inquisiteur +d'Espagne à ma merci et que je lui ai fait grâce de la vie. + +Pour le coup d'Espinosa fut assommé par cette pénétration qui tenait du +prodige et il le laissa voir. + +--Quoi! balbutia-t-il, vous avez deviné! + +Encore une fois, Pardaillan eut un sourire énigmatique et reprit: + +--Je ne vois pas que vous ayez d'autres conditions à me poser. Si je me +suis trompé, dites-le. + +--Vous ne vous êtes pas trompé, fit d'Espinosa qui s'était ressaisi. + +--Et maintenant voici mes petites conditions à moi. Premièrement, je ne +serai pas inquiété pendant le court séjour que j'ai à faire ici et je +quitterai le royaume avec tous les honneurs dus au représentant de Sa +Majesté le roi de France. + +--Accordé! fit d'Espinosa sans hésiter. + +--Secondement, nul ne pourra être inquiété du fait d'avoir montré +quelque sympathie à l'adversaire que j'ai été pour vous. + +--Accordé, accordé! + +--Troisièmement enfin, il ne sera rien entrepris contre le fils de don +Carlos, connu sous le nom de don César el Torero. + +--Vous savez?... + +--Je sais cela... et bien d'autres choses, dit froidement Pardaillan. Il +ne sera rien entrepris contre don César et sa fiancée, connue sous le +nom de la Giralda. + +Il pourra, avec sa fiancée, quitter librement l'Espagne sous la +sauvegarde de l'ambassadeur de France. Et comme il ne serait pas digne +que le petit-fils d'un monarque puissant vécût pauvre et misérable +à l'étranger, il lui sera remis une somme--que je laisse à votre +générosité le soin de fixer--et avec laquelle il pourra s'établir en +France et y faire honorable figure. En échange de quoi j'engage ma +parole que le prince ne tentera jamais de rentrer en Espagne et +ignorera, du moins de mon fait, le secret de sa naissance. + +A cette proposition, évidemment inattendue, d'Espinosa réfléchit un +instant, et, fixant son oeil clair sur l'oeil loyal de Pardaillan, il +dit: + +--Vous vous portez garant que le prince n'entreprendra rien contre le +trône, qu'il ne tentera pas de rentrer dans le royaume? + +--J'ai engagé ma parole, fit Pardaillan glacial. Cela suffit, je pense. + +--Cela suffit, en effet, dit vivement d'Espinosa. Peut-être avez-vous +trouvé la meilleure solution de cette grave affaire. + +--En tout cas, dit gravement Pardaillan, ce que je vous propose est +humain... je ne saurais en dire autant de ce que vous vouliez faire. + +--Eh bien, ceci est accordé comme le reste. + +--En ce cas, dit Pardaillan en se levant, il ne nous reste plus qu'à +quitter au plus tôt ce lieu. L'air qu'on y respire n'est pas précisément +agréable. + +--D'Espinosa se leva à son tour, et au moment d'ouvrir la porte secrète: + +--Quelles garanties exigez-vous de la loyale exécution du pacte qui nous +unit? dit-il. + +Pardaillan le regarda un instant droit dans les yeux et s'inclinant avec +une certaine déférence. + +--Votre parole, monseigneur, dit-il très simplement, votre parole de +gentilhomme. + +Pour la première fois de sa vie, peut-être, d'Espinosa se sentit +violemment ému. Qu'un tel homme, après tout ce qu'il avait tenté +contre lui, lui donnât une telle marque d'estime et de confiance, cela +l'étonnait prodigieusement et bouleversait toutes ses idées. + +D'Espinosa, sous le coup de l'émotion, soutint le regard de Pardaillan +avec une loyauté égale à celle de son ancien ennemi et, aussi simplement +que lui, il dit gravement: + +--Sire de Pardaillan, vous avez ma parole de gentilhomme. + +Et aussitôt, pour témoigner que lui aussi il avait pleine confiance, il +ouvrit la porte secrète sans chercher à cacher où se trouvait le ressort +qui actionnait cette porte. Ce que voyant, Pardaillan eut un sourire +indéfinissable. + +Quelques instants plus tard, le grand inquisiteur et Pardaillan se +trouvaient sur le seuil d'une maison de modeste apparence. Pour arriver +là, il leur avait fallu ouvrir plusieurs portes secrètes. Et toujours +d'Espinosa avait dévoilé sans hésiter le secret de ces ouvertures, alors +qu'il lui eût été facile de le dissimuler. + +Remontant à la lumière, ils avaient traversé des galeries, des cours, +des jardins, de vastes pièces, croisant à tout instant des moines qui +circulaient affairés. + +Aucun de ces moines ne s'était permis le moindre geste de surprise à +la vue du prisonnier, paraissant sain et vigoureux, et s'entretenant +familièrement avec le grand inquisiteur. Et au sein de ce va-et-vient +continuel, à d'Espinosa qui l'observait du coin de l'oeil, Pardaillan +montra le même visage calme et confiant, la même liberté d'esprit. +Seulement, dame! lorsqu'il se vit enfin dans la rue, le soupir qu'il +poussa en dit long sur les transes qu'il venait d'endurer. + +Au moment où Pardaillan allait le quitter, d'Espinosa demanda: + +--Vous comptez continuer à loger à l'auberge de la Tour jusqu'à votre +départ? + +--Oui, monsieur. + +--Bien, monsieur. + +Il eut une imperceptible hésitation, et brusquement: + +--J'ai cru comprendre que vous portiez un vif intérêt à cette jeune +fille... la Giralda. + +--C'est la fiancée de don César pour qui je me sens une vive affection, +expliqua Pardaillan qui fixait d'Espinosa. + +--Je sais, fit doucement celui-ci. C'est pourquoi je pense qu'il vous +importe peut-être de savoir où la trouver. + +--Il m'importe beaucoup, en effet. A moins, reprit-il en fixant +davantage d'Espinosa, à moins qu'on ne l'ait arrêtée... avec le Torero, +peut-être? + +--Non, fit d'Espinosa avec une évidente sincérité. Le Torero n'a pas été +arrêté. On le cache. J'ai tout lieu de croire que maintenant que vous +voilà libre, ceux qui le séquestrent comprendront qu'ils n'ont plus rien +à espérer puisque nous sommes d'accord et que vous emmenez le prince +avec vous, en France. En conséquence, ils ne feront pas de difficulté +à lui rendre la liberté. Si vous tenez à le délivrer, orientez vos +recherches du côté de la maison des Cyprès. + +--Fausta! s'exclama Pardaillan. + +--Je ne l'ai pas nommée, sourit doucement d'Espinosa. + +Et, sur un ton indifférent, il ajouta: + +--Ce vous sera une occasion toute trouvée de lui dire ces deux mots que +vous regrettiez si vivement de ne pouvoir lui dire avant votre départ +pour l'éternel voyage. Mais je reviens à cette jeune fille. Elle, aussi, +elle est séquestrée. Si vous voulez la retrouver, allez donc du côté de +la porte de Bib-Alzar, passez le cimetière, faites une petite lieue, +vous trouverez un château fort, le premier que vous rencontrerez. C'est +une résidence d'été de notre sire le roi qu'on appelle le Bib-Alzar, à +cause de sa proximité de la porte de ce nom. Soyez demain matin, avant +onze heures, devant le pont-levis du château. Attendez là, vous ne +tarderez pas à voir paraître celle que vous cherchez. Un dernier mot à +ce sujet: il ne serait peut-être pas mauvais que vous fussiez accompagné +de quelques solides lames, et souvenez-vous que passé onze heures vous +arriverez trop tard. + +Pardaillan avait écouté avec une attention soutenue. Quand le grand +inquisiteur eut fini, il lui dit, avec une douceur qui contrastait +étrangement avec le ton narquois qu'il avait eu jusque-là: + +--Je vous remercie, monsieur... Voici qui rachète bien des choses. + +D'Espinosa eut un geste détaché, et, avec un mince sourire, il dit: + +--A propos, monsieur, remontez donc cette ruelle. Vous aboutirez à +la place San Francisco, c'est votre chemin. Mais sur la place, +détournez-vous un instant de votre chemin. Allez donc devant l'entrée +du couvent San Pablo... vous y trouverez quelqu'un qui, j'imagine, sera +bien content de vous revoir, attendu que tous les jours il vient là +passer de longues heures... je ne sais trop pourquoi. + +Et sur ces mots, il fit un geste d'adieu, rentra dans la maison et +poussa la porte derrière lui. + + + +XIX + +LIBRE! + +Tant qu'il s'était trouvé avec d'Espinosa, Pardaillan était resté +impassible. + +Mais lorsqu'il se vit dans la ruelle déserte, sous les rayons obliques +d'un soleil brûlant--il était environ cinq heures de l'après-midi--il +aspira l'air chaud avec délice, et en s'éloignant à grandes enjambées +dans la direction que lui avait indiquée d'Espinosa, il laissait éclater +sa joie intérieurement. + +Et levant la tête, contemplant avec des yeux émerveillés l'air éclatant +d'un ciel sans nuages: + +«Mort-dieu! il fait bon respirer un air autre que l'air fétide d'un +cachot: il fait bon contempler cette voûte azurée et non une voûte +de pierres noires, humides et froides. Et toi, rutilant soleil!... +Salut!... soleil, soutien et réconfort des vieux routiers tels que moi!» + +Puis changeant d'idée, avec un sourire terrible: + +«Ah! Fausta! je crois que l'heure est enfin venue de régler nos +comptes!» + +En songeant de la sorte, il était arrivé sur la place San Francisco. + +«Allons chercher ce pauvre Chico, fit-il avec un sourire attendri. +Pauvre bougre! c'est qu'il a tenu parole... il n'a pas quitté la porte +de ma prison. Et s'il n'a rien fait pour moi, ce n'est pas la bonne +volonté qui lui a manqué... Ah! petit Chico! si tu savais comme ton +humble dévouement me réchauffe le coeur!...» + +Il était maintenant dans la rue San-Pablo--du nom du couvent--et il +approchait de la porte de cette extraordinaire prison où il venait de +passer quinze jours qui eussent anéanti tout autre que lui. Il cherchait +des yeux le Chico et ne parvenait pas à le découvrir. Il commençait à +se demander si d'Espinosa ne s'était pas trompée ou si, entre-temps, +le nain ne s'était pas éloigné, lorsqu'il entendit une voix, qu'il +reconnut aussitôt, lui dire mystérieusement: + +--Suivez-moi! + +Il se faisait un plaisir malicieux de surprendre le nain: ce fut lui +qui fut surpris. Il se retourna et aperçut le Chico qui, d'un air +indifférent, s'éloignait vivement de la porte du couvent. Il le suivit +cependant sans rien dire, en se demandant quels motifs il pouvait bien +avoir d'agir de la sorte. + +Le nain, sans se retourner, d'un pas vif et léger, contourna le mur +du couvent et s'engagea dans un dédale de ruelles étroites et +caillouteuses. Là, il s'arrêta enfin, et saisissant la main de +Pardaillan étonné, il la porta à ses lèvres en s'écriant avec un accent +de conviction touchant dans sa naïveté: + +--Ah! je savais bien, moi, que vous seriez plus fort qu'eux tous! +Je savais bien que vous vous en iriez quand vous voudriez! Vite, +maintenant, ne perdons pas de temps! Suivez-moi! + +Pardaillan, doucement ému, le considérait avec un inexprimable +attendrissement. + +--Où diable veux-tu donc me conduire? dit-il doucement. + +Le Chico se mit à rire: + +--Je veux vous cacher, tiens! Je vous réponds qu'ils ne vous trouveront +pas là où je vous conduirai. + +--Me cacher!... Pour quoi faire? + +--Pour qu'ils ne vous reprennent pas, tiens! + +A son tour, Pardaillan se mit à rire de bon coeur. + +--Je n'ai pas besoin de me cacher, fit-il. Sois tranquille, ils ne me +reprendront pas. + +Le Chico n'insista pas; il ne posa aucune question, il ne témoigna ni +surprise ni inquiétude. + +Pardaillan avait dit qu'il n'avait pas besoin de se cacher et qu'on +ne le reprendrait pas. Cela lui suffisait. Et comme son petit coeur +débordait de joie, il saisit une deuxième fois la main de Pardaillan, +et il allait la porter à ses lèvres, lorsque celui-ci, se penchant, +l'enleva dans ses bras, en disant: + +--Que fais-tu, nigaud?... Embrasse-moi!... + +Et il appliqua deux baisers sonores sur les joues fraîches et veloutées +du petit hommes, qui rougit de plaisir et rendit l'étreinte de toute la +force de ses petits bras. + +En le reposant à terre, il dit, avec une brusquerie destinée à cacher +son émotion. + +--En route, maintenant! Et puisque tu veux absolument me conduire +quelque part, conduis-moi vers certaine hôtellerie de la Tour, où nous +serons tous deux, je le crois du moins, admirablement reçus par la plus +jeune, la plus fraîche et la plus gente des hôtesses d'Espagne. + +Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée dans le patio de +l'auberge de la Tour, à peu près désert en ce moment, et où Pardaillan +commença de mener un tel tapage que ce qu'il avait voulu amener se +produisit: c'est-à-dire que la petite Juana se montra pour voir qui +était ce client qui faisait un tel vacarme. + +Elle était bien changée, la mignonne Juana. Elle paraissait dolente, +languissante, indifférente. On eût dit qu'elle relevait de maladie. Et +pourtant malgré cet état inquiétant, malgré un air visiblement découragé +et comme détaché de tout, Pardaillan, qui la détaillait d'un coup d'oeil +prompt et sûr, remarqua qu'elle était restée aussi coquette, plus +coquette que jamais, même. + +En reconnaissant Pardaillan et le Chico, une lueur illumina ses yeux +languissants, une bouffée de sang rosa ses joues si pâles, et, +joignant ses petites mains amaigries, dans un cri qui ressemblait à un +gémissement, elle fit: + +--Sainte Marie!... Monsieur le chevalier!... + +Et après ce petit cri d'oiseau blessé, elle chancela et serait tombée +si, d'un bond, Pardaillan ne l'avait saisie dans ses bras. Et chose +curieuse, qui accentua le sourire malicieux de Pardaillan, elle avait +crié: «Monsieur le chevalier!» et c'est sur le Chico que ses yeux +s'étaient portés, c'est en regardant le Chico qu'elle s'était évanouie. + +Pardaillan l'enleva comme une plume et, la posant délicatement sur un +siège, il lui tapota doucement les mains en disant: + +--Là, là, doucement, ma mignonne... Ouvrez ces jolis yeux. + +Et au Chico pétrifié, plus pâle, certes, que la gracieuse créature +évanouie: + +--Ce n'est rien, vois-tu. C'est la joie. + +Et avec un redoublement de malice: + +--Elle ne s'attendait pas à me revoir aussi brusquement, après ma +soudaine disparition. Je n'aurais jamais cru que cette petite eût tant +d'affection pour moi... + +L'évanouissement ne fut pas long. Le petite Juana rouvrit presque +aussitôt les yeux, et, se dégageant doucement, confuse et rougissante, +elle dit avec un délicieux sourire: + +--Ce n'est rien... C'est la joie... + +Et par un hasard fortuit, sans aucun doute, il se trouva qu'en disant +ces mots, ses yeux étaient braqués sur le Chico, son sourire s'adressait +à lui. + +--C'est bien ce que je disais à l'instant même: c'est la joie, fit +Pardaillan, de son air le plus naïf. + +Et aussitôt il ajouta: + +--Or ça, ma mignonne, puisque vous revoilà solide et vaillante, sachez +que j'enrage de faim et de soif et de sommeil... Sachez que voici quinze +jours, que je n'ai ni mangé, ni bu, ni dormi. + +--Quinze jours! s'écria Juana, terrifiée. Est-ce possible? + +Le Chico crispa ses petits poings et, d'une voix sourde: + +--Ils vous ont infligé le supplice de la faim? fit-il d'une voix qui +tremblait. Oh! les misérables!... + +--Oui, mordieu! Quinze jours! C'est vous dire, ma jolie Juana, que je +vous recommande de soigner le repas que vous allez me faire servir et de +soigner surtout le lit dans lequel je compte m'étendre aussitôt après. +Car j'ai besoin de toutes mes forces pour demain. Seulement, comme j'ai +besoin de m'entretenir avec mon ami Chico de choses qui ne doivent être +surprises par nulle oreille humaine--à part les vôtres, si petites et si +rosés--je vous demanderai de me faire servir dans un endroit où je sois +sûr de ne pas être entendu. + +--Je vais vous conduire chez moi, en ce cas, et je vous servirai +moi-même, s'écria gaiement Juana, qui paraissait renaître à la vie. + +Lorsqu'elle les eut introduits dans ce cabinet qui lui était personnel, +elle voulut sortir, pour donner ses ordres, mais Pardaillan l'arrêta et, +avec une gravité comique: + +--Petite Juana, dit-il, et sa voix avait des inflexions d'une douceur +pénétrante--je vous ai dit que vous seriez une petite soeur pour moi. +N'est-ce donc pas l'usage ici, comme en France, que frère et soeur +s'embrassent après une longue séparation? + +--Oh! de grand coeur! dit Juana, sans manifester ni trouble ni embarras. + +Et sans plus se faire prier, elle tendit ses joues sur lesquelles +Pardaillan déposa deux baisers fraternels. Après quoi, avec un naturel, +une bonhomie admirables, il se tourna vers le Chico et, le désignant à +Juana: + +--Et celui-ci? fit-il. N'est-il pas... un peu plus qu'un frère pour +vous? Ne l'embrassez-vous pas aussi? + +Or, chose curieuse, la petite Juana qui avait chastement, ingénument +tendu ses joues appétissantes, la petite Juana, à la proposition +d'embrasser le Chico, rougit jusqu'aux oreilles. + +Et le Chico, qui avait rougi aussi, était, en voyant cet embarras subit, +devenu pâle comme une cire, crispait son poing sur la table à laquelle +il s'appuyait, ses jambes se dérobant sous lui, et la regardait +anxieusement avec des yeux embués de larmes. + +Cependant, comme Juana demeurait toujours immobile, les yeux baissés, +l'air embarrassé, tortillant nerveusement le coin de son tablier; +comme le Chico, de son côté, plus embarrassé peut-être que sa petite +maîtresse, n'osait faire un mouvement, Pardaillan prit un air courroucé +et gronda: + +--Mordieu! qu'attendez-vous, avec vos airs effarouchés? Ce baiser vous +serait-il si pénible? + +Et, poussant le Chico par les épaules: + +--Va donc! niais, puisque tu en meurs d'envie... et elle pareillement! + +Poussé malgré lui, le nain n'osa pas encore s'exécuter. + +--Juana! fit-il dans un murmure. + +Et cela signifiait: tu permets? + +Elle leva sur lui ses grands yeux brillants de larmes contenues et +gazouilla avec une tendresse infinie; + +--Luis! + +Et ils ne bougeaient toujours pas. Ce que voyant, Pardaillan bougonna: + +--Morbleu! que de manières pour un pauvre petit baiser! + +Et, riant sous cape, il les jeta brusquement dans les bras l'un de +l'autre. + +Oh! ce fut le plus chaste des baisers! Les lèvres du Chico effleurèrent +à peine le front rougissant de la jeune fille. Et, comme il se reculait +respectueusement, brusquement elle enfouit son visage dans ses deux +mains, et se mit à pleurer doucement. + +--Juana! cria le nain bouleversé. + +Juana s'était laissée aller dans ce vaste fauteuil de chêne qui était +son siège préféré. Le Chico s'était agenouillé sur le tabouret de bois, +haut et large comme une petite estrade. Pressé contre ses genoux, il +tenait ses mains dans les siennes et la contemplait avec cette adoration +fervente qu'elle connaissait, qui la flattait autrefois et qui, +aujourd'hui, la faisait rougir de plaisir et lui ensoleillait le coeur. + +--Méchant!... murmura Juana d'une voix qui ressemblait au gazouillis +d'un oiseau. Méchant! voici quinze grands jours que je ne t'ai vu! + +Il baissa la tête comme un coupable et balbutia: + +--Ce n'est pas ma faute... Je n'ai pas pu... + +--Dis-moi plutôt que tu n'as pas voulu!... N'était-il pas convenu +que nous devions agir de concert... le délivrer ensemble, ou mourir +ensemble, avec lui? + +--Oh! oh! songea Pardaillan qui prit ce visage hermétique qu'il avait +dans ses moments d'émotion violente, voici du nouveau, par exemple! + +Et, avec un frémissement: + +--Quoi! cette chose affreuse aurait pu se produire? Ma mort eût été la +condamnation de ces deux adorables enfants? Par Pilate! je ne pensais +pas qu'en travaillant à sauver ma peau, je travaillais en même temps +pour le salut de ces deux innocentes créatures... + +Le Chico avoua dans un souffle: + +--Je ne voulais pas que tu meures!... je ne pouvais pas accepter cela... +non, je ne le pouvais pas. + +--Tu préférais mourir seul?... Et moi, méchant, que serais-je +devenue?... Ne serais-je pas morte aussi si... + +Elle n'acheva pas et, rougissant plus fort, elle cacha sa tête, à +nouveau, dans ses mains. Et ce fut encore une fatalité qu'elle n'eût +pas le courage de terminer sa phrase. Car le Chico, qui la considéra un +moment avec une ineffable tendresse, hochant la tête d'un air apitoyé, +acheva ainsi la phrase: «Je serais morte aussi... s'il était mort.» Et, +le regard douloureux et cependant toujours affectueusement dévoué qu'il +jeta sur Pardaillan, en se redressant lentement, exprimait si clairement +cette pensée que celui-ci, emporté malgré lui, lui cria: + +--Imbécile!... + +Le Chico le regarda d'un air effaré, ne comprenant rien à cette +exclamation peu flatteuse, encore moins pourquoi son grand ami +paraissait si fort en colère contre Lui. + + + +XX + +BIB-ALZAR + +Pardaillan comprit que la situation risquait de se prolonger +indéfiniment sans amener le dénouement qu'il voulait. Il renonça donc, +momentanément, à son projet au sujet des deux naïfs amoureux, et, de sa +voix bougonne, coupa court en s'écriant: + +--Morbleu! ma gentille Juana, vous oubliez décidément que j'enrage de +faim et de soif et que je tombe de sommeil. Ça, vivement, deux couverts +ici, pour mon ami Chico et moi. Et ne ménagez ni les victuailles ni les +bons vins! + +--Ah! mon Dieu! s'écria Juana en bondissant, et moi qui oubliais que, +depuis quinze jours, vous n'avez rien pris! + +Et Pardaillan qui souriait, d'un sourire presque paternel, l'entendit +crier: «Barbara, Brigida, vite, le couvert dans mon cabinet... le +couvert de grande cérémonie. Laura, à la cave, ma fille, et montez les +plus vieux vins et les meilleurs. Voyez s'il ne reste pas quelques +bouteilles de vouvray, montez-en deux!... + +Et, à son père, qui trônait, de blanc vêtu, dans la cuisine reluisante, +entouré de ses marmitons, gâte-sauce, aides et apprentis: + +--Vite, padre, aux fourneaux, et préparez un de ces repas comme vous en +feriez pour Mgr d'Espinosa lui-même! + +Et la voix tendrement bourrue de Manuel qui répondait: + +--Eh! bon Dieu! fillette, quel client illustre avons-nous donc à +satisfaire? Serait-ce pas quelque infant, par hasard? + +--Mieux que cela, mon père: c'est le seigneur de Pardaillan qui est de +retour! + +Et l'accent triomphal, la profonde admiration avec laquelle elle +prononçait ces simples paroles en disaient plus long que le plus long +des discours. Et il faut croire qu'elle n'était pas seule à partager +cet enthousiasme, car le digne Manuel lâcha aussitôt ses fourneaux pour +aller faire son compliment à cet hôte illustre. + +C'est que Pardaillan ignorait que son intervention à la corrida et la +manière magistrale dont il avait estoqué le taureau l'avaient rendu +populaire. + +On savait qu'il avait risqué sa vie pour sauver celle de Barba +Roja--qu'il avait cependant des motifs de ne pas aimer, puisqu'il lui +avait infligé une de ces corrections qui comptent dans la vie d'un +homme et dont la cour et la ville s'étaient entretenues plusieurs jours +durant. On connaissait son arrestation et la manière prodigieusement +inusitée qu'il avait fallu employer pour la mener à bien. + +Enfin--mais ceci, on le chuchotait tout bas--on savait qu'il s'était +attiré l'inimitié du roi en prenant énergiquement la défense du Torero +menacé. Or, le Torero était la coqueluche, l'adoration des Sévillans en +particulier et de tous les Andalous en général. + +Tout ceci faisait que Pardaillan était également admiré et de la +noblesse et du peuple. + +Enfin, le couvert fut dressé, les premiers plats furent posés à côté des +hors-d'oeuvre, rangés en bon ordre: Le dîner de Manuel n'était peut-être +pas l'incomparable chef-d'oeuvre qu'il avait pompeusement annoncé, mais +les vins étaient authentiques, d'âge respectable, onctueux et veloutés à +souhait, les pâtisseries fines et délicates, les fruits délicieux. Et le +gracieux sourire de la mignonne servante volontaire aidant, Pardaillan, +qui avait pourtant fait dans sa vie aventureuse bien des dîners +plantureux et délicats, put compter celui-ci parmi les meilleurs. + +Mais, tout en mangeant de son robuste appétit, tout en veillant à ce que +le Chico fût copieusement servi, il ne perdait pas de vue qu'il avait +encore à faire et n'arrêtait pas de poser question sur question au petit +homme. + +De cette sorte d'interrogatoire serré, il résulta que: le Chico ayant +trouvé un blanc-seing--qu'il remit à Pardaillan en assurant que c'était +lui qui l'avait perdu--avait eu l'idée de remplir ce blanc-seing, de +façon à pénétrer dans le couvent, et, en vertu de l'ordre dont il aurait +été le possesseur, à le faire élargir immédiatement. + +Malheureusement, il ne pouvait jouer lui-même le rôle du personnage +qu'impliquait la possession d'un tel document. Il avait donc pensé à don +César. Mais il n'avait pu approcher le Torero. Tout ce qu'il avait pu +faire, c'était de surprendre qu'on l'avait tiré de la maison où il était +gardé pour le transporter de nuit à la maison des Cyprès. Il avait +immédiatement conçu le projet de délivrer le Torero, à seule fin qu'il +pût à son tour délivrer le chevalier. + +En le transportant dans cette maison, dont il connaissait à merveille +toutes les caches, comme il disait, on lui facilitait singulièrement la +besogne. + +Mais il avait vainement fouillé les sous-sols de la maison sans y +découvrir celui qu'il cherchait. + +Il avait pensé que le prisonnier devait être gardé en haut, dans les +appartements. Il savait bien comment pénétrer là, ce n'était pas +cela qui l'eût embarrassé; mais en haut, au milieu de gardes et de +serviteurs, il ne pouvait plus être question d'une surprise. + +L'aventure tournait au coup de main et ce n'était pas lui, faible et +chétif, qui pouvait le tenter. Il avait essayé cependant. Il avait +failli se faire surprendre et n'avait rien trouvé. Alors, en désespoir +de cause, il avait pensé à don Cervantes. + +Par fatalité, le poète, employé au gouvernement des Indes, avait été +envoyé en mission à Cadix et il avait dû se morfondre. + +En ce qui concernait la Giralda, il avait pu, en suivant tantôt +Centurion, tantôt son sergent, découvrir le lieu de sa retraite. + +Elle était enfermée au château de Bib-Alzar. Et le terrible, pour elle, +c'est que Barba Roja, qui avait été assez sérieusement blessé par le +taureau. Barba Roja était maintenant sur pied, complètement remis, et +certainement il ne tarderait pas à l'aller chercher pour l'emmener chez +lui. + +Tels étaient, résumés, les renseignements que le nain fournit à +Pardaillan, attentif. + +Au reste, il n'était pas seul à écouter le petit homme. + +Juana ne perdait pas une de ses paroles et le contemplait avec une +évidente admiration que Pardaillan remarqua fort bien. Une chose qu'il +remarqua aussi, c'est que le nain affectait maintenant une singulière +indifférence vis-à-vis de la jeune fille, qui, elle, au contraire, +n'avait d'yeux et d'attentions que pour lui et le traitait avec une +douceur déférente à laquelle il ne paraissait pas prêter attention, bien +qu'elle fût toute nouvelle pour lui et dût lui paraître très douce. + +--Sais-tu, dit Pardaillan très sérieusement, lorsque le nain eut terminé +son récit, sais-tu que tu es un hardi et délié compagnon? + +Le compliment, venant de lui, n'avait pas de prix. Le Chico et la petite +Juana en devinrent écarlates de plaisir et d'orgueil. Seulement, alors +que la jeune fille semblait approuver hautement ces paroles par une +mimique expressive, le petit homme eut un geste confus qui voulait dire: +ne vous moquez pas de moi. + +Devant son geste, Pardaillan insista: + +--Puisque je te le dis... Je m'y connais un peu, il me semble. Quel +dommage que tu n'aies pas plus de forces qu'un oiselet chétif! Mais j'y +songe!... A tout prendre, c'est un malheur facilement réparable... et +je veux le réparer... Comment n'y ai-je pas songé plus tôt?... Je veux +t'apprendre à manier une épée... + +A cette offre inespérée, quoique secrètement désirée sans doute, le nain +bondit, et, les yeux brillants de joie, joignant ses petites mains, il +s'écria: + +--Quoi!... Vous consentiriez?... + +--Par Pilate! comme disait monsieur mon père, je ne me dédis jamais, tu +sauras cela, mon Chico! Et la preuve, c'est que je vais te donner ta +première leçon... à l'instant même. + +Le nain se mit à sauter de joie, et Juana, aussi joyeuse que lui, battit +des mains. Seulement, la joie de la jeune fille fondit comme neige au +soleil quand elle entendait Pardaillan ajouter d'un air très détaché: + +--D'autant que pour l'expédition que nous allons entreprendre ce soir et +celle de demain matin, le peu que je vais t'enseigner en une leçon te +sera peut-être utile... + +Et, sans paraître remarquer la soudaine pâleur de la jeune fille, ni le +regard de douloureux reproche qu'elle attachait sur lui, il ajouta: + +--Juana, ma mignonne, envoyez donc chercher dans ma chambre deux +épées... sans oublier les boutons que vous trouverez dans quelque poche +d'habit pendu au mur. + +Et, tandis que la triste Juana, courbant la tête, sortait pour chercher +les épées demandées, s'adressant au nain qui, dans sa joie exubérante, +gambadait comme un fou: + +--Tu n'as pas peur, au moins? fit-il en souriant. + +--Peur?... fit le Chico étonné, peur de quoi?... + +--Dame! fit Pardaillan de son air le plus ingénu, il va y avoir des +horions à donner et à recevoir! + +--On tâchera de les donner... et de ne pas les recevoir, fit le Chico en +riant. Et puis, vous serez là, tiens? + +--Tu ne me demandes pas où je veux te conduire? + +--Tiens! comme c'est difficile à deviner! fit le Chico en haussant les +épaules d'un air entendu. J'imagine que nous allons, ce soir, à la +maison des Cyprès, et demain matin au château de Bib-Alzar! + +Juana avait apporté les épées et les boutons, que le chevalier ajusta à +la pointe des lames, et, la table poussée dans un coin, dans le petit +cabinet même, la leçon commença, sous l'oeil apeuré de Juana. + +Les épées de Pardaillan étaient de longues et lourdes rapières. + +Tout d'abord le Chico éprouva quelque peine à les manier. Mais il était +nerveux et souple; peu à peu, le poignet s'entraîna et il ne sentit plus +le poids de la rapière, plus longue que lui de près d'un pied. + +La leçon se poursuivit jusqu'à ce que la nuit fût tombée tout à fait, +avec une patience inaltérable de la part du maître, une bonne volonté +que rien ne rebutait de la part de l'élève. + +Lorsque Pardaillan jugea que la soirée était assez avancée et que +l'heure était venue, il arrêta la leçon et déclara gravement qu'il était +content; le Chico avait des dispositions et il en ferait un escrimeur +passable, ce qui transporta d'aise le petit homme et fit plaisir à +Juana, qui avait assisté à la leçon. + +Le moment étant venu, Pardaillan ceignit son épée, choisit dans sa +collection une dague assez longue, légère et résistante, quoique +flexible, et la ceignit lui-même à la taille du nain, très fier de +voir cette épée--car, pour sa taille, c'était une longue épée--qui lui +battait les mollets. + +Quand Juana vit qu'ils se disposaient à sortir, elle fit une tentative +désespérée et demanda timidement: + +--Je croyais, seigneur de Pardaillan, que vous vouliez vous reposer?... +Je vous ai fait préparer un lit douillet à faire envie à un moine! + +--Misère de moi! gémit Pardaillan, voilà bien ma malchance... Mais, ma +mignonne, j'utiliserai ce lit douillet à mon retour et ferai de mon +mieux pour rattraper le temps perdu. + +--Et si vous... ne revenez pas? dit faiblement Juana. + +--Pourquoi ne reviendrais-je pas? s'étonna Pardaillan. + +--Puisque vous dites que... l'expédition est... dangereuse... vous +pourriez... être... blessé... + +--Impossible! assura Pardaillan. + +--Pourquoi? demanda Juana, qui sentit l'espoir renaître en elle. + +--Parce qu'une expédition--autrement dangereuse, celle-là--m'attend +demain matin. Et, comme il n'y a que moi qui puisse la mener à bien, il +est clair que je reviendrai pour l'accomplir. + +Et, riant sous cape, il sortit avec le Chico, laissant Juana écrasée par +cette bizarre logique et plus inquiète qu'avant. + +Pardaillan, guidé par le Chico, pénétra dans les sous-sols de la +mystérieuse maison des Cyprès. Au bout de deux heures environ, +Pardaillan et le nain sortirent, comme ils étaient entrés, sans avoir +été découverts, sans qu'il leur fût arrivé la moindre mésaventure. Mais +ils sortaient à deux comme ils étaient entrés. + +Pardaillan avait-il réussi ou échoué dans ce qu'il était venu tenter? +C'est ce que nous ne saurions dire. + +Il était un peu plus de onze heures lorsqu'ils rentrèrent à +l'hôtellerie. Ils n'eurent pas la peine de frapper; la petite Juana les +attendait sur le seuil de la porte. + +La jeune fille avait passé tout le temps qu'avait duré leur absence à +guetter leur retour, dans des transes mortelles. Du premier coup d'oeil, +elle avait constaté qu'ils étaient, tous les deux, en parfait état. Un +long soupir de soulagement avait gonflé son sein et ses beaux yeux noirs +avaient aussitôt retrouvé leur éclat joyeux. + +Elle avait voulu les faire souper, leur montrant la table toute dressée +et chargée de victuailles appétissantes. Mais Pardaillan avait déclaré +qu'il avait besoin de repos et il avait fait un signe imperceptible au +Chico, lequel, répondant par un signe de tête affirmatif, déclara que, +lui aussi, tombait de sommeil. + +Le Chico parti, Pardaillan se fit conduire à sa chambre, se glissa entre +les draps blancs et fleurant bon la lavande de ce lit douillet, préparé +expressément à son intention, et dormit tout d'une traite jusqu'à six +heures du matin. + + + +XXI + +BARBA ROJA + +Il se leva et s'habilla en un tour de main. Frais et dispos, il sortit +aussitôt et s'en fut droit chez un armurier où il choisit une mignonne +petite épée qui avait les apparences d'un jouet, mais qui était une arme +parfaite, flexible et résistante, en dur acier forgé et non trempé. +C'était le présent qu'il voulait faire au Chico. + +Son acquisition faite, il revint à l'hôtellerie. Son absence n'avait pas +duré une demi-heure, et le nain, qu'il attendait, n'étant pas encore +arrivé, il fit préparer un déjeuner substantiel pour lui et son +compagnon. + +Enfin, le nain parut. Sur une interrogation muette de Pardaillan, il +dit: + +--Barba Roja vient de sortir du palais. Ils sont douze, parmi lesquels +Centurion et Barrigon. Ils vont là-bas... je les ai suivis un moment +pour être sûr. + +--Tout va bien! s'écria joyeusement Pardaillan. Tu es un adroit +compère... C'est un plaisir de travailler avec toi! + +Le nain rougit de plaisir. + +Il était à ce moment un peu plus de sept heures et demie. Pardaillan +calcula qu'il avait du temps devant lui et résolut, pour tuer une heure, +de donner une deuxième leçon à son petit ami. + +Le nain accepta avec un empressement et une joie qui témoignaient du vif +plaisir qu'il avait de profiter de sa bonne aubaine et d'arriver à un +résultat appréciable. Mais sa joie devint du délire et il se montra ému +jusqu'aux larmes lorsqu'il vit la superbe petite épée que Pardaillan +était allé acheter à son intention. + +Pour couper court à son émotion et à ses remerciements, Pardaillan +expliqua: + +--Tu comprends que tu ne peux pas t'armer comme tout le monde. Il te +faut donc compenser par une habileté, une adresse et une vivacité +supérieures l'inégalité des armes. En conséquence, il te faut, dès +maintenant, t'habituer à lutter avec cette petite aiguille contre ma +rapière du double plus longue. + +La leçon se prolongea le temps fixé par Pardaillan. Comme la veille, le +professeur se déclara satisfait et assura que l'élève deviendrait un +escrimeur passable. Passable, dans la bouche de Pardaillan, voulait dire +redoutable. + +Après la leçon, ils expédièrent rapidement le déjeuner qui les attendait +et, sans s'occuper des mines désespérées de Juana, Pardaillan et le +Chico se mirent en route, se dirigeant vers la porte de Bib-Alzar. + +Très triste, agitée de pressentiments sinistres, la petite Juana se +remit sur le pas de la porte et les suivit du regard, tant qu'elle put +les apercevoir. Après quoi, elle rentra dans son cabinet et se mit à +pleurer doucement. Mais, c'était une fille de tête que la petite Juana. +Obligée par les circonstances de diriger une maison à un âge où l'on n'a +guère d'autre souci que se livrer à des jeux plus ou moins bruyants, +elle avait appris à prendre de promptes résolutions. + +Le résultat de ses réflexions fut qu'elle alla tout droit trouver un +de ses domestiques nommé José, lequel José détenait les importantes +fonctions de chef palefrenier de l'hôtellerie, et lui donna ses ordres. + +Un petit quart d'heure plus tard, José sortit de l'auberge conduisant +par la bride un vigoureux cheval attelé à une petite charrette. Dans la +charrette, étendues sur des bottes de paille, bien enveloppées dans de +grandes mantes noires dont les capuchons étaient rabattus sur la figure, +étaient la petite Juana et sa nourrice Barbara. Et le palefrenier, +marchant d'un bon pas à cote du cheval, prit le chemin de la porte de +Bib-Alzar... + +Le même chemin que venait de prendre Pardaillan. + +Le château fort de Bib-Alzar, construction massive et trapue, véritable +nid de vautours, remontait à l'époque des grandes luttes contre les +Maures envahisseurs. + +Suivant les règles du temps, concernant l'art de la fortification, il +était bâti sur une emmenée. Ses tours crénelées, dressées menaçantes +vers le ciel, étaient dominées par la masse centrale du donjon, lequel +était surmonté, au nord et au midi, de deux échauguettes en poivrière: +yeux monstrueux ouverts sur l'horizon qu'ils scrutaient avec une +vigilance de tous les instants. + +Comme dans toute résidence royale, il y avait là une petite garnison +et de nombreux serviteurs. Les uns et les autres saisissaient avec +empressement toutes les occasions de se rendre à la ville proche. + +En ce moment, grâce à la présence du roi à Séville, l'ennui pesait plus +que jamais sur la garnison, attendu qu'il était interdit, sous peine de +mort, de sortir du château, sous quelque prétexte que ce fût, à moins +d'un ordre formel du roi ou du grand inquisiteur. + +Cette défense, bien entendu, ne concernait que les officiers et soldats, +et non les serviteurs. + +La grand-route passait au pied de l'éminence que dominait le château. +Là, elle bifurquait et s'ouvrait un sentier, assez large pour permettre +à la litière royale de passer. C'était le seul chemin visible qui +permettait d'aboutir du château à la route. + +Il devait certainement y avoir d'autres voies souterraines qui +permettaient de gagner la campagne, mais personne ne les connaissait, à +part le gouverneur, et encore n'était-ce pas bien sûr. + +Telles étaient les explications que le Chico avait données à Pardaillan. +Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'éminence, il était un peu plus de dix +heures. + +Pardaillan était donc en avance de près d'une heure sur l'heure que lui +avait indiquée d'Espinosa. + +D'un coup d'oeil expert, il eût tôt fait de se rendre compte de la +disposition, et vit avec satisfaction que toute personne qui sortirait +de la forteresse devait passer forcément devant lui. Donc, il était +impossible qu'on emmenât la Giralda sans qu'on la vît. + +En attendant, il plaça le Chico en sentinelle, derrière un quartier de +roche, dans un endroit assez éloigné de la porte d'entrée. + +Il n'avait nullement besoin de faire surveiller cet endroit, mais il +tenait à ce que le petit homme qui, en tant que combattant, ne pouvait +lui être d'aucune utilité, ne se trouvât pas exposé inutilement. + +Après quoi, tranquille de ce côté, il vint se poster à quelques toises +du pont-levis, en se dissimulant de son mieux dans l'herbe qui poussait, +haute et drue, sur les côtés, bordant les fossés de la petite esplanade +qui s'étendait devant l'entrée du château fort. Et il attendit. + +Il entendit enfin le bruit des chaînes qui se déroulaient et vit le +pont-levis s'abaisser lentement. + +Il eut un sourire de satisfaction et, sans se redresser, il mit l'épée à +la main. + +En effet, c'était bien Barba Roja tenant dans ses bras la Giralda +endormie ou évanouie. + +Mais le colosse était entouré d'une troupe d'hommes d'armes dont les +sinistres physionomies étaient, à elles seules, un épouvantail capable +de mettre en fuite le plus résolu des chercheurs d'aventures. Et, en +tête de la troupe qui pouvait bien se composer d'une quinzaine de +sacripants, tous gens de sac et de corde, soigneusement triés sur +le volet, immédiatement derrière Barba Roja venaient l'ex-bachelier +Centurion et son sergent Barrigon. + +Pardaillan ne prêta qu'une médiocre attention à cette bande de +malandrins armés de formidables rapières, sans compter la dague qu'ils +avaient tous, pendue au côté droit. + +Il ne vit et ne voulut voir que Barba Roja et celle qu'il tenait dans +ses bras. Il laissa la troupe, tout entière sortir de la voûte et +s'engager sur la petite esplanade. + +Lorsque le pont-levis, en se relevant, lui fit comprendre que toute la +bande était sortie, il se redressa doucement et, sans hâte, il alla se +camper au milieu du chemin. Et, d'une voix terrible à force de calme +et de froide résolution, il cria, comme un officier commandant une +manoeuvre: + +--Halte... On ne passe pas! + +Barba Roja crut que, derrière cet extravagant audacieux, devait se +trouver une troupe au moins égale à la sienne, et il s'arrêta net, +immobilisant ses hommes derrière lui. + +Alors, seulement, il reconnut Pardaillan et vit qu'il était seul, +parfaitement seul, au milieu du chemin. + +Il eut un sourire terrible. + +Par Dieu! la partie était belle! + +Il allait s'emparer de son ennemi, l'emmener proprement ficelé, +l'obliger à assister au déshonneur de la donzelle qu'il aimait, après +quoi un coup de poignard bien appliqué le débarrasserait à tout jamais +du Français maudit. + +Tel fut le plan qui germa instantanément dans la cervelle du colosse, et +de la réussite duquel il ne douta pas un instant. + +Peut-être eût-il montré moins d'assurance s'il avait pu lire ce qui se +passait dans l'esprit de ses diables à quatre. En effet, en exceptant +Centurion et Barrigon, qui avaient mille et une bonnes raisons de lui +rester fidèles, les treize autres ne paraissaient pas montrer cet +entrain qui décide de la victoire... surtout quand on a pour soi le +nombre. + +C'est que ces treize-là avaient déjà eu affaire à Pardaillan; ces +treize-là étaient ceux qui avaient été si fort malmenés dans la fameuse +grotte de la maison des Cyprès. + +Malheureusement pour lui. Barba Roja ne se rendit pas compte de cet +état d'esprit qui pouvait faire avorter son dessein de s'emparer de +Pardaillan. + +Il se crut sincèrement le plus fort, assuré de la victoire, et résolut +de s'amuser un peu, tel le chat qui joue avec la souris avant de +l'abattre d'un coup de griffe. Il mit tout ce qu'il put mettre d'ironie +et de mépris dans sa voix pour s'écrier: + +--Ça, que veut ce truand?... Si c'est une bourse qu'il cherche, qu'il +prenne garde de trouver les étrivières... en attendant une bonne corde! + +--Fi donc! répliqua la voix très calme de Pardaillan. Votre bourse, mon +petit Barba Roja, si je l'avais voulue, je l'aurais prise ce jour où +je dus, pour sauver votre carcasse, mettre à mal une pauvre bête, +assurément moins brute que vous! + +Barba Roja avait espéré s'amuser aux dépens de Pardaillan. Il aurait dû +cependant se souvenir de la scène de l'antichambre royale et savoir qu'à +ce jeu-là, comme aux autres, il n'était pas de force à se mesurer avec +lui. + +Du premier coup, il perdit son sang-froid. En entendant Pardaillan lui +rappeler que, somme toute, il lui avait sauvé la vie, il étrangla de +honte et de fureur. Il ne chercha plus à railler et à s'amuser, et il +grinça: + +--Misérable mécréant! c'est bien pour cela que ma haine pour toi s'est +encore accrue... ce que je n'aurais pas cru possible... + +--Parbleu! dit froidement Pardaillan. Quant aux étrivières, on les +applique aux petits garçons malappris tels que vous. Je ne sais ce qui +me retient de vous les appliquer séance tenante... ne fût-ce que pour +voir si vous sautez toujours aussi bien... Vous souvenez-vous, mon +petit? + +Barba Roja écumait. Il acheva de perdre la tête et, sans trop savoir ce +qu'il disait, cria: + +--Ça, que veux-tu? + +--Moi? fit Pardaillan de son air le plus naïf. Je veux simplement te +débarrasser du fardeau de cette jeune fille... Tu vois bien qu'elle est +trop lourde pour tes faibles bras... Tu vas la laisser choir, mon petit! + +--Place! par le Christ! hurla le colosse. + +--On ne passe pas! répéta Pardaillan en lui présentant la pointe de sa +rapière. + +A ce moment-là, il n'avait qu'une crainte: c'est que le colosse ne +s'obstinât à garder la jeune fille dans ses bras, ce qui l'eût fort +embarrassé. + +Heureusement, l'intelligence du colosse était loin d'égaler sa force. +Exaspéré par les paroles de Pardaillan, il posa rudement la jeune fille +à terre et se rua tête baissé, l'épée haute. + +En même temps que lui. Centurion, Barrigon et les autres attaquèrent. +Pardaillan eut devant lui un cercle d'acier qui cherchait de toutes +parts à l'atteindre. Il dédaigna de s'en occuper. + +Il porta toute son attention sur Barba Roja, pensant, non sans raison, +que le chef atteint les autres ne compteraient plus. Et, d'un coup +droit, foudroyant, presque au jugé, il se fendit à fond. + +Barba Roja, traversé de part en part, leva les bras, laissa tomber son +épée et se renversa comme une masse en rendant des flots de sang. + +Un instant, il talonna le sol à coups furieux, puis il se tint immobile: +il était mort. + +Alors, Pardaillan se tourna vers Centurion. Il sentait que, celui-là, +comme Barba Roja, agissait pour son compte personnel. Celui-là avait +aussi une haine à satisfaire. + +Ce ne fut pas long. D'un coup de pointe, il atteignit Centurion à +l'épaule, d'un coup de revers il enleva une partie de la joue de +Barrigon, qui le serrait de trop près. + +Il y eut un double hurlement suivi d'une double chute, et Pardaillan +n'eut plus devant lui que les treize, lesquels, se battant uniquement +pour gagner honnêtement l'argent qu'on leur donnait, étaient loin de +montrer la même ardeur que les trois chefs qui venaient d'être mis hors +de combat. + +--A qui le tour? lança Pardaillan d'une voix tonnante. Qui veut tâter de +Giboulée? + +Et aussitôt deux hurlement attestèrent que deux hommes avaient tâté de +Giboulée. + +Les treize, en effet, avaient eu cette suprême pudeur de tenter--pour +la forme--une illusoire résistance. Lorsqu'ils entendirent le double +hurlement de douleur de deux des leurs, ils étaient déjà prêts à lâcher +pied. + +Pour comble de malchance, voici qu'à cet instant précis des +glapissements aigus se firent entendre sur leur flanc. Et quelque chose, +ils ne savaient quoi, un étrange petit animal, quelque petit démon, +suppôt de ce grand diable, sans doute, qui n'arrêtait pas de pousser des +cris perçants qui leur déchiraient les oreilles, se glissa entre leurs +jambes et, partout où cette fantastique et insaisissable petite bête se +faufilait ainsi, un combattant atteint soit au mollet, à la cuisse ou +au ventre, jamais plus haut, poussait un hurlement où la terreur +superstitieuse tenait autant de place que la douleur réelle, et, sans +demander son reste, le blessé, réunissant toutes ses forces, se hâtait +de tirer au large, se défilant de son mieux le long des bas-côtés du +sentier. + +En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la place se trouva +déblayée. + +Sur le champ de bataille, il ne restait que le cadavre de Barba Roja et +les corps évanouis, ou morts, de Barrigon et de Centurion, tombés non +loin de la Giralda. + + + +XXII + +L'AVEU DU CHICO + +Alors, Pardaillan partit d'un long éclat de rire, et, s'adressant à ce +diablotin qui avait semé la panique dans la troupe des spadassins, et +continuait à pousser des clameurs aiguës, entrecoupées d'éclats de +rire sardoniques, et se démenait en brandissant une longue aiguille à +tricoter et contrefaisait les contorsions et les grimaces des vaincus +blessés et fuyant, tels des lièvres: + +--Bravo, Chico! cria-t-il enthousiasmé. + +Mais, aussitôt, il se reprit et, très sévère: + +--Est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres?... + +La joie qui animait la tête fine et intelligente du nain tomba soudain. + +Piteusement, il expliqua qu'il avait bien compris l'intention de +Pardaillan, et qu'il serait mort de honte s'il avait poussé la +poltronnerie jusqu'à demeurer spectateur impassible de l'inégale lutte. + +--Imbécile! fit Pardaillan en dissimulant un sourire de satisfaction. La +lutte était inégale, en effet... mais pas à leur avantage... puisqu'ils +sont en fuite. + +--C'est vrai, tout de même, avoua le nain. + +--Malheureux! Et si tu avais été tué?... Je n'aurais jamais osé me +représenter devant certaine hôtesse que tu connais. + +Et, pour couper court à l'embarras du Chico, il se dirigea vers la +Giralda, évanouie et non endormie, s'accroupit devant elle et, du +tranchant de son épée, se mit à couper les cordes qui liaient ses pieds +et ses mains. A ce moment, il entendit la voix étranglée du Chico crier: + +--Gardez-vous!... + +En même temps, il perçut comme un glissement sur son dos, et, tout de +suite après, un grand cri suivi d'un râle. Il se redressa d'un bond, +l'épée à la main, et vit d'un coup d'oeil ce qui s'était passé. + +Centurion, qu'il avait cru mort ou évanoui, n'avait pas perdu +connaissance, malgré sa blessure. + +Or, Pardaillan s'était accroupi à quelques pas du bravo et lui tournait +le dos. Alors, celui-ci s'était dit que, s'il pouvait ramper jusqu'à +lui, il pourrait, d'un coup de dague donné dans le dos, assouvir sa +haine. Et il s'était mis en marche, avec des précautions infinies, +étouffant de son mieux les gémissements que chacun de ses mouvements lui +arrachait, car sa blessure le faisait cruellement souffrir. + +Au moment où il se redressait péniblement pour porter le coup mortel à +l'homme qu'il haïssait, le nain l'avait aperçu et s'était jeté devant +lui, le bras levé. + +Le pauvre petit homme avait reçu le coup de dague en pleine poitrine, +et c'était lui qui avait poussé ce grand cri qui avait fait frissonner +Pardaillan. Mais, en même temps, il avait eu la satisfaction de plonger +sa petite épée, jusqu'à la garde, dans la gorge du misérable qui avait +fait entendre ce râle étouffé et s'était abattu, la face contre terre. + +Fou de douleur à la vue du nain qui perdait des flots de sang, +Pardaillan, pris d'une de ces colères terribles, cria: + +--Ah! vipère! + +Et, levant le pied, d'un coup de talon furieux, il broya la tête du +misérable, qui se tordit un moment et demeura enfin immobile à jamais. + +Ainsi finit don Cristobal Centurion, qui avait espéré, grâce à l'appui +de Fausta, devenir un puissant personnage. + +--Chico! mon pauvre petit Chico! râla Pardaillan, qui prit doucement le +nain dans ses bras. + +Le Chico jeta sur lui un regard qui exprimait tout le dévouement et +toute l'affection dont son petit coeur était rempli; un sourire très +doux erra sur ses lèvres, et il murmura: + +--Je... suis... content! + +Et il s'abandonna, évanoui, dans les bras qui le soutenaient. + +Pâle de douleur et de désespoir, Pardaillan défit rapidement le +pourpoint et se mit à vérifier la blessure avec la compétence d'un +chirurgien consommé. Alors, un immense soupir s'exhala de sa poitrine +oppressée, et, avec un sourire radieux, il s'écria tout haut: + +--C'est un vrai miracle!... La lame a glissé sur les côtes... Dans huit +jours il sera sur pied, dans quinze il n'y paraîtra plus... C'est égal, +j'ai eu peur! + +Tranquillisé sur le sort de son petit ami, son naturel insouciant et +railleur reprit le dessus, et il songea: + +--Me Voilà bien loti!... une femme évanouie et un enfant blessé sur les +bras!... Hé! mais... morbleu! voici mon affaire. + +Ce qui motivait cette exclamation, c'était la vue d'une charrette qui +s'était arrêtée en bas, sur la route, et dont le conducteur, qui se +tenait à côté du cheval, semblait se demander ce qu'il devait faire: ou +continuer par la grand-route ou grimper par le sentier. + +Pardaillan jeta un coup d'oeil sur les deux corps étendus à terre. Et sa +résolution fut prise. Il cria à pleins poumons au charretier: + +Ho! l'homme!... Si vous êtes chrétien, attendez un moment! + +Il faut croire qu'il fut entendu et compris, car il vit une silhouette +féminine se dresser debout dans la charrette, descendre précipitamment, +et se ruer à l'assaut du sentier. + +«Bon! songea Pardaillan, tout va bien.» + +Et, se baissant, il prit dans ses bras robustes la Giralda et le Chico +et se mit à descendre doucement, sans paraître gêné par son double +fardeau. Au fur et à mesure qu'il descendait, la silhouette qui montait +à sa rencontre précipitait sa marche, et, bientôt, malgré la mante qui +la recouvrait, il la reconnut. + +--Par ma foi, c'est la petite Juana! se dit-il, enchanté au fond de +la rencontre. Pour une fois, voici donc une femme qui sait arriver à +propos!... + +En effet, c'était la petite Juana qui grimpait précipitamment le +sentier, suivie de loin par la vieille Barbara, suant, soufflant... et +pestant, à son ordinaire. + +A la vue de Pardaillan, seul sur l'esplanade, elle avait senti une +angoisse mortelle l'étreindre; en l'entendant appeler, elle avait +compris qu'un malheur était arrivé. Elle en avait le pressentiment +douloureux puisque c'est ce qui l'avait décidée à tenter cette démarche +plutôt risquée. + +Elle avait bondi hors de la charrette et s'était mise à courir à la +rencontre du chevalier. + +En approchant, elle avait vu que le chevalier portait dans ses bras deux +corps qui semblaient privés de vie. + +Un affreux sanglot déchira sa gorge contractée. Le malheur pressenti +était arrivé! + +Sans forces, elle s'arrêta, plus pâle peut-être que le blessé que +Pardaillan tenait dans ses bras, et elle râla: + +--Il est mort, n'est-ce pas? + +Comme s'il avait la tête égarée par la douleur, Pardaillan répondit +d'une voix sourde: + +--Pas encore! + +Et il continua son chemin, comme inconscient du coup terrible qu'il +venait de porter, se dirigeant vivement vers la charrette. + +La petite Juana n'eut pas un cri, pas une plainte, pas une larme. +Seulement, de pâle qu'elle était, elle devint livide, et, lorsque +Pardaillan passa près d'elle, il courba la tête d'un air honteux, sous +le regard de douloureux reproche qu'elle lui décocha. + +Et elle se mit à le suivre, du pas raide, saccadé d'un automate. + +Près de la charrette, Pardaillan déposa la Giralda dans les bras de la +duègne en disant d'un air bourru: + +--Occupez-vous de celle-ci. + +Et, se baissant, il étendit doucement le blessé sur l'herbe roussie qui +bordait la route. + +En voyant son compagnon d'enfance, son petit jouet vivant, livide, +couvert de sang, ses paupières mi-closes laissant apercevoir le blanc de +l'oeil révulsé, la petite Juana sentit un affreux déchirement dans tout +son être et s'abattit sur les genoux. + +Elle prit doucement dans ses bras la tête si pâle de son ami, et, +sans rien voir autour d'elle, non plus que Pardaillan, qui paraissait +horriblement gêné par le spectacle de ce désespoir morne, elle se mit à +le bercer doucement, dans un geste maternel, tandis qu'elle balbutiait, +avec une tendresse infinie: + +--Chico!... Chico!... Chico!... + +Et, sous cette caresse tendrement berceuse, l'amour qui emplissait le +coeur fidèle du petit homme, l'amour puissant, naïf et sincère, montra +une fois de plus quel était son pouvoir: le blessé reprit ses sens. + +Tout de suite, il vit dans quels bras adorés il était blotti, tout de +suite, il reconnut son grand ami qui se penchait aussi sur lui, et il +leur sourit, les enveloppant dans le même sourire. + +Et, d'un regard d'une éloquence muette, il interrogea son grand ami, qui +détourna les yeux d'un air embarrassé. + +--Je voudrais savoir, pourtant..., fit le blessé. + +--Hélas!... murmura Pardaillan. + +Et le Chico comprit. Il eut une contraction douloureuse de ses traits +fins. + +Mais ce ne fut qu'un nuage fugitif qui passa aussitôt. Il reprit vite +possession de lui et retrouva, avec sa sérénité, son bon sourire de +chien dévoué, à l'adresse des deux seuls êtres qu'il eût aimés au monde, +et il murmura: + +--Oui, il vaut mieux qu'il en soit ainsi. + +Juana aussi avait compris... et alors, seulement, les larmes jaillirent +à flots pressés de ses yeux endoloris. Très doucement, il demanda: + +--Pourquoi pleures-tu, Juana? + +--O Luis!... Luis!... peux-tu bien me demander cela? + +--Il ne faut pas pleurer, insista doucement le blessé. Vois-tu, il vaut +mieux que je m'en aille... J'aurais été une gêne pour toi... et moi... +j'aurais été très malheureux! + +--Luis!... Luis!... + +--Car, vois-tu, je puis bien te le dire maintenant... puisque je vais +mourir... + +Et, comme s'il eût voulu être bien sûr avant de dire ce qu'il avait à +dire, il insista en fixant Pardaillan: + +--Car je vais mourir, n'est-ce pas? + +Et il faut croire que le pauvre Pardaillan, dans son désespoir, n'avait +plus toute sa présence d'esprit, car, au lieu de le réconforter par +des paroles d'espoir, comme le lui commandait l'humanité la plus +élémentaire, il cacha sa tête dans ses mains, pour dissimuler +ses larmes, sans doute, et, en même temps, de la tête, il disait +frénétiquement: «Oui! Oui!» + +Sans remarquer cette insistance féroce, le nain continua, toujours avec +la même douceur: + +--Puisque je vais mourir... je puis bien te le dire, Juana... je +t'aimais... je t'aimais bien. + +--Hélas!... moi aussi, gémit la jeune fille. + +--Mais moi, fit le blessé avec un triste sourire, moi, Juana, je ne +t'aimais pas comme une soeur... j'aurais... voulu faire de toi... ma... +ma femme! Il ne faut pas m'en vouloir, je ne t'aurais jamais dit cela... +mais je vais mourir... ça n'a plus d'importance. Rappelle-toi, Juana... +je t'aimais... + +--Chico! sanglota la petite Juana, éperdue, Chico! tu me brises le +coeur... Ne vois-tu donc pas que moi aussi je t'aime... et pas comme un +frère!... + +--Oh! murmura le blessé, ébloui, qui trouva la force de redresser sa +petite tête, oh!... dis-tu vrai?... + +--Luis! clama la petite Juana, qui pressa tendrement cette tête chère +dans ses bras, Luis, je t'aimais, aussi!... je t'ai toujours aimé!... + +Une expression de joie céleste se répandit sur les traits du nain. + +--Oh!... trop tard..., fit-il dans un souffle, je... vais mourir. + +--Luis! cria Juana à demi folle, ne meurs pas... Je t'aime!... Je +t'aime!... + +--Trop... tard!... fit encore une fois le nain. + +Et il se renversa, évanoui. + +--Eh! mordieu! éclata Pardaillan, ne pleurez pas, petite Juana!... Il +n'est pas mort!... Il ne mourra pas! + +--Oh! monsieur, fit Juana en secouant douloureusement la tête, ne jouez +pas avec ma douleur... Je vous jure qu'elle est sincère!... + +--Eh! morbleu! je le sais bien! Mais, regardez-moi, ma mignonne, ai-je +l'air d'un homme qui joue avec une chose aussi respectable qu'une +douleur sincère? + +--Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille. + +--Rien que ce que j'ai dit. Le Chico n'est pas mort... Voyez, il +s'agite... Et il ne mourra pas! + +--Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante, puisqu'il le +dit... c'est que c'est la vérité... Je ne mourrai pas!... + +Et avec une inquiétude navrante: + +--Mais... si je ne meurs pas... m'aimeras-tu quand même? + +--Oh! méchant... peux-tu faire pareille question? + +Et, pour cacher son trouble: + +--Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie lugubre?... +Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouviez me tuer? + +--Que non, ma mignonne... Pourquoi cette comédie, dites-vous!... Eh! par +Pilate! parce que je n'ai pas vu d'autre moyen d'amener cet incorrigible +timide à prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t'aime! + +--Ainsi, c'était pour cela? + +--M'en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux +mains. + +--Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir... + +Et, avec un accent de gratitude infinie: + +--Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures... Ne vous +devrai-je pas mon bonheur? + +Alors, se penchant sur elle, désignant le Chico du coin de l'oeil, +Pardaillan lui dit tout bas: + +--Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par l'aimer? + +--C'est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive. + +Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair. + +--Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous prédis? + +--Quoi donc? + +--C'est que votre premier enfant sera un garçon... + +Juana rougit, et, considérant la petite taille du nain, secoua la tête +d'un air de doute. + +Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean +en souvenir de moi... et qui deviendra plus grand que moi... et qui sera +solide comme un chêne. + +--Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous +promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous. + +Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien. Il croyait +faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu'une chose: ne se réveiller +jamais. + + + +XXIII + +L'ÉCHAPPÉ DE L'ENFER + +Le premier soin de Juana, en arrivant à l'hôtellerie, fut, +naturellement, de faire appeler un médecin. + +Pardaillan, bien qu'il fût à peu près sûr de ne pas s'être trompé, +attendit impatiemment que le savant personnage, après un minutieux +examen de la blessure, se fût prononcé. + +Il arriva que le médecin confirma de tous points ses propres paroles. +Avant huit jours, le blessé serait sur pied... C'était miracle qu'il +n'eût pas été tué roide. + +Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, s'enveloppa dans +son manteau et s'éclipsa à la douce, sans rien dire à personne. Dehors, +il se mit à marcher d'un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et, +avec un sourire terrible, il murmura: + +«A nous deux, Fausta!» + +Fausta, après l'arrestation de Pardaillan et l'enlèvement de don César, +était rentrée chez elle, dans cette somptueuse demeure qu'elle avait sur +la place San Francisco. + +Pardaillan aux mains de l'Inquisition, elle s'efforça de le rayer de son +esprit et de ne plus songer à lui. + +Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par conséquent, sur +les projets ambitieux qu'elle avait formes et qui avaient tous pour base +son mariage avec le fils de don Carlos. + +Les choses n'étaient peut-être pas au point où elle les eut voulues; +mais, à tout prendre, elle n'avait pas lieu d'être mécontente. + +Pardaillan n'était plus. La Giralda était aux mains de don Almaran, qui +avait eu la stupidité de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout +blessé qu'il fût ne lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une +maison à elle, chez des gens à elle. + +En ayant la prudence de laisser oublier les événements qui s'étaient +produits lors de l'arrestation projetée du Torero, en s'abstenant +surtout de se rendre elle-même dans cette maison, elle était à peu près +certaine que d'Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était caché +le prince. + +Plus tard, dans quelques jours, lorsque l'oubli et la quiétude seraient +venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne +et elle saurait bien le décider à adopter ses vues. Plus tard, aussi, +lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcée, elle s'occuperait de +son fils... le fils de Pardaillan. + +Un seul point noir: d'Espinosa paraissait être admirablement renseigné +au sujet de cette conspiration dont le duc de Castrana était le chef +avéré et dont elle était elle, le chef occulte. + +D'Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle à elle, dans cette +affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais soufflé mot. Une chose +aussi l'agaçait. Elle sentait planer autour d'elle et même chez elle une +surveillance occulte qui, à la longue, devenait intolérable. + +Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. Cela ne +l'inquiétait pas autrement. Elle savait que, lorsqu'elle le voudrait, +elle saurait fausser compagnie à son terrible allié: d'Espinosa. Mais +cela l'énervait et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse +satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand inquisiteur à son +égard: + +Tout ceci avait été cause que, pendant les quinze jours qu'avait duré la +détention de Pardaillan, elle s'était tenue sur une extrême réserve. + +Tous les jours, elle allait voir d'Espinosa et s'informait de +Pardaillan. D'Espinosa lui rendait compte de l'état du prisonnier et de +ce qui avait été fait ou se préparait. + +La veille de ce jour où nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux +griffes de Barba Roja, elle était allée, dans la soirée, faire sa visite +au grand inquisiteur. A ses questions, d'Espinosa, sur un ton étrange, +avait répondu: + +--Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés. + +--Dois-je comprendre qu'il est mort? avait demandé Fausta. + +Et le grand inquisiteur, sans vouloir s'expliquer davantage, avait +répété sa phrase: + +--Ses tourments sont terminés. + +En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, complètement +remis, il avait projeté d'aller le lendemain au château de Bib-Alzar, où +l'appelait il ne savait quelle affaire. + +Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette affaire qui +appelait Barba Roja à la forteresse de Bib-Alzar. Et elle était rentrée +chez elle. + +Or, ce jour, une heure environ après le moment où nous avons vu +Pardaillan s'éloigner en murmurant: «A nous deux, Fausta!», la princesse +se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne +l'a pas oublié sans doute, communiquait par une porte secrète avec les +sous-sols mystérieux de la somptueuse demeure. + +Au moment où nous pénétrons dans cette petite pièce, très simplement +meublée, Fausta terminait un long entretien qu'elle venait d'avoir avec +le Torero. + +--Madame, disait le Torero d'une voix très triste, croyant m'amener à +accepter vos propositions en levant certains scrupules que j'avais, vous +avez eu la cruauté de me faire connaître la douloureuse et sombre vérité +sur ma naissance. Peut-être eût-il été plus humain de me laisser ignorer +cette fatale vérité!... N'importe, le mal est fait, il n'y a plus à y +revenir... Mais votre but n'est pas atteint. A quoi bon vous obstiner +inutilement? Je ne suis pas le frénétique ambitieux que vous avez +souhaité, et, maintenant plus que jamais, je suis résolu à ne pas me +dresser contre celui qui est et restera, pour moi, le roi... pas autre +chose. Mon ambition, madame, est de me retirer dans ce beau pays de +France avec mon ami M. de Pardaillan, et de tâcher de me faire ma place +au soleil. Le rêve de ma vie est de finir mes jours avec la compagne que +j'ai choisie. + +--Oh! gronda Fausta avec rage, aurai-je donc toujours cette cruelle +déception, croyant m'adresser à des hommes, de ne rencontrer que +des femmes... de misérables et faibles femmes, qui ne vivent que +de sentiment!... Pourquoi ne suis-je pas un homme moi-même?... Ce +Pardaillan que tu veux suivre, sais-tu seulement ce qu'il est devenu? + +--Que voulez-vous dire? s'exclama le Torero, qui ignorait l'arrestation +du chevalier. + +--Mort! dit Fausta d'une voix glaciale. Mort, ce Pardaillan dont la +pernicieuse influence t'a soufflé ta stupide résistance. Mort fou... fou +furieux... Ah! ah! ah! un fou furieux était tout désigné pour servir de +modèle à cet autre fou que tu es toi-même! Et c'est moi, moi Fausta, qui +l'ai acculé à la folie, moi qui l'ai précipité dans le néant. + +--Par le Christ! madame, si ce que vous dites est vrai, votre... + +D'un geste violent, Fausta l'interrompit. + +--Tu m'écouteras jusqu'au bout, gronda-t-elle. Et n'oublie pas qu'au +moindre geste que tu feras tu tomberas pour ne plus te relever... Ces +murs ont des yeux et des oreilles... et je suis bien gardée... Quant à +ta bien-aimée... cette misérable bohémienne pour qui tu refuses le trône +que je t'offre... eh bien... sache-le donc, misérable fou, elle est +morte... morte, entends-tu?... morte déshonorée, salie par les baisers +de Barba Roja... Sois donc fidèle à son souvenir... Peut-être, toi +aussi, à l'imitation de Pardaillan le fou, as-tu résolu de vivre +éternellement fidèle au souvenir d'une morte... une morte souillée! + +D'un bond, le Torero fut sur elle et lui saisit le poignet, et, avec des +yeux de dément, il lui cria dans la figure: + +--Répétez... répétez ces infâmes paroles... et, j'en jure Dieu, votre +dernière heure est venue!... + +Fausta ne sourcilla pas. Elle ne chercha pas à se dégager de son +étreinte. Seulement, sa main libre alla fouiller dans son sein et en +sortit un mignon petit poignard. + +--Une simple piqûre de ceci, dit-elle froidement, et tu es mort. La +pointe de ce stylet a été plongée dans un poison qui ne pardonne pas. + +Profitant de sa stupeur, elle se dégagea d'un geste brusque, et, +s'adossant à la cloison, de sa voix implacable, elle reprit: + +--Je répète: Pardaillan est mort fou... et c'est mon oeuvre... Ta +fiancée est morte souillée... et c'est encore mon oeuvre... Et, toi, tu +vas mourir désespéré... et ce sera mon oeuvre, encore, toujours!... + +En disant ces mots, elle actionna le ressort qui ouvrait la porte +secrète, et, sans se retourner, elle fit un bond en arrière. + +Elle se heurta à une poitrine humaine. Un homme était là... derrière +cette porte secrète qu'elle croyait être seule à connaître... Un homme +qui avait entendu, peut-être, ce qu'elle venait de dire. Qui était cet +homme? Peu importait. L'essentiel était qu'il disparût. Elle leva le +bras armé du poignard empoisonné et l'abattit dans un geste foudroyant. + +Sa main fut happée au passage par une autre main, une tenaille vivante +qui lui broya le poignet et l'obligea à lâcher l'arme mortelle, ensuite +de quoi la tenaille la ramena dans le cabinet, cependant qu'une voix +narquoise qu'elle reconnaissait enfin disait: + +--J'entends parler de mort, de poison, de folie, de torture, que sais-je +encore! J'imagine que Mme Fausta doit avoir un entretien d'amour... +Toutes les fois que Fausta parle d'amour, elle prononce le mot: mort. + +A ces paroles, à cette apparition inattendue, un double cri, jeté sur un +ton différent, retentit: + +--Pardaillan!... + +--Moi-même, madame, fit Pardaillan, qui resta devant la porte secrète +comme pour en interdire l'approche à Fausta. + +Et, de cette voix blanche qu'il avait dans ses moments de colère +terrible, il reprit: + +--Mon compliment, madame, ceux que vous tuez se portent assez bien. +Dieu merci!... Et quant à la folie furieuse dont vous parliez tout +à l'heure... peut-être suis-je fou, en effet, mais c'est du désir +impérieux de vous écraser comme une bête venimeuse que vous êtes! + +--Pardaillan!... vivant!... répéta Fausta. + +--Vivant, morbleu! bien vivant, madame... Aussi vivant que cette jolie +Giralda que vous aviez condamnée et qui n'a pas été souillée par +l'illustre Barba Roja, attendu que la main que voici l'a proprement +expédié dans un autre monde... avant qu'il eût pu consommer l'attentat +odieux que vous aviez prémédité... N'avez-vous pas proclamé que tout +cela était votre oeuvre?... + +--Vivante!... Giralda est vivante? haleta le Torero. + +--Tout ce qu'il y a de plus vivante, mon prince... + +--Oh! Pardaillan! Pardaillan!... comment pourrai-je... + +Cependant Fausta s'était ressaisie. Cette femme extraordinaire avait lu +sa condamnation dans les yeux de Pardaillan. + +--Si je ne le tue... il me tue, se dit-elle avec ce calme surhumain +qu'elle avait. Mourir n'est rien.. mais je ne veux pas mourir de sa +main... à lui... + +Et, d'un geste prompt comme l'éclair elle saisit un petit sifflet +d'argent qu'elle avait suspendu à son cou et le porta à ses lèvres. + +Pardaillan vit le geste. Il eût pu l'arrêter. Il dédaigna de le faire. + +Mais, en même temps que Fausta appelait, lui, d'un geste plus rapide +encore, tira d'un même coup sa dague et son épée, et tendant la dague +à don César, désarmé, avec une physionomie hermétique, une voix +étrangement calme: + +--Vous demandiez comment vous acquitter du peu que j'ai fait pour +vous? Je vais vous le dire: prenez ceci... et gardez-moi madame... +gardez-la-moi précieusement... Vous m'en répondrez sur votre vie... Au +moindre geste suspect de sa part, abattez-la sans pitié... comme un +chien enragé. + +Et avec un accent d'irrésistible autorité: + +--Faites ce que je vous demande... pas autre chose... et nous serons +quittes, mon prince. + +Cependant la porte s'était ouverte. Quatre hommes, l'épée nue à la main, +se montrèrent sur le seuil. Et sans doute ne s'attendaient-ils pas +à trouver là cet adversaire, car ils s'arrêtèrent indécis et se +consultèrent du regard avant d'attaquer. Et Pardaillan, voyant leur +hésitation, de sa voix narquoise, railla: + +--Bonsoir, messieurs!... Monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery, +monsieur de Sainte-Maline, enchanté de vous revoir! + +--Monsieur, dit poliment Sainte-Maline en saluant galamment, tout +l'honneur est pour nous. + +Chalabre et Montsery exécutèrent la plus impeccable des révérences de +cour que Pardaillan leur rendit très poliment, en ajoutant: + +--Nous allons donc une fois de plus essayer de mettre à mal le sire +de Pardaillan... S'il ne m'était si cher, et pour cause, je vous +souhaiterais volontiers meilleure chance, messieurs. + +--Vous nous comblez, monsieur, dit Montsery. + +--A vrai dire, ce n'est pas vous que nous pensions trouver ici, ajouta +Chalabre. + +Le quatrième personnage qui accompagnait les trois ordinaires n'était +autre que Bussi-Leclerc. + +Sa stupeur avait été telle, en reconnaissant Pardaillan, qu'il était +encore là, sans parole, immobile, les yeux exorbités, comme pétrifié. + +Pardaillan l'avait tout de suite aperçu, mais, suivant une tactique qui +avait le don d'exaspérer le célèbre bretteur, il feignait de ne pas le +voir. + +Cependant il ne le perdait pas de vue. Au compliment de Sainte-Maline, +il s'écria tout à coup avec un air de surprise indignée: + +--Mais que vois-je?... Mais oui, c'est Jean Leclerc!... Comment des +gentilshommes aussi accomplis peuvent-ils se commettre en semblable +compagnie! Fi! messieurs, vous me chagrinez!... Mais regardez-le +donc!... Voyez, sur sa joue, la trace de la main que voici, et qui +s'abattit sur sa face suant la peur, est encore apparente!... Fi donc! + +Ces paroles produisirent l'effet qu'il en attendait. Sans dire un mot, +les dents serrées, fou de honte et de fureur, Bussi-Leclerc coupa court +aux compliments alambiqués en se ruant, l'épée haute, et les autres +bondirent à la rescousse. + +Pendant un moment, qui parut mortellement long à Fausta gardée à vue par +le Torero, on n'entendit, dans le petit cabinet, que le froissement du +fer et le souffle rauque des combattants qui s'escrimaient en silence. + +La pièce était petite; si simplement meublée qu'elle fût, les quelques +meubles qu'elle renfermait diminuaient encore l'espace et gênaient les +mouvements. + +Les quatre bravi se gênaient mutuellement plus qu'ils ne s'aidaient. + +Pardaillan était plus libre de ses mouvements qu'eux. Il était resté le +dos tourné à la porte secrète ouverte derrière lui. + +Fausta avait immédiatement remarqué ce détail. Elle se disait que si +Pardaillan avait voulu il aurait pu l'entraîner avec lui, bondir par +cette ouverture, repousser la porte et il se serait ainsi dérobé à la +lâche agression des quatre. Il ne l'avait pas fait: donc il ne l'avait +pas voulu. + +Pourquoi? Parce qu'il était sûr de battre ses agresseurs, se répondait +Fausta. + +Et un morne désespoir lentement s'emparait d'elle Elle voyait, elle +sentait que Pardaillan serait vainqueur. + +Les quatre s'animaient; ils frappaient d'estoc et de taille, ils +bondissaient, renversant les obstacles, se ruaient en avant, rompaient +d'un bond de fauve, s'écrasaient sur le parquet pour se relever +aussitôt, et maintenant les injures, les menaces les plus effroyables +sortaient de leurs bouches crispées. + +Pardaillan restait immuable, impavide, ferme comme un roc. Il n'avançait +pas encore, mais il n'avait pas rompu d'une semelle. + +Il semblait s'être interdit de franchir cette porte ouverte derrière +lui. Son épée seule agissait. Elle était partout à la fois, parant ici, +frappant là. + +Cependant Pardaillan aussi commençait à s'échauffer, et il se disait +surtout qu'il était temps d'en finir. + +Alors il se mit en marche, attaquant à son tour avec une impétuosité +irrésistible. + +Son effort se portait principalement sur Bussi. Et ce qui devait arriver +arriva. Pardaillan se fendit dans un coup droit foudroyant et Bussi +tomba comme une masse. + +Or, pendant tout le temps qu'avait duré cette lutte inégale, Bussi +n'avait eu qu'une crainte, si tenace, si violente, qu'elle le paralysait +et lui enlevait la meilleure partie de ses moyens. Bussi se disait: +«Il va me désarmer... encore!» Si bien que, lorsqu'il reçut le coup +en pleine poitrine, il eut un sourire de satisfaction intense, et, en +rendant un flot de sang, il exhala sa satisfaction dans ce mot: + +--Enfin!... + +Et il demeura immobile... à jamais. + +Alors Pardaillan s'occupa sérieusement des trois qui restaient. Et aussi +paisiblement que s'il eût été sur les planches d'une salle d'armes, il +dit très sérieusement: + +--Messieurs, en souvenir de certaine offre galante que vous me fîtes +un jour que vous me croyiez dans l'embarras, je vous ferai grâce de la +vie... + +Et avec un froncement de sourcils: + +--Mais comme vous devenez par trop encombrants, je me vois obligé de +vous condamner à l'inaction... pour un bout de temps. + +Il achevait à peine que Sainte-Maline, la cuisse traversée, s'écroulait +en poussant un cri de douleur. + +--Un!... compta froidement Pardaillan. + +Et presque aussitôt: + +--Deux! + +C'était Chalabre qui était atteint à l'épaule. + +Restait Montsery, le plus jeune. Pardaillan baissa son épée et dit +doucement: + +--Allez-vous-en! + +--Fi! monsieur, s'écria Montsery, rouge d'indignation, je ne mérite pas +l'injure que vous me faites. + +Et il se rua à corps perdu. + +--C'est vrai! confessa gravement Pardaillan en parant, je vous demande +pardon... Trois!... + +--A la bonne heure, monsieur! cria joyeusement Montsery, en secouant son +poignet droit traversé de part en part. Vous êtes un galant homme... +Merci! + +Et il s'évanouit. + +Pardaillan se tourna alors vers Fausta, et, d'une voix cinglante comme +un coup de fouet, il dit en montrant la porte par où les bravi avaient +fait irruption: + +--Si vous avez d'autres assassins apostés par là... ne vous gênez pas... +usez encore un coup de ce joli sifflet d'argent qui pendille sur votre +sein... + +Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, peut-être, Fausta +fit: non! d'un signe de tête farouche. + +--Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, eh! quoi! quatre +pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?... Voyons, en +cherchant bien!... + +--A quoi bon! confessa Fausta d'un air profondément découragé. + +--Ah! je me disais aussi!... ricana Pardaillan. Alors, puisque vous +refusez mon offre pourtant séduisante, permettez que je prenne mes +précautions pour qu'on ne vienne pas nous déranger. + +En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, poussa le verrou +intérieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement +vers Fausta, et son visage, jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris +une expression de menace si terrible que Fausta, affolée, clama dans son +esprit: + +--C'est fini!... Il va me tuer!... lui!... lui!... + +Pardaillan, sans prononcer une parole, s'approcha d'elle avec une +lenteur effroyable. + +Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le regardait +s'approcher sans faire un mouvement. + +Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les +dents, avec un regard effrayant, d'un éclat insoutenable, avec la même +lenteur calculée, il leva les mains et les abattit sur ses épaules qui +ployèrent. Puis les mains remontèrent, s'arrêtèrent au cou qu'elles +agrippèrent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton, +commencèrent d'exercer l'inévitable et mortelle pression. + +Alors, d'un geste animal, Fausta rentra la tête dans les épaules. Ses +yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si calmes, si clairs, +se levèrent sur lui effarés, suppliants, et, dans un gémissement, elle +implora: + +--Pardaillan!... ne me tue pas!... + +--Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus effrayant que sa +colère de tout à l'heure, ah! c'est donc vrai!... Tu as peur!... peur de +mourir!... Fausta a peur de la mort!... Ah! ceci te manquait, Fausta!... + +Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l'avait +abandonnée un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un +accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux: + +--Je n'ai pas peur de la mort... et tu le sais bien... Pardaillan. + +--Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!... Tu as demandé +grâce... là... à l'instant. + +--J'ai demandé grâce, c'est vrai!... Mais je n'ai pas peur... pour moi. + +Et d'un geste prompt comme la foudre, profitant de l'inattention du +Torero qui suivait cette scène fantastique avec un intérêt passionné, +elle lui arracha la dague qu'il tenait machinalement, déchira d'un geste +violent son corsage et, appuyant la pointe de la dague sur son sein nu, +avec un accent de froide résolution: + +--Répète que Fausta a peur... et je tombe foudroyée à tes pieds... Et +toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t'ai demandé grâce. + +Pardaillan comprit qu'elle ferait comme elle disait. + +«Soit, dit-il. Je ne répéterai pas... J'attendrai, pour me prononcer, +que vous vous soyez expliquée... Car, enfin, vous ne sauriez nier que +vous avez demandé grâce! + +--Oui, je t'ai demandé grâce... et je le ferais encore... Mais écoute, +Pardaillan, il m'a fallu mille fois plus de courage pour t'implorer +qu'il n'en faudrait pour me percer de ce fer... + +Et comme il la regardait d'un air étonné, cherchant à comprendre le sens +de ses paroles: + +--Ecoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras. + +Et elle continua en s'animant peu à peu: + +--Oui, j'ai voulu te tuer, oui, j'ai cherché à t'atteindre par les +moyens les plus horribles, j'en conviens, oui, j'ai été froidement +cruelle et sans coeur... mais je t'aimais, Pardaillan... je t'ai +toujours aimé... et toi, tu m'as dédaignée... Comprends-tu?... Mais, +si j'ai été implacable et odieuse dans ma haine, qui était de l'amour, +entends-tu? Pardaillan, je n'ai pas voulu--ah! cela, jamais!--je n'ai +pas voulu qu'un jour ton fils pût se dresser devant toi et te demander: + +--Qu'avez-vous fait de ma mère? + +--Je n'ai pas voulu que cette chose horrible arrivât... parce que je +suis la mère de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t'ai +demandé grâce? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant? + +En entendant ces paroles, qu'il était à mille lieues de prévoir, le +sentiment qui domina chez Pardaillan fut l'étonnement, un étonnement +prodigieux. + +Eh! quoi! il était père?... Il avait un fils, lui, Pardaillan?... + +On comprend qu'il voulut savoir à quoi s'en tenir sur la naissance de +ce fils, et il interrogea Fausta qui lui fit le récit des événements +relatés dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan écouta +ce récit avec une attention soutenue, et quand elle eut terminé: + +--En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à l'heure qu'il +est, à Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis... Et vous, digne +mère, vous n'avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant... +Il est vrai que vous aviez fort à faire... et de si graves choses... +Enfin, ce qui est fait est fait. + +Fausta courba la tête. + +--Que comptez-vous faire? fit-elle. + +--Mais... je compte rentrer à Paris... puisque aussi bien ma mission est +terminée. + +--Vous avez le document? + +--Sans doute!... Et vous, quelles sont vos intentions? + +--Je n'ai plus rien à faire non plus ici... Sixte-Quint est mort. Je +compte me retirer en Italie, où on me laissera vivre tranquille... Je +l'espère, du moins. + +Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent leurs +regards. Ni l'un ni l'autre ne posa nettement la question au sujet de +l'enfant. Peut-être chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée, +qu'il tenait à ne pas dévoiler. + +Pardaillan se leva et, s'inclinant légèrement: + +--Adieu, madame, fit-il froidement. + +--Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton. + + + +EPILOGUE + +En rentrant à l'auberge de la Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un +dominicain qui l'attendait patiemment. + +Le moine venait de la part de Mgr le grand inquisiteur annoncer à +sa seigneurie que S. M. le roi recevrait en audience d'adieux M. +l'ambassadeur, le dernier jour de la semaine. En même temps le moine +remit à Pardaillan un sauf-conduit en règle pour lui et sa suite, plus +un bon de 50 000 ducats d'or au nom de don César el Torero, payables à +volonté dans n'importe quelle ville du royaume, ou à Paris, ou encore +dans n'importe quelle ville du gouvernement des Flandres. + +Le roi reçut fort aimablement M. l'ambassadeur et l'assura que l'Espagne +ne ferait aucune difficulté pour reconnaître Sa Majesté de Navarre comme +roi de France le jour où Elle se convertirait à la religion catholique. + +D'Espinosa pria l'ambassadeur de bien vouloir accepter un souvenir que +le grand inquisiteur lui offrait personnellement, comme au plus brave, +au plus digne gentilhomme qu'il eût jamais eu à combattre. + +Ce souvenir, que Pardaillan accepta avec une joie visible, était une +épée de combat, une longue, solide et merveilleuse rapière, signée d'un +des meilleurs armuriers de Tolède. + +Pardaillan l'accepta d'autant plus volontiers que ce n'était pas là une +arme de parade, mais une bonne et solide rapière très simple. Seulement, +en rentrant à l'auberge, il s'aperçut que cette rapière si simple avait +sa garde enrichie de trois diamants dont le plus petit valait pour le +moins cinq à six mille écus. + +Le Chico, qui se remettait à vue d'oeil, grâce à la constante +sollicitude de «sa petite maîtresse», se vit doter, par la générosité +reconnaissante du Torero, d'une somme de cinquante mille livres, ce +qui ne contribua pas peu à le faire bien voir du brave Manuel, lequel +n'avait pas consenti sans faire la grimace au mariage de sa fille, la +jolie et riche Juana, avec ce bout d'homme, gueux comme Job de biblique +mémoire. + +Pardaillan voulut assister au mariage du nain, estimant qu'il lui devait +bien cette marque d'amitié. + +D'ailleurs on peut dire sans exagérer que ce mariage fut un véritable +événement et que tout ce que la ville comptait de huppés et même de +gens de la cour eut la curiosité d'assister à cette union qualifiée +d'extravagante par plus d'un. Mais, quand on vit l'adorable couple +qu'ils formaient, un concert de louanges et de bénédictions s'éleva de +toutes parts. + +Il va sans dire que, dès que le petit homme avait été en état de le +faire, Pardaillan avait repris consciencieusement ses leçons d'escrime +et se montrait surpris et émerveillé des progrès rapides de son élève. + +Enfin, Pardaillan reprit la route de France, emmenant avec lui le Torero +et sa fiancée, la jolie Giralda, lesquels avaient résolu de s'unir en +France même. + +Un mois environ après son départ de Séville, Pardaillan apportait à +Henri IV le précieux document conquis au prix de tant de luttes et de +périls, et lui rendait un compte minutieux de l'accomplissement de sa +mission. + +--Ouf! s'écria le Béarnais en déchirant en mille miettes, avec une +satisfaction visible, le fameux parchemin. Ventre-saint-gris! monsieur, +je vous devrai deux fois ma couronne... Ne dites pas non... J'ai bonne +mémoire. Ça, voyons, demeurerez-vous intraitable et ne pourrai-je rien +pour vous? + +--Ma foi, sire, répondit Pardaillan avec son sourire bon enfant, voici +qui tombe à merveille. J'ai précisément une faveur à demander à Votre +Majesté. + +--Bon! fit joyeusement le roi. Voyons la faveur... et si vous n'êtes pas +trop exigeant... + +Et, en lui-même, il se disait: + +«Tu y viens, comme tous les autres!...» + +Et Pardaillan se disait de son côté: + +«...Si vous n'êtes pas trop exigeant!... Tout le Béarnais est dans ces +mots.» + +Et tout haut: + +--Je demanderai à Votre Majesté la faveur de lui présenter un ami que +j'ai ramené d'Espagne. + +--Comment, c'est tout?... + +--Je demanderai pour lui un emploi honorable dans les armées du roi. + +Et, saisissant la grimace imperceptible du roi, il ajouta froidement: + +--Un emploi honorifique... cela va de soi... Mon ami est assez riche +pour se passer d'une solde. + +--Bon! Du moment que... + +Pardaillan sourit de l'aveu et reprit, toujours froidement: + +--Votre Majesté voudra bien, en souvenir de la haute estime dont elle +veut bien m'honorer, s'intéresser particulièrement à mon ami et lui +faciliter les occasions de se produire à son avantage. + +--Diable! fit le roi surpris. + +--Enfin Votre Majesté voudra bien ériger en duché la terre que cet ami +compte acheter en France. + +--Ho! diable!... diable!... un duché!... comme cela... d'un coup... à +quelque croquant... Cela fera hurler! + +--Vous laisserez hurler, sire!... Mais mon ami n'est pas un croquant.. +Il est de noblesse authentique... et de très bonne noblesse. + +--Si vous en répondez! fit le roi hésitant. + +--J'en réponds, sire... Enfin, est-ce oui, est-ce non? + +--C'est oui, diable d'homme!... Vous ne trouverez cependant pas excessif +que je sache à qui doit s'adresser cette faveur? + +--Du moment qu'elle est accordée, non, fit Pardaillan, qui avait repris +son air bon-enfant. + +Et, en quelques mots, il expliqua qui était le Torero pour qui il +demandait ces faveurs qui avaient paru excessives au roi. + +--Eh! ventre-saint-gris! que ne l'avez-vous dit tout de suite? + +--J'avais mon idée, sire, répondit Pardaillan en souriant. + +Le roi le regarda un moment dans les yeux, puis il éclata de rire en +levant les épaules. Il avait deviné à quel mobile avait obéi Pardaillan. + +Alors, lui prenant la main avec une émotion réelle: + +--Et pour vous?... Ne me demandez-vous rien? + +--Mais je n'ai besoin de rien, sire, fit Pardaillan de son air le plus +naïf. Ou plutôt si... j'ai besoin de quelque chose... + +--Ah! vous voyez bien!.... + +--J'ai besoin, continua Pardaillan imperturbable, d'avoir toute ma +liberté à moi. + +--Ah! fit le roi déçu, quelque aventure extraordinaire, sans doute? + +--Mon Dieu! non, sire... une aventure bien banale... Un enfant à +rechercher. + +--Un enfant? fit le roi très étonné. En quoi cet enfant peut-il bien +vous intéresser? + +--C'est mon fils! répondit Pardaillan en s'inclinant. + + + +TABLE DES MATIÈRES + + I.--Les idées de Juana. + II.--Fausta et le torero. + III.--Le fils du roi. + IV.--Entretien de Pardaillan et du torero. + V.--Dans l'arène. + VI.--Le plan de Fausta. + VII.--La corrida. + VIII.--Le Chico rejoint Pardaillan. + IX.--L'orage éclate. + X.--Le triomphe du Chico. + XI.--Vive le roi Carlos! + XII.--L'épée de Pardaillan. + XIII.--Les amours du Chico. + XIV.--Fausta. + XV.--Le repas de Tantale. + XVI.--Le plancher mouvant. + XVII.--Le philtre du moine. + XVIII.--Changement de rôles. + XIX.--Libre! + XX.--Bib-Alzar. + XXI.--Barba Roja. + XXII.--L'aveu du Chico. + XXIII.--L'échappé de l'enfer. + Épilogue. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan 06, Les amours du Chico +by Michel Zévaco + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13727 *** |
