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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:40:48 -0700 |
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Je fus +envoyé au fond de la province, dans une petite ville dont +je tairai le nom pour des motifs que vous concevrez facilement.</p> + +<p>L'apparition d'une nouvelle figure est un événement +dans une petite ville, et, quoique mon emploi fût des +moins importants, pendant quelques jours je fus, après +un phoque vivant et deux boas constrictors, qui venaient +de s'installer sur la place du marché, l'objet le plus excitant +de la curiosité publique et le sujet le plus exploité +des conversations particulières.</p> + +<p>La niaise oisiveté dont j'étais victime me séquestra +chez moi pendant toute la première semaine. J'étais fort +jeune, et la négligence que j'avais jusqu'alors apportée +par caractère aux importantes considérations de la <i>mise</i> +et de la <i>tenue</i> commençaient à se révéler à moi sous la +forme du remords.</p> + +<p>Après un séjour de quelques années aux colonies, ma +toilette se ressentait visiblement de l'état de stagnation +honteuse où l'avait laissé le progrès du siècle. Mon chapeau +à la Bolivar, mes favoris à la Bergami et mon manteau +à la Quiroga étaient en arrière de plusieurs lustres, +et le reste de mon accoutrement avait une tournure exotique +dont je commençais à rougir.</p> + +<p>Il est vrai que, dans la solitude des champs, ou dans +l'incognito d'une grande ville, ou dans le tourbillon de la +vie errante, j'eusse pu exister longtemps encore sans me +douter du malheur de ma position. Mais une seule promenade +hasardée sur les remparts de la ville m'éclaira tristement +à cet égard. Je ne fis point dix pas hors de mon +domicile sans recevoir de salutaires avertissements sur +l'inconvenance de mon costume. D'abord une jolie grisette +me lança un regard ironique, et dit à sa compagne, +en passant près de moi:—«<i>Ce monsieur</i> a une cravate +bien mal pliée.» Puis un ouvrier, que je soupçonnai +être dans le commerce des feutres, dit d'un ton goguenard, +en posant ses poings sur ses flancs revêtus d'un +tablier de cuirnn:—«Si <i>ce monsieur</i> voulait me prêter +son chapeau, j'en ferais fabriquer un sur le même modèle, +afin de me déguiser en <i>roast-beef</i> le jour du carnaval.» +Puis une <i>dame</i> élégante murmura en se penchant +sur sa croisée:—«C'est dommage qu'il ait un gilet si +fané et la barbe si mal faite.» Enfin, un bel esprit du +lieu dit en pinçant la lèvre:—«Apparemment que le +père de <i>ce monsieur</i> est un homme <i>puissant</i>, on le voit +à l'ampleur de son habit.» Bref, il me fallut bientôt revenir +sur mes pas, fort heureux d'échapper aux vexations +d'une douzaine de polissons en guenilles qui criaient après +moi du haut de leur tête: A bas <i>l'angliche</i>! à bas le +milord! à bas l'étranger!</p> + +<p>Profondément humilié de ma mésaventure, je résolus +de m'enfermer chez moi jusqu'à ce que le tailleur du +chef-lieu m'eût fait parvenir un habit complet dans le +dernier goût. L'honnête homme ne s'y épargna point, et +me confectionna des vêtements si exigus et si coquets +que je pensai mourir de douleur en me voyant réduit à +ma plus simple expression, et semblable en tous points à +ces caricatures de <i>fats parisiens</i> et d'<i>incroyables</i> qui +nous faisaient encore pâmer de rire, l'année précédente, +à l'île Maurice. Je ne pouvais pas me persuader que je +ne fusse pas cent fois plus ridicule sous cet habit que sous +celui que je venais de quitter, et je ne savais plus que +devenir; car j'avais promis solennellement à mon hôtesse +(la femme du plus gros notaire de l'arrondissement) de +la conduire au bal, et de lui faire danser la première et +probablement l'unique contredanse à laquelle ses charmes +lui donnaient le droit de prétendre. Incertain, honteux, +tremblant, je me décidai à descendre et à demander à +cette estimable femme un avis rigide et sincère sur ma +situation. Je pris un flambeau et je me hasardai jusqu'à +la porte de son appartement; mais je m'arrêtai palpitant +et désespéré, en entendant partir de ce sanctuaire un +bruit confus de voix fraîches et perçantes, de rires aigus +et naïfs, qui m'annonçaient la présence de cinq ou six +demoiselles de la ville. Je faillis retourner sur mes pas; +car, de m'exposer au jugement d'un si malin aréopage +dans une parure plus que problématique à mes yeux, +c'était un héroïsme dont peu de jeunes gens à ma place +se fussent sentis capables.</p> + +<p>Enfin, la force de ma volonté l'emporta; je me demandai +si j'avais lu pour rien Locke et Condillac, et poussant +la porte d'une main ferme, j'entrai par l'effet d'une résolution +désespérée. J'ai vu de près d'affreux événements, +je puis le dire: j'ai traversé les mers et les orages, j'ai +échappé aux griffes d'un tigre dans le royaume de Java, +et aux dents d'un crocodile dans la baie de Tunis; j'ai +vu en face les gueules béantes des sloops flibustiers; j'ai +mangé du biscuit de mer qui m'a percé les gencives; j'ai +embrassé la fille du roi de Timor ... eh bien! je vous jure +que tout ceci n'était rien au prix de mon entrée dans cet +appartement, et que dans aucun jour de ma vie je ne +recueillis un aussi glorieux fruit de l'éducation philosophique.</p> + +<p>Les demoiselles étaient assises en cercle, et, en attendant +que la femme du notaire eût achevé de mêler à ses +cheveux noirs une légère guirlande de pivoines, ces gentes filles +de la nature échangeaient entre elles de joyeux +propos et de naïves chansons. Mon apparition inattendue +paralysa l'élan de cette gaieté charmante. Le silence étendit +ses ailes de hibou sur leurs blondes têtes, et tous les +yeux s'attachèrent sur moi avec l'expression du doute, +de la méfiance et de la peur.</p> + +<p>Puis tout à coup un cri de surprise s'échappa du sein +de la plus jeune, et mon nom vola de bouche en bouche +comme la bordée d'une frégate armée en guerre. Mon +sang se glaça dans mes veines, et je faillis prendre la fuite +comme un brick qui a cru attaquer un chasse-marée, et +qui, à la portée de la longue-vue, découvre un beau trois-mâts, +laissant nonchalamment tomber ses sabords pour +lui faire accueil.</p> + +<p>Mais, à ma grande stupéfaction, la femme de mon hôte, +laissant la moitié de ses boucles crêpées et menaçantes, +tandis que l'autre gisait encore sous le papier gris de la +papillote, accourut vers moi en s'écriant:—C'est notre +jeune homme! c'est notre pauvre Georges! Ah! mon +Dieu! quelle métamorphose! qu'il est bien mis! quelle +jolie tournure! quelle coupe d'habit élégante et moderne!... +Ah! Mesdemoiselles, regardez! regardez +comme M. Georges est changé, comme il a l'air distingué. +Vous ferez danser ces demoiselles, monsieur Georges, +après moi, pourtant! Vous m'avez forcée de vous promettre +la première, vous vous en souvenez?</p> + +<p>Les demoiselles gardaient le silence, et je doutais encore +de mon triomphe. Je rassemblai le reste de mon courage +pour leur demander timidement leur goût sur cet +habit, et aussitôt un choeur de louanges pur et mélodieux +à mes oreilles comme un chant céleste s'éleva autour de +moi. Jamais on n'avait rien vu de mieux; on ne trouvait +pas un pli à blâmer; le collet raide et volumineux était +d'un goût exquis, les basques courtes et cambrées avaient +une grâce parfaite, le gilet parsemé de gigantesques rosaces +était d'un éclat sans pareil; la cravate inflexible, +croisée avec une rigueur systématique, était un chef-d'oeuvre +d'invention; la manchette et le jabot terrible +couronnaient l'oeuvre. De mémoire de jeunes filles, aucun +employé de l'administration des postes n'avait fait un tel +début dans le monde.</p> + +<p>J'avoue que ce n'est pas un des moins brillants souvenirs +de ma jeunesse que mon entrée triomphante dans +ce bal, serré dans mon habit neuf, froissé par les baleines +dorsales de mon gilet, vexé par le rigorisme de mes entournures, +et, de plus, flanqué à droite de la femme du +notaire, à gauche de mademoiselle Phédora, sa nièce, la +plus vieille et la plus laide fille du département. N'importe, +j'étais fier, j'étais heureux, j'étais bien mis.</p> + +<p>La salle était un peu froide, un peu sombre, un peu +malpropre; les banquettes étaient bien tachées d'huile +çà et là, les quinquets jouaient bien un peu, sur les têtes +fleuries et emplumées du bal, le vieux rôle de l'épée de +Damoclès; le parquet n'était pas fort brillant, les robes +des femmes n'étaient pas toutes fraîches, pas plus que la +fraîcheur de certains visages n'était naturelle. Il y avait +bien des pieds un peu larges dans des souliers de satin +un peu rustiques, des bras un peu rouges sous des manches +de dentelle, des cous un peu hâlés sous des colliers +de perles, et des corsages un peu robustes sous des ceintures +de moire. Il y avait bien aussi sur l'habit des +hommes une légère odeur de tabac de la régie, dans l'office +un parfum de vin chaud un peu brutal, dans l'air un +nuage de poussière un peu agreste, et pourtant c'était +une charmante fête, une aimable réunion, sur ma parole! +La musique n'était pas beaucoup plus mauvaise que celle +de Port-Louis ou de Saint-Paul. Les modes n'étaient, à +coup sûr, ni aussi arriérées, ni aussi exagérées que celles +qu'on prétend suivre à Calcutta; en outre, les femmes +étaient généralement plus blanches, les hommes moins +rudes et moins bruyants.</p> + +<p>A tout prendre, pour moi qui n'avais point vu les merveilles +de la civilisation poussées à la dernière limite, pour +moi qui n'avais vu l'opéra qu'en Amérique et le bal qu'en +Asie, le bal à peu près public et général de la petite ville +pouvait bien sembler pompeux et enivrant, si l'on considère +d'ailleurs la profonde sensation qu'y produisait mon +habit et le succès incontestable que j'obtins d'emblée à +la fin de la première contredanse.</p> + +<p>Mais ces joies naïves de l'amour-propre firent bientôt +place à un sentiment plus conforme à ma nature inflammable +et contemplative. Une femme entra dans le bal et +j'oubliai toutes les autres; j'oubliai même mon triomphe +et mon habit neuf. Je n'eus plus de regards et de pensées +que pour elle.</p> + +<div class="dropcap"><img src="images/ill-2.png" alt=""></div> + + +<p>Oh! c'est qu'elle était vraiment bien belle, et qu'il +n'était pas besoin d'avoir vingt-cinq ans et d'arriver de +l'Inde pour en être frappé. Un peintre célèbre qui passa, +l'année suivante, dans la ville, arrêta sa chaise de poste +en l'apercevant à sa fenêtre, fit dételer les chevaux et +resta huit jours à l'auberge du Lion-d'Argent, cherchant +par tous les moyens possibles à pénétrer jusqu'à elle +pour la peindre. Mais jamais il ne put faire comprendre +à sa famille qu'on pouvait par amour de l'art faire le +portrait d'une femme sans avoir l'intention de la séduire. +Il fut éconduit, et la beauté de Cora n'est restée empreinte +que dans le cerveau peut-être de ce grand artiste, +et dans le coeur d'un pauvre fonctionnaire destitué de +l'administration des postes.</p> + +<p>Elle était d'une taille moyenne admirablement proportionnée, +souple comme un oiseau, mais lente et fière +comme une dame romaine. Elle était extraordinairement +brune pour le climat tempéré où elle était née; mais sa +peau était fine et unie comme la cire la mieux moulée. +Le principal caractère de sa tête régulièrement dessinée, +c'était quelque chose d'indéfinissable, de surhumain, +qu'il faut avoir vu pour le comprendre; des lignes +d'une netteté prestigieuse, de grands yeux d'un vert si +pâle et si transparent qu'ils semblaient faits pour lire +dans les mystères du monde intellectuel plus que dans +les choses de la vie positive; une bouche aux lèvres +minces, fines et pâles, au sourire imperceptible, aux +rares paroles; un profil sévère et mélancolique, un regard +froid, triste et pensif, une expression vague de +souffrance, d'ennui et de dédain; et puis des mouvements +doux et réservés, une main effilée et blanche, +beauté si rare chez les femmes d'une condition médiocre; +une toilette grave et simple, discernement si étrange chez +une provinciale; surtout un air de dignité calme et inflexible +qui aurait été sublime sous la couronne de diamants +d'une reine espagnole, et qui, chez cette pauvre +fille, semblait être le sceau du malheur, l'indice d'une +organisation exceptionnelle.</p> + + +<p>Car c'était la fille... le dirai-je? il le faut bien: Cora +était la fille d'un épicier.</p> + +<p>O sainte poésie, pardonne-moi d'avoir tracé ce mot! +Mais Cora eût relevé l'enseigne d'un cabaret. Elle se fût +détachée comme l'ange de Rembrandt au-dessus d'un +groupe flamand. Elle eût brillé comme une belle fleur +au milieu des marécages. Du fond de la boutique de son +père, elle eût attiré sur elle le regard du grand Scott. +Ce fut sans doute une beauté ignorée comme elle qui +inspira l'idée charmante de <i>la belle fille de Perth</i>.</p> + +<p>Et elle s'appelait Cora; elle avait la voix douce, la démarche +réservée, l'attitude rêveuse. Elle avait la plus +belle chevelure brune que j'aie vue de ma vie, et seule, +entre toutes ses compagnes, elle n'y mêlait jamais aucun +ornement. Mais il y avait plus d'orgueil dans le luxe de +ses boucles épaisses que dans l'éclat d'un diadème. Elle +n'avait pas non plus de collier ni de fleurs sur la poitrine. +Son dos brun et velouté tranchait fièrement sur la dentelle +blanche de son corsage. Sa robe bleue la faisait paraître +encore plus brune de ton et plus sombre d'expression. +Elle semblait tirer vanité du caractère original de +sa beauté.</p> + + + +<p>Elle semblait avoir deviné qu'elle était belle autrement +que toutes les autres: car je n'ai pas besoin de vous le +dire, Cora étant d'un type rare et d'un coloris oriental, +Cora ressemblant à la juive Rebecca, ou à la Juliette de +Shakespeare, Cora majestueuse, souffrante et un peu farouche, +Cora qui n'était ni rose, ni replette, ni agaçante, +ni gentille, n'était ni aperçue ni soupçonnée dans la foule. +Elle vivait là comme une rose épanouie dans le désert, +comme une perle échouée sur le sable, et la première +personne venue, à qui vous eussiez exprimé votre admiration +à la vue de Cora, vous eût répondu: Oui, elle ne +serait pas mal si elle était plus blanche et moins maigre.</p> + +<div class="droite"><img src="images/ill-3.png" alt=""></div> + +<p>J'étais si troublé auprès d'elle, si subitement épris, +que vraiment j'oubliais toute la confiance qu'eussent dû +m'inspirer mon habit neuf et mon gilet à rosaces. Il est +vrai qu'elle y accordait fort peu d'attention, qu'elle écoutait +d'un air distrait des fadeurs qui me faisaient suer +sang et eau à débiter, qu'elle laissait, à chaque invitation +de ma part, tomber de ses lèvres un mot bien faible, et, +dans ma main tremblante, une main dont je sentais la +froideur au travers de son gant. Hélas! qu'elle était indifférente +et hautaine, la fille de l'épicier! Qu'elle était +singulière et mystérieuse, la brune Cora! Je ne pus jamais +obtenir d'elle, dans toute la durée de la nuit, qu'une +demi-douzaine de monosyllabes.</p> + +<p>Il m'arriva le lendemain de lire, pour le malheur de +ma vie, les Contes fantastiques. Pour mon malheur encore, +aucune créature sous le ciel ne semblait être un +type plus complet de la beauté fantastique et de la poésie +allemande que Cora aux yeux verts et au corsage diaphane.</p> + +<p>Les adorables poésies d'Hoffman commençaient à circuler +dans la ville. Les matrones et les pères de famille +trouvaient le genre détestable et le style de mauvais +goût. Les notaires et les femmes d'avoués faisaient surtout +une guerre à mort à l'invraisemblance des caractères +et au romanesque des incidents. Le juge de paix du +canton avait l'habitude de se promener autour des tables +dans le cabinet de lecture, et de dire aux jeunes gens +égarés par cette poésie étrangère et subversive: <i>Rien +n'est beau que le vrai</i>, etc. Je me souviens qu'un vaurien +de lycéen, en vacances, lui dit à cette occasion en +le regardant fixement:</p> + +<p>—Monsieur, cette grosse verrue que vous avez au +milieu du nez est sans doute postiche?</p> + +<p>Malgré les remontrances paternelles, malgré les anathèmes +du <i>principal</i> et des professeurs de sixième, le +mal gagna rapidement, et une grande partie de la jeunesse +fut infectée du venin mortel. On vit de jeunes débitants +de tabac se modeler sur le type de Kressler, et +des surnuméraires à l'enregistrement s'évanouir au son +lointain d'une cornemuse ou d'une chanson de jeune fille.</p> + +<p>Pour moi, je confesse et je déclare ici que je perdis +complètement la tête. Cora réalisait tous les rêves enivrants +que le poëte m'inspirait, et je me plaisais à la gratifier +d'une nature immatérielle et féerique qui réellement +semblait avoir été imaginée pour elle. J'étais heureux +ainsi. Je ne lui parlais pas, je n'avais aucun titre pour +m'approcher d'elle. Je ne recueillais aucun encouragement +à ma passion; je n'en cherchais même pas. Seulement, +je quittai la maison du notaire et je louai une +misérable chambre directement en face de la maison de +l'épicier. Je garnis ma fenêtre d'un épais rideau, dans +lequel je pratiquai des fentes habilement ménagées. Je +passais là en extase toutes les heures que je pouvais dérober +à mon travail.</p> + +<p>La rue était déserte et silencieuse. Cora était assise à +sa fenêtre au rez-de-chaussée. Elle lisait. Que lisait-elle? +Il est certain qu'elle lisait du matin au soir. Et puis elle +posait son livre sur un vase de giroflée jaune qui brillait +à la fenêtre. Et la tête penché sur sa main, les boucles de +ses beaux cheveux nonchalamment mêlées aux fleurs d'or +et de pourpre, l'oeil fixe et brillant, elle semblait percer le +pavé et contempler, à travers la croûte épaisse de ce sol +grossier, les mystères de la tombe et de la reproduction +des essences fécondantes, assister à la naissance de la +fée aux Roses, et encourager le germe d'un beau génie +aux ailes d'or dans le pistil d'une tulipe.</p> + +<p>Et moi je la regardais, j'étais heureux. Je me gardais +bien de me montrer, car, au moindre mouvement du rideau, +au moindre bruit de ma fenêtre, elle disparaissait +comme un songe. Elle s'évanouissait comme une vapeur +argentée dans le clair-obscur de l'arrière-boutique; je me +tenais donc là, immobile, retenant mon souffle, imposant +silence aux battements de mon coeur, quelquefois à genoux +implorant ma fée dans le silence, envoyant vers elle +les brûlantes aspirations d'une âme que son essence magique +devait pénétrer et entendre. Parfois je m'imaginais +voir mon esprit et le sien voltiger enlacés dans un de ces +rayons de poussière d'or que le soleil de midi infiltrait +dans la profondeur étroite et anguleuse delà rue. Je m'imaginais +voir partir de son oeil limpide comme l'eau qui court +sur la mousse, un trait brûlant qui m'appelait tout entier +dans son coeur.</p> + +<p>Je restai là tout le jour, égaré, absurde, ridicule; mais +exalté, mais amoureux, mais jeune! mais inondé de poésie +et n'associant personne aux mystères de ma pensée +et ne sentant jamais mes élans entravés par la crainte de +tomber dans le mauvais goût, n'ayant que Dieu pour juge +et pour confident de mes rêves et de mes extases.</p> + +<p>Puis, quand le jour finissait, quand la pâle Cora fermait +sa fenêtre et tirait son rideau, j'ouvrais mes livres favoris +et je la retrouvais sur les Alpes avec Manfred, chez le +professeur Spallanzani avec Nathanaël, dans les cieux +avec Oberon.</p> + +<p>Mais, hélas! ce bonheur ne fut pas de bien longue +durée. Jusque-là personne n'avait découvert la beauté de +Cora; j'en jouissais tout seul. Elle n'était comprise et +adorée que par moi. La contagion fantastique, en se répandant +parmi les jeunes gens de la ville, jeta un trait +de lumière sur la romantique bourgeoise.</p> + +<p>Un impertinent bachelier s'avisa un matin, en passant +devant ses fenêtres, de la comparer à Anne de Gierstern, la +fille du brouillard. Ce mot fit fortune: on le répéta au bal. +Les <i>inspirés</i> de l'endroit remarquèrent la danse molle et +aérienne de Cora. Un autre génie de la société la compara +à la reine Mab. Alors, chacun voulant faire montre de +son érudition, apporta son épithète et sa métaphore, et la +pauvre fille en fut écrasée à son insu. Quand ils eurent +assez profané mon idole avec leurs comparaisons, ils l'entourèrent, +ils l'accablèrent de soins et de madrigaux, ils +la firent danser jusqu'à l'extinction des quinquets, ils me +la rendirent le lendemain fatiguée de leur esprit, ennuyée +de leur babil, flétrie de leur admiration; et ce qui acheva +de me briser le coeur, ce fut de voir apparaître à la fenêtre +le profil arrondi et jovial d'un gros étudiant en pharmacie +à côté du profil grec et délié de ma sylphide.</p> + +<p>Pendant bien des matins et bien des soirs, je vins +derrière le rideau mystérieux essayer de combattre le +charme que mon odieux rival avait jeté sur la famille de +l'épicier. Mais en vain j'invoquai l'amour, le diable et tous +les saints, je ne pus écarter sa maligne influence. Il revint, +sans se lasser, tous les jours s'asseoir à côté de +Cora, dans l'embrasure de la fenêtre, et il lui parlait. +De quoi osait-il lui parler, le malheureux! La figure impénétrable +de Cora n'en trahissait rien. Elle semblait +écouter ses discours sans les entendre, et à l'imperceptible +mouvement de ses lèvres, je devinais quelquefois +qu'elle lui répondait froidement et brièvement comme +elle avait l'habitude de le faire, et puis la conversation +semblait languir.</p> + +<p>Le couple contraint et ennuyé étouffait de part et +d'autre des bâillements silencieux. Cora regardait tristement +son livre fermé sur la fenêtre et que la présence +de son adorateur l'empêchait de continuer. Puis elle appuyait +son coude sur le pot de giroflées et le menton sur +la paume de sa main, et le regardant d'un regard fixe et +glacial, elle semblait étudier les fibres grossières de son +organisation morale au travers de la loupe de maître +Floh.</p> + +<p>Après tout, elle supportait ses assiduités comme un +mal nécessaire; car, au bout de six semaines, l'apprenti +pharmacien conduisit la belle Cora au pied des autels, +où ils reçurent la bénédiction nuptiale. Cora était admirablement +chaste et sévère sous son costume de mariée. +Elle avait l'air calme, indifférent, ennuyé comme toujours. +Elle traversa la foule avide d'un pas aussi mesuré +qu'à l'ordinaire, et promena sur les curieux ébahis son +oeil sec et scrutateur. Quand il rencontra ma figure morne +et flétrie, il s'y arrêta un instant et sembla dire: Voici +un homme qui est incommodé d'un catarrhe ou d'un mal +de dents.</p> + +<p>Pour moi, j'étais si désespéré, que je sollicitai mon +changement ...</p> + + +<br><br> + +<h3>II.</h3> + + +<p>Mais je ne l'obtins pas, et je restai témoin du bonheur +d'un autre. Alors je pris le parti de tomber malade, ce +qui me sauva du désespoir, ainsi qu'il arrive toujours en +pareil cas.</p> + +<p>Si dégoûté qu'on soit de la vie, il est certain que, lorsque +la fatalité nous y retient malgré nous, la faiblesse +humaine ne peut s'empêcher de remercier secrètement +la fatalité. La mort est si laide qu'aucun de nous ne la +voit de près sans effroi. Bien magnanimes sont ceux qui +enfoncent le rasoir jusqu'à l'artère carotide, ou qui avalent +le poison jusqu'au fond de la coupe. (Je dis la <i>coupe</i>, +parce qu'il n'est pas séant et presque impossible de s'empoisonner +dans un vase qui porte un autre nom quelconque.)</p> + +<p>Oui, le proverbe d'Ésope est la sagesse des nations. +Nous aimons la vie comme une maîtresse que nous convoitons +encore avec les sens, après même que toute estime +et toute affection pour elle sont éteintes en nous. Le +soir où je vis un prêtre et un médecin convenablement +graves à mon chevet, je n'eus pas la force de m'enquérir +vis-à-vis de moi-même de ce que j'en ressentais de joie +ou de peine. Mais quand, un matin, je m'éveillai faible +et languissant, et que je vis la garde-malade endormie +profondément sur sa chaise, le soleil brillant sur les toits +et les fioles pharmaceutiques vides sur le guéridon, quand +je me hasardai à remuer et que je sentis ma tête sans +douleur, mes membres légers, et mon corps débile dégagé +de tous les liens de fer de la souffrance, je ressentis un +insurmontable sentiment de bien-être et de reconnaissance +envers le ciel.</p> + +<p>Et puis je me rappelai Cora et son mariage, et j'eus +honte de la joie que je venais d'éprouver; car, après les +ferventes prières que j'avais adressées à Dieu et au médecin +pour être délivré de la vie, c'était une inconséquence +sans pareille que d'en accepter le retour sans +colère et sans amertume. Je me mis donc à répandre des +larmes. La jeunesse est si riche en émotions de tout genre, +qu'il lui est possible de se torturer elle-même en dépit de +la force de l'espoir, de la poésie, de tous les bienfaits +dont l'a douée la Providence. Je lui reprochai, moi, d'avoir +été plus sage que moi, et de n avoir pas permis +qu'un amour bizarre et presque imaginaire me conduisît +au tombeau. Puis je me résignai et j'acceptai la volonté +de Dieu, qui rivait ma chaîne et me condamnait à jouir +encore de la vue du ciel, de la beauté de la nature et de +l'affection de mes proches.</p> + +<p>Quand je fus assez fort pour me lever, je m'approchai +de la fenêtre avec un inexprimable serrement de coeur. +Cora était là; elle lisait. Elle était toujours belle, toujours +pâle, toujours seule. J'eus un sentiment de joie. Elle +m'était donc rendue, ma fée aux yeux verts; ma belle +rêveuse solitaire! Je pourrais la contempler encore et +nourrir en secret cette passion extatique que le regard +d'un rival m'avait forcé de refouler si longtemps! Tout +à coup elle releva sa tête brune, et ses yeux, errant au +hasard sur la muraille, aperçurent ma face pâle qui se +penchait vers elle. Je tressaillis, je crus qu'elle allait fuir +comme à l'ordinaire. Mais, ô transport! elle ne s'enfuit +point. Au contraire, elle m'adressa un salut plein de politesse +et de douceur, puis elle reporta son attention sur +son livre, et resta sous mes yeux absolument indifférente +à l'assiduité de mes regards; mais du moins elle +resta.</p> + +<p>Un homme plus expérimenté que moi eût préféré l'ancienne +sauvagerie de Cora à l'insouciance avec laquelle +désormais elle bravait le face-à-face. Mais pouvais-je résister +au charme qu'elle venait de jeter sur moi avec son +salut bienveillant et gracieux? Je m'imaginai tout ce qu'il +peut entrer de chaste intérêt et de bienveillance réservée +dans un modeste salut de femme. C'était la première +marque de connaissance que me donnait Cora. Mais avec +quelle ingénieuse délicatesse elle choisissait l'instant de +me la donner! Combien il entrait de compassion généreuse +dans ce faible témoignage d'un intérêt timide et +discret! Elle n'osait point me demander si j'étais mieux. +D'ailleurs elle le voyait, et son salut valait tout un long +discours de félicitations.</p> + +<p>Je passai toute la nuit à commenter ce charmant salut, +et le lendemain, à l'heure où Cora reparut, je me hasardai +à risquer le premier témoignage de notre intelligence +naissante. Oui, j'eus l'audace de la saluer profondément; +mais je fus si bouleversé de ce que j'osais faire, que je +n'eus point le courage de fixer mes yeux sur elle. Je les +tins baissés avec crainte et respect, ce qui fit que je ne +pus point savoir si elle me rendait mon salut, ni de quel +air elle me le rendait.</p> + +<p>Troublé, palpitant, plein d'espoir et de terreur, je restais +le front caché dans mes mains, n'osant plus montrer +mon visage, lorsqu'une voix s'éleva dans le silence de la +rue, et, montant vers moi, m'adressa ces douces paroles:</p> + +<p>—Il parait, Monsieur, que votre santé est meilleure?</p> + +<p>Je tressaillis, je retirai ma tête de mes mains; je regardai +Cora, je ne pouvais en croire mes oreilles, d'autant +plus que la voix était un peu rude, un peu mâle, et +que je m'étais toujours imaginé la voix de Cora plus douce +que celle de la brise d'avril caressant les fleurs naissantes. +Mais comme je la contemplais d'un air éperdu, +elle réitéra sa question dans des termes dont la douceur +me fit oublier l'accent un peu indigène et le timbre un +peu vigoureux de sa voix.</p> + +<p>—Je vois avec plaisir, dit-elle, que monsieur Georges +se porte mieux.</p> + +<p>Je voulus faire une réponse qui exprimât l'enthousiasme +de ma reconnaissance; mais cela me fut impossible: +je pâlis, je rougis, je balbutiai quelques paroles +inintelligibles; je faillis m'évanouir.</p> + +<p>A ce moment, l'épicier, le père de ma Cora, approchant +son profil osseux de la fenêtre, lui dit d'un ton rauque, +mais pourtant bienveillant:</p> + +<p>—A qui parles-tu donc, mignonne?</p> + +<p>—A notre voisin, M. Georges, qui est enfin convalescent +et que je vois à sa fenêtre.</p> + +<p>—Ah! j'en suis charmé, dit l'épicier, et, soulevant +son bonnet de loutre: Comment va la santé, mon cher +voisin?</p> + +<p>Je remerciai avec plus d'assurance le père de ma bien-aimée. +J'étais le plus heureux des mortels; j'obtenais +enfin un peu d'intérêt de cette famille naguère si farouche +et si méfiante envers moi. Mais hélas! pensais-je presque +aussitôt, que me sert à présent d'être plaint et consolé? +Cora n'est-elle pas pour jamais unie à un autre?</p> + +<p>L'épicier, appuyant ses deux coudes sur sa fenêtre, +entama alors avec moi une conversation affectueuse et +bienveillante sur la beauté de la journée, sur le plaisir de +revenir à la vie par un si bon soleil, sur l'excellence des +gilets de flanelle en temps de convalescence, et les bienfaisants +effets de l'eau miellée et du sirop de gomme sur +les poitrines fatiguées et les estomacs débilités.</p> + +<p>Jaloux de soutenir et de prolonger un entretien si précieux, +je lui répondis par des compliments flatteurs sur +la beauté des giroflées qui fleurissaient à sa fenêtre, sur +la grâce mignonne et coquette de son chat qui dormait +au soleil devant la porte, et sur la bonne exposition de +sa boutique qui recevait en plein les rayons du soleil de +midi.</p> + +<p>—Oui, oui, répondit l'épicier, au commencement du +printemps les rayons du soleil ne sont point à dédaigner; +plus tard ils deviennent un peu trop bons....</p> + +<p>A cet entretien cordial et ingénu, Cora mêlait de temps +en temps des réflexions courtes et simples, mais pleines +de bon sens et de justesse; j'en conclus qu'elle avait un +jugement droit et un esprit positif.</p> + +<p>Puis, comme j'insistais sur l'avantage d'avoir la façade +de son logis exposée au midi, Cora, inspirée par le ciel +et par la beauté de son âme, dit à son père:</p> + +<p>—Au fait, la chambre de M. Georges exposée au nord +doit encore être assez fraîche dans ce temps-ci. Peut-être, +si vous lui proposiez de venir s'asseoir une heure +ou deux chez nous, serait-il bien aise de voir le soleil en +face?</p> + +<p>Puis elle se pencha vers son oreille, et lui dit tout bas +quelques mots qui semblèrent frapper vivement l'épicier.</p> + +<p>—C'est bien, ma fille, s'écria-t-il d'un ton jovial +Vous plairait-il, monsieur Georges, d'accepter une chaise +à côté de ma Cora?</p> + +<p>—O mon Dieu! pensai-je, si c'est un rêve, faites que +je ne m'éveille point.</p> + +<p>Une minute après, le généreux épicier était dans ma +chambre et m'offrait son bras pour descendre. J'étais +ému jusqu'aux larmes et je lui pressai les mains avec +une effusion qui le surprit, tant son action lui paraissait +naturelle.</p> + +<p>Au seuil de ma maison, je trouvai Cora qui venait pour +aider son père à me soutenir en traversant la rue. Jusque-là +je me sentais la force d'aller vers elle; mais dès +qu'elle toucha mon bras, dès que sa main longue et +blanche effleura mon coude, je me sentis défaillir, et je +perdis le sentiment de mon bonheur pour l'avoir senti +trop vivement.</p> + +<p>Je revins à moi sur un grand fauteuil de cuir à clous +dorés, qui, depuis cinquante ans, servait de trône au patriarcal +épicier. Sa digne compagne me frottait les tempes +avec du vulnéraire, et Cora, la belle Cora, tenait sous +mes narines son mouchoir imbibé d'alcool. Je faillis m'évanouir +de nouveau; je voulus remercier, mais je +n'avais pas d'expressions pour peindre ma gratitude; +pourtant, dans un moment où l'épicier, me voyant mieux, +se retirait, et ou sa femme passait dans l'arrière-boutique +pour me chercher un verre d'eau de réglisse, je dis +à Cora en levant sur elle mon oeil languissant:</p> + +<p>—Ah! Madame, pourquoi ne m'avoir pas laissé mourir? +j'étais si heureux tout à l'heure!</p> + +<p>Elle me regarda d'un air étonné et me dit d'un ton +affectueux:—Remettez-vous, Monsieur, vous avez de la +fièvre, je le vois bien.</p> + +<p>Quand je fus tout à fait remis de mon trouble, l'épicière +retourna à la boutique, et je restai seul avec Cora.</p> + +<p>Comme le coeur me battit alors! Mais elle était calme, +et sa sérénité m'imposait tant de respect que je pris sur +moi de paraître calme aussi.</p> + +<p>Cependant ce tête-à-tête devint pour moi d'un cruel +embarras. Cora n'aimait point à parler. Elle répondait +brièvement à toutes les choses que je tirais de mon cerveau +avec d'incroyables efforts, et, quoi que je fisse, jamais +ses réponses n'étaient de nature à nouer l'entretien; +sur quelque matière que ce fût, elle était de mon +avis. Je ne pouvais pas m'en plaindre, car je lui disais de +ces choses sensées qu'il n'est pas possible de combattre à +moins d'être fou. Par exemple, je lui demandai si elle aimait +la lecture.—Beaucoup, me répondit-elle.—C'est +qu'en effet, repris-je, c'est une si douce occupation!—En +effet, reprit-elle, c'est une très-douce occupation.—Pourvu, +ajoutai-je, que le livre qu'on lit soit beau et intéressant.—Oh! +certainement, ajouta-t-elle.—Car, poursuivis-je, +il en est de bien insipides.—Mais aussi, poursuivit-elle, +il en est de bien jolis.—Cet entretien eut pu +nous mener loin si je me fusse senti la hardiesse de l'interroger +sur le genre de ses lectures. Mais je craignis que +cela ne fût indiscret, et je me bornai à jeter un regard +furtif sur le livre entr'ouvert au pied de la giroflée. C'était +un roman d'Auguste Lafontaine. J'eus la sottise d'en être +affecté d'abord. Et puis, en y réfléchissant, je trouvai dans +le choix de cette lecture une raison d'admirer la simplicité +et la richesse d'un coeur qui pouvait puiser là des émotions +attachantes. Je parcourus de l'oeil une pile de volumes +délabrés qui gisaient sur un rayon près de moi. Je ne +nommerai point les auteurs chéris de ma Cora; les lecteurs +blasés en riraient, et moi, dans ma vaine enflure +de poëte, je faillis en être froissé.... Mais je revins bientôt +à la raison en comparant les ressources d'un esprit si +neuf et d'une âme si virginale à la vieillesse prématurée +de nos imaginations épuisées. Il y avait dans la vie intellectuelle +des trésors auxquels Cora n'avait pas encore +touché, et l'homme qui serait assez heureux pour les lui +révéler verrait s'épanouir sous son souffle la plus belle +oeuvre de la création, le coeur d'une femme ingénue!...</p> + +<p>Je rentrai chez moi enthousiasmé de Cora, dont l'ignorance +était si candide et si belle. J'attendis l'heure d'y +retourner le jour suivant, sans pourtant espérer cette +nouvelle faveur. Elle reparut avec sa mère, qui m'invita +à descendre. Quand je fus installé dans le grand fauteuil, +je vis une sorte d'agitation inquiète dans la famille. Puis +l'épicier s'assit vis-a-vis de moi avec un air hypocritement +naïf. J'étais agité moi-même, je craignais et je désirais +l'explication de cette contenance.</p> + +<p>—Puisque vous vous trouvez bien ici, monsieur +Georges, dit-il enfin en posant ses deux mains sur ses rotules +replètes, j'espère que vous y viendrez sans façon +vous reposer tant que vous ne serez pas assez fort pour +aller vous distraire ailleurs.</p> + +<p>—Généreux homme! m'écriai-je.</p> + +<p>—Non, dit-il en souriant, cela ne vaut point un remerciement: +entre voisins on se doit assistance, et, Dieu +merci! nous n'avons jamais refusé la nôtre aux honnêtes +gens: car je présume que vous êtes un brave jeune +homme, monsieur Georges, vous en avez parfaitement +l'air, et je me sens de la confiance en vous.</p> + +<p>—J'en suis honoré, répondis-je avec embarras.</p> + +<p>—Ainsi, Monsieur, poursuivit le digne homme avec +gaieté, en se levant, restez avec notre Cora tant que +vous voudrez. C'est une fille d'esprit, voyez-vous! une +personne qui a vécu dans les livres, et dont la mère n'a +jamais voulu contrarier le goût. Aussi, elle en sait plus +que nous à présent, et vous trouverez de l'agrément dans +sa société, j'en réponds.</p> + +<p>—Il y a bien longtemps, répondis-je en rougissant et +en jetant sur Cora un regard timide, que je me serais estimé +heureux de cette faveur.... Elle est venue bien tard, +hélas! au gré de mon impatience....</p> + +<p>—Ah! dame, dit l'épicier en ricanant, c'est qu'il y a +deux mois, voyez-vous, la chose n'était pas possible. +Cora n'était pas mariée, et...à moins de se présenter ici +avec l'intention de l'épouser, avec de bonnes et franches +propositions de mariage, aucun garçon n'obtenait de sa +mère l'entrée de cette chambre. Vous savez, Monsieur, +comme il faut veiller sur une jeune fille pour empêcher +les mauvaises langues de lui faire tort; à présent que +voici l'enfant établie, comme nous sommes sûrs de sa moralité, +nous la laissons tout à fait libre, et puis...d'ailleurs +(ici l'épicier baissa la voix), pâle et faible comme +vous voilà, personne ne pensera que vous songiez à supplanter +un mari jeune et bien portant.... L'épicier termina +sa phrase par un gros rire. Je devins pâle comme la +mort, et je n'osai pas lever les yeux sur Cora.</p> + +<p>—Tenez, tenez, ne vous fâchez pas d'une plaisanterie, +mon cher voisin, reprit-il: vous ne serez pas toujours +convalescent, et bientôt peut-être les pères et les +maris vous surveilleront de plus près.... En attendant, +restez ici; Cora vous tiendra compagnie, et d'ailleurs je +crois qu'elle a quelque chose à vous dire.</p> + +<p>—A moi? m'écriai-je en regardant Cora.</p> + +<p>—Oui, oui, reprit le père, c'est une petite affaire délicate...voyez-vous, +et qu'une jeune femme entendra +mieux qu'un vieux bonhomme. Allons, au revoir, monsieur +Georges.</p> + +<p>Il sortit. Je restai encore une fois seul avec Cora, et +cette fois elle avait une <i>affaire délicate</i> à traiter avec +moi: elle allait me confier un secret peut-être, une peine +de son coeur, un malheur de sa destinée: ah! sans doute, il +y avait un grand et profond mystère dans la vie de cette +fille si mélancolique et si belle! son existence ne pouvait +pas être arrangée comme celle des autres. Le ciel ne lui +avait pas départi une si miraculeuse beauté sans la lui +faire expier par des trésors de douleur. Enfin, me disais-je, +elle va les épancher dans mon sein, et je pourrai peut-être +en prendre une partie pour la soulager!</p> + +<p>Elle resta un peu confuse devant moi. Puis elle fouilla +dans la poche de son tablier de taffetas noir et en tira un +papier plié.</p> + +<p>—En vérité, Monsieur, dit-elle, c'est bien peu de +chose: je ne sais pourquoi mon père me charge de vous +le dire; il devrait savoir qu'un homme d'esprit comme +vous ne s'offense pas d'une demande toute naturelle.... +Sans tout ce qu'il vient de dire, je ne serais pas embarrassée, +mais....</p> + +<p>—Achevez, au nom du ciel, m'écriai-je avec ferveur; +ô Cora! si vous connaissiez mon coeur, vous n'hésiteriez +pas un instant à m'ouvrir le vôtre.</p> + +<p>—Eh bien, Monsieur, dit Cora émue, voici ce dont il +s'agit. Elle déplia le papier et me le présenta. J'y jetai les +yeux, mais ma vue était troublée, ma main tremblante, +il me fallut prendre haleine un instant avant de comprendre. +Enfin je lus: «Doit M. Georges à M***, épicier +droguiste, pour objets de consommation fournis durant sa +maladie....</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>12 l. cassonade pour sirops et tisanes, ci.</p> +<p>Savon fourni à sa garde-malade, ci-contre.</p> +<p>Chandelle. . . . . . . . . . . . . . . . .</p> +<p>Centaurée fébrifuge, etc., etc. . . . . . .</p> +<p class="i10"> ———————</p> +<p class="i10"> Total. . . . . . 30 fr. 50 c.</p> + </div><div class="stanza"> +<p class="i10"> Pour acquit, CORA **—»</p> + </div> </div> + +<p>Je la regardai d'un air égaré.—Véritablement, Monsieur, +me dit-elle, vous trouvez peut-être cette demande +indiscrète, et vous n'êtes pas encore assez bien portant +pour qu'il soit agréable d'être importuné d'affaires. Mais +nous sommes fort gênés, le commerce va si mal, le loyer +de notre boutique est fort cher...et Cora parla longtemps +encore. Je ne l'entendis point. Je balbutiai quelques mots +et je courus, aussi vite que mes forces me le permirent, +chercher la somme que je devais à l'épicier. Puis je rentrai +chez moi atterré, et je me mis au lit avec un mouvement +de fièvre.</p> + +<p>Mais le lendemain je revins à moi avec des idées plus +raisonnables. Je me demandai pourquoi ce mépris idiot et +superbe pour les détails de la vie bourgeoise? pourquoi +l'impertinente susceptibilité des âmes poétiques qui +croient se souiller au contact des nécessités prosaïques? +pourquoi enfin cette haine absurde contre le positif de +la vie?</p> + +<div class="dropcap"><img src="images/ill-4.png" alt=""></div> + +<p>Ingrat! pensai-je, tu te révoltes parce qu'un mémoire +de savon et de chandelle a été rédigé et présenté par +Cora, tandis que tu devrais baiser la belle main qui t'a +fourni ces secours à ton insu durant ta maladie. Que serais-tu +devenu, misérable rêveur, si un homme confiant +et probe n'eût consenti à répandre sur toi les bienfaits de +son industrie, sans autre gage de remboursement que ta +mince garde-robe et ton misérable grabat? Et si tu étais +mort sans pouvoir lire son mémoire et l'acquitter, où +sont les héritiers qui auraient trouvé dans ta succession +30 fr. 50 c. à lui remettre?</p> + +<p>Et puis je songeai que ces breuvages bienfaisants qui +m'avaient sauvé de la souffrance et de la mort, c'était +Cora qui les avait préparés. Qui sait, pensai-je, si elle n'a +point composé un charme ou murmuré une prière qui +leur ait donné la vertu de me guérir? N'y a-t-elle pas +aussi mêlé une larme compatissante le jour où je touchai +aux portes du tombeau? Larme divine! topique céleste!...</p> + +<p>J'en étais là quand l'épicier frappa à ma porte:— +Tenez, monsieur Georges, me dit-il, ma femme et moi +nous craignons de vous avoir fâché. Cora nous a dit que +vous aviez eu l'air surpris et que vous aviez acquitté le +mémoire sans dire un mot. Je ne voudrais pas que vous +nous crussiez capables de méfiance envers vous. Nous +sommes gênés, il est vrai. Notre commerce ne va pas +très-bien; mais si vous aviez besoin d'argent, nous trouverions +encore moyen de vous rendre le vôtre et même +de vous en prêter un peu.</p> + +<p>Je me jetai dans ses bras avec effusion.—Digne vieillard, +m'écriai-je, tout ce que je possède est à vous!... +Comptez sur moi à la vie et à la mort. Je parlai longtemps +avec l'exaltation de la fièvre. Il me regardait avec son +gros oeil gris, rond comme celui d'un chat. Quand j'eus +fini:—A la bonne heure, dit-il du ton d'un homme qui +prend son parti sur l'impossibilité de deviner une énigme. +Je vous prie de venir nous voir de temps en temps et de +ne pas nous retirer votre pratique.</p> + + +<br><br> + +<h3>III.</h3> + + +<p>Je m'étonnais de ne plus voir le mari de Cora à la boutique +ni auprès de sa femme. Je hasardai une craintive +question. Elle me répondit que Gibonneau achevait son +année de service en second sous les auspices du premier +pharmacien de la ville. Il ne rentrait que le soir et sortait +dès le matin. Ainsi le rustre pouvait ainsi voir s'écouler +ses jours loin de la plus belle créature qui fût sous +le ciel. Il possédait la plus riche perle du monde, et il se +résignait tranquillement à la quitter pendant toute une +moitié de sa vie, pour aller préparer des liniments et formuler +des pilules!</p> + +<p>Mais aussi comme je remerciai le ciel qui l'avait condamné +à cette vulgaire existence et qui semblait lui dénier +une faveur dont il n'était pas digne, celle de voir sa +douce compagne à la clarté du soleil! Il ne lui était permis +de retourner vers elle qu'à l'heure où les chauve-souris +et les hiboux prennent leur sombre volée et rasent +d'une aile velue et silencieuse les flots transparents de la +brume. Il venait dans l'ombre ainsi qu'un voleur de nuit, +ainsi qu'un gnome malfaisant qui chevauche, le vent du +soir et le météore trompeur des marécages. Il venait, +ombre morne et lugubre, encore revêtu de son tablier, +ainsi que d'un linceul, exhalant cette odeur d'aromate +que l'on brûle autour des catafalques. Je le voyais quelquefois +errer dans les ténèbres et glisser comme un +spectre le long des murailles livides. Plusieurs fois je le +rencontrai sur le seuil et je faillis l'écraser dans le ruisseau +comme un ver de terre; mais je l'épargnai, car véritablement +il avait l'encolure d'un buffle, et j'étais tout +effilé et tout transparent des suites de la fièvre.</p> + +<p>Cora, veuve chaque jour, depuis l'aube jusqu'au crépuscule +du soir, restait confiante près de moi. Je passais +presque toutes mes journées assis sur le vieux fauteuil de +la famille, ou, lorsque le soleil d'avril était décidément +chaud, je m'asseyais sur le banc de pierre qui s'adossait +à la fenêtre de Cora. Là, séparé d'elle seulement par les +rameaux d'or de la giroflée, je respirais son haleine parmi +les fleurs, je saisissais son long regard transparent et +calme comme le flot sans rides qui dort sur les rives de +la Grèce. Nous gardions tous deux le silence, mais mon +coeur volait vers elle et convoitait le sien avec une force +attractive dont il devait lui être impossible de ne pas +sentir la puissance. Je m'endormis dans ce doux rêve. +Pourquoi Cora ne m'aurait-elle pas aimé? Peut-être fallait-il +dire: comment ne m'eût-elle pas aimé? Je l'aimais +si éperdument, moi! toutes mes facultés intellectuelles +se concentraient pour produire une force de désir et d'attente +qui planait impérieusement sur Cora. Son âme, faite +du plus beau rayon de la Divinité, pouvait-elle rester +inerte sous le vol magnétique de cette pensée de feu? Je +ne voulus point le croire, et je sentis mon coeur si pur, +mes désirs si chastes, que je ne craignis bientôt plus d'offenser +Cora en les lui révélant. Alors je lui parlai cette +langue des cieux qu'il n'est donné qu'aux âmes poétiques +d'entendre. Je lui exprimai les tortures ineffables et les +divines souffrances de mon amour. Je lui racontai mes +rêves, mes illusions, les milliers de poèmes et de vers +alexandrins que j'avais faits pour elle. J'eus le bonheur +de la voir, attentive et subjuguée, quitter son livre et se +pencher vers moi d'un air pénétré pour m'entendre, car +mes paroles avaient un sens nouveau pour elle, et je faisais +entrer dans son esprit un ordre de pensées sublimes +qu'il n'avait encore jamais osé aborder.</p> + +<p>—O ma Cora, lui disais-je, que pourrais-tu craindre +d'une flamme aussi pure? L'éclair qui s'allume aux cieux +n'est pas d'une nature plus subtile que le feu dont je me +consume avec délice. Pourquoi ta sauvage pudeur, pourquoi +ta superbe fierté de femme s'alarmeraient-elles d'un +amour aussi intellectuel que le nôtre? Qu'un mari, qu'un +maître, possède le trésor de la beauté matérielle qu'il a +plu aux anges de te départir! pour moi, je ne chercherai +jamais à lui ravir ce que Dieu, les hommes et ta parole, +ô Cora! lui ont assuré comme son bien; le mien sera, +si tu m'exauces, moins saisissable, moins enivrant, mais +plus glorieux et plus noble. C'est la partie éthérée de ton +âme que je veux, c'est ton aspiration brûlante vers le +ciel que je veux étreindre et saisir, afin d'être ton ciel et +ton âme, comme tu es mon Dieu et ma vie.»</p> + +<p>Ces choses semblaient obscures à Cora, son âme était +si candide et si enfantine! Elle me regardait d'un oeil absorbé +dans la stupeur, et pour lui faire mieux comprendre +les divins mystères de l'amour platonique, je prenais mon +crayon et je traçais des vers sur la muraille aux marges +de sa fenêtre; puis je lui racontais les brillantes poésies +de la nature invisible, les amours des anges et des fées, +les souffrances et les soupirs des sylphes emprisonnés +dans le calice des fleurs, puis les fougueuses passions des +roses pour les brises, et réciproquement; puis les choeurs +aériens qu'on entend le soir dans la nue, la danse sympathique +des étoiles, les rondes du sabbat, les malices +des farfadets et les découvertes ardues de l'alchimie.</p> + +<p>Notre bonheur semblait ne pouvoir être troublé par +aucun événement extérieur. En prenant la poésie corps +à corps, j'avais su si bien m'isoler, dans mon monde intellectuel, +de toutes les entraves et de tous les écueils de +la vie réelle, que je semblais n'avoir rien à craindre de +l'intervention de ces volontés grossières et inintelligentes +qui végétaient à l'entour de nous. Mes sentiments étaient +d'une nature si élevée que je ne pouvais inspirer de rivalité +d'aucun genre à l'homme vulgaire qui se disait le +maître et l'époux de Cora.</p> + +<p>Pendant longtemps, en effet, il sembla comprendre le +respect qu'il devait à une liaison protégée par le ciel. +Mais au bout de six semaines, je vis un changement +étrange s'opérer dans les manières de cette famille à mon +égard. Le père me regardait d'un air ironique et méfiant +chaque fois qu'il entrait dans la chambre où nous étions. +La mère affectait d'y rester tout le temps qu'elle pouvait +dérober aux affaires de sa boutique. Gibonneau, lorsque +par hasard je venais à le rencontrer, me lançait de sinistres +et foudroyantes oeillades; Cora elle-même devenait +plus réservée, descendait plus tard au rez-de-chaussée, +remontait plus tôt dans sa chambre, et quelquefois même +passait des jours entiers sans paraître. Je m'en effrayai, +et j'essayai de m'en plaindre. J'essayai de lui faire comprendre, +avec l'éloquence que donne la passion, l'injustice +et la barbarie de sa conduite. Elle m'écouta d'un air +contraint, presque craintif, et je la vis regarder vers la +porte d'un air d'inquiétude.</p> + +<p>—O Cora! m'écriai-je avec enthousiasme, serais-tu +menacée de quelque danger? parle, parle! où sont tes +ennemis, nomme-moi les infâmes qui font peser sur toi, +frêle et céleste créature, les chaînes d'airain d'un joug +détesté. Dis-moi quel est le démon qui comprime l'élan +de ton coeur et refoule au fond de ton sein des épanchements +naïfs, comme des remords amers? Va, je saurai +bien les conjurer, je sais plus d'un charme pour enchaîner +les démons de l'envie et de la vengeance, plus d'une +parole magique pour appeler les anges sur nos têtes: les +anges protecteurs qui sont tes frères, et qui sont moins +purs, moins beaux que toi...</p> + +<p>J'élevai la voix en parlant, et je m'approchai de Cora +pour saisir sa main qu'elle me retirait toujours. Alors je +me levai, le front inondé de la sueur de l'enthousiasme, +les cheveux en désordre, l'oeil inspiré...</p> + +<p>Cora poussa un grand cri, et son père, accourant +comme si le feu eût pris à la maison, s'élança dans la +chambre. Comme il s'avançait vers moi d'un air menaçant, +Cora le saisit par le bras et lui dit avec douceur:—Laissez-le, +mon père, il est dans un de ses accès, ne +le contrariez point, cela va se passer.</p> + +<p>Je cherchai vainement le sens de ces paroles. Elle sortit, +et l'épicier s'adressant à moi:—Allons, monsieur +Georges, revenez à vous, personne ici ne songe à vous +contrarier; mais en vérité vous n'êtes pas raisonnable... +Allons, allons... rentrez chez vous et calmez-vous.</p> + +<p>Étourdi de ce discours plein de bonté, je cédai avec la +douceur d'un enfant, et l'épicier me reconduisit chez +moi. Une heure après, je vis entrer le procureur du roi +et le médecin de la ville. Comme je les connaissais l'un +et l'autre assez particulièrement, je ne m'étonnai pas de +leur visite, mais je commençai à m'offenser de l'affectation +avec laquelle le médecin s'empara de mon pouls, +examinant avec soin l'expression de mon regard et la +dilatation de ma pupille; puis il se mit à compter les battements +de mes artères aux tempes et au cou, et à interroger +la chaleur extérieure de mon cerveau avec le +creux de sa main.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tout cela signifie, Monsieur? lui dis-je; +je ne vous ai point appelé pour une consultation. Je +me sens assez bien pour me passer désormais de soins, +et je ne suis point disposé à en recevoir malgré moi.</p> + +<p>Mais, au lieu de me répondre, il s'approcha du magistrat, +et ils se retirèrent dans l'embrasure de la fenêtre +pour parler bas. Ils semblaient se consulter sur mon +compte, car, à chaque instant ils se retournaient pour me +regarder d'un air attentif et méfiant; enfin ils s'approchèrent +de moi, et le procureur du roi m'adressa plusieurs +questions étranges, d'abord de quelle couleur je +voyais son gilet, puis si je savais bien son nom, puis encore +si je pouvais dire quel était mon âge, mon pays et +ma profession.</p> + +<p>Je répondais à ces étranges interrogatoires avec stupeur, +lorsque le médecin me demanda à son tour si je ne +voyais point d'autre personne dans l'appartement que le +procureur du roi, lui et moi; puis si je pensais qu'il fît +jour ou nuit, et enfin si je pouvais certifier que j'eusse +cinq doigts à chaque main.</p> + +<p>Outré de l'impertinence de ces questions, je résolus la +dernière en lui appliquant un vigoureux soufflet. J'eus +tort, sans doute, surtout en la présence d'un magistrat +tout prêt à instruire contre le délit. Mais le sang me montait +à la tête, et il ne m'était pas plus longtemps possible +de me laisser traiter comme un idiot ou comme un fou +sans en avoir le motif.</p> + +<p>Grand fut l'esclandre. Le magistrat voulut prendre +fait et cause pour son compère; je le saisis à la gorge et +je l'eusse étranglé, si l'épicier, son gendre et une demi-douzaine +de voisins ne fussent venus à son secours. Alors +on s'empara de moi, on me lia les pieds et les mains +comme à un furieux, on m'entoura la bouche de serviettes +et l'on me conduisit à l'hospice de ville, où je fus +enfermé dans la chambre destinée aux sujets frappés d'aliénation +mentale.</p> + +<p>La chambre, je dois le dire, était confortable, et j'y fus +traité avec beaucoup de douceur, d'autant plus que je ne +donnais aucun signe de folie. L'erreur du médecin et du +magistrat fut bientôt constatée. Mais il me fut difficile de +recouvrer ma liberté, car le dernier, prévoyant qu'il serait +forcé de me demander une réparation de l'injure que +je lui avais faite, s'obstina à me faire passer pour aliéné, +afin de pouvoir se donner les apparences du sang-froid et +de la générosité à mon égard.</p> + +<p>Je sortis enfin; mais le procureur du roi me fit mander +immédiatement dans son cabinet et m'adressa cette mercuriale:</p> + +<p>—Jeune homme, me dit-il avec ce ton capable et paternel +que tout magistrat imberbe se croit le droit de prendre +quand il a endossé la ratine judiciaire, vous avez, sinon +de grandes erreurs, du moins de graves inconséquences +à réparer. Étranger, vous avez été accueilli dans cette +ville avec toutes les marques de la bienveillance et toute +l'aménité de moeurs qui distingue ses habitants. Malade, +vous avez été soigné par vos voisins, avec zèle et dévouement. +Tous ces témoignages de confiance et d'intérêt +eussent dû graver profondément en vous le sentiment des +convenances et celui de la gratitude...</p> + +<p>—Mille noms d'un sabord! Monsieur, m'écriai-je dans +mon style de marin, qui, dans la colère, reprenait malgré +moi le dessus, où voulez-vous en venir, et qu'ai-je fait +pour mériter la prison et votre harangue?...</p> + +<p>—Monsieur, dit-il en fronçant le sourcil, voici ce que +vous avez fait: vous avez accepté l'hospitalité que chaque +jour un honnête citoyen, un estimable épicier, vous +offrait au sein de sa famille, et vous l'avez acceptée avec +des intentions qu'il ne m'appartient pas de qualifier, et +dont votre conscience seule peut être juge. Moi je pense +que votre intention a été de séduire la fille de l'épicier et +de l'éblouir par des discours incohérents qui portaient +tous les caractères de l'exaltation; ou de vous faire un +jeu de sa simplicité, en la mystifiant par d'énigmatiques +railleries.</p> + +<p>—Juste ciel! qui a dit cela? m'écriai-je avec angoisse.</p> + +<p>—Madame Cora Gibonneau elle-même. D'abord elle a +considéré vos étranges discours comme des traits d'originalité +naturelle. Peu à peu elle s'en est effrayée comme +d'actes de démence. Longtemps elle a hésité à en prévenir +ses parents, car dans le coeur de ces respectables +bourgeois, la bonté et la compassion sont des vertus +héréditaires. Mais enfin, mariée depuis peu à un digne +homme qu'elle adore et pour qui, vous le savez sans +doute depuis longtemps, elle nourrissait en secret avant +son hyménée une passion qui avait profondément altéré +sa santé et l'eût conduite au tombeau si ses parents +l'eussent contrariée plus longtemps; enfin, dis-je, mariée +à l'estimable pharmacien Gibonneau, affaiblie par +les commencements d'une grossesse assez pénible, et +craignant avec raison les conséquences de la frayeur dans +la position où elle se trouve, madame Cora s'est décidée +à instruire ses parents de l'égarement de votre cerveau +et des preuves journalières que vous lui en donniez depuis +quelque temps. Ces honnêtes gens ont hésité à le +croire et vous ont surveillé avec une extrême réserve de +délicatesse. Enfin, vous voyant un jour dans un état +d'exaltation et de délire qui épouvantait sérieusement +leur fille, ils ont pris le parti d'implorer la protection des +lois et la sauvegarde de la magistrature... Et l'appui des +lois ne leur a pas manqué, et la magistrature s'est levée +pour les rassurer, car la magistrature sait que son plus +beau privilège est de...</p> + +<p>—Assez, assez, pour Dieu! Monsieur, m'écriai-je, je +pourrais vous dire par coeur le reste de votre phrase, tant +je l'ai entendu déclamer de fois à tout propos...</p> + +<p>—Non, jeune homme, s'écria le magistrat à son tour +en élevant la voix, vous n'échapperez point à la sollicitude +d'une magistrature qui doit ses conseils et sa surveillance +à la jeunesse, à une magistrature qui veut le +bonheur et le repos des citoyens. Profitez du reproche +que vous avez encouru. Voyez vos torts, ils sont graves! +vous avez porté le trouble et la crainte dans la famille de +l'épicier; vous avez méconnu la sainte hospitalité qui +vous y était offerte, en essayant de railler ou de séduire +l'épouse irréprochable d'un pharmacien éclairé... Oui, +vous avez tenté l'un ou l'autre, Monsieur, car je ne sais +point le sens que la loi peut adjuger aux étranges fragments +de versification dont vous avez endommagé les +murs de cette maison hospitalière, et qui m'ont été montrés +par la fille de l'épicier comme une preuve irrécusable +de votre démence... Enfin, Monsieur, non content +d'affliger de braves gens et d'inquiéter le voisinage, vous +avez résisté à l'autorité représentée par moi, vous avez +pris au collet et frappé le médecin distingué qui vous +donnait des soins, vous avez fait une scène de violence +qui a troublé le repos de toute une population paisible, +et qui a pensé devenir funeste à madame Gibonneau par +la frayeur qu'elle lui a causée.</p> + +<p>—Cora est malade! m'écriai-je. Grand Dieu!... Et je +voulais courir, échapper à l'éloquence tribunitienne de +mon bourreau. Il me retint.</p> + +<p>—Vous ne me quitterez pas, jeune homme, me dit-il, +sans avoir écouté la voix de la raison, sans m'avoir +donné votre parole d'honneur de suspendre vos visites, +chez madame Gibonneau, et de quitter même le logement +que vous occupez vis-a-vis la maison de l'épicière.</p> + +<p>—-Eh! Monsieur, m'écriai-je, je jure que je vais dire +adieu et demander pardon à ces honnêtes gens, savoir des +nouvelles de madame Cora, et qu'une heure après j'aurai +quitté cette ville fatale.</p> + +<p>Je m'armai de courage et de sang-froid pour rentrer +chez l'épicier. Comme j'avais passé pour fou dans toute +la ville, ma sortie de prison fit une profonde sensation; +l'épicier parut inquiet et soucieux, sa femme se cacha +presque derrière lui, Cora devint pâle de terreur, et +M. Gibonneau, sans rien dire, me fit une mine de mauvais +garçon. Je leur parlai avec calme, les priai d'excuser +le scandale que je leur avais causé, et de croire à mon +éternelle reconnaissance pour les soins et l'affection que +j'avais trouvés chez eux.</p> + +<p>—Pour vous, Madame, dis-je d'une voix émue à Cora, +pardonnez surtout aux extravagances dont je vous ai +rendue témoin; si je croyais que vous m'eussiez soupçonné +un seul instant de manquer au respect que je vous +dois, j'en mourrais de douleur. J'espère que vous oublierez +l'absurdité de ma conduite pour ne vous souvenir +tous que des humbles excuses et des affectueux remerciements +que je vous adresse en vous quittant pour +jamais.</p> + +<p>A ce mot je vis toutes les figures s'éclaircir, à l'exception +de celle de Cora, qui, je dois le dire, n'exprima +qu'une douce compassion. Je voulus essayer de lui demander +l'état de sa santé, dont j'avais causé l'altération +par mes folies. Mais en songeant à la cause première de +son état maladif, à l'amour qu'elle avait depuis si longtemps +pour son mari et à l'heureux gage de cet amour +qu'elle portait dans son sein, ma langue s'embarrassa et +mes pleurs coulèrent malgré moi. Alors la famille m'entoura, +pleurant aussi et m'accablant de marques de regret +et d'attachement; Cora me tendit même sa belle +main, que je n'avais jamais eu le bonheur de toucher, et +que je n'osai pas seulement porter à mes lèvres. Enfin je +m'éloignai comblé de bénédictions pour mon séjour parmi +eux et particulièrement pour mon départ; car, au milieu +de toutes les choses amicales qui me furent dites, il n'y +eut pas une voix, pas un mot pour m'engager à rester.</p> + +<p>Accablé de douleur, brisé jusqu'à l'âme, je sentais mes +genoux fléchir sous moi en quittant cette maison où j'avais +fait des rêves si doux et nourri des illusions si brillantes. +Je m'appuyai contre le seuil tapissé de vigne, et +je jetai un dernier regard de tendresse et d'adieu sur la +belle giroflée de la fenêtre.</p> + +<p>Alors j'entendis une voix qui partait de l'intérieur et +qui prononçait mon nom. C'était la voix de Cora; j'écoutai:—Pauvre +jeune homme! disait-elle d'un ton pénétré, +il est donc enfin parti!</p> + +<p>—Je n'en suis pas fâché, répondit l'épicier, quoique +après tout ce soit un brave garçon et qu'il paie bien ses +mémoires.</p> + +<p>J'ai traversé cette ville l'année dernière pour aller en +Limousin. J'ai aperçu Cora à sa fenêtre; il y avait trois +beaux enfants autour d'elle, et un superbe pot de giroflée +rouge. Cora avait le nez allongé, les lèvres amincies, +les yeux un peu rouges, les joues creuses et quelques +dents de moins.</p> +<br> +<p>GEORGE SAND.</p> +<br> +FIN DE CORA. + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12837 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/12837-h/images/ill-1.png b/12837-h/images/ill-1.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..651ead4 --- /dev/null +++ b/12837-h/images/ill-1.png diff --git a/12837-h/images/ill-2.png b/12837-h/images/ill-2.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..637ff30 --- /dev/null +++ b/12837-h/images/ill-2.png diff --git a/12837-h/images/ill-3.png b/12837-h/images/ill-3.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..2ac8fa9 --- /dev/null +++ b/12837-h/images/ill-3.png diff --git a/12837-h/images/ill-4.png b/12837-h/images/ill-4.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d09d6ae --- /dev/null +++ b/12837-h/images/ill-4.png |
